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Full text of "Système national d'économie politique"

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Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/systmenationalOOIist 


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SYSTÈME  NATIONAL 


D^ÉCONOMIE  POLITIQUE 


A  LA   MÊME   LIBRAIRIE. 


OUVRAGES  PRINCIPAUX  DE  M.  HENRI  RICHELOT. 

Histoire  de  la  Réforme  commerciale  en  Ang^leterre.  Avec  des 
annexes  étendues  sur  la  législation  de  douane  et  de  navigation  dans  le 
même  pays,  et  sur  les  résultats  de  celte  législation,  —  2  Irès-beaux 
volumes  in-8 - 16  fr. 

L'Association  douanière  allemande.  —  1  beau  volume  in-8.  7  fr.  60 


H.  SCHERER. 

Histoire  ilu  Commerce  de  tontes  les  nations,  depuis  les  temps 
ANCIENS  jusqu'à  NOS  JOURS,  traduite  de  l'allemand  ,  avec  l'autorisation 
DE  l'auteur,  par  M.  Henri  Richelot  ,  chef  de  bureau  au  ministère  du 
commerce,  et  M.  Charles  Vogel,  rédacteur  au  même  ministère,  avec  des 
Notes,  par  les  traducteurs,  et  une  Préface,  par  M.  Henri  Richelot.  — 
1867.  —  2  très-forts  et  beaux  volumes  in-8,  contenant  beaucoup  de  ma- 
tières    18  fr. 


La  Librairie  Capelle  est  destinée  aux  Publications  d^Écono- 
mie  sociale  et  politique ,  de  Philosophie ,  d'Études  religieuses , 
d'Histoire  et  de  Législation. 


CoHBEiL,  typogr.  de  Crète. 


QCT  0  6  «72 

.  SYSTÈME  NATIONAL 

D'ECONOHIE  POLITIQUE 


PAR 


FRÉDÉRIC  LIST, 

Traduit  de  l'allemand 

PAR  HENRI  RIGHELOT, 

CHEF     DE     BUREAU    AU    MINISTERE    DU    COMMERCE, 

AVEC  DEUX  PRÉFACES, 
UNE   NOTICE   BIOGRAPHIQUE    ET   DES   NOTES 


PAR    LE    TRADUCTEUR. 


Et  la  patrie  et  l'humanité 


SECONDE  ÉDITION- 


REVUE,,  CORRIGÉE  ET  MISE  AU  COURANT  DES  FAITS  ÉCONOMIQUES. 

"  ^*^wif#'  PARIS, 

CAPELLE,   LIBRAIRE-ÉDITEUR, 

Ruo  Soufllot^  US;  près  lo  Panthéon. 

1857. 

La  reproduction  de  cette  traduction ,  fomnlôfa  nu  nj^i-Hellp  ,  est  interdite  conformément 

au_iiU^tfi||JgnéfwteSial . 


BIftUOlHtCA 


AVIS  DE   L'EDITEUR. 


La  reproduction  de  cette  traduction ,  complète  ou  partielle ,  est 
interdite,  conformément  aux  l'ois,  décrets  et  traités  internationaux. 

L'Éditeur  a  pris  les  mesures  nécessaires  à  l'effet  de  poursuivre  la 
CONTREFAÇON  étrangère  partout  où  il  aura  droit. 


TABLE  DES  MATIERES. 


Pages. 

Nouvelle  Préface  du  Traducteur ix 

Préface  du  Traducteur  (lr«  édition) .1 

NoxiCE  biographique  sur  Frédéric  List f  22  >-, 

SYSTÈME  NATIONAL  D'ÉCONOMIE  POLITIQUE. 

Préface  de  l'auteur 47 

Introduction 88 

LIVRE  PREMIER.  —  l^histoire. 

Chapitre       l,  —  Les  Italiens 112 

—  II.  —  Les  Anséates 120 

—  III.  —  Les  Flamands  et  les  Hollandais 134 

—  IV.  —  Les  Anglais 142 

—  V.  —  Les  Espagnols  et  les  Portugais 1 64 

—  VI.  —  Les  Français 1 74 

—  VII.  —  Les  Allemands 181 

—  VIII.  —  Les  Russes 195 

—  IX.  —  Les  Américains  du  Nord 200 

—  X.  —  Les  leçons  de  l'histoire 214 

LIVRE  DEUXIÈME.  —  la  théorie. 

Chapitre       I.  —  L'Économie  politique  et  TÉconomie  cosmo- 
polite    223 

—  II.  —  La  Théorie  des  forces  productives  et  la  Théo- 

rie des  valeurs 239 


Vï  TABLE    DES    MATIÈRES. 

Chapitre    III.  —  La  Division  nationale  des  travaux  et  l'Asso- 
ciation des  forces  productives  du  pays. . .     258 

—  IV.  —  L'Économie  privée  et  VÉconomie nationale..    (272 

—  V.  —  La  Nationalité  et  l'Économie  de  la  nation 285 

—  VI.  —  L'Économie  publique  et  l'Économie  de  l'État; 

l'Économie  politique  et  l'Économie  natio- 
nale       305 

—  VII.  —  L'Industrie  manufacturière  et  les  Forces  pro- 

ductives, personnelles,  sociales  et  politi- 
ques du  pays  307 

—  VIII.  —  L'Industrie  manufacturière  et  les  Forces  pro- 

ductives naturelles  du  pays 320 

—  IX.  —  L'Industrie  manufacturière  et  les  Forces  ins- 

trumentales ,   ou  capitaux  matériels  du 
pays 335 

—  X.  —  L'Industrie  manufacturière  et  l'Intérêt  agri- 

cole      348 

—  XI.  —  L'Industrie  manufacturière  et  le  Commerce..     372 

—  XII.  —  L'Industrie  manufacturière  et  la  Navigation 

marchande,  la  Puissance  maritime  et  la 
Colonisation 382 

—  XIII.  —  L'Industrie  manufacturière  et  les  Instruments 

de  circulation 385 

—  XIV.  —  L'Industrie  manufacturière  et  le  Principe  de 

conservation  et  de  progrès 407 

—  XV.  —  L'Industrie  manufacturière  et  les  Stimulants 

à  la  production  et  à  la  consommation 415 

—  XVI.  —  La  Douane  comme  moyen  puissant  de  créer 

et  d'affermir  l'industrie  manufacturière  du     

pays (420 

—  XVII.  —  La  Douane  et  l'Ecole  régnante "429 

LIVRE  TROISIÈME.  —  les  systèmes. 

Chapitre      I.  —  Les  Économistes  italiens 448 

—  H.  —  Le  Système  industriel,  improprement  appelé 

par  l'école  Sijstème  mercantile 456 

—  III.  —  Le  Système  physiocrate  ou  agricole 462 

—  IV.  —  Le  Système  de  la  valeur  échangeable,  appelé 

à  tort   par  l'école  Système  industriel.  — 
Adam  Smith 467 

—  V.  —  Continu;ition  du  précédent.  —  Jean-Baptiste 

Say  et  son  école 474 


TABLE    DES    MATIERES.  TU 

LIVRE  QUATRIÈME.  —  la  politique. 

Chapitre      I.  —  La  Suprématie  insulaire  et  les  Puissances  con- 
tinentales. —  Les  États-Unis  et  la  France. .     487 

—  II.  —  La  Suprématie  insulaire  et  TAssociation  doua- 

nière allemande 508 

—  III.  — La  Politique  continentale 528 

—  IV.  —  La  Politique  commerciale  de  la  nation  alle- 

mande       543 


0.  M.  I 
NOUVELLE  PREFACE  DU  TRADUCTEUR 


(pour  la  seconde  édition.) 


Lorsque,  il  y  a  quelques  années,  j'ai  publié  pour  la 
première  fois  la  traduction  du  Système  national,  une 
préface  de  quelque  étendue  était  nécessaire  pour  prépa- 
rer mes  compatriotes  à  la  lecture  d'un  ouvrage  étranger. 
Aujourd'hui  que  cet  ouvrage  a  déjà  acquis  droit  de  bour- 
geoisie parmi  nous,  la  seconde  édition  semble  n'avoir 
pas  besoin  d'un  introducteur.  Je  me  bornerai  donc  ici  à 
quelques  courtes  observations. 

Les  circonstances  dans  lesquelles  paraît  cette  seconde 
édition  sont  bien  différentes  de  celles  dans  lesquelles  a 
paru  la  première.  En  1851,  la  question  du  commerce 
international  ne  présentait  guère,  dans  ce  pays-ci,  qu'un 
intérêt  théorique;  d'autres  questions,  beaucoup  plus 
graves,  l'avaient  refoulée  sur  F  arrière-plan.  Aujourd'hui 
elle  a  repris  toute  son  importance  ;  en  présence  de  l'éven- 
tualité de  changements  considérables  dans  la  législation 
des  douanes,  elle  préoccupe  un  grand  nombre  d'esprits. 

Un  tel  moment  n'est  peut-être  pas  inopportun  pour 
une  nouvelle  édition  de  l'ouvrage  le  plus  remarquable 


X  NOUVELLE    PREFACE    DU   TRADUCTEUR. 

de  notre  siècle  sur  cette  grande  question  du  commerce 
international. 

Le  Système  national  d'économie  politique  est,  dans 
son  ensemble,  la  théorie  de  la  vraie  liberté  du  commerce 
en  même  temps  que  celle  de  la  protection  utile. 

La  protection  y  est  sans  doute  plus  accusée  que  la  li- 
berté. Lorsque,  de  l'autre  côté  du  détroit,  le  libre  échange 
allait  se  produire  avec  le  double  prestige  du  talent  et  du 
succès,  il  convenait  qu'une  protestation  énergique  contre 
son  exagération  révolutionnaire  éclatât  sur  le  continent. 
Mais,  en  dernière  analyse,  le  Système  national  n'a  rien 
d'exclusif;  c'est  une  doctrine  de  conciliation,  qui  fait  la 
part  de  l'un  et  de  l'autre  principe,  qui  condamne  seule- 
ment la  domination  absolue  d'un  principe  unique. 

Le  Système  national  a  fait  de  la  théorie  d'Adam 
Smith,  théorie  qui  n'est  autre  chose  que  la  négation  de 
la  protection  douanière,  une  réfutation  péremptoire  et 
définitive.  Il  établit  sur  des  bases  rationnelles  le  système 
protecteur,  que  la  force  des  choses  et  le  bon  sens  public 
avaient  soutenu,  mais  auquel  avait  manqué  jusque-là 
une  suffisante  élaboration  scientifique.  Il  en  restreint, 
d'ailleurs,  plutôt  qu'il  n'en  élargit  le  domaine  ;  et  loin  de 
le  perpétuer,  il  assigne  un  terme  à  son  existence,  en  pro- 
mettant son  héritage  à  la  liberté. 

Il  n'enseigne  point  une  doctrine  illibérale  et  rétro- 
grade. Il  fournit  des  arguments  à  de  sages  réformes  tout 
aussi  bien  qu'aux  résistances  que  doivent  provoquer  d'im- 
prudentes innovations.  Tous  les  grands  faits  de  la  réforme 
commerciale  de  l'Angleterre  ont  été  annoncés  et  justifiés 
d'avance  dans  le  Système  national-^  et  ce  sont  ses  prin- 
cipes qui  ont  présidé  à  celle  de  l'Autriche.  Ceux  qui  li- 


NOUVELLE  PRÉFACE  DU  TRADUCTEUR.  Xf 

ront  ce  livre  avec  fruit  ne  cesseront  d'avoir  devant  les 
yeux  la  liberté  comme  un  grand  but  ;  seulement  ils  ne 
partageront  pas  Tengouemcnt  impatient  et  aveugle  de 
certains  partisans  de  la  liberté,  et,  l'esprit  libre  de  pré- 
jugés, ils  n'emprunteront  leur  opinion  sur  la  politique 
commerciale  de  leur  pays  qu'à  l'étude  attentive  de  ses 
besoins  et  de  ses  intérêts. 

Le  Système  national  a,  depuis  sa  publication,  acquis 
une  nouvelle  autorité  par  la  justesse  des  prévisions  qu'il 
contient.  Non-seulement,  comme  nous  le  disions  tout  à 
l'heure,  les  principales  mesures  de  la  réforme  commer- 
ciale anglaise  s'y  trouvent  annoncées,  mais  les  résultats 
considérables  de  ces  mesures  y  sont  aussi  prédits  claire- 
ment. Sur  beaucoup  d'autres  faits  abondent  des  pressen- 
timents, dont  la  réalisation  atteste  l'exactitude  de  la 
doctrine  autant  que  la  sagacité  de  l'auteur. 

On  se  ferait,  du  reste,  de  cet  ouvrage  une  idée  impar- 
faite, si  l'on  n'y  voyait  qu'une  monographie,  une  large 
monographie  d'un  vaste  sujet.  Les  titres  de  Frédéric  List, 
comme  économiste,  ne  consistent  pas  uniquement  à  avoir 
détruit  les  fondements  de  la  liberté  illimitée  du  com- 
merce. Il  a  touché  plus  ou  moins  à  diverses  parties  de  la 
science,  laissant  partout  sa  forte  empreinte.  A  l'occasion 
delà  question  du  commerce  international,  d'autres  ques- 
tions se  sont  offertes  à  son  esprit,  et  il  les  a  traitées  avec 
force  et  originalité.  Quelques  libre-échangistes,  obligés 
de  reconnaître,  dans  le  domaine  de  la  pratique,  les  rares 
services  de  cet  homme  actif, et  dévoué,  ont  contesté  son 
mérite  sur  le  terrain  de  la  théorie.  11  importe  donc  de 
signaler  ici  brièvement  ses  titres  scientifiques,  indépen- 
damment de  la  vérité  de  sa  doctrine  commerciale. 


XII  NOUVELLE    PRÉFACE    DU    TRADUCTEUR. 

List  a  mis  en  relief  l'idée  de  nationalité,  qui  avait  été, 
non  pas  seulement  négligée,  mais  écartée  par  ses  prédé- 
cesseurs, accoutumés  à  spéculer  sur  un  genre  humain 
idéal,  et  non  sur  le  genre  humain  tel  qu'il  existe  avec  les 
nations  inégalement  avancées  qui  le  composent.  Un  pro- 
grès notable  a  été  ainsi  acquis  à  la  science  positive  de 
l'économie  politique. 

List  a  fait  ressortir  l'étroite  connexité  qui  rattache  les 
phénomènes  économiques  aux  phénomènes  politiques, 
et,  par  suite,  rapproché,  sans  les  confondre,  deux  sciences 
entre  lesquelles  un  excès  d'abstraction  avait  placé  un 
abîme. 

List,  en  justifiant  la  protection  douanière  comme  as- 
surant à  la  nation  qui  s'en  sert  avec  discernement  un 
accroissement  permanent  de  ses  forces  productives  au 
prix  d'un  sacrifice  temporaire  de  valeurs  échangeables,  a 
démontré  que  la  véritable  richesse  des  nations  consiste 
moins  dans  la  masse  de  ces  valeurs  échangeables  que 
dans  le  degré  de  développement  des  forces  productives, 
et  en  particulier  des  forces  morales. 

List,  reprenant  le  grand  principe  de  la  division  du 
travail,  ou,  comme  il  le  définit  plus  exactement,  de  l'as- 
sociation dans  le  travail,  l'a  étendu  de  la  sphère  étroite 
d'une  fabrique  à  l'ensemble  des  industries  d'une  nation, 
et  a  retracé  d'une  manière  saisissante  la  solidarité  qui 
unit  les  unes  aux  autres,  sur  un  même  territoire,  les  oc- 
cupations les  plus  diverses,  ainsi  que  l'équihbre  qui  doit 
exister  entre  elles  pour  créer  la  prospérité  nationale. 

List  a  appliqué  le  même  principe  aux  travaux  de  tout 
l'univers  tels  qu'ils  se  sont  organisés  depuis  la  découverte 
du  nouveau  monde  et  surtout  depuis  son  affranchisse- 


NOUVELLE   PRÉFACE    DV   TRADUCTEUR.  XIII 

ment.  Il  a  constaté  la  vocation  manufacturière  des  nations 
des  zones  tempérées,  la  mission  agricole  de  celles  de  la 
zone  torride,  et  montré  la  division  fondamentale  du  com- 
merce universel  dans  l'échange  des  objets  manufacturés 
des  premières  contre  les  denrées  coloniales  des  secondes. 

Sans  nier  ce  qu'il  y  a  de  respectable  et  de  fécond  dans 
répargne,  List  a  prouvé  qu'on  avait  exagéré  le  rôle  éco- 
nomique de  cette  vertu,  qu'elle  était,  dans  certains  cas, 
impuissante,  et  que  des  progrès  de  la  civilisation,  aux- 
quels elle  était  complètement  étrangère,  exerçaient  sou- 
vent une  influence  décisive  sur  la  formation  et  sur  l'ac- 
croissement des  capitaux.  L'immense  augmentation  de  la 
richesse  pubhque  occasionnée  par  les  inventions  moder- 
nes et  en  particulier  par  les  chemins  de  fer,  a  rendu 
palpable  aujourd'hui  cette  vérité  longtemps  inaperçue 
des  savants. 

Une  autre  vérité,  encore  trop  méconnue,  brille  au- 
jourd'hui, grâce  à  List,  de  la  lumière  la  plus  vive.  Il  n'y 
a  pas  d'erreur  plus  grossière  et  en  même  temps  plus 
répandue  que  la  prétendue  opposition  d'intérêts  entre 
l'agriculture  et  l'industrie  manufacturière.  Combien, 
épris^  d'ailleurs  avec  raison,  de  l'agriculture,  la  pre- 
mière des  industries,  considèrent  comme  acquise  à  son 
détriment  la  prospérité  des  manufactures,  lorsque,  en 
réalité,  cette  prospérité  est  la  sienne,  lorsque,  dans  des 
manufactures  florissantes,  l'agriculture  trouve  ses  débou- 
chés, les  capitaux  qui  la  vivifient,  les  procédés  savants 
qui  la  fécondent  !  List  s'est  approprié  la  vraie  doctrine  à 
cet  égard  par  la  richesse  de  ses  développements. 

Je  ne  parlerai  pas  ici  d'aperçus  ingénieux,  hardis, 
semés  à  profusion  dans  le  Système  national.  Mais,  en 


XIV  NOUVELLE    PRÉFACE    DU    TRADUCTEUR. 

terminant  cet  exposé  des  titres  de  List,  je  dois  insister  sur 
le  plus  important  de  tous,  sur  celui  qu'on  jugera  tel  du 
moins,  si  l'on  est  d'avis  que,  dans  la  science,  une  bonne 
méthode  a  plus  de  prix  encore  qu'une  découverte. 

D'autres  économistes  avaient  possédé  des  connais- 
sances historiques  étendues,  leurs  écrits  en  font  foi; 
mais,  dans  l'étude  de  l'économie  politique,  le  sens  histo- 
rique leur  avait  manqué  ;  ils  étaient  généralement  restés 
dans  l'absolu.  List  s'est  livré  à  de  laborieuses  investiga- 
tions sur  le  passé,  et  l'histoire  du  commerce  lui  doit  d'ex- 
cellentes et  larges  esquisses;  son  mérite  éminent  n'est  pas, 
toutefois,  celui  de  l'historien.  En  faisant  justice  des  sys- 
tèmes ambitieux  qui  prétendent  à  régir,  par  une  formule, 
tous  les  lieux  et  tous  les  temps,  en  enseignant  que  la 
plupart  des  vérités  économiques  sont  relatives  et  non  ab- 
solues, en  s' autorisant  de  l'histoire,  il  a  posé  avec  éclat 
une  méthode  historique,  qui  paraît  avoir  un  grand 
avenir.  On  peut  en  juger  par  les  travaux  remarquables 
qu'elle  a  déjà  inspirés  outre-Rhin,  en  particulier  par  ceux 
de  M.  Wilhelm  Roscher,  qui  lui-même  est  un  maîlre,  et 
que  la  science  allemande  peut  citer  avec  orgueil  à  côté 
des  de  Hermann  et  des  Rau. 

On  voit  donc  que,  indépendamment  de  la  controverse 
entre  la  protection  douanière  et  le  libre  échange,  le  Sys- 
tème national  présente  un  intérêt  scientifique  d'un  ordre 
élevé. 

Yoilà  ce  que  j'avais  à  dire  sur  l'original  ;  qu'il  me  soit 
permis  d'ajouter  deux  mots  sur  la  traduction  française. 

La  première  édition  a  provoqué,  en  son  temps,  contre 
le  traducteur  la  polémique,  aussi  vive  qu'inattendue,  d'un 
économiste,  enlevé  depuis  à  la  science,  qu'un  mot  piquant 


NOUVELLE  PREFACE  DU  TRADUCTEUR.  XV 

de  l'auteur  avait  blessé  (  1  ) .  H  m'a  été  facile  de  me  défendre 
contre  des  attaques  auxquelles  leur  évidente  injustice  re- 
tirait toute  autorité  ;  ni  les  hommes  sérieux  ni  les  rieurs 
ne  me  paraissent  avoir  été  du  côté  de  mon  adversaire. 
Ce  n'était  pas  de  misérables  chicanes,  c'était  un  examen 
raisonné  des  doctrines,  qu'on  devait  attendre,  en  France, 
de  ceux  qui  ne  partageaient  pas  les  idées  de  List. 

Sortie  victorieuse  de  cette  épreuve,  notre  traduction  a 
obtenu  un  autre  succès,  dont  elle  est  redevable  à  l'uni- 
versalité de  la  langue  française;  elle  a  suggéré  à  l'un 
des  hommes  les  plus  instruits  et  les  plus  recommanda- 
bles  de  Philadelphie,  M.  S.  Colwell,  l'idée  d'une  traduc- 
tion anglaise.  Cette  œuvre  a  été  exécutée  avec  talent 
par  un  habitant  de  la  même  ville,  Suisse  d'origine, 
M.  G.  A.  Matile,  qui  a  bien  voulu  traduire  en  outre 
une  grande  partie  de  mes  notes.  M.  Colwell  a  enrichi  la 
publication  américaine  de  ses  propres  notes  et  d'une  in- 
troduction savante.  Voici  en  quels  termes  il  apprécie  le 
livre  étranger  qu'il  met  sous  les  yeux  de  ses  compatrio- 
tes: «  Le  livre  de  List,  bien  qu'imparfait  à  certains 
égards,  est  le  plus  original  et  le  plus  précieux  que  l'Alle- 
magne ait  produit  en  ce  genre,  et  il  est,  sous  beaucoup 
de  rapports,  supérieur  à  tous  ceux  qui  l'ont  précédé.  » 

Une  seconde  édition  exigeait  une  révision  attentive.  Je 
me  suis  appliqué  à  améliorer  tant  la  traduction  que  les 
notes.  Les  observations  de  M.  Colwell  et  les  écrits  de 
quelques  économistes  allemands,  qui  ont  marché  sur  les 
traces  de  List,  m'offraient,  pour  les  notes,  des  éléments 
nouveaux  ;  je  ne  les  ai  pas  négligés. 

(1}  Voir  ci-après,  p.  62. 


XVI  NOUVELLE  PRÉFACE  DU  TRADUCTEUR. 

Publié  en  18il  au  delà  du  Rhin,  le  Système  national 
porte  sa  date,  ainsi  que  le  cachet  du  pays  auquel  il  a  été 
spécialement  destiné.  11  n'est  point  exempt  d'imperfec- 
tions; on  peut  lui  reprocher  parfois  des  redites,  des  exa- 
gérations, des  erreurs.  Mais,  par  l'originalité  et  la  fé- 
condité des  vues,  par  la  sagesse  des  doctrines,  par  la 
vigueur  de  la  dialectique,  par  T animation  et  la  clarté  du 
style,  il  vit  toujours,  il  vivra  longtemps  ;  et  je  le  présente 
avec  confiance  à  la  France  de  1857,  comme  je  l'ai  fait  à 
celle  de  1851. 

Septembre   1857. 

Henri  RICHELOT. 


PRÉFACE   DU   TRADUCTEUR 

(Première  édition). 


Frédéric  List  avait  l'intention  de  traduire  lui-même  en 
français  son  livre  du  Système  national  ;  pourquoi  une  mort 
cruelle  a-t-elle  brisé  trop  tôt  sa  plume  ?  Nul,  mieux  que  lui, 
n'eût  rendu,  dans  une  langue  qui  lui  était  familière,  les  idées 
qu'il  avait  produites  avec  tant  d'éclat  dans  l'idiome  de 
son  pays. 

A  défaut  d'une  main  habile,  glacée  depuis  quatre  ans,  je 
me  suis  chargé  de  cette  tâche  ingrate  de  traducteur.  Le  pre- 
mier, en  France,  j'ai  eu  occasion  de  parler  de  List  et  du  rôle 
considérable  qu'il  a  été  appelé  à  remplir  outre  Rhin  ;  l'es- 
quisse imparfaite  que  j'ai  tracée  de  sa  doctrine  dans  un  livre 
où  elle  ne  pouvait  composer  qu'un  épisode  (1),  m'oblige, 
pour  ainsi  dire,  à  faire  connaître  cette  doctrine  en  son  entier 
et  telle  que  l'a  exposée  son  auteur  ;  heureux  si  j'ai  réussi,  je 
ne  dirai  pas  à  reproduire  fidèlement  le  sens  d'un  texte  facile, 
mais  à  ne  pas  trop  énerver  la  vigueur  originale  de  l'ex- 
pression ! 

A  une  époque  où  l'on  a  vu  tant  de  nouveautés  vaines, 
lueurs  menteuses,  lueurs  éphémères,  s'éteindre  les  unes  après 
les  autres  dans  le  mépris  et  dans  la  dérision,  le  premier 
mouvement  des  esprits  les  meilleurs  pourra  être  un  sentiment 
de  défiance  vis-à-vis  du  Système  national.  D'économies  politi- 
ques nouvelles,  diront  quelques-uns,  n'en  avons-nous  pas 

(1)  V Association  douanière  allemande. 


2  PREMIERE  PREFACE  DU  TRADUCTEUR. 

déjà  trop  comme  cela  ?  Hâtons-nous  de  le  dire  pour  les  ras- 
surer, le  Système  national  n'est  point  et  n'a  nulle  prétention 
d'être  une  panacée  sociale  ni  même  une  science  nouvelle, 
List  n'a  traité  qu'une  seule  question,  une  question  vaste  et 
controversée.  Il  est  vrai  qu'une  intelligence  vigoureuse  telle 
que  la  sienne  ne  peut  aborder  une  partie  de  la  science  sans 
l'élargir  et  sans  toucher  à  tout  le  reste.  A  la  vivacité  de  ses 
attaques  contre  l'auteur  de  la  Richesse  des  nations,  à  cette  dé- 
nomination, Vécole,  par  laquelle  il  désigne  les  disciples 
d'Adam  Smith,  comme  on  qualifiait  autrefois  les  philosophes 
qui  suivaient  aveuglément  la  bannière  d'Aristote,  on  dirait 
un  nouveau  Descartes  qui  renverse  une  autre  scolastique. 
Mais  ne  vous  arrêtez  pas  à  ces  détails,  plus  d'une  fois  regret- 
tables. Au  fond  List  accepte  une  grande  partie  de  l'héritage 
d'Adam  Smith  et  de  J.-B.  Say  ;  mais  il  étend,  il  limite,  il 
rectifie,  sur  certains  points,  les  idées  de  ses  prédécesseurs.  Il  ne 
démolit  pas,  pour  le  refaire,  un  édifice  aux  proportions  déjà 
savantes  ;  il  reconstruit  seulement  une  aile  imparfaite  en  s'at- 
tachant  à  la  coordonner  avec  le  reste  du  bâtiment.  Que  les 
économistes,  s'il  en  existe  de  pareils,  pour  qui  la  science  est 
close,  pour  qui  tous  les  arrêts  du  maître  sont  définitifs  et 
infaillibles,  excommunient  List  comme  un  hérétique.  Ceux 
qui  ont  à  cœur  les  progrès  de  l'économie  politique  ne  trouve- 
ront pas  mauvais  qu'il  ait  essayé  d'en  reculer  les  bornes,  ni 
qu'il  ait  usé  vis-à-vis  de  Smith  de  la  même  liberté  dont  les 
disciples  les  plus  illustres  de  cet  homme  éminent  ont  plus  ou 
moins  largement  usé  eux-mêmes. 

Le  Système  national  est,  à  mon  avis,  l'ouvrage  le  plus 
remarquable  qu'on  ait  publié  sur  la  théorie  du  commerce 
international  (1),  depuis  les  chapitres  de  la  Richesse  des  nations 
qui  traitent  de  cette  matière.  Conçu  sous  l'impression  de 
graves  événements  contemporains,  et  complété  à  l'aide  des 


..  (1)  Pour  éviter  des  malentendus  dans  la  lecture  du  Système  national,  on 
croit  devoir  avertir  que,  sous  la  plume  de  List,  V  économie  politique  i>\§r\\ûet 
le  plus  souvent,  la  partie  de  cette  science  qui  traite  du  commerce  inter- 
national. 


PREMIÈRE  PRÉFACE  DU  TRADUCTEUR.  3 

données  de  l'histoire,  il  a  obtenu  de  nos  jours  d'éclatantes 
confirmations.  Les  dernières  réformes  commerciales  de  l'An- 
gleterre, par  la  manière  dont  elles  se  sont  accomplies,  et 
plusieurs  faits  importants  ont  vérifié  l'exactitude  de  ses  prin- 
cipes et  la  justesse  de  ses  prévisions.  Le  Système  national  se 
recommande  encore  éminemment  par  l'intluence  qu'il  a  exer- 
cée et  qu'il  exerce  encore  sur  tout  un  grand  peuple  ;  dans  le 
domaine  qui  lui  est  propre,  il  a  opéré  en  Allemagne  une  véri- 
table révolution  économique  ;  on  y  retrouve  partout  sa  forte 
empreinte,  dans  la  polémique  des  journaux,  dans  les  délibé- 
rations des  assemblées  politiques,  dans  les  écrits  même  de  ses 
adversaires. 

A  Dieu  ne  plaise  qu'en  le  plaçant  sous  les  yeux  des  lec- 
teurs français,  je  veuille  mettre  obstacle  à  de  sages  réformes 
dans  notre  législation  de  douane  !  Personne,  au  contraire,  ne 
les  désire  plus  vivement  que  moi. 

Sur  le  terrain  de  la  pratique,  en  partant  des  points  de  vue 
théoriques  les  plus  opposés,  de  bons  esprits  peuvent  se  rencon- 
trer quelquefois.  L'homme  le  plus  pénétré  de  l'excellence  de* 
la  liberté  commerciale  illimitée,  s'il  est  docile  aux  leçons  de 
ses  maîtres  et  s'il  est  prudent,  ne  se  montrera  ni  radical  ni 
impatient  dans  l'application  ;  il  ne  sera  pas  rare  de  le  voir 
s'entendre  avec  celui  qui  reconnaît  les  avantages  de  la  protec- 
tion douanière,  mais  qui  ne  l'admet  qu'en  vue  de  l'intérêt 
général,  qui  ne  la  soutient  et  ne  la  respecte  qu'autant  que 
l'intérêt  général  en  exige  le  maintien.  Même  sur  le  terrain  de 
la  pratique,  toutefois,  une  théorie  incomplète,  exclusive,  est 
presque  toujours  dangereuse  ;  elle  entraîne  et  elle  égare  le 
plus  souvent  ceux  qu'elle  a  séduits.  Le  moyen  de  se  contenir 
en  présence  de  tarifs  et  de  règlements,  qu'on  envisage  avec 
dégoût  comme  autant  d'abominations  arrachées  ou  surprises 
par  les  intrigues  de  la  cupidité  privée  à  la  faiblesse  ou  à  l'i- 
gnorance des  gouvernements  !  Dans  l'élan  d'une  indignation 
vertueuse  et  patriotique,  contre  de  pareils  scandales,  le  moyen 
de  n'être  pas  pressé  de  faire  table  rase  î  S'il  en  est  qui  ne  veu- 
lent faire  entrer  que  peu  à  peu  les  nations  dans  le  bain  salu- 


4  PREMIÈRE  PRÉFACE  DU  TRADUCTEUR. 

taire  du  libre  échange,  d'autres,  assure-t-on,  préféreraient  les 
y  plonger  tout  d'un  coup.  On  voit  combien  il  importe  qu'une 
juste  appréciation  des  choses  ou  qu'une  bonne  théorie  préside 
à  l'accomplissement  des  réformes  que  le  temps  réclamera. 

Abstraction  faite  de  cet  intérêt  réel  et  sérieux  du  présent, 
il  importe  aussi  de  donner  satisfaction  à  un  besoin  d'un  autre 
ordre,  à  un  besoin  scientifique  qui  est  de  tous  les  temps 
comme  de  tous  les  lieux.  La  théorie  du  commerce  interna- 
tional est  l'objet  de  contestations  sans  cesse  renaissantes  ;  il 
serait  utile  de  lui  trouver  une  formule  exacte,  rigoureuse, 
qui  terminât  un  long  et  fastidieux  procès.  Telle  a  été  la  pré- 
tention de  List  ;  cette  solution  positive  et  véritablement  scien- 
titique,  il  a  cru  la  donner  dans  le  Système  national  ;  il  a  cru 
mettre  fin,  en  cette  matière,  à  un  divorce  trop  prolongé  entre 
la  théorie  et  la  pratique. 

Ce  serait,  sans  doute,  se  flatter  de  chimériques  espérances, 
que  de  rêver  la  clôture  des  débats  que  soulève,  dans  la  prati- 
que, la  question  du  commerce  international.  Tant  qu'il  existera 
des  tarifs  de  douane,  et  ils  ne  semblent  pas  à  la  veille  de  dis- 
paraître, la  lutte  entre  les  intérêts  opposés  continuera  ;  les 
hommes  d'Etat  eux-mêmes,  qui  ne  voient  ou  ne  doivent  voir 
que  l'intérêt  du  pays,  inclineront  plus  ou  moins  de  l'un  ou 
de  l'autre  côté,  suivant  la  justesse  de  leur  coup  d'œil  ou  la 
résolution  de  leur  caractère  ;  il  en  sera  ainsi  sous  le  règne  de 
n'importe  quelle  théorie.  Mais,  si  l'unanimité  des  opinions 
dans  les  conseils  politiques  est  invraisemblable,  elle  est  possi- 
ble dans  les  académies.  La  loi  de  la  division  du  travail  a  été 
établie  avec  une  clarté  irrésistible,  et  ce  n'est  pas,  il  s'en  faut 
de  beaucoup,  le  seul  point  de  l'économie  politique  qui  ait  été 
mis  hors  de  contestation  ;  pourquoi  la  théorie  du  commerce 
international  ne  pourrait-elle  pas  acquérir  le  même  degré 
d'évidence  ? 

Bien  qu'il  s'agisse  de  l'application  des  principes  beaucoup 
plus  que  des  principes  eux-mêmes,  je  regrette  de  me  voir  ici 
en  dissentiment  avec  des  hommes  illustres  dont  je  partage  les 
doctrines  sur  tant  d'autres  points  ;  mais,  il  y  a  longtemps 


PREMIÈRE  PRÉFACE  DU  TRADUCTEUR.  5 

qu'on  l'a  dit,  la  vérité  doit  être  préférée,  même  à  Platon.  Ceux 
qui  ont  répudié  les  erreurs  de  Platon,  ne  lui  ont  rien  ôté  de 
sa  gloire.  De  même  on  peut,  avec  Robert  Peel,  considérer 
Adam  Smith  comme  le  Newton  de  l'économie  politique  ;  on 
peut  s'incliner  avec  respect  devant  les  savants  habiles  qui  sont 
venus  après  lui,  et  ne  pas  admettre  néanmoins  que,  dans  une 
question  donnée,  la  science  ait  dit,  par  leur  bouche,  son  der- 
nier mot.  Un  économiste  éminent  de  l'autre  côté  du  détroit 
écrivait  naguère  que  la  Richesse  des  nations  est  défectueuse 
dans  beaucoup  de  ses  parties,  et  que  dans  toutes  elle  est 
incomplète  (1). 

Peut-être,  du  reste,  est-il  dans  l'intérêt  de  la  science  elle- 

(t)  Je  veux  parler  de  M.  J.  Stuart  Mill,  auteur  d'un  traité  d'économie  poli- 
tique, qui  est  un  excellent  résumé  des  progrès  que  la  science  a  accomplis  en 
Angleterre  depuis  Adam  Smilh,  et  où  en  particulier  diverses  questions  qui 
se  rattachent  au  commerce  international  sont  habilement  traitées.  Une  cita- 
tion de  cet  ouvrage  relative  à  la  protection  douanière  trouvera  ici  naturelle- 
ment sa  place.  Après  avoir  condamné  la  protection  en  tant  que  moyen  de 
retenir  le  numéraire  ou  de  procurer  du  travail  aux  nationaux,  et  indiqué 
dans  quelle  mesure  la  défense  et  l'indépendance  du  pays  l'admettent, 
M.  Stuart  Mill  ajoute  ces  lignes,  d'autant  plus  dignes  de  remarque  qu'elles 
ont  été  écrites  au  milieu  des  succès  du  Free  trade. 

«  Les  droits  protecteurs  ne  sauraient  se  justifier  par  de  pures  considérations 
d'économie  politique  que  dans  un  seul  cas,  celui  où  on  les  établit  à  titre 
temporaire,  particulièrement  chez  une  nation  jeune  et  grandissante,  dans 
l'espérance  d'y  acclimater  une  industrie  étrangère  appropriée  au  pays.  La 
supériorité  d'un  pays  sur  un  autre  dans  une  branche  de  travail  tient  souvent 
à  ce  qu'il  s'y  est  adonné  plus  tôt;  il  peut  ne  posséder  aucun  avantage  qui 
lui  soit  propre,  mais  seulement  de  l'habileté  acquise  et  de  l'expérience.  Un 
pays  qui  a  cette  habileté  et  celte  expérience  à  acquérir  peut,  sous  d'autres 
rapports,  offrir  de  meilleures  conditions  pour  une  industrie  que  ceux  qui 
l'ont  devancé  dans  l'arène.  Or,  on  ne  doit  pas  espérer  que  des  individus,  à 
leurs  risques  et  périls,  ou  plutôt  à  leur  préjudice  certain,  introduisent  une 
fabrication  nouvelle,  et  supportent  la  charge  de  son  entretien  jusqu'à  ce  que 
les  producteurs  nationaux  aient  achevé  leur  éducation  et  atteint  des  rivaux 
exercés  de  longue  main.  Afin  de  faire  face  aux  frais  d'une  telle  expérience^ 
un  droit  protecteur,  continué  pendant  un  temps  raisonnable,  est  quelquefois 
pour  une  nation  le  mode  de  s'imposer  qui  présente  le  moins  d'inconvénients. 
Mais  la  protection  doit  être  restreinte  aux  cas  où  l'on  a  de  bonnes  raisons  de 
croire  que  l'industrie  soutenue  sera,  au  bout  d'un  certain  délai,  capable  de 
s'en  passer;  et  l'on  ne  doit  pas  laisser  espérer  aux  producteurs  nationaux 
qu'elle  leur  sera  continuée  au  delà  du  temps  strictement  nécessaire  pour 
l'épreuve  de  leurs  forces.  » 


6  PREMIÈRE  PRÉFACE  DU  TRADUCTEUR.  - 

même  de  s'appliquer  à  séparer  sa  cause  de  celle  d'opinions 
absolues  que  repousse  le  sentiment  général.  L'économie  poli- 
tique a  rencontré  dans  ces  derniers  temps  des  adversaires  de 
plus  d'un  genre  ;  elle  ne  peut  qu'être  honorée  des  attaques  de 
ceux  qu'elle  a  convaincus  d'extravagance  ;  mais  il  est  pénible 
de  la  trouver  méconnue  par  des  hommes  de  sens  rassis  et  de 
bon  sens.  Qu'est-ce  donc  qui  lui  fait  ce  tort  auprès  d'esprits 
éclairés?  Qu'est-ce  qui  a  affaibli  son  autorité?  C'est,  disons-le 
franchement,  de  la  part  de  quelques  uns  de  ses  interprètes, 
d'ailleurs  consciencieux  et  recommandables,  une  visible  exa- 
gération du  principe  de  liberté,  particulièrement  en  matière 
de  commerce  international.  La  campagne  du  libre  échange  a 
nui  peut-être  aux  intérêts  de  la  réforme  commerciale  ;  elle  a 
servi  plus  mal  encore  ceux  de  la  science.  11  est  peu  rationnel 
de  s'en  prendre  à  celle-ci  des  fautes,  si  fautes  il  y  a,  commises 
par  ses  organes  ;  car,  d'abord,  la  science,  qui  n'a  d'autre 
mission  que  d'établir  des  principes  et  d'en  déduire  des  consé- 
quences générales,  n'est  point  responsable  des  applications 
que  l'on  en  fait  à  telle  situation  particulière,  et  la  vérité  de 
ses  enseignements  n'est  point  atteinte  par  le  seul  fait  d'une 
entreprise  imprudente  tentée  en  son  nom.  En  second  lieiu  si, 
dans  une  question  spéciale,  elle  ne  répand  encore  qu'une 
clarté  incertaine,  il  ne  faut  pas  fermer  les  yeux  à  la  brillante 
lumière  qu'elle  jette  sur  cent  autres.  Quoi  qu'il  en  soit,  beau- 
coup de  personnes  n'ont  vu  dans  l'économie  politique  qu'une 
théorie  de  la  liberté  individuelle  sans  règle  et  sans  mesure,  et 
dans  le  hbre  échange  qu'une  variété  de  ces  mêmes  utopies  du 
jour  contre  lesquelles  les  économistes  ont  rompu  tant  de 
lances.  Or,  pour  détruire  des  préventions  mal  fondées,  pour 
relever  la  science  d'un  discrédit  fâcheux,  est-il  indifférent 
de  propager  une  doctrine  qui  comprend  et  qui  justifie  la 
protection  douanière  tout  aussi  bien  que  la  liberté  com- 
merciale ? 

L'économie  politique  a  mis  en  évidence  la  fécondité  du 
principe  de  liberté,  appliqué  aux  échanges  internationaux 
tout  comme  à   ceux  qui  s'effectuent  dans  l'intérieur  d'un 


PREMIÈRE  PRÉFACE  DU  TRADUCTEUR.  7 

même  État  ;  elle  a  renversé  de  fond  en  comble  rédifice  com- 
pliqué ,  mais  fragile,  de  la  Balance  du  commerce  ;  elle  a 
prouvé  l'absurdité ,  non-seulement  des  restrictions  qui 
avaient  pour  but  d'attirer  dans  le  pays  de  grandes  masses  de 
métaux  précieux,  mais  encore  de  celles  qui  étaient  dictées 
par  les  sentiments  d'animosité  d'une  nation  contre  une  autre  ; 
loin  d'accueillir  la  maxime  impie,  que  le  mal  de  l'un  fait  le 
bien  de  l'autre,  elle  a  prouvé  la  solidarité  de  tous  dans  la 
perte  et  dans  le  gain,  dans  la  ruine  et  dans  la  prospérité.  Ce 
sont  là,  certes,  de  grands  titres  à  l'estime  et  à  la  reconnais- 
sance générales.  L'économie  politique  a  fait  plus  ;  elle  a  fait 
ressortir  les  inconvénients  qui,  dans  plus  d'un  cas,  s'atta- 
chent aux  encouragements  donnés  au  travail  du  pays  par  le 
moyen  de  la  législation  de  douane.  Mais  son  tort,  ou  du  moins 
le  tort  de  ses  fondateurs,  est  d'avoir  ignoré  les  avantages  de 
ces  sortes  d'encouragements,  et  d'avoir  fulminé  contre  toute 
protection  douanière  un  solennel  anathème.  Si  forte  et  si  dé- 
cisive contre  les  restrictions  commerciales,  envisagées  comme 
moyens  d'une  théorie  puérile  ou  de  haines  nationales  aveu- 
gles, leur  argumentation  est  faible  contre  la  protection  doua- 
nière, employée  comme  instrument  de  progrès  industriel  ;  et 
jusqu'ici  elle  n'a  eu,  on  doit  le  dire,  que  peu  d'autorité. 

Nul  d'entre  eux  n'a  écrit  à  la  louange  de  la  liberté  com- 
merciale en  termes  plus  éloquents  que  List  ;  et  ce  n'est  pas  de 
sa  part  un  hommage  hypocrite,  un  baiser  de  Judas.  Qui  a 
plus  travaillé  pour  la  liberté  commerciale,  qui  a  abaissé 
plus  de  barrières  que  le  père  du  Zollverein,  que  le  pro- 
moteur du  réseau  des  chemins  de  fer  allemands?  List,  qui  a 
suivi  attentivement  les  progrès  successifs  de  la  liberté  dans 
l'histoire  de  la  civilisation,  lui  prévoit  de  nouvelles  conquêtes 
dans  l'avenir  ;  mais  il  ne  lui  donne  pas,  pour  cela,  dans  l'ar- 
deur d'un  zèle  fanatique,  l'empire  absolu  du  présent  ;  la 
liberté  illimitée  est  pour  lui  un  idéal  vers  lequel  il  faut  tendre, 
mais  qui  ne  peut  pas  être  immédiatement  atteint.  Il  a  remar- 
qué que  ses  prédécesseurs,  en  traitant  la  question  du  com- 
merce international,  n'ont  pas  suffisamment  tenu  compte 


8  PREMIÈRE  PRÉFACE  DU  TRADUCTEUR. 

d'un  grand  fait,  la  nationalité  avec  ses  intérêts  ei  ses  besoins^ 
l'existence  de  nations  distinctes  et  développées  inégalement  ; 
et,  par  une  analyse  dont  les  esprits  impartiaux  peuvent  aisé- 
ment vérifier  les  résultats,  il  a  constaté  que,  sans  préoccupa- 
tion de  doctrine,  par  le  seul  instinct  de  leur  conservation,  ou 
dans  une  pensée  d'avancement,  la  plupart  des  nations  mo- 
dernes ont  été  amenées  à  limiter  la  liberté  de  leur  commerce 
extérieur,  et  que  ces  restrictions,  suivant  les  conditions  dans 
lesquelles  elles  avaient  été  établies,  ont  été  tantôt  avanta- 
geuses, tantôt  stériles  et  funestes.  Toute  restriction^  sans 
doute,  par  renchérissement  des  articles  qui  en  sont  l'objet, 
produit  un  mal  immédiat,  qui  consiste  dans  une  perte  de  va- 
leurs ;  mais  ce  sacrifice  temporaire  peut  être,  comme  il  l'a 
été  dans  plus  d'un  cas,  largement  compensé  par  un  accroisse- 
ment durable  de  la  puissance  productive  ;  or  la  puissance 
productive,  ce  point  est  capital  dans  la  doctrine  de  List,  est 
quelque  chose  de  plus  précieux  que  les  valeurs  qu'elle  crée  et 
qu'elle  multiplie.  Usez  de  la  protection  douanière,  dit  l'au- 
teur du  Système  national,  mais  avec  ménagement  et  intelli- 
gence ;  réservez-la  pour  les  industries  considérables  dont  la 
possession  importe  à  la  prospérité  et  à  l'indépendance  du  pays  ; 
elle  ne  sera  féconde  que  sur  un  espace  assez  vaste  pour  per- 
mettre un  large  développement  de  la  division  du  travail 
national,  et  que  dans  de  bonnes  conditions,  non-seulement 
géographiques,  mais  politiques  et  morales  ;  elle  n'est  bonne 
qu'autant  qu'elle  sert  à  l'éducation  industrielle  de  la  nation, 
et,  cette  mission  une  fois  remplie,  elle  doit  faire  place  à  la 
liberté.  La  protection  n'est  qu'un  moyen,  c'est  la  liberté  qui 
est  le  but. 

La  doctrine  de  List  comporte  des  réserves,  ainsi  qu'on  le 
verra  dans  les  notes  qui  accompagnent  la  présente  traduc- 
tion (1)  ;  le  livre  où  elle  est  exposée  a  les  défauts  comme  les 

(1)  Ces  notes  du  traducteur,  qui  consistent  dans  des  rectifications  et  dans 
des  éclaircissements  sur  des  points  de  doctrine  et  de  fait,  sont  signées  de  ses 
initiales,  et  elles  seront  ainsi  facilement  distinguées  de  celles  de  l'auteur  lui- 
même. 


PREMIÈRE  PRÉFACE  DU  TRADUCTEUR.  9 

qualités  de  l'œuYre  d'un  homme  qui  a  vécu  dans  des  luttes 
constantes,  et  qui,  bien  que  très-instruit,  a  été  formé  par  la 
vie  plus  que  par  les  livres  ;  mais,  sans  être  irréprochable, 
elle  me  paraît  satisfaisante  dans  son  ensemble.  Permis  à  ceux 
qui  soutiennent  que  la  liberté  illimitée  est  toujours  excellente 
de  même  que  deux  et  deux  font  toujours  quatre,  que  la  li- 
berté inimitée  suffit  à  tout,  de  n'y  voir  qu'un  grossier  empi- 
risme. En  appréciant  convenablement  la  diversité  et  la  mo- 
bilité des  situations,  en. traçant  les  conditions  générales  dans 
lesquelles  la  liberté  des  échanges  extérieurs  peut  être  utile- 
ment restreinte,  et  celles  dans  lesquelles  il  convient  de  lui 
laisser  ou  de  lui  rendre  tout  son  essor,  List  n'a  pas  procédé 
autrement  qu'on  ne  procède  dans  les  sciences  sociales  et 
qu'on  n'a  l'habitude  de  le  faire  notamment  en  économie  po- 
litique. 

On  conçoit  que  les  économistes  qui,  avec  Adam  Smrith, 
n'attribuent  à  peu  près  au  gouvernement  d'autres  fonctions 
que  celles  d'un  commissaire  de  police,  et  qui  lui  dénient  toute 
compétence  dans  les  matières  de  commerce  et  d'industrie, 
lui  interdisent  absolument  de  toucher  à  la  liberté  commer- 
ciale. Ce  système  de  la  liberté  individuelle  absolue  ressemble 
beaucoup  à  celui  du  destin  rigide  qui  règle  tout,  à  cette  doc- 
trine qui,  chez  les  Musulmans,  fait  du  magistrat^  comme 
parle  Montesquieu,  un  spectateur  tranquille^  et  elle  produi- 
rait des  effets  tout  aussi  tristes.  C'est  une  opinion  entièrement 
dénuée  de  preuves,  une  simple  vue  de  l'esprit  ;  ceux  qui  la 
partagent  en  sont  réduits  à  torturer  l'histoire,  à  contester  les 
services  les  mieux  reconnus  par  la  conscience  publique,  à  ra- 
baisser les  hommes  d'Etat  qui  ont  le  mieux  mérité  de  leur 
pays.  Provoquée  au  siècle  dernier  par  le  spectacle  des  abus  de 
la  réglementation,  elle  a  été  réveillée  de  nos  jours  par  la  pro- 
pagation de  ces  théories  d'oppression  et  de  mort  qui  absor- 
bent l'individu  dans  l'Etat,  et  dont  on  peut  la  considérer 
comme  l'inévitable  réaction  ;  mais  tout  le  talent  et  tout  l'es- 
prit du  monde  ne  sauraient  faire  vivre  un  paradoxe.  Si  c'était 
une  vérité,  l'économie  politique  serait  la  plus  vaine  des  scien- 


10  PREMIÈRE  PRÉFACE  DU  TRADUCTEUR. 

ces,  et  elle  mériterait,  certes,  plus  que  la  médecine,  la  rail- 
lerie de  Méphistophélès  ;  «  Étudiez  dans  tous  leurs  détails  le 
grand  et  le  petit  monde,  pour  les  laisser  à  la  fin  aller  comme^ 
il  plaît  à  Dieu.  »  Le  génie  du  législateur,  à  ce  point  de  vue, 
consisterait  uniquement  à  abroger  tous  les  règlements  qui 
existent  concernant  le  commerce  et  l'industrie.  Or,  tel  ne 
paraît  pas  être  l'avis  des  gouvernements  les  plus  éclairés  ; 
celui  de  l'Angleterre,  par  exemple,  cité  tant  de  fois  pour  mo- 
dèle, obéit  à  tout  autres  maximes  ;  si  d'une  main  il  défait  des 
règlements  surannés,  de  l'autre  il  en  établit  de  nouveaux  ;  le 
même  jour  où  il  abroge  la  législation  des  céréales,  il  encou- 
rage le  drainage  par  des  prêts  énormes  à  l'agriculture  ;  à 
peine  a-t-il  aboli  les  lois  de  navigation,  qu'il  soumet  la  ma- 
rine marchande  à  des  règles  sévères  et  presque  minutieuses; 
pour  le  développement  des  grands  intérêts  économiques  du 
pay»,  il  ne  se  confie  pas  à  la  liberté  pure  et  simple,  il  juge 
toujours  nécessaire  d'intervenir;  seulement  il  change  de 
moyens  selon  les  temps. 

Ce  n'est  pas  la  science  économique,  c'est  la  science  politi- 
que proprement  dite  qui  définit  les  attributions  et  les  devoirs 
des  gouvernements  ;  et  celle-ci  ne  les  a  jamais  réduits  au  rôle 
de  commissaires  de  police.  Elle  ne  les  charge  pas  seulement 
de  procurer  aux  individus  le  bien  inappréciable  de  la  sécurité, 
elle  leur  confie  de  plus  la  surveillance  et  la  haute  direction  de 
tous  les  intérêts  collectifs,  moraux,  aussi  bien  que  matériels. 
La  science  économique  déclare  ensuite,  sur  les  données  qu'elle 
a  recueillies  et  étudiées,  de  quelle  manière  le  gouvernement 
doit  remplir  ses  devoirs  vis-à-vis  de  l'industrie,  dans  quel  cas 
il  doit  agir  et  dans  quel  cas  s'abstenir,  suivant  les  temps  et 
suivant  les  lieux. 

Les  économistes,  et  c'est  le  plus  grand  nombre,  qui  se  font 
une  idée  juste  des  fonctions  du  gouvernement,  et  pour  qui  la 
liberté  individuelle  n'est  pas  une  recelte  unique,  pas  plus 
qu'en  médecine  la  saignée  du  docteur  Sangrado,  ne  me  sem- 
blent pas  fondés  à  réprouver  la  protection  douanière  autant 
que  la  petite  église  qui  décline  la  compétence  du  gouverne- 


PREMIÈRE  PRÉFACE  DU  TRADUCTEUR.  11 

ment  en  matière  de  travail.  Eux  qui  approuvent  d'autres  en- 
couragements plus  ou  moins  efficaces  employés  par  les  pou- 
voirs publics,  pourquoi  déploient-ils  tant  de  sévérité  contre 
celui-là,  contre  un  moyen  qu'une  si  longue  et  si  générale 
expérience  a,  en  quelque  sorte,  consacré  ?  Ont-ils  suivi,  en  le 
condamnant,  la  vraie  méthode  de  la  science  ?  Le  philosophe 
illustre  de  l'antiquité  qui,  dans  sa  Poétique^  a  tracé  les  règles 
du  goût,  les  avait  puisées  dans  les  œuvres  des  grands  poètes  ; 
les  économistes  qui  ont  essayé  de  formuler  la  théorie  du 
commerce  international,  devaient- ils  dédaigner,  comme  ils 
l'ont  fait,  les  exemples  des  grands  administrateurs  et  des 
grands  hommes  d'État? C'est,  le  flambeau  de  l'histoire  à  la 
main,  que  Malthus  a  découvert,  ou  tout  au  moins  a  prouvé 
les  lois  de  la  population.  Si  l'on  veut  se  bien  édifier  sur  celles 
du  commerce  international,  au  lieu  de  railler  légèrement 
tous  les  tarifs  et  tous  les  règlements  protecteurs ,  ces 
expressions  de  la  civilisation  industrielle  des  peuples,  il  fau- 
drait, avec  le  même  soin  et  avec  le  même  calme  d'esprit 
que  les  physiciens  et  les  chimistes  en  présence  des  phéno- 
mènes de  la  nature,  en  rechercher  la  signification,  les  ten- 
dances et  les  efTets. 

A  défaut  d'une  investigation  profonde  et  concluante  dans 
le  domaine  des  faits,  trouve-t-on  du  moins  dans  les  principes 
déjà  établis  et  devenus  évidents  des  arguments  décisifs  ? 

L'objection  célèbre,  que  la  protection  ne  peut  que  changer 
artificiellement  l'emploi  du  capital  national,  suppose  que,  au 
moment  où  le  droit  protecteur  est  établi,  tout  le  capital  du 
pays  est  employé,  qu'il  l'est  de  la  manière  la  plus  avanta- 
geuse, et  qu'il  n'est  pas  susceptible  d'accroissement  ;  et  elle 
oublie  les  capitaux  étrangers.  D'ailleurs,  elle  peut  être  allé- 
guée contre  tout  autre  encouragement  donné  par  l'Etat  à  une 
industrie. 

Mais  un  principe  est  depuis  longtemps  placé  au-dessus  de 
toutes  les  controverses,  c'est  celui  de  la  division  du  travail. 
Incontestablement  la  division  de  travail  s'accommode  mal  des 
barrières  de  douanes  qui  entoureraient  un  espace  trop  cir- 


12  PREMIÈRE  PRÉFACE  DU  TRADUCTEUR. 

conscrit,  ou  même,  sur  un  territoire  d'une  grande  étendue, 
des  barrières  trop  multipliées,  trop  hautes,  ou  inconsidérément 
établies,  c'est-à-dire  des  applications  inintelligentes  et  abu- 
sives du  système  protecteur  ;  mais  elle  se  concilie  fort  bien 
avec  ce  système  convenablement  pratiqué  ;  bien  plus,  dans 
certains  cas  elle  Tappelle.  Si  l'on  envisage  la  division  du  tra- 
vail au  sein  d'un  État,  on  reconnaît  que,  plus  d'une  fois,  elle- 
ne  saurait  se  compléter  ou  se  maintenir  à  l'aide  de  la  liberté 
seule,  par  exemple,  lorsque  la  concurrence  d'autres  nations 
plus  avancées  lui  fait  obstacle,  ou  menace,  au  retour  de  la 
paix,  d'anéantir  les  progrès  accomplis  durant  une  longue 
guerre.  Si  on  la  considère  sur  le  globe  tout  entier,  on  la  trouve 
contrariée,  assurément,  par  des  tentatives  insensées  telles  que 
celles  de  cultiver  la  vigne  dans  le  nord  de  TEcosse  ou  le  ca- 
féier dans  notre  zone  ;  mais  toutes  les  industries  n'ont  pas,  à 
beaucoup  près,  un  champ  aussi  nettement  délimité  que  ces 
deux  cultures,  citées  en  exemple  par  Adam  Smith  et  par 
J.-B.  Say;  si,  dans  leurs  essais  pour  acclimater  de  nouvelles 
branches  de  travail,  les  nations  tâtonnent  et  se  trompent 
quelquefois,  c'est  en  cherchant  à  acquérir  de  nouveaux  élé- 
ments de  prospérité  qu'elles  révèlent  les  vocations  diverses  de 
chaque  pays;  c'est  ainsi  que  la  civilisation  s'étend  et  que  la 
division  territoriale  du  travail  se  réalise  peu  à  peu.  La  divi- 
sion du  travail  universel,  sous  la  loi  d'une  liberté  absolue,  est 
la  plus  féconde  et  la  plus  belle  qu'on  puisse  concevoir  ;  mais 
elle  ne  peut  être  que  l'œuvre  des  siècles  ;  la  division  du  tra- 
vail, l'histoire  nous  l'enseigne,  s'applique  d'abord  à  de  petites 
localités,  puis  à  des  espaces  plus  grands,  puis  à  de  plus 
grands  encore  ;  sous  le  régime  d'une  liberté  limitée,  mais 
progressive,  elle  a  déjà  gagné  immensément  de  terrain,  et 
elle  en  gagnera  immensément  encore. 

La  protection  douanière  est  proscrite  comme  une  usurpa- 
tion des  intérêts  privés,  comme  une  atteinte  à  la  justice, 
comme  un  privilège  pour  quelques-uns  au  détriment  de  tous, 
Cobden  en  Angleterre  l'a  flétrie  en  la  qualifiant  de  spolia- 
tion, et  le  mot  a  passé  le  détroit.  Chez  nous  on  lui  a  appliqué 


PREMIÈRE  PRÉFACE  DU  TRADUCTEUR.  13 

une  expression  qui  a  désigné  des  aspirations  généreuses,  mais 
à  laquelle  des  événements  terribles  ont  attaché  depuis  une 
signification  sinistre  :  c'est  du  socialisme,  s'est-on  écrié,  c'est 
un  socialisme  de  vieille  date,  qui  a  constitué,  au  profit  des  chefs 
d'industrie,  le  même  droit  au  travail  que  le  nouveau  réclame 
pour  les  ouvriers.  Bastiat  a  prononcé  un  mot  plus  gros  en- 
core, celui  de  communisme,  et  c'est  sa  dernière  malice  contre 
le  système  protecteur. 

Il  n'y  a  pas,  il  ne  peut  pas  y  avoir  de  théorie  pour  soutenir 
l'intérêt  particulier  contre  l'intérêt  général.  Si  des  influen- 
ces privées  sont  assez  puissantes  pour  extorquer  des  avantages 
que  nulle  considération  d'intérêt  public  ne  justifie,  la  science 
n'élèvera  jamais  la  voix  pour  les  défendre.  Dans  un  pays  où 
les  hommes  qui  font  la  loi  maintenaient  une  législation,  dont 
le  résultat  était  de  hausser  le  taux  de  leurs  fermages  en  aug- 
mentant le  prix  du  pain,  on  comprend  que  le  cri  de  spoliation 
soit  sorti  d'une  poitrine  indignée.  Mais,  encore  un  coup,  c'est 
l'abus  seul  et  non  l'usage  honnête  et  intelligent  du  système 
protecteur  que  ces  reproches  atteignent,  sa  corruption  et  non 
son  état  d'innocence^  pour  employer  une  expression  de  Vau- 
ban  dans  sa  Dîme  royale. 

C'est  une  erreur  capitale,  en  effet,  d'admettre  que,  en  établis- 
sant une  protection,  les  pouvoirs  publics  ne  font  jamais  que 
céder  à  la  pression  d'intérêts  cupides  et  exigeants,  qu'ils  tra- 
hissent constamment  leurs  devoirs  par  corruption  ou  par 
faiblesse.  Si  l'abus  qui  se  mêle  à  toutes  les  affaires  humaines 
se  retrouve  ici  comme  ailleurs,  le  patriotisme  et  la  fermeté 
connue  d'hommes  d'Etat  célèbres  de  l'ancien  et  du  nouveau 
monde  protestent  avec  énergie  contre  une  odieuse  et  gratuite 
supposition  ;  je  ne  parle  pas  de  l'organisation  des  pouvoirs 
pubhcs  qui,  dans  plus  d'un  pays,  la  repousse  avec  la  même 
force.  Lorsqu'un  gouvernement  accorde  à  une  industrie  l'ap- 
pui de  la  douane,  dans  la  règle  il  a  en  vue  un  intérêt  national, 
politique  ou  économique,  de  défense  ou  de  richesse  ;  que  des 
intérêts  particuliers  aient  sollicité  la  mesure  ou  qu'ils  en  reti- 
rent profit,  il  n'est  pas  pour  cela  leur  serviteur  ;  il  l'est  d'au- 


14  PREMIÈRE  PRÉFACE  DU  TRADUCTEUR. 

tant  moins  que  c'est  aux  capitaux  et  au  travail  de  tous  et  non 
pas  de  telles  ou  telles  personnes  qu'il  ouvre  ainsi  un  nouveau 
champ,  et  que  la  plupart  de  ceux  qu'il  favorise,  par  consé- 
quent, sont  pour  lui  des  inconnus. 

La  justice  n'est  pas  moins  blessée,  dira-t-on,  d'avantages 
que  les  producteurs  obtiennent  aux  dépens  des  consomma- 
teurs. Mais,  ce  que  l'intérêt  général  exige  peut-il  être  contraire 
à  la  justice,  à  moins  qu'on  ne  parle  de  cette  justice  absolue 
qui  a  été  qualifiée  de  souveraine  injustice?  Le  sacrifice  des 
consommateurs  consiste  à  payer  quelque  temps  certaines  mar- 
chandises un  peu  plus  cher  ;  quel  est  donc  l'avantage  des  pro- 
ducteurs? C'est,  dans  le  commencement,  la  sécurité  néces- 
saire aux  tâtonnements  et  aux  risques  du  début,  et,  pour  ceux 
qui  réussissent,  un  surcroît  de  profits.  Mais,  au  bout  d'une 
assez  courte  période,  tous  les  traités  d'économie  politique  le 
répètent,  ces  bénéfices  élevés  sont  abaissés  par  la  concurrence 
intérieure  au  taux  commun  des  profits  dans  la  contrée  ;  tel  est 
du  moins  le  cas  pour  toutes  les  industries  dans  lesquelles  la 
concurrence  intérieure  s'exerce  sans  obstacle  naturel  ou  arti- 
ficiel, c'est-à-dire  pour  les  manufactures  en  général.  Ainsi  les 
industriels  protégés,  ces  privilégiés,  ces  infâmes  spoliateurs, 
se  voient  bientôt  replacés  sous  la  loi  commune,  et  la  nation 
s'est  enrichie  d'un  élément  durable  de  prospérité. 

Cet  encouragement,  par  lequel  une  nation  paie,  dans  son 
intérêt  bien  ou  mal  entendu,  les  frais  d'éducation  d'une  in- 
dustrie nouvelle,  que  peut-il  avoir  de  commun  avec  le  droit 
au  travail?  La  protection  douanière  ne  constitue  un  droit  pour 
personne;  il  n'appartient  à  aucun  particulier  de  la  réclamer 
à  ce  titre;  les  gouvernements  sont  toujours  libres  de  la  donner 
ou  de  la  refuser.  Parmi  les  devoirs  des  gouvernements  envers 
le  travail,  on  doit  ranger  celui  d'en  accroître,  en  tant  qu'ils 
le  peuvent,  la  vertu  productive,  de  l'animer,  d'en  étendre  le 
domaine,  ce  qui  est  le  but  du  système  protecteur;  mais  ils  ne 
sont  nullement  chargés  d'assurer  à  chacun  du  travail,  par  la 
protection  ou  autrement.  Que,  dans  des  jours  de  crise,  l'Etat 
occupe  des  bras  oisifs  à  des  ouvrages  peu  féconds,  c'est  quel- 


PREMIÈRE  PRÉFACE  DU  TRADUCTEUR.  15 

quefois  une  pénible  nécessité;  un  système  protecteur  éclairé 
réserve  les  encouragements  publics  au  travail  riche  d'avenir. 
Le  travail  n'a  vis-à-vis  des  gouvernements  qu'un  seul  droit  à 
faire  valoir,  celui  de  n'être  pas  brusquement  abandonné  après 
avoir  été  soutenu. 

Afin  de  décrier  la  protection  et  de  la  rendre  odieuse  à  des 
esprits  effrayés,  on  a  fait  un  étrange  abus  des  mots  socialisme, 
droit  au  travail  y  atteinte  à  la  propriété.  Je  ne  veux  parler  que 
de  ce  qui  s'est  dit  en  ce  genre  de  l'autre  côté  du  Rhin,  et  je 
me  bornerai  à  un  seul  exemple.  Un  ministre  habile,  M.  de 
Bruck,  le  lendemain  d'une  grande  révolution,  opère  dans  la 
monarchie  autrichienne  des  réformes  considérables;  après 
avoir  fait  tomber  les  barrières  qui  séparaient  l'empire  en  deux 
moitiés,  il  remplace  un  système  prohibitif,  qui  a  une  soixan- 
taine d'années  de  date,  par  un  système  de  simple  protection  ; 
des  amis  éclairés  de  la  liberté  commerciale  eussent  battu  des 
mains  ;  des  hommes  qui  marchent  sous  la  bannière  de  cette 
liberté  n'ont  pas  craint  de  qualifier  le  nouveau  tarif  de  l'Au- 
triche de  révolte  audacieuse  contre  la  propriété.  Toute  opinion 
a  ses  sectaires  ;  c'est  le  même  fanatisme  économique  qui  a 
inspiré  cette  formule  que  j'ai  lue,  de  mes  propres  yeux  lue, 
dans  une  feuille  allemande  :  Le  libre  échange  est  un  onzième 
commandement  de  Dieu  (Die  Handelsfreiheit  ist  ein  eilftes 
Gebot) . 

Des  philanthropes  imputent  à  la  protection  douanière  tous 
nos  malheurs  ;  chaque  fois  que  le  sol  tremble,  c'est  la  faute 
de  la  protection  comme  c'était  dans  un  autre  temps  la  faute 
de  Voltaire  et  de  Rousseau.  Ils  lui  en  veulent  surtout  d'avoir 
doté  la  France  de  l'industrie  manufacturière.  L'industrie  ma- 
nufacturière avec  ses  grèves  d'ouvriers  et  les  désordres  de 
toute  espèce  qui  l'accompagnent,  est  pour  eux  un  objet  d'hor- 
reur; c'est,  dans  notre  société,  la  partie  malade,  le  principe 
de  dissolution  et  de  mort.  Pour  sauver  le  corps  social  de  la 
gangrène,  ils  souscriraient  avec  joie  à  l'amputation  d'un 
membre  vicié,  à  l'extirpation  d'un  germe  funeste,  à  la  des- 
truction des  manufactures  en  un  mot.  Aveugles  qui  ne  voient 


16  PREMIÈRE  PRÉFACE  DU  TRADUCTEUR. 

pas  les  merveilles  de  l'industrie  moderne  !  Ingrats  qui  mé- 
connaissent ses  bienfaits!  Insensés  qui  détruiraient  de  gaieté 
de  cœur  le  fruit  glorieux  de  tant  de  labeur  et  de  tant  de  génie  ! 

Lorsque  le  sophisme  et  l'anarchie  avaient  envahi  les  ate- 
liers et  répandaient  l'effroi  dans  les  rues,  on  ne  s'étonne  pas 
que  les  adversaires  de  l'industrie  manufacturière  aient  trouvé 
de  l'écho  ;  mais  il  est  permis  aujourd'hui  d'envisager  les 
choses  avec  plus  de  sang-froid.  Exagérez  autant  que  vous  le 
voudrez  les  maux  qui  servent  de  cortège  à  l'industrie  manu- 
facturière, et  je  conviens  de  leur  gravité  ;  auriez-vous  donc 
espéré  qu'elle  dût  verser  sur  nous  un  torrent  de  joies  sans 
mélange,  et  que  ses  prospérités  fussent  soustraites  aux  vicissi- 
tudes de  la  condition  humaine?  On  lit  dans l'JE'sprâ  deslois  : 
«Aureng-Zeb,  à  qui  l'on  demandait  pourquoi  il  ne  bâtissait 
point  d'hôpitaux,  dit  :  Je  rendrai  mon  empire  si  riche,  qu'il 
n'aura  pas  besoin  d'hôpitaux.  11  aurait  fallu  dire  :  Je  commen- 
cerai par  rendre  mon  empire  riche,  etje  bâtirai  des  hôpitaux.  » 
Nos  grandeurs  industrielles,  en  eff'et,  comme  toutes  les  autres, 
sont  mêlées  de  misères  inévitables.  Est-ce  donc  que  l'agricul- 
ture serait  exempte  de  souffrances?  Un  bras  de  mer  sépare  le 
paupérisme  agricole  du  paupérisme  manufacturier.  Au  lieu 
de  se  répandre  en  lamentations  sur  des  plaies  trop  doulou- 
reuses, n'est-il  pas  plus  sage  de  chercher  à  les  adoucir?  Sont- 
elles  absolument  irrémédiables?  Une  ville  de  fabrique  est- 
elle  nécessairement  le  foyer  de  tous  les  vices  ?  Lowell  n'offre- 
t-il  pas  le  spectacle  de  la  plus  pure  moralité  au  milieu  de 
vastes etflorissantes  manufactures? 

Les  contrées  qui  n'ont  d'autre  ressource  que  l'agriculture 
sont  dans  un  état  voisin  de  la  barbarie,  et  les  grandes  cala- 
mités ne  leur  sont  pas  pour  cela  épargnées.  L'industrie  manu- 
facturière ouvre  une  nouvelle  ère  pour  la  civilisation,  pour 
Fagriculture,  en  particulier,  qui,  jusque-là,  est  languissante, 
et  qu'un  nouvel  et  vaste  débouché  ranime.  La  détruire  chez 
nous,  ce  serait  faire  rétrograder  la  civilisation  de  plusieurs 
siècles,  ce  serait  porter  un  coup  mortel  à  l'agriculture,  cet 
objet  exclusif  de  la  sollicitude  des  mêmes  personnes  qui  ont 


PREMIÈRE  PRÉFACE  DU  TRADUCTEUR.  17 

juré  haine  aux  fabriques.  Heureusement  cette  œuvre  impie 
n'est  pas  possible.  Nous  conserverons  avec  un  soin  religieux 
cette  splendeur  manufacturière  dont  nous  sommes  fiers  à  si 
juste  titre,  comme  nous  conserverons  nos  chemins  de  fer  mal- 
gré quelques  effroyables  désastres  ;  et,  loin  de  trouver  si  cou- 
pable le  système  protecteur  qui  nous  a  aidés  à  y  atteindre, 
loin  de  le  rendre  responsable  de  tous  nos  malheurs,  nous  y 
verrons  un  utile  moyen  de  développement  et  de  progrès. 

Les  institutions  se  recommandent  aujourd'hui  auprès  de 
l'opinion  publique  par  le  plus  ou  moins  d'avantages  qu'elles 
procurent  aux  classes  ouvrières  ;  et  le  système  protecteur  a  été 
discuté  aussi  de  ce  point  de  vue.  Le  système  protecteur  est 
bienfaisant  ou  malfaisant  sous  ce  rapport,  suivant  qu'il  atteint 
ou  qu'il  manque  son  but,  qui  est  l'accroissement  de  la  pros- 
périté générale.  Lorsqu'il  donne  au  travail  une  impulsion 
plus  vive,  qu'il  multiplie  les  exploitations,  et  qu'il  augmente  la 
richesse,  il  est  évident  que  les  salaires  des  ouvriers  s'élèvent. 
Ces  mêmes  salaires  s'abaissent,  au  contraire,  là  où  il  soutient 
des  industries  factices,  c'est-à-dire  mal  appropriées  au  pays, 
là  où  il  ne  sert  que  des  intérêts  particuliers,  là  enfin  où  il  a 
pour  effet  la  langueur  et  l'appauvrissement. 

La  paix  est  devenue  le  premier  besoin  des  nations,  des  na- 
tions naguère  encore  les  plus  belliqueuses;  et  elle  a  déjà  résisté 
comme  par  miracle  à  deux  grandes  commotions  européennes. 
Les  promoteurs  de  la  liberté  commerciale  illimitée  sont  aussi 
les  apôtres  de  la  paix  :  cause  noble  et  sainte,  pour  laquelle  on 
ne  peut  éprouver  que  des  sympathies,  mais,  grâce  à  Dieu, 
déjà  gagnée  autant  qu'elle  peut  l'être  !  Les  progrès  de  la  li- 
berté commerciale,  qui  pourrait  en  douter?  accroîtront  les 
garanties  de  cette  paix  si  précieuse,  et  nous  les  appelons  de 
tous  nos  vœux;  mais  la  protection  douanière  la  trouble-t-elle? 
Si  parfois  elle  a  occasionné  de  légers  tiraillements,  quelles 
guerres  a-t-elle  provoquées  de  nos  jours?  Dans  les  pays  où 
elle  a  élevé  le  plus  haut  ses  barrières,  en  France,  par  exemple, 
a-t-elle  empêché  un  commerce  extérieur  immense,  et,  par 
conséquent,  les  relations  les  plus  étroites  avec  toutes  les  parties 

2 


18  PREMIÈRE  PRÉFACE  DU  TRADUCTEUR. 

du  globe?  En  contribuant,  cbezles  nations  les  plus  avancées, 
au  développement  des  manufactures,  n'a-t-elle  pas  institué  la 
plus  efficace  des  propagandes  en  faveur  de  la  paix? 

Ainsi  la  protection  n'est  point  nécessairement,  comme  ses 
adversaires  le  disent  avec  mépris  ou  avec  colère,  une  illusion 
ou  une  spoliation  féconde  en  calamités  sans  nombre  ;  restric- 
tion temporaire  de  sa  nature,  entre  les  mains  d'un  gouverne- 
ment habile,  elle  peut  être  et  elle  a  été,  en  effet,  un  instrument 
de  progrès.  La  doctrine  de  la  protection  peut  s'allier,  non  pas 
avec  la  superstition,  mais  avec  un  culte  éclairé  de  la  liberté 
commerciale.  Par  cela  seul  qu'on  la  professe,  on  n'est  pas  un 
esprit  étroit,  illibéral  ;  si  dans  un  pays  les  protectionnistes  dé- 
fendent la  cause  du  passé,  dans  un  autre  ils  sont  les  champions 
de  l'avenir,  dans  un  troisième  enfin  ce  sont  des  conservateurs 
prudents.  Entendue  dans  ce  sens,  la  théorie  du  commerce 
international  est  en  harmonie  avec  l'impartialité  historique, 
caractère  éminent  d'une  époque  où  l'on  n'admet  pas  volontiers 
que  le  même  régime  économique,  pas  plus  que  la  même 
constitution  politique,  convienne  à  tous  les  temps  et  à  tous 
les  lieux. 

Elle  est  conforme  à  l'opinion  la  plus  généralement  répandue, 
et  ce  pourrait  être  dans  certains  cas  un  motif  de  douter  d'elle. 
Cependant,  quelque  dédain  qu'ils  affichent  pour  le  profane 
vulgaire,  si  rebelle  à  la  vérité,  les  savants,  trop  sujets  à  l'es- 
prit de  système,  ont  souvent  besoin  d'être  contrôlés  par  le 
grand  nombre;  dans  les  questions  de  l'ordre  moral,  c'est  du 
moins  l'opinion  des  philosophes  de  notre  siècle,  leur  tâche  con- 
siste principalement  à  préciser  les  notions  vagues  du  sens 
commun,  et  c'est  l'adhésion  du  sens  commun  qui  donne  à 
leurs  conceptions  le  sceau  de  la  vérité.  Depuis  près  d'un  siè- 
cle que  la  science  a  lancé  ses  foudres  contre  le  système  pro- 
tecteur, le  système  protecteur,  loin  d'être  gisant  dans  l'a- 
rène, ne  s'est  constitué  que  plus  fortement  sur  le  sol  de 
l'Europe  ;  il  a  même  pris  possession  de  l'Amérique  émanci- 
pée. On  aurait  mauvaise  grâce  à  vouloir  expliquer  ses  succès 
par  des   coalitions  d'intérêts    particuliers;  dans  l'ensemble 


PREMIÈRE  PRÉFACE  DU  TRADUCTEUR.  J9 

sinon  dans  les  détails,  on  ne  peut  y  voir  que  l'expression  des 
volontés  nationales.  Les  systèmes  qui  contrarient  la  nature 
des  choses  rencontrent  dans  l'instinct  de  conservation  des  socié- 
tés un  obstacle  invincible  ;  et  la  protection  douanière  subsiste 
encore  sous  la  réprobation  d'Adam  Smith,  tout  comme  le  prêt 
à  intérêt  a  continué  au  moyen  âge  sous  le  double  anathème 
d'Aristote  et  de  l'Église. 

Ce  n'est  pas  que,  dans  la  même  période,  la  liberté  com- 
merciale n'ait  rapidement  accru  son  domaine  ;  les  fonctions 
que  je  remplis  me  mettent  à  même  d'en  suivre  les  progrès 
mois  par  mois,  et  presque  jour  par  jour  ;  mais  ces  progrès 
ont  été  rarement  l'œuvre  de  la  théorie  qui  refuse  toute  aide 
au  travail  du  pays.  C'est  l'insurrection  des  anciennes  colo- 
nies contre  leurs  métropoles  qui  ouvre  à  toutes  les  nations  de 
l'Europe  le  marché  du  nouveau  monde  ;  c'est  la  victoire  qui 
ouvre  l'entrée  de  la  Chine.  La  réforme  commerciale  de  l'An- 
gleterre est  accomplie  par  Cobden  et  par  Robert  Peel  avec 
les  arguments  d'Adam  Smith  ;  mais  ses  auteurs  véritables 
sont  les  Watt,  les  Arkwright  et  tous  ces  grands  inventeurs 
qui,  les  circonstances  aidant,  ont  donné  à  l'Angleterre  le 
sceptre  de  l'industrie,  et  augmenté  sa  population  au  delà  des 
ressources  habituelles  de  son  territoire.  Sur  notre  continent, 
c'est  avant  tout  la  centralisation  administrative  et  la  tendance 
aux  grandes  agglomérations  politiques  qui  suppriment  les 
barrières  de  douane,  témoin,  dans  ces  derniers  temps,  la  cen- 
tralisation des  péages  en  Suisse,  et  l'incorporation  douanière 
des  pays  hongrois,  du  Schleswig  et  de  la  Pologne  par  l'Au- 
triche, par  le  Danemarck  et  par  la  Russie.  Lorsqu'on  abolit 
ou  qu'on  diminue  des  restrictions  par  des  motifs  purement 
économiques,  c'est  presque  toujours  après  avoir  reconnu 
qu'elles  ont  fait  leur  temps,  et  que,  comme  on  parle  chez  les 
Hollandais,  quand  les  courants  ont  changé  il  faut  changer  les 
balises  ;  ou  bien  c'est  pour  les  réduire  aux  justes  proportions 
dont  elles  n'auraient  jamais  dû  s'écarter.  Ce  sont  autant  de 
victoires,  non  pas  pour  la  théorie  qui  ne  voit  point  de  salut 
hors  de  la  liberté  illimitée,  mais  pour  celle  qui  fait  la  juste 


âO  PREMIÈRE  PRÉFACE  DU  TRADUCTEUR. 

part  de  la  protection  comme  de  la  liberté,  en  tenant  compte 
des  exigences  des  temps,  pour  celle,  en  un  mot,  que  List  a 
exposée  dans  son  Système  national. 

Si,  pour  être  exacte  et  complète,  la  science  est  obligée  de 
reconnaître  les  barrières  de  la  nationalité,  elle-même  ne 
s'arrête  pas  devant  elles  ;  elle  est  essentiellement  cosmopolite. 
Un  des  plus  célèbres  compatriotes  de  List,  le  grand  poëte 
dont  l'Allemagne  célébrait,  il  y  a  deux  ans,  le  centième  anni- 
versaire et  dont  l'imposante  mémoire  lui  offrait  comme  un 
symbole  de  cette  unité  qu'elle  poursuit  vainement,  Goethe  a 
dit  quelque  part  :  a  11  n'y  a  point  d'art  national  ni  de  science 
nationale.  L'art  et  la  science  appartiennent  au  monde  entier 
comme  toutes  les  grandes  choses,  et  ils  ne  peuvent  avancer 
que  par  une  libre  action  réciproque  de  tous  les  contemporains 
les  uns  sur  les  autres,  accompagnée  d'une  étude  constante  des 
monuments  du  passé.  »  Le  Système  national  n'est  donc  point 
une  œuvre  purement  allemande.  Si  un  ardent  patriotisme 
a  conduit  la  plume  de  son  auteur,  si  la  situation  particulière 
de  l'Allemagne  y  a  dicté  beaucoup  de  pages,  les  notions  qu'il 
contient  sur  une  grande  contrée  dont  la  fortune  est  si  intime- 
ment liée  à  la  nôtre  et  qui  ressent  le  contre-coup  de  toutes  nos 
révolutions,  ne  font  qu'augmenter  pour  nous  son  intérêt.  Mais 
le  Système  national  n'est  pas  borné  dans  son  application  à 
l'espace  qui  s'étend  du  Rhin  à  la  Vistule.  Nous  y  reconnaissons 
aisément,  sous  une  forme  plus  scientifique,  il  est  vrai,  des  idées 
qui,  depuis  longtemps,  ont  cours  parmi  nous.  Quoi  qu'il  en 
soit,  on  peut  importer  des  vérités  utiles  d'outre  Rhin,  aussi 
bien  que  d'outre  Manche,  et  aucun  esprit  élevé,  à  quelque 
école  qu'il  appartienne,  ne  dédaignera  une  doctrine  dont  la 
publication  a  été  chez  nos  voisins  un  événement. 

La  question  qui  fait  l'objet  du  Système  national  et  qui  agite 
aujourd'hui  l'Allemagne  plus  vivement  que  jamais,  n'est  pas, 
à  l'heure  qu'il  est,  en  possession  d'émouvoir  parmi  nous  les 
esprits  ;  mais  il  est  évident  qu'elle  n'est  qu'ajournée,  et  qu'elle 
s'emparera  de  l'attention  publique  dès  que  d'autres  questions 
plus  graves  auront  été  résolues.  Publié  dans  le  moment  ac- 


PREMIÈRE  PRÉFACE  DU  TRADUCTEUR.  21 

tiiel,  le  présent  volume  n'excitera  donc  pas  un  intérêt  pas- 
sionné ;  on  n'y  verra  pas,  du  moins,  im  ouvrage  de  circon- 
stance, et  ceux  qui  voudront  bien  le  lire  le  jugeront  plus  sai- 
nement, l'étudieront  avec  plus  de  fruit.  Peut-être,  toutefois, 
cette  grandiose  exposition  anglaise,  qui  réunit  dans  le  palais 
de  cristal  de  Hyde-Park  les  produits  des  deux  hémisphères, 
et  où  les  ressources  diverses  de  chaque  climat  et  les  conquêtes 
industrielles  de  chaque  race  seront  mises  au  grand  jour,  lui 
donne-t-elle  une  certaine  opportunité. 

Mai  1851. 

Henri  RICHELOT. 


NOTICE    BIOGRAPHIQUE 

SUR  FRÉDÉRIC  LIST. 


Le  Système  national  (T  Économie  politique  a  paru  en  1841, 
et  a  eu  en  quelques  années  plusieurs  éditions,  sans  éprouver 
de  changement  ;  il  devait  avoir  une  suite,  mais  la  rédaction 
du  Zollvereinsblattj  fondé  en  1843,  divers  opuscules,  diverses 
affaires  prirent  depuis  lors  tous  les  instants  de  son  auteur. 

M.  L.  Haiisser,  professeur  d'histoire  à  l'université  de  Hei- 
delberg,  a  réuni  tout  récemment  les  plus  importants  entre  les 
autres  écrits  de  l'homme  éminent  qui  avait  été  son  ami.  Voici 
la  liste  de  ces  écrits  avec  la  date  de  leur  publication  ou  de  leur 
composition  : 

1817.  —  Avis  sur  la  création  (ïune  Faculté  de  sciences 
politiques. 

1818  à  1820.  —  Écrits  pour  la  Société  de  commerce, 

1839.  —  La  Liberté  et  les  Restrictions  en  matière  de  com- 
merce extérieur  y  envisagées  du  point  de  vue  historique, 

1839.  —  De  r Importance  d'une  industrie  manufacturière 
nationale, 

1842.  — La  Constitution  agraire  y  V  Agriculture  rabougrie 
et  V Émigration, 

1844.  — Des  Chemins  de  fer  allemands , 

1844.  —  Des  rapports  de  V  Agriculture  avec  V Industrie  et 
le  Commerce, 


NOTICE   BIOGRAPHIQUE    SUR    FRÉDÉRIC    LIST.  23 

1845.  —  De  la  Réforme  économique  du  royaume  de  Hongrie, 

1846.  —  V  Unité  économique  et  'politique  de  V Allemagne . 
1846.  —  DeV Importance  et  des  Conditions  d^une  alliance 

entre  V  Angleterre  et  V  Allemagne. 

M.  Hausser,  s'acquittant  avec  piété  et  talent  d'une  mission 
qui  lui  avait  été  confiée  par  la  famille,  a  consacré  en  même 
temps  tout  un  précieux  volume  à  la  biographie  de  l'illustre 
défunt.  Je  ne  puis  qu'y  renvoyer  ceux  qui  désirent  étudier  à 
fond  ce  grand  cœur.  Mais,  bien  que  le  but  de  la  présente  pu- 
blication soit  avant  tout  théorique,  je  ne  puis  me  dispenser  de 
retracer  en  quelques  pages  la  vie  de  celui  dont  j'ai  traduit  le 
principal  ouvrage.  C'est  surtout  au  travail  détaillé  de  M.  Haus- 
ser que  j'emprunte  les  données  qu'on  va  lire  sur  un  homme 
que  je  n'ai  connu  que  par  ses  écrits  et  par  sa  renommée. 
——Frédéric  List  naquit  le  6  août  1789,  en  Souabe,  dans  la 
ville  libre  de  Reutlingen,  de  parents  considérés.  Jean  List,  son 
père,  mégissier  en  grand,  était  membre  du  Magistrat ,  et,  plus 
tard,  il  fit  partie  du  conseil  municipal,  lorsque  la  cité  passa 
sous  la  domination  du  Wurtemberg.  Envoyé  à  l'école  latine, 
le  jeune  Frédéric  montra,  malgré  sa  vive  intelligence,  peu  de 
goût  pour  les  langues  anciennes  ;  en  revanche,  il  écrivait  en 
allemand  mieux  qu'aucun  de  ses  camarades.  Sorti  de  l'école 
àTâge  de  quatorze  ans,  on  le  destinait  à  exercer  la  profession 
paternelle,  dans  laquelle  son  frère  aîné  devait  l'instruire  ;  mais 
la  mégisserie  lui  allait  moins  encore  que  le  latin.  Son  maître 
quittait-il  un  instant  l'atelier,  l'indocile  et  malin  apprenti  dis- 
paraissait aussitôt  ;  on  le  retrouvait  ordinairement,  dans  le 
jardin,  au  pied  d'un  arbre,  livré  à  une  lecture,  ou  sur  un 
étang  du  voisinage,  occupé  de  quelque  essai  de  navigation. 
Son  frère  perdit  patience  ;  on  désespéra  de  l'avenir  de  Frédéric 
comme  mégissier,  et,  après  l'avoir  laissé  quelque  temps  à  lui- 
même  et  à  ses  livres,  on  se  décida  à  en  faire  un  employé. 

List  avait  dix-sept  ans  lorsqu'il  quitta  sa  ville  natale  pour 
suivre  cette  carrière.  Après  avoir  rempli  divers  emplois  dans 
plusieurs  villes  du  pays,  il  occupait  en  1816  une  position  ho- 
norable dans  l'administration  centrale  du  Wurtemberg  et  il 


24  NOTICE   BIOGRAPHIQUE 

y  jouissait  de  la  confiance  d'un  homme  d'Etat  distingué,  le 
ministre  Wangenheim.  Wangenheim,  chef  d'un  cabinet  li- 
béral, que  soutenaient  alorsles  sympathies  du  roi,  avait  trouvé 
dans  ce  talent  généreux  un  utile  auxiliaire. 

Né  dans  une  ville  libre,  List  y  avait  puisé  un  vif  attache- 
ment pour  les  libertés  municipales  ;  la  centralisation  adminis- 
trative qui  existait  en  France  sous  l'empire  et  qui  régnait 
aussi  dans  le  Wurtemberg,  lui  était  odieuse.  Contre  la  bu- 
reaucratie wurtembergeoise  en  particulier,  il  avait  des  motifs 
personnels  de  ressentiment;  de  misérables  tracasseries,  de 
scandaleuses  exigences  avaient  abrégé  les  jours  de  sa  mère  et 
avaient  été  cause  de  la  mort  prématurée  et  déchirante  de  son 
frère  aîné.  Lui-même  avait  vu  de  près  les  abus  de  l'adminis- 
tration ;  aussi  prêtait-il  le  concours  le  plus  zélé  aux  réformes 
de  Wangenheim. 

Dans  la  pensée  de  préparer  au  pays  des  serviteurs  plus 
éclairés,  ce  ministre  créa  à  Tubingen,  en  1817,  une  faculté 
des  sciences  politiques;  il  y  offrit  une  chaire  à  son  jeune  col- 
laborateur; après  quelque  résistance,  celui-ci  se  laissa  dé- 
cider par  l'utilité  du  but  à  accepter  une  fonction,  pour  la- 
quelle, disait-il  lui-même,  il  était  loin  d'être  mûr,  et  qui 
peut-être  convenait  mal  à  sa  nature  ardente.  Pendant  le  peu 
de  temps  qu'il  occupa  cette  chaire,  suivant  le  vœu  de  son 
patron,  il  y  fît  la  guerre  aux  préjugés  et  la  propagande  en 
faveur  des  principes  du  gouvernement  constitutionnel. 

En  même  temps,  dans  un  journal  fondé  en  1818  à  Hei- 
bronn  avec  quelques-uns  de  ses  amis,  VAmi  du  peuple  de 
Souabe,  il  créait  un  nouvel  instrument  pour  la  régénération 
de  son  pays,  et  il  y  réclamait  une  bonne  représentation  na- 
tionale, l'administration  soumise  à  un  contrôle,  l'indépen- 
dance des  communes,  la  liberté  de  la  presse  et  le  jury. 

Cependant  le  ministère  de  la  réforme  avait  cédé  la  place 
aux  hommes  de  l'ancien  régime;  et  List  avait  perdu  son  ap- 
pui officiel.  Son  journal  ayant  été  trouvé  incommode,  on  le 
supprima.  Le  libéralisme  de  son  cours  ne  parut  pas  moins 
gênant,  il  donna  lieu  à  des  avertissements  de  l'autorité.    A 


SUR    FRÉDÉRIC    LIST.  25 

cette  époque,  c'était  en  18i9,  List,  se  plaçant  à  la  tète  de  la 
Société  allemande  d'industrie  et  de  commerce,  était  entré 
dans  une  nouvelle  et  glorieuse  carrière.  L'administration 
wurtembergeoise  l'accusa,  à  cette  occasion,  d'avoir,  étant  au 
service  du  Wurtemberg,  accepté  sans  sa  permission  un  em- 
ploi à  l'étranger  ;  pour  en  finir  avec  toutes  ces  chicanes  et 
pour  se  vouer  tout  entier  à  sa  grande  mission  nationale,  List 
se  décida  à  se  démettre  de  sa  chaire,  ce  qu'il  fit  par  une 
lettre  remarquable  au  roi  de  Wurtemberg.  Six  semaines 
après  cette  démission,  Reutlingen,  sa  ville  natale,  le  nomma 
son  représentant;  comme  il  n'avait  pas  trente  ans  accomplis, 
ce  choix  fut  annulé  par  l'administration. 

Les  détails  que  List  lui-même  a  donnés  dans  la  préface  du 
Système  national  sur  l'agitation  qu'il  dirigea  pour  l'abolition 
des  douanes  intérieures,  me  dispensent  de  m'arrêter  sur  cette 
période  importante  de  sa  vie.  L'idée  de  l'association  commer- 
ciale jaillissait  de  la  situation  même  de  l'Allemagne,  elle 
était  en  quelque  sorte  dans  l'atmosphère .  List,  en  se  chargeant 
de  cette  idée,  lui  et  quelques  industriels,  à  la  première  foire 
de  Francfort-sur-le-Mein  en  1819,  en  la  poussant  pendant 
deux  années  fécondes,  non-seulement  par  sa  plume,  mais 
par  des  démarches  actives  auprès  des  hommes  influents  et 
des  ministres  de  toutes  les  cours,  auprès  des  monarques  eux- 
mêmes,  lui  fit  faire,  au  milieu  de  difficultés  sans  nombre, 
un  chemin. rapide,  et  lui  assura  l'avenir,  un  avenir  prochain. 

De  retour  dans  son  pays,  la  ville  de  Reutlingen,  à  la  fin 
de  1 820,  lui  confia  de  nouveau  un  mandat  politique,  et  les 
portes  des  Etats  du  Wurtemberg  s'ouvrirent  devant  lui 
le  6  décembre.  Dès  les  premiers  jours  de  sa  vie  parlemen- 
taire, plein  de  la  pensée  qu'il  avait  personnifiée  en  lui,  il 
saisit  l'assemblée  d'une  proposition  tendant  à  l'abolition  des 
barrières  intérieures  et  à  l'union  commerciale  des  Etats  al- 
lemands. Quelques  jours  après  il  demandait  la  création  d'une 
commission  ayant  pour  but  de  soulager  le  pays  de  l'excès  de 
ses  charges  et  d'aviser  à  une  répartition  équitable  de  l'impôt; 
par  une  troisième  proposition,  enfin,  il  réclamait  des  charn- 


26  NOTICE   BIOGRAPHIQUE 

bres  un  budget  annuel.  Telle  était  l'ardeur  dévorante  de  son 
début  ;  mais  l'ajournement  de  la  Diète,  qui  eut  lieu  le  20  dé- 
cembre, prévint  les  débats  orageux  que  de  telles  propositions 
auraient  soulevés. 

List  n'était  pas  un  révolutionnaire  ;  dans  des  notes  biographi- 
ques qu'il  a  laissées,  il  se  défend  contre  un  tel  reproche.  Le  ré- 
volutionnaire, dit-il,  ne  fait  que  détruire  sans  édifier,  ou,  s'il 
faut  qu'il  édifie,  il  cherche  à  bâtir  son  édifice  sur  une  table 
rase  ;  lui,  il  a  toujours  pris  l'état  de  choses  existant  comme 
point  de  départ  de  ses  réformes ,  sa  république  avait  toujours 
à  sa  tête  un  roi  ou  un  empereur.  La  vérité  est  que  List  n'al- 
lait pas  et  n'est  jamais  allé  au  delà  du  libéralisme  constitu- 
tionnel ;  mais  il  était,  comme  ill'a  été  à  peu  près  toute  sa  vie, 
fort  en  avant  de  ses  compatriotes,  et  les  abus  avaient  en  lui  un 
adversaire  décidé  et  fougueux. 

C'est  ainsi  que,  peu  après  la  session,  il  traça  le  projet  d'une 
pétition  qui  devait  être  adressée  par  ses  commettants  à  la 
chambre  des  députés  et  servir  de  programme  d'une  opposi- 
tion parlementaire;  projet  hardi,  imprudent,  qui  décida  de 
sa  destinée.  Un  exemplaire  lithographie  de  cette  pièce  étant, 
par  anticipation,  tombée  entre  les  mains  du  gouvernement, 
des  poursuites  furent  ordonnées  contre  son  auteur  ;  en  consé- 
quence, en  février  1821,  la  chambre  des  députés  ayant  été 
convoquée  de  nouveau,  son  exclusion  fut  demandée  par  le 
ministère,  aux  termes  de  la  constitution,  et,  malgré  une 
belle  et  vigoureuse  défense,  elle  fut  prononcée  par  56  voix 
contre  36. 

Cette  étrange  façon  de  comprendre  le  gouvernement  con- 
stitutionnel fit  scandale  non-seulement  en  Wurtemberg, 
mais  dans  toute  l'Europe.  Condamné,  après  un  long  procès, 
à  dix  mois  de  travail  forcé  pour  outrage  et  calomnie  envers 
le  gouvernement,  les  tribunaux  et  l'administration  du  Wur- 
temberg, List  chercha  un  refuge  en  France,  et  il  fut  sym- 
pathiquement  accueilli  à  Strasbourg  comme  un  libéral  per- 
sécuté. Il  se  plaisait  dans  cette  ville,  autant  qu'il  le  pouvait 
loin  de  sa  femme  et  de  ses  enfants  restés  à  Stuttgard,  et  il  y 


SUR    FRÉDÉRIC    LIST.  27 

projetait  divers  travaux  littéraires,  entre  autres  une  traduction 
annotée  du  Traité  d'économie  politique  de  J.-B.  Say  ;  mais 
les  rancunes  de  ses  adversaires  le  poursuivirent  dans  cet  asile, 
puis  dans  le  pays  de  Bade,  puis  enfin  en  Suisse  de  canton  en 
canton. 

Dans  un  voyage  qu'il  avait  fait  à  Paris,  au  commencement 
de  1823,  pour  y  chercher  une  occupation,  Lafayette  lui  avait 
offert  généreusement  de  l'emmener  avec  lui  en  Amérique  et 
de  l'y  patronner.  Ce  projet  d'émigration  souriait  à  List  ;  mais 
sa  famille  et  ses  amis  l'en  dissuadèrent.  L'année  suivante,  las 
de  la  vie  errante  qu'il  menait  depuis  deux  ans  et  demi,  il  finit, 
sur  leurs  instances  et  comptant  sur  la  clémence  royale,  par 
rentrer  dans  le  Wurtemberg.  11  ne  tarda  pas  à  se  repentir  de 
sa  confiance.  Enfermé  dans  la  forteresse  d'Asperg,  on  l'y 
employa  à  des  expéditions  et  on  le  traita  durement  comme 
un  malfaiteur.  Enfin,  par  l'intercession  de  quelques  amis,  il 
fut  élargi  au  mois  de  janvier  1825,  sous  la  condition  de 
s'expatrier.  Ni  l'Allemagne  ni  la  France  ne  lui  offraient  de 
riantes  perspectives;  des  lettres  de  Lafayette,  avec  lequel 
il  n'avait  cessé  d'être  en  relation  et  qui  l'avait  devancé  de 
l'autre  côté  de  l'Atlantique,  le  décidèrent  à  choisir  les  Etats- 
Unis  pour  son  lieu  d'exil. 

Lui-même  a  retracé  les  impressions  qu'il  éprouva  au  mo- 
ment solennel  du  départ  :  «  Le  15  avril,  au  point  du  jour, 
nous  nous  mîmes  en  route,  chargés  comme  des  émigrants,  à 
pas  lents  comme  si  nous  avions  peur  d'atteindre  trop  tôt  la 
frontière.  Ma  femme  et  moi,  nous  étions  livrés  à  de  tristes 
pensées;  nous  allions  quitter  l'Allemagne  et  tout  ce  qui  nous 
y  était  cher;  la  quitter  pour  toujours  peut-être,  peut-être, 
en  franchissant  l'Océan ,  voir  un  de  nos  enfants  enseveli 
dans  ses  abîmes,  peut-être  succomber  à  notre  chagrin  et  les 
laisser  orphelins  sur  la  terre  étrangère  !  Nous  n'osions  nous 
regarder,  craignant  de  nous  trahir  l'un  à  l'autre.  Tout  à 
coup  les  enfants  se  mirent  à  chanter  la  chanson  :  «  Allons 
mes  frères^  du  courage  ;  nous  allons  par  terre  et  par  mer  en 
Amérique,  »    Il  nous  fut  impossible  alors  de  contenir  notre 


28  NOTICE    BIOGRAPHIQUE 

douleur.  Ma  femme  fut  la  première  à  se  remettre.  «  Tu  n'as 
rien  à  te  reprocher,  me  dit-elle,  tu  t'es  conduit  comme  un 
homme,  nous  n'émigrons  pas  par  caprice.  Ayons  confiance 
en  Dieu;  c'est  lui  qui  l'a  \oulu,  il  nous  protégera.  Mes  en- 
fants, nous  allons  chanter  a^ec  vous.  »  C'était  une  des  plus 
belles  matinées  que  j'aie  jamais  vues.  Le  soleil  dardait  ses 
premiers  rayons  sur  ce  paradis  du  Palatinat.  Ce  spectacle  fut 
pour  notre  peine  un  baume  adoucissant,  et  bientôt  nous 
chantâmes  joyeusement  tout  ce  que  nous  savions  de  chan- 
sonnettes de  Schiller,  et  finalement  la  chanson  badine 
d'Uhland  :  «  J'a^  donc  enfin  quitté  la  ville  !  »  Les  gens  qui 
nous  rencontraient  devaient  nous  prendre  pour  la  famille 
d'un  employé  bavarois  monté  en  grade  plutôt  que  pour  des 
bannis.  —  Le  bas  Palatinat  est  une  délicieuse  contrée.  La 
nature  y  prodigue  tout  ce  qui  est  nécessaire  à  l'homme,  et 
surtout  le  vin,  ce  don  de  Dieu,  qui  embellit  la  vie  sociale  et 
accroît  les  forces  de  l'homme.  C'est  pour  le  pays  un  bonheur 
que  sa  qualité  ne  s'élèvepas  au-dessus  de  la  médiocrité  dorée. 
S'il  avait  un  peu  plus  de  prix,  le  peuple  ne  le  ferait  venir  que 
pour  la  table  des  grands.  Tel  qu'il  est,  il  coule  dans  les  veines 
des  vignerons  ;  à  ceux  qui  l'ont  produit  à  la  sueur  de  leur 
front  il  procure  des  heures  de  joie. 

De  Saarbruck  nos  exilés  se  rendirent  au  Havre  par  Metz, 
Paris  et  Rouen.  Dans  ce  trajet,  List  remarqua  la  fertilité  et 
et  l'animation  de  la  Normandie  ;  et  l'activité  manufacturière 
de  Bolbec  lui  remit  à  la  pensée  la  théorie  d'Adam  Smith. 
«  J'ai  déjà  combattu  cette  théorie  dans  mes  articles  pour  la 
Société  de  commerce,  mai'^  la  question  mérite  un  plus  mûr 
examen.  J'espère  que  les  États-Unis  m'offriront  un  bel  exem- 
ple à  l'appui  de  mon  opinion  ;  ils  ont  pratiqué  la  théorie  jus- 
qu'à ce  que  leur  industrie  fût  par  terre,  et  alors  ils  ont  eu 
recours  au  système  que  les  théoriciens  réprouvent.  » 

Le  Havre  l'intéressa  vivement,  et  il  était  d'avis  qu'on  pour- 
rait aisément  doubler  le  commerce  de  ce  port  en  le  joignant 
au  Rhin  par  des  canaux  ou  par  des  chemins  de  fer. 

Arrivé  à  New- York  au  mois  de  juin,  après  une  traversée 


SUR    FREDERIC    LIST.  29 

assez  heureuse,  il  se  hâta  d'aller  trouver  Lafayette  à  Philadel- 
phie. Le  héros  des  deux  mondes  le  reçut  avec  bonté  et  l'invita 
obligeamment  à  l'accompagner  dans  sa  marche  triomphale 
au  milieu  du  peuple  américain.  List  assista  ainsi,  le  4  juil- 
let 1825,  à  côté  de  Lafayette,  à  la  fête  de  la  déclaration  d'in- 
dépendance qui  l'émut  profondément,  et,  grâce  à  cette  re- 
commandation puissante,  il  fit  la  connaissance  de  Henri  Clay 
et  des  principaux  hommes  d'Etat  de  l'Amérique. 

Après  quelques  tâtonnements,  il  résolut  de  fixer  sa  rési- 
dence dans  la  Pensylvanie,  avec  l'arrière-pensée  de  fonder 
une  école  des  arts  et  métiers.  Ayant  acheté  pour  une  somme 
assez  modique,  près  de  Harrisbourg,  une  maison  avec  jardin 
et  prairie,  qui  paraissait  avantageusement  située,  il  y  fit  venir 
sa  famille  qu'il  avait  laissée  à  Philadelphie,  acheta  une  dou- 
zaine de  vaches,  et  s'occupa  d'exploiter  sa  nouvelle  propriété. 
Mais  la  mauvaise  foi  des  habitants  du  pays  rendit  l'exploita- 
tion fort  onéreuse  ;  le  lieu  était  malsain,  les  nouveaux  venus 
eurent  la  fièvre  les  uns  après  les  autres,  il  fallut  songer  à  se 
défaire  de  la  maison  à  tout  prix,  et  il  ne  se  présentait  pas 
d'acheteurs  ;  à  bout  de  ressources,  List  accepta  alors  l'offre 
qu'on  lui  fit  de  rédiger  une  feuille  allemande  dans  la  petite 
ville  de  Reading. 

Ce  fut  à  cette  époque  qu'il  publia  sur  la  question  de  la  li- 
berté commerciale  une  série  de  lettres  en  langue  anglaise  qui 
firent  une  grande  sensation,  et  qui  contenaient  le  germe  du 
Système  national,  La  préface  de  ce  dernier  ouvrage  présente 
à  ce  sujet  d'intéressants  détails.  Ce  succès  avait  encouragé 
List  à  la  composition  d'un  ouvrage  d'économie  politique  plus 
étendu,  mais  un  bonheur  fortuit  vint  l'en  distraire,  et  ajour- 
ner ce  travail  à  douze  ans  de  là. 

Ayant  rencontré,  en  se  promenant  dans  une  montagne  voi- 
sine, un  gîte  houiller  des  plus  riches,  il  comprit  sur-le-champ 
la  portée  de  cette  découverte,  et  réussit  à  former,  pour  en  tirer 
parti,  une  société  au  capital  de  700  mille  dollars  (3  millions 
745  mille  francs)  ;  non-seulement  la  mine  fut  exploitée,  mais, 
pour  la  mettre  en  communication  facile  avec  le  canal  de 


30  NOTICE   BIOGRAPHIQUE 

Schuylkill,  on  construisit,  sur  sa  proposition,  le  chemin  de  fer 
de  Tamaqua  à  Port-Clinton.  L'entreprise  promettait  de  bril- 
lants succès,  et  comme  une  large  part  d'intérêt  avait  été  as- 
surée à  son  promoteur,  l'aisance  reparut  au  sein  de  la  famille 
exilée. 

Dans  ces  jours  de  prospérité,  List  ne  pouvait  se  défendre 
de  penser  à  cette  Allemagne  où  il  avait  tant  souffert  :  «  Je 
viens  de  relire,  écrivit-il  à  un  ami  en  octobre  1828,  ma  cor- 
respondance pour  la  Société  de  commerce.  Quels  souvenirs  ! 
C'étaient  les  jours  dorés  de  l'espérance.  J'ai  eu  le  mal  du  pays 
pour  six  semaines  et  je  n'ai  pu  tout  ce  temps  m'occuper  des 
affaires  d'Amérique.  Je  suis  pour  mon  pays  comme  une  mère 
pour  de  laids  enfants,  elle  les  aime  d'autant  plus  qu'ils  ont 
été  plus  maltraités  par  la  nature.  Au  fond  de  tous  mes  projets 
est  l'Allemagne,  le  retour  en  Allemagne.  »  Dans  les  solitudes 
des  montagnes  Bleues,  il  rêvait  un  réseau  de  chemins  de  fer 
allemand,  et  en  1829,  il  adressait  sur  ce  sujet  à  un  hautfonc- 
tionnaire  bavarois,  Joseph  de  Baader,  des  lettres  qui  furent 
publiées  dans  la  Gazette  d'Augsbourg  ;  il  écrivit  au  roi  de  Ba- 
vière lui-même  ;  dans  un  temps  oii  en  Angleterre  même  les 
chemins  de  fer  n'avaient  pas  triomphé  de  tous  les  doutes,  il 
s'écriait  avec  enthousiasme  :  «  Quelle  magnifique  victoire  de 
l'esprit  humain  sur  la  matière  !  »,  et  il  retraçait  avec  une 
rare  justesse  de  coup  d' œil  les  immenses  résultats  qu'ils  étaient 
destinés  à  produire. 

Cependant  le  chemin  de  fer  pensylvanien,  qui  se  faisait  sous 
ses  auspices,  avançait,  et  l'inauguration  en  eut  lieu  dans  l'au- 
tomne de  1831.  Mais  List  n'y  assistait  pas;  quelques  motifs 
qu'il  eût  de  rester  dans  cette  Amérique  où  il  avait  trouvé  for- 
tune et  considération,  il  avait  voulu  revoir  l'Europe.  Peu  de 
mois  après  notre  révolution  de  Juillet,  il  avait  obtenu  du  pré- 
sident Jackson  une  mission  concernant  les  relations  entre  les 
Etats-Unis  et  la  France  ;  le  gouvernement  fédéral  l'avait  en 
même  temps  désigné  pour  le  consulat  des  États-Unis  à  Ham- 
bourg, poste  qui  devait  lui  frayer  un  retour  honorable  dans 
son  pays. 


SUR    FRÉDÉRIC    LIST.  31 

Il  était  arrivé  dans  les  derniers  jours  de  1830  à  Paris, 
homme  nouveau  sur  un  sol  renouvelé.  Cet  esprit  d'initiative, 
cette  ardeur  novatrice  qui  ne  l'abandonnait  jamais,  l'avaient 
suivi  aussi  dans  notre  France.  11  entretint  de  ses  plans  les 
hommes  politiques  du  jour  ;  il  appela  notamment  l'attention 
de  MM.  Rogier  et  Gendebien,  de  Belgique,  alors  à  Paris,  sur 
les  avantages  d'une  jonction  du  port  d'Anvers  au  Rhin  par 
un  chemin  de  fer;  dans  la  Revue  encyclopédique,  il  écrivit 
sur  les  Réformes  économiques,  commerciales  et  politiques  appli- 
cables à  la  France,  et  il  y  traita  en  particulier  des  chemins  de 
fer  ;  dans  le  Constitutionnel  il  signala  la  nécessité  d'une  nou- 
velle loi  sur  l'expropriation  pour  cause  d'utilité  publique  ;  on 
sait  que  l'école  saint-simonienne,  avec  laquelle  il  ne  paraît 
avoir  eu  aucun  rapport,  propageait  alors  avec  beaucoup  d'éclat 
des  idées  semblables. 

De  lui-même  List  avait  presque  immédiatement  renoncé 
au  consulat  de  Hambourg,  dont  les  émoluments,  ainsi  qu'il 
l'avait  appris,  étaient  nécessaires  à  celui  qui  l'occupait  alors  ; 
bientôt,  du  reste,  sa  nomination  donna  lieu  à  une  protestation 
de  la  ville  de  Hambourg,  provoquée,  comme  il  le  pensa,  par 
le  gouvernement  wurtembergeois,  et  elle  ne  fut  pas  ratifiée 
par  le  sénat  américain.  Sa  mission  remplie,  à  la  fin  d'oc- 
tobre 1831,  il  retourna  en  conséquence  aux  Etats-Unis,  mais 
seulement  pour  y  aller  régler  ses  affaires.  Dès  l'année  sui- 
vante, possesseur  d'une  fortune  qui  assurait  son  indépen- 
dance, et  nommé  consul  à  Leipsick,  titre  qui,  à  défaut  de  re- 
venus, le  mettait  à  l'abri  des  persécutions  en  qualité  de 
citoyen  américain,  il  s'embarqua  de  nouveau,  lui  et  sa  famille, 
pour  cette  vieille  Europe  qu'il  ne  devait  plus  quitter,  malgré 
ses  torts  envers  lui.  L'état  de  santé  de  sa  femme  l'ayant  re- 
tenu près  d'une  année  à  Hambourg,  il  ne  fixa  sa  résidence  à 
Leipsick  que  dans  l'été  de  1 833. 

Débarqué  à  peine  en  Allemagne,  il  avait  poursuivi  l'exécu- 
tion des  projets  qui  lui  avaient  fait  franchir  l'Atlantique. 
Déjà,  dans  son  récent  séjour  à  Paris,  il  avait  conçu  le  plan 
d'une  petite  encyclopédie  des  sciences  politiques  destinées  à 


32  NOTICE    BIOGRAPHIQUE 

répandre  de  saines  doctrines  sur  ces  matières  ;  il  le  reprit 
alors  avec  ardeur,  s'assura  le  concours  de  deux  des  meilleurs 
écrivains  politiques  d'outre-Rhin,  Rottek  etWelcker,  et  con- 
clut un  arrangement  avec  un  libraire.  Cette  publication  du 
Slaatslexicon,  dans  laquelle  il  mit  son  argent  en  même  temps 
que  son  talent  et  ses  soins  de  toute  espèce,  fut  pour  lui  une 
source  d'ennuis;  mais,  sans  réaliser  toutes  ses  espérances, 
elle  réussit  néanmoins. 

Il  ne  suivait  pas  avec  moins  de  vivacité  son  idée  favorite 
d'un  réseau  de  chemins  de  fer  allemand  ;  à  Hambourg  cette 
idée  avait  été  repoussée  comme  chimérique  ;  à  Leipsick  elle 
ne  fut  pas  mieux  accueillie  dans  le  commencement  ;  mais  peu 
à  peu  elle  y  gagna  du  terrain,  et  une  brochure  lumineuse 
que  List  publia  sur  un  Système  de  chemins  de  fer  saxon  comme 
base  d^vn  système  allemand  et  en  particulier  sur  rétablissement 
d^une  ligne  de  Leipsick  à  Dresde,  et  où  toutes  les  voies  qui  fu- 
rent depuis  construites  en  Allemagne  sont  indiquées  de  main 
de  maître,  fit  une  sensation  prodigieuse.  Le  gouvernement  et 
les  chambres  de  Saxe,  et  les  autorités  municipales  de  Leipsick 
votèrent  des  remercîments  à  l'auteur  ;  les  chefs  du  commerce 
de  cette  place  vinrent  à  lui  ;  sous  ses  auspices  une  société  se 
forma  pour  la  construction  du  chemin  de  Leipsick  à  Dresde  ; 
membre  du  comité,  il  donna  une  impulsion  vigoureuse  à 
l'entreprise;  mais  il  n'y  recueillit  lui-même  que  des  dégoûts. 
11  avait  eu  la  générosité  de  ne  pas  mettre  de  condition  expresse 
à  son  concours  :  c(  Les  habitants  de  Leipsick,  lui  avait  dit  un 
des  membres  les  plus  considérables  de  la  Société,  ne  sont  pas 
des  Yankees,  ils  se  conduisent  comme  des  hommes  d'hon- 
neur. »  Les  Yankees  avaient  fait  sa  fortune  ;  les  habitants  de 
Leipsick  lui  offrirent  à  titre  de  don  honorifique  une  somme 
de  2,000  thalers  (7,500  fr.)  ;  tel  était  le  prix  de  tant  d'efforts , 
de  tant  de  sacrifices  !  Après  avoir  raconté  cette  mesquinerie, 
M.  Hausser  ajoute  qu'il  n'y  a  pas  lieu  de  s'en  étonner,  et  que 
les  choses  ne  se  font  pas  autrement  en  Allemagne. 

Quelque  blessé  qu'il  fût  des  procédés  dont  on  usait  à  son 
égard,  l'indomptable  activité  de  List  n'en  était  pas  ralentie  ; 


SUR    FRÉDÉRIC    LIST.  33 

pour  la  cause  des  chemins  de  fer,  il  entretenait  une  correspon- 
dance suivie  avec  les  principales  villes  d'Allemagne  ;  il  faisait 
paraître  dans  les  journaux  les  plus  accrédités  des  articles  sans 
nombre;  il  faisait  des  démarches  personnelles,  notamment 
auprès  des  hommes  les  plus  importants  de  Berlin.  L'opinion 
publique  était  vivement  émue  pour  ce  grand  intérêt  national, 
et,  si  les  gouvernements  hésitaient  encore,  l'industrie  parti- 
culière se  mettait  en  campagne  sur  plusieurs  points.  Ce  mou- 
vement fut  encore  accéléré  par  le  Journal  des  chemins  de  fer  y 
que  List  fonda  à  la  tin  de  1835. 

Peu  après,  la  même  cause  le  conduisit  à  Francfort-sur-le- 
Mein;  dans  cette  ville,  l'idée  lui  vint  d'aller  revoir  son  pays 
natal  après  un  éloignement  de  plus  de  quinze  années.  Ses 
compatriotes  raccueillirent  à  bras  ouverts;  tout  Stuttgard  ne 
parla  pendant  quelques  jours  que  du  consul  List  ;  il  se  crut 
réconcihé  avec  le  gouvernement  wurtembergeois  ;  en  Wur- 
temberg, dans  le  pays  de  Bade,  on  lui  témoignait  partout  les 
plus  grands  égards  ;  la  Faculté  de  droit  de  Fribourg,  après 
examen  des  pièces  de  son  procès,  en  déclara  la  nullité  ;  dans 
sa  joie  d'une  telle  réception,  il  écrivait  à  sa  femme  :  «  Ce  sont 
de  braves  gens  que  les  Souabes  !  »,  et  il  était  décidé  à  se  fixer 
de  nouveau  parmi  eux  ;  mais  on  refusa  de  lui  rendre  sa  qua- 
lité de  citoyen,  et  l'on  consentit  seulement  à  le  traiter  comme 
un  étranger  ayant  permission  de  résider  dans  le  royaume. 
Cruellement  déçu,  il  retourna  à  Leipsick,  où  de  nouveaux 
chagrins  l'attendaient  ;  son  Journal  des  chemins  de  fer  était  en 
voie  de  prospérité  ;  le  gouvernement  autrichien  interdite  cette 
feuille  l'entrée  du  territoire  impérial  ;  et  à  la  même  époque, 
îl  apprit  que  la  crise  financière  des  Etats-Unis  l'avait  à  peu 
près  ruiné.  Afin  de  prendre  sur  ce  dernier  point  des  informa- 
tions exactes  et  de  se  remettre  des  dégoûts  dont  on  l'avait 
abreuvé  dans  son  pays,  à  la  fin  de  1837,  il  partit  pour  Paris 
avec  l'une  de  ses  filles,  qui  écrivait  sous  sa  dictée  et  qui  savait 
parfaitement  le  français. 

Dans  ce  voyage,  il  fit  une  halte  agréable  à  Bruxelles  ;  il  y 
fut  accueilli  poliment  par  M.  Nothomb,  cet  homme  d'Etat  si 

3 


34  NOTICE   BIOGRAPHIQUE 

spirituel  et  si  aimable  ;  le  roi  Léopold  lui  témoigna  de  Tin- 
térêt  ;  enfin,  la  rencontre  du  docteur  Kolb,  dans  une  excur- 
sion à  Ostende,  renoua  d'anciennes  relations  et  ouvrit  à  Témi- 
nent  voyageur  les  colonnes  de  la  Gazette  iT Augsbourg , 

En  France,  sur  la  recommandation  du  roi  des  Belges,  il  fut 
admis  auprès  de  Louis-Philippe  ;  il  fut  charmé  de  son  entre- 
vue avec  ce  prince,  qui  l'entretint  de  l'Allemagne,  de  l'Amé- 
rique du  Nord,  des  cultivateurs  allemands  de  la  Pensylvanie, 
et  qui  parla  tour  à  lour  français,  allemand  et  anglais,  suivant 
qu'il  était  question  de  l'un  ou  de  l'autre  des  trois  pays.  Mais, 
il  fut  peu  satisfait  de  la  France  ;  en  1830,  venant  des  États- 
Unis,  il  nous  avait  trouvés  frivoles  ;  alors,  plus  pénétré  encore 
de  l'importance  d'un  réseau  de  chemins  de  fer  français,  il 
s'écriait  en  présence  de  nos  retards  et  de  notre  impuissance  : 
c(  Ces  gens-là  ne  s'intéressent  qu'au  théâtre  et  à  la  guerre.  » 
Le  temps  qu'il  passa  dans  notre  capitale  ne  fut  pas  d'ailleurs 
perdu  pour  lui  ;  la  préface  du  Système  national  explique 
comment  un  sujet  de  prix  proposé  par  l'Académie  des  sciences 
morales  et  politiques  tourna  son  activité  vers  une  question 
qui  l'avait  occupé  toute  sa  vie,  celle  du  commerce  interna- 
tional, comment  un  Mémoire  improvisé  devint  peu  à  peu  un 
volume,  et  comment,  par  des  articles  insérés  dans  la  Revue 
Irimestrielle  allemande  et  dans  la  Gazette  d'Augshourgy  il  pré- 
para ses  compatriotes  à  la  publication  de  ce  beau  livre.  Tout 
entier  à  la  composition  de  son  ouvrage,  il  vivait  dans  la 
retraite,  et  ne  voyait  même  parmi  ses  compatriotes  que  Heine, 
Venedey  et  Laube  :  «  Sitôt  que  j'aurai  fini  mon  premier 
volume,  disait-il  à  ce  dernier,  je  retournerai  en  Allemagne, 
j'y  prêcherai  une  économie  nationale  pratique,  fruit  de  moii 
expérience  durant  vingt  années,  et  je  m'y  brouillerai  avec 
tous  les  savants.  » 

Le  reste  de  sa  famille  était  venue  le  rejoindre  à  Paris  ;  il  était 
plein  de  santé  et  paraissait  heureux  ;  la  mort  de  son  fils  vint 
troubler  sa  félicité  domestique.  Ce  jeune  homme,  dont  il  avait 
voulu  faire  un  ingénieur,  entraîné  par  un  goût  décidé  pour  la 
vie  militaire,  avait  pris  du  service  dans  notre  armée  de  l'Ai- 


SUR  FRÉDÉRIC   LIST.  35 

gérie,  et  paraissait  destiné  à  un  avancement  rapide  ;  il  fut 
emporté  par  la  fièvre  chaude.  List  fut  accablé  de  ce  coup,  qu'il 
ressentit  jusqu'à  ses  derniers  jours.  11  n'avait  plus  rien  à  faire 
en  France  (1)  ;  dans  l'été  de  1840,  il  reprit  le  chemin  de  l'Al- 
lemagne, laquelle  semblait,  à  ce  moment,  sortir  de  sa  lan- 
gueur et  où  il  croyait  avoir  à  jouer  un  rôle. 

En  retournant  à  Leipsick,  il  eut  connaissance  qu'une  vive 
inquiétude  régnait  dans  les  principautés  thuringiennes  au 
sujet  de  la  direction  du  chemin  de  fer  de  Halle  à  Cassel  ;  il 
était  question  d'abandonner  l'ancienne  route  commerciale  par 
Weimar,  Erfurt,  Gotha  et  Eisenach,  afin  d'abréger  un  peu 
le  parcours  ;  List  comprit  qu'on  faisait  une  faute  ;  et,  par  sa 
plume  et  son  activité  personnelle,  il  fit  prévaloir  le  tracé  le 
plus  conforme  aux  intérêts  de  la  contrée.  «  C'est  à  un  seul 
homme,  dit  le  duc  de  Saxe-Gotha,  que  nous  sommes  redeva- 
bles de  ce  résultat,  et  cet  homme  est  le  consul  List,  que  l'in- 
gratitude dont  on  a  payé  son  patriotisme  n'a  pas  empêché  de 
nous  consacrer  son  temps  et  ses  efforts  pour  nous  éclairer  sur 
nos  véritables  intérêts.  »  A  cette  occasion,  en  novembre  1840, 
l'université  d'Iéna  lui  décerna  le  diplôme  de  docteur  en  droit, 
pour  ses  services  dans  la  cause  de  la  Société  de  commerce  et 
dans  celle  des  chemins  de  fer  allemands. 

Après  un  court  séjour  à  Weimar,  le  nouveau  docteur 
choisit  Augsbourg  pour  sa  résidence,  agita  de  nouveau,  dans 
la  Gazette  y  les  grands  intérêts  économiques  de  son  pays,  et  fit 
paraître,  au  mois  de  mai  1841,  le  Système  national^  dont  le 
succès  fut  immense.  Si  la  préface  de  cet  ouvrage  est,  dans 
quelques  endroits,  amère  et  passionnée,  c'est  (l'auteur  l'a 
expliqué  plus  tard  dans  une  lettre  à  son  ami)  qu'elle  fut  écrite 
sous  l'impression  de  la  nouvelle  qu'il  se  négociait  avec  l'An- 
gleterre un  traité  de  commerce  sur  des  bases  ruineuses  pour 
l'Allemagne  :  «  Sans  cela,  ajoute-t-il,  comment  me  serais-je 

(1)  M.  Hausser  parle  ici  d'oflFres  obligeantes  de  M.  Thiers,  alors  président 
du  conseil,  qui  ne  purent  retenir  rëconomisle  allemand.  M.  Thiers  m'a  as- 
suré n'avoir  eu  aucune  relation  avec  List.  J'ai,  en  conséquence,  modifié  ce 
passage  de  la  première  édition. 


;id  NOTICE   BIOGRAPHIQUE 

avisé  de  porter  aux  nues,  comme  je  l'ai  fait,  le  jeune  Mar- 
witz  ?  »  Le  nom  de  List  retentit  alors  dans  toutes  les  bouches 
avec  les  éloges  des  uns  et  les  injures  des  autres  ;  et  le  banni 
de  1825  atteignit  enfin  un  but  qu'il  n'avait  cessé  de  poursuivre 
et  qui  toujours  lui  avait  échappé  ;  à  la  suite  d'une  audience 
que  lui  accorda  le  roi  de  Wurtemberg,  le  département  cri- 
minel lui  notifia  sa  réhabilitation. 

Rétabli  d'une  chute  où  il  s'était  cassé  la  jambe  et  qui  avait 
quelque  temps  interrompu  ses  travaux,  List  se  prépara  à  des 
luttes  nouvelles.  Le  débat  entre  le  libre  échange  et  la  protec- 
tion était  très-vif  alors,  et  il  avait  été  ranimé  encore  par  le 
congrès  douanier  de  l'Association  allemande  en  1842.  List 
proposa  à  l'éditeur  Cotta  de  fonder  un  organe  spécial  pour  les 
questions  économiques  en  général,  et  pour  le  système  protec- 
teur en  particulier.  Le  1^'  janvier  1843,  ce  journal  parut 
sous  le  titre  heureux  de  Zollvereinshlatt ^  ou  feuille  de  ZoUve- 
rein.  Le  rare  talent  de  journaliste  dont  List  avait  déjà  donné 
tant  de  preuves,  jeta  alors  plus  d'éclat  que  jamais  ;  sans  posi- 
tion officielle,  sans  titre,  sans  fortune,  en  butte  à  toutes  sortes 
d'attaques  et  de  calomnies,  le  rédacteur  en  chef  du  Zollve- 
reinsblatt  devint  un  homme  considérable  par  le  seul  prestige 
de  son  talent  et  de  son  caractère. 

Les  dépêches  des  ministres  britanniques  le  signalèrent  au 
cabinet  de  Londres  comme  un  ennemi  dangereux.  Sa  polémi- 
que était  inspirée  en  effet  par  la  pensée  de  soustraire  complè- 
tement son  pays  au  monopole  manufacturier  de  l'Angleterre  ; 
mais  il  se  défendait  d'éprouver  de  la  haine  contre  une  nation 
qu'il  admirait,  qui  était  pour  lui  la  nation  modèle.  Voici  ce 
qu'il  répondit  une  fois  au  reproche  qu'un  Anglais  lui  avait 
adressé  d'annoncer  avec  une  joie  barbare  la  chute  prochaine 
de  la  puissance  britannique  :  «  Bien  loin  de  partager  les  sen- 
timents ridicules  des  Français  qui,  à  chaque  désastre  que  les 
Anglais  éprouvent  aux  Indes  orientales  ou  en  Chine,  à  chaque 
mauvaise  nouvelle  des  Antilles  ou  du  Canada,  à  chaque  nau- 
frage d'une  frégate  anglaise,  prédisent  d'un  air  triomphant  la 
chute  de  la  Grande-Bretagne,  nous  avons  toujours  pensé  que 


SUR   FRÉDÉRIC   LIST.  37 

J'Angleterre  n'est  qu'au  début,  de  sa  grawdeur.  Non,  nous 
n'irons  pas  de  gaieté  de  cœur  compromettre  notre  réputation 
de  publiciste  en  annonçant  un  événement,  qui  ne  saurait  arri- 
ver, que  si  l'Angleterre  continuait  à  abêtir  systématiquement 
une  grande  partie  de  sa  population,  et  à  gouverner  ses  cent 
millions  de  sujets  dans  Tlnde  plus  mal  que  le  pacha  d'Egypte 
ne  gouverne  ses  Fellahs.  Peut-être  aucun  écrivain  n'a  exalté 
l'Angleterre  autant  que  nous,  et,  loin  de  haïr  les  Anglais, 
nous  sympathisons  avec  eux  plus  qu'avec  aucun  autre  peuple. 
Ce  que  nous  détestons  de  toute  notre  âme,  c'est  cette  tyrannie 
commerciale  de  John  Bull  qui  veut  tout  absorber,  qui  ne  veut 
laisser  s'élever  aucune  autre  nation,  et  qui  cherche  à  nous 
faire  avaler  les  pilules  fabriquées  par  sa  cupidité  comme  un 
pur  produit  de  la  science  ou  de  la  philanthropie.  » 

Cependant  ce  chaleureux  patriote,  ce  grand  agitateur,  avait 
ses  jours  de  lassitude  et  de  découragement.  L'avenir  des  siens 
l'inquiétait  ;  des  pourparlers  pour  lui  donner  une  position 
officielle  en  Wurtemberg  ou  en  Bavière  n'avaient  pas  eu  de 
suite  ;  sa  santé  et  sa  fortune  détruites  après  tant  d'efforts,  il  se 
voyait  réduit  à  vivre  de  sa  plume,  d'une  feuille  que  l'autorité 
pouvait  supprimer  au  premier  jour.  Lui,  qui  habituellement 
travaillait  avec  autant  de  facilité  que  d'ardeur,  se  sentait  quel- 
quefois affaissé,  et  c'était  pour  lui  un  supplice  horrible  d'avoir 
à  fournir  de  la  copie  pour  remplir  son  journal. 

A  ses  souffrances,  à  la  fois  physiques  et  morales,  il  cherchait 
un  remède  dans  des  voyages,  voyages  d'ailleurs  bien  remplis, 
bien  employés.  En  1844  nous  le  voyons  en  Belgique  où  il 
suggère  les  bases  du  traité  de  commerce  et  de  navigation  qui 
mit  fin  à  un  différend  entre  cet  Etat  et  l'Association  allemande, 
mais  qui  n'a  pas  réalisé  les  espérances  conçues  par  ses  négo- 
ciateurs ;  puis  à  Munich,  où  un  congrès  agricole  lui  fournit 
l'occasion  de  traiter,  dans  un  écrit  remarquable,  de  la  soli- 
darité qui  existe  entre  Tindustrie  manufacturière  et  l'agricul- 
ture ;  puis  enfin  à  Vienne  et  en  Hongrie,  où  son  voyage  est 
une  continuelle  ovation,  et  où  il  sème  libéralement  les  idées 
dont  sa  tête  est  pleine. 


38  NOTICE   BIOGRAPHIQUE 

A  la  suite  de  soft  séjour  au  milieu  des  Magyars,  il  écrivit  sur 
la  Hongrie  un  mémoire,  où  nous  lisons  ces  lignes  en  partie 
prophétiques  :  «  Quand  même  nous  n'aurions  en  perspective 
ni  révolution,  ni  guerre  européenne,  il  existe  en  France  trop 
de  mécontentement  et  d'irritation  pour  qu'il  n'y  ait  pas  lieu 
de  craindre  du  moins  des  troubles  sérieux  à  la  mort  du  roi. 
Ces  troubles  tourneraient  soudainement  du  côté  de  l'Ouest 
toute  l'attention  de  l'Autriche  et  de  la  Prusse.  Supposons  que 
la  plaie  de  la  Hongrie  reste  encore  ouverte,  rien  ne  serait  plus 
naturel  que  de  voir  l'opposition  hongroise  saisir  cette  occa- 
sion favorable  d'élever  les  plus  hautes  prétentions  vis-à-vis 
du  gouvernement  autrichien  réduit  aux  abois.  Ce  serait  alors 
pour  la  Russie  le  moment  propice  d'intervenir  entre  l'Autri- 
che et  la  Hongrie.  » 

List  était  alors  à  l'apogée  de  son  influence  ;  il  répandait  par- 
tout la  vie  autour  de  lui  ;  il  était  comme  le  centre  auquel  tous 
les  grands  intérêts  du  pays  aboutissaient  ;  il  était,  comme  on 
l'a  appelé,  l'Agent  général  de  l'Allemagne  (der  Allgemeine 
deutsche  consulent)  ;  mais,  malgré  quelques  témoignages  de 
la  sympathie  publique,  sa  situation  personnelle  restait  tou- 
jours la  même.  En  remerciant  des  industriels  qui  lui  avaient 
adressé  un  présent,  il  écrivait  avec  tristesse  :  «  Lorsqu'en  1 818 
je  me  mis  à  la  tête  de  cette  Société  de  commerce  d'où  est  né 
le  Zollverein,  j'avais  une  belle  fortune,  et  de  plus  une  place 
qui  me  donnait  un  honnête  revenu  et  m'assurait  un  avenir 
administratif.  Mes  efforts  dans  l'intérêt  de  l'industrie  alle- 
mande ont  eu  pour  conséquence  la  perte,  non-seulement 
d'une  grande  partie  de  ma  fortune,  mais  encore  de  mon 
emploi,  de  ma  carrière,  enfin  de  mon  pays.  A  mon  retour 
d'Amérique,  en  1831 ,  j'étais  redevenu  riche.  En  travaillant 
pour  les  chemins  de  fer  et  pour  une  politique  commerciale 
allemande,  j'espérais  avoir  bien  mérité  de  mon  pays  et  con- 
server au  moins  ma  fortune.  Pour  prix  de  mon  zèle,  j'ai  été 
persécuté  et  j'ai  perdu  une  grande  partie  de  ce  que  j'avais. 
Aujourd'hui,  près  de  la  soixantaine,  et  affligé  d'infirmités 
physiques,  je  ne  vois  l'avenir  qu'avec  inquiétude  ;  je  ne  me 


SUR   FRÉDÉRIC    LIST.  39 

crois  pas  même  assez  de  force  pour  émigrer  une  seconde  fois 
aux  États-Unis  ;  où  des  amis  m'appellent  et  où  je  me  rétablirais 
facilement  en  quelques  années.  »  A  la  même  époque,  le  déni- 
grement stupide,  l'envie,  la  calomnie  se  déchaînaient  pour 
lui  contester  ses  titres  les  plus  clairs,  et  comme  pour  lui 
porter  le  dernier  coup.  Que  je  me  sais  de  gré  de  lui  avoir 
rendu  alors  spontanément,  dans  V Association  douanière  aile- 
mande,  un  humble  hommage,  dont  j'ai  appris  depuis  avec 
bonheur  qu'il  avait  été  vivement  touché  ! 

Le  Zollvereinsblatt  avait  souffert  de  fréquentes  absences  de 
son  rédacteur  en  chef,  et  celui-ci,  à  qui  Cotta  avait  cédé  sa 
propriété,  se  disposait  à  lui  imprimer  un  nouvel  élan.  C'était 
en  1846  ;  la  ligue  triomphait  en  Angleterre,  comme  il  l'avait 
toujours  prévu  ;  il  ne  put  résister  à  l'envie  de  voir  Londres  à 
cette  heure  décisive.  Il  se  mit  en  route  au  mois  de  juin  :  «  J'ai 
été  témoin  la  nuit  dernière,  écrivit-il  presque  en  arrivant,  de 
deux  événements  considérables  ;  dans  la  chambre  haute,  j'ai 
vu  la  législation  des  céréales  décéder  aux  acclamations  de 
leurs  seigneuries,  et,  quelques  heures  après,  dans  la  cham- 
bre basse  le  ministère  Peel  recevoir  le  coup  de  mort  ;  j'en 
suis  encore  tout  ému.  La  place  que  j'occupais  m'offrait  un 
riche  sujet  d'observations.  Devant  moi  était  l'égyptien  Ibrahim 
avec  sa  suite.  Quelques-uns  des  hommes  politiques  les  plus 
considérables ,  notamment  lord  John  Russell ,  sont  venus 
échanger  quelques  paroles  avec  lui.  Lord  Monteagle  a  eu 
l'obligeance  de  me  désigner  non-seulement  les  pairs  et  les  lit- 
térateurs distingués  qui  se  trouvaient  dans  notre  voisinage, 
mais  les  membres  les  plus  importants  de  la  chambre  des 
communes.  «  Le  vieux  monsieur  que  voici,  me  dit  le  docteur 
«  Bowring,  le  vieux  monsieur  au  frac  bleu,  qui  incline  la  tête 
«  sur  sa  poitrine  comme  s'il  dormait,  c'est  le  duc  de  fer  [i). 
«  Voulez-vous  me  permettre  de  vous  présenter  M.  Mac-Gre- 
«  gor  ?  »  Un  homme  poli,  au  regard  intelligent,  me  serra  la 
main.  «  M.  Cobden  désire  faire  votre  connaissance,  me  dit-on, 

(1)  le  duc  de  Wellington. 


40  NOTICE   BIOGRAPHIQUE 

«  d'un  autre  côté  ;  y>  et  un  homme,  encore  jeune  et  à  la 
physionomie  heureuse,  tendit  la  main  vers  moi  :  «  Vous  êtes 
c(  donc  venu  ici  pour  vous  convertir  ?  —  Oui,  répondis-je,  et 
«  pour  demander  l'absolution  de  mes  péchés.  »  Je  restai  ainsi 
un  quart  d'heure  à  plaisanter  au  milieu  de  mes  trois  grands 
adversaires.  Quelle  vie  politique  dans  ce  pays-ci  !  On  y  voit 
l'histoire  pousser.  » 

Dans  ce  séjour  à  Londres,  qui  dura  environ  trois  mois,  en- 
couragé par  le  ministre  de  Prusse,  de  Bunsen,  List  composa 
un  mémoire  concernant  les  avantages  et  les  conditions  d'une 
alliance  entre  l'Angleterre  et  l'Allemagne.  Il  est  question, 
dans  une  note  de  la  présente  traduction,  de  cet  écrit  qui  fut  le 
dernier  de  List  et  comme  son  testament  politique  et  économi- 
que. Le  peu  d'effet  qu'il  produisit  sur  les  hommes  d'Etat  de 
l'Angleterre  auxquels  il  avait  été  adressé,  acheva  de  décou- 
rager son  auteur. 

Déjà  List  semblait  avoir  le  pressentiment  de  sa  fin  pro- 
chaine. Plus  d'une  fois,  à  Londres,  il  avait  trahi  ce  douloureux 
secret  :  «  Je  dois  me  hâter,  disait-il  un  jour,  de  terminer  mes 
affaires,  et  de  me  mettre  en  route  ;  car  il  me  semble  que  je 
porte  en  moi  une  maladie  mortelle  et  que  je  mourrai  bientôt  ; 
or,  je  voudrais  mourir  et  être  inhumé  dans  mon  pays.  »  Une 
autre  fois,  il  se  plaignait  de  l'affaissement  de  son  esprit  et  de 
la  fatigue  que  lui  causaient  un  labeur  quotidien  et  des  efforts 
sans  relâche  :  «  On  dit,  ajouta-t-il,  que  le  Zollverein,  pour 
me  récompenser  de  ce  que  j'ai  fait  pour  lui,  me  mettra  une 
couronne  sur  la  tête  ;  si  c'est  son  intention,  il  faut  qu'il  se 
hâte  ;  aujourd'hui  il  trouverait  encore  quelques  cheveux  gris 
à  couronner  ;  qui  sait  si  l'an  prochain  il  trouvera  autre  chose 
qu'un  cadavre?  »  Celui  qui  prononçait  ces  paroles  paraissait 
cependant  dans  la  pleine  possession  de  ses  rares  facultés  de 
corps  et  d'esprit,  et  sa  constitution  robuste  semblait  lui  pro- 
mettre une  longue  carrière. 

Mais  cette  apparence  était  trompeuse.  Tant  d'entreprises, 
tant  d'études  et  tant  de  combats,  où  il  avait  mis  non-seulement 
toutes  ses  forces,  mais  tout  son  cœur,  n'avaient  pu  manquer 


SUR   FRÉDÉRIC    LIST.  41 

d'entamer  cette  vigoureuse  nature.  Toutefois  il  y  avait  bien 
autre  chose  chez  lui  que  de  la  lassitude  ;  le  mal  qui  le  dévorait 
était  celui  des  novateurs,  des  hommes  de  désir,  qui  s'irritent 
contre  des  obstacles  opposés  par  les  préjugés  ou  par  des  in- 
térêts individuels  au  succès  de  leurs  plans  généreux  ;  c'était 
le  chagrin  et  le  dégoût  que  lui  causait  l'ingratitude  de  ses  con- 
citoyens. Lui  qui  avait  tout  fait  pour  son  pays,  lui  dont  les 
conceptions  avaient  enfanté  autour  de  lui  la  richesse»  lui  dont 
les  idées  étaient  devenues  celles  de  tout  un  peuple,  pour  prix 
du  dévouement  exalté  de  toute  sa  vie,  il  n'avait  recueilli  que 
des  mécomptes,  des  inimitiés,  des  humiliations.  Cette  coupa- 
ble indifférence  l'avait  blessé  profondément  et  lui  avait  brisé 
le  cœur  ;  c'était  la  maladie  mortelle  dont  il  était  atteint  et  à 
laquelle  il  a  succombé. 

La  vie  et  le  climat  de  l'Angleterrre  ne  lui  convenaient  pas  ; 
il  y  avait  été  presque  toujours  indisposé,  et  ses  douleurs  d'en- 
trailles avaient  augmenté  sensiblement.  A  son  retour,  en  au- 
tomne, sa  famille  et  ses  amis  le  trouvèrent  changé.  En  no- 
vembre, son  mal  empira  ,  il  paraissait  abattu,  et  cependant 
jusque  dans  ses  derniers  jours  son  activité  organisatrice  ne  se 
reposait  pas  ;  il  était  en  train  de  fonder  une  vaste  association 
en  Bavière.  Un  matin,  pour  chercher  un  soulagement  à  ses 
souffrances  dans  les  distractions  d'un  voyage,  il  partit  pour 
Munich  ;  sa  famille  reçut  de  lui  un  billet  de  Tegernsee  ;  il 
voulait,  y  écrivait-il,  aller  à  Meran,  où  la  douceur  de  l'air  lui 
ferait  du  bien.  Quelques  jours  après,  la  Gazette  (TAugsbourg 
apprenait  sa  fin  tragique,  avec  cette  citation  de  Sénèque  :  «  Non 
afferam  mihi  manus  propter  dolorem  ;  sic  mori^  vinci  est. 
Hune  tamen  si  sciero  perpétua  mihi  esse  patiendum^  exiho  non 
propter  ipsum,  sed  quia  impedimento  mihi  futurus  est  ad  omne 
propter  quod  vivitur  (1).  » 

Arrivé  à  Schwatz,  le  mauvais  temps  avait  obligé  List  de  re- 

(1)  Je  ne  porterai  pas  la  main  sur  moi,  en  cédant  à  ma  douleur;  mourir 
ainsi,  c'est  être  vaincu.  Si  cependant  je  sais  que  je  dois  la  supporter  toujours, 
je  m'en  irai  non  à  cause  d'elle,  mais  parce  qu'elle  me  ferait  obstacle  pour 
tout  ce  qui  constitue  le  but  de  la  vie. 


42  NOTICE   BIOGRAPHIQUE 

venir  sur  ses  pas.  Il  s'arrêta  à  Kufstein  dans  un  hôtel.  Bien 
qu'il  ne  manquât  pas  d'argent,  il  refusa  de  belles  chambres 
qu'on  lui  avait  montrées  :  «  Je  suis  trop  pauvre,  dit-il,  don- 
nez-moi la  plus  mauvaise  chambre  de  la  maison.  »  Il  resta 
plusieurs  jours  au  lit  au  milieu  des  souffrances  les  plus  vives. 

Une  lettre  adressée  au  docteur  Kolb,  la  dernière  qu'il  écri- 
vit, fait  connaître  son  triste  état. 

«  Mon  cher  Kolb,  j'ai  déjà  essayé  dix  fois  d'écrire  aux  miens, 
à  mon  excellente  femme,  à  mes  charmantes  enfants,  mais  ma 
tête,  ma  main,  ma  plume  m'ont  refusé  ce  service.  Que  le  ciel 
les  soutienne  !  —  J'espérais  que  le  mouvement  et  une  courte 
résidence  dans  un  pays  plus  chaud  m'auraient  rendu  la  force 
de  travailler  ;  mais  chaque  jour  augmentait  mes  douleurs 
de  tête  et  mon  oppression.  —  Et  ce  temps  eff'royable  !  A 
Schwatz  j'ai  dû  rebrousser  chemin,  mais  je  n'ai  pu  aller  au 
delà  de  Kufstein,  où  j#  suis  resté  gisant  dans  un  état  affreux, 
tout  mon  sang  se  précipitant  vers  mon  cerveau,  surtout  le 
matin.  —  Et  l'avenir  î  Sans  revenus  de  ma  plume,  je  serais 
obhgé,  pour  vivre,  de  dévorer  la  fortune  de  ma  femme,  qui  est 
loin  de  suffire  à  ses  besoins  et  à  ceux  de  ses  enfants.  —  Je  suis 
comme  désespéré  !  —  Dieu  ait  pitié  de  ma  famille  !  Chaque 
soir,  depuis  quatre  jours,  et  aujourd'hui  pour  la  cinquième 
fois,  je  projette  de  partir  pour  Augsbourg,  et  chaque  matin 
j'y  renonce.  Dieu  vous  récompensera  de  ce  que  vous  ou  d'au- 
tres amis  feront  pour  les  miens.  Adieu  ! 

«  Fr.  LIST.» 

Ces  dernières  lignes  étaient  tracées  d'une  main  tremblante 
et  chargées  de  ratures. 

Ce  même  matin  il  quitta  l'hôtel  et  ne  reparut  pas  le  soir. 
L'aubergiste  inquiet  entra  dans  sa  chambre,  et  apprit  par  la 
lettre  qu'on  vient  de  lire  quel  hôte  il  avait  reçu.  Des  recher- 
ches furent  ordonnées,  on  finit  par  trouver  à  peu  de  distance 
de  la  ville,  couvert  d'une  neige  fraîchement  tombée,  le  cada- 
vre du  voyageur.  Le  médecin  de  Kufstein,  ayant  fait  l'autopsie, 
constata  dans  le  corps  l'agglomération  de  masses  de  graisse 


SUR    FRÉDÉRIC    LIST.  43 

et  l'interruption  complète  des  fonctions  digestives  ;  il  déclara 
que  le  défunt,  à  ses  derniers  instants,  n'avait  pu  avoir  l'usage 
de  sa  raison.  Les  habitants  de  cette  ville  obscure  du  Tyrol, 
douloureusement  émus,  inhumèrent  avec  solennité  l'illustre 
écrivain.  Né  en  1789,  List  avait  57  ans  révolus;  protestant, 
ce  fut  un  cimetière  catholique  qui  recueillit  ses  derniers 
restes. 

Lorsque  la  nouvelle  de  cette  mort  inopinée  se  répandit,  les 
compatriotes  de  List  éprouvèrent  une  vive  douleur  ;  ils  sen- 
tirent qu'ils  avaient  fait  une  perte  immense,  et  alors  on  put 
répéter  ce  mot  qui  s'est  vérifié  à  l'égard  de  tant  d'autres  grands 
hommes  :  divus  diim  ne  sit  vivus.  Ce  fut  un  vaste  concert  de 
regrets  et  d'éloges,  concert  que  n'ont  troublé,  depuis,  qu'un 
petit  nombre  de  voix  discordantes  ;  les  témoignages  furent 
les  mêmes  dans  le  Nord  et  dans  le  Midi,  sur  les  bords  de  l'Isar 
et  du  Rhin,  et  sur  ceux  de  l'Elbe  et  du  Wéser  ;  en  présence 
d*un  froid  cadavre,  les  inimitiés  s'éteignirent  et  l'indifférence 
se  passionna.  On  célébra  à  l'envi  les  belles  qualités,  les  écla- 
tants services  de  celui  qui  n'était  plus  ;  la  chaleur  d'âme  et 
la  haute  intelligence  du  patriote,  l'originahté  du  penseur,  la 
vigueur  de  l'écrivain,  la  fougue  et  la  persévérance  de  l'agita- 
teur, et  en  même  temps  les  vertus  simples  et  touchantes  de 
l'homme  privé  Cet  homme  qui,  dans  une  condition  modeste, 
était  devenu  une  puissance,  et  qui  n'avait  eu  qu'une  pensée, 
l'émancipation  politique  et  industrielle  de  son  pays,  fut  rangé, 
par  la  reconnaissance  tardive  de  ses  concitoyens,  parmi  ces 
grands  esprits  et  parmi  ces  grands  cœurs  qui  font  l'orgueil 
d'une  nation  et  marquent  dans  l'histoire  une  ère  nouvelle  ; 
on  alla  jusqu'à  le  comparer  à  Luther. 

Mais  cette  admiration  était  mêlée  d'un  sentiment  pénible, 
celui  du  remords  :  l'Allemagne  avait  eu  de  grands  torts  en- 
vers son  plus  noble  et  son  plus  intrépide  athlète  ;  devant  cette 
fosse,  que  ses  criminels  oublis  avaient  creusée,  elle  devait  se 
voiler  la  tête  de  honte  et  de  confusion.  Tout  autre  eût  été  la 
destinée  de  List  s'il  fût  né  en  Angleterre  et  qu'il  y  eût  rendu 
les  mêmes  services  à  son  pays  ;  l'Angleterre  l'eût  comblé 


44  NOTICE   BIOGRAPHIQUE 

d'honneurs,  elle  l'eût  élevé  aux  premières  dignités  de  l'État. 
Ce  n'est  point  ainsi  que  l'Allemagne  traite  ses  enfants  les  plus 
glorieux  ;  elle  réserve  toutes  ses  munificences  pour  les  artistes 
qui  l'amusent,  elle  laisse  mourir  les  hommes  qui  l'éclairent 
et  qui  l'affranchissent.  Si  du  moins  un  jour  le  peuple  alle- 
mand régénéré  construit  un  temple  de  la  gloire,  un  Walhalla, 
à  la  mémoire  de  ceux  qui  auront  travaillé  à  sa  régénération, 
il  devra  ériger  sur  le  seuil  une  colonne  d'honneur  à  Frédéric 
List. 

Ainsi,  de  l'autre  côté  du  Rhin,  s'exhalaient  l'admira- 
tion et  la  douleur  publiques  ,  et  la  postérité  commençait 
pour  celui  que  ses  contemporains  avaient  abandonné.  Bien- 
tôt l'idée  d'une  réparation  immédiate  et  signalée  s'empara 
des  esprits.  Le  Wurtemberg,  où  List  avait  reçu  le  jour,  en 
prit  l'initiative.  Un  comité  se  forma  à  Stuttgard  dans  le  but 
d'acquitter  la  dette  du  pays  envers  le  champion  dévoué  des 
intérêts  allemands.  Cet  exemple  fut  suivi  à  Ulm,  à  Augsbourg, 
où  le  voyageur  inquiet  avait  depuis  plusieurs  années  fixé  sa 
résidence  ;  à  Munich,  où  il  séjournait  fréquemment  ;  dans  les 
autres  villes  importantes  du  midi  de  l'Allemagne  où  ses  idées 
trouvaient  plus  d'écho,  et  aussi  sur  plusieurs  points  du  nord. 
Le  roi  de  Bavière,  le  roi  de  Wurtemberg  et  le  grand-duc  de 
Bade  s'associèrent  avec  empressement,  par  leurs  ofïrandes,  à 
l'œuvre  des  plus  honorables  habitants  de  la  contrée.  En  de- 
hors même  du  Zollverein,  ce  principal  théâtre  de  l'activité 
de  List,  des  honneurs  furent  rendus  à  sa  mémoire  ;  la  So- 
ciété industrielle  de  Prague  vota  l'érection  d'une  tombe 
dans  la  petite  ville  autrichienne  où  cette  brillante  lumière 
s'était  éteinte. 

En  1847,  parcourant  l'Allemagne,  j'appris  que  le  nom  de 
List  venait  d'être  donné  à  une  locomotive  sur  un  chemin  de 
fer  du  Wurtemberg,  son  pays  j  List  était  bien,  en  effet,  la  lo- 
comotive ardente,  entraînant  ses  concitoyens  vers  l'avenir. 
Mais  un  hommage  à  la  fois  plus  solennel  et  plus  touchant  va 
être  prochainement  rendu  à  cette  imposante  mémoire  par 
l'érection  d'un  monument  à  Reutlingen,  sa  ville  natale.     , 


SUR    FRÉDÉRIC    LIST.  45 

Un  peuple  dont  le  défaut  capital  est  T irrésolution,  la  timi- 
dité à  agir,  ne  saurait  trop  regretter  cet  homme  décidé  et  actif, 
qui  communiquait  à  tout  ce  qui  l'approchait  quelque  chose  de 
son  énergie  et  de  son  ardeur.  A  l'étranger,  quiconque  ap- 
précie le  patriotisme  et  le  talent,  lui  vouera  ses  sympathies. 

Mai  1861. 

Henri  Richelot. 


SYSTÈME  NATIONAL 

D^ÉCONOMIE    POLITIQUE 

PRÉFACE  DE  L'AUTEUR 


Si,  comme  on  le  dit,  la  préface  d'un  livre  doit  en  raconter 
l'origine,  j'ai  ici  à  retracer  près  de  la  moitié  de  ma  yie  ;  car 
plus  de  vingt-trois  ans  se  sont  écoulés  depuis  que  le  premier 
doute  s'est  élevé  en  moi  sur  la  vérité  de  la  théorie  régnante 
en  économie  politique,  depuis  que  je  m'occupe  de  scruter  les 
erreurs  de  cette  théorie  et  de  rechercher  les  causes  principales 
qui  leur  ont  donné  naissance.  Je  serais  bien  à  plaindre,  en 
vérité,  s'il  se  trouvait  à  la  fin  que,  pendant  tout  ce  temps,  je 
n'ai  fait  que  courir  après  des  chimères,  lorsque  ce  n'est  ni 
une  trop  haute  opinion  de  mes  forces  ni  un  excès  d'ambition 
qui  m'ont  déterminé  à  me  proposer  un  but  si  élevé  et  à  le  pour- 
suivre si  opiniâtrement.  Les  fonctions  que  je  remplissais 
m'en  ont  fourni  la  première  occasion  ;  ma  destinée  m'a  en- 
traîné malgré  moi  et  avec  une  force  irrésistible,  une  fois  entré 
dans  la  voie  du  doute  et  de  l'examen,  à  continuer  d'y  marcher. 

Les  Allemands  de  mon  époque  se  rappelleront  quelle  pro- 
fonde atteinte  la  prospérité  de  l'Allemagne  avait  éprouvée 
en  1818.  J'avais  ators  à  préparer  un  cours  d'économie  poli- 
tique; j'avais,  tout  aussi  bien  qu'un  autre,  étudié  ce  qu'on 
avait  pensé  et  écrit  sur  ce  sujet,  mais  je  ne  voulais  pas  me 
borner  à  instruire  la  jeunesse  de  l'état  de  la  science  ;  je  tenais 
à  lui  enseigner  aussi  les  moyens  de  l'ordre  économique  capa- 
bles de  développer  le  bien-être,  la  culture  et  la  puissance  de 


48  SYSTÈME   NATIONAL. 

r Allemagne.  La  théorie  présentait  le  principe  de  la  liberté 
du  commerce.  Ce  principe  me  paraissait  raisonnable,  assuré- 
ment, et,  de  plus,  éprouvé  par  l'expérience,  lorsque  je  con- 
sidérais les  effets  de  l'abolition  des  douanes  provinciales  de 
France,  et  ceux  de  l'union  des  trois  royaumes  britanniques; 
mais  les  prodigieux  résultats  du  système  continental  et  les 
suites  désastreuses  de  sa  suppression  étaient  trop  près  de  moi 
pour  que  je  pusse  n'en  point  tenir  compte  ;  ils  me  semblèrent 
donnera  ma  doctrine  un  éclatant  démenti,  et  en  tâchant  de 
m'expliquer  cette  contradiction,  je  vins  à  reconnaître  que  toute 
cette  doctrine  n'était  vraie  qu'autant  que  toutes  les  nations  pra- 
tiqueraient entre  elles  la  liberté  du  commerce  comme  elle  avait 
été  pratiquée  par  les  provinces  en  question.  Je  fus  conduit 
ainsi  à  la  notion  de  la  nationalité  ;  je  trouvai  que  la  théorie 
n'avait  vu  que  l'humanité  et  les  individus,  et  point  les  nations. 
11  devint  évident  pour  moi  qu'entre  deux  pays  très-avancés  la 
libre  concurrence  ne  peut  être  qu'avantageuse  a  l'un  et  à  l'au- 
tre, s'ils  se  trouvent  à  peu  près  au  même  degré  d'éducation 
industrielle,  et  qu'une  nation  en  arrière,  par  un  destin  fâ- 
cheux, sous  le  rapport  de  l'industrie,  du  commerce  et  de  la 
navigation,  qui,  d'ailleurs,  possède  les  ressources  matérielles 
et  morales  nécessaires  pour  son  développement,  doit  avant  tout 
exercer  ses  forces  afin  de  se  rendre  capable  de  soutenir  la  lutte 
avec  les  nations  qui  l'ont  devancée.  En  un  mot,  je  distinguai 
entre  l'économie  cosmopolite  et  l'économie  politique^  et  je  me 
dis  que  l'Allemagne  devait  abolir  ses  douanes  provinciales  ; 
puis,  à  l'aide  d'un  système  commun  vis-à-vis  de  l'étranger, 
s'efforcer  d'atteindre  le  même  degré  de  développement  en  in- 
dustrie et  en  commerce,  auquel  d'autres  nations  étaient  par- 
venues au  moyen  de  leur  politique  commerciale.  Mais,  au  lieu 
de  poursuivre  cette  idée  par  l'étude,  mon  esprit  pratique  me 
poussa  à  en  tenter  l'application  ;  j'étais  jeune  alors. 

11  faut  se  transporter  en  imagination  à  l'année  1819,  pour 
s'expliquer  ma  conduite.  Gouvernants  et  gouvernés,  nobles  et 
bourgeois,  administrateurs  et  savants,  tout  le  monde  se  re- 
paissait, en  Allemagne,  de  plans  de  régénération  politique. 


PREFACE    DE   L  AUTEUR.  49 

L'Allemagne  ressemblait  à  un  domaine  dévasté  par  la  guerre 
où  les  anciens  propriétaires,  rentrés  dans  leurs  droits  et  rede- 
venus maîtres  de  leurs  biens,  sont  à  la  veille  de  se  réinstaller. 
Les  uns  demandaient  le  rétablissement  de  l'ordre  de  choses 
antérieur  avec  tout  son  vieux  bagage  et  toutes  ses  friperies;  les 
autres,  des  institutions  rationnelles  et  des  instruments  tout 
neufs.  Ceux  qui  écoutaient  à  la  fois  la  voix  de  la  raison  et  celle 
de  l'expérience,  désiraient  un  moyen  terme  entre  les  préten- 
tions anciennes  et  les  besoins  nouveaux.  Partout  régnaient  la 
contradiction,  la  lutte  entre  des  opinions  diverses,  partout  se 
formaient  des  associations  pour  la  poursuite  de  buts  patrioti- 
ques. La  constitution  fédérale  elle-même  était  ime  forme  nou- 
velle, tracée  à  la  hâte,  considérée,  même  par  des  diplomates 
éclairés  et  réfléchis,  comme  un  embryon,  dont  le  développe- 
ment à  l'état  de  corps  bien  organisé  était  voulu  par  ses  pro- 
pres auteurs,  mais  laissé  aux  progrès  du  temps.  Un  article,  le 
dix-neuvième,  avait  expressément  réservé  l'organisation  d'un 
système  de  commerce  national.  Je  vis  dans  cet  article  la  base 
sur  laquelle  il  fallait  fonder  la  prospérité  industrielle  et  com- 
merciale de  ma  patrie  allemande,  et  alors  je  conçus  l'idée  de 
créer  une  association  de  fabricants  et  de  négociants  (1),  ayant 

(i)  Dans  les  premières  éditions  du  Conversation' s-Lexicon  (Dictionnaire  de 
la  conversation),  M.  J.-M.  EIch,  de  Kaufbeuren,  est  nommé  comme  le  fon- 
dateur de  celle  association;  quant  à  moi,  non-seulement  on  ne  m'aUribue 
qu'une  part  très-suballorne  dans  sa  création  et  dans  ses  travaux,  mais  encore 
on  me  reproche  d'avoir,  dans  la  conduite  de  ses  affaires,  commis  de  grandes 
négligences.  Lorsque,  de  retour  dans  mon  pays,  je  m'enquis  de  l'auteur  de 
cet  article,  on  me  cita  un  nom  qui  m'expliqua  tout  ;  c'était  celui  d'un  homme 
qui  a  degrandes  obligations  envers  M.  J.-M .  EIch,  et  dont  le  rôle  personnel,  dans 
cette  affaire,  paraît  d'autant  plus  grand,  que  le  mien  est  plus  rapetissé.  Peu 
tourmenté  par  l'ambiiion,  je  n'avais  pas  cru  devoir  prendre  la  peine  de  ré- 
clamer contre  l'article.  Mais  récemment  je  me  suis  vu  dans  l'absolue  néces- 
sité d'en  entretenir  le  public.  On  sait  qu'il  y  a  peu  de  temps  la  faculté  de 
droit  d'Iéna  m'a  honoré  du  diplôme  de  docteur;  le  correspondant  de  la  Ga- 
Zette  d'Augsbourg  à  léna  avait  fait,  à  cwlte  occasion,  la  remarque  que,  le  pre- 
mier, j'avais  émis  l'idée  d'une  association  des  Etats  allemands  dans  un  même 
système  de  douanes.  La  rédaction  de  la  Gazette  reçut  la  réclamation  suivante: 

«  La  note  écrite  d'Iéna,  le  1er  décembre   1840.  à  la  Gazette  d'Augsbourg, 
d'après  laquelle  M.  Frédéric  List  aurait  émis  la  première  idée  de  la  liberté 

4 


50  SYSTÈME  NATIONAL. 

pour  but  d'obtenir  la  suppression  des  douanes  provinciales,  et 
l'adoption  d'un  système  commun  de  commerce.  On  sait  com- 
ment cette  société  s'est  constituée  et  quelle  influence  elle  a 

commerciale  à  l'intérieur  et  vis-à-vis  de  l'étranger,  exige  une  rectification  ; 
l'honneur  de  cette  première  idée  appartient  au  négociant  J.-M.  Elch,  de 
Kaufbeuren,  lequel,  à  la  foire  de  Pâques,  à  Francfort,  adressa  à  divers  négo- 
cianis  de  !ous  les  Etats  allemands,  une  circulaire  où  il  les  invitait  a  signer 
dans  ce  but  une  pétition  à  la  Diète.  Le  hasard  amena  quelques  jours  après 
M.  le  professeur  List  de  Tubingen  à  Francfort  ;  enthousiasmé  par  cette  idée, 
il  se  chargea  de  rédiger  la  pétition,  il  s'acquitta  supérieurement  de  cette 
lâche,  et  se  fit  ainsi  une  grande  réputation.  Quand  la  Société  se  fut  constituée, 
M.  le  professeur  List  imi  fut  nommé  l'agent,  el  accompagné  de  feu  M.  Schnell, 
de  Nuremberg,  il  se  rendit  dans  les  cours  allemandes,  afin  d'appuj'or  auprès 
d'elles  les  demandes  de  la  Société.  » 

Il  me  suffira  de  retracer  en  peu  de  mots  l'histoire  de  la  Société  pour  ré- 
duire à  leur  juste  valeur  les  prétentions  de  M.  Elch  ou  de  ses  avocats.  Des 
affaires  particulières  me  conduisirent,  en  effet,  à  Francfort-sur-le-Mein,  au 
printemps  de  1819;  mais  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  j'avais  con(;u  l'idée 
d'une  pareille  société  longtemps  avant  ce  voyage.  Il  existe  encore  des  hom- 
mes que  j'ai  entretenus  de  ce  sujet  avant  et  pendant  mon  voyage  à  Francfort, 
et  la  correspondance  de  feu  le  baron  de  Cotta  peut  en  offrir  des  preuves 
écrites.  Arrivé  dans  celte  ville,  je  confiai  mon  projet  à  M.  Schnell,  de  Nurem- 
berg, qu'on  m'avait  vanté  comme  un  négociant  intelligent  et  patriote.  Schnell 
en  fut  vivement  ému,  me  parla  de  MM.  Bauereis  à  Nuremberg,  Ueber  à  Géra, 
Arno  di  à  Gotha,  qui  lui  avaient  fait  part  de  leurs  doléances  au  sujet  du 
nouveau  tarif  des  douanes  de  Prusse,  et  exprima  l'opinion  que  l'affaire  au- 
rait d'autant  plus  de  retentissement  parmi  les  négociants  et  les  fabricants 
présents  à  la  foire  de  Francfort,  qu'un  M.  Elch,  de  Kaufbeuren,  négociant 
en  toiles,  était  sur  le  point  de  recueillir  des  signatures  pour  une  pétition  à 
la  Diète,  où  l'on  réclamait  des  mesures  contre  les  restrictions  commerciales  à 
l'intérieur  de  l'Allemagne.  Schnell  m'ayant,  sur  ma  demande,  fait  faire  la 
connaissance  de  M.  Elch,  celui-ci  me  communiqua  son  projet  de  pétition  à 
la  Diéie,  ou  plutôt  de  simples  matériaux,  qui,  si  je  ne  me  trompe,  se  trou- 
vent encore  parmi  mes  papiers  II  y  était  surtout  question  des  entraves  que 
l'Autriche  venait  de  mettre  à  l'exportation  des  toiles  de  la  haute  Souabe  en 
Italie;  le  tout  était  plat  et  dans  un  slyle  de  comptoir.  D'un  commun  accord, 
nous  appelâmes  à  nos  délibérations  d'autres  fabricants ,  notamment 
MM.  Leisler  et  Blachiére,  de  Hanau,  Hartmann,  de  Heidenheim,  Herrosé, 
d'Aarau,  etc.  Il  ne  s'agissait  pas  encore  de  fonder  une  société.  Ce  ne  fut  que 
lorsque  la  pétition  à  la  Diète  eut  été  rédigée  et  accueillie  par  de  vifs  applau- 
dissements, que  je  produisis  mes  projets  ultérieurs.  Personne  ne  saurait 
mettre  en  doute  que  toutes  les  propositions  concernant  la  fondation  et  l'or- 
ganisation de  la  société  sont  émanées  de  moi  seul;  et  le  peu  de  temps  que 
je  mis  a  exécuter  mes  plans,  montre  assez  que  je  les  avais  médités  d'avance. 

Qu'on  veuille  bien  maintenant  relire  la  réclamation  ci-dessus  en  faveur  de 
M.  Elch,  et  l'on  remarquera  avec  étonnement  que  la  contradiction  entre 


PRÉFACE    DE    l' AUTEUR.  51 

exercée  sur  ia  formation  d'une  association  entre  les  souve- 
rains éclairés  et  magnanimes  de  Bavière  et  de  Wurtemberg, 
et  plus  tard  sur  celle  de  l'Association  douanière  allemande. 

M.  EIch  el  moi  ne  porte  pas,  à  proprement  parler,  sur  les  faits,  qu'elle  tient 
à  une  (iififérence  totale  dans  notre  manière  de  raisonner.  M.  EIch  réclame  le 
mérite  d'avoir  le  premier  émis  l'idée  de  la  liberté  du  commerce  à  l'intérieur 
et  vis-à-vis  de  l'étranfifcr.  C'est  une  prétention  que  je  n'ai  pas  et  que  je  ne 
puis  avoir,  par  la  raison  que,  longtemps  avant  notre  entrevue  à  Francfort, 
cette  idée  avait  été  émise  par  Gournay,  Quesnay  et  Adam  Smiih,  et  que  je 
n'ai  j;imais  voulu  la  liberté  pure  et  simple  dans  les  rapports  avec  les  autres 
nations,  que  j'ai  demandé  constamment,  au  contraire,  un  système  de  com- 
merce intelligent  et  national.  M.  i'ilcli  se  fait  encore  un  litre  d'honneur,  d'a- 
voir répandu,  parmi  les  négociants  qui  se  trouvaient  a  la  foire  de  Francfort, 
une  circulaire  à   l'effet  de  leur  demander  leur  concours  a  une  pétition  à  la 
Diète  par  lui  projetée,  et  ayant  pour  objet  la  liberté  du  commerce.  Je  ne  nie 
point  ce  fait;  mais  tout  le  monde  reconnaîtra   qu'à  supposer  que  M.  EIch 
eût  réalisé  son  |)rojet  de  pétition,  qu'il  eiil  leuni  en  effet  une  multitude  de 
signatures,  qu'il  eût  été  capable  de  composer  une  pétition  dénature  a  uilirer 
sur  elle  l'attention  publique,  il  n'en  serait  absolument  rien  résulté.  C'est  ce 
que  j'essayai  de  fairecomprendre  aux  signataires  de  mon  projet;  je  leur  dis  : 
«  Voici  la  pétition  ;  elle  fera  sensation,  parce  qu'elle  est  écrite  d'un  point  de 
vue  national  et  que  les  termes  en  sont  pressants,  mais  elle  n'aura  pas  plus 
de  suite  que  cent  autres  pétitions  à  la  Diète.  Pour  obtenir  quelque  résultat, 
nous  devons  rallier  au  but  commun  tous  les  fabricants  et  tous  les  négociants 
d'Allemagne,  nous  concilier  les  gouvernements  et  les  fonctionnaires  publics, 
envoyer  des  dépulalions  auprès  des  cours,  des  assemblées  politiques  et  des 
congrès,  recueillir  el  publier  les  laits  qui  parlent  en  notre  faveur,  nous  assurer 
la  plume  d'écrivains  de  talent,  nous  emparer  de  l'opinion  publique  en  faisant 
paraître  un  journal  et  des  brochures,  chaque  année,  enfin,  nous  réunir  sur  ce 
champ  de  foire,  pour  adresser  toujours  de  nouvelles  pétitions  à  la  Diète.  » 
M.  EIch  n'a  rien  fait  de  tout  cela.  Cependant,  d'après  la  réclamation,  je 
serais   fortuitement    venu  à   Francfort;    enthousiasmé   de    l'idée   sublime 
de  M.  EIch,  j'aurais  fortuitement  encore  obtenu  l'honneur    de  la  revêtir 
de  paroles,  et  je  n'aurais  pas  fai^  autre  chose  ensuite  que  d'accompagner 
M.  Schnell  dans  les  cours  allemandes.  Le  sacrifice  que  j'ai  fait  à  cette  œuvre 
de  ma  place,  de  ma  carrière,  de  mon  repos,  mes  avances  considérables  pour 
faire  face  aux  premiers  frais,  mon  initiative  jusqu'en  1821  dansions  les  actes 
de  la  société,  et  la  manière  dont  j'ai  rempli  ce  rôle,  tout  cela,  on  le  passe 
entièrement  sous  silence.  [Note  de  l'auteur.) 

—  Depuis  la  publication  de  cette  note  de  l'auteur,  le  négociant  EIch  a 
gardé  le  silence;  mais  l'envie  a  essayé  encore  une  fois  d'enlever  à  List  le  mé- 
rite de  ses  efforts  comme  agent  de  la  Société  de  commerce  et  d'industrie,  en 
raltribuanl  à  un  nommé  Franz  Miller,  d'immerstadt,  mort  depuis  quelques 
années.  Dans  les  numéros  du  Zollveretnsblatt  des  24  février  et  3  mars  i846, 
List  a  établi  que  ce  Franz  Miller,  petit  négociant  failli,  qu'il  avait  accueilli 
sur  la  recommandation  de  M.  EIch  el  par  des  motifs  d'humanité,  n'a  rempli 


52  SYSTÈME    NATIONAL. 

Comme  agent  de  la  Société  de  commerce,  ma  position  était 
délicate.  Tous  les  fonctionnaires  publics  instruits,  tous  les  ré- 
dacteurs de  journaux  et  de  brochures,  tous  les  écrivains  qui 
traitaient  les  matières  économiques,  élevés  comme  ils  l'étaient 
à  l'école  cosmopolite,  voyaient  dans  une  protection  douanière 
quelconque  une  abomination  théorique  ;  joignez  à  cela  les 
intérêts  de  l'Angleterre  et  ceux  des  courtiers  de  l'industrie 
anglaise  dans  les  ports  maritimes  et  dans  les  places  de  foire. 
On  sait  que  le  cabinet  anglais,  accoutumé  à  ne  pas  lésiner 
quand  il  s'agit  des  intérêts  commerciaux  du  pays,  possède  dans 
son  secret  service  moneij  (fonds  secrets)  le  moyen  devenir  par- 
tout, à  l'étranger,  en  aide  à  l'opinion  publique.  11  parut  unemul- 
titude  de  correspondances  et  de  brochures,  émanées  de  Ham- 
bourg et  de  Brème,  de  Leipsick  et  de  Francfort,  contre  le  vœu 
insensé  des  fabricants  allemands  en  favei?r  d'une  protection  de 
douane  com  mune,  et  contre  leur  conseiller  •  ils  reprochaient  à  ce 
dernier,  dans  des  termes  durs  et  méprisants,  de  ne  pas  savoir  les 
premiers  principes  de  l'éconojnie  politique,  principes  recon- 
nus  par  tous  les  hommes  instruits,  ou  du  moins  de  n'être  pas 
capable  de  les  comprendre.  Ces  organes  des  intérêts  anglais 
avaient  d'autant  plus  beau  jeu  que  la  théorie  régnante  et  la 
conviction  des  hommes  de  science  étaient  pour  eux.  Dans  le 
sein  de  la  Société  elle-même  il  régnait  une  grande  diversité 
d'avis.  Les  uns  ne  voulaient  que  la  liberté  du  commerce  au 
dedans,  laquelle,  sans  protection  vis-à-vis  de  l'étranger,  eût 
été  évidemment,  dans  l'état  du  monde,  quelque  chose  de  pis 
que  le  maintien  des  douanes  provinciales  ;  c'étaient  ceux  qui 
avaient  des  intérêts  dans  le  commerce  des  foires  et  dans  celui 
des  denrées  coloniales.  Les  autres,  surtout  les  fabricants,  ré- 
clamaient le  principe  de  rétorsion  comme  étant  le  plus  sage, 
le  plus  avantageux  et  le  plus  juste.  Ces  derniers  étaient  en 
petit  nombre,  et  une  partie  d'entre  eux  étaient  ruinés  à  demi 
ou  entièrement  par  la  concurrence  anglaise.  Quoi  qu'il  en  soit, 
l'agent  était  tenu  de  les  suivre  pour  avoir  des  partisans.  Une 

auprès  de  lui  que  des  fonctions  suballeines,  et  a  été  loin  de  les  exercer  avec 
honneur.  (H.  \\.). 


PRÉFACE    DE   l'aUTELR.  53 

œuvre  politique,  et  en  général  une  œuvre  en  commun,  n'est 
possible  qu'au  moyen  de  transactions  entre  les  opinions  di- 
verses de  ceux  qui  poursuivent  le  même  but  immédiat.  Le  but 
prochain  était  alors  l'abolition  des  douanes  provinciales,  et 
rétablissement  d'une  douane  nationale.  Les  barrières  inté- 
rieures une  fois  tombées,  aucune  divinité  ne  pourrait  les  re- 
lever. Lorsque  la  douane  nationale  aurait  été  établie,  on  aurait 
toujours  le  temps  de  lui  donner  une  meilleure  base,  et  cela 
d'autant  mieux  que  le  principe  de  rétorsion  accordait  pour  le 
moment  au  delà  des  exigences  du  principe  de  protection. 

Le  combat  était  visiblement  inégal  :  d'un  côté  une  théorie 
achevée  dans  toutes  ses  parties  et  d'une  autorité  incontestée, 
une  école  compacte,  un  parti  puissant  ayant  des  orateurs  dans 
toutes  les  législatures  et  dans  tous  les  conseils,  mais  surtout 
le  grand  levier,  l'argent  (1)  ;  de  l'autre  côté,  la  pauvreté  et  le 
besoin,  la  diversité  d'opinions,  la  discorde  intestine  et  le  man- 
que absolu  de  base  théorique.  Cette  lutte  servit  à  l'avance- 
ment de  mes  idées,  autant  qu'elle  nuisit  à  ma  réputation.  Au 
milieu  des  combats  quotidiens  que  j'avais  à  soutenir,  je  dé- 
couvris la  distinction  entre  la  théorie  des  valeurs  et  celle  des 
forces  productives  et  l'abus  que  fait  l'école  du  mot  de  capital  ; 
j'aperçus  la  différence  qui  existe  entre  l'industrie  manufactu- 
rière et  l'agriculture,  je  reconnus  la  fausseté  des  arguments 
de  l'école,  lorsqu'elle  invoque  en  faveur  du  libre  commerce 
des  produits  manufacturés,  des  considérations  qui  n'ont  de 
force  qu'à  l'égard  des  produits  agricoles.  Je  commençai  à  con- 

)f 

(1)  La  sentimentalité  el  le  romantisme  n'ont  pas  joué  non  plus,  dans  cette 
circonstance,  un  faible  rôle,  comme  partout  où  l'art  a  chassé  le  naturel.  Pour 
certains  esprits  un  attelage  de  boeufs  traçant  un  sillon  est  un  plus  beau  spec- 
tacle que  les  trains  à  vapeur  qui  sillonnent  la  terre,  et  plus  les  sociétés  ré- 
trogradent dans  la  civilisation,  plus  ils  y  trouvent  de  grandeur.  De  leur  point 
de  vue  ils  ont  grandement  raison.  Combien  l'état  pastoral  ne  semble-t-il  pas 
plus  pittoresque  que  la  prosaïque  agriculture,  et  combien  le  sauvage  sans 
culottes,  avec  son  arc  et  ses  flèches,  n'est-il  pas  plus  romantique  que  le 
berger!  Encore  quinze  ans  après,  lorsqu'il  s'agissait  de  l'accession  de  Bade 
au  Zollverein,  un  député  sentimental  parla  dans  la  chambre  badoise  de 
tapis  de  verdure,  de  rosée  matinale,  du  parfum  des  fleurs  et  de  l'harmonie 
des  couleurs. 


54  SYSTÈME   NATIONAL. 

cevoir  le  principe  de  la  division  du  travail  mieux  que  l'école 
ne  l'a  expliqué,  et  à  comprendre  comment  il  est  applicable 
à  des  nations  entières.  Mais  je  n'avais  fait  connaître  que 
très-imparfaitement  ma  pensée,  et  j'acquis  si  peu  de  gloire  par 
mes  consciencieux  efforts,  que  le  Conversations-Lexicon.,  pen- 
dant  mon  absence  de  l'Allemagne,  ne  craignit  pas  de  repré- 
senter sous  le  jour  le  plus  défavorable  toute  ma  conduite, 
comme  agent  de  la  Société  de  commerce  allemande,  et  même 
de  soutenir  que  je  m'étais  paré  des  dépouilles  d'autrui. 

Depuis,  j'ai  parcouru  l'Autriche,  l'Allemagne  du  Nord, 
la  Hongrie  et  la  Suisse,  la  France  et  l'Angleterre,  et  j'ai  cher- 
ché partout  à  m'instruire  par  l'étude  de  l'état  social  ainsi  que 
par  des  lectures.  Ma  destinée  m'ayant  ensuite  conduit  aux 
États-Unis,  je  laissai  là  tous  les  livres  ;  ils  n'auraient  pu  que 
m'égarer.  Le  meilleur  livre  sur  l'économie  politique  qu'on 
puisse  lire  dans  cette  contrée  nouvelle,  c'est  la  vie.  On  y  voit 
des  solitudes  se  changer  en  riches  et  puissants  Etats.  C'est  là 
seulement  que  je  me  suis  fait  une  idée  nette  du  développe- 
ment graduel  de  l'économie  des  peuples.  Un  progrès  qui,  en 
Europe,  a  exigé  une  suite  de  siècles,  s'accomplit  là  sous  nos 
yeux  ;  on  y  voit  les  sociétés  passer  de  l'état  sauvage  à  l'élève  du 
bétail,  de  cette  dernière  condition  à  l'agriculture,  et  de  l'agrl 
culture  aux  manufactures  et  au  commerce.  C'est  là  qu'on 
peut  observer  comment  la  rente  de  la  terre  s'élève  peu  à  peu 
de  zéro  à  un  chiffre  considérable.  Là,  le  simple  paysan  connaît 
mieux  que  les  savants  les  plus  perspicaces  de  l'ancien  monde, 
les  moyens  de  faire  prospérer  l'agriculture  et  d'augmenter 
la  rente  ;  il  s'efforce  d'attirer  des  manufacturiers,  des  fabri- 
cants dans  son  voisinage.  Là,  les  contrastes  entre  les  pays 
agricoles  et  les  pays  de  manufactures  se  produisent  de  la  ma- 
nière la  plus  tranchée  et  occasionnent  les  plus  violentes  con- 
vulsions. Nulle  part  on  n'apprécie  mieux  les  voies  de  commu- 
nication et  leur  influence  sur  la  vie  morale  et  matérielle  des 
peuples.  Ce  livre,  je  l'ai  lu  avidement  et  assidûment,  et  les 
leçons  que  j'y  ai  puisées,  j'ai  essayé  de  les  coordonner  avec 
les  résultats  de  mes  études,  de  mes  expériences  et  de  mes  ré- 


PRÉFACE    DE   l' AUTEUR.  55 

flexions  antérieures.  De  là  est  sorti  un  système,  qui,  quelque 
défectueux  qu'il  puisse  paraître  encore,  ne  repose  pas  du 
moins  sur  un  cosmopolitisme  vague,  mais  sur  la  nature  des 
des  choses,  sur  les  leçons  de  l'histoire  et  sur  les  besoins  des 
nations.  Ce  système  offre  les  moyens  de  mettre  d'accord  la 
théorie  et  la  pratique,  et  de  rendre  accessible  à  tout  esprit  cul- 
tivé, la  science  de  l'économie  politique,  qui,  jusqu'ici,  par 
sa  boursouflure  scolastique,  par  ses  contradictions  et  par  sa 
terminologie  vicieuse,  a  dérouté  le  sens  commun.  C'est  là  une 
mission  que  j'ai  eue  devant  les  yeux  depuis  la  fondation  de  la 
Société  de  commerce  allemande,  mais  que  j'ai  souvent  déses- 
péré de  pouvoir  accomplir. 

Ma  destinée  a  voulu  que  je  trouvasse  dans  l'Amérique  du 
Nord  un  encouragement  inattendu  à  poursuivre  mes  idées. 
Me  trouvant  en  relation  avec  les  hommes  d'État  de  l'Union 
les  plus  considérables,  en  particulier  avec  le  président  de  la 
Société  pensylvanienne  pour  l'avancement  des  manufactures 
et  des  arts,  Ch.  J.  Ingersoll,  on  sut  que  je  m'étais  occupé 
d'économie  politique.  Or,  en  1827,  les  fabricants  américains 
et  les  défenseurs  de  l'industrie  nationale  étant  vivement  atta- 
qués au  sujet  du  tarif  par  les  partisans  du  libre  commerce, 
M.  Ingersoll  m'engagea  à  traiter  cette  question.  Je  le  fis,  et 
avec  quelque  succès,  comme  le  prouve  le  document  ci-joint(l  ). 

Les  douze  lettres  où  j'exposais  mon  système,  ont  été  non- 

(1)  Extrait  des  procès-verbaux  de  la  Société  pour  Vavancement  des 
manufactures  et  des  arts  de  Philadelphie. 

«  La  Société  prend  les  résolutions  suivantes  : 

«  Elle  déclare  publiquement  que  le  professeur  Frédéric  List,  par  ses  dis- 
tinctions basées  sur  la  nature  des  choses  entre  l'économie  politique  et  l'éco- 
nomie cosmopolite,  et  entre  la  théorie  des  forces  productives  et  la  théorie  des 
valeurs,  ainsi  que  par  les  arguments  qui  en  découlent,  a  fondé  un  système 
d'économie  politique  nouveau  et  vrai,  et  a  rendu  ainsi  un  éminent  service 
aux  Etats-Unis. 

«  Elle  invile  le  professeur  List  à  composer  deux  ouvrages,  l'un  savant,  où 
sa  théorie  sera  complètement  développée,  l'autre  populaire,  destiné  à  la  pro- 
pager dans  les  écoles. 

«  La  Société  souscrit  pour  sa  part  à  cinquante  exemplaires  de  ces  écrits; 
elle  engage  les  législateurs  des  Elais  intéressés  au  système  américain  à  sui- 


56  SYSTÈME   NATIONAL. 

seulement  publiées  dans  la  Gazette  nationale  de  Philadelphie, 
mais  encore  reproduites  par  plus  de  cinquante  journaux  des 
provinces ,  éditées  sous  forme  de  brochure  par  la  Société 
pour  l'avancement  des  manufactures  avec  ce  titre  :  «  Outlines 
of  a  new  System  of  Political  Economy  (1),  »  et  répandues  à 
plusieurs  milliers  d'exemplaires.  Je  reçus  aussi  des  félicitations 
des  hommes  les  plus  considérables  du  pays,  par  exemple  du 
vénérable  James  Madison,  de  Henry  Glay,  d'Edouard  Living- 
ston,  etc. 

Je  me  livrais  avec  ardeur,  suivant  le  vœu  de  la  Société  pour 
Tavancement  des  manufactures  et  des  arts  de  Philadelphie, 
à  la  composition  d'un  grand  ouvrage  sur  l'économie  politi- 
que, et  déjà  l'introduction  en  était  imprimée,  quand  une 
affaire  qui  s'offrit  à  moi  m'empêcha  pour  longtemps  dem'oc- 
cuper  de  travaux  littéraires.  La  politique  et  le  métier  d'écri- 
vain sont,  aux  Etats-Unis,  des  occupations  peu  lucratives  ; 
celui  qui  veut  s'y  consacrer  et  qui  n'a  pas  de  fortune,  cher- 
che d'abord  à  assurer,  au  moyen  de  quelque  entreprise,  son 
existence  et  son  avenir.  Je  jugeai  à  propos  de  me  conformer 
à  cette  maxime  ;  et  les  connaissances  en  matière  de  chemins 
de  fer  que  j'avais  précédemment  acquises  en  Angleterre, 
l'heureuse  découverte  d'un  nouveau  gîte  houiller,  et  l'achat 
non  moins  heureux  de  terrains  considérables  qui  en  dépen- 
daient, m'en  fournirent  l'occasion. 

Cette  affaire  toute  matérielle  et,  en  apparence,  sans  rela- 
tion avec  mes  travaux  littéraires,  me  fit  faire  de  sérieux  pro- 
grès dans  mes  études  et  dans  mes  idées  économiques.  Jusque- 
là  je  n'avais  compris  l'importance  des  voies  de  communication 
que  d'après  la  théorie  des  valeurs  ;  je  n'en  avais  observé  les 

vre  son  exemple,  et  elle  emploiera  tous  les  moyens   pour  répandre  un  tel 
ouvrage 

«  Pour  témoigner  publiquement  au  professeur  List  le  cas  qu'elle  fait  de 
lui,  elle  lui  donnera  un  repas  à  l'nôtel  de  1\1.  Head,  et  elle  y  invitera  les  ci- 
toyens K's  plus  recommandables. 

«  Ch.-J.  Ingersoll,  président. 

«  Redwoou  Fischer,  secrétaire.  * 

(1)  Esquisse  d'un  nouveau  système  d'écûnomie  politique. 


PRÉFACE    DE    l'aUIEUU.  57 

efifets  que  dans  le  détail  et  relativement  à  l'extension  du  mar-i 
ché,  ainsi  qu'à  la  diminution  des  prix  des  produits  matériels.^ 
Alors,  je  commençai  à  les  envisager  du  point  de  vue  de  la 
théorie  des  forces  productives  et  dans  leur  action  collective, 
comme  système  national  de  communications,  par  suite,  sous 
le  rapport  de  leur  influence  sur  l'existence  morale  et  politique, 
sur  les  relations  sociales,  sur  la  force  productive  et  sur  la 
puissance  des  nations.  Je  compris  alors  la  corrélation  qui 
existe  entre  l'industrie  manufacturière  et  un  système  national 
de  communications,  je  vis  qu'ils  ne  pouvaient  attendre  un 
grand  développement  l'un  sans  l'autre.  Je  me  trouvai  ainsi 
en  état  de  traiter  cette  matière,  d'une  manière  plus  large,  je 
puis  le  dire,  qu'aucun  autre  économiste  avant  moi,  et  en  par- 
ticulier de  mettre  en  évidence  la  nécessité  et  les  avantages  de 
systèmes  nationaux  de  chemins  de  fer,  avant  qu'aucun  autre 
économiste,  en  Angleterre,  en  France  ou  aux  Etats-Unis,  eût 
songé  à  les  considérer  de  ce  point  de  vue  élevé. 

J'aurais  à  m'accuser  moi-même  de  jactance  au  sujet  de 
cette  déclaration,  si  je  ne  m'y  voyais  pas  obligé  par  les  ou- 
trages et  les  mauvais  procédés  de  toute  espèce  qu'il  m'a  fallu 
essuyer  pour  m'être  fait  le  promoteur  d'un  système  allemand 
de  chemins  de  fer.  On  m'a  dépeint  au  public  comme  un 
homme  qui  cherche  à  acquérir  de  l'importance,  un  nom,  de 
l'influence  et  de  l'argent,  en  exaltant  déclamaloirement  quel- 
que nouveauté.  Un  journal  littéraire,  très-respectable  d'ail- 
leurs, du  nord  de  l'Allemagne,  après  une  appréciation  passa- 
blement superficielle  de  mon  article  Canaux  et  chemins  de  fer 
dans  le  Staatslexicon  (dictionnaire  politique),  a  fait  de  moi 
une  espèce  d'enthousiaste,  dont  l'imagination  échauffée  grossit 
tout,  et  voit  une  multitude  de  choses  que  les  yeux  des  autres 
hommes  ne  perçoivent  pas.  Il  y  a  quatre  ou  cinq  ans,  plu- 
sieurs articles  datés  de  Leipsick,  publiés  dans  des  journaux 
de  Nuremberg  et  de  Francfort,  ont  été  plus  insultants  en- 
core (1)  ;  on  a  poussé  l'ignorance  et  l'insolence  au  point  de 

(1)  Je  ne  puis  omettre  ici  qu'à  mon  arrivée  à  Leipsick  en  i833,  mon  nom 
n'avait  pas  été  oublié  de  ceux  dont  j'avais  eu  à  combattre,  en  1821,  les  pré- 


58  SYSTÈME    NATIONAL. 

me  signaler  au  public  allemand  comme  un  charlatan  ou  un 
rêveur  économique.  Dans  l'article  Chemins  de  fer  du  nouveau 
Conversât  ions- Lexicon[â'ici\onni\\re  de  conversation),  on  a  été 
jusqu'à  me  reprocher  d'avoir  été  le  principal  fauteur  de  ces 
misérables  jeux  de  bourse  qui,  à  la  suite  delà  première  sous- 
cription de  Leipsick,  ont  jeté  taut  de  discrédit  sur  ces  entre- 
prises, tandis  que,  au  contraire,  c'est  mon  énergique  opposi- 
tion contre  les  jeux  de  bourse  qui  m'a  fait  encourir  la  disgrâce 
des  joueurs.  Mon  article  ci-dessus  mentionné  s'explique  trop 
clairement  à  ce  sujet,  pour  qu'il  soit  nécessaire  de  me  défen- 
dre ici  contre  de  méprisables  attaques.  Je  n'ai  qu'une  obser- 
vation à  faire,  c'est  qu'on  a  usé  envers  moi  de  mauvais  pro- 
cédés, de  procédés  que  rien  ne  justifie,  parce  que  je  m'étais 
trouvé  sur  le  chemin  de  certaines  personnes,  de  certains  in- 
térêts privés,  et  qu'ensuite,  comme  par  surcroît,  on  m'a  dé- 
crié, parce  que,  craignant  que  je  ne  révélasse  dans  toute 
leur  nudité  les  intrigues  dont  j'avais  été  l'objet,  on  a  voulu 
me  prévenir  auprès  du  public  allemand.  Mes  adversaires,  en 
général,  plutôt  trompés  que  trompeurs,  ne  connaissaient  ni 
mes  sentiments,  ni  ma  situation,  ni  l'étendue  de  mes  ressour- 
ces. 

Bien  loin  de  songer  à  importuner  le  public  allemand  de 
ces  misérables  débats  privés,  dès  le  commencement  de  ces  in- 
trigues, j'avais  pris  la  ferme  résolution  de  supporter  en  si- 
lence toutes  les  calomnies  publiques  ou  particulières  ;  d'a- 
bord, pour  ne  pas  nuire  à  la  bonne  cause  à  laquelle  j'ai  déjà 
sacrifié  tant  d'années  de  ma  vie,  et  tant  d'argent  si  pénible- 
ment gagné,  puis  pour  ne  pas  m'ôter  la  tranquillité  d'esprit 
que  réclame  la  poursuite  de  mon  but  ;  puis  enfin,  dans  l'espé- 

jugés  et  les  intérêts  particuliers  comme  agent  de  la  Société  de  commerce,  que 
les  aiiimosilés  conçues  à  mon  égard  dans  cette  lutte  par  plusieurs  habitants 
influents  se  ranimèrent  alors  et  ont  dû  être  l'origine  du  désaccord  qni  éclata 
entre  les  chefs  du  commerce  de  cette  ville  et  moi.  Cela  paraîtra  fort  vraisem- 
blable, si  l'on  réfléchit  que  la  grande  Association  allemande  ne  se  constitua 
que  pendant  mon  séjour  à  Leipsick,  que,  par  conséquent,  la  première  fois 
que  j'y  parus,  l'influence  en  bien  ou  en  mal  qu'elle  pouvait  exercer  sur  cette 
place  de  loire  était  encore  un  problème. 


PRÉFACE   DE  l' AUTEUR.  59 

rance  que  j'avais  et  que  j'ai  toujours,  qu'on  finira  par  me 
rendre  justice,  du  moins  sous  ce  rapport. 

Dans  un  tel  état  de  choses,  je  puis  bien  ne  pas  craindre 
l'accusation  de  vanter  ie,  quandje  revendique  comme  un  travail 
qui  m'est  exclusivement  propre,  à  part  les  détails  d'intérêt 
local,  les  arguments  et  les  considérations  économiques  qui 
se  trouvent  dans  les  rapports  de  Leipsick,  quand  je  soutiens 
que  c'est  moi,  moi  seul  qui,  dès  le  commencement,  ai  donné 
au  comité  du  chemin  de  fer  de  Leipsick  cette  tendance  na- 
tionale qui  a  si  fortement  ému  l'Allemagne  entière,  et  qui  a 
porté  de  si  beaux  fruits  ;  que,  durant  les  huit  dernièresan  - 
nées,  j'ai  été  occupé  nuit  et  jour  à  pousser  la  question  des 
chemins  de  fer  dans  toutes  les  parties  de  l'Allemagne  par  des 
excitations,  par  des  lettres,  par  des  mémoires.  J'affirme  tous 
ces  faits  avec  la  pleine  conviction  que  nul  homme  d'honneur 
en  Saxe  ne  pourra  ou  ne  voudra,  publiquement  et  en  signant 
son  nom,  me  contredire  sur  aucun. 

Les  intrigues  qui  viennent  d'être  dénoncées  expliquent  en 
grande  partie  pourquoi  les  économistes  allemands  ont,  jusqu'à 
présent,  rendu  si  peu  de  justice  à  mes  travaux  sur  les  chemins 
de  fer,  pourquoi,  dans  leurs  écrits,  au  lieu  de  reconnaître  ce 
que  les  miens  ont  de  neuf  et  d'original,  ils  m'ont,  ou  passé 
entièrement  sous  silence,  ou  cité  d'une  manière  générale  (i). 

Mes  efforts  dans  le  but  de  créer  un  réseau  de  fer  allemand, 
mission  qui  seule  avait  pu  me  déterminer  à  quitter  pour  de 
longues  années  une  situation  brillante  aux  Etats-Unis,  ces 
efforts,  dis -je,  et  les  occupations  toutes  pratiques  auxquelles 
je  m'étais  livré  en  Amérique,  m'avaient  empêché  de  pour- 
suivre mes  travaux  littéraires,  et  peut-être  ce  livre  n'eùt-il 
jamais  vu  le  jour,  si,  grâce  aux  mauvais  procédés  dont  j'ai 
parlé,  je  ne  m'étais  pas  trouvé  inoccupé,  et  stimulé  par  le 
désir  de  sauver  ma  réputation. 

Pour  rétablir  une  santé  altérée  par  le  travail  et  par  des  cha- 
grins inouïs,  je  fis  au  printeuips  de  1837  le  voyage  de  Paris. 

(I)  Je  dois  excepler  de  ce  reproche  M.  le  conseiller  d'Etat  Nebenius.  La 
modestie  me  défend  de  répéter  ici  ce  qu'il  m'a  dit  de  vive  voix  à  ce  sujet. 


60  SYSTÈME   NATIONAL. 

J'y  appris  par  hasard  qu'une  question  relative  à  la  liberté  et 
aux  restrictions  en  matière  de  commerce,  déjà  une  fois  pro- 
posée, avait  été  remise  au  concours  par  l'Académie  des 
sciences  morales  et  politiquesc  Là-dessus,  je  me  décidai  à 
mettre  par  écrit  la  substance  de  mon  système  (1).  Mais,  réduit^ 

(1)  Lorsque  List  composait  un  mémoire  en  français  pour  l'Académie,  il 
n'était  pas  à  son  début  dans  ce  g-enre.  La  Revue  encyclopédique,  dirigée  par 
MM.  Auguste  Jullien  et  Anselme  Petetin,  contient,  dans  ses  cahiers  de  mars 
et  avril  1831,  un  intéressant  travail  de  l'économiste  allemand,  sous  ce  litre  : 
Idées  sur  les  réformes  économiques,  commerciales  et  financières  applicables 
à  la  France.  Dans  le  premier  article,  il  retrace  les  avantages  que  la  France 
pourrait  retirer,  pour  ses  relations  intérieures,  d'un  système  complet  de  che- 
mins de  fer,  sujet  alors  tout  neuf  parmi  nous;  dans  le  second,  il  expose  ses 
vues  sur  les  développemenls  promis  au  commerce  extérieur  de  noire  pays. 
Ce  dernier  article  commence  par  ces  lignes  qui  offrent  le  germe  du  système 
national  : 

«  Quoique  partisan  des  théories  de  la  liberté  du  commerce,  nous  croyons 
à  la  nécessité  d'une  sage  protection  pour  l'industrie  nationale;  cosmopolitç 
par  principe  et  plein  de  foi  dans  l'utopie  de  la  paix  éternelle,  nous  ne  pou- 
vons cependant  nous  persuader  que,  dans  l'état  actuel  du  globe,  une  nation 
agit  prudemment  en  démolissant  ses  forteresses  et  en  négligeant  tous  ses 
moyens  de  défense.  Nous  comprenons  fort  bien  les  heureux  effets  de  l'aboli- 
lion  des  tarifs  provinciaux  en  France,  mais  nous  ne  pensons  point  que  l'a- 
bolition des  tarifs  établis  sur  les  frontières  de  nation  à  nation  fût  également 
«onseillée  par  une  saine  politique.  La  liberté  du  commerce  et  la  paix  perpé- 
tuelle, sont,  à  ce  qu'ii  nous  paraît,  deux  principes  qui  reposent  sur  la  même 
base  et  qui  sont  intimement  liés;  elles  ne  seront  possibles  toutes  deux  que 
lorsque  la  civilisation,  la  condition  politique  et  l'industrie  des  nations  seront 
tellement  avancées,  seront  devenues  tellement  semblables,  que  leur  union 
puisse  être  utile  a  chacune  d'elles  comme  celle  qui  existe  entre  les  vingt- 
quatre  Etats  de  l'Amérique  du  Nord  leur  esta  tous  avantageuse.  En  atten- 
dant, l'homme  d'Etat  politique,  voyant  des  dangers  réels  dans  l'abandon 
d'avantages  certains  et  d'une  sécurité  présente  pour  la  recherche  d'un  avenir 
douteux,  ne  doit  pas  être  tenu  d'obéir  à  des  théories,  lesquelles  présupposent 
un  état  de  choses  qui  n'est  pas  encore  établi.  » 

L'auteur  insiste  ensuite  particulièrement  sur  les  moyens  de  développer  les 
échanges  entre  la  France  et  les  Etats-Unis. 

A  la  fin  de  ce  travail,  nous  trouvons  un  post-scriplum  qu'on  jugera  remar- 
quable, si  l'on  se  reporte  à  l'époque  où  il  fut  publié,  et  qui  traite  des  .dvan- 
tages  d'une  route  à  ornières  du  Havre  à  Strasbourg  par  Paris.  «  Nous  écri- 
vions ce  qu'on  vient  de  lire,  dit  List,  quand  des  cris  se  sont  fait  entendre 
dans  les  rues  de  Paris  :  Du  travail!  du  pain!  Ces  cris  de  détresse  nous  font 
abandonner  la  suite  de  cette  argumentation,  pour  proposer  sans  délai  aux 
ministres  un  moyen  de  donner  de  l'occupation  à  la  population  pauvre  de 
Paris  et  de  la  France  entière.  II  n'est  point  question  de  bâtir  des  monuments 


PRÉFACE    DE  l' AUTEUR.  M 

faute  d'avoir  avec  moi  mes  travaux  antérieurs,  aux  seules  res- 
sources de  ma  mémoire,  et  n'ayant  devant  moi  qu'un  délai 
rigoureux  d'à  peine  quinze  jours,  mon  œuvre  dut  être  natu- 
rellement très-imparfaite.  Néanmoins  la  commission  de  l'Aca- 
démie le  rangea  parmi  les  trois  premiers  mémoires,  sur 
vingt-sept  qui  lui  avaient  été  adressés  (1).  J'eus  lieu  d'être 
satisfait  de  ce  résultat,  pour  un  travail  fait  si  rapidement,  le 
prix  n'ayant  pas  été  décerné  (2),  et  surtout  les  juges  apparte- 
nant tous  par  leur  foi  scientifique  à  l'école  cosmopolite.  Aujour- 
d'hui, en  effet,  pour  ce  qui  est  delà  théorie  du  commerce  in- 
ternational et  de  la  politique  commerciale,  c'est  peut-être  pis 
encore  en  France  qu'en  Allemagne.  M.  Rossi,  homme  d'un 
rare  mérite  dans  les  sciences  poUtiques  en  général,  et  en  par- 
ticulier dans  l'économie  politique,  dont  il  a  élaboré  plusieurs 
points  particuliers,  mais  élevé  dans  de  petites  cités  de  l'Italie 
et  de  la  Suisse  où  il  est  impossible  de  comprendre  et  d'appré- 
cier l'industrie  et  le  commerce  dans  les  proportions  nationa- 
les (3),  où  l'on  est  obligé,  par  conséquent,  de  fonder  toutes  ses 
espérances  sur  la  mise  en  pratique  de  la  liberté  générale  du 

de  luxe,  qui,  une  fois  terminés,  restent  improductifs;  il  s'agit  d'un  travail 
qui  multiplie  à  l'infini  dans  l'avenir  les  éléments  de  la  production  et  de  la 
richesse.  Nous  proposons  de  construire  une  route  à  ornières  du  Havre  à 
Paris  et  de  Paris  à  Strasbourg.  » 

Il  est  encore  digne  de  remarque  que  List  recommande  l'exécution  et  l'ex- 
ploilalion  des  nouveaux  chemins  par  l'industrie  particulière  avec  la  garantie 
d'un  minimum  de  4  pour  100  de  la  part  de  l'Etal,  (H.  R.) 

(1)  Le  mien  portait  la  devise  caractéristique  de  mon  système  :  Et  la  patrie 
et  l'humanité  ! 

(2)  La  question  mise  au  concours  était  ainsi  posée  :  «  Lorsqu'une  nation 
se  propose.d'établir  la  liberté  du  commerce  ou  de  modifier  la  législation  sur 
les  douanes,  quels  sont  les  faits  qu'elle  doit  prendre  en  considération  pour 
concilier,  de  la  manière  la  plus  équitable,  les  intérêts  des  producteurs  nalio- 
nau\  et  ceux  de  la  masse  des  consommateurs.  »  J'empruntece  renseignement 
à  un  article  sur  List,  de  M.  ioseph  Garnier,  que  le  Dictionnaire  d'économie 
politique  a  publié  depuis  la  première  édition  de  la  présente  tiaduction. 

Le  prix  n'aurait  pas  été  décerné,  parce  que  les  auteurs  des  mémoires 
avaient  traité  la  question  générale  de  la  liberté  du  commerce,  au  lieu  de  la 
question  spéciale  qui  était  l'objet  du  concours.  (H.  R.) 

(3)  C'est  par  la  même  raison  que  les  écrits  sur  l'économie  politique  de 
M.  Simonde  deSismondi,  si  distingué  comme  historien,  sont  dénués  de  tout 


62  SYSTÈîkIE   NATIONAL. 

commerce,  comme  ceux  qui  ne  trouvent  plus  de  consolations 
ici-bas,  ont  coutume  de  mettre  tout  leur  espoir  dans  les  joies 
de  l'autre  monde  ;  M.  Rossi  n'a  pas  conçu  de  doutes  touchant 
le  principe  cosmopolite,  et  l'idée  ne  lui  est  pas  venue  que 
l'histoire  pouvait  fournir  sous  ce  rapport  d'autres  lumières 
que  cellesqu'on  trouve  chez  Adam  Smith.  M.  Blanqui,  connu 
en  Allemagne  par  son  Histoire  de  V Économie  politique ^  a  de- 
puis, borné  son  ambition  à  délayer  J.-B.  Say,  qui  lui-même 
avait  délayé  Adam  Smith.  Quiconque  a  jeté  un  coupd'œilim- 
parlial  et  réfléchi  sur  l histoire  du  commerce  et  de  l'indus- 
trie, trouvera  dans  ses  ouvrages  un  déluge  de  choses  in- 
sipides (i). 

mérite,  pour  ce  qui  concerne  le  commerce  international  et  la  politique  com- 
merciale. Chez  M.  de  Sismondi,  les  yeux  du  corps  voient  tout  rouge  foncé; 
les  yeux  de  son  esprit  semblent  être  pareillement  altérés  dans  les  questions 
d'économie  politique.  Il  veut,  par  exemple,  qu'on  mette  un  frein  a  l'esprit 
d'invention! 

(1)  Mon  rôle  de  traducteur  m'impose  ici,  quoi  qu'il  m'en  coûte,  une  fidélité 
scrupuleuse.  Le  bon  sens  des  lecteurs  reconnaîtra  aisément  ce  qu'il  y  a  d'in- 
juste et  de  passionné  dans  ces  jugements  et  dans  quelques  autres.  Quanta 
Rossi  en  particulier,  dont  je  puis  parler  plus  librement  depuis  qu'une  mort 
glorieuse  l'a  ravi  a  la  science  et  aux  affaires,  j'aurai  plus  loin  occasion  de 
faire  remarquer  qu'il  se  rapprocbe,  à  plus  d'un  égard,  de  la  doctrine  de  List 
en  matière  de  commerce  international.         {Note  de  la  première  édition.) 

C'est  le  passage  auquel  se  rapporte  la  note  ci-dessus  et  la  note  elle-même 
qui  ont  excité  la  colère  de  Blanqui,  et  provoqué  de  sa  part  les  attaques  les 
plus  violentes  contre  List  et  contre  son  traducteur.  Blanqui  avait  sujet  de  se 
plaindre  de  List;  mais  il  aurait  fait  plus  sagement,  au  lieu  de  s'acharner 
contre  sa  mémoire,  à  propos  d'une  boutade,  de  se  borner  à  répondre  qu'il 
ne  faisait  pas  partie,  en  i837,  de  l'Académie  des  sciences  morales  et  politi- 
ques. Quant  aux  torts  du  traducteur,  ils  étaient  imaginaires. 

i>a  polémique  qui  a  eu  lieu  en  1852  à  ce  sujet  entre  Blanqui  et  moi,  et 
dans  laquelle  ni  les  esprits  sérieux  ni  les  rieurs  n'ont  été  du  côté  de  l'a- 
gresseur, se  trouve  dans  le  Moniteur  industriel,  le  Journal  des  Economistes, 
et  dans  la  Patrie. 

Qu'il  me  soii  permis  de  reproduire  une  pièce  de  ce  procès,  savoir  la  lettre 
que  j'adressai  au  directeur  du  Journal  des  Economistes  à  roccasion  de 
l'article  inséré  par  Blanqui  dans  cette  revue.  (H.  R.) 

A  Monsieur  le  Direcleur'du  Journal  des  Économistes. 

Monsieur, 
Le  dernier  numéro  du  Journal  des  Économistes  publie  sur  le  Système  na- 
tional de  Frédéric  List  et  sur  son  traducteur,  un  article  de  M.  Blanqui,  dont 


PRÉFACE    DE   l'aUTEUR.  63 

Ce  n'est  pas  de  ces  deux  hommes,  assurément,  qu'émane 
le  jugement  favorable  porté  sur  mon  mémoire,  je  l'attribue 
au  baron  Dupin.  M.  Dupin,  qui  a  de  l'éloignement  pour  toute 

j'ai  sujet  de  me  plaindre.  On  peut  porter,  sur  le  mérite  de  mes  travaux,  le 
jugement  qu'on  voudra,  mais  il  n'est  permis  à  personne  d'en  contester  la 
sincérité.  Réclamer  contre  une  odieuse  accusation,  c'est  un  devoir  envers 
moi-même,  et  c'est  mon  droit.  Je  pourrais  me  prévaloir  de  ce  droit  légal, 
mais  votre  loyauté  m'accordera,  sans  doute,  d'elle-même,  la  faculté  de  ré- 
pondre dans  le  même  recueil  où  j'ai  été  attaqué. 

Voici  les  faits.  I.ist  a  écrit,  dans  la  préf  ce  de  son  Système  national,  que 
M.  Blanqui  avait  borné  son  ambition  à  délayer  J.-B.  Say,  qui,  lui-même, 
avait  délayé  Adam  Smith.  Cette  épigramme  a  justement  blessé  votre  colla- 
borateur, qui  l'exagère,  du  reste,  en  la  qualifiant  d'injure  brutale  ;  et  il  m'a 
fait  l'honneur  de  m'adresser,  à  ce  sujet,  en  octobre  dernier,  une  lettre  vive. 
Je  me  suis  empressé  de  lui  répondre  poliment.  Mes  explications,  apparem- 
ment, ne  l'ont  pas  satisfait;  car,  dans  ses  Lettres  sur  l'Exposition  de  Londres, 
qui  ont  paru  peu  après,  on  lit,  .sur  Frédéric  List,  une  noie  regrettable  et 
qui  dépare  le  volume.  M.  Blanqui  avait  annoncé,  en  outre,  qu'il  publierait 
un  article  terrible.  Le  foudre  vengeur  était  depuis  si  longtemps  suspendu 
sur  ma  tête  que  je  n'y  pensais  plus;  il  est  tombé  enfin  ;  mais,  heureusement 
pour  moi;  il  a  raté;  cette  fois,  quelque  maligne  influence  avait  paralysé  le 
bras  du  Jupiter  économique.  L'article  du  Journal  des  Économistes  n'est 
guère  qu'une  répétition  de  la  lettre  et  une  amplification  de  la  note;  il  se  dis- 
tingue, néanmoins,  de  l'une  et  de  l'autre  par  une  amertume  particulière 
contre  le  traducteur. 

J'admets  le  grief  de  M.  Blanqui  contre  List,  bien  que  je  trouve  notre  pau- 
vre compatriote  bien  acharné  dans  sa  rancune,  mais  je  ne  puis  m'expliquer 
sa  malveillance  à  mon  égard. 

M.  Blanqui  trouve  mauvais  que  j'aie  traduit  le  Système  national.  Etrange 
reproche,  en  vérité!  Singulier  libéralisme!  Vous  voulez  ouvrir  notre  marché 
aux  laines  et  aux  bestiaux  d'Allemagne  et  le  fermer  aux  produits  de  la  pen- 
sée allemande  !  Vous  réclamez  la  concurrence  étrangère  pour  les  éleveurs 
français,  et  vous  n'en  voulez  pas  pour  vous-même,  économiste  français  !  Que 
toutes  les  barrières  tombent,  mais  qu'on  en  élève  une  nouvelle  à  votre  pro- 
fil contre  la  science  d'outre-Rhin;  vous  suffisez  si  pleinement,  en  effet,  aux 
besoins  de  la  consommation  française! 

M.  Blanqui  aurait  désiré  que  certain  passage  de  la  préface  de  l'auteur  fût 
omis  dans  la  traduction.  «  Ce  n'est  pas  ainsi  qu'on  traduit  qîiand  on  est 
Français,  »  m'a-t-il  fait  l'honneur  de  m'écrire  en  octobre  dernier.  Je  ne  sa- 
vais pas  que  la  qualité  de  Français  dispensât  un  traducteur  de  l'exactitude 
et  de  la  fidélité.  Le  passage  dont  il  s'agit,  je  l'ai  traduit  littéralement  comme 
tous  les  autres;  mais  j'en  ai  décliné  la  responsabilité  par  la  note  suivante; 
«  Mon  rôle  de  traducteur  m'impose  ici,  quoi  qu'il  m'en  coûte,  une  fidélité 
scrupuleuse.  Le  bon  sens  des  lecteurs  reconnaîtra  aisément  ce  qu'il  y  a  d'in- 
juste et  de  passionné  dans  ces  jugements  et  dans  quelques  autres  »  Ce  cor- 
rectif suffisait,  certes;  l'idée  ne  m'était  pas  venue  un  instant  qu'un  homme 


64  SYSTÈME    NATIONAL. 

théorie,  et  qui  est  cependant  un  homme  de  beaucoup  de 
réflexion  et  d'expérience,  n'a  point  trempé  dans  les  systèmes. 
Llii  à  qui  la  France  doit  un  tableau  statistique  de  ses  forces 

d'esprit  pût  attacher  de  rimporlance  à  de  pareilles  misères:  mais  il  y  a  des 
amours-propres  maladifs  que  rien  ne  satisfait. 

<;  Cet  ouvrage,  dit  M.  Bianqui,  semble  avoir  été  traduit  avec  amour  par  un 
complice.  »  Complice  de  quel  crime,  s'il  vous  plaît  ?  Ce  crime,  c'est  celui  de 
la  modération;  on  avait  inventé,  sous  la  terreur,  le  crime  de  modérantisme  ; 
M.  Blanqui  le  ressuscite,  et,  Fouquier-Tinville  du  libre-échange,  il  s'en- 
gage à  le  poursuivre  de  ses  réquisitoires  impitoyables  ;  il  aura,  nous  le 
craignons,  comme  son  prédécesseur,  de  nombreux  procès  à  instruire. 

Mais  voici  quelque  chose  de  plus  fort.  «  Frédéric  List,  dit  M.  Blanqui,  a 
trouvé  dans  M.  Henri  Richelot  un  traducteur  à  la  hauteur  de  ses  principes. 
Tant  vaut  la  préface  de  l'un,  tant  vaut  la  préface  de  l'autre.  C'est  la  même 
incertitude  de  doctrine, /e  même  (rouble  de  la  conscience  ;  xls  sentent  bien, 
toux  deux.,  qu'ils  ne  sont  pas  dans  la  bonne  voie  ;  pourtant,  si  j'avais  à 
décider  quel  est  celui  des  deux  qui  me  paraît  le  plus  sincère,  je  préférerais 
l'Allemand;  et  je  crains  bien  que  le  traducteur  n'ait  publié  sa  traduction 
qu'en  vue  de  plaire  aux  astres  qui  brillaient  naguère  sur  l'horizon  républi- 
cain, filateurs.  maîtres  de  forges  et  autres  coryphées  de  celte  brillante  As- 
semblée législative  qui  se  pâmait  d'admiration  devant  les  discours  prohibi- 
tionnistes  de  M.  Thiers.  » 

A  de  telles  insinuations  ma  réponse  sera  facile.  N'ayant  jamais  soutenu 
d'autres  doctrines  commerciales  que  celles  que  je  professe  dans  ma  préface, 
et  ce  sont  les  doctrines  qui  prévalent  dans  les  grandes  administrations  du 
continent,  je  crois  pouvoir  être  cru  quand  j'affirme  que  j'ai  fait  une  œuvre 
de  bonne  foi,  que  ma  conscience  est  parfaitement  tranquille,  et  que  j'ai  l'in- 
time conviction  d'être  dans  la  bonne  voie.  Dés  1845,  avant  que  le  libre 
échange  eût  arboré  son  drapeau  en  France,  j'avais  eu  occasion  d'exprimer  le 
cas  que  je  faisais  du  Système  national.  En  mettant  ce  beau  livre  à  la  portée 
des  lecteurs  fiançais,  j'ai  suivi  ma  propre  inspiration;  je  n'ai  reçu  commis- 
sion de  personne;  dans  l'accomplissement  de  cette  tâche  laborieuse  et  d'un 
mince  profit,  je  n'ai  été  mû,  je  n'ai  été  soutenu  que  par  un  sentiment 
élevé  d'intérêt  public  ;  et  je  repousse  avec  mépris  une  calomnieuse  accu- 
sation. 

Si  M.  Blanqui  en  veut  aux  morts,  à  List,  pour  ce  que  nous  savons,  à  la 
défunte  Assemblée  législative  pour  n'avoir  pas  goûté  ses  statistiques,  il  en 
veut  bien  davantage  aux  vivants,  et  je  suis  le  préféré  de  sa  colère  :  «  On  peut 
pardonner  bien  des  choses,  dit-il,  à  un  esprit  aigri  par  la  souffrance  et  par 
le  malheur;  mais  qu'ont  donc  fait  à  M.  Richelot,  heureusement  bien  portant, 
les  économistes  de  son  [tays,  pour  qu'il  se  soit  associé,  dans  sa  préface  de 
traducteur,  aux  haines  et  aux  bizarreries  de  cet  Allemand  nébuleux  et 
atrabilaire?  » 

Je  remercie  M.  Blanqui  de  l'intérêt  qu'il  veut  bien  prendre  à  ma  santé,  et 
j'aime  à  croire,  de  mon  côté,  que  l'émotion  que  lui  a  causée  la  publication 
du  Système  national  n'aura  pas  altéré  la  sienne.  Quoi  qu'il  en  soit,  je  n'hésite 


PRÉFACE    DE    LALTEUR.  65 

productives,  aurait  dû  trouver  la  doctrine  des  forces  produc- 
tives, s'il  avait  pu  vaincre  sa  répugnance  pour  les  théories. 
Dans  la  préface  de  cet  ouvrage,  M.  Dupin  exprime  nettement 
cette  aversion.  Il  a  J.-B.  Say  en  vue,  lorsqu'il  dit,  avec  une 
intention  railleuse,  qu'il  n'a  pas  eu  la  vaine  prétention  de 
forger  des  sysièmes,  et  de  juger  de  toutes  les  nations  d'après 
une  seule.  Je  ne  vois  pas,  toutefois,  comment,  sans  une  bonne 
théorie,  on  peut  arriver  à  une  pratique  conséquente.  On 
pourra  objecter,  il  est  vrai,  que  les  hommes  d'Etat  anglais 
ont,  sans  théorie,  été  d'assez  bons  praticiens  durant  des  siè- 
cles ;  mais  il  serait  facile  de  répondre  que  la  maxime,  vendre 

pas  à  le  reconnaître,  les  économistes  de  mon  pays,  tant  les  économistes 
dignes  de  ce  nom,  suivant  M.  Blanqui.  c'est-à-dire  les  libre-échangistes,  que 
les  économistes  indij^ne.v,  ne  m'ont  jamais  fait  aucun  mal;  mais  je  suis  tout 
aussi  innocent  à  leur  égard  qu'ils  sont  irréprochables  envers  moi,  M.  Blan- 
qui excepté,  bien  entendu.  Est-ce  qu'on  nuit  aux  gens  pour  n'être  pas  de 
leur  avis  en  tout  point?  Est-ce  qu'on  est  l'ennemi  de  ceux  dont  on  combat  les 
doctrines  avec  courtoisie?  Tous  ceux  qui  liront  ma  préface  la  trouveront 
calme  et  polie;  tous  ceux  qui  liront  mes  notes  témoigneront  du  soin  que  j'ai 
mis  à  rectifier  quelques  jugements  erronés  de  l'auteur  allemand,  de  mon 
culte  pieux  pour  la  mémoire  des  fondateurs  d'une  science  que  je  cultive, 
quoique  indigne.  Dans  deux  de  ces  notes  j'ai  cité  M.  Blanqui,  l'ingrat  1 

C'est  moi  qui  ai  le  droit  de  dire  à  mon  adversaire  :  Qu'est-ce  que  je  vous 
ai  donc  fait  pour  être  en  butte  aux  traits  de  votre  haine?  Ouest-ce  que  je 
TOUS  ai  fait  pour  que  vous  cherchiez  par  tous  les  moyens  à  dénigrer  un  hon- 
nête homme?  Ou  plutôt,  comment  êtes-vous  ennemi  de  vous-même  à  ce 
point  de  descendre,  par  un  tel  langage,  des  hauteurs  de  l'Institut? 

En  terminant  celte  réponse,  je  ne  puis  assez  m'étonner  de  la  légèreté  avec 
laquelle  un  professeur  parle  d'un  livre  sérieux  qu'il  ne  paraît  pas  même 
avoir  lu.  Oue  trouve-t-on  dansée  compte  rendu?  L'éternelle  plaisanterie  sur 
les  cornes  de  cerf  et  les  langues  de  vipère,  qui  constitue  le  fond  de  la  polé- 
mique de  M.  Blanqui  depuis  vingt-cinq  ans  ;  des  invectives  contre  l'auteur 
et  contre  le  traducteur  :  voilà  tout,  absolument  tout.  M.  Blanqui  déclare  List 
prohibitionniste,  lorsqu'il  n'y  a  pas  dans  tout  l'ouvrage  un  seul  argument 
en  faveur  de  la  prohibition.  A  l'en  croire,  l'auteur  du  Système  national  se- 
rait un  homme  obscur.  De  bonne  foi,  M.  Blanqui  aurait-il  été  piqué  au  vif 
par  la  boutade  d'un  homme  obscur,  et  conteraii-il  sa  peine  à  tous  les  échos, 
comme  ces  maris  trompés,  qui  font  du  scandale,  aûn  d'apprendre  leur  mésa- 
venture à  tout  l'univers  ? 

Je  vous  serai  obligé,  monsieur  le  directeur,  de  vouloir  bien  insérer  la 
présente  lettre  dans  votre  plus  prochain  numéro,  et  de  recevoir  l'assurance 
de  ma  parfaite  considération. 

Henri  Kichelot. 


66  SYSTÈME    NATIONAL. 

des  objets  fabriqués  et  acheter  des  matières  brutes^  a,  durant 
des  siècles,  en  Angleterre,  tenu  lieu  de  toute  une  théorie.  Ce 
n'est  vrai,  toutefois,  qu'en  partie,  puisque  cette  maxime  n'a 
pas  épargné  à  l'Angleterre  la  faute  grossière  de  prohiber,  à 
diverses  époques,  l'importation  du  blé  et  d'autres  produits 
agricoles.  Quoi  qu'il  en  soit,  je  crois  pouvoir  le  conclure  de 
quelques  mots  que  m'a  dits  M.  Dupin,  l'affinité  de  ses  tableaux 
statistiques  avec  ma  théorie  n'avait  pu  échapper  à  sa  sagacité  ; 
de  là  son  jugement  favorable.  Il  y  avait  dans  ce  concours 
d'autres  juges  ayant  écrit  sur  l'économie  politique  ;  mais  si 
l'on  feuilletait  leurs  ouvrages,  pour  y  chercher  quelque  chose 
qui  ressemblât  à  une  pensée  originale,  on  n'y  trouverait  rien 
de  plus  q\ie political  economif  made  easy  (1),  comme  parlent  les 
Anglais  ;  des  choses  à  l'usage  des  dames  qui  se  mêlent  de 
politique,  des  petits  maîtres  parisiens  et  autres  amateurs, 
enfin  les  paraphrases  des  paraphrases  d'Adam  Smith  ;  de 
pensées  originales,  il  n'en  était  pas  question  ;  cela  faisait  pitié. 
Le  travail  en  langue  française,  cependant,  ne  fut  pas  plus 
dépourvu  d'utilité  pour  moi  que  mes  précédents  travaux  en 
anglais  ;  non-seulement  je  fus  confirmé  dans  ma  première 
opinion,  qu'un  bon  système  devait  reposer  sur  une  bonne 
base  historique  ;  mais  je  reconnus  de  plus  que  je  n'avais  pas 
poussé  mes  études  historiques  assez  loin.  Aussi,  lorsque,  après 
avoir  avancé  ces  études,  je  relus  plus  tard  mes  écrits  en  lan- 
gue anglaise  et  particulièrement  les  cinq  feuilles  déjà  impri- 
mées d'une  introduction  historique,  je  les  trouvai  pitoya- 
bles. Peut-être  le  lecteur  inclinera-t-il  à  trouver  tels  aussi 
ceux  que  je  lui  présente  sous  le  costume  allemand.  J'avoue 
franchetnent  et  sans  affectation,  beaucoup  peut-être  ne  le 
croiront  que  trop  volontiers,  qu'en  relisant  mes  premiers 
chapitres,  après  l'achèvement  du  dernier,  je  n'en  fus  pas  plus 
satisfait,  et  que  je  fus  sur  le  point  de  sacrifier  mon  œuvre 
allemande,  comme  j'avais  sacrifié  mes  œuvres  anglaise  et 
française.  Mais  je  changeai  d'avis.  Celui  qui  poursuit  ses 

(1)  L'économie  politiqu>  mise  à  la  portée  de  tout  le  monde. 


PRÉFACE    DE   l'aUTEUR.  67 

études,  va  toujours  en  avant,  et  l'élaboration  doit  cependant 
avoir  un  terme.  Je  me  présente  donc  devant  le  public,  àvecla 
pensée  décourageante,  qu'on  trouvera  beaucoup  à  reprendre 
dans  mon  ouvrage  ;  je  reconnais  moi-même  en  écrivant  cette 
préface  que  j'aurais  pu  mieux  faire  et  mieux  dire  ;  une  espé- 
rance, cependant,  me  soutient,  c'est  qu'on  trouvera  aussi  dans 
ce  livre  plus  d'une  vérité  neuve  et  quelques  vues  éminem- 
ment utiles  à  ma  patrie  allemande. 

C'est  principalement  ce  désir  d'être  utile  à  mon  pays  qui 
explique  pourquoi,  souvent  peut-être  téméraire  et  tranchant, 
j'ai  porté  un  arrêt  de  condamnation  sur  les  opinions  et  sur 
les  travaux  de  quelques  auteurs  et  d'écoles  tout  entières.  La 
présomption  n'y  a  été  pour  rien,  je  l'assure  ;  partout  j'ai  obéi 
à  la  conviction  que  les  opinions  blâmées  étaient  dangereuses, 
et  que,  pour  agir  utilement,  il  fallait  les  combattre  avec 
énergie  et  sans  détours.  On  a  tort,  du  reste,  de  croire  que  les 
hommes  qui  ont  rendu  d'éminents  services  à  la  science  doi- 
vent être  respectés  dans  leurs  erreurs  ;  tout  au  contraire,  les 
hommes  célèbres  et  qui  font  autorité  nuisent  par  leurs  erreurs 
plus  que  des  écrivains  insignifiants,  et  ils  doivent,  par  consé- 
quent, n'être  combattus  qu'avec  plus  de  rigueur.  Qu'une 
forme  plus  douce,  plus  modérée,  plus  humble,  avec  cer- 
taines réserves,  et  des  compliments  distribués  à  droite  et  à 
gauche,  eût  mieux  servi  mes  intérêts  personnels,  je  ne  l'i- 
gnore pas  ;  je  sais  aussi  que  le  juge  sera  jugé  à  son  tour.  Mais 
où  est  le  mal  ?  Je  mettrai  à  profit  les  sévères  arrêts  de  mes 
adversaires  pour  corriger  mes  fautes,  dans  le  cas  où,  ce  que 
j'ose  à  peine  espérer,  cet  ouvrage  parviendrait  à  une  seconde 
édition.  J'aurai  été  ainsi  doublement  utile,  excepté  à  moi- 
même. 

Pour  les  juges  équitables  et  indulgents  qui  voudront  bien 
admettre  mon  excuse,  j'ajoute  que  je  n'ai  pas  employé  à  la 
composition  de  cet  ouvrage  autant  de  temps,  à  beaucoup 
près,  qu'à  mes  recherches  et  à  mes  méditations,  que  les  cha- 
pitres en  ont  été  écrits  à  diverses  époques,  et  souvent  avec 
rapidité,  et  que  je  suis  loin  de  me  figurer  doué  de  facultés 


68  SYSTÈME    NATIONAL. 

intellectuelles  extraordinaires.  Cette  observation  est  nécessaire, 
afin  qu'on  ne  conçoive  pas  de  trop  grandes  espérances  d'un 
enfantement  si  pénible  après  une  gestation  si  longue  ;  afin 
que  l'on  s'explique  pourquoi  çà  et  là  je  parle  d'un  temps  à 
demi  ou  tout  à  fait  écoulé  comme  du  présent,  et  qu'on  ne 
me  reproche  pas  trop  des  répétitions  fréquentes  ou  même  des 
contradictions  sur  des  détails.  Pour  ce  qui  est  des  répétitions, 
quiconque  est  un  peu  initié  à  l'économie  politique  sait  que 
les  diverses  parties  de  cette  science  s'encbevêtrent  les  unes 
dans  les  autres,  et  qu'il  vaut  beaucoup  mieux  répéter  dix  fois 
la  même  chose  que  de  laisser  un  seul  point  obscur.  Du  reste, 
l'opinion  que  j'ai  de  mes  propres  forces  ressort  surtout  de 
l'aveu  qu'il  m'a  fallu  tant  d'années  pour  mener  à  fin  quelque 
chose  de  passable.  Les  grands  esprits  produisent  prompte- 
ment  et  aisément  ;  les  esprits  ordinaires  ont  besoin  de  beau- 
coup de  temps  et  de  labeur.  Mais  aussi,  favorisés  par  les 
circonstances,  ils  peuvent  parfois  produire  une  œuvre  extraor- 
dinaire, surtout  s'ils  trouvent  une  théorie  mûre  pour  tomber, 
et  si  la  nature  les  a  doués  d'un  peu  de  jugement  et  de  quel- 
que persévérance  à  éclaircir  leurs  doutes.  Le  pauvre,  lui 
aussi,  peut  devenir  riche  en  accumulant  pfennig  sur  pfennig, 
thaler  sur  thaler. 

Pour  aller  au-devant  du  soupçon  de  plagiat  (1),  je  ferai 
remarquer  que  la  plupart  des  idées  développées  dans  cet 
écrit  ont  été  déjà  bien  des  fois  émises  par  moi  dans  des  jour-- 
naux  allemands  et  français,  notamment  dans  la  Gazette  d^Augs- 
bourg,  souvent,  il  est  vrai,  très  en  raccourci  dans  des  articles 
de  correspondance.  Je  ne  puis  pas  m'empêcher,  à  cette  occa- 
sion, de  témoigner  publiquement  ma  reconnaissance  envers 
mon  intelligent  et  savant  ami,  le  docteur  Kolb,  qui  n'a  pas 
craint  de  donner  place  dans  un  journal  aussi  accrédité  que  le 

(1)  Malgré  ces  observations,  le  reproche  de  plagiat  n'a  pas  été  épargnée 
l'auteur  du  Système  national.  On  a  essayé  notamment,  mais  sans  aucun  suc- 
cès, défaire  honneur  de  ce  système  à  un  professeur  obscur  d'une  université 
hessoise,  auquel  List  l'aurait  pris  purement  et  simplement  sans  avouer  son 
larcin.  Les  pièces  de  ce  procès  se  trouvent  dans  les  numéros  du  ZoUvereins- 
blatt  des  27  janvier  et  3  février  1846.  (H.  R.) 


PRÉFACE   DE   L* AUTEUR.  69 

sien  à  des  idées  et  à  des  arguments  jugés  d'abord  souvent  si 
téméraires.  J'ai  une  dette  semblable  à  acquitter  envers  le 
baron  de  Cotta,  lequel  marche  avec  une  si  glorieuse  ardeur 
sur  les  traces  d'un  père  qui  a  rendu  de  si  grands  services  à 
l'industrie  comme  à  la  littérature  allemandes.  C'est  un  devoir 
pour  moi  de  déclarer  hautement  que  le  propriétaire  de  la 
plus  célèbre  librairie  du  monde  m'a  prêté,  dans  l'œuvre  des 
chemins  de  fer  allemands,  plus  d'assistance  que  qui  que  ce 
soit  en  Allemagne,  et  que  c'est  lui  qui  m'a  déterminé  à  pu- 
blier, d'abord  une  esquisse  de  mon  système  dans  la  Viertel- 
tahrschrift  (Revue  trimestrielle),  puis  le  présent  ouvrage. 

Afin  qu'on  ne  me  reproche  pas  à  tort  d'avoir  été  incomplet, 
il  est  bon  d'avertir,  que  mon  dessein  dans  ce  premier  volume 
a  été  de  réunir  ce  que  j'avais  à  dire  de  neuf  et  d'original  sur 
le  commerce  international  et  la  politique  commerciale  et  en 
particulier  sur  les  moyens  de  constituer  un  système  national 
allemand.  J'ai  cru  aussi,  dans  ce  moment  décisif,  servir  ainsi 
beaucoup  mieux  la  cause  de  l'industrie  allemande,  qu'en 
mêlant  le  neuf  avec  le  vieux,  le  certain  avec  le  douteux,  et  en 
réchauffant  ce  qui  a  été  déjà  dit  cent  fois.  J'ai  dû  aussi  omettre 
d'autres  découvertes  que  je  crois  avoir  faites  dans  d'autres 
branches  de  l'économie  politique,  et  que  je  dois  à  mes  obser- 
vations et  à  mes  expériences,  à  mes  voyages  et  à  mes  études. 
J'ai  étudié  notamment  l'organisation  agraire  et  la  constitulion 
des  propriétés,  les  moyens  de  faire  naître  l'aptitude  au  travail 
et  d'éveiller  l'esprit  d'entreprise  en  Allemagne,  les  maux  qui 
accompagnent  l'industrie  manufacturière,  et  les  moyens  d'y 
porter  remède  et  de  les  prévenir,  l'émigration  et  la  colonisa- 
tion, la  création  d'une  marine  allemande  et  l'extension  du 
commerce  extérieur,  les  effets  de  l'esclavage  et  son  abolition, 
la  situation  et  les  vrais  intérêts  de  la  noblesse  allemande.  Les 
résultats  de  ces  études,  quand  bien  même  ils  n'étendraient  pas 
démesurément  cet  ouvrage,  ne  doivent  pas  y  trouver  place. 

Dans  mes  articles  de  la  Vterteliahrschrift  (1),  j'ai  voulu  en 

(I  )  L'économie  nationale  envisagée  du  point  de  vue  historique,  5*  cahier  el 
De  l'importance  d'une  industrie  manufacturière  nationale,  9*  cahier. 


70  SYSTÈME    NATIONAL. 

quelque  sorte  interroger  ropinion  publique,  en  Allemagne, 
sur  le  point  de  savoir  s'il  est  permis,  s'il  n'est  pas  scandaleux, 
d'exposer* des  vues  et  des  principes,  qui  diffèrent  essentielle- 
ment de  ceux  de  l'école  régnante  en  économie  politique.  Je 
voulais  en  même  temps  fournir  aux  partisans  de  cette  école 
une  occasion  de  me  ramener  dans  la  bonne  voie,  si  je  m'étais 
égaré  dans  le  sentier  de  l'erreur.  Mais  ces  articles  sont  depuis 
deux  ans  sous  les  yeux  du  public,  sans  qu'une  seule  Yoix  fa- 
vorable ou  contraire  se  soit  fait  entendre.  Mon  amour-propre 
me  dit  qu'on  n'a  pas  pu  me  réfuter  ;  mais  mon  penchant  au 
doute  m'insinue,  qu'on  fait  de  moi  trop  peu  de  cas  pour 
m'honorer  d'une  réfutation.  Lequel  dois-je  croire?  Je  l'i- 
gnore ;  je  sais  seulement  que,  dans  une  question  où  il  s'agit 
de  la  prospérité  ou 'de  la  détresse,  de  la  vie  ou  de  la  mort 
d'une  nation,  et  de  la  nôtre,  de  la  nation  allemande,  l'opinion 
du  dernier  des  hommes  mérite  d'être  prise  en  considération, 
ou  tout  au  moins  d'être  combattue. 

(c  Mais,  pourra  dire  l'école,  comme  déjà  en  effet  elle  l'a  dit 
souvent,  le  système  mercantile,  nous  l'avons  victorieusement 
combattu  dans  cent  et  cent  écrits,  articles  et  discours  ;  faut-il 
entreprendre  une  millième  réfutation  d'une  erreur  que  l'on 
réchauffe  ?»  A  cela  il  n'y  aurait  rien  à  répondre,  si  je  n'avais 
fait  que  réchauffer  le  système  mercantile.  On  n'a  qu'à  lire 
l'introduction  qui  suit,  pour  se  convaincre  que  je  n'ai  pris  de 
ce  système  si  décrié  que  ce  qu'il  avait  de  bon  et  que  j'en  ai 
rejeté  toutes  les  erreurs  ;  que  j'ai  donné  à  ses  vérités  une  tout 
autre  base,  celle  de  l'histoire  et  de  la  nature  des  choses,  que 
j'ai  agi  de  la  même  manière  avec  le  système  agricole  et  avec 
ce  qu'on  appelle  le  système  industriel,  improprement  désigné 
par  le  nom  que  mérite  le  système  appelé  mercantile  ;  que  j'ai 
fait  plus  ;  que,  le  premier,  j'ai  réfuté,  au  nom  de  la  nature 
des  choses  et  des  leçons  de  l'histoire,  les  arguments  mille  fois 
reproduits  par  l'école  cosmopolite  ;  que,  le  premier,  j'ai  mis 
en  lumière  les  déceptions  de  son  cosmopolitisme  vague,  de  sa 
terminologie  équivoque  et  de  ses  arguments  erronés.  Certes, 
cela  méritait  bien  l'attention  de  l'école  et  une  sérieuse  ré- 


PRÉFACE    DE   l' AUTEUR.  71 

ponse.  Du  moins  l'homme  qui  avait  directement  provoqué 
ces  articles,  n'aurait  pas  dû  laisser  à  terre  le  gant  que  je  lui 
avais  jeté. 

Pour  l'intelligence  de  ceci,  je  suis  obligé  de  rappeler  des 
faits  antérieurs.  Dans  un  compte  rendu  de  rex|)Osition  in- 
dustrielle de  Paris  en  1839,  que  j'avais  adressé  à  la  Gazette 
d'Augsbourg,  je  m'étais  avisé  de  jeter  en  passant  un  coup 
d'oeil  sur  l'état  de  la  science,  et  en  particulier  sur  l'école  fran- 
çaise. Je  fus  tancé  à  ce  sujet,  dans  la  même  feuille,  par  im 
correspondant  du  Rhin,  et  je  le  fus  d'un  ton  et  avec  des  argu- 
ments qui  me  montraient  clairement  que  j'avais  affaire  à 
l'une  des  premières  autorités  scientifiques  de  l'Allemagne  (1). 
Il  trouvait  mauvais  qu'en  parlant  de  la  théorie  régnante  je 
n'eusse  nommé  que  Smith  et  Say,  et  il  donnait  à  entendre 
que  l'Allemagne  aussi  possédait  des  théoriciens  illustres. 
Chacune  de  ses  paroles  respirait  cette  confiauce  qu'une 
théorie  parvenue  à  une  domination  incontestée  inspire  à  ses 
disciples,  surtout  vis-à-vis  des  sceptiques  auxquels  ils  refu- 
sent toute  connaissance  sérieuse  de  la  doctrine  qu'ils  ont  ap- 
prise par  cœur.  Après  avoir  reproduit  les  arguments  connus 
de  l'école  contre  le  système  mercantile,  tout  en  regrettant 
d'avoir  à  revenir  sur  des  vérités  cent  fois  redites  et  universel- 
lement reconnues,  il  s'écriait  :  que  Jean-Paul  avait  dit  quel- 
que part,  qu'une  fausse  théorie  ne  saurait  être  remplacée  que 
par  une  meilleure. 

J'ignore  où  et  à  quel  propos  Jean- Paul  a  émis  cette  sen- 
tence ;  mais  il  me  sera  permis  de  dire  que,  présentée  comme 
elle  l'a  été  par  le  correspondant  du  Rhin,  elle  ressemble  fort 
à  un  lieu  commun.  Le  mauvais,  en  effet,  ne  peut  jamais  être 
remplacé  avec  avantage  que  par  le  meilleur.  Mais  il  ne  s'ensuit 
nullement  que,  lorsque  quelque  chose  de  mauvais  a  jusque-là 
passé  pour  bon,  on  n'ait  pas  le  droit  de  le  montrer  tel  qu'il 
est.  11  s'ensuit  moins  encore  qu'on  ne  doive  pas  jeter  à  bas 

(1)  Il  y  a  lieu  de  croire  que  List  veut  parler  ici  de  M.  Rau,  professeur  dis- 
tingué à  l'université  de  Heidelberg,  et  auteur  d'un  traité  d'économie  poli- 
tique, qui  a  eu  plusieurs  éditions,  (H.  R.) 


72  SYSTÈME    NATIONAL. 

une  théorie  dont  on  a  reconnu  la  fausseté,  afin  de  faire  place 
pour  une  meilleure,  ou  de  montrer  qu'une  théorie  meilleure 
est  à  découvrir.  Pour  ma  part,  je  ne  me  suis  pas  borné  à 
prouver  que  la  théorie  régnante  est  fausse  et  insoutenable,  j'ai 
de  plus,  dans  mes  articles  de  la  Vierteliahrschrifty  soumis  au 
public,  à  titre  d'essai,  l'esquisse  d'une  nouvelle  théorie  que  je 
croyais  meilleure  ;  j'ai  accompli  par  conséquent,  à  la  lettre, 
les  conditions  requises  par  la  sentence  de  Jean-Paul.  Cepen- 
dant cette  autorité  considérable  de  l'école  cosmopoUte  garde 
le  silence  depuis  deux  ans. 

A  la  rigueur,  du  reste,  il  n'est  pas  complètement  vrai 
qu'aucune  voix  ne  se  soit  fait  entendre,  au  sujet  des  deux  ar- 
ticles précurseurs  de  mon  livre.  Si  je  ne  me  trompe,  c'est  à 
moi  que  l'auteur  d'un  article  publié  dans  un  des  derniers  nu- 
méros d'une  feuille  périodique  honorablement  placée,  a  fait 
allusion,  quand  il  a  parlé  d'attaques  aux  idées  reçues  en  éco- 
nomie politique,  attaques  dont  les  auteurs  a  ne  sont  pas  des 
hommes  de  la  spécialité  et  trahissent  peu  de  connaissance  de 
la  théorie  par  eux  combattue,  laquelle  ils  ont  généralement 
mal  saisie  dans  son  ensemble  et  dans  ses  détails.  » 

Cette  polémique  sublime  est  tellement  enveloppée  sous  des 
phrases  scolastiques  et  sous  des  sentences  obscures,  que  l'idée 
ne  peut  venir  à  personne,  excepté  à  moi,  qu'elle  me  concerne, 
moi  et  mes  articles.  Par  ce  motif,  et  comme  je  ne  suis  pas 
bien  sûr  qu'il  s'agisse  en  effet  de  moi,  fidèle  à  mon  dessein  de 
n'attaquer  nominativement  et  de  ne  provoquer  dans  cet  ou- 
vrage aucun  écrivain  allemand  existant,  je  ne  veux  pas  dési- 
gner avec  plus  de  précision  mon  adversaire  et  son  article.  Je 
ne  me  tairai  pas  cependant,  afin  de  ne  pas  laisser  à  l'auteur, 
dans  le  cas  où  il  aurait  voulu  parler  de  moi,  l'opinion  qu'il 
m'a  dit  quelque  chose  de  fort.  Dans  ce  cas,  sans  autre  dési- 
gnation, il  saura  bien  que  je  veux  parler  de  lui.  Je  déclare 
donc  franchement  à  cet  adversaire,  que  je  crois  être  tout  aussi 
initié  que  lui-même  aux  profonds  mystères  de  sa  science  ;  que 
des  paroles  ambiguës  et  des  phrases  profondes  en  apparence, 
mais  creuses  en  réalité,  comme  celles  qui  sont  entassées  les 


PREFACE  DE  L  AUTEUR. 


' 73 


unes  sur  les  autres  au  commencement  de  son  article,  sont  en 
économie  politique  comme  les  fausses  monnaies  dans  la  circu- 
lation ;  que  des  affirmations  vagues  et  la  prétention  à  un  sa- 
voir exceptionnel  ne  prouvent  que  la  conscience  de  quelque 
infirmité  ;  que  ce  n'est  plus  le  temps  d'attribuer  à  Adam  Smith 
la  sagesse  de  Socrate  ni  de  considérer  Lotz,  qui  l'a  délayé  en 
allemand,  comme  une  grande  lumière  ;  que  lui,  mon  adver- 
saire, s'il  pouvait  secouer  le  joug  d'autorités  en  grande  partie 
inapplicables,  il  acquerrait  la  conviction  humiliante  que  ses 
nombreux  écrits  ont  besoin  d'une  sérieuse  révision  ;  qu'une 
si  héroïque  résolution,  du  reste,  lui  ferait  beaucoup  plus 
d'honneur  qu'une  persistance  obstinée  dans  un  savoir  appris 
par  cœur,  qu'il  contribuerait  ainsi  puissamment  à  éclairer  les 
praticiens  débutant  en  économie  politique  sur  les  vrais  in- 
térêts de  la  patrie,  au  lieu  de  continuer  à  les  égarer. 

Une  pareille  conversion  devrait  être  considérée  comme  un 
résultat  important  pour  le  pays  ;  car  on  sait  quelle  influence 
des  professeurs  d'économie  politique,  même  au  début,  sur- 
tout s'ils  appartiennent  à  des  universités  en  renom  et  fréquen- 
tées, exercent  sur  l'opinion  de  la  génération  présente  et  de  la 
génération  à  venir.  Aussi  ne  puis-je  m'empêcher,  autant  que 
cela  se  peut  dans  une  préface,  d'aider  la  personne  dont  il  s'a- 
git à  sortir  de  ses  rêves  théoriques.  Elle  parle  sans  cesse  d'un 
monde  des  richesses.  Dans  ce  mot  il  y  a  un  monde  d'erreurs  ;  il 
n'existe  pas  de  monde  des  richesses.  La  notion  de  monde 
implique  quelque  chose  d'intellecluel  et  de  vivant,  fût-ce 
même  la  vie  ou  l'intelligence  animale.  Mais  qui  pourrait  par- 
ler, par  exemple,  d'un  monde  minéral?  Otez  l'esprit,  et  ce  qui 
s'appelle  richesse,  ne  sera  plus  qu'une  matière  morte.  Qu'est 
devenue  la  richesse  de  Tyr  et  de  Carthage,  ou  la  valeur  des 
palais  de  Venise,  depuis  que  l'esprit  a  disparu  de  ces  masses 
de  pierres  ?  Avec  votre  monde  des  richesses  vous  voulez  faire 
exister  la  matière  par  elle-même,  et  là  réside  toute  votre  er- 
reur. Vous  nous  disséquez  un  cadavre,  vous  nous  montrez  la 
structure  et  les  parties  constitutives  de  ses  membres  ;  mais,  de 
ces  membres  refaire  un  corps,  leur  donner  la  vie,  les  mettre 


74  SYSTÈME    NATIONAL . 

en  mouvement,  vous  ne  le  pouvez  pas  ;  votre  monde  des  ri- 
chesses est  une  chimère. 

D'après  ces  observations,  on  croira  sans  peine  que  la  crainte 
n'est  pas  le  motif  qui  m'a  détourné  de  parler  dans  cet  ouvrage 
des  travaux  des  économistes  allemands.  J'ai  voulu  seulement 
éviter  une  polémique  inutile  ou  fâcheuse  ;  car,  ce  n'est  que 
depuis  la  fondation  du  Zollverein  que  les  Allemands  ont  pu 
envisager  l'économie  politique  du  point  de  vue  national  ;  de- 
puis lors,  d'anciens  preneurs  du  système  cosmopolite  ont  bien 
pu  changer  de  sentiment,  et  il  y  aurait  méchanceté  évidente, 
dans  un  tel  état  de  choses,  à  mettre  obstacle  par  des  critiques 
à  la  conversion  de  pareils  hommes. 

Cette  considération,  toutefois,  ne  s'applique  qu'aux  auteurs 
vivants  ,  mais,  à  parler  franchement,  il  n'y  a  rien  de  particu- 
lier à  reprendre  chez  les  morts  ;  ils  ont  partagé  toutes  les  er- 
reurs de  Smith  et  de  Say,  et  n'ont,  en  dernière  analyse,  rien  dit 
de  neuf,  ici  comme  dans  le  reste  de  cet  ouvrage,  il  convient 
d'en  faire  la  remarque,  nos  appréciations  se  restreignent  à  la 
théorie  du  commerce  international  et  de  la  politique  com- 
merciale ;  par  conséquent,  nous  ne  contestons  nulle  part  les 
services  que  des  auteurs  morts  ou  vivants  ont  pu  rendre  dans 
d'autres  branches  de  l'économie  politique.  Qu'on  lise  les  écrits 
deLotz,  de  Politz,  deRotteck,  deSoden,  pour  ne  pas  parler 
d'esprits  subalternes  tels  que  Krause,  Fulda,  etc.;  et  l'on  re- 
connaîtra que,  dans  la  matière  dont  il  s'agit,  ils  ne  sont  que 
les  aveugles  disciples  de  Smith  et  de  Say,  et  que,  là  où  ils  se 
séparent  de  leurs  maîtres,  leurs  opinions  sont  dépourvues  de 
valeur.  On  doit  (  n  dire  autant  de  l'intelligent  Weitzel,  un  des 
meilleurs  écrivains  politiques  de  l'Allemagne  ;  Rudhart  lui- 
même,  si  expérimenté,  si  clairvoyant,  n'a  dans  cet  important 
sujet  que  de  rares  éclairs. 

Je  regrette,  au  moment  où  l'on  réunit  les  œuvres  de 
Rotteck,  d'être  obligé  de  prononcer  publiquement  sur  lui  ce 
jugement,  qu'il  n'a  compris  nettement  ni  le  commerce  inter- 
national ni  la  politique  commerciale,  ni  les  systèmes  ni  l'ap- 
plication de  l'économie  politique.  On  m'excusera,  si  l'on  ré- 


PRÉFACE   DE   l'aUTEUU.  7S' 

fléchit  que  Rotteck  a  porté  sur  moi  et  sur  mes  actes  un  arrêt 
non-seulement  sévère,  mais  injuste,  et  qu'il  m'a  mis  ainsi 
dans  la  nécessité  de  me  défendre.  Lorsque  Rotteck  me  repro- 
che d^avoir  pris  pour  texte  de  mes  plaintes  la  détresse  des  fa- 
bricants, et  non  l'écoulement  des  espèces  et  l'appauvrissement 
de  l'Etat,  lorsqu'il  allègue  que  le  système  de  la  Société  de 
commerce  allemande  était  en  partie  inexécutable,  et  présentait 
des  inconvénients  de  plus  d'une  sorte,  ces  observations  por- 
tent la  même  empreinte  qu'offre  tout  le  chapitre  de  cet  auteur 
sur  l'administration  publique,  celle  de  l'ignorance.  Qu'après 
avoir  lu  mon  livre,  on  lise  ce  chapitre  de  Rotteck,  et  l'on  ne 
taxera  pas,  je  l'espère,  ce  jugement  d'injustice.  Qu'on  lise 
seulement  ce  que  j'ai  écrit  sur  le  principe  de  rétorsion  (  1  ),  et- 
qu'on  examine  ensuite  l'opinion  de  Rotteck,  on  reconnaîtra 
que  Rotteck  a  mal  à  propos  porté  sur  le  terrain  du  droit  une 
simple  question  à^ éducation  industrielle  des  nations ^  qu'il  l'a 
envisagée  comme  publiciste  au  lieu  de  le  faire  comme  écono- 
miste. Cette  inintelligence  totale  de  mes  actes  et  de  ma  valeur 
comme  économiste,  cette  attaque  personnelle  peut  bien  m'au- 
toriser  à  dire  toute  ma  pensée  :  Rotteck  eût  fait  plus  sagement 
d'avouer  franchement  dans  ses  écrits  comme  dans  ses  discours 
parlementaires,  qu'il  ne  possédait  pas  la  moindre  notion  pra- 
tique en  matière  de  commerce  international  et  de  politique 
commerciale,  et  que  le  domaine  de  l'économie  politique  lui. 
était  entièrement  étranger,  au  lieu  de  s'exprimer  dans  les  uns 
et  dans  les  autres  de  manière  à  diminuer  son  autorité  sous 
d'autres  rapports.  On  se  rappellera  que  MM.  de  Rotteck  et 
Welcker,  après  avoir  déclaré  qu'ils  n'entendaient  rien  au 
commerce,  ne  combattirent  pas  moins  avec  beaucoup  de  vi- 
vacité dans  le  parlement  badois  l'accession  de  Bade  à  la  grande 
Association  allemande.  Connu  de  l'un  et  de  l'autre,  sur  la  nou- 
velle qu'ils  prendraient  un  tel  parti,  je  m'étais  permis  de  leur 
adresser  d'énergiques  représentations,  elles  m'attirèrent  une 
réponse  où  l'on  parut  piqué.  Ces  représentations  de  ma  part 

(ï)  Voir  le  chapitre  xvii  du  2«  livre  de  cet  ouvrage. 


76  SYSTÈME   NATIONAL. 

ont-elles  exercé  ou  non  de  l'influence  sur  Tappréciation  mal- 
veillante de  Rotteck  ?  Je  ne  le  déciderai  pas. 

Polilz,  qui  n'avait  d'originalité  en  rien  et  qui  manquait 
d'expérience  en  tout,  n'était  en  cette  matière  qu'un  com- 
pilateur. Je  vais  donner  un  exemple  du  jugement  que  possé- 
dait dans  les  questions  économiques  cet  inintelligent  titulaire 
de  la  première  chaire  politique  de  l'Allemagne.  A  l'époque 
011,  habitant  Leipsick,  mes  projets  d'un  chemin  de  fer  de 
Leipsick  à  Dresde  et  d'un  réseau  allemand  me  livraient  à  la 
risée  des  esprits  sérieux,  je  demandai  à  M.  Politz  son  con- 
cours et  ses  avis.  Il  me  répondit,  qu'il  n'était  pas  encore  pos- 
sible de  dire  avec  précision  jusqu'à  quel  point  cette  entreprise 
pouvait  être  utile  ou  nécessaire,  puisqu'on  ne  pouvait  pas 
savoir  de  quel  côté  se  dirigeraient  les  marchandises  à  l'avenir. 
Cette  profonde  vue  théorique  a  depuis,  si  je  ne  me  trompe, 
passé  dans  ses  tristes  annuaires. 

La  première  fois  que  je  me  trouvai  en  rapport  avec  Lotz, 
je  pris  la  liberté  de  l'entretenir  discrètement  de  quelques 
idées  nouvelles  en  économie  politique,  dans  le  but  de  con- 
naître ses  propres  idées  et  de  lui  exposer  les  miennes. 
M.  Lotz  n'entra  dans  aucune  explication  ;  son  visage  prit  une 
expression  mêlée  d'importance  et  d'ironie,  qui,  pour  moi, 
signifia  clairement  qu'il  croyait  sa  position  trop  élevée  pour 
entrer  avec  moi  en  discussion  sans  se  compromettre.  Il  pro- 
nonça, du  reste,  quelques  paroles  dont  le  sens  était  que  des 
discussions  entre  des  amateurs  et  des  hommes  de  science 
profonde  ne  pouvaient  mener  à  rien.  A  cette  époque  je  n'avais, 
pas  relu  depuis  quinze  ans  les  ouvrages  de  M.  Lotzj  mon 
respect  pour  leur  auteur  était  donc  de  très-ancienne  date. 
Mais  une  telle  conduite  m'édifia  sur  le  mérite  de  ces  écrits, 
avant  même  que  je  les  eusse  relus.  Comment,  pensai-je,  dans 
une  science  expérimentale  comme  l'économie  politique,  un 
homme  qui  repousse  ainsi  l'expérience,  serait-il  capable  de 
quelque  chose  de  bien?  Lorsque  plus  tard  ses  épais  volumes 
revinrent  devant  mes  yeux,  la  conduite  de  M.  Lotz  me  parut 
facile  à  comprendre.  Rien  de  plus  naturel  que  de  voir  des 


PRÉFACE   DE    l'aUTEUR.  77 

auteurs  qui  n'ont  fait  que  copier  ou  commenter  leurs  devan- 
ciers, et  qui  ont  puisé  tout  leur  savoir  dans  les  livres,  tout 
émus  et  tout  étourdis,  lorsque  des  expériences  vivantes,  en 
désaccord  avec  leur  science  routinière,  et  des  idées  toutes  nou- 
velles leur  apparaissent. 

Le  comte  Soden,  que  j'ai  beaucoup  connu,  était,  au  con- 
traire, infiniment  plus  instructif  dans  sa  conversation  que  dans 
ses  écrits,  et  d'une  extrême  facilité  vis-à-vis  du  doute  et  de  la 
contradiction  ;  la  nouveauté  de  ses  écrits  consistait  surtout 
dans  la  méthode  et  dans  la  terminologie.  Mais  hélas!  cette 
terminologie  est  plus  boursouflée  que  les  précédentes,  et  elle 
plongerait  la  science  dans  la  scolastique  plus  avant  encore 
que  celle  de  Smith  et  de  Say. 

Weitzel,  dans  son  Histoire  des  sciences  politiques ^  apprécie 
tous  les  économistes  absolument  comme  le  fait  l'école  cos- 
mopolite. 

Si,  par  les  motifs  déjà  allégués,  je  m'abstiens  de  tout 
blâme  à  l'égard  des  économistes  d'Allemagne  encore  vivants, 
je  ne  dois  pas  moins  rendre  justice  aux  excellentes  choses 
que  renferment  les  ouvrages  de  Nebenius,  de  Hermann,  de 
Mohl,  etc.  (1). 

Je  suis  généralement  d'accord,  comme  on  le  verra,  avec 
l'écrit  de  Nebenius  sur  le  Zollverein  allemand,  en  ce  qui 
touche  le  système  à  suivre  immédiatement  par  cette  associa- 
tion. Le  livre  ayant  été  visiblement  écrit  dans  l'intention 
d'exercer  une  influence  immédiate  sur  le  développement  du 

(1)  Je  donne  plus  loin  un  extrait  d'un  écrit  publié  en  1847  par  M.  de  Her- 
mann sur  la  liiéorie  du  commerce  international.  Quant  à  Nebenius,  je  saisis 
cette  occasion  de  réparer  une  omission  dont  je  nie  suis  involontairement  rendu 
coupable  à  son  égard  dans  mon  livre  de  V Association  douamère  allemande. 
Nebenius  mérite  une  place  distinguée  dans  une  histoire  du  Zollverein.  Dés 
1819,  il  avait  fait  paraître  une  brochure  remarquable,  où  étaient  nettement 
exposées  les  considérations  qui  devaient  décider  les  États  allemands  à  for- 
mer entre  eux  une  union  commerciale,  ainsi  que  les  maximes  qui  devaient 
servir  de  base  à  cette  union,  et  qui  servirent  en  effet  de  base  au  Zollverein; 
en  1820,  il  était  l'un  des  membres  les  plus  importants  du  congrès  de  Darm- 
sladt.  Plus  tard,  il  contribua  puissamment  à  l'accession  de  Bade  qui  avait 
soulevé  dans  le  grand-duché  une  vive  opposition.  (H.  R.) 


78  SYSTÈME   NATIO?iAL. 

ZoUverein,  il  était  naturel  que  l'auteur,  esprit  pénétrant  qui 
a  si  bien  mérité  de  l'industrie  allemande,  négligeât  complé- 
(tement  la  théorie  et  l'histoire.  On  y  trouve  par  conséquent 
toutes  les  qualités  et  tous  les  défauts  d'un  ouvrage  de  cir- 
constance. Un  tel  ouvrage  peut  rendre  dans  le  moment  un 
grand  service,  mais  ne  met  pas  à  l'abri  des  complications  de 
l'avenir.  Supposons,  par  exemple,  que  les  Anglais  et  les  Fran- 
çais vinssent  à  abolir  leurs  droits  d'entrée  sur  les  produits 
agricoles  et  forestiers  allemands,  d'après  l'argumentation  de 
Nei)enius,  il  n'y  aurait  plus  de  motif  de  maintenir  le  système 
protecteur  en  Allemagne.  La  Science  de  la  police  de  Mohl 
contient  beaucoup  de  vues  très-saines  sur  le  système  protec- 
teur, et  l'on  sait  quelle  part  puissante  et  directe  Hermann  a 
prise  à  l'achèvement  du  ZoUverein,  et  au  développement  de 
l'industrie  bavaroise  en  particulier.  i 

A  cette  occasion,  je  ne  puis  m'empêcher  de  mentionner  ce 
fait,  que  les  Allemands,  en  cela  différents  de  toutes  les  autres 
nations,  font  des  matières  économiques  l'objet  de  deux  ensei- 
gnements distincts  ;  sous  le  nom  d'économie  nationale, 
d'économie  politique,  d'économie  publique,  ils  enseignent  la 
théorie  cosmopolite  de  Smith  et  de  Say  ;  dans  la  science  de 
la  police,  Polizeiwissenschaft,  ils  recherchent  jusqu'à  quel 
point  l'autorité  a  mission  d'intervenir  dans  la  production, 
dans  la  distribution  et  dans  la  consommation  des  biens  maté- 
riels. Say,  qui  est  toujours  d'autant  plus  tranchant  qu'il 
connaît  moins  ce  dont  il  parle,  reproche  sur  le  ton  du  per- 
siflage aux  Allemands  de  confondre  l'économie  politique 
avec  la  science  de  l'administration  (1).  Comme  Say  ne  savait 
pas  l'allemand,  et  qu'aucun  ouvrage  allemand  d'économie 
politique  n'a  été  traduit  en  français,  il  doit  avoir  eu  connais- 
sance de  ce  fait  par  quelque  grand  homme  de  Paris  qui  avait 
voyagé.  Au  fond,  cette  division  de  la  science,  qui  a  donné 

(1)  «C'est  par  suite  des  fausses  notions  répan  lues  par  le  système  réfjle- 
menlaire,  que  la  plupart  des  écrivains  allemands  regardent  réconomie  poli- 
tique comn>e  la  science  de  l'administration.  »  J.-B,  Say,  Çoun  d'économie 
politique,  iom    II,pag.  651.  édition  Guillaumin. 


SYSTÈME    fSATIONAL.  79 

lieu,  après  tout,  jusqu'ici  à  beaucoup  de  malentendus  et  de 
contradictions,  ne  prouve  qu'une  chose,  c'est  que  les  Alle- 
mands avaient  compris  avant  les  Français  qu'il  y  a  une 
économie  cosmopolite  et  une  économie  politique  ;  ils  ont 
appelé  la  première  économie  nationale,  et  la  seconde  science 
de  la  police  (1). 

Pendant  que  j'écrivais  ce  qui  précède,  il  m'est  tombé  entre 
les  mains  un  livre,  qui  me  donne  occasion  de  confesser  que 
j'ai  jugé  Adam  Smith  avec  beaucoup  plus  d'indulgence  que, 
dans  ma  conviction,  je  n'aurais  dû  le  faire.  C'est  la  seconde 
partie  de  la  Galerie  de  portraits  diaprés  la  conversation  et  la 
correspondance  de  Rahel,  éditée  par  Yarnhagen  Von  Ense. 
J'étais  curieux  de  lire  ce  qu'on  y  dit  d'Adam  Mùller  et  de 
Frédéric  Gentz,  que  j'ai  personnellement  connus  (2)  ;  mais 
j'ai  trouvé  les  perles  autre  part  qu'où  je  les  cherchais,  savoir 
dans  la  correspondance  entre  Rahel  et  Alexandre  de  Marwitz. 
Cejeune  homme  plein  d'intelligence,  avait,  pour  préparer  un 
jÇxamen,  lu  et  en  même  temps  critiqué  Adam  Smith.  On  peut 
lire  dans  la  note  ci-jointe  ce  que,  durant  cette  étude,  il  écrivit 
sur  Smith  et  sur  ses  disciples  en  Allemagne  (3).  Et  ce  jugement, 

(î)  Je  reviendrai,  dans  une  note  ultérieure,  sur  cette  distinction.  (H.  R.) 
(2)  Plus  lard  l'occasion  pourra  s'offrir  à  moi  de  donner  quelques  explica- 
tions sur  les  idées  et  sur  les  actes  remarquables  de  ces  deux  hommes  en  ce 
qui  touche  la  politique  commerciale  allemande.  Je  les  ai  connus  personnel- 
lement l'un  et  l'autre  au  congrès  de  Vienne  en  1820.  Millier,  avec  lequel  je 
me  suis  souvent  trouvé  chez  le  feu  duc  (rAiihalt-Cœthen,  qui  faisait  alors  de 
l'opposition  contre  la  Prusse,  m'a  honoré  de  sa  confiance.  Gentz  était  moins 
abordable  à  cause  du  poste  qu'il  occupait  et  de  ses  rapports  avec  l'Angle- 
terre; cependant  il  eut  à  plusieurs  reprises  avec  moi  des  discussions,  qui, 
bien  que  non  dépourvues  d'intérêt,  n'aboutirent  pas  à  une  commune  entente; 
car,  immédiatement  après  mon  départ  de  Vienne,  il  entama  contre  moi, 
dans  la  Gazette  d'Augsbourg,  une  polémique  anonyme,  que  je  me  flatte  d'a- 
voir soutenue  avec  quelque  honneur. 

Ni)  Page  67.  «Ils  ont  pris  toute  leur  sagesse  dans  Adam  Smith,  esprit 
étroit,  mais  plein  de  pénétration  dans  son  étroite  sphère,  dont  ils  proclament 
les  maximes  à  tout  propos,  avec  des  développements  insipides  el  en  les  ré- 
citant comme  des  écoliers.  Sa  science  est  très-commode,  car,  indépendam- 
ment de  toute  iilée,  abstraction  faite  de  toutes  les  autres  directions  de  la  vie 
humaine,  il  construit  un  système  commercial  universel,  qui  convient  égale- 
ment à  tous  les  peuples  et  à  toutes  les  circonstances,  et  où  l'art  consiste  à 


80  SYSTEME    NATIONAL. 

qui  renferme  tout  en  vingt  lignes,  tout  ce  qu'on  peut  dire  sur 
Smith  et  sur  son  école,  Marwitz  le  porta,  la  première  fois 
qu'il  lut  Smith.  Lui,  jeune  homme  de  vingt-quatre  ans, 
entouré  de  savants  qui  professent  pour  Adam  Smith  un  res- 
pect superstitieux,  seul,  il  renverse  l'idole  d'une  main  forte  et 
siire,  la  met  en  pièces,  et  rit  de  la  folie  de  ses  adorateurs.  Et 
ce  jeune  homme  appelé  à  ouvrir  les  yeux  à  son  pays,  au 
monde,  on  l'abasourdit  de  questions  stupides  dans  un  examen 
dont  il  se  félicite  d'avoir  pu  se  tirer.  Et  il  devait  mourir  avant 
d'avoir  compris  sa  grande  mission  ! 

Le  plus  grand  économiste  de  l'Allemagne,  son  seul  écono- 
miste à  un  certain  point  de  vue,  devait  mourir  sur  la  terre 
étrangère;  vainement  vous  cherchez  son  tombeau.  Rahel 
seule  fut  son  public,  et  trois  observations  écrites  en  courant 
dans  des  lettres  intimes  furent  tous  ses  ouvrages.  Que  dis- 
je  ?  Marwitz  n'a-t-il  pas  envoyé  à  Rahel  six  feuilles  entières 
sur  Adam  Smith  ?  Puissent-elles  se  trouver  dans  les  papiers 
que  Rahel  a  laissés  !  Puisse  M.  de  Varnhagen  vouloir  bien 
les  communiquer  au  public  allemand  ! 

laisser  les  gens  faire  ce  qu'ils  voudront.  Son  point  de  vue  est  celui  de  l'in- 
térêt privé  ;  que  l'État  doive  en  avoir  un  autre  plus  élevé,  et  qu'en  vertu  de 
celui-là  l'industrie  nationale  doive  suivre  une  direction  tout  autre  que  ne  le 
désire  celui  qui  ne  poursuit  que  de   vulgaires  jouissances,  il  ne  s'en  doute 
pas.  Combien  une  telle  sagesse,  développée  avec  une  sagacité  dont    la  pro- 
fondeur seule  peut  venir  à  bout,  avec  du  savoir,  de  l'érudition  même,  doit 
séduire  un  siècle  tout  entier  placé  au  même  point  de  vue!  Je  le  lis  et  je  le 
critique.  11  ne  se  lit  que  lentement,  car  il  conduit  par  un  labyrinthe  d'abs- 
tractions stériles  au  milieu  de  lenchevêlrement  artificiel  de  ses  forces  pro- 
ductives, où  il  est  plus  fatigant  encore  que  difficile  de  le  suivre.»  —  Page  61. 
€  Je  viens  d'en  finir  avec  Adam  Smith  à  ma  grande  satisfaction,  car,  vers  la 
fin,  quand  il  vient  à  parler  grandes   affaires  d'État,   guerre,  justice,  éduca- 
tion, il  devient  tout  à  fait  stupide...  11  faudra  que  j'écrive  sur  lui  avec   dé- 
tail ;  cela  en  vaut  la  peine,  car,  avec  Napoléon,  c'est  actuellement   le   mo- 
narque le  plus  puissant  en  Europe.  »  [Littéralement  vrai.)  —  Page  73.  «  J'en 
suis  à  ma  sixième  feuille  sur  Adam  Smith  et  j'aurai  fini   demain.  J'empor- 
terai à  Berlin  mon  travail.»  —  Page  66.  «  L'économiste  Krause  copie  Adam 
Smith  de  la  façon  la  p'us  inepte  et  la  plus  impertinente,  si  plalement  qu'il 
va  jusqu'à  employer  les  mêmes   exemples;    seulement,  lorsqu'Adam  Smith 
parle  d'un  fabricant  de  draps,  il   dit  un  fabricant  de  toiles;  et  à  la  place 
de  Calicut  et  de  Londres,  il  met  Tranquebar  et  Copenhague.»  (Littéraleraenl 
exact.) 


PRÉFACE   DE   L* AUTEUR.  81 

En  vérité,  je  ne  me  suis  jamais  trouvé  si  petit  qu'en  lisant 
ces  lettres  de  Marwitz.  Cet  imberbe  était  arrivé  dans  l'espace 
de  quinze  jours  à  soulever  le  voile  de  l'idole  de  l'école  cos- 
mopolite, et  pour  cela  il  m'a  fallu,  à  moi,  de  longues  années 
dans  l'âge  mûr.  On  doit  admirer  surtout  son  parallèle  entre 
Napoléon  et  Adam  Smith,  tracé  en  deux  mots  :  Ce  sont  les 
deux  plus  puissants  monarques  de  la  terre  ;  il  aurait  dit 
sans  doute  ravageurs  de  la  terre,  si  cette  expression  n'avait 
pas  été  périlleuse  en  Tannée  1810.  Quel  coup  d'œil  jeté  sur 
les  grandes  affaires  du  monde  î  Quelle  intelligence  ! 

Après  ces  déclarations  je  ferai  l'aveu  sincère,  que  j'ai 
raturé,  après  l'avoir  achevé,  le  chapitre  de  ce  volume  qui 
traitait  d'Adam  Smith  ;  je  l'ai  fait  uniquement  par  un  res- 
pect exagéré  pour  un  nom  célèbre  et  dans  la  crainte  qu'on 
ne  qualifiât  d'arrogance  la  franchise  de  mon  appréciation. 

Ce  que  j'ai  dit  dans  ce  premier  travail,  je  ne  pourrais  le 
répéter  ici  en  détail,  sans  grossir  ma  préface  aux  proportions 
d'un  volume,  car  j'ai  réduit  au  moins  six  feuilles  d'impres- 
sion à  une  seule  ;  je  dois  me  borner  à  de  courtes  indications. 
Je  disais  que  l'économie  politique  avait,  dans  ses  parties  les 
plus  importantes,  celles  qui  traitent  du  commerce  interna- 
tionale et  de  la  politique  commerciale,  immensément  reculé 
sous  l'influence  d'Adam  Smith  ;  que,  par  lui,  le  sophisme, 
la  scolastique,  l'obscurité,  le  mensonge  et  l'hypocrisie  avaient 
pénétré  dans  cette  science  ;  que  la  théorie  était  devenue  l'arène 
de  talents  douteux  et  qu'elle  avait  effarouché  la  plupart  des 
hommes  d'intelligence,  d'expérience,  de  bon  sens  et  de  rec- 
titude d'esprit;  que  Smith  a  pourvu  les  sophistes  d'arguments, 
pour  frustrer  les  nations  de  leur  présent  et  de  leur  avenir. 
Je  rappelais,  d'après  la  biographie  faite  par  Dugald  Steward, 
que  ce  grand  esprit  ne  serait  pas  mort  tranquille  si  tous  ses 
manuscrits  n'avaient  pas  été  brûlés,  et  je  trouvais  dans  ce  fait 
comme  un  véhément  soupçon  que  ces  papiers  portaient  té- 
moignage contre  sa   sincérité  (1).   Je  montrais  comment, 

(1)  L'animosilé  de  List  contre  Adam  Smith  est  ici  d'une  exagération  pué- 
rile. N'était-il  pas  plus  naturel  de  supposer  que  l'auteur  de  la  Richesse  des 

6 


82  SYSTÈME   NATIONAL. 

depuis  Pitt  jusqu'à  Melbourne,  sa  théorie  avait  été  exploitée 
par  les  ministres  anglais  pour  jeter  de  la  poudre  aux  yeux 
des  autres  nations  au  profit  de  l'Angleterre.  J'en  faisais  un 
observateur,  dont  le  regard  saisit  des  grains  de  sable,  des 
mottes  de  terre,  des  herbes  ou  des  arbrisseaux,  mais  ne  peut 
embrasser  Tensemble  d'un  paysage  ;  je  le  représentais  conmie 
un  peintre  qui  retrace  des  détails  avec  une  merveilleuse 
précision,  mais  qui  ne  sait  pas  en  composer  un  tout  harmo- 
nieux, et  qui,  ainsi,  peint  un  monstre  dont  les  membres  sont 
parfaitement  rendus,  mais  appartiennent  à  des  corps  diffé- 
rents. 

Le  trait  caractéristique  du  système  que  j'expose,  c'est  la 
nationalité.  Tout  mon  édifice  est  construit  sur  l'idée  de  la  na- 
tion comme  intermédiaire  entre  l'individu  et  le  genre  hu- 
main. J'ai  longtemps  balancé  si  je  ne  l'appellerais  pas  système 
naturel  d'économie  politique,  dénomination  qui  aurait  pu 
se  justifier  tout  autant  et  peut-être  mieux  à  quelques  égards 
que  celle  que  j'ai  choisie  ;  je  représente  en  effet  tous  les  sys- 
tèmes antérieurs  comme  n'étant  pas  fondés  sur  la  nature  des 
choses,  comme  étant  en  désaccord  avec  l'histoire  ;  mais  j'ai 
été  détourné  de  ce  projet  par  la  remarque  d'un  ami,  que  des 
hommes  superficiels,  qui  jugent  les  livres  principalement 
d'après  l'étiquette  qu'ils  portent,  pourraient  y  voir  une  exhu- 
mation pure  et  simple  du  système  physiocratique. 

Je  ne  me  suis  préoccupé,  dans  ce  travail,  ni  de  m'insinuer 
dans  quelque  docte  camaraderie,  ni  de  me  créer  des  titres 
pour  une  chaire  d'Économie  politique,  ni  de  me  faire  un  nom 
comme  auteur  d'un  manuel  adopté  par  toutes  les  chaires,  ni 
de  donner  des  preuves  d'aptitude  pour  un  emploi  élevé  ; 
j'avais  uniquement  en  vue  les  intérêts  nationaux  de  l'Alle- 
magne, et  un  tel  but  exigeait  impérieusement  une  expression 


nations  a  fait  mettre  au  feu  ses  manuscrits,  par  le  même  motif  que  Virgile 
demanda  jadis  la  destruclion,  heureusement  non  accomplie,  du  poëme  auquel 
il  n'avait  pas  mis  la  dernière  main?  On  a  vu,  du  reste,  dans  la  Notice  bio- 
graphique, page  36,  sous  quelle  impression  List  a  écrit  ces  pages,  que  plus 
lard  il  a  regrettées.  (H.  R.) 


PRÉFACE    DE    l' AUTEUR.  83 

franche  de  ma  conviction,  sans  mélange  d'ingrédients  doux 
et  flatteurs  pour  le  goût  et  pour  l'odorat,  mais  nuisibles  à 
l'effet,  un  style  ayant  tout  populaire.  Si  la  théorie  économi- 
que doit  servir  en  Allemagne  les  intérêts  nationaux,  il  faut 
que  des  chaires  des  professeurs,  des  cabinets  des  savants  et 
de  ceux  des  hauts  fonctionnaires,  elle  descende  dans  les 
comptoirs  des  fabricants,  des  négociants,  des  armateurs, 
des  capitalistes  et  des  banquiers  ;  dans  les  bureaux  de  tous 
les  fonctionnaires  publics  et  de  tous  les  hommes  d'affaires, 
dans  les  demeures  des  propriétaires,  mais  surtout  dans 
les  assemblées  publiques,  qu'elle  soit,  en  un  mot,  le  bien 
commun  de  tout  ce  qui,  dans  le  pays,  a  quelque  culture.  C'est 
seulement  alors  que  le  système  commercial  de  l'Association 
allemande  acquerra  cette  stabilité,  sans  laquelle,  même  avec 
les  meilleures  intentions»  les  hommes  d'Etat  les  mieux  doués 
ne  pourront  faire  que  du  mal.  La  nécessité  d'une  telle  stabi- 
lité et  l'importance  d'une  opinion  publique  éclairée  et  forti- 
fiée par  une  discussion  libre  ne  sont  nulle  part  plus  évidentes 
qu'en  matière  de  traités  de  commerce.  Des  traités  de  Méihuen 
ne  peuvent  être  conclus  que  dans  des  pays  où  l'avis  du  gou- 
vernement est  tout,  et  où  l'opinion  publique  n'est  rien.  L'his- 
toire récente  de  la  politique  commerciale  allemande  a  mis 
l'exactitude  de  cette  remarque  dans  un  jour  éclatant.  Si  la 
publicité  est  une  garantie  pour  le  trône,  et  il  en  est  ainsi  par- 
tout où  elle  vivifie  la  force  nationale,  où  elle  répand  les  lu- 
mières, et  où  elle  contrôle  l'administration  dans  l'intérêt  du 
pays,  c'est  surtout  dans  les  questions  d'industrie  et  de  com- 
merce. Les  princes  allemands  ne  sauraient  mieux  servir  leurs 
intérêts  dynastiques  qu'en  permettant  la  discussion  publique 
sur  les  intérêts  matériels  du  pays  et  même  en  la  provoquant 
et  en  l'encourageant  de  tout  leur  pouvoir.  Mais,  pour  éclairer 
ces  débats,  il  est  indispensable  que  la  théorie  de  l'économie 
politique  et  les  expériences  des  autres  peuples  deviennent  la 
propriété  commune  de  tout  ce  qui  pense  dans  le  pays. 

Par  ce  motif,  je  n'ai  rien  eu  plus  à  cœur  dans  la  composition 
de  cet  écrit  que  d'être  clair  et  intelligible,  même  aux  dépens 


84  SYSTÈME    NATIONAL. 

du  style  et  au  risque  de  ne  pas  paraître  docte  ou  profond.  J'ai 
été  effrayé,  lorsqu'un  ami,  qui  avait  parcouru  quelques  cha- 
pitres, me  dit  qu'il  y  avait  trouvé  de  beaux  passages.  Le  beau 
style  ne  convient  pas  à  l'économie  politique.  Ce  n'est  pas  une 
qualité,  c'est  un  défaut  dans  les  ouvrages  de  ce  genre,  car  on 
n'en  abuse  que  trop  souvent  pour  déguiser  une  logique  vi- 
cieuse ou  faible  ou  pour  faire  admettre  des  sophismes  comme 
des  arguments  solides  et  profonds.  La  clarté,  la  simplicité, 
telles  sont  dans  cette  science  les  qualités  essentielles.  Les  dé- 
ductions qui  ont  un  air  de  profondeur,  les  phrases  ambi- 
tieuses et  les  expressions  recherchées  ne  sont  employées  que 
par  ceux  qui  manquent  de  la  sagacité  nécessaire  pour  bien 
connaître  la  nature  des  choses,  par  ceux  qui  ne  se  compren- 
nent pas  eux-mêmes,  et  qui,  par  suite,  ne  sont  pas  capables 
de  se  faire  comprendre  des  autres. 

Je  ne  me  suis  pas  conformé  non  plus  à  la  mode  des  cita- 
tions fréquentes.  J'ai  lu  cent  fois  plus  d'écrits  que  je  n'en  ai 
mentionné.  Mais  je  crois  avoir  remarqué  que  la  plupart  des 
lecteurs  qui  ne  font  pas  profession  de  science,  et  peut-être 
les  plus  intelligents  et  les  plus  avides  de  s'instruire,  éprou- 
vent de  cruelles  angoisses  lorsqu'on  leur  présente  des  légions 
de  témoins  et  d'autorités.  Je  ne  voulais  pas  non  plus  employer 
inutilement  la  place  qui  m'était  si  nécessaire.  Je  suis  loin  de 
prétendre  que  les  citations  multipliées  n'aient  pas  un  grand 
prix  dans  des  manuels  et  dans  des  ouvrages  de  recherches 
historiques  ;  je  veux  qu'on  sache  seulement  que  je  n'ai  pas 
voulu  composer  un  manuel. 

11  y  a  lieu  de  croire  que  je  rends  à  la  bureaucratie  allemande 
un  service  assez  signalé,  en  lui  fournissant  une  théorie  con- 
forme à  sa  pratique  et  en  faisant  ressortir  les  erreurs  de  gens 
qui  ne  Font  jamais  traitée  avec  beaucoup  de  respect.  Certes, 
la  division  qui  règne  entre  la  théorie  et  la  pratique  n'a  jamais 
été  très-favorable  à  l'autorité  des  chancelleries.  L'étudiant  le 
plus  inexpérimenté,  dont  les  cahiers  cosmopolites  ont  à  peine 
eu  le  temps  de  se  sécher,  se  croit  tenu  de  sourire  avec  mé- 
pris, chaque  fois  qu'un  conseiller  plein  d'expérience  ou  un 


PRÉFACE   DE   l' AUTEUR.  85 

homme  d'affaires  habile  et  réfléchi  parle  de  droits  protecteurs. 
Nous  ne  pensons  pas  avoir  moins  de  titres  à  l'approbation 
de  la  noblesse,  riche  ou  pauvre,  de  l'Allemagne.  Nous  lui 
avons  montré  qu'elle  a  été  en  partie  appauvrie,  ruinée  même 
par  ses  frères  d'Angleterre,  les  tories,  et  que  nous,  les  in- 
dustriels et  leurs  organes,  nous  avons  rétabli  ses  affaires  par 
nos  efforts  durant  la  dernière  période  décennale  ;  nous  lui 
avons  prouvé  qu'à  elle  revient  la  portion  la  plus  considérable 
et  la  meilleure  du  miel  que  nous  portons  à  la  ruche  ;  que 
nous  travaillons  en  effet  à  l'accroissement  de  ses  fermages  et 
de  la  valeur  de  ses  propriétés  ;  que  nous  lui  donnons  les  filles 
de  nos  plus  riches  industriels,  et  qu'ainsi,  après  avoir  vu  se 
fermer  par  la  suppression  des  abbayes,  des  évêchés  et  des  ar- 
chevêchés, les  sources  où  elle  trouvait  son  bien-être  et  les 
moyens  de  pourvoir  ses  cadets  et  ses  filles,  elle  est  par  nous 
largement  indemnisée.  La  noblesse  allemande  n'a  besoin  que 
de  jeter  un  regard  sur  la  noblesse  anglaise  pour  reconnaître 
les  avantages  que  la  richesse  du  pays,  un  grand  commerce 
extérieur,  une  navigation  marchande,  des  flottes,  des  colo- 
nies, pourraient  et  devraient  lui  procurer.  Ce  qu'on  devient, 
au  contraire,  avec  une  agriculture  grossière,  une  bourgeoisie 
mendiante  et  privée  de  droits,  le  servage  des  paysans,  une 
noblesse  placée  au-dessus  des  lois,  le  système  féodal  et  toutes 
ces  merveilles  que  des  laudatores  temporis  acti  (l),  nés  en 
haut  lieu,  rêvaient  encore  dans  ces  derniers  temps,  un  simple 
coup  d'œil  sur  la  noblesse  de  Pologne  et  sur  sa  condition 
actuelle  peut  l'apprendre.  Que  la  noblesse  allemande  n'envi- 
sage donc  pas  dorénavant  nos  efforts  d'un  œil  d'envie  ou  de 
haine.  Qu'elle  devienne  parlementaire  et  avant  tout  nationale  ; 
au  lieu  de  se  poser  comme  notre  adversaire,  qu'elle  se  mette  à 
la  tête  de  notre  mouvement  national  ;  c'est  là  sa  vraie  mission. 
Partout  et  en  tout  temps  les  époques  les  plus  heureuses  pour  les 
nations  ont  été  celles  où  la  noblesse  et  la  bourgeoisie  ont  tra- 
vaillé de  concert  àlagrandeur  nationale  ;  les  plus  tristes,  celles 

(1)  Admirateurs  des  temps  passés. 


86  SYSTÈME   NATIONAL. 

OÙ  elles  se  sont  fait  une  guerre  d'extermination.  Le  service  mi- 
litaire a  depuis  longtemps  cessé  de  constituer  l'aristocratie  ;  et 
s'écoulera-t-il  beaucoup  de  temps  encore  avant  que  la  physi- 
que, la  mécanique  et  la  chimie  remplacent  presque  le  courage 
personnel,  et  détruisent  peut-être  même  la  guerre?  Nous 
avons  montré  en  un  mot  que,  sans  un  essor  national  dans  l'a- 
griculture, les  manufactures  et  le  commerce,  sans  un  étroit 
attachement  à  leurs  intérêts,  il  n'y  a  point  de  salut  pour  Ta- 
ristocratie  allemande. 

Il  nous  reste  à  expliquer  le  sens  de  deux  mots  qui  se  trou- 
vent dans  plusieurs  endroits  de  cet  ouvrage,  ceux  de  liberté 
et  à'unùé  nationale. 

Aucun  homme  de  sens  ne  réclamera  pour  l'Allemagne  une 
autre  liberté  ou  une  autre  forme  de  gouvernement  que  celle 
qui  garantit  aux  dynasties  et  à  la  noblesse,  non-seulement  le 
plus  haut  degré  de  prospérité,  mais  encore,  ce  qui  importe 
infiniment  plus,  la  durée.  Dans  notre  opinion,  une  forme  de 
gouvernement,  autre  que  la  monarchie  constitutionnelle,  ne 
serait  pas  moins  funeste  à  l'Allemagne  que  la  forme  monarchi- 
que aux  Etats-Unis  ou  le  régime  constitutionnel  à  la  Russie, 
Dans  notre  opinion,  cette  forme  est  celle  qui  est  la  mieux  ap- 
propriée au  génie  et  à  l'état  du  pays,  et,  en  particulier,  au 
degré  de  culture  auquel  il  est  parvenu.  Si  nous  considérons 
comme  pernicieuse  et  comme  insensée  toute  tentative  ayant 
pour  but  de  miner  en  Allemagne  la  puissance  royale  et  l'exis- 
tence de  la  noblesse,  d'un  autre  côté,  la  haine,  la  défiance,  la 
jalousie  qui  voudraient  empêcher  le  développement  d'une 
bourgeoisie  libre,  industrieuse  et  riche,  et  le  règne  de  la  loi, 
seraient  à  nos  yeux  plus  criminelles  encore,  parce  que  là  ré- 
side la  garantie  principale  de  prospérité  et  de  durée  pour  les 
dynasties  et  pour  la  noblesse.  Ne  pas  vouloir,  dans  des  pays 
avancés  en  civilisation,  l'avènement  légal  de  la  bourgeoisie,' 
c'est  placer  le  pays  dans  l'alternative  du  joug  étranger  ou  des 
convulsions  intérieures.  Aussi  est-il  affligeant  d'entendre  allé- 
guer les  maux  qui,  de  nos  jours,  sont  le  cortège  de  l'indus- 
trie, comme  un  motif  de  repousser  l'industrie  elle-même.  Il 


PRÉFACE   DE    l' AUTEUR.  87 

y  a  des  maux  beaucoup  plus  grands  qu'une  classe  de  prolé- 
taires :  un  trésor  vide,  l'impuissance,  la  servitude,  l'anéantis- 
sement de  la  nation. 

Aucun  homme  honnête  et  sensé  ne  désirera  non  plus  pour 
l'Allemagne  une  autre  nationalité  que  celle  qui  garantirait  à 
chaque  Etat,  l'indépendance  et  la  liberté  d'action  dans 
son  cercle  particulier,  en  ne  le  subordonnant  à  la  volonté 
collective  que  pour  ce  qui  touche  aux  intérêts  nationaux  ; 
qui,  loin  d'opprimer  ou  d'anéantir  les  dynasties,  assure- 
rait à  toutes  et  à  chacune  la  continuation  de  leur  exis- 
tence ;  une  unité  basée  sur  l'esprit  primitif  des  fils  de  Teut, 
cet  esprit  qui  est  toujours  le  même  sous  la  forme  républicaine, 
comme  en  Suisse  et  dans  l'Amérique  du  Nord,  ou  sous  la 
forme  de  la  monarchie.  On  sait  où  conduit  une  nationalité 
morcelée,  qui  est,  par  rapport  aux  nationalités  véritables,  ce 
que  les  fragments  d'un  vase  brisé  sont  à  un  tout  ;  c'est  encore 
dans  toutes  les  mémoires.  Un  âge  d'homme  ne  s'est  pas 
écoulé  depuis  que  toutes  les  côtes  maritimes  de  l'Allemagne 
portaient  te  nom  de  départements  français,  depuis  que  le 
fleuve  sacré  de  l'Allemagne  donnait  son  nom  à  la  fatale  con- 
fédération des  vassaux  d'un  conquérant  étranger,  depuis  que 
les  fils  de  l'Allemagne  versaient  leur  sang  dans  les  sables  brû- 
lants du  Midi  comme  sur  les  champs  glacés  du  Nord  pour  la 
gloire  et  pour  l'ambition  d'un  étranger.  Nous  voulons  parler 
d'une  unité  nationale  qui  nous  préserve,  nous,  notre  industrie^ 
nos  dynasties  et  notre  noblesse,  du  retour  de  pareils  temps  ; 
nous  n'en  demandons  pas  d'autre. 

Mais  vous,  si  décidés  contre  le  retour  de  la  domination  gau- 
loise, trouvez-vous  donc  tolérable  ou  glorieux,  que  vos  fleu- 
ves et  vos  ports,  vos  côtes  et  vos  mers  continuent  d'être  assu- 
jettis à  l'influence  britannique? 


--î— -^"4^- 


INTRODUCTION. 


Aucune  branche  de  réconomie  politique  ne  présente  une 
aussi  grande  diversité  de  vues  entre  les  théoriciens  et  les  pra- 
ticiens que  celle  qui  traite  du  commerce  international  et  de  la 
politique  commerciale.  Il  n'existe  cependant  pas,  dans  le  do- 
maine de  cette  science,  de  question  qui,  sous  le  rapport  du 
bien-être  et  de  la  civilisation  des  peuples  en  même  temps  que 
de  leur  indépendance,  de  leur  puissance  et  de  leur  durée,  otfre 
le  même  degré  d'importance.  Des  pays  pauvres,  faibles  et 
barbares  ont  dû  principalement  à  la  sagesse  de  leur  système 
commercial  d'être  devenus  riches  et  puissants,  et  d'autres,  qui 
avaientjeté  un  grand  éclat,  se  sont  éclipsés  faute  d'un  bon  sys- 
tème ;  on  a  vu  même  des  nations  privées  de  leur  indépendance 
et  de  leur  existence  politique,  surtout  parce  que  leur  régime 
commercial  n'était  pas  venu  en  aide  au  développement  et  à 
l'affermissement  de  leur  nationalité. 

Aujourd'hui  plus  qu'à  aucune  autre  époque,  entre  toutes 
les  questions  du  ressort  de  l'économie  politique,  celle  du  com- 
merce international  acquiert  un  intérêt  prépondérant.  Car  plus 
le  génie  de  la  découverte  et  du  perfectionnement  industriel, 
ainsi  que  celui  du  progrès  social  et  politique,  marche  avec 
rapidité,  plus  s'agrandit  la  distance  entre  les  nations  sta- 
lionnaires  et  celles  qui  avancent,  plus  il  y  a  de  péril  à  rester 
en  arrière.  Si  jadis  il  a  fallu  des  siècles  pour  monopoliser  la 
principale  fabrication  d'autrefois,  celle  des  laines,  plus  tard 


INTRODUCTION,  89 

quelques  dizaines  d'années  ont  suffi  pour  l'industrie  bien  au- 
trement considérable  du  coton,  et  de  nos  jours  une  avance  de 
peu  d'années  a  mis  l'Angleterre  à  même  d'attirer  à  elle  toute 
l'industrie  linière  du  continent  européen. 

Le  monde  n'a  vu  à  aucune  autre  époque  une  puissance  ma- 
nufacturière et  commerciale,  pourvue  des  ressources  immen- 
ses que  possède  celle  qui  règne  aujourd'hui,  poursuivre  un 
système  aussi  conséquent  et  mettre  la  même  énergie  à  acca- 
parer l'industrie  manufacturière,  le  grand  commerce,  la  na- 
vigation maritime,  les  colonies  importantes,  la  domination  des 
mers,  et  à  asservir  tous  les  peuples,  comme  les  Hindous,  à  son 
joug  manufacturier  et  commercial. 

Efifrayée  par  les  conséquences  de  cette  politique,  que  dis-je? 
contrainte  par  les  convulsions  qu'elle  avait  produites,  on  a  vu 
dans  notre  siècle  une  nation  continentale  mal  préparée  encore 
à  l'industrie  manufacturière,  la  Russie,  chercher  son  salut 
dans  le  système  prohibitif  si  réprouvé  par  la  théorie  ;  et  qu'y 
a-t-elle  trouvé?  la  prospérité  nationale. 

D'un  autre  côté,  encouragée  par  les  promesses  de  la  théorie, 
l'Amérique  du  Nord,  qui  s'élevait  rapidement  à  l'aide  du  sys- 
tème protecteur,  s'est  laissé  entraîner  à  rouvrir  ses  ports  aux 
produits  manufacturés  de  l'Angleterre;  et  quels  fruits  cette 
libre  concurrence  a-t-elle  portés?  des  convulsions  et  des  ruines. 

De  semblables  expériences  sont  bien  propres  à  faire  naître 
des  doutes  sur  l'infaillibilité  que  la  théorie  s'arroge  et  sur  l'ab- 
surdité qu'elle  impute  à  la  pratique,  à  faire  craindre  que  notre 
nationalité  ne  soit  à  la  fin  mise  en  danger  de  périr  d'une  erreur 
de  la  théorie,  comme  ce  malade,  qui,  en  se  conformant  à  une 
ordonnance  imprimée,  mourut  d'une  faute  d'impression  ;  enfin 
à  faire  naître  le  soupçon  que  cette  théorie  vantée  n'aurait  été 
construite  si  large  et  si  haute  que  pour  cacher  des  armes  et 
des  soldats,  comme  un  autre  cheval  de  Troie,  et  pour  nous 
porter  à  abattre  de  nos  propres  mains  les  murs  qui  nous  pro- 
tègent. 

Du  moins  est-il  avéré  que,  depuis  plus  d'un  demi-siècle  que 
la  grande  question  de  la  politique  commerciale  est  discutée 


90  SYSTÈME    NATIONAL. 

chez  toutes  les  nations,  dans  les  livres  et  dans  les  conseils  lé- 
gislatifs, par  les  esprits  les  plus  sagaces,  l'abîme  qui,  depuis 
Quesnay  et  Smith,  sépare  la  théorie  de  la  pratique,  non-seule- 
ment n'a  pas  disparu,  mais  ne  fait  que  s'élargir  d'année  en 
année.  Qu'est-ce  donc  qu'une  science  qui  n'éclaire  pas  la  voie 
que  doit  suivre  la  pratique  ?  Est-il  raisonnable  de  supposer 
que  l'un,  par  la  puissance  infinie  de  son  intelligence,  a  partout 
exactement  reconnu  la  nature  des  choses,  et  que  l'autre,  dans 
l'impuissance  également  infinie  de  la  sienne,  n'a  pas  su  com- 
prendre les  vérités  découvertes  et  mises  en  lumière  par  le 
premier,  et  continue  durant  des  générations  entières  à  prendre 
des  erreurs  visibles  pour  des  vérités?  Ou  ne  vaut-il  pas  mieux 
admettre  que  les  praticiens,  bien  qu'en  général  trop  enclins  à 
s'attacher  à  ce  qui  existe,  n'auraient  pas  si  longtemps  et  si  opi- 
niâtrement résisté  à  la  théorie,  si  la  théorie  elle-même  ne  con- 
trariait la  nature  des  choses  ? 

Dans  la  réalité  nous  croyons  pouvoir  établir  que  la  con- 
tradiction entre  la  théorie  et  la  pratique  au  sujet  de  la 
politique  commerciale  est  la  faute  des  théoriciens  tout  aussi 
bien  que  celle  des  praticiens. 

L'économie  politique,  en  matière  de  commerce  internatio- 
nal, doit  puiser  ses  leçons  dans  l'expérience,  approprier  les 
mesures  qu'elle  conseille  aux  besoins  du  présent,  à  la  situation 
particulière  de  chaque  peuple,  sans  néanmoins  méconnaître 
les  exigences  de  l'avenir  et  celles  du  genre  humain  tout  entier. 
Elle  s'appuie  par  conséquent  sur  laphilosophiej  sur  la  politi- 
que et  sur  l'histoire.  , 

Dans  l'intérêt  de  l'avenir  et  du  genre  humain,  la  philoso- 
phie réclame  :  le  rapprochement  de  plus  en  plus  intime  des 
nations  entre  elles,  la  renonciation  à  la  guerre  autant  que  pos- 
sible, la  consolidation  et  le  développement  du  droit  interna- 
tional, le  passage  de  ce  qu'on  appelle  aujourd'hui  le  droit  des 
gens  à  un  droit  fédéral,  la  liberté  des  relations  de  peuple  à 
peuple  dans  l'ordre  moral  aussi  bien  que  dans  l'ordre  maté- 
riel, enfin  l'union  de  tous  les  peuples  sous  le  régime  du  droit, 
ou  l'association  universelle. 


INTRODUCTION.  91 

Dans  l'intérêt  de  tel  ou  tel  peuple  en  particulier,  la  politi- 
que demande,  au  contraire  :  des  garanties  de  son  indépendance 
et  de  sa  durée,  des  mesures  destinées  à  hâter  ses  progrès  en 
civilisation,  en  bien-êlre  et  en  puissance,  à  perfectionner  son 
état  social  de  manière  à  en  faire  un  corps  complètement  et 
harmonieusement  développé  dans  toutes  ses  parties,  parfait  en 
soi  et  politiquement  indépendant. 

L'histoire,  de  son  côté,  appuie  d'une  manière  non  équivo- 
que les  exigences  de  l'avenir,  en  apprenant  comment,  à  toutes 
les  époques,  le  progrès  matériel  et  intellectuel  a  été  en  rapport 
avec  l'étendue  de  l'association  politique  et  des  relations  com- 
merciales. Mais  elle  justifie  en  même  temps  celles  de  la  poli- 
tique et  de  la  nationalité,  en  enseignant  comment  des  nations 
ont  péri  pour  n'avoir  pas  suffisamment  veillé  aux  intérêts  de 
leur  culture  et  de  leur  puissance  ;  comment  un  commerce  en- 
tièrement libre  avec  des  nations  plus  avancées  a  été  avanta- 
geux aux  peuples  encore  dans  les  premières  phases  de  leur 
développement,  mais  comment  ceux  qui  avaient  fait  un  cer- 
tain chemin  n'ont  pu  qu'au  moyen  de  certaines  restrictions  à 
leur  commerce  avec  les  étrangers  aller  plus  loin  et  rejoindre 
ceux  qui  les  avaient  devancés.  L'histoire  indique  ainsi  le 
moyen  de  concilier  les  exigences  respectives  de  la  philosophie 
et  de  la  politique. 

Mais  la  pratique  et  la  théorie,  telles  qu'elles  se  produisent 
actuellement,  prennent  exclusivement  parti,  la  première  pour 
les  exigences  particulières  de  la  nationalité,  la  seconde  pour 
les  réclamations  absolues  du  cosmopolitisme. 

La  pratique,  ou,  en  d'autres  termes,  ce  qu'on  appelle  le 
système  mercantile  y  commei  la  grave  erreur  de  soutenir  l'uti-* 
lité  et  la  nécessité  absolues,  universelles,  des  restrictions, 
parce  qu'elles  ont  été  utiles  et  nécessaires  chez  certaines  na- 
tions et  dans  certaines  périodes  de  leur  développement.  Elle 
ne  voit  pas  que  les  restrictions  ne  sont  qu'un  moyen,  et  que  la 
liberté  est  le  but.  N'envisageant  que  la  nation,  et  jamais  l'hu- 
manité, que  le  présent,  et  jamais  l'avenir,  elle  est  exclusive- 


92  ^  SYSTÈME    NATIONAL. 

ment  politique  et  nationale,  elle  manque  du  coup  d'œil  philo- 
sophique, de  la  tendance  cosmopolite. 

La  théorie  régnante,  au  contraire,  telle  qu'elle  a  été  rêvée 
par  Quesnay  et  élaborée  par  Adam  Smith,  est  exclusivement 
préoccupée  des  exigences  cosmopolites  de  l'avenir,  de  l'avenir 
même  le  plus  éloigné.  L'association  universelle  et  la  liberté 
absolue  des  échanges  internationaux,  ces  idées  peut-être  réali- 
sables après  des  siècles,  elle  les  considère  comme  réalisables 
dès  aujourd'hui.  Méconnaissant  les  nécessités  du  présent  et 
l'idée  de  nationalité,  elle  ignore  l'existence  de  la  nation  et  par 
suite  le  principe  de  V éducation  de  la  nation  en  vue  de  Cindêpen- 
dance.  Dans  son  cosmopolitisme  exclusif,  elle  voit  toujours 
le  genre  humain,  le  bien-être  de  l'espèce  entière,  jamais  la 
nation  et  la  prospérité  nationale  ;  elle  a  horreur  de  la  politi- 
que ;  elle  condamne  l'expérience  et  la  pratique  comme  routi- 
nières. Ne  tenant  compte  des  faits  historiques  qu'en  tant  qu'ils 
répondent  à  ses  tendances  particulières,  elle  ignore  ou  défi- 
gure les  leçons  de  l'histoire  qui  contrarient  son  système  ,  elle 
se  voit  dans  la  nécessité  de  nier  les  effets  de  l'Acte  de  naviga- 
tion, du  traité  de  Méthuen,  de  la  politique  commerciale  de 
l'Angleterre  en  général,  et  de  soutenir  contre  toute  vérité  que 
l'Angleterre  est  parvenue  à  la  richesse  et  à  la  puissance  mal- 
gré cette  politique  et  non  par  elle.  Une  fois  édifiés  sur  ce  qu'il 
y  a  d'exclusif  dans  l'un  et  dans  l'autre  système,  nous  ne  nous 
étonnerons  plus  que,  malgré  ses  graves  erreurs,  la  pratique 
n'ait  ni  voulu  ni  pu  se  laisser  réformer  par  la  théorie  ;  nous 
comprendrons  aussi  pourquoi  la  théorie  n'a  voulu  entendre 
parler  ni  de  l'histoire  et  de  l'expérience,  ni  de  la  politique  et  de 
la  nationalité.  Si  celte  théorie  vague,  cependant,  se  prêche 
dans  toutes  les  rues  et  sur  tous  les  toits,  et  surtout  chez  les 
nations  dont  elle  a  le  plus  compromis  l'existence,  il  faut  s'en 
prendre  au  penchant  prononcé  de  l'époque  pour  les  expéri- 
mentations philanthropiques  et  pour  l'étude  des  problèmes  de 
philosophie. 

Mais,  dans  la  vie  des  peuples  comme  dans  celle  des  indi- 
vidus, il  y  a  contre  les  illusions  de  l'idéologie  deux  puissants 


INTRODUCTION.  93 

remèdes  :  Texpérience  et  la  nécessité.  Si  nous  ne  nous  trom- 
pons, tous  les  peuples  qui,  récemment,  ont  cru  trouver  leur 
salut  dans  les  libres  relations  avec  la  puissance  prépondérante 
dans  les  manufactures  et  dans  le  commerce,  sont  à  la  veille 
d'importantes  expériences. 

li  est  impossible  qu'en  persévérant  dans  leur  régime  com- 
mercial actuel,  les  États-Unis  parviennent  à  mettre  quelque 
ordre  dans  leur  économie  nationale.  Il  faut  absolument  qu'ils 
reviennent  à  leur  ancien  tarif.  Les  États  à  esclaves  auront  beau 
résister  et  le  parti  dominant  les  soutenir,  la  force  des  choses 
prévaudra  (1).  Tôt  ou  tard  même,  nous  le  craignons,  le  canon 
tranchera  une  question  qui  était  un  nœud  gordien  pour  les 
législateurs  ;  l'Amérique  paiera  son  solde  à  l'Angleterre  avec 
de  la  poudre  et  du  plomb  ;  les  prohibitions  de  fait  qui  résul- 
tent de  la  guerre  remédieront  aux  défauts  du  tarif  américain  ; 
et  la  conquête  du  Canada  mettra  fin  pour  jamais  au  vaste  sys- 
tème de  contrebande  anglaise  annoncé  par  Huskisson.  Puis- 
sions-nous être  dans  l'erreur  !  Mais,  si  notre  prophétie  devait 
s'accompHr,  c'est  la  théorie  du  libre  échange  que  nous  ren- 
dons responsable  de  cette  guerre.  Étrange  ironie  de  la  des- 
tinée, qu'une  théorie  basée  sur  la  grande  idée  de  la  paix 
perpétuelle  allume  la  guerre  entre  deux  puissances  si  bien 
faites,  au  dire  des  théoriciens,  pour  trafiquer  l'une  avec 
l'autre  !  C'est  presque  aussi  bizarre  que  de  voir,  par  suite  de 
cette  philanthropique  abolition  du  commerce  des  esclaves, 
des  milliers  de  noirs  engloutis  au  fond  de  la  mer  (2). 

(1)  Ces  pressentiments  de  l.ist  furent  promptement  vérifiés  par  le  vote  du 
tarif  whig  de  1842,  sous  lequel  les  manufactures  américaines  ont  prospéré. 
11  est  vrai  que  ce  tarif  fortement  prolecteur  fit  place,  sous  l'administration  du 
président  Polk,  au  tarif  relativement  libéra!  de  1846;  mais  ce  dernier  acte, 
désigné  sous  le  noin  de  tarif  de  revenu  impliquant  protection,  protégeait 
encore  assez  fortement  la  plupart  des  industries  du  pays,  bien  qu'il  ail  donné 
lieu  aux  vives  etjustes  réclamations  de  quelques-unes.  11  a  été  modifié  en  1857, 
comme  produisant  des  receltes  trop  considérables.  L'acte  du  14  mars  de  cette 
dernièie  année  a  diminué  les  différents  taux  des  droits,  et,  par  une  compen- 
sation en  faveur  de  l'industrie,  admis  en  franchise  la  plupart  des  matières 
qu'elle  emploie.  (H.  R) 

(2)  N'eût'il  pas  été  plus  raisonnable  de  provoquer  tout  d'abord  de  la  part 
des  Etats  à  esclaves  des  lois  d'après  lesquelles  les  planteurs  eussent  été  as- 


!94  SYSTÈME    NATIONAL. 

Dans  le  cours  des  cinquante  dernières  années,  ou  plutôt 
des  vingt-cinq  dernières  (car  il  est  difficile  de  tenir  compte 
de  la  période  de  révolution  et  de  guerre),  la  France  a  expé- 
rimenté en  grand  le  système  des  restrictions  avec  ses  erreurs, 
sese  xcroissances  et  ses  exagérations.  Le  succès  de  l'expérience 
est  manifeste  pour  tout  esprit  impartial.  Que  la  théorie  le 
mette  en  question,  elle  le  doit,  pour  être  conséquente  avec 
elle-même.  Quand  elle  a  pu  avancer  et  persuader  au  monde 
cette  assertion  audacieuse,  que  l'Angleterre  est  devenue  riche 
et  puissante  en  dépit  et  non  à  cause  de  sa  politique  commer- 
ciale, comment  hésiterait-elle  à  soutenir  une  thèse  beaucoup 
plus  facile  à  établir,  à  savoir  que,  sans  protection  pour  ses 
manufactures,  la  France  serait  incomparablement  plus  ri- 
che et  plus  florissante  qu'elle  ne  l'est  aujourd'hui?  Si  des 
praticiens  éclairés  combattent  une  pareille  thèse,  nombre 
d'esprits  réputés  instruits  et  judicieux  la  prennent  pour  de 
l'argent  comptant;  et  de  fait,  en  France,  à  l'heure  qu'il  est,  on 
paraît  assez  généralement  soupirer  après  les  bénédictions 
d'un  hbre  commerce  avec  l'Angleterre.  Il  serait  difficile  de 
contester,  et  nous  entrerons  ailleurs  dans  quelques  dévelop- 
pements sur  ce  point,  qu'une  plus  grande  activité  des  échanges 
tournerait,  à  beaucoup  d'égards,  au  profit  des  deux  peuples.  Il 
est  visible,  toutefois,  que  l'Angleterre  aspire  à  échanger,  nooT 

treints  à  accorder  aux  esclaves  une  certaine  part  de  propriété  dans  le  sol  qu'ils 
cultivent,  et  un  certain  degré  de  liberté  personnelle;  en  un  mot  d'établir  un 
servajre  adouci  avec  la  perspective  de  l'émancipation,  et  de  préparer  ainsi 
le  nègre  à  la  plénitude  de  la  liberté?  Les  noirs  étaient-ils  donc  moins  es- 
claves sous  leurs  despotes  en  Afrigife  que  dans  les  plantations  américaines? 
La  transition  de  la  liberté  de  la  nature  à  celle  de  la  civilisation  était-elle  pos- 
sible, sans  qu'une  population  barbare  fût  disciplinée  par  une  rigoureuse 
obéissance?  Est-ce  que,  par  des  actes  du  Parlement,  on  a  pu  subitement 
transformer  les  noirs  des  Indes  occidentales  en  travailleurs  libres?  Le  genre 
humain  tout  entier  n'a-t-il  pas  été  façonné  de  la  sorte  au  travail  et  à  la  li- 
berté? Assurément  les  Anglais  ne  sont  pas  assez  étrangers  à  l'histoire  de  la 
civilisation  pour  n'avoir  pas,  depuis  longtemps,  en  eux-mêmes,  répondu 
d'une  manière  satisfaisante  à  cette  question.  Il  est  évident  que  ce  qu'ils  ont 
fait,  et  ce  qu'ils  font  encore  pour  l'abolition  de  l'esclavage  des  noirs,  a  de 
tout  autres  motifs  que  ceux  de  la  pure  philanthropie,  ainsi  que  nous  l'expli- 
rons  ailleurs. 


INTRODUCTION.  95 

seulement  des  matières  brutes,  mais  surtout  des  masses  con- 
sidérables d'articles  manufacturés  de  consommation  générale, 
contre  les  produits  agricoles  et  les  objets  de  luxe  de  la  France. 
Si  le  gouvernement  et  les  chambres  de  France  sont  disposés 
à  se  prêter  à  ces  vues,  s'ils  s'y  prêteront  en  effet,  on  ne  sau- 
rait le  dire  (1).  Mais,  au  cas  où  ils  donneraient  effective- 
ment pleine  satisfaction  à  l'Angleterre,  ce  serait  un  exemple 
de  plus  donné  au  monde  pour  la  solution  de  cette  grande 
question  :  dans  l'état  actuel  des  choses,  deux  grandes  nations 
manufacturières,  dont  l'une  est  décidément  supérieure  à 
l'autre  sous  le  rapport  des  frais  de  production  et  de  l'exten^ 
sion  de  son  marché  extérieur,  peuvent-elles  lutter  librement 
l'une  avec  l'autre  sur  leurs  propres  marchés,  et  quels  doivent 
être  les  effets  d'une  telle  concurrence  ? 

En  Allemagne  les  questions  dont  il  s'agit  sont  devenues, 
par  suite  de  l'union  douanière,  des  questions  nationales  et 
pratiques.  Tandis  qu'en  France  le  vin  est  l'appât  de  l'Angle- 
terre pour  obtenir  un  traité  de  commerce,  en  Allemagne 
c'est  le  blé  et  le  bois.  Ici  pourtant  tout  n'est  encore  qu'hypo- 
thèse, car  on  ne  peut  savoir  actuellement  si  les  tories  en  dé- 
mence pourront  être  ramenés  à  la  raison,  jusqu'à  faire  au 
gouvernement,  pour  l'introduction  du  blé  et  du  bois  d'Alle- 
magne, des  concessions  dont  il  se  prévaudrait  vis-à-vis  du 
Zollverein  (2).  Or,  on  est  assez  avancé  en  Allemagne  en  ma- 
tière de  politique  commerciale,  pour  trouver  ridicule,  sinon 

(1)  On  sait  qu'il  n'a  été  donné  aucune  suite  aux  négociations  commerciales 
ouvertes  alors  entre  la  France  et  l'Angleterre.  (H.  R.) 

(2)  Depuis  que  ces  lignes  ont  été  écrites,  si  les  tories,  à  part  ceux  qui  ont 
suivi  sir  Robert  Peel,  n'ont  pu  être  ramenés  à  la  raison,  du  moins  on  a  eu 
raison  d'eux  dans  la  question  des  céréales  ;  mais  l'Angleterre  a  renoncé  à 
obtenir  de  l'étranger,  par  voie  de  traité  de  commerce,  de  meilleures  condi-. 
lions  pour  ses  produits.  On  doit  remarquer,  du  reste,  que,  depuis  un  certain 
nombre  d'années,  l'Angleterre  avait  constamment  échoué  dans  ses  négocia- 
tions commerciales,  notamment  avec  l'Association  allemande;  sur  ce  dernier 
point  je  renvoie  à  une  correspondance  échangée  entre  le  Foreign-Offtce  et  la 
ministère  des  atlaires  étrangères  de  Prusse,  où  le  ministre  prussien,  M.  Bu- 
low,  se  sert  vis-à-vis  de  l'Angleterre  d'arguments  analogues  à  ceux  de  List. 

U.  R.) 


96  SYSTÈME     NATIONAL. 

impertinente,  la  supposition  qu'on  pourrait  s'y  payer  d'illu- 
sions et  d'espérances,  comme  si  c'était  de  l'or  et  de  l'argent 
en  barres.  Dans  le  cas  où  ces  concessions  seraient  faites  par  le 
Parlement,  les  plus  graves  questions  de  politique  commerciale 
deviendraient  sur-le-champ,  en  Allemagne,  l'objet  d'une  dis- 
cussion publique.  Le  dernier  rapport  du  docteur  Bowring 
nous  a  donné  un  avant  goût  de  la  tactique  que  l'Angleterre 
adopterait  en  pareil  cas.  L'Angleterre  n'envisagera  pas  ces 
concessions  comme  un  équivalent  des  avantages  exorbitants 
qu'elle  continue  de  posséder  pour  ses  produits  fabriqués  sur 
le  marché  allemand,  ni  comme  une  faveur  destinée  à  empê- 
cher l'Allemagne  d'apprendre  à  fabriquer  elle-même  peu  à 
peu  le  fil  de  coton  dont  elle  a  besoin,  et  de  tirer  directement 
à  cet  effet,  des  pays  chauds,  la  matière  première,  en  la  payant 
avec  les  produits  de  ses  propres  manufactures,  ni  comme  un 
moyen  de  faire  cesser  l'énorme  disproportion  qui  existe  encore 
entre  les  importations  et  les  exportations  des  deux  pays.  Non, 
l'Angleterre  verra  dans  l'approvisionnement  de  l'Allemagne 
en  coton  filé,  un  droit  acquis,  elle  réclamera  un  nouvel  équi- 
valent de  ses  concessions,  et  ce  ne  sera  rien  moins  que  le 
sacrifice  de  ses  manufactures  de  coton,  de  laine,  etc.  ;  elle  les 
présentera  à  l'Allemagne  comme  un  plat  de  lentilles,  prix  de 
la  renonciation  à  son  droit  d'aînesse.  Si  le  docteur  Bowring 
ne  s'est  pas  fait  illusion  durant  son  séjour  en  Allemagne,  si, 
ce  que  nous  soupçonnons  fort,  il  n'a  pas  pris  trop  au  sérieux 
la  courtoisie  berlinoise,  dans  ces  régions  où  s'élabore  la  poli- 
tique de  l'Association  allemande,  on  en  est  encore  aux  erre- 
ments de  la  théorie  cosmopolite  ;  par  exemple,  on  ne  fait  pas 
de  distinction  entre  l'exportation  des  produits  manufacturés  et 
celle  des  produits  agricoles,  on  croit  pouvoir  servir  les  inté- 
Irêts  nationaux  en  développant  celle-ci  aux  dépens  de  celle-là  ; 
on  n'a  pas  encore  admis  le  principe  de  Véducition  industrielle 
du  pays  comme;  base  de  l'association  douanière  ;  on  ne  se  fait 
point  de  scrupule  d'iujmoler  à  la  concurrence  étrangère  des 
industries  qui,  après  plusieurs  années  de  protection,  ont  assez 
grandi  pour  que  la  concurrence  intérieure  ait  déjà  fortement 


INTRODUCTION.  97 

abaissé  leurs  prix,  et,  par  là,  d'attaquer  dans  son  germe  l'es- 
prit d'entreprise  en  Allemagne  ;  car  toute  fabrique  ruinée 
par  un  amoindrissement  de  protection  et,  en  général,  par 
une  mesure  de  gouvernement,  est  comme  un  cadavre  pendu, 
qui  fait  reculer  au  loin  d'épouvante  tout  être  vivant  de  la 
même  espèce.  Il  s'en  faut  de  beaucoup,  nous  le  répétons,  que 
nous  ajoutions  foi  à  ces  assurances  ;  mais  c'est  déjà  un  mal 
qu'elles  aient  été,  qu'elles  aient  pu  être  rendues  publiques  ; 
car,  en  ébranlant  la  confiance  dans  le  maintien  de  la  protec- 
tion douanière,  elles  ont  porté  un  coup  sensible  à  l'esprit 
d'entreprise  industrielle.  Le  rapport  nous  fait  pressentir  sous 
quelle  forme  l'industrie  allemande  recevait  le  poison  mortel, 
de  manière  que  la  cause  de  la  désorganisation  ne  fût  pas  trop 
apparente,  et  n'attaquât  que  plus  sûrement  les  sources  de  la 
vie.  Les  droits  au  poids  seraient  remplacés  par  des  droits  à 
la  valeur,  ce  qui  ouvrirait  la  porte  à  la  contrebande  anglaise 
et  aux  fraudes  en  douane,  et  cela  justement  sur  les  articles  de 
consommalion  générale  qui  offrent  la  moindre  valeur  relative 
et  la  plus  grande  masse  totale,  par  conséquent  sur  les  arti- 
cles qui  forment  la  base  de  l'industrie  manufacturière. 

On  voit  quelle  est  aujourd'hui  l'importance  pratique  de 
la  grande  question  du  libre  commerce  de  peuple  à  peuple,  et 
combien  il  est  nécessaire  de  rechercher  une  bonne  fois  impar- 
tialement et  à  fond  jusqu'à  quel  point  la  théorie  et  la  prati- 
que se  sont  trompées  en  cette  matière,  de  manière  à  les  mettre 
enfin  d'accord  l'une  avec  l'autre,  ou  du  moins  d'agiter  sérieu- 
sement le  problème  de  ce  rapprochement. 

En  vérité,  l'auteur  le  déclare  non  par  une  modestie 
affectée,  m.ais  avec  le  sentiment  d'une  profonde  défiance 
de  ses  forces,  c'est  après  plusieurs  années  de  résistance 
contre  lui-même,  après  avoir  cent  fois  mis  eu  doute  la  recti- 
tude de  ses  idées  et  s'en  être  assuré  cent  fois,  après  avoir 
soumis  les  idées  contraires  à  des  épreuves  réitérées,  et  en 
avoir  constamment  reconnu  l'inexactitude,  qu'il  s'est  décidé 
à  aliorder  la  solution  de  ce  problème.  Il  se  croit  exempt  de 
la  vaine  ambition  de  contredire  d'anciennes  autorités  et  de 

7 


98  SYSTÈME    NATIONAL. 

fonder  des  théories  nouvelles.  Anglais,  il  eût  difficilement 
conçu  des  doutes  sur  le  principe  fondamental  de  la  théorie 
d'Adam  Smith.  Ce  fut  la  situation  de  son  pays  qui  fit  naître 
en  lui,  il  y  a  plus  de  vingt  ans,  les  premiers  doutes  sur  Fin- 
faillibilité  de  cette  théorie  ;  ce  fut  la  situation  de  son  pays  qui, 
depuis  lors,  le  décida  à  développer,  d'abord  dans  des  articles 
anonymes,  puis  dans  des  articles  signés  et  plus  étendus,  des 
opinions  contraires.  Aujourd'hui,  c'est  principalement  l'in- 
térêt de  l'Allemagne  qui  lui  a  donné  le  courage  de  publier  le 
présent  écrit  ;  il  ne  dissimulera  pas,  toutefois,  qu'un  motif 
personnel  s'y  est  joint,  savoir  la  nécessité  par  lui  reconnue  de 
montrer  par  un  ouvrage  plus  considérable  qu'il  n'est  pas 
tout  à  fait  incompétent  en  matière  d'économie  politique. 

Au  rebours  de  la  théorie,  l'auteur  commencera  par  inter- 
roger l'histoire,  il  en  déduira  ses  principes  fondamentaux  ; 
après  les  avoir  exposés,  il  fera  la  critique  des  systèmes  anté- 
rieurs, et,  comme  sa  tendance  est  essentiellement  pratique, 
il  finira  par  retracer  la  nouvelle  phase  de  la  politique  com- 
merciale. 

Pour  plus  de  clarté,  il  donne  ici  un  aperçu  des  principaux 
résultats  de  ses  recherches  et  de  ses  méditations. 

V association  des  forces  individuelles  pour  la  poursuite 
d'un  but  commun  est  le  moyen  le  plus  efficace  d'opérer  le 
bonheur  des  individus.  Seul  et  séparé  de  ses  semblables, 
l'homme  est  faible  et  dénué.  Plus  le  nombre  de  ceux  avec 
lesquels  il  est  uni  est  grand,  plus  l'association  est  parfaite,  et 
plus  est  grand  et  parfait  le  résultat,  qui  est  le  bien  moral  et 
matériel  des  individus. 

La  plus  haute  association  des  individus,  actuellement  réa- 
lisée, est  celle  de  VÉtat,  de  la  nation  ;  la  plus  haute  imagi- 
nable est  celle  du  genre  humain.  De  même  que  l'individu  est 
beaucoup  plus  heureux  au  sein  de  l'Etat  que  dans  l'isolement, 
toutes  les  nations  seraient  beaucoup  plus  prospères  si  elles 
étaient  unies  ensemble  par  le  droit,  par  la  paix  perpétuelle  et 
par  la  liberté  des  échanges. 

La  nature  mène  peu  à  peu  les  nations  vers  cette  association 


INTRODUCTION.  99 

suprême,  en  les  invitant,  par  la  variété  des  climats,  des  ter- 
rains et  des  productions,  à  l'échange,  par  le  trop  plein  de  la 
population  et  par  la  surabondance  des  capitaux  et  des  talents, 
à  l'émigration  et  à  la  fondation  de  colonies.  Le  commerce 
international  y  en  éveillant  l'activité  et  l'énergie  par  les  nou- 
veaux besoins  qu'il  crée,  en  propageant  d'une  nation  à  l'autre 
les  idées,  les  découvertes  et  les  forces,  est  l'un  des  plus  puis- 
sants instruments  de  la  civilisation  et  de  la  prospérité  des 
peuples. 

Mais  aujourd'hui  l'union  des  peuples  au  moyen  du  com- 
merce est  encore  très- imparfaite,  car  elle  est  interrompue  ou 
du  moins  affaiblie  par  la  guerre  ou  par  les  mesures  égoïstes 
de  telles  ou  telles  nations.' 

Par  la  guerre,  une  nation  peut  être  privée  de  son  indépen- 
pendance,  de  ses  biens,  de  sa  liberté,  de  sa  constitution  et  de 
ses  lois,  de  son  originalité  propre  et  en  général  du  degré  de 
culture  et  de  bien-être  qu'elle  a  déjà  atteint  ;  elle  peut  être 
asservie.  Par  les  mesures  égoïstes  de  l'étranger  elle  peut  être 
troublée  ou  retardée  dans  son  développement  économique. 

Conserver,  développer  et  perfectionner  sa  nationalité,  tel 
est  donc  aujourd'hui,  et  tel  doit  être  l'objet  principal  de  ses 
efforts,  il  n'y  a  là  rien  de  faux  et  d'égoïste  ;  c'est  une  ten- 
dance raisonnable,  parfaitement  d'accord  avec  le  véritable 
intérêt  du  genre  humain  ;  car  elle  conduit  naturellement  à 
l'association  universelle,  laquelle  n'est  profitable  au  genre 
humain  qu'autant  que  les  peuples  ont  atteint  un  même  degré' 
de  culture  et  de  puissance  et  que,  par  conséquent,  elle  se  réa- 
lise par  la  voie  de  la  confédération. 

Une  association  universelle,  prenant  son  origine  dans  la 
puissance  et  dans  la  richesse  prépondérantes  d'une  seule 
nation,  et  basée  par  conséquent  sur  l'assujettissement  et  sur  la 
dépendance  de  toutes  les  autres,  aurait  pour  résultat  l'anéan- 
tissement de  toutes  les  nationalités  et  de  toute  émulation  entre 
les  peuples  ;  elle  heurte  les  intérêts  comme  les  sentiments  de 
toutes  les  nations  qui  se  sentent  appelées  à  l'indépendance  et 
à  la  possession  d'une  grande  richesse  ainsi  que  d'une  haute 

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BlBQpTîWtCJ^.  J  V  nJj^  WBLIOTHECA 


100  SYSTÈME  NATIONAL. 

importance  politique  ;  ce  ne  serait  qu'une  répétition  de  ce 
qui  a  déjà  existé,  de  la  tentative  des  Romains,  réalisée  celte 
fois  au  moyen  des  manufactures  et  du  commerce,  au  lieu  de 
l'être,  comme  autrefois,  avec  l'acier,  mais  ramenant  égale- 
ment vers  la  barbarie. 

La  civilisation,  l'éducation  politique  et  la  puissance  des 
peuples  dépendent  principalement  de  leur  état  économique, 
et  réciproquement  ;  plus  l'économie  est  avancée,  plus  la 
nation  est  civilisée  et  puissante  ;  plus  sa  civilisation  et  sa  puis- 
sance augmentent,  plus  sa  culture  économique  se  déve- 
loppera. 

Dans  le  développement  économique  des  peuples,  il  faut 
distinguer  les  principales  phases  que  voici  :  Vétat  sauvage, 
V état  pastoral,  Vétat  agricole,  Vétat  agricole  et  manufacturier, 
enfin,  Vétat  agricole,  manufacturier  et  commercial. 

Evidemment,  la  nation  qui,  sur  un  territoire  étendu, 
pourvu  de  ressources  variées  et  couvert  d'une  population 
nombreuse,  réunit  l'agriculture,  les  manufactures,  la  naviga- 
tion, le  commerce  intérieur  et  extérieur,  est  incomparable- 
ment plus  civilisée,  plus  développée  sous  le  rapport  politique 
et  plus  puissante  qu'un  peuple  purement  agriculteur.  Mais 
les  manufactures  constituent  la  base  du  commerce  intérieur 
et  extérieur,  de  la  navigation  et  de  l'agriculture  perfectionnée, 
conséquemment  de  la  civilisation  et  de  la  puissance  politique; 
et  un  peuple  qui  réussirait  à  monopoliser  toute  la  vie  manu- 
facturière du  globe  et  à  comprimer  les  autres  nations  dans 
leur  développement  économique  en  les  réduisant  à  ne  pro- 
duire que  des  denrées  agricoles  et  des  matières  brutes  et  à 
n'exercer  que  les  industries  locales  indispensables,  ce  peuple 
parviendrait  nécessairement  à  la  domination  universelle.  Une 
nation  qui  attache  quelque  prix  à  son  indépendance  et  à  sa 
conservation  doit  donc  s'efforcer  de  s'élever  le  plus  prompte- 
ment  possible  d'un  degré  inférieur  de  civilisation  à  un  degré 
supérieur,  de  réunir  le  plus  promptement  possible  sur  son 
territoire  l'agriculture,  les  manufactures,  la  navigation  et  le 
commerce. 


INTRODUCTION.  101 

Le  passage  de  l'état  sauvage  à  l'état  pastoral,  et  celui  de 
l'état  pastoral  à  l'état  agricole,  ainsi  que  les  premiers  progrès 
dans  l'agriculture,  sont  secondés  de  la  manière  la  plus  efficace 
par  la  liberté  des  relations  avec  les  peuples  manufacturiers  et 
commerçants. 

L'élévation  des  peuples  agriculteurs  au  rang  de  peuples  à 
la  fois  agriculteurs,  manufacturiers  et  commerçants  ne  sau- 
rait s'opérer  d'elle-même,  sous  l'empire  du  libre  échange, 
que  dans  le  cas  où  toutes  les  nations  appelées  à  l'industrie 
manufacturière  se  trouveraient  dans  le  même  moment  au 
même  degré  de  civilisation,  oij  elles  n'apporteraient  aucun 
obstacle  au  développement  économique  les  unes  des  autres, 
où  elles  n'arrêteraient  pas  les  progrès  les  unes  des  autres  par 
la  guerre  ou  par  des  lois  de  douane. 

Mais  quelques-unes  d'entre  elles,  favorisées  par  les  cir- 
constances, ayant  devancé  les  autres  dans  les  manufactures, 
dans  le  commerce  et  la  navigation,  et  ayant  reconnu  de  bonne 
heure  que  leurs  progrès  leur  procuraient  le  moyen  le  plus 
assuré  d'acquérir  et  de  conserver  la  suprématie  politique,  ont 
adopté  et  maintiennent  aujourd'hui  encore  des  mesures  cal- 
culées pour  leur  donner  le  monopole  des  manufactures  et  du 
commerce  et  pour  arrêter  dans  leurs  progrès  les  nations  moins 
avancées  qu'elles.  L'ensemble  de  ces  mesures,  prohibitions 
d'entrée,  droits  d'importation,  restrictions  maritimes,  primes 
de  sortie,  etc.,  s'appelle  le  système  douanier. 

Les  progrès  antérieurs  des  autres  peuples,  les  systèmes  de 
douane  étrangers,  la  guerre  enfin  ont  obligé  les  nations  en 
arrière  de  chercher  les  moyens  d'opérer  la  transition  de  l'état 
agricole  à  l'état  manufacturier,  et  de  restreindre  par  un 
système  de  douane,  autant  qu'elles  le  pouvaient,  le  commerce 
avec  les  nations  plus  avancées  qui  aspiraient  au  monopole  des 
manufactures. 

Le  système  douanier  n'est  donc  pas,  comme  on  l'a  pré- 
tendu, une  invention  de  têtes  spéculatives,  c'est  une  consé- 
quence naturelle  de  la  tendance  des  peuples  à  chercher  des 


102  SYSTÈME    NATIONAL. 

garanties  de  leur  conservation  et  de  leur  prospérité  ou  à  établir 
leur  prépondérance. 

Celte  tendance  n'est  légitime  et  raisonnable  qu'en  tant 
qu'elle  facilite,  au  lieu  d'entraver,  le  développement  écono- 
mique de  la  nation,  et  qu'elle  n'est  pas  en  opposition  avec  le 
but  supérieur  de  l'humanité,  qui  est  la  confédération  univer- 
selle de  l'avenir. 

De  même  que  la  société  humaine  doit  être  envisagée 
sous  deux  points  de  vue,  savoir  le  cosmopolite  qui  embrasse 
tout  le  genre  humain,  et  le  politique  qui  s'attache  aux  in- 
térêts nationaux  ,  toute  économie ,  celle  des  particuliers 
comme  celle  de  la  société,  doit  être  considérée  sous  deux 
aspects  principaux,  par  rapport  aux  forces  individuelles, 
sociales  et  physiques  au  moyen  desquelles  se  produisent  les 
richesses,  et  par  rapport  à  la  valeur  échangeable  des  biens 
matériels. 

Il  y  a,  par  conséquent,  une  économie  cosmopolite  et  une 
économie  politique^  une  théorie  des  valeurs  échangeables  et 
une  théorie  des  forces  productives,  doctrines  essentiellement 
,  distinctes  et  appelées  à  se  développer  séparément. 

Les  forces  productives  des  peuples  ne  dépendent  pas  seule- 
ment du  travail,  de  l'épargne,  de  la  moralité  et  de  Tintelli- 
gence  des  individus  ou  de  la  possession  de  fonds  naturels  et 
de  capitaux  matériels  ;  elles  dépendent  aussi  des  institutions 
et  des  lois  sociales,  politiques  et  civiles,  et,  avant  tout,  des 
garanties  de  leur  durée,  de  leur  indépendance  et  de  leur 
puissance  comme  nations.  Inutilement  les  individus  seraient 
laborieux,  économes,  ingénieux,  entreprenants,  intelligents, 
et  moraux;  sans  Vunité  naiionalc^  sans  la  division  du  travail 
et  la  coopération  des  forces  productives,  le  pays  ne  saurait 
attiendre  un  haut  degré  de  prospérité  et  de  puissance,  ni  se 
maintenir  dans  la  possession  durable  de  ses  richesses  intellec- 
tuelles, sociales  et  matérielles. 

Le  principe  de  la  division  du  travail  n'a  été  jusqu'ici  com- 
pris que  imparfaitement.  La  productivité  tient  beaucoup  moins 
au  partage  des  diverses  opérations  d'une  industrie  entre  plu- 


INTRODUCTION.  103 

sieurs  individus  qu'à  l'association  morale  et  matérielle  de  ces 
individus  pour  un  but  commun. 

Ce  principe  ne  s'applique  donc  pas  seulement  à  une  fa- 
brique ou  à  une  exploitation  rurale  ;  il  s'étend  à  toute  l'in- 
dustrie agricole,  manufacturière  et  commerciale  d'une  nation. 

La  division  du  travail  et  la  combinaison  des  forces  pro- 
ductives existent  dans  la  nation,  lorsque  la  production  intel- 
lectuelle y  est  en  rapport  avec  la  production  matérielle,  lors- 
que l'agriculture,  l'industrie  manufacturière  et  le  commerce 
y  sont  également  et  harmonieusement  développés. 

Chez  la  nation  purement  agricole,  même  lorsqu'elle  com- 
munique librement  avec  des  peuples  manufacturiers  et  com- 
merçants, y  ne  portion  considérable  des  forces  productives  et 
des  ressources  nalurelles  demeure  oisive  et  inemployée.  Sa 
culture  intellectuelle  et  politique  et  ses  moyens  de  défense 
sont  bornés.  Elle  ne* possède  ni  navigation  importante,  ni 
commerce  étendu  ;  sa  prospérité,  en  tant  qu'elle  résulte  du 
commerce  extérieur,  peut  être  interrompue,  troublée,  anéan- 
tie par  des  mesures  de  l'étranger  et  par  des  guerres. 

L'industrie  manufacturière,  au  contraire,  est  favorable  aux 
sciences,  aux  arts  et  aux  progrès  politiques;  elle  augmente  le 
bien-être  général,  la  population,  le  revenu  de  TEtat,  et  la 
puissance  du  pays  ;  elle  fournit  à  celui-ci  les  moyens  d'é- 
tendre ses  relations  dans  toutes  les  parties  du  monde,  et  de 
fonder  des  colonies  ;  elle  alimente  les  pêcheries,  la  naviga- 
tion marchande  et  la  marine  militaire.  Par  elle  seulement 
l'agriculture  du  pays  atteint  un  haut  point  de  perfection. 

C agriculture  et  Vindustrie  manufacturière  réunies  chez 
un  même  peuple,  sous  la  même  autorité  politique^  vitrent  dans 
v/ne  paix  perpétuelle  ;  elles  ne  sont  troublées  dans  leur  action 
réciproque,  ni  par  la  guerre,  ni  par  les  mesures  de  l'étranger  ; 
elles  garantissent  par  conséquent  à  la  nation  le  dévelop- 
pement incessant  de  sa  prospérité,  de  sa  civilisation  et  de  sa 
puissance. 

L'agriculture  et  l'industrie  manufacturière  sont  soumise» 
par  la  nature  à  des  conditions  particulières. 


104  SYSTÈME   NATIONAL. 

Les  pays  de  la  zone  tempérée  sont  spécialement  propres 
au  développement  de  l'industrie  manufacturière  ;  car  la  zone 
tempérée  est  la  région  des  efforts  intellectuels  et  physiques. 

Si  les  pays  de  la  zone  torride  sont  peu  favorisés  sous  le 
rapport  des  manufactures,  en  revanche  ils  possèdent  le  mono- 
pole naturel  de  précieuses  denrées  que  ceux  de  la  zone  tem- 
pérée recherchent.  C'est  principalement  l'échange  des  pro- 
duits manufacturés  des  uns  contre  les  denrées  des  autres 
qui  constitue  la  division  du  travail  et  la  coopération  des  forces 
productives  dans  le  monde  entier,  ou  le  grand  commerce 
international. 

Un  pays  de  la  zone  torride  ferait  une  tentative  des  plus  fu- 
nestes en  cherchant  à  devenir  manufacturier.  N'y  étant  point 
appelé  par  la  nature,  il  avancera  beaucoup  plus  rapidement 
en  richesse  et  en  civilisation,  s'il  continue  à  échanger 
productions  agricoles  contre  les  produits  des  manufactures  ae 
la  zone  tempérée. 

Il  est  vrai  que  les  pays  de  la  zone  torride  tombent  ainsi 
dans  la  dépendance  de  la  zone  tempérée  ;  mais  cette  dépen- 
dance sera  exempte  d'inconvénients  ou  plutôt  elle  cessera 
d'exister,  si,  dans  la  zone  tempérée,  plusieurs  nations  se  font 
équilibre  sous  le  rapport  des  manufactures,  du  commerce 
de  la  navigation  et  de  la  puissance  politique  ;  si  ces  nations 
non-seulement  sont  intéressées  à  ce  qu'aucune  d'entre  elles 
n'abuse  de  sa  supériorité  vis-à-vis  des  peuples  faibles  de  la 
zone  torride,  mais  si  elles  sont  en  mesure  de  l'empêcher.  Il 
n'y  aurait  danger  et  dommage  qu'autant  que  les  manufac- 
tures, le  grand  commerce,  la  grande  navigation  et  la  puis- 
sance maritime  seraient  le  monopole  d'une  seule  nation. 

Les  peuples  qui  possèdent  dans  la  zone  tempérée  un  terri- 
toire vaste  et  pourvu  de  ressources  variées,  renonceraient  à 
l'une  des  sources  les  plus  abondantes  de  la  prospérité,  de  la 
civilisation  et  de  la  puissance,  s'ils  ne  s'efforçaient  pas  de 
réaliser  la  division  nationale  du  travail  et  la  coopération  na- 
tionale des  forces  productives,  sitôt  qu'il  en  acquièrent  les 
conditions  économiques,  morales  et  sociales. 


INTRODUCTION.  105 

Par  conditions  économiques  nous  entendons  une  agricul- 
ture suffisamment  avancée  et  qui  ne  peut  plus  être  sensible- 
ment stimulée  parrexporlationde  ses  produits  ;  par  conditions 
morales^  une  grande  culture  chez  les  individus;  par  condi- 
tions sociales  y  enfin,  nous  entendons  des  lois  qui  garantissent 
au  citoyen  sécurité  pour  sa  personne  et  pour  ses  propriétés, 
et  libre  exercice  de  ses  facultés  morales  et  physiques,  des 
institutions  qui  règlent  et  facilitent  le  commerce,  en  même 
temps  que  la  suppression  de  celles  qui  oppriment  l'industrie, 
la  liberté,  Tintelligence  et  la  moralité,  la  suppression  des 
institutions  féodales,  par  exemple. 

Il  est  dans  l'intérêt  du  peuple  qui  réunit  ces  conditions  de 
s'appliquer  d'abord  à  alimenter  sa  consommation  avec  les 
produits  de  ses  manufactures,  puis  à  nouer  progressivement 
des  relations  directes  avec  les  pays  de  la  zone  torride,  à  leur 
porter  sur  ses  bâtiments  ses  produits  manufacturés  et  à  rece- 
voir leurs  denrées  en  échange. 

Comparativement  à  cet  échange  entre  les  produits  manu- 
facturés de  la  zone  tempérée  et  les  productions  agricoles  de  la 
zone  torride,  tout  autre  commerce  international  est  d'une  im- 
portance secondaire,  si  l'on  en  excepte  celui  de  quelques 
articles,  notamment  du  vin. 

La  production  des  matières  brutes  et  des  denrées  alimen- 
taires, chez  les  grandes  nations  de  la  zone  tempérée,  n'a  de 
véritable  importance  que  sous  le  rapport  du  commerce  inté- 
rieur. Par  l'exportation  du  blé,  du  vin,  du  lin,  du  chanvre  et 
de  la  laine,  une  nation  inculte  ou  pauvre  peut,  à  l'origine, 
améliorer  notablement  son  agriculture;  mais  ce  n'est  pas 
ainsi  qu'un  grand  peuple  parvient  à  la  richesse,  à  la  civilisa- 
tion et  à  la  puissance. 

On  peut  poser  en  principe  qu'une  nation  est  d'autant  plus 
riche  et  d'autant  plus  puissante  qu'elle  exporte  plus  de  pro- 
duits manufacturés,  qu'elle  importe  plus  de  matières  brutes 
et  qu'elle  consomme  plus  de  denrées  de  la  zone  torride. 

Les  denrées  de  la  zone  torride  servent  aux  contrées  manu- 
facturières de  la  zone  tempérée,  non-seulement  comme  ma- 


106  SYSTÈME    NATIONAL. 

tières  premières  et  comme  denrées  alimentaires,  mais  aussi, 
mais  surtout  comme  stimulants  pour  le  travail  agricole  et 
manufacturier.  On  trouvera  donc  toujours  que  le  peuple  qui 
consomme  le  plus  de  denrées  de  la  zone  torride  est  aussi  celui 
dont  la  production  agricole  et  manufacturière  est  relative- 
ment la  plus  considérable  et  qui  consomme  le  plus  de  ses  pro- 
pres produits. 

Dans  le  développement  économique  des  peuples,  par  le 
moyen  du  commerce  extérieur,  il  faut  donc  distinguer  quatre 
périodes.  Dans  la  première,  l'agriculture  est  encouragée  par 
l'importation  des  articles  manufacturés  étrangers  et  par  l'ex- 
portation de  ses  produits;  dans  la  seconde,  des  manufactures 
s'élèvent  en  même  temps  que  s'importent  les  articles  des  ma- 
nufactures étrangères  ;  dans  la  troisième,  les  manufactures  du 
pays  approvisionnent  en  majeure  partie  le  marché  intérieur  ; 
la  quatrième,  enfin,  voit  exporter  sur  une  grande  échelle  les 
produits  des  manufactures  du  pays  et  importer  de  l'étranger 
des  matières  brutes  et  des  produits  agricoles. 

Le  système  douanier,  envisagé  comme  moyen  d'aider  au 
développement  économique  de  la  nation,  en  réglant  son  com- 
tnerce  extérieur,  doit  constamment  prendre  pour  règle  le  prin- 
cipe de  r éducation  industrielle  du  pays. 

Encourager  l'agriculture  à  l'aide  de  droits  protecteurs,  est 
une  entreprise  insensée;  car,  l'agriculture  ne  peut  être  utile- 
ment encouragée  que  par  l'existence  dans  le  pays  d'une  in- 
dustrie manufacturière,  et  l'exclusion  des  matières  brutes  et 
des  produits  agricoles  de  l'étranger  ne  fait  qu'arrêter  l'essor 
des  manufactures  du  pays. 

L'éducation  économique  d'un  pays  encore  à  un  degré 
inférieur  d'intelligence  et  de  culture,  ou  faiblement  peuplé 
relativement  à  l'étendue  et  à  la  fertilité  de  son  territoire, 
se  fait  le  plus  sûrement  par  la  hberté  du  commerce  avec 
j  des  peuples  avancés,  riches  et  industrieux.  Toute  restriction 
commerciale  ayant  pour  but  d'y  établir  des  manufactures, 
est  prématurée,  et  tourne  au  détriment,  non-seulement 
de  la  civilisation  en  général,  mais  des  progrès  de  la  nation 


INTRODUCTION.  107 

en  particulier.  Lorsque  son  éducation  intellectuelle,  politique 
et  économique,  sous  Tempire  de  la  liberté  du  commerce, 
a  été  poussée  assez  loin  pour  que  l'importation  dus  arti- 
cles des  manufactures  étrangères  et  le  manque  de  débouchés 
pour  ses  produits  mettent  obstacle  à  son  développement  ulté- 
rieur, [alors  seulement  des  mesures  de  protection  peuvent  se 
justifier. 

Un  peuple  dont  le  territoire  est  peu  étendu  et  borné  dans 
ses  ressources,  qui  ne  possède  pas  les  embouchures  de  ses 
cours  d'eau  ou  enfin  qui  n'est  pas  convenablement  arrondi, 
ne  peut  user  du  système  protecteur  ou  ne  le  peut  du  moins 
avec  un  plein  succès.  Il  faut  au  préalable  qu'il  se  complète 
par  voie  de  conquête  ou  de  négociation. 

L'industrie  manufacturière  se  rattache  à  tant  de  branches 
de  la  science  et  de  l'art,  elle  implique  tant  d'expérience,  tant 
de  pratique  et  d'habitude,  que  l'éducation  industrielle  d'un 
peuple  ne  peut  s'effectuer  que  lentement.  Toute  protection 
excessive  ou  prématurée  s'expie  par  une  diminution  de  la 
prospérité  nationale. 

Rien  de  plus  dangereux  et  de  plus  blâmable  que  la  clôture 
subite  et  absolue  du  pays  au  moyen  de  prohibitions.  Elles 
peuvent  se  justifier,  toutefois,  lorsque  le  pays,  séparé  des  au- 
tres pays  par  une  longue  guerre ,  s'est  trouvé  dans  un  état  de 
prohibition  forcée  vis-à-vis  des  produits  des  manufactures 
étrangères  et  dans  l'absolue  nécessité  de  se  suffire  à  lui- 
même. 

En  pareil  cas,  la  transition  graduelle  du  système  prohibitif 
au  système  protecteur  doit  s'opérer  au  moyen  de  droits  arrêtés 
d'avance  et  peu  à  peu  décroissants.  Un  peuple,  en  revanche, 
qui  veut  passer  de  l'absence  de  protection  au  régime  protec- 
teur, doit  commencer  par  de  faibles  droits,  qui  s'élèveront 
ensuite  peu  à  peu  suivant  une  échelle  convenue. 

Les  droits  ainsi  arrêtés  d'avance  doivent  être  rigoureuse- 
ment waitHenus  par  l'autorité.  Elle  doit  se  garder  de  les  di- 
minuer avant  le  temps,  mais  les  élever  au  cas  où  ils  ne  suffi- 
raient pas. 


108  SYSTÈME    NATIONAL. 

Des  droits  d'importation  trop  élevés,  qui  excluent  absolu- 
ment la  concurrence  étrangère,  sont  préjudiciables  au  pays 
même  qui  les  adopte  ;  car  ils  suppriment  l'émulation  entre  les 
fabricants  indigènes  et  les  fabricants  étrangers,  et  entretien- 
nent chez  les  premiers  l'indolence. 

Lorsque,  sous  l'empire  de  droits  convenables  et  progressifs, 
les  manufactures  du  pays  ne  fleurissent  pas,  c'est  une  preuve 
que  la  nation  ne  possède  pas  encore  les  conditions  requises 
pour  être  manufacturière. 

Le  droit  protecteur  en  faveur  d'une  industrie  ne  doit  pas 
descendre  assez  bas  pour  que  l'existence  .de  celle-ci  puisse  être 
compromise  par  la  concurrence  étrangère.  On  doit  prendre 
pour  règle  invariable  de  conserver  ce  qui  existe,  de  protéger 
l'industrie  nationale  dans  son  tronc  et  dans  ses  racines. 

La  concurrence  étrangère  doit  simplement  prendre  sa  part 
dans  l'accroissement  annuel  de  la  consommation.  Les  droits 
doivent  être  haussés,  lorsqu'elle  prend  la  plus  forte  part  ou  la 
totalité  de  cet  accroissement  annuel. 

Un  pays  tel  que  l'Angleterre,  qui,  dans  l'industrie  manu- 
facturière, a  une  grande  avance  sur  les  autres,  ne  peut  mieux 
maintenir  et  étendre  sa  suprématie  manufacturière  et  com- 
merciale que  par  la  plus  grande  liberté  possible  des  échanges. 
Pour  lui,  le  principe  cosmopolite  et  le  principe  national  ne 
sont  qu'une  seule  et  même  chose. 

C'est  ce  qiii  explique  le  penchant  des  économistes  les  plus 
éclairés  de  l'Angleterre  pour  la  liberté  du  commerce  et  la  ré- 
pugnance des  plus  clairvoyants  des  autres  pays  à  appliquer  ce 
principe  dans  l'état  actuel  du  monde. 

Depuis  un  quart  de  siècle  le  système  prohibitif  et  protecteur 
de  l'Angleterre  fonctionne  à  son  détriment  et  dans  l'intérêt  des 
nations  ses  rivales. 

Rien  ne  lui  porte  plus  préjudice  que  ses  restrictions  à  l'im- 
portation des  matières  brutes  et  des  denrées  alimentaires. 

Les  unions  douanières  et  les  traités  de  commerce  sont  les 
moyens  les  plus  efficaces  de  faciliter  les  échanges  entre  les 
peuples. 


INTRODUCTION.  .  109 

Mais  les  traités  de  commerce  ne  sont  légitimes  et  durables 
que  lorsque  les  avantages  en  sont  réciproques.  Ils  sont  fu- 
nestes et  illégitimes,  ceux  par  lesquels  un  pays  sacrifie  à  un 
autre,  en  échange  de  concessions  sur  ses  produits  agricoles, 
une  industrie  manufacturière  déjà  en  voie  de  développement  y 
les  traités  à  la  façon  de  celui  de  Méthuen,  les  traités  léonins 
en  un  mot. 

Ce  fut  un  traité  léonin  que  celui  qui  fut  conclu  entre  l'An- 
gleterre et  la  France  en  1786.  Toutes  les  propositions  faites 
depuis  par  l'Angleterre  et  la  France  et  à  d'autres  pays  sont  de 
même  nature. 

Si  le  droit  protecteur  renchérit  pour  quelque  temps  les 
produits  des  manufactures  indigènes,  il  assure  pour  l'avenir 
des  prix  moindres,  par  suite  de  la  concurrence  du  dedans  ; 
car  une  industrie  parvenue  à  son  complet  développement  peut 
établir  le  prix  de  ses  articles  d'autant  plus  bas  que  l'exporta- 
tion des  matières  brutes  et  des  denrées  alimentaires  et  l'im- 
portation des  objets  fabriqués  coûtent  des  frais  de  transport 
et  les  profits  du  commerce. 

La  perte  causée  par  les  droits  protecteurs  ne  consiste  après 
tout  qu'en  valeurs-,  mais  le  pays  acquiert  ainsi  des  forces,  au 
moyen  desquelles  il  est  mis  pour  toujours  en  mesure  de  pro- 
duire des  masses  incalculables  de  valeurs.  Cette  dépense  de 
valeurs  doit  être  considérée  comme  le  prix  de  l' éducation  in- 
dustrielle du  pays. 

Le  droit  protecteur  sur  les  produits  manufacturés  ne  re- 
tombe pas  sur  les  agriculteurs  du  pays.  Par  le  développement 
de  l'industrie  manufacturière,  la  richesse,  la  population  et 
par  suite  la  demande  des  produits  agricoles,  la  rente  et  la  va- 
leur échangeable  de  la  propriété  foncière  augmentent  extraor- 
dinairement,  tandis  que  les  objets  manufacturés  nécessaires 
aux  agriculteurs  baissent  de  prix  avec  le  temps.  Le  gain  sur- 
passe dans  la  proportion  de  dix  à  un  la  perte  que  la  hausse 
passagère  des  objets  manufacturés  fait  supporter  aux  agricul- 
teurs. 

Le  commerce  intérieur  et  le  commerce  extérieur  profitent 


110  SYSTÈME   NATIONAL. 

pareillement  du  système  protecteur  ;  car  ils  ne  présentent 
d'importance  que  chez  les  peuples  qui  satisfont  à  leurs  be- 
soins au  moyen  de  leur  industrie  manufacturière,  qui  con- 
somment eux-mêmes  leurs  produits  agricoles  et  achètent  des 
matières  et  des  denrées  exotiques  avec  le  surplus  de  leurs 
articles  manufacturés.  L'un  et  l'autre  sont  insignifiants  chez 
les  nations  purement  agricoles  de  la  zone  tempérée,  et  le  com- 
merce extérieur  de  celles-ci  se  trouve  d'ordinaire  entre  les 
mains  des  nations  manufacturières" et  commerçantes  en  rela- 
tion avec  elles. 

Un  bon  système  protecteur  n'accorde  point  de  monopole 
aux  manufacturiers  du  pays  ;  il  donne  seulement  une  garantie 
contre  les  pertes  à  ceux  qui  consacrent  leurs  capitaux,  leurs 
talents  et  leurs  efforts  à  des  industries  nouvelles. 

Il  n'accorde  point  de  monopole,  parce  que  la  concurrence 
intérieure  supplée  à  la  concurrence  étrangère,  et  qu'il  est  libre 
à  tout  citoyen  de  prendre  sa  part  des  primes  offertes  par  le 
pays  aux  individus.  11  accorde  seulement  un  monopole  aux 
nationaux  contre  les  étrangers  qui  jouissent  eux-mêmes  dans 
leur  pays  d'un  monopole  semblable. 

Mais  ce  monopole  est  utile,  en  ce  sens,  non-seulement  qu'il 
réveille  dans  le  pays  des  forces  productives  dormantes  et  oisi* 
ves,  mais  encore  qu'il  y  attire  des  forces  productives  de  l'é- 
tranger, des  capitaux  matériels  et  moraux  à  la  fois,  des  entre- 
preneurs, des  industriels  habiles,  des  ouvriers. 

D'un  autre  côté,  l'absence  d'une  industrie  manufacturière 
chez  une  nation  de  culture  ancienne,  dont  la  puissance  pro- 
ductive ne  peut  plus  être  sensiblement  excitée  par  l'exporta- 
tion des  matières  brutes  et  des  produits  agricoles  et  par  l'im- 
portation des  articles  des  manufactures  étrangères,  l'expose  à 
des  inconvénients  nombreux  et  graves. 

L'agriculture  d'un  pareil  pays  doit  nécessairement  se  ra- 
bougrir; car  l'excédant  de  la  population,  qui,  au  milieu  d'un 
grand  développement  manufacturier,  trouverait  des  moyens 
d'existence  dans  les  fabriques  et  créerait  une  grande  demande 
pour  les  produits  agricoles,  qui,  par  conséquent,  assurerait  de 


INTRODUCTION.  111 

beaux  profits  à  Tagriculture,  sera  réduit  au  travail  des  champs, 
et  de  là  un  morcellement  de  la  terre  et  une  petite  culture  aussi 
préjudiciables  à  la  puissance  et  à  la  civilisation  du  pays  qu'à 
sa  richesse. 

Une  nation  agricole  composée  en  majeure  partie  de  petits 
cultivateurs  ne  peut  ni  verser  dans  le  commerce  intérieur  des 
masses  considérables  de  produits  ni  occasionner  une  forte  de- 
mande d'objets  fabriqués  ;  chacun  y  est  à  peu  près  borné  à  sa 
propre  production  comme  à  sa  propre  consommation.  Sous 
un  tel  régime,  un  système  complet  de  communications  ne  peut 
s'établir,  et  les  avantages  immenses  qui  en  découlent  sont  in- 
terdits au  pays. 

De  là  nécessairement  pour  le  pays  faiblesse  morale  et  ma- 
térielle, individuelle  et  politique.  Le  péril  s'aggrave  si  des 
nations  voisines  suivent  la  voie  opposée,  si  elles  avancent  sous 
tous  les  rapports  pendant  que  nous  reculons,  si,  chez  ces  na- 
tions, la  pensée  d'un  meilleur  avenir  exalte  le  courage  et 
l'esprit  d'entreprise  des  citoyens,  pendant  que,  chez  nous,  le 
défaut  d'espérance  éteint  de  plus  en  plus  l'intelligence  et  l'ar- 
deur. 

L'histoire  offre  même  des  exemples  de  nations  entières  qui 
ont  péri,  pour  n'avoir  pas  su,  en  temps  opportun,  résoudre  le 
grand  problème  d'assurer  leur  indépendance  morale,  écono- 
mique et  politique,  par  l'établissement  de  manufactures  et 
par  la  constitution  d'une  classe  puissante  de  manufacturiers 
et  de  commerçants  (1). 

(1)  De  même  que  le  compositeur  d'un  opéra  réunit  dans  l'ouverture  les 
motifs  les  plus  remarquables  de  son  œuvre  lyrique,  List  a  condensé  dans 
cette  belle  introduction  les  éléments  essentiels  de  son  Système  national.  Les 
observations  auxquelles  ce  système  peut  donner  lieu,  trouveront  mieux  leur 
place  dans  les  chapitres  où  les  principes  qui  le  constituent  ont  reçu  leur  dé- 
veloppement. (H.  R.) 


LIVRE    PREMIER. 

L'HISTOIRE. 


CHAPITRE    PREMIER. 


LES   ITALIENS. 


Lors  de  la  renaissance  de  la  civilisation  en  Europe,  aucune 
contrée  ne  se  trouvait,  sous  le  rapport  commercial  et  indus- 
triel, aussi  favorisée  que  l'Italie.  La  barbarie  n'avait  pu  y 
détruire  jusque  dans  ses  racines  l'ancienne  culture  romaine. 
Un  ciel  propice  et  un  sol  fertile  fournissaient  à  une  agricul- 
ture sans  art  d'abondants  moyens  de  subsistance  pour  une 
nombreuse  population.  Les  arts  et  les  métiers  les  plus  néces- 
saires n'avaient  pas  plus  disparu  que  les  anciennes  munici- 
palités romaines.  Une  pêche  côtière  fructueuse  servait  partout 
à  former  des  marins,  et  la  navigation  le  long  d'un  littoral 
étendu  suppléait  largement  au  défaut  de  voies  de  transport  à 
l'intérieur.  Le  voisinage  de  la  Grèce,  de  l'Asie  Mineure  et  de 
l'Egypte  et  la  facilité  des  communications  par  mer  avec  ces 
pays  assuraient  à  l'Italie  des  avantages  marqués  pour  le  com- 
merce de  l'Orient,  commerce  qui,  précédemment,  bien  que 
sur  une  petite  échelle,  s'était  fait  par  l'intermédiaire  de  la 
Russie  en  se  dirigeant  vers  le  Nord.  Grâce  à  ces  relations, 
ritalie  dut  nécessairement  s'initier  à  ces  connaissances,  à  ces 
arts,  à  ces  fabrications  que  la  Grèce  avait  sauvés  de  la  civili- 
sation de  l'antiquité. 

Depuis  l'émancipation  des  villes  italiennes  par  Othon  le 
Grand,  on  avait  vu  se  confirmer  de  nouveau  une  vérité  dont 


l'histoire.    —    CHAPITRE    PKEMIEÎÎ.      ,  113 

l'histoire  fournit  tant  de  preuves,  à  savoir  que  la  liberté  et 
l'industrie  sont  des  compagnes  inséparables,  bien  qu'il  ne  soit 
pas  rare  de  voir  l'une  naître  avant  l'autre.  Que  le  commerce 
etrindustrie  apparaissent  quelque  part,  on  peut  être  sûr  que 
la  liberté  n'est  pas  loin  ;  que  la  liberté  déploie  quelque  part 
sa  bannière,  c'est  un  signe  certain  que  tôt  ou  tard  l'industrie 
fera  son  avènement.  Car  il  est  dans  la  nature  que  l'homme  qui 
a  conquis  les  biens  matériels  et  moraux  cherche  des  garan- 
ties de  la  transmission  de  cette  conquête  à  sa  postérité,  ou 
qu'après  être  entré  en  jouissance  de  la  liberté,  il  emploie  tous 
ses  efforts  pour  améliorer  sa  condition  matérielle  et  morale. 

Pour  la  première  fois  depuis  la  chute  des  villes  libres  de 
l'antiquité,  les  cités  italiennes  rendent  alors  au  monde  le  spec- 
tacle de  communes  libres  et  riches.  Les  villes  et  les  campa- 
gnes travaillent  à  la  prospérité  les  unes  des  autres,  et  sont, 
dans  leurs  efforts,  puissamment  aidées  par  les  croisades.  Le 
transport  des  croisés  et  leur  approvisionnement  n'encouragent 
pas  seulement  la  navigation,  ils  provoquent  l'établissement 
de  fécondes  relations  commerciales  avec  l'Orient,  l'introduc- 
tion de  nouvelles  industries,  de  nouveaux  procédés,  de  nou- 
velles plantes,  la  connaissance  de  jouissances  nouvelles.  D'un 
autre  côté,  l'oppression  du  système  féodal  se  trouve,  sous  plus 
d'un  rapport,  allégée  au  profit  de  l'agriculture  libre  et  des 
villes. 

A  côté  de  Venise  et  de  Gênes,  Florence  se  distingue  sur- 
tout par  ses  manufactures  et  par  son  commerce  d'argent.  Dès 
le  douzièjiie  et  le  treizième  siècle,  ses  fabriques  de  tissus  de 
soie  et  de  laine  sont  florissantes,  les  corporations  qui  exercent 
ces  industries  prennent  part  au  gouvernement  ;  la  répubhque 
se  constitue  sous  leur  influence.  L'industrie  des  laines 
compte  à  elle  seule  200  ati  tiers  ;  chaque  année  se  fabri- 
quent 80,000  pièces  de  drap,  dont  la  matière  première  est 
tirée  d'Espagne.  Déplus,  Florence  importe  annuellement  pour 
300,000  florins  d'or  de  draps  communs  d'Espagne,  de 
France,  de  Belgique  et  d'Allemagne,  qui,  après  avoir  été  ap- 
prêtés chez  elle,  sont  expédiés  dans  le  Levant.  Florence  est  le 

8 


U4  SYSTÈME    NATIONAL.    LIVRE    I. 

banquier  de  toute  l'Italie  ;  on  y  compte  80  comptoirs  de  ban- 
que (1),  L'État  jouit  d'un  revenu  annuel  de  300,000  florins 
d'or,  soit  15  millions  de  francs  de  notre  monnaie  ;  il  est  beau- 
coup plus  riche,  par  conséquent,  que  les  royaumes  de  Na- 
ples  et  d'Aragon  à  la  même  époque  et  que  la  Grande-Bret;igne 
et  l'Irlande  au  temps  de  la  reine  Elisabeth  (2). 

Ainsi,  dès  le  douzième  et  le  treizième  siècle,  nous  voyons 
l'Italie  en  possession  de  tous  les  éléments  de  la  prospérité  na- 
tionale, et,  dans  le  commerce  et  dans  l'industrie,  fort  en 
avance  sur  tous  les  autres  pays.  Son  agriculture  et  ses  fabri- 
ques servent  aux  autres  contrées  de  modèle  et  d'objet  d'ému^ 
lation.  Ses  chemins  et  ses  canaux  sont  les  plus  parfaits  qui 
existent  en  Europe,  (^'est  à  elle  que  le  monde  civilisé  doit  les 
banques,  la  boussole,  le  perfectionnement  des  constructions 
navales,  les  lettres  de  change,  une  multitude  de  coutumes  et 
de  lois  commerciales  des  plus  utiles,  ainsi  qu'une  grande 
partie  des  institutions  municipales  et  politiques.  Sa  marine 
marchande  et  sa  marine  militaire  sont  de  beaucoup  les  pre- 
mières dans  les  mers  du  Midi.  Le  commerce  du  globe  est  en- 
tre ses  mains  ;  car,  si  l'on  excepte  un  mouvement  d'affaires 
encore  insignifiant  dans  les  mers  septentrionales,  ce  commerce 
ne  s'étend  pas  au  delà  de  la  Méditerranée  et  de  la  mer  Noire. 
L'Italie  approvisionne  tous  les  autres  pays  d'articles  manu- 
facturés et  d'objets  de  luxe  ainsi  que  des  denrées  de  la  zone 
torride,  et  elle  en  reçoit  des  matières  premières.  Il  ne  lui  man- 
que qu'une  chose  pour  être  ce  que  l'Angleterre  est  devenue 
de  nos  jours,  et,  faute  de  posséder  ce  bien  unique,  tout  le  reste 
lui  échappe  ;  il  lui  manque  l'unité  nationale  et  la  puissance 
que  donne  cette  unité. 

Les  villes  et  les  seigneurs  d'Italie  ne  se  considèrent  pas 
comme  les  membres  d'un  seul  et  même  corps  ;  ils  se  combat- 
tent, ils  se  détruisent  les  uns  les  autres,  comme  autant  de  puis- 
sances indépendantes.  Outre  ces  luttesextérieures,  chaque  com- 
mune est  agitée  par  les  luttes  intestines  entre  la  démocratie, 

(1)  D'Iécluse.  Florence,  ses  vicissitudes,  etc.,  p.  23,  26,  32,  103,  2l3. 

(2)  Pficchio,  Histoire  de  l'économie  politique  en  Italie. 


L  HISTOIRE,    CHAPITRE    PREMIER.  115 

l'aristocratie  et  le  pouvoir  d'un  seul.  Ces  guerres  calamiteuses 
sont  entretenues  et  envenimées  par  les  puissances  étrangères  et 
par  leurs  invasions;  elles  le  sont  aussi  par  une  théocratie  indi- 
gène, et  par  ses  excommunications,  qui  séparent  encore 
chaque  cité  en  deux  factions  hostiles. 

L'Italie  se  ruine  elle-même,  l'histoire  de  ses  puissances 
maritimes  en  fait  foi.  Du  huitième  au  onzième  siècle,  nous 
voyons  d'abord  AmaUi  grande  et  puissante  (1).  Ses  navires 
couvrent  les  mers,  et  tout  l'argent  qui  circule  en  Italie  et 
dans  le  Levant  est  amaliitain.  AmaUî  possède  les  meilleures 
lois  en  matière  de  navigation  marchande,  et  son  code  mari- 
time est  adopté  dans  tous  les  ports  de  la  Méditerranée.  Au 
douzième  siècle,  cette  puissance  maritime  est  détruite  par 
Pise.  Pise  à  son  tour  tombe  sous  les  coups  de  Gênes,  et  Gênes 
elle-même,  après  une  lutte  séculaire,  est  forcée  de  s'incliner 
devant  Venise. 

On  peut  voir  aussi  dans  la  chute  de  Venise  une  consé- 
quence indirecte  de  cette  politique  étroite.  11  n'eût  pas  été  difr 
ficile  à  une  ligue  des  puissance?  maritimes  de  l'Italie,  non- 
seulement  de  maintenir  la  prépondérance  italienne  en  Grèce, 
dans  l'Archipel,  dans  l'Asie  Mineure  et  en  Egypte,  mais  en- 
core de  l'étendre  et  de  l'affermir  de  plus  en  plus,  d'arrêter  les 
progrès  des  Turcs  et  leurs  pirateries,  de  disputer  même  aux 
Portugais  la  route  du  Cap.  Mais,  par  le  fait,  Venise  fut  réduite 
à  ses  propres  forces,  et  elle  se  trouva  paralysée  au  dehors  par 
les  autres  Etats  italiens  en  même  temps  que  par  les  puissances 
européennes  du  voisinage. 

il  n'eût  pas  été  difficile  à  une  ligue  bien  organisée  des  puis- 
sances continentales  italiennes  de  défendre  T indépendance  de 
l'Italie  contre  les  grandes  monarchies.  La  fondation  d'une 
ligue  pareille  fut  essayée  en  J526,  mais  dans  un  moment  de 
danger  et  seulement  dans  un  but  de  défense  temporaire.  La 

(I)  Amalfi  complaît  50,000  iiabitants  au  temps  de  sa  splendeur;  Flavio 
Gioja,  l'inventeur  de  la  boussole,  était  un  de  ses  citoyens.  Au  pillage  d'Amalû 
par  les  Pisans  en  1136  ou  ll^JT,  on  trouva  ce  vieux  iivre  qui  plus  tard  a  été 
si  fatal  à  la  liberté  et  à  l'énergie  de  l'Allemagne,  les  Pandectes. 


116  SYSTÈME   NATIONAL.    —    LIVRE   I. 

tiédeur  et  la  trahison  de  ses  membres  et  de  ses  chefs  eurent 
pour  conséquence  Taccroissement  du  Milanais  et  la  chule  de 
la  république  toscane.  De  cette  époque  date  le  déclin  de  l'in- 
dustrie et  du  commerce  de  l'Italie  (1). 

Avant  ce  temps-là,  comme  depuis,  Venise  avait  voulu  être 
à  elle  toute  seule  une  nation.  Tant  qu'elle  n'eut  affaire  qu'aux 
fragments  de  nationalité  de  l'Italie  ou  à  la  Grèce  expirée,  elle 
n'eut  pas  de  peine  à  maintenir  sa  suprématie  manufacturière 
et  commerciale  sur  le  littoral  de  la  Méditerranée  et  de  la 
mer  Noire.  Mais,  quand  des  nations  complètes  et  pleines  de 
vie  parurent  sur  la  scène  politique,  on  reconnut  que  Venise 
n'était  qu'une  ville,  et  son  aristocratie  qu'une  aristocratie  mu- 
nicipale. Sans  doute  elle  avait  subjugué  beaucoup  d'îles  et  de 
vastes  provinces,  mais  elle  les  avait  gouvernées  constamment 
en  pays  conquis  ;  et  chacune  de  ses  conquêtes,  au  témoignage 
de  tous  les  historiens,  l'avait  affaiblie  au  lieu  de  la  fortifier. 

En  même  temps  s'éteignait  peu  à  peu  au  sein  de  la  répu- 
blique l'esprit  auquel  elle  devait  sa  grandeur.  La  puissance 
et  la  prospérité  de  Venise,  œuvre  d'une  aristocratie  patriote 
et  héroïque,  issue  d'une  démocratie  énergicpie  et  jalouse  de 
sa  liberté,  durèrent,  tant  que  la  liberté  entretint  l'énergie  dé- 
mocratique et  que  celle-ci  fut  dirigée  par  le  patriotisme,  la 
sagesse  et  l'héroïsme  de  l'aristocratie  ;  mais,  à  mesure  que 
l'aristocratie  dégénéra  en  une  oligarchie  despotique,  étouffant 
toute  liberté,  toute  énergie  populaire,  les  racines  de  cette  puis- 
sance et  de  cette  prospérité  se  desséchèrent,  bien  que  les  bran- 
ches et  la  cime  de  l'arbre  continuassent  encore  quelque 
temps  à  fleurir  (2). 

(1)  Ainsi  Charles-Quint  détruisit  le  commerce  et  l'industrie  en  Italie,  de 
même  que  dans  les  Pays-Bas  et  en  Espagne.  Avec  lui  apparurent  les  lettres 
de  noblesse  et  l'idée  qu'il  éiail  honteux  pour  les  nobles  de  s'adonner  au  com- 
merce et  aux  arts,  idée  qui  exerça  une  désastreuse  influence  sur  l'iniiustrle 
nationale.  Jusque-là  l'opinion  opposée  avait  prévalu;  les  Médicis  continuèrent 
à  faire  le  commerce,  lorsqu'ils  étaient  déjà  depuis  longtemps  souverains 

(2)  «  Quand  les  nobles,  au  lieu  de  verser  leur  sang  pour  la  patrie,  au  lieu 
d'illustrer  l'Etat  par  des  victoires  et  de  l'agrandir  par  des  conquêtes,  n'eu- 
rent plus  qu'à  jouir  des  honneurs  et  à  se  partager  des  impôts,  on  dut  se  de- 
mander pourquoi  il  y  avait  huit  ou  neuf  cents  habitants  de  Venise  qui  se 


l'hISTOIRK.    —    CHAPITRE    PREMIER.  H7 

«  Dans  une  nation  qui  est  dans  la  servitude,  dit  Montes- 
quieu, on  travaille  plus  à  conserver  qu'à  acquérir;  dans  une 
nation  libre,  on  travaille  plus  à  acquérir  qu'à  conserver  (1),  » 
A  cette  remarque  pleine  de  justesse,  il  aurait  pu  ajouter  :  «  Et 
pendant  qu'on  ne  songe  qu'à  conserver  et  jamais  à  acquérir, 
on  se  ruine,  »  car  une  nation  qui  n'avance  pas  décline,  et  doit 
inalement  périr.  Bien  loin  d'étendre  leur  commerce  et  de 
faire  de  nouvelles  découvertes,  les  Vénitiens  n'eurent  seule- 
ment pas  l'idée  de  tirer  parti  des  découvertes  des  autres. 
Exclus  du  commerce  des  Indes  orientales  par  la  découverte 
d'une  nouvelle  roule,  ils  n'admirent  point  que  cette  route  eût 
été  trouvée.  Ce  que  tout  le  monde  voyait,  ils  ne  voulurent 
pas  le  croire.  Et,  quand  ils  commencèrent  à  soupçonner  les 
conséquences  fatales  du  changement  opéré,  ils  essayèrent  de 
maintenir  l'ancienne  route,  au  lieu  de  prendre  part  aux  béné- 
fices de  la  nouvelle  ;  ils  employèrent  de  misérables  intrigues 
pour  conserver  et  pour  obtenir  ce  qu'une  habile  exploitation 
du  nouvel  état  des  choses,  l'esprit  d'entreprise  et  le  courage 
pouvaient  seuls  leur  procurer.  Et,  lorsqu'enfin  ils  eurent 
tout  perdu  et  que  les  richesses  des  Indes  orientales  affluèrent 
vers  Cadix  et  vers  Lisbonne  et  non  plus  vers  leur  port,  comme 
des  sots  ou  comme  des  dissipateurs,  ils  recoururent  à 
l'alchimie  (2). 

Au  temps  où  la  république  était  en  voie  de  progrès  et  de 
prospérité,  l'inscription  sur  le  Livre  d'or  étaitconsidérée  comme 
la  récompense  de  services  éclatants  dans  le  commerce  et  dans 
l'industrie,  dans  le  gouvernement  et  dans  la  guerre.  A  ce 
titre  elle  était  accessible  aux  étrangers  ;  les  plus  distingués 
des  fabricants  de  soie  qui  émigrèrent  de  Florence,  par  exem- 
ple, obtinrent  cette  faveur  (3).  Mais  le  livre  fut  fermé,  quand 

disaient  propriétaires  de  toute  la  république.  >  Daru,  Histoire  de   Venise, 
vol.  iV,  c.  XVIII. 

(1)  Montesquieu,  Esprit  des  lois. 

(2)  Un  charlatan  vulgaire,  Marco  Brasadino,  qui  prétendait  posséder  l'art 
de  faire  de  l'or,  fut  accueilli  par  l'aristocratie  comme  un  sauveur.  Daru,  His- 
toire de  Venise,  vol.  lil,  c.  xix. 

(3)  Venise,  comme  plus  tard  la  Hollande  et  l'Angleterre,  mil  à  prolil  toutes 


i  i  8  SYSTÈME    NATIONAL.     —    LIVRE    I. 

on  commença  à  regarder  les  distinctions  honorifiques  et  les 
revenus  de  rÉtat  comme  le  patrimoine  héréditaire  des  patri- 
ciens. Plus  tard,  lorsqu'on  reconnut  la  nécessité  de  rajeunir 
un  patriciat  vieilli  et  dégénéré,  le  Livre  fut  ouvert  de  nou- 
veau. Ce  ne  furent  plus  les  services  envers  le  pays  comme 
autrefois,  mais  la  richesse  et  une  origine  ancienne,  qui  devin- 
rent les  titres  principaux  à  l'admission.  Cependant  le  Livre 
d'or  était  tellement  discrédité,  qu'il  resta  inutilement  ouvert 
durant  un  siècle. 

Si  l'on  interroge  l'histoire  sur  les  causes  de  la  chute  de 
cette  république  et  de  son  commerce,  voici  ce  qu'elle  répond  : 
La  première  de  ces  causes  est  la  folie,  l'énervement  et  la  lâ- 
cheté d'une  aristocratie  dégénérée,  l'apathie  d'un  peuple 
tombé  dans  la  servitude.  Le  commerce  et  les  manufactures 
de  Venise  auraient  dû  périr,  quand  même  la  route  du  cap  de 
Bonne-Espérance  n'eût  pas  été  trouvée. 

Cette  chute,  de  même  que  celle  de  toutes  les  autres  répu- 
bliques italiennes,  s'explique  aussi  par  le  manque  d'unité  na- 
tionale, par  la  prépondérance  étrangère,  par  la  théocratie  in- 
digène  et  par  l'apparition  ea  Europe  de  nationalités  grandes, 
fortes  et  compactes. 

Si  l'on  examine  en  particulier  la  politique  commerciale  de 
Venise,  on  reconnaît  tout  d'abord  que  celle  des  puissances 
commerçantes  et  manufacturières  des  temps  modernes  n'est 
qu'une  copie,  sur  une  grande  échelle,  c'est-à  dire  dans  les 
proportions  nationales,  de  la  politique  vénitienne.  Des  res- 
trictions maritimes  et  des  droits  d'entrée  favorisent  les  marins 
et  les  fabricants  du  pays,  et  déjà  règne  la  maxime  d'importer 
de  préférence  des  matières  brutes  et  d'exporter  des  objets 
manufacturés  (1). 

On  a  récemment  soutenu  à  l'appui  du  principe  de  la  liberté 

les  occasions  daltirer  à  elle  les  arts  et  les  capitaux  de  l'étrangler.  Lucques 
aussi,  où,  au  treizième  siècle,  la  fabrication  du  velours  et  du  brocart  avait 
atteint  un  haut  de/Tré  de  prospérité,  vit  parlir  un  giand  nombre  de  ses  fabri- 
cants pour  Venise,  afin  de  se  soustraire  au  joug  du  lyran  Castruccio  Castra- 
cani.  Sandu.  Histoire  de  Venise,  vol.  I. 

(I)  Sismondi,  Histoire  des  républiques  italiennes,  1'"^  partie. 


l'histoire.    CHAPITRE    I.  119 

absolue  du  commerce,  que  la  chute  de  Venise  était  due  à  ces 
restrictions  ;  il  y  a  dans  cette  thèse  un  peu  de  vérité  avec  beau- 
coup d'erreur.  En  étudiant  sans  prévention  l'histoire  de  cette 
république,  nous  trouvons  qu'ici,  comme  depuis  dans  les 
grands  empires,  la  liberté  et  la  limitation  du  commerce  exté- 
rieur ont  été,  suivant  les  temps,  favorables  ou  nuisibles  à  la 
puissance  et  à  la  prospérité  publiques.  La  liberté  illimitée  du 
commerce  fut  utile  à  la  république  dans  la  première  période 
de  son  élévation.  Car  comment  un  hameau  de  pêcheurs  eût-il 
pu  autrement  devenir  une  puissance  commerçante?  Mais  les 
restrictions  lui  furent  avantageuses  aussi,  lorsqu'elle  eut  at- 
teint un  certain  degré  de  puissance  et  de  richesse  ;  car  c'est 
par  elles  qu'elle  conquit  la  suprématie  manufacturière  et  com- 
merciale. Les  restrictions  ne  lui  devinrent  funestes  que  lors- 
qu'elle fut  arrivée  à  son  apogée  ;  car  elles  bannirent  l'émula- 
tion entre  ses  citoyens  et  l'étranger,  et  elles  entretinrent 
l'indolence.  Ce  ne  fut  donc  pas  l'établissement  de  ces  restric- 
tions, ce  fut  leur  maintien  après  qu'elles  avaient  cessé  d'avoir 
un  objet,  qui  fut  préjudiciable  aux  Vénitiens. 

La  thèse  est  fausse  encore  en  ce  qu'on  ne  tient  pas  compte 
de  l'avènement  des  grandes  nationalités  régies  par  la  monar- 
chie héréditaire.  Venise,  malgré  la  domination  qu'elle  exerçait 
sur  des  provinces  et  sur  des  îles,  n'était  après  tout  qu'une  ville 
italienne  ;  comme  puissance  manufacturière  et  commerçante, 
elle  n'avait  grandi  qu'en  face  des  autres  cités  d'Italie,  et  son 
système  exclusif  ne  pouvait  avoir  de  portée  qu'autant  que  des 
nations  entières  ne  surgiraient  pas  avec  leur  force  collective. 
Quand  cet  événement  se  réalisa,  elle  n'eût  pu  conserver  sa  su- 
prématie qu'en  se  plaçant  à  la  tète  de  toute  l'Italie  et  en  éten- 
dant sa  politique  commerciale  sur  toute  cette  péninsule.  Mais 
il  n'était  au  pouvoir  d'aucun  système,  quelque  habile  qu'il 
fût,  (Je  maintenir  longtemps,  en  présence  de  grandes  nations, 
la  suprématie  commerciale  d'une  seule  ville. 

f^' exemple  de  Venise,  en  tant  que  de  nos  jours  on  peut 
l'invoquer  contre  le  système  restrictif,  no  prouve  donc  que 
ceci,  ni  plus  ni  moins,  savoir,  qu'une  ville  isolée  ou  un  petit 


120  SYSTÈME    NATIONAL.    LIVRE    I. 

Etat,  en  présence  de  grands  empires,  ne  peut  employer  ni 
conserver  utilement  ce  système,  et  qu'une  puissance  parvenue 
à  l'aide  des  restrictions  à  la  suprématie  manufacturière  et 
commerciale,  ce  but  une  fois  atteint,  a  intérêt  à  revenir  au 
principe  de  la  liberté  du  commerce. 

Ici,  comme  dans  tous  les  débats  sur  la  liberté  du  commerce 
international,  nous  rencontrons  une  confusion  de  mots  qui  a 
donné  lieu  à  de  graves  erreurs.  On  parle  de  la  liberté  com- 
merciale comme  de  la  liberté  religieuse  et  civile.  Les  amis  et 
les  champions  de  la  liberté  en  général  se  tiennent  pour  obligés 
de  défendre  la  liberté  sous  toutes  ses  formes,  et  c'est  ainsi 
que  la  liberté  du  commerce  est  devenue  populaire,  sans  qu'on 
ait  distingué  entre  la  liberté  du  commerce  intérieur  et  celle 
du  commerce  international,  qui,  dans  leur  essence  et  dans 
leur  résultat,  diffèrent  si  profondément  l'une  de  l'autre.  Car, 
si  les  restrictions  mises  au  commerce  intérieur  ne  sont  que 
dans  très-peu  de  cas  compatibles  avec  la  liberté  individuelle 
des  citoyens,  en  matière  de  commerce  extérieur  le  plus  haut 
degré  de  liberté  individuelle  s'accorde  avec  de  grandes  res- 
trictions. Il  se  peut  même  que  l'extrême  liberté  du  commerce 
extérieur  ait  pour  conséquence  la  servitude  nationale,  comme 
nous  le  montrerons  plus  tard  par  l'exemple  de  la  Pologne. 
C'est  en  ce  sens  que  Montesquieu  a  dit  :  (^  C'est  dans  les  pays 
de  la  liberté  que  le  négociant  trouve  des  contradictions  sans 
nombre,  et  il  n'est  jamais  moins  croisé  par  les  lois  que  dans 
les  pays  de  la  servitude  (1).  » 


CHAPITRE  H. 

LES     ANSÉATES. 

Parvenu  à  la  domination  en  Italie,  le  génie  de  l'industrie, 
du  commerce  et  de  la  liberté  franchit  les  Alpes,  traversa  l'Al- 

(1)  Esprit  des  lois,  liv.  XX,  ch.  xii. 


l'histoire.     —    CHAPITRE    II.  121 

lemagne  et  se  construisit  un  nouveau  trône  sur  le  littoral  de 
la  mer  du  Nord. 

Déjà  Henri  I^^,  père  du  libérateur  des  communes  italiennes, 
avait  encouragé  la  fondation  de  villes  nouvelles  et  l'agrandis- 
sement des  villes  existantes,  dont  une  partie  s'étaient  élevées 
sur  l'emplacement  des  anciennes  colonies  romaines  ou  sur 
les  domaines  impériaux. 

Comme  plus  tard  les  rois  de  France  et  d'Angleterre,  lui  et 
ses  successeurs  virent  dans  les  cités  le  contre-poids  le  plus  sé- 
rieux de  l'aristocratie,  la  source  la  plus  féconde  du  revenu  pu- 
blic et  un  nouveau  moyen  de  défense  pour  le  pays.  Par  suite 
de  leurs  relations  commerciales  avec  les  villes  l'Italie,  de  leur 
rivalité  avec  l'industrie  italienne  et  de  leurs  institutions  libres, 
les  villes  allemandes  atteignirent  bientôt  un  haut  degré  de 
prospérité  et  de  civilisation.  La  vie  communale  enfanta  l'esprit 
de  progrès  dans  les  arts  et  l'envie  de  se  distinguer  par  la  ri- 
chesse et  par  les  entreprises,  en  même  temps  que  le  bien- 
être  matériel  faisait  naître  le  désir  des  améliorations  politi- 
ques. 

Fortes  dans  leur  jeune  liberté  et  dans  leur  florissante  in- 
dustrie, mais  inquiétées  sur  terre  et  sur  mer  par  des  brigands, 
les  villes  maritimes  du  nord  de  l'Allemagne  se  virent  bientôt 
obligées  de  conclure  une  étroite  alliance  défensive.  Dans  ce 
but,  Hambourg  et  Lubeck  formèrent  en  1241  une  ligue,  qui, 
dans  le  cours  du  même  siècle,  réunit  toutes  les  villes  de 
quelque  importance  sur  la  côte  de  la  mer  du  Nord  et  de  la 
Baltique,  sur  les  rives  de  l'Oder  et  de  l'Elbe,  du  Weser  et  du 
Rhin,  au  nombre  de  quatre-vingt-cinq.  Cette  confédération 
s'appela  la  Hanse,  ce  qui,  en  bas  allemand,  signifie  union. 

La  Hanse  reconnut  bientôt  les  avantages  que  l'industrie 
particulière  pouvait  retirer  de  l'association,  et  elle  ne  tarda 
pas  à  concevoir  et  à  développer  une  politique  commerciale, 
dont  le  résultat  fut  une  prospérité  jusque-là  sans  exemple. 
Convaincus  que,  pour  acquérir  et  pour  conserver  un  grand 
commerce  maritime,  il  faut  être  en  mesure  de  le  défendre, 
les  Anséates    créèrent  une   puissante  marine  de   guerre  ; 


i22  SYSTÈME    NATIONAL.    —   LIVRE    I. 

comprenant  d'ailleurs  que  la  puissance  d'un  pays  s'élève 
ou  tombe  avec  sa  navigation  marchande  et  avec  ses  pêche- 
ries, ils  décidèrent  que  les  marchandises  de  la  Hanse  ne 
seraient  transportées  que  sur  ses  bâtiments,  et  ils  établirent 
de  grandes  pêcheries  maritimes.  L'acte  de  navigation  de 
l'Angleterre  a  pris  pour  modèle  l'acte  de  la  Hanse,  imité 
lui-même  de  l'acte  vénitien  (1). 

Ainsi  l'Angleterre  n'a  fait  que  suivre  l'exemple  de  ceux  qui 
l'avaient  précédée  dans  la  suprématie  maritime.  Au  temps 
même  du  Long  Parlement,  la  proposition  d'établir  un  acte 
de  navigation  n'était  rien  moins  que  nouvelle.  Dans  son  ap- 
préciation de  cette  mesure,  Adam  Smith  (2j  semble  avoir 
ignoré  ou  du  moins  avoir  dissimulé  que,  plusieurs  siècles  au* 
paravant  et  à  diverses  reprises,  on  avait  déjà  essayé  d'intro- 
duire des  restrictioîîs  semblables.  Proposées  par  le  Parlement 
en  1460,  elles  avaient  été  repoussées  par  Henri  VI  ;  proposées 
par  Jacques  P%  elles  avaient  été  repoussées  par  le  Parlement 
en  1622  (3)  ;  longtemps  même  avant  ces  deux  tentatives,  elles 
avaient  été  réellement  appliquées  en  1381   par  Richard  II; 
mais,  ayant  bientôt  cessé  d'être  en  vigueur,  elles  étaient  tom- 
bées dans  l'oubli.  Evidemment  le  pays  n'était  pas  mûr  alors 
pour  une  telle  mesure.  Les  actes  de  navigation,  comme  la 
protection  douanière  en  général,  sont  si  naturels  aux  peuples 
qui  ont  le  pressentiment  de  leur  grandeur  commerciale  et 
industrielle  à  venir,  que  les  Etats-Unis,  à  peine  émancipés, 
adoptèrent  des  restrictions  maritimes  sur  la  proposition  de 
James  Madison,  et  cela,  comme  on  le  verra  dans  un  chapitre 
subséquent,  avec  infiniment  plus  de  succès  que  l'Angleterre 
un  siècle  et  demi  auparavant. 

Les  princes  du  Nord,  auxquels  le  commerce  avec  les 
Anséates  promettait  de  grands  avantages,  en  leur  donnant 
occasion,  non-seulement  de  vendre  l'excédant  des  produits 
de  leur  sol  et  d'obtenir  en  échange  des  objets  fabriqués  bien 

(1)  Andersori,  Origine  du  commerce ,  i'*^  partie. 

(2)  Richesse  des  nations,  liv.  IV,  chap.  ii. 

'•3)  Hume,  Histoire  d'Angleterre,  i^  partie,  chap.  xxi. 


l'histoire.    CHAPITRE    II.  123 

supérieurs  à  ceux  de  leurs  pays,  mais  encore  de  remplir  leur 
trésor  (1)  au  moyen  des  droits  d'entrée  et  de  sortie,  .ît  d'ac- 
coutumer au  travail  des  sujets  adonnés  à  la  paresse,  à  la 
débauche  et  aux  rixes,  ces  princes  considérèrent  commi;  une 
bonne  fortune  que  les  Anséates  fondassent  chez  eux  des  comp- 
toirs, et  ils  les  y  encouragèrent  par  des  privilèges  et  par  toutes 
sortes  de  faveurs.  Les  rois  d'Angleterre  se  signalèrent  parti- 
culièrement sous  ce  rapport. 

«  Le  commerce  anglais,  dit  Hume,  était  alors  tout  entier 
entre  les  mains  des  étrangers  et  particulièrement  des  Ester- 
lings  (2),  que  Henri  lil  avait  organisés  en  corporation,  dotés 
de  privilèges  et  affranchis  des  restrictions  et  des  droits  d'entrée 
auxquels  les  autres  marchands  étrangers  étaient  assujettis.  Les 
Anglais  avaient  alors  si  peu  d'expérience  commerciale,  qu'à 
partir  d'Edouard  II  les  Anséates,  connus  sous  le  nom  de  mar- 
chauda  de  Stahlhof,  monopolisèrent  tout  le  commerce  exté- 
rieur du  royaume.  Comme  ils  n'employaient  que  leurs  bâti- 
ments, la  navigation  anglaise  se  trouva  réduite  à  l'état  le  plus 
misérable  (3). 

Longtemps  avant  cette  époque,  des  marchands  allemands 
isolés,  de  Cologne  notamment,  avaient  trafiqué  avec  l'Angle- 
terre ;  ce  fut  en  1250  qu'ils  établirent  enfin  à  Londres,  sur 

(i)  X  cette  époque,  les  rois  d'Angleterre  retir;iient  plus  de  revenus  des 
exportations  que  des  importations.  !.a  libre  exportation  et  l'importation  res- 
treinte, surtout  l'i/iiportation  des  objets  fabriqués,  supposent  une  industrie 
déjà  avancée  et  une  adminisiration  éclairée.  Les  gouver-iements  et  les  peu- 
ples du  Nord  étaient  alors  à  peu  près  au  même  degré  de  culture  et  de  science 
administrative  où  nous  voyons  aujourd'hui  la  Sublime  Porte.  On  sait  que  le 
Grand  Seigneur  a  récemment  conclu  des  traités  de  commerce  dans  lesquels 
ii  s'engage  à  ne  pas  percevoir  à  l'exportation  des  matières  brutes  ou  des 
produits  fabriqués  au  delà  de  12  pour  100  de  la  valeur,  et  à  l'importation, 
au  delà  de  5  pour  iOU.  Dans  ses  litats,  par  consequeni,  le  système  de  douane 
qui  se  préoccupe  avant  tout  du  revenu  de  l'Etat,  est  en  pleine  vigueur.  Les 
homiues  d'Etat  et  les  éciivains  qui  poursuivent  ou  défendent  ce  système  de- 
vraient se  rendre  en  Turquie;  ils  s'y  trouveraient  tout  a  fait  à  la  hauteur  de 
leur  époque. 

v'ij  Les  Anséates  étaient  alors  appelés  en  Angleterre  Esterling^  ou  mar- 
chands de  l'Est,  par  opposition  à  ceux  de  l'Ouest,  c'est-à-dire  aux  Belges  et 
aux  Hollandais. 

{'4)  Huujc,  Hist.  d'Angleterre,  cliap.  xxxv. 


124  SYSTÈME    NATIONAL.    —    LIVRE    I. 

l'invitation  du  roi,  ce  comptoir  si  connu  sous  le  nom  de 
Slahlhof  (cour  d'acier),  qui,  au  commencement,  exerça  tant 
d'influence  sur  le  développement  de  la  culture  et  de  l'industrie 
en  Angleterre,  mais  qui  y  excita  bientôt  une  jalousie  nationale 
si  ardente,  et,  dans  les  375  ans  qui  s'écoulèrent  depuis  sa 
naissance  jusqu'à  sa  dissolution,  donna  lieu  à  de  si  vifs  et  à  de 
si  longs  débats. 

L'Angleterre  était  alors  pour  les  Anséates  ce  que  la  Pologne 
fut  plus  tard  pour  la  Hollande,  et  l'Allemagne  pour  les  An- 
glais ;  elle  leur  fournissait  des  laines,  de  l'étain,  des  peaux,  du 
beurre  et  d'autres  produits  de  ses  mines  et  de  son  agriculture  ; 
elle  recevait  d'eux  en  échange  des  articles  manufacturés.  Les 
matières  brutes  que  les  Anséates  avaient  achetées  en  Angle- 
terre et  dans  les  autres  royaumes  du  Nord  étaient  portées  par 
eux  dans  leur  élablissement  de  Bruges  fondé  en  1252,  et 
échangées  contre  les  draps  et  les  autres  objets  fabriqués  de  la 
Belgique  et  contre  les  divers  produits  de  l'Orient  arrivés 
d'Italie,  qu'ils  distribuaient  dans  les  pays  situés  autour  de  la 
mer  du  Nord. 

Un  troisième  comptoir,  créé  à  Novogorod,  en  Russie,  dans 
l'année  1272,  faisait  le  commerce  des  pelleteries,  du  lin,  du 
chanvre  et  d'autres  matières  brutes  en  échange  de  produits 
manufacturés. 

Du  quatrième,  établi  en  1278  à  Bergen  en  Norwége,  se 
livrait  principalement  à  la  pêche  et  au  commerce  de  l'huile  et 
des  poissons  (1). 

L'expérience  de  tous  les  pays  et  de  tous  les  temps  enseigne 
que,  tant  qu'un  peuple  est  à  l'état  barbare,  un  commerce  en- 
tièrement libre,  qui  écoule  les  produits  de  sa  chasse,  de  ses 
pâturages,  de  ses  forêts  et  de  ses  champs,  ses  matières  brutes 
de  toute  espèce  en  un  mot,  et  lui  fournit  des  vêtements,  des 
outils,  des  meubles  plus  parfaits,  et  le  grand  instrument  des 
échanges,  les  métaux  précieux,  lui  procure  d'immenses  avan- 
tages ;  ce  qui  fait  qu'il  l'accueille  avec  joie  dans  le  commen- 

(1)  Sarlorius,  Histoire  de  la  Hanse. 


L  HISTOIRE.  CHAPITRE  II.  125 

cernent.  Mais  elle  enseigne  aussi  que  le  même  peuple,  à  me- 
sure qu'il  avance  en  industrie  et  en  civilisation,  ne  voit  plus 
ce  commerce  d'un  œil  aussi  favorable,  et  qu'il  en  vient  finale- 
ment à  y  trouver  des  dangers  et  un  obstacle  à  ses  progrès  ul- 
térieurs. Ce  fut  le  cas  du  commerce  entre  l'Angleterre  et  la 
Hanse.  A  peine  un  siècle  s'était-il  écoulé  depuis  la  fondation 
du  comptoir  de  Stahlhof,  qu'Edouard  III  fut  d'avis  qu'il  pou- 
vait y  avoir  quelque  chose  de  plus  utile  et  de  plus  avantageux 
pour  un  pays  que  d'exporter  des  laines  brutes  et  d'importer 
des  draps.  Par  des  faveurs  de  toute  espèce  il  essaya  d'attirer  de 
Flandre  dans  son  royaume  des  ouvriers  en  drap,  et,  après  en 
avoir  fait  venir  un  assez  bon  nombre,  il  fit  défense  de  se  vêtir 
de  draps  étrangers  (1  ). 

Les  sages  mesures  de  ce  roi  furent  merveilleusement  se- 
condées par  la  conduite  insensée  d'autres  princes  ;  ce  qui  n'est 
pas  rare  dans  l'histoire  de  l'industrie.  Tandis  que  les  anciens 
maîtres  des  Flandres  et  du  Brabant  s'étaient  appliqués  à  faire 
fleurir  autour  d'eux  l'industrie,  les  nouveaux  s'étudièrent  à 
exciter  le  mécontentement  des  commerçants  et  des  manufac- 
turiers, et  à  les  pousser  à  l'émigration  (2). 

Dès  1413,  rinduslrie  des  laines  en  Angleterre  avait  fait  de 
tels  progrès,  que  Hume  a  pu  dire  de  cette  période  :  «  Une 
grande  jalousie  régnait  alors  à  l'égard  des  marchands  étran- 
gers ;  ils  eurent  à  supporter  une  multitude  d'entraves  ;  par 
exemple,  ils  furent  obligés,  avec  l'argent  qu'ils  retiraient  de 
leurs  importations,  d'acheter  des  marchandises  du  pays  (3).  » 

Sous  Edouard  IV,  cette  jalousie  s'accrut  au  point  que  l'im- 
portation des  draps  étrangers,  ainsi  que  celle  de  divers  autres 
articles,  fut  entièrement  prohibée. 

Bien  que  le  roi  fût  ensuite  contraint  par  les  Anséates  de 
révoquer  cette  prohibition  et  de  leur  restituer  leurs  anciens 
privilèges,  l'industrie  anglaise  paraît  avoir  été  puissamment 
encouragée  par  la  mesure  ;  car  Hume  écrit  ce  qui  suit  au  su- 

(1)  H«  année  d'Edouard  111,  chap.  v. 

(2)  Rymer's  Fœdera;  de  Wilte,  Interest  of  Rolland. 

(3)  Hume,  Histoire  d'Angleterre,  chap.  xxv. 


I2f)  SYSTÈME    NATfONAL.    LIVRE    I. 

jet  du  règne  de  Henri  VII,  postérieur  d'un  demi-siècle  à  celui 
d'Edouard  IV: 

(c  Les  progrès  accomplis  dans  les  métiers  et  dans  les  arts 
réprimèrent  pins  énergiquement  que  la  sévérité  des  lois  la  fu- 
neste habitude  où  était  la  noblesse  d'entretenir  un  grand  nom- 
bre de  serviteurs.  Au  lieu  de  rivaliser  par  le  nombre  et  par  la 
bravoure  de  leurs  gens,  les  seigneurs  s'éprirent  d'une  émula- 
tion différente,  plus  conforme  au  génie  de  la  civilisation  ; 
chacun  chercha  à  se  distinguer  par  la  magnificence  de  son 
hôtel,  par  l'élégance  de  ses  équipages  et  par  le  luxe  de  ses 
meubles.  Les  hommes  du  peuple,  alors,  ne  pouvant  plus  se 
livrer  à  l'oisiveté  au  service  des  grands,  se  virent  forcés  de  se 
rendre  utiles  à  eux-mêmes  et  à  la  société  en  apprenant  un 
état.  Des  lois  furent  iléralivement  rendues  pour  empêcher 
l'exportation  des  métaux  précieux,  monnayés  ou  en  lingots  ; 
comme  on  en  reconnut  l'inefficacité,  on  astreignit  de  nouveau 
les  marchands  étrangers  à  acheter  des  marchandises  indigènes 
en  échange  de  celles  qu'ils  importaient  (1).  » 

Sous  Henri  VllI,  le  grand  nombre  des  fabricants  étrangers 
avait  sensiblement  haussé  à  Londres  le  prix  de  toutes  les  den- 
rées alimentaires  ;  preuve  certaine  des  avantages  considéra- 
bles que  l'agriculture  du  pays  avait  retirés  du  développement 
d'une  industrie  manufacturière  indigène. 

Le  roi,  néanmoins,  se  méprenant  sur  les  causes  et  sur  les 
conséquences  de  ce  fait,  prêta  l'oreille  aux  injustes  plaintes 
des  fabricants  anglais  contre  les  fabricants  étrangers,  plus 
adroits,  plus  laborieux,  plus  économes  qu'ils  ne  l'étaient  eux- 
mêmes,  et  ordonna  l'expulsion  de  quinze  mille  Belges,  «  parce 
quils  renchérissaient  tous  les  vivres  et  exposaient  le  pays  au 
danger  d'une  famine.  »  Pour  détruire  le  mal  dans  sa  racine, 
on  décréta  aussitôt  des  lois  somptuaires,  des  règlements  au 
sujet  des  vêtements,  des  tarifs  du  prix  des  aliments  ainsi  que 
des  salaires.  Cette  politique  obtint  naturellement  l'entier  as- 
sentiment des  Anséates  ;  car  ils  mirent  leurs  bâtiments  de 

(i)   Hume,  chap,  xxvi. 


l'histoire.    CHAPITRE    II.  127 

guerre  à  la  disposition  de  ce  prince  avec  le  même  empresse-^- 
ment  qu'ils  avaient  témoigné  aux  précédents  rois  d'Angleterre 
bien  disposés  envers  eux,  et  que  de  nos  jours  les  Anglais  ont 
montré  aux  rois  de  Portugal.  Durant  tout  ce  règne,  le  com- 
merce des  Anséates  avec  l'Angleterre  fut  encore  très- animé. 
Ils  avaient  des  navires  et  de  l'argent,  et  savaient,  avec  tout 
autant  d'habileté  que  les  Anglais  de  notre  temps,  acquérir  de 
l'influence  auprès  des  peuples  et  des  gouvernements  qui  ne 
comprenaient  pas  leurs  intérêts.  Seulement  leurs  arguments 
reposaient  sur  d'autres  bases  que  ceux  des  monopoleurs  com- 
merciaux d'aujourd'hui.  Les  Anséates  fondaient  leur  droit  de 
fournir  des  articles  fabriqués  aux  nations  étrangères  sur  des 
traités  et  sur  une  possession  immémoriale,  tandis  qu'actuelle- 
ment les  Anglais  veulent  établir  le  leur  sur  une  théorie  qui  a 
pour  auteur  un  de  leurs  douaniers.  Ceux-ci  sollicitent  au  nom 
d'une  prétendue  science  ce  que  ceux-là  réclamaient  au  nom 
des  conventions  et  du  droit. 

Sous  le  gouvernement  d'Edouard  VI,  le  conseil  privé  cher- 
cha et  trouva  des  prétextes  pour  retirer  aux  marchands  de 
Stahlhof  leurs  privilèges.  «  Les  Anséates  firent  d'énergiques 
remontrances  contre  cette  innovation  ;  mais  le  conseil  privé 
persista  dans  la  résolution  qu'il  avait  prise,  et  bientôt  le  pays 
en  ressentit  les  plus  heureux  effets.  Les  marchands  anglais 
possédaient,  comme  habitants  du  pays,  des  avantages  décidés 
sur  les  étrangers  pour  le  commerce  du  drap,  de  la  laine  et  des 
autres  marchandises  ;  mais,  ne  se  rendant  pas  suffisamment 
compte  de  ces  avantages,  ils  n'avaient  pas  songé  à  entrer  en 
lice  avec  une  compagnie  opulente.  Du  jour  oii  tous  les 
marchands  étrangers  furent  assujettis  aux  mêmes  entraves, 
les  Anglais  se  sentirent  encouragés  aux  opérations  commer- 
ciales, et  l'esprit  d'entreprise  se  développa  aussitôt  dans  tout 
le  royaume  (1).  » 

Après  avoir  été,  pendant  quelques  années,  entièrement 
exclus  d'un  marché  où  ils  avaient  exercé  durant  trois  siècles 

(1^  Hume,  chap.  xxxv. 


128  SYSTÈME    NATIONAL.    LIVRE    i. 

une  domination  absolue,  semblable  à  celle  des  x\nglais  d'au- 
jourd'hui en  Amérique  et  en  Allemagne,  sur  les  représen- 
tations de  l'empereur  d'Allemagne  ils  furent  réintégrés  par 
la  reine  Marie  dans  leurs  anciens  privilèges  (1). 

Mais  cette  fois  leur  joie  fut  de  courte  durée.  «  Dans  le  but, 
non-seulement  de  conserver,  mais  encore  d'accroître  ces  pri- 
vilèges, au  commencement  du  règne  d'Elisabeth,  ils  se  plai- 
gnirent hautement  du  traitement  qu'ils  avaient  éprouvé  sous 
Edouard  et  sous  Marie.  La  reine  leur  répondit  adroitement 
qu'il  n'était  pas  en  son  pouvoir  de  rien  innover,  mais  qu'elle 
laisserait  volontiers  les  Anséates  en  possession  des  privilèges 
et  des  immunités  dont  ils  jouissaient.  Cette  réponse  ne  les  sa- 
tisfît point.  Peu  après,  leur  commerce  fut  de  nouveau  sus- 
pendu, au  grand  protît  des  marchands  anglais,  qui  eurent 
alors  occasion  de  montrer  de  quoi  ils  étaient  capables.  Les 
marchands  anglais  s'emparèrent  de  tout  le  commerce  exté- 
rieur, et  leurs  efforts  furent  couronnés  d'un  complet  succès;  ■ 
ils  se  divisèrent  en  deux  classes,  les  uns  faisant  le  commerce  ■ 
dans  le  pays,  les  autres  allant  chercher  fortune  à  l'étranger  " 
en  vendant  des  draps  et  d'autres  articles  anglais.  Ce  succès 
excita  à  tel  point  la  jalousie  des  Anséates,  qu'ils  ne  néghgè-  1 
rent  aucun  moyen  de  discréditer  les  marchands  anglais.  Ils  I 
obtinrent  même  un  édit  impérial  qui  interdisait  à  ceux-ci 
tout  commerce  au  sein  de  l'empire  d'Allemagne.  Par  repré- 
sailles contre  cette  mesure,  la  reine  fit  saisir  60  bâtiments 
anséates,  qui,  de  concert  avec  les  Espagnols,  exerçaient  la  con- 
trebande. Son  intention  était  d'abord  uniquement  d'amener 
les  Anséates  à  un  arrangement  amiable.  Mais,  sur  la  nouvelle 
qu'une  diète  de  la  Hanse  se  tenait  à  Lubeck  pour  délibérer  sur 
les  moyens  à  employer  pour  mettre  obstacle  au  commerce 
extérieur  des  Anglais,  elle  confisqua  les  navires  avec  leurs 
cargaisons;  deux  cependant  furent  relâchés  et  envoyés  par  elle 
à  Lubeck  avec  ce  message,  qu'elle  avait  le  plus  profond  mé- 
pris pour  la  Hanse,  ses  délibérations  et  ses  mesures  (2).  » 

(1)  Hume,  chap.  xxxvii. 

(2)  Lives  of  the  admirais,  vol.  1. 


l'histoire.    CHAPITRE    H.  129 

C'est  ainsi  qu'Elisabeth  traita  ces  marchands,  dont  son  père 
et  tant  d'autres  rois  d'Angleterre  avaient  emprunté  les  bâti- 
ments pour  livrer  leurs  batailles;   à  qui  tous  les  potentats 
de  l'Europe  avaient  fait  la  cour;  qui,  pendant  plusieurs  siè- 
cles, avaient  eu  pour  vassaux  les  rois  de  Danemark  et  de 
Suède,  les  avaient,  suivant  leur  bon  plaisir,  mis  sur  le  trône 
et  déposés,  avaient  colonisé  et  civilisé  toutes  les  côtes  sud- 
est  de  la  Baltique  et  expulsé  les  pirates  de  toutes  les  mers  ; 
qui,  à  une  époque  encore  peu  éloignée,  avaient,  l'épée  à  la 
main,  forcé  un  roi  d'Angleterre  de  reconnaître  leurs  privilè- 
ges ;  à  qui,  plus  d'une  fois,  les  rois  d'Angleterre  avaient  donné 
leur  couronne  en  gage,  et  qui  avaient  poussé  vis-à-vis  de  ce 
royaume  la  cruauté  et  l'insolence  jusqu'à  noyer  cent  pécheurs 
anglais (jui  avaient  osé  approcher  de  leurs  pêcheries.  Les  An- 
séates  étaient  encore  assez  puissants  pour  se  venger  de   la 
reine;  mais  leur  ancien  courage,  leur  brillant  esprit  d'en- 
treprise, la  force  qu'ils  puisaient  dans  la  liberté  et  dans  l'as- 
sociation, tout  cela  avait  disparu.  Ils  s'affaiblirent  chaquejour 
davantage,  et  finirent  en  1630  par  dissoudre  formellement 
leur  ligue,  après  avoir  mendié  dans  toutes  les  cours  euro- 
péennes des  privilèges  pour  le  commerce  d'importation   et 
essuyé  partout  un  humiliant  refus. 

Diverses  causes  extérieures,  iodépendammeiit  des  intérieu- 
res dont  nous  parlerons  plus  loin,  contribuèrent  à  leur  chute. 
Le  Danemark  et  la  Suède,  voulant  se  venger  de  l'asservisse- 
ment dans  lequel  cette  ligue  les  avait  si  longtemps  tenus,  en- 
travèrent partons  les  moyens  le  commerce  des  Anséates.  Les 
czars  de  Russie  avaient  octroyé  des  privilèges  à  une  compagnie 
anglaise.  Les  ordres  de  chevalerie,  leurs  alliés  séculaires  et 
comme  les  enfants  de  la  Hanse,  étaient  en  décadence  et  en 
dissolution.  Les  Hollandais  et  les  Anglais  les  chassèrent  de 
tous  les  marchés,  les  supplantèrent  dans  toutes  les  cours.  La 
découverte  de  la  route  du  Gap  de  Bonne-Espérance  leur  fit 
aussi  beaucoup  de  tort. 

Eux  qui,  dans  les  jours  de  la  puissance  et  de  la  prospérité, 
s'étaient  rappelé  à  peine  qu'ils    appartenaient   à  l'empire 

9 


i30  SYSTÈME   NATIONAL.    —    LIVRE    I. 

d'Allemagne,  s'adressèrent  dans  les  jours  de  détresse  à  la 
Diète  ;  ils  représentèrent  que  les  Anglais  exportaient  annuel- 
lement 200,000  pièces  de  drap,  dont  une  grande  partie  pas- 
sait en  Allemagne,  et  que  le  seul  moyen  de  leur  faire  recou-' 
vrer  leurs  anciens  privilèges  en  Angleterre,  était  de  prohiber 
l'importation  des  draps  anglais  en  Allemagne.  Suivant  An- 
derson,  une  résolution  aurait  été  projetée  ou  même  prise  à 
cet  efïet  ;  mais  cet  écrivain  ajoute  que  l'ambassadeur  anglais 
auprès  de  la  Diète  germanique,  M.  Gilpin,  sut  en  empêcher 
la  mise  en  vigueur. 

Un  siècle  et  demi  après  la  dissolution  officielle  de  la  Hanse, 
les  villes  qui  en  faisaient  partie  avaient  perdu  tout  souvenir 
de  leur  grandeur  passée.  Justus  Moser  a  écrit  quelque  part 
que,  s'il  allait  dans  les  Villes  Anséatiques  raconter  aux  mar- 
chands la  puissance  et  la  grandeur  de  leurs  ancêtres,  ils 
auraient  peine  à  le  croire.  Hambourg,  autrefois  la  terreur 
des  pirates  sur  toutes  les  mers,  célèbre  dans  toute  la  chrétienté 
par  les  services  qu'il  avait  rendus  à  la  civilisation  en  pour- 
suivant les  corsaires,  était  tombé  si  bas,  qu'il  dut  acheter, 
par  un  tribut  annuel  aux  Algériens,  la  sûreté  de  ses  bâtiments  ; 
car,  le  sceptre  des  mers  ayant  passé  aux  mains  des  Hollandais, 
une  autre  politique  était  suivie  alors  vis-à-vis  delà  piraterie. 
A  l'époque  de  la  domination  des  Anséates,  les  pirates  étaient 
considérés  comme  les  ennemis  du  monde  civilisé,  et  l'on  s'at- 
tachait à  les  détruire.  Les  Hollandais  ne  virent  dans  les  cor- 
saires barbaresques  que  des  partisans  utiles,  par  lesquels,  en 
pleine  paix,  le  commerce  maritime  des  autres  peuples  était 
paralysé  à  leur  profit.  En  citant  une  observation  de  Witt  au 
sujet  de  cette  poUtique,  Anderson  fait  cette  laconique  remar- 
que :  fas  est  et  ah  hoste  doceri  (1)  ;  avis  qui,  malgré  sa  briè- 
veté, n'a  été  que  trop  bien  compris  et  suivi  par  ses  compa- 
triotes ;  car,  à  la  honte  de  la  chrétienté,  les  Anglais  ont  toléré 
jusqu'à  notre  époque  cette  abominable  industrie  des  corsaires 
du  nord  de  l'Afrique,  que  les  Français  ont  la  gloire  d'avoir 
fait  disparaître. 

(i)  Il  est  permis  de  se  laisser  instruire  par  uti  ennemi.— Anderson,  vol.  I. 


l'histoire.    —    CHAPITRE    II.  131 

Le  commerce  des  Villes  Anséatiques  n'était  point  national  ; 
il  n'était  ni  établi  sur  l'équilibre  et  sur  le  complet  développe- 
ment des  forces  productives  du  pays,  ni  soutenu  par  une 
puissance  politique  suffisante.  Les  liens  qui  unissaient  les 
membres  de  la  confédération  étaient  trop  faibles;  le  désir  de 
la  prépondérance  et  d'avantages  particuliers,  ou,  comme  par- 
lerait un  Suisse  ou  un  Américain,  l'esprit  de  canton,  l'esprit 
d'Etat,  était  trop  puissant,  et  bannissait  le  patriotisme  fédéral, 
qui  seul  eût  pu  faire  prévaloir  les  intérêts  généraux  de  l'asso- 
ciation sur  ceux  de  chaque  cité.  De  là  des  jalousies  et  souvent 
des  trahisons  ;  c'est  ainsi  que  Cologne  exploita  à  son  profit 
l'inimitié  de  l'Angleterre  contre  la  ligue,  et  que  Hambourg 
chercha  à  tirer  avantage  d'une  querelle  entre  le  Danemark  et 
Lubeck. 

Les  Villes  Anséatiques  ne  fondèrent  point  leur  commerce 
sur  la  production  et  la  consommation,  sur  l'industrie  agricole 
et  manufacturière  de  la  contrée  à  laquelle  elles  appartenaient. 
Elles  avaient  négligé  de  stimuler  Fagriculture  de  leur  patrie, 
pendant  qu'elles  donnaient  une  vive  impulsioq,  par  leur  com- 
merce, à  celle  des  pays  étrangers  ;  elles  trouvèrent  plus  com- 
mode d'acheter  des  objets  fabriqués  en  Belgique  que  d'établir 
des  fabriques  dans  leur  pays ,  elles  encouragèrent  la  culture 
des  plaines  de  la  Pologne,  l'élève  des  moutons  de  l'Angleterre, 
la  production  du  fer  de  Suède  et  les  manufactures  de  la  Bel- 
gique. Elles  pratiquèrent  durant  des  siècles  le  précepte  des 
théoriciens  de  nos  jours  ;  elles  achetèrent  les  marchandises  là 
où  elles  les  trouvaient  au  meilleur  marché.  Mais,  quand  elles 
furent  exclues  des  pays  où  elles  achetaient  et  de  ceux  oii  elles 
vendaient,  ni  leur  agriculture  ni  leur  industrie  manufacturière 
n'avaient  pris  assez  de  développement  pour  que  l'excédant  de 
leur  capital  commercial  pût  y  trouver  emploi;  ce  capital  émi- 
gra  en  Hollande  et  en  Angleterre,  où  il  accrut  l'industrie,  la 
richesse  et  la  puissance  de  leurs  ennemis.  Preuve  éclatante 
que  l'industrie  particulière  abandonnée  à  elle-même  ne  rend 
pas  toujours  un  pays  prospère  et  puissant  î 

Dans  leur  poursuite  exclusive  de  la  richesse  matérielle, 


132  SYSTÈME    NATIONAL.    LIVRE    I. 

ces  villes  avaient  complètement  perdu  de  vue  leurs  intérêts 
politiques.  Au  temps  de  leur  puissance,  elles  semblaient  ne 
plus  appartenir  à  l'empire  d'Allemagne.  Cette  bourgeoisie 
étroite,  intéressée  et  fière  était  flattée  de  se  faire  faire  la  cour 
par  des  princes,  par  des  rois,  par  des  empereurs,  et  de  jouer 
sur  les  mers  le  rôle  de  souveraine.  Combien  il  lui  eût  été 
facile,  à  l'époque  de  sa  domination  maritime,  d'accord  avec 
les  villes  fédérées  de  la  haute  Allemagne,  de  former  une 
puissante  seconde  chambre,  de  faire  contre-poids  à  l'aristo- 
cratie de  l'Empire,  de  constituer,  avec  l'aide  des  empereurs, 
l'unité  nationale,  d'unir  sous  une  seule  nationalité  tout  le  lit- 
toral depuis  Dunkerque  jusqu'à  Riga,  et,  par  là,  de  conquérir 
et  d'assurer  au  peuple  allemand  la  suprématie  dans  l'indus- 
trie, dans  le  commerce  et  dans  la  navigation  !  Mais,  lorsque 
le  sceptre  des  mers  lui  fut  tombé  des  mains,  il  ne  lui  resta  pas 
même  auprès  de  la  Diète  germanique  assez  d'influence  pour 
obtenir  que  son  commerce  fût  considéré  comme  un  intérêt 
national.  Au  contraire,  l'aristocratie  s'apphqua  à  compléter 
son  humiliation.  Les  villes  de  l'intérieur  tombèrent  l'une 
après  l'autre  au  pouvoir  de  princes  absolus,  et  celles  du  lit- 
toral perdirent  ainsi  leurs  relations  au  dedans. 

Toutes  ces  fautes  furent  évitées  en  Angleterre.  Là  le  com- 
merce extérieur  et  la  navigation  trouvèrent  la  base  solide 
d'une  agriculture  et  d'une  industrie  manufacturière  indi- 
gènes ;  là  le  commerce  du  dedans  s'accrut  concurremment 
avec  celui  du  dehors,  et  la  liberté  individuelle  grandit  sans 
préjudice  pour  l'unité  et  pour  la  puissance  nationales  ;  là  se 
consoHdèrent  et  s'unirent  de  la  façon  la  plus  heureuse  les 
intérêts  de  la  couronne,  de  l'aristocratie  et  des  communes. 

En  présence  de  ces  faits  historiques,  est-il  possible  de  sou- 
tenir que,  sans  le  système  qu'ils  ont  suivi,  les  Anglais 
auraient  pu  pousser  aussi  loin  qu'ils  l'ont  fait  leur  industrie 
manufacturière,  ou  parvenir  au  commerce  et  à  la  prépondé- 
rance maritime  dont  ils  sont  en  possession  ?  Non  ;  cette  thèse 
que  les  Anglais  sont  arrivés  à  leiir  grandeur  commerciale 
actuelle  à  cause  et  non  en  dépit  de  leur  politique  commerciale, 


t 


l'histoire.    CHAPITRE    II.  133 

est,  à  nos  yeux,  un  des  plus  grands  mensonges  du  siècle.  Si 
les  Anglais  avaient  abandonné  les  choses  à  elles-mêmes,  s'ils 
avaient  laissé  faire,  comme  le  demande  l'école  régnante,  les 
marchands  du  Stahlhof  exerceraient  encore  aujourd'hui  leur 
négoce  à  Londres,  et  les  Belges  fabriqueraient  encore  des 
draps  pour  les  Anglais  ;  l'Angleterre  serait  toujours  le  pâtu- 
rage à  moutons  de  la  Hanse,  comme  le  Portugal,  grâce  au 
stratagème  d'un  diplomate  délié,  est  devenu  et  est  resté  jus- 
qu'ici le  vignoble  de  l'Angleterre.  Que  dis-je  !  Il  est  plus  que 
vraisemblable  que,  sans  politique  commerciale,  l'Angleterre 
ne  jouirait  pas  du  même  degré  de  liberté  civile  qu'elle  possède 
aujourd'hui  ;  car  cette  liberté  est  fille  de  l'industrie  et  de  la 
richesse. 

Après  ces  considérations  historiques,  on  a  lieu  de  s'étonner 
qu'Adam  Smith  n'ait  pas  essayé  de  retracer  depuis  l'origine 
la  lutte  industrielle  et  commerciale  entre  la  Hanse  et  l'Angle- 
terre. Quelques  passages  de  son  livre  montrent  pourtant  que 
les  causes  du  déclin  de  la  Hanse  et  ses  conséquences  ne  lui 
étaient  pas  inconnues. 

«  Un  marchand,  dit-il,  n'est  nécessairement  citoyen  d'au- 
cun pays  en  particulier.  Il  lui  est,  en  grande  partie,  indiffé- 
rent en  quel  lieu  il  fait  son  commerce,  et  il  ne  faut  que  le 
plus  léger  dégoût  pour  qu'il  se  décide  à  emporter  son  capital 
d'un  pays  dans  un  autre,  et  avec  lui  toute  l'industrie  que  ce 
capital  mettait  en  activité.  On  ne  peut  pas  dire  qu'aucune 
partie  en  appartienne  à  un  pays  en  particulier,  jusqu'à  ce  que 
ce  capital  y  ait  été  répandu  pour  ainsi  dire  sur  la  surface  de  la 
terre  en  bâtiments  ou  en  améliorations  durables.  De  toutes 
ces  immenses  richesses  qu'on  dit  avoir  été  possédées  par  la 
plupart  des  Villes  Anséatiques,  il  ne  reste  plus  maintenant  de 
vestiges,  si  ce  n'est  dans  les  chroniques  obscures  des  treizième 
et  quatorzième  siècles.  On  ne  sait  même  que  très- imparfaite- 
ment où  quelques-unes  d'entre  elles  furent  situées,  ou  a 
quelles  villes  de  l'Europe  appartiennent  les  noms  latins  qui 
sont  données  à  certaines  villes  (1).  » 

(I)  Adam  Smilh,  Richesse  des  nations,  liv.  III,  chap.  ii. 


134 


SYSTEME    NATIONAL.    —    LIVRE    I. 


Il  est  étrange  qu'Adam  Siiiiih,  avec  cette  intelligence  si 
nette  des  causes  secondaires  qui  avaient  amené  la  chute  de  la 
Hanse,  n'ait  pas  eu  l'idée  d'en  rechercher  les  causes  pre- 
mières. 11  n'avait  pas  besoin  pour  cela  de  s'enquérir  oii  étaient 
situées  celles  des  Yiiles  Aoséatiques  qui  ont  disparu,  et 
quelles  cités  désignent  les  noms  latins  des  obscures  chroni-' 
ques.  Il  n'avait  pas  même  besoin  de  feuilleter  ces  chroniques. 
Ses  compatriotes  Anderson,  King  et  Hume  suffisaient  pour 
l'édifier  à  ce  sujet.  ' 

Mais  comment  et  pourquoi  un  esprit  si  pénétrant  s'est-il 
abstenu  de  cette  intéressante  et  féconde  investigation?  C'est, 
nous  ne  voyons  pas  d'autre  motif,  qu'elle  eût  abouti  à  un 
résultat  peu  propre  à  confirmer  son  principe  de  la  liberté 
absolue  du  commerce.  Il  n'eût  pas,  manqué  de  reconnaître, 
qu'après  que  le  libre  échange  avec  les  Anséates  eut  arraché 
l'agriculture  anglaise  à  la  barbarie,  la  politique  restrictive 
adoptée  ensuite  par  l'Angleterre  Pavait  conduite,  aux  dépens 
des  Anséates,  des  Belges  et  des  Hollandais,  à  la  suprématie 
manufacturière  et  commerciale. 

Ces  faits,  il  paraît  qu'Adam  Smith  ne  voulut  ni  les  savoir, 
ni  les  admettre.  Us  étaient  apparemment  de  ces  faits  impor- 
tuns dont  J.~B.  Say  avoue  qu'Us  s'étaient  montrés  rebelles  à 
son  système. 


CHAPITRE  m. 

LES   FLAMANDS   ET   LES  HOLLANDAIS. 

Le  génie  et  les  mœurs,  l'origine  et  le  langage  des  habi- 
tants, de  même  que  les  relations  politiques  et  la  situation 
géographique,  rattachaient  la  Hollande,  la  Flandre  et  le  Bra- 
bant  à  l'empire  d'Allemagne.  Déjà  ces  provinces  avaient  dû 
se  ressentir  dans  leur  culture  du  fréquent  séjour  de  Charle- 


l'histoire.    —    CHAPITRE    111.  135 

magne  et  de  la  proximité  de  sa  résidence,  pins  heureuses  en 
cela  que  des  parties  de  l'Allemagne  plus  éloignées.  Puis  la 
Flandre  et  le  Brabant  étaient  particulièrement  favorisés  par 
la  nature  pour  Fagriculture  et  pour  les  fabriques,  comme  la 
Hollande  pour  l'élève  du  bétail  et  pour  le  commerce.  Sur 
aucun  point  de  l'Allemagne  une  vaste  et  commode  naviga- 
tion maritime  et  fluviale  ne  facilitait  les  communications 
intérieures  au  même  degré  que  dans  cette  région  côtière.  La 
bienfaisante  influence  des  transports  par  eau  sur  le  perfec- 
tionnement de  l'agriculture  et  sur  l'agrandissement  des  cités 
dut  nécessairement  provoquer  de  bonne  heure  des  travaux 
pour  les  rendre  plus  faciles,  et  la  construction  de  canaux. 

La  Flandre  fut  spécialement  redevable  de  sa  splendeur  à 
ses  comtes,  qui  comprirent,  mieux  que  les  autres  princes 
allemands,  le  prix  de  la  sûreté  publique,  l'avantage  des  rou- 
tes, des  manufactures  et  de  la  prospérité  des  villes.  Aidés  par 
la  nature  du  sol,  leur  occupation  favorite  fut  de  purger  le 
pays  d'une  noblesse  adonnée  au  brigandage  et  des  animaux 
malfaisants.  Il  s'ensuivit  naturellement  des  relations  animées 
entre  la  ville  et  la  campagne,  et  le  développement  de  l'élève 
du  bétail,  de  celle  des  moutons  en  particulier,  ainsi  que  de  la 
culture  du  lin  et  du  chanvre.  Là  oii  la  matière  brute  est  pro- 
duite en  abondance,  on  trouve  bientôt  des  bras  et  de  l'a- 
dresse pour  les  mettre  en  œuvre,  pour  peu  que  la  propriété 
et  le  commerce  jouissent  de  la  sécurité.  Les  comtes  de  Flan- 
dre n'attendirent  pas,  du  reste,  que  le  hasard  leur  amenât 
des  tisserands  en  laine  ;  l'histoire  apprend  qu'ils  les  firent 
venir  de  l'étranger. 

A  l'aide  du  négoce  intermédiaire  des  Anséates  et  des  Hol- 
landais, la  Flandre  devint  bientôt,  par  ses  fabriques  de  laine, 
le  centre  commercial  du  Nord,  comme  Venise,  par  son  in- 
dustrie et  par  sa  marine  marchande,  était  devenue  le  centre 
commercial  du  Midi.  La  navigation  et  le  commerce  intermé- 
diaires de  la  Hanse  et  des  Hollandais  formèrent  avec  les  manu- 
factures flamandes  un  ensemble,  un  système  d'industrie  natio- 
nale. Il  ne  pouvait  être  question  ici  de  restrictions  de  douane, 


136  SYSTÈME    NATIONAL.    —   LIVRE    I. 

la  suprématie  manufacturière  de  la  Flandre  ne  rencontrant 
encore  aucune  rivalité.  Que,  dans  de  pareilles  circonstances, 
l'industrie  se  trouve  au  mieux  de  la  liberté  du  commerce,  les 
comtes  de  Flandre  le  comprirent  sans  avoir  lu  Adam  Smith. 
Ce  fut  tout  à  fait  dans  l'esi^rit  de  la  théorie  actuelle  que  le 
comte  Robert  III,  engagé  par  le  roi  d'Angleterre  à  exclure  les 
Ecossais  de  ses  marchés,  répondit,  que  la  Flandre  s'était  de 
tout  temps  considérée  comme  un  marché  ouvert  à  toutes  les 
nations,  et  que  son  intérêt  ne  lui  permettait  pas  de  se  dépar- 
tir de  ce  principe. 

Après  que  la  Flandre  eut  été  durant  plusieurs  siècles  le 
premier  pays  manufacturier,  et  Bruges  le  premier  marché 
du  nord  de  l'Europe,  l'industrie  et  le  commerce,  auxquels 
les  comtes  n'avaient  pas  su  faire  ces  concessions  qu'ils  récla- 
ment toujours  lorsqu'ils  ont  atteint  un  haut  degré  de  prospé- 
rité, émigrèrent  dans  le  Brabant.  Anvers  devint  alors  la 
première  place  de  commerce,  et  Louvain  la  première  ville  de 
fabrique  de  l'Europe  septentrionale.  Par  suite  de  cette  révo- 
l  ution,  l'agriculture  du  Brabant  ne  tarda  pas  non  plus  à  pros- 
pérer. La  transformation  de  bonne  heure  effectuée  des  im- 
pôts en  nature  en  impôts  en  argent,  et  surtout  l'adoucissement 
du  système  féodal  contribuèrent  aussi  beaucoup  à  son  déve- 
loppement. 

Cependant  les  Hollandais,  en  combinant  de  mieux  en 
mieux  leurs  forces  et  en  rivalisant  chaque  jour  davantage 
avec  la  Hanse,  avaient  jeté  les  fondements  de  leur  domina- 
tion maritime  à  venir.  Les  torts  et  les  faveurs  de  la  nature 
avaient  été  également  pour  ce  peuple  une  source  de  bénédic- 
tions. Une  lutte  perpétuelle  contre  les  envahissements  de  la 
mer  développa  forcément  chez  lui  Tesprit  d'entreprise,  l'acti- 
vité, l'économie,  et  un  sol  conquis,  un  sol  à  conserver  par  des  ef- 
forts inouïs,  devint  pour  lui  une  possession  précieuse  à  laquelle 
il  ne  pouvait  consacrer  trop  de  soins.  Bornés  par  la  nature  à 
la  navigation,  à  la  pêche,  à  la  production  de  la  viande,  du 
beurre  et  du  fromage,  les  Hollandais  durent  s'appliquer,  au 
moyen  des  transports   maritimes,   du  commerce  inlermé- 


l'histoire.    CHAPITRE    III.  137 

diaire,  et  de  l'exportation  des  fromages  et  des  poissons,  à 
gagner  de  quoi  se  procurer  du  blé,  des  matériaux  à  construire 
et  à  brûler,  et  des  articles  d'habillement. 

Là  est  la  cause  principale  pour  laquelle  les  Ansi'ates  furent 
peu  à  peu  supplantés  plus  tard  par  les  Hollandais  dans  le 
commerce  avec  les  Etats  du  Nord.  Les  Hollandais  avaient 
besoin  de  quantités  beaucoup  plus  considérables  de  produits 
agricoles  et  forestiers  que  les  Anséates,  en  majeure  partie 
approvisionnés  sous  ce  rapport  par  leur  voisinage.  La  proxi- 
mité des  fabriques  belges  et  celle  du  Rhin,  avec  son  vaste  et 
fertile  bassin,  si  riche  en  vignobles,  et  sa  navigation  qui  s'é- 
tend jusqu'aux  montagnes  de  la  Suisse,  leur  furent  aussi  très- 
avantageuses. 

C'est  une  règle  générale  que  l'activité  commerciale  et  la 
prospérité  du  littoral  dépendent  du  plus  ou  moins  d'impor- 
tance du  bassin  fluvial  auquel  il  se  rattache  (1).  Qu'on  jette 
les  yeux  sur  la  carte  d'Italie,  et  l'on  trouvera  dans  la  grande 
étendue  et  dans  la  fertilité  de  la  vallée  du  Pô  l'explication 
naturelle  de  la  supériorité  marquée  du  commerce  de  Venise 
sur  celui  de  Pise  et  de  Gênes.  Le  commerce  de  la  Hollande 
était  alimenté  parle  bassin  du  Rhin  et  de  ses  tributaires  ;  il 
dut  surpasser  celui  des  Anséates,  dans  la  même  proportion 
que  ce  bassin  l'emportait  en  richesse  et  en  fertilité  sur  ceux 
du  Weser  et  de  l'Elbe. 

A  ces  avantages  vint  se  joindre  une  bonne  fortune,  la  dé- 
couverte de  l'art  de  saler  les  harengs.  Les  procédés  de  pêche 
et  de  conservation  trouvés  par  Pierre  Bœckel  restèrent  long- 
temps le  secret  des  Hollandais  ;  ils  surent  donner  ainsi  à  un 
produit  de  leur  pêche  des  qualités  qui  manquaient  aux  ha- 
rengs péchés  par  les  autres  nations,  et  qui  leur  assuraient 
partout  un  débouché  privilégié  avec  de  meilleurs  prix  (2). 
Anderson  assure  que,  plusieurs  siècles  après  l'emploi   en 

(1)  Les  routes  et  plus  encore  les  chemins  de  Ter  ont  sensiblement  modifié 
cette  régie. 

(2)  On  a  récemment  attribué  la  su[»ériorilé  des  Hollandais,  indi>pendam- 
ment  de  leurs  règlements  de  pêche,  à  l'emploi  du  bois  de  chêne  dans  les 
tonneaux  où  les  harengs  sont  enfermés  et  expédiés. 


138  SYSTÈME   NATIONAL.    —    LIVRE    I. 

Hollande  de  ces  nouveaux  procédés,  les  pêcheurs  anglais  et 
écossais,  malgré  de»  primes  d'exportation  considérables,  ne 
pouvaient  pas  trouver  d'acheteurs  à  l'étranger  pour  leurs 
harengs,  même  à  des  prix  beaucoup  plus  bas  Si  l'on  consi- 
dère quelle  était  avant  la  réformation  l'importance  de  la 
;consommation  du  poisson  de  mer  en  tout  pays,  on  compren- 
dra sans  peine  qu'à  une  époque  oii  la  navigation  anséate 
commençait  déjà  à  décliner,  les  Hollandais  purent  construire 
chaque  année  deux  mille  nouveaux  bâtiuients. 

La  réunion  de  toutes  les  provinces  belges  et  bataves  sous 
la  domination  bourguignonne  procura  à  cette  contrée  le 
grand  bienfait  de  V unité  nationale,  circonstance  qui,  dans 
l'étude  des  causes  qui  ont  donné  aux  Hollandais  l'avantage 
sur  les  villes  rivales  du  nord  de  l'Allemagne,  ne  doit  pas 
être  négligée.  Sous  Charles-Quint,  les  Pays-Bas  composaient 
une  réunion  de  forces  et  de  ressources,  qui,  mieux  que  toutes 
les  mines  d'or  du  monde  entier,  mieux  que  toutes  les  faveurs 
et  toutes  les  bulles  des  papes,  auraient  assuré  à  leur  maître 
l'empire  de  la  terre  et  de  la  mer,  s'il  eût  compris  la  nature 
de  ces  forces,  et  s'il  eut  su  s'en  emparer  et  s'en  servir. 

Si  Charles-Quint  avait  repoussé  la  couronne  d'Espagne, 
comme  on  repousse  une  pierre  qui  menace  de  nous  entraî- 
ner dans  l'alume,  combien  la  destinée  des  Pays-Bas  et  de 
l'Allemagne  eût  été  différente  !  Souverain  des  Pays-Bas,  em- 
pereur d'Allemagne  et  chef  de  la  réformation,  Charles  avait 
en  ses  mains  tous  les  moyens  matériels  et  moraux  de  fonder 
le  plus  puissant  Etat  industriel  et  commerçant,  la  plus  grande 
domination  maritime  et  continentale  qui  eût  jamais  existé; 
une  domination  maritime  qui  eût  réuni  tontes  les  voiles  sous 
un  seul  et  même  pavillon  depuis  Dunkerque  jusqu'à  Riga. 

Il  suffisait  alors  d'une  seule  idée,  d'une  seule  volonté, 
pour  faire  de  l'Allemagne  l'empire  le  plus  riche  et  le  plus 
considérable  du  globe,  pour  étendre  sa  domination  manufac- 
turière et  commerciale  sur  toutes  les  parties  du  monde,  et 
pour  lui  assurer  peut-être  des  siècles  de  durée. 

Charles-Quint  et  son  fils,  le  sombre  Phihppe  II,  suivirent 


l'histoire.    CHAPITRE    III.  139 

]a\oie  opposée  ;  se  mettant  à  la  tête  des  fanatiques,  ils  voulu- 
rent hispaniser  les  Pays-Bas.  On  sait  ce  qui  s'ensuivit.  Les 
provinces  du  nord,  défendues  par  l'élément  qu'elles  avaient 
asservi,  conquirent  leur  indépendance  ;  dans  celles  du  sud, 
l'industrie,  les  arts  et  le  commerce  périrent  par  la  main  du 
bourreau,  lorsqu'ils  ne  purent  s'y  soustraire  par  la  fuite. 
Amsterdam  remplaça  Anvers  comme  centre  du  monde  com- 
merçant. Les  villes  de  Hollande,  où  déjà  antérieurement, 
après  les  troubles  du  Brabant,  un  grand  nombre  de  tisserands 
belges  étaient  allés  s'établir,  n'eurent  plus  alors  assez  de  place 
pour  contenir  tous  les  fugitifs  ;  beaucoup  furent  obligés 
d'émigrer  en  Angleterre  et  en  Saxe.  La  lutte  de  Tindépen 
dance  enfanta  en  Hollande  un  héroïsme  maritime,  qui  bravait 
toutes  les  difficultés,  tous  les  dangers,  en  même  temps  que  le 
fanatisme  énervait  l'Espagne.  Par  les  courses  de  ses  marins, 
la  Hollande  s'enrichit  des  dépouilles  de  l'Espagne,  notam- 
ment en  capturant  ses  galions.  Elle  faisait  aussi  un  inmiense 
commerce  de  contrebande  avec  la  Péninsule  et  avec  la  Bel- 
gique. Après  la  réunion  du  Portugal  à  l'Espagne,  elle  s'em- 
para des  plus  importantes  colonies  portugaises  des  Indes 
orientales,  et  conquit  une  partie  du  Brésil.  Jusqu'à  la  première 
moitié  du  dix-septième  siècle,  nous  voyons  les  Hollandais  aussi 
supérieurs  aux  Anglais  pour  les  fabriques,  pour  les  colonies, 
pour  le  commerce  et  pour  la  navigation,,  que  les  Anglais 
le  sont  aujourd'hui  aux  Français  sous  ces  rapports. 

Mais  la  révolution  d'Angleterre  amena  de  brusques  chan- 
gements. L'esprit  de  liberté  s'était  retiré  en  Hollande.  Comme 
dans  toutes  les  aristocraties  de  marchands,  tant  que  la  vie  et 
les  biens  avaient  été  en  péril,  tant  qu'il  avait  été  question 
d'avantages  matériels  évidents,  on  avait  été  capable  de  gran- 
des choses  ;  mais  on  manquait  de  vues  profondes.  On  ne 
comprit  pas  que  la  suprématie  conquise  ne  peut  être  main- 
tenue qu'à  la  condition  de  reposer  sur  la  base  d'une  large 
nationalité  et  d'être  soutenue  par  un  esprit  national  énergi- 
que. D'un  autre  côté,  au  sein  de  ces  Etats  auxquels  la  monar- 
chie avait  donné  la  nationalité  sur  une  vaste  échelle,  mais 


140  SYSTÈME    NATIONAL.    LIVRE    I. 

qui  étaient  restés  en  arrière  dans  le  commerce  et  l'industrie, 
on  fut  honteux  de  voir  un  petit  coin  de  terre  jouer  le  premier 
rôle  dans  les  manufactures  et  dans  le  négoce,  dans  les  pê- 
cheries et  dans  la  marine.  A  ce  sentiment  se  joignit  en  An- 
gleterre l'énergie  d'une  jeune  république.  L'acte  de  naviga- 
tion fut  le  gant  que  la  suprématie  future  de  l'Angleterre  jeta 
à  la  suprématie  existante  de  la  Hollande;  et,  quand  on  en 
vint  aux  prises,  on  reconnut  que  la  nationalité  de  l'Angleterre 
était  d'un  beaucoup  plus  gros  calibre  que  celle  de  la  Hol- 
lande. Le  résultat  ne  pouvait  être  douteux. 

L'exemple  de  l'Angleterre  fût  suivi  par  la  France.  Colbert 
avait  calculé  que  l'ensemble  des  transports  maritimes  de  la 
France  employaitenviron 20,000  voiles,  et  que  16,000  étaient 
hollandaises;  ce  qui  était  hors  de  proportion  avec  la  petitesse 
du  pays  auquel  elles  appartenaient.  Par  suite  de  l'avènement 
des  Bourbons  au  trône  d'Espagne,  la  France  étendit  son  com- 
merce sur  la  Péninsule  au  détriment  des  Hollandais.  Elle  fit 
de  même  dans  le  Levant.  En  même  temps  les  encouragements 
donnés  en  France  aux  manufactures,  à  la  navigation  mar- 
chande et  aux  pêches  maritimes  causèrent  à  l'industrie  et  au 
commerce  des  Hollandais  un  incalculable  préjudice. 

Par  le  fait  de  l'Angleterre,  la  Hollande  avait  perdu  la  plus 
grande  partie  de  ses  relations  avec  les  pays  du  Nord,  le  com- 
merce de  contrebande  avec  l'Espagne  et  ses  colonies,  la  plus 
grande  partie  de  son  négoce  dans  les  Indes  orientales  et  occi- 
dentales et  de  ses  pêcheries.  Mais  le  traité  de  Méthuen,  en  1703, 
lui  porta  le  coup  le  plus  sensible,  en  consommant  la  ruine  de 
son  commerce  avec  le  Portugal  et  ses  colonies  et  avec  les 
Indes  orientales. 

Quand  le  commerce  extérieur  de  la  Hollande  commença 
ainsi  à  lui  échapper,  on  vit  se  renouveler  chez  elle  ce  qui  avait 
eu  lieu  dans  les  Villes  Anséaliques  et  à  Venise  ;  la  portion  de 
ses  capitaux  matériels  et  moraux  qui  ne  trouvait  plus  d'emploi 
dans  le  pays,  passa,  par  l'émigration  ou  sous  la  forme  de 
prêts,  chez  les  peuples  qui  avaient  hérité  de  la  suprématie 
hollandaise. 


l'histoire.    CHAPITRE    III.  141 

Si  la  Hollande,  réunie  à  la  Belgique,  a^ait  formé  avec  le 
bassin  du  Rhin  et  avec  l'Allemagne  du  Nord  un  territoire  na- 
tional, l'Angleterre  et  la  France  eussent  difficilement  réussi, 
par  la  guerre  et  par  la  politique  commerciale,  à  porter  à  sa 
marine,  à  son  commerce  extérieur  et  à  son  industrie  le  coup 
qu'elles  leur  portèrent.  Une  pareille  nation  eût  été  en  mesure 
d'opposer  sa  propre  politique  commerciale  à  celle  de  ces  Etats. 
Si  son  industrie  eût  souffert  du  développement  de  leurs  ma- 
nufactures, ses  ressources  intérieures  et  la  colonisation  l'au- 
raient largement  indemnisée  de  ses  pertes.  La  Hollande 
succomba  donc,  parce  qu'un  étroit  littoral,  habité  par  une 
petite  population  de  pécheurs,  de  marins,  de  marchands  et 
d'éleveurs  allemands,  voulut  être  à  lui  seul  une  puissance,  et 
que  la  partie  du  continent  avec  laquelle  elle  formait  un  en- 
semble géographique,  fut  considérée  et  traitée  par  elle  comme 
une  contrée  étrangère. 

Ainsi  l'exemple  de  la  Hollande  enseigne,  comme  celui  de 
la  Belgique,  comme  ceux  des  Villes  Anséatiques  et  des  répu- 
bliques italiennes,  que  l'activité  particulière  est  impuissante 
à  conserver  le  commerce,  l'industrie  et  la  richesse  des  Etats, 
éi  les  conditions  générales  de  la  société  ne  sont  pas  favorables, 
et  que  les  individus  doivent  la  majeure  partie  de  leurs  forces 
productives  à  l'organisation  politique  du  gouveruviment  et  à 
la  puissance  du  pays.  La  Belgique  vit  fleurir  de  nouveau  son 
agriculture  sous  la  domination  autrichienne.  Pendant  sa  réu- 
nion à  la  France,  son  industrie  manufacturière  reprit  son 
ancien  et  gigantesque  essor.  La  Hollande  isolée  n'était  pas  en 
mesure  d'adopter  et  de  soutenir  vis-à-vis  des  grands  Etats  une 
poHtique  commerciale  indépendante.  Du  jour  où  son  union 
avec  la  Belgique,  après  le  rétablissement  de  la  paix  générale, 
accrut  assez  ses  ressources,  sa  population  et  son  territoire,  pour 
lui  permettre  de  tenir  tête  aux  grandes  nationalités  et  de  trou- 
ver en  elle-même  une  grande  quantité  et  une  grande  variété 
de  forces  productives  toujours  croissantes,  nous  voyons  le  sys- 
tème protecteur  apparaître  dans  les  Pays-Bas,  et  l'agriculture, 
les  fabriques  et  le  commerce  prendre  sous  son  influence  un 


142  SYSTÈME  NATIONAL.   LIVRE  1. 

remarquable  élan.  Cette  union  s'est  dissoute  par  des  causes  en 
dehors  de  nos  recherches,  et  en  même  temps  le  système 
protecteur  a  été  miné  en  Hollande,  tandis  qu'il  subsiste  tou- 
jours en  Belgique. 

^  La  Hollande  vit  actuellement  de  ses  colonies  et  de  son  com- 
merce intermédiaire  avec  l'Allemagne.  Mais  la  première 
guerre  peut  la  dépouiller  de  ses  possessions,  et,  à  mesure  que 
le  Zollverein  allemand  comprendra  mieux  ses  intérêts  et  saura 
mieux  faire  usage  de  ses  forces,  il  sentira  davantage  la  néces- 
sité de  s'incorporer  la  Hollande. 


CHAPITRE    IV. 

LES   ANGLAIS. 

Nous  avons  vu,  à  l'occasion  des  Anséates,  comment  en 
Angleterre  la  culture  du  sol  et  l'élève  du  bétail  furent  sti- 
mulées par  le  commerce  extérieur,  comment  plus  tardl'immi- 
gr.^dion  de  fabricants  étrangers  persécutés  dans  leurs  pays  et 
les  encouragements  du  gouvernement  firent  peu  à  peu  pros- 
pérer l'industrie  des  laines,  comment  entin,  par  suite  de  ce 
progrès  et  des  mesures  aussi  habiles  qu'énergiques  de  la  reine 
Elisabeth,  le  commerce  extérieur  du  pays,  d'abord  presque 
entièrement  accaparé  par  les  étrangers,  passa  aux  mains  des 
nationaux. 

Après  avoir  ajouté  quelques  observations  sur  l'origine  de 
l'industrie  anglaise,  nous  reprendrons  ici  l'historique  du  dé- 
veloppement économique  de  l'Angleterre  au  point  où  nous 
Favons  laissé  dans  le  second  chapitre. 

La  grandeur  industrielle  et  commerciale  de  l'Angleterre 
dérive  principalement  de  l'élève  ciu  bétail  et  de  la  fabrication 
des  laines.  Quand  les  Anséates  abordèrent  dans  ce  pays,  îa 
culture  du  sol  y  était  détestable,  et  l'élève  du  bétail  de  peu 


l'histoire.    CHAPITRE    IV.  143 

d'importance.  Le  fourrage  d'hiver  manquait  ;  il  fallait  tuer 
en  automne  une  grande  partie  des  animaux  domestiques.  On 
n'avait  donc  ni  fonds  de  bétail  ni  engrais.  Comme  dans  toutes 
les  contrées  incultes,  telles  que  jadis  l'Allemagne  et  aujour- 
d'hui encore  les  solitudes  de  l'Amérique,  on  se  nourrissait 
surtout  de  chair  de  porc,  ce  qui  se  conçoit  aisément.  Les 
porcs  exigeaient  peu  de  surveillance,  cherchaient  eux-mêmes 
leur  nourriture,  la  trouvaient  abondamment  dans  les  forêts 
et  dans  les  champs  non  cultivés,  et  il  suffisait  de  conserver 
pendant  l'hiver  un  pelit  nombre  de  laies,  pour  retrouver  au 
printemps  suivant  des  troupeaux  considérables. 

Mais  le  commerce  étranger  eut  pour  effet  de  restreindre 
l'élève  des  porcs,  d'étendre  celle  des  moutons,  d'améliorer  en 
général  la  culture  du  sol  et  l'éducation  du  bétail. 

On  trouve  dans  V Histoire  d'Angleterre  de  Hume  de  très- 
intéressantes  données  sur  l'agriculture  anglaise  au  com- 
mencement du  quatorzième  siècle.  En  1327,  lord  Spencer 
comptait  sur  63  domaines  28,000  moutons,  1,000  bœufs, 
1,200  vaches,  560  chevaux  et  2,000  porcs,  soit  par  domaine 
environ  450  moutons,  35  bêtes  à  cornes,  9  chevaux  et 
32  porcs.  On  voit  quelle  proportion  favorable  le  nombre  des 
moutons  présente  déjà  comparativement  à  cehii  des  autres 
espèces  d'animaux.  Les  gros  profits  que  l'aristocratie  an- 
glaise retirait  de  l'élève  des  moutons,  lui  donnèrent  du  goût 
pour  l'industrie  et  pour  les  perfectionnements  agricoles  à 
une  époque  oii,  dans  la  plupart  des  pays  du  continent,  la  no- 
blesse ne  connaissait  pas  de  meilleur  emploi  de  ses  propriétés 
que  l'entretien  d'un  grand  nombre  de  bêtes  fauves,  ni  de  plus 
glorieuse  occupation  que  celle  de  nuire  aux  villes  et  à  leur 
commerce  par  toutes  sortes  d'actes  hostiles. 

Les  troupeaux  de  moutons  devinrent  alors  si  nombreux, 
comme  on  l'a  vu  récemment  en  Hongrie,  que,  sur  beaucoup 
de  propriétés,  on  comptait  de  10,000  à  24,000  têtes.  Dans  un 
tel  état  de  choses,  la  fabrication  des  laines,  qui,  déjà  sous  les 
règnes  précédents,  avait  accompli  de  notables  progrès,  ne 
put  manquer  d'atteindre  promptement  un  haut  degré  de 


144  SYSTÈME  NATIONAL.    —    LIVRE    I. 

prospérité  sous  l'ijifluence  des  mesures  prises  par  la  reine 
Elisabeth  (1). 

Dans  le  mémoire  plus  haut  mentionné,  par  lequel  les 
Anséates  réclamaient  de  la  Diète  germanique  des  mesures  de 
rétorsion,  Texportation  des  draps  de  l'Angleterre  est  estimée 
à.  200,000  pièces,  et  déjà,  sous  Jacques  1",  la  valeur  des 
<lraps  anglais  exportés  avait  atteint  le  chiffre  énorme  de 
2  millions  de  livres  sterling,  tandis  qu'en  1354  celle  des 
laines  exportées  ne  s'élevait  qu'à  277,000  livres,  et  celle  des 
autres  articles  à  16,400.  Jusqu'au  règne  du  prince  que  je 
viens  de  nommer,  la  plupart  des  draps  étaient  envoyés  en 
Belgique  pour  y  être  teints  et  apprêtés  ;  mais,  en  conséquence 
des  mesures  de  protection  et  d'encouragement  adoptées  par 
Jacques  1^'  et  par  Charles  l",  l'apprêt  se  perfectionna  telle- 
ment en  Angleterre,  que  l'importation  des  draps  fins  y  cessa 
presque  entièrement  et  qu'elle  n'exporta  plus  que  des  draps 
teints  et  apprêtés. 

Pour  donner  une  idée  exacte  et  complète  de  ces  résultats  de 
la  politique  commerciale  anglaise,  on  doit  remarquer  qu'a- 
vant le  grand  essor  qu'ont  pris  dans  ces  derniers  temps  les 
industries  du  lin,  du  coton,  de  la  soie  et  du  fer,  la  fabrication 
du  drap  offrait  le  moyen  d'échange  le  plus  important  de 
beaucoup,  tant  avec  tous  les  pays  d'Europe  et  particulière- 
ment de  l'Europe  du  Nord  qu'avec  le  Levant  et  les  Indes 
orientales  et  occidentales.  On  peut  en  juger  par  ce  fait  que, 
dès  le  temps  de  Jacques  1",  les  articles  en  laine  entraient 
pour  les  neuf  dixièmes  dans  l'ensemble  des  exportations 
anglaises  (2). 

Cette  industrie  fournit  à  l'Angleterre  les  moyens  de  sup- 
planter les  Anséates  sur  les  marchés  de  la  Russie,  de  la  Suède, 
de  la  Norwége  et  du  Danemark,  et  d'attirer  à  elle  la  meil- 
leure part  du  commerce  du  Levant  et  des  deux  Indes.  Ce  fut 

(1)  La  prohibiiiun  de  sortie  des  laines  et  les  resliictions  au  commerce  de 
cette  matière  sur  les  côtes  dans  le  but  d'empêcher  rexportalion,  étaient  des 
mesures  vexatoires  et  injustes  ;  elles  ne  contribuèrent  pas  moins  à  l'avance- 
ment de  l'industrie  anglaise  et  à  l'abaissement  de  l'industrie  flamande. 

(2)  Hume,  année  1603. — Macpherson,  Histoire  du  commerce,  année  1651. 


l'histoire    — CHAPITRE    IV.  145 

elle  qui  développa  l'exploitation  du  charbon  de  terre  ;  de  là  un 
cabotage  considérable  et  une  pèche  active,  ces  deux  bases  de 
la  puissance  maritime,  qui  rendirent  l'acte  de  navigation 
possible  et  fondèrent  ainsi  la  suprématie  navale  du  pays. 
Autour  d'elle  s'élevèrent  toutes  les  autres  branches  de  fabri- 
cation comme  autour  d'un  tronc  commun,  et  c'est  ainsi 
qu'elle  fut  le  principe  de  la  grandeur  industrielle,  commer- 
ciale et  maritime  de  l'Angleterre. 

Cependant  les  autres  branches  d'industrie  n'étaient  point 
négligées.  Déjà,  sous  la  reine  Elisabeth,  l'importation  des 
métaux,  des  cuirs  ouvrés  et  d'une  multitude  d'autres  objets 
fabriqués  avait  été  interdite  (1),  en  même  temps  que  l'immi- 
gration de  mineurs  et  de  forgerons  allemands  avait  été  encou- 
ragée. Auparavant  on  achetait  des  navires  anséates  ou  on  fai- 
sait construire  dans  les  ports  de  la  Baltique  ;  Elisabeth,  à 
l'aide  de  restrictions  et  d'encouragements,  introduisit  dans  le 
pays  l'art  de  la  construction.  Le  bois  nécessaire  à  cet  effet 
s'importa  des  Etats  du  Nord-Est,  ce  qui  accrut  énormément 
les  envois  de  l'Angleterre  dans  ces  pays.  On  avait  appris  des 
Hollandais  à  pêcher  le  hareng,  des  Basques  à  pêcher  la  ba- 
leine, et  l'on  avait  stimulé  l'une  et  l'autre  pêche  au  moyen  de 
primes.  Jacques  V  eut  particuhèrement  à  cœur  le  développe- 
ment de  la  construction  navale  et  des  pêcheries.  Quelque 
ridicules  que  puissent  nous  paraître  les  infatigables  exhorta' 
tions  à  manger  du  poisson  que  ce  roi  adressait  à  ses  sujets, 
nous  devons  lui  rendre  cette  justice  qu'il  avait  compris  de 
quoi  dépendait  l'avenir  du  peuple  anglais.  L'immigration  des 
fabricants  chassés  de  Belgique  et  de  France  par  Philippe  II  et 
par  Louis  XIV  ajouta  immensément  à  l'habileté  industrielle 
et  au  capital  manufacturier  de  TAngleterre.  Elle  leur  doit  ses 
fabriques  de  tissus  de  laine  fins  ;  ses  progrès  dans  la  chapel- 
lerie, dans  la  verrerie,  dans  la  papeterie,  dans  l'horlogerie, 
dans  l'industrie  du  lin  et  dans  celle  de  la  soie,  et  une  partie  de 
ses  usines  métallurgiques  ;  toutes  ces  branches  de  travail, 

(1)  Anderson,  année  1564. 

10 


146  SYSTÈME   NATIONAL.    LIVRE   I. 

elle  sut  les  faire  fleurir  promptement  au  moyen  de  prohibi- 
tions ou  de  droits  élevés  (1  ). 

Cette  île  emprunta  à  tous  les  pays  du  continent  leurs  arts 
particuliers,  et  les  acclimata  chez  elle  sous  l'abri  de  son 
système  douanier.  Il  fallut  que  Venise,  entre  autres  industries 
de  luxe,  lui  cédât  celle  du  cristal,  et  la  Perse  elle-même  celle 
des  tapis. 

Une  fois  en  possession  d'une  industrie,  elle  l'entourait 
pendant  des  siècles  de  sa  sollicitude,  comme  un  jeune  arbre 
qui  a  besoin  d'appuis  et  de  soins.  Celui  qui  ignore  qu'à  force 
de  labeur,  d'adresse  et  d'économie  une  industrie  devient  avan- 
tageuse avec  le  temps,  et  que,  dans  un  pays  suffisamment 
avancé  dans  son  agriculture  et  dans  sa  civilisation  générale, 
de  nouvelles  fabriques,  convenablement  protégées,  quelque 
imparfaits,  quelque  coûteux  que  soient  au  commencement 
leurs  produits,  peuvent,  à  l'aide  de  l'expérience  et  de  la  con- 
currence du  dedans,  égaler  sous  tous  les  rapports  les  fabriques 
anciennes  de  l'étranger  ;  celui  qui  ne  sait  pas  que  la  prospérité 
d'une  f  ihricalion  spéciale  est  subordonnée  à  celle  d'un  grand 
nombre  d'autres,  et  qui  ne  comprend  pas  à  quel  point  une 
nation  peut  développer  ses  forces  productives,  quand  elle  veille 
sans  relâche  à  ce  que  chaque  génération  poursuive  l'œuvre  du 
progrès  industriel  en  la  prenant  là  où  la  génération  précé- 
dente l'a  laissée;  celui-là  doit  commencer  par  étudier  l'his- 
toire de  l'industrie  anglaise,  avant  de  se  mettre  à  bâtir  des 
systèmes  et  à  donner  des  conseils  aux  hommes  d'Etat  qui  ont 
les  destinées  des  peuples  entre  les  mains. 

Sous  Georges  1",  les  hommes  d'Etat  de  l'Angleterre  étaient 
depuis  longtemps  édifiés  sur  les  fondements  de  la  grandeur 
du  pays.  Les  ministres  de  ce  roi  lui  firent  prononcer  ces  pa- 
roles lors  de  l'ouverture  du  parlement  de  1721  :  a  11  est  évi- 
dent que  rien  ne  contribue  autant  au  développement  de  la 
prospérité  publique  que  l'exportation  des  objets  manufactu- 
rés et  l'importation  des  matières  brutes  (2).  »  Tel  était,  depuis 

(1)  Anderson,  année  1685. 

(2;  Ustaritz,  Théorie  du  commerce,  ch.  xxviii.  On  le  voit,  Georges  I^""  ne 


l'histoire.    CHAPITRE    IV.  147 

des  siècles,  le  principe  dirigeant  de  îa  politique  commerciale 
de  TAngleterre  ;  telle  avait  été  précédemment  celle  de  Venise. 
C'est  aujourd'hui  encore  comme  au  temps  de  la  reine  Elisa- 
beth. Les  fruits  que  ce  principe  a  portés,  sont  visibles  pour 
tous.  Les  théoriciens  ont  prétendu  depuis  que  l'Angleterre  était 
devenue  riche  et  puissante,  non  à  causey  mais  en  dépit  de  sa 
politique  commerciale.  On  pourrait  soutenir  tout  aussi  bien 
qu'un  arbre  est  devenu  fort  et  fertile,  non  à  cause,  mais  en 
dépit  des  étais  qui  l'ont  soutenu  dans  ses  premières  an- 
nées. 

L'histoire  de  l'Angleterre  nous  montre  aussi  le  rapport 
intime  qui  existe  entre  la  politique  générale  et  l'économie 
politique.  Evidemment,  l'établissement  de  fabriques  en  An- 
gleterre et  l'accroissement  de  population  qui  s'ensuivit,  dé- 
terminèrent une  forte  demande  de  poisson  salé  et  de  charbon 
déterre,  ce  qui  exigea  l'emploi  d'une  plus  grande  quantité  de 
bâtiments  à  la  pêche  et  au  cabotage.  La  pêche  et  le  cabotage 
étaient  entre  les  mains  des  Hollandais.  Encouragés  par  des 
droits  élevés  et  par  des  primes,  les  Anglais,  à  leur  tour,  s'adon- 
nèrent à  la  pêche,  et  l'acte  de  navigation  leur  assura  le  trans- 
port du  charbon  et  les  transports  maritimes  en  général.  La 
marine  commerciale  de  l'Angleterre  augmenta,  et  ses  forces 
navales  prirent  une  extension  proportionnée  ;  ce  qui  la  mit  en 
mesure  détenir  tête  aux  flottes  hollandaises.  Peu  après  la  pro- 
mulgation de  l'acte  de  navigation,  éclata  entre  l'Angleterre 
et  la  Hollande  une  guerre  maritime,  dans  laquelle  le  com- 
merce des  Hollandais  avec  les  pays  de  l'autre  côté  du  canal 
fut  presque  complètement  interrompu  et  leur  navigation  dans 
la  mer  du  Nord  et  dans  la  mer  Baltique  à  peu  près  anéantie 
par  les  corsaires  anglais.  Hume  évalue  à  1 ,600  le  nombre  des 
bâtiments  hollandais  tombés  entre  les  mains  des  Anglais,  et 
Davenant  assure  dans  son  ouvrage  sur  les  revenus  publics, 

voulait  pas  uniquement  acheter  et  n'importer  que  de  l'or,  ce  qu'on  présente 
comme  le  principe  fomlamenlal  du  système  dit  mercantile,  et  ce  qui  eût  été 
d'ailleurs  une  absunlité;  il  voulait  exporter  des  produits  manufacturés  et 
des  matières  brutes. 


148  SYSTÈME    NATIONAL.    —    LIVRE    I. 

que,  vingt  ans  après  la  publication  de  l'acte  de  navigation,  la 
marine  marchande  de  l'Angleterre  avait  doublé. 

Parmi  les  conséquences  les  plus  notables  de  l'acte  de  navi- 
gation, il  faut  ranger  : 

1"  L'extension  du  commerce  de  l'Angleterre  avec  tous  les 
Etats  du  Nord,  avec  l'Allemagne  et  la  Belgique,  commerce 
consistant  en  exportation  d'arlicles  fabriqués  et  en  importation 
de  matières  brutes,  et  dont,  suivant  une  observation  d' Ander- 
son,  année  1603,  elle  avait  été  à  peu  près  exclue  par  les  Hol- 
landais ; 

2"  Un  développement  extraordinaire  du  commerce  de  con- 
trebande avec  l'Espagne  et  le  Portugal  ainsi  qu'avec  leurs 
colonies  des  Indes  occidentales; 

S"*  Un  accroissement  considéralile  de  la  part  des  Anglais  à 
la  pêche  du  hareng  et  à  celle  de  la  baleine,  dont  les  Hollan- 
dais avaient  à  peu  près  le  monopole  ; 

4*"  La  conquête,  en  1655,  de  la  plus  importante  colonie  de 
l'Angleterre  dans  les  Indes  occidentales,  de  la  Jamaïque,  et 
avec  elle  du  commerce  des  sucres  ; 

5°  Mais  surtout  la  conclusion,  en  1703,  avec  le  Portugal  du 
traité  de  Méthuen,  sur  lequel  nous  nous  arrêterons  à  l'occa- 
sion de  l'Espagne  et  du  Portugal.  Par  ce  traité,  les  Hollan- 
dais et  les  Allemands  perdirent  entièrement  un  commerce 
étendu  avec  le  Portugal  et  ses  colonies  ;  le  Portugal  fut  com- 
plètement asservi  à  l'Angleterre,  et  l'Angleterre  fut  en  me- 
sure, avec  l'or  et  l'argent  que  lui  procurait  son  commerce 
avec  cette  contrée,  d'accroître  immensément  ses  relations  avec 
les  Indes  orientales  et  la  Chine,  de  fonder  plus  tard  son  vaste 
empire  de  l'Inde  et  d'expulser  les  Hollandais  de  leurs  princi- 
pales positions. 

Ces  deux  dernières  conséquences  se  tiennent  de  très-près. 
L'art  avec  lequel  les  Anglais  surent  se  faire  du  Portugal  et  de 
l'Inde  les  instruments  de  leur  grandeur,  est  particulièrement 
digne  d'attention.  Le  Portugal  et  l'Espagne  n'avaient  guère  à 
offrir  que  des  métaux  précieux  ;  indépendamment  des  draps, 
c'étaient  surtout  des  métaux  précieux  que  demandait  l'Orient. 


l'histoire.    CHAPITRE    IV.  149 

Jusque-là  tout  allait  bien.  Mais  l'Orient  n'avait  guère  à  vendre 
que  des  étoffes  de  coton  et  de  soie,  ce  qui  ne  s'ajustait  pas  avec 
la  règle  précitée  des  ministres  anglais,  de  n'importer  que  des 
matières  brutes  et  de  n'exporter  que  des  produits  fabriqués. 
Que  firent-ils  donc?  Se  contentèrent-ils  des  profits  que  leur 
promettait  d'une  part  le  commerce  des  draps  avec  le  Portugal, 
de  l'autre  le  commerce  des  tissus  de  soie  et  de  coton  avec  les 
Indes  orientales? Nullement.  Les  ministres  anglais  avaient  la 
vue  plus  longue.  S'ils  avaient  permis  en  Angleterre  la  libre 
importation  des  tissus  de  coton  et  de  soie  de  l'Inde,  les  fabri- 
ques anglaises  de  tissus  de  coton  et  de  soie  se  seraient  immé- 
diatement arrêtées.  L'Inde  avait  pour  elle  non-seulement  le 
bas  prix  de  la  matière  première  et  de  la  main-d'œuvre,  mais 
encore  une  longue  pratique,  une  dextérité  traditionnelle.  Sous 
le  régime  de  la  concurrence,  l'avantage  lui  était  assuré  ;  mais 
l'Angleterre  ne  voulait  pas  fonder  des  établissements  en  Asie, 
pour  tomber  sous  leur  joug  manufacturier.  Elle  aspirait  à  la 
domination  commerciale,  et  elle  comprenait  que,  de  deux 
pays  qui  trafiquent  librement  l'un  avec  l'autre,  celui  qui  vend 
des  produits  fabriqués  domine,  tandis  que  celui  qui  ne  peut 
offrir  que  des  produits  agricoles  obéit  (1).  Déjà,  à  l'égard  de 
ses  colonies  de  l'Amérique  du  Nord,  l'Angleterre  avait  pris 
pour  maxime  de  ne  pas  y  laisser  fabriquer  une  tète  de  clou, 
encore  tnoins  de  laisser  entrer  cbez  elle  une  tête  de  clou  qui 
aurait  été  fabriquée  dans  ces  colonies.  Comment  eût-elle  pu 
livrera  un  peuple  aussi  heureusement  doué  pour  une  indus- 
trie séculaire,  à  un  peuple  aussi  nombreux  et  aussi  frugal 
que  les  Indous,  sa  consommation  intérieure,  le  fondement  de 
de  sa  grandeur  à  venir  ? 

(1)  La  nation  qui  exporte  des  produits  fabriqués  esl  généralement  plus 
avancée  en  civilisation  que  celle  qui  ne  vend  que  des  produits  bruts,  et  ce 
genre  d'envois  trouve  un  marché  plus  étendu  ;  mais  on  ne  voit  pas  comment 
elle  lui  commanderait  par  cela  même,  l.ist  se  contredit  plus  loin,  du  reste, 
lorsque,  à  propos  de  démêlés  entre  l'Angleterre  et  les  Etats-Unis,  il  montre 
la  première  de  ces  puissances  placée  dans  la  dépendance  de  la  seconde,  qui 
lui  fournit  à  peu  près  exclusivement  le  colon  qu'elle  file  et  qu'elle  tisse.  La 
domination  est  attachée  au  monopole,  qu'il  s'exerce  sur  des  produits  fabri- 
qués ou  sur  des  produits  bruts.  (H.  R.) 


150  SYSTÈME    NATIONAL.    —   LIVRE    I. 

L'Angleterre  prohiba  donc  les  articles  de  ses  propres  facto- 
reries, les  étoffes  de  soie  et  de  coton  des  Indes  orientales  (1). 
Elle  les  prohiba  absolument,  et  sous  des  peines  sévères;  elle 
ne  voulut  pas  consommer  un  fil  de  l'Inde,  elle  repoussa  ces 
produits  si  beaux  et  à  si  bon  marché,  elle  préféra  se  servir  des 
tissus  mauvais  et  chers  qu'elle  avait  fabriqués  elle-même;  elle 
vendit  à  bas  prix  aux  pays  du  continent  les  étoffes  bien  supé- 
rieures de  rOrient  ;  elle  leur  laissa  tout  l'avantage  de  ce  bon 
marché,  pour  elle-même  elle  n'en  voulut  pas.  En  cela  l'An- 
gleterre a-t-elle  agi  follement?  Oui,  d'après  Adam  Smith  et 
J.  B.  Say,  d'après  la  théorie  des  valeurs.  Car,  en  vertu  de 
cette  théorie,  devant  acheter  les  marchandises  qui  lui  étaient 
nécessaires  là  où  elle  les  trouvait  au  meilleur  marché  et  de 
meilleure  qualité,  elle  était  insensée  de  les  fabriquer  elle-même 
plus  chèrement  qu'elle  n'eût  pu  les  acheter,  et  de  faire,  pour 
ainsi  dire,  un  cadeau  au  continent. 

Il  en  est  autrement  suivant  notre  théorie,  que  nous  appelons 
la  théorie  des  forces  productives,  et  à  laquelle  les  ministres 
anglais  obéissaient  sans  l'avoir  approfondie,  quand  ils  prati- 
quaient cette  maxime  :  acheter  des  produits  bruts,  vendre  des 
produits  fabriqués.  Les  ministres  anglais  songeaient,  non  pas 
à  obtenir  à  bas  prix  des  marchandises  périssables,  mais  à  ac- 
quérir avec  des  sacrifices  une  puissance  manufacturière 
durable. 

Ils  ont  obtenu  le  succès  le  plus  éclatant.  Aujourd'hui  l'An- 
gleterre produit  pour  70  millions  de  livres  sterling  (  l  ,750  mil- 
lions de  francs)  de  tissus  de  coton  et  de  soie;  elle  approvisionne 
toute  l'Europe,  le  monde  entier,  jusqu'à  l'Inde,  de  ses  pro- 
duits fabriqués.  Sa  production  actuelle  est  de  cinquante  à  cent 
fois  plus  considérable  que  son  commerce  d'autrefois  en  objets 
fabriqués  de  l'Inde. 

Qu'eût-elle  gagné  à  acheter,  il  y  a  cent  ans,  les  articles  à  bon 
marché  de  l'Inde? 

Qu'ont  gagné  les  peuples  qui  les  lui  achetaient?  Les  Anglais 

(1)  Anderson,  année  1720. 


l'histoire.     CHAPITRE    IV.  151 

ont  acquis  de  la  force,  une  force  immense  ;  c'est  tout  le  con- 
traire qui  est  échu  aux  autres  peuples. 

Comment,  malgré  l'évidence  de  ces  résultats,  Adam  Smith 
a-t-il  pu  juger  l'acte  de  navigation  tout  de  travers  comme  il 
Ta  fait?  On  se  l'explique  de  la  même  manière  que  les  juge- 
ments erronés  de  cet  écrivain  célèbre  sur  les  restrictions  en 
général,  ainsi  que  nous  le  ferons  voir  dans  un  autre  chap;  ce. 
Ces  faits  contrariaient  son  idée  favorite,  celle  de  la  liberté 
illimitée  du  commerce  ;  il  dut  en  conséquence  chercher  à 
écarter  les  objections  que  les  résultats  de  l'acte  de  navigation 
pouvaient  fournir  contre  son  principe,  en  distinguant  le  but 
poliiique  du  hui  économique j  et  en  soutenant  que,  politique- 
ment parlant,  l'acte  de  navigation  était  nécessaire  et  utile, 
mais  que,  sous  le  rapport  économique,  il  avait  été  préjudi- 
ciable et  nuisible.  Il  ressort  de  notre  exposé  que  la  nature  des 
choses  et  l'expérience  ne  justifient  pas  cette  distinction.  Sans 
être  éclairé,  comme  il  eût  dû  l'être,  par  l'expérience  de  l'A- 
mérique du  Nord,  J.  B.  Say,  en  cette  matière  comme  dans 
tous  les  cas  011  le  principe  libéral  et  le  principe  restrictif  sont 
en  présence,  va  plus  loin  encore  que  son  prédécesseur.  11  cal- 
cide  ce  que  coûte  en  France  un  matelot  par  suite  des  primes 
de  pêche,  afin  de  prouver  l'absurdité  des  primes.  En  géné- 
ral, la  question  des  restrictions  à  la  navigation  étrangère  est 
une  grande  pierre  d'achoppement  pour  les  champions  de  la 
liberté  illimitée  du  commerce  ;  ils  la  passent  volontiers  sous 
silence,  surtout  s'ils  appartiennent  au  commerce  des  villes 
maritimes. 

La  vérité,  c'est  qu'il  en  est  de  la  marine  marchande  comme 
du  commerce.  La  libre  navigation  et  le  libre  commerce  des 
étrangers  conviennent  aux  peuples  qui  débutent,  tant  qu'ils 
n'ont  pas  encore  suffisamment  avancé  leur  agriculture  et  leur 
industrie  manufacturière.  Faute  de  capitaux  et  de  marins 
expérimentés,  ces  peuples  abandonnent  volontiers  aux  étran- 
gers les  transports  maritimes  et  le  négoce  extérieur.  Plus  tard, 
quand  ils  ont  développé,  dans  une  certaine  mesure,  leurs  forces 
productives,  et  qu'ils  se  sont  peu  à  peu  instruits  dans  la  con- 


152  SYSTÈME   NATIONAL.    LIVRE    I. 

struction  navale  et  dans  la  navigation,  ils  éprouvent  le  désir 
d'étendre  leur  commerce  extérieur,  d'y  employer  leurs  pro- 
pres navires  et  de  devenir,  eux  aussi,  des  puissances  mariti- 
mes. Peu  à  peu  leur  navigation  marchande  acquiert  une 
certaine  importance  ;  ils  se  sentent  en  mesure  d'exclure  la  na- 
vij^  îtion  étrangère  et  d'effectuer  leurs  opérations  lointaines 
ave  '  leurs  propres  bâtiments.  C'est  le  moment  de  recourir 
utilement  à  des  restrictions,  pour  éloigner  de  ces  opérations 
des  étrangers  riches,  expérimentés  et  puissants.  Mais  leur 
navigation  marchande  et  leur  puissance  maritime  sont-elles 
parvenues  à  l'apogée,  alors  commence  une  autre  époque,  au 
sujet  de  laquelle  le  docteur  Priestley  (1)  a  dit  qu'il  serait  aussi 
habile  d'abolir  les  entraves  à  la  navigation  qu'il  l'avait  été  de 
les  établir.  Alors,  en  concluant  des  traités  de  navigation  sur 
la  base  de  l'égalité,  d'une  part,  ils  obtiennent  vis-à-vis  de  peu- 
ples moins  avancés  des  avantages  non  équivoques,  et  ils  em- 
pêchent ces  peuples  d'adopter  eux-mêmes  des  restrictions 
dans  leur  propre  intérêt;  d'autre  part,  ils  préservent  leurs 
nationaux  de  l'indolence,  et  ils  les  tiennent  en  haleine  de  ma- 
nière à  n'être  pas  devancés  par  d'autres  dans  l'art  de  construire 
et  dans  celui  de  naviguer  (2).  Nul  doute  que  Venise,  dans  sa 
période  de  développement,  fut  grandement  redevable  à  ses 
restrictions  maritimes;  parvenue  à  la  suprématie  dans  le  com- 
merce, dans  les  arts  industriels  et  dans  la  navigation,  elle  fut 
insensée  de  les  maintenir.  Elle  resta  ainsi,  pour  la  construc- 
tion navale,  pour  l'art  de  naviguer,  pour  l'aptitude  de  ses 
hommes  de  mer,  fort  en  arrière  des  puissances  maritimes  et 
commerciales  qui  s'élevaient  auprès  d'elle.  L'Angleterre  a, 
par  sa  politique,  augmenté  sa  puissance  maritime  ;  au  moyen 

(1)  Priesiley,  Leçons  d'histoire  et  de  politique  générale. 

(2)  C'est  celle  polilique  qu'a  adoptée  l'Angleterre,  en  abolissant,  par 
l'acte  du  26  juin  1849,  non  toutefois  sans  quelques  réserves,  les  rigueurs  de 
ses  anciennes  lois  de  navigation.  Quelque  supériorité  que  la  marine  britan- 
nique ait  atteinte  sous  celte  protection  séculaire,  il  a  été  reconnu,  et  c'est  une 
confirmation  remarquable  de  la  doctrine  de  List,  que  cette  marine  était 
menacée  de  décadence  par  la  continuation  du  même  régime,  et  qu'il  y  avait 
par  conséquent  urgence  à  le  faire  cesser.  (H.  R.) 


l'histoire.    —    CHAPITRE    IV.  153 

de  celle-ci  elle  a  accru  ses  ressources  industrielles  et  com- 
merciales ;  et  CCS  accroissements  ont  par  contre-coup  déter- 
miné une  nouvelle  augmentation  de  sa  puissance  maritime  et 
coloniale. 

En  soutenant  que  l'acle  de  navigation  n'a  pas  été  avanta- 
geux à  r Angleterre  commercialement  parlant,  Adam  Smith 
accorde  qu'il  a  du  moins  augmenté  sa  puissance,  et  que  la 
puissance  importe  plus  que  la  richesse  (1). 

Il  est  vrai,  la  puissance  importe  plus  que  la  richesse  ;  mais 
pourquoi  cela?  Parce  que  la  puissance  est  pour  un  pays  une 
force  qui  procure  de  nouveaux  moyens  de  production,  parce 
que  les  forces  productives  résident  dans  l'arbre  sur  lequel 
croissent  les  richesses,  et  que  l'arbre  qui  porte  le  fruit  a  plus 
de  prix  que  le  fruit  lui-même.  La  puissance  importe  plus  que 
la  richesse,  parce  qu'à  l'aide  de  la  puissance  un  pays  non-seu- 
lement acquiert  de  nouveaux  moyens  de  production,  mais 
s'assure  la  possession  des  anciens  et  la  jouissance  des  richesses 
déjà  acquises,  et  parce  que  le  contraire  de  la  puissance  ou  la 
faiblesse  livre  aux  mains  des  puissants  tout  ce  que  nous  possé- 
dons, nos  richesses,  et  de  plus  nos  forces  productives,  notre 
civilisation,  notre  liberté,  jusqu'à  notre  indépendance  natio- 
nale ;  c'est  ce  que  montre  l'histoire  des  républiques  italiennes, 
celle  de  la  ligue  anséatique,  celle  des  Belges  et  des  Hollandais, 
celle  de  l'Espagne  et  du  Portugal. 

Comment,  en  présence  de  cette  action  réciproque  de  la 
puissance,  des  forces  productives  et  de  la  richesse,  Adam 
Smith  a-t-il  pu  soutenir  que  le  traité  de  Méthuen  et  l'acte  de 
navigation  n'avaient  pas  été,  commercialement  parlant,  avan- 
tageux à  l'Angleterre? 

Nous  avons  montré  comment  l'Angleterre  avait,  par  sa 
politique,  acquis  la  puissance,  par  sa  puissance  la  force  pro- 
ductive, et  par  sa  force  productive  la  richesse  ;  nous  allons 
voir  maintenant  comment,  en  conséquence  de  cette  politique, 
elle  a  accumulé  la  puissance  sur  la  puissance,  et  la  force  pro- 
ductive sur  la  force  productive. 

(1)  Adam  Smith  dit  la  sûreté  de  VÉtat  et  non  pas  la  puissance.    (H.  R.) 


154  SYSTÈME    NATIONAL.    LIVRE    I. 

L'Angleterre  a  pris  les  clefs  de  toutes  les  mers,  elle  tient 
tous  les  peuples  en  échec,  les  Allemands  par  Helgoland,  les 
Français  par  Guernesey  et  Jersey,  les  Américains  du  Nord 
par  la  Nouvelle-Ecosse  et  les  Bermudes,  les  Américains  du 
Centre  par  la  Jamaïque,  toutes  les  côtes  de  la  Méditerranée 
par  Gibraltar,  Malte  et  les  îles  Ioniennes  ;  elle  possède  toutes 
les  étapes  des  deux  routes  de  l'Inde,  excepté  Tisthmc  de  Suez, 
qu'elle  convoite  ;  elle  ferme  la  Méditerranée  par  Gibraltar, 
la  mer  Rouge  par  Aden,  et  le  golfe  Persique  par  Bouchir  et 
Karek.  Il  ne  lui  manque  plus  que  les  Dardanelles,  le  Sund  et 
les  isthmes  de  Suez  et  de  Panama,  pour  pouvoir  ouvrir  et  clore 
à  son  gré  toutes  les  mers  et  toutes  les  routes  maritimes. 

Ses  forces  navales  surpassent  celles  de  toutes  les  autres 
nations  ensemble,  sinon  par  le  nombre  des  voiles,  au  moins 
par  l'habileté  militaire. 

Son  industrie  manufacturière  surpasse  aussi  en  importance 
celle  de  tous  les  autres  pays.  Bien  que,  depuis  Jacques  I^',  sa 
production  en  drap  ait  plus  que  décuplé  en  atteignant  une 
valeur  de  44  millions  et  demi  de  liv.  st.  (1  milliard  106  mil- 
lions de  francs),  une  autre  industrie  dont  elle  s'est  enrichie 
dans  le  siècle  dernier,  celle  du  coton,  est  plus  puissante 
encore,  puisqu'elle  produit  pour  52  millions  et  demi  de  liv. 
st.  (1  milhard  312  millions  de  francs)  (1). 

(1)  Nous  empruntons  ces  chilïres  et  ceux  qui  suivent  sur  l'Angleterre,  à  un 
article  du  statisticien  anglais  Mac-Queen,  inséré  dans  le  Taifs  Edinburgh 
Magazine,  de  juillet  1839.  Peut-être  sont-ils  un  peu  exagérés;  mais  s'ils  le 
sont  en  effet,  il  est  plus  que  probable  qu'ils  seront  atteints  dans  le  cours  de 
la  présente  période  décennale.  {Note  de  l'auteur.) 

—  Ces  chiffres  sont  exagérés  en  effet;  au  lieu  de  13  milliards  et  demi  de 
francs,  par  exemple,  Porter  n'évalue  qu'à  h  milliards  600  millions  le  revenu 
brut  de  l'agriculiure.  Une  estimation  plus  récemment  soumise  au  parlement 
le  porte  à  7  milliards  126  millions.  Quanta  l'industrie  manufacturière,  l'en- 
semble des  produits  annuels  de  la  filature  et  du  tissage  a  été  estimé,  par  des 
autorités  dignes  de  foi,  à  environ  2  milliards  300  millions  de  francs,  savoir: 
1,250  millions,  pour  l'industrie  du  coton  ;  plus  de  600  pour  celle  de  la  laine; 
plus  de  300  pour  celle  de  la  soie,  et  à  peu  près  150  pour  celle  du  lin.  Au 
reste,  les  évaluations  de  la  statistique  en  pareille  matière  ne  peuvent  être  que 
de  très-larges  approximations. 

—  La  note  qui  précède  date  de  1851.  Depuis  cette  époque  la  puissance 
productive  de  l'Angleterre  s'est  prodigieusement  accrue.  (H.  R.) 


l'histoire.    —   CHAPITRE    IV.  155 

Non  contente  de  ces  résultats,  elle  est  à  la  veille  d'élever  à 
la  même  hauteur,  sinon  plus  haut  encore,  sa  production  en 
tissus  de  lin,  branche  dans  laquelle  elle  avait  été  de  tout  temps 
dépassée  par  d'autres  pays  ;  déjà  elle  lui  a  fait  atteindre  le 
chiffre  de  15  millions  et  demi  de  liv.  st.  (387  millions  et  demi 
de  francs). 

Elle  qui,  au  quatorzième  siècle,  était  si  pauvre  en  fer 
qu'elle  crut  devoir  prohiber  la  sortie  de  ce  métal  indispensa- 
ble, elle  fabrique  au  dix-neuvième  plus  d'articles  en  fer  et  en 
acier  que  tous  les  autres  pays  du  monde,  savoir  pour  31  mil- 
lions de  liv.  st.  (775  millions  de  francs),  et  elle  extrait  pour 
34  millions  (850  millions  de  francs)  de  charbon  et  d'autres 
minéraux.  Les  deux  sommes  s'élèvent  à  plus  de  sept  fois  la 
valeur  de  la  production  totale  du  globe  en  or  et  en  argent, 
qui  est  d'environ  220  millions  de  francs. 

Elle  fabrique  aujourd'hui  plus  d'étoffes  de  soie  que  toutes 
les  républiques  italiennes  du  moyen  âge  réunies,  savoir  pour 
13  militions  et  demi  de  liv.  st.  (337  millions  etdemi  de  francs). 

Des  industries,  dont  on  savait  à  peine  le  nom  à  l'époque 
de  Henri  Vlll  et  d'Elisabeth,  produisent  aujourd'hui  des 
sommes  énormes;  c'est,  par  exemple,  11  millions  de  liv.  st. 
(275  minions  de  francs)  pour  la  fabrication  de  la  porcelaine 
et  de  la  faïence,  4  millions  et  demi  (1 12  millions  et  demi  de 
francs)  pour  celle  du  cuivre  et  du  laiton,  14  millions  (350  mil- 
lions de  francs)  pour  celles  du  papier,  des  livres,  des  couleurs 
et  des  meubles.  Elle  livre  pour  16  millions  de  liv.  st. 
(400  millions  de  francs)  de  cuirs  et  pour  10  millions  (250  mil- 
lions de  francs)  d'articles  divers  ;  sa  fabrication  de  bière  et 
d'eau-de-vie  dépasse  de  beaucoup  en  valeur  toute  la  produc- 
tion du  pays  au  temps  de  Jacques  P",  soit  47  millions  de 
liv.  st.  (1  milliard  175  millions  de  francs). 

L'ensemble  de  la  production  manufacturière  des  trois 
royaumes  a  été  récemment  évalué  à  259  millions  et  demi  de 
hv.  st.  (6  milliards  487  millions  et  demi  de  francs). 

Par  suite,  oui,  principalement  par  suite  de  cette  énorme 
production  manufacturière,  l'énergie  productive  de  l'agricul- 


156  SYSTÈME   NATIONAL.    —    LIVRE    I. 

ture  s'est  accrue  jusqu'à  rendre  une  valeur  totale  de  plus  du 
double  de  cette  somme  ou  de  539  millions  (13  milliards 
475  millions  de  francs). 

Sans  doute,  cette  augmentation  de  puissance  et  de  force 
productive,  l'Angleterre  ne  la  doit  pas  seulement  à  ses  res- 
trictions commerciales,  à  son  acte  de  navigation,  à  ses  traités 
de  commerce,  elle  en  est  aussi,  pour  une  forte  part,  redeva- 
ble à  ses  conquêtes  dans  le  domaine  des  sciences  et  des  arts. 

Mais  d'où  vient  qu'aujourd'hui  un  million  d'ouvriers  an- 
glais est  en  état  d'exécuter  le  travail  de  centaines  de  millions 
d'hommes?  La  grande  demande  d'objets  manufacturés  que  la 
politique  sage  et  vigoureuse  de  l'Angleterre  lui  a  procurée  à 
l'étranger  et  surtout  dans  ses  colonies,  la  sage  et  énergique 
protection  qu'elle  a  toujours  accordée  à  son  industrie,  les 
puissants  encouragements  de  sa  loi  des  brevets  en  faveur  des 
inventions  nouvelles,  le  développement  extraordinaire  de  ses 
voies  de  transport,  de  ses  routes,  de  ses  canaux  et  de  ses  che- 
mins de  fer  :  telles  sont  les  causes  de  ce  prodige. 

L'Angleterre  a  montré  au  monde  combien  les  moyens  de 
transport  influent  puissamment  sur  l'accroissement  des  forces 
productives,  et,  par  suite,  sur  l'accroissement  de  la  richesse, 
de  la  population  et  de  la  puissance  politique  ;  elle  a  montré  ce 
qu'une  nation  libre,  industrieuse  et  bien  administrée,  en 
temps  de  guerre  et  dans  le  court  espace  d'un  demi-siècle,  est 
capable  de  faire  sous  ce  rapport.  Les  œuvres  des  républiques 
italiennes  en  ce  genre  n'étaient  que  jeux  d'enfants.  On  estime 
à  1 18  millions  de  liv.  st.  (2  milliards  950  millions  de  francs), 
les  sommes  employées  en  Angleterre  pour  ces  grands  instru- 
ments de  la  production  nationale  (1). 

Mais  l'Angleterre  n'a  entrepris  ces  ouvrages  qu'à  l'époque 
où  son  industrie  manufacturière  commençait  à  prendre  des 
forces.  Depuis  lors  il  est  devenu  évident  pour  tous  que  de  pa- 

(t)  Ce  chiffre  a  été  depuis  ériormémenl  accru  par  le  développement  des  voies 
de  fer.  On  évaluait  en  1848  à  plus  de  6  milliards  de  francs  le  capital  qui  au- 
rait été  employé  dans  les  chemins  de  fer  de  la  Grande-Bretagne  après  l'achè- 
vement de  toutes  les  lignes  autorisées  par  le  parlement.  (H.  R.) 


l'histoire.    CHAPITRE    IV.  157 

reils  travaux  ne  peuvent  être  achevés  que  par  un  peuple  dont 
l'industrie  manufacturière  commence  à  se  développer  sur  une 
grande  échelle  ;  que  ces  instruments  dispendieux  ne  valent 
la  dépense  qu'ils  occasionnent  que  dans  un  pays  où  l'indus- 
trie manufacturière  et  l'agriculture  grandissent  ensemble  ; 
que  dans  un  tel  pays  seulement  ils  remplissent  convenable- 
ment leur  office. 

Sans  doute,  la  puissance  productive  extraordinaire  et  la 
richesse  colossale  de  l'Angleterre  ne  sont  pas  uniquement  le 
résultat  de  la  force  matérielle  de  la  nation  et  du  labeur  des 
individus  ;  le  sentiment  primitif  de  la  liberté  et  du  droit, 
l'énergie,  l'esprit  religieux  et  la  moralité  du  peuple  y  ont 
concouru  ;  la  constitution  politique,  les  institutions,  la  sagesse 
et  la  vigueur  du  gouvernement  et  de  l'aristocratie  y  ont  leur 
part  ;  la  situation  géographique,  la  destinée  du  pays,  d'heu- 
reux accidents  même  y  ont  aussi  la  leur. 

Il  est  difficile  de  décider  si  les  forces  physiques  agissent  da- 
vantage sur  les  forces  morales,  on  les  secondes  sur  les  pre- 
mières ;  si  les  forces  sociales  agissent  plus  sur  les  forces  indi- 
viduelles ou  celles-ci  sur  celles-là.  Toujours  est-il  qu'elles 
exercent  les  unes  sur  les  autres  une  énergique  influence,  que 
le  développement  des  unes  profite  aux  autres,  et  que  les  unes 
ne  peuvent  s'énerver  sans  que  les  autres  s'énervent  en  même 
temps. 

Que  ceux  qui  cherchent  l'origine  de  la  grandeur  de  l'An- 
gleterre exclusivement  dans  le  mélange  de  la  race  anglo- 
saxonne  et  de  la  race  normande,  jettent  un  coup  d'œil  sur  l'état 
de  cette  contrée  avant  Edouard  ïll.  Où  étaient  alors  le  travail 
et  la  bonne  économie?  Que  ceux  qui  la  cherchent  dans  la  li- 
berté constitutionnelle  veuillent  bien  se  rappeler  comment 
Henri  Vïll  et  Elisabeth  traitaient  leurs  parlements.  Où  était 
alors  la  liberté  constitutionnelle?  A  cette  époque  les  villes  de 
l'Allemagne  et  de  l'Italie  jouissaient  de  la  liberté  individuelle 
dans  une  bien  plus  grande  mesure  que  l'Angleterre. 

Entre  les  autres  peuples  d'origine  germanique,  la  branche 
anglo-normande  n'avait  conservé  qu'un  seul  fleuron  de  liberté, 


158  SYSTÈME    NATIONAL.    LIVRE    I. 

le  jury  ;  ce  fut  le  germe  du  sentiment  de  la  liberté  et  du  droit 
chez  les  Anglais.  Lorsqu'en  Italie  on  eut  déterré  les  Pandectes, 
et  que  ce  cadavre,  celui  d'un  grand  homme  après  tout,  celui 
d'un  sage,  répandait  la  peste  du  droit  sur  le  continent,  les 
barons  anglais  décidèrent  qu'il  ne  serait  point  fait  de  change- 
ment dans  les  lois  anglaises.  Quel  trésor  de  force  morale  ils 
assurèrent  ainsi  à  leur  postérité  !  Et  combien  cette  force  ne 
réagit-elle  pas  plus  tard  sur  la  production  matérielle  ! 

La  langue  latine  fut  de  bonne  heure  exclue  en  Angleterre 
de  la  société  et  de  la  littérature,  de  l'administration  et  des 
tribunaux  ;  quelle  influence  cette  exclusion  n'exerça-t-elle  pas 
sur  le  développement  de  la  nation,  sur  la  législation  et  sur 
Tadministration  de  la  justice,  sur  la  littérature  et  sur  l'in- 
dustrie! Qu'a  produit  en  Allemagne  le  maintien  prolongé  de 
cette  langue  ainsi  que  des  lois  étrangères?  Qu'a-t-elle  produit 
en  Hongrie,  jusqu'au  temps  où  nous  vivons? 

Quelle  part  l'invention  de  la  poudre  à  canon,  celle  de  l'im- 
primerie, la  réformation,  la  découverte  de  la  nouvelle  route 
deFInde  et  celle  de  l'Amérique  ont-elles  eue  à  la  liberté,  à  la 
civilisation,  à  l'industrie  de  l'Angleterre? Etudiez  les  effets  de 
ces  événements  en  Allemagne  et  en  France,  et  comparez.  En 
Allemagne  vous  trouverez  la  division  dans  l'empire  et  dans  les 
provinces  et  jusque  dans  l'enceinte  des  villes,  de  misérables 
controverses,  la  barbarie  dans  la  littérature,  dans  l'adminis- 
tration et  dans  les  tribunaux  ;  la  guerre  civile,  la  persécution 
et  le  bannissement  ;  des  invasions  étrangères,  le  pays  dépeuplé 
et  dévasté  ;  la  ruine  des  cités,  celle  de  l'industrie,  de  l'agri- 
culture et  du  commerce,  la  chute  de  la  liberté  et  des  institu- 
tions civiles  ;  la  souveraineté  de  la  haute  aristocratie  ;  l'anéan- 
tissement de  l'autorité  impériale  et  de  la  nationalité;  la 
séparation  des  plus  belles  portions  de  l'Empire.  En  France, 
c'est  l'asservissement  des  villes  et  de  l'aristocratie  à  l'absolu- 
tisme ;  l'alliance  de  celui-ci  avec  le  sacerdoce  contre  la  liberté, 
mais  l'unité  nationale  et  la  puissance  ;  la  conquête  avec  ses 
profits  et  ses  malédictions,  en  même  temps  la  ruine  de  la 
liberté  et  de  l'industrie.  L'Angleterre  offre  la  prospérité  des 


l'histoire.    CHAPITRE    IV.  159 

villes,  les  progrès  de  l'agriculture,  du  commerce  et  des  arts  ; 
la  soumission  de  l'aristocratie  à  la  loi,  et  cette  aristocratie 
appelée  à  prendre  la  première  part  dans  la  lé'gislation,  dans 
le  gouvernement,  dans  l'administration  de  la  justice  et  dans 
les  bénéfices  de  l'industrie  ;  le  développement  au  dedans  et 
l'agrandissement  au  dehors  ;  la  paix  intérieure,  l'influence 
sur  tous  les  pays  de  moindre  culture  ;  des  bornes  mises  à  l'au- 
torité royale,  mais  au  profit  de  la  couronne  qui  y  gagne  en 
revenus,  en  éclat  et  en  durée;  en  résumé  un  haut  degré  de 
prospérité,  de  civilisation  et  de  liberté  au  dedans  et  une  puis- 
sance prépondérante  au  dehors. 

Qui  peut  dire  la  part  qui,  dans  ces  brillants  résultats,  doit 
être  attribuée  à  l'esprit  national  et  à  la  constitution,  celle  qui 
appartient  à  la  situation  géographique  et  à  l'influence  du 
passé,  celle  enfin  qui  revient  au  hasard,  à  la  destinée  ou  au 
bonheur  ? 

Mettez  Henri  VIII  à  la  place  de  Charles-Quint,  et,  en  con- 
séquence d'une  misérable  demande  en  divorce,  peut-être 
(on  comprend  pourquoi  nous  disons  peut-être)  l'Allemagne 
et  les  Pays-Bas  auront-ils  le  sort  de  l'Angleterre,  et  l'Angle- 
terre celui  de  l'Espagne.  Mettez  à  la  place  d'Elisabeth  une 
faible  femme,  qui  prenne  Philippe  II  pour  mari  ;  que  de- 
viendront la  puissance,  la  culture  et  la  liberté  de  la  Grande- 
Bretagne  ? 

Si,  dans  cette  révolution,  le  génie  des  peuples  avait  prévalu, 
la  meilleure  part  de  ses  bienfaits  n'aurait-elle  pas  dû  échoir 
au  peuple  qui  en  était  l'auteur,  c'est-à-dire,  aux  Allemands? 
Mais  ils  n'ont  recueilli  de  ce  progrès  que  malheur  et  qu'im- 
puissance. 

Dans  aucun  Etat  de  l'Europe  l'institution  de  la  noblesse 
n'a  été  aussi  sagement  calculée  qu'en  Angleterre,  pour  assurer 
à  l'aristocratie,  vis-à-vis  de  la  couronne  comme  de  la  bour- 
geoisie, indépendance,  dignité  et  durée,  pour  lui  procurer 
une  éducation  et  une  situation  parlementaires,  pour  donner 
à  ses  efforts  une  direction  patriotique  et  nationale,  pour  la 
recruter  au  moyen  de  l'élite  de  la  bourgeoisie,  de  tout  ce  qui 


160  SYSTÈME   NATIONAL.    LIVRE    I. 

dans  les  rangs  de  celle-ci  se  distingue  par  l'intelligence,  par 
une  grande  opulence  ou  par  d'éclatants  services,  pour  y 
rejeter  d'autre  part  le  trop  plein  de  sa  postérité  de  manière  à 
fondre  ensemble  la  bourgeoisie  et  la  noblesse  dans  les  généra- 
tions à  venir.  La  noblesse  reçoit  ainsi  constamment  de  la 
bourgeoisie  une  nouvelle  infusion  d'activité  civile  et  patrioti- 
que, de  lumières,  d'instruction,  d'intelligence  et  de  richesses, 
tandis  qu'elle  lui  rend  une  partie  de  l'éducation  et  de  l'indé- 
pendance d'esprit  qui  lui  sont  propres,  abandonne  ses  cadets 
à  leurs  ressources  personnelles,  et  sert  de  stimulant  à  la 
bourgeoisie  pour  de  grandes  actions.  Chez  un  lord  anglais, 
quel  que  soit  le  nombre  de  ses  enfants,  il  n'y  a  qu'un  seul 
noble  à  sa  table  ;  les  autres  convives  sont  des  gens  des  com- 
munes, qui  exercent  une  profession  libérale,  servent  l'Etat  ou 
s'adonnent  au  commerce,  à  l'industrie  ou  à  l'agriculture.  On 
raconte  d'un  des  premiers  ducs  d'Angleterre,  qu'il  eut  l'idée, 
il  y  a  quelque  temps,  d'inviter  toute  sa  parenté  à  une  fête  ; 
mais  qu'il  renonça  à  ce  projet,  parce  qu'il  lui  aurait  fallu 
convoquer  toute  une  légion,  sans  que,  dans  son  arbre  généa- 
logique, il  remontât  au  delà  de  quelques  siècles.  Il  y  aurait 
un  livre  à  écrire,  pour  mettre  en  lumière  les  effets  de  cette 
institution  sur  l'esprit  d'entreprise,  la  colonisation,  la  puissance 
et  la  liberté,  et,  en  général,  sur  les  forces  productives  du  pays. 
La  situation  géographique  de  l'Angleterre  a  exercé  aussi 
une  influence  considérable  sur  le  développement  original  de 
la  nation.  Yis-à-vis    de   l'Europe,  l'Angleterre  a  toujours 
formé  un  monde  à  part  ;  elle  fut  toujours  à  l'abri  des  influences 
de  la  jalousie,  des  préjugés,  de  l'égoïsme,  des  passions  et  des 
calamités  des  autres  peuples.  C'est  à  cet  isolement  qu'elle 
doit,  en  majeure  partie,  le  développement  libre  et  pur  de  sa 
constitution  ;  elle  lui  doit  l'établissement  facile  de  la  réfor- 
mation, la  sécularisation  des  biens  ecclésiastiques  si  féconde 
pour  son  industrie,  et,  à  part  ses  guerres  civiles,  une  paix 
ininterrompue  durant  plusieurs  siècles.  Cet  isolement  lui  a 
permis  de  se  passer  d'armées  permanentes  et  d'organiser  de 
bonne  heure  un  système  de  douanes  conséquent. 


l'histoire.    —    CHAPITRE    IV.  161 

Grâce  à  lui,  l'Angleterre  n'a  pas  seulement  échappé  aux 
désastreux  effets  des  guerres  continentales,  mais  elle  a  retiré 
de  ces  guerres  d'immenses  avantages  pour  sa  suprématie 
manufacturière.  Les  ravages  de  la  guerre  nuisent,  à  divers 
titres,  aux  manufactures  des  pays  qui  en  sont  le  théâtre  : 
d'abord  indirectement,  en  ce  que  les  interruptions  et  les 
désastres  qu'ils  causent  à  l'agriculture  ôtent  au  cultivateur  le 
moyen  d'acheter  des  produits  fabriqués  et  de  fournir  au  fabri- 
cant des  matières  brutes  et  des  denrées  alimentaires  ;  puis 
directement,  soit  en  détruisant  un  grand  nombre  de  manu- 
factures, soit  en  arrêtant  l'arrivage  de  leurs  matières  premières 
et  l'envoi  de  leurs  produits,  ou  en  les  mettant  hors  d'état  de 
trouver  des  capitaux  et  d'occuper  des  ouvriers,  par  les  con- 
tributions extraordinaires  dont  on  les  accable.  La  guerre  leur 
fait  tort  même  quand  elle  a  cessé  ;  car  les  capitaux  et  les  bras 
se  retirent  de  l'industrie  manufacturière  et  se  dirigent  vers 
l'agriculture,  à  proportion  que  l'agriculture  a  souffert  davan- 
tage pendant  la  guerre^  et  qu'elle  promet  par  conséquent  plus 
de  profits  au  retour  de  la  paix.   Tandis  que  l'Allemagne 
subissait  un  tel  état  de  choses  plusieurs  fois  par  siècle,  au  dé- 
triment de  ses  fabriques,  l'industrie  anglaise  avançait  sans  un 
seul  temps  d'arrêt.  Vis-à-vis  des  fabriques  du  continent,  celles 
de  l'Angleterre  se  trouvaient  doublement  ou  triplement  favo- 
risées, chaque  fois  que  l'Angleterre  prenait  part  à  la  guerre 
étrangère,  par  l'équipement  de  flottes  ou  d'armées,  ou  par  des 
subsides,  ou  des  deux  manières  à  la  fois. 

Nous  ne  sommes  pas  de  ceux  qui  défendent  les  dépenses 
inutiles,  en  particulier  celles  qu'occasionnent  la  guerre  et 
l'entretien  des  grandes  armées,  ou  qui  soutiennent  l'utihté 
absolue  d'une  dette  publique  considérable;  mais  nous  ne 
pensons  pas  non  plus  que  l'école  régnante  ait  raison,  quand 
elle  présente  comme  absolument  nuisibles  les  consommations 
qui  ne  sont  pas  directement  reproductives,  par  exemple  celles 
de  la  guerre.  Les  préparatifs  militaires,  les  guerres  et  les  dettes 
qu'elles  entraînent  peuvent,  dans  certains  cas,  l'exemple  de 
l'Angleterre  le  prouve,  contribuer  immensément  à  l'accrois- 

11 


162  SYSTÈME   NATIONAL.    —   LIVRE    I. 

sèment  des  forces  productives  d'un  pays.  Les  capitaux  maté- 
riels peuvent  être  consommés  improductivement  dans  le  sens 
étroit  du  mot,  et  cependant  qes  consommations  provoquer 
dans  les  manufactures  des  efforts  extraordinaires,  des  inven- 
tions nouvelles,  des  améliorations,  et,  en  général,  déterminer 
un  accroissement  de  la  puissance  productive.  Cette  puissance 
productive  est  quelque  chose  de  durable  ;  elle  continue  de 
s'accroître,  tandis  que  les  dépenses  de  guerre  n'ont  eu  lieu 
qu'une  fois  (1).  Et  de  même  il  peut  arriver  dans  des  circons- 
tances favorables  telles  que  celles  qui  se  sont  rencontrées  en 
Angleterre,  qu'une  nation  gagne  infiniment  plus  qu'elle  ne 
perd  à  ces  consommations  jugées  improductives  par  les 
théoriciens.  Pour  l'Angleterre,  des  chiffres  l'établissent:  ce 
pays  a,  pendant  la  guerre,  acquis  dans  la  seule  fabrication  du 
coton  une  puissance  productive,  qui  donne  annuellement  une 
somme  de  valeurs  de  beaucoup  supérieure  à  celle  des  intérêts 
qu'il  paye  pour  l'augmentation  de  sa  dette  (2)  ;  je  ne  parle  pas 
du  vaste  développement  de  ses  autres  branches  d'industrie  ni 
de  l'accroissement  de  sa  richesse  coloniale. 

Les  guerres  continentales,  soit  que  l'Angleterre  entretînt 
des  corps  d'armée  sur  le  continent,  soit  qu'elle  lui  fournît 

(*)  La  dette  publique  de  l'Angleterre  ne  serait  pas  un  aussi  grand  mal 
qu'elle  nous  paraît  aujourd'hui,  si  l'aristocratie  anglaise  consentait  à  ce  que 
le  fardeau  en  fût  supporté  par  ceux  auxquels  les  dépenses  de  guerre  ont  été 
si  profitables,  c'est-à-dire  par  les  riches.  D'après  Mac-Queen,  le  capital  des 
trois  royaumes  dépasse  4  milliards  de  liv.  st.  (100  milliards  de  francs),  et  Mar- 
tin estime  à  environ  2  milliards  GOO  millions  (65  milliards  de  francs)  celui 
qui  est  employé  dans  les  colonies.  Il  suit  de  là  que  le  neuvième  des  fortunes 
privées  suffirait  au  remboursement  de  toute  la  dette.  Rien  ne  serait  plus 
juste  qu'un  tel  remboursement  ou  du  moins  que  le  paiement  des  intérêts  de 
la  dette  publique  au  moyen  d'une  taxe  sur  les  revenus.  Mais  l'aristocratie  an- 
glaise trouve  plus  commode  d'y  faire  face  par  des  impôts  de  consommation 
qui  ont  plongé  les  classes  laborieuses  dans  une  misère  insupportable. 

[Note  de  l'auteur.) 

—  On  sait  que  sir  Robert  Peel  a,  en  1842,  fait  adopter  une  taxe  sur  les 
revenus,  première  condition  de  ses  grandes  réformes  commerciales,  et  que 
cet  impôt,  établi  pour  trois  années  seulement,  a  été  depuis  continué,  mais 
que  l'expiration  en  est  fixée  à  un  terme  prochain.  (H.  R.) 

(2j  On  connaît  le  mot  de  Richard  Arkwright,  qu'avec  les  profits  de  ses  fa- 
briques de  coton  il  paierait  la  dette  de  l'Anglelerre.  (H.  R.) 


l'histoire.    CHAPITRE    IV.  163 

des  subsides,  procurèrent  à  son  industrie  manufacturière 
des  avantages  évidents.  Toute  cette  dépense  fut  dirigée  sous  la 
forme  d'objets  fabriqués  vers  le  théâtre  de  la  guerre,  où  ces 
importations  contribuèrent  puissamment  à  écraser  le  fabricant 
étranger  déjà  aux  abois,  et  à  conquérir  pour  toujours  le 
marché  extérieur  aux  manufactures  anglaises  ;  elle  opéra 
comme  une  prime  d'exportation  établie  en  faveur  de  la  fa- 
brication indigène  et  au  détriment  de  !a  fabrication  étrangère. 

Ainsi,  l'industrie  continentale  a  toujours  plus  souffert  de 
l'alliance  que  de  l'inimitié  de  l'Angleterre  ;  ilsuftit  de  rap- 
peler ici  la  guerre  de  Sept  ans  et  les  guerres  contre  la  Répu- 
blique française  et  contre  l'Empire. 

Quelque  grands  qu'aient  été  les  avantages  dont  je  viens  de 
parler,  ils  furent  surpassés  encore  par  ceux  que  l'Angleterre 
retira  des  immigrations,  et  que  lui  valut  sa  situation  politique, 
religieuse  et  géographique.  Déjà,  au  douzième  siècle,  des 
troubles  politiques  conduisirent  des  tisserands  flamands  dans 
le  pays  de  Galles.  Quelques  siècles  plus  tard,  des  bannis  ita- 
liens vinrent  à  Londres,  pour  y  faire  le  commerce  de  l'argent 
et  du  change.  On  a  vu  dans  notre  second  chapitre  qu'à  diver- 
ses époques  des  fabricants  de  Flandre  et  du  Brabant  avaient 
immigré  en  masse.  D'Espagne  et  de  Portugal  il  vint  des  juifs 
persécutés  ;  des  Villes  Anséatiques  et  de  Venise  en  décadence, 
des  négociants  avec  leurs  navires,  leurs  connaissances  com- 
merciales, Ifcurs  capitaux  et  leur  esprit  d'entreprise.  Plus 
importantes  encore  furent  les  immigrations  de  fabricants, 
provoquées  par  la  réformation  et  par  les  persécutions  reli- 
gieuses en  Espagne,  en  Portugal,  en  France,  en  Belgique,  en 
Allemagne  et  en  Italie  ;  puis  celles  des  négociants  et  des  ma- 
nufacturiers de  la  Hollande,  conséquence  de  la  stagnation 
commerciale  et  industrielle  causée  dans  ce  pays  par  l'acte  de 
navigation  et  par  le  traité  de  Méthuen.  Chaque  mouvement 
politique,  chaque  guerre  sur  le  continent  a  fait  passer  en 
Angleterre,  comme  dans  le  pays  qui  possédait  pour  ainsi  dire 
le  privilège  de  la  liberté  et  de  l'asile,  de  la  tranquillité  inté- 
rieure et  de  la  paix,  de  la  sûreté  légale  et  de  la  prospérité,  des 


■i 


164  SYSTÈME   NATIONAL.    LIVRE    1. 

masses  de  capitaux  et  de  talents.  C'est  ce  qu'ont  fait  en  dernier 
lieu  la  révolution  française  et  les  guerres  de  l'Empire  ;  c'est  ce 
qu'ont  fait  les  troubles  politiques,  réactionnaires  ou  révolu- 
tionnaires, de  l'Espagne,  du  Mexique  et  de  l'Amérique  du 
Sud.  Longtemps,  par  sa  loi  sur  les  brevets,  l'Angleterre  s'est 
fait  un  monopole  du  génie  inventif  de  tous  les  pays.  Il  est 
juste  aujourd'hui,  qu'après  avoir  atteint  l'apogée  de  son  dé- 
veloppement industriel,  elle  restitue  aux  peuples  du  continent 
une  portion  des  forces  productives  qu'elle  leur  a  empruntées. 


CHAPITRE  V. 

LES  ESPAGNOLS   ET   LES   PORTUGAIS. 

Tandis  que  les  Anglais  mirent  des  siècles  à  construire  sur 
les  fondements  les  plus  solides  l'édifice  de  leur  prospérité  na- 
tionale, les  Espagnols  et  les  Portugais  durent  à  leurs  décou- 
vertes une  rapide  fortune,  parvinrent  en  peu  de  temps  à  une 
grande  richesse.  xMais  ce  n'était  que  la  richesse  du  dissipateur 
qui  a  gagné  le  gros  lot  à  la  loterie,  au  lieu  que  la  richesse  des 
Anglais  ressemble  à  celle  du  père  de  famille  laborieux  et 
économe.  Par  ses  dépenses  et  par  son  luxe,  le  premier  fera 
peut-être  envie  pendant  quelque  temps  plus  que  le  second  ; 
mais,  entre  ses  mains,  la  richesse  ne  sert  qu'à  des  prodigali- 
tés, qu'aux  jouissances  du  moment,  tandis  que  l'autre  y  voit 
surtout  un  moyen  d'assurer  l'existence  morale  et  matérielle  de 
sa  plus  lointaine  postérité. 

Les  Espagnols  possédèrent  de  bonne  heure  de  beaux  trou- 
peaux de  moutons,  puisque  Henri  I"  d'Angleterre,  en  1172, 
parut  disposé  à  prohiber  l'entrée  des  laines  espagnoles,  et  dès 
les  dixième  et  onzième  siècles,  les  fabriques  de  lainages  en 
Italie  tiraient  de  chez  eux  la  plus  grande  partie  de  leur  matière 
première.  Déjà  deux  siècles  auparavant,  les  riverains  du  golfe 


l'histoire.    CHAPITRE    V.  165 

de  Gascogne  s'étaient  distingués  dans  la  fabrication  du  fer, 
dans  la  navigation  et  dans  la  pêche  de  la  baleine  ;  en  1619,  ils 
y  étaient  encore  si  supérieurs  aux  Anglais,  que  ceux-ci  leur 
envoyèrent  des  pêcheurs  pour  faire  auprès  d'eux  leur  éduca- 
tion (1). 

Déjà  au  dixième  siècle,  sous  Abdoulrahman  III,  de  912  à 
950,  les  Maures  exploitaient  dans  les  plaines  fertiles  de  Va- 
lence de  grandes  plantations  de  coton,  de  sucre  et  de  riz,  et 
produisaient  de  la  soie.  Séville  et  Grenade  offraient,  au  temps 
des  Maures,  d'importantes  fabriques  de  coton  et  de  soie  (2). 
Hérencia,  Ségovie,  Tolède  et  plusieurs  autres  villes  de  Cas- 
tille  se  distinguaient  par  leurs  manufactures  de  laine.  Séville 
seule  compta  jusqu'à  16,000  métiers  à  tisser,  et  les  manufactu- 
res de  laine  de  Ségovie  occupaient  en  1552  13,000  ouvriers. 
Toutes  les  autres  branches  d'industrie,  notamment  la  fabrica- 
tion des  armes  et  celle  du  papier,  s'étaient  développées  dans  la 
même  proportion.  Jusqu'au  temps  de  Colbert,  les  Français  ti- 
raient les  draps  tins  d'Espagne  (3) .  Les  ports  maritimes  de  cette 
contrée  étaient  animés  par  un  grand  commerce,  par  une  pêche 
maritime  active,  et,  jusqu'à  Philippe  11,  sa  marine  était  de 
toutes  la  plus  puissante.  En  un  mot,  l'Espagne  était  pourvue 
de  tous  les  éléments  de  la  grandeur  et  de  la  prospérité,  lors- 
que le  fanatisme  religieux,  hgué  avec  le  despotisme,  se  mit  à 
l'œuvre  pour  étouffer  le  génie  de  la  nation.  Cette  œuvre  de 
ténèbres  fut  commencée  par  l'expulsion  des  Juifs  et  terminée 
par  celle  des  Maures  ;  deux  millions  des  plus  industrieux  et 
des  plus  riches  habitants  furent  ainsi  chassés  d'Espagne  avec 
leurs  capitaux.  En  même  temps  que  l'Inquisition  s'appliquait 
ainsi  à  exiler  l'industrie  du  pays,  elle  empêchait  avec  un  entier 
succès  l'établissement  de  fabricants  étrangers. 

La  découverte  de  l'Amérique  et  de  la  route  par  le  cap  de 
Bonne-Espérance  n'augmenta  qu'en  apparence  et  momenta- 

(1)  Anderson,  vol.  I,  p.  127.  —  Vol.  II,  p.  360. 

(2)  M.  G.  G.  Simon,  Recueil  d'observations  sur  l'Angleterre.  —  Ustaritz, 
Théorie  et  pratique  du  commerce. 

(3)  Chaptal,  De  l'industrie  française,  vol.  II, 


166  SYSTÈME   NATIONAL.    LIVRE    I. 

nément  la  richesse  de  l'Espagne  et  du  Portugal.  Leur  indus- 
trie et  leur  puissance  en  reçurent  le  coup  de  mort.  Car,  au  lieu 
d'échanger  contre  les  produits  des  deux  Indes  ceux  de  leurs 
propres  manufactures,  comme  le  firent  plus  tard  la  Hollande 
et  l'Angleterre,  ces  pays  achetèrent  les  articles  fabriqués  à  l'é- 
tranger avec  l'or  et  l'argent  qu'ils  avaient  extorqués  dans  leurs 
colonies  ;  ils  transformèrent  d'utiles  et  industrieux  citoyens  en 
surveillants  d'esclaves  et  en  tyrans  coloniaux  ;  ils  alimentèrent 
l'industrie,  le  commerce  et  la  navigation  de  la  Hollande  et  de 
l'Angleterre,  et  se  suscitèrent  en  celles-ci  des  rivales,  qui  de- 
vinrent bientôt  assez  puissantes  pour  détruire  leurs  flottes  et 
pour  leur  enlever  les  sources  de  leur  opulence.  Inutilement  les 
rois  d'Espagne  interdirent-ils  par  des  lois  l'exportation  du  nu- 
méraire et  l'importation  des  produits  fabriqués  ;  l'esprit  d'en- 
treprise, l'amour  du  travail  et  le  commerce  ne  jettent  de  ra- 
cines que  sur  le  terrain  de  la  liberté  politique  et  religieuse; 
l'or  et  l'argent  ne  restent  que  là  où  l'industrie  les  attire  et  les 
emploie. 

Le  Portugal,  toutefois,  sous  un  ministre  habile  et  énergi- 
que, fît  pour  relever  son  industrie  manufacturière  une  tenta- 
tive, dont  les  premiers  résultats  nous  étonnent.  Ce  pays  était, 
comme  l'Espagne,  en  possession  immémoriale  de  beaux  trou- 
peaux démontons.  Déjà  Strabon  rapporte  qu'on  y  avait  intro- 
duit d'Asie  une  belle  race  de  moutons  qui  atteignaient  jusqu'au 
prix  d'un  talent.  Lorsqu'en  16811e  comte  d'Ericeira  parvint 
au  ministère,  il  conçut  le  projet  d'établir  dans  le  pays  des  ma- 
nufactures de  drap,  destinées  à  mettre  en  œuvre  les  laines  in- 
digènes, de  manière  à  suffire  à  l'approvisionnement  du  Por- 
tugal et  de  ses  colonies.  A  cet  effet,  on  fit  venir  d'Angleterre 
des  ouvriers  en  drap,  et,  avec  l'appui  qui  leur  fut  donné,  les 
fabriques  fleurirent  si  promptement  qu'au  bout  de  trois  ans, 
en  1684,  on  put  prohiber  fimportalion  des  draps  étrangers. 
Depuis  ce  moment  le  Portugal,  employant  ses  laines,  alimenta 
sa  propre  consommation  et  celle  de  ses  colonies,  et,  au  témoi- 
gnage d'un  écrivain  anglais  (1),  il  s'en  trouva  fort  bien  durant 

(1)  British  merchant,  vol.  III,  p.  69. 


l'histoire.    —    CHAPITRE   V.  167 

dix-neuf  ans.  Il  est  vrai  que  les  Anglais  donnèrent  dès  celte 
époque  des  preuves  de  cette  adresse  que  plus  tard  ils  pous- 
sèrent au  plus  haut  degré  de  perfection  ;  pour  échapper  aux 
restrictions  portugaises,  ils  fabriquèrent  des  étoffes  de  laiue, 
à  quelques  égards  différentes  du  drap,  mais  de  nature  à  rendre 
le  même  service,  et  les  introduisirent  dans  le  Portugal  sous  le 
nom  de  serges,  ou  de  droguets  de  laine.  Mais  cette  ruse  fut 
bientôt  [découverte  et  déjouée  par  la  prohibition  de  ces  étof- 
fes (1).  Le  succès  de  ces  mesures  est  d'autant  plus  surprenant, 
que,  peu  auparavant,  le  pays  avait  perdu,  par  l'expulsion  des 
Juifs,  une  masse  considérable  de  capitaux,  qu'il  était  en  proie 
à  tous  les  maux  du  fanatisme,  et  qu'il  gémissait  sous  un  gou- 
vernement détestable  et  sous  une  aristocratie  féodale  pesant  sur 
la  liberté  populaire  en  même  temps  que  sur  l'agriculture. 

En  1703,  après  la  mort  du  comte  d'Ericeira,  le  fameux 
ministre  anglais  Méthuen  réussit  à  persuader  au  gouverne- 
ment portugais  qu'il  serait  extrêmement  avantageux  pour  le 
Portugal  d'obtenir  l'admission  de  ses  vins  en  Angleterre  avec 
une  diminution  du  tiers  sur  le  droit  d'entrée  acquitté  par  les 
vins  des  autres  pays,  en  consentant  de  son  côté  à  recevoir  les 
draps  anglais  au  droit  établi  avant  1684,  soit  23  pour  100.  Il 
paraît  que  de  la  part  du  roi  l'espérance  d'un  accroissement  de 
ses  recettes  de  douane,  de  la  part  de  l'aristocratie  la  perspective 
d'une  augmentation  de  ses  fermages,  furent  les  motifs  déter- 
minants de  ce  traité  de  commerce,  depuis  lequel  le  roi  d'An- 
gleterre appelle  le  roi  de  Portugal  son  plus  ancien  ami  et  allié, 
absolument  dans  le  même  sens  que  le  sénat  romain  conférait 
ces  titres  aux  souverains  qui  avaient  eu  le  malheur  de  se 
trouver  en  rapport  intime  avec  lui. 

Immédiatement  après  la  mise  en  vigueur  de  ce  traité,  le 
Portugal  fut  inondé  de  produits  manufacturés  anglais,  et  cette 
inondation  eut  pour  premier  effet  la  ruine  soudaine  et  com- 
plète des  fabriques  portugaises,  effet  tout  à  fait  semblable  à  ce- 
lui du  traité  d'Eden  conclu  plus  tard  avec  la  France  et  à  celui 
de  la  suppression  du  système  continental  en  Allemagne. 

(1)  British  merchant,  vol.  III,  p   71. 


i68  SYSTÈME   TATIONAL.    LIVRE    I. 

Au  témoignage  d'Anderson,  les  Anglais  étaient,  déjà  à  cette 
époque,  si  expérimentés  dans  Tart  de  déclarer  leurs  articles 
beaucoup  au-dessous  de  la  valeur,  qu'ils  ne  payaient  pas  en 
réalité  plus  de  la  moitié  des  droits  établis  parle  tarif  (1). 

«  Après  que  la  prohibition  eut  été  levée,  dit  le  British  mer- 
chant  (2),  nous  leur  prîmes  une  si  forte  quantité  de  leur  argent 
qu'il  ne  leur  en  restait  plus  que  très-peu  pour  les  usages  né- 
cessaires [very  little  for  their  necessarij  occasions).  Nous  fîmes 
de  même  de  leur  or.  »  Les  Anglais  ont  continué  cette  opéra- 
tion jusqu'à  ces  derniers  temps;  ils  exportaient  tous  les  mé- 
taux précieux  que  les  Portugais  recevaient  de  leurs  colonies, 
et  en  transportaient  une  grande  partie  dans  l'Inde  et  en  Chine, 
où,  comme  nous  l'avons  montré  en  parlant  de  T Angleterre, 
ils  obtenaient  en  échange  des  marchandises,  qu'ils  vendaient 
au  continent  contre  des  matières  premières.  Les  importations 
annuellement  effectuées  par  l'Angleterre  en  Portugal  surpas-        j 
saient  les  exportations  d'un  million  de  livres  sterling.  Cette        I 
balance  favorable  déprimait  de  15  pour  100  le  cours  du         ' 
change  au  détriment  du  Portugal,  a  Nous  avons  une  balance 
de  commerce  bien  meilleure  avec  le  Portugal  qu'avec  tout 
autre  pays,  dit  l'auteur  du  British  merchant^  dans  sa  dédicace 
à  sir  PaulMéthuen,  fils  du  célèbre  ministre  ;  notre  importation 
de  numéraire  de  ce  pays,  qui  ne  s'élevait  autrefois  qu'à 
300,000  liv.  st.,  atteint  un  million  et  demi  (3).  y> 

Ce  traité  fut  dès  lors  regardé  par  tous  les  négociants,  par 
tous  les  économistes,  par  tous  les  hommes  d'Etat  de  l'Angle- 
terre, comme  le  chef-d'œuvre  de  la  politique  commerciale 
anglaise.  Anderson,  qui  est  assez  clairvoyant  en  ce  qui  touche 
les  intérêts  commerciaux  de  son  pays,  et  qui  s'exprime  par- 
tout avec  une  grande  sincérité,  à  sa  manière,  l'appelle  un 
traité  éminemment  équitable  et  avantageux^  et  ne  peut  s'em- 
pêcher de  s'écrier  naïvement  :  «  Puisse-t-il  durer  à  tout  ja- 


(1)  Anderson,  vol.  111,  p.  67. 

(2)  British  merchant,  vol.  III,  p.  267. 
(33  Ibid.,yo\.  III. 


' 169 


L  HISTOIRE.    CHAPITRE   V. 


mais  (  1  )  !  »  Il  était  réservé  à  Adam  Smith  d'exprimer  une 
opinion  diamétralement  opposée  à  l'opinion  reçue,  et  de  sou- 
tenir que  le  traité  de  Méthuen  n'avait  point  procuré  d'avanla- 
ges  notables  au  commerce  anglais.  Si  quelque  chose  atteste 
le  respect  aveugle  avec  lequel  le  public  a  adopté  les  para- 
doxes de  cet  homme  illustre,  c'est  ce  fait,  qu'une  pareille 
assertion  est  restée  sans  contradicteur  (2). 

Au  vi^  chapitre  de  son  IV^  livre,  Smith  dit  que  le  traité  de 
Méthuen,  en  admettant  les  vins  portugais  sous  un  droit  moin- 
dre d'un  tiers  que  celui  qui  se  percevait  sur  les  autres  vins, 
avait  accordé  aux  Portugais  un  privilège,  tandis  que  les  An- 
glais, obligés  de  payer  pour  leurs  draps  en  Portugal  le  même 
droit  que  toute  autre  nation,  n'en  avaient  obtenu  aucun  en 
retour.  Mais  est-ce  que  les  Portugais  n'avaient  pas  jusque-là 
tiré  de  France,  de  Hollande,  d'Allemagne  et  de  Belgique  une 
grande  partie  des  articles  étrangers  qui  leur  étaient  nécessai- 
res? Les  Anglais  n'obtinrent-ils  pas  alors  le  monopole  du 
marché  portugais  pour  un  produit  fabriqué  dont  ils  possédaient 
la  matière  première?  Ne  trouvèrent-ils  pas  le  moyen  de  ne 
payer  que  la  moitié  du  droit?  Le  cours  du  change  ne  favori- 
sait-il pas  la  consommation  des  vins  portugais  en  Angleterre 
par  une  différence  d'environ  15  pour  100?  L'usage  des  vins 
de  France  et  d'Allemagne  ne  cessa-t-il  pas  presque  complète- 
ment en  Angleterre?  L'or  et  l'argent  du  Portugal  ne  fourni- 
rent-ils pas  aux  Anglais  les  moyens  d'acheter  dans  l'Inde  des 
masses  de  marchandises  et  d'en  inonder  le  continent  euro- 
péen? Les  fabriques  de  drap  du  Portugal  ne  furent-elles  pas 
entièrement  ruinées  au  profit  des  fabriques  anglaises?  Toutes 
les  colonies  du  Portugal,  particulièrement  le  riche  Brésil,  ne 
devinrent-elles  pas  ainsi  de  véritables  colonies  anglaises? 

(1)  Anderson,  année  170J. 

(2)  L'opinion  d'Adam  Smith  sur  le  traité  de  Méthuen  est  étrange  en  effet; 
mais  elle  a  trouvé  d'autres  contradicleurs  que  List.  Dans  une  noie  relative  à 
ce  passage  de  la  Richesse  des  nations,  M.  Blanqui,  dont  le  témoignage  en 
pareille  matière  n'est  pas  suspect,  s'exprime  ainsi  :  «  Les  faits  ont  démontré 
assez  éloquemment  depuis  un  siècle  que  le  traité  de  Méthuen  n'était  pas  au 
désavantage  de  la  Grande-Bretagne.  »  (H.  R  ) 


170  SYSTÈME   NATIONAL.    ~    LIVRE   I. 

Sans  doute,  ce  traité  donna  aux  Portugais  un  privilège,  mais 
purement  nominal  ;  il  conféra  aux  Anglais  un  privilège  de  fait. 
Le  même  esprit  se  retrouve  dans  les  autres  traités  de  com- 
merce conclus  par  les  Anglais.  Toujours  cosmopolites  et 
philanthropes  en  paroles,  ils  ont  été  constamment  monopo- 
leurs d'intention. 

D'après  le  second  argument  d'Adam  Smith,  le  traité  n'au- 
rait point  été  avantageux  aux  Anglais  par  la  raison  suivante  : 
le  numéraire  qu'ils  recevaient  des  Portugais  pour  prix  de  leurs 
draps,  ils  étaient  obligés  de  l'expédier  en  majeure  partie  dans 
d'autres  pays  et  de  l'échanger  contre  des  marchandises,  tandis 
qu'ils  auraient  eu  plus  de  profit  à  échanger  directement  ces 
draps  contre  les  marchandises  dont  ils  avaient  besoin,  et 
à  obtenir  ainsi  par  une  seule  opération  ce  qui,  dans  leur 
commerce  avec  lePortugal,  exigeait  deux  échanges.  En  vérité, 
sans  la  haute  opinion  que  nous  avons  du  caractère  et  de  la 
sagacité  du  célèbre  écrivain,  ce  raisonnement  nous  ferait 
douter  ou  de  sa  sincérité  ou  de  son  intelligence.  Pour  l'hon- 
neur de  Tune  ou  de  l'autre,  nous  nous  bornerons  à  gémir  sur 
l'infirmité  de  la  nature  humaine,  à  laquelle  Adam  Smith,  lui 
aussi,  devait  payer  un  large  tribut  avec  ses  arguments  étran- 
ges et  presque  ridicules,  aveuglé  qu'il  était  par  la  pensée, 
généreuse  en  elle-même,  de  justifier  la  hberté  absolue  du  com- 
merce. 

L'argument  qu'on  vient  de  citer  n'est  ni  plus  raisonnable 
ni  plus  logique  que  cette  thèse  :  qu'un  boulanger  qui  vend 
du  pain  à  ses  pratiques  pour  de  l'argent,  et  avec  cet  argent 
achète  au  meunier  de  la  farine,  ne  fait  pas  une  affaire  avanta- 
geuse, par  la  raison  que,  s'il  avait  directement  échangé  le 
pain  contre  la  farine,  il  eût  atteint  son  but  par  un  échange 
au  lieu  de  deux.  Il  ne  faut  pas  beaucoup  de  sagacité  pour 
répondre  que  peut-être  le  meunier  ne  consomme  pas  autant 
de  pain  que  le  boulanger  pourrait  lui  en  fournir,  que  peut- 
être  même  il  sait  boulanger  et  boulange  en  effet,  et  que,  par 
conséquent,  l'opération  du  boulanger  n'aurait  pas  eu  heu  sans 
ces  deux  échanges.  Telle  était  la  situation  commerciale  du 


l'histoire.    CHAPITRE    V.  171 

Portugal  et  de  l'Angleterre  à  l'époque  du  traité.  Le  Portugal 
recevait  de  l'Amérique  du  Sud  de  l'or  et  de  l'argent  pour  les 
articles  manufacturés  qu'il  y  expédiait  ;  mais,  trop  paresseux 
ou  trop  dépourvu  de  jugement  pour  fabriquer  lui-même  ces 
articles,  il  les  achetait  de  l'Angleterre  avec  des  métaux  pré- 
cieux. La  partie  de  ces  métaux  précieux  qui  n'était  pas  utile  à 
la  circulation  de  leur  pays,  les  Anglais  l'exportaient  aux  Indes 
orientales  et  en  Chine,  y  achetaient  des  marchandises,  et  les 
vendaient  ensuite  au  continent  européen,  d'où  ils  importaient 
des  produits  agricoles,  des  matières  brutes  ou  même  encore 
des  métaux  précieux. 

Nous  le  demanderons  maintenant  au  nom  du  sens  commun  : 
qui  eût  acheté  aux  Anglais  tous  ces  draps  qu'ils  fournissaient 
au  Portugal,  si  les  Portugais  eussent  préféré  les  fabriquer 
eux-mêmes  ou  les  acheter  ailleurs  ?  Ils  ne  les  auraient  point 
écoulés  dans  le  Portugal,  et  déjà  ils  vendaient  aux  autres 
contrées  autant  de  draps  que  celles-ci  pouvaient  en  prendre. 
Ils  auraient  donc  cessé  de  fabriquer  tout  le  drap  qu'ils  four- 
nissaient au  Portugal  ;  ils  n'auraient  plus  envoyé  dans  l'Inde 
les  métaux  précieux  qu'ils  recevaient  en  échange  :  ils  auraient 
rapporté  en  Europe  et  vendu  au  continent  européen  une 
quantité  d'autant  moindre  d'articles  de  l'Inde,  et  par  suite 
importé  du  continent  européen  d'autant  moins  de  matières 
premières. 

Le  troisième  argument  d'Adam  Smilh,  que  les  Anglais,  à 
défaut  des  espèces  du  Portugal,  se  seraient  procuré  autrement 
celles  dont  ils  avaient  besoin,  ne  soutient  pas  mieux  l'examen. 
Le  Portugal,  dit-il,  aurait  toujours  envoyé  à  l'étranger  son 
excédant  en  métaux  précieux,  et  d'une  manière  ou  d'une 
autre,  par  conséquent,  ces  métaux  seraient  parvenus  aux 
Anglais.  Nous  supposons  que  les  Portugais  eussent  eux- 
mêmes  fabriqué  leurs  draps,  eux-mêmes  expédié  en  Chine  et 
aux  Indes  Orientales  leur  surplus  de  métaux  précieux,  et 
vendu  à  l'étranger  leurs  cargaisons  de  retour,  et  nous  nous 
permettrons  de  demander  si,  dans  une  pareille  hypothèse,  les 
Anglais  auraient  pu  voir  beaucoup  d'or  du  Portugal.  Il  en 


172  SYSTÈME   NATIONAL.    LIVRE   I. 

eût  été  de  même,  si  le  Portugal  avait  conclu  un  traité  de 
Méthuen  avec  la  Hollande  ou  avec  la  France.  Dans  ces  deux 
cas,  sans  doute,  l'Angleterre  eût  bien  touché  quelque  peu 
d'argent,  mais  seulement  celui  qu'elle  aurait  retiré  de  ses 
ventes  de  laines  brutes.  En  un  mot,  l'industrie  manufactu- 
rière, le  commerce  et  la  navigation  des  Anglais  n'auraient 
pu,  sans  le  traité  de  Méthuen,  prendre  l'essor  qu'ils  ont  pris. 

Mais,  quelque  opinion  qu'on  ait  des  résultats  du  traité  de 
Méthuen  par  rapport  à  l'Angleterre,  il  paraît  du  moins 
reconnu  qu'en  ce  qui  touche  le  Portugal  ils  n'ont  pas  été  de 
nature  à  encourager  les  autres  pays  à  sacrifier  leur  industrie 
manufacturière  à  la  concurrence  anglaise  pour  favoriser 
l'exportation  de  leurs  produits  agricoles.  L'agriculture  et  les 
fabriques,  le  commerce  et  la  navigation  du  Portugal,  loin 
d'être  ranimés  par  les  rapports  avec  l'Angleterre,  ne  firent 
que  décliner  de  plus  en  plus.  Vainement  Pombal  essaya  de  les 
relever  ;  la  concurrence  anglaise  rendit  tous  ses  efforts  im- 
puissants. On  ne  doit  pas  méconnaître  d'ailleurs,  que,  dans 
un  pays  tel  que  le  Portugal,  où  tout  le  système  social  entravait 
le  développement  de  l'agriculture  et  du  commerce,  la  poli- 
tique commerciale  ne  pouvait  rien  produire  de  satisfaisant. 
Le  peu  de  bien  que  fit  Pombal  prouve,  toutefois,  combien  un 
gouvernement  animé  de  sollicitude  pour  l'industrie  peut  lui 
rendre  de  services,  du  moment  où  les  obstacles  qui  tiennent  à 
l'organisation  sociale  sont  écartés. 

On  fit  la  même  expérience  en  Espagne  sous  le  gouverne- 
ment de  Philippe  V  et  de  ses  deux  premiers  successeurs. 
Quelque  insuffisante  que  fût  la  protection  qu'on  accorda  sous 
le  règne  des  Bourbons  à  Tindustrie  nationale,  et  quelque 
mollesse  qu'on  mît  dans  l'exécution  des  lois  de  douane,  toutes 
les  branches  d'industrie,  toutes  les  provinces  du  royaume 
reçurent  visiblement  un  remarquable  élan  (1)  de  l'importation 

(!)  Marpherson,  Annales  du  commerce,  années  1771  et  1774.  —  Des  res- 
Irictions  à  l'impoitaiion  des  produits  étrangers  contribuèrent  puissamnnenl 
au  développement  des  fabriques  espagnoles.  Jusque-là  l'Espagne  avait  tiré 
d'Angleterre  les  dix-neuf  vingtièmes  de  sa  consommation  en  articles  fabri- 


l'histoire.    CHAPITRE   V.  173 

de  France  en  Espagne  de  la  politique  commerciale  de  Colbert. 
Quand  on  lit  Ustaritz  et  Ulloa  (1),  on  s'étonne  de  ces  résultats 
dans  un  tel  pays.  Partout  des  routes  affreuses,  praticables 
seulement  pour  des  mulets  ;  nulle  part  d'auberges  bien  tenues, 
nulle  part  de  ponts,  ni  de  canaux,  ni  de  navigation  fluviale  ; 
chaque  province  séparée  du  reste  du  pays  par  des  lignes  de 
douane  ;  un  péage  royal  aux  portes  de  chaque  ville  ;  le  bri- 
gandage et  la  mendicité  exercés  comme  des  professions  ;  le 
commerce  de  contrebande  au  plus  haut  point  de  prospérité  ; 
le  système  d'impôts  le  plus  écrasant  :  telles  étaient,  d'après 
ces  écrivains,  les  causes  de  la  décadence  de  l'industrie  et  de 
l'agriculture.  Ils  n'osaient  pas  dénoncer  les  causes  premières 
de  ces  maux,  savoir  ;  le  fanatisme,  l'avidité  et  les  vices  du 
clergé,  les  privilèges  de  la  noblesse,  le  despotisme  du  gouver- 
nement, le  manque  de  lumières  et  de  liberté  dans  le  peuple. 

Un  digne  pendant  du  traité  de  Méthuen  est  le  traité  à'asiento 
conclu  par  l'Espagne  en  1713;  cet  acte,  en  autorisant  les 
Anglais  à  importer  annuellement  dans  l'Amérique  espagnole 
une  certaine  quantité  de  nègres  d'Afrique  et  à  visiter  chaque 
année  avec  un  navire  le  port  de  Porto-Bello,  les  mit  à  même 
d'introduire  par  fraude  sur  ce  continent  des  masses  de  pro- 
duits fabriqués. 

Ainsi  tous  les  traités  de  commerce  de  l'Angleterre  nous 
présentent  une  tendance  constante  à  conquérir  à  son  industrie 
manufacturière  les  pays  avec  lesquels  elle  négocie,  en  leur 
offrant  des  avantages  apparents  pour  leurs  produits  agricoles 
et  pour  leurs  matières  brutes.  Partout  elle  vise  à  ruiner  leurs 
fabriques  par  le  bon  marché  de  ses  articles  et  par  la  longueur 
de  ses  crédits.  Quand  elle  ne  peut  obtenir  un  faible  tarif,  elle 
s'applique  à  éluder  les  droits  ou  à  organiser  la  contrebande 
sur  une  grande  échelle  ;  le  premier  mode  lui  a  réussi,  comme 
on  l'a  vu,  en  Portugal;  le  second,  en  Espagne.  La  perception 

qués.  —  Brougham,  Recherches  sur  la  politique  coloniale  des  puissances 
européennes,  tom.  I. 

(1)  Ustaritz,  Théorie  du  commerce.  —  Ulloa,  Rétablissement  des  manufac- 
tures d'Espagne. 


174  SYSTÈME   NATIONAL.    —    LIVRE   I. 

des  droits  d'entrée  d'après  la  valeur  l'a  particulièrement 
servie  ;  aussi  l'a-t-on  vue  récemment  s'évertuer  à  discréditer 
le  système  des  droits  au  poids  établi  par  la  Prusse. 

/^r,/^/^o/^/^/^/^/^y^/^/\/^/^/\A/^/^/^A/^/A/^/^y^/^r^/^/^/\A/\/^y\/^/^/■/\/^y^/^/^/^A/^/^A/^/^/"l/^/^A/^/^/^Ay-lA 


CHAPITRE  VI. 

LES    FRANÇAIS. 

La  France,  elle  aussi,  avait  conservé  des  débris  de  la  civi- 
lisation romaine.  Sous  l'influence  des  Germains,  qui  n'ai- 
maient que  la  chasse,  et  qui  ramenèrent  à  l'état  de  bois  et  de 
bruyères  beaucoup  de  champs  depuis  longtemps  cultivés,  ils 
disparurent  en  majeure  partie.  C'est  aux  monastères,  qui  dans 
la  suite  devinrent  un  si  grand  obstacle  à  la  civilisation,  que 
la  France,  de  même  que  le  reste  de  l'Europe,  doit  la  meil- 
leure part  de  ses  progrès  dans  l'agriculture  durant  le  moyen 
âge.  Les  habitants  de  ces  demeures  n'entretenaient  point  de 
querelles  comme  la  noblesse,  ils  n'accablaient  point  leurs 
vassaux  de  services  militaires,  leurs  champs  et  leur  bétail 
étaient  moins  exposés  au  pillage  et  à  la  destruction.  Les  ecclé- 
siastiques aimaient  à  bien  vivre,  ils  haïssaient  la  guerre,  et  ils 
cherchaient  à  acquérir  de  la  considération  en  soutenant  les 
nécessiteux.  De  là  le  proverbe  :  «  Il  fait  bon  habiter  sous  la 
crosse.  » 

Les  croisades,  la  fondation  par  saint  Louis  des  communes 
et  des  corporations,  et  le  voisinage  de  l'Italie  et  de  la  Flandre 
aidèrent  de  bonne  heure  au  développement  des  arts  et  des 
métiers  en  France.  Dès  le  quatorzième  siècle,  la  Normandie 
et  la  Bretagne  fournissaient  des  étoffes  de  laine  et  de  lin  pour 
la  consommation  intérieure  et  pour  l'exportation  en  Angle- 
terre. A  la  même  époque,  les  envois  de  vin  et  de  sel,  princi- 
palement par  l'intermédiaire  des  Anséates,  étaient  considéra- 


L  HISTOIRE.    CHAPITRE    IV.  175 

bles.  François  I^'  introduisit  l'industrie  de  la  soie  dans  le  midi 
de  ia  France  ;  Henri  IV  la  favorisa,  ainsi  que  celles  du  verre, 
des  toiles  de  lin  et  des  tissus  de  laine  ;  Richelieu  et  Mazarin 
encouragèrent  les  manufactures  de  soie,  la  fabrication  du  ve- 
lours et  des  lainages  de  Rouen  et  de  Sedan,  ainsi  que  les 
pêcheries  et  la  navigation. 

Aucun  pays  ne  se  ressentit  autant  que  la  France  de  la  dé- 
couverte de  l'Amérique.  Les  provinces  de  l'Ouest  expédiaient 
en  Espagne  beaucoup  de  blé.  Un  grand  nombre  de  paysans 
émigraient  chaque  année  du  pied  des  Pyrénées  dans  le  nord- 
est  de  l'Espagne  pour  y  chercher  de  l'ouvrage.  De  grandes 
quantités  de  vin  et  de  sel  étaient  envoyées  dans  les  Pays-Ras 
espagnols,  et  les  soieries,  les  velours  et  en  général  les  articles 
de  luxe  de  la  France  trouvaient  un  important  débouché  dans 
les  Pays-Ras,  en  Angleterre,  en  Espagne  et  en  Portugal.  L'or 
et  l'argent  de  l'Espagne  entrèrent  ainsi  de  bonne  heure  abon- 
damment dans  la  circulation  du  royaume. 

Cependant  la  période  brillante  de  l'industrie  française  ne 
commença  qu'avec  Colbert. 

A  la  mort  de  Mazarin,  ni  l'industrie  manufacturière,  ni  le 
commerce,  ni  la  navigation,  ni  la  pêche  maritime  du  pays 
n'avaient  d'importance,  et  les  finances  étaient  dans  un  état 
déplorable.  Colbert  eut  le  courage  d'entreprendre  à  lui  seul 
une  œuvre  que  l'Angleterre  n'a  menée  à  fin  qu'après  trois 
siècles  d'efforts  et  deux  révolutions.  Il  fit  venir  de  toutes  parts 
les  fabricants  et  les  ouvriers  les  plus  habiles,  acheta  des  se- 
crets de  fabrique,  se  procura  des  machines  et  des  instruments 
meilleurs.  A  l'aide  d'un  système  général  de  douanes  bien 
conçu,  il  assura  à  l'industrie  du  pays  le  marché  du  pays  ;  en 
supprimant  ou  en  restreignant  le  plus  possible  les  douanes 
provinciales,  en  construisant  des  routes  et  des  canaux,  il  encou- 
ragea le  commerce  intérieur.  Ces  mesures  profitèrent  à  l'agri- 
culture plus  encore  qu'aux  fabriques,  en  doublant,  en  triplant 
le  nombre  des  consommateurs  de  ses  produits,  et  en  mettant 
les  producteurs  en  communication  facile  avec  les  consomma- 
teurs. 11  favorisa  de  plus  l'agriculture  par  la  diminution  des 


176  SYSTÈME  NATIONAL.    —    LIVRE   I. 

impôts  directs  sur  la  terre,  par  des  adoucissements  dans  le 
mode  de  perception,  jusque-là  très-rigoureux,  par  une  équi- 
table répartition  des  charges,  enfin  par  des  mesures  tendant 
à  réduire  le  taux  de  l'intérêt.  Il  ne  défendit  l'exportation  du 
blé  que  dans  les  temps  de  cherté.  Il  eut  surtout  à  cœur  l'exten- 
sion du  commerce  extérieur  et  le  développement  des  pêche- 
ries ;  il  rétablit  les  relations  avec  le  Levant,  augmenta  le  com- 
merce avec  les  colonies,  ouvrit  le  commerce  avec  le  Nord. 
Dans  toutes  les  branches  de  l'administration,  il  fit  régner 
l'économie  et  l'ordre  les  plus  sévères.  A  sa  mort,  la  France 
comptait  50,000  métiers  à  tisser  la  laine,  et  produisait  pour 
50  millions  de  francs  de  soieries;  ses  revenus  publics  s'étaient 
accrus  de  28  millions,  et  elle  possédait  des  pêcheries  floris- 
santes, une  vaste  navigation  et  une  puissante  marine  (1). 

Un  siècle  après,  les  économistes  blâmèrent  sévèrement 
Colbert  ;  ils  prétendirent  que  cet  homme  d'Etat  avait  voulu 
faire  fleurir  l'industrie  manufacturière  aux  dépens  de  l'agri- 
culture; reproche  qui  ne  prouve  rien,  sinon  qu'eux-mêmes 
ne  s'étaient  pas  rendu  compte  de  la  nature  de  l'industrie  ma- 
nufacturière (2). 

Bien  que  Colbert  commît  une  faute  en  mettant  à  l'exporta- 
tion des  produits  bruts  des  obstacles  périodiques,  il  augmenta 
tellement,  par  le  développement  de  l'industrie  manufactu- 
rière, la  demande  des  produits  agricoles,  qu'il  indemnisa  au 
décuple  l'agriculture  du  tort  que  ces  restrictions  lui  causaient. 
Si,  contre  les  principes  d'une  politique  éclairée,  il  prescrivit 
des  procédés  nouveaux  et  obligea  par  la  contrainte  les  fabri- 

(1)  Éloge  de  Jean-Baptiste  Colbert,  par  Necker,  1773. 

(2)  Voyez  dans  l'écrii  de  Quesnay  :  Physiocratie  ou  du  gouvernement  le 
plus  avantageux  au  genre  humain,  1768,  noie  5,  sur  la  maxime  viii,  où  Col- 
bert est  réfuté  et  jugé  par  Quesnay  en  deux  pages,  tandis  qu'il  en  a  fallu 
cent  à  Necker  pour  mettre  son  système  et  ses  actes  en  lumière.  On  ne  sait  si 
l'on  doit  s'étonner  davantage  de  l'ignorance  de  Quesnay  en  matière  d'indus- 
trie, d'histoire  et  de  finances,  ou  de  la  présomption  avec  laquelle,  sans  allé^ 
guer  de  motifs,  il  maltraite  un  homme  tel  que  Colbert.  Ce  rêveur  ignorant  n'a 
pas  même  eu  la  sincérité  de  mentionner  l'expulsion  des  Huguenots  ;  que 
dis-je?  il  n'a  pas  rougi  de  soutenir  contre  toute  vérité  que  Colbert  avait  em- 
pêché, par  une  police  vexatoire,  le  commerce  du  blé  de  province  à  province. 


l'bISTOIRE.    CHAPITRE    VI.  177 

cants  à  les  adopter,  il  faut  se  rappeler  que  ces  procédés  étaient 
après  tout  les  meilleurs  et  les  plus  avantageux  de  son  temps, 
et  qu'il  avait  affaire  à  un  peuple  qui,  plongé  dans  l'apathie 
par  un  long  despotisme,  repoussait  toute  nouveauté,  fût-elle 
une  amélioration.  Mais  le  reproche  d'avoir,  par  le  système 
protecteur,  détruit  une  grande  partie  de  l'industrie  française, 
ne  pouvait  être  adressé  à  Colbert  que  par  une  école  qui  igno- 
rait entièrement  la  révocation  de  l'édit  de  Nantes  et  ses  fu- 
nestes conséquences.  Par  celle  déplorable  mesure,  la  France 
perdit,  après  la  mort  de  Colbert,  dans  l'espace  de  trois  ans, 
un  demi-million  de  ses  habitants  les  plus  industrieux,  les  plus 
adroits,  les  plus  riches,  lesquels,  au  double  préjudice  du  pays 
qu'ils  avaient  enrichi,  transportèrent  leur  industrie  et  leurs 
capitaux  en  Suisse,  dans  toute  l'Allemagne  protestante,  et  par- 
ticulièrement en  Prusse,  de  plus  en  Hollande  et  en  Angle- 
terre. Ainsi  les  intrigues  d'une  maîtresse  bigote  ruinèrent  en 
trois  ans  le  brillant  ouvrage  de  toute  une  génération  et  firent 
retomber  la  France  dans  son  ancienne  apathie  ;  tandis  que 
l'Angleterre,  soutenue  par  sa  constitution  et  animée  de  toute 
l'énergie  que  sa  révolution  lui  avait  imprimée,  poursuivait 
sans  relâche  et  avec  une  ardeur  croissante  l'œuvre  d'Ehsabeth 
et  des  ses  prédécesseurs. 

Le  triste  état  auquel  l'industrie  et  les  finances  de  la  France 
avaient  été  réduites  par  l'incapacité  prolongée  de  son  gouver- 
nement, et  le  spectacle  de  la  grande  prospérité  de  l'Angle- 
terre excitèrent,  peu  avant  la  révolution  française,  l'émulation 
des  hommes  d'Etat  de  la  France.  Imbus  des  théories  creuses 
des  économistes,  au  rebours  de  Colbert,  ils  cherchèrent  un 
remède  dans  l'établissement  de  la  liberté  commerciale.  On 
crut  restaurer  d'un  trait  de  plume  la  prospérité  du  royaume, 
en  procurant  aux  vins  et  aux  eaux -de-vie  de  France  un  mar- 
ché plus  étendu  en  Angleterre,  en  admettant  les  produits 
fabriqués  de  l'Angleterre  à  des  conditions  favorables,  soit  au 
droit  de  12  pour  100.  Ravie  de  la  proposition,  l'Angleterre 
accorda  volontiers  à  la  France  une  seconde  édition  du  traité 
de  Méthuen  dans  le  traité  d'Eden,  copie  qui  produisit  bientôt 

12 


i78  SYSTÈME    NATIONAL.    LIVRE    ï. 

des  effets  tout  aussi  désastreux  que    Toriginal   portugais. 

Les  Anglais,  accoutumés  aux  vins  capiteux  de  la  Pénin- 
sule, n'augmentèrent  pas  leur  consommation  aussi  rapide- 
ment qu'on  s'en  était  flatté.  D'un  autre  côté,  on  découvrit  en 
France  avec  effroi  qu'on  n'avait  à  offrir  aux  Anglais  que  des 
modes  et  des  objets  de  luxe,  dont  la  valeur  totale  était  insi- 
gnifiante, tandis  que  les  fabricants  anglais  surpassaient  de 
beaucoup  ceux  de  France,  tant  pour  le  bas  prix  des  marchan- 
dises que  pour  leur  bonne  qualité  et  pour  la  longueur  des 
crédits,  dans  tous  les  articles  de  première  nécessité,  dont  la 
valeur  totale  était  immense.  Cette  concurrence  ayant  en  peu 
de  temps  mis  les  fabriques  de  la  France  à  deux  doigts  de  leur 
perte,  pendant  que  les  \ignobles  français  n'avaient  réalisé  que 
de  faibles  bénéfices,  le  gouvernement  français  essaya,  par 
l'abandon  du  traité  (1),  de  mettre  un  terme  au  progrès  de  la 
ruine,  mais  il  ne  fit  qu'acquérir  la  conviction  qu'il  est  beau- 
coup plus  facile  de  ruiner  en  quelques  années  des  fabriques 
florissantes  que  de  relever  dans  une  génération  des  fabriques 
ruinées.  La  concurrence  anglaise  avait  fait  naître  en  France 
pour  les  articles  anglais  un  goût  qui  longtemps  encore  entre- 
tint une  contrebande  étendue  et  difficile  à  réprimer.  Les  An- 
glais n'eurent  pas  autant  de  peine,  après  la  cessation  du  traité, 
à  accoutumer  de  nouveau  leurs  palais  aux  vins  de  la  Péninsule. 

Bien  que  les  troubles  de  la  révolution  et  les  guerres  con- 
tinuelles de  Napoléon  ne  fussent  guère  favorables  à  l'indus- 
trie française,  et  que,  durant  cette  période,  les  Français  eus- 
sent perdu  la  plus  grande  partie  de  leur  commerce  maritime 
et  toutes  leurs  colonies,  néanmoins  les  fabriques  françaises, 
uniquement  grâce  à  la  possession  exclusive  du  marché  inté- 
rieur et  à  Tabolition  des  entraves  féodales,  jouirent,  sous 
l'Empire,  d'une  prospérité  plus  grande  qu'à  aucune  époque 
de  l'ancien  régime.  On  a  fait  la  même  remarque  à  l'égard  de 
l'Allemagne  et  de  tous  les  pays  auxquels  s'étendit  le  système 
continental. 

Napoléon  avait  dit  dans  son  style  monumental  qu'un  pays 

(1)  Le  irailé  subsista  jusqu'à  la  guerre  avec  la  Grande-Bretagne.      (H.  A. 


l'histoire.    —   CHAPITRE    VI.  179 

qui,  dansTétat  actuel  du  monde,  pratiquerait  le  principe  de 
la  liberté  du  commerce,  serait  réduit  en  poussière.  En  cela,  il 
avait  montré  plus  de  sens  politique  que  les  économistes  con- 
temporains dans  tous  leurs  ouvrages.  On  est  étonné  de  la  pé- 
nétration avec  laquelle  ce  grand  esprit,  sans  avoir  étudié  les 
systèmes  d'économie  politique,  s'était  rendu  compte  de  la 
nature  et  de  l'importance  de  l'industrie  manufacturière  (1). 
Autrefois,  a  dit  Napoléon,  il  n'y  avait  qu'une  sorte  de  pro- 
priété, la  propriété  foncière  ;  il  en  a  surgi  une  nouvelle,  Fin- 
dustrie.  Ainsi  Napoléon  voyait  et  exprimait  clairement  ce  que 
les  économistes  de  l'époque  ne  voyaient  pas,  ou  du  moins 
n'exprimaient  pas  avec  netteté  ;  savoir  qu'un  pays,  qui  réunit 
l'industrie  manufacturière  et  l'agriculture,  est  infiniment  plus 
complet  et  plus  riche  qu'un  pays  purement  agricole.  Ce  que 
Napoléon  a  fait  pour  consolider  ou  développer  l'éducation  in- 
dustrielle de  la  France,  pour  y  ranimer  le  crédit,  pour  y  in- 
troduire et  y  mettre  en  œuvre  les  découvertes  nouvelles  et  les 
perfectionnements,  pour  y  améliorer  enfin  les  voies  de  trans- 
port, est  trop  connu  pour  qu'il  soit  nécessaire  de  le  retracer. 
Peut-être  le  serait-il  de  rappeler  quels  jugements  étranges  et 
injustes  les  théoriciens  du  temps  ont  portés  sur  ce  monarque 
éclairé  et  ferme. 

A  la  chute  deNapoléon,  la  concurrence  anglaise,  jusque-là 
restreinte  à  la  contrebande,  reprit  pied  sur  le  continent  de 
l'Europe  et  sur  celui  de  l'Amérique.  Pour  la  première  fois 
alors  on  entendit  les  Anglais  condamner  le  système  protec- 
teur et  vanter  la  théorie  du  libre  commerce  d'Adam  Smith 

(1)  Chateaubriand,  dans  ses  Mémoires  d' outre-tombe,  Ve  volume,  nous  ap- 
prend que  cel  homme  extraordinaire  n'ëtail  pas  resté  étrangeraux  éludes  éco- 
nomiques :  «  Entre  1784  et  1793  s'étend,  la  carrière  littéraire  de  Napoléon 

courte  par  l'espace,  longue  par  les  travaux Il  travaillait  sur  les  historiens, 

les  philosophes,  les  économistes,  Hérodote,  Strabon,  Diodore  de  Sicile,  Fi- 
langieri,  Alnbly,  Smith,  etc. 

—  M.  Golwell,  le  commentateur  américain,  a  ajouté  à  la  note  ci-dessus  la 
note  suivante  :  «  La  vaste  collection  des  économistes  italiens,  par  le  baron 
Custodi,  en  50  volumes  in-8,  est  une  preuve  de  l'intérêt  que  Napoléon  pre- 
nait à  l'économie  politique;  cette  collection  a  été  publiée  sur  son  ordre  et  à 
ses  frais,  pendant  qu'il  était  le  maître  de  l'Italie.  »  (H.  R.) 


180  SYSTÈME   NATIONAL.    LIVRE    I. 

théorie  que  ces  insulaires  si  pratiques  n'avaient  considérée 
jusque-là  que  comme  une  utopie.  Le  froid  observateur  pouvait 
aisément  apercevoir  que  l'enthousiasme  de  la  philanthropie 
était  étranger  à  cette  conversion  ;  car  c'était  seulement  lors- 
qu'il était  question  de  faciliter  l'exportation  des  produits  fabri- 
qués anglais  sur  le  continent  de  l'Europe  ou  sur  celui  de 
l'Amérique,  que  se  produisaient  des  arguments  cosmopolites; 
lorsqu'il  s'agissait  de  la  libre  importation  du  blé  ou  même  de 
la  concurrence  des  articles  des  fabriques  étrangères  sur  le 
marché  anglais,  on  entendait  un  tout  autre  langage  (1).  Mal- 
heureusement, disait-on,  la  longue  application  d'un  système 
contraire  à  la  nature  avait  créé  en  Angleterre  un  état  de  choses 
artificiel,  qui  ne  pouvait  être  changé  subitement  sans  entraîner 
les  conséquences  les  plus  funestes  ;  on  était  obligé  de  procéder 
avec  beaucoup  de  circonspection  et  de  prudence  ;  l'Angle- 
terre en  cela  était  à  plaindre  ;  il  était  d'autant  plus  heureux 
pour  les  peuples  du  continent  de  l'Europe  et  de  celui  de  l'Amé- 
rique, que  leur  situation  leur  permît  de  jouir  sans  retard  des 
bienfaits  de  la  liberté  du  commerce. 

(1)  Un  spirituel  orateur  américain,  M.  Baldwin,  actuellement  juge  suprême 
aux  Étals-Unis,  a  dit  avec  justesse  et  malice  du  système  de  libre  commerce 
de  Ganning  et  de  Huskisson,  «  qu'il  en  était  de  ce  système  comme  de  la 
plupart  des  produits  des  manufactures  anglaises,  qui  ont  été  fabriqués  beau- 
coup moins  pour  la  consommation  du  pays  que  pour  l'exportation.  » 

On  ne  sait  si  l'on  doit  rire  ou  pleurer  quand  on  se  rappelle  avec  quel  en- 
thousiasme les  libéraux  de  France  et  d'Allemagne,  mais  surtout  les  théori- 
ciens cosmopolites,  entre  autres  J.  B.  Say,  accueillirent  l'annonce  des  réfor- 
mes de  Canning  et  de  Huskisson.  On  eût  dit,  à  leur  allégresse,  que  le  millé- 
naire était  arrivé.  Écoutons  ce  que  le  biographe  de  M.  Canning  a  dit  des 
opinions  de  ce  ministre  sur  la  liberté  du  commerce  : 

«  M.  Canning  était  pleinement  convaincu  de  la  vérité  du  principe  abstrait 
que  le  commerce  prospère  d'autant  plus  qu'il  est  plus  exempt  d'entraves  ; 
mais,  comme  telle  n'avait  été  l'opinion  ni  de  nos  ancêtres,  ni  des  nations  qui 
nous  environnent,  et  que  des  restrictions  avaient  été  mises,  en  conséquence, 
à  toutes  les  opérations  commerciales,  il  en  était  résulté  un  étal  de  choses 
dans  lequel  l'application  irréfléchie  du  principe  abstrait,  qutlleque  fût  la  vérité 
de  ce  principe  en  théorie,  pourrait  avoir  dos  conséquences  désastreuses.  » 
{Vie  politique  de  M.  Canning,  par  M.  Siapleton.) 

En  1828,  cette  pratique  anglaise  se  ré\éla  de  nouveau  avec  la  plus  grande 
clarté,  lorsque  le  libéral  M.  Hume  parla  sans  scrupule  d'étrangler  les  fabri- 
ques du  continent. 


l'histoire.    —   CHAPITRE    Vil.  181 

La  France,  bien  que  son  ancienne  dynastie  lui  eut  été  ra- 
menée sous  la  bannière  ou  du  moins  par  For  de  l'Angleterre, 
ne  prêta  que  peu  de  temps  l'oreille  à  ces  arguments.  Le  libre 
commerce  avec  l'Angleterre  causa  de  si  terribles  convulsions 
dans  une  industrie  qui  avait  grandi  sous  le  système  continental, 
qu'il  fallut  chercher  un  prompt  refuge  dans  le  régime  prohi- 
bitif, sous  l'égide  duquel,  au  témoignage  de  M.  Dupin  (1), 
l'industrie  manufacturière  de  la  France  doubla  de  1815 
à  1827. 

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CHAPITRE    VIL 

LES   ALLEMANDS. 

Nous  avons  vu  à  propos  des  Anséates  comment  l'Allemagne, 
après  l'Italie,  mais  longtemps  avant  les  autres  Etats  euro- 
péens, avait  prospéré  par  le  commerce;  nous  allons  ici  conti- 
nuer l'histoire  industrielle  de  ce  pays  ;  mais  jetons  d'abord  un 
coup  d'œil  sur  son  état  primitif  et  sur  ses  premiers  dévelop- 
pements. 

La  plus  grande  partie  du  sol,  dans  l'ancienne  Germanie, 
était  employée  en  pâturages  et  en  garennes.  Les  esclaves  et 
les  femmes  se  livraient  à  une  agriculture  encore  insignifiante 
et  grossière.  Les  hommes  libres  s'occupaient  exclusivement 
de  guerre  et  de  chasse.  Telle  est  l'origine  de  toute  la  noblesse 
germanique. 

Cette  noblesse  ne  cessa,  durant  tout  le  moyen  âge,  d'être 
oppressive  pour  l'agriculture,  hostile  à  l'industrie  manufac- 
turière, et  de  fermer  les  yeux  aux  avantages  qu'en  sa  qualité 
de  propriétaire  du  sol  elle  aurait  retirés  de  la  prospérité  de 
l'une  et  de  l'autre. 

(1)  Forces  productives  de  la  France. 


182  SYSTÈME   NATIONAL.    LIVRE    I. 

L'attachement  à  ses  occupations  favorites  d'autrefois  est 
toujours  si  profondément  enraciné  en  elle,  qu'encore  aujour- 
d'hui, bien  qu'enrichie  depuis  longtemps  par  la  charrue  et 
par  la  navette,  elle  rêve  de  garennes  et  de  droit  de  chasse 
dans  les  assemblées  législatives,  comme  si  le  loup  et  la  brebis, 
l'ours  et  l'abeille  pouvaient  vivre  en  paix  l'un  à  côté  de  l'autre, 
comme  si  le  sol  pouvait  servir  à  la  fois  au  jardinage,  à  la 
culture  des  arbres,  à  un  labourage  intelligent,  et  à  l'entre- 
tien de  sangliers,  de  cerfs  et  de  lièvres. 

L'agriculture  des  Allemands  demeura  longtemps  barbare, 
malgré  Tincontestable  influence  que  les  villes  et  les  monas- 
tères exerçaient  sur  leur  voisinage. 

Les  villes  s'élevèrent  dans  les  anciennes  colonies  romaines, 
près  des  résidences  des  princes  et  des  seigneurs  spirituels  et 
temporels,  à  côté  des  monastères,  sur  les  domaines  et  autour 
des  palais  des  empereurs,  qui  les  favorisèrent,  dans  les  lieux 
enfin  où  la  pêche  et  les  communications  par  terre  et  par  eau 
en  provoquaient  la  fondation.  Les  besoins  locaux,  le  commerce 
intermédiaire  étranger,  tels  furent  à  peu  près  leurs  seuls 
moyens  de  prospérité.  Pour  qu'une  industrie  considérable  et 
travaillant  en  vue  de  l'exportation  eût  pu  y  naître,  il  eût  fallu 
de  grands  troupeaux  de  moutons  et  une  culture  du  lin  étendue. 
Mais  la  culture  du  lin  suppose  une  industrie  agricole  avancée, 
et  l'élève  du  mouton  en  grand,  la  sécurité  vis-à-vis  des  loups 
et  des  voleurs.  Le  dernier  point  était  impossible  au  milieu  des 
éternelles  querelles  des  nobles  et  des  princes  entre  eux  et  avec 
les  villes.  Le  bétail  de  pacage  était  toujours  la  première  proie. 
De  plus,  avec  les  vastes  forêts  que,  dans  sa  passion  ^pour  la 
chasse,  la  noblesse  entretenait  soigneusement,  on  ne  pouvait 
songer  à  la  destruction  des  bêtes  féroces.  Le  peu  de  bétail  qui 
existait,  le  défaut  de  sécurité  légale,  et  le  manque  de  capital 
et  de  liberté  chez  ceux  qui  maniaient  la  charrue,  ainsi  que  d'in- 
térêt pour  l'agriculture  chez  les  propriétaires  du  sol,  arrêtaient 
nécessairement  l'essor  du  travail  agricole  et,  par  suite,  celui 
des  villes. 

En  présence  de  cet  élat  de  choses,  on  comprend  comment 


l'histoire.   —  CHAPITRE   VII.  183 

la  Flandre  et  le  Brabant,  dans  des  circonstances  toutes  diffé- 
rentes, parvinrent  de  bonne  heure  à  un  haut  degré  de  liberté 
et  de  prospérité. 

Les  cités  allemandes  fleurirent,  en  dépit  de  ces  obstacles, 
sur  la  mer  Baltique  et  sur  la  mer  du  Nord,  à  l'aide  de  la  pêche, 
de  la  navigation  et  du  commerce  intermédiaire  par  la  voie 
de  mer  ;  dans  la  haute  Allemagne  et  au  pied  des  Alpes  , 
sous  rinfluence  de  l'Italie  et  de  la  Grèce,  et  au  moyen  du  com- 
merce intermédiaire  par  la  voie  de  terre  ;  aux  bords  du  Rhin, 
de  l'Elbe  et  du  Danube,  par  la  culture  de  la  vigne  et  le  com- 
merce du  vin,  par  la  rare  fertilité  du  sol  et  par  la  navigation 
fluviale,  qui,  au  moyen  âge,  où  les  routes  de  terre  étaient 
si  mauvaises  et  si  peu  sûres,  avait  plus  d'importance  que  de 
nos  jours. 

Cette  diversité  d'origine  explique  la  diversité  des  associa- 
tions entre  les  villes  allemandes,  sous  les  noms  d'Anséatique, 
de  Rhénane,  de  Souabe,  de  Hollandaise  et  d'Helvétique. 

Fortes  pendant  quelque  temps  par  l'esprit  de  liberté  qui  les 
animait  au  début,  il  manquait  à  ces  associations  la  garantie 
de  la  durée,  le  principe  d'unité,  le  ciment.  Séparées  les  unes 
des  autres  par  les  possessions  de  la  noblesse  et  par  la  popula- 
tion serve  des  campagnes,  leur  union  devait  se  rompre  tôt  ou 
tard  par  l'effet  du  développement  successif  et  de  la  richesse 
croissante  de  la  population  rurale,  au  sein  de  laquelle  l'auto- 
rité des  princes  maintenait  l'unité.  En  contribuant,  suivant 
la  nature  des  choses,  à  la  prospérité  de  l'agriculture,  les  villes 
travaillèrent  à  leur  propre  ruine,  pour  n'avoir  su  s'adjoin- 
dre ni  la  population  rurale  ni  la  noblesse.  Il  leur  eût  fallu 
pour  cela  plus  d'intelligence  et  plus  de  lumières;  mais  leurs 
vues  politiques  dépassaient  rarement  leur  enceinte. 

Deux  de  ces  ligues  seulement  ont  réalisé  cette  fusion,  non 
par  réflexion  toutefois,  mais  à  la  faveur  et  sous  la  loi  des  cir- 
constances ;  ce  sont  la  Confédération  Suisse  et  les  sept  Pro- 
vinces Unies,  et  elles  subsistent  encore  aujourd'hui.  La  Con- 
fédération Suisse  n'est  pas  autre  chose  qu'une  agglomération 


i84  SYSTÈME    NATIONAL.    —    LIVRE    I. 

de  villes  impériales  allemandes,  formée  et  cimentée  par  la 
population  libre  des  campagnes  qui  les  séparaient. 

Les  autres  durent  leur  ruine  à  leur  mépris  pour  la  popula- 
tion rurale,  à  un  orgueil  insensé  de  citadins,  qui  se  complut  à 
tenir  le  peuple  des  campagnes  dans  l'abaissement  au  lieu  de 
l'élever. 

Les  villes  n'auraient  pu  parvenir  à  l'unité  qu'à  l'aide  de  la 
monarchie  héréditaire.  Mais  la  monarchie  en  Allemagne  se 
trouva  à  la  discrétion  de  princes  qui,  pour  n'être  pas  gênés 
dans  leurs  fantaisies  et  pour  tenir  sous  le  joug  les  villes  et  la 
petite  noblesse,  étaient  intéressés  à  ne  pas  laisser  prévaloir 
l'hérédité. 

On  voit  pourquoi  l'idée  de  l'empire  romain  se  conserva 
chez  les  monarques  allemands.  Ils  n'étaient  puissants  qu'à  la 
tête  des  armées  ;  c'était  seulement  quand  il  y  avait  à  guer- 
royer au  dehors  qu'ils  pouvaient  réunir  les  princes  et  les  villes 
sous  leur  bannière.  C'est  pour  cela  qu'ils  favorisèrent  en 
Allemagne  la  liberté  municipale,  dont  ils  étaient  les  ennemis 
et  les  oppresseurs  en  Italie. 

Mais  les  expéditions  de  Rome  n'affaiblirent  pas  seulement 
de  plus  en  plus  l'autorité  souveraine  en  Allemagne,  elles  dé- 
truisirent aussi  les  dynasties,  qui  auraient  pu  fonder  une  puis- 
sance compacte  au  sein  de  l'Empire,  dans  le  cœur  même  du 
pays.  Quand  la  maison  de  Hohenstaufen  s'éteignit,  le  cœur 
du  pays  se  brisa  en  mille  morceaux. 

Le  sentiment  de  l'impossibilité  de  réunir  ces  débris  con- 
duisit la  maison  de  Habsbourg,  originairement  si  faible  et  si 
dénuée,  à  se  servir  de  la  force  nationale  pour  fonder  au  sud- 
est  de  l'empire,  en  subjuguant  des  tribus  étrangères,  un 
royaume  héréditaire  compacte.  Cette  politique  fut  imitée  dans 
le  nord-est  par  les  margraves  de  Brandebourg.  Ainsi  s'élevè- 
rent au  sud-est  et  au  nord-est  deux  monarchies  héréditaires 
basées  sur  l'asservissement  de  tribus  étrangères,  tandis  que, 
au  nord-ouest  et  au  sud-ouest,  se  constituaient  deux  républi- 
ques, qui  se  séparèrent  chaque  jour  davantage  de  l'Allemagne, 
et  que  dans  l'intérieur,  au  cœur  même  du  pays,  le  morcelle- 


L  HISTOIRE.    —    CHAPITRE    VII.  185 

ment,  rimpuissance  et  la  dissolution  allaient  toujours  crois- 
sant. 

Le  malheur  de  la  nation  allemande  fut  complété  par  l'in- 
vention de  la  poudre  et  par  celle  de  l'imprimerie,  par  la 
prépondérance  du  droit  romain  et  par  la  réformation,  enfin 
par  la  découverte  de  l'Amérique  et  de  la  nouvelle  roule  de 
l'Inde. 

La  révolution  morale,  sociale  et  économique  qui  s'ensuivit, 
enfanta  la  division  et  la  discorde  dans  l'Empire,  division  entre 
les  princes,  division  entre  les  villes,  division  même  entre  la 
bourgeoisie  des  villes  et  ses  voisins  de  tout  rang.  L'énergie 
delà  nation  fut  détournée  alors  de  l'industrie  manufacturière, 
de  l'agriculture,  du  commerce  et  de  la  navigation,  de  l'acqui- 
sition de  colonies,  du  perfectionnement  des  institutions,  et,  en 
général,  de  toutes  les  améliorations  positives;  on  se  battit  pour 
des  dogmes  et  pour  l'héritage  de  l'Kglise. 

En  même  temps  tombèrent  la  Hanse  et  Venise,  et  avec  elles 
le  grand  commerce  de  l'Allemagne,  et  la  puissance  et  la  liberté 
des  cités  allemandes  du  nord  comme  du  sud. 

La  guerre  de  Trente  Ans  vint  ensuite  étendre  ses  dévasta- 
tions sur  toutes  les  campagnes  et  sur  toutes  les  villes.  La  Hol- 
lande et  la  Suisse  se  détachèrent,  et  les  plus  belles  portions 
de  l'Empire  furent  conquises  par  la  France.  De  simples  villes, 
telles  que  Strasbourg,  Nuremberg  et  Augsbourg,  qui  aupa- 
ravant avaient  surpassé  des  électorals  en  puissance,  furent 
réduites  alors  à  une  impuissance  absolue  par  le  système  des 
armées  permanentes. 

Si,  avant  cette  révolution,  les  villes  et  l'autorité  impériale 
s'étaient  plus  étroitement  unies,  si  un  prince  exclusivement 
allemand  s'était  mis  à  la  tête  de  la  réformation  et  l'avait  ac- 
complie au  profit  de  l'unité,  et  de  la  puissance  et  de  la  liberté 
du  pays,  l'agriculture,  l'industrie  manufacturière  et  le  com- 
merce de  l'Allemagne  auraient  pris  un  tout  autre  dévelop- 
pement. Combien  paraît  pauvre  et  inapplicable,  après  cela, 
la  théorie  économi(|ue  qui  fait  découler  la  prospérité  des  na- 
tions uniquement  des  efforts  des  individus  et  qui  n'aperçoit 


186  SYSTÈME    NATIONAL.     LIVRE    I. 

pas  que  la  force  productive  des  individus  dépend,  en  grande 
partie,  de  l'état  social  et  politique  du  pays  ! 

L'adoption  du  droit  romain  n'affaiblit  aucun  pays  autant 
que  l'Allemagne.  L'incroyable  confusion  qu'elle  apporta 
dans  les  relations  privées  n'en  fut  pas  la  pire  conséquence. 
Elle  causa  plus  de  mal  encore,  en  créant  une  caste  de  lettrés 
et  de  juristes  séparée  du  peuple  par  l'esprit  et  par  le  langage, 
qui  traita  le  peuple  comme  un  ignorant,  comme  un  mineur, 
refusa  toute  valeur  au  sens  commun,  substitua  partout  le  se- 
cret à  la  publicité,  et,  placée  dans  une  étroite  dépendance  de 
l'autorité,  fut  partout  l'organe  et  le  champion  de  celle-ci,  se 
prit  partout  à  la  liberté.  C'est  ainsi  qu'au  commencement  du 
dix-huitième  siècle  nous  ne  voyons  encore  en  Allemagne  que 
barbarie  :  barbarie  daiis  la  littérature  et  dans  la  langue,  bar- 
barie dans  la  législation,  l'administration  et  la  justice;  bar- 
barie dans  l'agriculture  ;  disparition  de  l'industrie  manufactu- 
rière et  du  grand  commerce  ;  absence  d'unité  et  de  force 
nationales;  partout  impuissance  et  faiblesse  vis-à-vis  de 
l'étranger. 

Les  Allemands  n'avaient  conservé  qu'une  seule  chose,  leur 
caractère  primitif;  leur  goût  pour  le  travail,  pour  l'ordre, 
pour  l'économie  et  pour  la  modération  ;  leur  persévérance  et 
leur  courage  dans  l'étude  et  dans  les  affaires,  leur  sincère 
désir  du  mieux,  un  grand  fonds  naturel  de  moralité,  de  me- 
sure et  de  réflexion. 

Ce  caractère  a  été  le  partage  commun  des  gouvernants 
comme  des  gouvernés.  Quand  la  nationalité  eut  presque  tota- 
lement disparu  et  qu'on  goûta  quelque  repos,  on  se  mit  dans 
chaque  circonscription  particulière  à  organiser,  à  améliorer, 
à  marcher  en  avant.  Nulle  part  l'éducation,  la  moralité,  le 
sentiment  religieux,  l'art  et  la  science  ne  furent  l'objet  d'une 
égale  sollicitude;  nulle  part  le  pouvoir  absolu  ne  fut  exercé 
avec  plus  de  modération  et  ne  servit  mieux  à  la  propagation 
des  lumières,  à  l'ordre,  à  la  morale,  à  la  répression  des  abus 
et  au  développement  de  la  prospérité  publique. 

La  première  base  de  la  renaissance  de  la  nationalité  aile- 


l'histoire.    CHAPITRE    VII.  187 

mande  fut  évidemment  posée  par  les  gouvernements  eux- 
mêmes,  lorsqu'ils  appliquèrent  consciencieusement  le  revenu 
des  biens  sécularisés  à  l'éducation  et  à  l'instruclion,  à  Tencou- 
ragement  des  arts,  des  sciences  et  de  la  morale,  et,  en  géné- 
ral, à  des  objets  d'utilité  publique.  C'est  par  ce  moyen  que 
la  lumière  pénétra  dans  l'administration  et  dans  la  justice, 
dans  l'enseignement  et  dans  les  lettres,  dans  Tagriculture, 
dans  les  arts  industriels  et  dans  le  commerce,  qu'elle  pénétra 
en  un  mot  dans  les  masses.  L'Allemagne  a  suivi  ainsi  dans 
sa  civilisation  une  tout  autre  marche  que  les  autres  pays.  Au 
lieu  que,  partout  ailleurs,  la  haute  culture  de  l'esprit  a  été  le 
résultat  du  développement  des  forces  productives  matérielles, 
le  développement  des  forces  productives  matérielles  en  Alle- 
magne a  élé  la  conséquence  de  la  culture  morale  qui  l'avait 
précédé.  Ainsi  toute  la  civilisation  actuelle  des  Allemands  est 
pour  ainsi  dire  théorique.  De  là  ce  défaut  de  sens  pratique, 
cette  gaucherie  que,  de  nos  jours,  l'étranger  remarque  chez 
eux.  Ils  se  trouvent  aujourd'hui  dans  le  cas  d'un  individu, 
qui,  ayant  été  jusque-là  privé  de  l'usage  de  ses  membres,  a 
appris  théoriquement  à  se  tenir  debout  et  à  marcher,  à  man- 
ger et  à  boire,  à  rire  et  à  pleurer,  et  s'est  mis  ensuite  à  exer- 
cer ces  fonctions.  De  là  leur  engouement  pour  les  systèmes 
de  philosophie  et  pour  les  rêves  cosmopolites.  Leur  intelli- 
gence, qui  ne  pouvait  se  mouvoir  dans  les  affaires  de  ce  monde, 
a  essayé  de  se  donner  carrière  dans  le  domaine  de  la  spécula- 
tion. Nulle  part  non  plus  la  doctrine  d'Adam  Smith  et  de  ses 
disciples  n'a  trouvé  plus  d'écho  qu'en  Allemagne;  nulle  part 
on  n'a  ajouté  plus  de  foi  à  la  générosité  cosmopolite  de 
MM.  Canning  et  Huskisson. 

L'Allemagne  doit  ses  premiers  progrès  dans  les  manufac- 
tures à  la  révocation  de  ledit  de  Nantes  et  aux  nombreux  réfu- 
giés que  cette  mesure  insensée  avait  conduits  dans  presque 
toutes  les  parties  de  l'Allemagne  et  qui  répandirent  partout 
les  industries  de  la  laine,  de  la  soie,  de  la  bijouterie,  des 
chapeaux,  des  verres,  de  la  porcelaine,  des  gants,  et  bien 
d'autres  encore. 


188  SYSTÈME   NATIONAL.    —    LIVRE    1. 

Les  premières  mesures  de  gouvernement  pour  Tencourage- 
ment  des  manufactures  en  Allemagne  furent  prises  par  l'Au- 
triche et  par  la  Prusse.  En  Autriche,  ce  fut  sous  Charles  VI 
et  Marie-Thérèse,  mais  plus  encore  sous  Joseph  II.  L'Au- 
triche avait  précédemment  éprouvé  des  pertes  considérables 
par  l'expulsion  des  protestants,  ses  habitants  les  plus  indus- 
trieux ;  et  l'on  ne  saurait  signaler  chez  elle,  dans  les  temps 
qui  suivirent,  de  sollicitude  pour  les  lumières  et  pour  la  cul- 
ture de  l'esprit.  Néanmoins,  à  l'aide  des  droits  protecteurs, 
de  l'amélioration  de  l'élève  des  moutons,  du  perfectionne- 
ment des  routes  et  de  divers  encouragements,  les  arts  in- 
dustriels firent  déjà  sous  Marie  -  Thérèse  de  remarquables 
progrès. 

Cette  œuvre  fut  poussée  avec  plus  d'énergie  et  avec  infini- 
ment plus  de  succès  sous  Joseph  II.  Au  commencement,  il  est 
vrai,  les  résultats  furent  minces,  parce  que  l'empereur,  à  sa 
manière,  précipita  cette  réforme  comme  toutes  les  autres,  et 
que  l'Autriche  était  encore  fort  en  arrière  des  autres  Etats.  On 
reconnut  là  aussi  qu'il  ne  faut  pas  faire  trop  de  bien  d'un  seul 
coup,  et  que  les  droits  protecteurs,  pour  opérer  conformé- 
ment à  la  nature  des  choses  et  de  manière  à  ne  pas  trou- 
bler les  rapports  existants,  ne  doivent  pas  être  trop  élevés 
dans  l'origine.  Mais  plus  ce  système  a  duré,  plus  s'en  est 
révélée  la  sagesse.  L'Autriche  lui  doit  une  industrie  aujour- 
d'hui brillante  et  la  prospérité  de  son  agriculture. 

L'industrie  de  la  Prusse  avait  souffert,  plus  que  celle  de 
tout  autre  pays,  des  ravages  de  la  guerre  de  Trente  Ans.  Sa 
fabrication  principale,  celle  des  draps  de  la  marche  de  Bran- 
debourg, avait  été  presque  anéantie.  La  plupart  des  fabricants 
avaient  émigré  en  Saxe,  et  déjà,  à  cette  époque,  les  envois  de 
l'Angleterre  empêchaient  toute  industrie  de  surgir.  Par  bon- 
heur pour  la  Prusse  eurent  lieu  alors  la  révocation  de  l'édit  de 
Nantes  et  la  persécution  des  protestants  dans  le  Palatinat  et 
dans  l'évêché  de  Salzbourg. 

Le  grand-électeur  comprit  du  premier  coup-d'œil  ce  qu'a- 
vant lui  Elisabeth  avait  vu  si  clairement.  Attirés  par  lui,  un 


I 


l'histoire.    CHAPITRE    VII.  189 

grand  nombre  de  ces  fugitifs  se  dirigèrent  vers  la  Prusse,  fécon- 
dèrent l'agriculture  de  ce  pays,  y  introduisirent  une  multitude 
d'industries  et  y  cultivèrent  les  sciences  et  les  arts.  Ses  succes- 
seurs suivirent  tous  ses  traces;  mais  nul  ne  le  fit  avec  plus  de 
zèle  que  le  grand  roi ,  plus  grand  par  sa  sagesse  dans  la  paix  que 
par  ses  succès  dans  la  guerre.  Ce  n'est  pas  le  lieu  d'entrer  dans 
des  détails  sur  les  mesures  sans  nombre  par  lesquelles  Fré- 
déric II  attira  en  Prusse  une  multitude  de  cultivateurs  étran- 
gers, défricha  des  terrains  incultes,  encouragea  la  culture  des 
prairies,  des  fourrages,  des  légumes,  des  pommes  de  terre  et 
du  tabac,  l'élève  perfectionnée  du  mouton,  du  bœuf  et  du 
cheval,  les  engrais  minéraux,  etc.,  et  procura  aux  agricul- 
teurs des  capitaux  et  du  crédit.  S'il  fut  utile  à  l'agriculture 
par  ces  moyens  directs,  il  lui  fit  indirectement  plus  de  bien 
encore  à  l'aide  des  manufactures,  auxquelles  un  système 
douanier  qu'il  perfectionna,  les  voies  de  transport  qu'il  en- 
treprit, et  la  banque  qu'il  institua  imprimèrent  en  Prusse  un 
plus  grand  essor  que  dans  tout  le  reste  de  l'Allemagne  ;  ce- 
pendant la  situation  géographique  du  pays  et  son  morcelle- 
ment en  diverses  provinces  séparées  les  unes  des  autres 
étaient  loin  de  seconder  ces  mesures,  et  les  inconvénients  des 
douanes,  c'est-à-dire  les  pernicieux  effets  de  la  contrebande, 
devaient  y  êlre  beaucoup  plus  sensibles  que  dans  de  grands 
Etats  bien  arrondis  et  bornés  par  des  mers,  par  des  fleuves 
ou  par  des  chaînes  de  montagnes. 

Nous  n'entendons  pas,  par  cet  éloge,  justifier  les  fautes  du 
système,  par  exemple  les  restrictions  à  la  sortie  des  matières 
premières  ;  mais  la  puissante  impulsion  que  le  système  a 
donnée,  malgré  ces  fautes,  à  l'industrie  prussienne,  ne  sera 
mise  en  doute  par  aucun  historien  éclairé  et  impartial.  Pour 
tout  esprit  libre  de  préjugés  et  que  de  fausses  théories  n'au- 
ront point  obscurci,  il  doit  être  évident  que  c'est  moins  par 
ses  conquêtes  que  par  ses  sages  mesures  pour  l'encourage- 
ment de  l'agriculture,  des  fabriques  et  du  commerce,  et  par 
ses  progrès  dans  la  littérature  et  dans  les  sciences,  que  la 
Prusse  a  été  mise  à  même  de  prendre  rang  parmi  les  puis- 


190  SYSTÈME   NATIONAL.    —  LIVRE   I. 

sances  européennes.  Et  tout  cela  fut  Toeuvre  d'un  seul  homme, 
d'un  homme  de  génie  ! 

La  couronne,  pourtant,  n'était  pas  soutenue  par  l'énergie 
d'institutions  libres  ;  elle  l'était  uniquement  par  une  adminis- 
tration bien  réglée  et  consciencieuse,  mais  emprisonnée  dans 
le  mécanisme  mort  d'une  bureaucratie  hiérarchique. 

Cependant  le  reste  de  l'Allemagne  était  resté  depuis  des 
siècles  sous  l'influence  de  la  liberté  du  commerce  ;  c'est-à-dire, 
que  tout  le  monde  pouvait  porter  des  articles  fabriqués  et 
d'autres  produits  en  Allemagne,  et  que  personne  ne  voulait 
recevoir  les  articles  fabriqués  et  les  autres  produits  de  celle-ci. 
Cette  règle  souffrait  des  exceptions,  mais  en  petit  nombre. 
On  ne  saurait  invotpier  l'expérience  de  cette  contrée  en  faveur 
des  maximes  et  des  promesses  de  l'école  touchant  les  grands 
avantages  de  la  liberté  du  commerce  ;  on  reculait  partout  plus 
qu'on  n'avançait.  Des  villes  telles  qu'Augsbourg,  Nuremberg, 
Mayence,  Cologne,  etc.,  ne  comptaient  plus  que  le  tiers  ou  le 
quart  de  leur  ancienne  population,  et  l'on  désirait  souvent  la 
guerre,  ne  fût-ce  que  pour  se  débarrasser  d'un  excédant  de 
produits  sans  valeur. 

La  guerre  arriva  à  la  suite  de  la  révolution  française,  et, 
avec  elle,  les  subsides  de  l'Angleterre  et  sa  concurrence  sur 
une  plus  grande  échelle;  de  là  une  nouvelle  chute  des  fa- 
briques au  milieu  d'une  prospérité  croissante,  mais  apparente 
et  passagère,  de  l'agriculture. 

Ce  fut  alors  que  le  blocus  continental  de  Napoléon  vint 
faire  époque  dans  l'histoire  de  l'industrie  allemande  comme 
dans  celle  de  l'industrie  française,  bien  que  J.  B.  Say,  le 
disciple  le  plus  célèbre  d'Adam  Smith,  l'ait  qualifié  de  cala- 
mité. En  dépit  des  théoriciens,  et  particulièrement  des  théori- 
ciens anglais,  il  est  reconnu,  et  tous  ceux  qui  connaissent 
l'industrie  allemande  peuvent  l'attester,  tous  les  relevés 
statistiques  du  temps  en  fournissent  la  preuve,  que  c'est  de  ce 
blocus  que  date  l'essor  des  manufactures  allemandes  en  tous 
genres  (1),  que  l'amélioration  de  l'élève  des  moutons,  anlé- 

(1)  Ce  système  a  dû  opérer  inégalement  en  France  et  en  Allemagne,  l'Aile- 


l'histoire.    —   CHAPITRE    VII.  191 

rieurement  commencée,  a  reçu  alors  seulement  une  forte 
impulsion  ;  qu'alors  seulement  on  s'est  occupé  sérieusement 
de  perfectionner  les  voies  de  transport.  Il  est  vrai  que  l'Alle- 
magne perdit  en  grande  partie  son  ancien  commerce  d'expor- 
tation, notamment  en  tissus  de  lin;  mais  le  profit  surpassa 
sensiblement  la  perte,  surtout  pour  les  fabriques  de  Prusse  et 
d'Autriche,  qui  avaient  pris  les  devants  sur  celles  du  reste  de 
l'Allemagne. 

Au  retour  de  la  paix,  les  manufacturiers  de  l'Angleterre 
firent  de  nouveau  à  ceux  de  l'Allemagne  une  concurrence 
redoutable  ;  car,  durant  une  période  de  clôture  réciproque, 
de  nouvelles  inventions  et  la  possession  presque  exclusive  du 
marché  du  monde  leur  avaient  donné  une  immense  supé- 
riorité ;  d'ailleurs,  mieux  pourvus  de  capitaux,  ils  pouvaient 
coter  leur  prix  beaucoup  plus  bas,  offrir  des  articles  beaucoup 
plus  parfaits  et  accorder  des  crédits  beaucoup  pkis  longs  que 
les  Allemands,  qui  avaient  encore  à  lutter  contre  les  difficultés 
du  début.  11  s'ensuivit  une  ruine  générale  et  des  cris  de  détresse 
parmi  ces  derniers,  surtout  parmi  les  manufacturiers  du 
Rhin  inférieur,  de  cette  région  qui,  après  avoir  fait  partie  de 
la  France,  se  voyait  alors  fermer  le  marché  de  cet  État. 
L'ancien  tarif  prussien  avait  éprouvé  aussi  beaucoup  de 
modifications  dans  le  sens  de  la  liberté  absolue  du  commerce, 
et  n'accordait  pas  une  protection  suffisante  contre  la  concur- 
rence anglaise.  La  bureaucratie  prussienne,  toutefois,  résista 
longtemps  à  cette  demande  de  secours.  Elle  s'était  trop  imbue, 
dans  les  universités,  de  la  théorie  d'Adam  Smith,  pour  pou- 
voir promptement  comprendre  les  besoins  de  l'époque.  II  y 
eut  même  alors  en  Prusse  des  économistes  qui  ne  craignirent 
pas  de  songer  à  ressusciter  le  système  des  physiocrates,  mort 
depuis  si  longtemps.  Mais,  ici  encore,  la  nature  des  choses  fut 
plus  forte  que  la  théorie.  On  n'osa  pas  rester  trop  longtemps 
sourd  au  cri  de  détresse  des  manufactures,  ce  cri  partant 
d'ailleurs  d'une  contrée  qui  regrettait  son  ancienne  union 

magne  étant  en  grande  partie  exclue  du  marché  français,  tandis  que  le  mar- 
ché allemand  était  ouvert  à  l'indublrie  française. 


192  SYSTÈME    NATIONAL.    LIVRE    I. 

avec  la  France  et  dont  il  importait  de  conquérir  rattachement. 
En  ce  tenipS'là  s'accréditait  de  plus  en  plus  l'opinion  que  le 
gouvernement  anglais  favorisait  de  tout  son  pouvoir  l'inonda- 
tion des  marchés  continentaux  en  produits  fabriqués,  dans  le 
but  d'étouffer  au  berceau  les  manufactures  du  continent. 
Cette  opinion  a  été  tournée  en  ridicule  ;  elle  était  cependant 
assez  naturelle,  d'abord  parce  que  l'inondation  avait  lieu  en 
effet  comme  si  elle  avait  été  organisée  dans  ce  but  ;  et  en  se- 
cond lieu,  parce  qu'un  membre  illustre  du  Parlement, 
M.  Henri  Brougham,  aujourd'hui  lord  Brougham,  avait 
déclaré  crûment  en  1815,  «  qu'on  pouvait  bien  courir  des 
risques  de  perte  sur  l'exportation  des  marchandises  anglaises, 
afin  d'étouffer  au  berceau  les  manufactures  étrangères.  » 
Cette  pensée  d'un  homme  si  vanté  depuis  comme  philan- 
thrope cosmopolite  et  libéral,  lut,  dix  ans  plus  tard,  repro- 
duite presque  dans  les  mêmes  termes  par  un  autre  membre 
du  Parlement  non  moins  vanté  pour  son  libéralisme, 
M.  Hume  ;  lui  aussi  voulait  «  qu'on  étouffât  dans  leur  maillot 
les  fabriques  du  continent.  » 

Enfin  la  prière  des  manufacturiers  prussiens  fut  exaucée, 
tardivement  il  est  vrai,  on  ne  peut  pas  le  dissimuler,  quand 
on  songe  combien  il  est  pénible  de  lutter  des  années  entières 
contre  la  mort,  mais  elle  le  fut  de  main  de  maître.  Le  tarif 
prussien  de  1818  satisfit,  dans  le  temps  oij  il  fut  promulgué, 
à  tous  les  besoins  de  l'industrie  de  la  Prusse,  sans  exagérer 
aucunement  la  protection  et  sans  entraver  les  relations  utiles 
du  pays  avec  l'étranger.  11  fut,  dans  le  taux  de  ses  droits,  in- 
comparablement plus  modéré  que  les  tarifs  d'Angleterre  et 
de  France,  et  il  devait  Têtre  ;  car  il  s'agissait,  non  de  passer 
peu  à  peu  du  système  prohibitif  au  système  protecteur,  mais 
de  ce  qu'on  appelle  la  liberté  du  commerce  a  la  protection. 
Un  autre  mérite  éminent  de  ce  tarif,  envisagé  dans  son  en- 
semble, consistait  en  ce  que  la  plupart  de  ses  taxes  étaient 
étabhes  d'après  le  poids,  et  non  d'après  la  valeur.  Non-seule- 
ment on  évitait  ainsi  la  contrebande  et  les  déclarations  de 
valeurs  insuffisantes,  mais  on  atteignait  en  même  temps  un 


l'histoire.    —    CHAPITRE    VII.  193 

grand  but  :  les  objets  de  consommation  générale  que  toute 
contrée  peut  le  plus  aisément  fabriquer  elle-même,  et  dont  la 
production  lui  importe  le  plus  à  cause  du  chiffre  élevé  de  sa 
valeur  totale,  étaient  le  plus  fortement  imposés,  et  les  droits 
protecleurs  s'abaissaient  à  mesure  que  s'élevaient  la  finesse  et 
le  prix  de  la  marchandise,  partant  la  difficulté  de  la  fabrica- 
tion et  l'attrait  comme  la  possibilité  de  la  contrebande. 

Cette  tarification  d'après  le  poids  dut,  on  le  conçoit  aisé- 
ment, atteindre  le  commerce  des  autres  Etats  allemands  à  un 
plus  haut  degré  que  celui  des  nations  étrangères.  Les  Etats 
petits  et  moyens  de  l'Allemagne,  déjà  exclus  des  marchés 
de  l'Autriche,  de  la  France  et  de  l'Angleterre,  le  furent 
alors  presque  entièrement  du  marché  de  la  Prusse  ;  ce  qui 
leur  fut  d'autant  plus  sensible,  que  plusieurs  d'entre  eux 
étaient  en  totalité  ou  en  grande  partie  enclavés  dans  les 
provinces  prussiennes, 

La  même  mesure  qui  avait  apaisé  les  fabricants  de  la  Prusse, 
excita  donc  une  douloureuse  émotion  parmi  ceux  du  reste  de 
l'Allemagne.  Déjà  peu  auparavant  l'Autriche  avait  grevé 
l'importation  des  produits  fabriqués  allemands  en  Italie, 
surtout  celle  des  toiles  de  la  haute  Souabe.  Bornés  de  toutes 
parts,  pour  leurs  débouchés,  à  de  petits  territoires,  et  séparés 
même  entre  eux  par  de  petites  lignes  de  douane,  les  manufac- 
turiers de  ces  Étals  étaient  dans  un  état  voisin  du  désespoir. 

Ce  fut  cette  extrémité  qui  provoqua  l'association  de  cinq  à 
six  mille  fabricants  et  négociants  allemands,  fondée  en  1819  à 
la  foire  du  printemps  de  Francfort-sur-le-Mein,  dans  le  but, 
d'une  part  d'abolir  les  douanes  intérieures,  de  l'autre  d'éta- 
blir en  Allemagne  un  système  commun  de  commerce  et  de 
douanes. 

Cette  association  se  donna  une  organisation  régulière.  Les 
statuts  en  furent  soumis  à  l'approbation  de  la  Diète  germa- 
nique, ainsi  que  de  tous  les  princes  et  de  tous  les  gouverne- 
ments d'Allemagne.  Elle  eut  dans  chaque  ville  allemande  un 
correspondant  local,  dans  chaque  pays  un  correspondant 
provincial.   Tous  les  membres  et  tous  les  correspondants 

13 


194  SYSTÈME   NATIONAL.    —   LIVRE    I. 

s'engagèrent  à  concourir  au  but  commun  de  tous  leurs 
moyens.  La  ville  de  Nuremberg  fut  choisie  pour  centre  de 
l'association,  et  autorisée  à  nommer  un  comité  central, 
chargé  de  diriger  les  affaires  avec  l'aide  d'un  agent,  fonction 
à  laquelle  l'auteur  de  cet  écrit  fut  appelé.  Une  feuille  hebdo- 
madaire, intitulée  Organe  du  commerce  et  des  fabriques  de 
V Allemagne  (Organ  des  deutschen  Handels-und  Fabrican- 
tenstandes),  publia  les  débats  et  les  mesures  du  comité  central, 
ainsi  que  les  idées,  propositions,  mémoires  et  notices  statisti- 
ques concernant  le  but  de  l'association.  Chaque  année  une 
assemblée  générale  se  tenait  à  la  foire  de  Francfort  pour 
entendre  le  rapport  du  comité. 

Après  que  l'association  eut  adressé  à  la  Diète  germanique 
une  pétition  où  la  nécessité  et  l'utilité  des  mesures  proposées 
par  elle  étaient  établies  (1),  le  comité  central  entra  en  activité 
à  Nuremberg.  Il  envoya  aussitôt  une  députation  à  toutes  les 
cours  allemandes,  puis  au  congrès  ministériel  de  Vienne  en 
1820.  Un  résultat  fut  obtenu  à  ce  congrès,  c'est  que  plusieurs 
États  moyens  et  petits  convinrent  de  tenir  à  ce  sujet  un 
congrès  particulier  à  Darmstadt.  Les  débats  qui  eurent  lieu 
dans  cette  dernière  assemblée  conduisirent  d'abord  à  une 
association  entre  le  Wurtemberg  et  la  Bavière,  puis  à  l'union 
de  quelques  Etats  allemands  avec  la  Prusse,  puis  à  celle  des 
États  du  centre  de  l'Allemagne,  puis  enfm,  et,  principale- 
ment grâce  aux  efforts  du  baron  de  Cotta,  à  la  fusion  de  ces 
trois  confédérations  douanières  ;  de  telle  sorte  que,  à  l'excep- 

(1)  Le  rapport  d'une  section  de  la  Société  de  Hambourg^  pour  l'avancement 
des  arts,  rédigé  par  MM.  Wurm  el  Muller,  et  publié  en  1847  sous  le  litre  de 
Mission  des  Villes  anséatiques  vis-à-vis  de  l'Association  allemande  (die  Au^f- 
gabe  der  Hanseslsedle  gegenuber  der  deulschen  Zollverein),  a  donné  la 
substance  de  cette  pétition  composée  par  List,  et  en  a  reproduit  quelques 
passages.  Elle  tendait  à  la  suppression  des  barrières  intérieures  et  à  l'établis- 
sement d'un  système  de  douane  vis-à-vis  de  l'étranger  basé  sur  le  principe 
de  rétorsion  jusqu'à  ce  que  le  principe  de  la  liberté  du  commerce  eût  été 
reconnu  en  Europe.  Il  est  digne  de  remarque  que,  sous  l'influence  des  mé- 
contentements produits  dans  les  petits  États  par  le  nouveau  tarif  prussien, 
elle  combattait  avec  énergie  Verreur  des  hommes  d'État  qui  croyaient  pou- 
tioir  stimuler  l'industrie  nationale  au  moyen  de  droits  de  douane^      (H.  R.) 


I 


l'histoire.    CHAPITRE    Vlll.  195 

iion  de  l'Autriche,  des  deux  Mecklembourg,  du  Hanovre  et  des 
Villes  anséatiques,  l'Allemagne  entière  est  réunie  dans  une 
association  de  douane  qui  a  supprimé  les  barrières  intérieures, 
et  élevé  vis-à-vis  de  l'étranger  une  douane  commune,  dont  le 
produit  est  partagé  entre  les  Etats  particuliers  dans  la  mesure 
de  leur  population. 

Le  tarif  de  cette  association  est,  en  substance,  le  tarif  prus- 
sien de  1818,  c'est-à-dire  un  tarif  de  protection  modérée. 

Sous  l'influence  de  cette  association,  l'industrie  manufac- 
turière, le  commerce  et  l'agriculture  des  Etals  allemands 
qu'elle  embrasse  ont  déjà  accompli  des  progrès  immenses. 

/^An/^./^A/^/^/^/^n/^/\/^/\A/^/^./\/^/^/^/^A/\/^/\/^'^/\/^/\/^/^^v/A/-^/^/\/^/^/^/^./-v'^/^/\/\/^/^/^/^/^/^/\/^A.r>/^/^ 


CHAPITRE  VIII. 

LES    RUSSES. 

La  Russie  doit  ses  premiers  progrès  en  civilisation  et  en 
industrie  à  ses  rapports  avec  la  Grèce,  puis  au  commerce  des 
Anséates  par  Novogorod,  et  quand  Jean  Vassiliévitsh  eut 
détruit  cette  ville  et  que  la  route  des  côtes  de  la  mer  Blanche 
eut  été  découverte,  au  commerce  avec  les  Anglais  et  les  Hol- 
landais. 

Le  grand  essor  de  son  industrie  comme  de  sa  civilisation 
ne  date,  toutefois,  que  du  règne  de  Pierre  le  Grand.  L'his- 
toire de  la  Russie  dans  les  cent  quarante  dernières  années 
fournit  une  preuve  éclatante  de  la  puissante  influence  qu'exer- 
cent l'unité  nationale  et  la  constitution  politique  sur  la  pros- 
périté économique  des  peuples.  C'est  à  cette  autorité  impé- 
riale, par  laquelle  l'unité  a  été  établie  et  maintenue  entre  une 
multitude  de  hordes  barbares,  que  la  Russie  doit  la  création 
de  ses  manufactures,  le  progrès  rapide  de  son  agriculture  et 
de  sa  population,  le  développement  de  son  commerce  inté- 
rieur à  l'aide  de  canaux  et  de  routes,  un  vaste  commerce  exté- 
rieur, toute  son  importance  commerciale  en  un  mot. 


196  SYSTÈME    NATIONAL.    —   LIVRE    I. 

Mais  le  système  commercial  de  la  Russie  ne  remonte 
qu'à  1821. 

Déjà,  sans  cloute,  sous  Catherine  II,  les  avantages  offerts 
aux  ouvriers  et  aux  fabricants  étrangers  avaient  fait  faire 
quelques  progrès  aux  métiers  et  aux  fabriques  ;  mais  la  na- 
tion était  encore  trop  arriérée  dans  la  culture  pour  avoir  pu 
dépasser  les  premiers  rudiments  dans  la  fabrication  de  la  toile, 
du  fer,  de  la  verrerie,  etc.,  et,  en  général,  dans  ces  branches 
de  travail  pour  lesquelles  le  pays  était  particulièrement  favo- 
risé par  ses  richesses  agricoles  et  minérales. 

De  plus  grands  progrès  dans  les  manufactures  n'étaient  pas, 
du  reste,  conformes  alors  à  l'intérêt  économique  du  pays.  Si 
l'étranger  avait  reçu  en  paiement  les  denrées  alimentaires,  les 
matières  brutes  et  les  produits  fabriqués  communs  que  la 
Russie  était  en  mesure  de  fournir,  s'il  n'y  avait  point  eu  de 
guerres  ni  de  complications  extérieures,  la  Russie  aurait  eu, 
longtemps  encore,  plus  d'avantage  à  continuer  ses  relations 
avec  des  pays  plus  avancés  qu'elle  ;  sa  culture  générale  aurait 
été  plus  développée  par  ces  relations  que  par  le  système  ma- 
nufacturier. Mais  les  guerres,  le  blocus  continental  et  les 
mesures  restrictives  des  nations  étrangères  contraignirent 
cet  empire  à  chercher  son  salut  dans  d'autres  voies  que  celle 
de  l'exportation  des  matières  brutes  et  de  l'importation  des 
produits  fabriqués.  Ces  événements  interrompirent  les  an- 
ciennes relations  maritimes  de  la  Russie.  Le  commerce  par 
terre  avec  l'ouest  du  continent  ne  pouvait  pas  la  dédommager 
de  celte  perte.  Elle  se  vit  en  conséquence  obligée  de  mettre 
elle-même  en  œuvre  ses  matières  brutes. 

Après  le  rétablissement  de  la  paix  générale,  on  voulut  re- 
venir aux  anciens  errements.  Le  gouvernement,  le  czar  lui- 
même  avaient  du  penchant  pour  la  liberté  du  commerce.  Les 
écrits  de  M.  Storch  ne  faisaient  pas  moins  autorité  en  Russie 
que  ceux  de  M.  Say  en  Allemagne.  On  ne  se  laissa  pas  même 
effrayer  par  le  premier  choc  que  les  fabriques  indigènes, 
créées  durant  le  système  continental,  eurent  à  supporter  de  la 
part  de  la  concurrence  anglaise.  Ce  premier  choc  une  fois 


l'histoire.    CHAPITRE    VIII.  197 

passé,  disaient  les  théoriciens,  on  ne  tarderait  pas  à  goûter  les 
béatitudes  de  la  liberté  du  commerce.  Les  conjonctures  com- 
merciales étaient,  en  effet,  des  plus  favorables  à  la  transition. 
La  mauvaise  récolte  de  l'Europe  occidentale  avait  provoqué 
une  forte  exportation  de  produits  agricoles,  et  la  Russie  eut 
ainsi  pendant  quelque  temps  d'abondants  moyens  de  solder 
ses  importations  considérables  de  produits  manufacturés 
étrangers. 

Mais  lorsque  cette  demande  extraordinaire  des  produits  de 
l'agriculture  russe  eut  cessé,  lorsque,  bien  au  contraire, 
l'Angleterre  eut,  dans  l'intérêt  de  son  aristocratie,  entravé 
l'importation  des  blés,  et,  dans  l'intérêt  du  Canada,  celle  des 
bois  étrangers,  la  ruine  des  fabriques  du  pays  et  l'excès  de 
l'importation  des  objets  fabriqués  se  firent  doublement  sentir. 
Après  avoir,  avec  M.  Storch,  considéré  la  balance  du  com- 
merce comme  une  chimère  dont  il  était  aussi  honteux  et  aussi 
ridicule  pour  un  homme  intelligent  et  instruit  d'admettre 
l'existence  que  celle  des  sorcières  au  dix-septième  siècle,  on 
vit  alors  avec  effroi  qu'il  se  passait  pourtant  entre  des  con- 
trées indépendantes  quelque  chose  d'analogue  à  la  balance 
du  commerce.  L'homme  d'Etat  le  plus  éclairé  et  le  plus  pé- 
nétrant de  la  Russie,  le  comte  Nesselrode,  n'hésita  point  à  le 
professer  publiquement.  H  déclara,  dans  une  circulaire  offi- 
cielle de  1821,  «  que  la  Russie  se  voyait  forcée  par  les  cir- 
constances de  recourir  à  un  système  de  commerce  indépen- 
dant; que  les  produits  de  l'empire  ne  trouvaient  point  de  dé- 
bouché au  dehors  ;  que  les  fabriques  du  pays  étaient  ruinées 
ou  sur  le  point  de  l'être;  que  tout  le  numéraire  s'écoulait  à 
l'étranger,  et  que  les  maisons  de  commerce  les  plus  sohdes 
étaient  à  la  veille  d'une  catastrophe.  » 

Les  effets  bienfaisants  du  système  protecteur  de  la  Russie 
ne  contribuèrent  pas  moins  que  les  conséquences  désastreuses 
du  rétablissement  de  la  liberté  du  commerce  à  discréditer  les 
principes  et  les  assertions  des  théoriciens.  Des  capitaux,  des 
talents  et  des  bras  affluèrent  de  tous  les  pays  civilisés,  surtout 
d'Angleterre  et  d'Allemagne,  pour  prendre  leur  part  des  avan- 


198  SYSTÈME    NATIONAL.    LIVRE    I, 

tages  offerts  aux  manufactures  indigènes.  La  noblesse  prit 
exemple  sur  la  politique  impériale.  Ne  trouvant  point  au  de- 
hors de  marché  pour  ses  produits,  elle  essaya  de  résoudre  le 
problème  inverse,  à  savoir  de  rapprocher  le  marché  des  pro- 
duits ;  elle  fonda  des  fabriques  sur  ses  domaines.  La  demande 
de  laines  fines  qu'occasionnèrent  les  fabriques  de  lainages 
nouvellement  créées,  eut  pour  effet  une  rapide  amélioration 
de  l'élève  des  moulons  dans  l'empire.  Le  commerce  avec  l'é- 
tranger augmenta  au  lieu  de  diminuer,  surtout  le  commerce 
avec  la  Perse,  la  Chine  et  d'autres  contrées  voisines  en  Asie.  Les 
crises  commerciales  cessèrent,  et  il  suffit  de  parcourir  les  der- 
niers rapports  du  département  du  commerce  de  Russie,  pour 
se  convaincre  que  la  Russie  doit  à  ce  système  un  haut  degré  de 
prospérité,  et  qu'elle  avance  à  pas  de  géant  dans  la  carrière  de 
la  richesse  et  de  la  puissance.  11  est  insensé  en  Allemagne  de 
vouloir  amoindrir  ces  progrès  et  de  se  répandre  en  doléances 
sur  le  préjudice  que  le  système  russe  a  causé  au  nord -est  de 
l'Allemagne.  Une  nation,  comme  un  individu,  n'a  pas  d'inté- 
rêts plus  chers  que  les  siens  propi  es.  La  Russie  n'est  pas  char- 
gée de  la  prospérité  de  l'Allemagne.  Que  l'Allemagne  s'oc- 
cupe de  l'Allemagne  et  la  Russie  de  la  Russie.  Au  lieu  de 
se  plaindre,  au  lieu  de  se  repaître  d'espérances  et  d'attendre  le 
Messie  de  la  future  liberté  du  commerce,  il  serait  mieux  de 
jeter  le  système  cosmopolite  au  feu  et  de  profiter  de  l'exemple 
de  la  Russie. 

Que  l'Angleterre  voie  d'un  œil  jaloux  la  politique  com- 
merciale de  la  Russie,  c'est  fort  naturel.  La  Russie  s'est 
parla  émancipée  de  l'Angleterre.  Elle  s'est  mise  ainsi  en  me- 
sure de  rivaliser  avec  l'Angleterre  en  Asie.  Si  l'Angleterre 
fabrique  à  meilleur  marché,  dans  le  commerce  avec  l'inté- 
rieur de  l'Asie,  cet  avantage  est  compensé  par  le  voisinage  et 
par  l'influence  politique  de  l'Empire.  Si,  vis-à-vis  de  l'Europe, 
la  Russie  est  peu  cultivée  encore,  vis-à-vis  de  l'Asie  c'est  un 
pays  civilisé. 

On  ne  doit  pas  méconnaître,  toutefois,  que  le  défaut  de  ci- 
vilisation et  d'institutions  politiques  constituera  par  la  suite 


l'histoire.    CHAPITRE    VIII.  199 

un  grand  obstacle  aux  progrès  ultérieurs  de  la  Russie  dans 
l'industrie  et  dans  le  commerce,  à  moins  que  le  gouver- 
nement impérial  ne  réussisse,  en  établissant  une  bonne  orga- 
nisation municipale  et  provinciale,  en  restreignant  peu  à 
peu,  puis  en  abolissant  complètement  le  servage,  en  faisant 
surgir  une  classe  moyenne  instruite  et  des  paysans  libres, 
en  améliorant  les  moyens  de  transport  à  l'intérieur,  en  faci- 
litant enfm  les  communications  avec  l'Asie,  à  mettre  la 
civilisation  générale  en  rapport  avec  les  besoins  de  l'indus- 
trie. Voilà  les  conquêtes  que  la  Russie  a  à  faire' dans  ce  siècle; 
elles  sont  la  condition  de  ses  progrès  ultérieurs  dans  l'agricul- 
ture et  dans  l'industrie  manufacturière,  comme  dans  le  com- 
merce, la  navigalion  marchande  et  la  puissance  navale.  Mais 
pour  que  de  pareilles  réformes  soient  possibles,  pour  qu'elles 
s'accomplissent,  il  faut  d'abord  que  la  noblesse  russe  com- 
prenne que  ses  intérêts  matériels  s'y  rattachent  étroite- 
ment (1). 

(I)  Les  données  de  ce  chapitre  seront  utilement  complétées  par  le  passage 
suivant  d'un  livre  écrit  en  langue  allemande  par  un  homme  qui  a  dirigé,  du- 
rant une  vingtaine  d'années,  les  finances  de  la  Russie,  feu  le  comte  Cancrin, 
livre  publié  en  1845  sous  le  titre  d'Économie  des  sociétés  humaines  : 

«  On  a  beaucoup  déclamé  contre  ce  qu'on  appelle  le  système  de  clôture  de 
la  Russie;  qu'il  me  soit  permis  de  dire  ici  quelques  mots  de  l'état  vrai  des 
choses. 

«  Rien  avant  Catherine  II,  qui,  accomplissant  la  pensée  de  Pierre  le  Grand, 
Si  européanisé  en  tout  la  Russie,  des  droits  protecteurs  avaient  été  établis  dans 
l'empire;  et,  à  l'époque  du  congrès  de  Vienne,  il  y  existait  un  système  com- 
plet de  protection,  en  partie  même  de  prohibition,  ayant  pour  objet,  de 
mettre  un  frein  au  luxe  et  de  retenir  l'argent  dans  le  pays. 

«  Dans  les  traités  de  paix  les  diplomates  insérèrent  des  articles  sur  la  li- 
berté du  commerce  ,  qui  s'accommodaient  peu  à  la  situation  de  la  Russie.  De 
là  le  tarif  libéral  de  1819,  sous  l'action  duquel  la  Russie  fut  inondée  de  mar- 
chandises étrangères,  et  un  grand  nombre  de  fabiiques  furent  ruinées  ou  à 
la  veille  de  l'étie.  On  reconnut  que,  malgré  l'accroissement  des  recettes  de  la 
douane,  ce  régime  ne  pouvait  pas  durer;  l'industrie  fit  éclater  ses  plaintes, 
et  en  1821  fui  promulgué  un  nouveau  tarif  plus  sévère  et  renfermant  des 
prohibitions. 

«  L'auteur  trouva  ce  tarif  en  vigueur,  lorsqu'en  1823  il  fut  nommé  mi- 
nistre des  finances.  Il  l'a  successivement  corrigé  et  complété,  il  a  aboli  des 
prohibitions,  il  a  abaissé  des  droits,  il  en  a  élevé  d'autres  dans  l'intérêt  du 
revenu  ou  de  la  protection,  il  a  modifié  les  règlements  de  douane  en  quel- 


200 


SYSTEME  NATIONAL.    —   LIVRE   I. 


CHAPITRE    IX. 


LES  AMERICAINS  DU  NORD. 

Après  avoir  retracé,  l'histoire  en  main,  la  politique  com- 
merciale des  peuples  européens,  de  ceux  du  moins  qui  ont 
quelque  chose  à  nous  apprendre,  nous  jetterons  un  coupd'œil 

ques  points.  Il  n'est  donc  pas  lauteur  du  système  protecteur  de  la  Russie. 

«  Ce  système  n'entrave  pas  le  commerce  d'une  manière  exagérée;  c'est  ce 
que  prouvent  les  recettes  annuelles,  qui  ont  triplé  depuis  1823,  et  dont  une 
portion  considérable  est  fournie  par  les  articles  des  fabriques  étrangères. 
Mais  pourquoi  toutes  ces  clameurs? 

«  Jusqu'en  182i,  on  n'avait  pas  su  réprimer  une  contrebande,  qui  procurait 
de  grands  bénéfices  aux  pays  voisins  sur  la  frontière  de  l'ouest.  Non-seule- 
ment dans  les  lignes  de  douane,  mais  dans  les  bureaux  mêmes  et  jusque  dans 
les  ports,  celte  contrebande  s'exerçait  sur  une  grande  échelle.  On  faisait  les 
papiers  en  double,  on  s'entendait  avec  les  douaniers.  De  la  sorte,  le  système 
protecteur  était  fréquemment  éludé,  et  le  négociant  honnête  ne  pouvait  pas 
observer  la  loi  ;  plus  tard,  il  fut  très-reconnaissant  de  le  pouvoir.  L'auteur 
changea  en  grande  partie  le  personnel  des  douanes:  car  un  bon  poste  dans 
la  douane  était  devenu  une  forlune.  Les  douaniers  furent  établis  sur  un  pied 
régulier  aux  frontières,  et  ils  forment  sur  la  ligne  européenne  un  corps 
bien  rélribué,  d'environ  9,(100  hommes  d'élite  à  pied  et  à  cheval;  il  y  en  a 
20,000  en  France.  Les  visiteurs  furent  choisis  parmi  les  soldats  qui  avaient 
fait  leur  temps.  Contre  les  doubles  papiers,  on  eut  recours  à  un  timbre,  le 
contrôle  fut  accéléré,  la  contrebande  fut  soigneusement  poursuivie  à  l'inté- 
rieur par  des  employés  habiles  et  sûrs,  etc.  A  l'aide  de  toutes  ces  mesures, 
on  réduisit  la  contrebande,  surtout  celle  qui  s'exerçait  dans  les  bureaux  de 
douane,  aux  proportions  les  plus  faibles;  ce  ne  fut  point  en  rendant  l'accès  de 
la  Russie  difficile  ;  les  touristes  peuvent  attester  que  le  voyageur  n'est  nulle 
part  traité  avec  plus  d'indulgence  et  de  politesse;  il  n'y  a  que  les  allées  et 
venues  des  contrebandiers  qui  trouvent  quelques  obstacles  à  la  frontière;  en- 
core le  commerce  de  la  frontière  a-t-il  été  notablement  facilité  dans  ces  der- 
niers temps. 

«  La  contrebande  devint  ainsi  plus  périlleuse,  les  primes  d'assurance  haus- 
sèrent, les  marchandises  encombrantes  ne  furent  plus  guère  de  son  domaine  ; 
les  captures  avaient  été  au  commencement  trés-considérables,  elles  dimi- 
nuèrent peu  à  peu.  Hinc  illœ  lacrymœ!  Certaines  gens,  dans  les  pays  limi- 
trophes, éprouvèrent  de  fortes  pertes  ;  de  là  les  plaintes  qui  ont  retenti  dans 


l'histoire.    —    CHAPITRE    IX.  201 

de  l'autre  côté  de  l'Atlantique,  sur  un  peuple  de  colons,  qui, 
presque  sous  nos  yeux,  s'est  élevé  d'un  complet  assujettisse- 
ment à  sa  mère  patrie  et  du  morcellement  entre  diverses  pro- 
vinces qu'aucun  lien  politique  ne  rattachait  entre  elles,  à 
l'état  de  nation  compacte,  bien  organisée,  libre,  puissante, 

les  journaux  el  dans  les  livres.  On  se  plaît  à  répéter  que  l'industrie  manu- 
facturière de  la  Russie  a  une  existence  tout  artiQcielle  ;  les  libéraux,  les  es- 
prits passionnés  trouvent  extrêmement  injuste  que  la  Russie  s'occupe  de  ses 
intérêts  et  non  pas  de  ceux  de  l'étranger,  malgré  le  désespoir  que  leur  cause 
un  système  de  clôture  qui,  à  proprement  parler,  n'existe  pas.  List  a  dit  la 
vérité. 

«  Il  est  faux  en  outre  que  l'industrie  russe  vive  à  l'aide  de  sacrifices  du 
gouvernement.  Elle  est  forte  par  elle-même,  et,  depuis  vingt-cinq  ans,  au- 
cune somme  importante  n'a  été  consacrée  à  soutenir  les  fabriques.  On  a,  de- 
puis 1823,  employé  de  tout  autres  moyens  pour  le  développement  de  l'indus- 
trie :  une  gazette  du  commerce,  un  journal  des  manufactures,  des  agents  à 
l'élranger  pour  faire  connaître  toutes  les  nouvelles  découvertes,  tous  les  per- 
fectionnements, l'expédition  régulière  d'échantillons,  l'engagement  d'étran- 
gers habiles,  un  conseil  des  manufactures  avec  ses  sections  et  ses  correspon- 
dants, un  grand  institut  technologique,  des  écoles  industrielles,  l'envoi  de 
jeunes  gens  à  l'étranger,  des  expositions  périodiques  des  produits  de  l'indus- 
trie à  Moscou  et  à  Saint-Pétersbourg  avec  des  récompenses  pour  le  mérite, 
des  écoles  gratuites  de  dessin,  des  règlements  pour  une  meilleure  police  du 
travail,  et  beaucoup  d'autres  moyens  que  j'omets.  Tout  cela  a  contribué  à 
accroître  les  lumières,  le  zèle,  en  un  mol  le  capital  intellectuel,  à  perfection- 
ner les  méthodes,  à  développer  les  dispositions  naturelles  de  la  nation,  enfin 
à  porter  l'industrie  au  degré  d'avancement  auquel  elle  est  parvenue  et  à 
réduire  les  prix,  peut-être  dans  une  trop  forte  proportion.  Si  cette  industrie 
est  encore  en  ariiére  pour  les  qualités  superfines,  elle  réussit  parfaitement 
dans  les  bonnes  qualités,  dans  les  articles  moyens  et  inférieurs.  Les  draps 
ordinaires  de  la  Russie  sont  meilleurs  que  ceux  de  France  el  ne  coûtent  pas 
davantage.  Le  tissage  et  la  filature  du  coton  y  sont  en  bonne  voie,  pour  les 
soieries,  il  n'y  a  qu'avec  Lyon  qu'elle  ne  puisse  pas  rivaliser.  Saint-Péters- 
bourg el  Moscou  sont  remplis  de  fabriques;  les  bronzes  de  Sainl-Pétersbourg, 
s'ils  le  cèdent  pour  la  forme  à  ceux  de  France,  sont  d'un  meilleur  travail  et 
d'une  dorure  plus  solide,  un  peu  plus  chers  toutefois.  Du  reste,  si  des  écri- 
vains sérieux,  je  ne  nomme  personne,  dépeignent  l'induatrie  russe  comme 
artificielle,  on  doit  l'expliquer  sans  doulepar  l'influence  épidémique  des  rê- 
veries du  libre  échange.  » 

Je  dois  ajouter  que  les  modifications  apportées  au  tarif  russe  depuis  un 
certain  nombre  d'années  ont  eu  généralement  pour  but  d'accorder  des  faci- 
lités au  commerce.  Le  tarif  de  novembre  1860  avait  aboli  la  plupart  des  pro- 
hibilions-en  les  remplaçant,  il  est  vrai,  par  des  droits  extrêmement  élevés.  Un 
nouveau  tarif,  qui  apporte  au  régime  en  vigueur  de  notables  adoucisse- 
ments, a  été  signé  le  9  juin  1857.  (H.  R.) 


202  SYSTÈME    NATIONAL.    LIVRE    I. 

industrieuse,  riche,  indépendante,  et  où  peut-être  nos  petits- 
fils  verront  la  première  puissance  maritime  et  commerciale 
du  monde.  L'histoire  commerciale  et  industrielle  de  l'Améri- 
que du  Nord  est  plus  instructive  que  toute  autre  à  notre  point 
de  vue  ;  le  développement  y  est  rapide,  les  périodes  de  com- 
merce libre  et  de  commerce  restreint  se  succèdent  prompte- 
ment  ;  les  résultats  se  manifestent  avec  toute  évidence,  et  le 
mécanisme  entier  de  l'industrie  nationale  et  de  l'administra- 
tion publique  se  met  à  découvert  sous  l'œil  de  l'observateur. 

Les  colonies  de  l'Amérique  du  Nord  furent  tenues  par  la 
métropole,  sous  le  rapport  des  arts  industriels,  dans  un  si 
complet  asservissement,  qu'outre  la  fabrication  domestique  et 
les  métiers  usuels,  on  n'y  toléra  aucune  espèce  de  fabriques. 
En  \  750,  une  fabrique  de  chapeaux  établie  dans  le  Massachu- 
sets  provoqua  l'attention  et  la  jalousie  du  Parlement,  qui  dé- 
clara toutes  les  fabriques  coloniales  dommageables  au  pays 
[common  nuisances),  sans  en  excepter  les  forges,  dans  une 
contrée  qui  possédait  en  abondance  tous  les  éléments  de  la  fa- 
brication du  fer.  En  1778,  le  grand  Ghatham,  alarmé  par  les 
premiers  essais  manufacturiers  de  la  Nouvelle-Angleterre, 
soutint  qu'on  ne  devait  pas  permettre  qu'il  se  fabriquât  dans 
les  colonies  un  fer  à  cheval. 

Adam  Smith  a  le  mérite  d'avoir  le  premier  signalé  l'ini- 
quité de  cette  politique. 

Le  monopole  de  l'industrie  manufacturière  parla  mère  pa- 
trie est  l'une  des  principales  causes  de  la  révolution  améri- 
caine ;  la  taxe  sur  le  thé  ne  fit  que  déterminer  l'explosion. 

Affranchis  des  entraves  qu'on  leur  avait  imposées,  en  pos- 
session de  toutes  les  conditions  matérielles  et  intellectuelles 
de  l'industrie  manufacturière,  et  séparés  du  pays  d'où  ils 
tiraient  des  objets  fabriqués  et  où  ils  vendaient  leurs  produits 
bruts,  réduits,  par  conséquent,  à  leurs  propres  ressources 
pour  la  satisfaction  de  tous  leurs  besoins,  les  Etats  de  l'Amé- 
rique du  Nord  virent,  durant  la  guerre  de  l'indépendance,  les 
fabriques  de  toute  espèce  prendre  chez  eux  un  remarquable 
essor,  et  l'agriculture  en  retirer  de  tels  avantages,  que  la  va- 


l'histoire.    CHAPITRE    IX.  203 

leur  du  sol,  de  même  que  le  salaire  du  travail,  haussa  partout 
dans  une  forte  proportion,  nonobstant  les  charges  publiques 
et  les  ravages  de  la  guerre.  Mais,  après  la  paix  de  Paris,  une 
constitution  vicieuse  n'ayant  pas  permis  d'établir  un  système 
commun  de  commerce,  par  suite  les  produits  fabriqués  de 
FAngleterre  ayant  trouvé  de  nouveau  un  libre  accès,  et  fait 
aux  jeunes  fabriques  américaines  une  concurrence  impossible 
à  soutenir,  la  prospérité  dont  le  pays  avait  joui  pendant  la 
guerredisparut  plus  promptementencore  qu'elle  n'était  venue. 
Un  orateur  a  dit  plus  tard  dans  le  congrès  au  sujet  de  cette 
crise  :  «  Nous  achetions,  suivant  le  conseil  des  modernes 
théoriciens,  là  où  nous  pouvions  le  faire  au  meilleur  marché, 
et  nous  étions  inondés  de  marchandises  étrangères  ;  les  arti- 
cles anglais  se  vendaient  à  plus  bas  prix  dans  nos  places  ma- 
ritimes qu'à  Liverpool  et  à  Londres.  Nos  manufacturiers 
furent  ruinés  ;  nos  négociants,  ceux-là  mêmes  qui  avaient  es- 
péré de  s'enrichir  par  le  commerce  d'importation,  firent 
faillite,  et  toutes  ces  causes  réunies  exercèrent  une  si  fâcheuse 
influence  sur  l'agriculture,  qu'il  s'ensuivit  une  dépréciation 
générale  de  la  propriété,  et  que  la  déconfiture  devint  générale 
parmi  les  propriétaires.  »  Cet  état  de  choses  ne  fut  malheu- 
reusement pas  instantané  ;il  dura  depuis  la  paix  de  Paris  jus- 
qu'à l'établissement  de  la  constitution  fédérale  ;  plus  que  toute 
autre  circonstance,  il  disposa  les  différents  Etats  à  resserrer 
plus  étroitement  leurs  liens  politiques  et  à  accorder  au  con- 
grès les  pouvoirs  nécessaires  pour  l'adoption  d'un  commun 
système  de  commerce.  De  tous  les  Etats,  sans  en  excepter  celui 
de  New-York  et  la  Caroline  du  Sud,  le  congrès  fut  assailli  de 
demandes  de  protection  en  faveur  de  l'industrie  du  pays  ;  et,  le 
jour  de  son  inauguration,  Washington  porta  un  habit  en 
drap  indigène,  «  afin,  dit  un  journal  du  temps  qui  se  publiait 
à  New- York,  de  donner  à  tous  ses  successeurs  et  à  tous  les 
législateurs  à  venir,  avec  la  simplicité  expressive  qui  appar- 
tient à  ce  grand  homme,  une  leçon  ineffaçable  sur  les  moyens 
de  développer  la  prospérité  du  pays.  »  Bien  que  le  premier 
tarif  américain,  celui  de  1789,  n'établît  que  de  faibles  droits 


204  SYSTÈME   NATIONAL.    LIVRE    I. 

d'entrée  sur  les  articles  fabriqués  les  plus  importants,  il  eut, 
dès  les  premières  années,  de  si  heureux  résultats,  que  Was- 
hington, dans  son  message  de  1791,  put  féliciter  la  nation  de 
l'état  florissant  dans  lequel  se  trouvaient  les  manufactures, 
l'agriculture  et  le  commerce. 

On  reconnut  bientôt  l'insuffisance  de  cette  protection  ; 
l'obstacle  d'un  faible  droit  fut  aisément  vaincu  par  les  fabri- 
cants d'Angleterre  dont  les  procédés  s'étaient  améliorés.  Le 
congrès  porta  à  15  pour  cent  le  droit  sur  les  articles  les  plus 
importants  ;  mais  ce  ne  fut  qu'en  1804,  lorsque  la  modicité 
des  recettes  de  douane  le  contraignait  à  augmenter  le  revenu. 
Déjà,  depuis  longtemps,  les  fabricants  du  pays  s'étaient 
épuisés  en  doléances  sur  le  manque  de  protection,  et  les  inté- 
rêts opposés,  en  arguments  sur  les  avantages  de  la  liberté  du 
commerce  ainsi  que  sur  les  inconvénients  des  droits  protec- 
teurs élevés. 

Dès  1789,  sur  la  proposition  de  James  Madison,  la  naviga- 
tion avait  obtenu  une  protection  suffisante  ;  son  essor  con- 
trastait avec  les  faibles  progrès  généralement  accomplis  par 
les  manufactures  ;  de  200,000  tonneaux  en  1789,  elle  s'était 
élevée  en  1801  à  plus  d'un  demi-million. 

Sous  l'abri  du  tarif  de  1804,  l'industrie  manufacturière  de 
l'Amérique  du  Nord  ne  se  maintint  qu'avec  peine  devant 
celle  de  l'Angleterre,  que  fortifiaient  de  continuels  perfection- 
nements et  qui  avait  atteint  des  proportions  colossales  ;  elle 
aurait  sans  doute  succombé  dans  la  lutte,  si  l'embargo  et  la 
déclaration  de  guerre  de  1812  ne  lui  étaient  venus  en  aide. 
Alors,  comme  durant  la  guerre  de  l'indépendance,  les  fabri- 
ques américaines  prirent  un  essor  si  extraordinaire,  que,  non 
contentes  de  satisfaire  aux  besoins  du  pays,  elles  commencè- 
rent bientôt  à  exporter.  D'après  un  rapport  du  comité  du 
commerce  et  des  manufactures  au  congrès,  les  seules  indus- 
tries du  cotonet  de  la  laine  occupaient,  en  1815,  100,000  ou- 
vriers, produisant  annuellement  pour  plus  de  60  millions  de 
dollars  (321  millions  de  francs)  (1).  De  même  que  pendant 

(1)  Le  dollar  =  5fr.  35  cent. 


l'histoire.    CHAPITRE   IX.  205 

la  guerre  de  la  révolution,  on  remarqua,  comme  une  consé- 
quence nécessaire  de  l'extension  de  l'industrie  manufactu- 
rière, une  hausse  rapide  de  toutes  les  valeurs,  des  produits 
bruts  et  de  la  main-d'œuvre  aussi  bien  que  de  la  propriété 
foncière,  partant  la  prospérité  commune  des  propriétaires, 
des  ouvriers  et  du  commerce  intérieur, 

Après  la  paix  de  Gand,  le  congrès,  instruit  par  l'expérience 
de  1786,  doubla  pour  la  première  année  les  droits  existants, 
et  le  pays,  durant  cette  année,  continua  de  prospérer.  Mais, 
sous  la  pression  des  intérêts  particuliers  opposés  aux  manu- 
factures et  des  arguments  de  la  théorie,  il  décréta,  pour  1816, 
une  diminution  sensible  des  droits  d'entrée,  et  bientôt  repa- 
rurent les  mêmes  résultats  que  la  concurrence  étrangère  avait 
déjà  produits  de  1786  à  1789,  savoir  :  ruine  des  fabriques, 
dépréciation  des  produits  bruts  ainsi  que  de  la  propriété  fon- 
cière, détresse  générale  des  agriculteurs.  Après  que  le  pays 
avait,  pour  la  seconde  fois,  goûté,  en  temps  de  guerre,  les  bien- 
faits de  la  paix,  il  souffrait,  pour  la  seconde  fois  aussi  pendant 
la  paix,  plus  de  maux  que  la  guerre  la  plus  dévastatrice  n'au- 
rait pu  lui  en  causer.  Ce  ne  fut  qu'en  1824,  lorsque  les  effets 
de  l'acte  extravagant  de  l'Angleterre  sur  les  céréales  se  fu- 
rent fait  sentir  dans  toute  leur  étendue,  et  que  l'intérêt  agri- 
cole des  Etats  du  Centre,  du  Nord  et  de  l'Ouest  se  vit  obligé 
de  faire  cause  commune  avec  l'intérêt  manufacturier,  qu'un 
tarif  un  peu  plus  élevé  passa  dans  le  congrès.  M.  Huskisson 
ayant  pris  sur-le-champ  des  mesures  pour  en  paralyser  les 
conséquences  au  point  de  vue  de  la  concurrence  anglaise,  ce 
tarif  ne  tarda  pas  à  être  reconnu  insuffisant,  et  complété, 
après  un  vif  débat,  par  celui  de  1828. 

La  statistique  officielle  de  l'Etat  du  Massachusets  récem- 
ment publiée  (1)  donne  quelque  idée  de  l'essor  qu'à  l'aide  du 

(1)  Tableau  statistique  du  Massachusets  pour  l'année  finissant  le  1"  oiTi7 
1837,  par  J.-P.  Bigelon,  secrétaire  de  la  République.  Boston  1838.  — ^Aiicun 
autre  État  américain  ne  popsède  de  pareils  relevés  slatisliqut  s.  Celui  qui  est 
mentionné  ici  est  dû  au  gouverneur  Kverell,  aussi  distingué  comme  savant  et 
comme  écrivain  que  comme  iiomme  d'État. 


206  SYSTÈME    NATIONAL.    LIVRE    I. 

système  protecteur  et  malgré  les  adoucissements  apportés  en- 
suite au  tarif  de  1828,  les  manufactures  prirent  dans  les  États- 
Unis,  surtout  dans  le  Centre  et  dans  le  Nord.  En  1837,  le 
Massachusets  renfermait  282  manufactures  de  coton  et 
565,031  broches  en  activité,  lesquelles  occupaient  4,997  ou- 
vriers et  14,757  ouvrières  ;  37,275,917  livres  (16,844,629 
kilog.)  (1)  de  coton  y  étaient  mises  en  œuvre,  et  126  millions 
de  yards  (115  millions  de  mètres)  (2)  de  tissus  y  étaient  fabri- 
qués, ce  qui  produisait  une  valeur  de  13,056,659  dollars 
(69,953,125  fr.),  au  moyen  d'un  capital  de  14,369,719  dol- 
lars (76,877,  796  fr.). 

L'industrie  de  la  laine  présentait  192  manufactures, 
501  machines,  et  occupait  3,612  ouvrières  et  3,485  ouvriers, 
qui  mettaient  en  œuvre  10,858,988  livres  (4,924,551  kilog.) 
de  laine,  et  produisaient  1 1,313,426  yards  (10,345,865  mè- 
tres) de  tissus  représentant  une  valeur  de  10,399,807  dollars 
(55,637,955  fr.),  au  moyen  d'un  capital  de  5,770,750  dol- 
lars (30,873,512  fr.) 

11  se  fabriquait  16,689,877  paires  de  souliers  et  de  bottes, 
destinées  en  grande  partie  aux  Etats  de  l'Ouest,  pour  une  va- 
leur de  16,642,520  dollars  (89,037,482  fr). 

Les  autres  fabrications  offraient  un  développement  propor- 
tionné. 

L'ensemble  de  la  production  manufacturière  de  l'Etat,  in- 
dépendamment de  la  construction  navale,  était  évalué  à  plus 
de  86  millions  (460  millions  de  fr.),  au  moyen  d'un  capital 
d'environ  60  millions  de  dollars  (311  millions  de  francs). 

Le  nombre  des  ouvriers  était  de  117,352,  sur  une  popu- 
lation totale  de  701 ,331 . 

Il  n'était  point  question  de  misère,  de  grossièreté,  ni  de 
vices  parmi  la  population  des  manufactures;  tout  au  con- 
traire, chez  les  nombreux  ouvriers  de  l'un  et  de  l'autre  sexe 
règne  la  moralité  la  plus  sévère,  la  propreté  et  l'élégance  du 
vêtement;  ils  trouvent  dans  des  bibliothèques  à  leur  usage 

(1)  La  livre  =  0  kil.  4,535. 

(2)  Le  yard  =  0  mélre  9,143. 


l'histoire.    CBAPITRE    IX.  207 

des  livres  utiles  et  instructifs  ;  le  travail  n'épuise  pas  leurs 
forces;  leur  nourriture  est  abondante  et  saine.  La  plupart  des 
jeunes  filles  s'amassent  une  dot  (1). 

Ce  dernier  point  tient  visiblement  au  bas  prix  des  denrées 
alimentaires,  à  la  médiocrité  et  à  la  juste  répartition  des  im- 
pôts. Que  l'Angleterre  supprime  ses  entraves  à  l'importation 
des  produits  agricoles,  qu'elle  diminue  ses  taxes  de  consom- 
mation de  moitié  ou  des  deux  tiers,  qu'elle  couvre  le  déficit 
par  un  impôt  sur  le  revenu,  et  elle  assurera  une  condition 
semblable  aux  ouvriers  de  ses  fabriques  (2). 

Aucun  pays  n'a  été  si  méconnu  et  si  mal  jugé  que  l'Amé- 
rique du  Nord,  en  ce  qui  touche  son  avenir  et  son  économie 
publique,  par  les  théoriciens  comme  parles  praticiens.  Adam 
Smith  et  J.  B.  Say  avaient  déclaré  que  les  États-Unis  étaient 
mués  à  V agriculture  comme  la  Pologne.  La  comparaison  n'é- 
tait pas  très-flatteuse  pour  cette  confédération  de  jeunes  et 
ambitieuses  républiques,  et  la  perspective  qui  leur  était  ainsi 
offerte  était  peu  consolante.  Les  théoriciens  que  je  viens  de 
nommer  avaient  établi  que  la  nature  avait  destiné  les  Améri- 
cains du  Nord  exclusivement  à  Tagricuiture,  tant  que  la  terre 
la  plus  fertile  pourrait  y  être  acquise  presque  pour  rien.  On 
les  avait  vivement  félicités  d'obéir  de  si  bon  cœur  aux  pres- 
criptions de  la  nature  et  d'offrir  à  la  théorie  un  si  bel  exem- 
ple des  merveilleux  effets  de  la  liberté  du  commerce  ;  mais 
l'école  éprouva  bientôt  la  contrariété  de  perdre  cette  preuve 
importante  de  la  rectitude  et  de  l'applicabilité  de  sa  théorie,  et 
de  voir  les  Etats-Unis  chercher  leur  fortune  dans  une  voie 
diamétralement  opposée  à  celle  de  la  liberté  commerciale 
absolue. 

Cette  jeune  nation,  que  l'école  avait  chérie  jusque-là  comme 
la  prunelle  de  ses  yeux,  devint  alors  l'objet  du  blâme  le  plus 

(Ij  Les  journaux  américains  de  juillet  1839  rapportent  que,  dans  la  seule 
ville  de  Lowel,  on  comptait  plus  de  cent  ouvrières  ayant  déposé  à  la  caisse 
d'épargne  au  delà  de  100  dollars  (5, 3.S0  francs\ 

(2)  On  voit  que  List  pressentait  les  réformes  commerciales  et  financières 
que  l'Angleterre  était  à  la  veille  d'accomplir.  (H.  R.) 


208  SYSTÈME    NATIONAL.     —    LIVRE    I. 

énergique  chez  les  théoriciens  de  toute  l'Europe.  Le  nouveau 
monde,  disait-on,  avait  fait  peu  de  progrès  dans  les  sciences 
politiques;  au  moment  où  les  peuples  européens  travaillaient, 
avec  le  zèle  le  plus  sincère,  à  la  réalisation  de  la  liberté  générale 
du  commerce,  au  moment  où  l'Angleterre  et  la  Franc^  en 
particulier  se  préparaient  à  faire  des  pas  signalés  vers  ce  grand 
but  philanthropique,  les  États-Unis  retournaient,  pour  déve- 
lopper leur  prospérité,  à  ce  système  mercantile  vieilli  depuis 
longtemps  et  si  nettement  réfuté  par  la  science.  Un  pays  tel 
que  l'Amérique  du  Nord,  dans  lequel  de  si  vastes  espaces  de 
la  terre  la  plus  fertile  étaient  encore  sans  culture  et  où  le  sa- 
laire était  si  élevé,  ne  pouvait  mieux  employer  ses  capitaux  et 
son  trop-plein  de  population  qu'à  l'industrie  agricole;  une  fois 
celle-ci  parvenue  à  son  complet  développement,  l'industrie 
manufacturière  surgirait  d'elle-même  et  sans  excitation  fac- 
tice ;  en  faisant  naître  artificiellement  des  manufactures,  les 
États-Unis  portaient  préjudice  non-seulement  aux  pays  de 
plus  ancienne  culture,  mais  surtout  à  eux-mêmes. 

Chez  les  Américains,  toutefois,  le  bon  sens  et  le  sentiment 
des  nécessités  du  pays  furent  plus  forts  que  la  foi  dans  les 
préceptes  de  la  théorie.  On  scruta  les  arguments  des  théori- 
ciens, et  l'on  conçut  des  doutes  sérieux  sur  l'infaillibité  d'une 
doctrine  à  laquelle  ses  propres  adeptes  ne  se  conformaient 
même  pas. 

A  l'argument  tiré  de  la  grande  quantité  de  terrains  fer- 
tiles restés  encore  sans  culture,  on  répondit  :  que  dans  les 
États  de  l'Union,  déjà  populeux,  déjà  bien  cultivés  et  mûrs 
pour  les  fabriques,  de  tels  terrains  étaient  aussi  rares  que 
dans  la  i.ïrande-Bretagne  ;  que  le  trop-plein  de  population  de 
ces  États  était  obligé  de  se  transporter  à  grands  frais  vers 
rOuest,  pour  en  défricher  de  pareils.  De  là,  chaque  année, 
pour  les  États  de  l'Est,  non-seulement  une  perte  considéra- 
ble en  capitaux  matériels  et  intellectuels,  mais  encore,  ces 
émigrations  transformant  des  consommateurs  en  concurrents, 
une  dépréciation  de  leurs  propriétés  et  de  leurs  produits  agri- 
coles. L'Union  ne  pouvait  avoir  intérêt  à  ce  que  les  solitudes 


L  HISTOIRE.    CHAPITRE    IX.  209 

qu'elle  possédait  jusqu^aiix  bords  delà  mer  Pacifique,  fussent 
mises  en  culture  avant  que  la  population,  la  civilisation  et 
les  forces  militaires  des  Etats  eussent  atteint  un  développe- 
ment convenable.  Au  contraire,  les  Etats  de  l'Est  n'avaient 
d'avantages  à  retirer  du  défrichement  de  ces  lointaines  soli- 
tudes ,  qu'en  s'adonnant  à  l'industrie  manufacturière  de 
manière  à  échanger  leurs  articles  fabriqués  contre  les  den- 
rées de  l'Ouest.  On  alla  plus  loin  ;  on  se  demanda  si  l'An- 
gleterre ne  se  trouvait  pas  dans  une  situation  tout  à  fait 
semblable;  si  elle  ne  disposait  pas,  dans  le  Canada,  dans 
l'Australie  et  dans  d'autres  régions ,  d'une  vaste  étendue 
de  terrains  fertiles  et  encore  incultes;  si  elle  n'avait  pas, 
pour  transporter  dans  ces  pays  le  trop-plein  de  sa  population, 
à  peu  près  les  mêmes  facilités  que  les  Etats-Unis  pou  renvoyer 
le  leur  des  bords  de  l'océan  Atlantique  à  ceux  du  Missouri  ; 
pourquoi,  néanmoins,  l'Angleterre  non-seulement  continuait 
de  protéger  son  industrie  manufacturière,  mais  travaillait  à  la 
développer  de  plus  en  plus. 

L'argument  de  l'école,  que,  là  où  les  salaires  étaient  élevés 
dans  le  travail  agricole,  les  fabriques  ne  pouvaient  venir  na- 
turellement et  n'étaient  que  des  plantes  de  serre  chaude,  ne 
parut  fondé  qu'en  partie,  savoir  à  l'égard  de  ces  articles  qui, 
présentant  peu  de  volume  et  de  poids  relativement  à  leur  va- 
leur, étaient  produits  principalement  par  le  travail  manuel, 
mais  non  en  ce  qui  touche  ceux  dont  le  prix  n'est  que  faible- 
ment influencé  par  le  taux  du  salaire  et  pour  lesquels  l'éléva- 
tion de  ce  taux  est  compensée  par  l'emploi  de  machines  ou  de 
moteurs  hydrauliques,  par  le  bon  marché  des  matières  brutes 
et  des  denrées  alimentaires,  par  l'abondance  et  le  bas  prix  des 
combustibles  et  des  matériaux  de  construction,  enfin  par  la 
modicité  des  impôts  et  par  l'énergie  du  travail. 

L'expérience  avait  d'ailleurs  enseigné  depuis  longtemps 
aux  Américains  que  l'agriculture  d'un  pays  ne  peut  parvenir 
à  un  haut  degré  de  prospérité  qu'autant  que  l'échange  des 
produits  fabriqués  est  garanti  pour  l'avenir;  que,  si  l'agri- 
culteur demeure  dans  l'Amérique  du  Nord  et  le  manufactu- 

14 


210  SYSTÈME    NATIONAL.    LIVRE    I. 

rier  en  Angleterre,  cet  échange  sera  fréquemment  interrompu 
par  la  guerre,  par  des  crises  commerciales  ou  par  des  me- 
sures restrictives  adoptées  à  l'étranger  ;  que,  par  conséquent, 
pour  asseoir  sur  une  base  solide  la  prospérité  du  pays,  le  ma- 
nufacturier, suivant  l'expression  de  Jefferson,  doit  s'établir  à 
côté  de  l'agriculteur. 

Les  Américains  du  Nord  comprenaient  enfin  qu'une  grande 
nation  ne  doit  pas  poursuivre  exclusivement  des  avantages 
matériels  imn»édials;  que  la  civilisation  et  la  puissance,  qui, 
comme  Adam  Smith  le  reconnaît,  sont  des  biens  plus  précieux 
et  plus  désirables  que  la  richesse  matérielle,  ne  sauraient  être 
acquises  et  maintenues  qu'à  l'aide  de  Tindustrie  manufactu- 
rière; qu'une  nation  qui  se  sent  appelée  à  prendre  le  rang 
parmi  les  plus  cultivées  et  parmi  les  plus  puissantes,  ne  doit 
reculer  devant  aucun  sacrifice  pour  posséder  la  condition  de 
ces  biens,  et  que,  cette  condition,  les  Etats  voisins  de  l'Atlan- 
tique la  possédaient. 

C'est  sur  les  rivages  de  l'Atlantique  que  la  population  et  la 
civilisation  européenne  ont  pris  pied  d'abord  ;  c'est  là  que  se 
sont  formés  d'abord  des  Etats  populeux,  cultivés  et  riches;  là 
est  le  berceau  des  pêcheries  maritimes,  de  la  navigation  cô- 
tière  et  des  forces  navales  du  pays  ;  là  fut  conquise  son  indé- 
pendance, et  sa  fédération  fut  fondée  ;  c'est  par  ces  Etats  du 
littoral  qu'a  lieu  son  commerce  extérieur;  par  eux  il  est  en 
contact  avec  le  monde  civilisé,  par  eux  il  reçoit  le  trop-plein 
de  l'Europe  en  population,  en  capital  matériel  et  en  res- 
sources morales;  c'est  sur  la  civilisation,  sur  la  puissance  et 
sur  la  richesse  de  ces  Étals  que  repose  l'avenir  de  civilisation, 
de  puissance  et  de  richesse  de  toute  la  nation,  son  indépen- 
dance et  sa  future  influence  sur  les  pays  moins  avancés. 

Supposons  que  la  population  de  ces  Etats  du  littoral  dimi- 
nue au  lieu  de  s'accroître,  que  leurs  pêcheries,  leur  cabotage, 
leur  navigation  avec  l'étranger,  leur  commerce  extérieur,  que 
leur  prospérité  enfin  décroisse  ou  reste  stationnaire  au  lieu 
d'augmenter,  nous  verrons  s'amoindrir  dans  la  même  pro- 
portion les  moyens  de  civilisation  de  tout  le  pays,  les  garan- 


l'histoire.    —    CHAPITRE    IX.  211 

lies  de  son  indépendance  et  de  son  influence.  On  peut  mênrie 
concevoir  le  territoire  des  Etats-Unis  cultivé  tout  entier  d'une 
mer  à  l'autre,  rempli  d'Etats  agricoles  et  couvert  d'une  nom- 
breuse population,  et  la  nation  demeurée  cependant  à  un  de- 
gré inférieur  de  civilisation,  d'indépendance,  de  puissance  et 
de  commerce  extérieur.  Nombre  de  peuples  se  trouvent  dans 
cette  situation,  et,  avec  une  grande  population,  sont  sans  ma- 
rine marchande  et  sans  forces  navales. 

Si  une  puissance  avait  conçu  le  plan  d'arrêter  le  peuple 
américain  dans  son  essor,  de  lui  imposer  à  jamais  son  joug 
industriel,  commercial  et  politique,  elle  n'atteindrait  son  but 
qu'en  dépeuplant  les  Etats  de  l'Atlantique  et  en  poussant  vers 
l'intérieur  tout  ce  qui  leur  accroît  de  population,  de  capital  et 
de  forces  morales.  Par  là  elle  entraverait  le  pays  dans  le  déve- 
loppement de  sa  puissance  maritime  ;  elle  pourrait  espérer 
même  d'occuper  de  vive  force,  avec  le  temps,  les  principaux 
points  de  défense  sur  la  côte  de  l'Atlantique  et  aux  embou- 
chures des  fleuves.  Le  moyen  est  fort  simple  ;  il  suffirait 
d'empêcher  que  l'industrie  manufacturière  ne  fleurît  dans  les 
Etats  de  l'Atlantique,  et  de  faire  adopter  en  Amérique  le  prin- 
cipe de  la  liberté  absolue  du  commerce  extérieur. 

Si  les  Etats  de  l'Atlantique  n'étaient  pas  manufacturiers, 
ils  ne  pourraient  pas  se  maintenir  au  même  degré  de  civili- 
sation, ils  déclineraient  sous  tous  les  rapports.  Comment  les 
villes  du  littoral  de  l'Atlantique  pourraient  elles  prospérer 
sans  manufactufes?  Ce  ne  serait  pas  en  expédiant  les  den- 
rées de  l'intérieur  du  pays  en  Europe,  et  les  marchandises 
anglaises  dans  l'intérieur  du  pays  ;  car  quelques  milliers  d'in- 
dividus suffisent  pour  une  telle  opération.  Que  deviendraient 
les  pêcheries?  La  plus  grande  partie  de  la  population  qui  s'est 
portée  vers  l'intérieur  préfère  la  viande  fraîche  et  le  poisson 
d'eau  douce  au  poisson  salé  ;  elle  n'a  pas  besoin  d'huile  de  ba- 
leine, ou  du  moins  elle  n'en  consomme  que  de  minimes  quan- 
tités. Comment  le  cabotage  aurait  il  de  l'activité?  La  plupart 
des  Etats  du  littoral  sont  peuplés  d'agriculteurs,  qui  produisent 
eux-mêmes  les  denrées  alimentaires,  les  matériaux  de  con- 


212  SYSTÈME    NATIONAL.    LIVRE    I. 

strnction  et  les  combustibles  dont  ils  ont  besoin;  il  n'y  aurait 
donc  rien  à  transporter  le  long  de  la  côte.  Comment  le  com- 
merce extérieur  et  la  navigation  avec  l'étranger  prendraient- 
ils  de  l'accroissement?  Le  pays  n'a  rien  à  offrir  de  ce  que  les 
peuples  les  moins  avancés  possèdent  en  abondance,  et  les  na- 
tions manufacturières,  chez  lesquelles  il  écoulerait  ses  pro- 
duits, protègent  leur  marine  marchande.  Dans  ce  déclin  des 
pêcheries,  du  cabotage,  de  la  navigation  avec  l'étranger  et  du 
commerce  extérieur,  que  deviendra  la  marine  militaire? 
Comment,  sans  marine  militaire,  les  Etats  de  l'Atlantique 
pourront-ils  se  défendre  contre  les  attaques  du  dehors?  Com- 
ment l'agriculture  rnême  pou rra-t-elie  fleurir  dans  ces  Etats, 
lorsque,  transportées  dans  l'Est  par  les  canaux  et  par  les  che- 
mins de  fer,  les  denrées  des  terres  beaucoup  plus  fertiles  et 
beaucoup  moins  chères  de  l'Ouest,  de  ces  terres  qui  n'ont  pas 
besoin  d'engrais,  pourront  s'y  vendre  à  meilleur  marché  que 
l'Est  lui-même  ne  peut  les  produire  avec  un  sol  depuis  long- 
temps épuisé  ?  comment,  dans  un  pareil  état  de  choses,  la  ci- 
vilisation des  Etats  de  l'Est  pourrait-elle  avancer  et  leur  popu- 
lation s'accroître,  lorsqu'il  est  évident  que,  sous  l'empire  du 
libre  commerce  avec  l'Angleterre ,  tout  leur  trop-plein  de 
population  et  de  capital  agricole  se  porterait  vers  l'Ouest?  La 
situation  actuelle  de  la  Virginie  ne  donne  qu'une  faible  idée 
de  celle  à  laquelle  le  dépérissement  des  manufactures  rédui- 
rait les  Etals  de  l'Atlantique  ;  la  Virginie,  en  effet,  de  même 
que  tous  les  Etats  méridionaux  du  même  littoral,  prend  par- 
fois une  large  part  à  l'approvisonneraent  des  Etats  manufac- 
turiers en  produits  agricoles. 

L'existence  d'une  industrie  manufacturière  dans  les  Etats 
de  l'Atlantique  change  enlièrement  la  face  des  choses.  Alors 
affluent  de  toutes  les  contrées  européennes  population,  capi- 
tal, habileté  technique,  ressources  intellectuelles  ;  alors  aug- 
mente, avec  les  envois  de  matières  brutes  de  l'Ouest,  la 
demande  des  produits  manufacturés  de  ces  Etats  ;  alors  leur 
population,  le  nombre  et  l'importance  de  leurs  villes,  leur 
richesse,  enfin,  se  développent  dans  les  mêmes  proportions 


l'histoire.    —    CHAPITRE    IX.  213 

que  la  culture  des  solitudes  occidentales  ;  alors,  avec  une  po- 
pulation qui  s'accroît,  leur  propre  agriculture  est  stimulée 
par  une  plus  forte  demande  de  viande,  de  beurre,  de  fro- 
mage ,  de  lait ,  de  légumes ,  de  plantes  oléagineuses  et  de 
fruits;  alors  augmente  la  demande  des  poissons  salés  et  de 
l'huile  de  poisson,  partant  la  pêche  maritime  ;  alors  le  cabo- 
tage trouve  à  transporter  des  masses  de  denrées  alimentaires, 
de  matériaux  de  construction,  de  houilles  etc.,  que  réclame 
une  population  manufacturière;  alors  les  manufactures  pro- 
duisent une  multitude  d'articles  à  exporter  dans  tous  les  pays 
du  monde,  ce  qui  donne  lieu  à  des  retours  avantageux  ;  alors, 
par  le  cabotage,  par  la  pêche  maritime  et  par  la  navigation 
avec  l'étranger  s'accroissent  les  forces  navales  et,  avec  elles, 
les  garanties  de  l'indépendance  du  pays  et  de  son  influence 
sur  les  autres  nations,  particulièrement  sur  celles  de  l'Améri- 
que du  Sud  ;  alors  les  arts  et  les  sciences,  la  civilisation  et  la 
littérature  prennent  dans  les  Etats  de  l'Est  un  nouvel  essor 
et  se  répandent  ensuite  sur  ceux  de  l'Ouest. 

Voilà  comment  les  Etats-Unis  ont  été  amenés  à  restreindre 
l'importation  des  articles  des  fabriques  étrangères  et  à  proté- 
ger leurs  propres  fabriques.  Avec  quel  succès,  nous  l'avons 
fait  voir.  L'expérience  des  Etats-Unis  eux-mêmes  et  l'histoire 
de  l'industrie  chez  les  autres  peuples  montrent  que,  sans  ces 
mesures,  le  littoral  de  l'Atlantique  ne  serait  jamais  devenu 
manufacturier. 

Les  crises  commerciales,  si  fréquentes  en  Amérique,  ont 
été  représentées  à  tort  comme  une  conséquence  de  ces  res- 
trictions. L'expérience  antérieure  de  l'Amérique  du  Nord, 
tout  comme  la  plus  récente,  enseigne,  au  contraire,  que  ces 
crises  n'ont  jamais  été  plus  fréquentes  ni  plus  désastreuses 
que  dans  les  moments  où  les  relations  avec  l'Angleterre  étaient 
le  moins  entravées.  Les  crises  commerciales,  dans  les  lùats 
agricoles  qui  s'approvisionnent  d'articles  fabriqués  au  dehors, 
proviennent  du  manque  d'équilibre  entre  l'importation  et 
l'exportation.  Les  États  manufacturiers,  plus  riches  en  capi- 
tal que  les  Etats  agricoles,  et  toujours  préoccupés  d'aug- 


214  SYSTÈME    NATIONAL.    —    LIVRE    I. 

menter  leurs  débouchés,  livrent  leurs  marchandises  à  crédit 
et  poussent  à  la  consommation.  C'est  comme  une  avance  sur 
la  prochaine  récolte.  Or,  si  la  récolte  est  insuffisante,  de 
telle  sorte  que  sa  valeur  reste  au-dessous  de  celle  des  con- 
sommations antérieures,  ou  si  elle  est  trop  abondante,  et  que 
les  produits  faiblement  demandés  ne  se  vendent  qu'à  vil  prix, 
si  en  même  temps  le  marché  demeure  encombré  d'articles  des 
fabriques  étrangères,  cette  disproportion  entre  les  moyens  de 
payer  et  les  consommations  antérieures,  comme  entre  l'offre 
et  la  demande  des  produits  agricoles  et  des  produits  fabriqués, 
donne  naissance  à  la  crise  commerciale.  Cette  crise  est  accrue, 
aggravée,  mais  elle  n'est  pas  produite  par  les  opérations  des 
banques  de  l'étranger  et  du  pays.  Nous  donnerons  dans  un 
chapitre  ultérieur  des  explications  à  ce  sujet. 


CHAPITRE  X. 

LES     LEÇONS    DE    l'HISTOIRE. 

En  tout  temps  et  en  tout  lieu  l'intelligence,  la  moralité  et 
l'activité  des  citoyens  se  sont  réglées  sur  la  prospérité  du  pays, 
et  la  richesse  a  augmenté  ou  décru  avec  ces  qualités  ;  mais 
nulle  part  le  travail  et  l'économie,  l'esprit  d'invention  et 
l'esprit  d'entreprise  des  individus  n'ont  rien  fait  de  grand  là 
où  la  liberté  civile,  les  institutions  et  les  lois,  l'administra- 
tion et  la  politique  extérieure,  et  surtout  l'unité  et  la  puis- 
sance nationale,  ne  leur  ont  pas  prêté  appui. 

Partout  l'histoire  nous  montre  une  énergique  action  des 
forces  sociales  et  des  forces  individuelles  les  unes  sur  les  au- 
tres. Dans  les  villes  italiennes  et  dans  les  villes  anséatiques,  en 
Hollande  et  en  Angleterre,  en  France  et  en  Amérique,  nous 
voyons  les  forces  productives  et  par  conséquent  les  richesses 
des  individus  augmenter  avec  la  liberté,  avec  le  perfectionne- 


l'histoire.  CHAPITRE  X.  215 

ment  des  institutions  politiques  et  sociales,  et  celles-ci,  à  leur 
tour,  trouver  dans  l'accroissement  des  richesses  matérielles  et 
des  forces  productives  des  individus  les  éléments  de  leur  per- 
fectionnement ultérieur.  L'essor  de  l'industrie  et  de  la  puis- 
sance de  l'Angleterre  ne  date  que  de  l'affermissement  de  sa 
liberté.  L'industrie  et  la  puissance  des  Vénitiens  et  des  An- 
séates,  des  Espagnols  et  des  Portugais  se  sont  éclipsées  avec 
leur  liberté.  Les  individus  ont  beau  être  laborieux,  économes, 
intelligents  et  inventifs,  ils  ne  sauraient  suppléer  au  défaut 
d'institutions  libres.  L'histoire  enseigne,  par  conséquent,  que 
les  individus  puisent  la  majeure  partie  de  leur  puissance  pro- 
ductive dans  les  institutions  et  dans^l'étatde  la  société. 

Nulle  part  l'influence  de  la  liberté,  de  Tintelligence  et 
des  lumières  sur  la  puissance,  et,  par  suite,  sur  la  force  pro- 
ductive et  sur  la  richesse  du  pays,  n'apparaît  plus  clairement 
que  dans  la  navigation.  De  toutes  les  branches  de  travail,  la 
navigation  est  celle  qui  exige  le  plus  d'énergie  et  de  courage, 
le  plus  d'audace  et  de  persévérance,  qualités  qui  évidemment 
ne  peuvent  éclore  que  dans  l'atmosphère  de  la  liberté.  Dans 
aucune  autre  l'ignorance,  la  superstition  et  le  préjugé,  l'indo- 
lence, la  lâcheté  et  la  mollesse  ne  sont  aussi  funestes  ;  nulle 
partie  sentiment  de  l'indépendance  personnelle  n'est  indispen- 
sable au  même  degré.  Aussi  l'histoire  ne  fournit-elle  point 
d'exemple  de  peuple  asservi  qui  ait  excellé  dans  la  navigation. 
Les  Indous,  les  Chinois  et  les  Japonais  se  sont  de  toute  anti- 
quité bornés  à  naviguer  sur  leurs  canaux,  sur  leurs  fleuves, 
ou  leurs  côtes.  Dans  l'ancienne  Egypte,  la  navigation  mari- 
time était  réprouvée,  apparemment  parce  que  les  prêtres  et 
les  monarques  craignaient  qu'elle  ne  donnât  un  aliment  à 
l'esprit  de  liberté  et  d'indépendance.  Les  Etats  les  plus  libres 
et  les  plus  éclairés  de  la  Grèce  furent  aussi  les  plus  puissants 
sur  la  mer;  avec  leur  liberté  cessa  leur  puissance  maritime; 
et  l'histoire,  qui  raconte  tant  de  victoires  remportées  sur  terre 
par  les  rois  de  Macédoine,  se  tait  sur  leurs  victoires  navales. 

Quand  les  Romains  sont-ils  puissants  sur  la  mer,  et  quand 
n'entend-on  plus  parler  de  leurs  flottes  ?  A  quelle  époque 


216  SYSTÈME    NATIONAL.    —     LIVRE  I. 

l'Italie  commaiide-t-elle  en  souveraine  sur  la  Méditerranée,  et 
depuis  quand  son  cabotage  même  est-il  tombé  aux  mains  des 
étrangers?  L'Inquisition  avait  depuis  longtemps  prononcé  sur 
les  flottes  espagnoles  un  arrêt  d(^  mort,  avant  qu'il  fût  exécuté 
par  celles  de  TAnglelerre  et  de  la  Hollande.  Du  jour  oii  sur- 
gissent les  oligarchies  marchandes  des  Villes  anséatiques,  la 
puissance  et  l'audace  se  retirent  de  la  Hanse.  Dans  les  anciens 
Pays-Bas,  les  navigateurs  conquièrent  seuls  leur  liberté;  ceux 
qui  se  soumettent  à  l'Inquisition  sont  condamnés  à  voir  fermer 
jusqu'à  leurs  fleuves.  La  flotte  anglaise,  victorieuse,  dans  la 
Manche,  de  celle  de  la  Hollande,  ne  fit  que  prendre  possession 
de  la  domination  maritime,  que  l'esprit  de  la  liberté  lui  avait 
depuis  longtemps  attribuée.  La  Hollande,  pourtant,  a  con- 
servé jusqu'à  nos  jours  une  grande  partie  de  sa  marine,  tan- 
dis que  celle  des  Espagnols  et  des  Portugais  est  à  peu  près 
anéantie.  Inutilement  quelques   grands  administrateurs  es- 
saient de  donner  une  flotte  à  la  France  sous  le  règne  du 
despotisme,  cette  flotte  disparaît  toujours.  Aujourd'hui  la 
marine  marchande  et  la  marine  militaire  de  la  France  gran- 
dissent sous  nos  yeux.  A  peine  l'indépendance  des  Etats-Unis 
de  l'Amérique  du  Nord  est-elle  accomplie,  que  déjà  ils  luttent 
glorieusement  contre  les  flottes  géantes  de  la  mère  patrie. 
Mais  qu'est-ce  que  la  navigation  de  l'Amérique  du  Centre  et 
de  celle  du  Sud  ?  Tant  que  leurs  pavillons  ne  flotteront  pas  sur 
toutes  les  mers,  l'efficacité  de  leur  régime  républicain  sera 
contestable.  Voyez,  au  contraire,  le  Texas  ;  à  peine  éveillé  à  la 
vie,  il  réclame  déjà  sa  part  de  l'empire  de  Neptune. 

La  navigation  n'est  qu'un  élément  de  la  force  industrielle 
du  pays,  élément  qui  ne  peut  croître  et  fleurir  que  dans  l'em- 
semble  et  par  l'ensemble.  En  tous  temps  et  en  tous  lieux,  la 
navigation,  le  commerce  intérieur  et  extérieur,  l'agriculture 
elle-même  ne  se  montrent  prospères  que  là  où  les  manufac- 
tures sont  parvenues  à  une  grande  prospérité.  Mais,  si  la  li- 
berté est  la  condition  fondamentale  du  développement  de  la 
navigation,  à  combien  plus  forte  raison  n'est-elle  pas  la  con- 
dition essentielle  de  l'accroissement  de  l'industrie  manufactu- 


l'histoire.    —    CHAPITRE    X.  217 

rière,  de  toute  la  puissance  productive  du  pays?  L'histoire  ne 
connaît  pas  de  peuple  riche,  de  peuple  adonné  au  commerce 
et  aux  arts,  qui  n'ait  été  en  même  temps  un  peuple  libre. 

Partout  c'est  avec  les  manufactures  qu'on  Yoil  apparaître 
les  voies  de  communication,  l'amélioration  de  la  navigation 
fluviale,  la  construction  de  canaux  et  de  routes,  la  navigation  à 
vapeur  et  les  chemins  de  fer,  ces  conditions  essentielles  d'une 
agriculture  avancée  et  delà  civilisation. 

L'histoire  enseigne  que  les  arts  et  les  métiers  ont  voyagé 
de  ville  en  ville,  de  pays  en  pays.  Persécutés  et  opprimés  dans 
leur  patrie,  ils  s'enfuyaient  dans  les  villes  et  dans  les  contrées 
qui  leur  assuraient  liberté,  protection  et  appui.  C'est  ainsi 
qu'ils  passèrent  de  Grèce  et  d'Asie  en  Italie,  de  là  en  Allema- 
gne, en  Flandre  et  en  Brabant,  et  de  ces  derniers  lieux  en  Hol- 
lande et  en  Angleterre.  Partout  ce  fut  la  démence  et  le  despo- 
tisme qui  les  chassèrent  et  la  liberté  qui  les  attira.  Sans  les 
extravagances  des  gouvernements  du  continent,  l'Angleterre 
serait  difficilement  parvenue  à  la  suprématie  industrielle. 
Mais  lequel  nous  semble  le  plus  raisonnable,  d'attendre  que 
d'autres  peuples  soient  assez  insensés  pour  expulser  leurs  in- 
dustries et  pour  les  contraindre  à  chercher  parmi  nous  un 
refuge,  ou,  sans  compter  sur  de  pareilles  éventualités,  de  les 
attirer  chez  nous  en  leur  oflrant  des  avantages?  L'expérience 
apprend,  il  est  vrai,  que  le  vent  porte  les  graines  d'une  con- 
trée dans  une  autre,  et  que  des  espaces  incultes  se  sont  changés 
ainsi  en  forêts  épaisses  ;  mais  le  forestier  serait-il  sage  d'at- 
tendre que  le  vent  opérât  cette  transformation  dans  le  cours 
des  siècles?  Est-il  insensé,  lorsqu'il  ensemence  des  terrains 
incultes,  afin  d'atteindre  le  but  en  quelques  dizaines  d'années? 
L'histoire  nous  enseigne  que  des  peuples  entiers  ont  accompli 
avec  succès  ce  que  nous  voyons  faire  au  forestier. 

Quelques  cités  libresou  de  petites  républiques,  bornées  dans 
ieur  territoire,  dans  leur  population,  dans  leur  puissance  mi- 
litaire, ou  encore  des  associations  de  pareilles  villes  et  de  pa- 
reils États,  soutenues  par  l'énergie  de  leur  jeune  liberté, 
favorisées  par  leur  situation  géographique  et  par  d'heureuses 


218 


SYSTEME   NATIONAL.    —    LIVRE    1. 


circonstances,  ont  brillé  dans  l'industrie  et  dans  le  commerce 
longtemps  avant  les  grandes  monarchies,  par  de  libres  rela- 
tions avec  ces  dernières,  auxquelles  elles  fournissaient  des  pro- 
duits manufacturés  en  échange  de  produits  agricoles.  Elles  se 
sont  élevées  à  un  haut  degré  de  richesse  et  de  puissance.  Tel 
a  été  le  cas  de  Venise  et  de  la  Hanse,  de  la  Flandre  et  de  la 
Hollande. 

La  liberté  du  commerce  n'a  pas  été  moins  avantageuse  dans 
le  commencement  aux  grands  Etats  avec  lesquels  elles  trafi- 
quaient. Dans  l'abondance  de  leurs  ressources  naturelles  et 
dans  la  rudesse  de  leur  état  social,  la  libre  importation  des 
produits  fabriqués  étrangers  et  l'exportation  de  leurs  produits 
agricoles  étaient  les  moyens  les  plus  certains  et  les  plus  effi- 
caces de  développer  leurs  forces  productives,  d'accoutumer 
au  travail  des  habitants  paresseux  et  querelleurs,  d'intéresser 
les  propriétaires  du  sol  et  les  nobles  à  l'industrie,  d'éveiller 
l'esprit  d'entreprise  endormi  chez  les  marchands,  en  un  mot, 
d'accroître  leur  culture,  leur  industrie  et  leur  puissance. 

La  Grande-Bretagne  surtout  a  retiré  ces  avantages  de  ses 
relations  avec  les  Italiens  et  les  Anséates,  avec  les  Flamands 
et  les  Hollandais.  Mais,  parvenus  à  l'aide  du  libre  commerce 
à  un  certain  degré  de  développement,  les  grands  Etats  com- 
prirent que  le  plus  haut  point  de  culture,  de  puissance  et  de 
richesse  ne  pouvait  être  atteint  qu'au  moyen  de  l'association 
des  manufactures  et  du  commerce  avec  l'agriculture  ;  ils  sen- 
tirent que  les  manufactures  récentes  du  pays  ne  pourraient 
soutenir  avec  succès  la  libre  concurrence  des  manufactures 
anciennes  de  l'étranger  ;  que  leurs  pêcheries  et  leur  navigation 
marchande,  bases  de  la  puissance  maritime,  ne  pourraient 
prospérer  qu'à  l'aide  de  faveurs  particulières,  et  qu'à  côté 
d'étrangers  supérieurs  par  les  capitaux,  par  l'expérience  et 
par  les  lumières,  les  commerçants  nationaux  continueraient  à 
être  paralysés.  Ils  cherchèrent,  en  conséquence,  par  des  res- 
trictions, par  des  faveurs  et  par  des  encouragements,  à  trans- 
planter sur  leur  propre  sol  les  capitaux,  l'habileté  et  l'esprit 
d'entreprise  des  étrangers,  et  cela  avec  plus  ou  moins  de  suc- 


l'histoire.    CHAPITRE    X.  219 

ces,  avec  plus  ou  moins  de  rapidité,  suivant  que  les  moyens 
employés  avaient  été  choisis  avec  plus  ou  moins  de  discerne- 
ment et  appliqués  avec  plus  ou  moins  d'énergie  et  de  suite. 

L'Angleterre,  particulièrement,  a  recouru  à  cette  politique. 
Mais,  des  monarques  inintelligents  ou  livrés  à  leurs  passions, 
des  troubles  intérieurs  ou  des  guerres  étrangères  en  ayant 
interrompu  fréquemment  l'application,  ce  ne  fut  qu'à  la  suite 
des  règnes  d'Edouard  VI  et  d'Elisabeth  et  de  ses  révolutions 
qu'elle  eut  un  système  arrêté  et  approprié  au  but.  Car  quelle 
efficacité  pouvaient  avoir  les  inesures  d'Edouard  lil,  lorsque, 
jusques  à  Henri  VI,  on  ne  permettait  ni  la  circulation  du  blé 
d'un  des  comtés  de  l'Angleterre  dans  l'autre, ni  son  exportation  à 
l'étranger?  Lorsque,  encore  sous  Henri  VII  et  sous  Henri  VIÏI, 
toute  espèce  d'intérêt,  jusqu'aux  profits  du  change,  était  ré- 
putée usure,  et  qu'on  croyait  encourager  les  métiers  en  taxant 
très-bas  les  tissus  de  laine  et  les  salaires,  la  production  du 
blé  en  restreignant  les  grands  troupeaux  de  moutons?  Et  com- 
bien la  fabrication  des  laines  et  la  navigation  de  l'Angleterre 
n'auraient-elles  pas  atteint  plus  tôt  un  haut  degré  de  prospé- 
rité, si  Henri  VIlï  n'avait  pas  considéré  comme  un  mal  la 
hausse  du  prix  du  blé,  si,  au  lieu  de  chasser  du  pays  en  masse 
les  ouvriers  étrangers,  il  avait,  à  l'exemple  de  ses  prédéces- 
seurs, cherché  à  en  attirer  un  plus  grand  nombre,  si  Henri  Vil 
n'avait  pas  rejeté  l'acte  de  navigation  qui  lui  avait  été  proposé 
par  le  parlement  ! 

En  France  nous  voyons  les  manufactures,  la  libre  circula- 
tion au  dedans,  le  commerce  extérieur,  les  pêcheries,  la  ma- 
rine marchande  et  militaire,  en  un  mot  tous  les  attributs  d'une 
nation  grande,  puissante  et  riche,  que  l'Angleterre  n'avait 
réussi  à  acquérir  que  par  des  siècles  d'efforts,  surgir  en  quel- 
ques années,  comme  par  enchantement,  à  la  voix  d'un  grand 
génie,  mais  disparaître  plus  promptement  encore  sous  la  main 
de  fer  du  fanatisme  religieux  et  du  despotisme. 

Nous  voyons  le  principe  du  libre  commerce  lutter  sans 
succès,  dans  des  circonstances  défavorables,  contre  la  restric- 
tion revêtue  de  la  puissance  ;  la  Hanse  est  anéantie  et  la  Hol- 


220  SYSTÈME    NATIONAL.    —    LIVRE    I. 

lande  succombe  sous  les  coups  de  l'Angleterre  et  de  la  France. 

La  décadence  de  Venise,  de  l'Espagne  et  du  Portugal,  le 
mouYement  rétrograde  de  la  France  après  la  révocation  de 
redit  de  Nantes,  et  l'histoire  de  l'Angleterre,  où  nous  voyons 
la  liberté  marcher  toujours  du  même  pas  que  l'industrie,  que 
le  commerce  et  que  la  richesse  nationale,  enseignent  que  la 
politique  restrictive  n'est  efficace  qu'autant  qu'elle  est  sou- 
tenue par  le  développement  de  la  civilisation  et  par  des  insti- 
tutions libres  dans  le  pays. 

D'un  autre  côté  l'histoire  des  Etats-Unis  et  l'expérience  de 
l'Angleterre  apprennent  qu'une  culture  très-avancée  avec  ou 
sans  institutions  libres,  si  elle  n'est  appuyée  par  une  bonne 
politique  commerciale,  n'est  qu'une  faible  garantie  des  progrès 
économiques  d'une  nation. 

L'Allemagne  moderne,  dépourvue  d'une  politique  com- 
merciale énergique  et  collective,  livrée  sur  son  territoire  à  la 
concurrence  d'une  industrie  manufacturière  étrangère  supé- 
rieure à  tous  égards,  exclue  en  même  temps  des  marchés 
étrangers  par  des  restrictions  arbitraires  et  souvent  capri- 
cieuses, loin  d'accomplir  dans  son  industrie  des  progrès  en 
harmonie  avec  son  degré  de  culture,  ne  peut  pas  même  se 
maintenir  à  son  ancien  rang,  et  se  verra  exploitée  comme  une 
colonie  par  le  même  peuple,  qui,  il  y  a  quelques  siècles,  était 
de  même  exploité  par  ses  marchands,  jusqu'à  ce  qu'enfin  ses 
gouvernements  se  décident,  par  un  système  commun  et  vi- 
goureux, à  assurer  le  marché  intérieur  à  son  industrie. 

Les  Etats-Unis,  plus  en  mesure  qu'aucun  autre  pays  avant 
eux  de  tirer  parti  de  la  liberté  du  commerce,  influencés 
d'ailleurs  au  berceau  même  de  leur  indépendance  par  les 
leçons  de  l'école  cosmopolite,  s'efforcent  plus  qu'aucun  autre 
d'appliquer  ce  principe.  Mais  nous  les  voyons  deux  fois  obli- 
gés, par  leurs  guerres  avec  la  Grande-Bretagne,  de  fabriquer 
eux-mêmes  les  objets  manufacturés  que,  sous  le  régime  du 
libre  commerce,  ils  tiraient  du  dehors  ;  deux  fois,  après  le 
rétablissement  de  la  paix,  conduits  par  la  libre  concurrence 
avec  l'étranger  à  deux  doigts  de  leur  perte,  et  avertis  par 


l'histoire.    — '    CHAPITRE    X.  221 

cette  leçon  que,  dans  l'état  actuel  du  monde,  une  grande 
nation  doit  chercher  avant  tout  dans  le  développement  propre 
et  harmonieux  de  ses  forces  particulières  la  garantie  de  sa 
prospérité  et  de  son  indépendance. 

Ainsi,  l'histoire  enseigne  que  les  restrictions  sont  beaucoup 
moins  les  créations  de  têtes  spéculatives  que  les  conséquences 
naturelles  de  la  diversité  des  intérêts  et  de  l'efTort  des  peuples 
vers  l'indépendance  ou  vers  la  suprématie,  par  conséquent 
des  rivalités  nationales  et  de  la  guerre,  et  qu'elles  doivent 
cesser  aussi  avec  ce  conflit  des  intérêts  nationaux  ou  par 
l'association  des  peuples  sous  le  régime  du  droit.  La  question 
de  savoir  comment  les  peuples  peuvent  être  réunis  dans  une 
fédération,  et  comment,  dans  les  démêlés  entre  peuples  indé- 
pendants, les  arrêts  judiciaires  doivent  être  substitués  à  la 
force  des  armes,  est  donc  l'équivalent  de  celle-ci  :  comment 
les  systèmes  nationaux  de  commerce  peuvent-ils  être  rem- 
placés par  la  liberté  commerciale  universelle  ? 

Les  essais  de  quelques  nations  qui  ont  appliqué  chez  elles 
la  liberté  du  commerce  en  présence  d'une  nation  prépondé- 
rante par  l'industrie,  par  la  richesse  et  par  la  puissance, 
ainsi  que  par  un  système  commercial  restreint,  par  exemple 
ceux  du  Portugal  en  1703,  de  la  France  en  1786,  des  Etats- 
Unis  en  1786  et  en  1806,  de  la  Russie  de  1815  à  1821,  et  de 
LAUemagne  durant  des  siècles,  nous  montrent  qu'on  ne  fait 
ainsi  que  sacrifier  la  prospérité  d'un  pays,  sans  profit  pour  le 
genre  humain  en  général,  et  pour  le  seul  avantage  de  la 
puissance  qui  tient  le  sceptre  des  manufactures  et  du  com- 
merce. La  Suisse,  ainsi  que  nous  le  montrerons  plus  loin, 
formée  une  exception,  qui  prouve  beaucoup  et  peu  en  même 
temps  pour  ou  contre  l'un  ou  l'autre  système. 

Colbert  n'est  pas,  à  nos  yeux,  l'inventeur  du  système  auquel 
les  Italiens  ont  donné  son  nom  ;  nous  avons  vu  que  les  Anglais 
l'avaient  élaboré  longtemps  avant  lui.  Colbert  n'a  fait  que 
mettre  en  pratique  ce  que  la  France  devait  adopter  tôt  ou  tard 
pour  accomplir  sa  destinée.  S'il  faut  adresser  à  Colbert  un 
reproche,  ce  serait  d'avoir  essayé  d'exécuter  sous  un  gouver- 


222  SYSTÈME  NATIONAL.  LIVRE  I. 

nement  absolu  une  œuvre  qui  ne  pouvait  durer  qu'après  un 
profond  remaniement  de  la  constitution  politique. 

On  pourrait  répondre  d'ailleurs  pour  la  justification  de 
Colbert,  que  son  système,  poursuivi  par  de  sages  monarques 
et  par  des  ministres  éclairés,  aurait,  par  voie  de  réformes, 
écarté  les  obstacles  qui  arrêtaient  les  progrès  des  fabriques,  de 
l'agriculture  et  du  commerce  de  même  que  ceux  des  libertés 
publiques,  et  que  la  France  n'aurait  pas  eu  de  révolution  ; 
que,  excitée  dans  son  développement  par  l'action  réciproque 
que  l'industrie  et  la  liberté  exercentl'une  sur  l'autre,  elle  serait  ^ 
depuis  un  siècle  et  demi  l'heureuse  émule  de  l'Angleterre 
dans  les  manufactures,  dans  les  communications  intérieures, 
dans  le  commerce  avec  l'étranger  et  dans  la  colonisation,  ainsi 
que  dans  les  pêcheries  et  dans  la  marine  marchande  et  militaire. 

L'histoire  nous  enseigne  enfin  comment  des  peuples  doués 
par  la  nature  de  tous  les  moyens  de  parvenir  au  plus  haut 
degré  de  richesse  et  de  puissance^  peuvent  et  doivent,  sans  se 
mettre  en  contradiction  avec  eux-mêmes,  changer  de  système 
à  mesure  qu'ils  font  des  progrès.  D'abord,  en  effet,  par  le 
libre  commerce  avec  des  peuples  plus  avancés  qu'eux,  ils 
sortent  de  la  barbarie  et  améliorent  leur  agriculture  ;  puis, 
au  moyen  de  restrictions,  ils  font  fleurir  leurs  fabriques,  leurs 
pêcheries,  leur  navigation  et  leur  commerce  extérieur  ;  puis 
enfin,  après  avoir  atteint  le  plus  haut  degré  de  richesse  et  de 
puissance,  par  un  retour  graduel  au  principe  du  libre  com- 
merce et  de  la  libre  concurrence  sur  leurs  propres  marchés 
étrangers,  ils  préservent  de  l'indolence  leurs  agriculteurs, 
leurs  manufacturiers  et  leurs  négociants,  et  les  tiennent  en 
haleine  afin  de  conserver  la  suprématie  qu'ils  ont  acquise.  Au 
premier  de  ces  degrés  nous  voyons  l'Espagne,  le  Portugal,  et 
au  second  l'Allemagne  et  l'Amérique  du  Nord  ;  la  France 
nous  paraît  sur  la  limite  du  dernier  ;  mais  l'Angleterre  seule 
aujourd'hui  y  est  parvenue.  (1) 

(1)  On  trouvera  un  tableau  suffisamment  détaillé  des  faits  dont  ce  livre 
donne  une  vigoureuse  esquisse  au  point  de  vue  du  Sys'ème  national,  dans 
VHjstoire  du  commerce  de  toutes  les  nations,  par  M.  H.  Scherer,  que  j'ai  tra- 
duite de  l'allemand  avec  la  collaboration  de  M.  Charles  Vogel.  (H.  R.) 


LIVRE    DEUXIEME 

LA  THÉORIE. 


CHAPITRE   PREMIER. 

l'économie  politique  et  l'économie  cosmopolite. 

Avant  Quesnay  et  les  économistes  français,  il  n'y  avait 
qu'une  pratique  de  l'économie  politique  exercée  parl'adminis- 
tration.  Les  administrateurs  et  les  écrivains  qui  traitaient  des 
matières  administratives  s'occupaient  exclusivement  de  l'agri- 
culture, des  manufactures,  du  commerce  et  de  la  navigation 
du  pays  auquel  ils  appartenaient,  sans  analyser  les  causés  de 
la  richesse,  sans  s'élever  jusqu'à  l'étude  des  intérêts  de  l'hu- 
manité. 

Quesnay,  qui  conçut  l'idée  de  la  liberté  universelle  du  com- 
merce, étendit  le  premier  ses  recherches  au  genre  humain  tout 
entier,  sans  tenir  compte  de  l'idée  de  nation.  Son  ouvrage  a 
pour  titre  :  Physiocratie^  ou  du  gouvtrnement  le  plus  avanta- 
geux au  genre  humain  (1);  il  veut  qu'on  se  représente  les 
marchands  de  tous  les  pays  comme  formant  une  seule  républi- 
que commerçante  (2).  Evidemment  Quesnay  traite  de  l'éco- 

(1)  Les  principaux  ouvrages  de  Quesnay  onl  élé  réunis  sous  ce  litre,  non 
point  par  Quesnay  lui-même,  mais  par  Dupont  de  Nemours,  son  disciple. 
Du  reste,  le  chef  de  l'école  physiocratique  a  plusieurs  fois  employé  cette  ex- 
pression :  l'ordre  le  plus  avantageux  au  genre  humain.  (H.  R.) 

(2)  Quesnay  admet,  en  effet,  une  république  commerciale  universelle, 
mais,  en  même  temps,  des  nations  a  côié  d'elle.  Voici  ce  qu'on  lit  dans  les 
Observations  qui  suivent  son  Tableau  économique  :  «  Un  royaume  agricole 
et  commerçant  réunit  deux  nations  distinctes  l'une  de  l'autre  :  Tune  forme  la 


224  SYSTÈME   NATIONAL.    —    LIVRE    II. 

nomie  cosmopolite ^  c'est-à-dire  de  la  science  qui  enseigne 
comment  le  genre  humain  peut  arriver  à  la  possession  du 
bien-être,  tandis  que  l'économie  politique  se  borne  à  enseigner 
comment  une  nation,  dans  des  circonstances  données,  par- 
vient, au  moyen  de  l'agriculture,  de  l'industrie  manufactu- 
rière et  du  commerce,  à  la  prospérité,  à  la  civilisation  et  à  la 
puissance  (1). 

Adam  Smith  donna  la  même  étendue  à  sa  doctrine,  en 
s'attachantà  établir  Fidée  cosmopolite  de  la  liberté  absolue  du 
commerce,  malgré  les  fautes  grossières  commises  par  les 

partie  conslitulive  de  la  société  attachée  au  territoire;  l'autre  une  addition 
extrinsèque,  qui  fait  partie  de  la  république  générale  du  commerce  extérieur, 
employée  et  défrayée  par  les  nations  agricoles.  (H.  R.) 

(1)  Celte  distinction  entre  l'économie  politique  et  l'économie  cosmopolite, 
sur  laquelle  insiste  l'aiileur,  ne  saurait  être  acceptée.  La  science  est  toujours 
cosmopolite,  en  ce  sens  (qu'elle  ne  circonscrit  pas  ses  recherches  et  ses  pré- 
ceptes à  une  nation  en  particulier,  qu'elles  les  étend,  au  contraire,  sur  tous  les 
pays  comme  sur  toutes  les  époques  Mais,  dans  ses  méditations  sur  le  genre 
humain,  elle  doit  l'envisager  tel  qu'il  a  été,  tel  qu'il  est  et  tel  qu'il  sera 
longtemps  peui-élre,  sinon  toujours,  c'est-à-dire  composé  de  sociétés  diffé- 
rentes à  des  degrés  divers  de  développement.  Si  elle  ne  tient  pas  compte  de  ce 
grand  fait,  si  elle  spécule  sur  une  humanité  idéale,  c'est  une  science  en  l'air 
ou  plutôt  ce  n'est  plus  une  science.  Tel  serait  le  cas  de  cette  économie  cos- 
mopolite qui  se  réduirait  à  quelques  abstractions  vides  et  inapplicables. 
L'économie  politique,  qui  n'est  point  à  l'usage  de  telle  ou  telle  société,  de 
l'Angleterre,  de  la  France  et  de  l'Allemagne,  mais  qui  repose  sur  l'étude  at- 
tentive de  toutes  les  sociétés  et  qui  doit  les  éclairer  toutes,  ne  peut  être  oppo- 
sée qu'à  l'économie  privée. 

Celte  distinction  de  List  rappelle  celle  que  Rossi  a  faite  entre  l'économio 
publique  pure  ou  rationnelle  et  l'économie  politique  appliquée.  L'une  et 
l'autre  de  ces  sciences  ont  le  même  objet,  la  richesse;  mais  la  première  en 
traite  d'une  manière  générale,  humanitaire  ;  la  seconde  d'une  manière  plus 
spéciale,  plus  nationale;  l'économie  pure  néglige  le  temps,  l'espace,  la  na- 
tionalité; l'économie  appliquée  lient  compte  de  ces  trois  circonstances.  On  ne 
peut  admettre  davantage  cette  distinction  nouvelle,  qui  semble  avoir  été  ima- 
ginée par  un  esprit  ingénieux  pour  faire  passer  certains  théorèmes  excessifs 
de  ses  devanciers.  Il  n'y  a  qu'une  seule  économie  politique;  il  ne  peut  y 
avoir  deux  sciences  pour  un  seul  et  même  objet.  Une  distinction  rationnelle 
serait  celle  d'une  économie  théorique,  et  d'une  économie  appliquée,  la  pre- 
mière exposant  les  lois  qui  président  à  la  production  et  à  la  distribution  des 
richesses,  la  seconde  déduisant  de  ces  lois  des  préceptes  généraux,  celle-là 
correspondant  à  la  physiologie,  celle-ci  à  l'hygiène  et  à  la  thérapeutique. 

(H.R.) 


LA  THÉORIE.    CHAPITRE    PREMIER.  225 

physiocrates  contre  la  nature  des  chosesetcontrelalogique.  Pas 
plus  queQuesnay,  Adam  Smith  ne  se  proposa  detraiter  de  l'ob- 
jet de  l'économie  politique,  c'est-à-dire  de  la  politique  que 
chaque  pays  doit  suivre  pour  accomplir  des  progrès  dans  son 
état  économique.  Il  intitula  son  ouvrage  :  De  la  nature  et  des 
causes  de  la  richesse  des  nations,  c'est-à-dire  de  toutes  les  nations 
dont  se  compose  le  genre  humain.  Il  consacra  aux  divers  sys- 
tèmes d'économie  politique  une  partie  de  son  travail,  mais 
uniquement  afin  d'en  montrer  le  néant  et  de  prouver  que  l'é- 
conomie politique  ou  nationale  devait  faire  place  à  l'écono- 
mie humanitaire.  Si  parfois  il  parle  de  la  guerre,  ce  n'est 
jamais  qu'en  passant.  L'idée  de  la  paix  perpétuelle  sert  de 
base  à  tous  ses  arguments.  Suivant  la  remarque  significative 
de  Dugald-Stewart,  son  biographe,  il  avait  pris  pour  point  de 
départ  de  ses  recherches  cette  maxime,  «  que  la  plupart  des 
mesures  de  gouvernement  pour  l'avancement  de  la  prospérité 
publique  sont  inutiles,  et  que,  pour  élever  un  Etat  du  dernier 
degré  de  barbarie  au  plus  haut  point  d'opulence,  il  ne  faut 
que  trois  choses,  des  taxes  modérées,  une  bonne  administra- 
tion de  la  justice  et  la  paix.  »  Evidemment  Adam  Smith 
entendait  par  ce  dernier  mot  la  paix  perpétuelle  de  l'abbé  de 
Saint- Pierre. 

J.-B.  Say  demande  explicitement  qu'on  admette  l'existence 
d'une  république  universelle  pour  concevoir  l'idée  de  la  li- 
berté du  commerce.  Cet  écrivain,  qui  au  fond  n'a  fait  que 
construire  un  édifice  scientifique  avec  les  matériaux  fournis 
par  Adam  Smith,  dit  en  propres  termes  dans  son  Economie 
politique  pratique  {{)  :  «  Nous  pouvons  confondre  dans  les 
mêmes  considérations  la  famille  et  le  chef  qui  pourvoit  à  ses 
besoins.  Les  principes,  les  observations  qui  les  concernent, 
composent  l'économie  privée;  ['économie  publique  embrasse 
les  observations  et  les  principes  qui  ont  rapport  aux  inté- 
rêts d'une  nation  considérée  en  particulier  et  comme  pou- 
vant être  opposés  aux  intérêts  d'une  autre  nation.  Enfin  Véco- 


[i)  IXe  partie,  Tableau  général  de  l'Economie  des  sociétés. 

15 


226  SYSTÈME    NATIONAL.    —   LIVRE    II. 

nomie  politique  regarde  les  intérêts  de  quelque  nation  que  ce 
soit  ou  de  la  société  en  général  (1).  » 

On  doit  remarquer  ici  :  premièrement  que  Say  reconnaît 
sous  le  nom  d^ économie  publique  Texistence  d'une  économie  na- 
tionale ou  politique,  dont  il  ne  s'est  point  occupé  dans  ses  ou- 
vrages ;  en  second  lieu  qu'il  donne  le  nom  d'économie  politi- 
que à  un  enseignement  évidemment  cosmopolite  par  sa  nature, 
et  que,  dans  cet  enseignement,  il  ne  traite  que  de  l'économie 
qui  a  exclusivement  en  vue  les  intérêts  collectifs  du  genre  hu- 
main, sans  avoir  égard  aux  intérêts  séparés  de  chaque  nation. 

Cette  confusion  de  mots  aurait  disparu,  si,  après  avoir  dé- 
veloppé ce  qu'il  appelle  l'économie  politique,  et  ce  qui  n'est 
autre  chose  que  l'économie  cosmopolite  ou  l'économie  du 
monde,  l'économie  du  genre  humain,  Say  nous  eût  initiés 
aussi  aux  principes  de  la  doctrine  qu'il  appelle  économie  pu- 
hliquSj  mais  qui  n'est  autre  chose  que  l'économie  de  nations 
données,  ou  l'économie  politique.  Dans  la  définition  et  dans 
l'exposé  de  cette  science,  il  aurait  pu  difficilement  s'empêcher 
de  partir  de  l'idée  de  nation  et  de  montrer  quels  changements 
essentiels  l'économie  du  genre  humain  doit  éprouver  par  ce 
seul  fait  que  le  genre  humain  est  partagé  en  nationalités  dis- 
tinctes, formant  un  faisceau  de  forces  et  d'intérêts,  et  placées 
dans  leur  liberté  naturelle  vis-à-vis  d'autres  sociétés  sembla- 
bles. Mais,  en  donnant  à  son  économie  humanitaire  le  nom 
d'économie  politique,  il  s'est  dispensé  d'un  tel  exposé;  par 
une  confusion  de  mots  il  a  produit  une  confusion  d'idées,  et 
masqué  une  série  d'erreurs  théoriques  des  plus  graves. 

Tous  les  écrivains  postérieurs  ont  partagé  cette  erreur. 
Sismondi  appelle  l'économie  politique  «  la  science  qui  se 
charge  du  bonheur  de  l'espèce  humaine.  »  Ainsi  Adam  Smith 
et  ses  disciples  n'ont  enseigné  au  fond  autre  chose  que  ce  que 


(t)  Celte  distinction  de  J.-B.  Say  n'est  pas  plus  heureuse  que  celles  dont 
il  a  été  question  dans  une  note  précédente.  Il  est  évident  que  son  économie 
publique  rentre  dans  le  domaine  de  l'économie  politique,  laquelle  serait  in- 
complète, si  elle  faisait  abstraction  des  intérêts  séparés  des  nations  diverses 
dont  se  compose  le  genre  humain.  (H.  R.) 


LA    THÉORIE.    CHAPITRE    PREMIER.  227 

Quesnay  et  son  école  avaient  enseigné  avant  eux  ;  car  Tarticle 
de  la  Revue  méthodique  concernant  les  physiocrates  dit,  à  peu 
près  dans  les  mêmes  termes,  que  le  bonheur  des  individus 
dépend  en  général  de  celui  de  l'espèce  humaine.  Le  premier 
des  coryphées  américains  de  la  liberté  du  commerce  telle  que 
l'entend  Adam  Smith,  Thomas  Cooper,  président  du  collège 
de  Colombie,  va  jusqu'à  nier  l'existence  de  la  nationalité  ;  il 
appelle  la  nation  «  une  invention  grammaticale,  imaginée 
uniquement  pour  épargner  des  périphrases,  une  non-entitèy 
quelque  chose  qui  n'a  d'existence  que  dans  le  cerveau  des 
hommes  politiques.  »  Cooper  est  d'ailleurs  parfaitement  con- 
séquent avec  lui-même,  beaucoup  plus  que  ses  devanciers  et 
que  ses  maîtres  ;  car,  du  moment  qu'on  reconnaît  l'existence 
des  nations  avec  leurs  conditions  d'être  et  leurs  intérêts,  on 
se  voit  obligé  de  modifier  l'économie  de  la  société  humaine 
conformément  à  ces  intérêts  particuliers  ;  si  donc  on  a  l'in- 
tention de  signaler  ces  modifications  comme  des  erreurs,  il 
est  habile  de  contester  tout  d'abord  aux  nations  leur  existence. 
Pour  notre  part,  nous  sommes  très-loin  de  rejeter  la  théo- 
rie de  l'économie  cosmopolite,  telle  qu'elle  a  été  élaborée  par 
l'école  ;  nous  pensons  seulement  que  l'économie  politique,  ou 
ce  que  Say  appelle  Véconomie  publique,  doit  aussi  être  élaborée 
scientifiquement,  et  qu'il  vaut  toujours  mieux  désigner  les 
choses  par  leur  nom  véritable  que  de  leur  donner  des  déno- 
minations contraires  au  sens  des  mots. 

Pour  rester  fidèle  à  la  logique  et  à  la  nature  des  choses,  il 
faut  opposer  à  l'économie  privée  l'économie  sociale,  et  dis- 
tinguer dans  celle-ci  l'économie  politique  ou  nationale,  qui, 
prenant  l'idée  de  nationalité  pour  point  de  départ,  enseigne 
comment  une  nation  donnée,  dans  la  situation  actuelle  du 
monde  et  eu  égard  aux  circonstances  qui  lui  sont  particuliè- 
res, peut  conserver  et  améliorer  son  état  économique  ;  et  l'é- 
conomie cosmopolite  ou  humanitaire,  qui  part  de  l'hypo- 
thèse que  toutes  les  nations  du  globe  ne  forment  qu'une 
société  unique  vivant  dans  une  paix  perpétuelle. 

Si  l'on  présuppose,  avec  l'école,  l'association  universelle  ou 


228  SYSTÈME    NATIONAL.    LIVRE    II. 

une  fédération  de  tous  les  peuples,  garantie  de  la  paix  per- 
pétuelle (1),  le  principe  de  la  liberté  du  commerce  entre  les 
nations  serait  parfaitement  établi.  Moins  un  individu  est  en- 
travé dans  la  poursuite  de  son  bien-être,  plus  ceux  avec 
lesquels  il  a  de  libres  relations  sont  nombreux  et  riches,  plus 
vaste  est  le  champ  ouvert  à  son  activité,  et  plus  il  lui  sera 
facile  d'employer  à  l'amélioration  de  sa  condition  les  facultés 
qu'il  a  reçues  de  la  nature,  les  lumières  et  les  talents  qu'il  a 
acquis,  les  forces  naturelles  qui  se  trouvent  à  sa  disposition. 
Il  en  est  des  communes,  des  provinces  comme  des  individus. 
11  faudrait  être  insensé  pour  soutenir  que  l'union  commer- 
ciale est  moins  avantageuse  que  les  douanes  provinciales  aux 
Etats-Unis  de  l'Amérique  du  Nord,  aux  provinces  de  la 
France  et  aux  Etats  de  la  Confédération  germanique. 

Les  trois  royaumes  unis  de  la  Grande-Bretagne  et  de  l'Ir- 
lande offrent  un  exemple  éclatant  et  décisif  des  immenses  ré- 
sultats de  la  liberté  du  commerce  entre  des  peuples  asso- 
ciés i  2).  Qu'on  se  représente  une  association  semblable  entre 

(1)  On  peut  comparer  ce  passante  remarqua'nle  de  IJsl  à  quelques  pages 
du  Cours  de  Rossi,  dans  le  chapitie  de  la  Théorie  de  la  liberté  commerciale; 
elles  commencent  ainsi  :  «  Représentons-nous  le  monde  industriel  et  com- 
mercial sans  aucune  barrière  politique,  comme  si,  pour  les  rapports  économi- 
ques, la  diverse  nationalité  des  peuples  était  complélement  effacée.  »  Après 
avoir  retracé  les  faits  qui  se  produiraient  dans  une  hypothèse,  suivant  lui, 
malheureusenient  romanesque,  l'habile  économiste  développe  avec  force 
l'argument  tiré  de  la  diverse  nationalité,  et  il  lui  l'ait  sa  part.  Dans  un  autre 
chapitre,  relatif  au  système  colonial,  il  s'exprime  en  ces  termes  :  «  Répétons- 
le,  dans  la  théorie  on  n'a  pas  assez  tenu  compte  du  fait  de  la  nationalité. 
Tandis  que  les  praticiens  l'exagèrent  au  point  de  vouloir  faire,  de  chaque 
nation,  une  association  de  monopoleurs,  en  guerre  permanente  avec  le  monde 
entier,  les  théoriciens  l'ont  complélement  oubliée.  »  Ce  sont  presque  les  ex- 
pressions de  l'auteur  du  Système  national.  Rossi  qui  savait  l'allemand,  et 
qui  lisait,  son  cours  nous  l'apprend,  la  Revue  trimestrielle  allemande,  con- 
naissait-il les  doctrines  de  List?—  Si  les  théoriciens  ont  oublié  la  nationalité, 
ce  n'est  pas  à  dire  qu'ils  ont  manqué  de  patriotisme  ;  en  réclamant  la  liberté 
du  commerce  international  la  plus  étendue,  ils  ont  toujours  cru,  à  tort  ou  à 
raison,  servir  les  intérêts  de  leur  pays.  (H.  R.) 

(2)  Nous  n'admettons  pas  que  le  libre  échange  avec  la  Grande-Bretagne 
ait  été  avantageux  pour  l'Irlande.  Au  contraire,  il  lui  a  été  nuisible  et  il  a 
retardé  ses  progrès.  Qu'un  peu  de  bien  ait  accompagné  le  mal,  on  ne  le 
conteste  pas,  mais  il  serait  difficile  de  l'apprécier  maintenant.  Les  maux  de 


LA   THÉORIE.    —    CHAPITRE    PREMIER.  229 

toutes  les  nations  du  globe,  et  l'imagination  la  plus  vive  ne 
saurait  se  figurer  la  somme  de  bien-être  et  de  jouissance 
qu'elle  procurerait  au  genre  humain  (1). 

Incontestablement  l'idée  d'une  confédération  de  tous  les 
peuples  et  de  la  paix  perpétuelle  est  enseignée  à  la  fois  par  la 
raison  et  par  la  religion  (2).  Si  le  duel  entre  individus  est  dé- 
raisonnable, combien  le  duel  entre  nations  ne  l'est-il  pas  da- 
vantage ?  Les  preuves  que  l'économie  sociale  puise  dans 
l'histoire  de  la  civilisation  en  faveur  de  l'association  de  tous 
les  hommes  sous  le  régime  du  droit,  sont  peut-être  celles  qui 
frappent  le  plus  une  saine  intelligence.  L'histoire  enseigne 
que  là  où  les  individus  vivent  à  l'état  de  guerre,  le  bien-être 

l'Irlande  n'ont  pas  tous,  on  le  reconnaît  ég^alement,  le  libre  échangée  pour 
origine,  mais  ils  sont  en  très-grande  partie  son  ouvrage,  c'est  ce  qui  ressort 
de  la  situation  économique  du  pays.  Il  n'y  a  pas  de  pays  civilisé  où  les  oc- 
cupations soient  moins  variées,  L'Irlande  n'est  qu'une  ferme  de  l'Angleterre, 
cultivée  pour  les  convenances  du  commerce  avec  celle-ci,  et  non  dans  l'intérêt 
de  sa  propre  population.  Elle  est  bornée  à  l'agriculture,  et  cette  agriculture 
est  bornée  elle-même  à  la  consommation  de  la  Grande-Bretagne.  Aussi,  sur 
une  terre  des  plus  fertiles,  les  habitants,  en  nombre  toujours  croissant, 
n'ont-ils  pu  gagner  de  quoi  se  nourrir,  et  quand  la  pomme  de  terre,  leur 
principal  aliment,  est  devenue  malade,  plus  d'un  million  d'individus  a  été 
emporté  par  la  famine.  —  Je  crois  de  même  qu'aux  États-Unis,  le  Midi  a 
énormément  souffert,  et  le  Nord  éiiormément  profité  du  libre  échange  résul- 
tant de  l'unité  douanière.  (S.  Colwell.) 

(1)  Nous  ne  pouvons  adopter  une  telle  opinion.  Si  toutes  les  nations  étaient 
également  capables  de  supporter  la  concurrence,  on  verrait  surgir  une  rivalité 
universelle  et  destructrice,  alors  la  protection  s'universaliserait,  ou  les  travail- 
leurs supporteraient  de  grands  maux.  (S.  Colwell.) 

—  Le  commentateur  américain  perd  de  vue  que  l'association  commerciale 
universelle  dont  il  s'agit  suppose  l'établissement  préalable  d'une  harmonie 
industrielle  du  globe,  excluant  les  efifels  désastreux  qu'il  redoute.  Ce  n'est  là 
sans  doule  qu'un  idéal,  qu'un  rêve  étranger  à  la  science.  La  science  peut  du 
moins  constater  un  développement  progressif  des  relations  commerciales  en 
même  temps  que  de  la  division  du  travail  entre  les  difTérentes  nations. 

(H.  R  ) 

(2)  La  religion  chrétienne  prescrit  la  paix  perpétuelle  ;  mais,  avant  que 
la  prophétie  :  «  il  y  aura  un  seul  berger  et  un  seul  troupeau,»  ne  s'accom- 
plisse, la  maxime,  vraie  en  elle-même,  des  quakers  sera  difficile  à  prati- 
quer. Il  n'y  a  pas  de  meilleure  preuve  de  la  divinité  du  christianisme  que  de 
\oir  ses  enseignements  et  ses  prophéties  dans  un  parfait  accord  avec  les  exi- 
gences de  la  prospérité  matérielle  comme  du  développement  moral  du  genre 
humain. 


230  SYSTÈME    NATIONAL.    LIVRE    II. 

des  hommes  est  à  son  degré  le  plus  bas,  et  qu'il  s'élève  à  me- 
sure que  grandissent  les  associations  humaines.  Dans  Tétai 
primitif  du  genre  humain,  nous  n'apercevons  que  des  fa- 
milles, puis  nous  voyons  des  villes,  puis  des  confédérations 
de  villes,  puis  la  réunion  de  toute  une  contrée,  puis  enfin 
l'association  de  plusieurs  Etats  sous  un  régime  légal.  Si  la 
nature  des  choses  a  été  assez  forte  pour  étendre  jusqu'à  des 
centaines  de  millions  d'âmes  l'association  qui  a  commencé  par 
la  famille,  on  peut  lui  supposer  assez  d'énergie  pour  opérer 
la  réunion  de  tous  les  peuples.  Si  l'esprit  humain  a  été  capa- 
ble de  reconnaître  les  avantages  de  ces  grandes  sociétés,  on 
peut  l'estimer  en  état  de  comprendre  aussi  ceux  d'une  associa- 
tion de  l'espèce  entière.  Une  multitude  de  signes  révèlent 
cette  tendance.  Il  nous  suffira  de  rappeler  les  progrès  accom- 
plis dans  les  sciences  et  dans  les  arts,  dans  l'industrie  et  dans 
l'organisation  sociale.  Dès  aujourd'hui  on  peut  prévoir  avec 
certitude  que,  dans  quelques  dizaines  d'années,  grâce  au  per- 
fectionnement des  moyens  de  transport,  les  peuples  civilisés 
seront,  dans  leurs  rapports  à  la  fois  matériels  et  moraux,  unis 
entre  eux  aussi  étroitement  et  plus  étroitement  encore  que  les 
différents  comtés  de  l'Angleterre  ne  l'étaient  il  y  a  un  siècle. 
Déjà  les  gouvernements  des  nations  continentales  possèdent 
dans  le  télégraphe  le  moyen  de  s'entretenir  les  uns  avec  les 
autres,   presque  comme  s'ils  se  trouvaient  en  un  seul  et 
même  lieu  (1).  Des  forces  puissantes,  jusque-là  inconnues, 
ont  déjà  élevé  l'industrie  à  un  degré  de  développement  qu'on 
n'avait  pas  soupçonné,  et  d'autres  plus  puissantes  encore  ont 
annoncé  leur  apparition.  Mais  plus  l'industrie  avance,  plus 
elle  s'étend   également  sur   les  diff'érentes  contrées,  moins 
la  guerre  devient  possible.  Deux  peuples  également  avancés 
en  industrie  se  feraient  mutuellement  plus  de  mal  en  une  se- 
maine qu'ils  ne  pourraient  en  réparer  dans  l'espace  d'une  gé- 


(1)  La  télégraphie  électrique,  dont  l'invention  est  postérieure  à  cet  ouvrage, 
permet  ces  comrnunicalions  non-seulement  aux  gouvernements,  mais  au 
commerce,  el  ce  n'est  pas  uniquement  sur  le  continent  qu'elle  fonclioone, 
elle  a  déjà  franchi  la  mer.  (H.  R.) 


LA    THÉORIE.    —   CHAPITRE    PREMIER.  231 

néralion.  Ajoutez  que  ces  forces  nouvelles,  qui  jusqu'à  pré- 
sent ont  été  particulièrement  employées  à  la  production,  ne 
refuseront  pas  leurs  services  à  la  destruction,  qu'elles  servent 
à  la  défense  des  peuples  en  général,  à  celle  des  peuples  de 
l'Europe  continentale  en  particulier,  menaçant  d'enlever  au 
Royaume-Uni  les  avantages  défensifs  de  sa  situation  insulaire. 
Déjà,  dans  les  congrès  des  grandes  puissances,  l'Europe  pos- 
sède l'embryon  du  futur  congrès  des  nations.  Dès  aujour- 
d'hui, la  tendance  à  arranger  au  moyen  de  protocoles  les  dif- 
férends entre  les  peuples  prévaut  sur  celle  de  se  faire  justice 
par  la  force  des  armes.  Des  idées  plus  justes  sur  la  richesse  et 
sur  l'industrie  ont  déjà  convaincu  les  meilleurs  esprits  dans 
tous  les  pays  civilisés,  que  la  civilisation  des  peuples  barba- 
res, ou  à  demi  barbares,  de  ceux  qui  ont  rétrogradé,  et  la 
fondation  de  colonies  offrent  aux  nations  avancées,  pour  le  dé- 
veloppement de  leurs  forces  productives,  un  champ  qui  promet 
des  fruits  infiniment  plus  abondants  et  plus  assurés  que  la 
guerre  ou  que  des  restrictions  commerciales  hostiles.  A  me- 
sure que  cette  conviction  s'établira  et  que  l'extension  des 
moyens  de  transport  ouvrira  aux  nations  civilisées  les  pays 
qui  ne  le  sont  pas,  ces  nations  comprendront  de  plus  en 
plus  que  la  civilisation  des  peuples  barbares,  des  peuples 
déchirés  par  l'anarchie  ou  opprimés  par  de  mauvais  gou- 
vernements, est  une  mission  qui  leur  promet  à  toutes  les 
mêmes  avantages,  une  mission  qui  leur  est  commune  à 
toutes  et  qui  ne  peut  être  accomplie  qu'au  moyen  de  l'asso- 
ciation. 

Que  la  civilisation  de  tous  les  peuples,  que  la  culture  de 
tout  le  globe  soit  la  mission  du  genre  humain,  c'est  ce  qui 
ressort  de  ces  lois  inaltérables  de  la  nature,  en  vertu  des- 
quelles les  nations  civilisées  sont  poussées  par  une  force  irré- 
sistible à  étendre  leurs  forces  productives  sur  des  pays  d'une 
moindre  culture.  Partout,  sous  l'influence  de  la  civilisation, 
nous  voyons  la  population,  les  forces  intellectuelles  et  les  ca- 
pitaux matériels  s'accroître  au  point  d'être  obligés  de  refluer 
sur  d'autres  pays  moins  cultivés.  Lorsque  le  sol  ne  suffit  plus 


232  SYSTÈME   NATIONAL.    —    LIVRE    II. 

à  nourrir  la  population  et  à  employer  les  habitants  des  cam- 
pagnes, les  bras  inoccupés  vont  chercher  dans  des  contrées 
lointaines  des  terres  labourables  ;  lorsque  les  talents  et  les  ca- 
pacités industrielles  en  trop  grand  nombre  n'obtiennent  plus 
dans  le  pays  une  rémunération  suffisante,  ils  émigrent  vers 
les  lieux  qui  les  recherchent;  lorsque,  par  l'accumulation 
des  capitaux  matériels,  le  taux  de  l'intérêt  tombe  si  bas  que  le 
petit  capitaliste  n'y  trouve  plus  de  quoi  vivre,  celui-ci  cherche 
dans  des  pays  moins  riches  un  placement  plus  avantageux. 

Le  système  de  l'école  repose  donc  sur  une  idée  vraie,  idée 
que  la  science  doit  admettre  et  élaborer  pour  remplir  sa  voca- 
tion, qui  est  d'éclairer  la  pratique,  idée  que  la  pratique  ne 
peut  méconnaître  sans  s'égarer.  Seulement  l'école  a  négligé 
détenir  compte  des  nationalités,  de  leurs  intérêts,  de  leur  état 
particulier,  et  de  les  concilier  avec  l'idée  de  l'union  univer- 
selle et  de  la  paix  perpétuelle. 

V école  a  admis  comme  réalisé  un  état  de  choses  à  venir. 
Elle  présuppose  l'existence  de  l'association  universelle  et  de  la 
paix  perpétuelle,  et  en  conclut  les  grands  avantages  de  la  li- 
berté du  commerce.  Elle  confond  ainsi  l'effet  avec  la  cause. 
La  paix  perpétuelle,  existe  entre  des  provinces  et  des  Etats 
déjà  associés  ;  c'est  de  cette  association  qu'est  dérivée  leur 
union  commerciale;  ils  ont  dû  à  la  paix  perpétuelle  où  ils 
vivent  les  avantages  que  celle-ci  leur  a  procurés.  Tous  les 
exemples  que  nous  présente  l'histoire  nous  montrent  l'u- 
nion politique  précédant  l'union  commerciale.  Elle  n'en 
fournit  point  où  la  seconde  ait  frayé  la  voie  à  la  première. 
Dans  l'état  actuel  du  monde,  la  liberté  du  commerce  enfante- 
rait, au  lieu  de  la  république  universelle,  l'assujettissement 
universel  des  peuples  à  la  suprématie  de  la  puissance  prépon- 
dérante dans  les  manufactures,  dans  le  commerce  et  dans  la 
navigation  ;  il  y  a  pour  cela  des  raisons  fort  graves,  à  notre 
avis  hors  de  contestation. 

La  république  universelle,  telle  que  l'entendaient  Henri  IV 
et  l'abbé  de  Saint-Pierre,  c'est-à-dire  une  association  dans  la- 
quelle toutes  les  nations  reconnaîtraient  entre  elles  un  régime 


LA   THÉORIE.    —    CHAPITRE    PREMIER.  233 

légal  et  renonceraient  à  se  faire  elles-mêmes  justice,  n'est  réa- 
lisable qu'autant  qu'un  certain  nombre  seraient  parvenues  à 
un  degré  à  peu  près  égal  d'industrie  et  de  civilisation,  d'édu- 
cation politique  et  de  puissance.  La  liberté  du  commerce  ne 
peut  s'étendre  que  par  le  développement  graduel  de  cette 
union;  c'est  par  elle  seulement  qu'elle  peut  procurer  à  tous 
les  peuples  les  grands  avantages  dont  les  provinces  et  les 
Etats  associés  nous  offrent  aujourd'hui  l'exemple.  Le  système 
protecteur,  en  tant  qu'il  est  Tunique  moyen  d'élever  les  Etats 
moins  avancés  en  civilisation  au  niveau  de  la  nation  prépon- 
dérante, laquelle  n'a  point  reçu  de  la  nature,  à  tout  jamais, 
le  monopole  de  l'industrie  manufacturière,  mais  a  seulement 
pris  les  devants  sur  les  autres  ;  le  système  protecteur  apparaît, 
envisagé  de  ce  point  de  vue,  comme  le  plus  puissant  promo- 
teur de  l'association  finale  des  peuples,  par  conséquent  de  la 
vraie  liberté  du  commerce.  Et,  de  ce  même  point  de  vue, 
l'économie  politique  se  présente  comme  la  science  qui,  tenant 
compte  des  intérêts  existants  et  de  la  situation  particulière 
des  nations,  enseigne  comment  chacune  d'elles  peut  parvenir 
à  ce  degré  de  développement  économique  auquel  l'association 
avec  d'autres  nations  d'une  égale  culture,  partant  la  liberté 
du  commerce,  lui  deviendra  possible  et  avantageux. 

Mais  l'école  a  confondu  les  deux  doctrines  ;  elle  commet  la 
grande  faute  d'appliquer  à  la  situation  des  divers  pays  des 
principes  purement  cosmopolites^  et  en  même  temps  de  mé- 
connaître, par  des  considérations  politiques,  la  tendance  cos- 
mopolite des  forces  productives. 

C'est  pour  avoir  méconnu  la  tendance  cosmopolite  des 
forces  productives  que  Malthus  est  tombé  dans  cette  erreur 
de  vouloir  restreindre  l'accroissement  de  la  population  ;  que 
tout  récemment  Chalmers  et  Torrens  ont  conçu  l'étrange  idée 
que  l'augmentation  des  capitaux  et  une  production  sans  bor- 
nes étaient  des  maux  auxquels  l'intérêt  général  commandait 
de  mettre  un  terme  ;  que  Sismondi  a  déclaré  les  fabriques  des 
choses  nuisibles  à  la  société  (1).  La  théorie  ressemble  ici  à 

(I)  Dans  toute  science,  surtout  dans  une  science  qui  n'a  pas  encore  atteint 


234  SYSTÈME   NATIONAL.    —   LIVRE    II. 

Saturne,  qui  dévore  ses  propres  enfants.  Elle,  qui,  du  déve- 
loppement de  la  population,  des  capitaux  et  des  machines,  fait 
sortir  la  division  du  travail  et  explique  par  cette  loi  le  progrès 
de  la  société,  arrive  à  considérer  ces  forces  comme  des  mons- 
tres menaçants  pour  la  prospérité  des  peuples;  parce  que, 
Fœil  exclusivement  fixé  sur  l'état  présent  de  telle  ou  telle  na- 
tion, elle  perd  de  vue  l'état  du  globe  tout  entier  et  les  progrès 
futurs  du  genre  humain. 

11  n'est  pas  vrai  que  la  population  s'accroisse  avec  plus  de 
rapidité  que  la  production  des  subsistances  ;  du  moins  serait- 
il  insensé  d'admettre  cette  disproportion  et  de  chercher  à  l'é- 
tablir au  moyen  de  pénibles  calculs  et  de  sophismes,  tant  que 
le  globe  offrira  une  quantité  immense  de  forces  inemployées, 


son  complet  développement,  on  doit  s'attendre,  de  la  pari  de  ceux  qui  la  cul- 
tivent, à  des  tâtonnements,  à  des  opinions  hasardées,  à  des  erreurs  ;  mais  les 
erreurs  restent  la  propriété  des  individus,  et  les  vérités  seules  entrent  dans 
la  science.  C'est  ainsi  que  la  science  n'a  pas  admis  les  inquiétudes  conçues 
par  quelques  esprits  au  sujet  d'un  prétendu  excès  de  production,  inquiétu- 
des que  List  trouve  avec  raison  étranges,  et  dont  J.-B.  Say  a  fait  bonne  jus- 
lice  par  sa  théorie  des  débouchés.  La  science  a  repoussé  également  des 
exagérations  auxquelles  une  réputation  acquise  par  d'importants  travaux 
historiques  n'ont  valu  que  trop  de  succès,  même  auprès  des  intelligences 
les  plus  distinguées.  Quant  aux  travaux  de  Mallhus  sur  la  population, 
tout  en  y  rectifiant  quelques  formules,  la  science  les  a  adoptés  dans  leur  en- 
semble. 

Il  est  regrettable,  dans  un  temps,  où  l'on  cherche  à  flétrir  par  l'épithéte 
de  Malthusien  tous  ceux  qui  n'épousent  pas  des  utopies  insensées,  de  voir 
l'autorité  d'un  homme  éminent  du  côté  des  déclamateurs.  Mais  List  a  parlé 
de  la  théorie  de  Malthus  sous  l'influence  de  sentiments  généreux  et  irréfléchis 
plutôt  que  d'un  examen  sérieux  auquel  il  ne  s'était  pas  livré.  Sans  doute,  le 
globe  que  nous  habitons  présente  de  vastes  espaces  incultes,  et  la  production 
des  denrées  alimentaires,  par  conséquent  la  population,  y  est  susceptible  d'un 
accroissement  immense  ;  il  n'est  pasmoins  vrai  que  le  progrés  de  la  popula- 
tion ne  peut  sans  danger  précéder  celui  de  la  production  ;  une  saine  morale 
n'exige  pas  moins  de  l'homme  de  ne  pas  céder  aveuglémenl,  comme  la  brute, 
à  ses  appétits,  et  une  charité  éclairée  ne  doit  pas  moins  recommander  aux 
classes  ouvrières  la  prudence  en  matière  de  mariage,  comme  la  condition 
essentielle  de  leur  indépendance  et  de  leur  bien-élie. 

Dans  quelques  leçons  de  son  Cours  d'économie  politique  et  dans  son  in- 
troduction à  l'ouvrage  de  Malthus  sur  la  population,  Rossi  a  traité  ces  ques- 
tions si  graves  avec  une  haute  raison  et  avec  un  sentiment  vrai  désintérêts  de 
la  population  laborieuse.  (H.  R.) 


LA    THÉORIE.    CHAPITRE    PREMIER.  235 

de  manière  à  nourrir  dix  et  peut-être  cent  fois  plus  d'hommes 
qu'il  n'en  existe  aujourd'hui. 

.   C'est  une  vue  étroite  que  de  prendre  la  puissance  actuelle 
des  forces  productives  pour  mesure  du  nombre  d'hommes 
qui  peuvent  trouver  leur  subsistance  sur  un  espace  donné.  Le 
sauvage,  le  chasseur  et  le  pêcheur  n'auraient  pas,  dans  leur 
manière  de  calculer,  trouvé  place  sur  la  terre  entière  pour  un 
million  d'hommes;  le  pasteur  pour  dix  millions;  l'agricul- 
teur ignorant  pour  cent  millions,  et  cependant  l'Europe  seule 
aujourd'hui  contient  deux  cent  millions  d'hommes.  La  culture 
des  pommes  de  terre  ainsi  que  des  plantes  fourragères  et  les 
récents  progrès  de  l'économie  agricole  en  général  ont  décuplé 
la  puissance  de  l'homme  pour  la  production  des  denrées  ali- 
mentaires. En  Angleterre,  au  moyen  âge,  un  acre  de  terre 
rendait  en  froment  quatre  pour  un,  il  rend  aujourd'hui  de 
dix  à  vingt,  et  cinq  fois  plus  de  terrains  ont  été  mis  en  culture. 
Dans  plusieurs  contrées  européennes,  dont  le  sol  possède  la 
même  fertilité  naturelle  que  celui  de  l'Angleterre,  le  produit 
actuel  ne  dépasse  pas  quatre.  Qui  pourrait  assigner  des  bornes 
aux  découvertes,  aux  inventions,  aux  progrès  du  genre  hu- 
main ?  La  chimie  agricole  est  encore  dans  son  enfance  ;  qui 
peut  dire  si  demain  une  nouvelle  découverte,  un  procédé  nou- 
veau ne  quadruplera  pas  ou  ne  décuplera  pas  la  fécondité  du 
sol?  Déjà  les  puits  artésiens  ont  donné  le  moyen  de  transfor- 
mer d'arides  solitudes  en  des  champs  fertiles.  Et  quelles 
forces  ne  sont  peut-être  pas  enfermées  encore  dans  les  en- 
trailles de  la  terre?  Supposez   qu'une  découverte  nouvelle 
mette  à  même  de  produire  partout  de  la  chaleur  à  bas  prix, 
sans  recourir  aux  combustibles  aujourd'hui  connus,  que  de 
terrains  ne  pourrait-on  pas  mettre  en  culture,  et  dans  quelle 
proportion  incalculable  la  puissance  productive  d'un  espace 
donné  ne  pourrait-elle  pas  s'accroître  !  Si  la  théorie  de  Malthus 
nous  paraît  étroite  dans  sa  tendance,  dans  ses  moyens  elle  se 
montre  contraire  à  la  nature,  destructive  de  la  morale  et  de 
Ténergie,  horrible  enfin.  Elle  veut  détruire  un  mobile,  que  la 
nature  emploie  pour  stimuler  les  hommes  aux  efforts  de  corps 


236  SYSTÈME    NATIONAL.    LIVRE    II. 

et  d'esprit,  pour  éveiller  et  pour  entretenir  leurs  plus  nobles 
sentiments,  un  mobile  auquel  le  genre  humain  doit  la  plus 
grande  partie  de  ses  progrès.  Elle  érige  en  loi  l'égoïsme  le. 
plus  sec,  elle  demande  que  nous  fermions  notre  cœur  à  ceux 
qui  ont  faim,  parce  qu'en  leur  donnant  à  manger  et  à  boire, 
nous  serions  causes  que  dans  trente  ans  peut-être  un  autre 
serait  affamé.  Elle  met  le  calcul  à  la  place  de  la  pitié.  Une 
telle  doctrine  changerait  les  cœurs  des  hommes  en  pierres.  Et 
qu'attendre  d'un  peuple  oii  les  citoyens  porteraient  dans  leurs 
poitrines  des  pierres  au  lieu  de  cœurs,  sinon  la  ruine  com- 
plète de  la  morale,  et  avec  elle  des  forces  productives,  par 
suite  de  toute  la  richesse,  de  toute  la  civilisation,  de  toute  la 
puissance  du  pays? 

Si,  chez  une  nation,  la  population  dépasse  la  production 
des  subsistances,  si  les  capitaux  finissent  par  s'accumuler 
tellement  qu'ils  ne  trouvent  plus  d'emploi  dans  le  pays,  si  les 
machines  mettent  une  multitude  d'individus  sur  le  pavé,  si 
enfin  les  produits  fabriqués  encombrent  les  magasins,  c'est 
une  preuve  que  la  nature  n'a  pas  voulu  que  l'industrie,  la 
civilisation,  la  richesse  et  la  puissance  fussent  le  partage 
exclusif  d'un  seul  peuple,  lorsqu'une  portion  considérable  des 
terres  susceptibles  de  culture  n'est  habitée  que  par  des  ani- 
maux sauvages,  et  que  la  plus  grande  partie  de  l'espèce  hu- 
maine est  plongée  dans  la  barbarie,  dans  l'ignorance  et  dans 
la  misère. 

Nous  venons  de  montrer  dans  quelles  erreurs  est  tombée 
l'école  en  envisageant  du  point  de  vue  politique  les  forces 
productives  du  genre  humain.  Signalons  maintenant  celles 
qu'elle  a  commises  en  considérant  du  point  de  vue  cosmopolite 
les  intérêts  particuliers  des  nations.  S'il  existait,  en  effet,  une 
confédération  des  peuples  telle  que  celle  des  État-Unis  de  l'A- 
mérique du  Nord,  le  trop-plein  de  population,  de  talents,  de 
capacités  industrielles  et  de  capital  matériel  refluerait  de 
l'Angleterre  sur  le  continent,  de  même  qu'il  reflue  des  Etats 
orientaux  de  l'Union  américaine  sur  les  Etats  occidentaux, 
bien  entendu  sous  la  condition  que  les  pays  du  continent  of- 


LA    THÉORIE.    —    CHAPITRE    PREMIER.  237 

friraient  la  même  sûreté  pour  les  personnes  et  pour  les  biens 
la  même  constitution,  les  mêmes  lois  générales,  et  que  le  gou- 
vernement anglais  serait  soumis  à  l'autorité  collective  de  la 
confédération  universelle.  Dans  une  telle  hypothèse,  il  n'y 
aurait  pas  de  meilleur  moyen  d'élever  tous  ces  pays  au  degré 
de  richesse  et  de  civilisation  où  l'Angleterre  est  parvenue,  que 
la  liberté  du  commerce  ;  tel  est  l'argument  de  l'école.  Mais, 
dans  l'état  actuel  du  monde,  quels  seraient  les  effets  de  cette 
liberté? 

La  nation  anglaise,  en  tant  que  nation  indépendante  et  iso- 
lée, prendrait  son  intérêt  pour  règle  souveraine  de  sa  politi- 
que ;  attaché  à  sa  banque,  à  ses  lois,  à  ses  institutions,  à  ses 
habitudes,  l'Anglais  emploierait,  autant  que  possible,  ses 
forces  et  ses  capitaux  dans  l'industrie  de  son  pays  ;  la  liberté  du 
commerce,  en  ouvrant  tous  les  pays  du  monde  aux  produits 
des  manufactures  anglaises,  ne  pourrait  que  l'y  encourager; 
l'idée  ne  lui  viendrait  pas  aisément  de  fonder  des  manufac- 
tures en  France  ou  en  Allemagne.  Tout  excédant  de  son  ca- 
pital serait  dès  lors  appliqué  en  Angleterre  au  commerce 
extérieur.  S'il  était  dans  le  cas  d'émigrer  ou  de  placer  ses  ca- 
pitaux à  l'étranger,  comme  aujourd'hui,  il  préférerait  aux 
pays  continentaux  de  son  voisinage  les  contrées  lointaines  où 
il  retrouverait  sa  langue,  ses  lois  et  ses  institutions.  L'Angle- 
terre deviendrait  ainsi  une  seule  et  immense  cité  manufactu- 
rière. L'Asie,  l'Afrique  et  l'Australie  seraient  civilisées  par 
elle  et  couvertes  de  nouveaux  Etats  à  son  image.  Avec  le  temps 
surgirait,  sous  la  présidence  de  la  métropole,  un   monde 
d'États  anglais,  dans  lequel  les  nations  du  continent  de  l'Eu- 
rope viendraient  se  perdre  comme  des  races  insignifiantes  et 
stériles.  La  France  partagerait  avec  l'Espagne  et  le  Portugal  la 
mission  de  fournir  au  monde  anglais  les  vins  les  meilleurs  et 
de  boire  elle-même  les  plus  mauvais  ;  tout  au  plus  conserve- 
rait-elle la  fabrication  de  quelques  articles  de  mode.  L'Alle- 
magne n'aurait  guère  autre  chose  à  fournir  à  ce  monde  an- 
glais que  des  jouets  d'enfants,  des  horloges  de  bois,  des  écrits 
philologiques,  et  parfois  un  corps  auxiliaire  destiné  à  aller  se 


238  SYSTÈME    NATIONAL.    LIVRE    II. 


1 


consumer  dans  les  déserts  de  l'Asie  et  de  TAfrique  pour 
étendre  la  suprématie  manufacturière  et  commerciale,  la  lit- 
térature et  la  langue  de  l'Angleterre.  Il  ne  s'écoulerait  pas 
beaucoup  de  siècles  avant  que,  dans  ce  monde  anglais,  on 
parlât  des  Allemands  et  des  Français  avec  tout  autant  de 
respect  que  nous  parlons  aujourd'hui  des  peuples  asiati- 
ques. 

Mais  la  politique  trouve  que  ce  développement  au  moyen 
de  liberté  du  commerce  est  contraire  à  la  nature;  si  au  temps 
des  Anséates,  c'est  ainsi  qu'elle  raisonne,  on  avait  établi  la 
liberté  générale  du  commerce,  la  nationalité  allemande,  au 
lieu  de  la  nationalité  anglaise,  aurait  pris  les  devants  sur 
toutes  les  autres  dans  le  commerce  et  dans  les  manufactures. 
11  serait  souverainement  injuste  d'attribuer  aux  Anglais,  par 
des  considérations  cosmopolites,  toute  la  richesse  et  toute  la 
puissance  du  globe,  uniquement  parce  qu'ils  ont  développé 
les  premiers  leur  propre  système  commercial,  et  que,  plus  que 
tous  les  autres,  ils  ont  méconnu  le  principe  cosmopolite.  Afin 
que  la  liberté  du  commerce  puisse  opérer  naturellement,  il  faut 
d'abord  que  les  peuples  moins  avancés  qu'eux  soient  élevés 
par  des  mesures  artificielles  au  même  degré  de  développe- 
ment où  l'Angleterre  est  artificiellement  parvenue.  De  peur 
que,  en  vertu  de  celte  tendance  cosmopolite  des  forces  pro- 
ductives qui  vient  d'être  indiquée,  des  contrées  lointaines  ne 
soient  pas  plus  promptement  mises  en  valeur  que  le  continent 
de  l'Europe,  les  nations  qui  se  sentent,  par  leur  état  moral, 
intellectuel,  social  et  politique,  capables  de  devenir  manufac- 
turières, doivent  recourir  au  système  protecteur  comme  au 
plus  sûr  moyen  d'atteindre  ce  but.  Les  effets  du  système  pro- 
tecteur sont  ici  de  deux  sortes  :  premièrement,  en  excluant 
peu  à  peu  les  produits  étrangers  de  notre  marché,  nous  dé- 
terminons dans  d'autres  pays  un  trop-plein  de  bras,  de  capa- 
cités industrielles  et  de  capitaux  qui  sera  obligé  de  chercher 
de  l'emploi  à  l'étranger;  en  second  lieu,  par  les  primes  of- 
fertes à  l'immigration  des  bras,  des  capacités  industrielles  et 
des  capitaux,  nous  attirons  chez  nous  ce  trop  plein  de  forces 


LA    THÉORIE.    CHAPITRE    II.  239 

productives  qui,  sans  cela,  émigrerait  vers  des  régions  loin- 
taines ou  aux  colonies. 

La  politique  renvoie  à  l'histoire,  et  elle  demande  si  l'An- 
gleterre n'a  pas  par  ce  moyen  attiré  chez  elle  une  quantité 
immense  de  forces  productives  d'Allemagne,  d'Italie,  de  Hol- 
lande, de  Belgique,  de  France  et  de  Portugal.  Elle  demande 
pourquoi  l'école  cosmopolite,  en  comparant  les  inconvénients 
et  les  avantages  du  système  protecteur,  omet  entièrement  ce 
grand  résultat. 


CHAPITRE   II. 

LA  THÉORIE  DES  FORCES  PRODUCTIVES  ET  LA  THÉORIE  DES  VALEURS. 

L'ouvrage  célèbre  d'Adam  Smith  a  pour  titre  :  «  De  la 
nature  et  des  causes  de  la  richesse  des  nations.  »  Le  fonda- 
teur de  l'école  régnante  a  ainsi  indiqué  avec  exactitude  le 
double  point  de  vue  sous  lequel  on  doit  envisager  l'économie 
des  nations  aussi  bien  que  celle  des  particuliers.  Les  causes 
de  la  richesse  sont  tout  autre  chose  que  la  richesse  elle-même. 
Un  individu  peut  posséder  de  la  richesse,  c'est-à-dire  des  va- 
leurs échangeables  ;  mais  s'il  n'est  pas  capable  de  produire 
plus  de  valeurs  qu'il  n'en  consomme,  il  s'appauvrira.  Un  in- 
dividu peut  être  pauvre,  mais,  s'il  est  en  état  de  produire  au 
delà  de  sa  consommation,  il  deviendra  riche. 

Le  pouvoir  de  créer  des  richesses  est  donc  infiniment  plus 
important  que  la  richesse  elle-même  ;  il  garantit  non-seule- 
ment la  possession  et  l'accroissement  du  bien  déjà  acquis, 
mais  encore  le  rétablissement  de  celui  qu'on  a  perdu.  S'il  en 
est  ainsi  des  simples  particuliers,  c'est  plus  vrai  encore  des 
nations,  qui  ne  peuvent  pas  vivre  de  rentes.  L'Allemagne  a 
été  dans  chaque  siècle  désolée  par  la  peste,  par  la  famine  ou 


240  SYSTÈME    NATIONAL    LIVRE    II. 

par  la  guerre  civile  et  étrangère  ;  mais  elle  a  toujours  sauvé 
une  grande  partie  de  ses  forces  productives,  et  ainsi  elle  a 
toujours  recouvré  promptement  quelque  prospérité,  tandis 
que  l'Espagne  riche  et  puissante,  mais  foulée  par  les  despotes 
et  par  les  prêtres,  l'Espagne  en  pleine  possession  de  la  paix 
du  dedans  est  tombée  dans  une  pauvreté  et  dans  une  misère 
toujours  plus  profondes.  Le  même  soleil  éclaire  encore  les 
Espagnols  ;  ils  possèdent  toujours  le  même  sol,  leurs  mines 
sont  encore  aussi  riches,  c'est  toujours  le  même  peuple  qu'a- 
vant la  découverte  de  l'Amérique  et  avant  l'établissement  de 
l'inquisition  ;  mais  ce  peuple  a  peu  à  peu  perdu  sa  puissance 
productive,  et  c'est  pour  cela  qu'il  est  devenu  pauvre  et  mi- 
sérable. La  guerre  de  l'émancipation  a  coûté  à  l'Amérique  du 
Nord  des  centaines  de  millions  ;  mais  la  conquête  de  son  in- 
dépendance a  immensément  accru  sa  puissance  productive  ; 
aussi,  dans  l'espace  de  peu  d'années  après  la  paix,  a-t-elle 
acquis  infiniment  plus  de  richesses  qu'elle  n'en  avait  jusque-là 
possédé.  Comparez  l'état  de  la  France  en  1809  et  en  1839, 
quelle  différence!  Et  pourtant  la  France  a  perdu  depuis  1809 
la  domination  sur  une  partie  considérable  du  continent  euro- 
péen, subi  deux  invasions  dévastatrices,  et  payé  des  milliards 
en  contributions  de  guerre  et  en  indemnités. 

Un  esprit  aussi  pénétrant  que  l'était  Adam  Smith  ne  pou- 
vait pas  méconnaître  entièrement  la  différence  qui  existe  entre 
la  richesse  et  ses  causes,  ni  l'influence  décisive  de  ces  causes 
sur  la  condition  des  peuples.  Dans  son  introduction,  il  dit  en 
termes  nets  que  ce  le  travail  est  le  fonds  qui  fournit  à  une  na- 
tion ses  richesses,  et  que  l'accroissement  de  ces  richesses  dé- 
pend principalement  de  la  force  productive  du  travail,  c'est- 
à-dire  du  degré  d'habileté,  de  dextérité  et  d'intelligence  qu'on 
apporte  dans  l'application  du  travail ,  et  de  la  proportion  exis- 
tante entre  le  nombre  de  ceux  qui  sont  employés  à  un  travail 
utile  et  le  nombre  de  ceux  qui  ne  le  sont  pas.  »  On  le  voit, 
Smith  avait  parfaitement  reconnu  que  la  condition  des  peu- 
ples dépend  principalement  de  la  quantité  de  leurs  forces 
productives. 


LA    THÉORIE.    —    CHAPITRE    H.  241 

Mais  il  paraît  qu'il  n'est  pas  dans  l'ordre  de  la  nature 
qu'une  science  sorte  tout  achevée  de  la  tête  d'un  seul  penseur. 
Evidemment,  l'idée  cosmopolite  des  physiocrates,  celle  de  la 
liberté  générale  du  commerce,  et  sa  grande  découverte  de  la 
division  du  travail  l'absorbèrent  trop  pour  lui  permettre  de 
poursuivre  cette  idée  de  la  force  productive.  Quelque  nom- 
breuses obligations  que  lui  ait  la  science  dans  ses  autres  par- 
ties, la  découverte  de  la  division  du  travail  était,  à  ses  yeux, 
son  titre  le  plus  éclatant.  Elle  devait  faire  la  réputation  de  son 
ouvrage  et  la  célébrité  de  son  nom.  Trop  habile  pour  ne  pas 
comprendre  que  celui  qui  veut  vendre  une  pierre  précieuse 
d'une  grande  valeur  ne  porte  pas  le  joyau  au  marché  dans  un 
sac  rempli  de  blé,  quelque  utile  que  le  blé  puisse  être  d'ailleurs, 
mais  qu'il  entend  mieux  son  intérêt  en  le  mettant  en  vue;  trop 
expérimenté  pour  ignorer  qu'un  débutant,  et  il  l'était  en  ma- 
tière d'économie  politique  au  moment  de  la  publication  de 
son  ouvrage,  qu'un  débutant  qui  a  le  bonheur  de  faire  fureur 
au  premier  acte,  obtient  aisément  de  l'indulgence  si,  dans  les 
actes  suivants,  il  ne  fait  que  s'élever  un  peu  au-dessus  du 
médiocre,  il  fut  entraîné  à  commencer  son  ouvrage  par  la 
doctrine  de  la  division  du  travail.  Smith  ne  s'est  pas  trompé 
dans  ses  calculs,  son  premier  chapitre  a  fait  la  fortune  de 
son  livre  et  fondé  son  autorité. 

Pour  notre  part,  nous  croyons  pouvoir  l'affirmer,  ce  fut 
ce  désir  de  mettre  dans  un  jour  avantageux  l'importante  dé- 
couverte de  la  division  du  travail  (1)  qui  empêcha  Adam  Smith 

(I)  On  sait  qu'Adam  Smith  n'a  découvert  la  division  du  travail  ni  comme 
fait  ni  comme  principe,  il  a  eu  le  mérite  d'en  faire  usage  dans  un  Traité 
d'économie  politique.  La  division  du  travail  était  si  évidente  pour  les  hommes 
pratiques,  même  pour  les  moins  attentifs,  qu'il  ne  peut  y  avoir  à  rechercher 
par  qui  elle  a  été  découverte.  Divers  écrivains  l'avaient  nettement  expliquée 
longtemps  avant  Smith.  11  suffira  de  citer  un  passage  d'un  philosophe  chi- 
nois, JMencius,  qui  vivait  il  y  a  deux  mille  ans  :  «  Le  fermier  tisse-t-il  le  drap 
ou  confeclionne-l-il  le  chapeau  qu'il  porte?  Non,  il  les  achète  avec  du  grain. 
Pourquoi  ne  les  fait-il  pas  lui-même?  Pour  ne  pas  nuire  à  son  exploitation. 
Fabriquet-il  ses  ustensiles  de  cuisine  ou  ses  outils  en  fer?  Non,  il  les  achète 
avec  du  grain.  L'industrie  du  mécanicien  et  celle  du  fermier  ne  doivent  pas 
être  réunies.  »  (S.  Colwell.) 

i6 


242  SYSTÈME    NATIONAL.    LIVRE    II. 

de  poursuivre  cette  idée  de  la  force  productive  énoncée  dans 
son  introduction,  puis  souvent  reproduite,  en  passant  il  est 
vrai,  dans  le  reste  de  son  livre,  et  de  donner  à  sa  doctrine  une 
forme  plus  parfaite.  Le  haut  prix  qu'il  attachait  à  son  idée  de 
la  division  du  travail  l'a  conduit  à  représenter  le  travail 
comme  le  fonds  de  toutes  les  richesses  des  nations,  bien  que 
lui-même  ait  vu  clairement  et  qu'il  déclare  que  la  producti- 
vité du  travail  dépend  du  degré  d'habileté  et  d'intelligence 
avec  lequel  le  travail  est  employé.  Nous  le  demandons,  est-ce 
raisonner  scientifiquement,  que  donner  pour  cause  à  un  phé- 
nomène ce  qui  n'est  que  le  résultat  d'une  multitude  de  causes 
plus  profondes? 

il  est  hors  de  doute  que  la  richesse  ne  saurait  être  acquise 
autrement  qu'à  l'aide  d'efforts  de  l'esprit  et  du  corps  ou  du 
travail  ;  mais  ce  n'est  pas  là  assigner  une  cause  d'où  l'on 
puisse  tirer  des  déductions  utiles  ;  car  l'histoire  apprend  que 
des  nations  entières,  malgré  les  efforts  et  l'économie  des  ci- 
toyens, sont  tombées  dans  la  pauvreté  et  dans  la  misère.  Celui 
qui  désire  se  rendre  compte  comment  une  nation  s'est  élevée 
de  la  pauvreté  et  de  la  barbarie  à  l'opulence  et  à  la  civilisation 
et  comment  une  autre  est  tombée  de  la  richesse  et  de  la  pros- 
périté dans  la  pauvreté  et  dans  la  détresse,  sur  cette  réponse, 
que  le  travail  est  la  cause  de  la  richesse  et  la  paresse  celle 
de  la  pauvreté  (remarque  que,  du  reste,  le  roi  Salomon  avait 
faite  longtemps  avant  Adam  Smith),  ne  manquera  pas  de  faire 
cette  nouvelle  question  :  Quelle  est  donc  la  cause  du  travail  et 
quelle  est  celle  de  la  paresse?  On  pourrait  avec  plus  d'exac- 
titude donner  pour  causes  de  la  richesse  les  membres  de 
l'homme,  sa  tête,  ses  mains  et  ses  pieds;  du  moins  serait-on 
ainsi  beaucoup  plus  près  de  la  vérité  ;  il  s'agirait  alors  de  sa- 
voir ce  qui  fait  que  ces  têtes,  ces  mains  et  ces  pieds  s'appliquent 
à  la  production  et  que  leurs  efforts  sont  fructueux.  Qu'est-ce 
autre  chose  que  l'esprit  qui  anime  les  individus,  que  l'ordre 
social  qui  féconde  leur  activité,  que  les  forces  naturelles  dont 
l'usage  est  à  leur  disposition  ?  Plus  l'homme  comprend  qu'il 
doit  songer  à  l'avenir,  plus  ses  idées  et  ses  sentiments  le  por- 


LA   THÉORIE.   —  CHAPITRE  II.  243 

tent  à  assurer  la  destinée  de  ceux  qui  lui  touchent  de  plus  près 
et  à  les  rendre  heureux  ;  plus  il  est  habitué  dès  le  bas  âge  à 
la  réflexion  et  à  l'activité,  plus  ses  instincts  généreux  ont  été 
cultivés,  son  corps  et  son  esprit  exercés  ;  plus  il  a  eu  dans  son 
enfance  de  beaux  exemples  sous  les  yeux,  plus  il  a  occasion 
d'employer  ses  forces  intellectuelles  et  physiques  à  l'amélio- 
ration de  son  sort  ;  moins  il  est  entravé  dans  son  activité  légi- 
time, plus  ses  efforts  sont  heureux  et  plus  les  résultats  lui  en 
sont  garantis  ;  plus  l'ordre  et  Tactivité  lui  donnent  de  titres  à 
l'estime  et  à  la  considération  publiques,  moins,  enfin,  son 
esprit  est  en  proie  aux  préjugés,  à  la  superstition,  à  l'erreur 
et  à  l'ignorance  ;  plus  il  appliquera  sa  tête  et  ses  membres  à 
la  production,  plus  il  sera  capable  de  produire,  et  mieux  il 
saura  tirer  parti  des  fruits  de  son  travail.  Sous  tous  ces  rap- 
ports, le  principal  est  l'état  de  la  société  dans  laquelle  l'indi- 
vidu a  été  élevé  et  se  meut  ;  il  s'agit  de  savoir  si  les  sciences 
et  les  arts  y  fleurissent,  si  les  institutions  et  les  lois  y  engen- 
drent le  sentiment  religieux,  la  moralité  et  l'intelligence,  la 
sûreté  pour  les  personnes  et  pour  les  biens,  la  liberté  et  la 
justice,  si,  dans  le  pays,  tous  les  éléments  de  la  prospérité 
matérielle,  agriculture,  industrie  manufacturière  et  com- 
merce, sont  également  et  harmonieusement  développés,  si  la 
puissance  nationale  est  assez  grande  pour  assurer  aux  indivi- 
dus la  transmission  des  progrès  matériels  et  moraux  d'une 
génération  à  l'autre,  et  pour  les  mettre  en  état  non-seulement 
d'utiliser  en  totalité  les  forces  naturelles  du  pays,  mais  encore, 
au  moyen  du  commerce  extérieur  et  des  colonies,  de  disposer 
des  forces  naturelles  des  pays  étrangers. 

Adam  Smith  a  si  peu  compris  la  nature  de  ces  forces  en 
général  qu'il  ne  considère  même  pas  comme  productif  le  tra- 
vail intellectuel  de  ceux  qui  s'occupent  de  la  justice  et  de 
l'ordre,  qui  donnent  l'instruction,  qui  entretiennent  le  senti- 
ment religieux,  qui  cultivent  la  science  ou  l'art.  Ses  recher- 
ches se  restreignent  à  cette  activité  de  l'homme  qui  produit 
des  valeurs  matérielles.  Il  reconnaît  que  le  pouvoir  productif 
de  cette  activité  dépend  de  l'adresse  et  de  l'intelligence  avec 


244  SYSTÈME   NATIONAL.    —   LIVRE    II. 

lesquelles  on  l'emploie,  mais  ses  investigations  sur  les  causes 
de  cette  adresse  et  de  cette  intelligence  ne  le  conduisent  pas 
au  delà  de  la  division  du  travail,  qu'il  explique  uniquement 
par  l'échange,  par  l'accroissement  du  capital  matériel  et  par 
l'extension  du  marché.  Ainsi  sa  doctrine  devient  de  plus  en 
plus  matérialiste,  particulière  et  individuelle.'  S'il  avait  pour- 
suivi l'idée  de  force  productive  sans  se  laisser  dominer  par 
celle  de  valeur,  de  valeur  échangeable,  il  serait  arrivé  à  com- 
prendre qu'à  côté  d'une  théorie  des  valeurs,  une  théorie  in- 
dépendante des  forces  productives  est  nécessaire  pour  expli- 
quer les  phénomènes  économiques.  Mais  il  s'est  égaré  jusqu'à 
expliquer  les  forces  morales  par  des  circonstances  purement 
matérielles,  et  de  là  découlent  toutes  les  absurdités  et  toutes 
les  contradictions  dont  son  école,  ainsi  que  nous  le  montre- 
rons, est  coupable  jusqu'à  ce  jour,  et  qui  sont  la  cause  unique 
pour  laquelle  les  leçons  de  l'économie  politique  ont  trouvé  si 
peu  d'accès  dans  les  meilleurs  esprits.  L'école  de  Smith  n'en- 
seigne autre  chose  que  la  théorie  des  valeurs,  et  c'est  ce  qui 
ressort  de  cette  idée  de  valeur  échangeable  qui  sert  partout 
de  base  à  sa  doctrine,  et  de  la  définition  même  qu'elle  donne 
de  la  science. 

/  C'est,  d'après  J.-B.  Say,  la  science  qui  enseigne  comment 
les  richesses  ou  les  valeurs  échangeables  se  produisent,  se 
distribuent  et  se  consomment.  Evidemment,  ce  n'est  pas  là 
la  science  qui  apprend  comment  les  forces  productives  sont 
éveillées  et  entretenues,  et  comment  elles  sont  comprimées 
ou  anéanties.  Mac  CuUoch  l'appelle  expressément  la  science 
des  valeurs,  et  de  récents  auteurs  anglais  la  désignent  sous  le 
nom  de  science  de  rechange  (1). 

(1)  11  y  a  plusieurs  observations  à  faire  sur  ce  passage.  J'admets  volontiers 
qu'Adam  Smilli  n'a  pas  tiré  de  l'idée  de  force  productive  tout  le  parti  pos- 
sible; mais,  loin  de  l'avoir  méconnue,  il  l'a  trés-netlement  comprise,  au  con- 
traire. Qu'est-ce  que  sa  division  du  travail,  sinon  un  moyen  efficace  d'aug- 
menter notre  puissance  productive?  Ne  revient-il  pas  fréquemment  sur  la 
sécurité  générale  en  tant  que  condition  nécessaire  de  la  fécondité  du  travail? 
Bien  qu'Adam  Smith  n'ait  pas  établi  scientifiquement,  à  proprement  parler, 
le  travail  comme  source  unique  de  la  richesse,  et  que,  pour  désigner  la  ri- 


LA    THÉORIE.    —    CHAPITRE    IL  245 

Des  exemples  tirés  de  l'économie  privée  mettent  dans  tout 
son  jour  la  différence  qui  existe  entre  la  théorie  des  forces 
productives  et  la  théorie  des  valeurs. 

chesse,  il  se  serve  habituellemenl  de  celle  expression,  le  produit  annuel  du 
travail  et  de  la  terre,  Lisl  a  mauvaise  grâce  à  lui  conlesler  l'honneur  d'avoir 
mis  le  Iravail  en  relief  vis-à-vis  des  physiocrales  qui  refusaienl  à  l'induslrie 
humaine  la  facullé  de  produire  des  richesses. 

11  fail  aussi  une  mauvaise  chicane  à  J.-B.  Say  et  à  Mac  Culloch. 

La  définition  de  l'économie  politique  par  J.-B.  Say  est  restée  comme  la 
plus  simple  et  la  plus  claire  de  celles  qu'on  a  produites  jusqu'à  ce  jour;  on 
peut  seulement  la  formuler  d'une  manière  plus  brève,  en  disant  simplement 
que  l'économie  politique  est  la  science  de  la  production  et  de  la  distribution 
des  richesses.  Elle  n'implique  rien  de  contraire  aux  idées  de  l'auteur  du 
Système  national  ;  la  richesse  est  incontestablement  l'objet  de  l'économie  po- 
litique; mais  l'énoncé  de  cette  proposition  n'empêche  nullement  de  préférer 
à  la  richesse  les  facultés  qui  la  produisent. 

Quant  à  Mac  Culloch,  après  avoir  défini  la  science  à  peu  près  comme  J.-B. 
Say,  il  ajoute,  page  3  de  ses  Principes  :  «  L'économie  politique  pourrait 
être  api)elée  la  science  des  valeurs-,  car  aucun  objet  dépourvu  de  valeur 
échangeable  ne  peut  entrer  dans  le  cercle  de  ses  investigations.  »  Mac  Cul- 
loch, distinguant  la  valeur  de  Vutililé,  veut  ici  tout  simplement  éliminer, 
comme  étrangères  à  l'économie  politique,  les  richesses  que  la  nature  pro- 
digue gratuitement  à  tous,  et  auxquelles  le  travail  ou  tout  au  moins  l'appro- 
priation n'a  pas  communiqué  de  valeur  échangeable.  Ailleurs  il  assigne  pour 
mission  à  l'économie  politique  de  rechercher  les  moyens  d'accroître  la  puis- 
sance productive  du  Iravail. 

M.  J.  Stuart  Mill  a  signalé  le  vice  de  la  définition  par  laquelle  quelques- 
uns  de  ses  compatriotes  ont  fait  de  l'économie  politique  la  science  des  échan- 
ges ;  il  a  établi  que  les  lois  de  la  production  seraient  les  mêmes,  quand 
l'échange  n'existerait  pas,  et  que,  bien  que  la  rémunération  du  travail,  dans 
notre  état  social,  dépende  du  prix  des  marchandises,  l'échange  n'est  pas  plus 
la  loi  fondamentale  de  la  distribution,  que  les  routes  et  les  voitures  ne  con- 
stituent les  lois  du  mouvement.  Les  deux  faits  essentiels  de  l'économie  poli- 
tique sont  la  production  et  la  (lislribulion  des  --ichesses  ;  ce  sont  eux  seuls  qui 
doivent  entrer  dans  sa  définition. 

Quoi  qu'il  en  soit,  la  distinction  entre  la  théorie  des  valeurs  et  celle  des 
forces  productives  ne  me  paraît  pas  plus  admissible  que  celle  du  précédent 
chapitre  entre  l'économie  pnliiique  ou  l'économie  cosmopolite;  elle  ne  sert, 
comme  cette  dernière,  qu'à  faire  ressortir  des  erreurs  ou  des  omissions  com- 
mises parles  devanciers  de  List.  On  a  dit  avec  raison,  que  les  forces  pro- 
ductives ne  peuvent  pas  plus  être  séparées  des  valeurs  créées  par  elle  que  les 
causes  de  leurs  effets,  d'aulant  moins  que,  dans  l'enchaînement  des  phéno- 
mènes économiques,  ce  qui  était  effet  devient  cau^e  à  son  tour.  Tous  les  traités 
d'économie  politique  contiennent  une  analyse  telle  quelle  des  forces  produc- 
tives ;  mais  il  est   très-vrai  que  des  économistes,  et  des  meilleurs,  ont  trop 


246  SYSTÈME    NATIONAL.    —    LIVRE    II. 

Si,  de  deux  pères  de  famille,  pareillement  propriétaires, 
/  économisant  chacun  la  même  somme  de  1,000  thalers 
(3,750  francs)  par  an,  et  ayant  chacun  cinq  fils,  l'un  place  ses 
épargnes  et  retient  ses  fils  au  travail  manuel,  tandis  que  l'autre 
emploie  les  siennes  à  faire  de  deux  de  ses  fils  des  agriculteurs 
intelligents,  et  à  préparer  les  trois  autres  à  des  professions 
\  conformes  à  leur  aptitude,  le  premier  agit  suivant  la  théorie 
\  des  valeurs,  et  le  second  d'après  celle  des  forces  productives. 
Au  moment  de  sa  mort,  celui-là  sera  plus  riche  que  celui-ci 
en  valeurs  échangeables;  mais,  quant  aux  forces  productives, 
ce  sera  tout  le  contraire.  La  propriété  de  l'un  sera  divisée  en 
deux  parts,  et  chacune  d'elles,  plus  habilement  exploitée, 
donnera  un  produit  net  égal  à  celui  que  la  totalité  donnait  au- 
paravant; en  même  temps  les  trois  autres  lils  auront  dans 
leurs  talents  de  larges  moyens  d'existence.  La  propriété  de 
l'autre  sera  divisée  en  cinq  parts,  et  chacune  d'elles  sera  aussi 
mal  cultivée  que  l'ensemble  l'avait  été  jusque-là.  Dans  Tune 
des  familles  ont  été  éveillées  et  développées  beaucoup  de  forces 
morales,  beaucoup  de  talents  destinés  à  s'accroître  de  généra- 
tion en  génération  ;  et  chaque  génération  nouvelle  possédera 
ainsi  plus  de  ressources  pour  acquérir  de  la  richesse  que  celle 
qui  l'a  précédée.  Dans  l'autre  famille,  au  contraire,  la  stu- 
pidité et  la  pauvreté  croîtront  à  proportion  que  la  propriété  se 
divisera  davantage  (1).  C'est  ainsi  que  le  planteur  augmente. 


souvent  porté  dans  la  science  un  esprit  étroit,  en  se  préoccupant  uniquement 
des  gains  aciuels  ou  des  perles  immédiates  des  valeurs.  Toutefois,  au  lieu  de 
construire  une  théorie  nouvelle  à  côté  d'une  théorie  déjà  existante,  il  s'agit 
purement  et  simplement  d'élargir  celle-ci  en  substituant  à  un  point  de  vue 
rétréci  un  point  de  vue  plus  vaste.  Dans  le  paragraphe  qui  suit,  List  montre 
d'une  façon  saisissante  en  quoi  ils  différent  l'un  de  l'autre.  ^H.  R.) 

(1)  Dans  la  leçon  déjà  citée  sur  la  théorie  de  la  liberté  commerciale,  Rossi 
emploie  aussi  cette  comparaison  du  père  de  famille  et  des  sacrifices  qu'il  fait 
en  vue  de  l'avenir,  sous  une  autre  forme,  il  est  vrai,  mais  pareillement  pour 
motiver  des  exceptions  temporaires  au  principe  de  la  liberté  :  «  Au  point  de 
vue  économique,  demander  si  le  principe  de  la  liberté  commerciale  admet 
des  exceptions,  c'est  demander  s'il  y  a  des  circonstances  où  le  système  res- 
trictif puisse  augmenter  la  somme  de  la  richesse  nationale.  Or,  si  l'on  entend 
par  là  une  augmentation   immédiate,  de  pareilles  circonstances  ne  peuvent 


LA   THÉORIE.    —   CHAPITRE    II.  247 

au  moyen  des  esclaves,  la  somme  de  ses  valeurs  échangea- 
bles, mais  ruine  la  force  productive  des  générations  à  venir. 
Toute  dépense  pour  l'instruction  de  la  jeunesse,  pour  l'obser- 
vation de  la  justice,  pour  la  défense  du  pays,  etc.,  est  une 
destruction  de  valeurs  au  profit  de  la  force  productive.  La 
majeure  partie  de  la  consommation  d'un  pays  a  pour  but  l'é- 
ducation de  la  génération  nouvelle,  le  soin  de  la  force  pro- 
ductive à  venir. 

Le  christianisme,  la  monogamie,  l'abolition  de  l'esclavage 
et  du  servage,  l'hérédité  du  trône,  les  inventions  de  l'impri- 
merie, de  la  presse,  de  la  poste,  de  la  monnaie,  des  poids  et 
des  mesures,  du  calendrier  et  des  montres,  la  police  de  sûreté, 
l'affranchissement  de  la  propriété  territoriale  et  les  moyens  de 
transport,  sont  de  riches  sources  de  la  force  productive.  Pour 
s'en  convaincre,  on  n'a  qu'à  comparer  l'état  de  l'Europe  avec 
celui  de  l'Asie.  Pour  se  faire  une  juste  idée  de  l'influence  que 
la  liberté  de  penser  et  la  liberté  de  conscience  exercent  sur 
les  forces  productives  d'une  nation,  on  n'a  qu'à  lire  l'une  après 
l'autre  l'histoire  d'Angleterre  et  l'histoire  d'Espagne.  La  pu- 
blicité des  débats  judiciaires,  le  jury,  le  vote  des  lois  par  un 
parlement,  le  gouvernement  soumis  à  un  contrôle  public, 
l'administration  des  communes  et  des  corporations  par  elles- 
mêmes,  la  liberté  de  la  presse,  les  associations  dans  un  but 
d'utilité  générale  communiquent,  dans  les  Etats  constitution- 
nels, aux  citoyens  comme  au  pouvoir,  un  degré  d'énergie  et 
de  force  qui  s'acquerrait  difficilement  par  d'autres  moyens. 
On  ne  saurait  guère  imaginer  de  loi  ou  d'institution  publique 

jamais  se  rencontrer.  Jamais  on  ne  s'enrichira  du  premier  coup  en  payant 
cher  ce  qu'on  peut  avoir  à  bon  marché.  Mais  il  n'y  a  pas  de  père  de  famille 
qui  ne  saclie  qu'il  est  des  circonstances  où  le  sacrifice  d'aujourd'hui  peut  être 
suivi  plus  tard  d'un  bénéfice  qui  le  compense  el  le  dépasse.  Une  administra- 
tion à  la  fois  prudente  et  éclairée  commande  clans  certains  cas  des  tentatives 
aléatoires,  des  avances  qui  peut-être  ne  rentreront  pas  en  entier.  Il  n'est  pas 
de  père  de  famille  qui,  ayant  de  fortes  raisons  de  croire  qu'il  existe  dans  son 
domaine  un  grand  dépôt  de  richesses  minérales,  ne  se  crût  obligé,  s'il  en 
avait  les  moyens,  de  faire  des  essais  pour  vérifier  le  fait  et  ouvrir  à  ses  en- 
fants cette  nouvelle  source  de  prospérité.  La  même  chose  peut  être  vraie 
d'une  nation.  »  (H.  R.) 


248  SYSTÈME    NATIONAL.    —    LIVRE    H. 

qui  n'exerce  plus  OU  moins  d'influence  sur  l'accroissement  ou 
sur  la  diminution  de  la  puissance  productive  (1). 

Si  l'on  présente  le  travail  corporel  comme  la  cause  unique 
de  la  richesse,  comment  expliquera-t-on  ce  fait,  queles  nations 
modernes  sont  incomparablement  plus  riches,  plus  populeuses, 
plus  puissantes  et  plus  prospères  que  les  nations  de  l'antiquité? 
Chez  les  anciens,  il  y  avait,  par  rapport  à  la  population  totale, 
infiniment  plus  de  bras  occupés;  le  travail  était  beaucoup 
plus  rude  ;  chacun  possédait  plus  de  terre,  et  cependantles  mas- 
ses étaient  beaucoup  plus  mal  nourries,  beaucoup  plus  mal  vê- 
tues que  chez  les  modernes.  Ce  fait,  nous  l'expliquons  par  tous 
les  progrès  que  les  cours  des  siècles  écoulés  a  vus  s'accomplir 
dans  les  sciences  et  dans  les  arts,  dans  la  famille  et  dans  l'Etat, 
dans  la  culture  de  l'esprit  et  dans  la  capacité  productive  (2). 
L'état  actuel  des  peuples  est  le  résultat  de  l'accumulation  des 
découvertes,  des  inventions,  des  améliorations,  des  perfection- 
nements, des  efforts  de  toutes  les  générations  qui  nous  ont 
précédés  ;  c'est  là  ce  qui  constitue  le  capital  intellectuel  de 
l'humanité  vivante,  et  chaque  nation  n'est  productive  que 
dans  la  mesure  où  elle  a  su  s'assimiler  cette  conquête  des  gé- 
nérations antérieures  et  l'accroître  par  ses  acquisitions  par- 
ticulières; qu'autant  que  les  ressources  naturelles,  l'étendue 
et  la  situation  géographique  de  son  territoire,  le  nombre  de 
ses  habitants  et  sa  puissance  politique  lui  permettent  de  cul- 

(1)  Say  dit  dans  son  Économie  politique  pratique  :  «  Les  lois  ne  peuvent 
pas  créer  des  richesses.  »  Sans  doute  elles  ne  le  peuvent  pas,  mais  elles 
créent  une  force  productive,  qui  est  plus  importante  que  la  richesse  ou  que- 
la  possession  de  valeurs  échangeables. 

(2)  Pour  le  développement  de  la  puissance  productive  dans  les  sociétés 
modernes,  je  renvoie  à  la  deuxième  leçon  du  Cours  d'économie  politique  de 
M.  Michel  Chevalier,  année  1841-42.  On  y  voit  que  l'accroissement  de  cette 
puissance  productive,  dans  l'industrie  du  fer,  est,  depuis  quatre  ou  cinq  cents 
ans,  dans  le  rapport  de  I  à  25  ou  à  -30;  que,  dans  la  mouture  du  blé,  le  pro- 
grès a  été  dans  le  rapport  de  l  à  144  depuis  Homère;  que,  dans  la  fabrica- 
tion des  tissus  de  coton,  il  est  de  I  à  320  depuis  70  ans,  et,  dans  la  filature 
du  lin,  de  I  à  240  depuis  quelques  années  seulement;  que,  dans  l'industrie 
des  transports  enfin,  de  l'autre  côté  de  l'Atlantique,  la  force  productive  est 
dans  le  rapport  de  1  à  11,500  comparativement  avec  ce  qu'elle  était  dans 
l'empire  de  Monlézuma.  (H.  R.) 


LA    THÉORIE.     —    CHAPITRE   11.  249 

tiver  chez  elle,  supérieurement  et  harmonieusement,  toutes 
les  branches  de  travail,  et  d'étendre  son  action  morale,  intel- 
lectuelle, industrielle,  commerciale  et  politique  sur  d'autres 
nations  moins  avancées  et  sur  le  monde  en  général. 

L'école  voudrait  nous  faire  croire  que  la  politique  et  la  puis- 
sance de  l'État  n'ont  rien  de  commun  avec  l'économie  politi- 
que. En  tant  qu'elle  restreint  ses  recherches  aux  valeurs  et  à 
l'échange,  elle  peut  avoir  raison;  il  est  possible  de  définir  la 
valeur  et  le  capital,  le  profit,  le  salaire  et  la  rente  territoriale, 
de  las  décomposer  dans  leurs  éléments,  et  de  raisonner  sur  les 
causes  qui  les  font  hausser  et  baisser,  sans  tenir  compte  de  la 
situation  politique.  Mais  c'est  là  évidemment  un  élément  de 
l'économie  privée  aussi  bien  que  de  l'économie  des  nations. 
11  suffit  de  lire  l'histoire  de  Venise,  celle  de  la  Ligue  anséati- 
que,  celle  duPortugal,de  la  Hollande  et  de  l'Angleterre,  pour 
comprendre  à  quel  point  la  richesse  matérielle  et  la  puissance 
pohtique  réagissent  l'une  sur  l'autre.  Partout  où  cette  récipro- 
cité d'action  se  manifeste,  l'école  tombe  dans  les  contradic- 
tions les  plus  étranges.  Nous  nous  bornerons  à  rappeler  le  sin- 
guherjugement  d'Adam  Smith  sur  l'acte'  anglais  de  naviga- 
tion. 

Faute  de  pénétrer  dans  la  nature  des  forces  productives,  et 
d'embrasser  l'ensemble  de  la  civilisation  des  peuples,  l'école 
méconnaît  en  particulier  l'importance  d'un  développement 
parallèle  de  l'agriculture,  de  l'industrie  manufacturière  et  du 
commerce,  de  la  puissance  publique  et  de  la  richesse  natio- 
nale, et  surtout  celle  d'une  industrie  manufacturière  indé- 
pendante et  développée  dans  toutes  ses  branches.  Elle  com- 
met l'erreur  d'assimiler  l'industrie  manufacturière  à  l'a- 
griculture, et  de  parler  en  général  du  travail,  des  forces 
naturelles,  du  capital,  etc.,  sans  avoir  égard  aux  différences 
qui  existent  entre  l'une  et  l'autre.  Elle  ne  voit  pas  qu'entre 
le  pays  purement  agriculteur  et  le  pays  agriculteur  et  manu- 
facturier la  différence  est  beaucoup  plus  grande  qu'entre  un 
peuple  de  pasteurs  et  un  peuple  de  cultivateurs.  Sous  le  ré- 
gime de  l'agriculture  pure  et  simple  régnent  l'arbitraire  et  la 


250  SYSTÈME    NATIONAL.    —     LIVRE    II. 

servitude,  la  superstition  et  l'ignorance,  le  manque  de  civili- 
sation, de  relations,  de  moyens  de  transport,  la  pauvreté, 
l'impuissance  politique  enfin.  Dans  un  pays  purement  agri- 
culteur, la  plus  faible  partie  seulement  des  forces  intellectuel- 
les et  corporelles  est  mise  en  jeu  et  développée,  la  plus  faible 
partie  des  forces  naturelles  dont  il  dispose  est  employée,  il  ne 
s'accumule  que  peu  ou  point  de  capital.  Comparez  la  Pologne 
avec  l'Angleterre  ;  les  deux  pays  ont  été  autrefois  au  même 
degré  deculture,  et  aujourd'hui  quelle  différence  !  Les  manu- 
factures et  les  fabriques  sont  les  mères  et  les  filles  de  la  liberté 
civile,  des  lumières,  des  arts  et  des  sciences,  du  commerce  in- 
térieur et  extérieur,  de  la  navigation  et  des  voies  de  transport 
perfectionnées,  delà  civilisation  et  de  la  puissance  politique. 
Elles  sont  le  moyen  principal  d'affranchir  l'agriculture,  de 
l'élever  au  rang  d'industrie,  d'art,  de  science,  d'augmenter  la 
rente  de  la  terre,  les  profits  agricoles,  le  salaire  du  manouvrier, 
et  de  donner  au  sol  de  la  valeur.  L'école  a  attribué  cette  puis- 
sance civilisatrice  au  commerce  extérieur;  en  cela  elle  a  pris 
l'intermédiaire  pour  la  cause.  Ce  sont  les  manufactures  étran- 
gères qui  fournissent  au  commerce  étranger  les  marchandises 
qu'il  nous  apporte,  et  qui  consomment  les  produits  agricoles 
et  les  matières  brutes  que  nous  livrons  en  échange.  Si  les  rela- 
tions avec  des  manufactures  éloignées  exercent  une  action  si 
bienfaisante  sur  notre  agriculture,  combien  doit  être  plus 
féconde  l'influence  des  manufactures  qui  sont  avec  nous  dans 
une  intimité  à  la  fois  locale,  commerciale  et  politique,  qui 
nous  demandent  non  pas  seulement  une  faible  partie,  mais 
la  majeure  partie  des  denrées  alimentaires  et  des  matières 
brutes  qui  leur  sont  nécessaires,  dont  les  produits  ne  sont  pas 
renchéris  pour  nous  par  des  frais  de  transport  considérables, 
dont  les  relations  avec  nous  ne  peuvent  être  interrompues,  ni 
par  l'ouverture  de  nouveaux  marchés  aux  manufactures  étran- 
gères, ni  par  la  guerre,  ni  par  les  prohibitions  ! 

Voyons  maintenant  dans  (juelles  erreurs,  dans  quelles  con- 
tradictions étranges  l'école  est  tombée,  pour  avoir  borné  ses 
recherches  à  la  richesse  matérielle  ou  aux  valeurs  échangea- 


LA   THÉORIE.    —   CHAPITRE    H.  25! 

bles,  et  en  n'admettant  comme  force  productive  que  le  tra- 
vail corporel.  > 

D'après  elle,  celui  qui  élève  des  porcs  est  dans  la  société  un 
membre  productif  ;  celui  qui  élève  des  hommes  est  un  mem- 
bre improductif.  Celui  qui  fabrique  pour  les  vendre  des  cor- 
nemuses ou  des  guimbardes,  est  un  producteur;  les  plus 
grands  virtuoses  ne  le  sont  pas,  parce  que  ce  qu'ils  jouent  ne 
peut  être  apporté  sur  le  marché.  Le  médecin  qui  sauve  son 
malade  n'appartient  pas  à  la  classe  productive;  mais  le  gar- 
çon pharmacien  en  fait  partie,  bien  que  les  valeurs  échangea- 
bles ou  les  pilules  qu'il  produit  n'aient  que  quelques  minutes 
d'existence  avant  d'être  anéanties.  Un  Newton,  un  Watt,  un 
Kepler  ne  sont  pas  aussi  productifs  qu'un  âne,  qu'un  cheval, 
qu'un  bœuf  de  charrue,  travailleurs  que  récemment  M.  Mac 
Culloch  a  rangés  parmi  les  membres  productifs  de  la  société 
humaine. 

Ne  croyez  pas  que  J.-B.  Say,  par  sa  fiction  des  produits 
immatériels,  ait  redressé  cette  erreur  de  la  doctrine  d'Adam 
Smith  ;  il  n'a  fait  que  masquer  l'absurdité  de  ses  conséquen- 
ces, mais  il  ne  l'a  pas  retirée  du  matérialisme  dans  lequel  elle 
est  plongée.  Pour  lui,  les  producteurs  intellectuels  ou  imma- 
tériels ne  sont  productifs  que  parce  qu'ils  sont  rémunérés 
avec  des  valeurs  échangeables,  et  que  leurs  connaissances  ont 
été  acquises  au  prix  de  pareilles  valeurs,  mais  non  parce 
qu^ ils  produisent  des  forces  productive!^  (1).  Ils  ne  sont  pour 
lui  qu'un  capital  accumulé.  Mac  Culloch  va  plus  loin  ;  il  dit 
que  l'homme  est  un  produit  du  travail  tout  aussi  bien  que  la 
machine  qu'il  fabrique,  et  il  lui  semble  que,  dans  toutes  les 
recherches  économiques,  l'homme  doit  être  envisagé  de  ce 
point  de  vue.  Smith,  dit-il,  a  compris  la  justesse  de  ce  prin- 
cipe, mais  il  n'en  a  pas  tiré  la  conséquence  légitime.  Une  des 

(1)  Entre  les  nombreux  passages  où  J.-B.  Say  exprime  cette  opinion,  nous 
nous  bornerons  à  emprunlercelui-ci  à  son  Économie  politique  pratique  :  «  Le 
talent  d'un  avocat,  d'un  médecin,  qui  a  été  acquis  au  prix  de  quelques  sa- 
crifices et  qui  produit  un  revenu,  est  une  valeur  capitale,  non  transmissibie, 
à  la  vérité,  mais  qui  réside  néanmoins  dans  un  corps  visible,  celui  de  la 
personne  qui  le  possède.  » 


252  SYSTÈME    NATIONAL.    LIVRE    II. 

conséquences  que  lui-même  en  tire,  c'est  que  manger  et  boire 
sont  des  occupations  productives.  Thomas  Cooper  évalue  un 
bon  jurisconsulte  américain  3,000  dollars  (16,050  fr.),  en- 
viron trois  fois  autant  qu'un  bon  esclave  de  labour. 

Les  erreurs  et  les  contradictions  de  l'école  que  je  viens  de 
signaler  peuvent  aisément  se  rectifier  au  point  de  vue  de  la 
théorie  des  forces  productives.  Ceux  qui  élèvent  des  porcs  et 
ceux  qui  fabriquent  des  cornemuses  ou  des  pilules  sont  en 
efîet  productifs,  mais  les  instituteurs  de  la  jeunesse  et  de 
l'âge  mûr,  les  virtuoses,  les  médecins,  les  juges  et  les  admi- 
nistrateurs, le  sont  à  un  plus  haut  degré.  Ceux-là  produisent 
des  valeurs  échangeables,  et  ceux-ci  des  forces  productives  ; 
l'un  de  ces  derniers  prépare  la  génération  future  à  la  produc- 
tion, l'autre  développe  dans  la  génération  présente  le  sens 
moral  et  religieux,  le  troisième  travaille  à  ennoblir  et  à  élever 
l'esprit  humain,  le  quatrième  conserve  les  forces  productives 
de  son  malade,  le  cinquième  produit  la  sûreté  légale  et  le 
sixième  l'ordre  public  ;  le  septième,  enfin,  par  son  art  et  par 
les  jouissances  qu'il  procure,  encourage  à  la  production  de 
valeurs  échangeables.  Dans  la  doctrine  des  valeurs,  ces  pro- 
ducteurs de  la  force  productive  ne  peuvent  être  pris  en  consi- 
dération qu'autant  que  leurs  services  sont  rémunérés  avec  des 
valeurs  échangeables,  et  cette  manière  d'envisager  leurs 
fonctions  peut  avoir  dans  plus  d'un  cas  son  utilité  pratique, 
par  exemple,  en  matière  d'impôts,  lesquels  doivent  être  ac- 
quittés en  valeurs  échangeables;  mais,  quand  il  s'agit  des 
rapports  internationaux  ou  de  l'ensemble  des  rapports  du 
pays,  ce  point  de  vue  est  insuffisant,  et  il  conduit  à  une  série 
d'idées  étroites  et  fausses  (1). 

(1)  On  a  beaucoup  disserté  sur  ie  travail  productif  et  sur  le  travail  impro- 
ductif- Cette  distinction  remonte  aux  pl)ysiocratcs  qui,  ne  comprenant  pas 
que  la  production  consiste  à  chang^er  de  forme  ou  de  lieu  les  choses  qui  nous 
entourent  de  manière  à  leur  donner  une  utilité  qu'elles  n'avaient  pas.  et  non 
à  faire  de  rien  quelque  chose,  considéraient,  très-gratuitement  d'ailleurs,  le 
travail  aoricol»;  comme  le  .seul  productif  ;  elle  a  été  adoptée  par  Adam  Smith, 
qui  a  étendu  la  dénomination  de  productifs  à  tous  les  travaux  donnant  de 
la  valeur  à  l'objet  matériel  sur  lequel  ils  s'exercent,  mais  l'a  refusée  à  tous 
les  autres,  sans  méconnaître  d'ailleurs  le  mérite  de  ces  derniers.  Aujourd'hui 


LA   THÉORIE.    —   CHAPITRE    II.  253 

La  prospérité  d'un  peuple  ne  dépend  pas,  comme  Say  le 
pense,  delà  quantité  de  richesses  et  de  valeurs  échangeables 
qu  il  possède j  mais  c?/i  degré  de  développement  des  forces  pro- 
ductives. Si  les  lois  elles  institutions  ne  produisent  pas  direc- 
tement des  valeurs,  elles  produisent  du  moins  de  la  force 
productive,  et  Say  est  dans  l'erreur  quand  il  soutient  qu'on  a 
vu  des  peuples  s'enrichir  sous  toutes  les  formes  de  gouverne- 
ment, et  que  les  lois  ne  peuvent  pas  créer  de  richesses. 

Le  commerce  extérieur  de  la  nation  ne  doit  pas  être  ap- 
précié, comme  celui  du  marchand,  exclusivement  d'après  la 
théorie  des  valeurs,  c'est-à-dire  par  la  seule  considération  du 
profit  matériel  du  moment  ;  la  nation  doit  en  même  temps 


elle  est  unanimement  rejelée,  et  Ton  reconnaît  que  tout  travail  utile  est  un 
travail  productif.  (Voir  en  particulier  sur  ce  sujet  le  chapitre  de  la  Consom- 
mation de  la  richesse  dans  les  Principes  d'Économie  politique  de  Mac 
Culloch.) 

Néanmoins  c'est  une  question  de  savoir  si  l'on  doit  ranger  parmi  les  pro- 
ducteurs, au  point  de  vue  de  l'économie  politique,  tous  ceux  qui  se  livrent  à 
un  travail  utile,  de  quelque  nature  qu'il  soit;  la  solution  de  cette  question 
dépend  du  plus  ou  du  moins  d'étendue  qu'on  ass'gne  au  domaine  de  la 
science.  Certains  esprits,  et  Mallhus,  par  exemple,  était  de  cet  avis,  pensent 
que  l'objet  propre  de  l'économie  politique  est  la  richesse,  la  richesse  maté- 
rielle, et  que  la  production  de  ces  choses  immatérielles  auxquelles  le  mol  de 
richesse  a  été  appliqué  par  métaphore,  appartient  à  un  autre  ordre  d'études; 
ils  remarquent  que  le  terme  même  d'économie  politique  réveille  habituelle- 
ment dans  les  esprits  l'idée  d'intérêts  matériels  et  que  les  auteurs  qui  élar- 
gissent le  plus  l'horizon  de  la  science  ne  traitent  guère  d'autre  chose.  Pour 
ceux-là,  les  magistrats  et  les  alministrateurs,  les  savants  et  les  poètes,  les 
avocats  et  les  médecins,  enfin,  tous  les  producteurs  de  ces  biens  moraux  sans 
lesquels  on  ne  conçoit  pas  de  civilisation,  ne  sont  au  point  de  vue  écono- 
mique proprement  dit,  que  des  producteurs  indirects.  En  les  appelant  ainsi, 
on  ne  veut  pas,  bien  entendu,  rabaisser  des  services,  qui  non-seulement  sont 
souvent  supérieurs  en  thèse  générale  à  ceux  des  producteurs  directs,  mais 
quelquefois  même  concourent  à  la  production  de  la  richesse  plus  puissam- 
ment que  les  plus  rares  efforts  du  génie  industriel;  on  essaie  seulement  de 
définir  le  genre  de  concours  qu'ils  prêtent  à  cette  production  matérielle. 

En  qualifiant  ces  producteurs  indirects  de  producteurs  de  forces  producti- 
ves, List  se  place  au  même  point  de  vue;  peut-être  seulement  fait-il  mieux 
ressortir  leur  importance  sociale  et  économique,  et  indique-t-il  mieux  les 
rapports  qui  lient  le  monde  matériel  au  monde  moral. 

Je  crois  inutile  de  relever  dans  le  passage  ci-dessus  quelques  plaisanteries 
fort  injustes  de  l'auteur  à  l'égard  de  Mac  Culloch.  (H.  R.) 


254  SYSTÈME   NATIONAL.    —   LIVRE  II. 

embrasser  du  regard  Pensemble  des  rapports  d'où  dépendent 
son  existence,  sa  prospérité  et  sa  puissance  dans  le  présent  et 
dans  l'avenir. 

La  nation  doit  faire  le  sacrifice  et  supporter  la  privation  de 
richesses  matérielles,  pour  acquérir  des  forces  intellectuelles 
ou  sociales  ;  elle  doit  sacrifier  des  avantages  présents  pour 
s'assurer  des  avantages  à  venir.  Pour  une  nation,  ainsi  que 
nous  croyons  l'avoir  historiquement  établi,  une  industrie  ma- 
nufacturière développée  dans  toutes  ses  branches  est  la  con- 
dition d'un  haut  degré  de  civilisation,  de  prospérité  matérielle 
et  de  puissance  politique.  S'il  est  vrai,  comme  nous  croyons 
pouvoir  le  démontrer,  que,  dans  l'état  actuel  du  monde,  une 
jeune  industrie  manufacturière,  dénuée  de  protection,  ne 
saurait  soutenir  la  concurrence  d'une  industrie  affermie 
depuis  longtemps,  d'une  industrie  protégée  sur  son  propre 
territoire  ;  comment,  avec  des  arguments  empruntés  à 
la  théorie  des  valeurs,  peut-on  entreprendre  de  prouver 
qu'une  nation,  de  même  qu'un  particulier,  doit  acheter  les 
marchandises  dont  elle  a  besoin  là  où  elle  les  trouve  au  meil- 
leur marché  ;  qu'on  est  insensé  de  fabriquer  soi-même  ce 
qu'on  pourrait  se  procurer  au  dehors  à  plus  bas  prix  ;  qu'on 
doit  abandonner  l'industrie  du  pays  aux  efforts  des  particu- 
liers ;  que  les  droits  protecteurs  sont  des  monopoles  dont  les 
industriels  sont  pourvus  aux  dépens  de  la  nation  ? 

Il  est  vrai  que  les  droits  protecteurs  renchérissent  au  com- 
mencement les  articles  fabriqués  ;  mais  il  est  également  vrai, 
et  l'école  même  l'admet,  qu'à  la  longue,  chez  un  peuple  ca- 
pable d'un  vaste  développement  industriel,  ces  articles  peu- 
vent être  produits  à  meilleur  marché  qu'on  ne  peut  les  im- 
porter du  dehors.  Si  donc  ces  droits  protecteurs  entraînent 
un  sacrifice  de  valeurs,  le  sacrifice  est  compensé  par  l'acqui- 
sition d'une  force  productive,  qui  non-seulement  assure  à  la 
nation  pour  l'avenir  une  quantité  infiniment  supérieure  de 
richesses  matérielles,  mais  encore  l'indépendance  industrielle 
en  cas  de  guerre.  A  l'aide  de  l'indépendance  industrielle  et 
de  la  prospérité  qui  en  résulte,  la  nation  acquiert  les  moyens 


LA    THÉORIE.  —  CHAPITRE    II.  255 

de  se  livrer  au  commerce  extérieur,  et  d'étendre  sa  naviga- 
tion ;  elle  élève  sa  civilisation,  elle  perfectionne  ses  institu- 
tions au  dedans,  elle  affermit  sa  puissance  au  dehors. 

Ainsi  une  nation  qui  a  une  vocation  manufacturière  se 
conduit,  en  recourant  au  système  protecteur,  absolument 
comme  ce  propriétaire  qui  sacrifie  des  valeurs  matérielles 
afin  de  faire  apprendre  à  quelques-uns  de  ses  enfants  une  in- 
dustrie productive. 

A  quel  point  s'est  fourvoyée  l'école  en  appréciant,  d'après 
la  théorie  des  valeurs,  des  rapports  qui  doivent  être  princi- 
palement envisagés  du  point  de  vue  de  la  théorie  des  forces 
productives  ;  on  le  verra  ressortir  avec  clarté  du  jugement 
que  J.-B.  Say  porte  sur  les  primes  qu'accorde  une  nation 
étrangère  dans  le  but  de  favoriser  son  exportation  ;  il  soutient 
que  ce  sont  des  cadeaux  qu'elle  fait  à  notre  pays.  Supposons 
donc  que  la  France  considère  cofnme  suffisant  un  droit  pro- 
tecteur de  25  pour  cent  pour  ses  fabriques  encore  incomplè- 
tement affermies,  mais  que  l'Angleterre  alloue  des  primes  de 
sortie  de  30  pour  cent  ;  quelle  serait  la  conséquence  du  ca- 
deau que  l'Angleterre  aurait  ainsi  fait  à  la  France  ?  Pendant 
quelques  années  les  consommateurs  français  obtiendraient  à 
bien  meilleur  marché  qu'auparavant  les  articles  fabriqués 
dont  ils  ont  besoin  ;  mais  les  fabriques  françaises  seraient 
ruinées,  et  des  millions  d'hommes  réduits  à  la  mendicité,  ou 
obligés,  soit  de  s'expatrier,  soit  de  se  livrer  à  l'agriculture. 
Dans  l'hypothèse  la  plus  favorable,  les  consommateurs  ac- 
quis jusque-là  aux  agriculteurs  français  deviendraient  leurs 
concurrents,  la  production  agricole  augmenterait  en  même 
temps  que  diminuerait  la  consommation.  De  là  nécessaire- 
ment en  France  dépréciation  des  produits  agricoles  et  des 
propriétés,  appauvrissement  et  affaiblissement  du  pays.  Le 
cadeau  de  l'Angleterre  en  valeurs  serait  chèrement  payé  en 
forces  productives  ;  il  ressemblerait  au  présent  que  le  sultan 
a  coutume  de  faire  à  ses  pachas,  lorsqu'il  leur  envoie  un  cor- 
don de  soie  précieux. 

Depuis  que  les  Troyens  ont  été  gratifiés  par  les  Grecs  d'un 


256  SYSTÈME    NATIONAL.    LIVRE    II 

cheval  de  bois,  il  est  délicat  pour  un  peuple  de  recevoir  des 
présents  d'un  autre.  Les  Anglais  ont  fait  au  continent  des  ca- 
deaux d'une  valeur  énorme  sous  la  forme  de  subsides  ;  mais 
les  nations  continentales  les  ont  payés  chèrement  en  perte  de 
forces.  Ces  subsides  ont  opéré  comme  des  primes  d'exportation 
en  faveur  des  fabriques  anglaises  et  au  détriment  des  fabri- 
ques allemandes.  Si  TAngleterre  s'engageait  aujourd'hui  à 
fournir  gratuitement  aux  Allemands,  durant  plusieurs  an- 
nées, tous  les  articles  manufacturés  qui  leur  sont  nécessaires, 
nous  ne  leur  conseillerions  pas  d'accepter  cette  offre.  Suppo- 
sons que  les  Anglais  se  trouvent,  par  de  nouvelles  inventions, 
en  état  de  fabriquer  la  toile  à  40  pour  cent  meilleur  marché 
que  les  Allemands  par  les  anciens  procédés,  et  qu'ils  aient  sur 
les  Allemands,  dans  l'emploi  des  procédés  nouveaux,  une 
avance  de  quelques  années,  une  des  plus  importantes  et  des 
plus  anciennes  industries  de  l'Allemagne  sera  ruinée  faute 
d'un  droit  protecteur  ;  ce  sera  comme  si  la  nation  allemande 
avait  perdu  un  de  ses  membres  ;  mais  qui  pourrait  se  conso- 
ler de  la  perte  d'un  bras,  par  ce  motif  que  ses  chemises  lui 
ont  coûté  40  pour  cent  de  moins  ? 

Souvent  les  Anglais  sont  dans  le  cas  de  faire  des  cadeaux 
aux  étrangers  ;  la  forme  est  différente,  et  il  n'est  pas  rare 
qu'ils  soient  généreux  contre  leur  gré;  les  étrangers  ne  doivent 
pas  moins  se  demander  si  le  présent  est  acceptable.  En  pos- 
session, dans  le  monde,  du  monopole  manufacturier  et  com- 
mercial, leurs  fabriques  se  trouvent  de  temps  en  temps  dans 
cet  état  qu'ils  désignent  par  le  mot  de  glut  (engorgement), 
et  qui  provient  de  ce  qu'ils  appellent  overtrading  (excès  de  la 
spéculation).  Alors  chacun  jette  sur  les  bateaux  à  vapeur  tout 
ce  qu'il  a  de  marchandises  en  magasin.  Elles  sont  rendues  au 
bout  de  huit  jours  à  Hambourg,  à  Berlin  et  à  Francfort,  au 
bout  de  trois  semaines  à  New- York,  où  elles  sont  offertes  à 
50  pour  cent  au-dessous  de  leur  valeur  réelle.  Les  fabricants 
anglais  éprouvent  une  souffrance  temporaire,  mais  ils  sont 
sauvés  et  ils  s'indemnisent  plus  tard  par  de  meilleurs  prix. 
Les  fabricants  allemands  et  américains  sont  punis  pour  les 


LA  THÉORIE.    —    CHAPITRE    II.  257 

fautes  des  Anglais  ;  ils  sont  ruinés.  Le  peuple  anglais  voit  le 
feu,  entend  le  bruit  de  l'explosion,  c'est  dans  d'autres  pays 
que  le  désastre  éclate  ;  et,  lorsque  les  habitants  de  ces  pays  gé- 
missent sur  leurs  blessures  qui  saignent,  le  commerce  inter- 
médiaire soutient  que  ce  sont  les  conjonctures  qui  ont  fait 
le  mal.  Quand  on  réfléchit  combien  de  fois,  par  de  telles 
conjonctures,  l'ensemble  de  l'industrie  manufacturière,  le 
système  de  crédit,  l'agriculture  elle-même,  en  un  mot  toute 
l'économie  des  peuples  qui  admettent  la  libre  concurrence  de 
l'Angleterre,  ont  été  ébranlés  de  fond  en  comble,  quand  on 
songe  que  plus  tard  ces  mêmespeuples  ont  largement  indemnisé 
les  fabricants  anglais  en  leur  payant  de  plus  hauts  prix,  n'est- 
il  pas  permis  de  douter  que  la  théorie  des  valeurs  et  les 
maximes  cosmopolites  doivent  servir  de  règle  au  commerce 
entre  les  nations?  L'école  n'a  pas  jugé  à  propos  d'expliquer 
les  causes  et  les  effets  de  ces  crises  commerciales. 

Les  grands  hommes  d'Etat  des  temps  modernes,  presque 
sans  exception,  ont  compris  la  grande  influence  des  manufac- 
tures et  des  fabriques  sur  la  richesse,  sur  la  civilisation  et  sur 
la  puissance  des  nations,  et  la  nécessité  de  les  protéger  : 
Edouard  III  comme  Elisabeth,  Frédéric  le  Grand  comme 
Joseph  II,  Washington  comme  Napoléon.  Sans  plonger  dans 
les  profondeurs  de  la  théorie,  leur  coup  d'œil  intelligent  a 
compris  l'industrie  manufacturière  dans  son  ensemble  et  l'a 
jugée  sainement.  Il  était  réservé  aux  physiocrates,  égarés  par 
de  faux  raisonnements,  de  l'envisager  sous  un  autre  aspect. 
L'édifice  fantastique  de  cette  école  s'est  évanoui  ;  l'école 
nouvelle  elle-même  l'a  renversé,  mais  efle  ne  s'est  point 
affranchieii  des  erreurs  fondamentales  de  sa  devancière,  elle 
n'a  fait  que  s'en  écarter  un  peu.  N'ayant  point  fait  la  distinc- 
tion entre  la  force  productive  et  la  valeur  échangeable,  et 
ayant  subordonné  la  première  cà  la  seconde  au  heu  de  l'étudier 
séparément,  elle  ne  pouvait  pas  se  rendre  compte  de  la  diffé- 
rence qui  existe  entre  la  force  productive  agricole  et  la  force 
productive  manufacturière.  Elle  ne  voit  pas  que  l'industrie 
manufacturière,   en   surgissant  dans   un  pays  agriculteur, 

17 


258  SYSTÈME  NATIONAL.    —    LIVRE    H. 

emploie  et  utilise  une  masse  de  forces  de  l'esprit  et  du  corps, 
de  forces  naturelles  et  de  forces  instrumentales,  ou  de  capitaux 
comme  l'école  les  appelle,  qui  jusque-là  étaient  restées  inac- 
tives, et  qui,  sans  elle,  auraient  toujours  dormi.  L'école 
s'imagine  que  l'introduction  de  l'industrie  manufacturière 
dérobe  ces  forces  à  l'agriculture  pour  les  porter  sur  les 
fabriques,  tandis  qu'une  puissance  en  majeure  partie  nouvelle 
a  été  créée,  puissance  qui,  bien  loin  d'avoir  été  acquise  aux 
dépens  de  l'agriculture,  aide  celle-ci  à  prendre  un  plus  grand 
essor. 


CHAPITRE   III. 

LA   DIVISION   NATIONALE  DES   TRAVAUX   ET   l'ASSOCIATION   DES 
FORCES  PRODUCTIVES   DU    PAYS. 

L'école  doit  à  son  illustre  fondateur  la  découverte  de  cette 
loi  naturelle  qu'elle  appelle  division  du  travail;  mais  ni 
Adam  Smith  ni  aucun  de  ses  successeurs  n'ont  approfondi 
cette  loi  et  ne  Font  poursuivie  dans  ses  plus  importantes  con- 
séquences. 

Déjà  l'expression  division  du  travail  est  insuffisante  et  donne 
nécessairement  une  idée  fausse  ou  du  moins  incomplète. 

Il  y  a  division  du  travail,  lorsque,  dans  la  même  journée, 
un  sauvage  va  à  la  chasse  ou  à  la  pêche,  coupe  du  bois, 
répare  sa  cabane,  et  fabrique  des  flèches,  des  filets  et  des 
vêtements.  Mais  il  y  a  aussi  division  du  travail  dans  l'exemple 
cité  par  Adam  Smith,  lorsque  dix  personnes  se  partagent  les 
différentes  opérations  nécessaires  pour  la  fabrication  d'une 
aiguille.  La  première  est  une  division  objective,  la  seconde 
une  division  subjective  ;  celle-ci  est  favorable  à  la  production, 
et  celle-là  lui  est  nuisible.  La  différence  essentielle  entre  l'une 
et  l'autre  consiste  en  ce  que,  dans  un  cas,  une  seule  personne 


LA   THÉORIE.    —   CHAPITRE    III.  259 

divise  son  travail  pour  produire  des  objets  divers,  et  que, 
dans  l'autre,  plusieurs  personnes  partagent  entre  elles  la 
production  d'un  seul  objet. 

Les  deux  faits  pourraient  tout  aussi  bien  être  désignés  par 
le  mot  d'association  de  travail  ;  le  sauvage  unit  dans  sa 
personne  différents  travaux,  et,  dans  la  fabrication  d'une 
aiguille,  plusieurs  personnes  s'unissent  pour  une  production 
en  conirniui. 

Cette  loi  naturelle,  au  moyen  de  laquelle  l'école  explique 
de  si  importants  phénomènes  dans  l'économie  des  sociétés,  ne 
consiste  pas  évidemment  dans  une  simple  division  du  travail  ; 
c'est  une  division  entre  plusieurs  individus  des  différentes 
opérations  d'une  industrie,  c'est  en  même  temps  une  combi- 
naison ou  une  association  d\iclivHés,  de  lumières  et  de  forces 
diverses  en  vue  d'une  production  commune.  La  puissance 
productive  de  ces  opérations  ne  tient  pas  uniquement  à  la 
divisiony  elle  dépend  essentiellement  de  Vassociation.  Adam 
Smith  lui-même  le  sent  bien  lorsqu'il  dit  que  les  objets 
nécessaires  à  la  vie  du  plus  humble  membre  de  la  société  sont 
le  produit  du  travail  collectif  (joint  labour)  et  du  concours 
(coopération;  d'une  multitude  d'individus  (1).  Quel  dommage 
qu'il  n'ait  pas  poursuivi  cette  idée,  si  nettement  exprimée,  du 
travail  collectif! 

Si  nous  nous  arrêtons  sur  l'exemple  d'une  fabrique  d'ai- 

(1)  L'îtlée  lia  concours  de  forces  diverses  est  impliquée  sans  doule  dans 
la  loi  découverte  par  Adam  Smitti,  el  que  Mac  Culloch,  entre  autres  écono- 
mistes, formule  en  ces  termes  :  Division  and  combination  of  employment. 
Mais  on  ne  saurait  contester  à.  List  le  mérite  de  l'avoir  dégagée,  de  l'avoir 
mise  en  lumière,  el  de  lui  avoir  donné  de  riches  développements. 

M.John  Siuarl  Mill,  dans  ses  excellents  Principes  d'économie  politiquej 
emploie  les  mots  de  coopération  or  combination  of  labour;  il  attribue  à  son 
compatriote,  M.  Wakefield,  l'honneur  d'avoir  le  premier,  dans  une  note 
d'une  édition  d'Adam  Smith,  montré  que  la  coopération  est  un  principe  plus 
large  que  la  division,  et  distingué  deux  espèces  de  coopérations,  la  simple 
et  la  complexe,  suivant  que  plusieurs  personnes  s  enlr'aident  dans  nn  même 
travail,  ou  dans  des  travaux  différents.  La  même  observation  a  pu  être  faite 
à  la  lois  et  séparément  en  Allemagne  et  en  Angleterre. 

Les  effets  d'une  bonne  division  nationale  du  travail  ou  de  l'harmonie  de 
forces  productives  au  sein  de  la  nation  n'avaient  jamais  été  retracés  comme 


260  SYSTÈME   NATIONAL.    LIVRE    II. 

guilles  donné  par  Adam  Smith,  pour  expliquer  les  avantages 
de  la  division  du  travail,  et  que  nous  recherchions  les  causes 
de  ce  fait  que  dix  personnes  produisent  infiniment  plus  d'ai- 
guilles, lorsqu'elles  sont  réunies  dans  une  fabrique,  que  si 
chacune  d'elles  exerçait  séparément  celte  industrie,  nous 
trouvons  que  le  partage  des  opérations,  sans  Vassociation  de& 
forces  productives  dans  un  But  commun,  ne  viendrait  que  fort 
peu  en  aide  à  cette  production.  Afin  qu'un  tel  résultat  puisse 
être  obtenu,  il  faut  que  les  différents  individus  soient  réunis 
et  concourent  à  l'œuvre  intellectuellement  et  corporellement. 
Celui  qui  fait  les  tètes  d'aiguilles,  doit  compter  sur  le  travail 
de  celui  qui  fait  les  pointes,  afin  de  n'être  pas  exposé  à  fabri- 
quer inutilement  des  têtes.  Une  proportion  convenable  doit 
exister  entre  les  diverses  tâches,  les  ouvriers  doivent  être 
rapprochés  les  uns  des  autres  le  plus  possible,  leur  coopération 
doit  être  assurée.  Supposons  par  exemple  que  chacun  de  ces 
dix  ouvriers  habitât  un  pays  différent  ;  combien  de  fois  leur 
coopération  ne  serait-elle  pas  interrompue  par  la  guerre,  par 
les  difficultés  des  communications,  par  les  crises  commer- 
ciales, etc.  !  Combien  le  produit  ne  serait-il  pas  renchéri,  et 
par  conséquent  l'avantage  du  partage  des  opérations  diminué  l 
Un  seul  ouvrier  se  retirant  ou  se  trouvant  séparé  de  l'associa- 
tion n'arrêterai t-il  pas  le  travail  de  tous  les  autres  ? 

En  signalant  le  partage  des  opérations  comme  le  caractère 
essentiel  de  cette  loi  naturelle,  l'école  a  eu  tort  de  l'appliquer 
uniquement  à  une  fabrique  ou  à  une  exploitation  rurale;  elle 
n'a  pas  vu  que  la  même  loi  étend  son  influence  sur  l'ensemble 
de  l'industrie  manufacturière  et  agricole,  et  en  général  sur 
toute  l'économie  de  la  nation. 

De  même  que  la  fabrique  d'aiguilles  ne  prospère  que  par 
la  combinaison  des  forces  productives  des  individus,  une 
fabrique  (1),  quelle  qu'elle  soit,  ne  peut  fleurir  que  par  la 

ils  le  sont  dans  ce  beau  chapitre.  Quant  à  la  division  du  travail  sur  le  globe, 
l'un  des  principaux  arguments  sur  lesquels  se  fonde  la  liberté  du  commerce 
entre  les  nation?,  elle  avait  été  mieux  étudiée;  Lisl,  cependant,  me  paraît 
l'avoir  définie  plus  nettement  qu'aucun  autre  avant  lui.  (H.  R.) 

(1)   l/industrie  des  machines  fournil  à  l'appui  de  celte  idée  l'exemple  le 


LA  THÉORIE.    CHAPITRE    III.  261 

combinaison  de  ses  forces  productives  avec  celles  de  toutes 
les  autres  fabriques.  Ainsi,  pour  la  prospérité  d'un  atelier  de 
machines,  il  faut  que  les  mines  et  les  usines  métalliques  lui 
fournissent  les  matières  qu'elle  emploie,  et  que  les  cent  espèces 
de  manufactures  qui  ont  besoin  de  machines  consomment  ses 
produits.  Faute  d'ateliers  pour  la  construction  des  machines, 
une  nation,  en  temps  de  guerre,  serait  exposée  à  perdre  la 
majeure  partie  de  sa  puissance  manufacturière,  li'industrie 
manufacturière  et  l'agriculture,  envisagées  dans  leur  en- 
semble, prospèrent  d'autant  plus  qu'elles  sont  plus  rappro- 
chées et  qu'elles  sont  moins  troublées  dans  l'influence  réci- 
proque qu'elles  exercent  l'une  sur  l'autre.  Les  avantages  de 
leur  association  sous  une  seule  et  même  autorité  politique 
sont,  en  cas  de  guerre,  de  querelles  nationales,  de  crises  com- 
merciales, de  mauvaises  récoltes,  etc.,  non  moins  éclatants 
que  ceux  de  la  réunion,  sous  un  seul  et  même  toit,  des  ou- 
vriers employés  à  une  fabrication  d'aiguilles. 

Smith  soutient  que  la  division  du  travail  est  moins  applicable 


plus  frappant.  Jamais  la  construction  des  machines  ne  peut  atteindre  le  plus 
haut  degré  de  perfection,  là  où  un  seul  atelier  est  obligé,  pour  pouvoir 
exister,  de  fabriquer  les  machines  et  les  instruments  les  plus  divers.  Pour 
produire  aussi  bien  et  à  aussi  bas  prix  que  possible,  la  demande  doit  être 
telle  dans  le  pays,  que  chaque  atelier  de  construction  ne  s'applique  qu'à  un 
seul  genre  ou  à  un  petit  nombre,  par  exemple  aux  machines  pour  fabriquer 
le  coton  ou  le  lin,  aux  machines  à  vapeur,  etc.;  car  c'est  alors  seulement 
que  le  constructeur  peut  se  procurer  les  outils  les  plus  parfaits,  appliquer 
tous  les  nouveaux  procédés,  et  obtenir,  pour  un  salaire  modéré,  les  ouvriers 
les  plus  habiles  et  les  meilleurs  artistes.  Le  défaut  de  celle  division  du  tra- 
vail explique  surtout  pourquoi  les  ateliers  de  l'Allemagne  n'ont  pas  encore 
atteint  la  perfection  de  ceux  de  l'Angleterre.  Mais  la  cause  pour  laquelle  la 
division  du  travail  n'existe  pas  encore  en  Allemagne,  c'est  surtout  que  les 
différentes  espèces  de  filatures  qui  occasionneraient  une  forte  demande  de 
machines  n'y  sont  pas  encore  établies.  Ainsi  Timportation  du  fil  étranger 
arrête  la  branche  de  fabrication  la  plus  importante,  celle  qui  fabrique  des 
fabriques. 

La  division  du  travail  n'est  pas  moins  importante  dans  les  autres  branches 
de  l'industrie  manufacturière.  La  filature,  le  tissage  et  l'impression,  par 
exemple,  ne  peuvent  atteindre  le  plus  haut  degré  de  perfection  et  de  bon 
marché,  que  lorsque  la  demande  met  chaque  fabrique  en  état  de  produire 
exclusivement  certaines  espèces  de  fils,  de  tissus  et  d'imprimés. 


262  SYSTÈME    NATIONAL.    LIVRE    II. 

à  l'agriculture  qu'à  l'industrie  manufacturière  ;  Smith  n'a  en- 
visagé qu'une  fabrique  ou  qu'un  domaine  isolé.  Il  a  négligé 
d'étendre  son  principe  à  des  régions,  à  des  provinces  entières. 
Nulle  part  la  division  des  tâches  et  la  combinaison  des  forces 
productives  n'exercent  plus  d'influence  que  lorsque  chaque 
région,  chaque  province  se  voit  en  état  de  se  consacrer  exclu- 
sivement, ou  du  moins  principalement,  à  cette  branche  de  la 
production  agricole  pour  laquelle  elle  a  été  particulièrement 
douée  par  la  nature.  Ici  l'on  voit  surtout  réussir  le  blé  et  le  hou- 
blon, là  le  vin  elles  fruits  ;  dans  un  autre  endroit,  les  forêts  et 
l'élève  du  bétail.  Si  chaque  région  cultive  toutes  ces  branches 
à  la  fois,  il  est  visible  que  son  travail  et  son  sol  ne  peuvent 
pas  être,  à  beaucoup  près,  aussi  productifs  que  si  elle  s'ap- 
pliquait de  préférence  aux  branches  que  la  nature  lui  a  spécia- 
lement assignées,  et  qu'elle  échangeât  l'excédant  de  sa  produc- 
tion particulière  contre  celui  de  provinces  qui  possèdent  aussi 
des  avantages  naturels  pour  la  production  d'autres  denrées  ali- 
mentaires et  d'autres  matières  brutes.  Ce  partage  des  tâches, 
cette  combinaison  des  forces  productives  employées  dans  l'a- 
griculture, ne  peut  se  réaliser  qu'en  un  pays  parvenu  à  un  haut 
degréde  développementdans  toutes  les  branchesde  fabrication  ; 
car  là  seulement  existe  une  forte  demande  pour  les  produits 
agricoles  les  pi  us  variés  ;  là  seulement  la  demande  de  l'excédant 
de  la  production  agricole  est  assez  certaine  et  assez  considérable 
pour  que  le  producteur  puisse  être  sûr  de  vendre  dans  l'an- 
née, ou  au  moins  l'année  suivante,  à  un  prix  convenable,  tout 
le  surplus  de  sa  récolte  ;  ce  n'est  que  dans  un  pareil  pays  que 
de  puissants  capitaux  peuvent  être  consacrés  à  la  spéculation 
sur  les  produits  de  la  terre  et  à  leur  emmagasinement,  que  des 
voies  de  communication  perfectionnées,  telles  que  canaux  et 
chemins  de  fer,  lignes  de  bateaux  à  vapeur,  chaussées  bien 
entretenues,  peuventêtre  utilement  employés  à  leur  transport; 
et  c'est  seulement  à  l'aide  d'un  bon  système  de  communica- 
tions, que  les  provinces,  même  les  plus  éloignées,  peuvent 
opérer  l'échange  du  surplus  de  leurs  productions  respectives. 
Là  où  chacun  produit  ce  qu'il  consomme,  il  y  a  peu  d'occa- 


LA   THÉORIE.    CHAPITRE    III.  263 

sions  d'échange,  partant  nul  besoin  de  communications  dis- 
pendieuses. 

Remarquez  comment  l'accroissement  des  forces  produc- 
tives, conséquence  de  la  séparation  des  opérations  induS' 
trielles  et  dé  la  combinaison  des  forces  individuelles,  com- 
mence parla  fabrique  et  s'étend  jusqu'à  l'association  nationale. 
La  fabrique  est  d'autant  plus  prospère  que  les  tâches  y  sont 
plus  divisées,  que  les  ouvriers  y  sont  plus  intimement  unis  et 
que  la  coopération  de  chacun  est  plus  assurée.  La  force  pro- 
ductive de  chaque  fabrique  est  d'autant  plus  grande  que  l'en- 
semble de  l'industrie  manufacturière  du  pays  est  plus  déve- 
loppé dans  toutes  ses  ramifications,  et  qu'elle-même  est  plus 
étroitenient  rattachée  aux  autres  branches  de  fabrication.  La 
force  productive  agricole  est  aussi  d'autant  plus  grande  que 
l'agriculture  est  plus  étroitement  unie  par  des  relations  à  la 
fois  locales,  commerciales  et  politiques  à  une  industrie  ma- 
nufacturière perfectionnée  dans  toutes  ses  branches.  A  me- 
sure que  l'industrie  manufacturière  se  développe,  le  partage 
des  opérations  et  la  combinaison  des  forces  productives  se  des- 
sinent dans  l'agriculture,  et  elles  s'élèvent  au  plus  haut  degré 
de  perfection.  La  nation  la  mieux  pourvue  de  forces  produc- 
tives, et  par  conséquent  la  plus  riche,  sera  celle  qui,  sur  son 
territoire,  aura  porté  les  fabrications  de  toute  espèce  au  plus 
haut  point  d'avancement,  et  dont  l'agriculture  pourra  fournir 
à  la  population  des  fabriques  la  majeure  partie  des  denrées 
alimentaires  et  des  matières  brutes  dont  elle  a  besoin. 

Retournons  maintenant  l'argument.  Une  nation  qui  n'exerce 
que  l'agriculture  et  les  arts  les  plus  indispensables,  manque 
de  la  première  et  de  la  principale  division  des  tâches  entre  ses 
citoyens,  et  de  la  moitié  la  plus  importante  de  ses  forces  produc- 
tives ;  elle  manque  même  d' une  u  tile  division  dans  les  opérations 
des  branches  particulières  de  l'agriculture.  Une  nation  aussi 
incomplète  n'est  pas  seulement  moitié  moins  productive  qu'une 
nation  complète  ;  avec  un  territoire  de  même  étendue  ou 
d'une  étendue  beaucoup  plus  considérable,  avec  une  popula- 
tion égale  ou  même  plus  nombreuse,  sa  puissance  productive 


264  SYSTÈME    NATIONAL.    LIVRE    II. 

créera  peut-être  à  peine  le  cinquième  ou  même  à  peine  le 
dixième  des  richesses  matérielles  qu'une  nation  complète  est 
capable  de  produire,  et  cela  par  la  même  raison  que,  dans 
une  fabrication  compliquée,  dix  personnes  ne  produisent  pas 
seulement  dix  fois  plus,  mais  trente  fois  plus  peut-être  qu'une 
seule,  et  que  l'homme  qui  n\a  qu'un  bras  ne  fait  pas  seule- 
ment moitié  moins,  mais  infiniment  moins  de  besogne  que 
celui  qui  en  a  deux. 

Cette  perte  de  forces  productives  sera  d'autant  plus  sensi- 
ble que  les  machines  viennent  mieux  seconder  le  travail  ma- 
nufacturier et  sont  moins  applicables  au  travail  agricole.  Une 
portion  de  la  force  productive  ainsi  perdue  pour  la  nation 
agricole  profitera  à  celle  qui  livrera  ses  objets  fabriqués  en 
échange  des  denrées  de  la  première.  Il  n'y  aura  d'ailleurs  de 
perte  positive  que  lorsque  la  nation  agricole  aura  déjà  atteint 
le  degré  de  civilisation  et  de  développement  politique  néces- 
saire pour  l'établissement  d'une  industrie  manufacturière.  Si 
ce  degré  n'a  pas  encore  été  atteint  par  elle,  si  elle  est  encore 
à  l'état  de  barbarie  ou  de  demi-civilisation,  si  son  économie 
rurale  n'est  pas  encore  sortie  de  sa  grossièreté  primitive, 
l'importation  des  articles  des  fabriques  étrangères  et  l'expor- 
tation de  ses  produits  bruts  ne  peuvent  qu'augmenter  sensi- 
blement chaque  année  sa  prospérité,  qu'éveiller  et  accroître 
ses  forces  intellectuelles  et  sociales.  Si  ces  relations  ne  sont 
interrompues,  ni  par  les  prohibitions  de  l'étranger  contre  les 
matières  brutes,  ni  par  la  guerre,  ou  si  le  territoire  de  la  na- 
tion agricole  est  situé  dans  la  zone  torride,  l'avancement  sera 
des  deux  côtés  également  considérable,  et  il  sera  dans  la  na- 
ture des  choses  ;  car,  sous  l'influence  de  pareils  échanges, 
une  pareille  nation  avancera  infiniment  plus  vite  et  plus  sû- 
rement que  si  elle  avait  été  abandonnée  à  elle-même.  Mais  si 
la  nation  agricole  est  parvenue  au  point  culminant  de  son  dé- 
veloppement rural,  en  tant  que  l'influence  du  commerce  exté- 
rieur peut  l'y  élever,  ou  si  la  nation  manufacturière  se  refuse 
à  prendre  les  produits  de  la  nation  agricole  en  paiement  de 
ses  articles  fabriqués,  et  que  la  concurrence  victorieuse  de 


LA    THÉORIE.    —    CHAPITRE    III.  265 

la  nation  manufacturière  sur  les  marchés  de  la  nation  agri- 
cole y  mette  obstacle  à  la  création  de  fabriques,  alors  l'agri- 
culture de  cette  dernière  est  exposée  au  danger  de  se  rabou- 
grir. 

Nous  appelons  agriculture  rabougrie  cet  état  dans  lequel, 
faute  d'une  industrie  manufacturière  florissante  ou  en  voie  de 
développement,  tous  les  individus  dont  la  population  s'accroît 
s'adonnent  à  l'agriculture,  consomment  le  surplus  des  pro- 
duits agricoles,  et,  sitôt  qu'ils  ont  atteint  l'âge  d'homme,  émi- 
grentou  partagent  le  sol  avec  les  cultivateurs  déjà  existants, 
jusqu'à  ce  que  la  portion  de  chaque  famille  devienne  si  petite 
que  chacune  ne  produise  plus  que  les  denrées  alimentaires  et 
les  matières  brutes  qui  lui  sont  indispensables,  sans  excédant 
appréciable  qu'elle  puisse  échanger  contre  les  objets  manu- 
facturés dont  elle  a  besoin.  Dans  un  développement  normal 
t  des  forces  productives,  la  plupart  des  individus  dont  la  popu- 
lation s'accroît,  dès  qu'ils  sont  parvenus  à  un  certain  degré 
de  culture,  vont  aux  fabriques,  et  l'excédant  des  produits 
agricoles  sert,  d'une  part  à  fournir  à  la  population  manufac- 
rière  des  aliments  et  des  matières  premières,  de  l'autre  à 
mettre  le  cultivateur  à  même  d'acheter  les  produits,  les  ma- 
chines et  les  instruments  que  sa  consommation  et  l'accroisse- 
ment de  sa  production  réclament. 

Si  ces  rapports  s'établissent  en  temps  convenable,  les 
forces  productives  agricoles  et  manufacturières  aideront  les 
unes  aux  autres,  et  elles  croîtront  à  l'infini.  La  demande  de 
produits  agricoles  du  côté  de  la  population  manufacturière 
deviendra  si  considérable  que  l'agriculture  n'emploiera  pas 
plus  de  bras  et  que  le  sol  ne  sera  pas  plus  divisé  qu'il  ne  le 
faut  pour  obtenir  le  surplus  de  production  le  plus  grand 
possible.  C'est  dans  la  mesure  de  cet  excédant  que  la  popula- 
tion agricole  se  verra  en  état  de  consommer  les  produits  des 
fabriques.  Un  accroissement  progressif  de  l'excédant  de  la 
production  rurale  aura  pour  effet  d'accroître  la  demande  de 
bras  pour  les  fabriques.  Le  trop-plein  de  la  population  agri- 
cole continuera  donc  de  trouver  de  l'emploi  dans  les  fabri- 


266  SYSTÈME    NATIONAL.    LIVRE    II. 

ques,  et  la  population  manufacturière  finira  non-seulement 
par  égaler  en  nombre,  mais  par  surpasser  la  population  des 
champs.  C'est  le  cas  de  l'Angleterre  ;  l'état  contraire  se  ren- 
contre dans  une  partie  de  la  France  et  de  l'Allemagne.  C'est 
principalement  l'élève  des  moutons  et  l'industrie  des  laines  à 
laquelle  elle  se  livra  sur  une  grande  échelle,  bien  avant  les 
autres  pays,  qui  ont  conduit  l'Angleterre  à  ce  partage  naturel 
des  opérations  entre  l'une  et  l'autre  industrie.  Ailleurs  l'agri- 
culture s'est  rabougrie,  principalement  sous  l'influence  de  la 
féodalité  et  du  droit  du  plus  fort.  La  propriété  du  sol  ne  don- 
nait de  considération  et  de  puissance  qu'autant  qu'elle  servait 
à  l'entretien  d'un  certain  nombre  de  vassaux,  que  le  suzerain 
employait  dans  ses  querelles.  Plus  on  avait  de  vassaux,  plus 
on  avait  de  soldats.  D'ailleurs,  dans  la  barbarie  de  cette  épo- 
que, le  propriétaire  ne  pouvait  consommer  ses  rentes  autre- 
ment qu'en  entretenant  un  grand  nombre  de  domestiques,  et 
il  ne  pouvait  mieux  les  payer  et  les  attacher  à  sa  personne 
qu'en  leur  donnant  un  morceau  de  terre  à  cultiver,  sous  la 
condition  d'un  service  personnel  et  d'une  faible  redevance  en 
nature.  C'est  ainsi  qu  une  division  exagérée  du  sol  fut  artifi- 
ciellement produite;  et,  lorsque,  aujourd'hui,  l'autorité  pu- 
blique essaie  de  la  restreindre  par  des  moyens  également 
artificiels,  elle  ne  fait  que  rétablir  la  nature  des  choses. 

Pour  arrêter  le  rabougrissement  de  l'agriculture  d'une  na- 
tion, et  pour  le  faire  graduellement  cesser  lorsque  d'anciennes 
institutions  l'ont  produit,  le  moyen  le  meilleur,  indépendam- 
ment des  encouragements  à  l'émigration,  consiste  dans  une 
industrie  manufacturière.  Peu  à  peu,  ainsi,  l'accroissement 
de  la  population  est  attiré  dans  les  fabriques,  et  une  plus 
grande  demande  de  produits  agricoles  est  créée  ;  par  suite  les 
grandes  exploitations  deviennent  plus  profitables,  et  le  fer- 
mier est  encouragé  à  tirer  de  son  champ  le  plus  grand  sur- 
plus de  produits  possible. 

La  puissance  productive  du  fermier  ainsi  que  de  l'ouvrier 
de  l'agriculture  sera  toujours  plus  ou  moins  grande,  sui- 
vant que  l'échange  des  produits  agricoles  contre  les  articles 


LA   THÉORIE.    CHAPITRE    Ilï.  267 

fabriqués  sera  plus  ou  moins  facile.  Sous  ce  rapport  le 
commerce  extérieur  est  utile  à  une  nation  peu  avancée  , 
nous  l'avons  prouvé  dans  un  précédent  chapitre  par  l'exem- 
ple de  l'Angleterre.  Mais  une  nation  déjà  passablement  civi- 
lisée, riche  et  populeuse,  trouve  dans  l'existence  de  manu- 
factures indigènes  beaucoup  plus  d'avantages  pour  son  agri- 
culture que  dans  le  commerce  extérieur  le  plus  prospère  sans 
manufactures.  Par  là  elle  se  met  à  l'abri  des  fluctuations 
que  la  guerre,  les  restrictions  étrangères  ou  les  crises  com- 
merciales peuvent  causer  ;  elle  économise  la  plus  grande  par- 
tie des  frais  de  transport  et  des  profits  commerciaux  qu'en- 
traînent l'expédition  des  matières  brûles  et  l'arrivage  des 
marchandises  fabriquées  ;  elle  retire  des  communications 
perfectionnées,  dont  l'industrie  manufacturière  provoquel'éta- 
blissement,  un  avantage  immense,  celui  de  l'éveil  d'une  mul- 
titude de  forces  personnelles  et  naturelles  jusque-là  restées 
oisives  ;  enfin  l'action  réciproque  de  l'industrie  manufacturière 
et  de  lagriculture  l'une  sur  l'autre  est  d'autant  plus  grande 
que  le  fermier  et  le  fabricant  sont  plus  près  l'un  de  l'autre,  et 
qu'ils  sont  moins  exposés  à  voir  leurs  échanges  interrompus 
par  des  accidents  divers. 

Dans  les  lettres  que  j'adressai  en  1828  à  M  Charles 
J.  JungersoU,  président  de  la  Société  pour  l'encouragement 
des  beaux-arts  et  des  arts  industriels  à  Philadelphie  [Outlines 
of  a  new  System  of  political  economy)  (1),  j'essayais,  dans  les 
termes  suivants,  de  faire  ressortir  les  avantages  d'une  réunion 
de  l'industrie  manufacturière  et  de  Fagriculture  sur  un  seul 
et  même  sol  et  sous  une  seule  et  même  autorité  politique  : 

«  Supposez  que  vous  ignoriez  l'art  de  moudre  le  blé,  qui, 
dans  son  temps,  fut  assurément  un  grand  art  ;  supposez  de 
plus  que  l'art  de  la  boulangerie  vous  fût  resté  étranger,  de 
même  que,  suivant  Anderson,  les  vrais  procédés  pour  la  sa- 
laison du  hareng  étaient  encore,  au  dix-septième  siècle,  igno- 
rés des  Anglais  j  supposez,  par  conséquent,  que  vous  fussiez 

(1)  Esquisse  d'un  nouveau  système  d'économie  politique. 


268  SYSTÈME    NATIONAL.    LIVRE    II. 

obligés  d'envoyer  votre  blé  en  Angleterre  pour  être  converti 
en  farine  et  en  pain  ;  quelle  quantité  de  ce  blé  ne  garderaient 
pas  les  Anglais  pour  prix  de  la  mouture  et  de  la  cuisson  ! 
Combien  n'en  consommeraient  pas  les  charretiers,  les  marins, 
les  négociants  occupés  à  exporter  le  blé  et  à  importer  le  pain  ! 
Combien  en  reviendrait-il  aux  mains  de  ceux  qui  l'ont  semé? 
Il  va  sans  dire  que  le  commmerce  extérieur  aurait  une  grande 
activité  ;  mais  il  est  fort  douteux  que  de  telles  relations  fus- 
sent bien  favorables  à  la  prospérité  et  à  l'indépendance  du 
pays.  Songez  seulement  au  cas  oii  la  guerre  éclaterait  entre 
cette  contrée  (l'Amérique  du  Nord)  et  la  Grande-Bretagne; 
où  en  seraient  ceux  qui  produisaient  du  blé  pour  les  moulins 
et  pour  les  boulangeries  britanniques,  oii  en  seraient  ceux  qui 
étaient  accoutumés  au  pain  d'Angleterre?  De  même  qu'il  est 
dans  l'intérêt  du  producteur  de  blé  que  le  meunier  demeure 
dans  son  voisinage,  ainsi  l'intérêt  de  l'agriculteur  en  général 
demande  que  le  manufacturier  habite  près  de  lui  ;  celui  de  la 
plaine,  qu'une  ville  prospère  et  industrieuse  s'élève  dans  son 
sein  ;  celui  de  l'agriculture  tout  entière  d'une  contrée,  que 
l'industrie  manufacturière  de  la  même  contrée  ait  atteint  le 
plus  haut  degré  de  développement.  » 

Comparons  l'état  de  l'agriculture  dans  le  voisinage  d'une 
cité  populeuse  ou  dans  des  provinces  reculées. 

Ici  le  fermier  ne  cultive  pour  les  vendre  que  les  denrées  qui 
supportent  un  long  voyage  et  qui  ne  peuvent  pas  être  fournies 
à  plus  bas  prix  et  en  qualités  meilleures  par  les  terrains  plus 
rapprochés.  Une  notable  portion  de  son  prix  de  vente  est 
absorbée  par  les  frais  de  transport.  Les  capitaux  qu'il  em- 
ploierait utilement  sur  sa  ferme,  il  a  peine  à  les  trouver.  A 
défaut  de  bons  exemples  et  de  moyens  de  s'instruire,  les  nou- 
veaux procédés,  les  instruments  perfectionnés  et  les  cultures 
nouvelles  parviennent  difficilement  jusqu'à  lui.  Les  ouvriers 
eux-mêmes,  faute  de  bons  exemples,  faute  de  stimulants  et 
d'émulation  ,  ne  développeront  que  faiblement  leurs  forces 
productives,  et  s'abandonneront  à  la  nonchalance  et  à  la  pa- 
resse. 


LA    THÉORIE.    CHAPITRE   III.  269 

Dans  le  voisinage  de  la  ville,  au  contraire,  le  fermier  est  en 
mesure  de  consacrer  chaque  coin  de  terre  aux  cultures  les 
mieux  appropriées  à  la  nature  du  sol.  Il  produira  avec  profit 
les  objets  les  plus  variés.  Herbes  potagères,  volailles,  œufs, 
lait  et  beurre,  fruits  et  autres  produits  que  le  fermier  qui 
demeure  au  loin  considère  comme  d'insignifiants  acces- 
soires,  lui  rapporteront  un  gros  revenu.  Tandis  que  le 
premier  est  réduit  à  la  simple  éducation  du  bétail,  le  second 
retire  de  l'engraissage  des  bénéfices  bien  supérieurs,  et  se  voit 
par  là  encouragé  à  perfectionner  sa  culture  de  fourrages.  Une 
multitude  d'objets  qui  n'ont  point  ou  que  peu  de  valeur  pour 
le  fermier  éloigné,  telles  que  pierres,  sable,  force  de  l'eau, 
sont  pour  lui  d'un  prix  immense.  Les  machines  et  les  instru- 
ments les  meilleurs,  aitisi  que  les  moyens  de  s'instruire,  sont 
la  plupart  sous  sa  main.  Il  trouve  aisément  les  capitaux  né- 
cessaires pour  améliorer  son  exploitation.  Propriétaires  et  ou- 
vriers seront  excités  par  les  jouissances  que  leur  offre  la  ville, 
par  l'émulation  qu'elle  fait  naître  parmi  eux,  et  par  la  faci- 
lité des  gains,  à  employer  à  l'amélioration  de  leur  sort  toutes 
leurs  forces  intellectuelles  et  physiques. 

La  même  différence  se  retrouve  entre  la  nation  qui  réunit 
sur  son  territoire  l'agriculture  et  l'industrie  manufacturière 
et  celle  qui  échange  ses  produits  agricoles  contre  les  articles 
des  manufactures  étrangères. 

L'économie  sociale  d'une  nation  en  général  doit  être  appré- 
ciée d'après  le  principe  de  la  division  des  tâches  et  de  la  com- 
binaison des  forces  productives.  La  prospérité  publique  est 
dans  la  grande  société  qu'on  appelle  nation  ce  que  l'aiguille 
est  dans  une  fabrique  d'aiguilles.  La  division  supérieure  des 
travaux  dans  la  nation  est  celle  des  travaux  intellectuels  et 
des  travaux  matériels.  Ils  dépendent  étroitement  les  uns  des 
autres.  Plus  les  producteurs  intellectuels  contribuent  à  déve- 
lopper la  moralité,  le  sentiment  religieux,  les  lumières,  la 
liberté  et  le  progrès  politique,  la  sûreté  des  personnes  et  des 
propriétés  au  dedans,  l'indépendance  et  la  puissance  de  la 
nation  au  dehors  ;  plus  la  production  matérielle  sera  consi- 


270  SYSTÈME    NATIONAL.    LIVRE    !I. 

dérable,  plus  les  producteurs  matériels  produiront  de  riches- 
ses, et  plus  la  production  intellectuelle  pourra  prendre  d'essor. 

La  plus  haute  division  des  travaux,  la  plus  haute  combi- 
naison des  forces  productives  dans  la  production  matérielle, 
est  celle  de  ïagriculture  et  de  Vindustrie  manufacturière. 
Ainsi  que  nous  l'avons  déjà  montré,  ces  deux  industries  sont 
solidaires  Tune  de  l'autre. 

Dans  la  nation,  comme  dans  la  fabrique  d'aiguilles,  la 
puissance  productive  de  chaque  individu,  de  chaque  branche 
de  travail,  et  finalement  de  l'ensemble  des  travaux,  dépend 
d'une  juste  proportion  dans  l'activité  de  tous  les  individus  les 
uns  par  rapport  aux  autres.  C'est  ce  que  nous  appelons  l'é- 
quilibre  ou  Vharmonie  des  forces  productives.  Un  pays  peut 
posséder  trop  de  philosophes,  de  philologues  et  de  littérateurs, 
et  trop  peu  d'industriels,  de  marchands  et  d'hommes  de  mer. 
C'est  la  conséquence  d'une  culture  littéraire  avancée,  qui  n'est 
appuyée  ni  par  une  industrie  manufacturière  avancée  pareil- 
lement, ni  par  un  vaste  commerce  intérieur  et  extérieur; 
c'est  comme  si,  dans  une  fabrique  d'aiguilles,  il  se  fabriquait 
plus  de  têtes  d'aiguilles  que  de  pointes.  Dans  un  pareil  pays 
les  têtes  d'aiguilles  en  excès  consistent  en  une  multitude  de 
livres  inutiles,  de  systèmes  subtils  et  de  controverses  savantes, 
qui  remplissent  de  ténèbres  l'esprit  de  la  nation  pbis  qu'elles 
ne  réclairent,  la  détournent  des  occupations  utiles,  et,  par 
conséquent,  empêchent  le  développement  de  sa  puissance  pro- 
ductive, presque  autant  que  si  elle  possédait  trop  de  prêtres  et 
pas  assez  d'instituteurs,  trop  d'hommes  de  guerre  et  pas  assez 
d'hommes  d'état,  trop  d'administrateurs  et  pas  assez  de 
juges  et  de  défenseurs  de  la  loi. 

Une  nation  adonnée  exclusivement  à  V agriculture  est  comme 
un  individu  qui,  dans  sa  production  matérielle,  est  privé  d'un 
bras.  Le  commerce  n'est  que  l'intermédiaire  entre  l'agricul- 
ture et  l'industrie  manufacturières  et  entre  leurs  branches 
particulières.  Une  nation  qui  échange  ses  produits  agricoles 
contre  des  articles  des  manufactures  étrangères  est  un  indi- 
vidu qui  n'a  qu'un  bras,  et  qui  s'appuie  sur  un  bras  étranger. 


LA    THÉORIE.    CHAPITRE    III.  271 

Cet  appui  lui  est  utile,  mais  il  ne  remplace  pas  le  bras  qui  lui 
manque,  par  cela  seul  que  son  activité  est  soumise  au  caprice 
de  l'étranger.  En  possession  d'une  industrie  manufacturière, 
elle  peut  produire  autant  de  denrées  alimentaires  et  de  matiè- 
res brutes  que  ses  propres  manufactures  en  consomment  ;  dé- 
pendante des  manufactures  étrangères,  elle  ne  peut  produire 
en  excédant  que  ce  que  les  peuples  étrangers  ne  peuvent  pas 
produire  eux-mêmes  et  ce  qu'ils  sont  obligés  d'acheter  au 
dehors. 

De  même  qu'entre  les  diverses  parties  d'un  même  pays,  une 
division  du  travail  et  une  association  des  forces  productives 
existent  entre  les  différents  peuples  du  globe.  Au  lieu  du 
commerce  intérieur  ou  national,  le  commerce  international 
leur  sert  d'intermédiaire.  Mais  l'association  internationale  des 
forces  productives  est  très-imparfaite,  en  tant  qu'elle  est  fré- 
quemment interrompue  par  les  guerres,  par  les  restrictions, 
par  les  crises  commerciales,  etc.  Bien  qu'elle  soit  la  plus  éle- 
vée de  toutes,  puisqu'elle  rattache  les  uns  aux  autres  les  dif- 
férents peuples  du  globe,  néanmoins,  au  point  de  vue  de  la 
prospérité  particulière  des  nations  déjà  avancées  en  civilisa- 
tion, elle  est  la  moins  importante,  et  c'est  ce  que  l'école  recon- 
naît par  cette  maxime,  que  le  marché  intérieur  d'une  nation 
est  incomparablement  plus  considérable  que  son  marché 
extérieur.  11  s'ensuit  qu'il  est  dans  l'intérêt  d'une  grande 
nation  de  faire  de  l'association  nationale  des  forces  produc- 
tives le  principal  objet  de  ses  efforts  et  d'y  subordonner  l'asso- 
ciation internationale. 

La  division  internationale  du  travail,  aussi  bien  que  la  di- 
vision nationale,  dépend  en  grande  partie  du  climat  et  de  la 
nature.  On  ne  peut  pas  dai.s  tous  les  pays  produire  du  thé 
comme  en  Chine,  des  épices  comme  à  Java,  du  coton  comme 
à  la  Louisiane,  du  blé,  de  la  laine,  des  fruits,  des  objets  fabri- 
qués comme  dans  les  contrées  de  la  zone  tempérée.  Une  nation 
serait  insensée  de  vouloir  obtenir,  par  la  division  nationale  du 
travail  ou  par  la  production  indigène,  des  articles  pour  lesquels 
elle  n'est  pas  douée  par  la  nature  et  que  la  division  interna- 


272  SYSTÈME    NATIONAL.    —    LIVRE    II. 

tionale  du  travail,  ou  le  commerce  extérieur,  pourra  lui  pro- 
curer meilleurs  et  à  plus  bas  prix  ;  mais  elle  trahirait  un  man- 
que de  culture  ou  d'activité,  si  elle  n'employait  pas  toutes  les 
forces  mises  à  sa  disposition  pour  satisfaire  ses  propres  be- 
soins et  pour  acquérir,  au  moyen  d'un  excédant  de  production, 
les  objets  que  la  nature  a  refusés  à  son  sol. 

Les  pays  les  plus  favorisés  par  la  nature  pour  la  division  à 
la  fois  nationale  et  internationale  du  travail  sont  évidemment 
ceux  dont  le  sol  produit  en  meilleure  qualité  et  au  plus  bas 
prix  les  objets  de  première  nécessité,  et  dont  le  climat  se  prête 
le  mieux  aux  efforts  du  corps  et  de  l'esprit,  c'est-à-dire  les  pays 
de  la  zone  tempérée.  C'est  là  surtout  que  fleurit  l'industrie 
manufacturière,  au  moyen  de  laquelle,  non-seulement  la  nation 
parvient  au  plus  haut  degré  de  développement  intellectuel  et 
social  et  de  puissance  politique,  mais  encore  se  rend  en  quel- 
que* sorte  tributaires  les  pays  de  la  zone  torride  et  les  nations 
d'une  faible  culture.  Les  pays  de  la  zone  tempérée  sont  par 
conséquent  appelés  avant  tous  les  autres  à  porter  la  division 
nationale  du  travail  au  plus  haut  degré  de  perfection,  et  à  em- 
ployer la  division  internationale  à  l'augmentation  de  leur 
richesse. 


CHAPITRE  IV. 

L^ÉCONOMIE   PRIVÉE  ET  L'ÉCONOMIE  NATIONALE. 

Nous  avons  prouvé  à  l'aide  de  l'histoire  que  l'unité  de  la 
nation  est  la  condition  essentielle  d'une  prospérité  durable; 
nous  avons  montré  que  là  seulement  oii  l'intérêt  privé  a  été 
subordonné  à  l'intérêt  public,  et  oii  une  suite  de  générations  a 
poursuivi  un  seul  et  môme  but,  les  peuples  sont  parvenus  à 
un  développement  harmonieux  de  leurs  forces  productives, 
que,  sans  les  efforts  collectifs  des  individus  d'une  même  gé- 


LA   THÉORIE.    CHAPITRE    IV.  273 

nération  ainsi  que  des  générations  successives  en  vue  d'un  but 
commun,  l'industrie  particulière  ne  saurait  fleurir.  Nous 
avons  de  plus,  dans  le  précédent  chapitre,  essayé  d'établir 
comment  la  loi  de  l'association  des  forces  exerce  son  action 
bienfaisante  dans  une  fabrique  et  comment  elle  opère  avec  la 
même  énergie  sur  l'industrie  de  nations  entières.  Nous  ferons 
voir  dans  celui-ci  comment  l'école  a  masqué  son  inintelli- 
gence des  intérêts  nationaux  et  des  effets  de  l'association  des 
forces  nationales,  en  confondant  les  maximes  de  l'économie 
privée  avec  celles  de  l'économie  publique. 

«  Ce  qui  est  prudence  dans  la  conduite  de  chaque  famille 
en  particulier,  dit  Adam  Smith  (1),  ne  peut  guère  être  folie 
dans  celle  d'un  grand  empire...  Tout  en  ne  poursuivant  que 
son  propre  intérêt,  chaque  individu  travaille  nécessairement 
pour  l'intérêt  de  la  société...  Chaque  individu,  par  ses  con- 
naissances locales  et  par  l'attention  qu'il  met  à  ses  affaires, 
est  beaucoup  mieux  à  même  déjuger  du  meilleur  emploie 
donner  à  ses  capitaux  que  ne  pourrait  le  faire  un  homme 
d'Etat  ou  un  législateur.  L'homme  d'Etat  qui  entreprendrait 
de  diriger  les  particuliers  dans  l'emploi  de  leurs  capitaux, 
non-seulement  s'embarrasserait  du  soin  le  plus  inutile,  mais 
s'arrogerait  sur  le  producteur  une  autorité,  qui  ne  saurait  être 
plus  dangereusement  placée  que  dans  les  mains  de  l'homme 
assez  présomptueux  pour  se  croire  capable  de  l'exercer.  » 

Adam  Smith  conclut  de  là  que  les  restrictions  commer- 
ciales en  vue  d'encourager  l'industrie  du  pays  sont  absurdes, 
qu'une  nation  doit,  comme  un  individu,  acheter  là  où  elle 
trouve  le  meilleur  marché,  et  que,  pour  atteindre  le  plus 
haut  degré  de  prospérité  publique,  on  n'a  qu'à  suivre  la 
maxime  du  laisser  faire  et  du  laisser  passer.  Smith  et  Say 
comparent  une  nation  qui  veut  encourager  son  industrie  à 
l'aide  de  droits  protecteurs,  à  un  tailleur  qui  voudrait  con- 
fectionner ses  chaussures  et  à  un  cordonnier  qui  établirait 
un  péage  à  la  porte  de  sa  maison  afin  d'augmenter  sa  ri- 
chesse. 

(I)  Richesse  des  nations,  liv.  IV,  ch.  ii,  passim. 

18 


274  SYSTÈME    NATIONAL.    LIVRE    II. 

Thomas  Cooper,  dans  un  livre  dirigé  contre  le  système 
protecteur  américain  (1),  pousse  à  l'extrême  celte  idée,  de 
même  que  toutes  les  erreurs  de  Técole.  a  L'économie  poli- 
tique, dit-il,  est  à  peu  près  la  même  chose  que  l'économie 
privée  de  tous  les  individus;  la  politique  n'est  point  un  élé- 
ment essentiel  de  l'économie  politique;  c'est  folie  de  distin- 
guer la  société  d'avec  les  individus  dont  elle  se  compose. 
Chacun  sait  parfaitement  comment  il  doit  employer  son  tra- 
vail et  ses  capitaux.  La  richesse  de  la  société  n'est  pas  autre 
chose  que  l'agglomération  de  la  richesse  de  tous  les  individus, 
et,  si  chaque  individu  connaît  mieux  que  personne  ses  propres 
intérêts,  le  peuple  le  plus  riche  doit  être  celui  chez  lequel 
chaque  individu  est  le  plus  entièrement  abandonné  à  lui- 
même.  » 

Les  partisans  du  système  protecteur  américain  avaient  ré- 
pondu à  cet  argument  déjà  soutenu  en  faveur  de  la  liberté  du 
commerce  par  les  négociants  importateurs,  que  les  lois  de 
navigation  avaient  donné  une  vigoureuse  impulsion  à  la  ma- 
rine marchande,  au  commerce  extérieur  et  aux  pêcheries  des 
États-Unis,  et  que  des  millions  étaient  dépensés  tous  les  ans 
sur  la  flotte  uniquement  pour  la  protection  de  la  navigation 
maritime,  que,  d'après  la  théorie,  ces  lois  et  cette  dépense 
étaient  tout  aussi  condamnables  que  les  droits  protecteurs.  «  A 
tout  prendre,  s'écrie  Cooper,  il  n'y  a  pas  de  commerce  mari- 
time qui  vaille  une  guerre  maritime;  c'est  aux  négociants  à  se 
protéger  eux-mêmes.  » 

Ainsi  l'école,  qui  avait  commencé  par  ignorer  la  nationalité 
et  les  intérêts  nationaux,  aboutit  à  mettre  leur  existence  en 
question  et  à  laisser  aux  individus  le  soin  de  leur  propre  dé- 
fense. 

Eh  quoi  î  La  sagesse  de  l'économie  privée  est-elle  donc 
aussi  la  sagesse  de  l'économie  publique?  Est-il  dans  la  nature 
de  l'individu  de  se  préoccuper  des  besoins  de  l'avenir,  comme 
c'est  dans  la  nature  de  la  nation  et  de  l'Etat  ?  Considérez  seu- 

(1)  Leçons  d'Economie  politique,  par  Thomas  Cooper,  j9aw?w. 


LA    TnÉORlE.    CHAPITRE    IV.  275 

lement  ia  fondation  d'une  ville  américaine;  chacun  aban- 
donné à  lui-même  ne  songerait  qu'à  ses  propres  besoins  ou 
tout  au  plus  à  ceux  de  sa  descendance  immédiate;  tous  les 
individus  réunis  en  société  se  préoccupent  des  soins  et  des 
convenances  des  générations  les  plus  éloignées  ;  ils  soumet- 
tent dans  ce  but  la  génération  vivante  à  des  privations  et  à  des 
sacrifices  qu'aucun  homme  de  sens  ne  pourrait  attendre  des 
individus.  L'individu  peut-il,  d'ailleurs,  dans  la  conduite  de 
ses  affaires  privées,  avoir  égard  à  la  défense  du  pays,  à  la 
sûreté  publique,  à  mille  buts  qui  ne  peuvent  être  atteints  que 
par  la  société?  La  nation  n'impose-t-elle  pas  à  cet  effet  des 
restrictions  à  la  liberté  des  individus?  N'exige-t-elle  pas  le 
sacrifice  d'une  portion  de  leur  gain,  d'une  portion  de  leur 
travail  intellectuel  et  corporel,  de  leur  vie  même?  Il  faut, 
avec  Cooper,  détruire  d'abord  toute  notion  de  l'Etat  et  de  la 
société,  avant  d'adopter  une  pareille  maxime. 

Oui,  ce  qui  serait  folie  dans  l'économie  privée  peut  être 
sagesse  dans  l'économie  publique,  et  réciproquement,  par  ia 
raison  fort  simple  qu'un  tailleur  n'est  pas  une  nation  et 
qu'une  nation  n'est  pas  un  tailleur,  qu'une  famille  est  tout 
autre  chose  qu'une  association  de  millions  de  familles,  et  une 
maison  qu'un  vaste  territoire. 

Si  l'individu  connaît  et  entend  mieux  que  personne  son 
propre  intérêt,  il  ne  sert  pas  toujours  par  sa  libre  activité  les 
intérêts  de  la  nation.  Nous  demanderons  à  ceux  qui  siègent 
dans  les  tribunaux,  s'il  ne  leur  arrive  pas  souvent  d'envoyer 
des  individus  aux  travaux  forcés  pour  excès  d'imaginative  et 
d'industrie.  Les  brigands,  les  voleurs,  les  contrebandiers  et 
les  escrocs  connaissent  parfaitement  autour  d'eux  les  choses 
et  les  hommes,  et  consacrent  l'attention  la  plus  vigilante  à 
leurs  affaires;  mais  il  ne  s'ensuit  nullement  que  la  société  soit 
d'autant  plus  prospère  que  de  pareils  individus  sont  moins 
entravés  dans  l'exercice  de  leur  industrie  privée. 

Dans  mille  cas  l'autorité  se  voit  obligée  de  mettre  des  en- 
traves à  l'industrie  particulière.  Elle  interdit  à  l'armateur  de 
charger  des  esclaves  à  la  côte  occidentale  d'Afrique  et  de  les 


276  SYSTÈME    NATIONAL.    LIVRE    II. 

transporter  en  Amérique.  Elle  donne  des  prescriptions  pour 
la  construction  des  bâtiments  à  vapeur  et  pour  la  police  de  la 
navigation  en  mer,  afin  que  les  passagers  et  les  matelots  ne 
soient  pas  abandonnés  à  la  cupidité  et  au  caprice  des  capi- 
taines. Récemment  même  on  a  proposé  en  Angleterre  cer- 
taines règles  pour  la  construction  des  navires,  parce  qu'on 
avait  découvert  une  ligue  infernale  entre  les  compagnies 
d'assurance  et  les  armateurs,  par  laquelle  des  milliers  de  vies 
humaines  et  des  millions  de  valeurs  étaient  annuellement  sa- 
crifiés à  l'avarice  des  particuliers.  Dans  l'Amérique  du  Nord, 
le  meunier  s'engage,  sous  une  pénalité,  à  ne  pas  enfermer 
moins  de  198  livres  (un  peu  plus  de  90  kil.)  de  bonne  farine 
dans  un  baril,  et  il  y  a  des  inspecteurs  sur  tous  les  marchés, 
bien  que  dans  aucune  autre  contrée  on  n'attache  autant  de 
prix  à  la  liberté  individuelle.  Partout  l'autorité  se  croit  tenue 
de  garantir  le  public  contre  les  dangers  et  contre  les  dom- 
mages auxquels  il  est  exposé,  par  exemple  dans  le  com- 
merce des  denrées  alimentaires  et  dans  la  vente  des  médica- 
ments. 

«  Mais,  nous  répondra  l'école,  les  cas  que  vous  citez  con- 
stituent des  atteintes  coupables  à  la  propriété  et  à  la  siàreté 
des  personnes;  ce  n'est  pas  là  le  commerce  honnête  qui 
s'exerce  sur  des  objets  utiles  ;  ce  n'est  pas  là  l'activité  inno- 
cente et  profitable  des  particuliers  ;  celle-là,  le  gouvernement 
n'a  pas  le  droit  de  l'entraver.  »  Sans  doute,  tant  que  cette 
activité  est  innocente  et  utile  ;  mais  ce  qui  est  innocent,  utile 
dans  le  commerce  du  globe  en  général,  peut  être  nuisible  et 
dangereux  dans  le  commerce  du  pays,  et  réciproquement. 
En  temps  de  paix  et  au  point  de  vue  cosmopolite,  la  course  en 
mer  est  une  industrie  nuisible  ;  en  temps  de  guerre  elle  est 
favorisée  par  les  gouvernements.  L'immolation  préméditée 
d'un  homme  est  un  crime  en  temps  de  paix,  en  temps  de 
guerre  c'est  un  devoir.  Le  commerce  de  la  poudre,  du  plomb 
et  des  armes  est  permis  pendant  la  paix,  mais  celui  qui  pendant 
la  guerre  envoie  de  pareils  articles  à  l'ennemi*  est  puni  comme 
un  traître. 


LA   THÉORIE.    CHAPITRE    IV.  277 

Par  de  semblables  motifs,  le  gouvernement  est  non-seule- 
ment autorisé,  mais  astreint  à  limiter  et  à  réglementer  dans 
l'intérêt  de  la  nation  un  commerce  innocent  en  lui-même.  En 
décrétant  des  prohibitions  et  des  droits  protecteurs,  il  ne  pres- 
crit point  auxindividus,  ainsi  que  l'école  le  soutient  menson- 
gèrement,  l'emploi  qu'ils  doivent  donner  à  leurs  forces  pro- 
ductives et  à  leur  capitaux.  H  nedit point  à  celui-ci:  «  Tu 
placeras  ton  argent  dans  la  construction  d'un  bâtiment  ou 
dans  l'établissement  d'une  manufacture;  »  ni  à  celui-là: 
«  Tu  seras  un  capitaine  de  navire  ou  un  ingénieur  civil;  »  il 
laisse  chacun  maître  d'employer  son  capital  comme  il  le  ju- 
gera convenable,  et  de  choisir  la  profession  qui  lui  plaira.  Il 
dit  seulement  :  a  Notre  pays  a  intérêt  à  fabriquer  lui-même 
tel  ou  tel  article  :  mais,  comme  la  libre  concurrence  de  l'é- 
tranger nous  empêcherait  d'y  réussir,  nous  la  limitons  au- 
tant que  nous  l'estimons  nécessaire  [)Our  garantir  ceux  d'en- 
tre nous  qui  appliqueront  leurs  capitaux  ou  qui  consacreront 
leurs  forces  physiques  et  intellectuelles  à  cette  nouvelle  bran- 
che d'industrie,  pour  les  garantir  contre  la  perte  de  leurs  ca- 
pitaux et  contre  la  stérilité  de  leurs  eflbrts,  et  pour  inviter 
les  étrangers  à  apporter  parmi  nous  leur  forces  productives.  » 
De  la  sorte  le  gouvernement  n'entrave  point  l'industrie  par- 
ticulière ;  au  contraire,  il  ouvre  aux  forces  personnelles  et 
naturelles  ainsi  qu'aux  capitaux  du  pays  un  plus  vaste  champ 
d'activité.  Loin  défaire  ainsi  rien  que  les  individus  sachent 
mieux  et  puissent  faire  mieux  que  lui,  il  fait  ce  que  les  parti- 
culiers, quelles  que  soient  leurs  lumières,  seraient  incapables 
d'exécuter  eux-mêmes. 

L'assertion  de  l'école,  que  le  système  protecteur  entraîne 
une  intervention  illégitime  et  anti-économique  du  gouverne- 
ment dans  l'emploi  du  capital  et  dans  l'industrie  des  parti- 
culiers, tombe  d'elle-même  si  nous  considérons  que  ce  sont 
les  règlements  commerciaux  des  étrangers  qui  sont  coupables 
de  pareils  empiétements  dans  notre  industrie  privée,  et  que 
c'est  seulement  à  l'aide  du  système  protecteur  que  nous  pou- 
vons détourner  les  funestes  conséquences  de  la  politique  étran- 


278  SYSTÈME    NATIONAL. LIVRE    II. 

gère.  Quand  les  Anglais  excluent  nos  grains  de  leurs  mar- 
chés, que  font-ils  autre  chose  qu'interdire  à  nos  cultivateurs 
de  semer  le  blé  que,  sous  le  régime  de  la  libre  importation, 
ils  auraient  expédié  en  Angleterre  ?  S'ils  frappent  nos  laines, 
nos  vins  et  nos  bois  de  construction  de  droits  si  élevés  que  nos 
envois  en  Angleterre  cessent  entièrement  ou  à  peu  près,  quel- 
ques-unes de  nos  industries  ne  sont-elles  pas  entravées  dans 
une  certaine  mesure  parle  gouvernement  britannique?  Il  est 
évident  que,  dans  de  pareils   cas,  la  législation  étrangère 
donne  à  nos  capitaux  et  à  nos  forces  productives  personnelles 
une  direction  que  sans  elle  ils  auraient  difficilement  suivie.  Il 
suit  de  laque  si  nous  négligions  de  donner,  par  notre  propre 
législation,  à  notre  industrie  nationale  une  direction  conforme 
à  nos  intérêts  nationaux,  nous  ne  pourrions  pas  empêcher  du 
moinsles  peuples  étrangers  de  régler  notre  industrie  nationale 
dans  leur  intérêt  réel  ou  supposé,  et,  en  tout  cas,  de  manière 
à  arrêter  le  développement  de  nos  forces    productives.  Mais 
lequel  est  le  plus  raisonnable,  le  plus  avantageux  à  nos  con- 
citoyens, de  laisser  régler  notre  industrie  privée  par  une  légis- 
lation étrangère, 'ou  de  la  régler  nous-mêmes  conformément  à 
nos  intérêts  ?  L'agriculteur  allemand  ou  américain  se  sent-il 
moins  entravé,  lorsqu'il  est  obligé  chaque  année  d'étudier  les 
actes  du  parlement  britannique,  pour  savoir  s'il  doit  étendre 
ou  restreindre  sa  production  de  blé  ou  de  laine,  que  lorsque  la 
législation  de  son  pays  met  les  articles  des  manufactures 
étrangères  moins  a  sa  portée  et  lui  assure  en  même   temps 
pour  tous  ses  produits  un  marché  qui  ne  peut  plus  lui  être 
ravi  parles  tarifs  étrangers  ? 

Quand  l'école  prétend  que  les  droits  protecteurs  procurent 
aux  fabricants  du  pays  un  monopole  aux  dépens  des  consom- 
mateurs du  pays  (1),  elle  fait  une   mauvaise  chicane  ;  car, 

(1)  L'école,  pour  parler  le  lang^age  de  l'auteur  n'admet  pas  ou  n'admet 
plus,  quoiqu'on  l'ail  souvent  soutenu  en  son  nom,  que  la  protection  cons- 
titue un  monopole  absolu  et  permanent  au  profit  des  manufacturiers.  Voici 
à  ce  sujet  une  note  de  Ricardo,  au  chapitre  xxii  de  ses  Principes  de  l'éco- 
nomie politique  et  de  Vimpôt. 

€  M.  Say  pense  que  l'avantage  des  manufacturiers  nationaux  est  plus  que 


LA    THÉORIE.  —  CHAPITRE    IV.  279 

tout  individu  dans  le  pays  étant  libre  d'exploiter  le  marché 
intérieur  assuré  à  l'industrie  nationale,  il  n'y  a  point  là  de  mo- 
nopole privé  ;  il  n'y  a  qu'un  privilège  octroyé  à   tous  nos 

temporaire.  «  Un  grouvernemenl,  dil-il,  qui  défend  l'inlroduction  d'une 
«  marchandise  étranorère,  établit  un  monopole  en  faveur  de  ceux  qui  produi- 
«  sent  celle  marchandise  contre  ceux  qui  la  consomment,  c'est-à-dire  que 
«  ceux  de  l'intérieur  qui  la  produisent,  ayant  le  privilège  exclusif  de  la  ven- 
«  dre,  peuvent  en  élever  le  prix  au-dessus  du  taux  naturel,  et  que  les  con- 
«  sommateurs  de  l'inlérieur,  ne  pouvant  l'acheter  que  d'eux,  sont  obligés  de 
a  la  payer  plus  cher.  »  Mais  comment  peuvent-ils  maintenir  constamment 
leurs  produits  au-dessus  du  prix  naturel,  lorsque  chacun  de  leurs  concitoyens 
a  la  possibilité  de  se  livrer  au  môme  genre  d'industrie?  Ils  sont  protégés 
contre  la  concurrence  des  étrangers  et  non  contre  celle  des  nationaux.  Le  mal 
réel  que  ressent  un  pays  par  l'effet  de  ces  monopoles,  sil  est  permis  de  leur 
donner  ce  nom,  vient,  non  de  ce  qu'ils  font  hausser  le  prix  courant  de  ces 
produits,  mais  bien  de  ce  qu'ils  en  font  hausser  le  prix  réel  et  naturel.  En 
augmentant  les  frais  de  production,  ils  sont  cause  qu'une  portion  de  l'indus- 
trie est  employée  d'une  manière  moins  productive.  » 

J.-B.  Say  eut  la  bonne  foi  de  convenir  de  son  erreur. 

«  M.  Ricardo,  dit-il,  me  paraît  avoir  ici  raison  contre  moi.  En  effet,  quand 
le  gouvernement  prohibe  un  produit  étranger,  il  ne  saurait  élever  dans  l'in- 
térieur les  bénéfices  qu'on  fait  sur  sa  production  au-dessus  du  taux  commun 
des  profits  ;  car  alors  les  producteurs  de  l'intérieur,  en  se  livrant  à  ce  genre 
de  production,  en  ramèneraient  bientôt,  par  leur  concurrence,  les  profils  au 
niveau  de  tous  les  autres.  Je  dois,  dès  lors,  pour  expliquer  ma  pensée,  dire 
que  je  regarde  le  taux  naturel  d'une  marchandise  comme  étant  le  prix  le  plus 
bas  auquel  on  peut  se  la  procurer  par  la  voie  du  commerce  ou  par  toute 
autre  industrie.  Si  l'industrie  commerciale  peut  la  donner  à  meilleur  marché 
que  les  manufactures,  et  si  le  gouvernement  force  à  la  produire  par  les  ma- 
nufactures, il  force  dès  lors  à  préférer  une  manière  plus  dispendieuse.  » 

En  regard  de  cette  dernière  observation  de  J.-B.  Say,  je  crois  devoir  re- 
produire l'aveu  suivant  d'Adam  Smith  :  «  A  la  vérité,  il  peut  se  faire  qu'à 
l'aide  de  ces  sortes  de  règlements,  un  pays  acquière  un  genre  particulier  de 
manufacture  plutôt  qu'il  ne  l'aurait  acquis  sans  cela,  et  qu'au  bout  d'un  cer- 
tain temps,  ce  genre  de  manufacture  se  fasse  dans  le  pays  à  aussi  bon  mar- 
ché ou  à  meilleur  marché  que  chez  l'étranger.  »  Richesse  des  nations,  liv.  IV, 
ch.  II.  (H.  R.) 

—  Mac  Culloch  reproduit  la  même  pensée:  <  L'avantage  qui  résulte  du 
monopole  est  en  réalité  insignifiant.  Par  suite  de  la  libre  concurrence  entre 
les  producteurs  nationaux,  l'exclusion  de  certains  produits  fabriqués  étran- 
gers ne  peut  élever  au-dessus  du  niveau  commun  les  profils  de  ceux  qui 
en  fabriquent  de  semblables  dans  le  pays,  et  ne  fait  qu'attirer  vers  une 
bran(  he  particulière  d'industrie  une  plus  grande  quantité  de  capitaux.  On 
n'a  jamais  soutenu  que  les  industries  protégées  soient  plus  lucratives  que 
celles  qui  sont  exposées  à  la  concurrence.  » 

Ces  déclarations  de  trois  grands  maîtres  de  la  science  économique  ne  sont 


280  SYSTÈME    NATIONAL.    LIVRE    II. 

compatriotes  vis-à-vis  des  étrangers,  privilège  d'autant  plus 
légitime  que  lesétrangers  en  possèdent  chez  eux  un  semblable, 
et  que  nos  compatriotes  sont  mis  ainsi  sur  le  même  pied 
qu'eux.  11  n'y  a  de  privilège  absolu  ni  au  profit  des  produc- 
teurs ni  au  détriment  des  consommateurs  ;  car,  si  les  produc- 
teurs demandent  dans  le  commencement  des  prix  élevés,  c'est 
qu'ils  ont  à  faire  face  à  de  grands  risques,  à  ces  pertes,  à  ces 
sacrifices  extraordinaires  qui  accompagnent  toujours  les  dé- 
buts d'une  fabrication.  Mais,  contre  une  indécente  exagéra- 
tion des  profits  et  contre  leur  durée  indéfinie,  les  consomma- 
teurs trouvent  une  garantie  dans  la  concurrence  intérieure 
qui  surgit  ensuite,  et  qui,  en  général,  fait  tomber  les  prix 
beaucoup  plus  bas  qu'il  ne  fussent  descendus  sous  la  libre 
concurrence  de  l'étranger.  Si  les  agriculteurs,  qui  sont  le 
principal  débouché  des  manufactures,  payent  plus  cher  les 
articles  fabriqués,  ils  sont  largement  dédommagés  de  cet  in- 
convénient par  une  demande  plus  forte  de  leurs  produits 
agricoles  et  par  une  élévation  de  leurs  propres  prix. 

L'école  fait  un  autre  sophisme  que  masque  la  confusion  de 
la  théorie  des  valeurs  et  de  celle  des  forces  productives, 
lorsque  de  cette  maxime,  que  la  richesse  nationale  n'est  que  la 
réunion  de  la  richesse  de  tous  les  individus,  et  que  l'intérêt 
privé  de  chaque  individu  a  plus  de  puissance  que  toutes  les 
mesures  des  gouvernements  pour  la  production  et  pour  l'ac- 
cumulation de  la  richesse,  elle  conclut  que  l'industrie  na- 
tionale sera  dans  les  meilleures  conditions  pour  prospérer,  si 
on  laisse  chaque  individu  poursuivre  paisiblement  ses  travaux. 
On  peut  admettre  la  maxime,  sans  que  la  conclusion  de  l'école 
s'ensuive  nécessairement  ;  car  il  ne  s'agit  pas,  nous  l'avons 
montré  dans  un  précédent  chapitre,  d'accroître  directement, 
au  moyen  des  restrictions  commerciales,  la  somme  de  valeurs 
échangeables  du  pays,  mais  bien  celle  de  ses  forces  produc- 
tives.  Or,  la  somme   des  forces  productives  de  la  nation 

pas  d'accord  avec  les  opinions  des  écrivains  et  des  orateurs  libre-échangistes, 
qui  ont  dénoncé  les  industriels  protégés  par  de  hauts  droits  comme  des  mo- 
nopoleurs qui  s'enrichissent  aux  dépens  de  la  société.  (S.  Colwell.) 


LA    THÉORIE.    CHAPITRE    IV.  281 

n'équivaut  par  à  la  réunion  des  forces  productives  de  tous  les 
individus  pris  isolément  ;  elle  dépend  principalement  de  l'état 
social  et  politique,  et,  en  particulier,  du  degré  auquel  la 
nation  a  réalisé  chez  elle  la  division  du  travail  et  l'association 
des  forces  productives  ;  nous  l'avons  suffisamment  établi  dans 
le  dernier  chapitre. 

Le  système  de  l'école  ne  voit  partout  que  des  individus 
jouissant  d'une  entière  liberté  de  relations  les  uns  avec  les 
autres,  et  satisfaits  pourvu  qu'on  les  abandonne  à  l'instinct 
naturel  qui  porte  chacun  à  poursuivre  son  intérêt  particulier. 
Il  est  évident  que  ce  n'est  pas  là  un  système  d'économie 
nationale,  mais  un  système  d'économie  privée  du  genre  hu- 
main, tel  qu'il  pourrait  se  concevoir  sans  l'intervention  des 
gouvernements,  sans  la  guerre,  sans  les  mesures  hostiles  de 
l'étranger.  Nulle  part  il  n'explique  par  quels  moyens  les 
nations  aujourd'hui  florissantes  sont  parvenues  au  degré  de 
puissance  et  de  prospérité  où  nous  les  voyons,  et  par  quelles 
causes  d'autres  ont  perdu  leur  prospérité  et  leur  puissance 
d'autrefois.  Il  enseigne  comment,  dans  l'industrie  privée,  les 
agents  naturels,  le  travail  et  le  capital  concourent  à  mettre  sur 
le  marché  des  objets  ayant  de  la  valeur,  et  de  quelle  façon  ces 
objets  se  distribuent  dans  le  genre  humain  et  s'y  consomment. 
Mais,  les  moyens  à  employer  pour  mettre  en  activité  et  en 
valeur  les  forces  naturelles  qui  se  trouvent  à  la  disposition  de 
tout  un  peuple,  pour  faire  parvenir  une  nation  pauvre  et 
faible  à  la  prospérité  et  à  la  puissance,  elle  ne  les  laisse  pas 
entrevoir,  par  la  raison  que  l'école,  repoussant  absolument  la 
politique,  ignore  la  situation  particulière  des  différentes  na- 
tions, et  ne  s'inquiète  que  de  la  prospérité  du  genre  humain. 
Quand  il  s'agit  du  commerce  international,  c'est  toujours 
l'habitant  du  pays  qu'on  oppose  à  l'étranger  ;  on  emprunte 
tous  les  exemples  aux  relations  particulières  des  commer- 
çants ;  on  parle  toujours  de  marchandises  en  général,  sans 
distinguer  entre  les  produits  agricoles  et  les  produits  fabri- 
qués, pour  montrer  qu'il  est  indifférent  au  pays  que  les 
importations  et  les  exportations  s'effectuent  en  argent,  en 


282  SYSTÈME   NATIONAL.    LIVRE    II. 

matières  brutes  ou  en  objets  fabriqués,  et  qu'elles  soient  ou 
non  en  équilibre.  Si,  par  exemple,  effrayés  des  crises  commer- 
ciales qui  sévissent  dans  TAmérique  du  Nord  comme  un  fléau 
endémique,  nous  consultons  cette  théorie  sur  les  moyens  de 
les  éloigner  ou  d'en  diminuer  les  ravages,  elle  nous  laisse 
dénués  de  toute  consolation,  de  tout  enseignement  ;  nous  ne 
pouvons  pas  même  leur  donner  une  explication  scientifique, 
parce  que,  sous  peine  de  passer  pour  des  obscurantistes  ou 
pour  des  ignorants,  nous  n'osons  pas  môme  prononcer  le  mot 
de  balance  du  commerce,  qui  retentit  pourtant  dans  toutes 
les  assemblées  législatives,  dans  toutes  les  administrations  et 
dans  toutes  les  bourses.  Pour  le  bien  de  l'humanité,  c'est  un 
devoir  pour  vous  de  croire  que  les  exportations  se  balancent 
toujours  d'elles-mêmes  avec  les  importations,  en  dépit  des 
rapports  publics  où  nous  lisons  comment  la  Banque  d'Angle- 
terre vient  en  aide  à  la  nature  des  choses,  en  dépit  des  actes 
sur  les  céréales,  qui  permettent  difficilement  aux  agriculteurs 
des  pays  en  relations  avec  l'Angleterre  de  payer  avec  leurs 
produits  agricoles  les  articles  fabriqués  qu'ils  consomment. 

L'école  n'admet  pas  de  distinction  entre  les  peuples  qui  ont 
atteint  un  degré  supérieur  de  développement  économique,  et 
ceux  qui  sont  placés  plus  bas  sous  ce  rapport.  Partout  elle 
veut  exclure  l'intervention  de  l'État,  partout  l'individu  doit 
être  d'autant  plus  capable  de  produire  que  le  gouvernement 
s'occupe  moins  de  lui.  D'après  cette  doctrine,  en  vérité,  les 
sauvages  devraient  être  les  producteurs  le  plus  actifs  et  les 
plus  riches  du  globe;  car  nulle  part  d'individu  n'est  plus 
abandonné  à  lui-même,  nulle  part  l'intervention  du  gouver- 
ment  n'est  moins  sensible  que  dans  l'état  sauvage  (1). 

(1)  Les  économistes  qui  possèdenl  le  plus  d'autorité  en  Angleterre  et  sur 
le  continent,  de  quelque  manière  d'ailleurs  qu'ils  envisagent  le  commerce 
international,  sont  loin,  aujourd'hui,  de  professer  la  doctrine  de  l'abstention 
de  l'État  vis-à-vis  de  l'industrie. 

Mac  Culloch,  dans  la  dernière  édition  de  ses  Principes  d'économie  poli- 
tique, combat  avec  énergie  l'opinion,  qu'en  ce  qui  touche  la  production  de 
la  richesse,  les  devoirs  du  gouvernement  seraient  purement  négatifs  et  se 
borneraient  à  garantir  la  sûreté  des  biens  et  la  liberté  de  l'industrie.  Les 


LA  THÉORIE.  CHAPITRE  IV.  283 

La  statistique  et  l'histoire  enseignent,  au  contraire,  que  Fac- 
tion du  pouvoir  législatif  et  de  l'administration  devient  par- 
tout plus  nécessaire  à  mesure  que  l'économie  de  la  nation  se 
développe.  De  même  que  la  liberté  inviduelle  en  général  n'est 
bonne  qu'autant  qu'elle  ne  contrarie  pas  le  but  social,  l'in- 
dustrie privée  ne  peut  raisonnablement  prétendre  à  une  ac- 
tivité sans  limites  qu'autant  que  cette  activité  est  conciliable 
avec  la  prospérité  de  la  nation.  Mais,  si  l'activité  des  indi- 
vidus est  impuissante,  ou  si  elle  est  de  nature  à  nuire  à  la 
nation,  elle  a  droit  de  réclamer  l'appui  de  la  force  collective 
du  pays,  ou  elle  doit  se  soumettre  dans  son  propre  intérêt  à 
des  restrictions  légales. 

En  représentant  la  libre  concurrence  des  producteurs 
comme  le  moyen  le  plus  sûr  de  développer  la  prospérité  du 

devoirs  du  gouvernement  lui  paraissent  beaucoup  plus  étendus.  Après  avoir 
essayé  de  les  définir  dans  un  chapitre  important,  il  résume  ainsi  ses  idées 
à  cet  égard  :  «  La  maxime  ne  pas  trop  gouverner  doit  êlre  constamment 
présente  à  la  pensée  des  législateurs  et  des  ministres.  Lorsqu'ils  songent  à 
réglementer,  ils  entrent  dans  un  sentier  difficile,  ils  doivent  s'y  arrêter  du 
moment  qu'ils  cessent  de  voir  clair  devant  eux  et  qu'une  énergique  convic- 
tion ne  les  décide  pas  à  avancer.  Dans  le  cas  contraire,  ils  ne  doivent  pas 
hésiter  dans  leur  marche.  Le  nombre  des  cas  dans  lesquels  le  gouvernement 
doit  intervenir  est  considérable,  et  c'est  le  devoir  de  la  législature,  après 
s'être  édifiée  par  un  examen  attentif  sur  l'utilité  d'une  mesure,  de  l'adopter 
résolument.  »  JVL  J.  Stuart  Mill,  dans  son  récent  traité,  envisage  la  question 
au  môme  point  de  vue,  et  consacre  une  partie  considérable  de  son  ouvrage 
à  définir  les  devoirs  du  gouvernement  vis-à-vis  de  l'industrie. 

On  connaît  l'opinion  sur  la  matière  des  hommes  qui,  parmi  nous,  sont,  à 
des  points  de  vue  divers,  les  interprètes  officiels  de  l'économie  politique. 
Dans  le  discours  d'ouverture  de  son  cours  de  1860,  M.  Chevalier  prenait 
une  position  de  sage  milieu  entre  les  hommes  qui,  dans  ces  derniers  temps, 
ont  exagéré  l'action  de  l'État,  et  ceux  qui,  en  face  de  doctrines  funestes,  ont 
reproduit,  d'ailleurs  avec  verve  et  talent,  le  laissez  faire  du  siècle  dernier: 
t  Un  des  plus  graves  défauts  des  doctrines  qui  se  sont  répandues  dans  ces 
derniers  temps  réside  dans  la  prépondérance  systématique  qu'elles  donnent  à 
l'action  de  l'État.  Ces  doctrines  partent  d'une  fausse  notion  de  la  nature  hu- 
maine, car  elles  méconnaissent  la  puissance  du  ressort  individuel.  Elles 
conduiraient  à  une  impitoyable  tyrannie  dont  le  joug  serait  avilissant.  Je  le 
crois,  je  l'enseigne.  Mais,  aussi  bien,  j'estime  qu'une  doctrine  qui  s'appuie- 
rait exclusivement  sur  l'intérêt  personnel,  qui  récuserait  toute  intervention 
de  l'autorité,  et  réduirait  le  gouvernement  au  rôle  de  gendarme,  serait  éga- 
lement fautive,  également  impraticable.  »  (H.  R.) 


284  SYSTÈME    NATIONAL.    LIVRE    II. 

genre  humain,  l'école  a  parfaitement  raison  du  point  de  vue  où 
elle  s'est  placée.  Dans  l'hypothèse  de  l'association  universelle, 
toute  restriction  à  un  commerce  honnête  entre  des  pays  difîé- 
rents  paraît  déraisonnable  et  nuisible.  Mais,  tant  que  d'autres 
nations  subordonneront  les  intérêts  collectifs  de  l'humanité  à 
leurs  propres  intérêts,  il  sera  insensé  de  parler  de  libre  con- 
currence entre  individus  de  nations  différentes.  Les  argu- 
ments de  l'école  en  faveur  de  la  libre  concurrence  ne  sont 
donc  appHcables  qu'aux  relations  des  habitants  d'un  seul  et 
même  Etat.  Une  grande  nation  doit,  par  conséquent,  s'efforcer 
de  former  un  tout  complet  qui  entretienne  des  relations  avec 
d'autres  unités  de  même  espèce,  dans  la  limite  que  compor- 
tent ses  intérêts  particuliers  comme  société  ;  or,  on  reconnaît 
que  ces  intérêts  sociaux  différent  immensément  des  intérêts 
privés  de  tous  les  individus  de  la  nation,  si  l'on  envisage 
chaque  invidu  isolément  et  non  comme  membre  de  l'as- 
sociation nationale,  si,  à  l'exemple  de  Smith  et  de  Say,  on  ne 
voit  dans  les  individus  que  des  producteurs  et  des  consomma- 
teurs et  non  des  citoyens  ou  des  nationaux.  En  cette  qualité, 
les  individus  n'ont  nul  souci  de  la  prospérité  des  générations 
futures  ;  ils  trouvent  absurde,  ainsi  que  Cooper  nous  l'a  déjà 
démontré  en  effet,  qu'on  travaille  à  acquérir  au  prix  des 
sacrifices  certains  du  moment  un  bien  encore  incertain  et 
placé  dans  les  vastes  lointains  de  l'avenir,  quelque  précieux 
qu'il  soit  d'ailleurs  ;  la  durée  de  la  nation  leur  importe  peu  ; 
ils  abandonnent  les  navires  de  leurs  négociants  à  l'audace 
des  pirates  ;  ils  s'inquiètent  peu  de  la  puissance,  de  l'honneur 
et  de  la  gloire  du  pays  ;  tout  au  plus  peuvent-ils  prendre  sur 
eux  de  s'imposer  quelques  sacrifices  matériels  pour  élever 
leurs  enfants  et  pour  leur  faire  apprendre  un  métier,  pourvu 
que  les  jeunes  gens  soient  mis  au  bout  de  quelques  années  en 
état  de  gagner  eux-mêmes  leur  pain. 

Dans  la  théorie  régnante,  en  effet,  l'économie  politique  res- 
semble tellement  à  l'économie  privée,  que  J.-B.  Say,  lorsque, 
par  exception,  il  permet  à  l'État  de  protéger  l'industrie  na- 
tionale, y  met  cette  condition,  qu'il  y  ait  apparence  qu'au 


LA  THÉORIE.    CHAPITRE    V.  285 

bout  de  quelques  années  elle  sera  capable  de  vivre  par  elle- 
même;  il  la  traite  ainsi  comme  un  apprenti  cordonnier  au- 
quel on  n'accorde  que  quelques  années  pour  savoir  son 
métier  de  manière  à  pouvoir  se  passer  de  l'aide  de  ses  pa- 
rents. 


CHAPITRE  V. 

LA   NATIONALITÉ  ET   L'ECONOMIE   DE   LA   NATION. 

Le  système  de  l'école,  nous  l'avons  fait  voir  dans  les  pré- 
cédents chapitres,  présente  trois  défauts  essentiels  :  première- 
ment un  cosmopolitisme  chimérique,  qui  ne  comprend  pas  la 
nationalité  et  qui  ne  se  préoccupe  pas  des  intérêts  nationaux; 
en  second  lieu,-  un  matérialisme  sans  vie,  qui  voit  partout  la 
valeur  échangeable  des  choses,  sans  tenir  compte  ni  des  in- 
térêts moraux  et  politiques,  ni  du  présent  et  de  l'avenir,  ni 
des  forces  productives  de  la  nation  ;  troisièmement  un  parti- 
cularisme, un  individualisme  désorganisateur,  qui,  mécon- 
naissant la  nature  du  travail  social  et  l'opération  de  l'associa- 
tion des  forces  dans  ses  conséquences  les  plus  élevées,  ne 
représente  au  fond  que  l'industrie  privée  telle  qu'elle  se  déve- 
lopperait dans  de  libres  rapports  avec  la  société,  c'est-à-dire 
avec  le  genre  humain  tout  entier,  s'il  n'était  pas  partagé  en 
différentes  nations. 

Mais,  entre  l'individu  et  le  genre  humain  existe  la  nation, 
avec  son  langage  particulier  et  sa  littérature,  avec  son  origine 
et  son  histoire  propres,  avec  ses  mœurs  et  ses  habitudes,  ses 
lois  et  ses  institutions,  avec  ses  prétentions  à  l'existence,  à 
l'indépendance,  au  progrès,  à  la  durée,  et  avec  son  territoire 
distinct;  association  devenue,  parla  solidarité  des  intelli- 
gences et  des  intérêts,  un  tout  existant  par  lui-même,  qui  re- 
connaît chez  elle  l'autorité  de  la  loi,  mais  vis-à-vis  des  autres 


286  SYSTÈME   NATIONAL.    —    LIVRE    II. 

sociétés  semblables  possède  encore  sa  liberté  naturelle,  et  par 
conséquent,  dans  l'état  actuel  du  monde,  ne  peut  maintenir 
son  indépendance  que  par  ses  propres  forces  et  par  ses  res- 
sources particulières.  De  même  que  rindividu  acquiert,  prin- 
cipalement par  la  nation  et  dans  le  sein  de  la  nation,  culture 
intellectuelle,  puissance  productive,  sûreté  et  bien-être,  la 
civilisation  du  genre  humain  ne  peut  se  concevoir  et  n'est 
possible  qu'au  moyen  de  la  civilisation  et  du  développement 
des  nations. 

Il  existe  d'ailleurs  actuellement  entre  les  nations  d'énormes 
difTérences  ;  nous  trouvons  parmi  elles  des  géants  et  des  nains, 
des  corps  bien  constitués  et  des  avortons,  des  civilisés,  des 
demi-barbares  et  des  barbares.  Mais  toutes,  aussi  bien  que 
les  individus,  ont  reçu  de  la  nature  l'instinct  de  la  conserva- 
tion et  le  désir  du  progrès.  C'est  la  mission  de  la  politique  de 
civiliser  les  nationalités  barbares,  d'agrandir  les  petites  et  de 
fortifier  les  faibles,  et,  avant  tout,  d'assurer  leur  existence  et 
leur  durée.  La  mission  de  l'économie  politique  est  de  faire 
l'éducation  économique  de  la  nation  et  de  préparer  celle-ci  à 
entrer  dans  la  société  universelle  de  l'avenir. 

La  nation  normale  possède  une  langue  et  une  littérature, 
un  territoire  pourvu  de  nombreuses  ressources,  étendu,  bien 
arrondi,  une  population  considérable  ;  l'agriculture,  l'indus- 
trie manufacturière,  le  commerce  et  la  navigation  y  sont  har- 
monieusement développés  ;  les  arts  et  les  sciences,  les  moyens 
d'instruction  et  la  culture  générale  y  sont  à  la  hauteur  de  la 
production  matérielle.  La  constitution  politique,  les  lois  et  les 
institutions  y  garantissent  aux  citoyens  un  haut  degré  de 
sûreté  et  de  liberté,  y  entretiennent  le  sentiment  religieux,  la 
moralité  et  l'aisance,  ont  pour  but,  en  un  mot,  le  bien  de  tous. 
Elle  possède  des  forces  de  terre  et  de  mer  suffisantes  pour  dé- 
fendre son  indépendance  et  pour  protéger  son  commerce  exté- 
rieur. Elle  exerce  de  l'influence  sur  le  développement  des 
nations  moins  avancées  qu'elle  ;  et,  avec  le  trop-plein  de  sa 
population  et  de  ses  capitaux  intellectuels  et  matériels,  elle 
fonde  des  colonies  et  enfante  des  nations  nouvelles. 


LA    THÉORIE.    —   CHAPITRE    V.  287 

Une  population  considérable  et  un  territoire  vaste  et  pourvu 
de  ressources  variées  sont  des  éléments  essentiels  d'une  na- 
tionalité normale,  les  conditions  fondamentdes  de  la  culture 
morale  comme  du  développement  matériel  et  de  la  puissance 
politique.  Une  nation  bornée  dans  sa  population  et  dans  son 
territoire,  surtout  si  elle  parle  une  langue  particulière,  ne 
peut  offrir  qu'une  littérature  rabougrie,  que  des  établisse- 
ments nains  pour  l'encouragement  des  sciences  et  des  arts.  Un 
petit  Etat  ne  peut,  dans  l'enceinte  de  son  territoire,  pousser  à 
leur  perfection  les  difTérentes  branches  de  travail.  Toute  pro- 
tection y  constitue  un  monopole  privé.  Ce  n'est  que  par  des 
alliances  avec  des  nations  plus  puissantes,  par  le  sacrifice 
d'une  portion  des  avantages  de  la  nationalité  et  au  moyen 
d'efforts  extraordinaires,  qu'il  peut  maintenir  péniblement 
son  existence. 

Une  nation  qui  ne  possède  ni  littoral  ni  navigation  mar- 
chande ni  forces  navales  ou  qui  n'a  pas  en  sa  puissance  les 
embouchures  de  ses  fleuves,  dépend  des  autres  peuples  pour 
son  commerce  extérieur;  elle  ne  peut  ni  établir  de  colonies 
ni  enfanter  des  nations  nouvelles  ;  le  Irop-plein  de  sa  popu- 
lation, de  ses  ressources  morales  et  matérielles,  qui  se  répand 
sur  les  pays  non  encore  cultivés,  est  perdu  tout  entier  pour  sa 
littérature,  pour  sa  civilisation,  pour  son  industrie,  et  profite 
à  d'autres  nationalités. 

Une  nation  dont  le  territoire  n'est  pas  arrondi  par  des  mers 
et  par  des  chaînes  de  montagnes,  est  exposée  aux  attaques  de 
l'étranger  et  ne  peut  qu'à  l'aide  de  grands  sacrifices,  et  en 
tous  cas,  d'une  manière  très-insuftisante,  établir  chez  elle  un 
système  de  douane. 

Les  imperfections  territoriales  sont  corrigées,  soit  par  une 
succession,  comme  il  est  arrivé  pour  l'Angleterre  et  l'Ecosse, 
soit  par  un  achat,  comme  pour  la  Floride  et  la  Louisiane,  soit 
encore  par  la  conquête,  comme  pour  la  Grande-Bretagne  et 
l'Irlande. 

Récemment  on  a  recouru  à  un  quatrième  moyen,  qui  mène 
au  but  d'une  manière  plus  conforme  au  droit  ainsi  qu'au 


288  SYSTÈME  NATIONAL.    LIVRE    H. 

bien  des  peuples  et  qui  ne  dépend  pas  du  hasard  comme  la 
succession,  savoir  l'association  des  intérêts  des  Etats  au 
moyen  de  traités  librement  consentis.  C'est  par  son  association 
douanière  que  la  nation  allemande  a  acquis  la  jouissance  d'un 
des  plus  importants  attributs  de  la  nationalité.  Toutefois  cette 
institution  ne  doit  pas  être  considérée  comme  parfaite,  tant 
qu'elle  ne  s'étendra  pas  à  tout  le  littoral,  des  embouchures 
du  Rhin  aux  frontières  de  la  Pologne,  y  compris  la  Hollande 
et  le  Danemark.  Une  conséquence  naturelle  de  cette  union 
est  l'admission  de  ces  deux  pays  dans  la  Confédération  ger- 
manique, partant,  dans  la  nationalité  allemande,  qui  obtiendra 
ainsi  ce  qui  lui  manque  aujourd'hui,  savoir  des  pêcheries  et 
des  forces  de  mer,  un  commerce  maritime  et  des  colonies. 
Les  deux  peuples  appartiennent  d'ailleurs  par  leur  origine  et 
par  toute  leur  existence  à  la  nationalité  allemande.  La  dette 
dont  le  fardeau  les  accable  n'est  qu'une  suite  d'etforts  exces- 
sifs pour  maintenir  leur  indépendance,  et  il  est  dans  la  nature 
des  choses  que  le  mal  atteigne  un  point  où  il  devienne  in- 
supportable, et  où  l'incorporation  dans  une  plus  grande  na- 
tionalité leur  semble  à  eux-mêmes  désirable  et  nécessaire. 

La  Belgique  a  besoin  do  s'associer  avec  une  voisine  plus 
puissante,  pour  remédier  aux  inconvénients  de  l'exiguité  de 
son  territoire  et  de  sa  population.  L'Union  américaine  et  le 
Canada,  à  mesure  qu'ils  se  peupleront  et  que  le  système  pro- 
tecteur américain  se  développera,  se  sentiront  plus  attirés 
l'un  vers  l'autre,  et  l'Angleterre  sera  plus  impuissante  à  em- 
pêcher entre  eux  une  confédération. 

Sous  le  rapport  économique,  les  nations  ont  à  parcourir  les 
phases  de  développement  que  voici  :  état  sauvage,  état  pas- 
toral, état  purement  agricole,  état  à  la  fois  agricole,  manufac- 
turier et  commerçant  (1). 

(1)  Celte  distinction  des  quatre  degrés  dans  le  développement  économique 
des  nations  de  la  zone  tempérée  a  eu  un  grand  succès,  qu'elle  méritait  à 
beaucoup  d'égards.  Elle  a  éié  cependant  attaquée  par  quelques-uns,  qui  y 
cherchaient  une  rigoureuse  précision  scientifique,  à  laquelle,  dans  ses  gran- 
des lignes,  elle  ne  prétendait  pas.  Elle  n'implique  nullement  que  le  déve- 
loppement de  toutes  les  nations  soit  le  même,  qu'elles  aient  été  toutes  desti- 


LA    THÉORIE.    CHAPITRE    V.  289 

L'histoire  de  l'industrie  montre,  et  nulle  part  plus  claire- 
ment qu'en  Angleterre,  que  le  passage  de  l'état  sauvage  à 
l'élève  du  bétail,  celui  de  l'élève  du  bétail  à  l'agriculture  et 
celui  de  l'agriculture  aux  premiers  essais  dans  les  manufac- 
tures et  dans  la  navigation,  s'opère  de  la  manière  la  plus  ra- 
pide et  la  plus  avantageuse  par  le  libre  commerce  avec  les 
cités  et  avec  les  Etats  plus  avancés  ;  mais  une  industrie  manu- 
facturière perfectionnée,  une  marine  marchande  considérable 
et  un  vaste  commerce  extérieur  ne  peuvent  s'acquérir  que  par 
l'intervention  du  gouvernement. 

Moins  l'agriculture  a  fait  de  progrès,  plus  le  commerce 
extérieur  offre  occasion  d'échanger  l'excédant  des  produits 
agricoles  et  des  matières  brutes  du  pays  contre  les  articles 
fabriqués  de  l'étranger  ;  plus  en  même  temps  la  nation  est 
plongée  dans  la  barbarie  et  a  besoin  du  régime  de  la  monar- 
chie absolue,  et  plus  le  libre  commerce,  c'est-à-dire  l'expor- 
tation des  produits  agricoles  et  l'importation  des  produits  ma- 
nufacturés, concourt  à  sa  prospérité  et  sa  civilisation. 

Au  contraire,  plus  l'agriculture  est  développée  chez  un 
peuple  ainsi  que  les  arts  utiles  et  l'état  social  et  politique  en 
général,  moins  il  peut  tirer  d'avantages  de  l'échange  de  ses 
produils  agricoles  et  de  ses  matières  brutes  contre  des  pro- 
duits manufacturés  exotiques,  plus  la  concurrence  de  nations 
manufacturières  plus  avancées  lui  cause  de  mal. 

C'est  seulement  chez  des  peuples  semblables,  c'est-à-dire 
chez  ceux  qui  possèdent  toutes  les  qualités,  toutes  les  ressour- 
ces morales  et  matérielles  requises  pour  étabUr  chez  eux  une 
industrie  manufacturière  et  pour  parvenir  ainsi  au  plus  haut 
degré  de  civilisation,  de  prospérité,  de  puissance  politique, 
mais  que  la  concurrence  d'une  industrie  étrangère  déjà  fort 
avancée  arrêterait  dans  leurs  progrès,  c'est  chez  eux  seu- 
lement que  les  restrictions  commerciales  en  vue  de  créer 
et  de  soutenir  une  industrie  manufacturière  peuvent  être 

nées  à  parcourir  les  mêmes  phases  et  à  les  parcourir  dans  le  même  ordre.  Le 
quatrième  degré;  en  particulier,  comporte  bien  des  inégalités  et  bien  des 
diversités.  (H.  R.) 

19 


290  SYSTÈME  NATIONAL.    LIVRE    II. 

légitimes  ;  elles  ne  le  sont  que  jusqu'à  ce  que  cette  industrie 
devienne  assez  forte  pour  ne  plus  craindre  la  concurrence 
étrangère  ;  elles  ne  le  sont  dans  cet  intervalle  que  dans  la 
mesure  nécessaire  pour  protéger  cette  industrie  dans  ses  fon- 
dements. 

Le  système  protecteur  serait  contraire  non-seulement  aux 
maximes  de  l'économie  cosmopolite,  mais  encore  à  l'intérêt 
bien  entendu  de  la  nation,  s'il  excluait  complètement  et  tout 
d'un  coup  la  concurrence  étrangère,  s'il  isolait  la  nation  du 
reste  du  monde.  Lorsque  l'industrie  manufacturière  est  encore 
dans  la  première  phase  de  son  développement,  les  droits  pro- 
tecteurs doivent  être  très-modérés  ;  ils  doivent  s'élever  peu 
à  peu,  à  mesure  que  s'accroissent  dans  le  pays  les  capitaux 
intellectuels  et  matériels,  l'habileté  technique  et  l'esprit  d'en- 
treprise. 11  n'est  d'ailleurs  pas  nécessaire  que  toutes  les  bran- 
ches d'industrie  soient  également  protégées.  Les  plus  impor- 
tantes, celles  dont  l'exploitation  exige  un  grand  capital  fixe  et 
circulant,  beaucoup  de  machines,  partant  beaucoup  de  con- 
naissances techniques,  de  dextérité  et  d'expérience,  et  un  grand 
nombre  de  bras,  dont  les  produits  se  rangent  parmi  les  pre- 
mières nécessités  de  la  vie,  et  présentent,  par  conséquent,  une 
importance  considérable  sous  le  rapport  de  leur  valeur  totale 
de  même  qu'au  point  de  vue  de  l'indépendance  du  pays,  telles 
que  la  fabrication  de  la  laine,  du  coton  ou  du  hn,  celles-là 
seules  ont  droit  à  une  protection  spéciale  (1).  Lorsqu'elles 
sont  convenablement  appréciées  et  développées,  toutes  les 
autres  branches  de  moindre  importance  grandissent  autour 
d'elles,  même  avec  une  protection  moindre.  Làjoù  le  salaire 
est  élevé  et  la  population  peu  considérable  relativement  à 
l'étendue  du  territoire,  par  exemple  aux  Etats-Unis,  l'intérêt 
de  la  nation  lui  commande  de  protéger  moins  les  industries 
qui  emploient  peu  de  machines  que  celles  où  les  machines 

(1)  Est'Ce  à  dire,  comme  on  l'a  prétendu  avec  une  étrange  irréflexion,  que 
List  s'intéresse  de  préférence  aux  gros  manufacturiers?  Non;  mais  Ics  me- 
sures restrictives  ne  sont  légitimées  à  ses  yeux  que  par  un  grand  intérêt  na- 
tional. (H.  R.) 


LA   THÉORIE.    —    CHAPITRE    V.  291 

exécutent  la  plus  grande  partie  de  la  besogne,  pourvu  que 
les  peuples  qui  lui  apportent  les  produits  des  premières  in- 
dustries accordent  à  ses  produits  agricoles  un  libre  accès. 

L'école  méconnaît  complètement  la  nature  des  rapports 
économiques  entre  les  peuples,  quand  elle  croit  que  l'échange 
des  produits  agricoles  contre  des  produits  manufacturés  est 
tout  aussi  utile  à  la  civilisation,  à  la  prospérité  et  en  général 
aux  progrès  sociaux  de  pareilles  nations  que  l'établissement 
dans  leur  propre  sein  d'une  industrie  manufacturière.  Une 
nation  purement  agricole  ne  développera  pas  à  un  haut  degré 
son  commerce  intérieur  et  extérieur,  ses  voies  de  communi- 
cation, sa  navigation  marchande  ;  elle  n'accroîtra  pas  sa  popu- 
lation en  même  temps  que  sa  prospérité  :  elle  n'accomplira 
pas  de  progrès  sensibles  dans  sa  culture  morale,  intellectu- 
elle, sociale  et  politique;  elle  n'acquerra  pas  une  grande  puis- 
sance politique  ;  elle  ne  sera  pas  capable  d'influer  sur  la  civili- 
sation et  sur  les  progrès  des  peuples  moins  avancés  ni  de 
fonder  des  colonies.  Le  pays  purement  agriculteur  est  infini- 
ment au-dessous  du  pays  à  la  fois  agriculteur  et  manufactu- 
rier. Le  premier,  économiquement  et  politiquement,  dépend 
toujours  plus  ou  moins  des  nations  étrangères  qui  lui  pren- 
nent ses  produits  agricoles  en  retour  de  leurs  articles  fabri- 
qués. 11  ne  peut  pas  déterminer  lui-même  l'étendue  de  sa 
production;  il  faut  qu'il  attende  les  achats  de  l'étranger.  Les 
acheteurs,  qui  sont  des  peuples  à  la  fois  agriculteurs  et  manu-  . 
facturiers,  produisent  eux-mêmes  des  quantités  immenses  de 
matières  brutes  et  de  denrées  alimentaires,  et  ne  demandent 
aux  peuples  agriculteurs  que  de  quoi  combler  leur  déficit. 
Ceux-ci  dépendent  donc,  pour  leur  vente,  de  l'éventuahté 
d'une  récolte  plus  ou  moins  abondante  chez  les  peuples  agri- 
culteurs et  manufacturiers;  ils  ont  de  plus  pour  rivaux  d'au- 
tres peuples  agriculteurs,  de  sorte  qu'un  débouché  déjà  très- 
incertain  devient  plus  incertain  encore.  Enfin  ils  sont  exposés 
à  voir  leurs  relations  avec  les  nations  manufacturières  inter- 
rompues par  la  guerre  ou  par  des  mesures  commerciales, 
et  ils  éprouvent  alors  le  double  inconvénient  de  ne  point 


292  SYSTÈME    NATIONAL.    —   LIVRE  II. 

trouver  d'acheteurs  pour  le  trop-plein  de  leur  production 
agricole  et  d'être  privés  des  articles  fabriqués  dont  ils  ont 
besoin.  Un  peuple  purement  agriculteur,  nous  Tavons  déjà 
dit,  est  un  individu  qui  n'a  qu'un  bras  et  qui  se  sert  d'un 
bras  étranger,  dont  le  secours,  toutefois,  ne  lui  est  pas  tou- 
jours assuré;  un  peuple  à  la  fois  agriculteur  et  manufactu- 
rier est  un  individu  disposant  de  deux  bras,  qui  lui  appar- 
tiennent. 

Une  erreur  fondamentale  de  l'école  est  de  représenter 
le  système  protecteur  comme  une  conception  bâtarde  de  po- 
litiques spéculatifs.  L'histoire  est  là  pour  attester  que  les  me- 
sures de  protection  ont  eu  pour  causes,  soit  l'effort  naturel 
des  nations  vers  la  prospérité,  l'indépendance  et  la  puissance, 
soit  la  guerre  et  les  mesures  hostiles  de  peuples  manufactu- 
riers et  prépondérants. 

L'idée  d'indépendance  et  de  puissance  naît  avec  celle  de  na- 
tion. L'école  n'en  a  tenu  compte,  parce  qu'elle  a  pris  pour  ob- 
jet de  ses  recherches,  non  point  l'économie  des  différentes  na- 
tions, mais  l'économie  de  la  société  en  général,  c'est-à-dire  du 
genre  humain  tout  entier.  Si  l'on  imagine  toutes  les nationsréu- 
nies  dans  une  confédération  universelle,  il  n'y  a  plus  à  s'occu- 
per de  l'indépendance  et  de  la  puissance  de  chacune  d'elles.  La 
garantie  de  leur  indépendance  réside  dans  la  constitution  légale 
de  la  société  universelle,  de  même,  par  exemple,  que  la  ga- 
rantie de  l'indépendance  des  Etats  de  Rhode-Island  et  de  De- 
laware  réside  dans  celle  de  l'Union  américaine.  Depuis  que 
cette  union  existe,  ces  petits  Etats  ne  se  sont  jamais  avisés  de 
songer  à  l'accroissement  de  leur  puissance  politique,  ni  de  se 
croire  moins  indépendants  que  les  grands  Etats  avec  lesquels 
ils  sont  unis. 

Quelque  conforme  à  la  raison  que  soit  l'association  uni- 
verselle, il  serait  insensé  de  la  part  d'une  nation  de  régler  sa 
politique  dans  l'attente  de  cette  association  et  de  la  paix  per- 
pétuelle, comme  si  c'étaient  déjà  des  faits  accomplis.  Nous  le 
demandons,  un  homme  de  sens  ne  taxerait-il  pas  d'extrava- 
gance un  gouvernement  qui,  confiant  dans  les  avantages  de  la 


LA    THEORIE. 


CHAPITRE    V.  293 


paix  perpétuelle,  licencierait  ses  armées,  démolirait  ses  bâti- 
ments de  guerre  et  raserait  ses  forteresses?  Un  pareil  gou- 
vernement ne  ferait  pas  autre  chose  que  ce  que  l'école  ré- 
clame des  peuples,  en  les  invitant,  sur  la  foi  des  avantages 
du  libre  commerce,  à  renoncer  à  ceux  delà  protection. 

La  guerre  exerce  une  action  destructive  sur  les  rapports 
commerciaux  de  peuple  à  peuple.  Par  elle  l'agriculteur  qui 
habite  un  pays  est  violemment  séparé  du  manufacturier  qui 
réside  dans  un  autre  pays.  Tandis  que  le  manufacturier,  sur- 
tout s'il  appartient  à  un  peuple  navigateur  et  commerçant 
sur  une  grande  échelle,  trouve  encore  aisément  à  s'appro- 
visionner chez  les  agriculteurs  de  son  propre  pays  ou  dans 
d'autres  contrées  agricoles  qui  lui  sont  ouvertes,  l'habitant 
du  pays  agricole  souffre  doublement  de  cette  perturbation 
dans  les  rapports.  Il  manque  alors  de  tout  débouché  pour  ses 
produits,  partant  de  tout  moyen  de  solder  les  articles  manu- 
facturés dont  le  commerce  lui  a  fait  un  besoin  ;  il  se  voit  res- 
treint à  la  fois  dans  sa  production  et  dans  sa  consommation. 

Lorsqu'une  nation  agricole,  ainsi  restreinte  par  la  guerre 
dans  sa  production  et  dans  sa  consommation,  a  déjà  une  po- 
pulation, une  civilisation  et  une  agriculture  suffisamment 
développées,  l'interruption  du  commerce  causée  par  la  guerre 
fait  naître  chez  elle  des  manufactures  et  des  fabriques.  La 
guerre  opère  sur  elle  comme  un  système  de  prohibition.  Elle 
comprend  ainsi  l'immense  avantage  que  procure  la  possession 
d'une  industrie  manufacturière,  et  elle  reconnaît  par  le  fait 
qu'à  cette  interruption  du  commerce  elle  a  plus  gagné  que 
perdu.  Elle  se  pénètre  de  l'idée  qu'elle  est  appelée  à  passer 
de  la  situation  de  nation  purement  agricole  à  celle  de  nation 
agricole  et  manufacturière,  et  d'atteindre  ainsi  le  plus  haut 
degré  de  prospérité,  de  civilisation  et  de  puissance.  Mais,  après 
que  ce  peuple  a  déjà  fait  de  grands  pas  dans  la  carrière  des 
manufactures  que  la  guerre  lui  a  ouverte,  si  la  paix  se  rétablit 
et  que  les  deux  nations  veuiUent  renouer  leurs  anciennes  rela- 
tions, alors  toutes  les  deux  s'aperçoivent  que  la  guerre  a  donné 
naissance  à  de  nouveaux  intérêts  que  la  reprise  des  échanges 


294 


SYSTEME    NATIONAL.    —    LIVRE    II. 


antérieurs  ruinerait  totalement.  Le  peuple  agriculteur  recon- 
naît que,  pour  rouvrir  le  débouché  extérieur  à  ses  produits 
agricoles,  il  aurait  à  sacrifier  l'industrie  manufacturière  qui 
s'est  élevée  chez  lui  dans  l'intervalle  ;  la  nation  manufactu- 
rière comprend  qu'une  partie  de  la  production  agricole  qui 
s'est  développée  chez  elle  durant  la  guerre  serait  anéantie  par 
une  libre  importation.  Toutes  les  deux  essaient  donc  de  pro- 
téger ces  intérêts  au  moyen  des  droits  d'entrée.  Telle  est  l'his- 
toire de  la  politique  commerciale  pendant  les  cinquante  der- 
nières années. 

La  guerre  a  fait  surgir  les  systèmes  protecteurs  modernes, 
et  nous  n'hésitons  pas  à  soutenir  qu'il  était  dans  l'intérêt  des 
puissances  manufacturières  de  second  et  de  troisième  ordre 
de  les  maintenir  et  de  les  compléter,  quand  bien  même, 
après  le  retour  de  la  paix,  l'Angleterre  n'eût  pas  commis  l'é- 
norme faute  de  restreindre  l'importation  des  denrées  alimen- 
taires et  des  matières  brutes ,  par  conséquent,  de  laisser  subsister 
jusque  pendant  la  paix  les  motifs  de  la  protection.  De  même 
qu'une  nation  primitive  et  dont  l'agriculture  est  à  l'état  bar- 
bare ne  peut  avancer  que  par  le  commerce  avec  des  peuples 
manufacturiers  et  policés,  celle  qui  a  atteint  un  certain  degré 
de  culture  ne  peut  parvenir  qu'à  l'aide  de  l'industrie  ma- 
nufacturière au  plus  haut  point  de  prospérité ,  de  civili- 
sation et  de  puissance.  Une  guerre  qui  facilite  le  passage  du 
régime  agricole  au  régime  agricole  et  manufacturier  est  donc 
une  bénédiction  pour  un  pays.  C'est  ainsi  que  la  guerre  de 
l'indépendance  de  l'Amérique  du  Nord,  malgré  les  énormes 
sacrifices  qu'elle  a  coûtés,  y  a  été  pour  toutes  les  générations 
futures  un  véritable  bienfait.  Au  contraire,  une  paix  qui 
rejette  dans  l'agriculture  pure  et  simple  un  peuple  appelé  à 
exercer  l'industrie  manufacturière,  est  pour  lui  une  ma- 
lédiction, et  lui  est  incomparablement  plus  nuisible  que  la 


ofuerre. 


Heureusement  pour  les  puissances  manufacturières  de 
second  et  de  troisième  rang,  l'Angleterre,  après  le  rétablisse- 
ment de  la  paix  générale,  a  d'elle-même  arrêté  sa  marche 


LA    THÉORIE.    —    CHAPITRE   V.  295 

vers  le  monopole  manufacturier  du  globe,  en  limitant  Fim- 
portation  des  denrées  alimentaires  et  des  matières  brutes.  Au 
surplus,  si  les  agriculteurs  anglais,  qui,  durant  la  guerre, 
avaient  eu  la  possession  exclusive  du  marché  intérieur,  eus- 
sent été  gravement  affectés,  au  commencement,  par  la  concur- 
rence étrangère,  plus  tard,  ainsi  que  nous  l'expliquerons  avec 
détail  dans  un  autre  endroit,  ils  auraient  été  largement  dé- 
dommagés de  leurs  pertes  par  le  monopole  manufacturier  que 
leur  pays  aurait  obtenu. 

Il  ne  serait  que  plus  insensé  de  la  part  des  nations  manufac- 
turières de  second  et  de  troisième  ordre,  chez  lesquelles  l'in- 
dustrie a  été  appelée  à  la  vie  par  vingt-cinq  années  de  guerre 
et  a  été  tellement  consolidée  ensuite  par  vingt-cinq  années 
d'interdiction  du  marché  anglais  à  leurs  produits  agricoles, 
qu'il  ne  lui  faut  plus  peut-être  que  dix  ou  quinze  ans  d'une 
protection  énergique  pour  soutenir  la  libre  concurrence  de 
l'industrie  anglaise  ;  il  ne  seraitque  plus  insensé,  disons-nous, 
après  les  sacrifices  d'un  demi-siècle,  de  renoncer  aux  im- 
menses avantages  attachés  à  l'industrie  manufacturière,  et, 
du  haut  degré  de  culture,  de  prospérité  et  d'indépendance  qui 
caractérise  les  pays  à  la  fois  agriculteurs  et  manufacturiers, 
de  descendre  au  rang  inférieur  de  peuples  agriculteurs  dé- 
pendants, par  cela  seul  qu'il  plaît  aujourd'hui  à  l'Angleterre 
de  reconnaître  sa  faute  et  de  pressentir  l'élévation  prochaine 
des  nations  du  continent  qui  rivalisent  avec  elle. 

Supposez  même  que  l'intérêt  manufacturier  en  Angleterre 
acquière  assez  d'influence  pour  obliger  à  des  concessions,  en 
ce  qui  touche  l'importation  des  produits  agricoles,  la  cham- 
bre haute  entièrement  composée  de  grands  propriétaires  fon- 
ciers, et  la  chambre  des  communes  où  les  gentilshommes  de 
la  campagne  (country  squires)  sont  en  majorité,  qui  nous  ga- 
rantit qu'au  bout  de  quelques  années  un  nouveau  ministère 
tory,  dans  d'autres  circonstances,  ne  fera  pas  passer  un  nou- 
veau bill  des  céréales  (1)  ?  Qui  nous  répondra  qu'une  nouvelle 

(1)  On  sait  que  l'inlérêlmanufacluriei-,  avec  Cobden  pour  athlète,  a  obtenu 
€n  effet  ces  concessions  en  1846;  on  sait  de  plus  que  le  ministère  tory  de 


296 


SYSTEME   NATIONAL.    —    LIVRE    II. 


guerre  maritime,  un  nouveau  système  continental  ne  séparera 
pas  les  agriculteurs  du  continent  des  manufacturiers  insulai- 
res, et  n'obligera  pas  les  nations  de  l'Europe  de  se  remettre 
aux  manufactures  et  d'employer  de  nouveau  le  meilleur  de 
leurs  forces  à  surmonter  les  premières  difficultés,  pour  tout 
sacritier  ensuite  à  la  paix  ? 

Ainsi  l'école  condamnerait  les  peuples  du  continent  à  rouler 
perpétuellement  le  rocher  de  Sisyphe,  à  élever  toujours  des 
fabriques  pendant  la  guerre  pour  les  laisser  tomber  toujours 
au  retour  de  la  paix. 

L'école  n'a  pu  aboutir  à  de  si  absurdes  résultats  que  parce 
que,  en  dépit  du  nom  qu'elle  a  donné  à  sa  science,  elle  en 
a  complètement  exclu  la  politique  (1),  en  méconnaissant 
absolument  la  nationalité,  en  ne  tenant  aucun  compte  des 
effets  de  la  guerre  sur  le  commerce  entre  des  nations  diffé- 
rentes. 

Tout  autres  sont  les  rapports  entre  l'agriculteur  et  le  ma- 
nufacturier, lorsque  tous  deux  habitent  un  seul  et  même 
pays,  et  sont  unis  ainsi  l'un  à  l'autre  par  la  paix  perpétuelle. 
Toute  extension,  tout  perfectionnement  d'une  fabrique  déjà 
existante  augmente  la  demande  des  produits  agricoles.  Cette 
demande  n'est  point  incertaine,  elle  ne  dépend  point  des  lois 
ni  des  fluctuations  commerciales  de  l'étranger,  des  agitations 
politiques  ni  des  guerres,  des  inventions  ni  des  progrès,  ni  enfin 
des  récoltes  de  l'étranger;  le  cultivateur  du  pays  ne  la  par- 
tage point  avec  ceux  du  dehors,  il  en  est  sûr  tous  les  ans. 
Quel  que  soit  l'état  de  la  récolte  dans  les  autres  pays,  quel- 
ques troubles  qui  puissent  s'élever  dans  le  monde  politique, 

1852,  loin  de  les  retirer,  a  été  amené  à  les  confirmer  solennellement.  Qu'il 
nous  soit  permis  de  renvoyer  ici,  pour  le  tableau  détaillé  de  ces  événements, 
à  notre  Histoire  delà  réforme  commerciale  en  Angleterre.  (H.  K) 

(1)  La  science  pourrait  tout  aussi  bien  s'appeler  l'économie  publique  ou 
sociale  que  l'économie  politique,  nom  que  l'usage  a  consacré  et  qui  ne  signifie 
pas  autre  chose  que  l'économie  de  la  cité,  de  la  nation  par  opposition  à  l'é- 
conomie particulière  ;  mais,  quelle  que  soit  sa  dénomination,  il  ne  lui  est 
pas  permis  de  faire  abstraction  des  données  générales  de  la  politique. 

(H.  R.) 


LA   THÉORIE.    —    CHAPITRE    V.  297 

il  peut  compter  sur  récoulement  de  ses  produits  et  sur  son  ap- 
provisionnement en  articles  fabriqués  à  des  prix  raisonnables 
et  constants.  D'un  autre  côté,  chaque  amélioration  dans  l'agri- 
culture du  pays,  chaque  culture  nouvelle  est  un  nouveau  sti- 
mulant pour  les  fabriques  du  pays  ;  car  tout  accroissement  de 
la  production  agricole  y  a  pour  conséquence  une  augmentation 
correspondante  de  la  production  manufacturière.  Par  cette 
action  réciproque  de  ces  deux  grandes  industries,  le  progrès 
de  la  nation  est  assuré  pour  toujours. 

La  puissance  politique  ne  garantit  pas  seulement  à  la  na- 
tion l'accroissement  de  sa  prospérité  par  le  moyen  du  com- 
merce extérieur  et  des  colonies,  elle  lui  assure  de  plus  la  pos- 
session de  cette  prospérité  et  de  son  existence  nationale,  qui 
importe  infiniment  plus  que  la  richesse  matérielle.  Par  son 
acte  de  navigation,  l'Angleterre  a  acquis  la  puissance  politi- 
que, et,  par  la  puissance  politique,  elle  a  été  mise  à  même 
d'étendre  sa  suprématie  manufacturière  sur  tous  les  peuples. 
Mais  la  Pologne  a  été  rayée  de  la  liste  des  nations,  faute  de 
posséder  une  bourgeoisie  vigoureuse  que  l'industrie  manu- 
facturière seule  eût  pu  appeler  à  l'existence. 

L'école  ne  peut  nier  que  le  commerce  intérieur  d'un  peuple 
est  dix  fois  plus  considérable  que  son  commerce  avec  l'étran- 
ger, même  lorsque  ce  dernier  est  à  son  plus  haut  point  de 
splendeur;  mais  elle  a  omis  d'en  tirer  la  conséquence,  si 
simple  cependant,  qu'il  est  dix  fois  plus  utile  d'exploiter  et  de 
conserver  son  marché  intérieur  que  de  chercher  la  richesse 
au  dehors,  et  que  le  commerce  extérieur  ne  peut  être  impor- 
tant que  là  où  l'industrie  nationale  est  parvenue  à  un  haut 
degré  de  développement. 

L'école  n'a  envisagé  le  marché  que  du  poinlde  vue  cosmo- 
polite et  nullement  du  point  de  vue  politique.  La  plus  grande 
partie  des  côtes  du  continent  européen  se  trouvent  dans  le 
rayon  naturel  d'approvisionnement  des  fabricantsde  Londres, 
de  Liverpool  ou  de  Manchester  ;  les  fabricants  des  autres 
pays  ne  sauraient  pour  la  plupart  lutter  contre  eux  dans  leurs 
propres  cités  maritimes.  Des  capitaux  plus  considérables,  un 


298  SYSTÈME   NATIONAL.    LIVRE    II. 

marché  intérieur  plus  étendu  et  entièrement  à  eux,  qui  leur 
permet  de  fabriquer  sur  une  plus  grande  échelle  et,  par  con- 
séquent, à  meilleur  marché,  des  procédés  plus  avancés,  enfin 
le  bas  prix  du  transport  par  mer,  assurent  aujourd'hui  aux 
manufacturiers  anglais  vis-à-vis  de  ceux  du  pays  des  avantages 
qu'une  longue  et  persévérante  protection  et  le  perfectionne- 
ment des  voies  de  communication  peuvent  seuls  procurer  à 
ces  derniers.  Or,  le  marché  du  littoral  est  d'une  haute  impor- 
tance pour  une  nation  tant  au  point  de  vue  des  débouchés  du 
dedans  que  de  ceux  du  dehors  ;  et  une  nation  dont  le  littoral 
appartient  au  commerce  étranger  plus  qu'au  sien  propre  est 
à  la  fois  économiquement  et  politiquement  divisée.  Que  dis- 
je?  il  ne  peut  pas  y  avoir  pour  une  nation  de  situation  plus 
fâcheuse,  sous  l'un  et  sous  l'autre  rapport,  que  de  voir  ses 
places  maritimes  sympathiser  plus  vivement  avec  l'étranger 
qu'avec  elle-même. 

La  science  ne  doit  pas  mettre  eu  question  la  nationalité, 
elle  ne  doit  pas  l'ignorer  ni  la  défigurer  dans  un  but  cosmo- 
polite. On  ne  peut  atteindre  un  pareil  but  qu'en  se  confor- 
mant à  la  nature  et  en  essayant  d'élever  Jes  différents  peuples 
d'après  ses  lois.  Voyez  le  peu  de  succès  que  les  leçons  de  l'é- 
cole ont  obtenu  jusqu'ici  dans  la  pratique.  C'est  moins  la  faute 
des  praticiens,  qui  ont  assez  exactement  compris  les  intérêts 
nationaux,  que  celle  de  théories  contraires  à  l'expérience,  de- 
vant lesquelles  la  pratique  à  dû  se  troubler.  Ces  théories  ont- 
elles  empêché  des  peuples  aussi  peu  avancés  que  ceux  de 
l'Amérique  du  Sud  d'adopter  le  système  protecteur?  Ont- 
elles  empêché  d'étendre  la  protection  à  la  production  des 
denrées  alimentaires  et  des  matières  brutes,  production  qui 
n'a  pas  besoin  d'être  protégée  et  sur  laquelle  toute  restriction 
ne  peut  que  nuire  à  la  fois  au  peuple  qui  l'a  établie  et  à  celui 
contre  lequel  elle  l'a  été?  Ont-elles  empêché  de  comprendre 
les  articles  fabriqués  les  plus  délicats,  les  objets  de  luxe, 
parmi  ceux  qui  doivent  être  protégés,  bien  qu'évidemment 
ils  puissent  être  abandonnés  à  la  concurrence  sans  le  moindre 
danger  pour  la  prospérité  du  pays?  Non!  la  théorie  n'a  jus- 


LA   THÉORIE.    CHAPITRE  V.  299 

qu'à  présent  opéré  aucune  réforme  capitale  (1),  et  elle  n'en 
opérera  aucune  tant  qu'elle  restera  en  contradiction  avec  la 
nature  des  choses.  Qu'elle  s'appuie  sur  cette  même  nature 
des  choses,  et  elle  en  accomplira  de  considérables. 

Tout  d'abord  elle  rendra  un  grand  service  à  toutes  les  na- 
tions, si  elle  prouve  que  les  entraves  au  commerce  des  pro- 
duits naturels  et  des  matières  brutes  causent  le  plus  grand 
dommage  à  la  nation  même  qui  les  établit,  et  que  le  système 
protecteur  n'est  légitime  qu'autant  qu'il  a  pour  huiV  éducation 
industrielle  du  pays.  En  appuyant  sur  de  sages  principes  le 
système  protecteur  appliqué  aux  manufactures,  elle  décidera 
les  Etats  chez  lesquels  le  système  prohibitif  subsiste  encore, 
la  France  par  exemple,  à  y  renoncer  peu  à  peu.  Les  manu- 
facturiers ne  s'opposeront  pointa  ce  changement,  du  moment 
qu'ils  auront  acquis  la  certitude  que  les  théoriciens,  loin  de 
poursuivre  leur  ruine,  admettent  le  maintien  et  le  développe- 
ment des  manufactures  existantes  comme  bases  d'une  saine 
pohtique  commerciale. 

Si  la  théorie  enseigne  aux  Allemands  qu'ils  ne  peuvent  uti- 
lement encourager  leur  industrie  manufacturière  que  par 
une  élévation  graduelle,  puis  ensuite  par  une  diminution, 
graduelle  pareillement,  de  leur  droits  protecteurs,  et  que  la 
concurrence  étrangère  dans  une  certaine  mesure  ne  peut 
qu'aider  au  progrès  de  leurs  fabriques,  elle  rendra  en  défi- 
nitive à  la  liberté  du  commerce  un  plus  grand  service  qu'en 
concourant  à  la  ruine  de  l'industrie  allemande. 

La  théorie  ne  doit  pas  exiger  des  États-Unis  qu'ils  abandon- 
nent à  la  libre  concurrence  de  l'étranger  les  branches  de  fa- 
brication dans  lesquelles  ils  sont  secondés  par  le  bas  prix  des 

(1)  C'est  bien  cependant  au  nom  de  la  théorie  combattue  ou  du  moins 
limitée  par  List,  que  s'est  accomplie  la  réforme  anglaise,  réforme  capitale 
assurément;  mais  si  Adam  Smitli  a  fourni  des  arguments  pour  l'abolition  du 
système  protecteur  au  delà  du  détroit,  l'honneur  de  sa  chute  revient  surtout 
à  ces  inventions  des  Watt,  des  Arkwright  et  de  tant  d'autres  qui  ont  porté  si 
haut  la  puissance  productive  de  la  Grande-Bretagne;  de  sorte  que  la  ré- 
forme anglaise  est  une  éclatante  confirmation  de  la  doctrine  de  List,  qui 
l'avait  prévue  et  annoncée.  (H.  R.) 


300  SYSTÈME   NATIONAL.    —    LIVRE   II. 

matières  brutes  et  des  denrées  alimentaires  ainsi  que  par  la 
puissance  des  machines  ;  mais  elle  ne  trouvera  pas  de  contra- 
diction, si  elle  soutient  que  les  Etats-Unis,  tant  que  le  salaire 
y  sera  infiniment  plus  élevé  que  dans  les  pays  d'ancienne 
culture,  travailleront  efficacement  au  développement  de  leurs 
forces  productives,  de  leur  civilisation  et  de  leur  puissance 
politique,  en  accordant  l'accès  le  plus  facile  aux  articles  fa- 
briqués dans  le  prix  desquels  la  main-d'œuvre  constitue  l'élé- 
ment principal,  sous  la  condition  que  les  autres  pays  admet- 
tront leurs  produits  agricoles  et  leurs  matières  brutes. 

La  théorie  de  la  liberté  du  commerce  trouvera  alors  bon 
accueil  en  Espagne,  en  Portugal  et  à  Naples,  en  Turquie,  en 
Egypte,  aans  toutes  les  contrées  plus  ou  moins  barbares  et  sous 
tous  les  climats  chauds.  On  ne  concevra  plus  dans  ces  pays, 
au  degré  de  civilisation  où  ils  sont  actuellement,  l'idée  extra- 
vagante de  créer  une  industrie  manufacturière  au  moyen  du 
système  protecteur. 

L'Angleterre,  alors,  cessera  de  croire  qu'elle  est  appelée 
au  monopole  manufacturier  du  globe.  Elle  ne  demandera 
plus  que  la  France,  l'Allemagne  et  les  Etats-Unis  sacrifient 
leurs  manufactures  à  l'avantage  de  voir  admettre  chez  elle 
leurs  produits  agricoles  et  leurs  matières  brutes.  Elle  recon- 
naîtra la  légitimité  du  système  prolecteur  dans  ces  contrées, 
tout  en  étendant  chez  elle  de  plus  en  plus  la  liberté  du  com-. 
merce,  instruite  qu'elle  sera  par  la  théorie  qu'une  nation  parr 
venue  à  la  suprématie  manufacturière  ne  peut  préserver  ses 
fabricants  et  ses  négociants  du  recul  et  de  l'indolence  que  par 
la  libre  importation  des  denrées  alimentaires  et  des  matières 
brutes  et  par  la  concurrence  des  articles  étrangers. 

L'Angleterre  suivra  une  marche  entièrement  opposée  à 
celle  qu'elle  a  suivie  jusqu'à  présent  ;  au  lieu  de  solliciter  les  au- 
tres peuples  à  adopter  la  liberté  du  commerce  tout  en  conser- 
vant chez  elle  le  système  prohibitif  le  plus  rigoureux,  elle  leur 
ouvrira  son  propre  marché  sans  se  préoccuper  de  leurs  sys- 
tèmes protecteurs.  Elle  ajournera  son  espoir  de  l'avènement 
de  la  liberté  du  commerce  jusqu'au  moment  où  d'autres  peu- 


LA   THÉORIE.    —    CHAPITRE  V.  301 

pies  n'auront  plus  à  redouter  de  la  libre  concurrence  la  des- 
truction de  leurs  fabriques. 

En  attendant  que  ce  jour  arrive,  l'Angleterre  s'indemnisera 
de  la  diminution  que  les  systèmes  protecteurs  étrangers  feront 
subir  à  ses  exportations  d'objets  manufacturés  de  consomma- 
tion générale,  par  des  envois  plus  considérables  d'articles 
plus  fins  et  par  l'ouverture  de  nouveaux  débouchés. 

Elle  pacifiera  l'Espagne,  l'Orient,  les  États  de  l'Amérique 
centrale  et  méridionale,  elle  emploiera  son  influence  dans 
tous  les  pays  barbares  ou  à  demi  barbares  de  cette  partie  du 
monde,  ainsi  que  de  l'Asie  et  de  l'Afrique,  pour  qu'ils  aient 
des  gouvernements  éclairés  et  forts,  pour  que  la  sûreté  des 
biens  et  des  personnes  y  règne,  pour  que  des  routes  et  des  ca- 
naux y  soient  construits,  l'instruction  et  les  lumières,  la  mo- 
ralité et  l'industrie  encouragées,  le  fanatisme,  la  superstition 
et  la  paresse  anéanties.  Si  en  même  iemps  elle  lève  ses  res- 
trictions d'entrée  sur  des  denrées  alimentaires  et  sur  les  pro- 
duits bruts,  ses  exportations  d'objets  manufacturés  s'accroî- 
tront dans  une  énorme  proportion  et  beaucoup  plus  sûrement 
que  si  elle  continuait  à  spéculer  sur  la  ruine  des  fabriques 
continentales. 

Mais,  pour  ({ue  ces  efforts  civilisateurs  de  l'Angleterre  chez 
les  peuples  barbares  entièrement  ou  à  demi  puissent  réussir, 
elle  ne  doit  pas  se  montrer  exclusive  ;  elle  ne  doit  pas,  au 
moyen  de  privilèges  commerciaux  tels  que  ceux  qu'elle  a  ob- 
tenus au  Brésil  (1),  essayer  d'accaparer  ces  marchés  et  d'en 
exclure  les  autres  nations. 

Une  pareille  conduite  excitera  toujours  la  jalousie  des 
autres  peuples  et  les  portera  à  contrarier  les  efforts  de  l'An- 
gleterre. C'est  évidemment  celte  politique  égoïste  qui  explique 
comment  l'influence  des  puissances  civilisées  sur  la  civilisation 
de  ces  pays  a  été  si  faible  jusqu'à  ce  jour.  L'Angleterre  de- 
vrait donc  introduire  dans^  le  droit  des  gens  le  principe  de 
Tégalité  de  traitement  pour  le  commerce  de  toutes  les  nations 

(1)  Ces  privilèges  lui  ont  élé  retirés  peu  d'années  après  la  publication  du 
Système  national.  (H.  R.) 


302  SYSTÈME  NATIONAL.    LIVRE    11. 

manufacturières  dans  tous  ces  pays  ;  non-seulement  elle 
s'assurerait  ainsi  le  concours  de  toutes  les  puissances  éclairées 
dans  ses  efforts  civilisateurs,  mais  encore,  sans  nuire  à  son 
commerce,  elle  permettrait  à  d'autres  peuples  manufacturiers 
des  entreprises  analogues.  Sa  supériorité  dans  toutes  les 
branches  lui  garantirait  partout  la  meilleure  part  dans  l'ap- 
provisionnement de  ces  marchés. 

Les  intrigues  continuelles  des  Anglais  contre  les  manufac- 
tures des  autres  nations  se  justifieraient  encore,  si  le  monopole 
du  globe  était  indispensable  à  la  prospérité  de  l'Angleterre,  s'il 
n'était  pas  démontré  jusqu'à  l'évidence  que  les  peuples  qui  pré- 
tendent, à  côté  de  l'Angleterre,  à  une  grande  puissance  manu- 
facturière, peuvent  très-bien  parvenir  à  leur  but  sans  qu'il  en 
résulte  d'abaissement  pour  elle  ;  que  l'Angleterre  ne  devien- 
drait pas  plus  pauvre,  parce  que  d'autres  nations  seraient  de- 
venues plus  riches,  et  que  la  nature  offre  assez  de  ressources 
pour  que,  sans  porter  atteinte  à  sa  prospérité,  il  se  développe 
en  Allemagne,  en  France  et  dans  l'Amérique  du  Nord  une 
industrie  égale  à  la  sienne. 

A  cet  égard  on  doit  remarquer  d'abord  qu'une  nation  qui 
conquiert  son  marché  intérieur  et  ses  manufactures  gagne 
à  la  longue  dans  sa  production  et  dans  sa  consommation  d'ob- 
jets fabriqués  infiniment  plus  que  celui  qui  Ta  jusque-là 
approvisionnée  ne  perd  par  l'exclusion  prononcée  contre  elle  ; 
car,  en  fabriquant  elle-même,  en  complétant  son  développe- 
ment économique,  elle  devient  incomparablement  plus  riche 
et  plus  populeuse,  par  conséquent  plus  capable  de  con- 
sommer des  articles  fabriqués  que  si  elle  était  restée  dans  la 
dépendance  de  l'étranger  à  l'égard  de  ces  articles-. 

En  ce  qui  touche,  du  reste,  l'exportation  des  objets  ma- 
nufacturés, les  pays  de  la  zone  tempérée,  que  la  nature  a 
particulièrement  destinés  à  la  fabrication,  doivent  trouver 
leur  débouché  principal  dans  les  pays  de  la  zone  torride,  qui 
leur  fournissent  des  denrées  coloniales  en  échange.  Mais  la 
consommation  en  objets  manufacturés  des  pays  de  la  zone 
torride  se  règle  d'une  part  sur  la  faculté  qu'ils  possèdent  de 


LA   THÉORIE.    —  CHAPITRE    V.  303^ 

produire  un  excédant  d'articles  particuliers  à  leur  climat,  de 
Tautre  sur  l'activité  de  la  demande  que  leur  font  les  pays  de  la 
zone  tempérée. 

Si  l'on  établit  qu'avec  le  temps  les  pays  de  la  zone  torride 
pourront  produire  de  cinq  à  dix  fois  plus  de  sucre,  de  riz,  de 
café,  de  coton,  etc.,  qu'ils  n'en  ont  produit  jusqu'à  présent, 
on  aura  prouvé  en  même  temps  que  les  pays  de  la  zone  tempé- 
rée pourront  quintupler  ou  décupler  le  montant  actuel  de  leurs 
envois  d'objets  manufacturés  dans  les  pays  de  la  zone  torride. 

La  possibilité  pour  les  nations  du  continent  d'augmenter 
dans  cette  porportion  leur  consommation  de  denrées  colonia- 
les est  démontrée  par  l'accroissement  de  la  consommation  de 
l'Angleterre  pendant  les  cinquante  dernières  années  ;  encore 
ne  doit-on  pas  perdre  de  vue  que  cet  accroissement  aurait  été, 
selon  toute  apparence,  infiniment  plus  considérable  sans 
l'énormité  des  droits. 

Quant  à  la  possibilité  d'augmenter  la  production  de  la  zone 
torride,  la  Hollande  à  Sumatra  et  à  Java,  et  l'Angleterre  dans 
les  Indes  orientales,  nous  en  ont  fourni  dans  cinq  années  écou- 
lées d'irrécusables  preuves.  De  1835  à  1839  l'Angleterre  a 
quadruplé  son  importation  en  sucre  des  Indes  orientales;  son 
importation  en  café  s'est  accrue  dans  une  proportion  beaucoup 
plus  forte  ;  et  les  apports  de  coton  de  la  même  contrée  ont  aussi 
notablement  augmenté.  Les  journaux  anglais  delà  date  la  plus 
récente  (février  1 840)  annoncent  avec  allégresse  que  la  puis- 
sance productive  des  Indes  orientales  pour  ces  articles  est  sans 
bornes,  et  que  le  temps  n'est  pas  éloigné  où  l'Angleterre  se  sera 
rendue  indépendante  à  leur  égard  de  l'Amérique  et  des  Indes 
occidentales.  La  Hollande,  de  son  côté,  est  embarrassée  de  l'é- 
coulement de  ses  produits  coloniaux,  et  elle  leur  cherche  sans 
relâche  de  nouveaux  marchés.  Qu'on  réfléchisse  en  outre  que 
l'Amérique  du  Nord  continue  d'accroître  sa  production  coton- 
nière,  qu'un  État  se  constitue  dans  le  Texas,  qui  conquerra  in- 
dubitablement tout  le  Mexique  (l)et  fera  de  cette  contrée  fertile 

(1)  Ce  sont,  on  le  sait,  les  Elals-Unis,  qui,  après  s'être  incorporé  le  Texas, 
ont  conquis  une  portion  du  Mexique,  notamment  cette  Californie  où  l'exploi- 


304  SYSTÈME    NATIONAL.    LIVRE  II. 

ce  que  sont  actuellement  les  Etats  méridionaux  de  l'Union 
américaine  ;  qu'on  songe  que  l'ordre  et  les  lois,  le  travail  et 
l'intelligence  s'étendront  peu  à  peu  sur  l'Amérique  du  Sud  de 
Panama  au  cap  Horn,  puis  sur  toute  l'étendue  de  l'Afrique  et 
de  l'Asie,  et  augmenteront  partout  la  production  et  l'excédant 
des  produits,  et  l'on  comprendra  sans  peine  qu'il  y  a  là,  pour 
l'écoulement  des  objets  manufacturés,  un  champ  ouvertà  plus 
d'une  nation.  Si  l'on  calcule  la  superficie  des  terrains  em- 
ployés actuellement  à  la  production  des  denrées  coloniales  et 
qu'on  la  compare  à  celle  que  la  nature  y  a  rendue  propre,  on 
trouve  qu'on  a  utilisé  à  peine  le  quinzième  de  cette  dernière. 

Comment  l'Angleterre  pourrait-elle  s'attribuer  l'approvi- 
sionnement exclusif  en  produits  manufacturés  de  tous  les  pays 
producteurs  de  denrées  coloniales ,  lorsque  les  envois  des 
Indes  orientales  pourraient  seuls  suffire  à  ses  besoins  en 
produits  de  la  zone  torride?  Comment  l'Angleterre  peut-elle 
espérer  pour  ses  manufactures  un  débouché  dans  des  pays 
dont  elle  ne  peut  prendre  les  denrées  en  retour  de  ses  articles? 
Et  comment  une  vaste  demande  de  denrées  coloniales  pour- 
rait-elle naître  sur  le  continent  européen,  si  le  continent,  par 
sa  production  manufacturière,  n'est  pas  mis  en  état  de  sol- 
der et  de  consommer  ces  denrées  ? 

Il  est  donc  évident  que  la  compression  des  fabriques  du 
continent  peut  bien  arrêter  le  continent  dans  son  essor,  mais 
non  augmenter  la  prospérité  de  l'Angleterre. 

Il  est  évident  encore  qu'aujourd'hui  et  pour  un  long  avenir 
les  pays  de  la  zone  torride  offrent  de  suffisants  éléments  d'é- 
change à  tous  les  peuplesqui  ont  une  vocation  manufacturière. 

Il  est  évident,  enfin,  qu'un  monopole  manufacturier,  tel  que 
celui  qui  résulterait  aujourd'hui  de  la  libre  admission  des  pro- 
duits fabriqués  anglais  sur  le  continent  de  l'Europe  et  sur  ce- 
lui de  l'Amérique  du  Nord,  n'est,  à  aucun  égard,  plus  avan- 
tageux au  genre  humain  que  le  système  protecteur  qui  tend 

lalion  des  mines  d'or  est  appelée  à  hâter  la  communication  des  deux  Océans 
à  travers  l'isliime,  et  par  suite  la  civilisation  de  la  côte  occidentale  du  con- 
tinent américain.  (H.  R.) 


LA    THÉORIE.    —    CHAPITRE    Vf.  305 

au  développement  de  Vindustrie  manufacturière  dans  toute  la 
zone  temj)érée  au  profit  de  V agriculture  de  la  zone  torride  tout 
entière. 

L'avance  que  l'Angleterre  a  prise  dans  les  manufactures, 
dans  la  navigation  et  dans  le  commerce,  ne  doit  donc  détourner 
aucun  des  peuples  appelés  à  l'industrie  manufacturière  par  leur 
territoire,  par  leur  puissance  et  par  leur  intelligence,  d'entrer 
en  lice  avec  la  nation  qui  tient  le  sceptre  des  manufactures.  Les 
manufactures,  le  commerce  et  la  navigation  marchande  ont  un 
avenir  qui  dépassera  le  présent  autant  que  le  présent  dépasse  le 
passé.  Il  suffit  d'avoir  le  courage  de  croire  à  un  grand  avenir 
national  et  de  se  mettre  en  marche  avec  cette  foi.  Mais,  avant 
tout,  il  faut  avoir  assez  d'esprit  national  pour  planter  et  pour 
étayer  aujourd'hui  l'arbre  qui  offrira  ses  fruits  les  plus  abon- 
dants aux  générations  futures.  11  faut  d'abord  conquérir  au 
pays  lui-même  le  marché  du  pays,  au  moins  quant  aux  objets 
de  consommation  générale,  et  s'attacher  à  tirer  directement 
de  la  zone  torride  les  produits  de  cette  zone  en  échange  de 
nos  produits  manufacturés.  Tel  est  en  particulier  le  problème 
que  l'Association  allemande  doit  résoudre,  si  l'Allemagne  ne 
veut  pas  rester  trop  en  arrière  delà  France,  de  l'Amérique  du 
Nord,  ou  même  de  la  Russie. 


f\/\r\.   j\/\/\ny\/\r>j 


CHAPITRE  VI. 

l'Économie   publique  et    l'économie  de   l'état  ,    l'économie 

POLITIQUE   ET   l'ÉCONOMIE   NATIONALE, 

Ce  qui  se  rapporte  à  la  perception,  à  l'emploi  et  à  l'adminis- 
tration des  moyens  matériels  du  gouvernement  d'une  société, 
ou  V économie  financière  de  VÈlat,  ne  doit  jamais  être  con- 
fondu avec  les  institutions,  les  règlements,  les  lois  et  les  cir- 
constances qui  régissent  la  condition  économique  des  citoyens, 

20 


306  SYSTÈME   NATIONAL.    —   LIVRE   IL 

OU  avec  ^économie  publique.  Cette  distinction  est  applicable 
à  toutes  les  sociétés,  petites  ou  grandes,  à  une  nation  tout  en- 
tière ou  à  des  fragments  de  nation. 

Dans  un  Etat  fédératif,  l'économie  financière  se  divise  en 
économie  des  Etats  particuliers  et  en  économie  de  l'associa- 
tion. 

L'économie  publique  [Volks-OEkonomie)  devient  une  éco- 
nomie nationale  {National-OEkonomie),  lorsque  l'État  ou  la 
fédération  embrasse  une  nation  complète  à  laquelle  sa  popu- 
lation, l'étendue  de  son  territoire,  ses  institutions  politiques,  sa 
civilisation,  sa  richesse  et  sa  puissance  promettent  l'indépen- 
dance, la  durée  et  l'importance  politique.  L'économie  publique 
et  l'économie  nationale  ne  sont  alors  qu'une  seule  et  même 
chose.  Elles  composent,  avec  l'économie  financière  de  l'État, 
l'économie  politique  de  la  na'tion. 

Dans  les  Étals,  au  contraire,  dont  la  population  et  le  terri- 
toire ne  consistent  que  dans  une  fraction  de  nation  ou  de  ter- 
ritoire national,  et,  qui,  ni  par  le  lien  politique  immédiat,  ni 
par  le  lien  fédératif,  ne  forment  un  ensemble  avec  les  au- 
tres fractions,  il  ne  peut  élre  question  que  d'une  économie  pu- 
blique par  opposition  à  l'économie  privée  ou  à  l'économie 
financière  de  l'État.  Dans  celte  condition  imparfaite,  les  objets 
et  les  besoins  d'une  grande  nationalité  ne  sauraient  être  pris 
en  considération  ;  l'économie  publique  ne  saurait  être  réglée 
en  vue  deconstiluer  une  nation  complète  en  elle-même,  d'as- 
surer son  indépendance,  sa  durée  et  sa  puissance.  Ici,  par 
conséquent,  la  politique  doit  être  exclue  de  l'économie  ;  ici 
l'on  n'a  à  tenir  comple  que  des  lois  naturelles  de  l'économie 
sociale  en  général,  telles  qu'elles  se  manifesteraient,  s'il  n'exis- 
tait nulle  part  de  puissante  et  compacte  nationalité  ou  d'éco- 
nomie nationale. 

C'est  de  ce  point  de  vue  que  s'est  développée  en  Allema- 
gne la  science  qu'on  a  appelée  d'abord  économie  de  l'État 
[StaaUwirthsch'jft],  puis  économie  nationale  {National-OEko- 
nomie),  puis  économie  politique  (Politische-OEkonomie),  puis 
économie  publique  [Volkswirlhschaft)y  sans  que  l'erreur  fon» 


LA  THÉORIE.    -—   CHAPITRE   VU.  307 

damentale  des  systèmes  ainsi  désignés  y  ait  été  découverte. 
La  notion  de  réconomie  nationale  ne  pouvait  pas  être  com- 
prise, parce  qu'il  n'existait  pas  de  nation  économique,  et  qu'à 
l'idée  particulière  et  déterminée  de  nation  on  avait  substitué 
l'idée  générale  et  vague  de  société^  idée  applicable  au  genre 
humain  tout  entier  ou  à  un  petit  pays  ou  à  une  seule  ville, 
tout  aussi  bien  qu'à  la  nation. 


CHAPITRE    VII. 

L^INDUSTRIE    MANUFACTURIÈRE    ET    LES    FORCES    PRODUCTIVES 
PERSONNELLES;,  SOCIALES  ET  POLITIQUES  DU  PAYS  (1). 

Sous  le  régime  d'une  agriculture  informe  régnent  la  paresse 
d'esprit,  la  lourdeur  de  corps,  l'attachement  à  de  vieilles  idées, 

(1)  Dans  ce  chapitre  et  dans  ceux  qui  suivent,  List  met  en  relief,  avec 
beaucoup  de  force,  les  avantages  de  celte  industrie  manufacturière  que  plu- 
sieurs économistes  ont  syslémaliquemenl  dépréciée  et  dont  on  s'est  plu,  dans 
ces  dernières  années,  à  exagérer  les  inconvénients.  Il  ne  s'agit  pas  ici,  du 
reste,  à  proprement  parler,  d'une  comparaison  entre  l'agriculture  et  l'indus- 
trie manufacturière;  List  ne  reprend  pas  celte  thèse  banale  ;  mais,  à  ce  qu'il 
appelle  l'état  purement  agricole,  il  oppose  l'état  à  la  (ois  agricole  et  manu- 
facturier. Celle  dernière  condition  de  la  société  est  incontestablement  un  dé- 
veloppement de  la  civilisation,  et  elle  nous  donne  de  grands  biens,  quelque- 
fois, il  est  vrai,  mêlés  de  grands  maux. 

On  a  reproché  à  List  d'avoir  fait  exclusivement  honneur  à  l'industrie  ma- 
nufacturière de  résultats  qui  pourraient  être  justement  revendiqués  pour  le 
commerce.  Voici  comment  s'exprime  à  cet  égard  lauleùr  allemand  de  ÏÉco 
nomie  nationale  du  passé  et  de  l'avenir,  M.  Hildebrand. 

«  List  oublie  le  grand  rôle  historique  du  commerce  intermédiaire,  princi- 
pal objet  de  l'aclivité  des  ré|)ubli(|ues  italiennes  du  moyen  âge  ainsi  que  des 
Villes  anséaliqnes  et  de  la  Hollande,  et  il  exagère  l'influence  des  manufac- 
tures. C'est  de  ces  dernières  qu'il  fait  dériver,  non-seulemeni  la  prospérité  de 
l'agriculture  et  du  commerce,  mais  les  sciences  et  les  beaux-arts,  et  il  oublie 
que  ni  la  culture  inlelleciuelle  des  anciens,  ni  l'art  du  moyen  âge,  ni  |a  littéra- 
ture anglaise  depuis  Bacon  et  Shakespeare  jusqu'à  Hume ,  ne  doivent 
leur  origine  à  l'industrie  manufacturière,  cette  fille  des  temps  modernes.  Cette 
puissante  influence  sur  la  civilisation  du  genre  humain,  dont  List  lui  fait 


308  SYSTÈME   NATIONAL.    LIVRE    II. 

à  de  vieilles  habitudes,  à  de  vieux  usages  et  à  de  vieux  pro- 
cédés, le  défaut  d'éducation,  de  bien-être  et  de  liberté.  Le 
désir  d'un  continuel  accroissement  des  biens  moraux  et  maté- 
riels, l'émulation  et  l'amour  de  la  liberté  c.iractérisent,  au 
contraire,  le  pays  manufacturier  et  commerçant. 

Cette  différence  s'explique  en  partie  par  la  différence  de 
genre  de  vie  et  d'éducation  des  agriculteurs  et  des  manufac- 
turiers, en  partie  par  celle  de  leurs  occupations  et  des  ressour- 
ces qu'elles  exigent.  Les  agriculteurs  vivent  dispersés  sur  toute 
la  surface  du  pays  et  n'entretiennent  les  uns  avec  les  autres 
que  des  rapports  éloignés.  L'un  fait  à  peu  près  ce  que  fait 
l'autre,  et  leur  production  est  généralement  la  même.  Ce  sont 
à  peu  près  les  mêmes  choses  qu'ils  ont  en  excédant  ou  dont 
ils  ont  besoin,  et  chacun  est  le  meilleur  consommateur  de  ses 
produits;  il  ne  s'offre,  par  conséquent,  que  peu  d'occasions  de 
commerce  moral  et  matériel.  Le  cultivateur  s'adresse  moins 
aux  hommes  qu'à  la  nature  inanimée.  Accoutumé  à  ne  ré- 
colter là  où  il  a  semé  qu'après  un  long  intervalle,  et  à  s'en 
remettre  à  la  volonté  d'une  puissance  supérieure  du  succès  de 
ses  efforts,  la  modération,  la  patience,  la  résignation,  mais 
aussi  la  nonchalance  et  la  paresse  d'esprit,  deviennent  pour 
lui  une  seconde  nature.  Ses  occupations  le  tenant  éloigné  du 

honneur,  devrait  plutôt  être  attribuée  au  commerce,  l/hisloire  entière  de  la 
civilisation,  depuis  les  Hindous  et  les  Phéniciens  dans  l'antiquité  jusqu'à 
l'Amérique  de  nos  jours,  atteste  que  les  points  du  globe  où  les  nations  se 
trouvent  en  contact,  les  rives  des  fleuves  el  les  côtes  de  la  mer  sont  toujours 
les  berceaux  de  la  culture  intellectuelle  et  politique,  et  s'il  faut  reconnaître 
que,  actuelK  ment,  aucune  nation  ne  peut  conserver  de  part  au  commerce  de 
l'univers,  si  elle  ne  possède  une  industrie  florissante,  une  telle  condition  n'é- 
tait nullement  nécessaire  dans  le  pusse.  » 

Nous  reconnaissons  volontiers  qu'une  partie  de  ce  qui  est  dit  dans  le  pré- 
sent ouvrage  sur  l'influence  de  l'industrie  manufacturière,  est  également  ap- 
plicable au  commerce.  Mais  il  ne  faut  pas  perdre  de  vue  que,  même  dans 
l'antiquité  el  au  moyen  âge,  l'industrie  manufacturière  a  toujours  été  plus 
ou  moins  étroitement  liée  au  commerce,  sinon  à  celte  savante  el  féconde  indus- 
trie des  temps  modernes  sans  laquelle  il  ne  peut  plus  se  concevoir  de  grand 
commerce,  ni  de  grande  civilisation,  du  moins  celle  que  comportait  l'épo- 
que; et  que  en  dernière  analyse,  le  commerce  lui-même  n'a  pris  quelque  essor 
et  n'a  existé  à  proprt  ment  parler  que  du  jour  où  le  travail  manufacturier  a 
jsurgi  en  se  détachant  du  travail  agricole.  (H.  R.) 


LA   THÉORIE.    —    CHAPITRE  VII.  309 

commerce  des  hommes  n'exigent  habituellement  de  lui  que 
peu  d'efforts  intellectuels  et  qu'une  médiocre  dextérité.  Il 
s'instruit  par  l'exemple  dans  le  cercle  étroit  de  la  famille  où 
il  a  reçu  l'existence,  et  l'idée  lui  vient  rarement  qu'on  pourrait 
travailler  autrement  et  mieux.  Depuis  le  berceau  jusqu'à  la 
tombe  il  se  meut  constamment  dans  le  même  cercle  étroit  de 
personnes  et  de  relations.  Les  exemples  d'une  prospérité 
éclatante  due  à  des  efforts  extraordinaires  frappent  rarement 
ses  regards.  La  propriété,  comme  la  misère,  se  transmet  sous 
ce  régime  de  génération  en  génération,  et  presque  toute  la 
force  productive  que  crée  l'émulation  est  annihilée. 

La  vie  des  manufactures  est  essentiellement  différente. 
Rapprochés  les  uns  des  autres  par  leurs  occupations,  les  ma- 
nufacturiers ne  peuvent  vivre  qu'en  société  et  par  la  société, 
dans  le  commerce  et  par  le  commerce.  Toutes  les  denrées  ali- 
mentaires et  toutes  les  matières  brutes  qui  leur  sont  néces- 
saires, ils  les  achètent  sur  le  marché,  et  ce  n'est  que  la  plus 
faible  part  de  leurs  produits  qu'ils  réservent  pour  leur  con- 
sommation. Tandis  que  l'agriculteur  compte  principalement 
sur  les  bienfaits  de  la  nature,  la  fortune,  l'existence  môme  du 
manufacturier  dépend  surtout  du  commerce.  Tandis  que  le 
premier  ne  connaît  pas  son  consommateur  ou  du  moins  se 
préoccupe  peu  de  son  débouché,  le  second  ne  vit  que  par  sa 
clientèle.  Les  cours  des  matières  brutes,  des  denrées  alimen- 
taires, de  la  main-d'œuvre,  des  marchandises  fabriquées  et  de 
l'argent,  varient  sans  cesse;  le  manufacturier  ne  sait  jamais 
avec  exactitude  quel  sera  le  montant  de  ses  profits.  Les  faveurs 
delà  nature  et  un  travail  ordinaire  ne  lui  assurent  pas  l'exis- 
tence et  le  bien-être  comme  à  l'agriculteur. 

C'est  son  intelligence  et  son  activité  seules  qui  les  lui  don- 
neront. 11  doit  travailler  à  acquérir  le  superQu  pour  être  sûr 
du  nécessaire,  à  devenir  riche  pour  ne  pas  tomber  dans  la 
pauvreté.  S'il  est  un  peu  plus  prompt  que  les  autres,  il 
réussit;  un  peu  plus  lent,  sa  ruine  est  certaine.  Il  a  constam- 
ment à  acheter  et  à  vendre,  à  échanger,  à  négocier.  Partout  il 
est  aux  prises  avec  les  hommes,  avec  des  rapports  variables, 


310  SYSTÈME    NATIONAL.    LIVRE    II. 

avec  les  lois  et  les  institutions  ;  il  a  cent  lois  plus  d'occasions 
de  former  son  esprit  que  l'agriculteur.  Pour  la  conduite  de 
ses  affaires,  il  a  besoin  de  connaître  Télranger.  Pour  l'établis- 
sement de  sonindustrie,ilest  tenuàdes  efforts  extraordinaires. 
Tandis  que  l'agriculteur  n'a  de  rapports  qu'avec  son  voisinage, 
les  relations  du  manufacturier  s'étendent  sur  toutes  les  parties 
du  monde.  Le  désir  d'acquérir  ou  de  conserver  la  confiance 
de  ses  compatriotes,  et  une  concurrence  sans  fin  qui  ne  cesse 
de  menacer  son  existence  et  sa  fortune,  sont  pour  lui  de  vifs 
stimulants  à  une  incessante  activité  et  à  des  progrès  ininter- 
rompus. Mille  exemples  lui  prouvent  que,  par  des  efforts  ex- 
traordinaires, on  peut  s'élever  de  la  position  la  plus  infime 
aux  premiers  rangs  de  la  société,  mais  qu'on  peut  aussi,  par 
la  routine  et  par  la  négligence,  tomber  du  haut  de  l'échelle 
sociale  à  ses  plus  bas  degrés.  Cet  état  de  choses  fait  naître  chez 
le  manufacturier  une  énergie  dont  on  n'aperçoit  nulle  trace 
sous  le  régime  d'une  informe  agriculture. 

Si  l'on  envisage  dans  leur  ensemble  le?  travaux  des  manu- 
factures, on  reconnaît  tout  d'abord  qu'ils  développent  et 
mettent  enjeu  des  facultés  et  des  talents  infiniment  plus  variés, 
infiniment  plus  élevés  que  ne  le  fait  l'agriculture. 

Adam  Smith,  assurément,  a  soutenu  un  de  ces  paradoxes 
qu'il  aimait  tant,  au  dire  de  son  biographe  Dugald-Stewart, 
lorsqu'il  a  prétendu  que  l'agriculture  exige  plus  d'habileté 
que  les  arts  industriels.  Sans  rechercher  si  la  confection  d'une 
montre  exige  plus  d'habileté  que  la  direction  d'une  ferme, 
nous  nous  contenterons  de  faire  remarquer  que  toutes  les  oc- 
cupations d'une  ferme  sont  de  même  nature,  tandis  que  celles 
d'une  manufacture  sont  variées  à  l'infini.  On  ne  doit  pas  ou- 
blier non  plus  que,  dans  la  comparaison  dont  il  s'agit,  c'est 
l'agriculture  dans  son  état  primitif  qu'il  faut  envisager,  et 
non  pas  celle  qui  s'est  perfectionnée  sous  l'influence  des  manu- 
factures. Si  la  condition  de  l'agriculteur  en  Angleterre  pa- 
raissait à  Adam  Sîuith  beaucoup  plus  noble  que  celle  du  fa- 
bricant, c'est  qu'il  lui  échappait  qu'elle  avait  été  relevée  par 
l'action  des  manufactures  et  du  commerce. 


LA    THÉORIE.    —    CHAPITRE    VU.  3H 

Évidemment  l'agriculture  ne  requiert  que  les  mêmes  espè- 
ces de  capacités,  la  force  du  corps  et  la  persévérance  dans  Texé- 
cution  détaches  grossières,  unies  à  un  certain  esprit  d'ordre, 
tandis  que  les  manufactures  exigent  une  immense  variété  de 
facultés  intellectuelles,  de  talents  naturels  et  acquis.  La  de- 
mande de  celte  grande  diversité  de  disposition»,  dans  un  pays 
manufacturier,  permet  à  chaque  individu  de  trouver  une  oc- 
cupation, une  vocation  conforme  à  son  aptitude,  au  lieu  que, 
dans  un  pays  agricole,  le  choix  est  des  plus  limités.  Dans  le 
premier,  les  dons  de  l'esprit  sont  infiniment  plus  estimés  (jue 
dans  le  second,  où  le  mérite  d'un  homme  se  mesure  en  général 
sur  sa  force  corporelle.  Il  n'est  pas  rare  d'y  voir  le  travail  de 
l'homme  débile,  de  l'impotent,  obtenir  un  prix  beaucoup  plus 
élevé  que  celui  de  l'homme  le  plus  robuste.  La  moindre  force, 
celle  de  l'enfant  et  de  la  femme,  celle  de  l'impotent  et  du 
vieillard,  trouve  dans  les  manufactures  emploi  et  rémuné- 
ration. 

Les  manufactures  sont  filles  des  sciences  et  des  beaux-arts, 
et  ce  sont  elles  aussi  qui  les  entretiennent  et  qui  les  nourris- 
sent. Voyez  comme  le  cultivateur  primitif  a  peu  recours  aux 
sciences  et  aux  beaux-arts,  comme  il  a  peu  besoin  de  leur 
aide  pour  la  fabrication  des  grossiers  instruments  dont  il  se 
sert.  Sans  doute  c'est  Tagriculture  qui  dans  l'origine  a  permis 
à  l'homme,  au  moyen  de  la  rente  de  la  terre,  de  s'adonner 
aux  sciences  et  aux  beaux-arts  ;  mais,  en  l'absence  des  manu- 
factures, ils  sont  restés  constamment  le  partage  de  castes,  et 
leurs  effets  bienfaisants  se  sont  à  peine  fait  sentir  des  masses. 
Dans  un  pays  manufacturier,  l'industrie  des  masses  est 
éclairée  par  les  sciences,  qui  à  leur  tour,  ainsi  que  les  beaux- 
arts,  sont  nourries  par  l'industrie  des  masses.  A  peine  y  a-t-il 
une  opération  manufacturière  qui  ne  se  rattache  à  la  physi- 
que, à  la  mécanique,  à  la  chimie,  aux  mathématiques,  ou  à 
l'art  du  dessin.  11  n'y  a  point  de  progrès,  point  de  décou- 
verte dans  les  sciences,  qui  n'améliore  et  ne  transforme  cent 
industries.  Dans  un  pays  manufacturier,  par  conséquent,  les 
sciences  et  les  beaux-arts  doivent  devenir  populaires.   Le 


3J2  SYSTÈME    NATIONAL.    —    LIVRE    II. 

besoin  de  culture  et  d'instruction  à  l'aide  d'écrits  et  d'exposés, 
éprouvé  par  un  grand  nombre  de  personnes  appelées  à  appli- 
quer les  résultats  des  recherches  scientifiques,  décide  des 
talents  spéciaux  à  se  vouer  à  l'enseignement  et  à  la  profession 
d'écrivain.  La  concurrence  de  ces  talents,  jointe  à  une  forte 
demande  de  leurs  services,  provoque  une  division  et  une  com- 
binaison des  travaux  scientifiques,  qui  exercent  l'influence  la 
plus  heureuse  non -seulement  sur  le  développement  des 
sciences,  mais  sur  le  perfectionnement  des  beaux-arts  et  des 
arts  industriels.  Les  effets  de  ces  perfectionnements  s'étendent 
bientôt  jusqu'à  l'agriculture.  Nulle  part  on  ne  trouve  de 
machines  ni  d'instruments  agricoles  plus  parfaits,  nulle  part 
l'agriculture  des  champs  n'est  pratiquée  avec  autant  d'intelli- 
gence que  dans  les  pays  oîj  fleurit  l'industrie  manufacturière. 
Sous  l'influence  de  celle-ci  l'agriculture  devient  une  industrie, 
un  art,  une  science. 

L'union  des  sciences  avec  les  arts  industriels  a  créé  cette 
grande  force  physiquequi,pourles  sociétés  modernes,  remplace 
au  décuple  le  travail  des  esclaves  de  l'antiquité,  et  qui  est 
appelée  à  exercer  une  si  profonde  influence  sur  la  condition 
des  masses,  sur  la  civilisation  des  pays  barbares,  sur  l'assai- 
nissement des  pays  inhabités  et  sur  la  puissance  des  nations 
d'ancienne  culture,  la  force  des  machines. 

La  nation  manufacturière  a  cent  fois  plus  d'occasions 
d'employer  des  machines  que  la  nation  purement  agricole. 
Un  homme  impotent  peut,  en  dirigeant  une  machine  à  va- 
peur, produire  cent  fois  plus  que  l'homme  le  plus  robuste 
avec  son  bras. 

La  force  des  machines  jointe  aux  voies  de  transport  perfec- 
tionnées des  temps  modernes  procure  au  pays  manufacturier 
une  supériorité  immense  sur  le  pays  purement  agriculteur.  Il 
est  évident  que  les  canaux,  les  chemins  de  fer  et  la  navigation  à 
vapeur  ne  doivent  leur  existence  qu'à  l'industrie  manufactu- 
rière et  ne  peuvent  s'étendre  que  par  elle  sur  toute  la  surface 
du  territoire.  Le  pays  purement  agriculteur,  où  chacun  pro- 
duit la  plus  grande  partie  des  objets  qui  lui  sont  nécessaires 


LA    THÉORIE.    —    CHAPITRE    VII.  313 

et  consomme  la  plupart  de  ses  produits,  où  les  individus  n'entre- 
tiennent que  peu  de  rapports  les  uns  avec  les  autres,  ne  peut 
offrir  un  mouvement  de  marchandises  ni  de  personnes  assez 
vaste  pour  couvrir  les  frais  de  construction  et  d'entretien  de 
pareilles  machines. 

Les  inventions  nouvelles  et  les  améliorations  sont  peu 
appréciées  dans  un  pays  purement  agriculteur.  Ceux  qui  les 
poursuivent  y  perdent  en  général  leurs  recherches  et  leurs 
efforts.  Dans  un  pays  manufacturier,  au  contraire,  il  n'y  a 
point  de  voie  qui  mène  plus  vite  à  la  richesse  et  à  la  considé- 
ration que  celle  des  inventions  et  des  découvertes.  Dans  ce 
dernier,  le  génie  est  plus  estimé  et  mieux  rémunéré  que  le 
talent,  le  talent  que  la  force  physique.  Dans  le  pays  agricul- 
teur, si  l'on  excepte  les  services  puhlics,  c'est  à  peu  près  l'op- 
posé qui  est  la  règle. 

Les  manufactures  n'agissent  pas  moins  sur  le  développe- 
ment de  la  puissance  du  travail  physique  que  sur  celui  des 
forces  morales  de  la  nation;  elles  offrent  aux  ouvriers  des 
jouissances  et  des  stimulants  qui  les  excitent  à  déployer  toutes 
leurs  forces  et  l'occasion  de  les  employer.  C'est  un  fait  incon- 
testé que,  dans  les  pays  manufacturiers  qui  prospèrent, 
l'ouvrier,  indépendamment  du  secours  qu'il  trouve  dans  des 
machines  et  dans  des  instruments  meilleurs,  exécute  chaque 
jour  infiniment  plus  d'ouvrage  que  dans  les  pays  purement 
agriculteurs. 

Déjà  cette  circonstance  que  dans  les  pays  manufacturiers 
le  temps  a  incomparablement  plus  de  prix  que  dans  les  pays 
agriculteurs,  témoigne  de  la  situation  plus  élevée  qu'y  obtient 
le  travail.  Le  degré  de  civilisation  d'un  peuple  et  le  cas  qu'il 
fait  du  travail  ne  sauraient  mieux  se  mesurer  que  sur  le  prix 
qu'il  attache  au  temps.  Le  sauvage  reste  des  jours  entiers 
oisif  dans  sa  cabane.  Comment  le  pasteur  connaîtrait-il  le  prix 
du  temps,  lui  pour  qui  c'est  un  fardeau,  que  le  chalumeau  ou 
le  sommeil  peut  seul  lui  rendre  supportable  ?  Comment  un 
esclave,  un  serf,  un  corvéable  apprendrait-il  à  ménager  le 
temps,  lui  pour  qui  le  travail  est  une  punition  et  l'oisiveté  un 


314  SYSTÈME   NATIONAL.    —    LIVRE  II. 

profit  ?  Ce  n'est  que  par  l'industrie  manufacturière  que  les 
peuples  arrivent  à  comprendre  la  valeur  du  temps.  C'est  alors 
que  gagner  ou  perdre  du  temps ,  c'est  gagner  ou  perdre  des 
intérêts.  Le  zèle  que  met  le  manufacturier  à  tirer  de  son 
temps  le  meilieurparti  possible  se  communique  àTagriculteur. 
Les  manufactures  augmentant  la  demande  des  produits  agri- 
coles, la  rente  s'élève,  partant  la  valeur  du  sol  ;  des  capitaux 
plus  considérables  sont  employés  à  l'exploitation,  les  consom- 
mations se  multiplient  ;  il  faut  retirer  de  la  terre  un  plus  grand 
produit  pour  faire  face  à  une  rente  plus  élevée,  aux  intérêts 
des  capitaux  et  à  une  consommation  plus  étendue.  On  est 
en  position  d'offrir  de  plus  forts  salaires,  mais  on  réclame  en 
même  temps  de  plus  grands  services.  L'ouvrier  commence  à 
s'apercevoir  que,  dans  sa  force  corporelle  et  dans  l'adresse 
avec  laquelle  il  en  fait  usage,  il  possède  le  moyen  d'améliorer 
sa  condition.  Il  commence  à  comprendre  pourquoi  l'on  dit  en 
Angleterre  :  Le  temps  c'est  de  l'argent. 

L'isolement  dans  lequel  vit  le  cultivateur  et  son  peu  de 
lumières  ne  lui  permettent  guère  de  contribuer  à  la  civilisa- 
tion générale  ni  d'apprécier  le  mérite  des  institutions  politi- 
ques, encore  moins  de  prendre  une  part  active  à  la  conduite 
des  affaires  publiques  et  à  l'administration  de  la  justice,  ou  de 
défendre  sa  liberté  et  ses  droits.  Partout  les  nations  purement 
agricoles  ont  vécu  dans  l'esclavage  ou  du  moins  sous  le  joug 
du  despotisme,  de  la  féodalité  ou  de  la  théocratie.  Déjà  la 
possession  exclusive  du  sol  assure  à  l'autocrate,  aux  grands 
ou  à  la  caste  des  prêtres,  sur  la  masse  de  la  population  rurale, 
une  autorité  à  laquelle  celle-ci  ne  saurait  se  soustraire  d'elle- 
même. 

Partout,  sous  l'empire  de  l'habitude,  le  joug  imposé  par 
la  force  ou  par  la  superstition  et  par  la  puissance  théocra- 
tique  aux  nations  purement  agricoles  s'imprime  sur  elles  si 
fortement  qu'elles  finissent  par  le  considérer  comme  une 
partie  essentielle  d'elles-mêmes  el  comme  une  condition  de 
leur  existence. 
^    La  loi  de  la  division  des  tâches  et  de  l'association  des 


LA   TflÉORIE.    —   CHAPITRE    VII.  315 

forces  productives  rapproche,  au  contraire,  avec  une  puissance 
irrésistible  les  nianul'acturiers  les  uns  des  autres.  Le  frotte- 
ment produit  les  étincelles  de  l'esprit  tout  comme  colles  du 
feu.  Mais  il  n'y  a  de  frottement  intellectuel  que  là  où  Fou  est 
voisin,  là  où  les  relations  d'affaires  et  d'études,  celles  de  la 
société  et  de  la  vie  politique  sont  fréquentes,  là  où  il  existe  un 
grand  commerce  de  marchandises  et  d'idées.  Plus  les 
hommes  vivent  unis  dans  un  seul  et  même  lieu,  plus  chacun 
d'eux  a  besoin  pour  son  industrie  du  concours  de  tous  les 
autres  ;  plus  son  industrie  exige  de  lumières,  de  prudence  et 
de  culture,  moins  l'arbitraire,  l'absence  des  lois,  l'oppression 
et  les  prétentions  illégitimes  sont  compatibles  avec  l'activité 
des  individus  et  avec  leur  poursuite  du  bien-être  ;  plus  les 
institutions  civiles  sont  parfaites,  plus  la  liberté  est  étendue, 
plus  on  a  occasion  de  se  former  soi-même  ou  d'aider  à  l'é- 
ducation des  autres.  Aussi  dans  tous  les  lieux  et  dans  tous  les 
temps  la  liberté  et^la  civilisation  sont-elles  sorties  des  villes  : 
témoin,  dans  Tantiquité  la  Grèce  et  l'Italie,  au  moyen  âge 
rilalie,  l'Allemagne,  la  Belgique  et  la  Hollande,  plus  tard 
l'Angleterre,  et  tout  récemment  l'Amérique  du  Nord  et  la 
France. 

Mais  il  y  a  deux  espèces  de  villes  ;  nous  appellerons  les  unes 
productives,  les  autres  consommatrices.  11  y  a  des  villes  qui 
mettent  en  œuvre  les  matières  brûles,  et  qui  les  paient  à  la 
campagne  en  articles  manufacturés,  de  même  que  les  den- 
rées alimentaires  dont  elles  ont  besoin  ;  ce  sont  les  cités  ma- 
nufacturières, les  villes  productives.  Leur  prospérité  fait  la 
prospérité  de  l'agriculture,  et  elles  grandissent  d'autant  plus 
que  l'agriculture  déploie  plus  de  ressources.  Mais  il  y  a  aussi 
des  villes  où  vivent  ceux  qui  consomment  la  rente  de  la  terre. 
Dans  tous  les  pays  quelque  peu  cultivés,  une  grande  por- 
tion du  revenu  national  est  consommée  à  titre  de  rentes  au 
sein  des  villes.  Ce  serait  une  erreur  que  de  soutenir  en  thèse 
générale  que  ces  consommations  nuisent  à  la  production  ou 
même  ne  lui  sont  pas  utiles  ;  car  la  possibilité  de  s'assurer, 
au  moyen  d'une  rente  territoriale,  une  existence  indépen  - 


316  SYSTÈME    NATIONAL.    —    LIVRE    H. 

dante,  est  un  puissant  aiguillon  à  l'économie,  à  l'emploi  des 
épargnes  dans  ragriciilture  et  aux  améliorations  agricoles.  De 
plus,  jaloux  de  se  distinguer  parmi  ses  concitoyens,  le  pro- 
priétaire, que  son  éducation  et  l'indépendance  de  sa  position 
favorisent,  prête  un  concours  utile  à  ki  civilisation,  aux  in- 
stitutions publiques,  à  l'administration  de  l'État,  aux  sciences 
et  aux  beaux-arts.  Le  degré  auquel  la  rente  influe  ainsi  sur 
l'industrie,  sur  la  prospérité  et  sur  la  civilisation  du  pays, 
dépend  toujours,  d'ailleurs,  du  plus  ou  moins  de  liberté  que 
le  pays  a  conquis.  Le  désir  de  se  rendre  utile  à  la  société  par 
une  activité  volontaire  et  de  se  distinguer  parmi  ses  conci- 
toyens, ne  se  développe  que  chez  les  peuples  où  cette  activité 
procure  la  reconnaissance,  l'estime  publique  et  des  dignités; 
mais  non  pas  chez  ceux  oii  l'ambition  de  l'estime  publique  et 
l'indépendance  vis-à-vis  du  pouvoir  sont  regardées  d'un  œil 
jaloux.  Chez  ces  derniers,  le  propriétaire  s'abandonnera  plutôt 
à  la  débauche  ou  à  l'oisiveté,  et,  en  livrant  ainsi  au  mépris 
l'activité  utile,  en  portant  atteinte  à  la  morale,  il  compro- 
mettra jusqu'au  principe  même  de  la  force  productive  du 
pays.  Si  sa  consommation  encourage  jusqu'à  un  certain  point 
les  manufactures  des  villes,  ces  manufactures  doivent  être 
considérées  comme  des  fruits  creux  et  malsains  ;  elles  ne  ser- 
viront guère  au  développement  de  la  civilisation,  de  la  pros- 
périté et  de  la  liberté  du  pays.  Une  saine  industrie  manufac- 
turière produisant  en  général  la  liberté  et  la  civilisation,  on 
peut  dire  que,  d'un  fonds  d'oisiveté,  de  débauche  et  d'immo- 
ralité qu'était  la  rente,  elle  en  fait  un  fonds  de  production  in- 
tellectuelle, et  que,  par  conséquent,  elle  transforme  en  villes 
productives  les  villes  purement  consommatrices. 

Une  autre  ressource  des  villes  consommatrices  consiste 
dans  les  consommations  des  fonctionnaires  publics  et  de  l'ad- 
ministration en  général.  Ces  consommations  peuvent  donner 
à  la  ville  un  air  de  prospérité  ;  mais  le  point  de  savoir  si  elles 
sont  utiles  ou  nuisibles  à  la  force  productive  du  pays,  à  sa 
prospérité  et  à  ses  institutions,  dépend  de  l'influence  bonne 
ou  mauvaise  des  fonctions  exercées  par  les  consommateurs. 


LA    THÉORIE.    —    CHAPITRE    VIL  3i7 

C'est  ce  qui  explique  pourquoi,  dans  les  pays  purement 
agriculteurs,  il  peut  y  avoir  de  grandes  villes,  qui,  malgré  le 
nombre  considérable  de  personnes  riches  et  la  variété  des 
industries  qu'elles  renferment,  n'exercent  qu'une  influence 
inappréciable  sur  la  civilisation,  sur  la  liberté  et  sur  la  force 
productive  du  pays.  Les  gens  de  métier  y  partagent  nécessai- 
rement les  opinions  de  leur  clientèle  ;  on  ne  doit  voir  en  eux 
que  les  domestiques  des  propriétaires  et  des  fonctionnaires 
publics.  A  côté  du  grand  luxe  de  ces  villes,  la  pauvreté,  la 
misère,  l'étroitesse  d'esprit  et  la  bassesse  des  sentiments  ré- 
gnent parmi  les  habitants  de  la  campagne.  Les  manufactures 
n'exercent,  en  général,  sur  la  civilisation,  sur  le  perfection- 
nement des  institutions  publiques  et  sur  la  liberté  de  la  na- 
tion un  effet  salutaire,  que  là  oii,  indépendantes  des  proprié- 
taires et  des  fonctionnaires  publics,  elles  travaillent,  soit  pour 
la  masse  de  la  population  rurale,  soit  pour  l'exportation,  et 
achètent  une  grande  quantité  de  produits  agricoles  pour  les 
mettre  en  œuvre  ou  pour  s'en  nourrir.  A  mesure  que  cette 
saine  industrie  manufacturière  se  fortifiera,  elle  attirera  à  elle 
celle  que  les  consommateurs  dont  on  vient  de  parler  avaient 
fait  naître  ;  en  même  temps  que  les  propriétaires,  les  em- 
ployés de  l'État  et  les  institutions  publiques  se  perfectionne- 
ront au  profit  de  la  communauté. 

Considérez  une  grande  ville  où  les  manufacturiers  sont  nom- 
breux, indépendants,  amis  de  la  liberté,  instruits  et  riches, 
011  les  négociants  ont  les  mêmes  intérêts  et  la  même  situation, 
où  les  propriétaires  se  sentent  obligés  de  se  concilier  l'estime 
publique,  où  les  employés  de  l'Etat  sont  soumis  au  contrôle 
de  l'opinion,  où  les  savants  et  les  artistes  travaillent  pour  le 
grand  public  et  tirent  de  lui  leurs  moyens  d'existence  ;  consi- 
dérez la  masse  des  ressources  intellectuelles  et  matérielles  ac- 
cumulées dans  cet  étroit  espace;  remarquez  l'intime  union 
qui  existe  entre  cette  masse  de  forces  sous  la  loi  de  la  division 
des  tâches  et  de  l'association  des  forces  productives;  songez 
avec  quelle  rapidité  chaque  amélioration,  chaque  progrès 
dans  les  institutions  publiques  et  dans  l'état  économique  et 


318  SYSTÈME   NATIONAL.    —   LIVRE    II. 

social,  et  de  même  chaque  pas  rétrograde,  chaque  atteinte 
aux  intérêts  généraux  se  font  partout  sentir  ;  réfléchissez  com- 
bien il  est  facile  à  cette  population  qui  réside  en  un  seul  et 
même  lieu  de  s'entendre  sur  un  but  commun  et  sur  des  me- 
sures communes,  et  combien  de  ressources  elle  est  en  état  de 
rassembler  sur-le-champ  ;  \oyez  quelles  relations  étroites  une 
communauté  si  puissante,  si  éclairée  et  si  attachée  à  sa  li- 
berté entretient  avec  d'autres  communautés  semblables  da 
même  pays;  pesez  tout  cela,  et  vous  serez  aisément  con- 
vaincus qu'en  comparaison  des  villes  dont  toute  la  force,  nous 
l'avons  montré,  repose  sur  la  prospérité  des  manufactures  et 
du  commerce  qui  s'y  rattache,  la  population  rurale,  dispersée 
sur  toute  la  surface  du  territoire,  ne  peut,  quelque  nombreuse 
qu'elle  soit,  exercer  qu'une  faible  influence  sur  la  conserva- 
tion et  sur  le  perfectionnement  des  institutions  publiques. 

L'action  prépondérante  des  villes  sur  le  régime  politique  et 
civil  de  la  nation,  bien  loin  d'être  préjudiciable  aux  habitants 
des  campagnes,  leur  procure  d'incalculables  avantages.  L'in- 
térêt des  villes  leur  fait  un  devoir  d'appeler  les  agriculteurs 
au  partage  de  leur  liberté,  de  leur  culture  et  de  leur  prospé- 
rité. Car  plus  ces  richesses  intellectuelles  se  multiplient  parmi 
les  habitants  des  campagnes,  et  plus  s'accroît  aussi  la  quantité 
des  denrées  alimentaires  et  des  matières  brutes  qu'ils  four- 
nissent aux  villes,  et  par  conséquent  celle  des  articles  fabri- 
qués qu'ils  y  achètent,  plus  augmente  la  prospérité  des  villes. 
La  campagne  reçoit  des  villes  l'énergie,  les  lumières,  la 
liberté  et  les  institutions  ;  mais  les  villes  s'assurent  à  elles- 
mêmes  la  possession  de  la  liberté  et  des  institutions,  en  fai- 
sant participer  les  habitants  de  la  campagne  à  leurs  conquêtes. 
L'agriculture,  qui  n'avait  nourri  jusque-là  que  des  maîtres  et 
des  valets,  donne  alors  à  la  société  les  champions  les  plus  indé- 
pendants et  les  plus  vigoureux  de  sa  liberté.  Dans  l'économie 
rurale  elle-même,  alors,  toute  force  peut  se  produire.  L'ou- 
vrier peut  s'élever  au  rang  de  fermier,  le  fermier  au  rang  de 
propriétaire.  Les  capitaux,  ainsi  que  les  moyens  de  transport 
que  l'industrie  manufacturière  provoque  et  établit,  fécondent 


*  LA    THÉORIE.    CHAPITRE    VU.  319 

partout  la  culture  des  champs.  Le  servage,  les  droits  féodaux, 
les  lois  et  les  institutions  qui  entravent  le  travail  et  la  liberté 
disparaissent.  Le  propriétaire  foncier  retire  alors  un  revenu 
cent  fois  plus  fort  de  son  bois  que  de  sa  chasse.  Ceux  qui, 
dans  le  triste  produit  de  la  corvée,  trouvaient  à  peine  le 
moyen  de  mener  une  vie  grossière  à  la  campagne,  dont 
Tunique  plaisir  consistait  à  entretenir  des  chevaux  et  des 
chiens  et  à  chasser  le  gibier,  qui,  en  conséquence,  voulaient 
que  tout  ce  qui  les  troublait  dans  celte  jouissance  fût  puni 
comme  un  attentat  contre  leur  majesté  seigneuriale,  sont  alors, 
par  l'augmentation  de  leurs  rentes,  par  le  produit  du  travail 
libre,  en  état  de  passer  une  partie  de  Tannée  dans  les  villes. 
Là  le  spectacle  et  la  musique,  le  culte  des  arts  et  la  lecture 
adoucissent  les  mœurs.  Là,  dans  la  société  des  artistes  et  des 
hom.mes  instruits,  ils  apprennent  à  estimer  Tesprit  et  le 
talent.  De  Nemrods  qu'ils  étaient,  ils  deviennent  des  hommes 
civilisés.  L'aspect  d'une  communauté  laborieuse,  dans  la- 
quelle chacun  travaille  à  améliorer  sa  condition,  éveille  aussi 
chez  eux  Tesprit  d'amélioration.  Au  lieu  de  courir  les  cerfs 
et  les  lièvres,  ils  poursuivent  Tinstruction  et  les  idées.  De 
retour  à  la  campagne,  ils  offrent  aux  moyens  et  aux  petits 
fermiers  des  exemples  utiles  à  suivre,  et  ils  obtiennent  leur 
estime  au  lieu  de  leurs  malédictions. 

A  mesure  que  fleurissent  Tindustrie  manufacturière  et 
Tagriculture,  Tesprit  humain  est  moins  enchaîné,  la  tolé- 
rance gagne  du  terrain,  et  la  vraie  morale,  le  véritable  sen- 
timent religieux  remplace  la  contrainte  des  consciences. 
Partout  Tindustrie  a  plaidé  la  cause  de  la  tolérance,  partout 
elle  a  changé  le  prêtre  en  instituteur  du  peuple  et  en  lettré. 
Partout  la  langue  et  la  littérature,  les  beaux-arts  et  les  in- 
stitutions civiles  ont  marché  du  même  pas  que  les  manufactu- 
res et  que  le  commerce. 

Ce  sont  les  manufactures  qui  rendent  la  nation  capable  de 
faire  le  commerce  avec  d'autres  nations  moins  cultivées, 
d'augmenter  sa  navigation  marchande,  de  devenir  une 
puissance  maritime  et  d'employer  le  trop-plein  de  sa  popula- 


320  SYSTÈME    NATIONAL.    LIVRE    II. 

tion  à  l'établissement  de  colonies  utiles  à  raccroissement  de 
sa  prospérité  et  de  sa  puissance. 

La  statistique  comparée  enseigne  qu'un  territoire  suffisam- 
ment étendu  et  fertile,  où  Tindustrie  manufacturière  et 
l'agriculture  sont  complètement  et  harmonieusement  déve- 
loppées, peut  nourrir  une  population  deux  ou  trois  fois  plus 
considérable  et  incomparablement  plus  prospère  qu'un  pays 
exclusivement  adonné  à  l'agriculture.  Il  suit  de  là  que  toutes 
les  forces  intellectuelles  de  la  nation,  les  revenus  de  l'Etat, 
les  moyens  de  défense  matériels  et  moraux  et  la  garantie  de 
l'indépendance  nationale,  augmentent  dans  la  même  propor- 
tion parla  possession  d'une  industrie  manufacturière. 

Dans  un  temps  où  l'art  et  la  mécanique  exercent  une  si 
forte  influence  sur  la  conduite  de  la  guerre,  où  toutes  les  opé- 
rations militaires  dépendent  à  un  si  haut  degré  de  la  situation 
du  trésor  public,  où  la  défense  du  pays  est  plus  ou  moins 
assurée,  suivent  que  la  masse  de  la  population  est  riche  ou 
pauvre,  intelligente  ou  stupide,  énergique  ou  plongée  dans 
l'apathie,  suivant  que  ses  sympathies  appartiennent  sans 
réserve  à  la  patrie,  ou  sont  en  partie  acquises  à  l'étranger, 
suivant  qu'elle  peut  armer  plus  ou  moins  de  soldats  ;  plus 
que  jamais,  dans  un  pareil  temps,  les  manufactures  doivent 
être  envisagées  du  point  de  vue  de  la  politique. 


CHAPITRE  VIII. 

l'industrie  manufacturière  et  les  forces  productives 
naturelles  du  pays. 

A  mesure  que  l'homme  avance  en  civilisation,  il  sait  mieux 
tirer  parti  des  forces  naturelles  placées  à  sa  portée,  et  sa 
sphère  d'action  s'agrandit. 

Le  chasseur  n'emploie  pas  la  millième  partie,  le  pasteur 


I 


LA    THÉORIE.    CHAPITRE   VIII.  321 

pas  la  centième  de  la  nature  qui  l'environne.  La  mer  et  les 
climats  étrangers  ne  lui  fournissent  ni  objets  de  consomma- 
tion, ni  instruments  de  travail,  ni  stimulants,  ou  du  moins  ils 
ne  lui  en  fournissent  qu'une  insignifiante  quantité. 

Dans  une  agriculture  informe,  une  grande  partie  des  forces 
naturelles  reste  encore  inemployée;  Thomme  borne  toujours 
ses  relations  à  son  voisinage  immédiat.  L'eau  et  le  vent  sont  à 
peine  utilisés  comme  forces  motrices  ;  les  minéraux  et  ces 
terres  de  diverses  espèces  auxquelles  les  manufactures  savent 
donner  tant  de  valeur  sont  négligés;  les  combustibles  sont 
gaspillés,  ou  bien,  comme  la  tourbe  par  exemple,  ils  sont  ré- 
putés un  obstacle  à  la  culture  ;  les  pierres,  le  sable  et  la 
chaux  ne  servent  que  rarement  aux  constructions  ;  au  lieu 
de  porter  les  fardeaux  que  les  hommes  leur  contient  ou  de 
fertiliser  les  champs  voisins,  les  cours  d'eau  ravagent  le 
pays.  La  zone  torride  et  la  mer  ne  fournissent  aux  cultivateurs 
que  fort  peu  de  leurs  produits. 

La  principale  force  naturelle  même,  ou  la  puissance  pro- 
ductive de  la  terre,  n'est  utilisée  que  dans  une  faible  propor- 
tion, tant  que  l'agriculture  n'est  pas  soutenue  par  l'industrie 
manufacturière. 

Dans  un  pays  purement  agriculteur,  chaque  région  doit 
produire  tout  ce  qui  lui  est  nécessaire  ,  car  elle  ne  peut  écou- 
ler abondamment  dans  les  autres  le  trop-plein  de  sa  produc- 
tion ni  en  tirer  ce  qui  lui  manque.  Quelque  fertile  que  soit  une 
région,  quelque  propre  qu'elle  soit  à  la  culture  des  plantes 
oléagineuses  ou  des  plantes  tinctoriales  ou  des  herbes  fourra- 
gères, il  faut  qu'on  y  fasse  croître  du  bois,  parce  que  le 
combustible  tiré  de  montagnes  éloignées  par  des  routes  de 
terre  en  mauvais  état  y  reviendrait  à  un  trop  haut  prix.  Le 
terrain  qui  rapporterait,  comme  vignoble  ou  comme  jardin 
potager,  un  revenu  triple  ou  quadruple,  est  consacré  à  la 
culture  (les  grains  et  des  fourrages.  Celui  qui  trouverait 
avantage  à  élever  purement  et  simplement  le  bétail  doit  aussi 
l'engraisser,  et  celui  pour  qui  il  y  aurait  profita  se  livrer 
exclusivement  à  cette  dernière  industrie  est  obligé  d'y  joindre 

21 


322  SYSTÈME   NATIONAL.    —     LIVRE    II. 

la  première.  Quelque  intérêt  qu'on  ait  à  se  servir  d'engrais 
minéraux,  tels  que  le  plâtre,  la  chaux  ou  la  marne,  ou  à 
brûler  de  la  tourbe,  du  charbon  de  terre,  etc.,  au  lieu  de 
bois,  et  à  défricher  les  forêt'*,  on  manque  de  moyen  de  com- 
munication pour  transporter  utilement  ces  matières  au  delà 
d'un  étroit  rayon.  Quelque  riche  produit  que  les  prairies 
pussent  rapporter  dans  les  vallées  si  l'irrigation  y  était  pra- 
tiquée sur  une  grande  échelle,  les  cours  d'eau  ne  servent 
qu'à  détacher  et  à  entraîner  un  sol  fertile. 

Lorsque  l'industrie  manufacturière  vient  à  naître  dans  un 
pays  agricole,  on  établit  des  routes,  on  construit  des  chemins 
de  fer,  on  creuse  des  canaux,  on  rend  les  fleuves  navigables, 
on  organise  des  lignes  de  bateaux  à  vapeur.  Par  là  non-seule- 
ment les  produits  dont  les  agriculteurs  peuvent  se  passer 
deviennent  des  machines  à  donner  des  rentes,  non-seulement 
le  travail  qu  ilsen^ploient  est  mis  en  activité,  et  la  population 
rurale  peut  tirer  des  richesses  naturelles  par  elle  appropriées 
un  revenu  beaucoup  plus  considérable  qu'auparavant,  mais 
encore  tous  les  minéraux,  tous  les  métaux  restés  enfouis  dans 
la  terre  trouvent  de  l'emploi  et  de  la  valeur.  Des  matières  qui 
précédemment  n'étaient  transportables  qu'à  une  distance  de 
quelques  milles,  comme  le  sel,  le  charbon  de  terre,  le  mar- 
bre, les  ardoises,  le  plâtre,  la  chaux,  le  bois,  les  écorces,  etc., 
peuvent  alors  se  distribuer  sur  toute  la  surface  d'un  empire. 
Des  objets  jusque-là  dépourvus  de  valeur  prennent  ainsi,  dans 
le  tableau  de  la  production  du  pays,  une  importance  qui  sur- 
passe de  beaucoup  celle  de  tout  le  revenu  antérieur  de  l'agri- 
culture. Alors  il  n'y  a  pas  un  pouce  cube  de  chute  d'eau  qui 
n'ait  un  service  à  rendre,  et,  jusque  dans  les  parties  les  plus 
reculées  du  pays,  le  bois  et  divers  combustibles,  dont  on 
n'avait  su  jusque-là  faire  aucun  usage,  acquièrent  du  prix. 

Les  manufactures  créent  une  demande  pour  une  mult.tude 
de  denrées  ainsi  que  de  matières  brutes,  auxquelles  certains 
terrains  peuvent  être  consacrés  avec  plus  d'avantage  qu'à  la 
production  du  blé,  d'ordinaire  le  principal  article  des  pays  pu- 
rement agricoles.  La  demande  de  lait,  de  beurre  et  de  viande 


LA   THÉORIE.  —   CHAPITRE    VI».  323 

qu'elles  occasionnent,  amène  une  plus-value  des  terrains  jus- 
que-là employés  comme  pâturages,  la  suppression  des  jachères 
et  l'établissement  de  canaux  d'irrigation  ;  celle  des  fruits  et  des 
légumes  transforme  les  champs  en  potagers  et  en  vergers. 

La  perte  que  le  pays  purement  agriculteur  éprouve  faute 
d'employer  ses  ressources  naturelles,  est  d'autant  plus  forte 
que  la  nature  l'a  mieux  doué  pour  les  manufactures,  et  que 
son  territoire  est  plus  riche  en  matières  brutes  et  en  forces 
naturelles  particulièrement  utiles  aux  fabricants  ;  elle  l'est 
surtout  pour  les  pays  accidentés  et  montagneux,  moins  appro- 
priés à  la  culture  sur  une  grande  échelle,  mais  qui  offrent  aux 
industriels  de  la  force  hydraulique,  des  minéraux,  du  bois  et 
des  pierres  en  abondance,  et  aux  fermiers  des  facilités  pour 
faire  venir  les  produits  que  les  manufactures  réclament. 

La  zone  tempérée  est  propre  aux  fabriques  et  aux  manu- 
factures, et  elle  seule  à  peu  près  leur  convient.  Une  tempéra- 
ture modérée  est  infiniment  plus  favorable  que  la  chaleur  au 
développement  et  à  l'emploi  des  forces.  Mais  la  rigueur  de 
l'hiver,  où  l'observateur  superficiel  voit  une  disgrâce  de  la 
nature,  est  le  plus  puissant  encouragement  aux  habitudes  de 
travail  opiniâtre,  de  prévoyance,  d'ordre  et  d'économie.  Un 
homme  qui,  durant  six  mois,  ne  peut  obtenir  de  la  terre  au- 
cun fruit,  et  qui,  cependant,  a  besoin  de  certaines  provisions 
pour  se  nourrir,  lui  et  ses  bestiaux,  de  certains  vêtements 
pour  se  défendre  contre  le  froid,  ne  peut  manquer  de  devenir 
infiniment  plus  laborieux  et  plus  économe  que  celui  qui  n'a 
à  se  garantir  que  de  la  pluie,  et  qui  toute  Tannée  vit  dans 
Tabondance.  C'est  la  nécessité  qui  produit  l'assiduité  au  tra- 
vail, l'économie,  l'ordre,  la  prévoyance  ;  l'habitude  et  l'édu- 
cation en  font  ensuite  une  seconde  nature.  Le  travail  et  l'é- 
pargne donnent  la  main  à  la  morale,  comme  la  paresse  et  la 
dissipation  à  l'immoralité,  et  sont  une  source  féconde  de  force, 
comme  celles-ci  de  faiblesse. 

Une  nation  purement  agricole,  sous  un  climat  tempéré, 
laisse,  par  conséquent,  sans  emploi  la  meilleure  partie  de  ses 
ressources  naturelles. 


324  SYSTÈME    NATIONAL.    LIVRE    II. 

Faute  de  distinguer  l'agriculture  de  l'industrie  manufac- 
turière en  appréciant  l'influence  du  climat  sur  la  production 
des  richesses,  l'école  est  tombée,  en  ce  qui  touche  les  avan- 
tages et  les  inconvénients  des  mesures  de  protection,  dans  de 
lourdes  erreurs,  sur  lesquelles  nous  ne  pouvons  pas  nous  em- 
pêcher d'insister  ici,  bien  que  nous  les  ayons  déjà  signalées 
ailleurs  en  termes  généraux. 

Afin  de  prouver  qu'il  serait  insensé  de  vouloir  tout  pro- 
duire dans  un  seul  et  même  pays,  Técole  demande  s'il  serait 
raisonnable  en  Angleterre  ou  en  Ecosse  de  songer  à  produire 
du  vin  en  serre  chaude.  Sans  doute  on  obtiendrait  aussi  du 
vin  ;  mais  ce  vin  serait  moins  bon  et  il  coûterait  plus  cher  que 
ceux  que  l'Angleterre  et  l'Ecosse  achètent  au  moyen  de  leurs 
produits  fabriqués.  Pour  ceux  qui  ne  veulent  pas  ou  ne  peu- 
vent pas  pénétrer  au  fond  des  choses, l'argument  est  saisissant, 
et  l'école  lui  doit  une  grande  partie  de  sa  popularité,  au  moins 
chez  les  propriétaires  de  vignes  et  les  fabricants  de  soie  de 
France,  ainsi  que  chez  les  planteurs  de  coton  elles  négociants 
en  cet  article  de  l'Amérique  du  Nord.  Mais,  examiné  de  près, 
l'argument  est  sans  valeur,  par  la  raison  que  les  restrictions 
opèrent  sur  l'agriculture  tout  autrement  que  sur  l'industrie 
manufacturière. 

Voyons  d'abord  quel  effet  elles  exercent  sur  l'agriculture. 

Que  la  France  repousse  de  ses  frontières  les  bestiaux  et  les 
blés  allemands,  qu'en  résultera-t-il?Tout  d'abord  l'Allemagne 
cessera  de  pouvoir  acheter  des  vins  français.  La  France  tirera 
donc  un  parti  d'autant  moins  avantageux  de  celles  de  ses  terres 
qu'elle  consacre  à  la  culture  de  la  vigne.  Moins  d'individus  se- 
ront spécialement  appliqués  à  cette  culture,  par  conséquent 
moins  de  denrées  alimentaires  du  pays  seront  réclamées  pour 
la  consommation  des  vignerons.  Il  en  sera  de  la  production  de 
l'huile  tout  comme  de  celle  du  vin.  La  France  perdra  donc 
beaucoup  plus  dans  toutes  les  autres  branches  de  son  industrie 
agricole  qu'elle  ne  gagnera  dans  une  seule  en  favorisant  par 
la  prohibition  un  élève  et  un  engraissement  du  bétail  qui  ne 
se  sont  pas  développés   d'eux-mêmes  et  qui,  vraisemblable- 


LA    THÉORIE.  CHAPITRE    VIII.  325i^ 

ment,  ne  sont  pas  des  plus  avantageux  pour  les  régions  où  on 
lésa  artificiellement  fait  surgir.  Voilà  ce  qui  arrivera,  si  l'on 
envisage  l'une  vis-à-vis  de  l'autre  la  France  et  l'Allemagne 
comme  deux  contrées  purement  agricoles,  et  si  l'on  suppose 
que  l'Allemagne  n'usera  pas  de  représailk  s.  Mais  une  telle 
politique  paraîtra  plus  préjudiciable  encore,  si  l'on  considère 
que  l'Allemagne,  sous  la  loi  impérieuse  de  son  intérêt,  aura 
recours,  elle  aussi,  à  des  mesures  restrictives,  et  que  la  France 
est  un  pays  manufacturier  en  même  temps  qu'agricul- 
teur. L'Allemagne  frappera  de  droits  élevés  non-seulement 
les  vins,  mais  tous  ceux  des  produits  agricoles  de  la  France 
qu'elle  peut  produire  elle-même  ou  dont  elle  peut  se  passer 
plus  ou  moins  ou  enfin  qu'elle  peut  faire  venir  d'ailleurs  ;  de 
plus  elle  restreindra  sévèrement  l'importation  des  articles  ma- 
nufacturés que,  actuellement,  elle  ne  peut  pas  produire  elle- 
même  avec  avantage,  mais  qu'elle  peut  tirer  d'autre  part  que 
de  la  France.  Ainsi  le  dommage  que  laFrance  s'est  attiré  par 
de  pareilles  restrictions  est  deux  ou  trois  fois  plus  considérable 
que  l'avantage  qu'elles  lui  ont  procuré.  Evidemment  la  cul- 
ture de  la  vigne,  celle  de  l'olivier  et  l'industrie  manufacturière 
ne  peuvent  employer  en  France  que  le  nombre  d'individus 
que  les  denrées  alimentaires  et  les  matières  brutes  produites 
par  la  France  elle-même  ou  tirées  par  elle  de  l'étranger  peu- 
vent nourrir  et  occuper.  Or,  nous  avons  vu  que  les  restrictions 
à  l'importation  n'accroissent  pas  la  production  agricole,  mais 
ne  font  que  la  transporter  d'une  partie  du  pays  à  l'autre.  Si 
l'on  avait  laissé  au  commerce  des  produits  rivaux  une  libre 
carrière,  l'importation  de  ces  produits,  et  par  suite  l'exporta- 
tion du  vin,  de  l'huile  et  des  objets  manufacturés  se  seraient 
constamment  accrues,  eten  mêmetempsla  population  occupée 
à  la  culture  de  la  vigne,  à  celle  de  l'olivier  et  aux  manufac- 
tures, puisque  d'un  côté  les  denrées  alimentaires  et  les  matières 
brutes  leur  seraient  arrivées  en  quantités  toujours  croissan- 
tes, et  que,  de  l'autre,  la  demande  de  leurs  propres  produits 
aurait  augmenté.  L'accroissement  de  cette  population  aurait 
déterminé  une  demande  plus  considérable  de  denrées  alimea- 


326  SYSTÈME   NATIONAL.    LIVRE   II. 

laires  et  de  matières  brutes,  objets  qui  ne  s'importent  pas  ai- 
sément de  l'étranger  et  dont  l'agriculture  du  pays  possède 
le  monopole  naturel  ;  l'agriculture  du  pays  aurait,  par 
conséquent,  réalisé  de  bien  plus  grands  bénéfices.  La  de- 
mande des  produits  agricoles  auxquels  le  sol  de  la  France  est 
particulièrement  approprié,  serait,  sous  ce  régime  de  liberté, 
beaucoup  plus  forte  que  celle  qui  a  été  créée  artificiellement 
par  la  restriction.  Un  agriculteur  n'aurait  pas  perdu  ce  que 
l'autre  a  gagné,  l'ensemble  de  l'agriculture  du  pays  y  aurait 
gagné,  et  l'industrie  manufacturière plusencore.  La  restriction 
n'a  donc  pas  accru  la  puissance  agricole  du  pays,  elle  l'a  dimi- 
nuée, au  contraire,  et  elle  a  de  plus  anéanti  cette  puissance  ma- 
nufacturière, résultat  du  développement  de  l'agriculture  du 
pays  en  même  temps  que  de  l'importation  des  denrées  alimen- 
taires et  des  matières  brutes  de  l'étranger.  On  n'a  obtenu  par 
elle  autre  chose  qu'une  hausse  de  prix  au  profit  des  agricul- 
teurs d'une  localité,  mais  aux  dépens  de  ceux  d'une  autre, 
et  surtout  aux  dépens  de  la  puissance  productive  du  pays  en 
général. 

Les  inconvénients  de  ces  restrictions  au  commerce  des  pro- 
duits agricoles  sont  plus  apparents  encore  en  Angleterre  qu'en 
France.  Les  lois  sur  les  céréales  ont  provoqué,  il  est  vrai,  la 
mise  en  culture  d'une  vaste  étendue  de  terrains  infertiles; 
mais  on  se  demande  si  sans  elles  ces  terrains  infertiles  n'eus- 
sent pas  été  cultivés.  Plus  l'Angleterre  eût  importé  de  laine, 
de  bois  de  construction,  de  bétail  et  de  grains,  et  plus  elle 
aurait  vendu  d'objets  fabriqués,  plus  elle  aurait  pu  entre- 
tenir d'ouvriers  dans  ses  fabriques,   plus  se  fût  accru  chez 
elle  le  bien-être  des  classes  laborieuses.  L'Angleterre  aurait 
doublé  peut-être  le  nombre  de  ses  ouvriers.  Chacun  de  ceux- 
ci  en  particulier  aurait  été  mieux  logé,  aurait  eu  plus  aisé- 
ment un  jardin  pour  sa  récréation  et  pour  les  besoins  de  son 
ménage,  se  serait  nourri  beaucoup  mieux  lui  et  sa  famille. 
Il  est  évident  qu'un  si  fort  accroissement  de  la  population 
laborieuse,  de  son  bien-être  et  de  ses  consommations  aurait 
créé  une  demande  énorme  de  ces  denrées  dont  le  pays  pos- 


LA    THÉORIE.    CHAPITRE    VIII.  327 

sède  le  monopole  naturel  ;  et  il  est  plus  que  vraisemblable 
que  deux  ou  trois  fois  plus  de  terres  eussent  été  mises  en 
culture  qu'il  n'en  a  été  mis  à  Taide  des  restrictions.  On  peut 
en  voir  la  preuve  dans  le  voisinage  d'une  grande  ville.  Quel- 
que masse  de  denrées  que  cette  ville  fasse  venir  de  loin,  on 
ne  trouvera  pas  à  une  distance  d'un  mille  un  coin  de  terre 
inculte,  si  maltraité  qu'il  ait  été  par  la  nature.  Qu'on  y  défende 
l'importation  des  grains  de  localités  éloignées,  l'on  ne  fera 
par  là  que  diminuer  la  population,  son  industrie,  sa  prospé- 
rité, et  obliger  les  fermiers  du  voisinage  à  adopter  des  cul- 
tures moins  avantageuses. 

On  voit  qu'en  ce  point  nous  sommes  parfaitement  d'accord 
avec  la  théorie  régnante.  En  ce  qui  touche  les  produits  agri- 
coles, l'école  a  toute  raison  de  soutenir  que  la  liberté  du  com- 
merce la  plus  étendue  est,  dans  tous  les  cas,  profitable  à  la 
fois  aux  individus  et  aux  États.  On  peut,  il  est  vrai,  encou- 
rager la  production  par  des  mesures  restrictives  ;  mais  l'avan- 
tage qu'on  obtient  par  ce  moyen  n'est  qu'apparent.  On  ne  fait 
ainsi,  suivant  le  langage  de  l'école,  que  donner  aux  capitaux 
et  au  travail  une  autre  direction  moins  avantageuse.  Mais 
l'industrie  manufacturière  obéit  à  d'autres  lois,  et  c'est  ce  que 
malheureusement  l'école  n'a  pas  aperçu  (1). 

(1)  On  s'explique  mal  comment  le  système  prolecleur,  qui,  d'après  List, 
est  si  ulilement  applicable  à  lintluslrie  manufacturière,  n'aurait  que  de  fâ- 
cheux effets  à  l'ég^ard  de  l'agriculture;  cumment,  en  pareille  matière,  cha- 
cune de  ces  deux  graiides  branches  de  travail  obéirait  à  des  lois  diffé- 
rentes; comment  la  liberté  suffirait  à  celle-ci,  lui  serait  même  indispensable, 
tandis  que  celle-là  ne  pourrait  pas  se  passer  de  secours  ;  comment  enfin  les 
mêmes  arguments  de  l'école  seraient  détestables  dans  un  cas  et  excellents 
dans  un  autre. 

Quel  que  soit  le  produit  brut  ou  manufacturé  dont  la  loi  restreint  l'impor- 
tation, les  eflfet.«,  bons  ou  mauvais,  sont  toujours  les  mêmes.  Une  perte  tem- 
poraire de  valeurs  est  toujours  causée;  il  s'agit  de  savoir  si  elle  est  rachetée, 
comme  s'exprime  l'auteur  du  Système  national,  par  un  accroissement  des 
forces  productives.  Or,  l'acquisition  d'une  grande  industrie  rurale  augmente- 
l-elle  la  puissance  productive  d'un  pays  à  un  moindre  degré  que  celle  d'une 
grande  industrie  manufacturière? 

Suivant  List,  l'agriculture,  à  l'état  primitif,  est  puissamment  excitée  par 
le  commerce  extérieur;  plus  lard,  c'est  avant  tout  de  l'industrie  manufactu- 


328  SYSTÈME    NATIONAL.    —    LIVRE    H. 

Si  les  restrictions  à  l  importation  des  produits  agricoles 
nuisent,  comme  nous  l'avons  vu,  à  l'emploi  des  richesses 
et  des  forces  naturelles,  les  restrictions  à  l'importation  des 
produits  fabriqués,  dans  un  pays  populeux,  déjà  suffisam- 
ment avancé  dans  son  agriculture  et  dans  sa  civilisation, 
appellent  à  la  vie  et  à  l'activité  une  multitude  de  forces  natu- 
relles, qui,  dans  un  pays  purement  agriculteur,  restent  con- 
stamment inactives  et  mortes.  Si  les  restrictions  à  l'importa- 
tion des  produits  agricoles  arrêtent  le  développement  des 
forces  productives,  non-seulement  dans  l'industrie  manufac- 
turière, mais  encore  dans  l'agriculture,  Tindustrie  manufac- 
turière créée  dans  le  pays  à  l'aide  des  restrictions  sur  les 
produits  fabriqués  anime  toutes  les  industries  rurales  bien  au- 

rièie  du  pays  qu'elle  doit  attendre  une  féconde  impulsion.  Mais,  si  la  pros- 
périté de  l'iiKJustrie  manufacturière  réagit  favorablement  sur  l'agrricullure, 
la  proj'périlê  de  l'agriculture  ne  doit-elle  pas  réagir  tout  aussi  bien  sur  l'in- 
dustrie manufacturière?  Une  nation  ne  peut-elle  pas  avoir  un  grand  intérêt 
à  acilimaier  chez  elle  une  nouvelle  industrie  rurale,  ou  même  à  en  relever 
une  ancienne  que  la  guerre  ou  d'autres  causes  ont  affaiblie?  Pourquoi  ne  les 
soutiendrait-elle  pas  dans  le  commencement  de  la  même  manière  qu'elle 
vient  en  aide  aux  premiers  efforts  du  travail  manufacturier? 

En  thèse  générale,  la  protection  douanière  ne  doit  pas  plus  être  refusée  à 
l'agriculture  qu'à  l'industrie  manufacturière.  Cependant,  il  faut  en  convenir^ 
elle  doit  lui  être  dispensée  avec  beaucoup  plus  de  réserve.  L'agriculture 
n'est  pas  exposée  aux  mêmes  vicissitudes  ni  aux  mêmes  périls;  elle  est  le 
plus  souvent  protégée  par  la  nature  même  qui  a  réduit  pour  elle  la  concur- 
rence étrangère  dans  les  plus  étroites  limites  ;  les  produits  agricoles  ne  s'ob- 
tiennent qu'en  quantités  assez  bornées  eu  égard  aux  besoins,  et  le  transport 
en  0.^1  généralement  difficile  et  coûteux.  De  plus,  tandis  que,  sur  les  articles 
fabriqués,  les  profits  des  capitalistes  sont  ramenés  au  taux  commun  et  les 
prix  abaissés  au  niveau  des  prix  étrangers  par  la  concurrence  Intérieure, 
l'inégale  fertilité  du  sol  diminue,  à  l'égard  des  produits  ruraux  ;  le^^  effets  de 
cette  concurrence,  et  la  mise  en  culture  de  terrains  nouveaux  ne  font  sou- 
vent qu'assurer  des  rentes  élevées  aux  propriétaires  des  terrains  les  plus 
favorisés. 

L'opinion  de  l'auteur  sur  celte  matière  n'était  pas,  du  reste,  aussi  absolue 
qu'elle  le  paraît  ici.  Depuis  que  cet  ouvrage  est  en  cours  d'impression,  j'ai 
eu  hous  les  yeux  un  écrit  qui  date  de  I8'i6,  et  dans  lequel  List  a  bien  voulu 
consacrer  plusieurs  pages  à  mon  livre  de  VAssociation  douanière  allemande. 
Au  reproche  que  je  lui  avais  adressé  de  refuser  toute  protection  douanière  à 
l'agriculture,  il  répond  en  déclarant  qu'il  admet  à  cette  règle  générale  des 
exceptions  qu'il  avait  omises  dans  le  Système  national.  (H.  R.) 

{Note  de  la  première  édition.) 


LA    THÉORÏE.    —    CHAPITRE    Vlfl.  329 

trement  que  le  commerce  le  plus  actif  avec  l'étranger.  Si 
l'importation  des  produits  agricoles  place  l'étranger  dans  notre 
dépendance  et  lui  ôte  les  moyens  de  fabriquer  lui-même,  nous 
nous  mettons,  par  l'importation  des  produits  fabriqués,  dans 
la  dépendance  de  l'étranger,  et  nous  nous  ôtons  à  nous- 
mêmes  les  moyens  de  devenir  manufacturiers  (1).  Si  l'impor- 
'tation  des  denrées  alimentaires  et  des  matières  brutes  enlève 
à  l'étranger  de  quoi  nourrir  tt  occuper  sa  population,  celle 
des  produits  fabriqués  nous  dérobe  l'occasion  d'augmenter  la 
nôtre  ou  de  lui  donner  du  travail.  Si  l'importation  des  den- 
rées alimentaires  et  des  matières  brutes  étend  l'influence  de 
notre  pays  sur  le  monde  et  nous  fournit  le  moyen  de  com- 
mercer avec  tous  les  autres  peuples,  celle  des  produits  fabri- 
qués nous  place  sous  le  joug  de  la  nation  manufacturière  la 
plus  avancée,  laquelle  nous  traite  à  peu  près  suivant  son  bon 
plaisir,  comme  l'Angleterre  fait  du  Portugal.  En  un  mot, 
l'histoire  et  la  statistique  attestent  la  justesse  de  cette  maxime 
formulée  par  les  ministres  de  Georges  1"  :  que  les  peuples 
sont  d'autant  plus  riches  et  d'autant  plus  puissants  qu'ils 
exportent  plus  d'articles  fabriqués  et  qu'ils  importent  plus  de 
denrées  alimentaires  et  de  matières  brutes.  On  peut  même 
établir  que  des  nations  entières  ont  péri  pour  n'avoir  exporté 
que  des  denrées  alimentaires  et  des  matières  brutes,  et  im- 
porté que  des  articles  fabriqués. 

Montesquieu,  qui,  mieux  que  personne  avant  lui  et  après 
lui,  a  su  comprendre  les  leçons  que  l'histoire  donne  aux  lé- 
gislateurs et  aux  hommes  d'Etat,  a  parfaitement  reconnu  cette 
vérité,  bien  que  l'économie  politique  fût  trop  peu  avancée  à 

(I)  L'étranger  n'est  pas  dans  notre  dépendance,  pour  nous  fournir  des 
produits  agr  icoles  que  souvei)t  il  pourrait  vendre  à  un  autre  pays  ou  consom- 
mer lui-même.  Nous  ne  sommes  pas  davantage  dans  la  dépendance  d'un 
peuple  étranger,  pour  recevoir  de  lui  des  objets  fabriqués  que  nous  pourrions 
tirer  d'ailleurs,  ou  que  nous-mêmes,  au  besoin,  nous  pourrions  piodiiire.  On 
ne  conçoit  de  dépendance  que  la  où  il  y  a  monopole.  Cependant,  il  est  vrai 
de  dire  avec  l'auieur,  que  l'étranger  pèse  sur  nous,  lor.-que,  par  une  concur- 
rence sans  limites,  il  empêclie  noire  développement  industriel  et  nous  prive 
ainsi  des  avantages  attachés  à  ce  développement.  (H.  R.) 


330  SYSTÈME  NATIONAL.  LIVRE  II. 

son  époque  pour  qu'il  lui  fût  possible  de  la  démontrer  clai- 
rement. En  contradiction  avec  le  système  chimérique  des 
physiocrates,  il  a  soutenu  que  la  Pologne  eût  été  plus  heu- 
reuse si  elle  avait  complètement  renoncé  au  commerce  exté- 
rieur, c'est-à-dire  si  elle  avait  créé  chez  elle  une  industrie 
manufacturière,  mis  en  œuvre  ses  matières  brutes  et  con- 
sommé ses  denrées  alimentaires  (1).  C'est  seulement  par  le 
développement  des  manufactures,  au  moyen  de  villes  libres, 
bien  peuplées,  industrieuses,  que  la  Pologne  pouvait  parvenir 
aune  forte  organisation  intérieure,  à  la  possession  d'une  in- 
dustrie, d'une  liberté,  d'une  richesse  nationales,  qu'elle  pou- 
vait conserver  son  indépendance  et  maintenir  sa  prépondé- 
rance politique  sur  les  peuples  moins  cultivés  de  son  voisinage. 
Au  lieu  de  produits  manufacturés,  elle  aurait  dû,  comme 
l'Angleterre  à  l'époque  où  elle  se  trouvait  à  un  degré  de  cul- 
ture analogue,  importer  de  l'étranger  des  manufacturiers  et 
des  capitaux.  Mais  ses  nobles  préférèrent  expédier  au  dehors 
le  fruit  pénible  du  travail  de  leurs  serfs,  et  se  vêtir  des  étoffes 
belles  et  peu  chères  de  l'étranger.  Leur  postérité  peut  aujour- 
d'hui répondre  à  cette  question,  si  l'on  doit  conseillera  une 
nation  d'acheter  les  produits  des  fabriques  étrangères,  tant 
que  ses  propres  fabriques  ne  sont  pas  capables  de  lutter  contre 
celles  ci  pour  le  prix  et  pour  la  qualité.  Que  la  noblesse  des 
autres  pays  se  rappelle  leur  destinée,  chaque  fois  qu'elle  sera 
prise  de  démangeaisons  féodales  ;  qu'elle  jette  ensuite  les  yeux 
sur  la  noblesse  anglaise,  pour  apprendre  combien  une  puis- 
sante industrie  manufacturière,  une  bourgeoisie  libre  et  d'o- 
pulentes cités  procurent  d'avantages  aux  grands  propriétaires 
territoriaux. 


(1)  «  Si  la  Polofjne  ne  commerçait  avec  aucune  nation,  ses  peuples  seraient 
plus  heureux.  Ses  grands,  qui  n'auraient  que  leur  blé,  le  donneraient  à  leurs 
paysans  pour  vivre;  de  trop  grands  domaines  leur  seraient  à  charge,  ils  les 
partageraient  à  leurs  paysans;  tout  le  monde  trouvant  des  peaux  ou  des 
laines  dans  ses  troupeaux,  il  n'y  aurait  plus  une  dépense  immense  à  faire 
pour  les  babils  ;  les  grands,  qui  aimenl  toujours  le  luxe,  et  qui  ne  le  pour- 
raient trouver  que  dans  leurs  pays,  encourageraient  les  pauvres  au  travail.  > 

{Esprit  des  loiSy  liv.  XX,  chap.  xxiii.) 


LA  THÉORIE.  CHAPITRE  VIII.  331 

Sans  rechercher  si  les  rois  électifs  de  la  Pologne  étaient  en 
mesure  d'introduire  un  système  commercial  tel  que  celui 
celui  que  les  rois  héréditaires  de  l'Angleterre  ont  peu  à  peu 
établi,  supposons  qu'ils  l'eussent  introduit  en  effet;  ne  voit-on 
pas  quels  beaux  fruits  un  tel  système  eût  portés  pour  la  na- 
tionalité polonaise  ?  Avec  le  concours  de  grandes  et  indus- 
trieuses cités,  la  royauté  fût  devenue  héréditaire,  la  noblesse 
eût  consenti  à  composer  une  chambre  haute  et  à  émanciper 
ses  serfs  ;  l'agriculture  se  fûl  perfectionnée  comme  elle  a  fait 
en  Angleterre,  la  noblesse  polonaise  serait  à  l'heure  qu'il  est 
riche  et  considérée,  la  Pologne,  sans  être  aussi  respectée  que 
l'Angleterre,  sans  exercer  dans  le  monde  autant  d'influence, 
serait  depuis  longtemps  assez  civilisée  et  assez  puissante  pour 
étendre  son  action  sur  les  contrées  arriérées  de  l'Est.  Privée 
de  manufactures,  elle  a  été  démembrée,  et  elle  serait  des- 
tinée à  l'être  si  elle  ne  l'était  déjà.  Par  elle-même  elle  n'est 
point  devenue  manufacturière,  et  elle  ne  le  pouvait  pas,  parce 
que  ses  efforts  auraient  été  constamment  paralysés  par  des 
nations  plus  avancées  qu'elle.  Sans  un  système  de  protection 
et  sous  l'empire  du  libre  commerce  avec  des  nations  plus 
avancées,  à  supposer  qu'elle  eût  jusqu'à  nos  jours  maintenu 
son  indépendance,  elle  n'eût  pu  avancer  au  delà  d'une  agri- 
culture rabougrie  ;  elle  ne  fût  point  devenue  riche  et  puis 
santé,  elle  fût  restée  sans  influence. 

Ce  fait,  que  l'industrie  manufacturière  transforme  en  ca- 
pitaux productifs  une  multitude  de  richesses  et  de  forces  na- 
turelles, explique  en  grande  partie  pourquoi  les  mesures  pro- 
tectrices influent  si  puissamment  sur  1  augmentation  de  la 
richesse  nationale.  La  prospérité  qui  en  résulte  n'est  point 
une  fausse  apparence  comme  les  effets  des  restrictions  sur  les 
produits  agricoles,  c'est  une  réalité.  Ce  sont  des  forces  natu- 
relles entièrement  mortes,  des  richesses  naturelles  entièrement 
dénuées  de  prix,  qu'une  nation  agricole  appelle  à  la  vie  et 
met  en  valeur  lorsqu'elle  se  fait  manufacturière. 

C'est  une  ancienne  observation  que  l'homme,  de  même  que 
l'animal,  s'élève  intellectuellement  et  physiquement  par  le 


332  SYSTÈME    NATIONAL. LIVRE    II. 

croisement  des  races,  et  qu'il  dégénère  peu  à  peu  lorsque  les 
mariages  ont  lieu  constamment  entre  un  petit  nombre  de  fa- 
milles, ainsi  que  les  plantes  lorsque  la  graine  est  constamment 
semée  dans  le  même  sol.  C'est  la  connaissance  de  cette  loi  na- 
turelle qui  explique  pourquoi,  chez  plusieurs  tribus  peu  nom- 
breuses, sauvages  tout  à  fait  ou  à  demi,  de  l'Asie  ou  de  l'A- 
frique, les  hommes  choisissent  leurs  épouses  dans  des  tribus 
étrangères.  L'expérience  des  oligarques  dans  les  petites  répu- 
bliques municipales,  lesquels,  se  mariant  constamment  entre 
eux,  s'éteignent  peu  à  peu  ou  dégénèrent  à  vue  d'oeil,  me 
semble  une  preuve  également  claire  de  cette  loi  de  la  nature. 
On  ne  peut  nier  que  du  mélange  de  deux  races  diverses  il  ré- 
sulte, à  peu  près  sans  exception,  une  postérité  robuste  et  belle, 
et  cette  remarque  s'étend  jusqu'au  mélange  des  blancs  et  des 
noirs  à  la  troisième  et  à  la  quatrième  génération.  C'est  surtout 
par  cette  raison,  à  ce  qu'il  semble,  que  les  peuples  sortis  de 
mélanges  fréquemment  répétés  et  embrassant  la  nation  en- 
tière, surpassent  tous  les  autres  par  la  puissance  de  l'esprit  et 
du  caractère,  par  la  vigueur  et  par  la  beauté  du  corps  (1). 

(1)  D'après  Chardin,  les  Guébres,  descendance  pure  des  anciens  Perses, 
sont  une  race  laids,  difforme  el  lourde  comme  tous  les  peuples  d'origine 
mongole,  tandis  que  la  noblesse  persane,  qui  depuis  des  siècles  s'unit  à  des 
Géorgiennes  et  à  des  Circassiennes,  se  distingue  par  sa  beauté  et  par  sa  force. 
Le  docteur  Prilcbard  remarque  que  les  Celles  purs  de  la  haute  Écos«e  sont 
très-inférieurs  en  laille,  en  force  physique  et  en  bonne  apparence  aux  habi- 
tants de  la  basse  Ecosse,  issus  à  la  fois  des  Celtes  et  des  Saxons.  Pallas  fait 
une  observation  semblable  au  sujet  des  rejetons  mixtes  des  Russes  el  des 
Tariares  comparés  à  la  descendance  pure  de  l'une  et  de  l'autre  race.  Azara 
assure  que  les  enfants  qui  naissent  des  unions  entre  les  Espagnols  et  les  na- 
turels du  Paraguay  sont  beaucoup  plus  beaux  et  beaucoup  plus  forts  que 
leurs  ascendants  des  deux  côlés.  Les  avantages  des  croisements  des  races  se 
manifestent  non-seulement  dans  le  mélange  de  deux  peuples  différents,  mais 
encore  dans  celui  de  différentes  tribus  d  un  seul  et  même  peuple.  Ainsi,  les 
nègres  créoles  sont  de  beaucoup  suiérieurs,  pour  les  qualités  de  l'esprit 
comme  pour  celles  du  corps,  aux  nègres  pur  sans  qui  viennent  d'Afrique  en 
Amérique.  Les  Caraïbes,  la  seule  tribu  indienne  qui  se  marie  habituellement 
avec  des  femmes  des  tribus  voisines,  l'emportent  à  tous  égards  sur  toutes  les 
autres  peuplades  américaines.  Si  c'est  une  loi  de  la  nature,  elle  sert  en  par- 
tie à  expliquer  l'essor  que  les  villes  du  moyen  âife  ont  pris  aussitôt  après 
leur  fondation,  ainsi  que  l'énergie  et  la  forte  constitution  physique  du  peu- 
ple américain. 


LA    THÉORIE.    —    CHAPITRE    VIN.  333 

Delà  nous  croyons  ponvoir  conclure  que  les  hommes  ne 
sont  pas  nécessairement  des  êtres  pesants,  gauches,  paresseux 
d'esprit  tels  que  ceux  que,  sous  le  régime  d'une  agriculture 
rabougrie,  nous  \oyons  dans  de  petits  villages  où  quelques  fa- 
milles se  sont  depuis  des  siècles  mariées  entre  elles,  oii,  depuis 
des  siècles,  personne  ne  s'est  avisé  d'imiter  un  procédé  nou- 
veau, de  changer  la  forme  des  vêlements,  d'adopter  un  nouvel 
instrument  ou  une  nouvelle  idée,  où  le  comble  de  l'art  con- 
siste, non  pas  à  déployer  toutes  ses  forces  intellectuelles  et 
physiques  pour  se  procurer  le  plus  possible  de  jouissances, 
mais  à  supporter  le  plus  possible  de  privations. 

Cet  état  de  choses  est  changé  au  profit  de  l'amélioration  de 
la  race  humaine  dans  le  pays  tout  entier,  par  la  création 
d'une  industrie  manufacturière.  Une  grande  partie  de  l'ac- 
croissement de  la  population  agricole  se  portant  vers  les 
manufactures,  les  agriculteurs  de  diverses  localités  s'unissent 
entre  eux  et  avec  les  travailleurs  des  manufactures  par  les 
liens  du  mariage,  l'apathie  morale,  intellectuelle  et  physique 
des  habitants  est  arrêtée.  Les  relations  que  les  manufactures 
et  le  commerce  auquel  elles  servent  de  base  établissent  entre 
divers  pays,  entre  diverses  localités,  infusent  un  sang  nouveau 
dans  la  nation  tout  entière,  de  même  que  dans  chaque  com- 
mune et  dans  chaque  famille. 

L'industrie  manufacturière  n'exerce  pas  moins  d'influence 
sur  le  perfectionnement  des  races  d'animaux  domestiques. 
Partout  où  ont  fleuri  les  fabriques  de  laine,  la  race  ovine  s'est 
rapidement  améliorée.  Le  grand  nombre  d'individus  employés 
dans  les  manufactures  déterminant  une  demande  plus  forte 
de  bonne  viande,  le  fermier  s'appliquera  à  introduire  de 
meilleures  races  de  bêtes  à  cornes.  Une  demande  plus  active 
de  chevaux  de  luxe  provoque  de  même  le  perfectionnement 
de  la  race  chevaline.  On  cesse  alors  devoir  ces  anciennes  races, 
abâtardies  par  suite  du  défaut  de  croisement  dans  une  agricul- 
ture rabougrie,  et  qui  forment  le  digne  pendant  de  leurs  maî- 
tres slupides. 

Combien  déjà  les  forces  productives  des  nations  ne  doi- 


334  SYSTÈME   NATIONAL.    —    LIVRE    11. 

vent- elles  pas  à  rintroduciion  d'animaux  étrangers  et  au 
perfectionnement  des  races  indigènes,  et  combien  n'y  a-t-il 
pas  encore  à  faire  sous  ce  rapport?  Tous  les  vers  à  soie  de 
l'Europe  proviennent  de  quelques  œufs  que,  sous  le  règne  de 
Constantin,  des  moines  grecs  ont  apportés  dans  des  bâtons 
creux  de  Chine  à  Constantinople,  de  Chine,  où  l'exportation 
en  était  sévèrement  prohibée.  La  France  doit  une  industrie 
brillante  à  l'importation  des  chèvres  du  Thibet.  Il  est  à  re- 
gretter que,  en  introduisant  des  espèces  étrangères  ou  en 
perfectionnant  les  espèces  indigènes,  on  ait  eu  principale- 
ment en  vue  la  satisfaction  des  besoins  de  luxe  et  non  pas 
plutôt  le  développement  du  bien-être  des  masses.  Des  voya- 
geurs prétendent  avoir  vu  dans  quelques  régions  de  l'Asie  une 
race  de  bêtes  à  cornes,  qui  à  une  remarquable  vigueur  réunit 
une  grande  rapidité  de  mouvement,  de  manière  à  pouvoir 
servir  avec  presque  autant  de  succès  que  le  cheval  pour  l'équi- 
tation  et  pour  l'attelage.  Quels  avantages  immenses  l'impor- 
tation d'une  pareille  race  ne  procurerait-elle  pas  aux  petits 
fermiers  de  l'Europe  !  Quel  accroissement  de  subsistances, 
de  force  productive  et  d'agrément  les  classes  laborieuses  n'y 
trouveraient-elles  pas  !  (1). 

La  force  productive  du  genre  humain  est  accrue  par  le 
perfectionnement  et  par  la  naturalisation  des  végétaux  à  un 
beaucoup  plus  haut  degré  que  par  le  perfectionnement  et  par 
la  naturahsation  des  espèces  animales.  Cela  saute  aux  yeux, 
si  l'on  compare  les  plantes  primitives,  telles  qu'elles  sont 
sorties  du  sein  de  la  nature,  avec  les  plantes  perfectionnées. 
Combien  les  espèces  originaires  des  grains  et  des  fruits,  des 
légumes  et  des  plantes  oléagineuses  ressemblent  peu,  pour 
la  forme  et  pour  l'utilité,  à  leur  descendance  améliorée  !  Que 
de  ressources  alimentaires,  que  de  jouissances,  que  d'occa- 
sions d'un  utile  emploi  des  forces  productives  n'ont-elles 
pas  fournies  !  La  pomme  de  terre,  la  betterave,  les  prairies 

(1)  On  connaît  les  utiles  efforts  de  la  Société  d'acclimatation,  récemment 
créée  en  France  et  présidée  par  M.  Isidore  Geoffroi-Saint-Hilaire.      (H.  R.) 


•  LA   THÉORIE.    —   CHAPITRE    IX.  335 

artificielles,  avec  de  bons  engrais  et  les  machines,  ont  décu- 
plé le  produit  de  notre  agriculhire,  comparativement  à  celle 
que  pratiquent  encore  aujourd'hui  les  peuples  d'Asie. 

La  science  a  déjà  beaucoup  fait  pour  la  découverte  des 
plantes  nouvelles  ou  pour  leur  amélioration  ;  mais,  dans  Tin- 
térêt  de  l'économie,  les  gouvernements  sont  loin  jusqu'ici 
d'avoir  consacré  à  cet  important  sujet  toute  l'attention  qu'il 
mérite.  Tout  récemment  on  prétend  avoir  découvert  dans  les 
savanes  de  l'Amérique  du  Nord  des  espèces  d'herbes  qui 
produiraient  sur  le  sol  le  plus  pauvre  un  revenu  plus  élevé 
que  les  plantes  fourragères  connues  sur  le  plus  riche.  11  est 
très-vraisemblable  que  dans  les  solitudes  de  l'Amérique,  de 
l'Afrique,  de  l'Asie  et  de  l'Australie  croissent  encore  inutile- 
ment une  multitude  de  végétaux  dont  la  naturalisation  et  le 
perfectionnement  augmenteraient  immensément  le  bien-être 
des  habitants  de  la  zone  tempérée.  (1) 

11  est  évident  que  la  plupart  des  perfectionnements  et  des 
naturalisations  des  espèces  animales  et  végétales,  que  la 
plupart  des  découvertes  effectuées  sous  ce  rapport,  de  même 
que  tous  les  autres  progrès  et  toutes  les  autres  inventions, 
tournent  principalement  au  profit  des  contrées  de  la  zone 
tempérée  en  général,  et  des  contrées  manufacturières  en 
particulier. 

/v>,/vv^AA/^.'^/v^/vv^/v^•vv^/vv^.oy^^^ 


CHAPITRE  IX. 

l'industrie  manufacturière  et  les  forces  instrumentales 
ou  les  capitaux  matériels  du  pays. 

La  nation  puise  son  énergie  productive  dans  les  forces 
morales  et  physiques  des  individus,  dans  ses  institutions 

(1)  M.  Colwell  cile  ici  le  caoutchouc  et  la  g^uHa-percha,  dont  l'emploi  dans 
l'industrie  est  postérieur  à  la  publication  du  Système  national.       (H.  R.) 


336  SYSTÈME    NATIONAL.    —    LIVRE    I. 

civiles  et  politiques,  dans  le  fonds  naturel  placé  à  sa  disposi- 
tion, enfin  dans  les  instruments  qui  se  trouvent  en  son  pou- 
voir, et  qui  sont  eux-mêmes  les  produits  matériels  d'efforts 
antérieurs  du  corps  et  de  l'esprit,  c'est-à-dire  dans  le  capital 
matériel  agricole,  manufacturier  et  commercial. 

Nous  avons  traité  dans  les  deux  chapitres  précédents  de 
l'influence  des  manufactures  sur  les  trois  premières  de  ces 
sources  de  la  puissance  productive  du  pays  ;  le  présent  cha- 
pitre et  celui  qui  va  suivre  sont  consacrés  à  l'influence  qu'elles 
exercent  sur  la  dernière. 

Ce  que  nous  entendons  par  Texpression  des  forces  instrumen- 
tales, l'école  l'appelle  capital. 

11  est  indifférent  qu'on  se  serve  de  tel  ou  tel  mot  pour 
désigner  un  objet,  mais  il  importe  beaucoup  que  le  mot  qu'on 
a  choisi  désigne  toujours  un  seul  et  même  objet  et  n'ait  pas 
un  sens  tanlôt  plus  tantôt  moins  étendu.  Chaque  fois  qu'il 
est  question  des  différentes  espèces  d'une  même  chose,  une 
distinction  devient  nécessaire.  Or  l'école  entend  parle  mot  de 
capital  non-seulement  les  moyens  matériels,  mais  aussi  tous 
les  moyens  intellectuels  et  sociaux  de  la  produclion.  Elle 
devrait  donc  partout  où  il  est  question  du  capital,  indiquer 
s'il  s'agit  du  capital  matériel,  des  instruments  matériels  de  la 
production,  ou  du  capital  intellectuel,  des  forces  morales  et 
physiques,  soit  qu'elles  tiennent  à  la  personne,  soit  que  les 
individus  les  trouvent  dans  l'état  civil  et  politique  de  la  société. 
L'oubli  de  cette  distinction,  dans  les  cas  où  elle  doit  être  faite, 
ne  peut  manquer  de  conduire  à  de  faux  raisonnements,  ou  de 
servir  à  les  dissimuler.  Comme,  du  reste,  nous  avons  moins  à 
cœur  de  créer  une  terminologie  nouvelle  que  de  révéler  les 
erreurs  commises  à  la  faveur  d'une  terminologie  insuffisante, 
nous  conserverons  le  mot  de  capital  ;  mais  nous  distinguerons 
entre  le  capital  intellectuel  et  le  capital  matériel,  entre  le 
capital  matériel  de  l'agriculture,  celui  des  manufactures  et 
celui  du  commerce,  entre  le  capital  privé  et  le  capital  na- 
tional. 

Adam  Smith,  à  l'aide  de  cette  expression  vague  de  capitaly 


LA    THÉORIE    —    CHAPITRE    IX.  337 

dirige  contre  le  système  protecteur  l'argument  suivant,  lequel 
a  été  adopté  jusqu'à  ce  jour  par  tous  ses  disciples  : 

«  A  la  vérité  il  peut  se  faire  qu'à  l'aide  de  ces  sortes  de  rè- 
glements un  pays  acquière  un  genre  particulier  de  manufac- 
ture plus  tôt  qu'il  ne  l'aurait  acquis  sans  cela,  et  qu'au  bout 
d'un  certain  temps  ce  genre  de  manufacture  se  fasse  dans  le 
pays  à  aussi  bon  marché  ou  à  meilleur  marché  que  chez 
l'étranger.  Mais,  quoiqu'il  puisse  ainsi  arriver  que  l'on  porte 
l'industrie  nationale  dans  un  canal  particulier  plus  tôt  qu'elle 
ne  s'y  serait  portée  d'elle-même,  il  ne  s'ensuit  nullement  que 
la  somme  tolale  de  l'industrie  on  des  revenus  de  la  société 
puisse  jamais  recevoir  aucune  augmentation  de  ces  sortes  de 
règlements.  L'industrie  de  la  société  ne  peut  augmenter 
qu'autant  que  son  capital  augmente,  et  ce  capital  ne  peut 
augmenter  qu'à  proportion  de  ce  qui  peut  être  épargné  sur 
les  revenus  de  la  société.  Or,  l'effet  qu'opèrent  immédiatement 
les  règlements  de  cette  espèce,  c'est  de  diminuer  le  revenu  de 
la  société,  et,  à  coup  sûr,  ce  qui  diminue  son  revenu  n'aug- 
mentera pas  son  capital  plus  vite  qu'il  ne  se  serait  augmenté 
de  lui-même  si  l'on  eût  laissé  le  capital  et  l'industrie  chercher 
l'un  et  l'autre  leurs  emplois  naturels  (1).  » 

A  l'appui  de  cet  argument,  le  fondateur  de  l'école  cite 
l'exemple  connu  et  déjà  par  nous  réfuté  de  la  folie  qu'il  y  au- 
raità  vouloir  produire  du  vin  en  Ecosse. 

Dans  le  même  chapitre  il  dit  que  le  revenu  annuel  de  la 
société  n'est  autre  chose  que  la  valeur  échangeable  du  produit 
annuel  de  l'industrie  nationale. 

C'est  là  le  principal  argument  de  Técole  contre  le  système 
protecteur.  Elle  accorde  que,  au  moyen  de  mesures  protec- 
trices, des  fabriques  peuvent  être  établies  et  mises  en  état  de 
produire  des  articles  à  aussi  bas  et  môme  à  plus  bas  prix  que 
ceux  qu'on  tire  de  l'étranger;  mais  elle  soutient  que  l'effet 
immédiat  de  ces  mesures  est  de  diminuer  les  revenus  de  la 
société  ou  la  valeur  échangeable  du  produit  annuel  de  l'indus- 

(I)  Richesse  des  nations,  liv.  IV,  chap,  ii. 

22 


338  SYSTÈME   NATIONAL.    —    LIVRE   II. 

trie  nationale.  La  société  affaiblirait  ainsi  en  elle  la  faculté 
d'acquérir  des  capitaux,  car  les  capitaux  ne  peuvent  être  for- 
més qu'au  moyen  des  épargnes  réalisées  par  la  nation  sur  ses 
revenus  annuels;  or,  le  développement  de  l'industrie  nationale 
dépend  de  la  quantité  de  ces  capitaux,  et  c'est  seulement  dans 
la  proportion  de  ceux-ci  qu'elle  peut  grandir.  La  société 
affaiblit  donc  sa  puissance  industrielle,  lorsque,  par  ces  me- 
sures, elle  fait  naître  une  industrie  qui  fût  venue  d'elle-même, 
si  Ton  eût  laissé  aux  choses  leur  libre  cours. 

Remarquons,  en  premier  lieu,  que,  dans  ce  raisonnement, 
Adam  Smith  emploie  le  mot  capital  dans  le  môme  sens  où 
les  rentiers  et  les  négocianls  ont  l'habitude  de  le  prendre  pour 
leur  tenue  de  livres  et  pour  l'établissement  de  leur  balance,  à 
savoir  comme  le  total  de  leurs  valeurs  échangeables  en  oppo- 
sition aux  revenus  qu'ils  en  retirent. 

11  oublie  que  lui-même,  dans  sa  définition  du  capital,  com- 
prend sous  ce  terme  les  facultés  morales  et  physiques  des 
producteurs  (1). 

11  soutient  à  tort  que  les  revenus  d'une  nation  dépendent 
uniquement  de  la  quantité  de  ses  capitaux  matériels.  Son  ou- 
vrage prouve,  en  mille  endroits,  que  ces  revenus  dépendent 
principalement  de  la  masse  des  forces  intellectuelles  et  cor- 
porelles de  la  nation,  ainsi  que  de  ses  progrès  sociaux  et 
politiques,  surtout  de  ceux  qui  résultent  d'une  division  plus 
.parfaite  du  travail  et  de  l'association  dus  forces  productives 
du  pays,  et  que,  si  des  mesures  de  protection  entraînent  pour 
quelque  temps  un  sacrifice  de  richesses  matérielles,  on  en  est 
dédommagé  au  centuple  en  forces  productives,  en  moyens 
d'acquérir  des  valeurs  échangeables,  et  que,  par  conséquent, 
ne  sacrifice  n'est  qu'une  dépense  reproductive  de  la  nation. 
Il  oublie  que  le  moyen  pour  une  nation  d'augmenter  la 


(1)  On  ne  saurait  désigner  sous  le  nom  de  capital  les  facultés  morales  et 
physiques.  Outre  que  c'est  dégrader  l'homme  que  de  l'assimiler  à  une  ma- 
chine, ces  facullés  se  rattachent  naturellement  à  un  autre  des  trois  grands 
facteurs  de  la  production,  le  travail.  Ce  n'est  que  par  métaphore  qu'on  a  pu 
dire  que  l'homme  est  un  capital  accumulé.  fH.  R.) 


LA    THÉORIE.    CHAPITRE    IX.  339 

masse  de  ses  capitaux  matériels  consiste  principalement  dans 
la  faculté  de  transformer  les  forces  inemployées  de  la  nature 
en  un  capital  matériel,  en  instruments  doués  de  valeur  et 
productifs  de  revenus,  et  que,  chez  la  nation  purement  agri- 
cole, une  quantité  considérable  de  forces  naturelles,  qui  ne 
peuvent  être  vivifiées  que  par  les  manufactures,  demeurent 
oisives  ou  mortes.  Il  ne  se  préoccupe  pas  de  l'influence  des 
manufactures  sur  le  commerce  extérieur  et  intérieur,  sur  la 
civilisation,  sur  la  puissance  de  la  nation,  et  sur  le  maintien 
de  son  indépendance,  ni  des  facilités  qui  en  résultent  pour 
l'acquisition  de  la  richesse  matérielle. 

Il  ne  tient  pas  compte,  par  exemple,  de  la  masse  de  capi- 
taux que  les  Anglais  ont  acquise  par  leurs  colonisations; 
Martin  en  évalue  le  total  à  plus  de  deux  milliards  et  demi  de 
liv.  st.  (62  milliards  1/2  de  francs.) 

Lui,  qui  montre  ailleurs  avec  tant  de  clarté  que  les  capi- 
taux employés  dans  le  commerce  intermédiaire  ne  doivent  pas 
être  considérés  comme  la  propriété  d'une  nation  en  particu- 
lier, tant  qu'ils  n'ont  pas  été,  pour  ainsi  dire,  incorporés  dans 
son  soU  ne  prend  pas  garde  que  l'incorporation  de  ces  capi- 
taux ne  peut  mieux  se  réaliser  que  parla  protection  des  ma- 
nufactures indigènes. 

Il  ne  réfléchit  pas  que  l'appât  de  cette  protection  attire  dans 
le  pays  une  quantité  considérable  de  capitaux  étrangers,  in- 
tellectuels aussi  bien  que  matériels. 

Il  soutient  à  tort  que  ces  manufactures  auraient  surgi 
d'elles-mêmes  dans  le  cours  naturel  des  choses,  lorsqu'on 
voit  dans  chaque  nation  la  puissance  politique  intervenir  pour 
donner  à  ce  cours  naturel  une  direction  artificielle  dans  son 
intérêt  particulier. 

Cet  argument,  qui  repose  sur  une  équivoque  et  qui.  par 
conséquent,  est  essentiellement  vicieux,  il  l'a  expliqué  par  un 
exemple  tout  aussi  vicieux,  quand,  par  la  folie  qu'il  y  aurait 
à  vouloir  produire  artificiellement  du  vin  en  Ecosse,  il  essaie 
de  prouver  qu'il  serait  insensé  de  créer  artificiellement  des 
manufactures. 


340  SYSTÈME   NATIONAL.    —   LIVRE    II. 

Il  réduit  l'œuvre  de  la  formation  des  capitaux  dans  la  na- 
tion à  l'opération  d'un  rentier,  dont  le  revenu  se  règle  d'après 
la  valeur  de  ses  capitaux  matériels,  et  qui  ne  peut  l'augmen- 
ter que  par  des  épargnes  qu'il  ajoute  à  ces  capitaux. 

11  ne  réfléchit  pas  que  cette  théorie  de  l'épargne,  bonne 
pour  le  comptoir  d'un  négociant,  mènerait  une  nation  à  la 
pauvreté,  à  la  barbarie,  à  l'impuissance,  à  la  dissolution.  Là 
où  chacun  épargne  et  se  prive  le  plus  qu'il  peut,  il  n'y  a  point 
de  stimulant  à  produire.  Là  où  chacun  ne  pense  qu'à  l'ac- 
cumulation de  valeurs  échangeables,  la  force  intellectuelle 
que  demande  la  production  disparaît.  Une  nation  composée 
de  ces  avares  extravagants  renoncerait  à  se  défendre  pour 
éviter  les  frais  de  la  guerre  ;  quand  tout  son  avoir  serait  de- 
venu la  proie  de  l'étranger,  elle  comprendrait  que  la  richesse 
des  nations  s'acquiert  tout  autrement  que  celle  des  rentiers. 

Le  rentier  lui-même  doit,  comme  père  de  famille,  prati- 
quer une  tout  autre  théorie  (jue  cette  théorie  de  comptoir 
des  valeurs  matérielles  échangeables  que  je  viens  d'exposer. 
Tout  au  moins  est-il  tenu  de  dépenser  pour  l'éducation  de 
ses  héritiers  les  valeurs  échangeables  nécessaires  pour  les 
mettre  en  état  d'administrer  les  propriétés  qu'il  doit  leur 
laisser. 

La  formation  des  capitaux  matériels  pour  la  nation  ne  s'o- 
père pas  uniquement  par  l'épargne,  comme  pour  le  ren- 
tier (1)  ;  de  même  que  celle  des  forces  productives  en  géné- 

(11  On  a  l'habiliide  d'énoncer  connme  un  axiome  que  le  capital  est  le 
produit  de  l'épargne,  et  en  cela  on  exagère  singulièrement  le  rôle  de  cette 
dernière. 

En  présence  du  passage  ci-dessus  de  List,  et  aussi,  à  ce  qu'il  paraît,  des 
Recherches  économiques  de  son  con)[)alriole,  M.  de  Ilermann,  M.  Roscher, 
dans  ses  Principes  d'économie  poUtique,  a  écrit  ce  qui  suit  :  «  Même  sans 
épargne,  il  peut  se  former  de  nouveaux,  capitaux,  notamment  par  suite  de 
progrès  de  la  civilisation,  qui  augmentent  la  valeur  des  capitaux  déjà  exis- 
tants. Une  maison,  par  exemple,  peut  doubler  comme  capital,  lorsqu'on 
ouvre  dans  son  voisinage  une  voie  fréquentée.  L'invention  de  la  boussole 
a  augmenté  dans  une  propoiiion  inca.culable  la  valeur  de  tous  les  capitaux 
employés  dans  la  navigation.  » 

Un  autre  économiste  allemand,  M.  L.  J.  Gerster,  dans  une  brochure  pu- 
bliée, en  1857,  sous  ce  titre  :  Eisai  sur  la  théorie  du  capital,  a  combattu, 


LA    TnÉORIE.    CHAPITRE    IX.  341 

rai,  elle  résulte  de  l'action  réciproque  des  capitaux  intel- 
lectuels et  matériels  du  pays,  des  capitaux  de  l'agriculture, 
de  ceux  des  manufactures  et  de  ceux  du  commerce  les  uns 
sur  les  autres. 

au  moyen  d'une  analyse  ingénieuse,  la  proposition  d'Adam  Smith  que 
l'épargne,  et  non  le  travail,  est  la  cause  directe  de  l'accroissement  des  capi- 
taux. 

«  L'épargne,  dit  M.  Gerster,  suppose  des  produits  déjà  créés,  elle  ne  les 
crée  pns,  mais  les  conserve  simplement.  On  ne  doit  donc  considérer  comme 
cause  directe  de  la  création  et  de  l'accroissement  des  capitaux  que  le  travail 
et  l'activilé  de  l'homme,.  Le  travail  est  le  principe  positif  et  créateur;  l'épar- 
gne, le  principe  négatif  et  conservateur.  Elle  n'est  par  conséquent  que  la 
cause  indirecte. 

«  Son  caractère  est  indéterminé.  Elle  sert  à  la  consommation  tout  comme 
à  la  production,  puisque  les  produits  qu'elle  accumule  peuvent  être  employés 
comme  objets  de  consommation  aussi  bien  que  comme  moyens  de  produc- 
tion. 

«  Il  y  a  des  produits  qui  peuvent  être  regardés  comme  des  capitaux,  et  à 
l'existence  desquels  l'épargne  n'a  pas  eu  la  moindre  part. 

«  Chez  les  tribus  grossières  de  chasseurs  et  de  pasteurs  (et  ici  M.  Gerster 
se  réfère  au  Système  national  de  Lisl),  l'épargne  ne  saurait  exister;  elle  les 
conduirait  au  dénùment  plutôt  qu'à  l'abondance.  Ce  qui  ne  se  corromprait 
pas  naturellement  deviendrait  la  proie  de  voisins  pillards.  Et  cependant  ces 
tribus  possèdent  des  capitaux,  ne  fût-ce  qu'une  pierre,  un  bâton  ou  une  ha- 
che, pour  tuer  le  gibier  dont  elles  se  nourrissent.  Ces  objets  constituent  pour 
elles  des  moyens  de  production;  l'existence  et  l'accroissement  de  ces  capi- 
taux ne  supposent  rien  de  plus  qu'un  faible  travail  d'appropriation. 

«  A  tous  les  degrés  de  civilisation,  il  y  a  nombre  de  produits  que  leur 
nature  propre  destine  à  la  production,  par  exemple  les  instruments  et  les 
machines.  L'épargne  n'a  pas  besoin  de  les  conserver  pour  qu'ils  deviennent 
du  capital. 

«  Ou  pourra  objecter  que  ces  produits  n'auraienf^pas  existé,  si  l'épargne 
n'avait  préalablement  rassemblé  les  matériaux  et  les  ressources  nécessaires  à 
cet  eft'et.  Cela  est  exact,  on  le  reconnaît,  dans  beaucoup  de  cas;  mais  il  s'agit 
de  la  cause  directe,  immédiate  de  l'existence  des  produits,  et  le  travail  nous 
apparaît  seul  avec  ce  caractère. 

«  Mais  les  matériaux  nécessaires,  au  lieu  de  consister  en  économies  ;.ccu- 
mulées,  peuvent  être,  et  sont  fréquemment,  le  résultat  d'une  heureuse  décou- 
verte. Quel  est  le  rôle  de  l'épargne,  lorsque  la  sagacité  de  1  homme,  en 
découvrant  de  nouvelles  utilités  dans  des  objets  jusque-là  sans  valeur,  ac- 
croît la  masse  des  capitaux  du  pays? 

«  Enfin,  l'épargne  est  sans  influence  sur  la  création  de  la  plupart  des 
capitaux  immatériels.  Sert-elle  à  former  une  clientèle,  à  acquérir  des  débou- 
chés? Non,  ceS  avantages  sont  dus  souvent  à  des  circonstances  favorables, 
ce  sont  des  présents  de  la  fortune  dans  la  véritable  acception  du  mot.  » 

(H.R.) 


342  SYSTÈME  NATIONAL.    —   LIVRE    II. 

L'accroissement  des  capitaux  matériels  de  la  nation  dépend 
de  l'accroissement  de  ses  capitaux  intellectuels  et  réciproque- 
ment. 

La  création  des  capitaux  matériels  de  l'agriculture  dépend 
de  la  création  des  capitaux  matériels  des  manufactures  et  ré- 
ciproquement. 

Les  capitaux  matériels  du  commerce  apparaissent  partout 
comme  intermédiaires  et  comme  auxiliaires  entre  les  deux 
autres. 

Dans  l'état  primitif,  chez  les  chasseurs  et  chez  les  pasteurs, 
la  nature  fournit  presque  tout  ;  le  capital  est  à  peu  près  nul. 
Le  commerce  extérieur  accroît  celui-ci  ;  mais  par  là  même,  en 
provoquant  l'emploi  d'armes  à  feu,  de  poudre,  de  plomb,  il 
détruit  entièrement  la  productivité  de  celle-là.  La  théorie  de 
l'épargne  ne  saurait  convenir  au  chasseur,  il  faut  qu'il  périsse 
ou  qu'il  devienne  pasteur. 

Dans  l'état  pastoral,  le  capital  matériel  croît  rapidement, 
mais  seulement  autant  que  la  nature  offre  spontanément  de  la 
nourriture  au  bétail.  Mais  l'accroissement  de  la  population 
suit  de  près  celui  du  bétail  et  des  moyens  d'alimentation. 
D'une  part,  le  bétail  et  les  pâturages  se  distribuent  en  portions 
toujours  plus  petites,  et  de  l'autre,  le  commerce  étranger  ex- 
cite à  la  consommation.  Inutilement  essaierait-on  de  prêcher 
au  peuple  pasteur  la  théorie  de  l'épargne  ;  il  faut  qu'il  tombe 
dans  la  misère  ou  qu'il  passe  à  l'état  d'agriculteur. 

Au  peuple  agriculteur  s'ouvre,  par  l'emploi  des  forces 
mortes  de  la  nature,  un  champ  vaste,  mais  limité  toutefois. 

Le  cultivateur  peut  obtenir  des  denrées  alimentaires  pour 
ses  besoins  personnels  et  au  delà,  améliorer  ses  champs,  aug- 
menter son  bétai!  ;  mais  l'accroissement  des  subsistances  est 
partout  suivi  de  l'accroissement  de  la  population.  Les  capi- 
taux matériels,  et,  notamment,  le  sol  et  le  bétail,  à  mesure 
que  le  premier  devient  plus  fertile  et  le  second  plus  nombreux, 
se  partagent  entre  un  plus  grand  nombre  d'individus.  Mais 
comme  la  superficie  des  terres  ne  peut  pas  être  éte*ndue  par  le 
travail,  que,  faute  dévoies  de  communication,  voies  qui,  ainsi 


LA    TFIÉORIE.    —    CHAPITRE    IX.  343 

que  nous  Pavons  vu  dans  un  chapitre  précédent,  ne  peuvent 
être  que  fort  imparfaites  à  cause  du  manque  de  commerce, 
que  chaque  terrain  ne  peut  recevoir  l'emploi  qui  hii  convient 
le  mieux,  et  qu'un  peuple  purement  agriculteur  manque  en 
grande  partie  de  ces  instruments,  de  ces  connaissances,  de  ces 
stimulants,  de  cette  énergie  et  de  cette  culture  sociale  que 
donnent  les  manufactures  et  le  commerce  qui  en  est  la  suite  ; 
le  peuple  purement  agriculteur  arrive  bientôt  à  ce  point  où 
l'accroissement  du  capital  matériel  agricole  ne  peut  plus  mar- 
cher du  même  pas  que  l'accroissement  de  la  population,  et, 
par  conséquent,  où  la  pauvreté  des  individus  s'accroît  de 
jour  en  jour,  bien  que  le  capital  collectif  de  la  nation  ne  cesse 
de  s'accroître. 

Dans  un  pareil  état  de  choses,  le  produit  le  plus  important 
de  la  nation  consiste  en  hommes,  qui,  ne  pouvant  trouver 
dans  le  pays  une  existence  suffisante,  passent  à  l'étranger.  Ce 
sera  pour  un  tel  pays  une  très-médiocre  consolation  desavoir 
que  l'école  considère  l'homme  comme  un  capital  accumulé  ; 
car  l'exportation  des  hommes  n'entraîne  point  de  retour,  mais 
un  écoulement  improductif  de  valeurs  matérielles  considéra- 
bles sous  la  forme  de  meubles,  de  monnaies,  etc. 

Il  est  évident  que,  dans  un  pareil  état  de  choses,  où  la  divi- 
sion nationale  du  travail  n'est  qu'imparfaitement  développée, 
ni  labeurs,  ni  épargnes  ne  peuvent  accroître  le  capital  maté- 
riel, ou  enrichir  matériellement  les  individus. 

Sans  doute,  un  pays  agricole  est  rarement  dépourvu  de  tout 
commerceextérieur, et  lecommerceextérieurrem  place,  jusqu'à 
un  certain  point,  les  manufactures  indigènes  quant  à  l'accrois- 
sement du  capital,  en  ce  qu'il  metles  manu  facturiers  du  dehors 
en  relation  avec  les  cultivateurs  du  dedans.  Mais  ces  rapports 
sont  partiels  et  très-insuflisants  ;  d'abord  parcequ'ilsne  portent 
que  sur  quelques  produits  spéciaux  etne  s'étendentguère  qu'au 
littoral  de  la  mer  et  aux  rives  des  fleuves  navigables  ;  en  second 
lieu  parce  qu'ils  sont  dans  tous  les  cas  très- irréguliers,  et  se 
trouvent  fréquemment  interrompus  par  la  guerre,  par  les  fluc- 
tuations du  commerce,  par  les  mesures  de  douane,  par  des  ré- 


344 


SYSTEME   NATIONAL.    LIVRE  II. 


coites  abondantes  ou  par  des  importations  d'un  autre  pays. 

Le  capital  matériel  de  l'agriculteur  ne  s'accroît  sur  une 
grande  échelle,  régulièrement  et  indéfiniment,  que  du  jour 
où  une  industrie  manufacturière  armée  de  toutes  pièces  appa- 
raît au  milieu  des  cultivateurs. 

La  plus  vaste  partie  du  capital  matériel  d'une  nation  est 
fixée  dans  le  sol.  En  tout  pays  la  valeur  des  fonds  de  terre,  des 
propriétés  bâties  dans  les  campagnes  et  dans  les  villes,  des 
ateliers,  des  fabriques,  des  ouvrages  hydrauliques,  des  mi- 
nes, etc.,  compose  des  deux  tiers  aux  neuf  dixièmes  de  toutes 
les  valeurs  que  la  nation  possède  ;  on  doit  donc  admettre  en 
principe  que  tout  ce  qui  augmente  ou  diminue  la  valeur  de  la 
propriété  foncière  accroît  ou  amoindrit  la  masse  de  capitaux 
matériels  de  la  nation.  Or,  nous  voyons  que  la  valeur  des 
terres  d'une  même  fertilité  naturelle  est  incomparablement 
plus  grande  dans  le  voisinage  d'une  petite  ville  que  dans  une 
région  écartée,  près  d'une  grande  ville  que  près  d'une  petite, 
dans  un  pays  manufacturier  que  dans  un  pays  purement 
agricole.  Nous  voyons  d'un  autre  côté  que  la  valeur  des  mai- 
sons d'habitation  ou  des  fabriques  ainsi  que  des  terrains  à 
bâtir  dans  les  villes  s'abaisse  ou  s'élève,  en  général,  suivant 
que  les  relations  de  la  ville  avec  les  agriculteurs  s'étendent 
ou  se  restreignent,  ou  suivant  que  les  agriculteurs  prospèrent 
ou  s'appauvrissent.  11  s'ensuit  que  l'accroissement  du  capital 
agricole  dépend  de  l'accroissement  du  capital  manufacturier 
et  réciproquement. 

Mais,  dans  le  passage  de  l'état  purement  agricole  à  Tétat 
manufacturier,  cette  influence  réciproque  agit  avec  beaucoup 
plus  de  force  du  côté  de  l'industrie  manufacturière  que  du  côté 
de  l'agriculture  ;  car,  de  même  que,  dans  la  transition  de  la 
vie  du  chasseur  à  celle  du  pasteur,  l'accroissement  du  capital 
résulte  principalement  de  l'augmentation  rapide  des  trou- 
peaux, et,  dans  le  passage  de  la  vie  pastorale  à  l'agriculture, 
principalement  de  la  rapide  acquisition  de  nouvelles  terres 
fertiles  et  d'un  excédant  de  denrées;  de  même,  lorsqu'on 
s'élève  de  la  simple  agriculture  à  l'industrie  manufacturière, 


LA    THÉORIE.    CHAPITRE    IX.  345 

raccroissement  du  capital  matériel  delà  nation  est  dû  principa- 
lement aux  valeurs  et  aux  forces  employées  dans  les  manufac- 
tures, parce  qu'une  quantité  considérable  de  forces  naturelles 
et  intellectuelles,  jusque-là  inutiles,  sont  transformées  ainsi  en 
capitaux  matériels  et  intellectuels.  Bien  loin  de  faire  obstacle 
à  l'épargne  matérielle,  la  création  des  manufactures  fournit 
à  la  nation  le  moyen  &à  placer  avantageusement  ses  écono- 
mies agricoles,  c'est  pour  elle  un  stimulant  à  ces  économies. 

Dans  les  assemblées  législatives  de  l'Amérique  du  Nord, 
on  a  fréquemment  répété  que,  faute  de  débouché,  le  blé 
pourrit  sur  sa  lige,  parce  qu'il  ne  vaut  pas  les  frais  de  la 
moisson.  On  assure  qu'en  Hongrie  l'agriculteur  étouffe,  pour 
ainsi  dire,  dans  l'abondance,  tandis  que  les  articles  manufac- 
turés y  coûtent  trois  ou  quatre  fois  plus  qu'en  Angleterre.  L'Al- 
lemagne elle-même  peut  se  rappeler  un  pareil  état  de  choses. 
Dans  les  pays  purement  agriculteurs,  toutexcédant  des  produits 
ruraux  ne  constitue  donc  pas  un  capital  matériel.  Ce  n'est 
qu'à  l'aide  des  manufactures  qu'il  devient,  par  l'accumulation 
dans  les  magasins,  un  capital  commercial,  et,  par  la  vente  à 
la  population  manufacturière,  un  capital  manufacturier.  Ce 
qui,  entre  les  mains  des  agriculteurs,  serait  une  provision 
inutile,  devient  un  capital  productif  entre  celles  des  manu- 
facturiers et  réciproquement. 

La  production  rend  la  consommation  possible,  et  le  désir 
de  consommer  excite  à  produire.  Le  pays  purement  agricole 
dépend,  pour  sa  consommation,  delà  situation  des  pays  étran- 
gers, et,  quand  cette  situation  ne  lui  est  pas  favorable,  la 
production  qu'avait  provoquée  le  désir  de  consommer  est 
anéantie.  Mais,  dans  la  nation  qui  réunit  sur  son  territoire 
l'industrie  manufacturière  et  l'agriculture,  l'excitation  réci- 
proque ne  cesse  d'exister,  et  ainsi  l'accroissement  de  la  pro- 
duction continue  des  deux  côtés  ainsi  que  celui  des  capitaux. 

La  nation  à  la  fois  agricole  et  manufacturière  étant  tou- 
jours, par  des  causes  déjà  exposées,  beaucoup  plus  riche  en 
capitaux  matériels  que  la  nation  purement  agricole,  ce  qui,  du 
reste,  frappe  les  yeux,  le  taux  de  l'intérêt  y  est  toujours  beau- 


346  SYSTÈME    NATIONAL.    LIVRE    H. 

coup  plus  bas,  les  entrepreneurs  y  ont  à  leur  disposition  des 
capitaux  plus  considérables  et  à  des  conditions  plus  douces. 
De  là  avantage  dans  la  lutle  avec  les  fabriques  récentes  de  la 
nation  agricole  ;  de  là  inondation  constante  de  produits  manu- 
facturés chez  celle-ci  ;  de  là  ses  dettes  permanentes  envers  la 
nation  manufacturière,  et,  sur  ses  marchés,  ces  constantes 
fluctuations  dans  la  valeur  des  denrées,  des  articles  fabriqués 
et  des  monnaies,  qui  arrêtent  chez  elle  l'accumulation  des  ca- 
pitaux matériels,  en  même  temps  qu'elles  portent  atteinte  à  sa 
moralité  et  à  son  économie  intérieure. 

L'école  distingue  le  capital  fixe  du  capital  circulant,  et 
comprend  de  la  façon  lapins  étrange  sous  la  première  déno- 
mination une  multitude  de  choses  qui  circulent,  sans  faire  de 
cette  distinction  aucune  application  pratique.  Elle  passe  sous 
silence  le  seul  cas  dans  lequel  cette  distinction  puisse  avoir  de 
Futilité.  Ainsi,  le  capital  matériel,  comme  le  capital  intellec- 
tuel, est  en  grande  partie  attaché  à  l'agriculture  ou  à  l'industrie 
manufacturière  ou  au  commerce,  ou  à  une  branche  particu- 
lière de  l'une  de  ces  trois  industries,  souvent  même  il  l'est  à 
certaines  localités.  Les  arbres  fruitiers  qui  ont  été  abattus  ont 
évidemment,  pour  le  manufacturier  qui  en  fait  des  ouvrages 
en  bois,  une  autre  valeur  que  pour  l'agriculteur  qui  les  em- 
ploie à  la  production  des  fruits.  Des  troupeaux  de  moutons 
tués  en  masse,  comme  cela  se  voit  quelquefois  en  Allemagne 
et  dans  l'Amérique  du  Nord,  ne  possèdent  plus  la  valeur  qu'ils 
avaient  comme  instruments  pour  la  production  de  la  laine. 
Des  vignobles  ont  comme  tels  une  valeur  qu'ils  perdent  si  l'on 
en  fait  des  terres  labourables.  Les  navires  employés  comme 
bois  à  construire  ou  à  brûler  ont  une  valeur  beaucoup  moin- 
dre que  lorsqu'ils  servent  aux  transports.  A  quoi  serviraient  les 
manufactures,  les  chutes  d'eau  et  les  machines,  si  la  fabrication 
des  fils  venait  à  périr?  Pareillement,  les  individus  perdent  d'or- 
dhiaire  en  se  déplaçant  la  plus  grande  partie  de  leur  force  pro- 
ductive en  tant  qu'elle  se  compose  d'expérience,  d'habitudes  et 
de  talents  acquis.  L'école  donne  à  toutes  ces  choses,  à  toutes  ces 
qualités,  le  nom  général  de  capital,  et,  en  vertu  de  cette  ter- 


LA    THÉORIE.    CHAPITRE    IX.  347 

minologie,  elle  les  transporte  à  son  gré  d'une  branche  de  tra- 
vail à  une  autre.  Ainsi  Say  conseille  aux  Anglais  de  consacrer 
à  l'agriculture  leur  capital  manufacturier.  Il  n'a  pas  expliqué 
comnnent  pouvait  s'opérer  ce  miracle,  et,  jusqu'à  ce  jour,  c'est 
encore  un  secret  pour  les  hommes  d'Etat  de  l'Angleterre. 
Évidemment  Say  a  confondu  ici  le  capital  privé  avec  le  capital 
national.  Un  manufacturier  ou  un  négociant  peut  retirer  ses 
capitaux  de  l'industrie  manufacturière  ou  du  commerce,  en 
vendant  sa  fabrique  ou  ses  navires  et  en  achetant  avec  le  prix 
de  vente  une  propriété  foncière  ;  mais  une  nation  tout  entière 
ne  saurait  exécuter  cette  opération  que  par  le  sacrifice  d'une 
grande  partie  de  ses  capitaux  matériels  et  intellectuels.  La 
raison  pour  laquelle  l'école  a  obscurci  ce  qui  était  si  clair,  est 
manifeste.  Quand  on  appelle  les  choses  par  leur  véritable 
nom,  on  comprend  sans  peine  que  le  déplacement  des  forces 
productives  d'une  branche  de  travail  à  une  autre  est  soumis 
à  des  difficultés  qui,  loin  d'appuyer  toujours  la  liberté  du 
commerce,  fournissent  souvent  des  arguments  en  faveur  de  la 
protection.  (1) 

(1)  Il  n'est  pas  seulement  difficile  pour  une  nation  de  passer  d'une  indus- 
trie à  une  autre,  et  de  déplacer  son  capital,  c'est  absolument  impossible.  Un 
manufacturier  peut  vendre  sa  fabrique  pour  s'adonner  à  l'agriculture;  cent 
ou  mille  individus  peuvent  le  faire  et  changer  ainsi  d'occupation,  mais  l'in- 
dustrie du  pays  n'aura  pas  pour  cela  éprouvé  de  changements.  Le  capital 
manufacturier  consiste  principalement  en  vastes  édifices,  entourés  de  loge- 
ments pour  les  ouvriers,  en  machines  et  instruments  ayant  un  emploi  tout 
spécial,  il  ne  saurait  être  appliqué  à  l'agriculture.  Quand  une  nation  a  été 
mise  hors  d'état  de  fabriquer,  les  ouvrier^  peuvent  trouver  quelque  autre 
occupation,  quoique  l'expérience  enseigne  qu'en  pareil  cas  ils  succombent 
par  milliers:  mais  le  capital  placé  dans  les  édifices  et  dans  les  machines  est 
entièrement  perdu.  El  lorsque  des  hommes  exercés  au  travail  du  fer  et  du 
colon,  de  la  laine  et  de  la  soie  sont  obligés  de  Sî»gner  leur  vie  dans  d'autres 
métiers,  il  s'est  fait  une  perle  énorme  de  puissance  productive,  leur  habileté 
et  leur  expérience  étant  devenues  inutiles.  (S.  Colwell.) 


348  SYSTÈME    NATIONAL.    LIVRE    II. 

/VA  '^/^•\'^/^/\/^/\/^/^/\/^/\/^/->  /^/^/^/^/^/^/^/^/^A/^/">/^/\/^/^/\/^/\/^/^/\/\/\/^/\/\/-^y^/^/^/v^./^/^/\/^/vy^/\/\/^/\ 

CHAPITRE  X. 

l'industrie  manufacturière  et  l'intérêt  agricole. 

Si  la  protection  en  faveur  des  manufactures  indigènes  por- 
tait préjudice  aux  consommateurs  de  produits  fabriqués  et  ne 
servait  qu'à  enrichir  les  fabricants,  les  propriétaires  fonciers 
et  les  agriculteurs,  qui  constituent  parmi  ces  consommateurs 
la  classe  la  plus  nombreuse  et  la  plus  importante,  seraient  par- 
ticulièrement atteints.  Mais  on  peut  établir  que  cette  classe 
retire  des  manufactures  de  plus  grands  avantages  que  les 
fabricants  eux-mêmes;  car  les  manufactures  créent  une  de- 
mande pour  une  plus  grande  variété  et  pour  une  plus  grande 
quantité  de  produits  ruraux,  augmentent  la  valeur  échangea- 
ble de  ces  produits,  et  permettent  à  l'agriculteur  de  tirer  un 
meilleur  parti  de  sa  terre  et  de  son  travail-  Il  s'ensuit  une 
hausse  de  la  rente  territoriale,  des  profits  et  des  salaires,  et 
l'accroissement  de  la  rente  et  des  capitaux  a  pour  conséquence 
l'accroissement  de  la  valeur  échangeable  de  la  terre  et  du 
travail. 

La  valeur  échangeable  des  biens  de  campagne  n'est  pas 
autre  chose  que  leur  rente  capitalisée  ;  elle  dépend,  d'une 
part,  du  montant  et  de  la  valeur  de  la  rente,  de  Tautre,  de  la 
masse  de  capitaux  et  moraux  et  matériels  qui  se  trouvent  dans 
le  pays. 

Tout  progrès  individuel  et  social,  tout  développement  de 
la  force  productive  du  pays  en  général,  mais  surtout  l'éta- 
blissement des  manufactures,  augmente  la  rente  en  quantité, 
tout  en  la  diminuant  en  quotité.  Dans  un  pays  agricole  peu 
cultivé  et  médiocrement  peuplé,  en  Pologne  par  exemple,  la 
rente  s'élève  à  la  moitié  ou  au  tiers  du  produit  brut  ;  dans  un 
pays  avancé,  populeux  et  riche,  par  exemple  en  Angleterre, 


LA    THÉORIE.    CHAPITRE    X.  349 

elle  n'atteint  que  le  quart  ou  le  cinquième.  Toutefois  le  mon- 
tant de  la  plus  petite  part  est  infiniment  plus  considérable  que 
celui  de  la  plus  grande,  surtout  en  argent  et  plus  encore  en 
objets  fabriqués;  car  le  cinquième  des  25  boisseaux  (environ 
9  hectolitres)  (1),  qui  forment,  en  Angleterre,  la  moyenne  du 
produit  brut  en  froment,  est  de  5  boisseaux  (1  hectol.  80),  et 
le  tiers  des  9  boisseaux  (3  hectol.  27),  moyenne  de  la  Pologne, 
n'est  que  de  3  (1  hectol.  09)  ;  de  plus  les  5  boisseaux  en  An- 
gleterre valent  moyennement  de  25  à  30  schellings  (de 
31  fr.  25  <î.  à  37  fr.  50  c  )  (2),  et  les  trois  boisseaux  en  Polo- 
gne valent  au  plus  de  8  à  9  schellings  (de  lOfr,  à  11  fr.  25  c.); 
enfin  les  objets  manufacturés  en  Angleterre  coûtent  moitié 
moins  qu'en  Pologne,  et,  par  conséquent,  le  propriétaire  an- 
glais peut,  avec  sa  renie  de  30  schellings,  acheter  10  aunes  de 
drap,  tandis  que  le  propriétaire  polonais,  avec  ses  10  schel- 
lings de  rente,  n'en  peut  acheter  que  2.  Le  premier,  avec  le 
cinquième  du  produit  brut,  est  donc  trois  fois  mieux  partagé 
comme  propriétaire  louchant  une  rente,  et  cinq  fois  mieux 
comme  consommateur  d'objets  manufacturés,  que  le  second 
avec  le  tiers.  Quant  aux  fermiers  et  aux  ouvriers  de  l'agricul- 
ture, leur  condition  est  aussi  infiniment  meilleure  en  Angle- 
terre qu'en  Pologne,  même  comme  consommateurs  d'objets 
manufacturés.  En  effet,  sur  un  produit  de  25  boisseaux,  en 
Angleterre,  il  reste  20  boisseaux  pour  semences,  labours, 
salaires  et  profils  ;  or,  si  l'on  prend  pour  ces  deux  derniers 
éléments  la  moitié,  soit  10  boisseaux  (3  hectol.  63),  la  valeur 
moyenne  de  cette  moitié  sera  de  60  schellings  (75  fr.),  et, 
à  3  schellings  l'aune,  représentera  20  aunes  de  drap  ;  en  Polo- 
gne, au  contraire,  un  produit  brut  de  9  boisseaux  ne  laissera 
que  6  boisseaux  pour  semences,  labours,  profits  et  salaires,  et, 
si  l'on  prend  de  même  pour  les  profits  et  les  salaires  la  moitié, 
soit  3  boisseaux  (1  hectol.  09),  celte  part  ne  vaut  que  10  à 
1 2  schellings  (1 2  fr,  50  c.  à  15  fr.)  et  ne  représente  que  2  aunes 
et  demie  de  drap. 

(I)  Le  boisseau  anglais  =36  litres,  344. 
Xj  Le  schelling-  =  l  fr.  25  c. 


350  SYSTÈME  NATIONAL.    LIVRE    II. 

La  rente  est  un  des  principaux  moyens  de  placement  des 
capitaux  matériels.  La  valeur  s'en  règle,  par  conséquent,  sur 
la  masse  des  capitaux  qui  se  trouvent  dans  le  pays,  et  sur  les 
rapports  entre  l'ofire  et  la  demande.  L'abondance  des  capi- 
taux que  le  commerce  extérieur  et  intérieur  réunit  dans  une 
nation  manufacturière,  le  faible  taux  de  l'intérêt  et  celte  cir- 
constance que,  chez  un  peuple  manufacturier  et  commerçant, 
un  grand  nombre  d'individus  enrichis  cherchent  constam- 
ment à  placer  dans  la  terre  leur  excédant  de  capital  matériel, 
élèvent  chez  un  pareil  peuple  le  prix  d'une  même  quantité  de 
rente  territoriale  beaucoup  au-dessus  de  ce  qu'elle  est  dans  un 
pays  purement  agricole.  En  Pologne  la  rente  de  la  terre  se 
vend  10  ou  20  fois,  en  Angleterre  30  ou  40  fois  son  montant. 

De  même  que  la  valeur  en  argent  de  la  rente  de  la  terre  est 
plus  élevée  chez  la  nation  manufacturière  et  coinmerçante 
que  chez  la  nation  agricole,  la  valeur  en  argent  des  terres 
est  aussi  plus  considérable.  A  égale  fertilité  naturelle,  la  va- 
leur des  terres  est  10  ou  20  fois  plus  élevée  en  Angleterre 
qu'en  Pologne. 

Cette  influence  des  manufactures  sur  la  rente,  et,  par  suite, 
sur  la  valeur  échangeable  de  la  terre,  Adam  Smith  la  signale, 
à  la  fin  du  ii^  chapitre  de  son  premier  livre,  mais  seulement 
en  passant  et  sans  mettre  convenablement  en  lumière  l'im- 
mense importance  des  manufactures  à  cet  égard.  Il  distin- 
gue dans  cet  endroit  les  causes  qui  agissent  directement 
sur  l'élévation  de  la  rente,  telles  que  les  améliorations  agri- 
coles et  l'augmentation  du  bétail  en  quantité  et  en  valeur 
échangeable,  d'avec  les  causes  dont  l'opération  est  indi- 
recte, et  il  range  les  manufactures  parmi  ces  dernières. 
Ainsi  les  manufactures,  qui  sont  la  cause  principale  de  V éléva- 
tion de  la  rente  ainsi  que  de  la  valeur  de  la  terre,  sont  mises 
par  lui  sur  l'arrière-plan,  de  manière  à  être  à  peine  aperçues, 
tandis  que  les  améliorations  foncières  et  T accroissement  du 
bétail,  qui  sont  en  majeure  partie  Teffet  des  manufactures  et 
du  commerce  que  celles-ci  font  naître,  leur  sont  préférées, 
ou  du  moins  opposées  comme  causes  principales.  Adam  Smith 


LA   THÉORIE.    —   CHAPITRE    X.  351 

et  ses  disciples  n'ont  pas  compris,  à  beaucoup  près,  toute  l'im- 
portance des  manufactures  sous  ce  rapport. 

Nous  avons  fait  la  remarque  que,  sous  l'influence  des  ma- 
nufactures et  du  commerce  qui  s'y  rattache,  à  égale  fertilité 
naturelle,  la  valeur  des  terres  était  en  Angleterre  dix  ou  vingt 
fois  plus  élevée  qu'en  Pologne.  Si  nous  comparons  le  montant 
total  de  la  production  et  du  capital  manufacturier  de  l'Angle- 
terre à  celui  de  sa  production  et  de  son  capital  agricoles,  nous 
trouvons  que  la  plus  grande  partie  de  la  richesse  du  pays 
consiste  surtout  dans  la  valeur  de  la  propriété  foncière. 

Mac  Queen  trace  le  tableau  suivant  de  la  richesse  et  du  re- 
venu de  l'Angleterre  (1). 

1.  Capital  national. 

1»  Capital  fixé  dans  l'agriculiure,  fonds  de  ijy,  gt.              ijy.  si. 

lerre,  mines  et  pêcheries :2,604 ,000,000 

Capital    circulant   en    bétail,    instruments» 

provisions  et  numéraire 655,000,000 

Mobilier  des  agriculteurs 52,000,000 

3,311,000,000     3,311,000,000 

2o  Capital  placé  dans  les  manufactures  et 
dans  le  commerce. 

Manufactures  et  commerce  intérieur  des  ob- 
jets fabriqués 178,500,000 

Commerce  des  denrées  coloniales 11,000,000 

Commerce  des  objets  fabriqués  avec  l'é- 
tranger..   16,500,000 

•200,000,000 
A  quoi  on  peut  ajouter  depuis  1835,  année 
où  celte  estimation  a  été  faite 12,000,000 

218,000,000       218,000,000 
De  plus,  en  constructions  urbaines  de  toute 

espèce  et  en  bâtiments  pour  fabriques .        605,000,000 

En  navires 33,500,000 

Rn  ponts,  canaux  et  chemins  de  fer 1 18,000,000 

En  chevaux  autres  que  ceux  de  l'agriculture         20,000,000 

776,500,000        776,500,000 
Total  du  capital  national 4,305.500,000 


(I)  Il  doit  être  bien  entendu  que  les  estimations  de  ce  tableau  ne  sont  et 
ne  peuvent  être  que  des  approximations  fort  lointaines.  (H.  R.} 


352  SYSTÈME    NATIONAL.     LIVRE    II. 


II.  Revenu  national  brut. 

\o  Agriculture,  mines  et  pêcheries 589,000,000 

2«  Industrie  manufacturière 250,600,000 

Total 89S, 600,000 


Il  ressort  de  ce  tableau  : 

1°  Que  la  valeur  du  soi  consacré  à  l'agriculture  comprend 
les  26/45  de  la  fortune  totale  de  l'Angleterre  et  est  à  peu  près 
douze  fois  plus  considérable  que  celle  de  Tensemble  des  capi- 
taux placés  dans  les  manufactures  et  dans  le  commerce  ; 

2°  Que  Tensemble  des  capitaux  employés  dans  Tagriculture 
comprend  plus  des  trois  quarts  du  capital  de  FAngleterre; 

3°  Que  la  valeur  totale  des  propriétés  immobilières  de  l'An- 
gleterre, savoir  : 

Fonds  de  terre,  etc.     .     .     .     2,604,000,000  liv.  st. 
Constructions  urbaines  et  bâ- 
timents pour  fabriques.      .        605,000,000 
Canaux  et  chemins  de  fer.     .         118,000,000 

Ensemble.     .     3,327,000,OOOr 
compose  plus  des  ti^ois  quarts  de  ce  même  capital  ; 

4**  Que  le  capital  manufacturier  et  commercial,  y  compris 
les  navires,  n'excède  pas  241  millions  et  demi  et  ne  constitue 
par  conséquent  qu'environ  1/18  de  la  richesse  nationale; 

5°  Que  le  capital  agricole  de  l'Angleterre,  qui  est  de 
3,311  millions,  produit  un  revenu  brut  de  539,  soit  environ 
16  pour  cent,  tandis  que  le  capital  manufacturier  et  commer- 
cial, qui  n'est  que  de  218  millions,  donne  un  produit  brut 
annuel  de  559  millions  et  demi  ou  de  1 20  pour  cent.  On  doit 
ici  considérer  avant  tout  que  les  2 1 8  millions  de  capital  manu- 
facturier donnant  un  produit  annuel  de  259  millions  et  demi 
sont  la  cause  principale  pour  laquelle  le  capital  agricole  a  pu 
atteindre  le  chiffre  énorme  de  3,311  millions  et  en  produire 
annuellement  539.  De  beaucoup  la  plus  grande  partie  du 
capital  agricole  consiste  dans  la  valeur  des  fonds  de  terre  et 
du  bétail.  En  doublant  et  en  triplant  la  population  du  pays, en 


LA  THÉORIE.    CHAPITJIE    X.  353 

fournissant  les  moyens  d'entretenir  un  immense  commerce 
extérieur,  une  vaste  navij^ation,  d'acquérir  et  d'exploiter  une 
multitude  de  colonies,  les  manufactures  ont  augmenté  dans 
la  même  proportion  la  demande  des  denrées  alimentaires  et 
des  matières  brutes,  donné  aux  agriculteurs  le  désir  et  le 
moyen  de  satisfaire  à  cet  accroissement  de  demande,  élevé  la 
valeur  échangeable  de  leurs  produits,  et  déterminé  ainsi  une 
augmentation  proportionnelle,  en  (juantité  et  en  valeur  échan- 
geable, de  la  rente  delà  terre  et  de  la  valeur  du  sol.  Détruisez 
ce  capital  manufacturier  et  commercial  de  218  milhons,  et 
vous  verrez  disparaître  non-seulement  le  revenu  de  259  mil- 
lions et  demi  qu'ils  rapportent,  mais  encore  la  plus  grande 
partie  des 3  milliards  311  millions  décapitai  agricole,  et,  par 
conséquent,  du  revenu  de  539  millions  que  donne  ce  capital. 
Le  revenu  de  l'Angleterre  ne  diminuera  pas  simplement  de 
259  millions  et  demi,  valeur  de  la  production  manufacturière; 
la  valeur  échangeable  du  sol  baissera  au  taux  où  elle  est  en 
Pologne,  c  est-à-dire  au  dixième  ou  au  vingtième  de  son  taux 
actuel. 

11  suit  de  là  que  tout  capital  utilement  employé  dans  les 
manufactures  par  la  nation  agricole  décuple  avec  le  temps 
la  valeur  du  sol.  L'expérience  et  la  statistique  confirment 
partout  cette  conclusion.  Partout  nous  avons  vu  Findustrie 
manufacturière  hausser  rapidement  la  valeur  des  terres  ainsi 
que  celle  du  bétail.  Que  l'on  compare  cette  valeur,  pour  la 
France  en  1789  et  en  1840,  pour  les  Etats-Unis  en  1820  et 
en  1830,  pour  l'Allemagne  en  1830  et  en  1840,  c'est-à-dire 
dans  un  faible  développement  ou  dans  un  vaste  essor  des  ma- 
nufactures, et  l'on  trouvera  partout  la  justification  de  notre 
remarque. 

Ce  fait  a  pour  cause  l'accroissement  de  la  force  productive 
de  la  nation,  accroissement  qui  lui-même  est  l'elïet  d'une  di- 
vision rationnelle  du  travail  et  d'une  association  plus  énergi- 
que des  forces  nationales,  d'un  meilleur  emploi  des  forces 
morales  et  naturelles  dont  le  pays  dispose,  du  commerce 
étranger  enfin. 

23 


354  SYSTÈME    NATIONAL.    LIVRE    II. 

Il  en  est  des  manufactures  comme  des  voies  de  communi- 
cation perfectionnées  ;  non-seulement  ces  voies  fournissent 
une  rente  et  permettent  ainsi  d'amortir  le  capital  employé, 
mais  encore  elles  contribuent  puissamment  à  la  prospérité  de 
l'industrie  manufacturière  et  de  l'agriculture,  au  point  de  dé- 
cupler avec  le  temps  la  valeur  des  propriétés  foncières  situées 
dans  leur  voisinage.  Vis-à-vis  de  l'entrepreneur  de  ces  ou- 
vrages, l'agriculteur  a  ce  grand  avantage  que  le  décuplement 
de  son  capital  lui  est  dans  tous  les  cas  assuré,  et  qu'il  réalise 
ce  profit  sans  aucun  sacrifice  ;  tandis  que  l'entrepreneur 
expose  son  capital  tout  entier.  La  situation  de  l'agriculteur 
vis-à-vis  des  entrepreneurs  de  nouvelles  fabriques  est  tout  aussi 
favorable. 

Mais,  si  l'action  des  manufactures  sur  la  production  agri- 
cole, sur  la  rente  et  sur  la  valeur  de  la  propriété  foncière  est 
si  remarquable,  si  elle  est  si  avantageuse  pour  tous  ceux  qui 
sont  intéressés  dans  l'agriculture,  comment  peut-on  soutenir 
que  les  droits  protecteurs  favorisent  les  manufactures  aux  dé- 
pens des  agriculteurs  ? 

Le  bien-être  matériel  de  l'agriculteur  comme  de  tous  les 
particuliers  dépend  avant  tout  de  l'excédant  de  la  valeur  de 
sa  production  sur  celle  de  ses  consommations.  Il  s'agit  donc 
pour  lui  beaucoup  moins  du  bas  prix  des  produits  fabriqués 
que  de  l'existence  d'une  forte  demande  de  produits  ruraux 
de  toute  espèce,  et  de  la  haute  valeur  échangeable  de  ces  pro- 
duits. Si  donc  les  droits  protecteurs  ont  pour  résultat  de  faire 
gagner  à  l'agriculteur  par  l'extension  de  son  marché  plus 
qu'il  ne  perd  par  la  hausse  de  prix  des  articles  fabriqués,  il 
ne  supporte  point  de  sacrifices  au  profit  du  manufacturier. 
Or,  ce  résultat  ne  manque  jamais  de  se  produire  chez  toutes  les 
nations  qui  ont  une  vocation  manufacturière,  et  il  se  révèle 
chez  elles  avec  éclat  dans  la  première  période  qui  suit  l'éta- 
blissement des  manufactures  ;  parce  que,  à  ce  moment,  la 
plupart  des  capitaux  mis  dans  la  nouvelle  industrie  sont  con- 
sacrés à  la  construction  de  maisons  d'habitation,  de  fabri- 
ques, d'ouvrages  hydrauliques,  etc.,  emplois  généralement 


LA    THÉORIE.    CHAPITRE    X.  355 

avantageux  pour  l'agriculteur.  Mais,  si  dès  le  commencement 
les  bénéfices  qui  résultent  de  l'agrandissement  du  débouché 
et  de  l'accroissement  de  valeur  des  produits  compensent  lar- 
gement rinconvénient  de  la  hausse  de  prix  des  produits  fa- 
briqués, cet  état  de  choses,  déj\  si  favorable  pour  l'agriculteur, 
s'améliore  de  plus  en  plus,  puisque,  avec  le  temps,  la  pros- 
périté des  fabriques  tend  à  élever  de  plus  en  plus  le  prix  des 
produits  agricoles  et  à  abaisser  celui  des  produits  manufac- 
turés. 

Le  bien-être  de  l'agriculteur,  du  propriétaire  foncier  en 
particulier,  est  intéressé  à  ce  que  la  valeur  de  son  instrument 
ou  de  sa  propriété  se  maintienne  tout  au  moins.  C'est  la  con- 
dition principale,  non  pas  seulement  de  son  bien-être,  mais 
souvent  de  toute  son  existence  matérielle.  Il  n'est  pas  rare,  en 
effet,  devoir  l'agriculteur  produire  dans  l'année  plus  qu'il  ne 
consomme  et  n'être  pas  moins  ruiné.  C'est  ce  qui  arrive  lors- 
que le  crédit  est  ébranlé,  au  moment  où  sa  propriété  est  gre- 
vée d'hypothèques;  lorsque,  d'une  part,  la  demande  d'argent 
surpasse  Toffre,  et  que,  de  l'autre,  l'offre  des  terres  excède 
la  demande.  En  pareils  cas,  le  retrait  général  des  sommes 
prêtées  et  Toffre  générale  des  terres  entraînent  une  dé- 
préciation de  la  propriété  foncière,  et  un  grand  nombre 
des  cultivateurs  les  plus  entreprenants,  les  plus  habiles 
et  les  plus  économes  se  ruinent,  non  parce  que  leur  con- 
sommation a  dépassé  leur  production,  mais  parce  que 
leur  instrument  de  travail  ou  leur  propriété  a  perdu  entre 
leurs  mains,  par  des  causes  indépendantes  de  leur  volonté, 
une  notable  partie  de  sa  valeur,  parce  que  leur  crédit  a  été 
atteint  et  qu'enfin  le  montant  des  hypothèques  dont  leur  pro- 
priété est  grevée  n'est  plus  en  rapport  avec  la  valeur  de  cette 
propriété  en  argent.  De  semblables  crises  ont  plus  d'une  fois 
éclaté  en  Allemagne  et  aux  Etats-Unis  dans  le  cours  du  der- 
nier siècle,  et  c'est  ainsi  qu'une  grande  partie  de  la  noblesse 
allemande  a  perdu  ses  biens,  sans  comprendre  qu'elle  devait  sa 
détresse  à  la  politique  de  ses  frères  d'Angleterre,  à  ces  tories 
aux  si  excellentes  intentions. 


356  SYSTÈME   NATIONAL.    LIVRE    II. 

Tout  autre  est  la  condition  de  l'agriculteur  ou  du  proprié- 
taire foncier  dans  les  pays  où  les  manufactures  ont  leur  plein 
essor.  Là,  tandis  que  la  fertilité  de  la  terre  augmente  ainsi  que 
le  prix  de  ses  denrées,  il  ne  bénéficie  pas  seulement  de  l'excé- 
dant de  la  valeur  de  sa  production  sur  celle  de  sa  consommation 
comme  propriétaire  ;  il  obtient,  avec  un  accroissement  de  la 
rente  de  sa  terre,  un  accroissement  proportionné  de  son  capi- 
tal. Sa  fortune  double  et  triple  en  valeurs  échangeables  ;  non 
qu'il  travaille  davantage,  qu'il  améliore  ses  champs,  qu'il 
fasse  plus  d'économies  ;  il  doit  cette  plus-value  aux  manufac- 
tures. Alors  il  a  les  moyens  et  le  désir  de  redoubler  d'efforts, 
d'améliorer  ses  champs,  d'augmenter  son  bétail,  de  faire  plus 
d'économies,  tout  en  consommant  davantage.  Sa  propriété 
ayant  acquis  plus  de  valeur,  son  crédit  augmente,  et  il  est 
plus  à  même  de  se  procurer  les  capitaux  matériels  que  les 
améliorations  exigent. 

Smith  ne  parle  pas  de  celte  influence  qu'éprouve  la  valeur 
échangeable  du  sol.  Quant  à  Say,  il  est  d'avis  que  la  valeur 
échangeable  des  terres  importe  peu,  par  la  raison  que,  soit 
qu'elles  soient  à  bas  prix  ou  à  un  prix  élevé,  leurs  services 
productifs  sont  toujours  les  mêmes.  Il  est  triste  de  voir  un 
écrivain  que  ses  traducteurs  allemands  ont  qualifié  de  pré- 
cepteur des  peuples,  exprimer  une  opinion  si  erronée  dans 
une  question  qui  intéresse  si  profondément  la  prospérité  des 
nations.  Nous  croyons  pouvoir  soutenir,  au  contraire,  qu'il 
n'y  a  pas  de  mesure  plus  certaine  de  la  prospérité  nationale 
que  la  hausse  ou  la  baisse  de  la  valeur  échangeable  du  sol,  et 
que  les  fluctuations  et  les  crises,  en  cette  matière,  doivent 
être  rangées  parmi  les  plaies  les  plus  funestes  dont  un  pays 
'puisse  être  affligé  (1). 

L'école  a  été  égarée  ici  par  son  attachement  à  la  théorie  de 
la  liberté  du  commerce  tefle  qu'il  lui  plaît  de  l'entendre  ; 
car  nulle  part  les  fluctuations  et  les  crises  dans  la  valeur  de  la 

(1)  L'expérience  de  ces  dernières  années  a  prouvé  surabondamment  parmi 
nous  que  la  valeur  du  sol  hausse  ou  baisse,  en  effet,  suivant  que  la  prospé- 
rité du  pays  augmente  ou  diminue.  (H.  R.) 


LA   THÉORIE.    —   CHAPITRE    X.  357 

propriété  foncière  ne  sont  plus  graves  que  chez  les  peuples 
agricoles  qui  commercent  librement  avec  de  riches  et  puis- 
santes nations  manufacturières. 

Le- commerce  étranger,  il  est  vrai,  influe  aussi  sur  l'accrois- 
sement de  la  rente  et  de  la  valeur  de  la  terre,  mais  avec  infi- 
niment moins  d'énergie,  d'uniformité  et  de  persistance  que  ne 
le  fait  l'industrie  manufacturière  du  pays,  l'augmentation 
constante  de  sa  production  et  l'échange  de  ses  produits  contre 
ceux  de  l'agriculture  indigène. 

Tant  que  la  nation  possède  encore  une  grande  étendue  de 
terrains  incultes  ou  mal  cultivés,  tant  qu'elle  produit  d'im- 
portants articles  que  des  nations  manufacturières  plus  riches 
qu'elle  reçoivent  en  échange  de  leurs  produits  fabriqués,  et 
dont  le  transport  est  facile,  tant  que  la  demande  de  ces  arti- 
cles persiste  et  s'accroît  annuellement  dans  la  proportion  des 
forces  productives  de  la  nation  agricole,  qu'elle  n'est  inter- 
rompue, ni  par  la  guerre,  ni  par  des  mesures  restrictives,  le 
commerce  étranger  influe  puissamment  sur  l'élévation  de  la 
rente  ainsi  que  sur  la  valeur  du  sol.  Mais,  qu'une  de  ces  con- 
ditions vienne  à  manquer  ou  à  cesser,  il  peut  survenir  un 
temps  d'arrêt,  souvent  même  un  mouvement  rétrograde 
marqué  et  continu. 

Rien  n'exerce  une  influence  plus  fâcheuse  sous  ce  rapport 
que  les  fluctuations  de  la  demande  étrangère,  lorsqu'une 
guerre,  une  mauvaise  récolte,  d'autres  provenances  qui  font 
défaut  ou  toute  autre  circonstance,  déterminent  chez  la  nation 
manufacturière  le  besoin  d'une  plus  grande  quantité  de  den- 
rées alimentaires  et  de  matières  brutes  en  général  ou  de  cer- 
tains grands  articles  en  particulier,  et  qu'ensuite  la  paix,  une 
riche  moisson,  des  importations  plus  considérables  d'autres 
contrées  ou  des  mesures  législatives  font  cesser  en  majeure 
partie  cette  demande.  Si  elle  ne  dure  que  peu  de  temps,  le 
pays  agricole  peut  en  retirer  quelque  profit  ;  mais  si  elle  se 
prolonge  durant  une  suite  d'années,  toute  l'existence  de  ce 
pays,  toute  son  économie  privée  se  réglera  en  conséquence.  Le 
producteur  s'habituera   à  consommer;  certaines  jouissances 


358  SYSTÈME    NATIONAL.   LIVRE    II. 

que,  dans  toute  autre  circonstance,  il  eût  réputées  de  luxe, 
deviennent  pour  lui  des  besoins.  L'accroissement  de  revenus 
et  de  valeur  de  sa  propriété  l'encouragera  à  entreprendre  des 
améliorations  et  des  constructions,  à  effectuer  des  acquisitions 
que  sans  cela  il  n'eûl  jamais  faites.  Les  achats  et  les  ventes,  les 
baux,  les  emprunts  seront  conclus  en  raison  de  l'augmentation 
de  la  rente  de  la  terre  et  de  sa  valeur.  L'Etat  lui-même  n'hési- 
tera pas  à  augmenter  ses  dépenses  dans  la  même  proportion  que 
s'accroîtra  le  bien-être  des  particuliers.  Mais,  que  cette  de- 
mande vienne  à  cesser  subitement,  et  plus  d'équilibre  entre 
la  production  et  la  consommation,  entre  des  valeurs  dépré- 
ciées et  les  créances  dont  elles  sont  le  gage  et  dont  le  montant 
en  argent  ne  diminue  pas,  entre  les  fermages  en  argent  et  le 
revenu  de  la  terre  aussi  en  argent,  entre  les  revenus  elles  dé- 
penses du  pays  ;  ce  qui  entraîne  la  banqueroute,  l'embarras, 
le  découragement  et  le  recul  dans  la  voie  du  développement 
matériel  aussi  bien  que  dans  celle  de  la  culture  morale  et 
politique.  La  prospérité  agricole  a  eu  ainsi  la  vertu  stimulante 
de  l'opium  et  des  liqueurs  fortes,  elle  a  excité  pour  un  instant 
et  affaibli  pour  toute  la  vie  ;  c'est  la  foudre  de  Franklin  qui  un 
moment  éclaire  les  objets  d'un  jour  éclatant,  mais  pour  les 
replonger  dans  une  nuit  plus  profonde. 

Une  prospérité  passagère  en  agriculture  est  un  bien  plus 
grand  mal  qu'une  pauvreté  constante.  Pour  que  la  prospérité 
soit  avantageuse  aux  individus  ou  aux  nations,  il  faut  qu'elle 
dure.  Elle  durera  si  elle  s'accroît  peu  à  peu  et  si  le  pays  pos- 
sède les  garanties  de  cet  accroissement  et  de  cette  durée.  Une 
faible  valeur  échangeable  du  sol  vaut  beaucoup  mieux  qu'une 
fluctuation  dans  cette  valeur  ;  une  hausse  persistante  et  pro- 
gressive peut  seule  assurer  au  pays  une  prospérité  durable, 
et  l'existence  de  l'industrie  manufacturière  chez  une  nation 
bien  constituée  est  la  garantie  d'une  hausse  régubère  et  sou- 
tenue. 

On  est  encore  bien  peu  éclairé  au  sujet  de  l'influence  d'une 
industrie  manufacturière  indigène  sur  la  rente  et  sur  la  va- 
leur du  sol,  comparativement  à  celle  qu'exerce  le  commerce 


LA   TBÉORIE.    —    CHAPITRE    X.  359 

étranger  ;  on  peut  en  juger  par  les  propriétaires  de  vignes  en 
France,  qui  se  croient  toujours  lésés  par  le  système  protec- 
teur, et  qui,  dans  l'espoir  de  faire  hausser  leurs  rentes,  récla- 
ment la  plus  grande  liberté  d'échanges  avec  l'Angleterre. 

Le  rapport  du  docteur  Bowring  sur  les  relations  commer- 
ciales entre  l'Angleterre  et  la  France,  rapport  destiné  à  faire 
ressortir  l'avantage  qu'une  plus  grande  injportation  de  pro- 
duits fabriqués  anglais,  et,  par  suite,  une  plus  grande  expor- 
tation de  vins  auraient  pour  la  France,  contient  les  données 
les  plus  concluantes  contre  l'argumentation  de  son  auteur. 

Le  docteur  Bov^^ring  oppose  l'importation  des  Pays-Bas  en 
vins  français  (2,515,193  gallons  (1),  soit  1 1,426,  521  litres, 
en  1829)  à  celle  de  l'Angleterre  (431,509  gallons,  soit 
2,150,  345  litres),  pour  montrer  de  quelle  extension  le  dé- 
bouché des  vins  de  France  en  Angleterre  est  susceptible  sous 
un  régime  de  libre  commerce. 

Eh  bien  !  supposons,  ce  qui  est  plus  qu'invraisemblable, 
que  le  débit  des  vins  français  en  Angleterre  ne  rencontre  pas 
d'obstacle  dans  la  préférence  des  habitants  pour  les  spiritueux, 
pour  la  bière  forte,  pour  les  vins  énergiques  et  à  bon  marché 
de  Portugal,  d'Espagne,  de  Sicile,  de  Ténériffe,  de  Madère  et 
du  Cap  ;  supposons  que  l'Angleterre  augmente,  en  effet,  sa 
consommation  de  vins  français  dans  la  proportion  de  celle 
des  Pays-Bas  ;  cette  consommation  calculée  d'après  la  popu- 
lation atteindrait  de5  à  6  millions  de  gallons  (de  21  à  27  mil- 
lions de  litres)  et  serait,  par  conséquent,  de  dix  à  quinze  fois 
supérieure  à  son  chiffre  actuel. 

Au  premier  abord,  c'est  là  pour  la  France,  pour  les  vigne- 
rons français,  une  brillante  perspective.  Mais,  si  l'on  y  regarde 
de  près,  on  en  jugera  différemment.  Sous  la  plus  grande 
liberté  possible  du  commerce,  nous  ne  dirons  pas  sous  une 
liberté  complète,  bien  que  les  principes  et  l'argumentation 
de  M  Bowring  nous  y  autorisent,  il  ne  saurait  être  douteux 
que  les  Anglais  conquerraient  à  leurs  produits  manufacturés, 

(1)  Le  gallon  =  4  litres  643. 


360  SYSTÈME    NATIONAL.    LIVRE    II. 

en  particulier  à  leurs  lainages,  à  leurs  colonnades,  à  leurs 
toiles,  à  leurs  objets  en  fer,  à  leur  faïence,  une  grande  partie 
du  marché  français.  En  calculant  au  plus  bas,  on  peut  admet- 
tre, la  production  manufacturière  étant  ainsi  réduite  en 
France,  qu'il  vivrait  dans  les  villes  un  million  d'hommes  de 
moins,  et  qu'un  million  d'hommes  de  moins  seraient  employés 
dans  les  campagnes  à  pourvoir  les  ailles  de  matières  brutes  et 
de  denrées  alimentaires.  Or,  le  docteur  Bowring  lui-même 
estime  la  consommation  des  habitants  de  la  campagne  à 
16  gallons  1/2  (75  litres)  par  tête  et  celle  des  habitants  des  vil- 
les au  double  ou  à  3ii  gallons  (150  litres).  L'amoindrissement 
de  l'industrie  manufacturière  du  pays  opéré  par  la  liberté  du 
commerce  aurait  donc  pour  effet  de  réduire  la  consommation 
intérieure  en  vins  de  50  millions  de  gallons  (216  millions  de 
litres),  tandis  que  l'exportation  ne  s'accroîtrait  que  de 
5  à  6  millions  (de  21  à  27  millions  de  litres).  Une  opéra- 
tion par  laquelle  la  perte  certaine  sur  la  demande  du  pays 
serait  dix  fois  plus  forte  que  le  gain  éventuel  sur  celle  de  l'é- 
tranger, serait  difficilement  avantageuse  aux  propriétaires 
français. 

En  un  mot,  il  en  est  de  la  production  du  vin  comme  de  celle 
de  la  viande,  comme  de  celle  du  blé  et  en  général  des  denrées 
alimentaires  ainsi  que  des  matières  brutes  ;  dans  un  grand 
pays  ayant  vocation  pour  l'industrie  manufacturière,  la  pro- 
duction des  fabriques  du  pays  occasionne  une  demande  dix 
ou  vingt  fois  plus  considérable  des  produits  agricoles  de  la 
zone  tempérée,  et,  par  conséquent,  influe  avec  dix  ou  vingt 
fois  plus  d'énergie  sur  l'élévation  de  la  rente  et  sur  la  valeur 
échangeable  des  terres  que  l'exportation  la  plus  active  de 
ces  mêmes  produits.  Le  montant  de  la  rente  et  la  valeur 
échangeable  des  terres  dans  le  voisinage  d'une  grande  ville, 
comparée  à  ce  qu'ils  sont  dans  des  provinces  éloignées,  bien 
que  rattachées  à  la  capitale  par  des  routes  et  par  des  relations 
d'affaires,  fournissent  la  preuve  la  plus  concluante  à  cet 
égard. 

La  théorie  de  la  rente  peut  être  envisagée  du  point  de  vue 


LA   THÉORIE.    CHAPITRE   X.  361 

de  la  valeur  ou  de  celui  des  forces  productives  ;  on  peut  aussi 
n'y  tenir  compte  que  des  intérêts  privés,  par  exemple  des 
rapports  entre  les  propriétaires  fonciers,  les  fermiers  et  les 
ouvriers,  ou  s'y  préoccuper  principalement  des  intérêts  pu- 
blics et  nationaux.  L'école  n'a  généralement  abordé  cette 
théorie  que  du  point  de  Téconomie  privée.  A  notre  connais- 
sance, par  exemple,  elle  n'a  jamais  exposé  comment  la  con- 
sommation de  la  rente  est  d'autant  plus  avantageuse  qu'elle 
a  lieu  plus  près  du  lieu  de  production,  comment  néanmoins, 
dansdidérents  Etats,  la  rente  est  généralement  consommée 
là  où  réside  le  souverain,  dans  la  capitale  s'il  s'agit  d'une 
monarchie  absolue,  c'est-à-dire  loin  des  provinces  où  elle  est 
produite,  et  par  conséquent,  de  la  manière  la  moins  avanta- 
geuse pour  l'agriculture,  pour  les  arts  utiles  et  pour  le  déve- 
loppement des  forces  intellectuelles  du  pays.  Là  où  la  noblesse 
terrienne  ne  possède  ni  droits  d'aucune  espèce,  ni  influence 
politique  à  moins  de  vivre  à  la  cour  et  d'exercer  un  emploi, 
et  où  toute  la  force  publique  est  concentrée  dans  la  capitale, 
les  propriétaires  fonciers  sont  attirés  vers  ce  point  central,  ne 
pouvant  guère  trouver  ailleurs  le  moyen  de  satisfaire  leur 
ambition  et  l'occasion  de  consommer  agréablement  leurs  re- 
venus. Plus  la  majeure  partie  d'entre  eux  s'accoutumeà  vivre 
dans  la  capitale,  moins  la  vie  de  la  province  offre  à  chacun 
en  particulier  de  relations  de  société  et  de  jouissances  délicates 
pour  les  sens  et  pour  l'esprit;  plus  la  province  les  repousse, 
plus  la  capitale  les  attire.  La  province  perd  ainsi  presque  tous 
les  moyens  de  progrès  que  lui  aurait  procurés  la  consomma- 
tion de  la  rente  ;  en  particulier  ces  fabriques  et  ces  travaux 
intellectuels  que  la  rente  aurait  entretenus,  la  capitale  les  lui 
enlève.  Celle-ci  brille  sans  doute  d'un  vif  éclat,  parce  qu'elle 
réunit  tous  les  talents  et  la  plus  grande  partie  des  industries 
de  luxe.  Mais  les  provincessont  privées  de  ces  forces  intellec- 
tuelles, de  ces  moyens  matériels  et  en  particulier  de  ces  in- 
dustries qui  permettent  au  cultivateur  les  améliorations 
agricoles  et  qui  l'y  encouragent.  Voilà  ce  qui  explique  en 
grande  partie  pourquoi  en  France,  principalement  sous  la 


362  SYSTÈME    NATIONAL.    LIVRE    II. 

monarchie  absolue,  avec  une  capitale  qui  surpassait  en  éclat 
et  en  intelligence  toutes  les  villes  du  continent  européen,  Fa- 
griculture  n'a  accompli  que  de  faibles  progrès,  et  pourquoi  la 
culture  intellectuelle  et  les  industries  d'ulilité  générale  ont 
fait  défaut  aux  provinces.  Mais,  à  mesure  que  la  noblesse  ter- 
rienne acquiert  de  Tindépendance  vis-à-vis  de  la  cour  et  de 
Tinfluence  sur  la  législation  et  sur  l'administration,  que  le 
système  représentatif  et  l'organisation  administrative  étendent 
pour  les  villes  et  pour  les  provinces  le  droit  de  gérer  leurs  af- 
faires et  de  participera  la  législation  et  à  Tadministralion  du 
pays,  qu'on  peut  par  conséquent  obtenir  plus  de  considération 
et  d'influence  dans  la  province  et  parla  province,  la  noblesse 
terrienne  et  la  bourgeoisie  instruite  et  aisée  restent  plus  vo- 
lontiers dans  les  localités  d'oij  elles  tirent  leurs  revenus,  et  la 
consommation  de  la  rente  influe  davantage  sur  le  développe- 
ment des  forces  intellectuelles  et  des  institutions  sociales,  sur 
les  progrès  de  l'agriculture  et  sur  l'essor  au  sein  des  pro- 
vinces des  industries  utiles  au  plus  grand  nombre. 

La  situation  économique  de  rx\ngleterre  peut  être  invoquée 
à  l'appui  de  cette  remarque.  Le  séjour  du  propriétaire  anglais 
sur  ses  biens  durant  la  plus  grande  partie  de  l'année,  contri- 
bue de  plus  d'une  manière  à  la  prospérité  de  l'agriculture  ; 
directement,  en  ce  que  le  propriétaire  consacre  une  portion 
de  son  revenu,  soit  à  entreprendre  lui-même  des  améliora- 
tions agricoles,  soit  à  venir  en  aide  à  celles  de  ses  fermiers  ; 
indirectement,  en  ce  que  ses  consommations  entretiennent 
les  manufactures  et  les  travaux  intellectuels  du  voisinage. 
Telle  est  encore  en  partie  la  cause  pour  laquelle  en  Allemagne 
et  en  Suisse,  où  manquent  cependant  les  grandes  villes,  les 
moyens  de  communication  sur  une  vaste  échelle  et  lesinstitu- 
tions  nationales,  Fagriculture  et  la  civilisation  en  général  sont 
beaucoup  plus  avancées  qu'en  France. 

La  plus  grande  erreur,  toutefois,  qu'Adam  Smith  et  son 
école  aient  commise  en  cette  matière,  est  celle  que  nous  avons 
déjà  mentionnée,  mais  que  nous  allons  ici  faire  mieux  ressor- 
tir ;  c'est  de  n'avoir  pas  nettement  compris,  de  n'avoir  retracé 


LA    THÉORIE.    —   CHAPITRE    X.  363 

qu'incomplètement  rinfluence  des  manufactures  sur  l'accrois- 
sement de  la  rente,  de  la  valeur  échangeable  de  la  propriété 
foncière  et  du  capital  agricole,  et  d'avoir  opposé  l'agriculture 
à  l'industrie  manufacturière  en  la  présentant  comme  beau- 
coup plus  importante  pour  le  pays,  comme  la  source  d'une 
prospérité  beaucoup  plus  durable.  En  cela  Smith  n'a  fait  que 
continuer,  non  sans  la  modifier  cependant,  l'erreur  des  phy- 
siocrates.  Evidemment  il  a  été  trompé  par  ce  fait  que,  dans  le 
pays  le  plus  manufacturier,  ainsi  que  nous  l'avons  montré 
pour  l'Angleterre  au  moyen  de  données  statistiques,  le  capital 
matériel  de  l'agriculture  est  dix  ou  vingt  fois  plus  considéra- 
ble que  celui  de  l'industrie  manufacturière,  et  que  la  produc- 
tion annuelle  de  la  première  surpasse  notablement  en  valeur 
le  capital  collectif  de  la  seconde  (1).  Le  même  fait  peut  bien 
aussi  avoir  conduit  les  physiocrates  à  exagérer  le  mérite  de 
l'agriculture  vis-à-vis  do  l'industrie  manufacturière.  Une  obser- 
vation superficielle  donne  lieu  de  croire  en  effet  que  l'agricul- 
ture crée  dix  fois  plus  de  richesse,  mérite  par  conséquent  dix 
fois  plus  d'estime,  et  présente  dix  fois  plus  d'importance  que 
les  manufactures.  Mais  ce  n'est  là  qu'une  apparence.  Si  nous 
cherchons  les  causes  de  la  prospérité  de  l'agriculture,  nous 
trouvons    la  principale    dans    l'industrie   manufacturière . 


(1)  On  lit  en  effet  dans  la  Richesse  des  nations,  liv.  II,  ch.  v,  que,  de  toutes 
Jes  manières  dont  un  capital  peut  être  employé,  l'agriculture  est,  sans  con- 
tredit, le  plus  avantageux  à  la  société.  La  nature,  y  est-il  dit,  ne  fait  rien 
pour  l'homme  dans  les  manufactures;  ainsi,  non-seulement  le  capital  em- 
ployé à  la  culture  de  la  terre  met  en  activité  une  plus  grande  quantité  de 
travail  productif  qu'un  pareil  capital  employé  dans  les  manufactures,  mais  il 
ajoute  une  plus  grande  valeur  au  produit  annuel  de  la  terre  et  du  travail  du 
pays.  Il  y  a  là  une  erreur  capitale  qui  a  déjà  été  relevée.  Cependant  Adam 
Smith,  bien  qu'influencé  par  les  doctrines  des  physiocrates,  est  loin  (ie  par- 
tager leurs  préjugés  contre  les  manufactures;  dans  la  critique  qu'il  fait  de 
leur  système  au  chapitre  ix  de  son  livre  IV,  il  montre  notamment  une  par- 
faite intelligence  de  cette  étroite  solidarité  entre  l'agricullure  et  l'industrie 
manufacturière  que  List  a  retracée  ici  avec  tant  de  vigueur  :  «  Tout  ce  qui 
«  lend  à  diminuer  dans  un  pays  le  nombre  des  artisans  et  des  manufactu- 
-  riers  tend  à  diminuer  le  marché  intérieur,  le  plus  important  de  tous  les 
«  marchés  pour  le  produit  brut  de  la  terre,  et  tend  par  là  à  décourager  encore 
«  l'agriculture.  »  (H.  R.) 


364  SYSTÈME  NATIONAL.    LIVRE    H. 

Ce  sont  les  218  millions  de  liv.  st.  de  capittal  manufactu- 
rier qui  ont  en  grande  partie  appelé  à  l'existence  le  capital 
agricole  de  3,311  millions.  Ils  ont  opéré  absolument  comme 
opèrent  les  voies  de  communication;  ce  sont  les  dépenses  de 
construction  d'un  canal  qui  augmentent  la  valeur  des  terrains 
situés  dans  le  rayon  de  ce  canal.  Qu'il  cesse  de  servir  comme 
voie  de  communication,  qu'on  emploie  les  eaux  à  l'irrigalion 
des  prairies,  c'est-à-dire  à  l'augmentation  apparente  du  capital 
de  l'agriculture  et  de  la  rente  de  la  terre  ;  et,  supposons  que 
la  valeur  des  prairies  s'accroisse  de  quelques  millions,  ce 
changement  utile  en  apparence  à  l'agriculture  diminuera  dans 
une  proportion  dix  fois  plus  forte  la  valeur  collective  des  pro- 
priétés situées  à  proximité  du  canal. 

De  ce  point  de  vue,  le  fait  que  le  capital  manufacturier  d'un 
pays  est  minime  conq^arativement  à  son  capital  agricole,  con- 
duit à  des  conclusions  tout  autres  que  celles  que  Técole  ré- 
gnante et  celle  qui  l'a  précédée  en  ont  déduites.  H  s'ensuit 
que  le  maintien  et  l'extension  de  l'industrie  manufacturière 
importent  d'autant  plus  aux  cultivateurs  eux-mêmes  que,  re- 
lativement à  l'agriculture,  elle  ne  peut  employer  qu'une 
faible  quantité  de  capital.  Il  doit  donc  être  évident  pour  les 
agriculteurs,  en  particulier  pour  ceux  qui  perçoivent  des  ren- 
tes foncières,  pour  les  propriétaires,  qu'ils  ont  intérêt  à  établir 
et  h  conserver  dans  le  pays  des  manufactures,  dussent-ils,  en 
y  consacrant  le  capital  nécessaire,  ne  compter  sur  aucun 
profit  direct,  de  même  qu'il  leur  est  avantageux  de  faire 
construire  des  routes,  des  canaux  et  des  chemins  de  fer, 
même  sans  en  retirer  directement  aucun  revenu.  Si  nous  con- 
sidérons sous  ce  rapport  les  industries  les  plus  indispensables, 
les  plus  utiles  à  l'agriculture,  par  exemple  celle  des  moulins 
à  farine,  la  justesse  de  notre  observation  paraîtra  incontes- 
table. Comparez  la  valeur  de  la  propriété  et  de  la  rente  fon- 
cière dans  une  localité  oij  il  ne  se  trouve  point  de  moulins  à 
farine  à  portée  des  cultivateurs  et  dans  une  autre  localité  où 
cette  industrie  s'exerce  au  milieu  d'eux,  et  vous  reconnaîtrez 
que  cette  seule  industrie  fait  déjà  sentir  puissamment  son  in- 


LA  THÉORIE.  —  CHAPITRE  X.  365 

fluence  ;  qu'à  fertilité  égale,  la  valeur  de  la  propriété  s'est 
accrue,  non  pas  du  double  des  frais  de  construction  du  mou- 
lin, mais  de  dix  ou  vingt  fois  ces  frais,  et  que  les  propriétaires 
auraient  eu  déjà  du  bénéfice  à  construire  eux-mêmes  le  mou- 
lin à  frais  communs  pour  en  faire  cadeau  au  meunier.  C'est 
ce  qui  a  lieu  journellement  dans  les  solitudes  de  l'Amérique 
du  Nord  ;  là,  quand  les  individus  manquent  du  capital  néces- 
saire pour  achever  entièrement  à  leurs  frais  ces  ouvrages,  les 
propriétaires  concourent  volontiers  à  leur  exécution  par  des 
travaux  manuels,  par  des  charrois,  par  des  fournitures  de  bois 
de  construction,  etc.  C'est  ce  qui  a  lieu  aussi,  bien  que  sous 
une  autre  forme,  dans  les  pays  de  culture  ancienne  ;  nul 
doute  que  les  privilèges  des  moulins  banaux  n'aient  une  sem- 
blable origine. 

Il  en  est  des  scieries,  des  moulins  à  huile,  des  moulins  à 
plâtre,  des  forges,  comme  des  moulins  à  farine  ;  il  est  facile 
de  prouver  que  la  rente  et  la  valeur  du  sol  s'élèvent  constam- 
ment, suivant  que  les  propriétés  sont  plus  rapprochées  de 
ces  usines  et  que  celles-ci  ont  des  rapports  plus  intimes  avec 
l'agriculture. 

Et  pourquoi  n'en  serait-il  pas  de  même  des  manufactures 
de  laine,  de  lin,  de  chanvre,  de  papier  et  de  coton,  de  toutes 
les  fabrications  en  général  ?  Ne  voyons-nous  pas  la  rente  et  la 
valeur  du  sol  augmenter  partout  à  proporlion  que  la  propriété 
est  plus  près  de  la  ville,  et  que  la  ville  est  plus  peuplée  et  plus 
industrieuse?  Si,  dans  ces  petits  districts,  nous  calculons 
d'une  part  la  valeur  de  la  propriété  foncière  et  du  capital  qui 
y  est  employé,  de  l'autre  celle  du  capital  placé  dans  les  fabri- 
ques, et  que  nous  le  comparions  l'une  à  l'autre,  nous  trouve- 
rons partout  que  la  première  est  au  moins  décuple  de  la  se- 
conde. 11  serait  insensé  d'en  conclure  qu'il  est  plus  avantageux 
pour  une  nation  de  consacrer  ses  capitaux  matériels  à  l'agri- 
culture qu'à  l'industrie  manufacturière,  et  que  l'agriculture 
est  par  elle-même  plus  favorable  à  l'accroissement  des  capi- 
taux. L'accroissement  du  capital  matériel  de  l'agriculture  dé- 
pend en  majeure  partie  de  celui  du  capital  matériel  de  Tindus- 


366  SYSTÈME    NATIONAL.    LIVRE    IL 

trie  manufacturière,  et  les  nations  qui  méconnaissent  cette 
vérité,  quelque  favorisées  qu'elles  puissent  être  par  la  nature 
pour  la  culture  de  la  terre,  non-seulement  n'avancent  pas  en 
richesse,  en  population,  en  civilisation  et  en  puissance,  mais 
elles  reculent. 

Il  n'est  pas  rare  cependant  de  voir  les  propriétaires  fon- 
ciers considérer  les  mesures  qui  tendent  à  doter  le  pays  d'une 
industrie  manufacturière  comme  des  privilèges  qui  ne  profi- 
tent qu'aux  manufacturiers  et  dont  ils  supportent  seuls  le  far- 
deau. Eux  qui,  dans  l'origine,  se  rendent  si  bien  compte  des 
avantages  considérables  que  leur  procure  rétablissement  d'un 
moulin  à  farine,  d'une  scierie,  d'une  forge  dans  leur  voisi- 
nage, au  point  d'y  concourir  par  les  plus  grands  sacrifices, 
ne  comprennent  plus,  dans  un  état  de  civilisation  un  peu  plus 
avancé,  quels  profils  immenses  l'agriculture  du  pays  retire 
d'une  industrie  manufacturière  nationale  complètement  déve- 
loppée et  combien  elle  a  intérêt  à  se  résigner  aux  sacrifices 
sans  lesquels  ce  but  ne  peut  être  atteint.  C'est  que,  excepté 
chez  un  petit  nombre  de  nations  très-avancées,  le  proprié- 
taire, qui,  généralement,  voit  assez  bien  de  près,  a  rarement 
la  vue  longue. 

On  ne  doit  pas  méconnaître  non  plus  que  la  théorie  ré- 
gnante a  contribué  pour  sa  part  à  troubler  le  jugement  des 
propriétaires.  Adam  Smith  et  Say  se  sont  appliqués,  d'une  part 
à  représenter  les  efforts  de  manufacturiers  pour  obtenir  des 
mesures  de  protection  comme  des  inspirations  de  l'égoïsme, 
de  l'autre  à  vanter  la  générosité  et  le  désintéressement  des 
propriétaires,  comme  des  gens  bien  éloignés  de  réclamer  pour 
eux  de  semblables  faveurs  (1).  On  dirait  que  l'attention  des 
propriétaires  fonciers  a  été  ainsi  appelée  vers  cette  vertu  du 

(1)  Smith  en  particulier  témoigne  pour  les  propriétaires  et  contre  les  ma- 
nufacturiers une  partialité  qui  étonne  dans  un  esprit  si  libéral.  Il  va  jusqu'à 
prétendre  que  l'intérêt  privé  des  propriétaires  est  toujours  inséparable  de 
l'intérêt  général.  Qu'eût- il  dit  de  nos  jours,  en  voyant  sa  doctrine  de  la 
liberté  commerciale  appliquée  en  Angleterre  par  les  efforts  de  ces  manufac- 
turiers qu'il  estimait  si  peu,  en  dépit  des  insistonoes  égoïstes  de  ces  proprié- 
taires fonciers  pour  lesquels  il  n'avait  que  des  éloges?  (H.  R.) 


LA    THÉORIE.   —    CHAPITRE    X.  367 

désintéressement  dont  on  leur  faisait  un  si  grand  mérite  et 
qu'ils  ont  été  encouragés  à  s'en  affranchir.  Car,  dans  la  plu- 
part des  États  manufacturiers  et  chez  les  principaux,  eux 
aussi,  dans  ces  derniers  temps,  ont  demandé  et  obtenu  des 
droits  protecteurs,  à  leur  très-grand  préjudice  du  reste,  ainsi 
que  nous  l'avons  établi.  Lorsque  précédemment  les  proprié- 
taires s'imposaient  des  sacrifices  pour  naturaliser  dans  le  pays 
l'industrie  manufacturière,  ils  se  conduisaient  comme  le  cul- 
tivateur dans  la  solitude,  qui  contribue  à  l'établissement  dans 
son  voisinage  d'un  moulin  à  farine  ou  d'une  forge.  Quand  au- 
jourd'hui ils  réclament  protection  pour  l'agriculture,  c'est 
comme  si  le  cultivateur  dont  nous  venons  de  parler,  après 
avoir  aidé  à  construire  le  moulin,  demandait  au  meunier  de 
l'aider  lui-même  à  labourer  ses  champs.  Ce  serait  là,  sans  con- 
tredit, une  demande  insensée.  L'agriculture  ne  peut  fleurir,  la 
rente  et  la  valeur  du  sol  ne  peuvent  hausser  qu'autant  que  les 
manufactures  elle  commerce  prospèrent,  elles  manufactures 
ne  peuvent  prospérer  là  où  l'arrivage  des  matières  brutes  et  des 
denrées  alimentaires  est  entravé.  C'est  ce  qu'ont  partout  com- 
pris les  manufacturiers.  Si  cependant  les  propriétaires  ont, 
dans  la  plupart  des  grands  Etats,  obtenu  des  droits  protec- 
teurs, il  y  a  pour  cela  un  double  motif.  Dans  les  Etats  repré- 
sentatifs leur  influence  sur  la  législation  est  prépondérante, 
et  les  manufacturiers  n'ont  pas  osé  résister  opiniâtrement  à 
un  désir  insensé,  de  peur  de  rendre  ainsi  les  propriétaires  fa- 
vorables à  la  liberté  du  commerce  ;  ils  ont  préféré  transiger 
avec  eux. 

L'école  a  de  plus  insinué  aux  propriétaires,  qu'il  était  aussi 
extravagant  de  faire  naître  des  manufactures  par  des  moyens 
factices  que  de  produire  du  vin  en  serre  chaude  sous  un 
climat  glacé,  que  les  manufactures  surgissaient  d'elles-mêmes 
parle  cours  naturel  des  choses,  que  l'agriculture  offre  beau- 
coup plus  d'occasions  d'accroître  le  capital,  que  le  capital  du 
pays  ne  peut  être  augtnentépardes  mesures  artificielles,  qu'il  ne 
peut  recevoir  de  la  loi  et  des  règlements  publics  qu'une  direc- 
tion moins  favorable  au  développement  delà  richesse.  Enfin, 


368  SYSTÈME    NATIONAL.    LIVRE    II. 

comme  on  ne  pouvait  méconnaître  l'influence  de  l'industrie 
manufacturière  sur  l'agriculture,  on  a  essayé  du  moins  de  re- 
présenter cette  influence  comme  aussi  faible  et  aussi  vague 
que  possible. 

Sans  doute,  a-t-on  dit,  les  fabriques  agissent  sur  l'agri- 
culture, et  tout  ce  qui  est  nuisible  aux  fabriques  nuit  aussi 
à  l'agriculture  ;  par  conséquent,  elles  influent  sur  la  hausse  de 
la  rente  foncière,  mais  seulement  d'une  manière  indirecte.  Ce 
qui  influe  directement  sur  la  rente,  c'est  l'accroissement  de  la 
population,  celui  du  bétail,  les  améliorations  rurales,  le  perfec- 
tionnement des  voies  de  communication.  Cette  distinction  entre 
l'influence  directe  et  l'influence  indirecte  en  rappelle  d'autres 
semblables  faites  par  l'école,  par  exemple  à  propos  de  la  pro- 
duction intellectuelle;   et  c'est  ici  le  lieu  d'appliquer  une 
comparaison  dont  nous  nous  sommes  déjà  servi.  Le  fruit  de 
l'arbre  aussi  serait  évidemment  indirect  dans  l'acception  de 
l'école,   puisqu'il  croît  sur  le  rameau  qui  est  le  fruit  de  la 
branche,  qui  est  le  fruit  du  tronc,  qui  est  le  fruit  de  la  racine, 
qui  est  le  seul  fruit  direct  de  la  terre.  Est-ce  qu'il  n'est  pas 
tout  aussi  sophistique  de  présenter  la  population,  le  bétail,  les 
voies  de  communication,  etc.,  comme  des  causes  directes,  et 
l'industrie  manufacturière  comme  une  cause  indirecte  de  la 
hausse  de  la  rente,  lorsqu'un  simple  coup  d'œil  jeté  sur  un 
grand  pays  manufacturier  montre  que  les  fabriques  elles- 
mêmes  sont  la  cause  principale  du  développement  de  la  po- 
pulation, du  bétail  et  des  voies  de  communication?  Est-il  lo- 
gique et  conséquent  de  rapporter  ces  effets  à  leur  cause,  les 
manufactures,  puis  de  les  représenter  comme  des  causes  prin- 
cipales et  de  leur  subordonner  les  manufactures  comme  une 
cause  indirecte  et  en  quelque  sorte  accessoire?  Qu'est-ce  qui 
a  pu  induire  un  esprit  aussi  pénétrant  qu'Adam  Smith  dans 
un  raisonnement  si  vicieux,  si  en  désaccord  avec  la  nature  des 
choses,  si  ce  n'est  l'intention  de  mettre  dans  l'ombre  les  ma- 
nufactures et  leur  influence  sur  la  prospérité  et  la  puissance 
de  la  nation  en  général,  sur  la  hausse  de  la  rente  et  de  la  va- 
leur du  sol  en  particulier?  Et  pourquoi  cela,  sinon  pour  éviter 


LA  THÉORIE.  CHAPITRE  X.  369 

des  explications  dont  le  résultat  aurait  témoigné  hautement 
en  faveur  de  la  protection  ? 

En  général  Técole,  depuis  Adam  Smilh,  a  été  malheureuse 
dans  ses  recherches  sur  la  nature  de  la  rente.  Ricardo,  et, 
après  lui,  Mill,  Mac  Culloch  et  d'autres  sont  d'avis  que  la 
rente  est  le  prix  de  la  fertilité  naturelle  de  la  terre  (1).  Le 
premier  a  construit  sur  cette  idée  tout  un  système.  S'il  avait 
fait  une  excursion  dans  le  Canada,  il  aurait  pu,  dans  chaque 
vallée,  sur  chaque  colline,  faire  des  observations  qui  l'auraient 
convaincu  que  sa  théorie  était  bâliesur  le  sable,  Mais,  n'ayant 
que  l'Angleterre  sous  les  yeux,  il  est  tombé  dans  cette  erreur, 
que  les  champs  et  les  prés  anglais,  dont  l'apparente  fertilité 
naturelle  produit  de  si  beaux  fermages,  ont  été  de  tout  temps 
les  mêmes.  La  fertilité  naturelle  d'un  terrain  est  dans  l'origine 
si  insignifiante  et  elle  donne  à  celui  qui  en  jouit  un  excédant 
de  produits  si  mince,  que  la  rente  qu'on  en  retire  mérite  à  peine 
ce  nom.  Le  Canada  tout  entier,  dans  son  état  primitif,  uni- 
quement habité  par  des  chasseurs,  aurait  difficilement  rap- 
porté un  revenu  en  viande  et  en  peaux  suffisant  pour  payer 
un  professeur  d'économie  politique  à  Oxford.  La  capacité  pro- 
ductive naturelle  du  sol,  dans  l'île  de  Malte,  consiste  en  pierres 
dont  on  aurait  peine  à  retirer  une  rente.  Si  l'on  suit  la  marche 


{t)  La.  théorie  de  la  rente  n'appartient  pas  à  Ricardo,  comme  on  le  dit 
communément;  Mac  Culloch  nous  apprend  que  dés  1777,  c'est-à-dire  peu 
après  la  publication  de  la  Richesse  des  nations,  elle  a  été  pour  la  première 
fois  produite  par  James  Anderson  dans  une  brochure  relative  à  la  législation 
des  ci'réales,  et  cela  avec  une  netteté  qui  n'a  pas  été  surpassée  depuis.  Lisl 
semble  ne  la  connaître  que  par  les  écrits  de  J.-B.  Say,  qui  n'en  avait  pas 
apprécié  l'importance  et  qui  a  jeté  sur  elle  de  la  défaveur  parmi  les  écono- 
misles  du  conlioent,  défaveur  qu'un  exposé  lumineux  de  Rossi  n'a  pas  com- 
plètement fait  cesser;  ou,  du  moins,  s'il  l'a  étudiée  dans  les  auteurs  anglais 
eux-mêmes,  il  l'a  bien  mal  comprise.  S'il  se  fût  fait  une  idée  nelle  de  la 
théorie  de  la  renie,  il  ne  l'eût  pas  défigurée  comme  il  l'a  fait  ici;  et,  au 
lieu  de  s'escrimer  puérilement  contre  elle,  il  y  eût  trouvé  des  arguments 
pleins  de  force  pour  établira  la  fois  l'influence  que  l'industrie  manulactu- 
rière  exerce  sur  létaux  de  la  rente,  et  les  inconvénients  de  la  protection,  du 
moins  d'une  protection  élevée  pour  l'agricullure.  Au  fond  I.ist  est,  sur  celte 
question,  beaucoup   pks   d'accord   avec  Ricardo  qu'il  ne  le  croit. 

(H.  R.) 

24 


370  SYSTÈME    NATIONAL.    —    LIVRE    H. 

de  la  civilisation  chez  les  peuples  et  leur  passage  de  Pétat  de 
chasseurs  à  celui  de  pasteurs,  de  ce  dernier  à  l'état  agri- 
cole, etc.,  on  comprendra  aisément  que  partout  la  rente  était 
nulle  dans  l'origine,  et  que  partout  elle  a  haussé  avec  les  pro- 
grès de  la  culture  et  de  la  population,  avec  l'accroissement 
des  capitaux  intellectuels  et  matériels.  Si  Ton  compare  la  na- 
tion purement  agricole  avec  celle  qui  est  à  la  fois  agricole, 
manufacturière  et  commerçante,  on  reconnaît  que  vingt  fois 
plus  d'individus  vivent  de  fermages  dans  la  seconde  que  dans 
la  première.  D'après  la  statistique  delà  Grande-Bretagne  par 
Marshal,  l'Angleterre  et  l'Ecosse  comptaient  en  1831  une 
population  de  16,537,398  hommes,  dont  1,116,398  perce- 
vaient des  rentes.   En  Pologne,   sur  une  même  étendue  de 
pays,  on  aurait  peine  à  trouver  le  20"^  de  ce  nombre.  Si  de 
ces  généralités  on  descend  aux  détails  et  qu'on  s'enquière  de 
ce  qui  a  déterminé  la  rente  de  chaque  fonds  de  terre,  on 
trouve  partout  qu'elle  est  le  résultat  d'une  capacité  productive, 
qui,  loin  d'être  une  libéralité  de  la  nature,  a  été  créée  par  les 
efforts  et  par  les  capitaux  intellectuels  et  matériels,  directe- 
ment ou  indirectement  appliqués  à  ce  fonds,  et  par  les  progrès 
de  la  société  en  général.  On  voit,  il  est  vrai,  des  terrains 
auxquels  la  main  de  l'homme  n'a  pas  touché,  rapporter  une 
rente,  par  exemple  des  carrières,  des  sablonnièrcs,  des  pâtu- 
rages; mais  cette  rente  n'est  qu'un  effet  de  l'accroissement  de 
la  culture,  du  capital  et  de  la  population  dans  le  voisinage. 
D'un  autre  côté  on  remarque  que  les  terrains  qui  produisent 
les  plus  fortes  rentes  sont  ceux  dont  la  fertilité  naturelle  a  été 
complètement  anéantie  et  dont  toute  l'utilité  consiste  en  ce 
que  les  hommes  y  boivent  et  y  mangent,  s'y  asseyent,  y  dor- 
ment ou  s'y  promènent,  y  travaillent  ou  s'y  amusent,  y  en- 
seignent ou  y  reçoivent  des  leçons,  c'est-à-dire  ceux  sur  les- 
quels sont  construits  des  édifices. 

Le  principe  de  la  rente  est  l'avantage  exclusif  que  la  terre 
procure  à  ceux  qui  en  ont  la  possession  exclusive,  et  l'étendue 
de  cet  avantage  se  mesure  sur  la  somme  de  capitaux  intellec- 
tuels et  matériels  existant  dans  la  société  en  général,  ainsi  que 


LA  THÉORIE.  CHAPITRE  X.  371 

sur  les  moyens  que  la  situation  particulière,  les  qualités  spé- 
ciales de  la  terre  et  le  capital  qui  y  a  été  employé  fournissent 
à  celui  ({ui  en  a  la  légitime  jouissance  d'acquérir  des  valeurs 
matérielles  ou  de  satisfaire  des  besoins  ou  des  goûts  du  corps 
ou  de  l'esprit. 

La  rente  est  l'intérêt  d'un  capital  fixé  dans  un  fonds  natu- 
rel, ou  d'un  fonds  naturel  capitalisé.  Mais  le  territoire  de  la 
nation  qui  n'a  fait  que  capitaliser  le  fonds  naturel  servant  à 
l'agriculture,  et  cela  de  la  manière  très-imparfaite  que  com- 
porte ce  degré  de  civilisation,  rapporte  des  rentes  infiniment 
moindres  que  celui  de  la  nation  qui  réunit  l'agriculture  et 
l'industrie  manufacturière.  Les  propriétaires  de  la  première 
vivent  la  plupart  dans  la  contrée  qui  leur  vend  des  objets 
manufacturés.  Mais,  lorsqu'une  nation  dont  l'agriculture  et 
la  population  ont  déjà  pris  un  notable  développement  fonde 
chez  elle  des  manufactures,  elle  capitalise,  ainsi  que  nous 
l'avons  montré  dans  un  chapitre  précédent,  non-seulement 
les  forces  naturelles  particulièrement  utiles  aux  manufactures 
et  jusque-là  restées  oisives,  mais  aussi  la  plus  grande  partie 
des  forces  manufacturières  qui  servent  à  l'agriculture.  L'ac- 
croissement de  ses  rentes  est,  par  conséquent,  de  beaucoup 
supérieur  à  l'intérêt  des  capitaux  matériels  nécessaires  pour 
l'établissement  des  manufactures  (1). 

(!)  L'action  que  l'industrie  manufacluriére  exerce  sur  la  prospérité  de  l'a- 
griculture a  été  depuis  loni|len)[)S  reconnue  et  mise  en  relief.  Un  ancien  au- 
teur anglais,  Josi;ih  Cluid,  comparait  la  terre  et  l'industrie  (land  and  Irade) 
à  deux  jumeaux  qui  ont  toujours  cru  ou  dépéri,  et  ne  cesseront  de  croître  ou 
de  dépérir  ensemble.  L'Essai  sur  le  commerce,  de  David  Hume,  et  le  cha- 
pitre de  la  Richesse  des  nations  qui  a  pour  titre  :  Comment  le  commerce  des 
villes  a  contribué  à  l'amélioration  des  campagnes,  soutiennent  la  même 
thèse.  KUe  revient  sans  cesse  dans  les  enquêtes  et  dans  les  débats  parlemen- 
taires de  la  Grande-Bretagne  sur  les  questions  de  douane.  Kn  la  reprenant 
dans  ce  ch.tpitre,  List  non-seulement  y  porto  l'énergie  qui  lui  est  propre, 
mais  il  l'envisage  d'un  point  de  vue  différent.  Ses  développements  sont  d'au- 
tant plus  dignes  d'attention  qu'il  n'est  pas  rare  de  voir  parmi  nous  de  pré- 
tendus amis  de  l'auricnlture  déblatérer  contre  l'industrie  manufacluriére. 

—  L'auteur  allemand  du  Sf^s  ème  des  scincps  sociales  (Slaatswissen- 
schaft),  dont  le  premier  volume  a  paru  en  i862,  M.  Stein,  fait  observer,  en 
traitant  de  la  rente  de  la  terre  et  des  progrès  de  l'agriculture  sousTinfluence 


372  SYSTÈME   NATIONAL.    LIVRE    II. 


CHAPITRE  XI. 

l'industrie  manufacturière  et  le  commerce. 

Nous  n'avons  parlé  jusqu'ici  que  des  rapports  entre  l'agri- 
culture et  l'industrie  manufacturière,  parce  que  ce  sont  elles 
qui  constituent  les  éléments  essentiels  de  la  production  natio- 
nale, et  que,  si  l'on  n'a  pas  au  préalable  une  idée  claire  de 
ces  rapports,  on  ne  saurait  comprendre  exactement  la  fonction 
et  le  rôle  particuliers  du  commerce;  sans  doute  le  commerce 
aussi  est  productif,  comme  le  soutient  l'école,  mais  il  l'est  tout 
autrement  que  l'agriculture  et  que  l'industrie  manufacturière. 
Celles-ci  fournissent  des  marchandises,  tandis  que  le  com- 
merce n'est  que  Y  intermédiaire  de  l'échange  des  marchandises 
entre  les  agriculteurs  et  les  manufacturiers,  entre  les  produc- 
teurs et  les  consommateurs  (1).  Il  suit  de  là  que  le  commerce 
doit  être  réglé  suivant  les  intérêls  et  les  besoins  de  l'agricul- 
ture et  de  l'industrie  manufacturière,  et  non  l'agriculture  et 
l'industrie  manufacturière  suivant  les  intérêts  et  les  besoins 
du  commerce. 

de  la  richesse  générale,  que  c'est  Frédéric  List  qui,  le  premier,  a  élevé  une 
maxime  reconnue  sans  doule,  mais  imparfaitement  comprise,  à  la  hauteur 
d'un  principe  économique.  (H.  R.) 

(1)  On  a  prétendu,  dans  ces  derniers  temps,  que  le  commerce  n'est  pas 
productif,  que  l'agriculture  et  l'industrie  manufacturière  seules  le  sont;  d'où 
l'on  a  conclu  le  monopole  du  commerce  entre  les  mains  de  l'État.  Cette  hé- 
résie était  permise  à  ceux  qui,  dans  le  siècle  dernier,  confondaient  le  com- 
merce avec  l'échange,  et  qui,  de  plus,  attribuaient  au  mol  production  un 
sens  qu'il  ne  peut  avoir;  elle  ne  l'est  plus  depuis  que  le  commerce  et  la 
production  ont  été  exactement  définis,  il  est  évident  que  l'industrie  qui 
transporte  les  marchandises,  qui  les  met  à  la  portée  des  consommateurs, 
qui  les  distribue,  ajoute  à  la  valeur  de  ces  marchandises,  et  qu'elle  est  par 
conséquent  productive.  En  soutenant  que  le  commerce  est  productif  à  sa 
manière,  en  ce  sens  qu'il  est  l'intermédiaire  des  échanges  entre  les  agricul- 
teurs et  les  manufacturiers,  List,  on  doit  le  remarquer,  ne  prête  nullement 
son  autorité  à  une  pareille  erreur.  (H.  R.) 


LA   THÉORIE.  —  CHAPITRE    XI.  373 

Mais  l'école  a  pris  justement  le  contre-pied  de  cette 
maxime,  en  adoptant  pour  devise  le  mot  du  vieux  Gournay  : 
laissez  faire^  laissez  passer,  mot  qui  n'est  pas  moins  agréable 
aux  brigands,  aux  fourbes  et  aux  fripons  qu'aux  commer- 
çants, et  qui,  par  cela  seul,  est  déjà  suspect.  Cette  opinion 
insensée  qui  sacrifie  les  intérêts  de  l'industrie  manufacturière 
et  de  l'agriculture  aux  prétentions  du  commerce,  à  une  liberté 
absolue  dans  ses  mouvements,  est  une  conséquence  naturelle 
de  cette  théorie  qui  ne  se  préoccupe  que  des  valeurs  et  jamais 
des  forces  productives,  et  qui  considère  le  monde  entier 
comme  une  république  de  marchands  une  et  indivisible.  L'école 
ne  s'aperçoit  pas  que  le  commerçant  peut  atteindre  son  but, 
qui  consiste  à  acquérir  des  valeurs  par  la  voie  de  l'échange, 
même  aux  dépens  des  agriculteurs  et  des  manufacturiers,  aux 
dépens  des  forces  productives,  que  dis-je? de  l'indépendance 
de  la  nation.  Il  ne  s'inquiète  nullement,  et  la  nature  de  ses 
opérations  et  de  son  but  l'eu  dispense,  de  rechercher  l'in- 
fluence que  les  marchandises  qu'il  importe  ou  qu'il  exporte 
peuvent  exercer  sur  la  moralité,  sur  la  prospérité  et  la  puis- 
sance du  pays.  Il  importe  des  poisons  tout  aussi  bien  que  des 
remèdes.  Il  énerve  des  nations  entières  au  moyen  de  l'opium 
et  de  l'eau-de-vie.  Que,  par  l'importation  légale  ou  par  la 
contrebande,  il  procure  à  des  centaines  de  milliers  d'indi- 
vidus de  l'occupation  et  du  pain,  ou  qu'il  les  réduise  à  la 
mendicité,  cela  lui  importe  peu  pourvu  qu'il  réalise  un  profit. 
Si  ses  compatriotes  affamés  essayent  d'échapper  par  l'émigra- 
tion à  la  misère  qu'ils  endurent  dans  leur  patrie,  il  gagne 
encore  des  valeurs  échangeables  en  les  transportant.  En 
temps  de  guerre  il  approvisionne  l'ennemi  d'armes  et  de 
munitions.  H  vendrait  à  l'étranger,  si  c'était  possible,  jus- 
qu'aux champs  labourables  et  aux  prairies,  et,  après  avoir 
fait  argent  du  dernier  morceau  de  terre,  il  s'embarquerait 
sur  son  navire  et  s'exporterait  lui-même  (1). 

(1)  Quelles  que  soient  les  exagérations  auxquelles  la  maxime  du  laissez 
passer  a  donné  lieu,  la  libcrié  du  commerce,  on  doit  le  dire,  n'a  jamais  élé 
réclamée  dans  l'inlérét  particulier  des  commerçants.  Les  physiocrates  la  de- 


374  SYSTÈME    NATIONAL.    LIVRE    II. 

Il  est  donc  clair  que  les  intérêts  des  commerçants  en  parti- 
culier et  celui  du  cominerce  de  la  nation  entière  sont  deux 
choses  essentiellement  distinctes.   Aussi  Montesquieu  a-Ml 
dit  :   «  Ce  qui  gêne  le  commerçant,  ne  gêne  pas  pour  cela 
le  commerce,  et  il  n'est  jamais  moins  croisé  par  les  lois  que 
dans  les  pays  de  la  servitude  (l).»  Le  commerce  dérive  de 
l'industrie  manufacturière  et  de  l'agriculture,  et,  de  nos  jours, 
une  nation  ne  saurait  voir  un  négoce  important  soit  au  dedans 
soit  au  dehors,  si  elle  n'a  poussé  chez  elle  à  un  haut  degré  de 
perfection  ces  deux  branches  principales  de  la  production.  Au- 
trefois, il  est  vrai,  on  a  vu  des  villes  ou  des  ligues  de  villes  trou- 
ver chez  des  manufacturiers  et  chez  des  agriculteurs  étrangers 
les  éléments  d'un  grand  commerce  intermédiaire;  mais,  depuis 
que  les  grands  Etats  agricoles,  manufacturiers  et  commer- 
çants sont  apparus,  il  ne  peut  plus  être  question  d'un  com- 
mandaient au  nom  des  intérêts  agricoles:  «  Le  commerce  extérieur,  disait 
Quesnay,  ôe  Observation  sur  le  Tableau  économique,  doit  être  toujours  fort 
libre,  débarrassé  de  toutes  gênes  et  exempt  de  tomes  impositions,  parce  que 
ce  n'est  que  par  la  communicalion  qu'il  entretient  entre  les  nations  qu'on 
peut  s'assurer  constamment  le  meilleur  prix  possible  des  productions  du  ter- 
ritoire. '•  Smith  et  ses  disciples  ont  combattu  la  protection  comme  une  im- 
mixtion du  gouvernement  dans  l'industrie,  et  comme  un  obstacle  a  une  divi- 
sion rationnelle  du  travail  en  général.  On  sait  que,  dans  certains  pays,  les 
agriculteurs  on  les  manufacturiers  sont  tout  aussi  attachés  à  la  théorie  libé- 
rale que  peuvent  l'être  les  commerçants;  et  les  commerçants  eux-mêmes,  le 
plus  généralement,  lui  sont  favorables  ou  contraires,  suivant  que  les  intérêts 
agricoles  ou  industriels  auxquels  leurs  propres  intérêts  se  lient  en  comportent 
ou  non  l'application. 

Il  est  évident  que  ce  passage  a  été  inspiré  à  List  par  un  mouvement  de 
mauvaise  humeur  à  l'égard  du  commerce  des  ports  anséates  et  des  grandes 
places  de  foire  de  l'Allemagne.  Les  reproches  qu'il  adresse  aux  négociants 
pourraient  être  tout  aussi  bien  adressés  aux  agriculteurs  et  aux  manufactu- 
riers ;  il  accuse  les  premiers,  par  exemple,  de  fournir  à  l'ennemi  en  temps  de 
guerre  des  armes  et  des  munitions;  mais  ceux  qui  produisent  ces  munitions 
et  ces  armes  sont-ils  moins  coupables  envers  leur  pays?  La  vérité  est  que  les 
intérêts  particuliers  d'une  classe  quelconque  de  producteurs  peuvent  être 
quelquefois  en  désaccord  avec  l'intérêt  général.  Il  est  curieux  de  voir  un 
adversaire  du  laissez  faire  ou  du  laisser  passer  se  rencontrer,  peul-êtresans 
le  savoir,  avec  le  chef  de  l'école  du  laissf'Z  passpr  ou  du  laissez  faire.  Ques- 
nay a  écrit  que  Vintérêt  particulier  du  commerçant  et  l'intérêt  dt<  la  nation 
sont  opposés.  (H.  R. 

(1)  Esprit  des  lois,  liv.  XX,  chap.  xii. 


LA    THÉORIE.    CHAPITRE    XI.  375 

merce intermédiaire  tel  que  celui  que  possédait  la  Hanse.  Dans 
tous  les  cas,  co  commerce  est  si  précaire  de  sa  nature,  qu'il 
mérite  à  peine  d'être  cité  à  côté  de  celui  qui  a  pour  base  la 
production  propre  du  pays. 

Les  objets  les  plus  importants  du  commerce  inférieur  sont 
les  denrées  alimentaires,  le  sel,  les  combustibles,  les  maté- 
riaux de  construction,  les  étoffes,  puis  les  outils  et  instru- 
ments de  l'agriculture  et  de  l'industrie  manufacturière,  et  les 
produits  bruts  des  champs  etdes  mines  qui  servent  de  matières 
premières  aux  fabriques.  Dans  un  pays  où  l'industrie  manu- 
facturière est  parvenue  à  un  haut  point  de  perfection,  ce 
commerce  intérieur  est  incomparablement  plus  considérable 
que  dans  une  contrée  purement  agricole.  Dans  cette  dernière, 
ragriculteur  réduit  à  peu  pressa  consommation  à  sa  produc- 
tion particulière.  Faute  d'une  demande  active  de  produits  de 
diverses  espèces  ainsi  que  de  voies  de  communication,  il  est 
obligé  de  produire  lui-môme  toutes  les  choses  dont  il  a  besoin, 
quelle  que  soit  la  nature  spéciale  de  son  fonds  de  terre  ;  faute 
de  moyens  d'échange,  lui-même  fabrique  la  plupart  des  objets 
manufacturés  qui  lui  sont  nécessaires.  Les  combustibles,  les 
matériaux  de  construction,  les  denrées  alimentaires  et  les 
minéraux  n'ont,  en  l'absence  de  routes  commodes,  qu'un 
marché  fort  borné,  et  ne  peuvent  être  exportés  à  de  grandes 
distances.  Avec  ce  marché  limité,  avec  cette  demande  res- 
treinte des  produits  agricoles,  ii  n'y  a  point  de  stimulant  à 
Tépargne  et  à  la  formation  du  capital.  Aussi,  dans  ces  pays 
purement  agricoles,  le  capital  consacré  au  commerce  intérieur 
est-il  presque  nul;  aussi  tous  les  produits,  exposés  aux  vicissi- 
tudes de  la  température,  y  présentent-ils  des  fluctuations  de 
prix  extraordinaires;  aussi  la  cherté  et  la  famine  y  sont-ils 
d'autant  plus  ta  craindre  que  la  nation  est  adonnée  plus  exclu- 
sivement à  l'agriculture. 

C'est  le  développement  des  manufactures  indigènes,  les 
voies  de  communication  perfectionnées  que  celles-ci  provo- 
quent et  l'accroissement  de  la  population  qui  font  naître  le 
commerce  intérieur;  il  devient  alors  dix  ou  vingt  fois  plus^ 


376  SYSTÈME    NATIONAL.    —    LIVRE    II. 

considérable  que  les  transactions  intérieures  de  la  nation  pu- 
rement agricole,  cinq  ou  dix  fois  plus  que  son  commerce  exté- 
rieur le  plus  florissant.  Que  Ton  compare  le  commerce  inté- 
rieur de  l'Angleterre  avec  celui  de  la  Pologne  et  de  l'Espagne, 
et  l'on  y  trouvera  la  confirmation  de  cette  remarque. 

Le  commerce  extérieur  des  nations  agricoles  de  la  zone 
tempérée,  tant  qu'il  se  borne  aux  denrées  alimentaires  et  aux 
matières  brutes,  ne  peut  être  considérable  : 

Premièrement,  parce  que  la  nation  agricole  ne  trouve  de 
débouché  que  dans  un  petit  nombre  de  nations  manufactu- 
rières qui  pratiquent  elles-mêmes  l'agriculture,  et  qui,  grâce 
à  leurs  fabriques  et  l'étendue  de  leur  commerce,  la  pratiquent 
avec  beaucoup  plus  d'habileté:  un  tel  débouché  n'est  donc 
jamais  ni  certain  ni  constant.  Le  commerce  de  produits  ru- 
raux est  toujours  une  afîaire  de  spéculation,  dont  les  profits 
reviennent  en  majeure  partie  aux  négociants  spéculateurs, 
mais  qui  ne  tourne  point  à  l'avantage  des  agriculteurs  et  de 
la  force  productive  du  pays  ; 

En  second  lieu,  parce  que  l'échange  des  produits  agricoles 
contre  les  articles  fabriqués  de  l'étranger  est  fréquemment 
interrompu  par  des  mesures  restrictives  et  par  des  guerres  ; 

Troisièmement,  parce  que  ce  commerce  n'intéresse  que  le 
littoral  de  la  mer  et  des  fleuves,  mais  non  l'intérieur,  c'est-à- 
dire  la  plus  grande  partie  du  territoire  national; 

Quatrièmement,  enfin,  parce  que  la  nation  manufacturière 
peut  trouver  son  intérêt  à  tirer  des  denrées  alimentaires  et  des 
matières  brutes  d'autres  contrées  étrangères  ou  de  colonies 
nouvellement  fondées.  C'est  ainsi  que  l'écoulement  des  laines 
allemandes  en  Angleterre  est  restreint  par  les  provenances  de 
l'Australie,  le  débouché  des  vins  de  France  et  de  l'Allemagne 
dans  le  même  pays  par  celles  de  l'Espagne,  du  Portugal  et 
de  la  Sicile  ainsi  que  de  Madère,  des  Açores  et  du  Cap,  et  le 
débit  des  bois  de  la  Prusse  par  les  importations  du  Canada. 
Déjà  même  on  s'est  mis  en  campagne  pour  approvisionner 
l'Angleterre  en  majeure  partie  de  coton  des  Indes  orientales. 
Si  les  Anglais  réussissent  à  rouvrir  l'ancienne  route  du  com- 


LA    THÉORIE.    —    CHAPITRE    XI.  377 

merce,  si  le  nouvel  Etat  du  Texas  s'afïermit,  si  la  civilisation 
fait  des  progrès  en  Syrie  et  en  Egypte,  au  Mexique  et  dans  les 
Etats  de  l'Amérique  du  Sud,  les  planteurs  de  coton  de  l'Amé- 
rique du  Nord  comprendront  aussi  que  le  marché  intérieur 
procure  la  demande  la  plus  sûre,  la  plus  constante  et  la 
plus  durable. 

Dans  la  zone  tempérée,  le  commerce  extérieur  dérive  en 
majeure  partie  des  manufactures  nationales,  et  il  ne  peut  être 
conservé  ni  accru  qu'au  moyen  de  l'industrie  manufaclurière. 

Une  nation  qui  produit  aux  prix  les  plus  bas  toute  espèce 
d'articles  fabriqués,  peut  seule  nouer  des  relations  commer- 
ciales avec  les  peuples  de  toutes  les  zones  et  de  tous  les  degrés 
de  civilisation;  seule  elle  peut  pourvoir  à  tous  leurs  besoins 
ou  en  créer  chez  eux  de  nouveaux,  prenant  en  retour  des 
matières  brutes  et  des  denrées  de  toute  sorte.  Une  telle  nation 
peut  seule  charger  à  bord  de  ses  bâtiments  la  variélé  d'objets 
que  réclame  une  contrée  lointaine  et  dépourvue  de  manufac- 
tures. Ce  n'est  que  lorsque  les  frets  d'aller  couvrent  déjà  les 
dépenses  du  voyage  qu'on  peut  composer  la  cargaison  de  re- 
tour d'articles  de  moindre  Valeur. 

Les  importations  des  peuples  de  la  zone  tempérée  consistent 
principalement  en  produits  delà  zone  torride,  tels  que  sucre, 
café,  coton,  tabac,  thé,  matières  tinctoriales,  cacao,  épices,  en 
articles  désignés  sous  le  nom  de  denrées  coloniales.  La  grande 
masse  de  ces  denrées  est  payée  avec  des  objets  manufacturés. 
Ce  sont  ces  échanges  qui  expliquent  surtout  les  progrès  de 
l'industrie  dans  les  pays  manufacturiers  de  la  zone  tempérée 
et  ceux  de  la  civilisation  et  du  travail  dans  les  contrées  de  la 
zone  torride.  Us  constituent  la  division  du  travail  et  l'associa- 
tion des  forces  productives  sur  l'échelle  la  plus  vaste  ;  il 
n'exista  dans  l'antiquité  rien  de  pareil  à  cet  état  de  choses  qui 
est  l'ouvrage  des  Hollandais  et  des  Anglais. 

Avant  la  découverte  de  la  route  du  Cap,  l'Orient  surpassait 
de  beaucoup  l'Europe  dans  les  manufactures.  Excepté  des 
métaux  précieux,  de  faibles  quantités  de  draps,  de  toiles,  d'ar- 
mes, de  quincaillerie  et  quelques  objets  de  luxe,  les  mar- 


378  SYSTÈME    NATIONAL.    —    LIVRE    II. 

chandises  européennes  n'y  trouvaient  presque  point  de  débou- 
chés. Le  transport  par  terre  enchérissait  les  retours  tout  autant 
que  les  envois.  Quant  aux  produits  agricoles  et  aux  objets  fa- 
briqués communs,  à  supposer  un  excédant  de  production  en 
Europe,  il  ne  pouvait  être  question  de  les  vendre  en  échange 
des  soieries  et  des  cotonnades,  du  sucre  et  des  épices  de  l'O- 
rient. Quoi  qu'on  ait  écrit  sur  Tiniporlance  du  commerce  de 
l'Orient  à  cette  époque,  on  ne  doit  Tentendre  que  relative- 
ment; ce  commerce  n'était  important  que  pour  l'époque,  il 
était  insignifiant  comparativement  à  ce  qu'il  est  aujourd'hui. 

Le  commerce  des  produits  de  la  zone  torride  devint  plus 
actif,  du  jour  où  l'Europe  tira  de  l'Amérique  une  grande  masse 
de  métaux  précieux  et  qu'elle  communiqua  directement  avec 
l'Orient  au  moyen  de  la  route  du  Cap.  Néanmoins  il  ne  pou- 
vait acquérir  un  vaste  développement  tant  que  l'offre  de  l'O- 
rient en  objets  manufacturés  excéderait  sa  demande. 

Ce  commerce  doit  son  importance  actuelle  aux  colonisations 
des  Européens  dans  les  Indes  orientales  et  occidentales,  dans 
l'Amérique  du  Nord  et  dans  celle  du  Sud,  à  la  transplantation 
de  la  canne  à  sucre,  du  caféier,  des  plantes  qui  donnent  le 
coton,  le  riz,  l'indigo,  etc.,  à  l'introduction  des  nègres  en 
qualité  d'esclaves  dans  l'Amérique  et  dans  les  hides  occiden- 
tales, puis  aux  succès  remportés  pas  les  fabricants  de  l'Europe 
sur  ceux  des  Indes  orientales,  et  à  l'extension  sur  le  globe  de 
la  domination  des  Hollandais  et  des  Anglais  ;  deux  nations, 
qui,  au  conlraire  des  Espagnols  et  des  Portugais,  ont  cherché 
et  trouvé  la  fortune  plutôt  dans  l'échange  d'objets  manufac- 
turés contre  des  denrées  coloniales  que  dans  des  extorsions. 

A  l'heure  qu'il  est,  ce  commerce  occupe  la  portion  la  plus 
considérable  de  la  grande  navigation  marchande  de  l'Europe 
ainsi  que  du  capital  commercial  et  manufacturier  qu'elle  con- 
sacre au  négoce  extérieur;  et  les  denrées  qui,  chaque  année, 
pour  une  valeur  de  plusieurs  centaines  de  millions,  sont  expé- 
diées de  la  zone  torride  vers  la  zone  tempérée,  se  soldent,  à 
peu  d'exceptions  près,  avec  des  objets  manufacturés. 

L'échange  des  denrées  coloniales  coritre  des  objets  manu- 


LA   THÉORIE.    CHAPITRE    XI.  379 

facturés  profite  sous  plus  d'un  rapport  aux  forces  productives 
des  pays  de  la  zone  tempérée.  Ces  articles,  par  exemple  le 
sucre,  le  café,  le  Ihé,  le  tabac,  servent  en  partie  comme  sti- 
mulants à  la  production  agricole  et  manufacturière,  en  partie 
comme  moyens  d'alimentation;  la  fabrication  des  objets  né- 
cessaires pour  solder  les  denrées  coloniales  donne  de  l'occu- 
pation à  un  plus  grand  nombre  de  bras  ;  les  travaux  manu- 
facturiers peuvent  être  exécutés  sur  une  plus  grande  échelle, 
partant  avec  plus  d'avantage  ;  plus  de  navires,  plus  de  marins 
et  plus  de  négociants  trouvent  de  l'emploi;  et,  la  population 
croissant  par  ces  causes  diverses,  la  demande  des  produits  de 
l'agriculture  du  pays  s'accroît  aussi  dans  une  proportion 
énorme. 

C'est  cette  corrélation  entre  l'industrie  manufacturière  de 
la  zone  tempérée  et  la  production  de  la  zone  torride  qui  fait  que 
les  Anglais  consomment  moyennement  deux  ou  trois  fois  plus 
de  denrées  coloniales  que  les  Français,  trois  ou  quatre  fois 
plus  que  les  Allemands,  cinq  ou  dix  fois  plus  que  les  Polonais. 

On  peut  juger  de  l'extension  dont  la  production  coloniale 
est  susceptible  par  un  calcul  approximatif  de  la  stiperficie 
qu'emploie  aujourd'hui  la  culture  des  denrées  coloniales  qui 
entrent  aujourd'hui  dans  le  commerce. 

Si  nous  estimons  la  consommation  actuelle  du  coton  à 
10  millions  de  quintaux  (environ  500  millions  de  kilog.)  (1) 
et  le  produit  d'un  acre  de  terre  (0  hectare,  404,  671)  seu- 
lement à  8  quintaux  (406  kilog.),  nous  trouvons  que  cette 
production  ne  demande  pas  plus  de  1  million  1/4  d'acres 
(environ  500,000  hectares)  (2).  Les  quantités  de  sucre  qui 

(1)  Le  quintal  angolais  =  50  kilog^.  797. 

(2)  La  puissance  productive  des  différentes  planlalions  de  coton  est 
exirêmement  inégale  ;  elle  varie  depuis  deux  ou  trois  quintaux  par  acre  jus- 
qu'à huit  ou  dix.  Récemment,  dans  l'Amérique  du  Nord,  on  a  découvert  une 
espèce  de  colon,  qui,  sur  la  terre  la  plus  ferlile,  rapporterait  quinze  quin- 
taux par  acre.  Au  reste,  une  moyenne  de  huit  quinlaux  par  acre  nous  paraît 
à  nous-même  un  peu  élevée.  En  revanche,  noire  moyenne  de  dix  quinlaux 
pour  le  sucre  est  beaucoup  trop  faible,  attendu  que  des  terres  ordinaires,  dans 
une  récolle  médiocre,  produisent  entre   dix    et  vingt  quintaux.  Mais,  que 


380  SYSTÈME   NATIONAL.    LIVRE  11. 

entrent  dans  le  couirnerce  étant  calculées  à  14  millions  de 
quintaux  (environ  700  millions  de  kilog.)  et  le  produit  d'un 
acre  à  10  quintaux  (507  kilog.),  il  suffirait  pour  toute  cette 
production  de  1  million  1/2  d'acres  (environ  600,000  hectares). 

Si  nous  prenons  pour  les  autres  articles,  café,  riz,  indigo, 
épices,  etc.,  autant  d'espace  que  pour  les  deux  principaux, 
l'ensemble  des  denrées  coloniales  sur  lesquelles  opère  aujour- 
d'hui le  commerce  n'exigerait  pas  plus  de7  à  8  millions  d'acres 
(2,800,000  à  3,  200,000  hectares),  surface  qui  n'est  probable- 
ment pas  le  quinzième  de  celle  qui  est  propre  à  ces  cultures. 

Les  Anglais  dans  les  Indes  orientales,  les  Français  dans  les 
Antilles,  les  Hollandais  à  Java  et  à  Sumatra,  nous  ont  fourni 
des  preuves  matérielles  de  la  possibilité  de  les  étendre  im- 
mensément. 

L'Angleterre,  notamment,  a  quadruplé  son  importation  en 
coton  des  Indes  orientales,  et  les  journaux  anglais  affirment 
hardiment  qu'au  Lout  de  quelques  aimées,  surtout  si  elle 
réussit  à  prendre  possession  de  l'ancienne  route  dés  Indes 
orientales,  cette  contrée  pourra  lui  fournir  toutes  les  denrées 
coloniales  nécessaires  à  sa  consommation.  Cette  espérance  ne 
paraîtra  pas  exagérée  si  l'on  considère  l'immense  étendue  de 
l'empire  anglo-indien,  la  fertilité  du  sol  et  le  bas  prix  de  la 
main-d'œuvre  dans  cette  région. 

En  même  temps  (fue  l'Angleterre  exploitera  les  Indes 
orientales,  les  progrès  des  cultures  hollandaises  dans  les  îles 
suivront  leur  cours;  la  dissolution  de  l'empire  turc  rendra  à 
la  production  une  grande  partie  de  l'Afrique  ainsi  que  l'Asie 
occidentale  et  centrale,  les  habitants  du  Texas  étendront  sur 
tout  le  Mexique  la  civilisation  nord-américaine;  des  gouver- 
nements réguliers  s'établiront  dans  l'Amérique  du  Sud  et  fa- 
voriseront l'exploitation  d'un  sol  dont  la  fécondité  n'a  pas  de 
bornes. 

En  produisant  ainsi  beaucoup  plus  de  denrées  qu'ils  ne 

noire  estimation  du  produit  de  toutes  les  denrées  de  la  zone  torride  soiltrop 
forte  OQ  trop  faible,  noire  arg^ument  sur  l'immense  développement  dont  leur 
culture  est  susceptible  n'en  est  nullement  affecté. 


LA   THÉORIE.    CHAPITRE   VI.  381 

l'ont  fait  jusqu'à  présent,  les  pays  de  la  zone  torride  acquer- 
ront les  moyens  d'acheter  aux  pays  de  la  zone  tempérée 
beaucoup  plus  d'objets  manufacturés,  et  cet  agrandissement 
de  leurs  débouchés  mettra  ces  derniers  en  élat  de  consommer 
des  quantités  plus  considérables  de  denrées  coloniales.  Grâce 
à  ce  développement  de  la  production  et  à  cet  accroissement 
des  moyens  d'échange,  le  commerce  entre  les  agriculteurs  de 
la  zone  torride  et  les  manufacturiers  de  la  zone  tempérée, 
c'est-à-dire  le  grand  commerce  du  globe,  s'accroîtra  dans 
l'avenir  avec  bien  plus  de  rapidité  encore  que  dans  le  siècle 
écoulé. 

Cet  essor  du  grand  commerce  du  globe,  tel  qu'il  est  déjà, 
tel  qu'on  doit  l'espérer  avec  le  temps,  doit  être  rapporté  à 
plusieurs  causes  :  aux  progrès  remarquables  de  l'industrie 
manufacturière,  au  perfectionnement  des  voies  de  communi- 
cation par  terre  et  par  eau,  et  aux  grands  événements  du 
monde  politique. 

Par  les  machines  et  par  diverses  inventions,  la  fabrica- 
tion imparfaite  de  l'Orient  a  été  anéantie  au  profit  de  l'indus- 
trie manufacturière  de  l'Europe  ;  celle-ci  a  été  mise  en  état  de 
fournir  aux  contrées  de  la  zone  torride  des  masses  de  produits 
fabriqués  à  bas  prix,  leur  donnant  ainsi  des  motifs  de  déve- 
lopper leurs  forces  productives. 

Parle  perfectionnement  des  voies  de  communication ,  les  pays 
de  la  zone  torride  ont  été  sensiblement  rapprochés  de  ceux  de 
la  zone  tempérée;  leurs  relations  sont  devenues  moins  dange- 
reuses et  plus  rapides,  moins  coûteuses  et  plus  régulières; 
elles  s'amélioreront  encore  à  un  degré  incalculable,  lorsque 
la  navigation  à  la  vapeur  se  sera  généralisée  et  que  les  che- 
mins de  fer  auront  envahi  jusqu'à  l'intérieur  de  l'Asie,  de 
l'Afrique  et  de  TAmérique  du  Sud. 

Par  la  séparation  de  l'Amérique  du  Sud  d'avec  l'Espagne  et 
le  Portugal  et  par  la  dissolution  de  l'empire  turc,  une  vaste 
étendue  de  terres  est  tombée  dans  le  domaine  commun  ;  ces 
pays,  les  plus  fertiles  du  monde,  attendent  avec  impatience 
que  les  peuples  civilisés,  par  une  cordiale  entente,  les  gui- 


382  SYSTÈME   NATIONAL.    —  LIVRE  II. 

dent  dans  la  voie  de  la  sécurité  et  de  Tordre,  de  la  civilisation 
et  de  la  prospérité;  elles  demandent  avant  tout  qu'on  leur  ap- 
porte des  objets  manufacturés,  et  qu'on  prenne  en  retour  les 
denrées  de  leur  climat. 

On  le  voit,  il  y  a  là  pour  toutes  les  régions  de  l'Europe  et  de 
l'Amérique  du  Nord  appelées  à  être  manufacturières  un  assez 
vaste  champ  pour  faire  prospérer  leurs  fabriques,  pour  ac- 
croître leur  consommation  en  produits  delà  zone  torride  et 
pour  développer  dans  la  même  proportion  leurs  relations  di- 
rectes avec  les  pays  de  cette  zone. 


CHAPITRE  XII. 

l'industrie  manufacturière  et  la  navigation  marchande, 
la  marine  militaire  et  la  colonisation. 

Les  manufactures,  bases  d'un  grand  commerce  intérieur 
et  extérieur,  sont  aussi  la  condition  essentielle  d'une  naviga- 
tion considérable.  Le  commerce  intérieur  ayant  surtout  pour 
objet  d'approvisionner  les  manufacturiers  en  combustibles  et 
en  matériaux  de  construction,  en  matières  brutes  et  en  denrées 
alimentaires,  la  navigation  des  côtes  et  des  fleuves  ne  saurait 
prospérer  dans  un  Etat  purement  agriculteur.  Or,  le  cabotage 
est  la  pépinière  des  matelots  et  des  capitaines,  et  l'école  de 
la  construction  navale  ;  Félément  principal  de  la  grande  na- 
vigation manque  donc  au  pays  agricole. 

Ainsi  que  nous  Tavons  montré  dans  le  chapitre  précédent, 
le  commerce  international  consiste  principalement  dans  l'é- 
change d'objets  munu facturés  contre  des  matières  brutes  et 
des  produits  naturels  et,  particulièrement,  contre  les  produits 
de  la  zone  torride.  Mais  les  pays  agricoles  de  la  zone  tempérée 


LA    THÉORIE.    —  CHAPITRE   XII.  383 

n'ont  à  offrir  à  ceux  de  la  zone  torride  que  des  choses  que 
ceux-ci  produisent  déjà  eux-mêmes  ou  qu'ils  ne  peuvent 
mettre  en  œuvre,  savoir  des  matières  brutes  et  des  denrées 
alimentaires;  dès  lors  il  ne  peut  être  question  de  relations  di- 
rectes, ni,  par  conséquent,  de  navigation  entre  eux  et  ces 
derniers  pays.  Leur  consommation  en  denrées  coloniales  doit 
se  restreindre  aux  quantités  qu'ils  peuvent  acheter  avec  leurs 
produits  agricoles  et  avec  leurs  matières  brutes  aux  nations 
manufacturières  et  commerçantes  ;  ils  n'obtiennent  donc  ces 
articles  que  de  seconde  main.  Mais,  dans  les  relations  entre 
une  nation  agricole  et  une  nation  manufacturière  et  commer- 
çante, celle-ci  prendra  toujours  aux  transports  maritimes  la 
plus  forte  part,  n'eùt-elle  pas  le  moyen  de  s'attribuer  la  part 
du  lion  au  moyen  de  lois  de  navigation. 

Indépendamment  du  commerce  intérieur  et  du  commerce 
international,  la  pêche  maritime  occupe  un  grand  nombre  de 
bâtiments  ;  mais,  en  général,  la  nation  agricole  reste  étran- 
gère ou  à  peu  près  à  cette  branche  d'industrie,  par  la  raison 
qu'une  forte  demande  de  produits  de  la  mer  ne  peut  pas  naître 
chez  elle  et  que  les  pays  manufacturiers,  dans  l'intérêt  de  leurs 
forces  navales,  ont  l'habitude  de  réserver  leur  marché  à  leurs 
pêcheurs. 

C'est  dans  la  marine  du  commerce  que  la  flotte  recrute  ses 
matelots  et  ses  pilotes,  et  l'expérience  a  partout  enseigné 
qu'on  ne  forme  pas  de  bons  marins  comme  des  troupes  de 
terre,  que  leur  éducation  se  fait  dans  le  cabotage,  dans  la  na- 
vigation internationale  et  dans  la  grande  pêche.  Aussi  la  puis- 
sance navale  est-elle  chez  tous  les  peuples  au  même  point  que 
ces  industries  maritimes,  par  conséquent  à  peu  près  nulle 
dans  un  pays  purement  agricole. 

Le  couronnement  de  l'industrie  manufacluricre,  du  com- 
merce intérieur  et  extérieur  qu'elles  créent,  d  un  cabotage 
actif,  d'une  importante  navigation  au  long  cours  et  de  grandes 
pêcheries  maritimes,  d'une  puissance  navale  respectable  en- 
fin, ce  senties  colonies. 

Le  métropole  approvisionne  la  colonie  d'objets  manufac- 


384  SYSTÈME   NATIONAL.    —    LIVRE    II. 

turés  et  reçoit  en  retour  Texcédant  de  celle-ci  en  denrées  agri- 
coles et  en  matières  brutes.  Ce  commerce  anime  ses  manu- 
factures, augmente  sa  population  ainsi  que  la  demande  des 
produits  de  sa  propre  agriculture,  développe  sa  navigation 
marchande  et  sa  puissance  navale.  Son  trop-plein  en  popular 
tion,  en  capital  et  en  esprit  d'entreprise  trouve  par  la  coloni- 
sation un  écoulement  avantageux,  et  elle  est  largement  in- 
demnisée de  sa  perte  ;  une  partie  considérable  de  ceux  qui  ont 
fait  fortune  dans  la  colonie  lui  rapportant  leurs  capitaux,  ou, 
du  moins,  venant  consommer  chez  elle  leurs  revenus. 

Les  pays  agricoles,  hors  d'état  de  fonder  des  colonies,  ne 
sauraient  non  plus  ni  en  tirer  parti  ni  les  conserver.  Ils  ne 
peuvent  offrir  aux  colonies  les  produits  dont  celles-ci  ont  be- 
soin ;  ce  qu'ils  pourraient  leur  offrir,  les  colonies  le  possèdent 
déjà. 

L'échange  des  objets  manufacturés  contre  les  produits  du 
sol  est  la  condition  essentielle  du  commerce  colonial  d'aujour- 
d'hui. Aussi  les  Étals-Unis  de  l'Amérique  du  Nord  se  sont-ils 
séparés  de  l'Angleterre,  dès  qu'ils  se  sont  senti  le  besoin  et  la 
force  d'être  eux-mêmes  fabricants,  de  se  livrer,  eux  aussi,  à 
la  navigation  et  au  commerce  avec  les  pays  de  la  zone  torride  ; 
aussi  le  Canada  se  séparera-t-il,  lorsqu'il  sera  arrivé  au 
même  point  ;  ainsi  verra-t-on,  avec  le  temps,  surgir  des  Etats 
à  la  fois  agriculteurs,  manufacturiers  et  commerçants  dans 
les  contrées  tempérées  de  l'Australie  (1). 

Mais,  entre  les  pays  de  la  zone  tempérée  et  ceux  de  la  zone 
torride,  cet  échange  se  perpétuera,  parce  qu'il  est  dans  la  na- 
ture. C'est  pourquoi  les  Indes  orientales  ont  été  dépouillées 
par  l'Angleterre  de  leur  industrie  manufacturière  et  de  leur 
indépendance,  et  toutes  les  régions  chaudes  de  l'Asie  et  de 
l'Afrique  tomberont  peu  à  peu  sous  la  domination  des  nations 

(I)  Mieux  éclairée  aujourd'hui  sur  ses  véritables  inlérêls  qu'elle  ne  l'était 
dans  le  dernier  siècle,  i'Ang-Jeierre,  loin  de  meltrc  obslacle  à  un  avenir 
qu'elle  prévoit,  en  prépare  1  accomplissenient  de  bonne  grâce  ;  c'est  ce  qui 
ressort  du  plan  de  réforme  coloniale  exposé  en  1850  à  la  chambre  des  com- 
munes par  lord  John  Russell.  (II.  R.) 


LA   THÉORIE.    CHAPITRE    XIII.  385 

manufacturières  et  commerçantes  de  la  zone  tempérée  ;  c'est 
pourquoi  aussi  les  îlesde  la  zone  torride  rompront  difficilement 
leurs  liens  coloniaux,  et  les  Etats  de  l'Amérique  du  Sud  de- 
meureront toujours  dans  une  certaine  dépendance  vis-à-vis 
des  nations  manufacturières  et  commerçantes. 

L'Angleterre  ne  doit  son  immense  empire  colonial  qu'à  sa 
prépondérance  manufacturière  ;  si  les  autres  nations  euro- 
péennes veulent  participer  à  l'œuvre  avantageuse  d'appeler 
des  pays  sauvages  à  la  culture,  de  civiliser  des  peuples 
restés  barbares,  ou  anciennement  civilisés  mais  retombés  dans 
la  barbarie,  elles  doivent  commencer  par  développer  leur  in- 
dustrie manufacturière,  leur  navigation  marchande  et  leur 
marine  militaire.  Et  si,  dans  ces  efforts,  elles  sont  entravées 
parla  nation  qui  exerce  la  suprématie  dans  les  manufactures, 
dans  le  commerce  et  dans  la  marine,  une  association  entre 
elles  est  le  seul  moyen  d'avoir  raison  de  ces  prétentions  illé- 
gitimes. 


CHAPITRE   XllI. 

l'industrie  manufacturière  et  les  instruments  de  circulation. 

Si  l'expérience  du  dernier  quart  de  siècle  a  prouvé  en 
partie  l'exactitude  des  principes  professés  par  la  théorie 
régnante,  en  opposition  aux  m.aximes  de  ce  qu'on  appelle  le 
système  mercantile,  touchant  la  circulation  des  métaux  pré- 
cieux et  labalance  du  commerce,  elle  a  d'un  autre  côté  mis 
en  lumière  de  graves  erreurs  de  la  théorie  dans  cette  ques- 
tion . 

L'expérience  a  montré  plus  d'une  fois,  notamment  en 
Russie  et  dans  l'Amérique  du  Nord,  que,  chez  les  peuples 
agriculteurs  oii  les  fabriques  essuient  la  libre  concurrence  du 
pays  parvenu  à  la  suprématie  manufacturière,  la  valeur  des 

25 


386  SYSTÈME    NATIONAL.    LIVRE    il. 

objets  manufacturés  qui  s'importent  surpasse  souvent  dans 
une  proportion  énorme  celle  des  produits  agricoles  exportés, 
et  qu'il  en  résulte  parfois  tout-à-coup  un  écoulement  extraor- 
dinaire des  métaux  précieux,  qui  porte  le  trouble  dans  l'éco- 
nomie de  la  nation,  surtout  si  les  transactions  intérieures  de 
celle-ci  reposent  en  majeure  partie  sur  une  circulation  de 
papier,  et  qui  occasionne  chez  elle  de  grandes  catastrophes. 

La  théorie  soutient  qu'on  se  procure  les  métaux  précieux 
comme  toute  autre  marchandise  ;  qu'il  importe  peu  au  fond 
que  la  quantité  des  métaux  qui  se  trouvent  dans  la  circulation 
soit  grande  ou  petite,  puisque  c'est  le  rapport  des  prix  entre 
eux  qui  détermine  la  cherté  ou  le  bon  marché  d'une  mar- 
chandise ;  qu'une  différence  dans  le  cours  du  change  opère 
comme  une  prime  d'exportation  au  profit  des  marchandises 
du  pays  qui  l'a  momentanément  contre  lui;  que,  par  consé- 
quent, la  circulation  monétaire  et  l'équilibre  entre  les  impor- 
tations et  les  exportations,  de  môme  que  tous  les  autres 
rapports  économiques  du  pays,  ne  sauraient  être  plus  sûre- 
ment et  plus  avantageusement  réglés  que  par  la  nature  des 
choses. 

Ce  raisonnement  est  d'une  parfaite  justesse  à  l'égard  du 
commerce  intérieur  ;  il  est  applicable  aux  relations  entre  deux 
villes,  entre  la  ville  et  la  campagne,  entre  deux  provinces  du 
même  Etat  et  entre  deux  Etats  qui  font  partie  d'une  même 
confédération.  L'économiste  qui  croirait  que  l'équilibre  des 
importations  et  des  exportations  entre  les  différents  Etats  de 
la  Confédération  américaine  ou  ceux  de  l'Association  alle- 
mande, ou  entre  l'Angleterre,  l'Ecosse  et  l'Irlande,  peut  être 
mieux  réglé  par  des  mesures  de  l'autorité  et  par  des  lois, 
qu'elle  ne  l'est  par  la  liberté  du  commerce,  serait  digne  de 
pitié.  Dans  Thypothèse  d'une  pareille  union  entre  toutes  les 
nations  du  globe,  le  raisonnement  de  la  théorie  serait  entière- 
ment conforme  à  la  nature  des  choses.  Mais  c'est  contredire 
ouvertement  l'expérience  que  d'admettre  que,  dans  l'état 
actuel  du  monde,  il  en  soit  de  même  du  commerce  interna- 
tional. 


LA    THÉORIE.    —    CHAPITRE    XIIÏ.  387 

Les  importations  etles  exportations  des  nations  indépendan- 
tes ne  sont  point  réglées  actuellement  par  ce  que  la  théorie  ap- 
pelle la  nature  des  choses;  elles  dépendent  en  majeure  partie 
de  la  politique  commerciale  et  de  la  puissance  du  pays,  de 
son  importance  dans  le  monde,  de  son  influence  sur  des  peu- 
ples étrangers,  de  ses  possessions  coloniales  et  de  ses  institu- 
tions de  crédit,  enfin  de  la  paix  et  de  la  guerre.  Ici,  par 
conséquent,  existent  de  tout  autres  rapports  qu'entre  des 
sociétés  que  des  liens  politiques,  légaux  et  administratifs  réu- 
nissent dans  un  état  de  paix  perpétuelle  et  de  parfaite  unité 
désintérêts. 

Considérons,  par  exemple,  les  relations  entre  FAngleterre 
et  l'Amérique  du  Nord.  Si,  de  temps  en  temps,  l'Angleterre 
verse  des  masses  considérables  d'objets  manufacturés  sur  le 
marché  nord-américain  ;  si  la  Banque  d'Angleterre,  par  le 
taux  élevé  ou  bas  de  ses  escomptes,  facilite  ou  restreint  à 
un  degré  extraordinaire  les  envois  pour  l'Amérique  du  Nord 
et  le  crédit  à  cette  contrée  ;  si  le  marché  américain  se  trouve 
inondé  ainsi  d'objets  manufacturés  à  ce  point  que  les  mar- 
chandises anglaises  se  vendent  aux  Etats-Unis  à  meilleur 
marché  qu'en  Angleterre,  et  quelquefois  même  au-dessous 
des  frais  de  production  ;  si  l'Amérique  du  Nord  est  de  la 
sorte  perpétuellement  endettée  vis-à-vis  de  l'Angleterre  et  a 
le  change  contre  elle,  il  est  certain  que  ce  fâcheux  état  des 
relations  s'améliorerait  aisément  de  lui-même  sous  le  régime 
d'une  liberté  de  commerce  illimitée.  L'Amérique  du  Nord 
produit  du  tabac,  du  bois  de  construction,  du  blé  et  des  den- 
rées alimentaires  de  toute  espèce  à  un  prix  incomparablement 
plus  basque  l'Angleterre.  Plus  il  s'expédie  d'objets  manufac- 
turés d'Angleterre  aux  Etats-Unis,  plus  le  planteur  améri- 
cain est  stimulé  à  produire  de  semblables  valeurs  ;  plus  on 
lui  accorde  le  crédit ,  plus  il  est  disposé  à  acquérir  les 
moyens  de  satisfaire  à  ses  engagements  ;  plus  le  cours  du 
change  en  Angleterre  est  défavorable  à  l'Amérique  du  Nord, 
plus  l'exportation  des  produits  agricoles  de  cette  contrée 
est  encouragée,  plus  les  agriculteurs  américains  luttent  avec 


388  SYSTÈME   NATIONAL.    —   LIVRE    II, 

succès  contre  les  agriculteurs  anglais  sur  le  nnarché  de 
l'Angleterre. 

Grâce  à  ces  exportations  le  cours  du  change  reprendrait 
bientôt  son  niveau  ;  il  ne  présenterait  même  plus  d'inégalité 
appréciable,  parce  que  la  prévision,  la  certitude  dans  l'Amé- 
rique du  Nord,  que  la  dette  contractée  dans  le  cours  de  l'an- 
née par  suite  d'une  importation  considérable  de  produits  ma- 
nufacturés serait  couverte  l'année  suivante  par  un  accroisse- 
ment de  production  et  par  une  exportation  plus  forte,  déter- 
minerait des  arrangements  amiables. 

C'est  ainsi  que  les  choses  se  passeraient,  dans  le  cas  où  les 
relations  entre  les  manufacturiers  anglais  et  les  agriculteurs 
américains  ne  rencontreraient  pas  plus  d'entraves  qu'il  n'en 
existe  entre  les  mêmes  manufacturiers  anglais  et  les  agricul- 
teurs d'Irlande.  Mais  il  n'en  est  pas  et  il  ne  saurait  en  être 
ainsi,  lorsque  l'Angleterre  grève  le  tabac  américain  d'un 
droit  d'importation  de  500  à  1,000  pour  cent  de  la  valeur, 
lorsque,  par  son  tarif,  elle  rend  l'importation  du  bois  de 
construction  impossible  et  ne  permet  celle  des  denrées  ali- 
mentaires d'Amérique  que  dans  le  cas  de  cherté.  Dans  un  tel 
état  de  choses,  la  production  agricole  en  Amérique  ne  peut 
pas  se  mettre  en  équilibre  avec  la  consommation  des  objets 
manufacturés  de  l'Angleterre;  la  dette  encourue  par  l'achat 
de  ces  objets  ne  peut  être  acquittée  en  produits  ruraux  ;  les 
envois  de  l'Amérique  du  Nord  à  l'Angleterre  sont  resserrés 
dans  d'étroites  limites,  tandis  que  ceux  de  l'Angleterre  à 
l'Amérique  du  Nord  n'en  connaissent  aucune;  le  cours  du 
change  entre  les  deux  pays  ne  peut  se  remettre  de  niveau,  et 
la  dette  de  l'Amérique  du  Nord  envers  l'Angleterre  ne  peut 
se  solder  que  par  des  envois  d'espèces. 

Ces  envois  d'espèces,  sapant  dans  sa  base  le  système  de  la 
circulation  de  papier,  entraînent  le  discrédit  des  banques 
américaines,  et,  par  suite,  une  révolution  générale  dans  la 
valeur  de  la  propriété  et  des  marchandises  qui  se  trouvent 
dans  le  commerce  ;  en  un  mot  ces  perturbations  désorganisa- 
Irices  des  prix  et  du  crédit  dont  nous  avons  vu  les  Etats-Unis 


LA    THÉORIE.    — •    CHAPITRE   XIH.  389 

affligés,  chaque  fois  qu'ils  n'ont  pas  pris  des  mesures  pour 
mettre  leurs  importations  en  équilibre  avec  leurs  exportations. 

C'est  pour  les  Américains  du  Nord  une  assez  triste  conso- 
lation, que  les  banqueroutes  elle  ralentissement  des  consom- 
mations aient  rétabli  plus  tard  sur  un  pied  tolérable  les 
échanges  entre  les  deux  pays.  Car  les  dérangements  et  les 
convulsions  dans  le  commerce  et  dans  le  crédit,  de  même 
que  la  réduction  des  consommations,  portent  aux  forces  pro- 
ductives, au  bien-être  des  individus  et  à  Tordre  public,  des 
coups  dont  on  ne  se  remet  pas  promptement,  et  dont,  s'ils 
sont  fréquemment  répétés,  les  suites  désastreuses  ne  peuvent 
manquer  d'être  durables. 

Les  Américains  du  Nord  seront  encore  moins  rassurés  par 
cette  thèse  de  la  théorie,  qu'il  importe  peu  que  les  métaux 
précieux  circulent  en  grandes  ou  en  petites  quantités,  qu'on 
ne  fait  qu'échanger  des  produits  contre  des  produits,  et  qu'il 
est  indiflérenl  pour  l'individu  que  cet  échange  s'opère  avec 
beaucoup  ou  avec  peu  d'espèces.  Nul  doute  qu'il  importe  peu 
au  producteur  ou  au  propriétaire  d'un  objet  que  son  produit 
ou  sa  propriété  vaille  cent  centimes  ou  cent  francs,  si  avec  les 
cent  centimes  il  peut  se  procurer  autant  de  satisfactions 
qu'avec  les  cent  francs.  Mais  des  prix  bas  ou  élevés  ne  sont 
indifférents  qu'autant  qu'ils  restent  longtemps  tels  qu'ils  sont. 

Si  les  fluctuations  de  prix  sont  fréquentes  et  fortes,  il  s'en- 
suit de  graves  dérangements  dans  l'économie  des  individus 
comme  dans  celle  de  la  société.  Celui  qui  a  acheté  des  matiè- 
res brutes  lorsque  les  prix  étaient  élevés,  ne  peut  rentrer  dans 
ses  déboursés  en  vendant  ses  produits  fabriqués  lorsque  les 
prix  sont  bas.  Celui  qui  avait  acheté  des  propriétés  foncières 
et  qui  est  resté  débiteur  d'une  portion  du  prix  d'acquisition, 
devient  insolvable  et  perd  même  sa  propriété  ;  car,  par  suite 
de  la  diminution  des  prix,  la  valeur  du  bien  n'atteint  peut- 
être  pas  le  montant  de  l'hypothèque.  Celui  qui  avait  conclu 
un  bail  se  trouve  ruiné  par  l'avilissement  des  prix,  ou  du 
moins  hors  d'état  de  remplir  ses  obligations.  Plus  la  hausse 
et  la   baisse  des  prix  sont  fortes,  plus  les  fluctuations  sont 


390  SYSTÈME    NATIONAL.    LIVRE    II. 

répétées,  plus  la  condition  économique  du  pays  ,  et  en 
particulier  le  crédit,  sont  affectés.  Nulle  part  ces  effets  désas- 
treux d'un  afflux  ou  d'un  écoulement  extraordinaire  des  mé- 
taux précieux  ne  se  révèlent  avec  plus  d'éclat  que  dans  les 
pays,  qui,  pour  leur  approvisionnement  en  objets  manufac- 
turés et  pour  le  débouché  de  leurs  produits  agricoles,  dépen- 
dent entièrement  de  l'étranger,  et  dont  le  commerce  est,  en 
grande  partie,  fondé  sur  une  circulation  en  papier. 

On  sait  que  la  quantité  de  billets  de  banque  qu'un  pays 
peut  mettre  et  conserver  en  circulation  se  règle  sur  celle  des 
espèces  qu'il  possède.  Chaque  banque  étend  ou  restreint  sa 
circulation  en  papier  et  ses  opérations  dans  la  mesure  des  som- 
mes de  métaux  précieux  qui  se  trouvent  dans  ses  caves.  Si  elle 
est  abondamment  pourvue  en  numéraire,  soit  de  son  capital, 
soit  des  dépôts  qu'elle  reçoit,  elle  accordera  des  crédits  plus 
considérables,  et  permettra  ainsi  à  ses  débiteurs  d'en  faire 
eux-mêmes  de  plus  larges  ;  de  là  un  accroissement  de  la  con- 
sommation et  une  hausse  des  prix,  particulièrement  de  la 
valeur  de  la  propriété  foncière.  Si,  au  contraire,  elle  se  dégar- 
nit de  métaux  précieux  dans  une  proportion  sensible,  elle 
limitera  ses  crédits  et  déterminera  ainsi  un  resserrement 
et  des  crédits  et  des  consommations  chez  ses  propres  dé- 
biteurs et  chez  les  débiteurs  de  ceux-ci,  et,  ainsi  de  suite, 
jusqu'à  ceux  qui  ont  coutume  de  consommer  à  crédit  les 
objets  manufacturés  qui  s'importent.  Dans  de  pareils  pays, 
par  conséquent,  un  écoulement  extraordinaire  des  espèces  a 
pour  effet  de  jeter  la  perturbation  dans  tout  le  système  du 
crédit,  dans  le  commerce  de  toutes  les  marchandises  et  de 
toutes  les  denrées,  et  surtout  dans  le  prix  en  argent  de  toutes 
les  propriétés  foncières. 

On  a  voulu  trouver  la  cause  de  la  dernière  crise  commer- 
ciale américaine  de  même  que  des  précédentes,  dans  l'orga- 
nisation des  banques  et  de  la  circulation  du  papier  1  La  vérité 
est  que  les  banques  y  ont  contribué  ainsi  qu'on  vient  de 
l'indiquer,  mais  le  principe  de  la  crise  réside  dans  ce  fait 
que,  depuis  l'adoption  de  l'acte  de  compromis,  la  valeur  des 


LA  THÉORIE.    —    CHAPITRE    XIII.  391 

objets  manufacturés  importés  d'Angleterre  a  de  beaucoup 
surpassé  celle  des  produits  agricoles  emportés  d'Amérique,  et 
que  les  Etats-Unis  sont  restés  ainsi  débiteurs  envers  les  An- 
glais de  plusieurs  centaines  de  millions  qu'ils  n'ont  pas  pu 
acquitter  avec  des  produits.  Ce  qui  prouve  que  ces  crises 
doivent  être  attribuées  à  des  importations  disproportionnées, 
c'est  qu'elles  ont  constamment  éclaté  chaque  fois  que  le 
retour  de  la  paix  ou  des  dégrèvements  de  douane  ont  déter- 
miné une  inondation  d'objets  manufacturés,  et  qu'elles  n'ont 
jamais  eu  lieu  tant  que  le  tarif  a  tenu  l'importation  des  pro- 
duits fabriqués  en  équilibre  avec  l'exportation  des  produits 
agricoles. 

On  a  voulu  aussi  expliquer  ces  crises  par  les  capitaux  con- 
sidérables, qui,  dans  l'Amérique  du  Nord,  ont  été  employés 
dans  la  construction  des  canaux  et  des  chemins  de  fer  et  qu'on 
a  en  majeure  partie  empruntés  à  la  Grande-Bretagne.  La  vérité 
est  que  ces  emprunts  ont  seulement  contribué  à  prolonger  de 
quelques  années  et  à  aggraver  la  crise,  mais  qu'eux-mêmes 
ont  été  déterminés  par  le  défaut  d'équilibre  entre  F  importa- 
tion et  l'exportation,  que,  sans  cette  circonstance,  ils  n'auraient 
pas  été  contractés  et  n'auraient  pas  pu  l'être. 

L'Amérique  du  Nord  ayant  envers  l'Angleterre,  par  suite 
d'une  forte  importation  d'objets  manufacturés,  des  dettes 
considérables,  qui  ne  pouvaient  être  soldées  avec  des  produits 
agricoles,  mais  seulement  avec  des  métaux  précieux,  il  était 
facile  aux  Anglais  (et,  en  raison  de  l'inégalité  du  cours  du 
change  et  du  taux  de  l'intérêt,  ils  y  avaient  avantage)  de  se 
faire  payer  ce  solde  en  actions  américaines  de  chemins  de  fer, 
de  canaux  et  de  banques  ou  en  fonds  publics  américains. 

Plus  l'importation  des  objets  manufacturés  surpassait  l'ex- 
portation des  produits  agricoles,  plus  la  demande  de  ces 
effets  s'animait  en  Angleterre,  plus  aux  Etats-Unis  on  était 
encouragé  à  entreprendre  des  travaux  publics.  D'un  autre 
côté,  à  mesure  que,  dans  l'Amérique  du  Nord,  on  employait 
plus  de  capitaux  dans  ces  entreprises,  la  demande  des  objets 


392  SYSTÈME    NATIONAL.    LIVRE    II. 

manufacturés  do  l'Angleterre  augmentait,  et  en  même  temps 
la  disproportion  entre  Feutrée  et  la  sortie. 

Si,  d'une  part,  l'importation  des  objets  manufacturés 
d'Angleterre  aux  Etals-Unis  était  stimulée  par  les  crédits  des 
banques  américaines,  de  l'autre,  la  Banque  d'Angleterre  tra- 
vaillait dans  le  même  sens  par  ses  propres  crédits  et  parle 
taux  minime  de  ses  escomptes.  Il  résulte  du  rapport  officiel 
d'un  comité  de  commerce  et  de  manufactures  en  Angleterre 
que,  par  suite  de  ses  escomptes,  la  banque  avait  réduit  son 
encaisse  métallique  de  8  à  2  millions  de  liv.  sterl.  Par  là  elle 
diminuait  an  profit  des  manufacturiers  anglais  l'efficacité  du 
système  protecteur  américain,  en  même  temps  qu'elle  facili- 
tait et  qu'elle  encourageait  le  placement  en  Angleterre  des 
actions  et  des  effets  publics  des  Etats-Unis.  Car,  tant  qu'on 
obtenait  en  Angleterre  de  l'argent  à  3  pour  cent,  les  entrepre- 
neurs et  les  négociateurs  d'emprunts  des  Etats-Unis  qui 
offraient  un  intérêt  de  G  pour  cent  ne  pouvaient  pas  manquer 
d'y  trouver  des  preneurs. 

Cet  état  de  choses,  qui  amena  la  chute  successive  des 
fabriques  américaines,  procura  cependant  l'apparence  d'une 
grande  prospérité.  Caries  agriculteurs  des  Etats  Unis  trou- 
vaient dans  les  ouvriers  employés  aux  travaux  publics  et  payés 
avec  les  capitaux  anglais  le  débouché  d'une  grande  partie  des 
denrées  que,  sous  un  régime  de  libre  commerce,  ils  auraient 
expédiées  en  Angleterre,  ou  que,  sous  un  système  de  protec- 
tion convenable  pour  les  fabriques  du  pays,  ils  auraient 
veàîdues  à  la  population  manufacturière.  Mais,  avec  la  sépara- 
tion des  intérêts  nationaux,  des  relations  si  peu  naturelles  ne 
pouvaient  pas  durer,  et  la  rupture  devait  être  d'autant  plus 
funeste  pour  l'Amérique  du  Nord  qu'elle  avait  été  différée 
plus  longtemps.  C'était  le  cas  d'un  débiteur  quç  son  créan- 
cier peut  soutenir  longtemps  à  l'aide  de  nouveaux  crédits, 
mais  dont  la  faillite  est  d'autant  plus  considérable  qu'il  a  été 
mis  plus  longtemps  par  son  créancier  à  même  de  continuer 
de  désastreuses  opérations. 

La  faillite  des  banques  américaines  fut  provoquée  par  la 


LA   THÉORIE.    —    CHAPITRE   XIII.  393 

sortie  extraordinaire  des  métaux  précieux  de  l'Angleterre  à 
l'étranger,  laquelle  fut  déterminée  elle-même  par  l'insuffi- 
sance des  récoltes  ei  par  les  systèmes  protecteurs  du  conti- 
nent. Nous  disons  par  les  systèmes  prolecteurs  du  continent  ; 
car,  si  les  rnarchés  de  l'Europe  eussent  été  ouverts  aux  An- 
glais, ils  y  auraient  soldé  en  grande  partie  leurs  achats 
extraordinaires  de  blés  par  des  envois  extraordinaires  de  pro- 
duits manufacturés,  et  leurs  espèces,  dans  le  cas  oii  elles  se 
fussent  écoulées  sur  le  continent,  auraient  bientôt  repris  le 
chemin  de  l'Angleterre.  Nul  doute  en  pareil  cas  que  les  fabri- 
ques continentales  n'eussent  payé  par  leur  chute  les  frais  des 
opérations  commerciales  de  l'Angleterre  et  des  Etats-Unis. 

Mais,  dan?  l'état  de  choses  existant,  la  banque  d'Angleterre 
ne  pouvait  se  tirer  d'embarras  qu'en  limitant  ses  crédits  et  en 
élevant  le  taux  de  son  escompte.  Ces  mesures  eurent  pour 
objet,  non-seulement  de  faire  cesser  en  Angleterre  la  demande 
des  actions  et  des  fonds  publics  des  Etats-Unis,  mais  encore  de 
faire  affluer  sur  le  marché  ceux  de  ces  etrets  qui  étaient  dans  la 
circulation.  Par  là,  les  Etats-Unis  se  virent  retirer  les  moyens 
de  faire  face  à  leur  déficit  courant  au  moyen  d'une  nouvelle 
émission  de  papier,  et  la  dette  entière  que,  dans  le  cours  de 
plusieurs  années,  ils  avaient  contractée  envers  l'Angleterre 
en  lui  cédant  des  actions  et  des  fonds  publics,  leur  fut  effec- 
tivement réclamée.  Ou  s'aperçut  alors  que  les  espèces  qui 
circulaient  en  Amérique  étaient  la  propriété  des  Anglais.  Il  y 
a  plus,  on  reconnut  que  les  Anglais  pouvaient  disposer  à 
leur  gré  de  ces  espèces  dont  la  possession  servait  de  base  à 
tout  le  système  de  banque  et  de  crédit  de  l'Union  américaine, 
que,  s'ils  en  disposaient,  tout  cet  édifice  croulerait  comme 
un  château  de  cartes,  et  avec  lui  le  fondement  de  la  valeur  de 
la  propriété  foncière,  par  conséquent,  l'existence  matérielle 
d'un  grand  nombre  de  particuliers. 

Les  banques  américaines  cherchèrent  à  détourner  leur 
chute  en  suspendant  leurs  paiements  en  espèces,  et  c'était  là, 
du  moins,  le  seul  moyen  de  l'adoucir.  D'une  part  elles  vou- 
laient gagner  du  temps  afin  de  diminuer  la  dette  des  Etats- 


394  SYSTÈME   NATIONAL.    LIVRE    II. 

Unis  avec  le  produit  de  la  nouvelle  récolte  de  coton  et  de  l'ac- 
quitter peu  à  peu  par  ce  moyen  ;  de  l'autre  elles  espéraient, 
par  l'interruption  des*  crédits,  amoindrir  l'importation  des 
objets  manufacturés  d'Angleterre  et  la  mettre,  pour  l'avenir, 
en  équilibre  avec  l'exportation. 

Il  est  fort  douteux  que  l'exportation  du  coton  en  laine 
puisse  fournir  le  moyen  de  balancer  l'importation  des  objets 
fabriqués.  Depuis  plus  de  vingt  ans,  en  effet,  la  production  de 
cet  article  en  surpasse  constamment  la  consommation,  de 
sorte  que  le  prix  a  toujours  été  en  baissant.  Joignez  à  cela 
que  la  fabrication  du  coton  a  trouvé  une  puissante  concur- 
rence dans  celle  du  lin,  si  perfectionnée  aujourd'hui  à  l'aide 
des  machines,  etquela  production  de  cette  matière  en  a  trouvé 
une  dans  les  plantations  du  Texas,  de  l'Egypte,  du  Brésil  et 
des  Indes  orientales.  Quoi  qu'il  en  soit,  on  doit  considérer 
que  l'exportation  de  colonne  profite  nullement  aux  Etats  de 
l'Union  américaine  qui  consomment  le  plus  d'objets  manu- 
facturés anglais. 

Dans  ces  Etats,  particulièrement  dans  ceux  à  qui  la  culture 
du  blé  et  l'élève  du  bétail  offrent  les  moyens  d'acheter  des 
produits  fabriqués,  une  crise  d'une  autre  espèce  s'annonce  en 
ce  moment.  Les  fabriques  américaines  ont  succombé  sous 
l'importation  d'objets  manufacturés  anglais.  Tout  le  surcroît 
de  population  et  de  capital  a  reflué  ainsi  forcément  vers 
l'Ouest.  Chaque  nouvel  établissement  augmente  au  commen- 
cement la  demande  des  produits  agricoles,  mais  au  bout  de 
quelques  années  il  fournit  lui-même  un  excédant  considéra- 
ble. Tel  est  déjà  le  cas  dans  ces  nouveaux  établissements.  Aussi, 
dans  les  années  prochaines,  les  Etats  de  l'Ouest  expédieront- 
ils,  par  les  canaux  et  par  les  chemins  de  fer  nouvellement 
construits,  d'énormes  quantités  de  denrées  à  destination  des 
Etats  de  l'Est,  de  ces  Etats  où,  les  fabriques  ayant  été  écrasées 
par  la  concurrence  étrangère,  le  nombre  des  consommateurs 
a  ^diminué  et  doit  diminuer  de  plus  en  plus.  Il  s'ensuivra 
nécessairement  une  dépréciation  des  produits  agricoles  et  des 
fonds  de  terre,  et,  si  l'Union  ne  se  hâte  de  prendre  des  me- 


LA    TnÉORlE.    CHAPITRE  XIII.  395 

sures  (1)  pour  fermer  les  sources  d'où  lui  viennent  les  crises 
monétaires  telles  que  celles  qu'on  a  retracées  plus  haut,  une 
faillite  générale  des  agriculteurs  dans  les  Etats  qui  s'adon- 
nent à  la  culture  du  blé  est  inévitable. 

Cet  exposé  des  relations  commerciales  entre  l'Angleterre  et 
les  Etats-Unis  enseigne  donc  ; 

1°  Qu'un  pays  de  lieaucoup  inférieur  à  l'Angleterre  sous  le 
rapport  des  capitaux  et  des  manufactures,  ne  peut  accorder 
un  large  accès  aux  produits  des  fabriques  de  cette  puissance, 
sans  devenir  d'une  manière  permanente  son  débiteur,  sans 
se  rendre  dépendant  de  ses  institutions  de  crédit  et  sans  être 
entraîné  dans  le  tourbillon  de  ses  crises  agricoles,  manufac- 
turières et  commerciales; 

2oQue  les  opérations  de  la  Banque  d'Angleterre  ont  pu, 
au  profit  des  fabriques  anglaises  et  au  détriment  des  fabriques 
américaines,  abaisser  sur  le  marché  des  Etats-Unis  les  prix 
des  articles  manufacturés  anglais; 

3°  Que,  par  suite  de  ces  opérations,  les  Américains  ont  pu, 
durant  une  série  d'années,  consommer  en  marchandises  im- 
portées plus  de  valeurs  qu'ils  n'en  pouvaient  payer  avec  leurs 
produits  agricoles,  et  que  c'est  en  exportant  des  actions  et  des 
effets  publics  qu'ils  ont  fait  face  à  leur  déficit  ; 

4"  Que,  dans  de  telles  circonstances,  les  Américains  se 
sont  servis,  pour  leur  commerce  intérieur  et  pour  leurs  af- 
faires de  banque,  d'espèces  que  la  Banque  d'Angleterre  pou- 
vait à  sa  volonté  retirer  à  elle  en  majeure  partie  ; 

5"*  Que  les  fluctuations  sur  le  marché  de  l'argent  exercent 
en  tout  état  de  cause  l'influence  la  plus  funeste  sur  l'économie 
des  nations,  et  principalement  là  où  une  circulation  étendue 
de  papier  a  pour  base  la  possession  d'une  quantité  limitée  de 
métaux  précieux  ; 

6°  Que  ces  fluctuations  et  les  crises  qu'elles  amènent  ne 
peuvent  être  prévenues  et  qu'un  système  solide  de  crédit  ne 

(1)  J'ai  déjà  eu  occasion  de  dire  que  de  pareilles  mesures  ont  été  prises 
depuis  la  publication  du  iSy^ième  nauonaL  (H.  R.) 


396  SYSTÈME    NATIONAL.    —    LIVRE    II. 

peut  être  fondé  qu'au  moyen  de  Téquilibre  entre  les  importa- 
tions et  les  exportations. 

7"  Que  cet  équilibre  s'établit  d'autant  plus  difficilement  que 
les  produits  manufacturés  de  l'étranger  sont  admis  à  rivaliser 
plus  librement  avec  ceux  du  pays,  et  que  l'exportation  des 
produits  agricoles  du  pays  est  plus  restreinte  par  les  tarifs 
étrangers  ;  que  cet  équilibre,  enfin,  sera  d'autant  moins  trou- 
blé que  le  pays  dépendra  moins  de  l'étranger  pour  l'achat  des 
articles  fabriqués  et  pour  la  vente  des  produits  du  sol. 

Ces  enseignements  sont  confirmés  par  l'expérience  de  la 
Russie. 

On  se  rappelle  les  convulsions  du  crédit  public  dans  l'em- 
pire russe,  tant  que  le  marché  de  ce  pays  resta  ouvert  à  l'i- 
nondation des  articles  manufacturés  de  l'Angleterre;  rien 
de  pareil  ne  s'est  reproduit  depuis  l'établissement  du  tarif  des 
douanes  de  1821. 

Evidemment  la  théorie  régnante  est  tombée  dans  l'extrême 
opposé  aux  erreurs  de  ce  qu'on  appelle  le  système  mercantile. 
Sans  doute,  on  avait  tort  de  prétendre  que  la  richesse  des  na- 
tions ne  consiste  qu'en  métaux  précieux  ;  qu'une  nation 
ne  peut  s'enrichir  qu'en  exportant  plus  de  marchandises 
qu'elle  n'en  importe,  de  manière  à  effectuer  la  balance  en  im- 
portant des  métaux  précieux.  Mais  la  théorie  régnante  se 
trompe  aussi  quand  elle  soutient  que,  dans  l'état  actuel  du 
monde,  la  quantité  de  métaux  qui  circulent  dans  un  pays 
n'importe  nullement,  que  la  crainte  d'en  posséder  trop  peu  est 
frivole,  qu'il  faudrait  encourager  leur  exportation  plutôt  que 
leurimportation,  etc.  Ce  raisonnement  n'estjustequ'autantque 
tous  les  peuples  du  monde  seraient  unis  par  un  lien  fédéral, 
qu'il  n'existerait  de  restrictions  d'aucune  espèce  à  l'égard  de 
nos  produits  agricoles  chez  les  peuples  dont  nous  ne  pouvons 
payer  les  articles  fabriqués  qu'à  l'aide  de  ces  produits,  que 
les  vicissitudes  de  la  guerre  et  de  la  paix  n'occasionneraient  au- 
cune fluctuation  dans  la  production,  dans  la  consommation  et 
dans  les  prix,  que  les  grands  établissements  de  crédit  ne 
chercheraient  pas  à  étendre  sur  d'autres  nations  leur  influence 


LA    THÉORIE.    CHAPITRE    Xlll.  397 

dans  l'intérêt  particulier  de  la  nation  à  laquelle  ils  appartien- 
nent. Mais,  tant  que  des  nationalités  séparées  subsisteront,  la 
prudence  commandera  aux  grands  Etats  de  se  préserver,  au 
moyen  de  leur  politique  commerciale,  de  ces  fluctuations  mo- 
nétaires et  de  ces  révolutions  dans  les  prix  qui  bouleversent 
toute  leur  économie  intérieure,  et  ce  but  ne  sera  atteint  que 
par  un  exactéquilibre  entre  l'industrie  manufacturière  du  pays 
et  son  agriculture,  entre  ses  importations  et  ses  exportations. 
Il  est  manifeste  que  la  théorie  régnante  n'a  pas  distingué, 
dans  le  commerce  international,  la  possession  des  métaux  pré- 
cieux d'avec  la  faculté  de  disposer  de  ces  métaux.   Déjà,  la 
nécessité  de  cette  distinction  apparaît  dans  les  relations  pri- 
vées.  Personne  ne  veut  conserver  l'argent,  chacun  cherche 
à  s'en  défaire  aussi  promptement  que  possible,  mais  cha- 
cun travaille  à  pouvoir  disposer  en  tout  temps  de  la  somme 
dont  il  peut  avoir  besoin.  L'indifférence  pour  la  possession 
des  espèces  se  mesure  partout  sur  le  degré  de  l'opulence.  Plus 
l'individu  est  riche,    moins  il  tient  a  la  possession  effective 
des  espèces,  pourvu  qu'il  puisse  disposer  à  toute  heure  de 
celles  qui  se  trouvent  dans  les  caisses  des  autres.  Pins  il  est 
pauvre,  au  contraire,  moins  il  est  en  mesure  de  disposer  de 
l'argent  placé  dans  des  mains  étrangères,  et  plus  il  doit  s'ap- 
pliquer avec  soin  à  garder  une  réserve.  Il  en  est  de  même  chez 
les  nations  industrieuses  et  chez  les  nations  sans  industrie.  Si, 
en  général,  l'Angleterre  s'inquiète  peu  de  la  quantité  de  lin- 
gots d'or  et  d'argent  qui  s'exportent  de  chez  elle,  elle  sait  fort 
bien  qu'un  écoulement  extraordinaire  des  métaux  précieux  a 
pour  effet,  d'une  part  une  hausse  de  la  valeur  de  ces  métaux 
ainsi  que  du  taux  de  l'escompte,  de  l'autre  une  baisse  de  prix 
pour  les  articles  fabriqués,  et  qu'une  plus  grande  exportation 
d'articles  fabriqués  ou  la  réalisation  des  actions  ou  des  effets 
publics  étrangers  la  remet  promptement  en  possession  des 
espèces  nécessaires  à  son  commerce.  L'Angleterre  est  le  riche 
banquier  qui,  sans  avoir  un  écu  dans  sa  poche,  peut  tirer  la 
somme  qu'il  lui  plaît  sur  ses  correspondants  auprès  ou  au  loin. 
Mais  lorsqu'un  écoulement  extraordinaire  de  l'argent  a  lieu 


398  SYSTÈME  NATIONAL.    LIVRE    H. 

chez  des  nations  purement  agricoles,  la  situation  de  celles-ci 
est  loin  d'être  aussi  favorable  ;  les  moyens  qu'elles  possèdent 
de  se  procurer  les  espèces  dont  elles  ont  besoin  sont  bornés, 
non  seulement  par  la  faible  valeur  échangeable  de  leurs  pro- 
duits agricoles,  mais  aussi  par  les  obstacles  que  les  tarifs 
étrangers  mettent  à  l'exportation  de  ces  denrées.  Elles  res- 
semblent à  Thomme  pauvre  qui  ne  peut  pas  tirer  de  lettre  de 
change  sur  ses  correspondants,  sur  lequel  il  en  est  tiré,  au 
contraire,  lorsque  le  riche  est  dans  l'embarras,  et  qui,  par  con- 
séquent, ne  peut  considérer  comme  sa  propriété  ce  qui  se 
trouve  entre  ses  mains. 

Cette  faculté  de  disposer  de  la  quantité  d'espèces  constam- 
ment requise  pour  son  commerce  intérieur,  la  nation  l'ac- 
quiert principalement  par  la  production  des  marchandises  et 
des  valeurs  dont  la  puissance  d'échange  se  rapproche  le  plus 
de  celle  des  métaux  précieux. 

Le  degré  différent  de  puissance  d'échange  dans  les  divers 
objets  a  été  négligé  par  l'école  dans  son  étude  du  commerce 
international,  tout  autant  que  la  faculté  de  disposer  des  mé- 
taux précieux.  Si  nous  examinons,  sous  ce  rapport,  les  diffé- 
rentes valeurs  qui  se  trouvent  dans  le  commerce  ,  nous 
remarquons  qu'un  grand  nombre  d'entre  elles  ont  été  fixées 
de  telle  manière  qu'elles  ne  sont  réalisables  que  sur  place, 
et  même  que  leur  vente  est  accompagnée  des  plus  grands 
frais  ainsi  que  des  plus  grandes  difficultés.  Elles  comprennent 
plus  des  trois  quarts  de  la  richesse  nationale,  notamment  les 
biens  im.meubles  et  les  instruments  qui  y  sont  attachés. 
Quelque  considérable  que  soit  la  fortune  territoriale  d'un 
individu,  il  ne  peut  pas  envoyer  ses  champs  et  ses  prés  à  la 
ville  pour  acheter  des  espèces  ou  des  marchandises.  Il  peut, 
sans  doute,  hypothéquer  ses  valeurs,  mais  il  faut  qu'il  trouve 
un  prêteur  ;  plus  il  s'éloigne  de  sa  propriété,  moins  il  a  de 
chances  de  rencontrer  ce  qu'il  cherche. 

Après  les  valeurs  attachées  à  une  localité,  les  produits 
agricoles,  si  l'on  en  excepte  les  denrées  coloniales  et  un  petit 
nombre  d'articles  d'un  grand  prix,  possèdent,  dans  le  com- 


LA    THÉORIE.    —    CHAPITRE    XIII.  399 

inerce  international,  la  moindre  puissance  d'échange.  La  plus 
grande  partie  de  ces  valeurs,  telles  que  matériaux  de  con- 
struction, combustibles,  céréales,  fruits  et  bétail,  ne  trouvent 
de  débouché  que  dans  le  voisinage,  et  quand  elles  surabon- 
dent, il  faut  qu'elles  soient  mises  en  magasin  pour  pouvoir 
être  réalisées.  Lorsque  de  pareils  produits  vont  à  l'étranger, 
leur  débouché  se  borne  à  quelques  nations  manufacturières 
et  commerçantes  ;  et,  chez  celles-ci  encore,  il  est  le  plus  sou- 
vent subordonné  au  taux  des  droits  d'entrée  et  au  résultat  de 
la  récolte.  L'intérieur  de  l'Amérique  du  Nord  a  beau  être 
surchargé  de  bétail  et  de  denrées,  il  ne  pourrait,  par  l'expor- 
tation de  ce  trop-plein,  se  procurer  des  sommes  considérables 
de  métaux  précieux  de  l'Amérique  du  Sud,  de  l'Angleterre 
ou  du  continent  européen. 

Les  produits  fabriqués  d'un  usage  général  ont  une  puis- 
sance d'échange  incomparablement  supérieure.  Ils  se  vendent 
habituellement  sur  tous  les  marchés  ouverts,  et,  dans  les 
temps  de  crise  oii  les  prix  tombent,  sur  ceux-mêmes  oii  les 
droits  protecteurs  n'ont  été  calculés  que  pour  les  temps  ordi- 
naires. Ces  valeurs  sont  évidemment  celles  dont  la  puissance 
d'échange  se  rapproche  le  plus  de  celle  des  métaux  précieux, 
et  l'expérience  de  l'Angleterre  montre  que,  lorsque  de  mau- 
vaises récoltes  provoquent  des  crises  monétaires,  une  exporta- 
tion plus  considérable  de  produits  des  manufactures  ainsi 
que  des  actions  et  des  effets  publics  étrangers,  rétablit  promp- 
tement  l'équilibre.  Ces  actions  et  ces  effets  publics  étrangers, 
dont  la  possession  est  évidemment  le  résultat  de  balances 
favorables  déterminées  par  des  envois  de  produits  fabriqués, 
mettent  entre  les  mains  de  la  nation  manufacturière  des 
lettres  de  change,  portant  intérêt  sur  la  nation  agricole,  lettres 
qui,  dans  un  besoin  extraordinaire  de  métaux  précieux,  peu- 
vent être  tirées,  avec  perte,  il  est  vrai,  pour  le  particu- 
lier détenteur,  comme  se  vendent  les  produits  fabriqués 
lors  d'une  crise  monétaire,  mais  avec  un  immense  proflt 
pour  la  nation  dont  la  prospérité  économique  se  trouve  ainsi 
maintenue. 


400  SYSTÈME  NATIONAL.    LIVRE    II. 

Bien  que  l'école  ait  fort  maltraité  la  doctrine  de  la  balance 
du  commerce,  les  observations  qui  précèdent  nous  encoura- 
gent à  exprimer  ici  l'opinion  que,  entre  de  grandes  nations 
indépendantes,  il  existe  quelque  chose  comme  une  balance  du 
commerce,  qu'il  serait  dangereux  pour  de  grandes  nations 
d'être  longtemps  dans  un  désavantage  marqué  sous  ce  rap- 
port et  qu'une  sortie  considérable  et  continue   des  métaux 
précieux  y  entraînerait  de  graves   révolutions  dans  le  sys- 
tème de   crédit   et  dans  les  prix.    Nous   sommes  loin  de 
vouloir  réchauffer  la  doctrine  de  la  balance  du  commerce, 
telle  que  l'entendait  ce  qu'on  appelle  le  système  mercan- 
tile, et  de  prétendre  qu'une   nation  doive   mettre  obstacle 
à  l'exportation   des  métaux  précieux,  ou  qu'elle  ait  à  tenir 
un  compte  sévère  avec  chaque  pays  en  particulier,  ou  que, 
dans  le  commerce  entre  de  grands  peuples,  il  faille  s'ar- 
rêter à  quelque  millions  de  différence  entre  l'importation  et 
l'exportation.   Ce  que  nous  contestons  est  seulement  ceci, 
qu'une  nation  grande  et  indépendante  puisse,  ainsi  que  le 
prétend  Adam  Smith  à  la  fin  du  chapitre  qu'il  a  consacré  à 
cette  matière,  importer  chaque  année  sensiblement  plus  de 
valeurs  en  produits  du  sol   et  des  fabriques  qu'elle   n'en 
exporte,  voir  diminuer  chaque  année  la  quantité  de  métaux 
précieux  qu'elle  possède  et  y  substituer  une  circulation  de 
papier,  qu'elle  puisse  enfin  contracter  envers  une  autre  nation 
une  dette  toujours  croissante,  et  cependant  devenir  de  plus 
en  plus  prospère. 

C'est  uniquement  cette  thèse  soutenue  par  Adam  Smith  et 
reproduite  par  son  école,  que  nous  déclarons  cent  fois  contre- 
dite par  l'expérience,  contraire  à  la  nature  des  choses  bien 
observée,  absurde  en  un  mot.  pour  rendre  à  Adam  Smith 
l'expression  énergique  que  lui-même  emploie. 

Bien  entendu,  il  ne  s'agit  pas  ici  des  contrées  qui  produi- 
sent elles-mêmes  avec  avantage  les  métaux  précieux,  et  oii, 
par  conséquent,  l'exportation  de  ces  articles  présente  tout  à 
fait  le  caractère  d'une  exportation  de  produits  fabriqués.  11 
n'est  pas  question  non  plus  de  cette  différence  dans  la  balance 


LA   THÉORIE.    CHAPFTRE    XIII.  401 

commerciale  qui  doit  nécessairement  se  produire,  lorsque  la 
nation  évalue  les  objets  tant  exportés  qu'importés  d'après  les 
prix  de  ses  places  maritimes.  En  pareil  cas  il  est  évident  que 
ses  importations  doivent  excéder  ses  exportations  de  tout  le 
montant  des  profits  de  son  commerce,  et  cette  circonstance 
est  tout  à  son  avantage.  Encore  moins  contesterons-nous  que, 
dans  certains  cas  extraordinaires,  la  supériorité  do  l'exporta- 
tion dénote  des  pertes  plutôt  que  des  gains,  par  exemple  lors- 
que des  valeurs  ont  péri  dans  un  naufrage.  L'école  a  tiré  ha- 
bilement parti  de  toutes  ces  illusions,  résultat  d'une  appré- 
ciation étroite  de  comptoir,  pour  nier  aussi  les  inconvénients 
d'une  disproportion  effective,  persévérante,  énorme  entre  les 
importations  et  les  exportations  d'un  grand  pays,  d'une  dis- 
proportion exprimée  par  des  chiffres  considérables  comme 
pour  la  France  en  1786,  pour  la  Russie  en  1820  et  1821,  et 
pour  l'Amérique  du  Nord  après  l'acte  de  compromis. 

Enfin,  et  il  importe  d'en  faire  la  remarque,  nous  ne  vou- 
lons pas  parler  des  colonies,  ni  des  pays  qui  ne  s'appartien- 
nent pas,  ni  des  petits  Etats  et  des  villes  libres  isolées,  mais 
des  nations  complètes,  grandes,  indépendantes,  qui  possèdent 
un  système  de  commerce  à  elles,  un  système  national  agri- 
cole et  manufacturier,  un  systèmiC  national  de  circulation  et 
de  crédit. 

Il  est  évidemment  dans  la  nature  des  colonies  que  leurs  ex- 
portations surpassentsensibleinentet  constamment  leurs  im- 
portations, sans  qu'on  en  puisse  conclure  l'accroissement  ou 
la  diminution  de  leur  prospérité.  La  colonie  prospère  toujours 
dans  la  mesure  où  le  montant  total  de  ses  importations  el  de 
ses  exportations  augmente  chaque  année.  Si  ses  envois  de 
denrées  tropicales  excèdent  sensiblement  et  constamment  les 
retours  qu'elle  fait  en  articles  manufacturés,  c'est  surtout 
apparemment  parce  que  ses  propriétaires  résident  dans  la 
métropole  et  qu'ils  font  venir  leurs  revenus  sous  la  forme  de 
denrées  coloniales  en  nature  ou  sous  celle  du  prix  qu'on  en  a 
retiré.   Si,  au  contraire,  l'importation  des  articles  fabriqués 
l'emporte  dans  une  forte  proportion,  cela  peut  tenir  principa- 
le 


402  SYSTÈME    NATIONAL.    LIVRE    II. 

lement  à  ce  que  rémigralion  et  l'emprunt  font  passer  chaque 
année  dans  la  colonie  des  quantités  considérables  de  capitaux. 
Ce  dernier  état  de  choses  est  extrêmement  favorable  à  la  pros- 
périté de  la  colonie.  Il  peut  durer  des  siècles,  et,  pendant  sa 
durée,  les  crises  commerciales  sont  rares  ou  impossibles, 
parce  que  la  colonie  n'est  lésée,  ni  par  la  guerre,  ni  par  des 
mesures  hostiles,  ni  par  les  opérations  de  la  banque  métropo- 
litaine, et,  qu'au  lieu  d'avoir  un  système  propre  et  indépen- 
dant de  commerce,  de  crédit  et  d'industrie,  elle  est  protégée 
et  soutenue  par  les  institutions  de  crédit  et  par  les  lois  de  la 
métropole. 

De  telles  relations  ont  existé  utilement  durant  des  siècles 
entre  l'Amérique  du  Nord  et  TAnglelerre  ;  elles  subsistent  en- 
core aujourd'hui  entre  l'Angleterre  et  le  Canada,  et  il  est 
probable  qu'elles  dureront  des  siècles  entre  l'Angleterre  et 
l'Australie. 

Mais  elles  s'allèrent  essentiellement  du  jour  oii  la  colonie 
s'émancipe  et  prétend  aux  attributs  d'une  grande  et  indépen- 
dante nationalité,  à  une  politique  à  elle,  à  un  système  propre 
de  commerce  et  de  crédit.  Alors,  l'ancienne  colonie  fait  des 
lois  pour  aider  au  développement  de  sa  marine  marchande 
et  de  sa  force  navale  ;  elle  établit  en  faveur  de  son  industrie 
un  système  de  douanes;  elle  fonde  une  banque  nationale, 
etc.,  si  du  moins  elle  se  sent  appelée  par  ses  ressources  na- 
vales, physiques  et  économiques  à  devenir  une  nation  manu- 
facturière et  commerçante.  De  son  côté,  la  métropole  en- 
trave la  navigation,  le  commerce  et  l'agriculture  de  son 
ancienne  possession,  et  n'emploie  ses  institutions  de  crédit 
que  dans  son  propre  intérêt. 

Or,  c'est  justement  par  l'exemple  des  colonies  de  l'Améri- 
que du  Nord  avant  la  guerre  de  l'indépendance,  qu'Adam 
Smith  veut  prouver  la  maxime  paradoxale  qu'on  a  plus  haut 
rappelée  :  qu'un  pays  peut  augmenter  son  exportation  d'or  et 
d'argent,  restreindre  sa  circulation  en  métaux  précieux,  éten- 
dre sa  circulation  en  papier,  voir  grossir  sa  dette  envers  une 
autre  nation,  et,  cependant,  jouir  d'une  prospérité  toujours 


LA    THÉORIE.    —    CHAPITRE    XIII.  403 

croissante.  Adcani  Smith  s'est  bien  gardé  de  ci  1er  l'exemple 
de  deux  nations  depuis  longtemps  indépendantes  Tune  de  l'au- 
tre, et  rivales  en  navigation,  en  commerce,  en  industrie  manu- 
facturière et  en  agriculture  ;  à  l'appui  de  son  opinion  il  n'allè- 
gue que  les  relations  d'une  colonie  avec  sa  métropole.  S'il 
avait  vécu  jusqu'à  notre  époque  et  écrit  actuellement  son  ou- 
vrage, il  se  fût  bien  gardé  de  citer  l'exemple  des  Etats-Unis, 
qui  prouve  justement  le  contraire  de  ce  qu'il  voulait  prouver. 
Puisqu'il  en  est  ainsi,  pourrait-on  nous  objecter,  il  serait 
beaucoup  plus  avantageux  pour  les  Etats-Unis  de  revenir  à  la 
condition  de  colonies  anglaises.  A  cela  nous  répondrons  :  Oui, 
si  l'Amérique  du  Nord  ne  sait  pas  tirer  parti  de  son  indépen- 
dance pour  se  donner  une  industrie  nationale,  un  système 
propre  et  indépendant  de  commerce  et  de  crédit.  Car,  ne  voit- 
on  pas  que,  si  ces  colonies  ne  se  fussent  pas  séparées,  la  légis- 
lation anglaise  des  céréales  ne  fût  pas  née,  que  l'Angleterre 
n'eût  pas  frappé  de  droits  exorbitants  le  tabac  américain,  que 
des  masses  de  bois  de  construction  eussent  été  sans  relâche 
expédiées  des  Etats-Unis  en  Angleterre,  que  l'Angleterre, 
loin  de  penser  à  encourager  dans  d'autres  pays  la  production 
du  coton,  se  fût  appliquée  à  conserver  aux  Américains  du 
Nord  le  monopole  de  cet  article  ;  que  des  crises  commerciales, 
comme  celles  qui  ont  affligé  l'Amérique  du  Nord  depuis  un 
certain  nombre  d'années,  n'eussent  pas  éclaté.  Oui,  si  les  Etats- 
Unis  ne  veulent  ou  ne  peuvent  avoir  des  fabriques,  fonder  un 
système  durable  de  crédit,  posséder  des  forces  navales,  dans 
ce  cas,  les  habitants  de  Boston  ont  inutilement  jeté  le  thé  à  la 
mer,  les  Américains  n'ont  fait  que  déclamer  vainement  sur 
l'indépendance  el  sur  la  grandeur  future  de  leur  pays;  et  ce 
qu'ils  ont  de  mieux  à  faire  est  de  rentrer  le  plus  tôt  possible 
dans  la  dépendance  de  l'Angleterre.  Alors  l'Angleterre  leur 
viendra  en  aide  au  lieu  de  les  entraver,  et  elle  ruinera  leurs 
concurrents  dans  la  culture  du  coton  et  dans  celle  des  céréales, 
au  lieu  de  leur  en  susciter  de  nouveaux  par  tous  les  moyens. 
La  Banque  d'Angleterre  établira  des  succursales  dons  l'Amé- 
rique du  Nord,  le  gouvernement  anglais  favorisera  l'émigra- 


404  SYSTÈME    NATIONAL.     —    LIVRE    IL 

lion  ainsi  que  les  envois  de  capitaux  aux  Etats-Unis;  et  d'une 
part  en  anéantissant  les  fabriques  américaines,  de  l'autre  en 
encourageant  l'exportation  des  produits  bruts  américains  en 
Angleterre,  il  travaillera  avec  un  soin  paternel  à  prévenir  le 
retour  des  crises  et  à  maintenir  constamment  en  équilibre  les 
importations  et  les  exportations  de  la  colonie.  En  un  mot,  les 
propriétaires  d'esclaves  et  les  planteurs  de  coton  verront  alors 
se  réaliser  leurs  plus  beaux  rêves. 

Depuis  longtemps,  en  effet,  un  pareil  avenir  satisfait  mieux 
le  patriotisme,  les  intérêts  et  les  besoins  de  ces  planteurs  que 
l'indépendance  et  la  grandeur  des  Etats-Unis.  Ce  n'est  que 
dans  la  première  exaltation  de  la  liberté  et  de  l'affranchisse- 
ment qu'ils  ont  rêvé  l'indépendance  industrielle.  Mais  bientôt 
ils  se  sont  refroidis,  et,  depuis  un  quart  de  siècle,  la  prospérité 
des  fabriques  dans  les  Etats  du  Centre  et  de  l'Est  les  offusque; 
ils  essayent  de  prouver  dans  le  congrès  que  la  prospérité  amé- 
ricaine dépend  de  la  domination  industrielle  de  l'Angleterre 
sur  les  États-Unis.  Que  signifie  ce  langage,  sinon  que  l'Amé- 
rique du  Nord  serait  plus  riche  et  plus  heureuse  si  elle  rede- 
venait colonie  de  l'Angleterre? 

En  général  il  nous  semble  que  les  partisans  de  la  liberté 
commerciale  seraient,  en  ce  qui  touche  les  crises  monétaires 
et  la  balance  du  commerce,  de  même  qu'à  l'égard  de  l'indus- 
trie manufacturière,  plus  conséquents  avec  eux-mêmes,  s'ils 
conseillaient  franchement  à  toutes  les  nations  de  se  soumettre 
à  l'Angleterre  et  d'obtenir  ainsi  les  avantages  attachés  à  la 
condition  de  colonies  anglaises.  Cet  état  d'assujettissement  se- 
rait évidemment  beaucoup  plus  favorable  à  leurs  intérêts  ma- 
tériels que  la  situation  fausse  de  ces  peuples,  qui,  sans  pos- 
séder un  système  propre  d'industrie,  de  commerce  et  de 
crédit,  affectent  néanmoins  l'indépendance  vis-à-vis  de  l'An- 
gleterre. Ne  voit-on  pas  comme  le  Portugal  eût  gagné,  si, 
depuis  le  traité  de  Méthuen,  il  eût  été  gouverné  par  un  vice- 
roi  anglais,  si  l'Angleterre  y  eût  acclimaté  ses  lois  et  son  es- 
prit national,  et  eût  prit  ce  pays  sous  sa  tutelle  comme  elle  a 
fait  des  Indes  orientales?  Ne  voit-on  pas  combien  ce  régime 


LA   THÉORIE.    —    CHAPITRE    XIII.  405 

eût  été  avantageux  pour  l'Allemagne,  pour  tout  le  continent 
européen? 

L'Inde,  il  est  vrai,  a  vu  son  industrie  manufacturière 
ruinée  ;  mais  n'a-t-elle  pas  immensément  profité  sous  le  rap- 
port de  l'agriculture  et  de  l'exportation  de  ses  produits  agri- 
coles? Les  guerres  entre  ses  nababs  n'ont-elles  pas  cessé?  Ses 
princes  et  ses  rois  ne  sont-ils  pas  heureux?  N'ont-ils  pas  con- 
servé leurs  vastes  revenus?  Ne  se  voient-ils  pas  entièrement 
afFranchis  des  pénibles  soucis  du  gouvernement? 

Au  surplus,  il  est  digne  de  remarque,  et,  bien  que  ces  con- 
tradictions soient  familières  à  ceux  qui,  comme  Adam  Smith, 
s'appuient  sur  des  paradoxes,  que  cet  écrivain  célèbre,  après 
toute  son  argumentation  contre  l'existence  d'une  balance  com- 
merciale, reconnaît  néanmoins  quelque  chose  qu'il  appelle  la 
balance  entre  la  consommation  et  la  production  d'un  pays, 
mais  qui,  examiné  de  près,  est  tout  simplement  notre  ba- 
lance du  commerce  réelle  et  effective.  Un  pays  dont  les  expor- 
tations sont  dans  un  équilibre  convenable  avec  les  importations, 
peut  être  assuré  de  ne  pas  consommer  sensiblement  plus  de 
valeurs  qu'il  n'en  produit;  tandis  que  celui  qui,  durant  une 
suite  d'années,  comme  dans  ces  derniers  temps  l'Amérique 
du  Nord,  importe  des  articles  des  fabriques  étrangères  pour 
des  valeurs  plus  considérables  qu'il  n'exporte  de  ses  produits 
agricoles,  peut  être  certain  qu'il  consomme  bca(^coup  plus  de 
marchandises  étrangères  qu'il  n'en  produit  d'indigènes.  N'est- 
ce  pas  là  ce  qui  ressort  des  crises  de  la  France  en  1 788  et  1 789, 
de  la  Russie  en  1820  et  1821,  et  des  États-Unis  depuis  1833? 

Pour  terminer  ce  chapitre,  nous  nous  permettrons  d'a- 
dresser quelques  questions  à  ceux  qui  rangent  parmi  les  fa- 
bles surannées  la  doctrine  tout  entière  de  la  balance  du  com- 
merce : 

Pourquoi  une  balance  sensiblement  et  constamment  défa- 
vorable a-t-elle  toujours  eu  pour  cortège,  dans  tous  les  pays 
qui  l'avaient  contre  eux,  les  colonies  exceptées,  des  crises 
commerciales,  des  perturbations  dans  les  prix,  des  embarras 
financiers  et  une  faillite  générale  des  établissements  de  crédit 


406  SYSTÈME    NATIONAL.    LIVRE    II. 

de  même  que  des  négociants,  des  manufacturiers  et  des  agri- 
culteurs? 

Pourquoi  les  pays  qui  avaient  la  balance  décidément  en  leur 
faveur  ont-ils  toujours  présenté  les  phénomènes  contraires,  et 
pourquoi  les  crises  commerciales  de  ceux  avec  lesquels  ils 
entretenaient  des  relations  n'ont- ils  réagi  sur  eux  que  mo- 
mentanément? 

Pourquoi,  depuis  que  la  Russie  produit  elle-même  la  plus 
grande  partie  des  articles  manufacturés  qu'elle  consomme; 
la  balance  du  commerce  est-elle  décidément  et  constamment 
en  sa  faveur?  D'oii  vient  que  depuis  lors  on  n'y  entend  plus 
parler  de  convulsions  économiques  et  que  la  prospérité  de  cet 
empire  s'est  accrue  d'année  en  année? 

D'où  vient  qu'aux  Etats-Unis  les  mêmes  causes  ont  toujours 
produit  les  mêmes  effets? 

Pourquoi,  lorsque  l'acte  de  compromis  eut  provoqué  une 
grande  importation  de  produits  fabriqués  aux  Etats-Unis,  la 
balance  du  commerce  leur  a-t-elle  été,  pendant  une  suite 
d'années,  si  remarquablement  défavorable,  et  pourquoi  s'en 
est-il  suivi  des  convulsions  si  fortes  et  si  prolongées  dans  leur 
économie  intérieure? 

Pourquoi  en  ce  moment  les  Etats-Unis  se  voient-ils  telle- 
ment encombrés  de  produits  bruts  de  toute  sorte,  coton,  tabac, 
bétail,  céréales,  etc.,  que  les  prix  ont  partout  baissé  de  moitié, 
et  pourquoi  néanmoins  sont-ils  hors  d'état  de  rétablir  l'équi- 
libre entre  leurs  exportations  et  leurs  importations,  d'éteindre 
leur  dette  envers  l'Angleterre  et  de  rétablir  sur  des  bases  so- 
lides leur  système  de  crédit? 

S'il  n'y  a  point  de  balance  de  commerce,  ou  s'il  importe 
j)eu  qu'elle  soit  pour  ou  contre  nous,  s'il  est  indifférent  de  voir 
sortiren  grande  ou  en  petite  quantité  les  métaux  précieux  du 
pays,  pourquoi  l'Angleterre,  lors  d'une  mauvaise  récolte,  le 
seul  cas  où  elle  ait  la  balance  contre  elle,  compare-t-elle  avec 
inquiétude  et  tremblement  ses  exportations  avec  ses  importa- 
tions? D'où  vient  qu'elle  compte  alors  chaque  once  d'or  ou 
d'argent  qu'elle  importe,  ou  qu'elle  exporte,  et  que  sa  banque 


LA   THÉORIE.    CHAPITRE   XIV.  407 

s'occupe  avec  anxiété  à  empêcher  la  sortie  des  métaux  pré- 
cieux et  à  en  favoriser  l'entrée?  Si  la  balance  du  commerce 
était  une  exploded  fallacy  (1),  nous  le  demandons,  pourquoi, 
dans  de  pareils  temps,  ne  trouve-t-on  pas  un  seul  journal  an- 
glais où  il  n'en  soit  question  comme  de  l'affaire  la  plus  sé- 
rieuse du  pays? 

D'où  \ient  qu'aux  États-Unis  les  mêmes  esprits  qui  quali- 
fiaient à' exploded  fallacij  la  balance  du  commerce  avant  l'acte 
de  compromis,  n'ont  pas  cessé  depuis  d'en  parler  comme  de 
l'affaire  la  plus  sérieuse  du  pays? 

Pourquoi,  enfin,  si  la  nature  des  choses  procure  constam- 
ment à  chaque  pays  la  quantité  de  métaux  précieux  dont  il  a 
besoin,  la  Banque  d'Angleterre  essaie-t-elle  de  se  rendre  fa- 
vorable cette  nature  des  choses  par  la  limitation  de  ses  crédits 
et  par  l'élévation  du  taux  de  son  escompte,  et  pourquoi  les 
banques  américaines  se  voient-elles  de  temps  en  temps  obli- 
gées de  suspendre  leurs  paiements  en  espèces,  jusqu'au  réta- 
blissement d'un  certain  équilibre  entre  les  importations  et  les 
exportations  (2)  ? 


CHAPITRE    XIV. 

l'industrie   manufacturière  et  le  principe  de  conservation 

et  de  progrès. 

En  recherchant  l'origine  et  les  progrès  des  industries,  nous 
trouvons  qu'elles  n'ont  acquis  que  peu  à  peu  les  procédés 

(1  )  Un  mensonge  décrié. 

(2)  C'est  un  des  tilres  de  gloire  d'Adam  Smilh  et  de  J.-B.  Say  d'avoir  mis 
en  lumière  les  illusions  de  la  théorie  de  la  balance  du  commerce,  illusions 
qu'on  doit  croire  à  peu  près  dissipées  aujourd'hui,  dans  lesquelles,  en  tout 
cas,  les  partisans  de  la  prolecllon  douanière  ne  cherchent  plus  d'aiguinents. 
Il  n'existe  pas  moins  entre  les  importations  ot  les  exportations  un  équilibre 
dont  le  défaut  amène  des  crises  ;  et  il  est  évident  qu'une  nation  qui,  par  apa- 


408  SYSTÈME  NATIONAL.    LIVRE    II. 

avancés,  les  machines,  les  édifices,  les  avantages  de  produc- 
tion, l'expérience  et  l'habileté  ainsi  que  les  connaissances  et 
les  relations  qui  leur  assurent  l'arrivage  de  leurs  matières 
premières  et  le  débouché  de  leurs  produits  à  des  conditions 
favorables.  Nous  comprenons  qu'en  thèse  générale  il  est  in- 
comparablement plus  facile  de  perfectionner  et  d'agrandir 
une  entreprise  déjà  commencée  (jue  d'en  fonder  une  à  nou- 
veau. Partout  nous  voyons  les  industries  anciennes  que  pour- 
suit une  série  de  générations,  exercées  avec  plus  de  profit  que 
les  nouvelles.  Nous  remarquons  qu'il  est  d'autant  plus  diffi- 
cile de  faire  marcher  une  nouvelle  entreprise  qu'il  en  existe 
moins  de  semblables  dans  le  pays  ;  car  alors  entrepreneurs, 
contre-maîtres,  ouvriers  ont  à  faire  leur  éducation  ou  doivent 
être  demandés  à  l'étranger,  et  l'on  n'a  pas  encore  assez  de 
notions  sur  les  résultats  que  l'affaire  peut  donner,  pour  que 
les  capitalistes  aient  confiance  dans  son  succès.  En  comparant 
la  situation  des  industries  dans  le  même  pays  à  diverses 
périodes,  nous  constatons  partout,  qu'à  moins  de  causes  par- 
ticulières de  perturbation,  elles  ont  accompli  de  grands  pro- 
grès de  génération  en  génération,  non-seulement  sous  le 
rapport  du  bon  marché,  mais  encore  sous  celui  de  la  quantité 
et  de  la  qualité  des  produits.  Nous  remarquons,  d'autre  part, 
que,  sous  l'influence  de  causes  perturbatrices,  telles  que  la 
guerre  et  la  dévastation  ou  les  mesures  oppressives  de  la 
tyrannie  ou  du  fanatisme,  par  exemple  la  révocation  del'édit 
de  Nantes,  des  nations  entières  ont  reculé  de  plusieurs  siècles 
dans  leur  industrie  en  général  et  dans  quelques  branches  en 
particulier,  et  ont  été  ainsi  de  beaucoup  dépassées  par  d'au- 
tres nations  sur  lesquelles  elles  avaient  pris  une  grande 
avance. 

Il  est  de  toute  évidence,  en  un  mot,  que,  dans  l'industrie 
comme  dans  tous  les  travaux  de  l'homme,  les  œuvres  consi- 

Ihie,  par  découragemenl,  ou  par  loule  autre  cause,  ne  pourrait  pas  solder 
avec  ses  produits  les  produits  qu'elle  aurait  reçus  de  l'étranger,  marcherait 
vers  sa  ruine.  En  cette  matière,  List  rectifie  heureusement  ou  plutôt  il  com- 
plète des  prédécesseurs  exclusivement  préoccupés  du  soin  de  combattre  les 
erreurs  accréditées  de  leur  temps.  (H.  R.) 


LA    THÉORIE.    CHAPITRE    XIV.  409 

dérables  sont  soumises  à  une  loi  naturelle  qui  ressemble 
beaucoup  à  celle  de  la  division  des  tâches  et  de  l'association 
des  forces  productives,  et  qui  consiste  en  ce  que  plusieurs 
générations  qui  se  succèdent  combinent,  pour  ainsi  dire,  leurs 
forces  pour  atteindre  un  seul  et  même  but  et  partagent  en 
quelque  sorte  entre  elles  les  efforts  qu'il  exige. 

C'est  en  vertu  du  môme  principe  que  la  monarchie  héré- 
ditaire a  été  sans  comparaison  plus  favorable  au  maintien  et 
à  l'affermissement  des  nationalités  que  l'instabilité  de  la  m,o- 
narchie  élective. 

C'est  en  partie  cette  loi  naturelle  qui  garantit  aux  nations 
depuis  longtemps  en  possession  d'un  bon  gouvernement 
constitutionnel,  de  si  grands  succès  dans  l'industrie,  dans  le 
commerce  et  dans  la  navigation. 

Cette  loi  explique  aussi  à  quelques  égards  l'influence  de 
l'écriture  alphabétique  et  de  l'imprimerie  sur  les  progrès  du 
genre  humain.  Par  l'écriture  alphabétique,  l'héritage  des 
lumières  et  des  expériences  a  pu  se  transmettre  d'une  généra- 
tion à  une  autre  avec  bien  plus  de  fidélité  que  par  la  tradition 
orale. 

La  connaissance  de  cette  loi  naturelle  est,  sans  contredit, 
une  des  causes  de  l'établissement  des  castes  chez  les  peuples 
de  l'antiquité,  et  de  cette  institution  égyptienne  d'après  la- 
quelle le  fils  était  tenu  d'exercer  la  même  industrie  que  son 
père  ;  avant  l'invention  et  la  propagation  de  l'écriture,  de 
telles  institutions  ont  dû  paraître  indispensables  pour  la  con- 
servation et  pour  le  progrès  des  arts  et  des  métiers. 

Les  corporations  aussi  ont  pris  en  partie  leur  origine  dans 
la  même  considération. 

C'est  principalement  aux  castes  sacerdotales  de  l'antiquité, 
aux  monastères  et  aux  universités,  que  nous  sommes  redeva- 
bles de  la  conservation  et  du  perfectionnement  des  beaux-arts 
et  des  sciences,  ainsi  que  de  leur  transmission  d'une  généra- 
tion à  une  autre. 

A  quelle  puissance  et  à  quelle  influence  ne  sont  pas  parve- 
nus les  ordres  religieux,  les  ordres  de  chevalerie  et  le  saint- 


410  SYSTÈME    NATIONAL.    LIVRE    II. 

siège,  en  poursuivant  le  même  but  durant  des  siècles,  chaque 
génération  reprenant  l'œuvre  où  sa  devancière  l'avait  laissée  ! 

L'importance  de  ce  principe  nous  apparaît  encore  avec 
plus  d'évidence  dans  les  travaux  matériels. 

Des  villes,  des  monastères  et  des  corporations  ont  érigé  des 
monuments  qui  ont  coûté  peut-être  plus  que  toutes  leurs 
propriétés  ne  valent  aujourd'hui.  C'est  qu'une  suite  de  géné- 
rations appliquait  ses  économies  à  un  seul  et  même  grand 
but. 

Considérez  le  système  des  canaux  et  des  digues  de  la  Hol- 
lande ;  il  est  le  fruit  des  efforts  et  des  épargnes  de  plusieurs 
générations,  il  faut  une  suite  de  générations  pour  établir  dans 
un  pays  un  système  complet  de  communications,  un  système 
complet  de  fortification  et  de  défense. 

Le  crédit  public  est  une  des  plus  belles  créations  de  l'ad- 
ministration moderne,  et  c'est  une  bénédiction  pour  les  peu- 
ples, lorsqu'il  sert  à  répartir  entre  plusieurs  générations  les 
frais  des  ouvrages  et  des  entreprises  de  la  génération  pré- 
sente qui  intéressent  tout  l'avenir  de  la  nation  et  qui  lui 
assurent  existence,  développement,  grandeur,  accroisse- 
ment de  ses  forces  productives.  C'est  une  malédiction,  lors- 
qu'il est  employé  pour  des  consommations  inutiles,  et  qu'ainsi, 
loin  d'aider  aux  progrès  des  générations  futures,  il  leur  ôte 
d'avance  les  moyens  d'entreprendre  de  grands  ouvrages,  ou 
lorsque  la  charge  des  intérêts  de  la  dette  nationale  est  rejetée 
sur  les  consommations  des  classes  laborieuses  au  lieu  de  por- 
ter sur  les  revenus  de  ceux  qui  possèdent. 

Les  dettes  d'un  Etat  sont  des  lettres  de  change  que  la  gé- 
nération présente  tire  sur  la  génération  future.  Elles  peuvent 
avoir  été  contractées  dans  l'intérêt  particulier  du  présent,  ou 
dans  celui  de  l'avenir,  ou  dans  l'intérêt  commun  de  l'un  et 
de  l'autre.  C'est  dans  le  premier  cas  seulement  qu'elles  sont 
condamnables.  Mais,  chaque  fois  qu'il  s'agit  de  la  conserva- 
tion et  du  développement  de  la  nationalité,  et  que  les  dépen- 
ses nécessaires  à  cet  effet  excèdent  les  ressources  de  la  géné- 
ration présente,  la  dette  rentre  dans  la  dernière  catégorie. 


LA    THÉORIE.    CHAPITRE    XIV.  41 1 

Aucune  dépense  de  la  génération  présente  n'est  plus  avan- 
tageuse aux  générations  à  venir  que  celle  de  l'amélioration 
des  voies  de  communication,  d'autant  mieux  qu'en  général 
ces  ouvrages,  qui  déjà  accroissent  à  un  degré  extraordinaire 
et  dans  une  progression  toujours  croissante  les  forces  produc- 
tives des  générations  à  venir,  amortissent  avec  le  temps  le  ca- 
pital qu'ils  ont  employé,  et  rapportent  même  des  intérêts. 
Ainsi  non-seulement  il  est  permis  à  la  génération  présente  de 
rejeter  sur  les  générations  futures  la  dépense  de  ces  ouvrages, 
y  compris  les  intérêts  du  capital  employé,  jusqu'à  ce  qu'ils 
donnent  un  revenu  suffisant  ;  mais  elle  est  injuste  envers  elle- 
même  et  elle  viole  les  vrais  principes  de  l'économie  politique, 
lorsqu'elle  se  charge  de  tout  le  fardeau  ou  même  d'une  por- 
tion considérable. 

Pour  revenir  aux  grandes  industries  dont  nous  nous  occu- 
pons, il  est  évident  que  la  continuité  de  travaux  est  d'une 
haute  importance  en  agriculture,  mais  néanmoins  qu'elle  y 
est  beaucoup  moins  sujette  aux  interruptions  que  dans  l'in- 
dustrie manufacturière,  que  les  interruptions  y  sont  beaucoup 
moins  nuisibles,  et  que  les  dommages  qu'elles  causent  y  sont 
beaucoup  plus  prompts  et  plus  faciles  à  réparer. 

Quelques  graves  perturbations  qu'éprouve  Fagriculture, 
les  besoins  propres  et  la  consommation  particulière  des  agri- 
culteurs, la  diffusion  générale  des  connaissances  et  des  capa- 
cités qu'elle  exige,  la  simplicité  de  ses  procédés  et  de  ses  in- 
struments, l'empêchent  de  succomber  tout  à  fait. 

Sitôt  que  les  ravages  de  la  guerre  ont  cessé,  elle  se  relève. 
Ni  l'ennemi  ni  la  concurrence  de  l'étranger  ne  peuvent  em- 
porter le  principal  instrument  da  l'agriculture,  qui  est  le  sol  ; 
et  il  ne  faut  rien  moins  que  l'oppression  d'une  suite  de  généra- 
tions pour  changer  en  déserts  des  champs  fertiles  ou  pour 
dépouiller  les  habitants  d'un  pays  des  moyens  de  le  cultiver. 

Au  contraire,  l'interruption  la  plus  légère  et  la  plus  courte 
paralyse  l'industrie  manufacturière;  celle  qui  se  prolonge  la 
tue.  Plus  une  fabrication  exige  d'art,  de  dextérité  et  de  capi- 
taux, et  plus  les  capitaux  y  sont  attachés,  plus  l'interruption 


412  SYSTÈME    NATIONAL.    —    LIVRE    II. 

est  désastreuse.  Les  machines  et  les  instruments  ne  sont  plus 
que  du  vieux  fer  et  du  bois  à  brûler,  les  édifices  tombent  en 
ruines,  les  travailleurs  émigrent  ou  cherchent  leur  vie  dans 
l'agriculture.  Ainsi  se  trouve  détruit  en  peu  de  temps  un  en- 
semble de  forces  et  d'objets  qui  n'avait  pu  être  réuni  que  par 
les  labeurs  soutenus  de  plusieurs  générations. 

Si,  dans  les  temps  de  croissance  et  de  prospérité  des  manu- 
factures, une  industrie  appelle,  attire  l'autre,  la  soutient  et 
la  fait  fleurir  ;  aux  jours  du  déclin  la  ruine  d'une  industrie  est 
l'avant-coureur  de  la  ruine  de  plusieurs  autres  et  finalement 
des  éléments  essentiels  de  la  puissance  manufacturière. 

C'est  le  sentiment  des  puissants  eflets  de  la  continuité  dans 
les  travaux  et  des  dommages  irréparables  de  Tinterruption 
qui  a  fait  accueillir  l'idée  de  la  protection  douanière  pour  les 
fabriques,  et  non  les  clameurs  et  les  sollicitations  égoïstes  de 
fabricants  avides  de  privilèges. 

Dans  le  cas  où  la  protection  douanière  n'est  d'aucun  secours, 
quand,  par  exemple,  les  fabriques  soutirent  par  le  manque  de 
débouché  au  dehors  et  que  le  gouvernement  est  hors  d'état 
de  leur  venir  en  aide,  nous  voyons  souvent  les  fabricants  con- 
tinuer à  travailler  à  perte.  Dans  l'attente  de  temps  meilleurs, 
ils  veulent  éviter  les  inconvénients  irréparables  de  l'interrup- 
tion des  travaux. 

Sous  le  régime  de  la  libre  concurrence,  il  n'est  pas  rare  de 
voiries  manufacturiers,  dans  l'espoir  de  forcer  leurs  rivaux  à 
une  interruption  de  travail,  vendre  leurs  produits  au-dessous 
du  cours  et  même  avec  perte.  On  veut  non-seulement  se  pré- 
server soi-même  d'une  pareille  interruption,  mais  encore  y 
contraindre  les  autres,  sauf  à  s'indemniser  plus  tard,  par  de 
meilleurs  prix,  de  la  perte  qu'on  aura  éprouvée. 

La  tendance  au  monopole  est,  il  est  vrai,  dans  la  nature  de 
l'industrie  manufacturière.  Mais  c'est  là  un  argument  pour  et 
non  pas  contre  le  système  protecteur;  car,  dans  les  limites  du 
marché  intérieur,  cette  tendance  a  pour  effet  la  baisse  des  prix 
et  le  développement  de  l'industrie  ainsi  que  la  prospérité  na- 
tionale, tandis  que,  si  elle  vient  du  dehors  avec  une  énergie 


LA  THÉORIE.    —   CHAPITRE    XIV.  413 

prépondérante,  elle  entraîne  l'interruption  des  travaux  et  la 
chute  des  manufactures  du  pays. 

Le  fait  que  la  production  manufacturière,  surtout  depuis 
qu'elle  est  si  puissamment  aidée  par  les  machines,  ne  connaît 
d'autres  bornes  que  celles  du  capital  et  du  débouché,  permet 
à  la  nation  qui  a  pris  le  premier  rang  par  une  continuité  de 
travaux  ininterrompue  durant  un  siècle,  par  l'accumulation 
de  capitaux  immenses,  par  un  vaste  commerce,  par  la  domi- 
nation financière  au  moyen  de  grandes  institutions  de  crédit 
auxquelles  il  est  loisible  de  baisser  les  prix  des  objets  fabriqués 
et  de  stimuler  les  fabricants  à  l'exportation,  permet,  dis-je,  à 
cette  nation  de  déclarer  aux  manufacturiers  de  toutes  les  autres 
une  guerre  d'extermination.  Dans  de  pareilles  circonstances, 
il  est  tout  à  fait  impossible  qu'il  s'élève  chez  d'autres  nations, 
en  conséquence  de  leurs  progrès  dans  l'agriculture,  ou  dans 
le  cours  naturel  des  choseSy  suivant  l'expression  d'Adam  Smith, 
des  manufactures  et  des  fabriques  considérables,  ou  que  celles 
qui,  à  l'aide  des  interruptions  de  commerce  causées  par  la 
guerre,  se  sont  élevées  dans  le  cours  naturel  des  choses j  puissent 
se  maintenir. 

Elles  sont  dans  le  cas  d'un  enfant  ou  d'un  jeune  garçon, 
qui,  en  lutte  avec  un  homme  fait,  aurait  peine  à  remporter 
la  victoire  ou  seulement  à  faire  résistance.  Les  fabriques  de  la 
première  puissance  manufacturière  et  commerçante  possèdent 
mille  avantages  sur  celles  des  autres  nations  qui  viennent  de 
naître  ou  qui  n'ont  pas  achevé  leur  crue.  Elles  ont,  par  exem- 
ple, des  ouvriers  habiles  et  exercés  en  grand  nombre  et  pour 
de  modiques  salaires,  les  spécialités  les  plus  capables,  les 
machines  les  plus  parfaites  et  les  moins  coûteuses,  les  condi- 
tions d'achat  et  de  vente  les  plus  favorables,  les  voies  de 
communication  les  moins  chères  pour  l'arrivage  des  matières 
brutes  et  pour  l'envoi  des  produits  fabriqués,  des  crédits 
étendus,  au  taux  le  plus  bas,  par  suite  des  institutions 
financières;  elles  ont  de  l'expérience,  des  instruments,  des 
bâtiments,  des  magasins,  des  relations,  toutes  choses  qui 
ne  peuvent  être  réunies  et  organisées  que  dans  le  cours  de 


414  SYSTÈME    NATIONAL.    LIVRE    II. 

plusieurs  générations,  un  immense  marché  intérieur,  et,  ce 
qui  revient  au  même,  un  immense  marché  colonial,  par  con- 
séquent la  certitude,  en  tout  état  de  cause,  d'écouler  avec  profit 
de  grandes  masses  d'articles,  des  garanties  de  stabilité  et  des 
moyens  suffisants  d'escompter  durant  plusieurs  années  Tave- 
nir,  s'il  s'agit  de  conquérir  un  marché  étranger. 

En  examinant  un  à  un  tous  ces  avantages,  on  reconnaît 
que,  vis-à-vis  d'une  telle  puissance,  il  serait  insensé  décomp- 
ter sur  le  cours  naturel  des  choses  avec  la  libre  concurrence, 
là  où  il  y  a  des  ouvriers  et  des  hommes  d'art  à  former,  oii  la 
fabrication  des  machines  et  les  voies  de  communication  sont 
à  naître,  où,  loin  de  faire  des  envois  considérables  à  l'étran- 
ger, le  fabricant  n'a  pas  même  la  possession  du  marché  inté- 
rieur, où  il  s'estime  heureux  de  trouver  du  crédit  dans  la  li- 
mite du  strict  nécessaire,  où  l'on  peut  craindre  chaque  jour 
que,  sous  l'infltience  de  crises  commerciales  et  des  opérations 
de  banque  de  l'Angleterre,  des  masses  de  marchandises  étran- 
gères ne  soient  versées  dans  le  pays  à  des  prix  équivalant  à 
peine  à  la  valeur  de  la  matière  première  et  n'arrêtent  pour 
plusieurs  années  les  progrès  de  la  fabrication. 

Inutilement  de  pareilles  nations  se  résigneraient-elles  à 
subir  à  perpétuité  la  suprématie  des  manufactures  anglaises, 
et  se  contenteraient-elles  du  rôle  modeste  de  fournir  à  l'An- 
gleterre ce  que  celle-ci  ne  peut  produire  ou  ne  peut  pas  tirer 
d'ailleurs.  Dans  cet  abaissement  même  elles  ne  trouveraient 
pas  leur  salut.  Que  sert,  par  exemple,  aux  Américains  du 
Nord  de  sacrifier  la  prospérité  de  leurs  Etats  les  plus  brillants 
et  les  plus  avancés,  des  Etats  du  travail  libre,  peut-être  même 
leur  grandeur  nationale  à  venir,  à  l'avantage  d'approvision- 
ner l'Angleterre  de  coton  en  laine?  Empêchent-ils  ainsi  l'An- 
gleterre de  chercher  à  se  procurer  cette  matière  dans  d'autres 
contrées?  Les  Allemands  auraient  beau  se  résigner  à  faire 
venir  de  l'Angleterre,  en  échange  de  leurs  laines  fines,  les 
objets  manufacturés  qu'ils  consomment,  ils  empêcheraient 
difficilement  que,  d'ici  à  vingt  ans,  TAustralie  n'inondât 
l'Europe  entière  de  ses  belles  toisons. 


LA    THÉORIE.    —    CHAPITRE    XV.  415 

Cette  situation  subordonnée  paraît  encore  plus  déplorable, 
si  l'on  réfléchit  que,  par  la  guerre,  ces  nations  perdent  le  dé- 
bouché de  leurs  produits  agricoles  et,  en  même  temps,  les 
moyens  d'acheter  les  articles  des  fabriques  étrangères.  Alors 
on  renonce  à  toute  considération,  à  tout  système  économique  : 
c'est  le  principe  delà  conservation,  de  la  défense  personnelle, 
qui  commande  aux  nations  de  mettre  elles-mêmes  en  œuvre 
leurs  produits  agricoles  et  de  se  passer  des  objets  fabriqués  de 
l'ennemi.  On  ne  s'arrête  plus  alors  aux  pertes  qu'entraîne  ce 
système  prohibitif,  né  de  la  guerre.  Mais,  quand,  par  de 
grands  efforts  et  par  de  grands  sacrifices,  la  nation  agricole  a, 
durant  la  guerre,  mis  des  fabriques  en  activité,  voilà  que  la 
concurrence  de  la  première  puissance  manufacturière,  sur- 
gissant avec  la  paix,  vient  détruire  toutes  ces  créations  delà 
nécessité.  En  un  mot,  une  continuelle  alternative  de  création 
et  de  destruction,  de  prospérité  et  de  détresse,  est  le  sort  des 
peuples  qui  ne  s'appliquent  pas,  en  réalisant  chez  eux  la  divi- 
sion nationale  des  tâches  et  l'association  des  forces  producti- 
ves, à  s'assurer  les  avantages  de  la  continuité  des  travaux  de 
génération  en  génération. 


/\./\/WA/\/\/- 


CHAPITRE  XV. 

l'industrïe  manufacturière  et  les  stimulants  a  la  production 
et  a  la  consommation. 

En  société,  produire,  ce  n'est  pas  seulement  mettre  au  jour 
des  produits  proprement  dits,  ou  de  la  force  productive,  c'est 
aussi  exciter  à  la  production  et  à  la  consommation,  ou  à  la 
création  de  forces  productives. 

L'artiste  influe  par  ses  œuvres  sur  l'ennoblissement  de  l'es- 
prit humain  et  sur  la  puissance  productive  de  la  société  ;  de 
plus,  les  jouissances  de  l'art  supposant  la  possession  d'objets 


416  SYSTÈME    NATIONAL    LIVRE    II. 

matériels  avec  lesquels  on  les  paie,  il  excite  à  la  production 
matérielle  et  à  l'épargne, 

Les  livres  et  les  journaux  exercent,  par  l'instruction  qu'ils 
répandent,  de  l'influence  sur  la  production  matérielle  et  mo- 
rale ;  mais  leur  acquisition  coûte  de  Targent,  et  le  plaisir  qu'ils 
procurent  est  ainsi  un  stimulant  à  la  production  matérielle. 
L'éducation  perfectionne  la  société  ;  mais  à  combien  d'efforts 
ne  se  livrent  pas  les  parents,  pour  acquérir  les  moyens  d'en 
procurer  une  bonne  à  leurs  enfants  ! 

Quels  travaux  immenses  dans  l'ordre  moral  comme  dans 
l'ordre  matériel  ne  doivent  pas  être  attribués  au  désir  de  faire 
partie  d'une  société  plus  distinguée  ! 

On  peut  habiter  une  cabane  tout  aussi  bien  qu'une  ville  ;  on 
peut,  pour  quelques  florins,  se  garantir  de  la  pluie  et  du  froid 
tout  aussi  bien  qu'avec  les  vêtements  les  plus  élégants  et  les 
plus  beaux.  Les  bijoux  et  la  vaisselle  ne  sont  pas  plus  com- 
modes en  or  et  en  argent  qu'en  acier  et  en  étain  ;  mais  la  dis- 
tinction qui  s'attache  à  leur  possession  provoque  des  efforts 
de  corps  et  d'esprit,  encourage  l'ordre  et  l'épargne,  et  la  so- 
ciété doit  à  ce  stimulant  une  portion  considérable  de  sa  puis- 
sance productive. 

Le  rentier  lui-même,  dont  les  seules  occupations  consistent 
à  conserver,  à  percevoir  et  à  consommer  son  revenu ,  influe 
de  plus  d'une  manière  sur  la  production  morale  et  matériefle  ; 
d'alDord  en  soutenant  par  ses  consommations  les  arts,  les  scien- 
ces et  les  industries  de  goût,  puis  en  exerçant,  pour  ainsi  dire, 
la  fonction  de  conserver  et  d'accroître  le  capital  matériel  de 
la  société,  puis  enfin  en  excitant  par  son  luxe  l'émulation  de 
toutes  les  autres  classes.  De  même  que  toute  une  école  est 
animée  au  travail  par  des  prix  qui  ne  peuvent  être  cepen- 
dant le  partage  que  de  quelques  uns,  la  possession  d'une 
grande  fortune  et  le  faste  qui  l'accompagne  émeuvent  la  so- 
ciété tout  entière.  Cette  influence  disparaît  d'ailleurs,  là  où 
l'opulence  est  le  fruit  de  l'usurpation,  de  l'extorsion  ou  de  la 
fraude,  ou  bien  là  où  il  n'est  pas  possible  de  la  posséder  et 
d'en  jouir  publiquement. 


LA  THÉORIE.  CHAPITRE  XV.  417 

L'industrie  manufacturière  fournit  ou  des  instruments  de 
production,  ou  des  moyens  de  satisfaire  nos  besoins,  ou  des 
objets  de  luxe.  Généralement  ces  deux  dernières  classes  d'ar- 
ticles se  confondent.  Partout  les  divers  rangs  de  la  société  se 
distinguent  par  leur  manière  de  se  loger,  de  se  meubler  et  de 
se  vêtir,  par  le  luxe  de  leurs  équipages  et  par  la  qualité,  le  nom- 
bre et  la  tenue  de  leurs  gens.  Au  plus  bas  degré  de  l'industrie 
manufacturière,  cette  distinction  est  faible,  c'est-à-dire  que 
tout  le  monde  est  mal  logé  et  mal  vêtu  ;  nulle  part  on  ne  remar- 
que d'émulation.  L'émulation  naîtetgrandilà  mesure  que  les 
métiers  fleurissent.  Dans  les  pays  de  fabriques  qui  prospèrent, 
chacun  est  bien  logé  et  bien  vêtu,  quelques  qualités  diverses 
que  présentent  d'ailleurs  les  objets  manufacturés  qui  se  con- 
somment. Pour  peu  qu'on  se  sente  d'aptitude  au  travail,  on 
ne  veut  pas  avoir  l'extérieur  d'un  nécessiteux.  Les  objets  ma- 
nufacturés excitent  par  conséquent  la  production  sociale  par 
des  stimulants  que  l'agriculture  ne  peut  offrir  avec  sa 
grossière  fabrication  domestique,  avec  ses  matières  brutes  et 
ses  denrées  alimentaires. 

Il  existe,  il  est  vrai,  une  notable  différence  parmi  les 
denrées  alimentaires,  et  l'excellence  du  manger  et  du 
boire  a  son  attrait.  Mais  on  ne  fait  pas  ses  repas  en  public,  et 
un  proverbe  allemand  dit  avec  justesse  :  On  voit  mon  collet, 
mais  non  mon  estomac  (1).  Si,  dès  le  bas  âge,  on  est  accou- 
tumé à  une  grossière  nourriture,  ou  en  désire  rarement  une 
meilleure.  De  plus  la  consommation  des  denrées  alimentaires, 
quand  elle  se  réduit  aux  produits  du  voisinage,  a  des  bornes 
très-élroitcs.  Ces  bornes  ne  reculent  dans  les  pays  de  la  zone 
tempérée  que  par  l'arrivage  des  denrées  de  la  zone  torride. 
Mais,  nous  l'avons  vu  dans  un  chapitre  précédent,  on  ne  peut 
se  procurer  ces  dernières  assez  abondamment  pour  que  toute 
la  population  du  pays  y  ait  part,  autrement  qu'au  moyen  d'un 
commerce  extérieur  d'articles  manufacturés. 

Evidemment  les  produits  coloniaux,  quand  ils  ne  sont  pas 


[1)  Man  sielil  mir  auf  den  Krag^en,  nicht  auf  den  Magen. 

27 


418  SYSTÈME   NATIONAL.    LIVRE    II. 

des  matières  premières  pour  les  fabriques,  servent  plutôt 
comme  stimulants  que  comme  moyens  d'alimentation.  Per- 
sonne ne  peut  nier  qu'un  café  d'orge  sans  sucre  est  tout  aussi 
nourrissant  que  du  moka  avec  du  sucre.  Et,  à  supposer  que 
ces  produits  contiennent  quelque  substance  nutritive,  ils  pré- 
sentent sous  ce  rapport  si  peu  d'importance  qu'on  peut  tout 
au  plus  les  considérer  comme  des  moyens  de  remplacer  les 
denrées  alimentaires  du  pays.  Les  épices  et  le  tabac  en  parti- 
culier ne  sont  pas  autre  chose  que  des  stinuilanls,  c'est-à-dire, 
que  leur  utilité  sociale  consiste  en  ce  qu'ils  augmentent  les 
Jouissances  de  la  masse  de  la  population  et  l'excitent  aux  tra- 
vaux de  l'intelligence  et  du  corps. 

Dans  quelques  pays,  parmi  les  personnes  qui  vivent  de 
traitements  ou  de  rentes,  on  se  fait  des  idées  très-fausses  de 
ce  qu'on  appelle  le  luxe  des  classes  inférieures.  On  s'étonne  de 
ce  que  les  ouvriers  boivent  du  café  avec  du  sucre,  et  on  vante 
le  temps  où  ils  se  contentaient  de  bouillie  d'avoine  ;  on  re- 
grette que  le  paysan  ait  changé  contre  du  drap  son  pauvre  et 
uniforme  vêtement  de  coutil  ;  on  craint  que  la  servante  ne 
puisse  bientôt  plus  être  distinguée  de  la  maîtresse,  on  exalte 
les  règlements  somptuaires  des  temps  passés.  Mais  si  l'on 
mesure  le  travail  de  l'ouvrier  dans  les  contrées  où  il 
est  nourri  et  vôtu  comme  le  riche,  et  dans  celles  où  il  se  con- 
tente d'aliments  et  de  vêtements  grossiers,  on  trouve  que,  dans 
les  premières,  l'accroissement  des  jouissances  de  l'ouvrier, 
loin  de  nuire  à  la  prospérité  générale,  a  augmenté  les  forces 
productives  de  la  société.  La  besogne  quotidienne  de  l'ouvrier 
y  est  le  double  ou  le  triple  de  ce  qu'elle  est  ailleurs.  Les  rè- 
glements somptuaires  n'ont  fait  que  tuer  l'émulation  chez  la 
plupart  des  habitants  et  n'ont  encouragé  que  la  paresse  et  la 
routine  (1). 

Les  produits,  sans  doute,  doivent  avoir  été  créés  avant  de 

(1)  Celte  appréciation  judicieuse  de  l'ulililé  des  consammalions  de  luxe 
met  au  néant  bien  des  déclumalions  donl  elles  ont  elé  I  objet.  D'aulres  éco* 
nomisles,  du  resle,  et  en  paiticulier  Me  Culloch,  les  ont  approuvées  en  les 
envisageanldu  même  point  de  vue,  c'est-à-dire  comme  stimulants  au  travail. 

^11.  11.) 


LA  THÉORIE.  CHAPITRE  XV.  419 

pouvoir  être  consommés,  de  sorte  qu'en  Ihèse  générale  la 
production  précède  nécessairement  la  consommation.  Mais, 
dans  l'économie  nationale,  la  consommation  précède  fré- 
quemment la  production.  Les  nations  manufacturières, 
soutenues  par  des  capitaux  considérables  et  moins  limitées 
dans  leur  production  que  les  nations  purement  agricoles,  font 
habituellement  à  celles-ci  des  avances  sur  le  produit 
de  leurs  prochaines  récoltes  ;  ces  dernières  consomment 
avant  de  produire;  elles  ont  été  tardives  à  produire, 
parce  qu'elles  ont  été  promptes  à  consommer.  Le  même 
fait  se  produit  sur  une  beaucoup  plus  vaste  échelle 
dans  les  relations  entre  la  ville  et  la  campagne;  plus  le 
manufacturier  est  rapproché  de  l'agriculteur,  et  plus  il  a  de 
sliînulants  et  de  moyens  de  consommation  à  lui  offrir,  plus 
l'agriculteur  est  excité  à  la  production. 

Au  nombre  des  stimulants  les  plus  efficaces  se  placent  ceux 
que  présente  l'organisation  civile  et  politique.  Lorsqu'il  n'est 
pas  possible,  par  le  travail  et  par  l'opulence,  de  s'élever  des 
derniers  rangs  de  la  société  aux  premiers,  lorsque  celui  qui 
possède  doit  éviter  de  faire  paraître  sa  fortune  ou  d'en  jouir 
publiquement,  de  peur  d'être  troublé  dans  ses  droilsou  seule- 
ment d'être  accusé  de  présomption  et  d'insolence;  lorsque 
les  classes  qui  produisent  sont  exclues  des  dignités,  de  la  par- 
ticipation au  gouvernement,  à  la  législation  et  à  l'administra- 
tion de  la  justice,  lorsque  des  travaux  remarquables  dans 
l'agriculture,  dans  l'industrie  manufacturière  et  dans  le 
commerce  ne  procurent  })as  la  considération  publique  et  la 
distinction  sociale,  les  motifs  les  plus  sérieux  de  consommer 
comme  de  produire  n'existent  pas. 

Toute  loi,  toute  institution  publique  tend  à  fortifier  ou  à 
affaiblir  la  production,  ou  la  consommation,  ou  la  puissance 
productive. 

Les  brevets  d'invention  sont  comme  des  prix  proposes  au 
génie.  L'espoir  d'obtenir  le  prix  éveille  l'intelligence  et  la  di- 
rige vers  les  perfectionnements  industriels.  Us  mettent  l'es- 
prit d  invention  en  honneur  dans  la  société  et  détruisent  le 


420  SYSTÈME    NATIONAL.    LIVRE    11. 

préjugé  si  fâcheux  qui  attache  les  peuples  incultes  aux  vieilles 
habitudes  et  aux  vieux  procédés,  lis  procurent  à  ceux  qui  ne 
possèdent  que  le  génie  de  découvrir  les  moyens  matériels  qui 
leur  sont  nécessaires,  Tassurance  de  recueillir  leur  part 
des  bénéfices  espérés  disposant  les  capitalistes  à  aider  l'in- 
venteur. 

Les  droits  protecteurs  opèrent  comme  des  stimulants  sur 
toutes  les  branches  de  l'industrie  du  pays  dans  lesquelles 
l'étranger  a  l'avantage,  mais  que  le  pays  est  capable  d'exer- 
cer. Ils  accordent  une  prime  à  l'entrepreneur  et  à  l'ouvrier, 
en  les  mettant  à  même  d'augmenter  leur  instruction  et  leur 
dextérité,  au  capitaliste  indigène  ou  étranger,  en  lui  offrant 
pendant  quelque  temps  un  placement  particulièrement  avan- 
tageux pour  ses  capitaux. 


CHAPITRE  XVI. 

la  douane  envisagée  comme  moyen  plissant  de  créer  et 
d'affermir  l'indlstrie  manufacturière  du  pays. 

11  n'est  pas  dans  notre  plan  de  traiter  des  moyens  d'encou- 
rager l'industrie  du  pays  que  tout  le  monde  reconnaît  efficaces 
et  praticables.  Dans  cette  classe  se  rangent,  par  exemple,  les 
établissements  d'instruction,  et,  particulièrement,  les  écoles 
techniques,  les  expositions,  les  distributions  de  prix,  le  per- 
fectionnement des  voies  de  communication,  les  brevets  d'in- 
vention, enfin  toutes  les  lois  et  toutes  les  institutions  qui  favo- 
risent l'industrie  et  qui  facilitent  et  règlent  le  commerce 
intérieur  et  extérieur.  Nous  n'avons  à  parler  ici  que  de  la 
législation  de  douane  en  tant  que  moyen  d'éducation  indus- 
trielle. 

Dans  notre  système,  ce  n'est  qu'exceptionnellement  qu'il 
peut  être  question  de  prohibition  et  de  droits  à  la  sortie  (1)  ; 

(I)  Les  prohibitions  ou   les  droits  de   sortie  sur  les  malicres  premières, 
dans  rinlérêt  des  fabriques  nationales,  sont  admis  exceptionnellement  par 


LA    THÉORIE.    CnAPlTRE   XVI.  421 

en  tous  pîiys,  les  produits  bruts  ne  doivent  être  impo- 
sés à  l'entrée  que  pour  le  revenu,  et  non  dans  le  but  de 
protéger  ragriculture  du  pays  ;  dans  les  Etats  manufactu- 
riers principalement,  ce  sont  les  produits  de  luxe  de  la  zone 
torride,  et  non  les  denrées  de  première  nécessité,  telles  que 
les  céréales  et  le  bétail,  que  les  droits  fiscaux  doivent  attein- 
dre ;  les  contrées  de  la  zone  torride,  les  pays  dont  le  territoire 
est  borné  et  dont  la  population  est  encore  insuffisante,  ou 
qui  sont  arriérés  dans  leur  civilisation  et  dans  leurs  institutions 
sociales  et  politiques,  ne  doivent  taxer  l'importation  des 
objets  manufacturés  que  pour  le  revenu. 

Les  droits  fiscaux  doivent  toujours  être  assez  modérés  pour 
ne  pas  restreindre  sensiblement  l'importation  et  la  consom- 
mation, sans  quoi  non-seulement  ils  diminueraient  la  puis- 
sance productive  du  pays,  mais  ils  manqueraient  leur  but. 

Les  mesures  de  protection  ne  sont  légitimes  que  dans  le  but 
d'aider  et  d'aQermir  l'industrie  manufacturière  du  pays, 
chez  des  nations  qu'un  territoire  étendu  et  bien  arrondi,  une 
population  considérable,  de  vastes  ressources  naturelles,  une 
agriculture  avancée,  un  haut  degré  de  civilisation  et  d'éduca- 
tion politique  appellent  à  prendre  rang  parmi  celles  qui  excel- 
lent à  la  fois  dans  l'agriculture,  dans  Tindustrie  manufactu- 
rière et  dans  le  commerce,  parmi  les  premières  puissances 
maritimes  et  continentales. 

les  économistes  les  plus  libéraux.  On  les  condamne,  en  thèse  générale,  au 
point  de  vue  des  fabriques  elles-mêmes  qui  seront  d'autant  mieux  pourvues, 
que  les  producteurs  des  m.itières  |)remières  auiont  un  débouché  plus  large. 
Mais  J  -  B.  Say,  Cours  complet,  IVe  partie,  chapilrexviii,  ne  les  troi>ve  plus 
inadmissibles  dans  le  cas  ou  la  matière  que  l'on  retient  ne  serait  pas  suscep- 
tible d'accroissement  par  de  nouveaux  debuuchos  qui  s'ouvriraient  pour  elle. 
«  C'est  d'après  cette  considération,  ajoute  t  il,  qu'en  France  on  interdit,  peut- 
être  avec  sagesse,  l'exportaiion  des  vieux  cordage^  et  des  chiffons  dont  on 
fait  le  papier.  »  Mac  Cullocli,  dans  la  préface  de  ses  Princpes  d'économie 
politique,  après  avoir  reconnu  qu'il  y  a  des  cas  en  petit  nombre  où  une  na- 
tion méconnaît  gravement  ses  intérêts  en  [lermellant  de  libres  rapports  avec 
ses  voisins,  allègue  à  l'appui  de  celle  proposition  que,  si  l'Anglelerre  avait 
le  monopole  du  charbon  de  terre,  il  serait  dans  l'intérêt  de  sa  richesse, 
comme  de  sa  sûreté,  de  prohiber  ou  de  frapper  d'un  droit  élevé  rexporlalion 
de  cet  article.  (II.  R.j 


422  SYSTÈME   NATIONAL.    LIVRE    H, 

La  protection  est  accordée  sous  la  forme,  soit  de  la  prohibi- 
tion absolue  de  certains  articles  fabriqués,  soit  de  droits  élevés 
qui  équivalent  ou  à  peu  près  à  la  prohibition,  soit  enfin  de 
droits  modérés.  Aucun  de  ces  modes  n'est  absolument  bon 
ou  mauvais,  et  c'est  la  situation  particulière  de  la  nation  et 
celle  de  son  industrie  qui  indiquent  lequel  lui  est  applicable. 

La  guerre,  qui  crée  un  état  forcé  de  prohibition,  exerce 
une  grande  influence  sur  le  choix  des  moyens.  En  temps  de 
guerre  les  échanges  cessent  entre  les  parties  belligérantes, 
et  chaque  pays,  quelle  que  soit  sa  situation  économique,  doit 
essayer  de  se  suffire.  Alors,  dans  la  nation  la  moins  avancée 
sous  le  rapport  des  manufactures,  l'industrie  manufacturière, 
et,  dans  la  plus  avancée,  l'agriculture,  prennent  un  essor 
extraordinaire,  à  ce  point  que,  si  l'état  de  guerre  s'est  pro- 
longé durant  une  suite  d'années,  la  première  juge  prudent, 
en  faveur  des  industries  dans  lesquelles  elle  ne  peut  pas  en- 
core soutenir  la  concurrence  de  la  seconde,  de  continuer 
quelque  temps  pendant  la  paix  la  clôture  que  la  guerre  a 
faite. 

Telle  était  la  situation  de  la  France  et  de  FAllemagne 
après  la  paix  générale.  Si,  en  1815,  la  France  avait,  de  même 
que  l'Allemagne,  la  Russie  et  les  Étals-Unis,  admis  la  con- 
currence de  la  Grande-Bretagne,  elle  eût  éprouvé  le  même 
sort  que  ces  contrées  ;  la  plupart  des  fabriques  qui  s'étaient 
élevées  chez  elle  durant  la  guerre  auraient  succombé  ;  des 
progrès  qu'elle  a  accomplis  dans  toutes  les  branches  de  fabri- 
cation, dans  le  perfectionnement  des  voies  de  communication, 
dans  le  commerce  extérieur,  dans  la  navigation  à  vapeur, 
fluviale  et  maritime,  de  l'augmentation  de  la  valeur  du  sol, 
laquelle,  pour  le  dire  en  passant,  a  doublé  en  France  depuis 
cette  époque,  enfin,  de  l'accroissement  de  la  population  et  des 
revenus  de  l'Elat,  il  n'en  eût  jamais  été  question.  Les  fabri- 
ques étaient  encore  dans  l'enfance,  le  pays  ne  possédait  qu'un 
petit  nombre  de  canaux  ;  les  mines  n'étaient  encore  que  peu 
exploitées,  grâce  aux  convulsions  politiques  et  à  la  guerre;  il 
ne  s'y  trouvait  ni   capitaux    considérables,    ni   instruction 


LA   THÉORIE.    CHAPITRE    XVI.  423 

technique  suffisante,  ni  ouvriers  habiles,  ni  intelligence  de 
l'industrie,  ni  esprit  d'entreprise  ;  les  inclinations  générales 
étaient  encore  vers  la  guerre  beaucoup  plus  que  vers  les  arts 
delà  paix  ;  le  peu  de  capitaux  qu'on  avait  pu  accumuler  pen- 
dant la  guerre  se  plaçait  de  préférence  dans  une  agiiculture 
en  détresse.  Alors  seulement  la  France  put  connaître  les 
progrès  que  T Angleterre  avait  réalisés  durant  la  guerre  ; 
alors  elle  put  recevoir  d'Angleterre  des  machines,  des  hommes 
d'art,  des  ouvriers,  des  capitaux  et  l'esprit  d'entreprise  ;  alors 
la  réserve  exclusive  du  marché  intérieur  éveilla  toutes  les 
forces  et  provoqua  l'exploitation  de  toutes  les  ressources  na- 
turelles. Les  résultats  de  ce  système  d'exclusion  sont  sous  nos 
yeux;  seul,  l'aveu^île  cosmopolitisme  peut  les  nier;  seul,  il 
peut  prétendre  que,  sous  le  régime  de  la  libre  concurrence, 
la  France  aurait  marché  plus  rapidement.  L'expérience  de 
l'Allemagne,  des  États-Unis  et  de  la  Russie  surtout  démontre 
péremptoirement  le  contraire. 

En  déclarant  que  le  système  prohibitif  a. été  utile  à  la 
France  depuis  1815,  nous  ne  voulons  pas  défendre  ses  vices 
et  ses  exagérations,  ni  soutenir  Futilité  et  !a  nécessité  de  son 
maintien.  La  France  a  commis  une  faute  en  entravant  par 
des  droits  l'importation  des  matières  brutes  et  des  produits 
agricoles,  tels  que  le  fer,  la  houille,  la  laine,  le  blé,  et  le 
bétail  (1);  elle  en  commettrait  une  autre  si,  après  que  sou 
industrie  manufacturière  est  devenue  suffisamment  robuste, 
elle  ne  passait  pas  peu  à  peu  à  un  système  de  protection  mo- 
dérée, si  elle  ne  cherchait  pas,  au  moyen  d'une  concurrence 
limitée,  à  stimuler  l'émulation  de  ses  fabricants. 

(1)  Il  n'y  a  pas  d'arlicle  plus  important  que  ie  fer;  il  n'y  a  pas  d'article 
pour  lequel  une  nation  ait  besoin  au  plus  haut  degré  de  ne  pas  dépendre  des 
chances  de  guerre  ou  des  restrictions  commerciales.  Le  frr,  dont  l'emploi 
sur  une  grande  échelle  est  le  caractère  essentiel  de  la  civilisation,  doit  être, 
autant  que  possible,  produit  dans  le  pays.  Le  fer  en  barre,  matière  première 
pour  certaines  br;inclips  dindustrie,  er.t  lui-même  un  produit  f;iliriqué  dans 
toute  l'acception  du  mot.  Les  expressions  de  List  sont  également  trop  gé- 
nérales en  ce  qui  concerne  la  laine.  Pour  chaque  article  en  particulier  il  y 
a  lieu  d'examiner  attentivement  ce  que  réclament  les  intérêts  du  travail  et  de 
l'indépendance  du  pays.  (S.  Colwell.) 


424  SYSTÈME    NATIONAL.    LIVRE    II. 

En  matière  de  droits  protecteurs,  il  convient  de  distinguer 
si  une  nation  veut  passer  de  l'état  de  libre  concurrence  au 
système  protecteur,  ou  de  la  prohibition  à  une  protection  mo- 
dérée ;  dans  le  premier  cas,  les  droits  doivent  être  faibles  au 
commencement  et  s'élever  ensuite  peu  à  peu  ;  dans  le  second, 
ils  doivent  être  d'abord  très-élevés,  puis  décroître  insensible- 
ment. Un  pays  où  les  droits  ne  sont  pas  suffisamment  pro- 
tecteurs, mais  qui  se  sent  appelé  à  de  grands  progrès  dans  les 
manufactures,  doit  songer  avant  tout  à  encourager  les  indus- 
tries qui  produisent  les  articles  d'une  consommation  générale. 
D'abord  la  valeur  totale  de  ces  articles  est  incomparablement 
plus  forte  que  celle  des  objets  de  luxe,  beaucoup  plus  chers 
cependant.  Celte  fabrication  met  donc  en  mouvement  des 
masses  considérables  de  forces  productives  naturelles,  intel- 
lectuelles et  personnelles,  et,  comme  elle  exige  de  grands 
capitaux,  elle  provoque  d'importantes  épargnes  et  attire  de 
l'étranger  des  capitaux  et  des  forces  de  toute  espèce.  Elle 
exerce,  en  grandissant,  une  influence  puissante  sur  l'accrois- 
sement de  la  population,  sur  la  prospérité  de  l'agriculture, 
et,  particulièrement,  sur  le  développement  du  commerce 
extérieur,  par  la  raison  que  les  pays  moins  civilisés  réclament, 
avant  tout,  des  produits  fabriqués  d'un  usage  général,  et  que 
les  contrées  de  la  zone  tempérée  trouvent  dans  la  production 
de  ces  articles  le  principal  moyen  d'entretenir  des  relations 
directes  avec  celles  de  la  zone  torride.  Un  pays,  par  exem- 
ple, qui  importe  des  fils  et  des  tissus  de  coton,  ne  peut  com- 
mercer directement  avec  l'Egypte,  la  Louisiane  ou  le  Brésil, 
car  il  ne  peut  ni  fournir  à  ces  contrées  des  tissus  de  coton  ni 
leur  acheter  leurs  cotons  en  laine.  Ces  articles  contribuent 
fortement,  par  le  chiffre  considérable  de  leur  valeur  collec- 
tive, à  assurer  un  équilibre  convenable  entre  les  importations 
et  les  exportations  du  pays,  à  conserver  ou  à  procurer  au  pays 
les  moyens  de  circulation  qui  lui  sont  nécessaires.  C'est,  en 
outre,  par  Tacquisition  et  par  le  maintien  de  ces  vastes  indus- 
tries que  la  nation  conquiert  et  conserve  son  importance  in- 
dustrielle; car  les  interruptions  de  commerce  que  la  guerre 


LA    THÉORIE.    CHAPITRE    XVI.  425 

amène  causent  peu  de  dommage,  lorsqu'elles  ne  font  qu'ar- 
rêter l'importalion  des  articles  de  luxe  ;  elles  sont  suivies,  au  . 
contraire,  de  calamités  terribles,  lorsqu'elles  entraînent  le 
manque  et  la  cherté  des  produits  fabriqués  ordinaires  avec  la 
fermeture  d'un  large  débouché  pour  les  produits  agricoles. 
Enfin  la  contrebande  et  les  déclarations  inexactes  de  valeurs 
en  vue  d'éluder  les  droits  sont  beaucoup  mcins  à  craindre  et 
beaucoup  plus  faciles  à  empêcher  sur  ces  articles  que  sur  les 
objets  de  luxe. 

Les  fabriques  et  les  manufactures  sont  des  plantes  qui 
croissent  lentement,  et  une  protection  douanière  qui  altère 
subitement  les  relations  commerciales  existantes  nuit  au  pays 
dans  l'intérêt  duquel  elle  est  établie.  Les  droits  doivent  s'éle- 
ver à  mesure  que  les  capitaux,  l'habileté  industrielle  et  l'es- 
prit d'entreprise  augmentent  dans  le  pays  ou  lui  viennent  de 
l'étranger,  à  mesure  que  la  nation  devient  capable  de  met- 
tre elle-même  en  œuvre  les  matières  brutes  qu'elle  exportait 
auparavant.  11  est  sage  d'arrêter  d'avance  l'échelle  des  droits 
progressifs,  afin  d'offrir  une  prime  certaine  aux  capitalistes, 
ainsi  qu'aux  hommes  de  Fart  et  aux  ouvriers  qui  se  forment 
dans  le  pays  ou  que  l'on  attire  du  dehors.  Il  est  indispensable 
de  maintenir  invariablement  ces  taux  et  de  ne  pas  les  dimi- 
nuer avant  le  temps,  parce  que  la  seule  crainte  de  la  violation 
de  l'engagement  détruirait  en  grande  partie  l'effet  de  la 
prim.e. 

Dans  quelle  proportion  les  droits  d'entrée  doivent-ils  s'élever 
lorsque  l'on  passe  de  la  libre  concurrence  au  système  protec- 
teur, et  descendre  lorsqu'on  passe  du  système  prohibitif  à  la 
protection  modérée?  La  théorie  ne  peut  le  déterminer  ;  tout 
dépend  des  circonstances  et  des  relations  qui  existent  entre  le 
pays  le  moins  avancé  et  celui  qui  l'est  le  plus.  Les  États- 
Unis,  par  exemple,  ont  à  prendre  en  considération  particu- 
lière le  débouché  qu'offrent  l'Angleterre  à  leurs  cotons  en 
laine  et  les  colonies  anglaises  aux  produits  de  leurs  champs  et 
de  leurs  pêcheries,  ainsi  que  le  haut  prix  que  leur  coûte  la 
main-d'œuvre  ;  d'un  autre  côté,  c'est  pour  eux  une  circon- 


426  SYSTÈME    NATIONAL.    —   LIVRE    il, 

stance  favorable  que,  plus  que  tout  autre  pays,  ils  peuvent 
compter  sur  rimmigralion  des  capitaux,  des  hommes  d'art, 
des  entrepreneurs  et  des  ouvriei's  de  l'Angleterre. 

En  thèse  générale,  on  doit  admettre  qu'un  pays  où  une 
branche  de  fabrication  ne  peut  pas  naîlre  à  l'aide  d'une  pro- 
tection de  40  à  60  p.  O/q  à  son  début,  et  ne  peut  pas  se  soute- 
tenir  ensuite  avec  20  à  30,  manque  des  conditions  essentielles 
de  l'industrie  manufacturière.  (1) 

Les  causes  de  cette  impuissance  peuvent  être  plus  ou 
moins  faciles  à  écarter.  Parmi  celles  qui  peuvent  aisément 
disparaître  se  rangent  le  manque  de  voies  de  communication, 
le  défaut  de  connaissances  techniques,  d'expérience  et  d'es- 
prit d'entreprise  en  industrie;  parmi  les  plus  résistantes,  le 

(ij  11  esl  fort  difficile  d'élablir  une  règle  générale  quant  aux  taux  des 
droits  protecteurs.  Le?  taux  ci-dessus  énoncés  doivent  plus  que  suffire  dans 
Ja  plupart  des  cas;  mais  si  des  gouvernements  et  des  fabricants  étrangers 
s'appliquent  à  écraser  une  industrie  dés  son  enfance,  le  droit  doit  être  assez 
élevé  pour  fiaralyser  toute  tentative  a  cet  elîet.  On  sait  que.  dans  beaucoup 
d'industries  ang'ai>eâ,  les  intéressés  continuent  des  années  à  travailler  à 
perte,  et  sacrifient  de  grandes  sommes  d'argent  pour  conserver  des  marchés 
qu'ils  sont  en  danger  de  perdre.  Il  n'a  guère  surgi  d'Industrie  aux  Klals- 
Unis  qui  n'ait  été,  au  début,  rudement  éprouvée  par  une  réduction  inattendue 
du  prix  de  l'article  étranger. 

Voici  ce  qu'on  lit  à  ce  sujet  dans  un  rapport  présenté  en  1864,  au  Parle- 
ment, au  sujet  de  la  population  des  districts  miniers. 

«  Je  crois  que  les  ouvriers  en  général,  et  en  particulier  ceux  des  districts 
du  fer  et  de  la  houille,  ne  se  rendent  pas  compte  de  l'étendue  de  l'obligation 
qu'ils  ont  souvent  envers  les  maîtres  qui  les  emploient,  ni  de  l'énormilé  des 
sacrifices  que  ceux-ci  suppoilent  dans  les  temps  de  crise,  pour  détruire  la 
concurrence  étrangère,  pour  prendre  ou  pour  conserver  possession  des  mar- 
chés étrangers.  Il  y  a  des  fabricants  bien  connus  qui  ont  continué  en  pareils 
cas  de  travaillera  perte  jusqu'à  concurrence  de  -i  à  400,000  liv,  ster.  durant 
plusieurs  années.  Si  les  tentatives  dans  le  but  d'encourager  les  coalitions 
et  les  grèves  d'ouvriers  réussissaient  à  la  longue,  on  verrait  cesser  ces  vastes 
accumulations  de  capitaux  qui  permettent  à  quelques  hommes  opulents 
d'écraser  toute  concurrence  étrangère  dans  les  temps  de  crise.  Les  puissants 
capitaux  de  ce  pays  sont  ses  grands  instruments  de  guerre,  s'il  est  permis  de 
parler  ainsi,  contre  la  rivalité  des  pays  étrangers,  et  les  moyens  les  pius  essen- 
tiels qui  nous  re^tent  pour  maintenir  notre  supériorité  manufacturière;  les 
autres  éléments,  tels  que  la  main-d'œuvre  a  bon  marché,  l'abondance  des 
matières  brutes,  les  voies  de  communication,  l'habileté  industrielle,  tendent 
à  se  généraliser  rapidement.  »  (S.  Colwell.) 


LA  THEORIE.    CHAPITRE    XVr. 


427 


peu  de  goût  pour  le  travail,  le  défaut  de  lumières,  de  moralité 
et  de  droiture  dans  le  peuple,  Tinfériorité  de  l'agricullure  et 
par  conséquent  l'insuffisance  des  capitaux  matériels,  mais  plus 
encore  de  mauvaises  institutions  et  l'absence  de  liberté  et  de 
garanties,  enfin  un  territoire  mal  arrondi,  qui  met  obstacle  à 
la  répression  de  la  contrebande. 

Les  industries  de  luxe  ne  doivent  appeler  l'attention  qu'en 
dernier  lieu  et  elles  méritent  le  moins  d'être  protégées,  parce 
qu'elles  exigent  un  haut  degré  d'instruction  technique, 
parce  que  leurs  produits  comparés  à  la  production  totale  du 
pays  ne  présentent  (ju'une  valeur  insignifiante  et  qu'ils  peu- 
vent être  facilement  achetés  à  l'étranger  avec  des  produits 
agricoles,  des  matières  brutes  ou  des  articles  fabriqués  de 
consommation  générale,  parce  que  l'interruption  de  leur  arri- 
vage en  temps  de  guerre  ne  cause  aucune  perturbation  sen- 
sible, parce  qu'enfin  rien  n'est  plus  aisé  que  d'éluder  par  la 
contrebande  des  droits  élevés  sur  ces  articles. 

Les  nations  qui  ne  sont  point  encore  très-avancées  dans  la 
mécanique,  doivent  laisser  entrer  en  franchise  toutes  les 
machines  compliquées  ou  du  moins  ne  les  taxer  que  faiblement, 
jusqu'à  ce  qu'elles  soient  en  mesure  d'égaler  sous  ce  rapport 
la  nation  la  plus  habile.  Les  ateliers  de  machines  sont  en 
quelque  sorte  des  fabriques  de  fabriques,  et  tout  droit  d'im- 
portation sur  les  machines  étrangères  est  une  entrave  à  l'in- 
dustrie manufacturière  du  pays  en  général.  Mais  comme,  en 
raison  de  leur  puissante  influence  sur  l'ensemble  des  manu- 
factures, il  iinporte  que  la  nation  ne  dépende  pas,  pour  son  ap- 
provisionnement en  machines,  des  vicissitudes  de  la  guerre, 
cette  industrie  a  des  titres  tout  particuliers  à  l'appui  direct  de 
l'Etat,  dans  le  cas  oii  avec  des  droits  modérés  elle  ne  pourrait 
pas  soutenir  la  concurrence  du  dehors.  Au  moins  l'Etat  doit-il 
encourager  et  soutenir  directement  les  ateliers  de  machines 
du  pays,  dans  la  mesure  voulue  pour  qu'en  temps  de  guerre 
ils  puissent  d'abord  suffire  aux  besoins  les  plus  pressants,  puis, 
dans  le  cas  d'une  interruption  prolongée,  servir  de  modèles  a 
de  nouveaux  ateliers. 


428  SYSTÈME    NATIONAL.    LIVRE    II. 

Il  ne  peut  être  question  de  drawbacks  dans  notre  système, 
qu'autant  que  les  produits  à  demi  ouvrés  qu'on  importe  du 
dehors,  tels  que  le  fil  de  coton,  supportent  un  droit  protecteur 
considérable,  afin  que  le  pays  arrive  peu  à  peu  à  les  pro- 
duire lui-même. 

Les  primes  sont  inadmissibles  comme  moyen  permanent  de 
venir  en  aide  à  l'industrie  du  pays  dans  sa  lutte  avec  celle  de 
nations  plus  avancées  sur  des  marchés  tiers;  elles  le  sont  plus 
encore  comme  moyen  de  conquérir  l'approvisionnement  de 
nations  qui  déjà  elles-mêmes  ont  fait  quelques  progrès  dans  les 
manufactures.  Quelquefois,  pourtant,  elles  peuvent  se  justi- 
fier à  tilre  d'encouragements  passagers,  par  exemple  lorsque 
l'esprit  d'entreprise,  endormi  diez  une  nation,  n'a  besoin  que 
d'être  éveillé  et  de  trouver  quelque  appui  dans  ses  premiers 
efforts,  pour  qu'une  industrie  puissante  et  durable  surgisse  et 
fasse  des  exportations  dans  les  pays  dépourvus  de  manufac- 
tures. Mais,  même  en  pareil  cas,  il  faut  considérer  si  l'Etat 
ne  ferait  pas  mieux  de  prêter,  sans  intérêts,  aux  entrepreneurs 
et  de  leur  accorder  d'autres  avantages,  ou  s'il  ne  convien- 
drait pas  m.ieux  de  provoquer,  pour  ces  premiers  essais,  la 
création  de  compagnies,  et  d'avancer  à  celles-ci  sur  les  fonds 
de  rÉtat  une  partie  du  capital  nécessaire,  en  laissant  aux 
actionnaires  particuliers  la  préférence  pour  le  paiement  des 
intérêts.  Nous  citerons  comme  exemples  les  entreprises  com- 
merciales et  maritimes  dans  des  terres  lointaines  que  le  com- 
merce des  particuliers  n'a  pas  encore  abordées,  l'établisse- 
ment de  lignes  de  bateaux  à  vapeur  vers  des  régions  éloi- 
gnées, de  nouvelles  colonisations  (1). 

(I)  Adam  Smilh  combat  les  primes  de  sortie.  «  Nous  ne  pouvons  pas,  re- 
marque-t-il  spiriluellement,  forcer  les  étrangers  à  acheter  nos  marchandises, 
comme  nous  y  avons  forcé  nos  concitoyens.  Par  conséquent,  a-l-on  dit,  le 
meilleur  exf)édienl  qui  nous  reste  à  employer,  c'est  de  payer  les  étrangers 
pour  les  décider  à  aclieler  de  nous.  »  Mais  les  drawbacks  ou  restitutions  de 
droits  trouvent  grâce  devant  lui,  par  la  raison  que  «  des  encouragements  de 
ce  genre  ne  tendent  point  à  tourner  vers  un  emploi  particulier  une  plu? 
forte  portion  du  capital  du  ftays  que  celle  qui  s'y  serait  portée  de  ?on  plein 
gré,  mais  seulement  ont  pour  objet  d'empêcher  que  cette  portion  ne  soit 


LA  THÉORIE.  CHAPITRE  XVII.  429 

CHAPITRE  XVII. 

LA    DOUANE  ET   L^ÉCOLE   RÉGNANTE. 

L'école  régnante  ne  distingue  pas,  quant  à  l'effet  des  droits 
protecteurs,  entre  la  production  agricole  et  la  production 
manufacturière  ;  elle  invoque  à  tort  Tinfluence  fâcheuse  que 
ces  droits  exercent  sur  la  première,  comme  preuve  qu'ils 
opèrent  de  même  sur  la  seconde  (1). 

En  ce  qui  touche  l'introduction  des  manufactures,  Técole 
ne  distingue  pas  entre  les  nations  qui  n'ont  pas  de  vocation 
pour  elles,  et  celles  qu'y  appelle  la  nature  de  leur  territoire, 
leurs  progrès  agricoles,  leur  civilisation  et  le  besoin  d'as- 
surer pour  l'avenir  leur  prospérité,  leur  indépendance  et  leur 
puissance. 

L'école  méconnaît  que,  sous  le  régime  d'une  concurrence 
sans  limites  avec  des  nations  manufacturières  exercées,  une 

détournée  forcémenl  vers  d'autres  emplois  par  l'etfel  de  l'impôt.  •  On  s'é- 
tonne après  cela  que  J.-B.  Sny,  Cours  complet,  l\e  partie,  cliap.  xx,  enve- 
loppe dans  le  même  anathème  les  primes  proprement  dites  et  les  drawbacks, 
et  élève  conire  ces  derniers  celle  objection  :  «.  Pourquoi  affranchissons-nous 
l'étranger  d'un  droit  que  nous  faisons  pnyer  à  nos  concitoyens?  »  On  s'en 
étonne  d'autant  plus  que,  dans  son  Traité  d'économie  politique,  Ivre  II, 
cbap.  xvii,  il  avait  purement  et  simplement  reproduit  la  doctrine  de  Smith. 

(U.  K.) 
(I)  List,  nous  en  avons  déjà  fait  la  remarque,  a  distingué  ici  à  tort  l'agri- 
culture <i'avec  l'inclusirie  manufacturière.  La  protection  peut,  dans  certains 
cas,  venir  en  aide  à  la  première  tout  aussi  ulilemcnt  qu'à  la  seconde.  Une 
différence,  néanmoins,  que  List  n'a  pas  aperçue,  et  sur  laquelle  il  convient 
d'insislc.r,  c'est  que,  sous  l'action  de  la  concurrence  intérieure,  les  profits  des 
capitaux  employés  dans  les  fabrications  protégées  ne  tardent  pas  à  se  réduire 
au  taux  commun,  tandis  que,  le  sol  constituant  un  monopole  naturel,  la  mise 
en  culture  de  nouveaux  terrains  que  provoque  la  protection  à  l'agriculture, 
tend  à  accroître  d'une  manière  permanente  la  rente  des  terrains  les  plus 
fertiksou  placés  dans  les  conditions  les  plus  favorables.  (H.  R.) 


430  SYSTÈME   NATIONAL.    —   LIVRE    H. 

nation  peu  avancée  encore  ,  quelque  réelle  que  soit  sa 
vocation  ,  ne  saurait,  sans  protection  douanière,  arriver  à 
un  complet  développement  manufacturier,  à  une  complète 
indépendance. 

Elle  ne  tient  pas  compte  de  l'influence  delà  guerre  ;  elle  ne 
s'est  pas  aperçue  en  particulier  que  la  guerre  constitue  un 
système  de  prohibition,  dont  le  système  prohibitif  des  douanes 
n'est  qu'une  continuation  nécessaire. 

Elle  se  prévaut  des  bienfaits  de  la  liberté  du  commerce 
intérieur  pour  prouver  que  les  nations  ne  peuvent  parvenir 
que  parla  liberté  absolue  du  commerce  international  au  com- 
ble de  la  prospérité  et  de  la  puissance,  lorsque  l'histoire  ce- 
pendant montre  partout  le  contraire. 

Elle  prétend  que  les  mesures  protectrices  procurent  aux 
fabricants  du  pays  un  monopole  et  les  rendent  indolents, 
tandis  que  la  concurrence  intérieure  est  pour  eux,  en  tout 
pays,  un  assez  actif  aiguillon. 

Elle  veut  nous  faire  croire  que  les  droits  protecteurs  favo- 
risent les  fabricants  aux  dépens  des  agriculteurs,  quand  il  est 
évident  que  Fagriculture  indigène  retire  de  l'existence  dans  le 
pays  d'une  industrie  manufaclurièred'immensesavantages,  au 
prix  desquels  les  sacrifices  que  le  système  protecteur  lui 
impose  sont  insignifiants. 

Son  argument  capital  contre  les  droits  protecteurs  est  celui 
des  frais  que  coûte  l'administration  des  douanes  et  des  incon- 
vénients de  la  contrebande.  Ce  sont  là  des  maux  incontesta- 
bles jmais  faut-il  s'en  préoccuper  lorsqu'il  s'agit  de  mesures 
qui  exercent  une  si  profonde  influence  sur  l'existence,  sur  la 
puissance  et  sur  la  prospérité  du  pays?  Les  inconvénients  des 
armées  permanentes  et  de  la  guerre  sont-ils  une  raison  pour 
qu'une  nation  renonce  à  se  défendre  ?  Lorsqu'on  allègue  que 
les  droits  qui  excèdent  notamment  les  primes  d'assurances  de 
la  contrebande  servent  uniquement  a  encourager  ce  com- 
merce iflicile,  et  ne  favorisent  point  les  manufactures  du  pays, 
on  n'a  raison  qu'à  Tégard  des  mauvaises  administrations 
douanières,  des  territoires  mal  arrondis  et  de  peu  d'étendue, 


LA    THÉORIE.    —   CHAPITRE   XVII,  431 

de  la  consommation  aux  frontières  et  des  droits  élevés  sur  les 
articles  de  luxe  d'un  faible  volume.  Mais  l'expérience  ensei- 
gne partout  qu'avec  une  bonne  organisation  et  un  tarif  sage- 
ment calculé,  dans  les  grands  Etats  dont  le  territoire  est  bien 
arrondi,  le  but  de  la  protection  ne  saurait  être  sensiblement 
contrarié  par  la  contrebande.  Pour  ce  qui  est  des  frais  de 
douane,  la  perception  des  droits  fiscaux  en  absorbe  déjà  une 
grande  partie,  et  l'école  ne  prétend  pas  que  les  grands  Etals 
doivent  se  passer  de  ces  sortes  de  droits. 

L'école,  du  reste,  ne  rejette  pas  toute  protection  douanière. 

Adam  Smith  permet  dans  trois  cas  la  protection  de  l'in- 
dustrie du  pays  :  premièrement  comme  mesure  de  rétorsion, 
si  une  nation  étrangère  repousse  nos  marchandises  et  que 
nous  ayons  lieu  d'espérer  que  nos  représailles  la  décideront  à 
retirer  ses  restrictions  ;  en  second  lieu,  pour  la  défense  natio- 
nale, dans  le  cas  oii  les  articles  manufacturés  nécessaires  à  cet 
effet  n'auraient  pas  pu  êire  produits  dans  le  pays  sous  le  ré- 
gime de  la  libre  concurrence  ;  troisièmement  comme  moyen 
d'égalisation,  lorsque  les  produits  étrangers  se  trouvent  moins 
taxés  que  les  produits  nationaux.  Say  repousse  la  protection 
dans  lout^îs  ces  hypothèses,  mais  il  l'admet  dans  une  qua- 
trième, celle  d'une  industrie  qui  paraît  pouvoir  devenir  assez 
avantageuse  au  bout  de  quelques  années  pour  n'en  avoir  plus 
besoin. 

C'est  donc  Adam  Smith  qui  veut  introduire  dans  la  politi- 
que commerciale  le  principe  de  rétorsion,  principe  qui  peut 
conduire  aux  mesures  les  plus  insensées  et  les  plus  funestes, 
surtout  si  les  représailles,  ainsi  que  Smith  le  demande,  doi- 
ventètre  retirées  aussitôt  que  l'étranger  consent  au  retrait  des 
restrictions  qu'il  avait  établies.  Supposez  que  l'AlIemngne  se 
venge  par  des  représailles  des  obstacles  que  l'Angleterre  met 
à  l'exportation  de  ses  blés  et  de  ses  bois,  qu'elle  prohibe  les 
objets  manufacturés  de  celle-ci  et  fasse  naître  ainsi  artificielle- 
ment une  industrie  manufacturière  indigène  ,  si  l'Angleterre 
se  décide  à  ouvrir  ses  ports  aux  blés  et  aux  bois  allemands, 
rAllcmagne  devra-t-clle  laisser  périr  une  création  qui  a  exigé 


432  SYSTÈME    NATIONAL.    LIVRE    II. 

d'énormes  sacrifices?  Quelle  extravagance  !  L'Allemagne  eût 
dix  fois  mieux  fait  de  supporter  paisiblement  toutes  les  me- 
sures restrictives  de  l'Angleterre,  et,  au  lieu  d'encourager 
chez  elle  la  naissance  des  manufactures,  d'empêcher  le  déve- 
loppement de  celles  qui,  sans  protection  douanière,  auraient 
surgi  par  le  seul  effet  des  prohibitions  anglaises. 

Le  principe  de  rétorsion  n'est  rationnel  et  applicable  qu'au- 
tant qu'il  s'accorde  avec  celui  de  l'éducation  industrielle  du 
pays,  et  qu'il  en  est  comme  l'auxiliaire. 

Oui,  il  est  raisonnable  et  avantageux  pour  unenation  de 
répondre,  par  des  restrictions  qui  atteignent  les  produits  ma- 
nufacturés de  l'Angleterre,  à  celles  de  l'Angleterre  contre  ses 
produits  agricoles,  mais  seulement  pour  une  nation  appelée  à 
acclimater  chez  elle  f  industrie  manufacturière  et  à  la  conserver 
à  tout  jamais. 

Par  la  seconde  exception  Adam  Smith  justifie  en  réalité 
non-seulement  la  protection  des  manufactures  qui  fournissent 
les  munitions  militaires,  par  exemple  des  fabriques  d'armes 
et  de  poudre,  mais  tout  le  système  protecteur  tel  que  nous 
l'entendons;  car  l'industrie  manufacturière  que  ce | système 
crée  dans  le  pays  exerce  sur  l'accroissement  de  sa  population, 
de  ses  richesses  matérielles,  de  sa  puissance  mécanique,  de 
son  indépendance  et  de  toutes  ses  ressources  intellectuelles, 
par  conséquent  de  ses  moyens  de  défense,  incomparablement 
plus  d'influence  que  ne  le  ferait  la  fabrication  pure  et  simple 
des  armes  et  de  la  poudre. 

On  peut  en  dire  autant  de  la  troisième  exception.  Si,  les 
impôts  qui  pèsent  sur  notre  production  autorisent  des  droits 
protecteurs  sur  les  produits  moins  taxés  de  l'étranger,  pour- 
quoi les  autres  désavantages  de  nos  manufactures  vis-à-vis  des 
manufactures  étrangères  ne  légitimeraient-ils  pas  la  protec- 
tion de  l'industrie  du  dedans  contre  la  concurrence  écrasante 
de  celle  du  dehors  (1)  ? 

(I)  Les  exceptions  adnjises  par  Adam  Smilh  à  la  liberté  du  commerce 
ne  sont  ici  ni  exposées  avec  une  suffisante  exaclilude,  ni  toutes  appréciées 
convenablement. 

L'auteur  de  la  Richesse  des  nations^  livre  iV,  chapitre  ii,  distingue  d'abord 


LA   THÉORIE.    —    CHAPITRE    XVII.  433 

J.-B.  Say  a  compris  l'inconséquence  de  ces  exceptions  ; 
mais  celle  qu'il  leur  a  substituée  ne  vaut  pas  mieux.  Car, 
chez  une  nation  que  ses  dons  naturels  et  sa  culture  appellent 


deux  cas  dans  lesquels  il  est  avantageux  en  général  d'établir  quelque  charge 
sur  l'industrie  étrangère  pour  encourager  l'industrie  nationale.  Le  premier, 
c'est  quand  une  branche  particulière  de  travail  est  nécessaire  à  la  défense  du 
pays,  et  Snriith  cite  à  ce  propos  l'acte  de  navigation;  il  revient  sur  ce  cas  au 
chapitre  v  du  même  livre,  et  accorde  que,  si  une  fabrication  nécessaire  à  la 
défense  nationale  ne  peut  se  soutenir  sans  protection,  il  sera  raisonnable  que 
les  autres  industries  soient  imposées  pour  l'encourager;  que,  d'après  ce 
principe,  les  primes  qui  étaient  alors  allouées  en  Angleterre  à  l'exportation 
des  voiles  et  de  la  poudre  pouvaient  peut-être  se  justifier.  Le  second  cas,  c'est 
quand  le  produit  national  est  chargé  lui-même  de  quelque  impôt  dans  l'in- 
térieur; il  lui  paraît  convenable  qu'on  établisse  un  pareil  impôt  sur  le  pro- 
duit semblable  venu  de  l'étranger.  Plus  loin  il  admet  une  troisième  exception, 
qui  se  motive  sur  les  forts  droits  ou  sur  les  prohibitions  par  lesquelles  une 
nation  étrangère  empêche  l'importation  chez  elle  de  nos  produits  manufac- 
turés; suivant  lui,  des  représailles  peuvent  être  alors  d'une  bonne  politique, 
s'il  y  a  probabilité  qu'elles  amènent  la  révocation  des  gros  droits  ou  des 
prohibitions  dont  on  a  à  se  plaindre  ;  car,  ajoute-t-il,  l'avantage  de  recou- 
vrer un  grand  marché  étranger  fera  plus  que  compenser  l'inconvénient  pas- 
sager de  payer  plus  cher,  pendant  un  court  espace  de  temps,  quelques 
espèces  de  marchandises 

List  est  fondé  à  soutenir  que  l'exception  qui  s'appuie  sur  la  nécessité  de 
la  défense  nationale  implique  la  concession  de  tout  le  système  protecteur  tel 
qu'il  l'entend,  système  où  il  voit  un  moyeu  d'accroître  les  ressources  et  d'as- 
surer l'indépendance  du  pays.  Mais  la  conclusion  semblable  qu'il  tire  de 
celle  relative  aux  industries  qui  supportent  des  droits  à  l'intérieur,  est  évi- 
demment fautive.  Smith,  en  effet,  distingue  avec  soin  les  taxes  directement 
et  spécialement  imposées  sur  certaines  marchandises,  telles  que  les  droits 
d'excisé,  qui,  établis  aussi  sur  les  produits  étrangers,  ne  donnent  point  à 
l'industrie  nationale  le  monopole  du  marché  intérieur  et  ne  portent  point 
vers  un  emploi  particulier  plus  de  capital  et  de  travail  qu'il  ne  s'en  serait 
porté  naturellement,  et  le  système  des  impôts  en  général,  à  quelque  degré 
qu'il  affecte  ces  marchandises.  Smilh  n'admet  pas  que  le  gouvernement  ail  à 
encourager  l'emploi  des  capitaux  et  de  l'industrie  des  particuliers  dans  cette 
cherté  artificielle  causée  par  les  impôts  plus  que  dans  la  cherté  naturelle 
qui  résulte  de  la  pauvreté  du  sol  ou  de  la  rigueur  du  climat.  Quant  aux  me- 
sures de  rétorsion  contre  les  nations  étrangères  qui  repoussent  nos  produits, 
l'histoire  commerciale  offre,  on  ne  peut  le  nier,  quelques  exemples,  même 
récents,  oîi  elles  ont  porté  de  bons  fruits  en  provoquant  des  arrangements 
avantageux  aux  deux  parties  contractantes;  mais,  à  part  ces  cas  peu  fré- 
quents, elles  constituent  une  détestable  politique,  qu'Adam  Smith  blâme 
aussi  énergiquement  que  qui  que  ce  soit.  Toute  nation  a  le  droit  de  régler  sa 
législation  de  douane  en  vue  de  ses  intérêts  bien  ou  mal  compris,  sans  que 

28 


434  SYSTÈME   NATIONAL.    LIVRE    II. 

à  rindiistrie  manufacturière,  à  peu  près  toutes  les  branches 
de  cette  industrie  doivent  fleurir  à  l'aide  d'une  protection 
persévérante  et  énergique,  et  il  est  ridicule  de  ne  lui  accorder 
que  quelques  années  pour  se  perfectionner  dans  une  grande 
industrie  ou  dans  l'ensemble  de  ses  industries,  comme  à  un 
apprenti  cordonnier  pour  apprendre  à  faire  des  chaussu- 
res (1). 

Dans  ses  perpétuelles  déclamations  sur  les  immenses  avan- 
ies étrangers  qui  peuvent  ainsi  se  trouver  lésés  soient  autorisés  à  se  plaindre 
d'actes  que  n'ont  point  dictés  des  sentiments  hostiles. 

Adam  Smilh,  au  surplus,  est  fort  modéré  dans  l'application  de  sa  doc- 
trine, et  il  fiiit  au  système  protecteur  pins  d'une  concession.  Voici,  par 
exemple,  comment  il  s'exprime,  livre  V,  chap.  ii  :  «  Si  l'on  supprimait  toutes 
les  prohibitions,  et  qu'on  assujettît  tous  les  objets  de  fabrication  étrangère  à 
des  droits  modérés,  et  tels  que  l'expérience  les  démontrerait  propres  à  ren- 
dre sur  chaque  article  le  plus  gros  revenu  à  l'Etat,  alors  nos  propres  ou- 
vriers se  trouveraient  jouir  encore,  sur  notre  marché,  d'un  avantage  assez 
considérable,  et  PElat  retirerait  un  très-gros  revenu  d'une  foule  d'articles 
d'importation  dont  à  présent  quelques-uns  ne  lui  en  rapportent  aucun,  et 
d'autres  lui  en  rapportent  un  presque  nul.  »  C'est  le  système  qui  a  été  appli- 
qué par  MM.  Polk  etWalker,  auteurs  du  tarif  américain  de  1846,  dans  des 
proportions,  il  est  vrai,  que  Smith  n'eût  probablement  pas  avouées;  ce 
tarif,  calculé  en  vue  du  plus  gros  revenu  possible, impliquait  cependantune 
protection  [mcidental  protection)  même  assez  élevée,  mais  une  protection 
aveugle,  à  ce  point  que  la  matière  première  y  était  souvent  imposée  plus  for- 
tement que  le  produit  qu'elle  sert  à  fabriquer.  Un  tarif  libre-échangiste 
conséquent  ne  doit  point  admettre  de  droits  à  l'entrée  des  articles  qui  ont 
leurs  analogues  dans  la  production  du  pays. 

Adam  Smith,  le  croirait-on,  n'avait  pas  une  foi  robuste  dans  l'avenir  de 
la  liberté  du  commerce  en  Angleterre:  «  S'attendre,  a-t-il  é.crit,  livre  IV, 
chap.  II,  que  la  liberté  du  commerce  puisse  jamais  être  entièrement  ren- 
due à  la  Grande-Bretagne,  ce  serait  une  aussi  grande  folie  que  d'espérer 
y  voir  jamais  se  réaliser  la  république  d'Utopie  ou   celle  d'Océana. 

(H.  R.) 

(1)  La  pensée  de  J.-B.  Say  est  rendue  dans  ce  passage  plus  inexactement 
encore  que  celle  d'Adam  Smith.  Lista  quelquefois  le  défaut  de  citer  de  mé- 
moire. Bien  loin  de  trouver  inconséquentes  les  deux  exceptions  formelle- 
ment admises  par  son  maître,  J.-B  Say,  dans  son  Traité  d'économie politiquef 
liv.  I,  chap.  XVII,  les  adopte  en  les  reproduisant;  il  étend  même  la  seconde, 
celle  qui  concerne  les  produits  chargés  de  quelque  droit  à  l'intérieur,  jus- 
qu'à approuver  les  restrictions  à  l'importation  des  céréales  en  Angleterre  à 
cause  des  impôts  excessifs  qui  pèsent  sur  l'agriculture,  impôts  qui  n'ofifrent 
pas  cependant  le  caractère  de  spécialité  voulu  par  Adam  Smilh,  comme,  par 
exemple,  les  droits  d'excisé  sur  la  fabrication  du  verre  ou  sur  celle  du  pa- 


LA   THÉORIE.    —    CHAPITRE    XVil.  435 

tages  de  la  liberté  absolue  du  commerce  et  sur  les  inconvé- 
nients de  la  protection  douanière,  l'école  a  Fhabilude  d'invo- 
quer l'exemple  de  quelques  peuples.  La  Suisse  prouve  que 
l'industrie  peut  fleurir  sans  protection  douanière  et  que  la 
liberté  absolue  du  commerce  international  est  le  fondement 
le  plus  solide  de  la  prospérité  publique.  Le  sort  de  l'Espagne 
fournit  à  toutes  les  nations  qui  cherchent  dans  la  protection 
douanière  assistance  et  salut,  un  exemple  effrayant  des  désas- 

pier;  el  c'est  là,  certes,  une  large  concession.  Pour  ce  qui  est  des  mesures 
rétorsives,  il  les  condamne  sans  réserve. 

Say  ajoute:  «  Peut-être  un  gouvernement  fait-il  bien  d'accorder  quelques 
encouragements  à  une  production  qui,  bien  que  donnant  de  la  perte  dans 
les  commencements,  doit  donner  évidemment  des  profils  au   bout  de  peu 

d'années Il  est  des  circonstances  qui  peuvent  modifier  cette  proposition 

généralement  vraie,  que  chacun  est  le  meilleur  juge  de  l'emploi  de  son  indus- 
trie et  de  ses  capitaux.  Smith  a  écrit  dans  un  temps  et  dans  un  pays  où  l'on 
était  et  où  l'on  est  encore  fort  éclairé  sur  ses  intérêts,  et  fort  peu  disposé  à 
négliger  les  profils  qui  peuvent  résulter  des  emplois  de  capitaux  et  d'in- 
dustrie, quels  qu'ils  soient.  Mais  toutes  les  nations  ne  sont  pas  encore  par- 
venues au  même  point.  Combien  n'en  est-il  pas  où,  par  des  préjugés  que  le 
gouvernement  seul  peut  vaincre,  on  est  éloigné  de  plusieurs  excellents  em- 
plois de  capitaux  !...  Toute  application  neuve  de  la  puissance  d'un  capital  y 
est  un  objet  de  méfiance  ou  de  dédain,  et  la  protection  accordée  à  un  emploi 
de  travail  et  d'argent  vraiment  profitable,  peut  devenir  un  bienfait  pour  le 
pays.  On  possède  actuellement  en  France  les  plus  belles  manufactures  de 
draps  et  de  soieries  qu'il  y  ait  au  monde  ;  peut-être  les  doit-on  aux  sages 
encouragements  de  Colberl.  Il  avança  2,000  francs  aux  manufactures  sur 
chaque  métier  battant,  etc.  » 

A  part  les  mots  :  au  bout  de  peu  d'années,  contre  lesquels  List  a  raison 
de  se  récrier,  ces  lignes,  où  l'argument  de  Smith  est  restreint  dans  de  sages 
limites,  semblent  au  premier  abord  une  timide  esquisse  de  la  doctrine  si  vi- 
goureusement accusée  dans  le  Système  national.  Say,  néanmoins,  paraît 
avoir  voulu  parler,  non  de  la  protection  proprement  dite,  mais  des  primes, 
des  encouragements  directs  aux  entrepreneurs,  tels  que  ceux  qu'il  rappelle 
de  la  part  de  Colbert.  Ce  qui  confirme  cette  interprétation,  c'est  non-seule- 
ment l'endroit  du  Traité  où  se  trouve  le  morceau,  mais  encore  le  blâme 
sévère  formulé  dans  le  Cours  complet,  IV*  partie,  chap.  xvm,  contre  la  pro- 
tection en  tant  que  moyen  de  doter  un  pays  d'une  industrie  nouvelle. 

Rossi,  on  a  déjà  eu  occasion  de  le  signaler,  admet  au  besoin  la  protection 
dans  ce  dernier  cas,  à  la  fin  d'une  leçon  qui  se  termine  ainsi  :  «  En  résumé, 
il  est  irrécusable  qu'il  est  des  exceptions  au  principe  de  la  liberté  de  l'in- 
dustrie et  du  commerce,  exceptions  dont  les  unes  ont  leur  fondement  dans  la 
gcience  économique  elle-même,  et  les  autres  découlent  de  considéraiions  mo- 
rales et  politiques.  •  (H.  R.) 


436  SYSTÈME    NATIONAL.    —    LIVRE    II. 

treux  effets  de  cette  protection.  L'Angleterre,  si  bien  faite, 
ainsi  que  nous  l'avons  montré  dans  un  précédent  chapitre, 
pour  servir  de  modèle  et  d'objet  d'émulation  à  toutes  les  na- 
tions qui  ont  une  vocation  manufacturière,  est  citée  par  les 
théoriciens  à  l'appui  de  leur  assertion  que  la  faculté  d'exercer 
l'industrie  manufacturière  est  un  don  naturel  exclusivement 
réservé  à  certains  pays,  comme  la  faculté  de  produire  des 
vins  de  Bourgogne,  et  que  l'Angleterre,  entre  toutes  les  au- 
tres contrées,  a  reçu  la  mission  de  s'adonner  aux  manufactu- 
res et  au  commerce  en  grand.  Examinons  de  près  ces  exem- 
ples. 

En  ce  qui  touche  la  Suisse,  on  doit  remarquer  tout  d'a- 
bord qu'elle  n'est  point  une  nation,  une  nation  normale,  une 
grande  nation,  mais  un  assemblage  de  municipalités.  Sans 
littoral  maritime,  resserrée  entre  deux  grandes  contrées,  elle 
ne  peut  ambitionner  une  navigation  marchande  ni  des  rela- 
tions directes  avec  les  pays  de  la  zone  torride  ;  elle  ne  peut 
songer  à  se  créer  des  forces  navales,  à  fonder  ou  à  acquérir 
des  colonies.  La  Suisse  a  jeté  les  bases  de  sa  prospérité  ac- 
tuelle, qui  est  au  surplus  fort  modeste,  dès  le  temps  où  elle 
appartenait  à  l'empire  d'Allemagne.  Depuis  lors  elle  a  été 
fort  épargnée  par  la  guerre  ;  les  capitaux  ont  pu  s'y  accroître 
de  génération  en  génération,  d'autant  mieux  que  ses  gouver- 
nements municipaux  ne  lui  demandaient,  pour  ainsi  dire,  au- 
cun impôt.  Tandis  que,  dans  les  derniers  siècles,  le  reste  de 
l'Europe  était  en  proie  au  despotisme,  au  fanatisme  religieux, 
à  la  guerre  et  aux  révolutions,  la  Suisse  offrait  un  asile  à  tous 
ceux  qui  cherchaient  un  abri  pour  leurs  capitaux  et  pour  leurs 
talents,  et  il  lui  vint  ainsi  du  dehors  d'importantes  ressources. 
L'Allemagne  ne  s'est  point  rigoureusement  close  vis-à-vis  de 
la  Suisse,  et  une  grande  partie  de  la  production  manu- 
facturière de  celle-ci  y  a  de  tout  temps  trouvé  un  débouché. 
Son  industrie  n'était  pas  du  reste  une  industrie  nationale  à 
proprement  parler,  embrassant  les  objets  de  consommation 
générale,  c'était  principalement  une  industrie  de  luxe  dont 
les  produits  étaient  aisément  introduits  par  la  contrebande 


LA   THÉORIE.    —   CHAPITRE  XYII.  437 

dans  les  pays  voisins  ou  dans  les  contrées  lointaines.  De  plus, 
la  situation  du  pays  est  merveilleusement  favorable  et,  à  quel- 
ques égards,  privilégiée  pour  le  commerce  intermédiaire. 
Déjà  la  facilité  de  connaître  les  idiomes,  les  lois,  les  institu- 
tions, la  civilisation  des  trois  nations  limitrophes  assurait  aux 
Suisses  de  notables  avantages  pour  ce  commerce  et  pour  tout 
le  reste.  La  liberté  civile  et  religieuse  et  la  diffusion  des  lu- 
mières entretinrent  parmi  eux  une  vie,  un  esprit  d'entreprise, 
qui,  dans  l'insuffisance  de  leur  agriculture  et  de  leurs  res- 
sources intérieures,  les  firent  émigrer  à  l'étranger,  où,  par 
le  service  militaire,  par  le  commerce  et  par  toute  sorte  de 
professions,  ils  ramassaient  une  fortune  pour  la  rapporter 
dans  leur  pays.  Si,  dans  cette  situation  exceptionnelle,  il  s'est 
accumulé  en  Suisse  des  capitaux  matériels  et  intellectuels 
pour  faire  marcher  quelques  industries  de  luxe  (1)  qui  pou- 
vaient vivre  sans  protection  douanière  avec  les  débouchés  ex- 
térieurs, il  n'en  faut  pas  conclure  que  de  grandes  nations 
placées  dans  de  tout  autres  circonstances  puissent  suivre  le 
même  système.  Dans  l'exiguïté  de  ses  impôts  la  Suisse  possède 
un  avantage  que  de  grandes  nations  ne  peuvent  acquérir  qu'à 
la  condition  de  se  dissoudre  en  municipalités  comme  la  Suisse, 
et  d'exposer  ainsi  leur  nationalité  aux  attaques  des  étrangers. 
Que  l'Espagne  ait  commis  une  extravagance  en  prohibant 
l'exportation  des  métaux  précieux,  lorsqu'elle  en  produisait 
avec  surabondance,  tout  homme  de  sens  le  reconnaîtra.  Mais 

(1)  La  liberté  a  fait  surgir  en  Suisse  d'autres  industries  que  des  industries 
de  luxe,  de  celles  qui  exigent  le  plus  d'habileté  et  d'efforts,  notamment  la 
construction  des  machines  et  la  filature  du  coton  ;  cette  dernière  a  étf^  aidée 
par  le  système  continental  ;  toutes  font  été  par  l'exiguïté  des  salaires  dont 
se  contentent  des  ouvriers  souvent  possesseurs  d'un  petit  champ.  Dans  les 
débals  récents  auxquels  a  donne  lieu  en  Suisse  la  centralisation  des  péages, 
ou,  en  d'autres  termes,  la  substitution  d'un  tarif  fédéral  à  une  multitude  de 
droits  cantonaux,  des  demandes  de  protection  ont  été  formées  par  quelques 
cantons  manufacturiers  de  l'Est,  mais  elles  n'ont  pas  été  accueillies.  En  re- 
vanche, le  nouveau  système,  à  tous  autres  égards  fort  libéral,  protège  les 
vignobles  du  pays,  en  exigeant  des  vins  étrangers,  non-seulement  un  droit 
fédéral  d'entrée,  mais  encore  des  taxes  cantonales  de  consommation  excédant 
celles  qui  se  perçoivent  sur  les  vins  indigènes.  (H.  R.) 


438  SYSTÈME    NATIONAL.    —    LIVRE    II. 

on  impute  à  tort  la  décadence  industrielle  et  la  ruine  de  l'Es- 
pagne aux  entraves  qu'elle  avait  mises  à  l'importation  des 
objets  manufacturés.  Si  l'Espagne  n'avait  pas  chassé  les 
Maures  et  les  Juifs  et  n'avait  jamais  eu  d'inquisition,  si  Char- 
les-Quint lui  avait  accordé  la  liberté  de  conscience,  si  ses 
prêtres  et  ses  moines  s'étaient  fait  les  éducateurs  du  peuple 
et  que  leurs  richesses  excessives  eussent  été  sécularisées  ou 
du  moins  réduites  au  nécessaire,  si  la  liberté  civile  eût  ainsi 
gagné  du  terrain,  si  la  noblesse  féodale  avait  été  corrigée  et 
la  monarchie  contenue,  si,  en  un  mot,  l'Espagne  avait  eu,  à  la 
suite  d'une  réformation,  un  développement  politique  analo- 
gue à  celui  de  l'Angleterre,  et  que  le  même  esprit  eût  péné- 
tré dans  ses  colonies  ;  les  mesures  de  prohibition  et  de  protec- 
tion auraient  eu  en  Espagne  les  mêmes  résultats  qu'en 
Angleterre.  C'est  d'autant  plus  probable  qu'à  l'époque  de 
Charles -Quint,  les  Espagnols  étaient,  sous  tous  les  rapports, 
supérieurs  aux  Anglais  et  aux  Français,  et  n'étaient  devancés 
que  par  les  habitants  des  Pays-Bas,  dont  le  génie  industrieux 
et  commerçant  aurait  pu  être  communiqué  à  l'Espagne  par 
la  protection  douanière,  si  les  institutions  espagnoles  avaient 
appelé  l'immigration  des  talents  et  des  capitaux  de  l'étranger 
au  lieu  de  renvoyer  à  l'étranger  ceux  du  pays. 

Nous  avons  indiqué  dans  le  cinquième  chapitre  de  notre 
premier  livre  les  causes  de  la  suprématie  manufacturière  et 
commerciale  de  l'Angleterre. 

C'est  principalement  la  liberté  de  penser  et  la  liberté  civile, 
l'excellence  de  la  constitution  et  des  institutions  politiques  en 
général  qui  ont  mis  la  politique  commerciale  anglaise  à 
même  d'exploiter  les  richesses  naturelles  du  sol  et  de  déve- 
lopper les  forces  productives  delà  nation.  Mais  qui  oserait 
contester  aux  autres  nations  la  faculté  de  s'élever  au  même 
degré  de  liberté  ?  Qui  oserait  soutenir  que  la  nature  a  refusé 
aux  autres  peuples  les  moyens  de  se  livrer  à  la  fabrication  ? 

On  a  souvent  allégué  la  richesse  immense  de  l'Angleterre 
en  houille  et  en  fer  comme  une  preuve  de  sa  vocation  toute 
spéciale  pour  les  manufactures.  Il  est  vrai  qu'en  cela  l'An- 


LA   THÉORIE.    —    CHAPITRE   XVil.  439 

gleterre  a  reçu  de  la  nature  une  grande  faveur  ;  nnais  on  peut 
répondre  que,  sous  le  rapport  de  ces  matières,  la  nature  n'a 
pas  traité  les  autres  pays  en  marâtre,  que  c'est  le  plus  souvent 
le  défaut  de  bonnes  voies  de  communication  qui  les  empêche 
de  tirer  tout  le  parti  possible  de  leurs  richesses,  que  d'autres 
contrées  possèdent  en  abondance  des  forces  hydrauliques 
inemployées,  qui  coûtent  moins  cher  que  la  force  de  la  va- 
peur ;  qu'au  besoin  la  houille  peut  y  être  remplacée  par  d'au- 
tres combustibles,  que  beaucoup  de  pays  présentent  pour  la 
fabrication  du  fer  des  ressources  inépuisables,  et  qu'on  peut 
se  procurer  ces  matières  par  la  voie  de  l'échange. 

Quelques  mots,  en  terminant,  des  traités  de  commerce  qui 
stipulent  de  réciproques  concessions  de  douane.  L'école  re- 
pousse ces  traités  comme  inutiles  et  nuisibles,  tandis  que  nous 
y  voyons  le  moyen  le  plus  efficace  d'adoucir  peu  à  peu  les 
rigueurs  des  législations  douanières  et  de  conduire  graduelle- 
ment les  nations  à  la  liberté  du  commerce.  Sans  doute  les  traités 
qu'on  a  vus  jusqu'ici  ne  sont  pas  fort  encourageants.  Nous 
avons  montré  dans  de  précédents  chapitres  quels  désastres 
ont  causés  le  traité  de  Méthuen  en  Portugal  et  le  traité  d'Eden 
en  France.  Les  tristes  résultats  de  ces  concessions  réciproques 
semblent  avoir  motivé  la  répugnance  de  l'école  pour  les  trai- 
tés de  commerce  en  général.  Son  principe  de  la  liberté  abso- 
lue du  commerce  y  a  été  manifestement  contredit  par  les 
faits  ;  car,  conformément  à  ce  principe,  les  traités  auraient  dû 
être  avantageux  pour  les  deux  parties,  au  lieu  de  devenir  une 
cause  de  ruine  pour  l'une  et  d'immenses  profits  pour  l'au- 
tre (1).  Si  nous  recherchons  l'explication  de  ces  effets  si  dif- 
férents, nous  trouvons  que,  par  suite  de  ces  traités,  le  Portu- 
gal et  la  France  renonçaient  en  faveur  de  l'Angleterre  aux 
progrès  qu'ils  avaient  déjà  accomplis  dans  les  manufactures 

(1)  A  cela  les  libre-échangistes  sont  en  droit  de  répondre,  comme  ils  l'ont 
fait  au  surplus,  que  leur  principe  n'a  rien  de  commun  avec  des  stipulations 
d'avantag-es  exclusifs  en  faveur  d'une  nation  en  particulier,  et  ne  peut  être 
par  conséquent  rendu  responsable  des  tristes  résultats  de  tel  ou  tel  traité  de 
commerce.  (H.  t^,^ 


440  SYSTÈME    NATIONAL.    LIVRE    II. 

comme  à  ceux  qui  pouvaient  leur  être  ultérieurement  réser- 
vés, en  vue  de  développer  l'exportation  de  leurs  produits 
agricoles  en  Angleterre  ;  et  que  ces  deux  pays  sont  tombés 
ainsi  d'un  degré  relativement  élevé  de  culture  à  un  degré  in- 
férieur. Il  s'ensuit  qu'une  nation  qui,  par  des  traités  de  com- 
merce, sacrifie  son  industrie  manufacturière  à  la  concurrence 
de  l'étranger  et  s'oblige  ainsi  à  tout  jamais  à  rester  dans 
l'humble  condition  de  nation  purement  agricole,  commet  un 
acte  de  folie.  Mais  il  ne  s'ensuit  nullement  que  les  traités 
destinés  à  encourager  l'échange  réciproque  des  produits  agri- 
coles et  des  matières  brutes  ou  l'échange  réciproque  des  pro- 
duits manufacturés,  soient  nuisibles  et  condamnables. 

Nous  avons  déjà  établi  que  le  fibre  commerce  des  produits 
agricoles  et  des  matières  brutes  est  utile  à  toutes  les  nations 
dans  tous  les  degrés  de  culture  ;  par  conséquent,  un  traité  qui 
diminue  ou  qui  supprime  les  entraves  que  rencontre  ce  com- 
merce, doit  profiter  aux  deux  parties  contractantes.  Tel  se- 
rait, par  exemple,  un  traité  entre  la  France  et  l'Angleterre 
qui  faciliterait  l'échange  réciproque  des  vins  et  des  eaux-de- 
vie  contre  les  fers  bruts  et  les  houilles,  ou  un  traité  entre  la 
France  et  l'Allemagne  qui  faciliterait  l'échange  du  vin,  de 
l'huile  et  des  fruits  secs  contre  les  grains,  les  laines  et  les  bes- 
tiaux. 

Il  résulte  de  nos  déductions  antérieures  que  la  protection 
ne  contribue  à  la  prospérité  d'une  nation  qu'autant  qu'elle 
répond  à  son  degré  d'éducation  industrielle  ;  que  tout  excès 
de  protection  est  nuisible  ;  que  les  nations  ne  peuvent  parve- 
nir que  graduellement  à  la  perfection  dans  les  manufactures. 
Deux  nafions,  à  des  degrés  différents  d'éducation  industrielle, 
peuvent  donc,  avec  un  égal  avantage,  se  faire,  par  voie  de 
traité,  des  concessions  réciproques  pour  l'échange  de  produits 
manufacturés  différents.  La  nation  la  moins  avancée,  hors 
d'état  de  fabriquer  elle-même  avec  profit  les  articles  fins,  de 
coton  et  de  soie  par  exemple,  peut  néanmoins  être  en  me- 
sure de  fournir  à  la  plus  avancée  une  partie  de  son  approvi- 
sionnement en  arficles  communs. 


LA   THÉORIE.    —   CHAPITRE    XVII.  441 

De  pareils  traités  sont  plus  admissibles  encore  et  de  nature 
à  produire  de  meilleurs  effets  entre  des  nations  qui  se  trou- 
vent à  peu  près  au  même  degré  d'éducation  industrielle,  en- 
tre lesquelles,  par  conséquent,  la  concurrence,  au  lieu  d'être 
restrictive  ou  paralysante,  et  d'assurer  le  monopole  de  l'une 
d'elles,  ne  fait,  comme  dans  le  commerce  intérieur,  qu'exci- 
ter l'émulation  et  provoquer  les  perfectionnements  et  les  ré- 
ductions de  prix.  Tel  est  le  cas  pour  la  plupart  des  nations 
du  continent.  La  France,  l'Autriche  et  l'Association  alle- 
mande, par  exemple,  n'auraient  que  d'excellents  résultats  à 
attendre  d'une  modération  des  droits  de  douane,  et,  même 
entre  ces  contrées  et  la  Russie,  des  concessions  pourraient 
être  échangées  à  l'avantage  commun.  Ce  que  toutes  ont  au- 
jourd'hui à  redouter,  c'est  uniquement  la  prépondérance  de 
l'Angleterre  (1). 

De  ce  point  de  vue,  la  suprématie  britannique  dans  les  ma- 
nufactures, dans  le  commerce,  dans  la  navigation  marchande 
et  dans  la  possession  de  colonies  paraît  actuellement  le  plus 
grand  de  tous  les  obstacles  au  rapprochement  des  nations  ;  et 


(1)  Les  traités  de  commerce  qui  se  négocient  de  nos  jours  sont  de  plus 
d'une  espèce.  Les  nations  européennes  ont  coutume  de  régler  par  des  sti- 
pulations formelles  les  conditions  de  leurs  relations  avec  les  Etats  non  chré- 
tiens ;  de  plus,  pour  la  sécurité  de  leur  commerce,  elles  astreignent  par  des 
actes  solennels  les  pays  encore  imparfaitement  civilisés  de  l'Amérique  méri- 
dionale et  centrale  au  respect  des  princip(?s  du  droit  des  gens  qui,  en  Europe, 
n'ont  plus  besoin  d'être  exprimés  ;  de  pareils  traités  sont  nécessaires  et  irré- 
prochables. Les  conventions  par  lesquelles  deux  peuples  s'accordent  des 
réductions  réciproques  et  exclusives  sur  quelques-unes  de  leurs  marchan- 
dises, sont  devenues  plus  rares,  et  souvent  elles  sont  empêchées  par  la  sti- 
pulation, écrite  dans  beaucoup  d'actes  diplomatiques,  du  traitement  de  la 
nation  la  plus  favorisée.  Cependant  il  en  existe  encore,  et  il  s'en  prépare  de 
nouvelles  que  la  politique  et  l'économie  politique  s'accordent  à  justifier;  ce 
sont  surtout  celles  qui  lient  l'un  à  l'autre  des  pays  limitrophes,  soit  qu'elles 
frayent  la  voie  aune  association  douanière,  soit  qu'elles  aient  simplement 
pour  but  de  faciliter  les  relations  de  voisinage.  Ces  conventions,  qui  ne  re- 
posent pas  sur  les  bases  justement  réprouvées  par  les  pères  de  la  science 
économique,  trouvent  haliiluellemcnt  appui  parmi  les  partisans  les  plus 
décidés  de  la  liberté  des  échanges.  On  peut  en  dire  autant  des  traités  de  réci- 
procité en  maliére  de  navigation,  lesquels  ont  pour  objet  de  lever  des  restric- 
tions et  d'ouvrir  au  commerce  des  voies  nouvelles.  (H.  R.) 


442  SYSTÈME  NATIONAL.  LIVRE  II. 

toutefois  on  doit  reconnaître  qu'en  s'eflbrçant  d'atteindre  à 
cette  suprématie,  la  Grande-Bretagne  a  immensément  aug- 
menté la  puissance  productive  du  genre  humain  et  qu'elle 
l'augmente  encore  tous  les  jours  (1). 

(1)  Ici  se  termine  l'exposé  de  la  théorie  de  List.  Quiconque  a  suivi  le 
mouvement  des  idées  économiques,  la  polémique  des  journaux  et  des  débats 
parlementaires  de  l'Allemag-ne  dans  ces  dernières  années,  sait  la  puissante 
influence   que  cette  théorie  a  exercée  et  exerce   encore  au  delà  du  Rhin. 

L'un  des  disciples  de  List,  M.  Hœfken,  a  écrit  dans  VAustria  les  lignes 
suivantes:  <  Depuis  le  temps  où  Krause,  de  Kœnigsberg,  inoculait  à  l'ad- 
minisiralion  prussienne  les  doctrines  d'Adam  Smith,  l'économie  politique 
allemande  a  fait  de  grands  progrés  ;  et,  parmi  nos  professeurs  en  renom,  il 
n'en  est  pas  un  seul,  depuis  Rau  jusqu'à  Hermann  et  à  Hildebrand,  qui 
marche  encore  dans  les  sentiers  battus  de  l'abstraction,  et  qui  n'appuie 
ouvertement  un  système  intelligent  de  protection  et  de  réciprocité  que 
réclament  les  circonstances.  «  Cette  révolution  économique  est  l'ouvrage  de 
List. 

Entre  les  contradicteurs  que  le  Système  national  a  rencontrés,  j'en  men- 
tionnerai deux,  MM.  Bruggemann  et  Dœnniges;  il  est  digne  de  remarque 
que  tous  deux  ont  subi  l'influence  de  la  doctrine  qu'ils  combattent. 

La  principale  accusation  que  M.  Bruggemann  dirige  contre  List,  dans 
l'écrit  qu'il  a  publié  en  1845  sous  ce  titre  :  Du  Zollverein  allemand  et  du 
système  protecteur,  est  celle  de  larcin.  D'après  lui,  List  n'aurait  fait  que 
reproduire,  en  les  dénaturant,  les  idées  d'un  de  ses  compatriotes,  Adam 
Millier,  avec  lequel  il  avait  eu  quelques  entretiens  durant  son  séjour  à 
Vienne,  idées  en  tous  cas  qui,  sous  la  plume  de  leur  prétendu  inventeur, 
n'avaient  pas  jusque-là  fait  grande  fortune;  on  a  déjà  vu  que  l'auteur  du 
Système  national  a  été  aussi  accusé  de  plagiat  à  l'égard  d'un  professeur  dont 
il  ignorait  jusqu'au  nom.  Du  reste,  M.  Bruggemann  déclare  qu'il  y  a  un 
point  de  vue  plus  élevé  que  celui  d'Adam  Smith,  que  la  science  doit  voir  la 
nation  et  non  point  l'individu,  que  la  liberté  absolue  du  commerce,  dans 
le  temps  actuel,  est  une  chimère;  et,  tout  en  préférant  d'autres  mesures  pour 
l'encouragement  de  l'industrie  du  pays,  il  ne  repousse  nullement  les  droitâ 
protecteurs. 

M.  Dœnniges,  dans  un  ouvrage  intitulé  :  Le  système  du  libre  commerce 
et  celui  des  droits  protecteurs,  qui  a  paru  en  1847,  reprend  les  arguments 
habituels  en  faveur  de  la  liberté  commerciale;  mais  il  fait  preuve,  en  les 
employant,  de  beaucoup  de  modération.  Occupé  de  bonne  heure  d'études 
historiques,  il  s'est  fait,  dit-il,  une  habitude  d'envisager  les  questions  au 
point  de  vue  de  l'histoire.  Jl  condamne  chez  les  physiocrates  la  maxime  de 
la  liberté  illimitée  du  commerce,  et  il  s'indigne  contre  les  journalistes  qui 
lui  reprochent  de  débiter  des  exagérations  à  la  Cobden.  Voici  ce  qu'il  dit 
en  propres  termes  :  «  L'établissement  d'un  droit  protecteur  ou  une  aggra- 
vation modérée  est  admissible,  par  la  raison  que  la  conservation  d'une 
grande  et  fructueuse  industrie  peut  procurer  des   avantages  durables  qui 


LA  THÉORIE.  CHAPITRE  XVII.  443 

surpassent  de  beaucoup  l'inconvénient  passager  d'une  augmentation  dans  le 
prix  des  marchandises.  » 

Cet  écrit  de  M.  Dœnniges  a  provoqué  une  réponse  importante  d'un  savant 
qui  jouit  en  Allemagne  d'une  grande  considération,  M.  de  Hermann,  de 
Munich.  La  citation  suivante  fait  connaître  le  point  de  vue  auquel  s'est 
placé  le  professeur  bavarois  :  «  Du  moment  où  le  sentiment  national  s'est 
éveillé  chez  lui,  un  peuple  veut,  autant  que  possible,  se  suffire  à  lui-même 
et  s'élever  au  niveau  des  autres  nations  indépendantes.  Le  concitoyen  qui 
supporte  les  mêmes  charges  publiques  que  nous,  peut  réclamer  une  préfé- 
rence vis-à-vis  de  l'étranger;  le  complet  développement  des  forces  produc- 
tives du  pays  peut  exiger  qu'on  protège  Jes  industries  pour  lesquelles  le 
pays  est  parfaitement  préparé,  mais  qu'il  ne  saurait  entreprendre  ou  pousser 
en  concurrence  avec  l'étranger  qui  a  pris  les  devants;  enfin  une  nation  ne 
peut,  sans  encourir  le  mépris  du  monde  ei  en  même  temps  de  graves  dom- 
mages matériels,  supporter  un  mouvement  rétrograde  et  de  l'inégalité  dans 
ses  relations  commerciales.  L'histoire  des  peuples  modernes  atteste  la  jus- 
tesse de  ces  observations.  Le  degré  de  la  préférence  et  de  la  protection 
accordée  à  l'habitant  du  pays,  les  mesures  employées  par  les  Etats  pour 
maintenir  leur  indépendance  vis-à-vis  des  autres  Etats,  ont  varié;  l'idée 
mère  est  partout  la  même,  et  son  influence  s'est  fait  sentir  bien  avant  qu'on 
eût  cherché  à  se  rendre  compte  de  ce  que  c'est  que  le  commerce  international. 
Le  système  mercantile  n'a  été  que  le  premier  es!-ai  de  son  explication  scien- 
tifique. On  a  démontré  suffisamment  que  ce  système  était  défectueux,  qu'une 
bonne  analyse  du  commerce  lui  manquait,  et  que  ses  conceptions  inexactes 
ont  induit  les  gouvernements  dans  de  fausses  mesuies.  Mais,  l'idée  du  déve- 
loppement le  plus  complet  possible  de  l'économie  intérieure  d'une  nation  et 
d'une  entière  égalité  dans  ses  rapports  avec  les  autres  nations,  le  système 
mercantile  ne  l'a  point  inventée  ;  il  a  essayé  seulement  de  l'expliquer  et  de 
l'élaborer.  La  réfutation  qu'on  en  a  faite  n'a  point  fait  disparaître  une  exi- 
gence de  l'indépendance  nationale  ;  la  théorie  moderne  n'a  pas  réussi  à  la 
supprimer;  la  même  exigence  est  restée  jusqu'ici  la  règle  de  la  législation 
commerciale  de  tous  les  Etats  indépendants,  et  elle  ne  cesse  de  prévaloir, 
parce  qu'elle  répond  à  une  nécessité  profonde  des  peuples  et  des  États. 
C'est  à  la  science  à  la  ramener  dans  ses  justes  limites  et  à  rechercher  jusqu'à 
quel  point  une  nation  peut  être  économiquement  indépendante  sans  porter 
aucun  trouble  dans  l'économie  des  particuliers,  et  comment  la  libre  activité 
des  individus  peut  être  conciliée  avec  celte  exigence  du  sentiment  national 
et  de  l'honneur  national.  » 

M.  Rau,  dans  la  dernière  édition  de  son  Traité  d'économie  politique, 
[«r  vol.,  reproche  à  tort  à  l'auteur  du  Système  national  de  placer  l'industrie 
manufacturière  bien  au-dessus  de  l'agriculture;  c'est  le  degré  de  civilisation 
où  les  manufactures  fleurissent  à  côté  de  l'agriculture  que  List  préfère  à 
celui  où  l'agriculture  existe  seule  et  dans  un  état  fort  imparfait;  mais 
M.  Rau  admet  que,  dans  certains  cas  et  sous  certaines  conditions,  la  théorie 
justifie  la  protection  du  travail  du  pays. 

M.  Roscher,  qui  occupe  aujourd'hui  un  des  premiers  rangs  parmi  les  éco- 
nomistes de  l'Allemagne,  a  publié,  entre  autres  ouvrages,  un  écrit  intitulé  : 
Du  commerce  des  grains  et  des  mesures  en  cas  de  cherté.  J'emprunterai  à  cet 


444  SYSTÈME   NATIONAL.    —   LIVRE   II. 

écrit,  dont  nous  devons  la  traduction  à  M.  Maurice  Block,  un  passage  re- 
marquable sur  la  protection  à  l'industrie  manufacturière. 

Après  avoir  montré  les  pertes  que  le  système  protecteur  peut  occasionner  à 
son  début,  M.  Roscher  s'exprime  en  ces  termes  : 

«  Le  sacrifice  momeniané  demandé  au  consommateur,  en  faveur  de  cer- 
taines industries,  peut  et  doit  produire  un  avantage  durable  et  suffisant  pour 
compenser  largement  ces  pertes,  si  ces  industries  ont  de  la  vitalité  et  nais- 
sent dans  un  milieu  favorable.  On  ne  perd,  comme  dit  List,  que  des  valeurs 
d'échange,  et  on  gagne  des  forces  productives.  N'en  est-il  pas  ainsi,  par 
exemple,  des  dépenses  occasionnées  par  l'instruction  ?  Quand  les  entrepre- 
neurs sont  encore  craintifs  et  ne  disposent  pas  de  grands  capitaux,  ils  né- 
gligent même  les  affaires  offrant  les  chances  les  meilleures,  si  les  débouchés 
ne  sont  pas  assurés  d'avance.  De  là  vient  que  les  privilèges  des  corporations, 
les  droits  d'entrepôt  forcé  et  de  foire,  les  compagnies  commerciales  privilé- 
giées ont  été  SI  avantageux  aux  débuts  de  l'industrie  et  du  commerce.  Une 
plante  précieuse  a  souvent  besoin  d'être  abritée,  soutenue,  en  un  mot  d'être 
protégée  dans  sa  jeunesse  ;  ce  n'est  que  lorsqu'elle  a  pris  racine  dans  le  soi 
qu'on  peut  l'exposer  au  vent  et  au  froid,  à  la  pluie  et  au  soleil. 

Qu'on  se  représente  deux  pays  également  bien  partagés,  tant  sous  le  rap- 
port des  facultés  physiques  et  intellectuelles  de  leurs  habitants,  que  sous  le 
rapport  de  la  position  géographique,  et  dont  l'un  renferme  une  industrie  flo- 
rissant depuis  des  siècles,  tandis  que  l'autre  en  est  encore  aux  premiers 
tâlonnemenls.  Sous  le  régime  d'une  liberté  entière  du  commerce,  les  fabri- 
cants appartenant  au  pays  avancé  ne  ponrront-ils  pas,  au  moyen  de  leurs 
capitaux  abondants  et  à  bas  prix,  de  l'habileté  de  leurs  contre-maîtres  et  de 
leurs  ouvriers,  de  l'habitude  qu'ils  ont  des  spéculations  et  des  combinaisons 
industrielles  et  de  leurs  autres  avantages,  parvenir  à  écraser,  dès  le  début, 
la  plupart  des  entreprises  tentées  dans  les  pays  arriérés?  Lorsque  les  cir- 
constances sont  aussi  avantageuses  à  leurs  concurrents,  les  producteurs  du 
pays  arriéré  doivent  succomber,  malgré  le  bas  prix  de  leurs  salaires  et  leur 
proximité  du  marché,  à  l'exception  de  quelques  objets  d'une  fabrication 
grossière;  ce  pays  pourrait  ainsi  être  condamné  à  ne  produire  que  des  ma- 
tières premières  ou  des  produits  bruts.  H  se  trouverait  ainsi,  vis-à-vis  de  son 
rival,  dans  les  rapports  de  la  campagne  à  la  ville  industrielle  et  commer- 
ciale. Le  producteur,  dans  ce  pays,  ne  voyant  que  le  gain  du  moment,  ne 
croira  même  pas  devoir  se  plaindre  de  ce  partage.  Mais  l'intérêt  de  la  nation 
n'est  nullement  identique  à  la  somme  des  intérêts  privés  de  ces  producteurs, 
fussent-ils  même  la  majorité  des  habitants  du  pays.  L'avantage  réel  et  du- 
rable de  tous  les  individus,  y  compris  même  ceux  qui  ne  sont  pas  encore 
nés,  peut  seul  former  ce  qu'on  appelle  l'intérêt  général.  Ce  point  est  encore 
méconnu  de  nombreux  théoriciens. 

«  On  a  pensé,  il  est  vrai,  que  l'accroissement  de  la  population  et  des 
capitaux  suffisait  pour  faire  naître  des  industries  compliquées.  Mais  on  ou- 
blie trop,  d'une  part,  qu'on  n'économise  guère  de  capitaux  que  dans  les  pays 
où  l'on  espère  les  employer  avec  fruit;  et,  de  l'autre,  que  l'augmentation  de 
la  population  agricole  peut  produire  un  prolétariat  rural  et  un  morcellement 
excessif  des  cultures,  tout  aussi  bien  qu'un   développement  de  l'industrie 


LA   THÉORIE.   —  CHAPITRE   XVH.  445 

manufacturière.  L'accroissement  de  la  population  ne  fait  avancer  l'industrie 
que  dans  les  pays  où  elle  a  déjà  une  certaine  perfection. 

«  Nous  pensons,  en  conséquence,  qu'une  liberté  entière  du  commerce 
n'est  utile  qu'à  des  peuples  encore  peu  avancés  et  à  des  nations  qui  ont 
dépassé  leurs  concurrents.  Elle  est  utile  aux  premiers,  parce  qu'elle  leur 
procure  un  de^ré  de  civilisation  plus  élevé,  qui  s'infiltre,  chez  eux,  sous  la 
forme  de  nouveaux  besoins  et  de  moyens  de  les  satisfaire;  elle  est  utile  aux 
seconds,  parce  que  des  industries  sans  utilité  peuvent  seules  y  avoir  besoin 
de  protection.  Pour  des  nations  qui  se  trouvent  dans  une  situation  intermé- 
diaire, au  contraire,  un  système  protecteur  sagfemenf  dirigé  est  un  excellent 
moyen  d'éducation  industrielle,  quoiqu'il  ne  soit  peut-être  pas  l'unique.  Par 
une  sage  direction,  nous  entendons  celle  qui  ne  favorise  que  les  industries 
dont  le  succès  est  probable  et  qui  ne  rencontrent  d'obstacles  ni  dans  la  na- 
ture du  pays,  ni  dans  celle  des  habitants  ;  celle  qui  observe  une  saine  logique 
dans  l'introduction  de  nouvelles  industries;  celle  qui  cherche  à  obtenir  les 
plus  grands  effets  à  l'aide  des  plus  petits  sacrifices.  La  protection  industrielle 
semble  applicable  surtout  aux  pays  où  deux  des  trois  grands  facteurs  de 
toute  production  (la  nature,  le  travail,  le  capital)  se  trouvent  en  abondance, 
et  resteraient  stériles  par  l'insuffisance  du  troisième,  qui  serait  arrêté  dans 
son  développement  par  la  concurrence  étrangère. 

«  Ajoutons,  enfin,  une  considération  importante.  Un  individu  qui  vou- 
drait approfondir  toutes  les  sciences  tenterait  l'impossible;  et  une  nation  ne 
saurait  atteindre  la  perfection  en  toutes  choses.  Mais,  comme  un  homme 
bien  élevé  doit  avoir  une  instruction  générale,  de  même  une  nation  doit  se 
développer  dans  plusieurs  directions.  La  santé  morale  d'un  peuple,  comme 
celle  d'un  individu,  repose  sur  l'harmonie  des  forces,  sur  leur  action  et  leur 
réaction  bien  combinées.  Ace  point  de  vue,  la  protection  industrielle  peut 
être  une  excellente  mesure  d'hygiène  économique  en  dérivant  les  forces 
des  points  où  elles  sont  en  surabondance  vers  ceux  où  elles  font  défaut. 
Dans  le  moyen  âge  d'une  nation,  l'agriculture  et  l'élément  aristocratique 
prédominent.  Pour  qu'il  y  ait  développement  moral,  il  faut  que  les  villes, 
les  manufactures,  les  éléments  mobiles  et  démocratiques  s'étendent  égale- 
ment. C'est  là  le  but  du  système  protecteur,  qui  s'établit,  en  effet,  d'abord 
aux  dépens  des  éléments  autrefois  dominants.  Il  est  assez  remarquable 
que,  dans  la  plupart  des  nations  modernes,  le  même  principe  qui  a  dé- 
truit le  système  féodal  a  établi  la  protection  industrielle  dans  le  pays.  Mais, 
comme  ces  mesures  tendent  à  l'avancement  général,  elles  finissent  par  être 
utiles,  même  à  ceux  qu'elles  avaient  commencé  par  léser.  Nous  nous  défions 
toujours  des  doctrines  qui  condamnent  comme  des  erreurs,  des  systèmes 
adoptés  par  toutes  les  nations  à  une  certaine  période  de  leur  existence.  Dans 
la  plupart  des  cas,  ces  systèmes  ont  satisfait  en  leur  temps  à  un  véritable 
besoin;  ils  se  sont  établis,  pour  ainsi  dire,  spontanément;  la  science  n'est 
parvenue  que  plus  tard  à  les  justifier.  C'est  souvent  un  excellent  moyen  de 
trouver  la  vérité  que  d'étudier  celte  espèce  d'inspiration  populaire.  » 

Dans  un  ouvrage  publié  en  1848  sous  ce  titre  :  L'économie  nationale  du 
présent  et  de  l'avenir,  M.  Hildebrand,  professeur  à  l'Université  de  Marbourg, 
apprécie  avec  quelque  détail  List  et  ses  doctrines.  Critique  consciencieux 
sans  être,  à  mon  avis,  exact  et  juste   à  tous  égards,  il  met  à  néant  les 


446  SYSTÈME   NATIONAL.    —    LIVRE    II. 

prétendus  emprunts  que  l'auteur  du  Système  national  diUrait  faits  à  Adam 
Muller,  en  montrant  que,  si  List  a  formulé  contre  le  système  économique 
d'Adam  Smith  les  mêmes  objections  que  Millier,  il  l'a  fait  à  un  point  de  vue 
tout  différent,  et  qu'il  est  arrivé  à  des  conclusions  diamétralement  opposées, 
homme  du  présent  et  de  l'avenir  autant  que  son  prédécesseur  était  homme 
du  passé.  M.  Hildebrand  définit  en  outre  dans  les  termes  suivants  les  titres 
de  List  : 

«  List  a  été  comparé  à  Burke,  on  l'a  même  qualifié  de  Luther  économique;  et 
d'un  autre  côté  on  en  a  fait  un  imposteur  ignorant.  L'un  et  l'autre  jugement 
soûl  exagérés.  Mais  l'existence  même  de  partis  exaltés  pour  ou  contre  List, 
témoigne  déjà  de  son  rare  mérite.  Il  a  été  le  premier  économiste  allemand 
qui  ait  intéressé  le  pays  à  la  science,  qui,  sur  le  domaine  économique,  ait 
servi  d'organe  aux  légitimes  aspirations  de  l'époque  vers  l'indépendance 
nationale  ;  agitateur  industriel,  malgré  tous  ses  défauts,  il  a  bien  mérité  de 
l'Allemagne  en  livrant  les  questions  nationales  à  la  discussion  publique. 

«  Il  a  rendu  un  autre  service.  11  a  poussé  les  économistes  allemands  dans 
la  voie  des  études  historiques.  C'est  à  l'histoire  qu'il  a  emprunté  la  moitié 
des  preuves  à  l'appui  de  son  système;  il  a  essayé  d'établir  qu'en  Italie,  en 
France,  en  Angleterre,  et  dans  tous  les  États  de  l'Europe  placés  à  la  tête 
de  la  civilisation  moderne,  l'industrie  et  le  commerce  ont  grandi,  par  les 
moyens  qu'il  recommande,  sous  la  tutelle  de  l'Étal;  que  les  républiques 
italiennes,  Amalfî,  Pise,  Gênes,  Venise,  ont  péri  faute  de  posséder  l'unité 
nationale,  et  la  suprématie  maritime  des  villes  anséatiques  faute  de  s'ap- 
puyer sur  un  large  développement  des  forces  productives  du  reste  de  l'Alle- 
magne. C'est  ainsi  qu'il  a  obligé  ses  adversaires  à  sortir  de  leurs  abstrac- 
tions pour  se  placer  sur  le  terrain  de  l'histoire,  et  y  suivre  le  développe- 
ment de  chaque  nation. 

«  List,  enfin,  a  le  mérite  d'avoir  rendu  dorénavant  impossible  l'argumen- 
tation d'Adam  Smith  dans  la  question  de  la  protection  douanière.  Les  trois 
maximes  fondamentales  sur  lesquelles  Smith  établit  sa  théorie  de  la  liberté 
du  commerce,  savoir  :  que  c'est  en  cherchant,  dans  l'emploi  de  son  travail  et 
de  ses  capitaux,  à  obtenir  pour  lui-même  le  plus  grand  profit  possible,  qu'un 
individu  se  rend  le  plus  utile  à  la  société;  que  le  revenu  d'une  nation  con- 
siste dans  la  somme  des  valeurs  échangeables  des  dififérentes  productions,  et 
que  toute  diminution  de  ce  revenu  est  pour  la  nation  un  dommage,  ces 
maximes  ont  été  péremptoirement  réfutées.  » 

Je  citerai  encore  parmi  les  Allemands  M.  Knies,  auteur  d'un  ouvrage 
publié  en  1863,  sous  le  titre  :  L'économie  politique  envisagée  au  point  de 
vue  de  la  méthode  historique.  Ce  titre  est,  à  lui  seul,  une  preuve  de  l'in- 
fluence du  Système  national.  M.  Knies,  qui  est  loin,  d'ailleurs,  de  partager 
toutes  les  opinions  de  List,  lui  rend  ce  témoignage  :  «  On  serait  injuste 
envers  List,  si  on  lui  contestait  le  rare  mérite  d'avoir,  par  son  énergie  à  rap- 
peler le  développement  historique  de  l'économie  nationale,  par  son  in- 
sistance à  invoquer  les  leçons  irréfragables  du  passé,  fait  comprendre,  mieux 
qu'aucun  de  ses  prédécesseurs,  l'importance  de  l'étude  de  l'histoire  pour  la 
solution  exacte  des  problèmes  économiques;  c'est  List  aussi  qui,  en  Alle- 
magne du  moins,  a  signalé  le  premier  avec   vigueur  l'étroite  connexilé  de 


k 


LA   THÉORIE.    —   CHAPITRE   XVII.  447 

l'économie  politique  et  de  la  politique  dans  le  développement  économique 
des  nations. 

Je  ne  peux  terminer  cette  longue  note  sans  adresser  mes  vifs  remercie- 
ments à  ceux  de  mes  compatriotes  qui  ont  le  plus  contribué  à  faire  connaître  à 
la  France  le  Système  national^  et  en  particulier  à  MM.  Jules  Burat  et  Darnis. 

(H.  ft.) 


LIVRE    TROISIEME 


LES  SYSTÈMES. 


CHAPITRE   PREMIER. 


LES  ECONOMISTES  ITALIENS. 


L'Italie  a  devancé  toutes  les  nations  modernes  dans  la 
théorie  comme  dans  la  pratique  de  l'économie.  Le  comte 
Pecchio  a  publié  une  histoire  consciencieuse  de  cette  branche 
de  la  littérature  italienne  ;  le  seul  défaut  de  son  livre  est  d'être 
trop  servilement  fidèle  à  la  théorie  régnante  et  de  ne  pas  faire 
convenablement  ressortir  les  causes  principales  de  la  chute  de 
l'industrie  en  Italie,  savoir,  le  manque  d'unité  nationale  au 
milieu  des  grandes  nationalités  formées  à  l'aide  de  la  mo- 
narchie héréditaire,  puis  la  domination  théocratique  et  la  des- 
truction des  libertés  dans  les  républiques  et  dans  les  villes.  S'il 
eût  mieux  étudié  ces  causes,  la  véritable  tendance  du  Prince 
de  Machiavel  lui  eût  difficilement  échappé;  il  ne  se  fût  pas 
borné  à  mentionner  en  passant  cet  écrivain. 

C'est  la  remarque  de  Pecchio,  que,  dans  une  lettre  à  son 
ami  Guichardin  en  1525,  Machiavel  avait  proposé  une  asso- 
ciation de  toutes  les  puissances  italiennes  contre  l'étranger, 
et  que  cette  lettre  communiquée  au  pape  Clément  YII  avait 
puissamment  concouru  à  la  formation  de  la  sainte  Ligue 
en  1526  ;  c'est  cette  remarque  qui  nous  a  conduit  à  imaginer 
que  la  même  pensée  avait  inspiré  le  Prince.  Ayant  lu  nous- 
même  cet  ouvrage,  nous  y  avons  trouvé  tout  d'abord  la  véri- 


LES    SYSTÈMES.    —    CHAPITRE    I.  449 

fication  de  cette  conjecture.  11  est  évident  que  le  Prince,  com- 
posé en  1513,  avait  pour  but  de  pénétrer  les  Médicis  de  cette 
idée,  que  leur  maison  était  appelée  à  réunir  Tltalie  entière 
sous  une  seule  main,  et  de  leur  indiquer  les  moyens  d'at- 
teindre ce  but  (1). 

Le  titre  et  la  forme  du  livre,  qui  semble  traiter  dupouvoir 
absolu  en  général,  ont  été  choisis  visiblement  par  des  motifs 
de  prudence.  Il  n'y  est  question  qu'en  passant  des  princes  hé- 
réditaires et  de  leur  gouvernement.  L'auteur  n'a  autre  chose 
en  vue  qu'un  usurpateur  italien.  11  faut  que  des  principautés 
soient  subjuguées,  des  dynasties  renversées,  la  noblesse 
féodale  abattue,  la  liberté  des  républiques  anéantie.  Vertus  du 
ciel  et  ruses  de  l'enfer,  prudence  et  audace,  bravoure  et  per- 
fidie, bonheur  et  hasard,  l'usurpateur  doit  tout  employer, 
tout  mettre  en  œuvre,  tout  tenter  pour  fonder  un  empire  ita- 
lien. Puis  on  lui  communique  un  secret  dont  la  puissance  a 
été  suffisamment  éprouvée  dans  les  trois  siècles  suivants  ;  c'est 
de  créer  une  armée  nationale,  à  laquelle  une  nouvelle  disci- 
pline, de  nouvelles  armes  et  une  nouvelle  tactique  assurent  la 
victoire  (2). 

Si  la  généralité  de  l'argumentation  laissait  subsister  encore 
quelques  doutes  sur  le  but  de  l'auteur,  le  dernier  chapitre  les 
dissiperait.  11  y  déclare  sans  détour  :  que  les  invasions  étran- 
gères et  le  morcellement  intérieur  sont  les  causes  principales 
de  tous  les  maux  de  l'Italie,  que  la  maison  de  Médicis,  entre 


(1)  Dans  un  voyage  en  Allemagne,  entrepris  pendant  l'impression  du 
présent  ouvrage,  l'auteur  a  appris  que  les  docteurs  Ranke  et  Gervinus  avaient 
porté  sur  le  PrinceXe.  même  jugement.  {Note  de  l'auteur.) 

—  A  ces  témoignages,  on  peut  ajouter  l'autorité  de  l'historien  anglais 
Macaulay,  qui,  dans  un  travail  récent,  explique  Machiavel  par  son  époque: 
nous  disons  explique,  car  il  y  a  de  ces  choses  qui  ne  se  justifieront  jamais. 

(H.  R.) 

(2)  Tout  ce  que  Machiavel  a  écrit  avant  et  après  le  Prince,  montre  qu'il 
agitait  de  tels  plans  dans  son  esprit.  Comment  expliquerait-on  sans  cela  que 
lui,  savant,  ambassadeur,  fonctionnaire  public,  qui  n'avait  jamais  exercé  le 
métier  des  armes,  se  soit  occupé  de  l'art  de  la  guerre,  à  ce  point  que  l'ou- 
vrage qu'il  a  composé  sur  celte  matière  a  excité  l'admiration  des  premiers 
capitaines  de  son  temps? 

29 


450  SYSTÈME   NATIONAL.    —    LIVRE  III. 

les  mains  de  laquelle  se  trouvaient  la  Toscane  et  l'État  de 
l'Église,  a  reçu  de  la  Providence  mission  d'accomplir  le  grand 
œuvre  ;  que  le  moment  est  favorable  pour  innover,  qu'un 
nouveau  Moïse  doit  surgir  pour  délivrer  son  peuple  de  la  ser- 
vitude d'Egypte  ;  enfin  que  rien  ne  procure  à  un  prince  plus 
d'autorité  et  de  gloire  que  de  grandes  entreprises  (l). 

Ce  qui  montre  que,  dans  les  autres  chapitres,  la  pensée  de 
l'ouvrage  doit  être  comprise  à  demi-mot,  c'est  le  langage  tenu 
par  l'auteur  dans  le  neuvième  touchant  l'État  de  l'Église. C'est 
ironiquement  qu'il  dit  que  les  ecclésiastiques  ont  des  terres  et 
qu'ils  ne  les  gouvernent  pas,  des  seigneuries  et  qu'ils  ne  les 
défendent  pas  ;  que  leurs  terres,  les  plus  heureuses  de  toutes, 
sont  directement  protégées  par  la  divine  Providence,  qu'il  se- 
rait téméraire  de  porter  à  leur  sujet  un  jugement.  11  est  clair 
qu'il  a  voulu  ainsi,  sans  se  compromettre,  donner  à  entendre 
qu'un  conquérant  hardi,  surtout  un  Médicis,  dont  le  pape 
était  le  parent,  ne  rencontrerait  pas  sur  ce  terrain  de  grands 
obstacles. 

Mais  comment,  avec  les  sentiments  républicains  de  Ma- 
chiavel, expliquer  les  conseils  qu'il  donne  à  son  usurpateur 
concernant  les  républiques?  Si  ce  républicain  zélé,  ce  grand 
penseur  et  ce  grand  écrivain,  ce  patriote  martyr  conseille  à 
l'usurpateur  futur  de  détruire  jusque  dans  ses  racines  la  li- 
berté des  républiques,  ne  doit-on  voir  chez  lui  que  le  désir  de 
gagner  les  bonnes  grâces  du  prince  auquel  son  livre  est  dédié 
et  de  poursuivre  des  avantages  personnels  ? 

On  ne  peut  nier  que  Machiavel,  à  l'époque  où  il  écrivait  le 
Prince j  était  dans  le  besoin,  qu'il  était  inquiet  de  son  avenir, 
qu'il  désirait  ardemment  et  qu'il  espérait  un  emploi  et  un 

(1)  Frédéric  le  Grand,  dans  son  Ânti- Machiavel,  ne  considère  le  Prince 
que  comme  un  traité  purement  théorique  sur  les  droits  et  sur  les  devoirs  des 
princes  en  général.  11  est  à  remarquer  qu'après  avoir  réfuté  Machiavel  cha- 
pitre par  chapitre,  il  ne  mentionne  même  pas  le  vingt-sixième  et  dernier, 
qui  a  pour  litre  :  Appel  pour  délivrer  l'Italie  des  étrangers,  et  qu'il  inter- 
cale un  chapitre  complètement  étranger  à  l'ouvrage  de  Machiavel,  intitulé  : 
Des  différents  modes  de  négociation  et  des  motifs  légitimes  de  déclarer  la 
guerre. 


LES  SYSTÈMES.    CHAPITRE   I.  451 

secours  des  Médicis.  Une  lettre  du  10  octobre  1515,  qu'il 
adressa  de  sa  pauvre  retraite  champêtre  à  son  ami  Vettori  à 
Florence,  met  ce  fait  hors  de  doute. 

Toutefois  on  a  de  sérieuses  raisons  de  penser  que,  par  cet 
écrit,  il  ne  recherchait  pas  seulement  la  faveur  des  Médicis, 
qu'il  ne  poursuivait  pas  un  but  purement  personnel,  mais 
qu'il  avait  en  vue  l'exécution  d'un  plan  d'usurpation,  d'un 
plan  qui  n'était  nullement  en  contradiction  avec  ses  sentiments 
républicains  et  patriotiques,  bien  que  la  moralité  de  notre 
époque  doive  le  réprouver  comme  impie.  Ses  ouvrages  et  sa 
correspondance  diplomatique  montrent  qu'il  connaissait  à  fond 
l'histoire  de  tous  les  États.  Un  regard  qui  plongeait  si  profon- 
dément dans  le  passé,  et  qui  dans  le  présent  avait  tant  de  clair- 
voyance, dut  aussi  voir  loin  dans  l'avenir.  Une  intelligence, 
qui,  dès  le  commencement  du  seizième  siècle,  comprenait  l'im- 
portance d'une  armée  nationale,  dut  aussi  reconnaître  que  le 
temps  des  petites  républiques  était  passé,  que  la  période  des 
grandes  monarchies  était  venue,  que  la  nationalité,  dans  l'état 
de  choses  existant  alors,  ne  pouvait  être  réalisée  que  par  l'usur- 
pation et  conservée  que  par  le  despotisme,  que  les  oligarchies 
aux  mains  desquelles  étaient  les  républiques  italiennes,  étaient 
le  plus  grand  obstacle  à  l'unité  nationale,  qu'il  fallait  par  con- 
séquent les  détruire,  et  que  la  liberté  dû  pays  renaîtrait  en- 
suite de  son  unité.  Evidemment,  Machiavel  livrait  au  despo- 
tisme, comme  une  proie,  la  liberté  usée  de  quelques  villes, 
dans  l'espoir  d'obtenir  à  l'aide  de  celui-ci  l'unité  nationale, 
et  d'assurer  par  là  aux  générations  futures  la  liberté  sous  une 
forme  plus  grande  et  plus  imposante. 

Le  premier  ouvrage  spécial  sur  l'économie  politique  qui 
ait  été  écrit  en  Italie  est  celui  d'Antonio  Serra,  de  Naples, 
Sur  les  moyens  de  faire  affluer  l'or  et  V argent  dans  les  royaumes, 

Say  et  Mac  Culloch  ne  paraissent  avoir  lu  de  ce  livre  que  le 
titre  ;  l'un  et  l'autre  l'écartent  dédaigneusement  en  faisant  la 
remarque  qu'il  n'y  est  question  que  de  la  monnaie  et  que 
l'auteur  a  commis  l'erreur  de  ne  voir  la  richesse  que  dans  les 
métaux  précieux.  S'ils  en  a  valent  lu  davantage  et  s'ils  l'avaient 


452  SYSTÈME   NATIONAL.    —   LIVRE   III. 

étudié,  peut-être  y  auraient-ils  puisé  d'utiles  leçons.  Antonio 
Serra,  bien  que  coupable  du  péché  de  considérer  l'abondance 
de  l'or  et  de  l'argent  comme  des  signes  de  richesse,  a  cepen- 
dant des  idées  assez  nettes  sur  l'origine  de  la  richesse.  11  met 
en  première  ligne,  il  est  vrai,  les  mines  comme  les  sources 
directes  des  métaux  précieux,  mais  il  rend  toute  justice  aux 
moyens  indirects  par  lesquels  on  les  obtient.  L'agriculture, 
l'industrie  manufacturière  et  le  commerce  sont  pour  lui  les 
sources  principales  de  la  richesse  nationale.  La  fertilité  du 
sol  est  une  source  certaine  de  prospérité,  mais  les  manufac- 
tures en  sont  une  autre  beaucoup  plus  abondante,  par  divers 
motifs,  mais  principalement  à  cause  du  vaste  commerce  au- 
quel elles  servent  de  base.  La  fécondité  de  ces  sources  dépend 
des  qualités  que  les  habitants  possèdent,  du  point  de  savoir, 
par  exemple,  s'ils  sont  laborieux,  actifs,  entreprenants,  éco- 
nomes, et  des  circonstances  naturelles  et  locales,  par  exem- 
ple, delà  situation  favorable  d'une  ville  pour  le  commerce 
maritime.  Au-dessus  de  toutes  ces  causes,  Serra  place  la 
forme  du  gouvernement,  l'ordre  public,  la  liberté  civile,  les 
garanties  politiques,  la  stabilité  des  lois.  «Un  pays  ne  peut 
prospérer,  dit-il,  si  chaque  nouveau  prince  peut  y  établir  de 
nouvelles  lois  ;  c'est  peut-être  pour  cela  que  les  Etats  du 
Saint-Père  sont  moins  florissants  que  d'autres  dont  le  gouver- 
nement et  la  législation  sont  plus  stables.  Voyez  comme  à 
Venise  la  durée  du  même  régime  depuis  des  siècles  influe  sur 
la  prospérité  publique.  »  Telle  est  la  substance  d'un  système 
d'économie  politique,  qui,  tout  en  ne  paraissant  avoir  d'autre 
objet  que  l'acquisition  des  métaux  précieux,  se  distingue, 
dans  l'ensemble,  par  le  naturel  et  par  le  bon  sens.  Évidem- 
ment l'ouvrage  de  J.-B.  Say,  qui  développe  d'ailleurs  des 
notions  économiques  dont  Antonio  Serra  n'avait  aucune  idée, 
est  très-inférieur  à  celui  de  Serra  dans  les  points  principaux 
et  notamment  dans  l'exacte  appréciation  du  régime  politique 
relativement  à  la  richesse  des  nations.  Si  Say  avait  étudié 
Serra  au  lieu  de  le  mettre  de  côté,  il  n'aurait  sans  doute  pas 
soutenu,  dans  la  première  page  de  son   Traité  d'économie 


LES    SYSTÈMES.   CHAPITRE  I.  453 

politique  [{) j  que  l'économie  politique  n'a  point  à  se  préoc- 
cuper de  la  constitution  des  Etats  ;  qu'on  a  vu  sous  toutes  les 
formes  de  gouvernement  des  nations  s'enrichir  et  se  ruiner  ; 
qu'il  importe  seulement  pour  un  pays  d'être  bien  administré. 
Nous  sommes  loin  de  vouloir  soutenir  la  supériorité  abso- 
lue d'une  forme  de  gouvernement  sur  toutes  les  autres.  Il 
suffît  de  jeter  un  coup  d'œil  sur  les  Etals  de  l'Amérique  du 
Sud  pour  se  convaincre  que  le  régime  démocratique,  chez  des 
peuples  qui  ne  sont  pas  encore  mûrs  àcet  égard,  peut  les  faire 
rétrograder  notablement  dans  leur  prospérité.  Il  suffit  de 
jeter  un  coup  d'œil  sur  la  Russie,  pour  reconnaître  que  des 
peuples  qui  se  trouvent  encore  à  un  degré  inférieur  de  culture 
peuvent  accomplir  sous  la  monarchie  absolue  les  progrès 
matériels  les  plus  signalés.  Mais  cela  ne  prouve  nullement 
qu'on  ait  vu,  sous  toutes  les  formes  de  gouvernement,  des 
nations  s'enrichir,  c'est-à-dire  atteindre  le  plus  haut  degré  de 
prospérité.  Bien  au  contraire,  l'histoire  enseigne  que  ce  de- 
gré de  prospérité  publique,  marqué  par  des  manufactures  et 
un  commerce  florissant,  ne  peut  être  atteint  que  dans  les  pays 
dont  la  constitution  politique,  qu'elle  s'appelle  république 
démocratique,  république  aristocratique  ou  monarchie  limi- 
tée, garantit  pleinement  aux  citoyens  la  liberté  personnelle  et 
la  sûreté  des  biens,  à  l'administration  l'activité  et  l'énergie 
dans  la  poursuite  des  intérêts  sociaux  avec  la  persévérance 
dans  ces  efforts.  Car,  dans  un  état  avancé  de  civilisation,  il 
s'agit  moins  d'être  bien  administré  pendant  quelque  temps, 
que  de  l'être  constamment  et  uniformément,  de  manière 
qu'une  administration  nouvelle  ne  détruise  pas  le  bien  que  sa 
devancière  a  fait,  que  trente  années  d'une  administration 
comme  celle  de  Colbert  ne  soient  pas  suivies  de  la  révocation 
de  l'édit  de  Nantes,  que,  durant  des  siècles,  on  persévère  dans 
un  seul  et  même  système,  et  qu'on  poursuive  un  seul  et  même 
but.  Ce  sont  les  constitutions  dans  lesquelles  les  intérêts  du 
pays  sont  représentés,  et  non  le  gouvernement  absolu  sous  le- 

(1)  Discours  préliminaire. 


454  SYSTÈME   NATIONAL.    —   LIVRE   III. 

quel  Tadminiptration  change  avec  la  personne  du  monarque, 
qui  assurent,  ainsi  qu'Antonio  Serra  le  remarque  avec  raison, 
cette  stabilité  administrative.  Il  existe,  d'ailleurs,  des  degrés 
de  culture  où  le  gouvernement  absolu  peut  être  beaucoup  plus 
favorable  et  l'est  généralement,  en  effet,  aux  progrès  matériels 
et  moraux  du  pays,  que  ne  le  serait  le  gouvernement  consti- 
tutionnel. Ce  sont  les  périodes  de  l'esclavage  et  du  servage,  de 
la  barbarie  et  de  la  superstition,  du  morcellement  national  et 
des  privilèges  de  caste.  Car  alors  la  constitution  garantit  la  du- 
rée, non  pas  seulement  aux  intérêts  nationaux,  mais  encore 
aux  abus  dominants,  tandis  qu'il  est  dans  l'intérêt  du  gouver- 
nement absolu  et  dans  sa  nature  d'extirper  ces  abus,  et  qu'il 
peut  faire  arriver  au  pouvoir  un  monarque  de  grande  énergie 
et  de  grandes  lumières,  qui  fasse  avancer  la  nation  de  plu- 
sieurs siècles  et  lui  ouvre  une  ère  indéfinie  d'indépendance  et 
de  progrès. 

Ainsi,  c'est  à  l'aide  d'un  lieu  commun,  qui  ne  renferme 
qu'une  vérité  relative,  que  J.-B.  Say  a  voulu  séparer  sa  doc- 
trine de  la  politique  (1).  Sans  doute  il  s'agit  avant  tout  pour 
un  pays  d'être  bien  administré  ;  mais  la  bonté  de  l'adminis- 
tration dépend  de  la  forme  du  gouvernement,  et  la  forme  du 
gouvernement  la  meilleure  est  évidemment  celle  qui  répond 
le  mieux  à  la  situation  morale  et  matérielle  du  pays,  aux  inté- 
rêts de  son  avenir.  On  a  vu  les  nations  avancer  sous  toutes  les 
formes  de  gouvernement,  mais  on  ne  les  a  vues  atteindre  un 
haut  degré  de  développement  économique,  que  là  où  la 
forme  du  gouvernement  garantissait  un  haut  degré  de  liberté 
et  de  puissance,  la  stabilité  dans  les  lois  et  dans  la  politique 
et  de  bonnes  institutions. 

Antonio  Serra  voit  la  nature  des  choses  telle  qu'elle  est,  et 

(1)  Bien  que  la  recherche  de  la  meilleure  forme  de  gouvernement  renlre 
dans  le  domaine  de  la  science  politique,  il  appartient  cependant  à  la  science 
économique  d'expliquer  en  quoi  la  forme  de  gouvernement  influe  sur  la 
production  et  sur  la  distribution  de  la  richesse.  C'est  probablement  par  réac- 
tion contre  les  physiocrates  ses  prédécesseurs  que  J.-B.  Say  s'est  abstenu  à 
cet  égard;  il  aura  voulu  séparer  nettement  deux  études  qu'ils  avaient  à  tort 
confondues.  (H.  R.) 


LES    SYSTÈMES.    —   CHAPITRE    I.  455 

non  à  travers  les  lunettes  d'un  système  préconçu  ou  d'un 
principe  unique  qu'il  veut  justifier  et  établir.  Il  compare  la 
situation  des  différents  États  de  l'Italie,  et  trouve  la  plus 
grande  richesse  là  où  existe  le  commerce  le  plus  actif,  là  où 
existe  une  industrie  manufacturière  avancée,  et  celle-ci  là  où 
existe  la  liberté  civile. 

Le  jugement  de  Beccaria  est  déjà  influencé  par  les  fausses 
maximes  des  physiocrales.  Cet  écrivain,  il  est  vrai,  a  décou- 
vert, soit  avant  Adam  Smith,  soit  en  même  temps  que  lui,  le 
principe  de  la  division  du  travail,  ou  bien  il  l'a  trouvé  dans 
Aristote  (1)  ;  il  le  pousse  même  plus  loin  qu'Adam  Smith, 
puisqu'il  ne  se  borne  pas,  comme  lui,  au  partage  des  tâches 
dans  une  seule  fabrique,  mais  qu'il  montre  comment  la  dis- 
tribution des  membres  de  la  société  en  différentes  industries 
enfante  la  prospérité  publique.  Néanmoins,  il  n'hésite  pas, 
avec  les  physiocrates,  à  soutenir  que  les  manufacturiers  ne 
sont  pas  productifs. 

Rien  de  plus  étroit  que  les  vues  du  grand  publiciste  Filan- 
gieri.  Imbu  d'un  faux  cosmopolitisme,  il  croit  que  l'Angle- 
terre, par  ses  restrictions  commerciales,  n'a  fait  que  donner 
une  prime  à  la  contrebande  et  diminuer  son  commerce. 

Verri,  qui  était  administrateur,  ne  pouvait  pas  se  tromper 
à  ce  point  ;  il  admet  qu'il  est  nécessaire  de  protéger  Tindus- 
trie  indigène  contre  la  concurrence  étrangère,  mais  il  ne  voit 
pas  ou  il  n'a  pas  osé  voir  que  cette  politique  suppose  la  gran- 
deur et  l'unité  du  pays. 

(1)  C'est  dans  Xénophon  ou  dans  Platon   qu'il   fallait  dire. 

(H.  R.) 


456  SYSTÈME   NATIONAL.    —   LIVRE    III. 


CHAPITRE  II. 

LE   SYSTÈME  INDUSTRIEL^   IMPROPREMENT   APPELÉ  PAR  L^ÉCOLE 
SYSTÈME  MERCANTILE    (1). 

Lorsque  les  grandes  nationalités  se  constituèrent  au  moyen 
de  réunions  de  peuples,  opérées  par  la  monarchie  hérédi- 
taire, et  de  la  centralisation  de  la  puissance  publique,  les 
manufactures,  le  commerce  et  la  navigation,  c'est-à-dire  les 
richesses  avec  la  puissance  maritime,  se  trouvaient  en  ma- 
jeure partie,  nous  l'avons  déjà  fait  voir,  entre  les  mains  de 
républiques  municipales  ou  de  confédérations  de  ces  républi- 
ques. Mais,  à  mesure  que  les  institutions  de  ces  grandes  na- 
tionalités se  développèrent,  orn  comprit  de  plus  en  plus  la 
nécessité  de  naturaliser  dans  le  pays  ces  éléments  essentiels  de 
puissance  et  de  richesse. 

Sentant  qu'ils  ne  pourraient  prendre  racine  ni  fleurir  que 
sur  le  terrain  de  la  liberté,  la  puissance  royale  favorisa  la 
liberté  municipale,  ainsi  que  les  corporations  dans  lesquelles 
elle  trouvait  de  plus  un  point  d'appui  contre  une  aristocratie 
féodale  jalouse  de  son  indépendance  et  hostile  à  l'unité  natio- 
nale. Toutefois  ce  moyen  fut  reconnu  insuffisant  ;  d'abord  les 
avantages  dont  les  particuliers  jouissaient  dans  les  villes  libres 

(1)  Par  le  système  mercantile  on  ne  doit  pas  entendre  un  système  conçu 
exclusivement  en  vue  des  intérêts  du  commerce,  [^'expression  générale  de 
marchands  désignait  chez  nous  tous  ceux  qui  exerçaient  une  industrie  dans 
une  ville,  les  manufacturiers  tout  comme  les  commerçants.  Adam  Smith 
a  donné  du  système  mercantile  la  définition  suivante  :  «  Son  objet  est  d'en- 
richir une  grande  nation  plutôt  par  Ife  commerce  et  les  manufactures  que 
par  la  culture  et  l'amélioration  des  terres,  plutôt  par  l'industrie  des  villes  que 
par  celle  des  campagnes.  »  C'est  donc,  on  le  voit,  mal  à  propos  que  List 
substitue  à  un  mot  depuis  longtemps  adopté  un  autre  terme  dont  la  signifi- 
cation est  moins  étendue.  Ce  dernier,  du  moins,  ne  s'applique  au  système 
qu'il  s'agit  de  dénommer  qu'autant  que  ce  système  encourageait  les  manu- 
factures. (H.  R.) 


LES   SYSTÈMES.    —   CHAPITRE   II.  457 

et  dans  les  républiques,  étaient  plus  considérables  que  ceux 
que  les  monarcbies  pouvaient  et  osaient  accorder  aux  habi- 
tants de  leurs  municipalités  ;  puis,  sous  le  régime  de  la  libre 
concurrence,  il  est  très-difficile,  impossible  même  à  un  pays 
qui  a  toujours  fait  de  l'agriculture  son  occupation  principale, 
de  déposséder  ceux  qui,  depuis  des  siècles,  sont  en  possession 
des  manufactures,  du  commerce  et  de  la  navigation  ;  enfin, 
au  sein  des  grandes  monarchies,  les  institutions  féodales 
mettaient  obstacle  au  développement  de  l'agriculture,  par 
conséquent  à  l'essor  des  manufactures.  C'est  ainsi  que  le 
cours  naturel  des  choses  a  conduit  les  grandes  monarchies  à 
restreindre  l'importation  des  produits  manufacturés,  le  com- 
merce et  la  navigation  de  l'étranger,  et  à  favoriser  les  manu- 
factures, le  commerce  et  la  navigation  du  pays. 

Tandis  que,  jusque-là,  les  taxes  étaient  établies  principale- 
ment sur  l'exportation  des  matières  brutes,  elles  frappèrent 
alors  principalement  l'importation  des  produits  fabriqués. 
Les  avantages  qui  s'ensuivaient  décidèrent  les  négociants,  les 
marins,  les  fabricants  des  villes  et  des  pays  plus  avancés  à 
passer  avec  leurs  capitaux  dans  les  grandes  monarchies  où  ils 
stimulèrent  l'esprit  d'entreprise  chez  les  nationaux.  La  nais- 
sance de  l'industrie  fut  promptement  suivie  de  celle  de  la 
liberlé.  L'aristocratie  féodale  se  vit  obligée,  dans  son  propre 
intérêt,  à  des  concessions  envers  la  population  industrielle  et 
commerçante  aussi  bien  qu'envers  la  population  rurale.  De 
là  des  progrès  dans  l'agriculture,  qui  réagirent  favorable- 
ment à  leur  tour  sur  les  deux  autres  facteurs  de  la  richesse 
nationale.  Nous  avons  montré  comment,  à  l'aide  de  ce 
système  et  de  la  réformation,  l'Angleterre  a  grandi  de  siècle 
en  siècle  en  forces  productives,  en  liberté  et  en  puissance. 
Nous  avons  exposé  comment  en  France  ce  même  système  a 
été  quelque  temps  imité  avec  succès,  mais  comment  il  y  a 
échoué  faute  d'une  réforme  des  institutions  féodales,  du  clergé 
et  de  la  monarchie  absolue.  Nous  avons  fait  voir  que  la  natio- 
nalité polonaise  avait  péri,  parce  que  la  monarchie  élective  ne 
possédait  pas  assez  d'influence  ni  de  stabilité  pour  faire  surgir 


458  SYSTÈME    NATIONAL. LIVRE    III. 

par  ce  moyen  une  bourgeoisie  puissante  et  pour  réformer 
raristocratie  féodale. 

Sous  l'influence  d'une  telle  politique,  à  la  place  de  la  cité 
commerçante  et  manufacturière  et  de  la  province  agricole,  le 
plus  souvent  sans  lien  politique  avec  elle,  on  vit  apparaître 
la  nation,  formant  un  ensemble  harmonieux  et  complet  en 
soi,  dans  laquelle,  d'une  part,  les  dissonances  qui  avaient 
existé  entre  la  monarchie,  l'aristocratie  féodale  et  la  bour- 
geoisie se  changèrent  en  un  accord  satisfaisant,  et,  de  l'autre, 
l'agriculture,  l'industrie  manufacturière  et  le  commerce  en- 
tretinrent les  plus  intimes  relations.  Ge  fut  là  un  état  social 
infiniment  plus  parfait  que  le  précédent ,  car  l'industrie  ma- 
nufacturière, jusque-là  resserrée  dans  les  étroites  limites  de 
la  république  municipale,  s'étendait  à  un  vaste  territoire  ; 
toutes  les  ressources  qui  s'y  trouvaient  y  étaient  placées  à  sa 
disposition  ;  la  division  du  travail  et  l'association  des  forces 
productives,  dans  les  diverses  branches  de  l'industrie  manu- 
facturière comme  dans  l'agriculture,  se  réalisaient  sur  une 
bien  plus  grande  échelle  ;  la  classe  nombreuse  des  cultiva- 
teurs était  politiquement  et  commercialement  mise  en  contact 
avec  les  manufacturiers  et  les  négociants,  et  ainsi  la  paix 
perpétuelle  pour  ainsi  dire  établie  entre  eux,  l'action  récipro- 
que de  l'agriculture  et  de  l'industrie  manufacturière  pour 
jamais  assurée,  enfin  les  cultivateurs  admis  à  tous  les  avan- 
tages qui  accompagnent  les  manufactures  et  le  commerce. 
Le  pays  à  la  fois  agriculteur,  manufacturier  et  commerçant 
est  une  ville  qui  embrasse  toute  une  contrée,  ou  une  campagne 
élevée  au  rang  de  ville.  En  même  temps  que  la  production 
matérielle  augmentait  sous  les  auspices  de  cette  association, 
les  forces  morales  ne  pouvaient  manquer  de  se  développer, 
les  institutions  politiques  de  se  perfectionner,  les  revenus 
publics,  les  moyens  de  défense  et  la  population  de  s'accroître. 
Aussi  la  nation  qui  la  première  a  complètement  réalisé  l'Etat 
à  la  fois  agriculteur,  manufacturier  et  commerçant,  est-elle 
aujourd'hui,  sous  tous  ces  rapports,  à  la  tête  des  autres 
nations. 


LES   SYSTÈMES.  CHAPITRE    II.  459 

Le  système  industriel  ne  fut  point  mis  d'abord  par  écrit,  il 
ne  fut  point  imaginé  par  des  écrivains  ;  il  fut  purement  et 
simplement  appliqué  jusqu'à  Steuart  qui  l'a  retracé  en  grande 
partie  d'après  la  pratique  de  l'Angleterre  (1),  de  même 
qu'Antonio  Serra  avait  pris  dans  l'histoire  de  Venise  les  élé- 
ments de  son  propre  système.  Le  livre  de  Steuart,  d'ailleurs, 
n'est  pas  à  proprement  parler  une  œuvre  scientifique.  La 
monnaie,  les  banques,  la  circulation  du  papier,  les  crises 
commerciales,  la  balance  du  commerce  et  la  population 
en  remplissent  la  plus  grande  partie  ;  les  développements 
de  Steuart  sur  ces  matières  sont  aujourd'hui  encore  instruc- 
tifs à  plus  d'un  égard,  mais  présentés  avec  peu  de  suite  et 
d'intelligence;  la  même  idée  y  est  répétée  jusqu'à  dix  fois. 
Les  autres  parties  de  l'économie  politique  sont  superficielle- 
ment traitées  ou  complètement  omises.  Ni  les  forces  produc- 
tives ni  les  éléments  du  prix  des  choses  n'y  sont  approfondis. 
L'auteur  n'a  jamais  devant  les  yeux  que  l'expérience  et  la 
situation  de  l'Angleterre.  Son  livre  en  un  mot  offre  tous  les 
mérites  et  tous  les  défauts  de  la  pratique  anglaise  et  de  celle 
de  Colbert. 

Voici  en  quoi  consistent  les  mérites  du  système  industriel 
TÎs-à-vis  des  systèmes  qui  lui  ont  succédé  : 

1**  Il  comprend  l'importance  des  manufactures  et  leur  in- 
fluence sur  l'agriculture,  sur  le  commerce  et  sur  la  navigation 
du  pays,  et  il  les  reconnaît  franchement  ; 

2°  Il  choisit  en  général  le  bon  moyen  pour  créer  l'industrie 
manufacturière  dans  la  nation  mûre  à  cet  effet  (2)  ; 


(1)  Ce  système  a  eu  pour  organes,  au  siècle  dernier,  en  France  Melon  et 
Forbonnais,  outre-Rhin  J.  G.  Buscli,  de  Hambourg,  que  les  Allemands  citent 
encore  aujourd'hui  avec  respect  comme  le  fondateur  de  la  science  dans  leur 
pays.  (H.  R.) 

(2)  Voici  ce  que  dit  Steuart,  livre  I",  chap.  xxix  :  «  Pour  l'avancement  de 
l'industrie,  un  homme  d'État  doit  agir  aussi  bien  que  permettre,  il  doit 
protéger.  La  fabrication  des  laines  aurait-elle  jamais  pu  être  introduite  en 
France  par  la  seule  considération  des  avantages  que  la  France  en  a  retirés, 
si  le  roi  n'avait  pas  entrepris  de  la  soutenir,  en  accordant  divers  privi- 
lèges aux  fabricants  et   en  prohibant  sévèrement  les  draps  étrangers?  Y 


460  SYSTÈME    NATIONAL.    LIVRE    III. 

3°  Il  prend  l'idée  de  nation  pour  point  de  départ,  et  consi-1 
dérant  les  nations  comme  des  unités,  il  tient  compte  partout 
des  intérêts  nationaux. 

Voici  maintenant  les  points  principaux  par  lesquels  pèche 
ce  système  : 

1°  En  général,  il  n'a  pas  une  notion  exacte  du  principe  de 
l'éducation  industrielle  du  pays  ni  des  conditions  de  son 
application  ; 

2°  11  provoque  par  conséquent  de  la  part  de  peuples  qui 
vivent  sous  un  climat  contraire  aux  manufactures,  d'États 
trop  petits  ou  trop  peu  avancés,  une  imitation  mal  entendue 
du  système  protecteur  ; 

3°  Il  veut,  au  détriment  de  l'agriculture,  étendre  la  protec- 
tion aux  matières  brutes,  bien  que  l'agriculture  soit  suffisam- 
ment protégée  par  la  nature  des  choses  contre  la  concurrence 
étrangère  ; 

4°  11  veut,  au  détriment  de  l'agriculture  et  contre  toute 
justice,  favoriser  les  manufactures  en  entravant  l'exportation 
des  matières  brutes  ; 

5"  Il  n'enseigne  pas  à  la  nation  parvenue  à  la  suprématie 
manufacturière  et  commerciale  qu'elle  doit  ouvrir  son  marché 
à  la  libre  concurrence  pour  préserver  de  l'indolence  ses  ma- 
nufacturiers et  ses  négociants  ; 

6°  Dans  la  poursuite  exclusive  du  but  politique,  il  mécon- 
naît les  relations  cosmopolites  des  nations  entre  elles,  et  le  but 
du  genre  humain  ;  il  entraîne  ainsi  les  gouvernements  à 
adopter  la  prohibition  là  où  la  protection  aurait  suffi,  ou  à 
établir  des  droits  prohibitifs  là  où  des  droits  modérés  auraient 
mieux  convenu  ; 

7°  Enfin,  par  cet  oubli  complet  du  principe  cosmopolite, 
il  ne  voit  pas  dans  l'union  future  de  tous  les  peuples,  dans 
rétablissement  de  la  paix  perpétuelle  et  de  la  liberté  générale 
du  commerce ,  le  but  vers  lequel  tous  les  peuples  doivent 

a-l-il  d'autres  moyens  d'établir  en  quelque  lieu  que  ce  soit  une  nouvelle 
fabrication  ?  » 


LES    SYSTÈMES.    —    CHAPITRE    II.  461 

tendre  et  dont  ils  doivent  de  plus  en  plus  se  rapprocher  (1). 

Les  écoles  modernes  ont  injustement  reproché  à  ce  système 
de  ne  reconnaître  d'autres  richesses  que  les  métaux  précieux, 
bien  que  ce  ne  soient  que  des  marchandises  comme  toutes 
les  autres,  et  d'avoir  pour  maxime  de  vendre  le  plus  possible 
aux  autres  pays  en  leur  achetant  le  moins  possible. 

Pour  ce  qui  est  du  premier  reproche,  on  ne  peut  soutenir 
ni  de  l'administration  de  Golbert  ni  de  celle  des  Anglais  depuis 
Georges  P%  qu'elles  aient  attaché  un  si  haut  prix  aux  importa- 
tions de  métaux  précieux.  Encourager  les  manufactures,  la 
navigation  et  le  commerce  extérieur  du  pays,  tel  était  l'objet 
de  leur  politique  commerciale,  politique  qui  avait  ses  défauts, 
mais  qui,  dans  l'ensemble,  a  produit  des  résultats  considé- 
rables. Nous  avons  vu  que,  depuis  le  traité  de  Méthuen,  les 
Anglais  exportaient  annuellement  dans  les  Indes  orientales  de 
grandes  quantités  de  métaux  précieux,  sans  considérer  ces 
envois  comme  un  mal. 

Lorsque  les  ministres  de  Georges  P""  prohibèrent  en  1721 
l'importation  des  tissus  de  coton  et  des  tissus  de  soie  de 
l'Inde,  ils  ne  dirent  pas  qu'il  s'agissait  pour  une  nation  de 
vendre  le  plus  possible  à  l'étranger  et  de  lui  acheter  le  moins 
possible  ;  cette  absurdité  fut  ajoutée  au  système  industriel  par 
une  école  postérieure  ;  ils  déclarèrent  qu'une  nation  ne  pou- 
vait parvenir  à  la  puissance  et  à  la  richesse  quen  exportant 
les  produits  de  ses  fabriques  et  en  important  des  matières  brutes 
et  des  denrées  alimentaires.  L'Angleterre  a  jusqu'ici  suivi 
cette  maxime,  et  c'est  en  la  suivant  qu'elle  est  devenue  puis- 
sante et  riche;  cette  maxime  est  la  seule  vraie  pour  un  pays 

y 

(1)  Ce  reproche  est-il  mérité?  Ést-il  vrai  que  la  pratique  administrative 
ne  se  préoccupe  que  du  moyen,  qui  est  la  restriction,  et  n'aperçoive  pas  le 
but  qui  est  la  liberté?  On  ne  peut  le  dire  du  moins  de  l'administrateur  qui  a 
personnifié  pendant  une  assez  longue  période  le  système  prolecteur  de  la 
France;  M.  de  Saint-Cricq  ne  considérait  pas  la  protection  comme  éter- 
nelle; en  présentant  le  projet  de  loi  de  douane  de  1829,  il  déclarait  nettement 
qu'il  fallait  tendre  vers  la  liberté  commerciale  ;  et  telle  a  été,  il  convient  de 
l'ajouter,  la  doctrine  constante  de  l'administration  française  depuis  cette 
époque.  (H.    R  ) 


462  SYSTÈME   NATIONAL.    —   LIVRE    III. 

de  civilisation  ancienne  dont  l'agriculture  a  déjà  atteint  un 
haut  degré  de  développement  (1). 


CHAPITRE  III. 

l'École  physiocratique  ou  le  système  agricole. 

Si  la  grande  tentative  de  Colbert  avait  réussi,  si  la  révoca- 
tion de  l'édit  de  Nantes,  le  faste  de  Louis  XIV  et  sa  passion 
pour  la  gloire,  les  débauches  et  les  dissipations  de  son  suc- 
cesseur n'avaient  pas  étoufïé  les  germes  que  Colbert  avait 
semés,  si,  en  conséquence,  il  s'était  formé  en  France  une 

(1)  L'opinion  vulgaire  qui  attachait  un  prix  exagéré  à  la  possession  des 
métaux  précieux  est  fort  ancienne,  on  la  retrouve  chez  les  écrivains  de  l'an- 
tiquité, et  elle  ne  peut  être  imputée  au  système  mercantile,  qui  n'a  pas  su,  il 
est  vrai,  s'élever  au-dessus  d'elle,  mais  qui,  cependant,  a  provoqué  la  levée 
des  restrictions  et  la  sortie  du  numéraire,  quand  ce  numéraire  était  em- 
ployé dans  le  commerce  des  Indes  orientales.  Les  erreurs  de  nos  aïeux  en 
matière  d  industrie  et  de  commerce  jusqu'à  l'avènement  de  la  science  éco- 
nomique ont  été  nombreuses;  on  les  trouve  en  quelque  sorte  résumées  dans 
un  passag-e  de  l'ouvrage  le  plus  populaire  de  François  Bacon,  ses  Essais  de 
morale  et  de  politique,  où  elles  sont  mêlées  à  des  vérités  :  «  Les  moyens  qui 
peuvent  diminuer  la  pauvreté  dans  un  Etat  consistent  à  dégager  toutes  les 
routes  du  commerce,  à  lui  en  ouvrir  de  nouvelles  et  à  en  bien  régler  la  ba- 
lance, à  encourager  les  manufactures,  à  bannir  l'oisiveté,  à  mettre  un  frein 
au  luxe  et  aux  dépenses  ruineuses  par  des  lois  somptuaires,  et  à  encourager 
aussi  par  des  récompenses  et  par  de  bonnes  lois  les  perfectionnements  agri- 
coles, à  régler  le  prix  des  denrées,  à  modérer  les  taxes Une   nation  ne 

peut  s'accroître,  par  rapport  aux  richesses,  qu'aux  dépens  des  autres,  attendu 
que,  ce  qu'elle  gagne,  il  faut  bien  que  quelqu'un  le  perde.  Or,  il  est  trois 
sortes  de  choses  qu'une  nation  peut  vendre  à  une  autre,  savoir,  le  produit 
brut,  le  produit  manufacturé  et  le  prêt.  Lorsque  ces  trois  roues  principales 
tournent  avec  aisance,  les  richesses  affluent  dans  le  pays.  Quelquefois,  sui- 
van.t  l'expression  du  poète,  le  travail  a  plus  de  prix  que  la  matière;  je  veux 
dire  que  le  prix  de  la  main-d'œuvre  ou  du  transport  excède  souvent  celui  de 
la  matière  première  et  enrichit  plus  promptement  un  État.  C'est  ce  dont 
nous  voyons  un  exemple  éclatant  dans  les  Pays-Bas.  »  Toutes  les  hérésies 
économiques  contenues  dans  ces  lignes  constituent  elles  ce  qu'on  appelle  le 
système  mercantile?  c'est  une  affaire  de  définition.  Ce  qui  caractérise  essen- 


'i-  LES    SYSTÈMES. CHAPITRE    III.  463 

classe  de  riches  manufacturiers  et  de  riches  négociants,  si 
d'heureuses  conjonctures  avaient  fait  passer  les  biens  du 
clergé  aux  mains  de  la  bourgeoisie,  et  qu'ainsi  eût  surgi  une 
seconde  chambre  énergique  sous  l'influence  de  laquelle  l'aris- 
tocratie féodale  eût  été  réformée,  le  système  physiocratique 
n'aurait  peut-être  pas  vu  le  jour.  Evidemment  ce  système 
avait  été  conçu  d'après  la  situation  de  la  France  à  l'époque 
où  il  apparut,  et  calculé  uniquement  pour  cet  Etat. 

La  plus  grande  partie  du  sol,  en  France,  était  alors  entre  les 
mains  du  clergé  et  de  la  noblesse.  Les  paysans  qui  le  cultivaient 

liellementce  système,  c'est,  comme  le  dit  Adam  Smith,  de  chercher  à  enri- 
chir les  sociétés  particulièrement  à  l'aide  des  manufactures  et  du  commerce  ; 
et  l'état  social  de  l'Europe  avant  1789  explique  suffisamment  une  préférence 
qui  n'a  plus  de  sens  aujourd'hui;  celte  tendance  de  la  pratique  qui  résul- 
tait de  la  nature  des  choses  a  trouvé  ses  théoriciens  inexpérimentés,  dont  les 
doctrines  n'ont  exercé  d'ailleurs  sur  elle  que  peu  d'influence;  caries  restric- 
tions commerciales  ont  été  provoquées  par  l'iniérêt  bien  ou  mal  entendu  du 
travail  du  pays  et  par  les  haines  nationales  beaucoup  plus  souvent  que  par 
la  théorie  de  la  balance  du  commerce.  Le  grand  moyen  du  système  mercan- 
tile, ou  la  protection  douanière,  a  survécu  à  cette  théorie  aujourd'hui  dé- 
criée, et  il  a  peut-être  encore  plus  d'avenir  que  beaucoup  d'économistes  ne  le 
supposent.  Quoi  qu'il  en  soit,  la  science  doit  faire  une  certaine  part  à  ce 
qui  a  occupé  et  à  ce  qui  occupe  encore  dans  les  faits  une  si  large  place. 

(H.   R.) 

—  Quelles  qu'aient  été  les  erreurs  et  les  absurdités  du  système  mercantile 
tel  qu'il  a  été  pratiqué  par  les  hommes  d'État  de  l'Angleterre  durant  les 
deux  derniers  siècles,  elles  ne  sont  pas  comparables  aux  erreurs  et  aux  ab- 
surdités de  la  théorie  actuellement  en  vogue,  telle  qu'elle  a  été  développée 
par  les  économistes.  Les  deux  systèmes  exagèrent  l'importance  du  com- 
merce, et  en,  font  un  agent  principal  dans  la  production  de  la  richesse.  Ils 
oublient  que  le  commerce  n'est  que  le  serviteur  de  l'industrie,  l'agent  de  la 
distribution  des  produits  de  celle-ci.  Le  système  mercantile  a  sur  l'école  mo- 
derne cet  avantage,  qu'il  employait  les  restrictions  commerciales  pour  pro- 
téger et  pour  encourager  l'industrie,  tandis  que  l'école  ne  demande  autre 
chose  que  des  opérations  de  négociants  affranchis  de  toute  entrave  et  libres 
de  faire  tout  ce  que  l'amour  du  gain  peut  leur  conseiller.  Si  l'ancien  sys- 
tème a  été  appelé  système  mercantile,  le  nouveau  devrait  être  désigné  par 
le  nom  de  système  commercial,  comme  étant,  en  réalité,  beaucoup  plus  com- 
mercial que  le  premier.  Il  remet.les  intérêts  de  l'industrie,  les  intérêts  ma- 
tériels du  pays  en  général,  aux  mains  des  négociants. 

Nous  espérons  que  le  temps  n'est  pas  éloigné  où  le  système  industriel  sera 
inauguré,  non-seulement  pour  la  production  de  la  richesse,  mais  pour  le 
développement  du  bien-être  de  l'homme,  ainsi  que  des  ressources  et  de  la 
puissance  de  la  nation.  (S.  Colwell.) 


464  SYSTÈME    NATIONAL.    LIVRE    Ilï.  "*;' 

languissaient  dans  le  servage  et  dans  la  sujétion  personnelle, 
en  proie  à  la  superstition,  à  l'ignorance,  à  la  paresse  et  à  la 
misère.  Ceux  entre  les  mains  desquels  se  trouvaient  les  ins- 
truments de  la  production,  tout  entiers  à  la  poursuite  des  fri- 
volités, n'avaient  ni  l'intelligence  ni  le  goût  de  l'agriculture; 
ceux  qui  conduisaient  la  charrue  étaient  dépourvus  de  toutes 
ressources  intellectuelles  ou  matérielles  pour  les  améliorations 
agricoles.  L'oppression  sous  laquelle  les  institutions  féodales 
faisaient  gémir  l'agriculture  était  aggravée  par  les  insa- 
tiables exigences  de  la  monarchie  envers  les  producteurs, 
exigences  d'autant  plus  difficiles  à  satisfaire  que  la  noblesse  et 
le  clergé  étaient  exempts  d'impôts.  Dans  de  pareilles  circon- 
stances, les  industries  les  plus  importantes,  c'est-à-dire  celles* 
qui  se  basent  sur  la  production  agricole  du  pays  et  sur  la 
consommation  de  la  grande  masse  de  la  population,  ne  pou- 
vaient pas  fleurir  ;  celles-là  seules  pouvaient  prospérer,  qui 
fournissaient  des  objets  de  luxe  aux  classes  privilégiées.  Le 
commerce  extérieur  était  borné  par  l'impuissance  où  se  trou- 
vaient les  producteurs  matériels  de  consommer  de  fortes 
quantités  de  denrées  de  la  zone  torride  et  de  les  solder  avec 
l'excédant  de  leurs  produits  ;  le  commerce  intérieur  était 
étouffé  par  les  douanes  provinciales. 

Il  est  fort  naturel,  dans  un  tel  état  de  choses,  que  des  pen- 
seurs, après  avoir  réfléchi  sur  les  causes  de  la  misère  qui 
régnait,  aient  été  convaincus  que,  tant  que  l'agriculture  ne^ 
serait  pas  délivrée  de  ses  chaînes,  tant  que  les  possesseurs  du 
sol  et  des  capitaux  ne  s'intéresseraient  pas  à  elle,  que  les 
paysans  resteraient  plongés  dans  la  sujétion  personnelle,  dans 
la  superstition,  dans  la  paresse  et  dans  l'ignorance,  que  les 
impôts  ne  seraient  pas  diminués  et  répartis  avec  équité,  que 
les  barrières  intérieures  subsisteraient  et  que  le  commerce 
extérieur  ne  fleurirait  pas,  le  pays  ne  pouvait  pas  prospérer. 

Mais  ces  penseurs  étaient  médecins  du  monarque  et  de  la 
cour,  protégés  et  amis  intimes  de  la  noblesse  et  du  clergé  ;  ils 
ne  voulaient  pas  faire  une  guerre  ouverte  à  la  puissance 
absolue,  pas  plus  qu'au  clergé  et  à  la  noblesse.  Il  ne  leur  restait 


LES   SYSTÈMES.    —    CHAPITRE    III.  465 

donc  d'autre  expédient  que  d'envelopper  leur  plan  de  réforme 
dans  les  ténèbres  d'un  système  abstrus,  de  même  qu'avant  et 
après  eux  des  idées  de  réforme  politique  et  religieuse  se  sont 
couvertes  du  voile  de  systèmes  philosophiques.  A  l'exemple 
des  philosophes  de  leur  époque  et  de  leur  pays,  qui,  au  milieu 
de  la  décomposition  de  la  France,  cherchaient  une  consolation 
dans  le  vaste  champ  de  la  philanthropie  et  du  cosmopolitisme, 
à  peu  près  comme  un  père  de  famille  ruiné  et  au  désespoir  va 
chercher  des  distractions  au   cabaret,  les  physiocrates  s'en- 
gouèrent du  principe  cosmopolite  de  la  liberté  du  commerce 
comme  d'une  panacée  qui  devait  guérir  tous  les  maux  du 
pays.  Après  avoir  recueilli  cette  idée  dans  les  espaces,  ils 
creusèrent  profondément,  et  ils  trouvèrent  dans  le  revenu  net 
du  sol  une  base  conforme  à  leurs  vues.  Alors  fut  construit  le 
système  :  «  Le  soi  seul  donne  nn  revenu  net,  donc  l'agricul- 
ture est  la  source  unique  de  la  richesse,  »  maxime  d'où  se 
déduisaient  d'importantes  conséquences.  D'abord  tout  l'édifice 
féodal  devait  crouler,  et  cela  dans  l'intérêt  des  propriétaires 
fonciers  eux-mêmes,  puis  tous  les  impôts  devaient  être  établis 
sur  le  sol,  comme  sur  la  source  de  toute  richesse,  et  ainsi 
prenait  fm  l'immunité  de  la  noblesse  et  du  clergé  ;  enfin  les 
fabricants  formaient  une  classe  improductive,  qui  n'avait  point 
de  taxe  à  payer,  mais  point  de  titres  non  plus  à  la  protection 
de  l'Etat,  ce  qui  entraînait  l'abolition  des  douanes. 

En  un  mot,  on  recourut  aux  arguments  et  aux  allégations 
les  plus  absurdes  pour  prouver  les  grandes  vérités  qu'on  avait 
entrepris  d'établir. 

De  la  nation,  de  son  degré  de  culture  et  de  sa  situation  vis- 
à-vis  des  autres  peuples,  il  ne  pouvait  être  question  ;  V Encyclo- 
pédie méthodique  l'enseigne,  le  bien-être  de  l'individu  dépend 
de  celui  du  genre  humain.  Il  n'y  avait,  par  conséquent,  plus 
de  nations,  plus  de  guerres,  plus  de  restrictions  commerciales 
de  la  part  de  l'étranger;  l'histoire  et  l'expérience  étaient  mé- 
connues ou  détigurées. 

On  trouvait  dans  ce  système  le  grand  avantage  de  paraître 
combattre  contre  le  système  de  Golbert  et  contre  les  privi- 

30 


466  SYSTÈME   NATIONAL.    —    LIVRE    III. 

léges  des  manufacturiers  en  faveur  des  propriétaires  du  sol, 
tandis  que  les  coups  portaient  principalement  sur  les  privilèges 
de  ces  derniers.  Le  pauvre  Colbert  était  seul  responsable  du 
triste  état  de  l'agriculture  française,  quand  tout  le  monde 
savait  que  la  France  ne  possédait  une  grande  industrie  que  de- 
puis Colbert,  et  que  le  bon  sens  le  plus  vulgaire  comprend 
que  les  manufactures  sont  le  principal  moyen  de  faire  fleurir 
l'agriculture  et  le  commerce. 

La  révocation  de  l'édit  de  Nantes,  les  guerres  étourdies  de 
Louis  XIV  et  les  prodigalités  de  Louis  XV  étaient  complète- 
ment oubliées. 

Quesnay  a,  dans  ses  ouvrages,  reproduit  et  réfuté  une  à 
une  les  objections  que  son  système  avait  rencontrées  ;  on  s'é- 
tonne de  tout  ce  qu'il  met  de  bon  sens  dans  la  bouche  de  ses 
adversaires,  et  de  tout  ce  qu'il  leur  oppose  d'absurdité  mys- 
tique. Toute  cette  absurdité,  néanmoins,  était  réputée 
sagesse  par  les  contemporains  du  réformateur,  parce  que 
la  tendance  de  son  système  répondait  à  la  situation  de  la 
France  d'alors  ainsi  qu'au  penchant  cosmopolite  du  dix-hui- 
tième siècle  (1). 

(1)  «  Qu'on  maintienne  Tenlière  liberté  du  commerce,  car  la  police  du 
commerce  intérieur  et  extérieur  la  plus  sûre,  la  plus  exacte,  la  plus  profi- 
table à  la  nation  et  à  l'Étal,  consiste  dans  la  pleine  liberté  de  la  concur- 
rence. »  Telle  esl  la  25^  des  Maximes  gfeneVa/es  de  Quesnay.  J'ai  déjà  fait  obser- 
ver dans  une  note  précédente  que  la  république  universelle  dont  il  parle  ne 
s'entend  que  des  commerçants,  qu'il  distingue  des  nations  auxquelles  ils  ap- 
partiennent; son  disciple  Dupont  de  Nemours  a  dit  quelque  part,  il  est  vrai, 
que  «  exactement  parlant,  il  n'existe  dans  le  monde  qu'une  seule  société 
humaine,  »  et,  d'après  Turgot,  «  quiconque  n'oublie  pas  qu'il  y  a  des  États 
politiques  séparés  les  uns  des  autres  et  constitués  diversement,  ne  traitera 
jamais  bien  aucune  question  d'économie  politique;  »  mais  ce  n'est  pas  celle 
pensée  cosmopolite  qui  a  dicté  la  maxime  du  maître  en  faveur  de  la  liberté 
absolue  du  commerce  international.  Ce  n'est  pas  davantage  une  appréciation 
scientifique  du  commerce  extérieur,  en  tant  qu'il  opère  sur  le  globe  une 
division  meilleure  du  travail  et  qu'il  multiplie  nos  jouissances.  Pour  Ques- 
nay, le  commerce  extérieur  est  «  un  pis  aller  pour  les  nations  auxquelles  le 
commerce  intérieur  ne  suffit  pas  pour  débiter  avantageusement  les  produc- 
tions de  leur  pays.  »  Il  voit  surtout  dans  la  liberté  du  commerce  extérieur  un 
moyen  d'assurer  un  prix  élevé  aux  produits  agricoles,  et  de  diminuer,  par  la 
concurrence,  les  salaires  que,  suivant  lui,  les  agriculteurs  paient  aux  ma- 


LES   SYSTÈxMES.    —   CHAPITRE    IV.  467 


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CHAPITRE  IV. 

LE    SYSTÈME    DE   LA    VALEUR    ÉCHANGEABLE,    APPELÉ    A    TORT 

PAR  l'École  système  industriel  (1). 

La  doctrine  d'Adam  Smith  en  matière  de  commerce  inter- 
national n'est  qu'une  continuation  de  celle  des  physiocrates. 
Comme  celle-ci,  elle  ignore  la  nationalité,  elle  exclut  presque 

nufacluriers  et  aux  commerçants.  Quesnay  est  mieux  inspiré  lorsque,  s'al- 
taquant  à  un  préjugé  grossier  qui  subsistait  encore  de  son  temps,  il  s'écrie 
dans  son  Dialogue  sur  le  commerce  :  «  Cessez  d'envisager  le  commerce  entre 
les  nations  comme  un  état  de  guerre  et  comme  un  pillage  sur  l'ennemi,  et 
persuadez-vous  enfin  qu'il  ne  vous  est  pas  possible  d'accroître  vos  richesses 
aux  dépens  d'autrui  par  le  commerce.  » 

Le  jugement  qu'il  porte  sur  l'administration  de  Colbert  est  des  plus 
légers  et  des  plus  injustes  ;  mais  c'est  par  inadvertance  que  List  reproche 
au  chef  de  l'école  physiocratique  d'avoir  oublié  la  révocation  de  l'édit  de 
Nantes,  Quesnay  dit  en  propres  termes,  dans  le  même  paragraphe  où  il 
accuse  Colbert  d'avoir  provoqué  la  destruction  de  tous  les  revenus  du  pays: 
«  Diverses  causes  d'émigration  des  hommes  et  des  richesses  hâtèrent  les 
progrès  de  cette  destruction;  »  et  une  de  ses  Maximes,  ainsi  formulée: 
«  Qu'on  évite  la  désertion  des  habitants  qui  emporteraient  leurs  richesses 
hors  du  royaume,  »  témoigne  que  la  grande  faute  de  Louis  XIV  était  présente 
à  sa  mémoire. 

Quels  qu'aient  été,  du  reste,  les  torts  et  les  erreurs  des  physiocrates,  nous 
ne  saurions  avoir  à  leur  égard  trop  de  reconnaissance  pour  les  services  qu'ils 
ont  rendus  au  pays  en  préparant  quelques-uns  des  résultats  les  plus  féconds 
delà  révolution  française,  et  pour  les  éléments  précieux  que  leur  système  a 
laissés  à  la  science  positive  de  l'économie  politique.  (H.  R.) 

(l)  Ce  n'est  que  par  opposition  au  système  agricole  absolu  des  physio- 
crates qu'on  a  pu  donner  à  l'ensemble  des  doctrines  d'Adam  Smith  le  nom 
de  système  mdMs/neL  Ce  nom  ne  lui  est  nullement  applicable,  si  on  le  prend 
dans  le  sens  de  manufaclur^'er ;  car,  tout  en  restituant  aux  manufactures  la 
faculté  productive,  Adam  Smith  ne  cache  pas  ses  préférences  pour  l'agricul- 
ture et  pour  les  agriculteurs.  En  tous  cas,  il  me  paraît  peu  convenable  de 
qualifier  de  système  ce  qui  est  déjà  la  science.  Quant  à  la  dénomination  que 
List  emploie,  elle  ne  s'entend  et  ne  peut  s'entendre  que  de  la  théorie  de  la 
liberté  du  commerce  telle  qu'elle  est  formulée  dans  la  Richesse  des  nations. 

(H.  R.) 


468  SYSTÈME   NATIONAL.    —   LIVRE   III. 

absolument  la  politique  et  le  gouvernement,  elle  suppose 
l'existence  de  la  paix  perpétuelle  et  de  l'association  univer- 
selle, elle  méconnaît  les  avantages  d'une  industrie  manufac- 
turière nationale,  ainsi  que  les  moyens  de  l'acquérir,  elle  ré- 
clame la  liberté  absolue  du  commerce. 

Adam  Smith,  marchant  dans  la  voie  où  les  physiocrates 
l'avaient  devancé,  a  commis  la  faute  capitale  de  considérer 
la  liberté  absolue  du  commerce  comme  une  exigence  de  la 
raison,  et  de  ne  pas  étudier  à  fond  le  développement  histo- 
rique de  cette  idée. 

Le  biographe  intelligent  d'Adam  Smith,  Dugald-Stewart, 
nous  apprend  que  vingt-un  ans  avant  la  publication  de  son 
livre,  c'est-à-dire  en  1755,  Smith  avait,  dans  une  Société 
littéraire,  prononcé  les  paroles  suivantes  qui  lui  attribueraient 
la  priorité  de  l'idée  de  la  liberté  du  commerce  (1  )  :  «  L'homme 
est  ordinairement  considéré  par  les  hommes  d'Etat  et  par  les 
faiseurs  de  projets  comme  la  matière  d'une  sorte  d'industrie 
politique.  Ces  faiseurs  de  projets  troublent  les  opérations  de 

(1)  D'après  Mac  Culloch,  Smith  avait  eu  en  Angleterre  même  plus  d'un 
devancier  dans  celte  voie  de  la  liberté  du  commerce,  par  exemple  Dudley 
North,  Matthieu  Decker,  Josiah  Tucker.         {Note  de  la  première  édition.) 

—  M.  Roscher  a  publié  en  185 1  un  écrit  sur  l'histoire  de  l'économie  poli- 
tique chez  les  Anglais.  Après  y  avoir  analysé  les  ouvrages  des  prédécesseurs 
de  l'auteur  de  ïa.  Richesse  des  nations  jusqu'à  la  fin  du  dix-septième  siècle, 
il  conclut  dans  les  termes  suivants: 

«  Adam  Smith  n'a  nullement  découvert,  comme  on  le  croit  communément, 
les  vérités  qu'il  a  ex|(Osées.  Nous  sommes  loin  de  ]ui  attribuer  l'intention  de 
rabaisser  ses  prédécesseurs;  mais  il  est  certain  qu'il  a  contribué  en  fait  par 
son  rare  talent  de  forme  et  de  systématisation  à  les  mettre  dans  l'ombre, 
malgré  leur  mérite.  Les  principaux  éléments  de  son  système  sont  nationaux 
en  ce  sens  que  les  germes  s'en  retrouvent  chez  les  plus  distingués  de  ses  de- 
vanciers. Dans  le  détail  même,  beaucoup  de  résultats  importants  de  l'âge 
d'or  de  l'économie  politique  anglaise  avaient  eu,  depuis  un  demi-siècle  et 
même  plus  lot,  leurs  précurseurs.  Par  celte  observation  on  ne  diminue  pas 
la  gloire  d'Adam  Smith,  pas  plus  qu'on  ne  le  ferait  en  signalant  les  perfec* 
tionnemcnts  apportés  à  sa  doctrine  par  ses  successeurs.  C'est,  au  contraire, 
faire  d'un  grand  esprit  le  [)lus  bel  éloge  que  de  le  placer,  pour  ainsi  dire,  au 
centre  de  l'histoire,  de  telle  sorte  que  tout  ce  qui  le  précède  est  comme  sa 
préparation,  et  tout  ce  qui  vient  après  lui  comme  son  développement.  » 

(H.  K.) 


LES   SYSTÈMES.    —    CHAPITRE    IV.  469 

la  nature  dans  les  affaires  humaines,  tandis  qu'il  faudrait 
l'abandonner  à  elle-même  et  la  laisser  agir  librement  afin 
qu'elle  atteignît  son  but.  Pour  élever  un  Etat  du  dernier 
degré  de  barbarie  au  plus  haut  degré  d'opulence,  il  ne 
faut  que  trois  choses  :  la  paix,  des  taxes  modérées,  et  une 
administration  tolérable  de  la  justice  ;  tout  le  reste  est  amené 
par  le  cours  naturel  des  choses.  Tout  gouvernement  qui  s'op- 
pose à  ce  cours  naturel,  qui  veut  donner  aux  capitaux  une 
autre  direction  ou  arrêter  la  société  dans  ses  progrès,  se 
révolte  contre  la  nature  et  devient,  pour  se  maintenir,  oppres- 
seur et  tyrannique.  » 

Cette  pensée  fondamentale  servit  de  point  de  départ  à  Adam 
Smith,  et  ses  travaux  ultérieurs  n'eurent  d'autre  but  que  de 
l'établir  et  de  la  mettre  en  lumière.  Il  y  fut  confirmé  plus  tard 
par  Quesnay,  Turgot  elles  autres  coryphées  de  l'école  physio- 
cratique,  dont  il  fit  la  connaissance  en  1765  dans  un  voyage 
en  France. 

Evidemment  Adam  Smith  voyait  dans  l'idée  de  la  liberté 
du  commerce  la  base  sur  laquelle  il  devait  fonder  sa  réputa- 
tion littéraire.  Il  est  donc  naturel  que,  dans  son  ouvrage,  il 
se  soit  attaché  à  écarter  et  à  combattre  tout  ce  qui  faisait  ob- 
stacle à  cette  idée,  qu'il  se  soit  considéré  comme  le  champion 
de  la  liberté  commerciale  absolue,  qu'il  ait  pensé  et  écrit  sous 
cette  préoccupation. 

Comment,  avec  cette  idée  préconçue,  eût-il  pu  apprécier  les 
choses  et  les  hommes,  l'histoire  et  la  statistique,  les  mesures 
de  gouvernement  et  leurs  auteurs,  d'un  autre  point  de  vue 
que  celui  de  leur  conformité  ou  de  leur  discordance  avec  son 
principe? 

Le  passage  de  Dugald-Stewartqui  vient  d'être  cité  contient 
en  germe  tout  le  système  d'Adam  Smith.  Le  gouvernement 
ne  peut  et  ne  doit  avoir  d'autre  tâche  que  de  faire  rendre  une 
exacte  justice  et  de  lever  le  moins  d'impôts  possible.  Les 
hommes  d'Etat  qui  essaient  de  faire  naître  les  manufactures, 
de  développer  la  navigation,  d'encourager  le  commerce  exté- 
rieur, de  le  protéger  à  l'aide  de  forces  navales,  de  fonder  ou 


470  SYSTÈME    NATIONAL.    LIVRE    III. 

d'acquérir  des  colonies,  sont  à  ses  yeux  des  faiseurs  de  projets 
qui  arrêtent  les  progrès  de  la  société.  11  n'existe  point  pour  lui 
de  nation;  il  ne  voit  qu'une  société,  c'est-à-dire  des  individus 
réunis.  Les  individus  savent  parfaitement  l'industrie  qui  leur 
est  le  plus  avantageuse,  et  sont  parfaitement  en  état  de  choisir 
les  moyens  qui  les  conduiront  au  bien-être. 

Cette  annihilation  complète  de  la  nationalité  et  du  gouver- 
nement, cette  exaltation  de  la  personnalité  devenue  l'origine 
de  toute  force  productive,  ne  pouvaient  paraître  plausibles 
qu'autant  qu'on  prenait  pour  objet  principal  de  ses  études, 
non  pas  la  force  productive,  mais  le  produit,  c'est-à-dire  la 
richesse  matérielle,  ou  plutôt  uniquement  la  valeur  échan- 
geable du  produit.  Il  fallait  que  le  matérialisme  servît  d'es- 
corte à  l'individualisme,  pour  cacher  les  quantités  immenses 
de  forces  que  l'individu  puise  dans  la  nationalité,  dans  l'unité 
nationale  et  dans  l'association  nationale  des  forces  productives. 
Il  fallait  réduire  l'économie  politique  à  une  théorie  pure  et  simr 
pie  des  valeurs^  puisque  ce  sont  les  individus  seuls  qui  pro- 
duisent des  valeurs,  et  que  l'Etat,  incapable  d'en  créer,  doit 
borner  toute  son  activité  à  éveiller,  à  protéger  et  à  encourager 
les  forces  productives  des  individus.  De  ce  point  de  vue,  l'é- 
conomie politique  peut  se  résumer  de  la  manière  suivante  :  la 
richesse  consiste  dans  la  possession  de  valeurs  échangeables. 
Les  valeurs  échangeables  se  produisent  par  le  travail  indivi- 
duel uni  aux  agents  naturels  et  aux  capitaux.  Les  capitaux  se 
forment  par  l'épargne  ou  par  l'excédant  de  la  production  sur 
la  consommation.  Plus  la  masse  des  capitaux  est  considérable, 
plus  grande  aussi  est  la  division  du  travail,  et,  par  suite,  la 
puissance  productive.  L'intérêt  privé  est  le  meilleur  stimulant 
au  travail  et  à  l'épargne.  Le  comble  de  la  sagesse,  dans  le 
gouvernement,  consiste,  par  conséquent,  à  ne  soumettre  l'ac- 
tivité nationale  à  aucune  entrave  et  à  ne  pourvoir  qu'à  la  sé- 
curité. Il  est  insensé  de  contraindre  les  particuliers  par  des 
règlements  à  produire  eux-mêmes  ce  qu'ils  pourraient  faire 
venir  à  plus  bas  prix  de  l'étranger. 

Ce  système  si  conséquent,  qui  analyse  les  éléments  de  la 


LES   SYSTÈMES.    —    CHAPITRE   IV.  471 

richesse,  qui  retrace  avec  une  clarté  lumineuse  l'œuvre  de  la 
production,  qui  paraît  réfuter  si  péremptoirement  les  erreurs 
des  précédentes  écoles,  dut  nécessairement  être  accepté  faute 
d'un  autre.  Mais,  au  fond,  ce  système  n'était  autre  chose  que 
Véconomie  privée  de  tous  les  individus  d'un  pays  ou  du  genre 
humain  tout  entier,  telle  qu^elle  se  constituerait  s't7  n'y  avait 
point  de  nations  ni  d'' intérêts  nationaux^  point  de  guerres  ni 
de  passions  nationales;  ce  n'était  qu'une  théorie  des  valeurs, 
une  théorie  de  comptoir,  et  non  la  doctrine  qui  enseigne  com- 
ment les  forces  productives  de  toute  une  nation  sont  éveil- 
lées, accrues,  entretenues  et  conservées  dans  l'intérêt  de  sa 
civilisation,  de  sa  prospérité,  de  sa  puissance,  de  sa  durée  et 
de  son  indépendance. 

Ce  système  envisage  tout  du  point  de  vue  du  marchand.  La 
valeur  des  choses  est  la  richesse  ;  il  ne  s'agit  que  d'acquérir 
des  valeurs.  Le  développement  des  forces  productives,  il  l'a- 
bandonne au  hasard,  à  la  nature  ou  au  bon  Dieu,  comme  on 
voudra  ;  il  n'y  a  que  le  gouvernement  qui  n'ait  rien  à  y  voir, 
il  n'y  a  que  la  politique  qui  ne  doive  point  se  mêler  de  l'ac- 
cumulation des  valeurs.  Il  veut  acheter  toujours  au  meilleur 
marché  ;  que  les  importations  ruinent  les  fabriques  du  pays, 
peu  importe.  Les  nations  étrangères  allouent  des  primes 
d'exportation  sur  leurs  produits  fabriqués;  tant  mieux,  il  n'en 
achète  qu'à  plus  bas  prix.  Ceux-là  seuls  qui  produisent  des 
valeurs  échangeables  sont  des  producteurs  à  ses  yeux.  Il  re- 
connaît bien  dans  le  détail  les  avantages  de  la  division  du  tra- 
vail; mais,  les  effets  de  cette  même  division  du  travail  appli- 
quée à  la  nation,  il  ne  les  découvre  pas.  Ce  n'est  que  par  les 
épargnes  individuelles  qu'il  augmente  les  capitaux,  et  c'est 
seulement  dans  la  mesure  de  l'accroissement  de  ses  capitaux 
qu'il  peut  étendre  ses  affaires  ;  quant  au  développement  de  la 
force  productive,  déterminé  par  l'établissement  de  fabriques 
dans  le  pays,  par  le  commerce  extérieur  et  par  la  puissance 
nationale  qui  en  résultent,  il  n'y  attache  aucun  prix.  L'avenir 
de  la  nation  lui  est  indifférent,  pourvu  que  les  particuliers 
acquièrent  des  valeurs  échangeables.  11  ne  connaît  que  la  rente 


472  SYSTÈME    NATIONAL.    —    LIVRE     III. 

de  la  terre,  et  point  la  valeur  des  fonds  de  terre  ;  il  ne  voit  pas 
que  la  plus  grande  partie  de  la  richesse  d'un  pays  consiste 
dans  la  valeur  de  ses  fonds  de  terre  et  de  ses  immeubles. 
L'influence  du  commerce  extérieur  sur  le  prix  des  terres,  les 
fluctuations  et  les  calamités  qu'il  entraîne,  ne  le  préoccupent 
nullement.  En  un  mot,  c'est  le  système  mercantile  (1)  le  plus 
absolu,  le  plus  conséquent,  et  il  est  incroyable  qu'on  ait  pu 
qualifier  de  ce  nom  le  système  de  Colbert,  tout  industriel  par 
ses  tendances,  puisque,  sans  tenir  compte  d'un  gain  ou  d'une 
perte  temporaire  en  valeurs  échangeables,  il  n'a  en  vue  que 
la  création  d'une  industrie  nationale,  d'un  commerce  national. 

Nous  ne  voulons  point,  toutefois,  mettre  en  question  les 
titres  éminents  d'Adam  Smith.  Le  premier  il  a  appliqué  avec 
succès  la  méthode  de  V analyse  à  l'économie  politique.  A  l'aide 
de  cette  méthode  et  d'une  pénétration  extraordinaire,  il  a  porté 
la  lumière  dans  les  branches  les  plus  importantes  de  la  science, 
restées  jusque-là  enveloppées  de  ténèbres.  Avant  Adam  Smith, 
il  n'y  avait  qu'une  pratique  ;  ses  travaux  ont  rendu  possible 
la  constitution  d'une  science  de  l'économie  politique,  et  il  a 
fourni  à  cet  effet  plus  de  matériaux  que  ses  devanciers  et  que 
ses  successeurs. 

Mais  les  mêmes  propriétés  de  son  esprit  auxquelles  nous 
devons  ses  remarquables  analyses  économiques,  expliquent 
aussi  comment  il  n'a  pas  embrassé  l'ensemble  de  la  société, 
comment  il  n'a  pu  réunir  les  détails  dans  un  tout  harmo- 
nieux, connnent  il  a  négligé  la  nation  pour  les  individus, 
comment,  préoccupé  de  la  libre  activité  des  producteurs,  il  a 

(1)  Ce  n'esl  pas  là  proprement  un  système  mercantile,  par  la  raison  qu'un 
marchand  éclairé  comprend  parfaitement,  dans  l'occasion,  la  nécessité  de 
certains  sacriiices  actuels  en  vue  de  bénéfices  à  venir  ;  c'est  un  système  libéral 
exagéré.  Adam  Smith  a  été  conduit  à  prononcer  un  arrêt  si  absolu  contrôles 
restrictions  douanières,  non  par  un  engouement  pour  le  commerce  extérieur 
qu'il  jugeait  infiniment  moins  avantageux  que  le  commerce  intérieur,  mais 
par  un  respect  outré  de  la  liberté  et  par  une  foi  trop  vive  dans  la  puissance 
de  l'individu  abandonné  à  lui-même.  H  n'a  pas'  d'ailleurs  été  toujours  con- 
séquent avec  lui-même;  et,  cette  intervention  du  gouvernement  dans  l'in 
dustrie,  qu'il  réj)rouve,  souvent  avec  raison,  il  l'a  quelquefois  conseillée  dans 
des  cas  où  elle  ne  produirait  que  du  mal.  (H.  R.) 


LES   SYSTÈMES.    —   CHAPITRE    IV.  473 

perdu  de  vue  le  but  national.  Lui,  qui  comprend  si  bien  les 
avantages  de  la  division  du  travail  dans  une  manufacture,  ne 
voit  pas  que  le  même  principe  s'applique  avec  la  même  éner- 
gie à  des  provinces  et  à  des  nations  entières. 

Notre  jugement  est  pleinement  d'accord  avec  ce  que  Du- 
gald-Stewart  dit  d'Adam  Smith.  Smith  savait  apprécier  quel- 
ques traits  d'un  caractère  avec  la  sagacité  la  plus  rare;  mais 
s'il  portait  un  jugement  sur  l'ensemble  d'un  caractère  ou  sur 
l'ensemble  d'un  livre,  on  était  tout  étonné  du  peu  d'étendue 
et  de  justesse  de  ses  aperçus.  Il  ne  savait  pas  même  juger  sû- 
rement ceux  avec  lesquels  il  avait  vécu  durant  plusieurs  an- 
nées dans  l'amitié  la  plus  intime.  «  Le  portrait,  dit  le  bio- 
graphe, était  toujours  vivant  et  expressif,  il  avait  une  grande 
ressemblance  avec  l'original  considéré  sous  un  certain  point 
de  vue,  mais  il  n'en  reproduisait  pas  une  exacte  et  complète 
image  dans  tous  les  sens  et  sous  tous  les  rapports.  (1)  » 

(l)  Plus  tard,  dans  un  écrit  qu'une  note  précédente  a  mentionné,  IJst  a 
été  plus  juste  envers  Adam  wSmith,  contre  lequel  son  seul  grief,  on  dernière 
analyse,  était  la  doctrine  de  la  liberté  illimitée  du  commerce,  j  avais  dil  dans 
l'Association  douanière  allemande,  qu'Adam  Smilh,  s'il  reparaissait  parmi 
nous,  serait  probablement  moins  absolu  à  cet  égard  ;  en  effet,  s'il  était  d'un 
esprit  généreux  au  siècle  dernier  de  réagir  passionnément  contre  une  régle- 
mentation abusive,  dans  ce  siécle-ci  il  est  d'une  intelligence  éclairée  de  dis- 
tinguer entre  l'abus  et  l'usage;  il  s'est  produit  de  plus,  depuis  quatre- 
vingts  ans,  des  faits  considérables  auxquels  la  science  ne  peut  fermer  les 
yeux.  C'est  ce  dernier  point  de  vue  que  Lista  développé  avec  force  dans  le 
passage  suivant,  en  montrant  quels  changements  l'invention  des  machines  a 
apportés  dans  l'industrie  manufacturière  et  dans  la  situation  respective  des 
différentes  nations  ; 

«  Richelota  grande  raison  de  dire  que,  si  Adam  Smith  reparaissait  parmi 
nous,  il  serait  d'un  tout  autre  avis  sur  la  liberté  du  commerce.  Lorsque 
Adam  Smith  a  écrit  son  ouvrage,  on  ne  pouvait  pas  prévoira  quel  point  la 
révolution  de  toutes  les  industries  causée  par  l'essor  des  sciences  modifierait 
l'économie  des  nations.  Alors  liberté  du  commerce  était  synonyme  de  division 
des  principales  branches  de  travail  entre  les  peuples  industriels.  Aujourd'hui 
que  nous  connaissons  l'action  des  machines  et  que  nous  pouvons  en  soup- 
çonner les  effets  ultérieurs,  la  liberté  commerciale  serait  la  dissolution  de 
toutes  les  nationalités  restées  en  arrière,  au  profil  des  plus  avancées 

«  A  cette  époque,  l'Angleterre,  la  France  et  l'Allemagne  étaient  dans 
leurs  productions  industrielles,  sinon  tout  à  fait,  du  moins  à  peu  près  au 
même  degré  d'avancement.  Chacune  de  ces  contrées  avait  sa  branche  dans 


474  SYSTÈME    NATIONAL.    LIVRE   III. 


CHAPITRE  V. 

CONTINUATION  DU   PRÉCÉDENT, 


JEAN-BAPTISTE  SAY  ET  SON  ÉCOLE. 

Au  fond  Say  n'a  fait  que  mettre  en  ordre  les   matériaux 
confusément  entassés  par  Adam  Smith,  les  rendre  intelligibles 

laquelle  elle  excellait  :  l'Angleterre  la  fabrication  des  draps,  rAllemagne 
celle  des  toiles,  la  France  celle  des  soieries.  C'étaient  là  dans  la  concurrence 
internationale  les  trois  industries  de  beaucoup  les  plus  importantes,  car  il 
était  alors  si  peu  question  de  celle  du  coton,  que  le  mot  d'industrie  du  coton 
ne  se  trouve  même  pas  dans  les  écrits  d'Adam  Smith,  et  la  fabrication  du 
fer,  dans  laquelle  l'Allemagne  avait  encore  les  devants  sur  les  deux  autres 
pays,  ne  présentait  alors  que  peu  d'importance  sous  ce  rapport.  Non-seule- 
ment l'Angleterre,  la  France  et  l'Jtalie,  mais  encore  l'Espagne  elle  Portugal 
avec  leurs  colonies  étaient  approvisionnées  de  toiles  en  majeure  partie  par 
l'Allemagne.  La  France  et  la  Hollande,  l'Espagne  et  le  Portugal  ne  prenaient 
pas  à  la  production  coloniale  une  part  moindre  que  l'Angleterre,  et  l'Alle- 
magne ne  le  cédait  à  aucune  autre  contrée  pour  le  débouché  dans  les  régions 
tropicales  de  ses  articles  fabriqués  ;  la  consommation  des  denrées  coloniales 
était  d'ailleurs  insignifiante  comparativement  à  ce  qu'elle  est  aujourd'hui. 
Partout,  excepté  dans  les  colonies,  les  classes  moyennes  et  inférieures  ne 
consommaient,  en  fait  d'objets  manufacturés  que  ceux  qui  avaient  été  pro- 
duits dans  l'intérieur  des  familles,  ou  du  moins,  à  une  époque  où  chaque 
ville,  chaque  district,  souvent  même  chaque  village  avait  son  costume  parti- 
culier, sur  les  lieux  mêmes  ou  dans  le  voisinage.  Au  lieu  de  s'étendre  aux 
articles  de  grand  débit,  si  l'on  excepte  les  toiles  dont  la  fabrication  était  aux 
mains  des  Allemands,  la  concurrence  internalionale  se  réduisait  aux  con- 
sommations relativement  restreintes  des  hautes  classes. 

«  En  supposant,  dans  un  tel  état  de  choses,  une  libre  concurrence  de  ces 
trois  nations  industrielles,  on  pouvait  difficilement  s'empêcher  de  recon- 
naître qu'elle  leur  serait  également  profitable  à  toutes  trois.  Aucune  d'elles 
n'avait  sur  les  deux  autres  une  trop  grande  avance  dans  le  commerce  avec 
les  contrées  tropicales,  dans  la  possession  des  capitaux,  dans  l'outillage  ou 
dans  les  frais  de  production.  Chacune  possédait  des  avantages  particuliers  à 
l'égard  de  quelques  articles,  sans  être  trop  en  arriére  de  ses  rivales  dans  son 
éducation  industrielle  générale,  dans  ses  relations  commerciales  et  dans  la 
fabrication  des  autres  objets. 

«  Il  était  fort  naturel  dans  de  pareilles  circonstances  que  la  théorie  du 


LES    SYSTÈMES.    —   CHAPITRE   V.  475 

et  les  populariser  ;  possédant  à  un  haut  degré  le  talent  de 
systématiser  et  d'exposer,  il  y  a  pleinement  réussi.  On  ne 

\    libre  commerce  fût  accueillie,  qu'on  n'eût  pas  le  moindre  soupçon  des  dan- 

I    gers  qu'elle  portait  dans  son  sein,  et  qu'Adam  Smith  représentât  le  système 

t    protecteur  comme  le  produit  de  l'intérêt  personnel  et  de  l'esprit  de  routine 

;    des  industriels. 

«<  Les  progrès  des  sciences,  les  grandes  inventions  et,  surtout,  les  ma- 
chines, les  changements  politiques  et  commerciaux,  ont,  dans  le  cours  des 

?  quatre-vingts  dernières  années,  déterminé  une  révolution  industrielle  de- 
puis laquelle  ce  qui  précédemment  avait  passé  pour  sagesse  est  devenu 
folie,  et  ce  qui  avait  paru  éminemment  avantageux  se  trouve  plein  de 
périls. 

*  «  Pous  nous  faire  une  idée  nette  de  la  prépondérance  que  la  puissance 
des  capitaux  et  des  machines  a  acquise  sur  le  travail  manuel,  nous  n'avons 
qu'à  imaginer  une  lutte  entre  un  bateau  à  vapeur  et  une  barque.  Quelques 

'  efforts  que  fassent  les  rameurs  de  la  barque,  fussent-ils  au  nombre  de  cent, 
fussent-ils  doués  d'une  intelligence  et  d'une  force  de  corps  remarquables, 
ils  seraient  aisément  distancés  par  deux  hommes  d'une  capacité  et  d'une 

vigueur  tout  à  fait  ordinaires 

«  Précédemment  un  pays  industriel  ne  pouvait  produire  pour  les  autres 
pays  qu'une  faible  quantité  d'objets  manufacturés,  parce  que  l'augmenta- 
tion des  salaires  était  un  obstacle  naturel  à  un  développement  extraordinaire 
de  la  production;  l'Angleterre,  par  conséquent,  sous  le  régime  de  la  liberté 
commerciale,  n'aurait  pu  se  présenter  sur  les  marchés  étrangers  qu'avec  le 
produit  de  centaines  de  mille  d'ouvriers;  aujourd'hui,  à  l'aide  de  ses  ma- 
chines, elle  offre  sur  ces  mêmes  marchés  l'équivalent  du  produit  de  cen- 
taines de  millions  de  bras,  et  il  n'y  a  pas  de  raison  pour  que,  sous  la  libre 
concurrence,  elle  ne  centuple  pas  cette  production. 

«  Précédemment  la  concurrence  internationale  ne  portait  que  sur  les 
objets  de  luxe  et  que  sur  un  petit  nombre  d'articles;  aujourd'hui  les  nations 
industrielles  les  plus  avancées  sont,  par  les  prix  minimes  de  leurs  pro- 
duits, en  mesure  de  détruire  toutes  les  manufactures  des  peuples  moins 
,  avancés,  et  jusqu'à  une  grande  partie  de  ces  petites  industries  qu'on  avait 
crues  jusqu'à  présent  attachées  aux  localités. 

«  Précédemment  chaque  industrie  était  quelque  chose  d'existant  par  soi- 
même,  dont  la  prospérité  et  la  conservation  reposaient  sur  l'habileté  des 
ouvriers  et  sur  l'aclivilé  des  entrepreneurs,  dont  l'existence  n'était  mise  en 
péril  que  rarement  et  sous  l'action  persévérante  de  causes  destructives,  et 
dont  la  chute  n'exerçait  que  peu  d'influence  sur  l'ensemble  du  travail  na- 
tional; aujourd'hui  l'industrie  manufacturière  d'un  grand  pays  forme  un 
ensemble  fondé  sur  la  puissance  des  machines  et  sur  la  possession  de  capi- 
taux considérables,  qui  permet  aux  nations  les  plus  avancées,  non-seulement 
d'exceller  dans  quelques  branches,  mais  de  primer  dans  toutes,  non-seule- 
ment de  supplanter  pour  un  temps  limité,  dans  quelques  branches,  les  na- 
tions relativement  en  arrière,  mais  de  les  dépouiller  de  tout  avenir  industriel.» 

(H.  R.) 


476  SYSTÈME   NATIONAL.    —    LIVRE   III. 

trouve  dans  ses  écrits  rien  de  nouveau  ni  d'original  (1),  si  ce 
n'est  qu'il  réclame  pour  les  travaux  intellectuels  la  qualité  de 
productifs  qii'Adam  Smith  leur  refuse.  Mais  cette  idée,  très- 
juste  dans  la  théorie  des  forces  productives,  est  en  contradic- 
tion avec  celles  des  valeurs  échangeables,  et  Smith  est  évi- 
demment plus  conséquent  avec  lui-même  queJ.-B.  Say.  Les 
travailleurs  intellectuels  ne  produisent  point  directement  de 
valeurs  échangeables,  ils  diminuent  plutôt  immédiatement 
par  leurs  consommations  la  masse  des  revenus  et  des  épar- 
gnes, ou  la  richesse  matérielle.  Aussile  motif  pour  lequel  J.-B, 
Say,  de  son  point  de  vue,  attribue  la  productivité  aux  travaux 
intellectuels,  à  savoir  qu'ils  sont  rétribués  avec  des  valeurs 
échangeables,  n'a-t-il  absolument  rien  de  réel  ;  car  ses  va- 
leurs sont  déjà  produites  avant  de  passer  aux  mains  des  tra- 
vailleurs intellectuels  ;  elles  ne  font  que  changer  de  posses- 
seur ;  mais  leur  quantité  n'est  pas  accrue  par  cet  échange.  On 
ne  peut  donner  le  titre  de  producteurs  aux  travailleurs  intel- 
lectuels qu'autant  qu'on  voit  la  richesse  nationale  dans  les 
forces  productives  de  la  nation  et  non  dans  la  possession  des 
valeurs  échangeables.  Say  se  trouvait  à  cet  égard  vis-à-vis  de 
Smith  dans  la  même  situation  où  Smith  s'était  trouvé  vis-à-vis 
des  physiocrates.  Pour  ranger  les  manufacturiers  parmi  les 
producteurs,  Adam  Smith  dut  élargir  la  notion  de  la  richesse, 
et  Say,  de  son  côté,  se  trouva  dans  l'alternative,  ou  d'adopter, 
après  Adam  Smith,  cette  absurdité  que  les  travaux  intellec- 
tuels ne  sont  point  productifs,  ou  d'étendre  la  notion  de  la 
richesse  nationale  comme  avait  fait  son  prédécesseur,  de 
l'appliquer  à  la  force  productive  et  de  dire  que  la  richesse 
nationale  consiste,  non  dans  la  possession  des  valeurs  échan- 
geables, mais  bien  dans  celle  de  la  force  productive,  de  même 
que  la  richesse  d'un  pêcheur  consiste  à  posséder,  non  pas  des 
poissons,  mais  la  capacité  et  les  moyens  de  continuer  à  pren- 
dre autant  de  poissons  qu'il  lui  en  faut. 

(1)  List  a  oublié  la  théorie  des  débouchés  dont  les  économistes  anglais 
eux-mêmes  ne  contestent  pas  le  mérite  à  notre  illustre  compatriote,  théorie 
qui,  du  reste,  comporte  des  réserves.  (H.  R.' 


LES   SYSTÈMES.    CHAPITRE    V.  477 

Il  est  digne  de  remarque,  et,  si  nous  ne  nous  trompons,  on 
l'ignore  généralement,  que  J.-B.  Say  a^ait  un  frère  dont  le 
bon  sens  et  la  sagacité  avaient  reconnu  l'imperfection  de  la 
théorie  des  valeurs  échangeables,  et  que  lui-même,  en  pré- 
sence des  doutes  de  ce  frère,  a  exprimé  des  doutes  sur  la  vé- 
rité de  sa  doctrine. 

Louis  Say,  de  Nantes,  pensait  qu'il  s'était  introduit  dans 
l'économie  politique  une  vicieuse  nomenclature,  source  de 
nombreuses  difficultés,  et  que  son  frère  même  n'était  pas  sans 
reproche  à  cet  égard  (1).  Dans  son  opinion,  la  richessedes  na- 
tions consiste,  non  dans  les  biens  matériels  et  dans  leur  valeur 
échangeable,  mais  dans  le  pouvoir  de  produire  ces  biens 
d'une  manière  continue.  La  théorie  de  la  valeur  échan- 
geable de  Smith  et  de  J.-B.  Say  n'envisage  la  richesse  que 
du  point  de  vue  étroit  d'un  marchand,  et  le  système  qui  veut 
réformer  ce  qu'on  appelle  le  système  mercantile  n'est  pas  lui- 
même  autre  chose  qu'un  étroit  système  mercantile.  Jean- 
Baptiste  avait  répondu  aux  doutes  et  aux  objections  de  son 
frère,  que  sa  méthode  (sa  méthode  Ti  lui  J.-B.  Say  ?),  savoir 
la  théorie  de  la  valeur  échangeable,  était  loin  d'être  bonne^ 
mais  que  la  difficulté  était  d^en  trouver  une  meilleure  (2). 

(1)  Louis  Say,  Etudes  snr  la  richesse  des  nations.  Préface,  page  iv. 

(2)  Voici  les  propres  termes  dont  s'est  servi  Louis  Say  dans  sa  brochure, 
publiée  en  18^6  : 

Préface,  page  iv  :  «  Quoique  Adam  Smith  ait  beaucoup  contribué  à  l'avan- 
cement de  la  science  de  la  richesse  des  nations,  cependant  sa  fausse  théorie, 
ainsi  que  la  vicieuse  nomenclature  qu'il  y  a  introduite,  a  fait  naître  presque 
toutes  les  difficultés  qu'elle  présente.  » 

Page  iO  :  «  La  richesse  de  quelqu'un  consisle  bien  dans  le  pouvoir  qu'il 
a  de  satisfaire  ses  besoins  et  ses  goûis,  mais,  cependant,  pourvu  que  ce  ne 
soit  pas  momentanément;  car  quelqu'un  qui  pourrait  en  satisfaire  une  im- 
mense quantité  en  un  seul  jour,  et  ne  pourrait  en  satisfaire  aucun  le  jour 
suivant,  serait  moins  riche  que  celui  qui  peut  en  satisfaire  une  moins  grande 
quantité,  mais  un  grand  nombre  de  jours.  » 

Note,  page  i4  :  «  L'école  moderne  d'Adam  Smith  appelle  le  système  qui 
fait  consister  la  richesse  dans  les  métaux  précieux,  le  système  mercantile. 
Les  marchands  font  consister  la  richesse  dans  la  valeur  vénale  de  ce  qu'ils 
possèdent,  et  c'est  son  système  qui  doit  être  appelé  le  système  mer- 
cantile. » 

Note,  page  36  :  «  Lorsque  J.-B.  Say,  mon  frère,  me  demanda  mes  obser- 


478  SYSTÈME   NATIONAL.    LIVRE    III. 

Comment?  d'en  trouver  une  meilleure?  Est-ce  que  son 
frère  Louis  ne  Pavait  pas  trouvée  ?  Mais  ou  l'on  ne  possédait 
pas  assez  de  pénétration  pour  comprendre  et  pour  développer 
ridée  vaguement  exprimée  par  ce  frère,  ou  bien  on  ne  voulait 
pas  dissoudre  une  école  dc^à  fondée  et  enseigner  justement  le 
contraire  de  la  doctrine  à  laquelle  on  devait  sa  célébrité. 

Ce  qui  appartient  à  Say  dans  ses  ouvrages,  c'est  seulement 
la  forme  du  système,  c'est  sa  définition  de  l'économie  politi- 
que comme  science  de  la  production,  de  la  distribution  et  de 
la  consommation  des  richesses.  C'est  grâce  à  cette  division 
des  matières  et  à  sa  mise  en  œuvre  que  Say  a  réussi  et  fait 
école.  On  ne  doit  pas  s'en  étonner  ;  car  tout  y  était  palpable 


valions  sur  son  Traité  d'économie  politique,  je  fus  frappé  de  la  lumière 
qu'il  répandait  sur  cette  science,  en  établissant  : 

«  Qu'il  n'y  a  véritablement  production  de  ricliesse  que  là  où  il  y  a  création 
ou  augmentation  d'utilité,  et  par  utilité  il  entend  la  faculté  qu'ont  certaines 
choses  de  satisfaire  aux  divers  besoins  dos  liommes  ; 

«  Que  l'utilité  d'une  chose  constitue  sa  valeur  réelle  et  technique; 

«  Que  la  richesse  est  en  proportion  de  celte  valeur. 

vil. 

«  Mais,  quand  je  vis  qu'un  peu  plus  loin  il  se  servait  de  la  valeur  vénale'^ 
ou  commerciale  des  choses  pour  en  évaluer  la  plus  ou  moins  grande  utilité, 
je  lui  fis  observer  que  cette  méthode  d'évaluation  me  paraissait  fort  inexacte 
et  même  capable  d'entraîner  dans  de  graves  erreurs.  11  me  répondit  qu'ef- 
fectivement cette  méthode  était  loin  d'être  bonne,  mais  que  la  difficulté  était 
d'en  trouver  une  meilleure.  » 

J'ajouterai  ici  quelques  extraits  du  même  écrit  concernant  la  question  du 
commerce  international. 

Page  67  :  «  Adam  Smith  a  commis  une  grave  erreur  en  faisant  considérer 
comme  une  perle  sans  compensation  pî)ur  une  nation  toute  la  différence  qui 
peut  exister  entre  le  prix  moins  élevé  d'un  produit  de  l'industrie  étrangère 
et  le  prix  plus  élevé  de  ce  môme  produit  obtenu  par  l'industrie  nationale; 
il  y  a  perte  effectivement,  car  celle  différence  diminue  d'autant  le  revenu  du 
consommateur  de  ce  produit  industriel  ;  c'est  une  espèce  d'impôt  mis  sur 
lui,  mais  celte  diminution  de  revenu  esl  souvent  compensée  par  l'augmeiila- 
tion  du  revenu  tout  entier  dont  ce  produit  a  été  l'occasion  pour  la  classe  in- 
dustrielle nationale.  » 

Page  75  :  «  Pour  résumer  ce  que  je  viens  de  dire  à  ce  sujet,  je  pense 
qu'il  ne  faut  pas  adopter  d'une  manière  absolue,  à  l'égard  du  commerce  avec 
l'étranger,  soil  le  système  de  liberté  sans  limites,  soit  le  système  restrictif 
complet;  mais  que  l'impôt  sur  le  consommateur  ne  doit  être  toléré  que 
s'il  en   résulte  un  avantage  évident  pour  la   richesse  de  l'Etat.  » 

(H.  R.) 


LES    SYSTÈMES.    CHAPITRE    V.  479 

pour  ainsi  dire,  tant  Say  avait  su  retracer  avec  une  clarté 
saisissante  les  procédés  de  la  production  et  les  forces  indivi- 
duelles qu'elle  occupe,  tant  il  avait  rendu  intelligible,  dans  sa 
sphère  restreinte,  le  principe  de  la  division  du  travail,  tant  il 
avait  nettement  expliqué  le  commerce  des  individus  !  11  n'y 
avait  pas  d'artisan  ni  de  boutiquier  qui  ne  pût  le  comprendre, 
et  qui  ne  le  comprît  d'autant  mieux  que  J.-B.  Say  lui  appre- 
nait moins  de  choses  nouvelles.  Car,  que,  chez  le  potier,  les 
bras  et  l'adresse,  ou  le  travail,  doivent  concourir  avec  l'ar- 
gile, ou  la  matière  première,  pour  produire,  au  moyen  du 
tour,  du  four  à  cuire  et  du  bois  à  brûler,  ou  du  capital,  des 
pots,  c'est-à-dire  des  produits  ayant  de  la  valeur  ou  des  va- 
leurs échangeables,  c'était  depuis  longtemps  connu  dans  toute 
honnête  poterie  ;  seulement  on  ne  savait  pas  désigner  ces 
choses  par  des  termes  savants  ni  les  généraliser  au  moyen  de 
ces  termes.  Bien  peu  de  boutiquiers,  sans  doute,  ignoraient 
avant  J.-B.  Say  que,  dans  un  échange,  les  deux  parties  peu- 
vent réaliser  un  gain,  et  que  celui  qui  envoie  pour  mille  tha- 
1ers  (3,750  fr.)  de  marchandises  à  l'étranger,  et  qui  reçoit 
une  valeur  de  1,500  (5,625  fr.)  en  retour,  gagne  500  tha- 
1ers  (1,875  fr.).  On  savait  depuis  longtemps  que  le  travail 
enrichit  et  que  la  paresse  engendre  la  misère,  que  l'intérêt 
personnel  est  l'aiguillon  le  plus  puissant  à  l'activité,  et  que, 
pour  avoir  des  poulets,  il  ne  faut  pas  manger  les  œufs.  On  ne 
savait  pas,  il  est  vrai,  que  tout  cela  était  de  l'économie  politi- 
que ;  mais  on  était  ravi  de  se  voir  si  facilement  initié  aux  plus 
profonds  secrets  de  la  science,  d'être  affranchi  par  elle  de 
taxes  odieuses  qui  enchérissent  si  fort  nos  consommations  les 
plus  agréables,  et  d'obtenir  par-dessus  le  marché  la  paix  per- 
pétuelle, la  fraternité  sur  tout  le  globe,  le  millénaire.  On  ne 
doit  pas  s'étonner  non  plus  que  tant  d'hommes  instruits  et  de 
fonctionnaires  publics  se  soient  rangés  au  nombre  des  admi- 
rateurs de  Smith  et  de  Say  ;  car  le  principe  du  laisser  aller  et 
du  laisser  passer  n'exigeait  de  dépense  d'esprit  que  chez  ceux 
qui,  les  premiers,  l'avaient  mis  au  jour  et  établi  ;  les  écrivains 
venus  après  eux  n'avaient  autre  chose  à  faire  que  de  repro- 


480  SYSTÈME   NATIONAL.    LIVRE    III. 

duire  les  mêiries  arguments,  de  les  orner,  de  les  éclaircir  ;  et 
qui  n'eût  eu  Tambition  et  la  capacité  d'être  un  grand  homme 
d'Etat,  lorsqu'il  ne  s'agissait  pour  cela  que  de  rester  les  bras 
croisés  ? 

C'est  le  propre  des  systèmes  qu'une  fois  qu'on  a  admis 
leurs  principes,  ou  que,  dans  quelques  chapitres,  on  s'en  est 
aveuglément  rapporté  à  l'auteur,  on  est  perdu.  Déclarons  tout 
donc  d'abord  à  M.  J.-B.  Say  que  l'économie  politique^  telle 
que  nous  l'entendons,  ne  se  borne  point  à  enseigner  comment 
les  valeurs  échangeables  sont  produites  par  les  individus, 
distribuées  entre  eux  et  consommées  par  eux  ;  déclarons-lui 
que  l'homme  d'Etat  veut  et  doit  savoir  quelque  chose  de  plus, 
qu'il  doit  connaître  comment  les  forces  productives  de  toute 
une  nation  sont  éveillées,  accrues,  protégées,  comment  elles 
sont  diminuées,  endormies,  ou  même  détruites,  comment,  au 
moyen  des  forces  productives  du  pays,  les  ressources  du  pays 
peuvent  être  le  plus  efficacement  employées  à  produire 
l'existence  nationale,  l'indépendance,  la  prospérité,  la  puis- 
sance, la  civilisation  et  l'avenir  de  la  nation. 

Du  principe  extrême  que  l'Etat  peut  et  doit  tout  régler,  ce 
système  est  passé  à  l'extrême  opposé,  que  l'Etat  ne  peut  et  ne 
doit  rien  faire,  que  l'individu  est  tout  et  que  l'Etat  n'est  rien. 
L'opinion  de  Say  sur  la  toute-puissance  des  individus  et  sur 
l'impuissance  de  l'État,  est  exagérée  jusqu'au  ridicule.  Ne 
pouvant  se  défendre  d'admirer  les  efforts  de  Golbert  pour 
l'éducation  industrielle  de  la  nation,  il  s'écrie  :  «  A  peine  eût- 
on  pu  espérer  autant  de  la  sagesse  et  de  l'intérêt  personnel  des 
particuliers  eux-mêmes.  » 

Si  du  système  nous  passons  à  l'auteur,  nous  trouvons  dans 
celui-ci  un  homme  qui,  sans  connaissance  étendue  de  l'his- 
toire, sans  études  politiques  et  administratives  approfondies, 
sans  coup  d'œil  d'homme  d'Etat  ou  de  philosophe,  n'ayant  en 
tête  qu'une  idée  et  une  idée  d'emprunt,  remue  l'histoire,  la 
pohtique,  la  statistique,  les  relations  commerciales  et  indus- 
trielles, pour  y  trouver  quelques  témoignagnes  et  quelques 
faits  qui  puissent  lui  servir,  et  pour  les  façonner  à  son  usage. 


LES   SYSTÈMES.    CHAPITRE    V.  481 

Lisez  ce  qu'il  a  écrit  sur  l'acte  de  navigation,  sur  le  traité  de 
Méthuen,  sur  le  système  de  Golbert,  sur  le  traité  d'Eden,  etc. , 
et  vous  y  trouverez  la  confirmation  de  ce  jugement.  L'idée 
ne  lui  est  pas  venue  d'étudier  dans  son  enchaînement  l'his- 
toire du   commerce  et  de  l'industrie  des   nations.  Il  avoue 
que  des  nations  sont  devenues  riches  et  puissantes  sous  la  pro- 
tection douanière  ;  mais,  à  l'en  croire,  elles  sont  devenues 
telles  en  dépit  et  non  à  cause  de  la  protection,  et  il  veut  qu'on 
l'en  croie  sur  parole.  C'est,  assure-t-il,  parce  que  Philippe  II 
leur  avait  interdit  l'entrée  des  ports  du  Portugal,  que  les  Hol- 
landais ont  été  amenés  à  commercer  directement  avec  les 
Indes  orientales  ;  comme  si  une  telle  interdiction  était  justifiée 
par  le  système  protecteur  !  comme  si  les  Hollandais  n'auraient 
pas  sans  elle  trouvé  la  roule  des  Indes  !  Say  était  encore 
moins  satisfait  de  la  statistique  et  de  la  politique  que  de  l'his- 
toire, sans  doute  parce  qu'elles  produisent  de  ces  faits  incom- 
modes, qui  si  souvent  se  montraient  rebelles  à  son  système,  et 
parce  qu'il  n'y  entendait  rien  du  tout.  Il  ne  cesse  de  signaler 
les  illusions  auxquelles  les  données  statistiques  peuvent  con- 
duire ,   et  de  rappeler  que   la  politique  n'a  rien  de  com- 
mun avec  l'économie  politique,  ce  qui  revient  à  soutenir 
qu'en  examinant  un  plat  d'étain,  on  n'a  pas  à  s'occuper  du 
métal. 

D'abord  négociant,  puis  manufacturier,  puis  homme  politi- 
que malheureux,  Say  s'adonna  à  l'économie  politique,  comme 
onessaieunenouvelleentrepriselorsquel'anciennenepeutplus 
marcher.  De  son  propre  aveu,  il  hésitait  dans  le  commence- 
ment s'il  se  prononcerait  pour  le  système  mercantile  ou  pour 
la  liberté  commerciale.  En  haine  du  système  continental 
qui  avait  détruit  sa  fabrique  et  de  l'auteur  de  ce  système  qui 
l'avait  éliminé  du  tribunal,  il  se  décida  à  prendre  parti  pour 
la  liberté  absolue  du  commerce. 

Le  mot  de  liberté,  à  quelque  occasion  qu'on  le  prononce, 
exerce  depuis  cinquante  ans  en  France  une  influence  magique. 
De  plus,  sous  l'empire  comme  sous  la  restauration,  Say 
appartenait  à  l'opposition,  et  il  ne  cessait  de  recommander 

31 


482  SYSTÈME   NATIONAL.    LIVRE   III. 

l'épargne.  Ses  écrits  devinrent  ainsi  populaires  par  des  motifs 
indépendants  de  leur  contenu.  Comment  sans  cela  cette  popu- 
larité eût-elle  survécu  à  la  chute  de  Napoléon,  dans  un  temps 
où  la  mise  en  vigueur  de  son  système  aurait  infailliblement 
ruiné  les  fabriques  françaises?  Son  attachement  opiniâtre  au 
principe  cosmopolite,  dans  de  pareilles  circonstances,  donne  la 
mesure  de  sa  portée  politique.  La  fermeté  de  sa  foi  dans  les 
tendances  cosmopolites  de  Canning  et  de  Huskisson  montre  à 
quel  point  il  connaissait  le  monde,  il  n'a  manqué  à  sa  gloire 
que  de  se  voir  confier  par  Louis  XVlll  ou  par  Charles  X  le 
département  du  commerce  et  des  finances.  Nul  doute  que 
l'histoire  eût  inscrit  son  nom  à  côté  de  celui  de  Colbert,  celui- 
ci  comme  le  créateur,  celui-là  comme  le  destructeur  de  l'in- 
dustrie nationale  (1). 

On  n'a  jamais  vu  un  écrivain  exercer  avec  des  moyens  si 
faibles  une  si  grande  terreur  scientifique  que  J.-B.  Say  ;  le 
plus  léger  doute  sur  l'infaillibilité  de  sa  doctrine  était  puni 
par  le  terme  flétrissant  d'obscurantisme  ,  et  jusqu'à  des 
hommes  tels  que  Chaptal  redoutaient  les  anathèmes  de  ce 
pape  de  l'économie  politique.  L'ouvrage  de  Chaptal  sur  l'in- 
dustrie française  n'est  d'un  bout  à  l'autre  qu'un  exposé  des 
résultats  du  système  protecteur  en  France  ;  il  le  dit  expressé- 

(1)  Peut-être  J.-B.  Say,  ministre  du  commerce,  eût-il  été  fort  réservé  dans 
rapplicaiion  de  sa  théorie.  Dans  les  pays  où  le  système  protecteur  a  une 
raison  d'existence,  on  a  vu  plus  d'un  économiste  ultra-libéral  se  tempérer  aux 
affaires,  de  même  qu'en  Angfleterre  où  la  liberté  du  commerce  la  plus  éten- 
due était  un  intérêt  public  de  premier  ordre,  on  a  vu  des  ministres  passer 
du  camp  de  la  protection  dans  celui  du  libre  échangée.  Quand  des  hommes 
distingués  sont  revêtus  du  pouvoir,  ils  n'y  (ont  jamais  autre  chose  que 
l'œuvre  de  leur  temps.  Les  vives  attaques  de  J.-B.  Say,  non  pas  contre  les 
excès  du  système  protecteur,  mais  conue  le  système  protecteur  lui-même  ap- 
pliqué à  notre  pays,  ne  témoignent  pas  en  faveur  de  son  sens  pratique  ;  mais 
on  ne  saurait  les  attribuer  à  des  motifs  de  rancune.  Say  a  dit  quelque  part  : 
«  Tourmenté  d'un  amour  inné  pour  la  vérité,  je  l'ai  constamment  cherchée 
avec  la  plus  entière  bonne  foi.  »  La  lecture  de  ses  ouvrages  ne  permet  pas 
d'en  douter;  et,  sans  le  réputer  infaillible,  sans  voir  en  lui  le  dernier  mot 
de  la  science,  on  ne  peut  qu'éprouver  un  profond  respect  pour  celui  qui  a 
appris  au  continent  à  peu  près  tout  ce  qu'on  y  sait  en  économie  politique. 

(H.  R.) 


LES   SYSTÈMES.    CHAPITRE   V,  483 

ment  ;  il  déclare  que,  dans  l'état  actuel  du  monde,  il  n'y 
avait  de  salut  à  espérer  pour  la  France  que  du  système  pro- 
tecteur. Néanmoins,  malgré  la  tendance  contraire  qui  règne 
dans  tout  son  ouvrage,  Chaptal  essaie,  à  Taide  d'un  éloge  de 
la  liberté  du  commerce,  de  se  faire  pardonner  son  hérésie 
par  l'école  de  Say.  Say  a  imité  de  la  papauté  jusqu'à  l'index. 
Il  n'a  pas,  il  est  vrai,  prohibé  nominativement  d'écrits  héré- 
tiques ;  mais  il  est  plus  sévère  encore,  il  les  prohibe  tous,  les 
orthodoxes  tout  comme  les  infidèles  ;  il  engage  la  jeunesse 
qui  étudie  l'économie  politique  à  ne  pas  lire  trop  de  livres, 
pour  ne  pas  se  laisser  trop  aisément  égarer,  mais  à  n'en  lire 
qu'un  petit  nombre  de  bons;  c'était  dire  en  d'autres  termes  : 
«  Vous  lirez  Adam  Smith  et  moi,  et  vous  ne  lirez  que  nous.  » 
Mais  le  père  de  l'école  aurait  pu  recevoir  une  trop  forte 
part  des  hommages  de  la  jeunesse;  son  lieutenant  et  in- 
terprète en  ce  monde  y  mit  bon  ordre.  D'après  Say,  les 
écrits  de  Smith  sont  pleins  de  confusions,  de  fautes  et  de 
contradictions,  et  il  donne  à  entendre  clairement  que  c'est  de 
lui  seul  qu'on  peut  apprendre  comment  on  doit  lire  Adam 
Smith. 

Toutefois,  lorsque  Say  avait  atteint  le  zénith  de  sa  gloire, 
on  vit  paraître  de  jeunes  hérétiques,  qui  attaquèrent  la  base 
de  son  système  avec  tant  de  force  et  tant  d'audace  qu'il  jugea 
à  propos  de  les  reprendre  en  particulier  et  d'éviter  douce- 
ment un  débat  public  ;  parmi  eux  Tanneguy  Duchâtel,  depuis 
lors  et  encore  aujourd'hui  ministre,  était  le  plus  vif  et  le  plus 
intelligent,  a  Selon  vous,  mon  cher  critique,  écrit  Say  à 
M.  Duchâtel  dans  une  lettre  particulière,  il  ne  reste  plus  dans 
mon  économie  politique  que  des  actions  sans  motifs,  des  faits 
sans  explication,  une  chaîne  de  rapports,  dont  les  extrémités 
manquent  et  dont  les  anneaux  les  plus  importants  sont  brisés. 
Je  partage  donc  l'infortune  d'Adam  Smith  dont  un  de  nos  cri- 
tiques a  dit  qu'il  avait  fait  rétrograder  l'économie  politi- 
que. » 

Dans  un  post-scriptum  à  cette  lettre,  il  fait  cette  observa- 
tion naïve  :  «  Dans  le  second  article  que  vous  annoncez,  il  est 


484  SYSTÈME    NATIONAL.    LIVRE    flF. 

bien  inutile  de  revenir  sur  cette  polémique,  par  laquelle  nous 
pourrions  bien  ennuyer  le  public.  » 

Aujourd'hui  l'école  de  Smith  et  de  Say,  en  France,  est  dis- 
soute, et,  au  despotisme  inintelligent  de  la  théorie  de  la  va- 
leur échangeable,  a  succédé  une  anarchie  que  ni  M.  Rossi  ni 
M.  Blanqui  ne  peuvent  conjurer.  Les  saint-simoniens,  les 
fouriéristes,  avec  des  talents  remarquables  à  leur  tête,  au  lieu 
de  réformer  l'ancienne  science,  l'ont  rejetée  complètement  et 
ont  imaginé  des  utopies.  Ce  n'est  que  récemment  que  les  plus 
intelligents  d'entre  eux  ont  essayé  de  rattacher  leur  doctrine 
à  celle  de  l'école  précédente  et  de  mettre  leurs  idées  en  rap- 
port avec  l'état  de  choses  actuel.  De  leurs  travaux,  en  parti- 
culier de  ceux  de  Michel  Chevalier,  ce  grand  talent,  on  doit 
attendre  beaucoup.  Ce  que  ces  nouvelles  théories  contiennent 
de  vrai  et  d'applicable  à  notre  époque  peut  s'expliquer  en 
grande  partie  par  le  principe  de  l'association  et  de  l'harmonie 
des  forces  productives.  L'annihilation  de  la  liberté,  de  l'indé- 
pendance individuelle,  est  leur  côté  faible  ;  chez  elles  l'indi- 
vidu se  perd  entièrement  dans  la  société,  par  opposition  à  la 
théorie  de  la  valeur  échangeable  dans  laquelle  l'individu  est 
tout  et  l'État  ne  doit  être  rien.  H  est  possible  que  l'humanité 
tende  vers  la  réalisation  d'un  état  de  choses  tel  que  ces  sectes 
le  rêvent  ou  le  pressentent  ;  en  tout  cas,  je  pense  qu'une 
longue  suite  de  siècles  doit  s'écouler  d'ici  là.  Il  n'a  été  donné 
à  aucun  mortel  de  trouver  dans  les  inventions  et  dans  l'état 
social  de  leur  temps  la  mesure  des  progrès  de  l'avenir.  L'intel- 
ligence de  Platon  lui-même  n'a  pu  pressentir  qu'au  bout  de 
milliers  de  siècles  les  esclaves  de  la  société  seraient  fabriqués 
avec  du  fer,  de  l'acier  et  du  laiton  ;  celle  de  Cicéron  n'a  pu 
prévoir  que  la  presse  permettrait  l'extension  du  système 
représentatif  à  des  empires  entiers,  peut-être  même  à  des 
parties  du  monde  et  à  tout  le  genre  humain.  S'il  a  été  donné 
à  quelques  grands  esprits  de  deviner  les  progrès  qui  s'accom- 
pliraient au  bout  de  milliers  d'années,  comme  le  Christ  avait 
deviné  l'abolition  de  l'esclavage,  chaque  époque,  néanmoins, 
a  sa  mission  particulière.  La  tâche  de  celle  dans  laquelle  nous 


'Jl^ 


LES  SYSTÈMES.    CHAPITRE    V.  485 

■vivons  ne  paraît  pas  être  de  morceler  le  genre  humain  en 
phalanstères  tels  que  ceux  de  Fourier,  pour  rendre  les  hom- 
mes aussi  égaux  que  possible  sous  le  rapport  des  jouissances 
intellectuelles  et  physiques,  mais  de  perfectionner  la  force 
productive,  la  culture  intellectuelle,  le  régime  politique  et  la 
puissance  des  nations,  et  de  les  préparer,  en  les  égalisant  entre 
elles  le  plus  possible,  à  l'association  universelle.  Car,  à  sup- 
poser que,  dans  l'état  présent  du  monde,  les  phalanstères  réa- 
lisent le  but  immédiat  que  se  proposent  leurs  apôtres,  on  se 
demande  quelle  serait  leur  influence  sur  la  puissance  et  sur 
l'indépendance  du  pays  ?  Une  nation  morcelée  en  phalanstères 
ne  serait-elle  pas  exposée  au  danger  d'être  conquise  par  d'au- 
tres nations  moins  avancées,  qui  seraient  restées  dans  leur 
ancien  état,  et  de  voir  ces  créations  prématurées  anéanties  avec 
son  existence  tout  entière  (1)? 

Présentement  la  théorie  de  la  valeur  échangeable  est  tom- 
bée dans  une  telle  impuissance  qu'elle  s'occupe  presque  exclu- 
sivement de  recherches  sur  la  nature  de  la  rente,  et  que  Ri- 
cardo,  dans  ses  Principes  d'économie  politique,  a  été  jusqu'à 
dire  que,  déterminer  les  lois  d'après  lesquelles  le  produit  du 
sol  se  partage  entre  le  propriétaire,  le  fermier  el  l'ouvrier, 
constitue  le  principal  problème  de  l'économie  politique  (2). 

Tandis  que  quelques-uns  déclarent  hardiment  que  la  science 
est  complète  et  qu'il  n'y  a  plus  rien  d'essentiel  à  y  ajouter, 
ceux  qui  lisent  avec  le  coup  d'œil  du  philosophe  ou  de  l'homme 
pratique  les  ouvrages  qui  en  traitent,  soutiennent  qu'il  n'y  a 
point  d'économie  politique,  que  cette  science  est  encore  à 
créer,  qu'elle  n'a  été  jusqu'à  présent  qu'une  astrologie,  mais 


(1)  Ce  passage  remarquable,  écrit  en  1841,  emprunte  un  nouvel  intérêt 
de  notre  récente  et  lamentable  histoire.  (H.  R.) 

(2)  Nul  doute  que  le  problème  de  la  production  ne  domine  celui  de  la 
distribution,  en  ce  sens  du  moins  qu'il  faut  qu'il  y  ait  beaucoup  de  richesses 
créées  pour  qu'il  y  en  ait  beaucoup  à  répartir;  mais  une  forte  préoccupa- 
tion peut  seule  expliquer  le  dédain  que  List  témoigne  ici  pour  des  travaux 
aussi  sérieux  que  ceux  de  Ricardo,  c'est-à-dire  de  l'économiste  qui  a  jeté 
les  bases  de  la  science  si  importante  de  la  distribution  des  richesses. 

(H.  R.) 


486  SYSTÈME   NATIONAL.    LIVRE   III. 

qu'il  est  possible  et  qu'il  est  désirable  qu'il  en  sorte  une  astro- 
nomie (1). 

Afin  qu'on  ne  se  méprenne  pas  sur  notre  pensée,  nous  ter- 
minons par  rappeler  que  notre  critique  des  écrits  de  J.-B.  Say 
ainsi  que  de  ceux  de  ses  devanciers  et  de  ses  successeurs  ne 
porte  que  sur  les  rapports  nationaux  et  internationaux,  et  que 
nous  n'attaquons  pas  leur  mérite  en  ce  qui  touche  l'élaboration 
de  doctrines  subordonnées.  Il  est  clair  que  les  idées  et  les  dé- 
ductions d'un  auteur  sur  quelques  branches  de  la  science 
peuvent  être  excellentes,  et  la  base  de  son  système  erronée. 

(1)  Les  hommes  qui  possèdent  le  plus  d'autorité  pour  parier  de  l'écono- 
mie politique  n'ont  jamais  prétendu  qu'elle  eût  atteint  son  complet  dévelop- 
pement. Nous  nous  croyons  initiés,  a  dit  l'un  des  plus  savants,  et  nous  ne 
sommes  encore  que  sur  le  seuil.  Il  y  a  de  la  modestie  dans  ce  langage  de 
MacCulloch,  mais  on  ne  peut  voir  qu'une  boutade  dans  celte  étrange  asser- 
tion de  List,  que  la  science  est  encore  à  créer,  qu'elle  n'a  été  jusqu'à  présent 
qu'à  l'éiat  d'astrologie.  La  science  existe  depuis  trois  quarts  de  siècle;  de- 
puis lors,  au  milieu  des  contradictions,  des  erreurs,  des  égarements  de  ses 
disciples,  elle  n'a  cessé  de  marcher,  et  elle  a  répandu  autour  d'elle,  quoi 
qu'on  ait  pu  dire,  une  vive  et  bienfaisante  lumière;  d'elle  aussi  on  serait 
tenté  de  dire  :  «  Aveugle  qui  ne  la  voit  pas!  »  Elle  est  beaucoup  plus  avan- 
cée qu'on  ne  le  pense  communément;  mais  il  ne  faut  pas  considérer  les 
ouvrages  de  Smith  et  de  Say,  quel  que  soit  leur  immense  mérite,  comme 
l'expression  de  son  étal  actuel;  ni  en  Angleterre  ni  sur  le  continent,  elle  ne 
s'est  arrêtée  après  la  mort  de  ces  deux  hommes.  (H.  R.j 


LIVRE   QUATRIEME 

LA    POLITIQUE. 


CHAPITRE  PREMIER. 

LA   SUPRÉMATIE   INSULAIRE  ET   LES   PUISSANCES   CONTINENTALES, 
L^AMÉRIQUE   DU  NORD  ET   LA   FRANCE. 

Dans  tous  les  temps  il  y  a  eu  des  villes  ou  des  pays  qui  ont 
surpassé  les  autres  dans  les  manufactures,  dans  le  commerce 
et  dans  la  navigation  ;  mais  le  monde  n'a  point  encore  vu  de 
suprématie  comparable  à  celle  de  ce  temps-ci.  Dans  tous  les 
temps  des  États  ont  aspiré  à  la  domination,  mais  aucun  n'a 
encore  construit  sur  une  si  large  base  l'édifice  de  sa  puis- 
sance. Que  l'ambition  de  ceux  qui  ont  voulu  fonder  leur  do- 
mination universelle  uniquement  sur  la  force  des  armes  nous 
paraît  misérable  au  prix  de  cette  grande  tentative  de  l'Angle- 
terre de  transformer  son  territoire  tout  entier  en  une  immense 
ville  manufacturière  et  commerçante,  en  un  immense  port, 
et  de  devenir  ainsi  parmi  les  autres  contrées  ce  qu'une  vaste 
cité  est  par  rapport  à  la  campagne,  le  foyer  des  arts  et  des  con- 
naissances, le  centre  du  grand  commerce  et  de  l'opulence, 
de  la  navigation  marchande  et  de  la  puissance  militaire,  une 
place  cosmopolite  approvisionnant  tous  les  peuples  de  produits 
fabriqués  et  demandant  en  retour  à  chaque  pays  ses  matières 
brutes  et  ses  denrées,  l'arsenal  des  grands  capitaux,  le  banquier 
universel,  disposant  des  moyens  de  circulation  du  monde  en- 
tier, et  se  rendant  tous  les  peuples  tributairespar  le  prêt  et  par 
la  perception  des  intérêts  ! 


488  SYSTÈME    NATIONAL.    LIVRE   IV. 

Soyons  juste,  du  reste,  envers  cette  puissance  et  envers  son 
ambition.  Loin  d'avoir  été  arrêté  dans  ses  progrès  par  l'An- 
gleterre, le  monde  a  reçu  d'elle  une  forte  impulsion.  Elle  a 
servi  de  modèle  à  tous  les  peuples,  dans  la  politique  intérieure 
et  extérieure,  dans  les  grandes  inventions  et  dans  les  grandes 
entreprises  de  toute  espèce,  dans  le  perfectionnement  des  arts 
utiles  et  des  voies  de  communication,  dans  la  découverte  et 
dans  le  défrichement  des  terres  incultes,  particulièrement 
dans  l'exploitation  des  richesses  naturelles  delazonetorrideet 
dans  la  civilisation  des  tribus  restées  ou  retombées  à  l'état 
barbare.  Qui  sait  jusqu'à  quel  point  le  monde  ne  serait  point 
attardé,  s'il  n'y  avait  point  eu  d'Angleterre?  Et  si  l'Angle- 
terre cessait  d'exister,  qui  peut  dire  jusqu'où  le  genre  hu- 
main ne  reculerait  pas?  Nous  nous  félicitons,  par  conséquent, 
des  progrès  rapides  de  cette  nation,  et  nous  faisons  des  vœux 
pour  sa  prospérité  à  tout  jamais.  Mais  devons-nous  souhaiter 
qu'elle  fonde  sur  les  débris  des  autres  nationalités  un  empire 
universel?  Un  cosmopolitisme  chimérique  ou  un  étroit  esprit 
mercantile  pourrait  seul  répondre  oui  à  cette  question.  Nous 
avons  dans  les  chapitres  précédents  retracé  les  conséquences 
d'une  telle  dénationalisation  et  montré  que  la  civilisation  du 
genre  humain  ne  peut  résulter  que  de  l'élévation  de  divers 
peuples  au  même  degré  de  culture,  de  richesse  et  de  puis- 
sance ;  que  la  même  voie  par  laquelle  l'Angleterre  est  par- 
venue d'un  état  de  barbarie  à  sa  grandeur  actuelle  est  ou- 
verte aux  autres  nations,  et  que  plus  d'une  aujourd'hui  est 
appelée  à  marcher  sur  ces  traces. 

Les  maximes  d'État  à  l'aide  desquelles  l'Angleterre  est 
devenue  ce  qu'elle  est  aujourd'hui,  peuvent  être  réduites  aux 
formules  suivantes  : 

Préférer  constamment  l'importation  des  forces  productives 
à  celle  des  marchandises  (1)  ; 

(1)  La  production  même  de  la  laine  en  Angleterre  est  due  en  partie  à  l'ap- 
plication de  cette  maxime.  Edouard  IV  importa,  par  une  faveur  spéciale, 
3,000  moutons  d'Espagne,  pays  où  l'exportation  des  moutons  était  inter- 
dite, et  les  répartit  entre  les  paroisses  avec  ordre  de  n'en  tuer  ni  d'en  châ- 


LA   POLITIQUE.    CHAPITRE     I.  489 

Entretenir  et  protéger  soigneusement  le  développement  de 
la  force  productive; 

Ne  recevoir  que  des  matières  brutes  et  des  produits  agri- 
coles, et  n'exporter  que  des  objets  manufacturés  ; 

Employer  à  fonder  des  colonies  et  à  soumettre  des  peuples 
barbares  le  trop-plein  de  la  force  productive  ; 

Réserver  exclusivement  à  la  métropole  l'approvisionnement 
en  objets  fabriqués  des  colonies  et  des  territoires  soumis  :  en 
revanche,  recevoirde  préférence  leurs  matières  brutes  et,  en 
particulier,  leurs  denrées  tropicales  ; 

Se  réserver  le  cabotage  et  la  navigation  entre  la  métropole 
et  les  colonies,  encourager  les  pêches  maritimes  à  l'aide  de  pri- 
mes, et  conquérir  la  part  plus  large  possible  dans  la  navigation 
internationale  ; 

Devenir  ainsi  la  première  puissance  navale,  au  moyen  de 
cette  suprématie  étendre  son  commerce  extérieur  et  agrandir 
incessamment  ses  établissements  coloniaux; 

N'accorder  de  facilités  dans  le  commerce  colonial  et  dans 
la  navigation  qu'autant  qu'elles  procuraient  plus  de  gain  que 
de  perte  ;  ne  stipuler  de  réciprocité  en  matière  de  taxes  de 
navigation  qu'autant  que  l'avantage  était  du  côté  de  l'Angle- 
terre, et  que  c'était  un  moyen  d'empêcher  les  puissances 
étrangères  d'établir  des  restrictions  maritimes  à  leur  profit  ; 

Ne  faire  aux  nations  indépendantes  de  concessions  qu'en 
ce  qui  touche  l'importation  des  produits  agricoles,  et  à  la 
condition  de  concessions  analogues  relativement  à  l'exporta- 
tion des  produits  manufacturés  ; 

Là  où  de  pareilles  concessions  ne  pouvaient  être  obtenues 
par  voie  de  traité,  atteindre  le  même  but  au  moyen  de  la  con- 
trebande ; 

Entreprendre  des  guerres  ou  conclure  des  alliances  dans 

trer  aucun  durant  sepl  années.  [Essai  sur  le  commerce  d'Angleterre^ 
tom.  I",  pagr.  379.)  Après  que  le  but  de  cette  mesure  eut  été  atteint,  l'An- 
gleterre répondit  à  la  libéralité  du  gouvernement  espagnol,  en  prohibant 
l'importation  de  la  laine  d'Espagne.  L'effet  de  cette  prohibition,  quelque 
illégitime  qu'elle  fût,  n'est  pas  plus  contestable  que  celui  delà  prohibition 
des  laines  sous  Charles  II,  en  1G72  et  1674. 


490       ^  SYSTÈME  NATIONAL.    LIVRE    IV. 

l'intérêt  exclusif  des  manufactures  et  du  commerce,  de  la  na- 
vigation et  des  colonies  ;  réaliser  par  là  des  profits  sur  les  amis 
comme  sur  les  ennemi*  ;  sur  ceux-ci  en  interrompant  leur 
commerce,  sur  ceux-là  en  ruinant  leurs  manufactures  par  des 
subsides  payés  sous  la  forme  de  produits  manufacturés. 

Jadis  ces  maximes  étaient  ouvertement  proclamées  par 
tous  les  ministres  et  partons  les  membres  du  Parlement.  Les 
ministres  de  Georges  P"",  en  1721,  déclarèrent  francbement, 
à  propos  de  la  prohibition  d'entrée  sur  les  produits  fabriqués 
de  rinde,  qu'une  nation  ne  pouvait  devenir  riche  et  puissante 
qu'en  important  des  matières  brutes  et  en  exportant  des  objets 
manufacturés.  Encore  du  temps  de  lord  Chatham  et  de  lord 
North  on  ne  craignit  pas  de  soutenir  en  plein  Parlement  qu'il 
ne  fallait  pas  permettre  à  l'Amérique  du  Nord  de  fabriquer 
un  fer  de  cheval. 

Depuis  Adam  Smith  une  nouvelle  maxime  a  été  ajoutée  à 
celles  qu'on  vient  d'énumérer,  à  savoir  dissimuler  la  vraie 
politique  de  V  Angleterre  à  faide  des  expressions  et  des  argu- 
ments cosmopolites  imaginés  par  Adam  Smith,  de  manière  à 
empêcher  les  nations  étrangères  de  V imiter. 

C'est  une  règle  de  prudence  vulgaire,  lorsqu'on  est  parvenu 
au  faîte  de  la  grandeur,  de  rejeter  l'échelle  avec  laquelle  on 
l'a  atteint,  afin  d'ôter  aux  autres  le  moyen  d'y  monter  après 
nous.  Là  est  le  secret  de  la  doctrine  cosmopolite  d'Adam 
Smith  et  des  tendances  cosmopolites  de  son  illustre  contem- 
porain William  Pitt,  ainsi  que  de  tous  ses  successeurs  dans  le 
gouvernement  de  la  Grande-Bretagne.  Une  nation  qui,  par 
des  droits  protecteurs  et  par  des  restrictions  maritimes,  a 
perfectionné  son  industrie  manufacturière  et  sa  marine  mar- 
chande au  point  de  ne  craindre  la  concurrence  d'aucune 
autre,  n'a  pas  de  plus  sage  parti  à  prendre  que  de  repousser 
loin  d'elle  ces  moyens  de  son  élévation,  de  prêcher  aux  autres 
peuples  les  avantages  de  la  liberté  du  commerce  et  d'expri- 
mer tout  haut  son  repentir  d'avoir  marché  jusqu'ici  dans  les 
voies  de  l'erreur  et  de  n'être  arrivée  que  tardivement  à  la 
connaissance  de  la  vérité. 


LA   POLITIQUE.    CHAPITRE    I.  491 

William  Pitt  fut  le  premier  homme  d'Etat  anglais  qui 
comprit  l'usage  qu'on  pouvait  faire  de  la  théorie  cosmopolite 
d'Adam  Smith,  et  ce  n'était  pas  en  vain  qu'il  avait  constam- 
ment avec  lui  un  exemplaire  de  la  Richesse  des  nations.  Son 
discours  de  1786,  prononcé  à  l'adresse,  non  du  Parlement 
ou  de  son  pays,  mais  évidemment  des  hommes  d'Etat  inexpéri- 
mentés et  inhabiles  de  la  France,  et  calculé  uniquement  pour 
les  gagner  au  traité  d'Eden,  est  un  chef-d'œuvre  de  dialecti- 
que à  la  Smith.  La  France,  à  l'entendre,  était  naturellement 
appelée  à  l'agriculture  et  à  la  production  du  vin,  comme 
l'Angleterre  aux  manufactures  ;  ces  deux  nations  étaient  l'une 
vis-à-vis  de  Tautre  comme  deux  grands  négociants,  travail- 
lant dans  des  branches  différentes,  qui  s'enrichissent  l'un 
l'autre  en  échangeant  leurs  marchandises  (1).  Pas  un  mot  de 
l'ancienne  maxime  de  l'Angleterre,  que,  dans  le  commerce 
extérieur,  une  nation  ne  peut  parvenir  au  plus  haut  degré  de 
richesse  et  de  puissance  que  par  l'échange  de  ses  produits 
manufacturés  contre  des  produits  agricoles  et  des  matières 
brutes.  Cette  maxime  est  restée  depuis  lors  un  secret  d'Etat 
de  l'Angleterre  ;  elle  cessa  d'être  publiquement  proclamée, 
mais  elle  ne  fut  que  plus  strictement  suivie. 

Du  reste,  si,  depuis  William  Pitt,  l'Angleterre  avait  effec- 
tivement renoncé  au  système  protecteur  comme  à  une  béquille 
inutile,  elle  serait  aujourd'hui  beaucoup  plus  grande  qu'elle  ne 


(1)  «  La  France,  disait  Pitt,  a  sur  l'Angleterre  l'avantage  du  climat  et 
d'autres  dons  de  la  nature,  elle  la  surpasse  sous  le  rapport  des  produits 
bruts;  mais  l'Angleterre  l'emporte  sur  la  France  par  ses  produits  fabriqués. 
Les  vins,  les  eaux-de-vie,  les  huiles  et  les  vinaigres  de  France,  les  deux 
premiers  articles  surtout,  présentent  lant  d'imporlance  et  tant  de  valeur,  que 
nos  richesses  naturelles  ne  sauraient  leur  être  comparées;  d'un  aulie  côté, 
il  n'est  pas  moins  reconnu  que  l'Angleterre  a  le  monopole  de  certaines  bran- 
ches de  fabrication,  et  que  dans  d'autres  elle  possède  assez  d'avantage  pour 
braver  toute  rivalité  de  la  part  de  la  France.  C'est  la  condition  et  la  base  na- 
turelle de  relations  avantageuses  entre  les  deux  pays.  Chacun  ayant  de 
grands  articles  qui  lui  son'l  propres  et  possédant  ce  qui  manque  à  l'autre, 
ils  sont  vis-à-vis  l'un  de  l'autre  comme  deux  grands  négociants,  travaillant 
dans  des  branches  différentes,  qui  se  rendent  mutuellement  service  en  échan- 
geant leurs  marchandises.  » 


492  SYSTÈME    NATIONAL.    —  LIVRE  IV. 

l'est  ;  elle  serait  beaucoup  plus  près  du  but  qu'elle  poursuit, 
ou  du  monopole  de  l'industrie  manufacturière  dans  le  monde. 
Evidemment  le  moment  le  plus  favorable  pour  atteindre  ce 
but  était  l'époque  du  rétablissement  de  la  paix  générale.  La 
haine  qu'avait  excitée  le  système  continental,  avait  donné  ac- 
cès à  kl  théorie  cosmopolite  chez  toutes  les  nations  du  conti- 
nent. La  Russie,  tout  le  nordde  l'Europe,  l'Allemagne,  la  Pé- 
ninsule espagnole,  les  Etats-Unis,  toutes  ces  contrées  se  se- 
raient estimées  heureuses  d'échanger  leurs  produits  agricoles 
et  leurs  matières  brutes  contre  les  objets  manufacturés  de 
l'Angleterre.  La  France  elle-même,  peut-être,  aurait  pu,  au 
moyen  de  concessions  importantes  en  faveur  de  ses  vins  et  de 
ses  soieries,  être  amenée  à  abandonner  ses  prohibitions.  Le 
temps  était  venu  où,  ainsi  que  Priestley  l'a  dit  de  l'acte  de 
navigation,  il  eut  été  aussi  habile  de  la  part  de  l'Angleterre 
d'abolir  son  système  de  protection  qu'il  l'avait  été  autrefois  de 
l'établir. 

Avec  une  telle  politique,  tout  le  superflu  des  deux  continents 
en  matières  brutes  et  en  produits  agricoles  aurait  afflué  en 
Angleterre,  et  le  monde  entier  se  serait  vêtu  de  tissus  an- 
glais ;  tout  aurait  concouru  à  accroître  la  richesse  et  la  puis- 
sance de  l'Angleterre.  L'idée  fût  difficilement  venue,  dans  le 
cours  du  siècle  actuel,  aux  Américains  et  aux  Russes  d'adop- 
ter un  système  de  protection,  aux  Allemands  de  former 
une  association  de  douanes.  On  ne  se  serait  pas  décidé  aisé- 
ment à  sacrifier  les  avantages  du  présent  aux  espérances  d'un 
avenir  éloigné. 

Mais  il  n'a  pas  été  donné  aux  arbres  de  s'élever  jusqu'au 
ciel.  Lord  Castlereagh  livra  la  politique  commerciale  de  l'An- 
gleterre à  l'aristocratie  territoriale,  et  celle-ci  tua  la  poule 
aux  œufs  d'or.  Si  elle  avait  souffert  que  les  manufacturiers 
anglais  régnassent  sur  tous  les  marchés,  et  que  la  Grande- 
Bretagne  jouât  vis-à-vis  du  reste  du  monde  le  rôle  d'une  ville 
manufacturière  vis-à-vis  de  la  campagne,  tout  le  sol  de  l'île 
eût  été,  ou  couvert  de  maisons  et  de  fabriques,  ou  employé 
en  parcs  de  plaisance,  en  jardins  potagers,  en  vergers,  ou 


LA    POLITIQUE.    CHAPITRE    I.  493 

affecté,  soit  à  la  production  du  lait  et  de  la  viande,  soit  à  celle 
des  plantes  industrielles,  à  ces  cultures,  enfin,  qui  ne  peuvent 
être  pratiquées  que  dans  le  voisinage  des  grandes  cités.  Ces  cul- 
tures seraient  devenues  pour  l'agriculture  anglaise  infiniment 
plus  lucratives  que  celle  des  céréales,  et  dès  lors  elles  auraient, 
avec  le  temps,  augmenté  les  revenus  de  l'aristocratie  bien 
plus  que  ne  pouvait  le  faire  la  prohibition  des  blés  étrangers. 
Mais  cette  aristocratie,  uniquement  touchée  de  son  intérêt  du 
moment,  préféra,  à  l'aide  des  lois  sur  les  céréales,  maintenir 
ses  fermages  aux  taux  élevés  auxquels  les  avait  portés  l'exclu- 
sion, forcément  opérée  par  la  guerre,  des  produits  bruts  et  des 
blés  de  l'étranger,  et  elle  contraignit  ainsi  les  nations  du  con- 
tinent à  chercher  leur  prospérité  dans  d'autres  voies  que 
celles  du  libre  échange  de  leurs  produits  agricoles  contre  les 
produits  fabriqués  de  l'Angleterre,  c'est-à-dire  dans  l'établis- 
sement de  manufactures.  Les  lois  prohibitives  de  l'Angleterre 
opérèrent  ainsi  exactement  comme  le  système  continental  de 
Napoléon,  seulement  avec  un  peu  plus  de  lenteur. 

Lorsque  Ganning  et  Huskisson  arrivèrent  au  pouvoir,  l'a- 
ristocratie territoriale  avait  déjà  trop  goûté  du  fruit  défendu 
pour  pouvoir  se  laisser  persuader  de  renoncer  à  ses  avantages. 
Ces  hommes  d'Etat,  de  même  que  les  ministres  anglais  d'au- 
jourd'hui, avaient  à  résoudre  un  problème  insoluble.  Il  leur 
fallait  convaincre  les  nations  du  continent  des  avantages  de  la 
liberté  du  commerce,  et  en  même  temps  maintenir  intactes 
au  profit  de  l'aristocratie  les  restrictions  contre  les  produits 
agricoles  de  l'étranger.  Ils  étaient,  par  conséquent,  dans  l'im- 
possibilité de  répondre  aux  espérances  des  partisans  de  la  li- 
berté commerciale  dans  les  deux  continents.  Au  milieu  de  ce 
déluge  de  phrases  philanthropiques  et  cosmopolites  qui  se 
débitaient  dans  les  discussions  générales  sur  les  systèmes 
commerciaux,  ils  ne  voyaient  pas  d'inconséquence,  chaque 
fois  qu'il  était  question  de  modifier  quelques  taxes  du  tarif 
anglais,  à  appuyer  leur  argumentation  sur  le  système  pro- 
tecteur. 

Huskisson  dégreva  beaucoup  d'articles,  mais  il  ne  man- 


494  SYSTÈME    NATIONAL.    —   LIVRE    IV. 

qua  jamais  de  démontrer  que,  même  avec  un  tarif  plus  faible, 
les  fabriques  du  pays  étaient  encore  suffisamment  protégées. 
En  cela  il  suivait  à  peu  près  les  maximes  de  l'administration 
des  digues  en  Hollande  ;  là  où  les  eaux  atteignent  une  grande 
hauteur,  celte  sage  administration  construit  des  digues 
élevées  ;  elle  en  fait  de  basses  là  où  les  eaux  ne  s'élèvent  que 
faiblement.  De  la  sorte  la  réforme,  si  pompeusement 
annoncée,  du  système  commercial  de  l'Angleterre  s'est  réduite 
aux  proportions  d'une  jonglerie  économique.  On  a  allégué  la 
diminution  du  droit  sur  les  soieries  comme  une  preuve  de  la 
libéralité  de  l'Angleterre,  sans  réfléchir  que  l'Angleterre 
voulait  purement  et  simplement,  dans  l'intérêt  de  ses  finances 
et  sans  dommage  pour  ses  fabriques  de  soie,  arrêter  la  contre- 
bande qui  s'exerçait  sur  cet  article,  et  ce  but,  elle  l'a  com- 
plètement atteint.  Mais,  si  un  droit  protecteur  de  50  à  70  pour 
cent  (c'est  ce  que  paient  encore  aujourd'hui,  y  compris  le 
droit  additionnel,  les  soieries  étrangères  en  Angleterre)  doit 
être  cité  comme  une  preuve  de  libéralité,  la  plupart  des  nations 
seraient,  sous  ce  rapport,  en  avant  plutôt  qu'à  la  suite  de 
l'Angleterre  (1). 

Les  démonstrations  de  Canning  et  de  Huskisson  ayant  été 
principalement  destinées  à  faire  impression  en  France  et  dans 
l'Amérique  du  Nord,  il  ne  sera  pas  sans  intérêt  de  rappeler 
comment  elles  ont  échoué  dans  l'un  et  dans  l'autre  pays. 

De  même  qu'en  1786,  les  Anglais  avaient  encore  en  France 
à  cette  époque  un  parti  nombreux  parmi  les  théoriciens  et 
parmi  les  libéraux.  Séduit  par  la  grande  idée  de  la  hberté  du 
commerce  et  par  les  arguments  superficiels  de  Say,  en  lutte 
contre  un  gouvernement  détesté,  soutenu  enfin  par  les  places 
maritimes,  par  les  producteurs  de  vin  et  par  les  fabricants 

(1)  Les  droits  que  les  soieries  payaient  alors  à  l'importation  en  Angleterre 
avaient  élé  calculés  pour  ressortir  à  30  pour  cent  de  la  valeur;  mais  en  fait, 
surtout  par  suite  de  la  diminution  des  prix,  ils  dépassaient  de  beaucoup  ce 
taux;  ils  atteignaient  même,  de  l'aveu  de  sir  Robert  Peel,  des  taux  bien 
supérieurs  à  ceux  que  l'auteur  indique  ici;  en  1846,  ils  ont  été  réduits  à 
15  pour  cent;  ils  n'ont  pas  encore  perdu,  par  conséquent,  le  caractère  de 
droits  prolecteurs.  (H.  R.) 


LA    POLITIQUE.    CHAPITRE    I.  495 

de  soieries,  le  parti  libéral  réclamait  avec  emportement,  de 
même  qu'en  1786,  l'extension  du  commerce  avec  F  Angleterre, 
comme  le  vrai  et  unique  moyen  de  développer  la  prospérité 
du  pays. 

Quelques  reproches  qu'on  puisse  adresser  à  la  Restauration, 
elle  rendit  du  moins  à  la  France  un  service  qu'on  ne  peut  mé- 
connaître et  que  la  postérité  ne  lui  contestera  pas  ;  elle  ne  se 
laissa  entraîner  ni  par  les  menées  de  l'Angleterre,  ni  par  les 
clameurs  des  libéraux  en  matière  de  politique  commerciale. 
Canning  avait  cette  affaire  tellement  à  cœur,  que  lui-même 
se  rendit  à  Paris  pour  convaincre  M.  de  Yillèle  de  l'excellence 
de  ses  mesures  et  pour  le  déterminer  à  les  imiter.  Mais  M. 
de  Villèle  était  trop  pratique  pour  ne  pas  pénétrer  le  strata- 
gème; et  l'on  assure  qu'il  répondit  à  Canning:  a  Si  l'Angle- 
terre, dans  l'état  d'avancement  de  son  industrie,  admet  la  con- 
currence étrangère  dans  une  plus  large  mesure  qu'aupara- 
vant, celte  politique  est  conformée  son  intérêt  bien  entendu  ; 
mais  actuellement  il  est  dans  l'intérêt  bien  entendu  de  la 
France  d'accorder  à  ses  fabriques,  dont  le  développement  est 
encore  imparfait,  la  protection  qui  leur  est  indispensable. 
Quand  le  moment  sera  venu  oii  la  concurrence  étrangère 
sera  utile  à  l'industrie  française,  lui,  Villèle,  ne  manquera 
pas  de  faire  son  profit  des  exemples  de  M.  Canning.  » 

Irrité  de  ce  refus,  Canning,  à  son  retour,  se  vanta  en  plein 
Parlement  d'avoir  attaché  une  pierre  au  cou  du  gouverne- 
ment français  avec  l'intervention  en  Espagne  ;  ce  qui  prouve 
que  l'esprit  cosmopolite  et  le  libéralisme  européen  de  Canning 
n'étaient  pas  aussi  sérieux  que  les  honnêtes  libéraux  du  con- 
tinent voulaient  bien  le  croire  ;  car,  si  la  cause  du  libéralisme 
sur  le  continent  l'avait  intéressé  le  moins  du  monde,  comment 
Canning  eût-il  pu  abandonner  la  constitution  libérale  de  l'Es- 
pagne à  l'intervention  française,  dans  le  but  unique  d'attacher 
une  pierre  au  cou  du  gouvernement  français?  La  vérité  est 
que  Canning  était  un  Anglais  dans  toute  la  force  du  terme, 
et  qu'il  n'admettait  les  idées  philanthropiques  et  cosmopolites 
qu'autant  qu'elles  pouvaient  lui  servir  à  aiSermir  et  à  étendre 


496  SYSTÈME   NATIONAL.    —   LIVRE   IV. 

la  suprématie  industrielle  et  commerciale  de  l'Angleterre  ou 
à  fasciner  les  nations  rivales. 

Du  reste  M.  de  Villèle  n'avait  pas  besoin  d'une  grande  pé- 
nétration pour  s'apercevoir  du  piège  que  lui  tendait  Canning. 
L'expérience  d'un  pays  voisin,  l'Allemagne,  qui,  depuis 
l'abolition  du  système  continental,  n'avait  cessé  de  rétrograder 
dans  son  industrie,  lui  fournissait  une  preuve  éloquente  de  la 
valeur  réelle  du  principe  de  la  liberté  commerciale  tel  qu'on 
l'entendait  en  Angleterre.  De  plus,  la  France  se  trouvait  trop 
bien  alors  du  système  qu'elle  avait  adopté  depuis  1815,  pour 
se  laisser  tenter,  comme  le  chien  de  la  fable,  de  quitter  la  proie 
pour  l'ombre.  Les  hommes  les  plus  éclairés  en  matière  d'in- 
dustrie, tels  que  Chaptal  et  Charles  Dupin,  s'étaient  exprimés 
de  la  manière  la  moins  équivoque  sur  les  résultats  de  ce  sys- 
tème. 

L'ouvrage  de  Chaptal  sur  l'industrie  française  n'est  pas 
autre  chose  qu'une  défense  de  la  politique  commerciale  de  la 
France  et  un  tableau  de  ses  résultats  dans  l'ensemble  et  dans 
les  détails.  La  tendance  de  cet  ouvrage  ressort  du  passage  sui- 
vant que  nous  lui  empruntons  (1)  : 

«  Ainsi,  au  lieu  de  nous  perdre  dans  le  labyrinthe  des  abs- 
tractions métaphysiques,  conservons  ce  qui  est  établi,  et  tâ- 
chons de  le  perfectionner. 

c(  Une  bonne  législation  de  douane  est  la  vraie  sauvegarde 
de  l'industrie  agricole  et  manufacturière  ;  elle  élève  ou  diminue 
les  droits  aux  frontières,  selon  les  circonstances  et  les  besoins  ; 
elle  compense  le  désavantage  que  notre  fabrication  peut 
trouver  dans  le  prix  comparé  de  la  main-d'œuvre  ou  du  com- 
bustible ;  elle  protège  les  arts  naissants  par  les  prohibitions, 
pour  ne  les  livrer  à  la  concurrence  avec  les  étrangers  que  lors- 
qu'ils ont  pu  réunir  tous  les  degrés  de  perfection  ;  elle  tend 
à  assurer  l'indépendance  industrielle  de  la  France,  et  elle 
Penrichit  de  la  main-d'œuvre,  qui,  comme  je  l'ai  dit  plusieurs 
fois,  est  la  principale  source  des  richesses.  » 

(0  De  l'mdustrie  française,  lom.  II,  pag.  417. 


LA   POLITIQUE.   CHAPITRE    I.  497 

Charles  Diipin,  dans  son  livre  sur  les  forces  productives  de 
la  France  et  sur  les  progrès  de  l'industrie  française  de  181 4  à 
1 827,  avait  si  bien  retracé  les  effets  de  la  politique  commerciale 
suivie  par  la  France  depuis  la  Restauration,  qu'un  ministre 
français  n'eût  pu  s'aviser  de  sacrifier  une  création  d'un  demi- 
siècle,  si  chèrement  achetée,  si  riche  en  résultats  et  si  pleine 
d'espérances,  pour  prix  des  merveilles  d'un  nouveiu  traité 
deMéthuen. 

Le  tarif  américain  de  1828  était  une  conséquence  naturelle 
et  nécessaire  du  système  commercial  de  l'Angleterre,  sys- 
tème qui  repoussait  les  bois,  les  blés,  les  farines  et  les  autres 
produits  bruts  des  Etats-Unis,  et  n'admettait  que  leurs  cotons 
en  échange  des  articles  manufacturés  anglais. 

Le  commerce  avec  l'Angleterre  ne  profitait  ainsi  qu'au  tra- 
vail agricole  des  esclaves  américains  ;  les  Etats  de  l'Union  les 
plus  libres,  les  plus  éclairés  et  les  plus  puissants  se  voyaient 
arrêtés  dans  leurs  progrès  matériels,  et  réduits  à  envoyer  dans 
les  solitudes  de  l'Ouest  leur  surcroît  annuel  de  population  et 
de  capital.  Huskisson  connaissait  parfaitement  cet  état  de 
choses  ;  on  savait  que  le  ministre  anglais  à  Washington  l'avait 
plus  d'une  fois  averti  des  conséquences  que  devait  entraîner 
la  politique  de  l'Angleterre.  Si  Huskisson  avait  été,  en  effet, 
tel  qu'on  l'a  dépeint  à  l'étranger,  il  eût  saisi  cette  occasion 
heureuse  de  la  promulgation  du  tarif  américain,  pour  faire 
comprendre  àTaristocratie  anglaise  l'absurdité  de  ses  lois  sur 
les  céréales  et  la  nécessité  de  leur  abolition.  Or,  que  fit  Hus- 
kisson? 11  s'emporta  contre  les  Américains  ou  du  moins  il 
affecta  la  colère,  et,  dans  son  émotion,  il  se  permit  des  asser- 
tions dont  l'inexactitude  était  connue  de  tous  les  planteurs 
américains,  des  menaces  qui  le  rendirent  ridicule.  Huskis- 
son soutint  que  les  envois  de  l'Angleterre  aux  Etats-Unis  for- 
maient à  peine  le  sixième  de  son  exportation  totale,  tandis  que 
ceux  des  Etats-Unis  à  l'Angleterre  composaient  la  moitié  de  la 
leur.  11  voulait  prouver  par  là  que  les  Etats-Unis  dépendaient 
de  l'Angleterre  plus  que  l'Angleterre  ne  dépendait  des  États- 
Unis,  et  que  l'Angleterre  avait  beaucoup  moins  à  craindre 

32 


498  SYSTÈME    NATIONAL.    LIVRE   IV. 

d'une  interruption  de  commrrce  par  suite  de  guerre,  de  non- 
intercourse,  etc.  Si  l'on  s'arrête  au  chiffre  des  valeurs  impor- 
tées et  exportées,  le  raisonnement  de  Huskisson  paraît  plau- 
sible ;  mais  si  l'on  considère  la  nature  des  envois  respectifs, 
on  ne  comprend  pas  comment  Huskisson  a  pu  employer  un 
argument  qui  prouve  le  contraire  de  ce  qu'il  voulait  établir. 
Les  envois  des  Etats-Unis  à  l'Angleterre  se  composent,  en  to- 
talité ou  en  majeure  partie,  de  matières  premières  dont  celle- 
ci  décuple  la  valeur,  dont  elle  ne  peut  se  passer,  et  qu'elle  ne 
peut  tirer  aujourd'hui  d'autres  contrées,  du  moins  en  quan- 
tité suftisante,  tandis  que  toutes  leurs  importations  d'Angle- 
terre consistent  en  objets  qu'ils  pourraient  ou  fabriquer  eux- 
mêmes  ou  acbeter  à  d'autres  pays.  Si  donc  on  envisage  les  suites 
d'une  interruption  de  commerce  entre  les  deux  pays  au  point 
de  vue  de  la  théorie  des  valeurs,  elles  paraissent  devoir  être 
tout  à  fait  désavantageuses  pour  les  Etats-Unis,  tandis  que, 
appréciées  au  moyen  de  la  théorie  des  forces  productives,  elles 
entraînent  pour  l'Angleterre   un  préjudice   énorme.   Chez 
celle-ci,  en  effet,  les  deux  tiers  des  fabriques  de  coton  s'arrê- 
teraient et  seraient  ruinées,  l'Angleterre  perdrait,  comme  par 
un  coup  de  baguette,  une  industrie  dont  le  produit  annuel  sur- 
passe de  beaucoup  la  valeur  collective  de  ses  exportations;  les 
conséquences  d'une  pareille  perte  pour  la  tranquillité,  pour 
la  richesse,  pour  le  crédit,  pour  le  commerce  et  pour  la  puis- 
sance de  l'Angleterre,  sont  incalculables.  Quels  seraient  au 
contraire,  les  effets  de  l'interruption  du  commerce  pour  les 
États-Unis  ?  Obligés  de  fabriquer  eux-mêmes  les  articles  qu'ils 
tiraient  jusque-là  d'Angleterre,  ils  gagneraient  en  peu  d'an- 
nées ce  que  l'Angleterre  aurait  perdu.  Nul  doute  que,  comme 
autrefois  entre  l'Angleterre  et  la  Hollande  après  l'acte  de  na- 
vigation, il  ne  s'ensuivît  une  lutte  à  mort;  et  cette  lutte  au- 
rait peut-être  le  même  résultat  que  celle  dont  la  Manche  fut 
autrefois  le  théâtre.  Ce  n'est  pas  le  moment  de  retracer  tout  au 
long  les  conséquences  d'une  rivalité  qui,  tôt  ou  tard,  ce  nous 
semble,  éclatera  par  la  force  des  choses.  Ce  qui  précède  suffit 
pour  mettre  en  évidence   le  peu  de  solidité  et  le  danger  du 


LA    POLITIQUE.    —   CHAPITRE    I.  499 

raisonnement  de  Hnskisson,  pour  montrer  coinbien  l'Angle- 
terre était  imprudente  de  contraindre  par  ses  lois  sur  les  cé- 
réales les  Etats-Unis  à  devenir  manufacturiers,  et  combien 
Huskisson  eût  été  habile  si,  au  lieu  de  jouer  avec  des  argu- 
ments frivoles  et  périlleux,  il  se  fût  appliqué  à  écarter  les 
causes  qui  avaient  provoqué  le  tarif  américain  de  1828. 

Afin  de  prouver  aux  Etats-Unis  les  avantages  de  leur  com- 
merce avec  l'Angleterre,  Huskisson  signalait  Taccroissement 
extraordinaire  de  leurs  exportations  de  coton  ;  mais  lés  Amé- 
ricains savaient  à  quoi  s'en  tenir  sur  la  valeur  de  ce  nouvel 
argument.  Depuis  plus  de  dix  ans,  en  effet,  la  production  de 
l'Amérique  du  Nord  en  coton  avait,  d'année  en  année,  telle- 
ment dépassé  la  consommation,  que  les  prix  avaient  diminué 
à  peu  près  dans  la  même  proportion  que  l'exportation  avait 
augmenté,  à  ce  point  qu'après  avoir,  en  1816,  retiré  24  mil- 
lions de  dollars  (125  millions  400  mille  francs)  de  80  millions 
de  livres  (36  millions  de  kilog,)  de  coton,  les  Américains  n'a- 
vaient obtenu  en  1826  que  25  millions  de  dollars  (133  mil- 
lions 750  mille  francs),  pour  204  millions  de  livres  (92  mil- 
lions et  demi  de  kilogrammes). 

Enfin,  Huskisson  menaçait  les  Américains  de  l'organisation 
sur  une  vaste  échelle  de  la  contrebande  par  le  Canada.  11  est 
vrai  que,  dans  l'état  actuel  des  choses,  ce  moyen  est  la  plus 
grande  entrave  que  puisse  nmcontrer  le  système  protecteur 
aux  Etats-Unis.  Mais  que  suit-il  de  là?  Que  les  Américains 
doivent  mettre  leur  tarif  aux  pieds  du  gouvernement  britan- 
nique, et  attendre  humblement  les  décisions  qu'il  plaira  à 
celui-ci  de  prendre  chaque  année  au  sujet  de  leur  industrie? 
Quelle  folie  !  Il  s'ensuit  seulement  que  les  Américains  pren- 
dront et  s'incorporeront  le  Canada,  ou,  du  moins,  qu'ils  l'ai- 
deront à  se  rendre  indépendant,  dès  que  la  contrebande  cana- 
dienne leur  sera  devenue  intolérable.  Mais  n'est-ce  pas  le 
comble  de  la  démence  pour  une  nation  parvenue  à  la  supré- 
matie iudustriclle  et  commerciale,  de  contraindre  un  peuple 
agriculteur  qui  lui  est  étroitement  uni  par  les  liens  du  sang, 
du  langage  et  des  intérêts,  à  devenir  manufacturier,  puis,  en 


500  SYSTÈME    NATIONAL.    LIVRE    IV. 

voulant  rempecber  de  suivre  une  impulsion  forcée,  de  Tobli- 
ger  à  aider  ses  colonies  à  elle  à  s'affranchir  ? 

Après  la  mort  de  ïluskisson,  M.  Pouleit  Thompson  prit  la 
direction  des  affaires  commerciales  de  l'Angleterre.  11  conti- 
nua la  politique  de  son  illustre  prédécesseur.  Toutefois,  en  ce 
qui  touche  l'Amérique  du  Nord,  il  lui  resta  peu  à  faire;  car, 
dans  cette  contrée,  sans  l'intervention  des  Anglais,  l'influence 
des  planteurs  de  coton  et  des  importateurs  et  les  intrigues  du 
parti  démocratique  avaient  déjà  provoqué  en  1832  ce  qu'on  a 
appelé  l'acte  de  compromis,  acte  qui,  tout  en  corrigeant  les 
exagérations  et  les  vices  du  tarif  précédent,  et  en  laissant  en- 
core à  la  fabrication  des  tissus  de  coton  et  de  laine  communs 
une  protection  passable,  fit  aux  Anglais  toutes  les  concessions 
qu'ils  pouvaient  souhaiter,  sans  équivalents  de  la  part  de 
ceux-ci.  Depuis,  les  envois  de  l'Angleterre  aux  Etats-Unis  se 
sont  si  prodigieusement  accrus  et  ont  tellement  dépassé  ses 
importations  de  cette  contrée,  qu'il  est  à  chaque  instant  au 
pouvoir  de  l'Angleterre  d'attirer  à  elle  la  quantité  qu'il  lui 
plaît  des  métaux  précieux  qui  circulent  aux  Etats-Unis,  et  d'y 
occasionner  ainsi  des  crises  commerciales  chaque  fois  qu'elle 
éprouve  elle-même  un  embarras  d'argent.  Ce  qu'il  y  a  de  plus 
étonnant,  c'est  que  l'acte  de  compromis  a  eu  pour  auteur  le 
défenseur  le  plus  considérable  et  le  plus  éclairé  des  in- 
térêts manufacturiers  américains,  Henri  Clay.  La  prospé- 
rité des  fabricants  à  la  suite  du  tarif  de  1828  avait  si  fort 
excité  la  jalousie  des  planteurs  de  coton,  que  les  Etats  du 
Sud  menaçaient  d'une  rupture  de  l'Union  dans  le  cas  oii 
le  tarif  de  1828  n'eût  pas  été  modifié.  Le  gouvernement  fé- 
déral, dévoué  à  l'opinion  démocratique,  s'élait  mis  par  des 
motifs  de  parti  et  par  des  considérations  électorales  du  côté 
des  planteurs  du  Sud,  et  avait  su  rallier  les  agriculteurs  dé- 
mocrates des  Etats  du  Centre  et  de  l'Ouest.  Chez  ces  derniers, 
la  hausse  des  prix,  en  grande  partie  produite  par  la  prospérité 
des  fabriques  du  pays  et  par  la  construction  d'une  multitude 
de  canaux  et  d  chemins  de  fer,  avait  refroidi  l'ancienne  sym- 
pathie pour  l'intérêt  manufacturier;  ils  pouvaient  craindre, 


LA  POLITIQUE.    —    CHAPITRE    !.  501 

d'ailleurs,  de  voir  les  Étals  du  Midi  pousser  leur  opposition 
jusqu'à  une  dissolution  effective  de  l'Union  et  jusqu'à  la 
guerre  civile.  11  convenait  aussi  aux  démocrates  du  Centre  et 
de  l'Est  de  ménager  les  sympathies  des  démocrates  du  Sud. 
Par  toutes  ces  causes,  l'opinion  publique  était  si  favorable- 
ment disposée  pour  la  liberté  ducommerce  avec  l'Angleterre, 
qu'un  abandon  complet  des  intérêts  manufacturiers  du  pays 
à  la  concurrence  anglaise  était  à  redouter.  Dans  de  telles  cir- 
constances, le  bill  de  compromis  de  Henry  Clay  parut  le  seul 
moyen  de  sauver,  au  moins  en  partie,  le  système  protecteur. 
Une  partie  de  rindustrie  américaine,  la  fabrication  des  arti- 
cles élégants  et  chers,  fut  sacrifiée  à  la  concurrence  étrangère, 
pour  sauver  une  autre  partie,  la  fabrication  des  articles  com- 
muns et  de  peu  de  prix. 

Tout  indique  néanmoins  que,  dans  le  cours  des  prochaines 
années,  le  système  protecteur  relèvera  la  tête  aux  Etals-Unis, 
et  qu'il  y  fera  même  de  nouveaux  progrès.  Quels  qu'aient  été 
les  efforts  des  Anglais  pour  diminuer  oii  pour  adoucir  les  crises 
commerciales  aux  Etats-Unis,  quelques  capitaux  considérables 
qu'ils  y  fassent  passer  sous  la  forme  d'achats  de  fonds  publics 
et  de  prêts  ou  au  moyen  de  l'émigration,  Je  défaut  d'équilibre 
toujours  subsistant  et  ne  cessant  de  s'accroître  entre  la  valeur 
des  exportations  et  celle  des  importations  ne  peut  pas  à  la 
longue  être  rétablie  de  celte  manière  ;  des  crises  redoutables 
et  de  plus  en  plus  graves  ne  peuvent  manquer  d'éclater,  et 
les  Américains  finiront  par  découvrir  les  causes  du  mal  et 
par  adopter  les  moyens  propres  à  l'arrêter. 

11  est  donc  dans  la  nature  des  choses  que  le  nombre  des 
partisans  de  la  protection  augmente  et  que  celui  des  partisans 
de  la  liberté  ducommerce  diminue. 

Jusqu'à  présent  la  demande  croissante  des  denrées  alimen- 
taires, causée  par  l'ancienne  prospérité  des  manufactures,  par 
l'exécution  de  grands  travaux  publics  et  par  l'augmentation 
considérable  de  la  production  du  coton,  et  en  partie  de  mau- 
vaises récoltes,  ont  maintenu  à  un  taux  excessif  les  prix  des 
denrées  agricoles  ;  mais  on  peut  prévoir  avec  certitude  que, 


502  SYSTÈME   NATIONAL.    —   LIVRE   IV. 

dans  le  cours  des  années  qui  vont  suivre,  ces  prix  tomberont 
au-dessous  de   la  moyenne  autant  qu'ils  l'ont  jusqu'ici  dé- 
passée. Depuis  l'acte  de  compromis,  le  surcroît  des  capitaux 
américains  s'est  porté  en  grande  partie  vers  l'agriculture  et 
commence  actuellement  adonner  des  résultats.  Ainsi,  tandis 
que  la  production  des  denrées  agricoles  s'est  énormément  ac- 
crue, la  demande  a  d'autre  part  énormément  diminué  ;   pre- 
mièrement, parce  que  les  travaux  publics  ne  sont  plus  exé- 
cutés sur  la  même  échelle  qu'auparavant  ;  en  second  lieu, 
parce  que  la  concurrence  étrangère  arrête  le  développement 
de  la  population  des  fabriques  ;  troisièmement  enfin,  parce 
que  la  production  du  coton  en  a  tellement  excédé  la  con- 
sommation, que  les  planteurs  ont  été  obligés  de  produire 
eux-mêmes  les  denrées  alimentaires  qu'ils  tiraient  auparavant 
des  Etats  du  Centre  et  de  l'Ouest.  Si,  en  outre,  il  survient  de 
riches  moissons,  les  États  du  Centre  et  de  TOuest  se  verront 
encombrés  de  denrées,  tout  comme  ils  l'étaient  avant  le  tarif 
de  1828.  Les  mêmes  causes  produisant  toujours  les  mêmes 
effets,  les  agriculteurs  du  Centre  et  de  l'Est  viendront  de  nou- 
veau à  comprendre  que  l'accroissement  de  la  population  ma- 
nufacturière du  pays  peut  seul  augmenter  la  demande  des 
produits  agricoles,  et  qu'il  ne  peut  résulter  que  d'un  déve- 
loppement du  système  protecteur.  En  même  temps  que  le 
parti  protectionniste  gagnera  ainsi  chaque  jour  en  nombre  et 
en  influence,  le  parti  opposé  diminuera  dans  la  même  pro- 
portion, par  la  raison  que  les  planteurs  de  coton,  dans  une  si- 
tuation différente,  ne  pourront  manquer  de  reconnaître  qu'il 
est  dans  leur  intérêt  bien  entendu  de   voir  la  population 
manufacturière  du  pays  s'accroître  ainsi  que  la  demande  des 
denrées  agricoles  et  des  matières  brutes. 

Les  planteurs  de  coton  et  les  démocrates  des  Etats-Unis, 
comme  nous  venons  de  le  montrer,  ayant  travaillé  eux-mêmes 
avec  le  plus  beau  zèle  en  faveur  des  intérêts  commerciaux  de 
l'Angleterre,  M.  Poulett  Thompson  n'eut  de  ce  côté  aucune 
occasion  de  révéler  son  habileté  diplomatique. 

En  France,  les  choses  se  passaient  autrement.  L'on  y  per- 


LA    POLITIQUE.    CHAPITRE    I.  503 

sistait  dans  le  système  prohibitif.  Il  est  vrai  que  beaucoup  de 
fonctionnaires  et  de  députés  théoriciens  étaient  favorables  à 
l'extension  des  relations  commerciales  entre  l'Angleterre  et  la 
France  ;  l'alliance  qui  existait  entre  les  deux  pays  avait  donné 
à  cette  opinion  quelque  popularité  ;  mais  on  ne  s'entendait 
guère  sur  les  moyens  d'atteindre  le  but,  et  personne  n'avait 
d'idée  nette  à  cet  égard.  11  paraissait  évident  et  incontestable 
que  l'élévation  des  droits  sur  les  denrées  alimentaires  et  sur  les 
matières  brutes,  ainsi  que  l'exclusion  des  charbons  et  des 
fers  anglais,  portait  un  grave  préjudice  à  l'industrie  française, 
et  qu'une  plus  forte  exportation  de  vins,  d'eaux-de-vie  et  de 
tissus  de  soie  serait  extrêmement  avantageuse  au  pays. 

Du  reste,  on  se  bornait  à  de  vagues  déclamations  sur  les 
inconvénients  du  système  prohibitif.  Mais  on  ne  pensait  pas 
qu'il  fût  prudent  d'y  toucher,  du  moins  immédiatement,  le 
gouvernement  de  Juillet  trouvant  ses  appuis  principaux  dans 
la  riche  bourgeoisie,  en  majeure  partie  intéressée  dans  les 
grandes  entreprises  industrielles. 

Ce  fut  alors  que  M.  Poulelt  Thompson  conçut  un  plan  de 
campagne  qui  fait  honneur  à  sa  finesse  et  à  sa  dextérité  comme 
diplomate.  11  envoya  en  France  un  savant  très  au  courant  du 
commerce,  de  l'industrie  et  de  la  politique  commerciale  de 
ce  pays  et  très-connu  par  la  libéralité  de  ses  opinions,  le  doc- 
teur Bowring.  Celui-ci  parcourut  toute  la  contrée,  puis  la 
Suisse,  afin  de  recueillir  sur  les  lieux  des  matériaux  qui  ser- 
vissent d'arguments  contre  le  système  prohibitif  et  en  faveur 
de  la  liberté  du  commerce.  11  s'acquitta  de  cette  mission  avec 
l'habileté  et  la  souplesse  qui  le  caractérisent.  Il  mit  principale- 
ment en  lumière  les  avantages  de  relations  plus  faciles  entre 
les  deux  pays  pour  les  houilles  et  pour  le  fer,  pour  les  vins  et 
pour  les  eaux-de-vie.  Dans  le  rapport  qu'il  a  publié,  son  argu- 
mentation ne  porte  guère  que  sur  ces  articles  ;  quant  aux 
autres  branches  d'industrie,  il  se  borne  à  des  statistiques,  sans 
essayer  d'établir  comment  le  libre  commerce  avec  l'Angleterre 
pourrait  lesdévelopper  et  sans  faire  àleursujetde  propositions. 

En  cela  le  docteur  Bowring  se  conforma  à  ses  instructions, 


504  SYSTÈME  NATIONAL.    LIVRE    IV. 

que  M.  Poulett  Thompson  avait  rédigées  avec  une  rare 
habileté,  et  qui  ont  été  imprimées  en  tête  de  son  rapport. 
M.  Thompson  y  affiche  les  maximes  les  plus  libérales,  et  té- 
moigne beaucoup  de  ménagement  pour  les  intérêts  manufac- 
turiers de  la  France  ;  il  regarde  comme  invraisemblable  qu'on 
puisse,  sous  ce  rapport,  attendre  de  grands  résultats  des  négo- 
ciations projetées.  Ces  instructions  étaient  bien  faites  pour 
rassurer  sur  les  intentions  de  l'Angleterre  les  intérêts,  devenus 
si  puissants,  des  industries  françaises  du  coton  et  de  la  laine. 
D'après  M.  Thompson,  il  serait  insensé  de  réclamer  de  leur 
part  de  fortes  concessions.  En  revanche  il  insinue  qu'il  y  au- 
rait plus  de  chance  de  succès  à  l'égard  des  articles  de  moindre 
importance.  Ces  articles  de  moindre  importance  ne  sont  pas 
désignés  dans  les  instructions,  mais  l'expérience  de  la  France 
a  suffisamment  révélé  ce  que  ce  terme  signifiait.  11  s'agissait 
à  cette  époque  d'ouvrir  le  marché  français  aux  fils  et  aux  tis- 
sus de  lin  de  l'Angleterre, 

Le  gouvernement  français,  touché  des  observations  du  ca- 
binet anglais  et  de  ses  agents,  et  désireux  d'accorder  à  l'An- 
gleterre une  faveur  peu  importante  et  en  dernière  analyse 
avantageuse  à  la  France  elle-même,  diminua  les  droits  sur  les 
fils  et  sur  les  tissus  de  lin,  au  point  qu'en  présence  des  pro- 
grès remarquables  accomplis  par  les  Anglais  dans  ces  fabri- 
cations, ils  cessèrent  de  protéger  l'industrie  française.  Aussi 
les  envois  de  ces  articles  que  fit  l'Angleterre  en  France  dans 
les  années  suivantes  s'accrurent-ils  prodigieusement,  jusqu'à 
38  millions  de  francs  en  1838;  et  la  France,  sur  laquelle 
TAngleterre  avait  ici  pris  l'avance,  courut  le  risque  de  perdre 
entièrement,  au  grand  préjudice  de  son  agriculture  et  de  toute 
sa  population  rurale,  une  industrie  dont  la  production  s'éle- 
vait à  une  valeur  de  plusieurs  centaines  de  millions,  à  moins 
que,  par  une  élévation  de  droits,  elle  n'opposât  une  digue  à  la 
concurrence  anglaise. 

Il  est  manifeste  que  la  France  fut  dupée  par  M.  Poulett 
Thompson.  Evidemment  ce  dernier  avait  prévu,  dès  1834,  l'es- 
sor que  la  fabrication  du  lin  en  Angleterre  allait  prendre  dans 


LA    POLITIQUE.    CHAPITRE    I.  505 

les  années  suivantes  par  l'emploi  des  nouveaux  procédés;  et, 
dans  celte  négociation,  il  avait  compté  sur  l'ignorance  où  était 
le  gouvernement  français  de  ces  procédés  et  de  leurs  consé- 
quences nécessaires.  Aujourd'hui  les  auteurs  de  ce  dégrève- 
ment veulent  faire  croire  qu'il  ne  s'agissait  que  d'une  conces- 
sion à  la  fabrication  belge.  Mais  justifient-ils  ainsi  leur 
ignorance  des  progrès  de  l'Angleterre  et  leur  défaut  de  pré- 
voyance? 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  n'est  pas  douteux,  du  moins,  que  la 
France,  sous  peine  de  sacrifier  à  l'Angleterre  la  plus  grande 
partie  de  sa  fabrication  de  toiles,  doit  la  protéger  de  nouveau, 
et  que  le  premier  essai  de  notre  époque  pour  étendre  la  li- 
berté du  commerce  entre  l'Angleterre  et  la  France  a  fourni 
un  témoignage  ineffaçable  de  l'habileté  britannique  et  de 
l'inexpérience  française  ;  c'est  comme  un  nouveau  traité  de 
Méthuen,  et  comme  un  second  traité  d'Eden  (1). 

Que  fit  M.  Poulett  Thompson  quand  il  entendit  les  plaintes 
des  fabricants  de  toiles  en  France  et  qu'il  vit  le  gouvernement 
français  disposé  à  réparer  la  faute  qu'il  avait  commise?  Il  fit 
ce  que  Huskisson  avait  fait  avant  lui,  il  menaça  de  prohiber  les 
vins  et  les  soieries  de  la  France.  Voilà  le  cosmopolitisme  de 
FAngleterre  î  11  fallait  que  la  France  laissât  périr  une  industrie 
qui  datait  d'un  millier  d'années,  une  industrie  étroitement  liée 
à  toute  l'existence  des  classes  populaires  et  particulièrement  à 
l'agriculture,  dont  les  produits  sont  au  nombre  des  objets  de 
première  nécessité  pour  toutes  les  classes,  et  peuvent  être 
estimés  à  une  valeur  totale  de  trois  à  quatre  cents  millions,  et 
cela  pour  acheter  le  privilège  de  vendre  des  vins  et  des  soie- 
ries à  l'Angleterre  pour  quelques  millions  de  plus  qu'aupara- 
vant. Indépendamment  de  cette  disproportion  dans  les  valeurs, 
on  n'a  qu'à  se  demander  où  en  serait  la  France,  dans  le  cas 

(1)  Sans  recberclier  ici  si  l'allégation  de  List  snr  le  machiavélisme  supposé 
de  l'Angleterre  et  sur  la  prétendue  duperie  de  la  France  est  exacte,  je  ferai 
remarquer  que  l'exhaussemenl  du  tarif  françnis  sur  les  fils  el  tissus  de 
lin  et  de  chanvre  en   1842  n'a  pas  tardé  à  vérifier  ses  prévisions. 

(H.  R.) 


S06  SYSTÈME    NATIONAL.    —    LIVRE   IV. 

OÙ  les  relations  commerciales  entre  les  deux  pays  seraient 
interrompues  par  la  guerre,  si,  par  exemple,  elle  venait  à  ne 
pouvoir  plus  écouler  en  Angleterre  son  excédant  en  tissus  de 
soie  et  en  vins,  et  en  même  temps  à  manquer  d'un  objet  indis- 
pensable tel  que  la  toile. 

On  reconnaîtra,  en  y  réfléchissant,  que  la  question  des 
toiles  n'est  pas  seulement  une  question  de  prospérité  maté- 
rielle, que  c'est  surtout,  comme  toutes  celles  qui  se  rattachent 
aux  manufactures  du  pays,  une  question  d'indépendance  et 
de  puissance  nationales. 

On  dirait  que  l'esprit  d'invention,  dans  le  perfectionnement 
de  l'industrie  des  toiles,  s'est  donné  la  mission  de  faire  com- 
prendre aux  nations  la  nature  de  l'industrie  manufacturière, 
ses  rapports  avec  l'agriculture,  son  influence  sur  l'indépen- 
dance et  sur  la  puissance  des  Etats,  et  de  mettre  en  évidence 
les  erreurs  de  la  théorie.  L'école,  on  le  sait,  soutient  que 
chaque  nation  possède  dans  les  diverses  branches  de  travail, 
des  avantages  particuliers,  dons  de  la  nature  ou  résultats  de 
l'éducation,  qui  s'égalisent  sous  la  liberté  du  commerce.  Nous 
avons  prouvé,  dans  un  chapitre  précédent,  que  cette  maxime 
n'est  vraie  que  de  l'agriculture,  où  la  production  dépend  en 
grande  partie  du  climat  et  de  la  fertilité  du  sol,  mais  qu'elle 
ne  l'est  pas  de  l'industrie  manufacturière  pour  laquelle  tous 
les  peuples  de  la  zone  tempérée  ont  une  égale  vocation,  pourvu 
qu'ils  possèdent  les  conditions  matérielles,  intellectuelles, 
politiques  et  sociales  requises  à  cet  effet.  L'Angleterre  présente 
aujourd'hui  un  exemple  éclatant  à  Tappui  de  notre  doctrine. 
Si,  par  leur  expérience,  par  leurs  efforts  persévérants  et  par 
les  ressources  de  leur  sol,  des  peuples  ont  été  particulièrement 
appelés  à  la  fabrication  de  la  toile,  ce  sont  assurément  les 
Allemands,  les  Belges,  les  Hollandais  et  les  habitants  du  nord 
de  la  France.  Elle  est  depuis  un  millier  d'années  entre  leurs 
mains.  Les  Anglais,  au  contraire,  jusqu'au  milieu  du  dernier 
siècle,  y  étaient  si  peu  avancés,  qu'ils  importaient  de  l'étranger 
une  grande  partie  des  toiles  qu'ils  employaient.  Jamais,  sans 
les  droits  protecteurs  qu'à  cette  époque  ils  lui  accordèrent. 


LA  POLITIQUE.    —    CHAPITRE   I.  507 

l'industrie  du  pays  n'eût  pu  réussir  à  approvisionner  le  mar- 
ché de  l'Angleterre  et  celui  des  colonies  britanniques,  et  l'on 
sait  que  les  lords  Castlereagh  et  Liverpool  établirent  dans  le 
Parlement  que,  sans  protection,  la  fabrication  anglaise  ne 
pourrait  pas  soutenir  la  concurrence  des  toiles  de  l'Alleinagne. 
Or,  aujourd'hui  nous  voyons  les  Anglais,  qui,  de  tout  temps, 
avaient  été  les  plus  mauvais  fabricants  de  toiles  de  l'Europe, 
tendre,  grâce  à  leurs  inventions,  à  exercer  en  Europe  le  mo- 
nopole de  l'industrie  linièie,  de  même  que,  depuis  cinquante 
ans,  ils  ont  envahi  l'Inde  avec  leurs  tissus  de  coton,  eux 
qui  durant  des  siècles  n'avaient  pas  même  été  capables  de  sou- 
tenir sur  leur  propre  marché  la  concurrence  des  tissus  de  lin. 
En  ce  moment  on  discute  en  France  la  question  de  savoir 
comment  il  se  fait  que,  dans  ces  derniers  temps,  l'Angleterre 
ait  accompli  de  si  rapides  progrès  dans  la  fabrication  de  la 
toile,  bien  que  Napoléon,  le  premier,  ait  provoqué,  par  un 
prix  considérable,  l'invention  d'une  machine  à  filer  le  lin,  et 
que  les  mécaniciens  et  les  industriels  français  se  soient  occupés 
de  cet  objet  avant  leurs  rivaux  d'outre-Manche.  On  se  de- 
mande lesquels,  des  Anglais  ou  des  Français,  ont  le  plus  de 
dispositions  pour  la  mécanique.  On  donne  toutes  les  explica- 
tions, exce[)té  la  véritable.  Il  est  déraisonnable  d'attribuer  aux 
Anglais  plus  de  dispositions  pour  la  mécanique,  et  une  plus 
grande  aptitude  pour  l'industrie  en  général  qu'aux  Allemands 
ou  aux  Français.  Avant  Edouard  111,  les  Anglais  étaient  les 
plus  grands  fainéants,  les  plus  grands  vauriens  de  l'Europe  ; 
alors  l'idée  ne  leur  fût  pas  venue  de  se  comparer,  pour  le 
génie  de  la  mécanique  et  pour  l'aptitude  industrielle,  aux 
Italiens,  aux  Belges  ou  aux  Allemands.  Depuis,  leur  gouver- 
nement a  fait  leur  éducation,  et  ils  sont  arrivés  peu  à  peu  à 
pouvoir  contester  à  leurs  maîtres  la  capacité  industrielle.  Si, 
dans  le  cours  des  vingt  dernières  années,  les  Anglais  ont  su, 
mieux  que  d'autres  peuples  et  en  particulier  que  les  Français, 
construire  les  machines  nécessaires  à  l'industrie  du  lin  (1), 

(1)  L'aiileur  paraît  ignorer  que  c'est  un  Français,  Philippe  de  Girard,  qui 
a  inventé  la  machine  à  filer  le  lin.  (H.   R.) 


508  SYSTÈME   NATIONAL.    —   LIVRE    IV. 

c'est  !«  qu'ils  étaient  plus  avancés  dans  la  mécanique  en 
général  ;  2°  qu'ils  étaient  aussi  plus  avancés  dans  le  filage  et 
dans  le  tissage  du  coton,  lesquels  ont  tant  de  rapports  avec  le 
le  filage  et  le  tissage  du  lin  ;  3°  que  leur  politique  comuierciale 
leur  avait  procuré  plus  de  capitaux  que  n'en  possédaient  les 
Français;  4°  que  cette  même  politique  avait  ouvert  à  leurs 
produits  liniers  un  marché  intérieur  beaucoup  plus  étendu  ; 
B''  enfin,  que  leurs  droits  protecteurs,  dans  de  pareilles  cir- 
constances, offraient  au  génie  mécanique  du  pays  une  plus 
grande  excitation  à  poursuivre  le  perfectionnement  de  cette 
industrie  et  de  plus  grands  moyens  de  s'y  appliquer. 

Nous  avons  expliqué  ailleurs  que,  dans  l'industrie  manu- 
facturière, toutes  les  branches  particulières  sont  étroitement 
solidaires,  que  le  perfectionnement  de  l'une  prépare  et  encou- 
rage le  perfectionnement  de  toutes  les  autres^  qu'aucune  ne 
peut  être  négligée  sans  que  toutes  les  autres  ne  s'en  ressen- 
tent, qu'en  un  mot  l'industrie  manufacturière  d'une  nation 
constitue  un  tout  indivisible  ;  les  récents  progrès  de  l'Angle- 
terre dans  l'industrie  des  toiles  confirment  ces  maximes. 


CHAPITRE  II. 

LA   SUPRÉMATIE   INSULAIRE    ET   l'uNION  DOUANIÈRE   ALLEMANDE. 

L'Allemagne  a  expérimenté  par  elle-même,  dans  ces  vingt 
dernières  années,  ce  que  c'est,  de  nos  jours,  qu'un  grand 
pays  sans  une  bonne  politique  commerciale,  et  ce  qu'avec  une 
bonne  politique  commerciale  un  grand  pays  peut  devenir. 
Elle  a  été,  ainsi  que  Franklin  l'a  dit  de  l'État  de  New-Jersey, 
comme  un  tonneau  de  tous  les  côtés  percé  et  épuisé  par  ses 
voisins.  L'Angleterre,  non  contente  d'avoir  ruiné  la  plus 
grande  partie  des  fabriques  de  l'Allemagne  et  de  fournir  à 
celle-ci  d'immenses  quantités  de  tissus  de  laine  et  de  coton 


LA    POLITIQUE.    —    CHAPITRE    II.  509 

ainsi  que  de  denrées  coloniales,  a  repoussé  ses  blés,  ses  bois, 
quelque  temps  même  jusqu'à  ses  laines.  11  y  a  eu  un  temps  où 
l'Angleterre  trouviiit  en  Allemagne,  pour  ses  produits  fabri- 
qués, un  débouché  dix  fois  plus  considérable  que  dans  son 
empire  tant  vanté  des  Indes  orientales,  et  cependant  ces  insu- 
laires monopoleurs  refusaient  aux  pauvres  Allemands  ce  qu'ils 
accordaient  aux  Hindous  leurs  sujets,  la  faculté  de  solder 
avec  des  produits  agricoles  les  achats  de  produits  fabriqués. 
Inutilement  les  Allemands  s'abaissaient  jusqu'au  rôle  de  por- 
teurs d'eau  et  de  fendeurs  de  bois  des  Anglais,  on  les  traitait 
plus  durement  qu'un  peuple  conquis.  Il  en  est  des  peuples 
comme  des  individus  ;  ceux  qui  se  laissent  maltraiter  par  un 
seul  seront  bientôt  méprisés  de  tous  et  finiront  par  devenir  le 
jouet  des  enfants.  La  France,  qui  vend  cependant  à  l'Alle- 
magne du  vin,  de  Thliile,.  des  soieries  et  des  articles  de  mode 
pour  des  valeurs  considérables,  a  resserré  le  débouché  de  ses 
bestiaux,  de  ses  blés  et  de  ses  toiles.  Que  dis-je?  Une  petite 
province  maritime,  jadis  allemande,  habitée  par  des  Alle- 
mands, qui,  devenue  riche  et  puissante  grâce  à  l'Allemagne, 
n'avait  jamais  pu  subsister  qu'avec  elle  et  par  elle,  a  fermé, 
durant  une  demi-génération,  au  moyen  de  misérables  chica- 
nes, le  plus  beau  fleuve  de  l'Allemagne.  Pour  comble  de  mo- 
querie, on  a  enseigné  dans  cent  chaires  que  les  nations  ne  peu- 
vent parvenir  à  la  richesse  et  à  la  puissance  que  par  la  liberté 
commerciale  universelle. 

Voilà  où  en  était  l'Allemagne  ;  où  en  est-elle  aujourd'hui? 
Elle  a,  dans  l'espace  de  dix  années,  avancé  d'un  siècle  en  pros- 
périté et  en  industrie,  en  conscience  d'elle-même  et  en  puis- 
sance. Pourquoi  cela  ?  La  suppression  des  barrières  qui  sé- 
paraient entre  eux  les  Allemands  a  été  une  mesure  excellente, 
mais  elle  n'eût  porté  que  de  tristes  fruits  si  l'industrie  du'pays 
fût  restée  exposée  à  la  concurrence  étrangère.  C'est  surtout  la 
protection  du  tarif  de  l'Association  en  faveur  des  produits  fa- 
briqués d'un  usage  général,  qui  a  opéré  ce  prodige. 

Avouons-le  franchement,  le  docteur  Bowring  l'a  péremp- 
toirement établi,  le  tarif  du  Zollverein  n'est  pas,  comme  on 


510  SYSTÈME    NATIONAL.    LIVRE    IV. 

l'a  allégué,  un  tarif  purement  fiscal  ;  il  ne  s'est  pas  arrêté 
à  10,  à  15  pour  cent,  ainsi  que  l'a  cru  Huskisson  ;  sur  les 
produits  fabriqués  d'un  usage  général,  ne  craignons  pas  de 
le  dire,  il  accorde  une  protection  de  20  à  60  pour  cent. 

Or,  quel  est  l'effet  de  cette  protection  ?  Les  consommateurs 
paient-ils  les  produits  fabriqués  allemands  20  à  60  pour  cent 
de  plus  qu'ils  ne  payaient  auparavant  les  produits  étrangers? 
Ou  bien  les  produits  allemands  sont-ils  inférieurs  ?  Nulle- 
ment. Le  docteur  Bowring  lui-même  alteste  que  les  produits 
des  industries  protégées  par  un  tarif  élevé  sont  de  meilleure 
qualité  et  à  plus  bas  prix  que  les  articles  étrangers.  La  con- 
currence du  dedans  et  la  protection  contre  la  concurrence 
écrasante  de  l'étranger  ont  opéré  ces  miracles,  que  l'école 
ignore  et  veut  ignorer.  Il  n'est  donc  pas  vrai,  comme  le  pré- 
tend l'école,  que  la  protection  renchérisse  les  produits  indi- 
gènes du  montant  du  droit  protecteur.  Elle  peut  causer  un 
renchérissement  momentané,  mais,  dans  tout  pays  préparé 
pour  les  manufactures,  la  concurrence  intérieure  réduit  bien- 
tôt les  prix  au-dessous  des  chiffres  qu'ils  auraient  atteints 
sous  le  régime  de  la  libre  importation. 

L'agriculture  a-t-elle  souffert  de  ces  droits  élevés?  En  au- 
cune laçon  ;  elle  a  prospéré,  elle  a  réalisé  depuis  dix  ans  des 
profits  décuples.  La  demande  des  produits  agricoles  s'est  ac- 
crue, et  les  prix  se  sont  élevés  ;  il  est  notoire  que,  sous  l'in- 
fluence de  l'industrie  manufacturière,  la  propriété  foncière  a 
partout  haussé  de  50  à  100  pour  cent;  que  partout  le  travail  a 
obtenu  de  meilleurs  salaires  ;  que  partout  de  nouvelles  voies 
de  communication  ont  été  construites  ou  projetées. 

Des  résultats  si  brillants  ne  peuvent  qu'encourager  à  avancer 
dans  la  même  voie;  plusieurs  Etats  de  l'Union  ont  fait  des 
propositions  dans  ce  sens  ;  mais  ils  n'ont  pas  réussi  encore, 
parce  que  d'autres  Etats,  paraît-il,  n'attendent  leur  salut  que 
de  l'abolition  en  Angleterre  des  droits  sur  le  bléetsurles  bois, 
et  que  des  personnages  influents,  assure-t-on,  ont  toujours 
foi  dans  le  système  cosmopolite  et  se  défient  de  leur  expérience. 
Le  rapport  du  docteur  Bowring  contient  à  ce  sujet,  ainsi  que 


LA    POLITIQUE.    CHAPITRE    il.  511 

sur  la  situation  du  Zoliverein  et  sur  la  tactique  du  gouver- 
nement anglais,  d'importantes  révélations.  Examinons  un  peu 
cet  écrit. 

Nous  commencerons  par  signaler  le  point  de  vue  qui  a 
présidé  à  sa  composition.  M.  Labouchère,  président  du  Con- 
seil de  commerce  dans  le  cabinet  Melbourne,  avait  envoyé 
le  docteur  Bowring  en  Allemagne,  dans  le  même  but  que 
M.  Poulett  Thompson,  en  1834,  lui  avait  donné  une  mission 
en  France.  Il  s'agissait  de  décider  les  Allemands  à  ouvrir  leur 
marché  aux  produits  mrinufacturés  anglais,  à  l'aide  de  con- 
cessions en  faveur  de  leurs  blés  et  de  leurs  bois,  de  même 
que  les  Français  à  l'aide  des  concessions  en  faveur  de  leurs 
vins  et  de  leurs  eaux-de-vie  ;  seulement  les  deux  missions 
différaient  en  ce  point,  que  les  concessions  à  proposer  aux 
Français  ne  rencontraient  point  d'opposition  en  Angleterre, 
tandis  que  celles  qu'on  oiïrait  aux  Allemands  devaient  êlre 
d'abord  emportées  dans  l'Angleterre  même. 

Les  deux  rapports,  par  conséquent,  devaient  avoir  une 
portée  différente.  Celui  qui  traitait  des  relations  commerciales 
entre  la  France  et  l'Angleterre  était  exclusivement  à  l'adresse 
des  Français.  Il  fallait  leur  dire  que  Colbert,  avec  son  système 
protecteur,  n'avait  fait  rien  de  bon,  il  fallait  leur  faire  croire 
que  le  traité  d'Eden  avait  été  avantageux  à  la  France,  et  que 
le  système  continental,  ainsi  que  le  système  prohibitif  qui  la 
régissait  encore,  lui  avait  été  funeste.  En  un  mot,  on  n'avait 
ici  qu'à  s'en  tenir  à  la  théorie  d'Adam  Smith,  et  à  mettre  ou- 
vertement en  question  les  résultats  du  système  protecteur. 

Le  second  rapport  était  moins  facile  ;  il  devait  s'adresser 
à  la  fois  aux  propriétaires  anglais  et  aux  gouvernements  alle- 
mands. Aux  premiers,  il  fallait  dire  :  «  Voici  une  nation  qui, 
à  l'aide  des  droits  protecteurs,  a  déjà  accompli  d'immenses 
progrès  industriels,  et  qui,  pourvue  de  toutes  les  ressources 
nécessaires,  se  prépare  résolument  à  conquérir  son  marché 
intérieur  tout  entier  et  à  rivaliser  avec  l'Angleterre  sur  les 
marchés  étrangers  ;  c'est  votre  œuvre  maudite,  à  vous,  tories 
de  la  chambre  haute,  à  vous  gentilshommes  de  la  chambre 


512  SYSTÈME    NATIONAL.    LIVRE    IV.' 

basse  ;  c'est  le  résultat  de  votre  législation  insensée  sur  les  cé- 
réales; par  el!e,  les  prix  des  denrées  alimentaires,  des  matières 
brutes  et  de  la  main-d'œuvre  ont  été  déprimés  en  Allemagne, 
par  elle  les  fabriques  allemandes  ont  été  placées  dans  de  meil- 
leures conditions  que  les  fabriques  anglaises.  Hâtez-vous 
donc,  fous  que  vous  êtes,  d'abolir  cette  législation.  Vous 
causerez  ici  aux  fabriques  allemandes  un  double,  un  triple 
dommage  ;  d'abord  il  s'ensuivra  en  Allemagne  une  hausse  et 
en  Angleterre  une  baisse  des  denrées  alimentaires,  des  ma- 
tières brutes  et  de  la  main-d'œuvre  ;  en  second  lieu  l'expor- 
tation des  blés  d'Allemagne  en  Angleterre  facilitera  l'écoule- 
ment des  produits  fabriqués  d'Angleterre  en  Allemagne  ; 
troisièmement,  l'Association  douanière  allemande  s'est  dé- 
clarée prête  à  réduire  ses  droits  sur  les  tissus  de  coton  et  de 
laine  communs  dans  la  même  proportion  que  l'Angleterre  fa- 
vorisera l'importation  des  blés  et  des  bois  allemands.  Nous 
ne  pouvons  donc  manquer,  nous  autres  Anglais,  de  ruiner  de 
nouveau  les  fabriques  allemandes.  Mais  il  faut  se  presser. 
Chaque  année  les  intérêts  manufacturiers  acquièrent  dans  l'U- 
nion plus  d'influence,  et,  si  vous  hésitez,  l'abolition  de  la  lé- 
gislation sur  les  céréales  viendra  trop  tard.  Encore  quelque 
temps,  et  le  fléau  de  la  balance  se  déplacera.  Bientôt  les  fa- 
briques allemandes  créeront  une  si  forte  demande  de  produits 
agricoles  que  l'Allemagne  n'aura  plus  de  blé  à  vendre  à 
l'étranger.  Quelles  concessions  aurez-vous  alors  à  lui  offrir, 
pour  la  décider  à  porter  la  main  sur  ses  fabriques,  pour 
l'empêcher  de  fder  elle-même  le  colon  qu'elle  tisse  et  de  vous 
disputer  en  tout  pays  votre  clientèle  étrangère?  » 

Voilà  ce  que  l'auteur  du  rapport  avait  à  faire  comprendre 
aux  propriétaires  fonciers  du  Parlement.  Le  régime  politique 
de  la  Grande-Bretagne  ne  permet  pas  de  rapports  secrets  de 
chancellerie.  L'écrit  du  docteur  Bowring  devait  donc  être  pu- 
blic, par  conséquent  parvenir  au  moyen  de  traductions  et 
d'extraits  à  la  connaissance  des  Allemands.  Il  fallait  donc  s'y 
abstenir  de  toute  expression  de  nature  à  éclairer  les  Alle- 
mands sur  leurs  véritables  intérêts.  Chaque  argument  à  l'a- 


LA    POLITIQUE.   CHAPITRE    II.  513 

dresse  du  Parleinent  devait  être  tempéré  par  un  antidote  à 
l'usage  des  gouvernements  d'Allemagne  ;  il  fallait  soutenir 
que  les  droits  protecteurs  en  Allemagne  avaient  donné  une 
direction  fausse  à  beaucoup  de  capitaux,  qu'ils  portaient  pré- 
judice aux  intérêts  agricoles  ;  que  ces  intérêts  ne  devaient 
s'occuper  que  des  marchés  extérieurs,  que  l'agriculture  était 
la  première  industrie  allemande,  puisqu'elle  occupait  les 
trois  quarts  des  habitants,  qu'ainsi  c'était  se  moquer  que  de 
parler  de  protection  pour  les  producteurs,  que  les  intérêts 
manufacturiers  eux-mêmes  ne  pouvaient  prospérer  qu'au 
moyen  de  la  concurrence  avec  l'étranger;  que  Topinion  pu- 
blique en  Allemagne  était  pour  la  liberté  du  commerce  ;  que 
les  lumières  y  étaient  trop  répandues  pour  que  des  réclama- 
tions en  faveur  de  droits  élevés  y  pussent  réussir  ;  que  les 
hommes  les  plus  éclairés  du  pays  étaii  nt  partisans  d'une  dimi- 
nution des  droits  sur  les  tissus  communs  en  laine  et  en  coton, 
dans  le  cas  où  les  droits  du  tarif  anglais  sur  le  blé  et  sur  le 
bois  viendraient  h  être  adoucis. 

De  ce  rapport,  en  un  mot,  s'élèvent  deux  voix  opposées  et 
contradictoires.  Laquelle  est  la  vraie  ?  celle  qui  s'adresse  au 
parlement  d'Angleterre,  ou  celle  qui  parle  aux  gouverne- 
ments d'Allemagne  ?  Il  est  difficile  de  répondre  aux  considé- 
rations que  présente  le  docteur  Howring  pour  décider  le  Par- 
lement à  diminuer  les  droits  d'entrée  sur  le  blé  et  sur  le  bois 
€n  s'appuyant  sur  des  données  statistiques,  sur  des  calculs 
précis,  sur  des  témoignages  ;  toutes  celles  qui  ont  pour  but 
de  détourner  les  gouvernements  allemands  du  système  pro- 
tecteur se  réduisent  à  de  simples  assertions. 

Arrêtons-nous  sur  les  arguments  par  lesquels  le  docteur 
Bowring  prouve  au  Parlement,  que,  dans  le  cas  où  les  pro- 
grès du  système  protecteur  en  Allemagne  ne  seraient  pas 
arrêté*^  par  les  moyens  qu'il  propose,  le  marché  allemand 
serait  irrévocablement  perdu  pour  les  manufactures  anglaises. 

Le  peuple  allemand  se  distingue,  dit-il,  par  la  modération, 
par  l'économie,  par  l'application  et  par  l'intelligence.  Il  est 
généralement    instruit.    D'excellentes    écoles    spéciales  ont 

33 


514  SYSTÈME  NATIONAL.    LIVRE   IV. 

répandu  les  connaissances  techniques  dans  tout  le  pays.  L'art 
du  dessin  y  est  même  cultivé  beaucoup  plus  qu'en  Angle- 
terre. L'accroissement  considérable  que  la  population  pré- 
sente, chaque  année,  ainsi  que  le  nombre  des  bestiaux  et  sur- 
tout des  moutons,  témoigne  de  Tessor  qu'y  a  prisl'agriculture 
(le  docteur  Bowring  omet  ici  le  fait  capital  de  la  hausse  dans 
la  valeur  des  propriétés  et  d;ms  le  prix  des  produits  agricoles). 
Dans  les  districts  manufacturiers  le  taux  des  salaires  s'est 
accru  de  30  pour  cent;  le  pays  surabonde  en  chutes  d'eau 
inemployées,  en  chutes  d'eau,  les  moins  coûteuses  de  toutes 
les  forces  motrices.  L'exploitation  des  mines  y  offre  partout 
une  activité  qu'elle  n'a  jamais  eue  jusque-là.  De  181^2  à 
1837  (Ij,  l'Allemagne  a  accompli  des  progrès  signalés  dans 
toutes  les  branches  d'industrie  protégées,  et  particulièrement 
dans  les  lainages  et  dans  les  cotonnades  d'un  usage  général, 
dont  l'importation  d'Angleterre  a  complètement  cessé.  Néan- 
moins le  docteur  Bowring  reconnaît,  d'après  des  témoignages 
qui  lui  paraissent  dignes  de  foi  :  «  que  le  prix  des  tissus  prus- 
siens est  sensiblement  plus  bas  que  celui  des  tissus  anglais, 
que  certaines  couleurs,  sans  doute,  n'égalent  pas  celles  des 
meilleures  teintureries  anglaises,  mais  que  d'autres  sont  irré- 
prochables et  aussi  parfaites  que  possible  ;  que,  pour  le 
filage,  le  tissage  et  tous  les  procédés  d'élaboration,  l'Allema- 
o-ne  marche  complètement  de  pair  avec  la  Grande-Bretagne, 
qu'elle  décèle  seulement  une  infériorité  marquée  sous  le 
rapport  de  l'apprêt,  mais  que  les  imperfections  de  son  indus- 
trie disparaîtront  avec  le  temps.  » 

On  conçoit  aisément  que  de  pareils  exposés  finissent  par 
décider  le  Parlement  anglais  à  abolir  une  législation  qui, 
jusqu'à  présent,  a  opéré  comme  une  protection  à  l'égard 
de  l'Allemagne  ;  mais  ce  qui  nous  paraît  souverainement 
incompréhensible,  c'est  qu'on  ait  pu  espérer  par  ce  rap]^ort 
disposer  l'Union  allemande  à  abandonner  un  système  auquel 
elle  est  redevable  d'immenses  progrès. 

(1)  J'ai  supprimé  ici  toute  une  page  de  chiffres  qui  seraient  aujourd'hui 
fort  arriérés.  (H.  R.) 


LA    POLITIQUE.    —    CHAPITRE    II.  515 

Le  docteur  Bowring  nous  assure  que  l'industrie  de  l'Alle- 
magne est  protégée  aux  dépens  de  son  agriculture  ;  mais  quelle 
foi  pouvons-nous  mettre  dans  son  assertion,  quand  nous 
voyons  la  demande  des  produits  agricoles,  le  prix  de  ces  pro- 
duits, le  taux  des  salaires,  la  rente  et  la  valeur  des  biens-fonds 
augmenter  partout  dans  une  proportion  considérable,  sans  que 
Fagriculture  achète  les  objets  manufacturés  plus  cher  qu'au- 
paravant? 

Le  docteur  Bowring  estime  qu'en  Allemagne  on  compte 
trois  agriculteurs  sur  un  manufacturier  ;  mais  il  ne  fait  en 
cela  que  nous  prouver  que  le  nombre  des  manufacturiers 
n'est  pas  encore  en  rapport  avec  celui  des  agriculteurs  ;  et 
l'on  ne  voit  pas  comment  on  pourrait  rétablir  la  proportion, 
si  ce  n'est  en  étendant  la  protection  à  ces  industries  qu'exer- 
cent encore  aujourd'hui  en  Angleterre,  pour  approvisionner 
le  marché  allemand,  des  travailleurs  qui  consomment  les 
denrées  de  l'Angleterre  au  lieu  de  celles  de  l'Allemagne. 

Le  docteur  Bowring  prétend  que  l'agriculture  ne  doit  s'occu- 
per que  de  l'étranger  pour  l'accroissement  de  ses  débouchés; 
mais  non-seulement  l'exemple  de  rAngieterre  enseigne  qu'une 
forte  demande  des  produits  agricoles  ne  peut  être  déterminée 
que  par  une  fabrication  indigène  florissante,  ledocteur  Bowring 
lui-même  le  reconnaît  implicitement  en  exprimant  dans  son 
rapport  la  crainte  que,  si  l'Angleterre  retarde  encore  de  quel- 
ques années  l'abolition  de  sa  loi  sur  les  céréales,  l'Allemagne 
n'ait  plus  ni  blés  ni  bois  à  vendre  à  l'étranger. 

Le  docteur  Bowring  est  dans  le  vrai,  lorsqu'il  soutient  que 
l'intérêt  agricole  a  conservé  la  prépondérance  en  Allemagne  ; 
mais  cet  intérêt,  par  cela  même  qu'il  est  prépondérant,  doit, 
ainsi  que  nous  l'avons  montré  dans  de  précédents  chapitres, 
travailler,  par  le  développement  de  l'intérêt  manufacturier, 
à  établir  un  juste  équilibre  ;  car  la  prospérité  de  l'agriculture 
repose  sur  son  équilibre  avec  l'intérêt  manufacturier  et  non 
sur  sa  propre  prépondérance. 

Mais  l'auteur  du  rapport  se  trompe  complètement,  à  notre 
avis,  en  affirmant  que  l'intérêt  des  manufactures  allemandes 


516  SYSTÈME    NATIONAL.    LIVRE    IV. 

elles-mêmes  appelle  la  concurrence  de  l'étranger  sur  les 
marchés  allemands,  par  la  raison  que,  sitôt  qu'elles  seront  en 
mesure  d'approvisionner  le  pays,  elles  rencontreront  au  de- 
hors, pour  l'excédant  de  leur  production,  cette  même  con- 
currence qu'elles  ne  pourront  soutenir  que  par  le  bon  mar- 
ché; or,  le  bon  marché  est  contraire  à  l'essence  du  système 
protecteur,  qui  n'a  pour  but  que  d'assurer  des  prix  élevés  au 
fabricant.  Ce  raisonnement  contient  autant  d'erreurs  et  de 
faussetés  que  de  mots.  Le  docteur  Bowring  ne  saurait  nier 
que  le  fabricant  peut  vendre  ses  articles  à  un  prix  d'autant 
plus  bas  qu'il  produit  davantage,  et  que,  par  conséquent,  une 
industrie  qui  est  déjà  maîtresse  du  marché  du  pays  peut  d'au- 
tant mieux  travailler  à  bon  marché  pour  l'étranger.  11  en 
trouvera  lapreuve  dans  les  tableaux  mêmes  qu'il  a  publiés  sur 
les  progrès  de  l'industrie  allemande  ;  à  mesure,  en  effet,  qu'elle 
prenait  possession  du  marché  national,  elle  développait  aussi 
ses  exportations.  La  récente  expérience  de  l'Allemagne,  de 
même  que  l'expérience  ancienne  de  l'Angleterre,  enseigne 
que  le  système  protecteur  n'a  point  pour  conséquence  néces- 
saire le  prix  élevé  des  objets  manufacturés.  L'industrie  alle- 
mande, enfla,  est  loin  encore  de  suffire  à  l'approvisionnement 
du  marché  national.  Pour  y  parvenir,  il  faut  d'abord  qu'elle 
fabrique  les  13,000  quintaux  (650,000  kilog.)  (1)  de  tissus 
de  coton,  les  18,000  quintaux  (900,000  kilog.)  de  tissus  de 
laine,  et  les  500,000  quintaux  (2,500,000  kilog.)  de  tîls  de 
coton  et  de  lin,  qui  actuellement  s'importent  d'Angleterre. 
Une  fois  ce  résultat  atteint,  l'Allemagne  aura  à  importer  en 
plus  un  demi-million  de  quintaux  (2,500,000  kilog.)  de  co- 
ton en  laine,  et  à  cet  effet  elle  accroîtra  dans  la  même  pro- 
portion ses  relations  directes  avec  les  pays  de  la  zone  torride, 
en  payant  une  grande  partie,  sinon  la  totalité  de  ce  coton, 
avec  les  produits  de  ses  fabriques. 

L'opinion  émise  dans  le  rapport  que  le  sentiment  public  en 
Allemagne  est  pour  la  liberté  du  commerce,  doit  être  rectifiée 

(I)  Le  quinlal  du  Zollverein  =  50  kilog. 


LA  POLITIQUE.    —   CHAPITRÏÏ    H.  517 

en  ce  sens  que,  depuis  la  conslitulion  de  l'union  douanière, 
on  se  fait  une  idée  plus  nette  de  ce  que  veut  dire  en  Angle- 
terre le  mot  de  liberté  du  commerce  ;  car  depuis  lors,  comme 
le  dit  le  docteur  Bowring  lui-même,  a  les  idées  du  peuple 
allemand  ont  quitté  la  sptière  de  Fespérance  et  de  la  fantaisie 
pour  celle  des  intérêts  positifs  et  matériels.  » 

Il  dit  a\ec  raison  que  les  lumières  sont  très  répandues  en 
Allemagne  ;  c'est  pour  cela  qu'on  a  cessé  d'y  poursuivre  des 
rêves  cosmopolites,  qu'on  y  pense  aujourd'hui  par  soi-même, 
qu'on  s'en  rapporte  à  son  propre  jugement,  à  son  expérience 
personnelle,  à  son  bon  sens  particulier  plus  qu'à  des  systèmes 
exclusifs  que  démentent  toutes  les  expériences  ;  que  Ton  com- 
mence à  comprendre  pourquoi  Burke,  s'ouvrant  à  Adam 
Smith,  lui  déclarait  qu'une  nation  doit  être  gouvernée,  non 
d'après  des  systèmes  cosmopolites,  mais  d'après  une  connais- 
sance approfondie  de  ses  intérêts  ;  c'est  pour  cela  qu'on  se 
défie  en  Allemagne  de  ces  conseillers  qui  soufflent  en  même 
temps  le  froid  et  le  chaud  ;  qu'on  apprécie  à  leur  juste  valeur 
les  avantages  de  rivaux  industriels  et  leurs  propositions  ;  qu'on 
se  rappelle  enfin,  chaque  fois  qu'il  est  question  d'offres  de 
l'Angleterre,  le  mot  fameux  sur  les  présents  des  Grecs. 

Il  y  a  donc  lieu  de  douter  que  des  hommes  d'Etat  influents 
en  Allemagne  aient  sérieusement  fait  espérer  à  l'auteur  du 
rapport,  que  ce  pays  renoncerait  cà  son  système  protecteur 
pour  prix  de  la  misérable  concession  de  pouvoir  faire  en  An- 
gleterre quelques  envois  de  blés  et  de  bois.  Dans  tous  les  cas, 
l'opinion  publique  hésiterait  à  ranger  ces  hommes  d'Etat  dans 
la  classe  de  ceux  qui  réfléchissent.  Pour  mériter  aujourd'hui 
ce  titre  en  Allemagne,  il  ne  suffît  pas  d'avoir  appris  par  cœur 
les  phrases  banales  et  les  arguments  connus  de  l'école  cosmo- 
polite; on  exige  qu'im  homme  d'Etat  connaisse  les  forces  et 
les  besoins  du  pays,  et,  sans  se  préoccuper  des  systèmes,  s'ap- 
plique à  développer  les  premières  et  à  pourvoir  aux  seconds. 
Celui-là  trahirait  une  ignorance  grossière  de  ces  forces  et  de 
ces  besoins,  qui  ne  saurait  pas  quels  immenses  efforts  ont  été 
nécessaires  pour  porter  l'industrie  d'un  pays  au  degré  oùl'in- 


5i8  SYSTÈME    NATIONAL.    LIVRE    IV. 

dustrie  allemande  est  déjà  parvenue,  qui  serait  incapable  de 
prévoirie  brillant  avenir  de  celle-ci,  qui  poMrrait  tromper  la 
confiance  que  les  industriels  allemands  ont  placée  dans  la  sa- 
gesse de  leurs  gouvernements  et  porter  une  profonde  atteinte 
àPesprit  d'entreprise  de  la  nation  ;  qui  ne  saurait  pas  distin- 
guer le  rang  élevé  qu'occupe  une  nation  manufacturière  de 
premier  ordre  d'avec  l'humble  situation  d'un  pays  exporta- 
teur de  blé  et  de  bois  ;  qui  ne  comprendrait  pas  combien  est 
précaire,  même  en  temps  ordinaire,  un  débouché  étranger 
pour  ces  articles,  avec  quelle  facilité  des  concessions  dont  elles 
auraient  été  l'ohjet  peuvent  être  retirées,  et  quelles  convulsions 
entraînerait  une  interruption  de  ce  commerce  causée  par  la 
guerre  ou  par  des  restrictions;  qui  enfin  n'aurait  pas  appris 
par  l'exemple  des  autres  grands  Etats  à  quel  point  l'existence, 
l'indépendance  et  la  puissance  d'une  nation  dépendent  de  la 
possession  d'une  industrie  manufacturière  développée  dans 
toutes  ses  branches. 

En  vérité,  il  faut  tenir  bien  peu  de  compte  de  l'idée  de  natio- 
nalité et  d'unité  qui  a  surgi  en  Allemagne  depuis  1830,  pour 
croire  avec  l'auteur  du  rapport  que  la  politique  de  l'Associa- 
tion se  réglera  sur  les  intérêts  de  la  Prusse  (1),  par  la  raison 
que  les  deux  tiers  de  la  population  y  sont  prussiens,  que  les 
intérêts  de  la  Prusse  réclament  l'exportation  de  ses  bois  et  de 
ses  blés  en  Angleterre,  que  sou  capital  manufacturier  est  in- 
signifiant, que  la  Prusse,  par  conséquent,  s'opposera  à  toute 
entrave  à  l'importation  des  produits  fabriqués  étrangers,  que 
tous  les  chefs  des  départements  ministériels  y  sont  déterminés. 

On  lit  cependant  dans  le  commencement  du  rapport  : 

(1)  Les  intérêts  de  la  Prusse  sont  loin  d'être  homogènes,  ainsi  qu'on  le 
pouirait  conclure  du  rapiiorl  de  iM.  Bowring-;  il  faut  distinguer  soigneuse- 
ment les  inlérêls  des  provinces  manufacturières  de  l'Ouest  ou  en  deçà  du 
Wéser,  qui  sympailiisenl  avec  le  midi  de  l'Association  allemande  et  où  les 
idées  de  [)roieclion  prédominent,  d'avec  ceux  de  provinces  de  l'Est  ou  au 
delà  du  Wé>er,  et  particulièrement  des  provinces  agricoles  de  la  Baltique  qui 
exportent  des  blés  et  des  bois  en  Angleterre,  et  où  prévaut  la  doctrine  de  la 
liberté  commerciale.  Dure>te,  dans  les  conférences  douanières  du  Zoilverein, 
la  Prusse  s'est  montrée  protectionniste  modérée,  jamais  ultra-libérale. 

(H.  R.) 


LA    POLITIQUE.    CHAPITRE    IT.  519 

((  L'Association  commerciale  allemande  est  la  réalisation  de 
ridée  de  nationalité  si  répandue  dans  ce  pays.  Si  cette  asso- 
ciation est  bien  dirigée,  elle  amènera  la  fusion  de  tous  les 
intérêts  allemands  en  un  seul.  Ses  bienfaits  l'ont  rendue  po- 
pulaire. C'est  le  premier  pas  vers  l'unité  allemande.  Par  la 
communauté  des  intérêts  dans  les  questions  de  commerce, 
elle  a  frayé  la  voie  à  l'unité  politique  et  elle  a  substitué  à  des 
vues  étroites,  à  des  préjugés  et  à  des  habitudes  surannées  un 
large  et  puissant  élément  national.  »  Comment  concilier  avec 
ces  observations  si  pleines  de  justesse  l'opinion  que  la  Prusse 
sacrifierait  l'indépendance  et  la  grandeur  future  du  pays  à 
de  mesquines  considérations  d'intérêt  privé,  d'intérêt  mal 
entendu  et  en  tout  cas  temporaire,  qu'elle  ne  comprendrait 
pas  que  l'Allemagne  s'élève  ou  descend  suivant  qu'elle  est  ou 
non  fidèle  à  sa  politique  commerciale,  comme  la  Prusse  elle- 
même  monte  ou  tombe  avec  l'Allemagne  ?  Comment  conci- 
lier celte  assertion,  que  les  chefs  de  départements,  en  Prusse, 
seraient  contraires  au  système  protecteur,  avec  ce  fait  que  les 
droits  élevés  sur  les  tissus  de  laine  et  de  coton  communs  sont 
émanés  de  la  Prusse? Ces  contradictions,  et  le  brillant  ta- 
bleau que  le  docteur  a  tracé  de  l'industrie  saxonne  et  de  ses 
progrès,  ne  doivent-ils  pas  donner  à  penser  qu'il  a  voulu 
éveiiler  la  jalousie  de  la  Prusse  ? 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  est  étrange  que  le  docteur  Bowring  ait 
attaché  tant  d'importance  au  sentiment  particulier  des  chefs 
de  départements,  lui,  publiciste  anglais,  qui  connaît  la  puis- 
sance de  l'opinion  publique,  et  qui  doit  savoir  que,  de  nos 
jours,  les  idées  personnelles  des  chefs  de  départements, 
même  dans  les  États  non  constitutionnels,  sont  de  peu  de 
poids  quand  elles  se  trouvent  en  lutte  avec  cette  opinion  pu- 
blique, avec  les  intérêts  matériels  du  pays,  quand  leur  ten- 
dance est  rétrograde  et  antinalionale.  Il  le  comprend  fort 
bien,  du  reste,  lorsqu'il  avoue,  page  98,  que  le  gouverne- 
ment prussien,  de  même  que  le  gouvernement  anglais  au 
sujet  de  l'abolition  de  l'acte  sur  les  céréales,  a  reconnu  par 
expérience  que  l'opinion  des  fonctionnaires  publics  pouvait 


520  SYSTÈME   NATIONAL.    —    LIVRE    IV. 

bien  ne  pas  partout  prévaloir;  qu'il  y  avait  lieu  par  consé- 
quent de  considérer  si  le  blé  et  le  bois  de  l'Allemagne  ne  de- 
vaient pas  être  admis  en  Angleterre,  même  sans  concessions 
préalables  de  l'Union  allemande,  de  manière  à  frayer  la  voie 
sur  les  marchés  allemands  aux  produits  des  fabriques  anglai- 
ses. Celte  manière  devoir  est  parfaitement  juste.  Le  docteur 
Bowring  comprend  que  les  lois  des   céréales   en  Angleterre 
ont  fait  grandir  l'industrie  allemande,  que,  sans  elles,  cette 
industi'ie  n'aurait  pas  pris  de  force,  que  leur  abolition  est  de 
nature  non  seulement  à  arrêter  ses  progrès  ultérieurs,  mais 
encore  à  la  faire  reculer,  si  l'on  suppose  du  moins  que  la  lé- 
gislation dédouane  dô  l'Allemagne  reste  telle  qu'elle  est.  11 
est  fâcheux  seulement  que  les  Anglais  n'aient  pas  reconnu,  il 
y  a  vingt  ans,  la  justesse  de  ce  raisonnement.  Aujourd'hui, 
après  que  la  législation  anglaise  elle-même  a  isolé  l'agricul- 
ture allemande  des  manufactures  britanniques,  l'Allemagne, 
qui,  depuis  vingt  ans,  a  avancé  dans  la  voie  du  progrès  in- 
dustriel au  prix  d'immenses  sacrifices,  serait  aveugle  de  se 
laisser  détourner  par  l'abolition  des  lois  anglaises  du   grand 
but  national  qu'elle  poursuit.  Oui,  nous  avons  la  ferme  con- 
viction que  l'Allemagne,  dans  cette  hypothèse,  devrait  élever 
ses  droits  protecteurs  de  manière  à  compenser  l'avantage  que 
l'abolition  des  lois  sur  les  céréales  donnerait  aux   fabriques 
anglaises  vis-à-vis  des  fabriques  allemandes.  Longtemps  en- 
core l'Allemagne  n'aura  pas  d'autre  politique  à  suivre  vis  à- 
vis  de   l'Angleterre  que  celle  d'une  nation   manufacturière 
arriérée  encore,  qui  déploie  tout  son  énergie  pour  rejoindre 
celle  qui  l'a  devancée.  Toute  autre  politique  mettrait  en  péril 
la  nationalité  allemande.  Si  les  Anglais  ont  besoin  des  blés 
ou  des  bois  de  l'étranger,  qu'ils  en  tirent  d'Allemagne  ou  de 
tout  autre  pays.  L'Allemagne  ne  travaillera  pas  moins  à  con- 
server les  progrès  que  son  industrie  a  déjà  accomplis  et  à 
encourager  ses  progrès  avenir.  Si  les  Anglais  ne  veulent  pas 
entendre  parler  des  blés  et  des  bois  de  l'Allemagne,  rien  de 
mieux  ;  son  industrie,  sa  navigation  marchande  et  son  com- 
merce extérieur  ne  grandiront  que  plus  vite,  son  système  de 


LA   POLITIQUE.    —    CHAPITRE    II.  521 

commiinicalions  intérieures  ne  se  perfectionnera  que  plus  ra- 
pidement, et  la  nationalité  allemande  n'acquerra  que  plus 
sûrement  sa  base  naturelle.  Peut-êlre  la  Prusse  ne  \erra- 
t-elle  pas  le  prix  des  blés  et  des  bois  de  ses  provinces  de  la 
Baltique  hausser  aussi  promptemcnt  dans  ce  cas  que  dans 
celui  de  l'ouverture  immédiate  du  marché  britannique  ;  mais 
le  perfectionnement  des  voies  de  communication  à  l'intérieur 
et  la  demande  de  produits  agricoles  créée  par  les  manufactu- 
res du  pays  accroîtront,  avec  une  certaine  rapidité,  le  débou- 
ché de  CCS  provinces  au  sein  même  de  l'Allemagne,  et  tout 
progrès  basé  sur  ce  débouché  intérieur  de  leurs  denrées 
leur  sera  pour  jamais  acquis  ;  elles  n'oscilleront  plus,  comme 
elles  l'ont  fait  jusqu'à  présent,  d'une  période  décennale  à  une 
autre,  entre  la  détresse  et  la  prospérité.  Pour  ce  qui  est  de  la 
puissance,  la  Prusse,  en  suivant  cette  politique,  gagnera  en 
influence  réelle  sur  l'mtérieur  de  l'Allemagne  cent  fois  plus 
qu'elle  n'aura  sacrifié  en  valeurs  dans  ses  provinces  de  la 
Baltique  ou  plutôt  qu'elle  n'aura  prêté  à  l'avenir. 

Il  est  évident  qu'au  moyen  de  ce  rapport  le  ministère  an- 
glais désire  obtenir  l'admission  en  Allemagne  des  tissus  com- 
muns de  laine  et  de  coton,  soit  par  la  suppression  ou  la 
modification  des  droits  au  poids,  soit  par  l'abaissement  du 
tarif,  soit  par  l'admission  sur  le  marché  anglais  des  blés  et  des 
bois  allemands  ;  ainsi  serait  ouverte  la  première  brèche  au 
système  protecteur  de  l'Allemagne.  Les  articles  de  consom- 
mation générale  sont,  ainsi  que  nous  l'avons  déjà  fait  voir,  de 
beaucoup  les  plus  importants  ;  ils  constituent  la  base  de  l'in- 
dustrie nationale.  Avec  un  droit  de  10  pour  0/0  ad  valorem^ 
tel  que  le  veut  l'Angleterre,  et  les  dc^clarations  inexactes 
dans  lesquelles  elle  est  exercée,  la  plus  grande  partie  de 
Findustrie  allemande  serait  sacrifiée  à  la  concurrence  anglaise, 
surtout  lors  de  ces  crises  commerciales  oii  les  fabricants  an- 
glais sont  obligés  de  se  défaire  à  tout  prix  de  leurs  marchan- 
dises. Il  n'y  a  donc  pas  d'exagération  à  soutenir  que  les 
propositions  de  l'Angleterre  ne  tendent  à  rien  moins  qu'au 
renversement  de  tout  le  système  protecteur  allemand,  afin  de 


522  SYSTÈME  NATIONAL.    —   LIVRE    IV. 

rabaisser  l'Allemagne  à  l'état  de  colonie  agricole  de  TAngle- 
terre.  C'est  dans  ce  but  qu'on  signale  à  la  Prusse  le  profit  que 
son  agriculture  retirerait  d'un  abaissement  des  droits  sur  les 
blés  et  sur  les  bois  en  Angleterre,  et  le  peu  d'importance  de 
ses  intérêts  manufacturiers.  C'est  dans  cette  pensée  qu'on  lui 
offre  la  perspective  d'un  dégrèvement  des  eaux-de-vie.  Pour 
ne  pas  négliger  entièrement  les  autres  États,  on  promet  de 
réduire  à  5  pour  0/0  les  droits  sur  les  articles  de  Nuremberg, 
sur  les  jouets  d'enfanis,  sur  l'eau  de  Cologne  et  sur  d'autres 
bagatelles.  Cela  fait  plaisir  aux  petits  Etats  et  coûte  peu  de 
chose. 

On  veut,  par  le  rapport,  persuader  aux  gouvernements 
allemands  qu'il  est  dans  l'intérêt  de  leur  pays  que  l'Angleterre 
file  pour  lui  le  coton  et  le  lin.  Nul  doute  que  la  politique  de 
l'Union,  qui  a  consisté  à  venir  en  aide  d'abord  à  l'impression, 
puis  au  tissage,  et  à  importer  les  fils  de  qualités  moyennes  et 
supérieures,  n'ait  été  jusqu'ici  la  bonne.  Mais  il  ne  s'ensuit 
nullement  qu'elle  soit  bonne  à  toujours.  La  législation  de 
douane  doit  marcher  avec  l'industrie  nationale,  afin  de  rem- 
plir sa  mission.  Il  a  déjcà  été  question  des  immenses  avantages 
que  la  filature  du  coton,  indépendamment  de  son  importance 
intrinsèque,  amène  avec  elle;  elle  nous  crée  des  relations 
directes  avec  les  pays  de  la  zone  torride,  elle  exerce  par  là 
une  influence  considérable  sur  notre  navigation  marchande 
et  sur  notre  exportation  d'objets  manufacturés,  et,  plus  que 
toute  autre  industrie,  elle  anime  nos  ateliers  pour  la  construc- 
tion des  machines.  Puisqu'il  est  constant  que  ni  le  manque  de 
cours  d'eau  et  de  bons  ouvriers  ,  ni  le  défaut  de  capitaux 
matériels  ou  d'intelligence  n'empêcheront  l'Allemagne  d'exer- 
cer elle-même  cette  grande  et  féconde  industrie,  on  ne  voit 
pas  pourquoi  nous  n'élèverions  pas  peu  à  peu  la  protecfion 
sur  les  divers  numéros  de  fils  de  coton,  de  manière  à  filer 
nous-mêmes  en  moyenne,  au  bout  de  5  ou  10  ans,  de  quoi 
suffire  à  nos  besoins.  Si  haut  que  l'on  estime  les  avantages  de 
l'exportation  du  blé  et  du  bois,  ils  sont  loin  d'égaler  ceux  que 
nous  procurerait  le  filage.  Oui,  nous  n'hésitons  pas  à  le  dé- 


LA   POLITIQUE.    —    CHAPITRE    II.  523 

clarer,  le  calcul  des  consoinmaiions  de  produits  agricoles  et 
forestiers  qu'occasionnerait  le  filage  du  coton,  établirait  pé- 
remptoirement que  cette  branche  d'industrie  doit  assurer  aux 
propriétaires  fonciers  d'Allemagne  de  tout  autres  profits  que 
ceux  que  peut  leur  offrir  le  marché  étranger. 

Le  docteur  Bowring  doute  que  le  Hanovre,  le  Brunswick  (1), 
les  deux  Mecklembourg,  Oldenbourg  et  les  villes  anséatiques 
accèdent  au  ZoUverein,  à  moins  que  celui-ci  n'opère  une 
diminution  radicale  de  ses  droits  d'entrée.  Pour  le  moment 
il  ne  peut  être  question  d'un  moyen,  qui  serait  cent  fois  pire 
que  le  mal  auquel  on  veut  porter  remède.  Notre  foi  dans  l'a- 
venir de  l'Allemagne  n'est  pas  d'ailleurs  aussi  faible  que  celle 
de  l'auteur  du  rapport.  De  même  que  la  révolution  de  Juillet 
a  été  féconde  pour  l'Association  allemande,  la  première 
grande  commotion  fera  disparaître  tous  les  petits  scrupules 
qui  ont  empêché  jusqu'ici  ces  petits  Etats  de  céder  aux  exi- 
gences supérieures  de  la  nationalité.  A  quel  point  l'unité 
commerciale  importe  à  la  nationalité,  et  combien,  abstraction 
faite  des  intérêts  matériels,  elle  est  utile  aux  gouvernements 
allemands,  on  en  a  fait  récemment  une  première  et  remar- 
quable expérience,  lorsqu'en  France  on  a  affiché  des  préten- 
tions sur  la  frontière  du  Rhin. 

Chaque  jour  les  gouvernement?  et  les  peuples  en  Allemagne 
comprendront  mieux  que  l'unité  nationale  est  le  roc  sur  lequel 
doit  reposer  l'édifice  de  leur  prospérité,  do  leur  considération, 
de  leur  puissance,  de  leur  sûreté  dans  le  présent  et  de  leur 
grandeur  dans  l'avenir.  Chaque  jour,  par  conséquent,  la 
révolte  des  petits  Etats  du  littoral  contre  le  ZoUverein  appa- 
raîtra non-seulement  aux  Etats  associés,  mais  aux  Etats 
séparés  eux-mêmes,  comme  un  scandale  national  qu'il  con- 
vient de  faire  cesser  à  tout  prix.  Du  reste,  si  l'on  y  regarde 
de  près,  les  avantages  matériels  de  l'accession  sont  pour  ces 
derniers  bien  supérieurs  aux  sacrifices  qu'elle  exige.  Plus 
l'industrie  manufacturière,  les  voies  de  communication,  la 

(i;  Le  Brunswick  a  accédé  en  1842,  Hanovre  et  Otdenbourjj  en  1854. 

(H.  R.) 


524  SYSTÈME   NATIONAL.    —    LIVRE    IV. 

navigation  marchande  et  le  commerce  extérieur  de  l'Allema- 
gne se  développeront,  comme  ils  peuvent  et  doivent  le  faire 
dans  un  pays  plein  de  ressources,  sous  Tinfluence  d'une  poli- 
tique commerciale  habile,  plus  le  désir  de  prendre  une  part 
directe  à  ces  avantages  s'éveillera  dans  ces  Etats,  plus  ils 
renonceront  à  l'habitude  coupable  d'attendre  leur  fortune  de 
l'étranger. 

Quant  aux  villes  anséatiques  en  particulier,  l'esprit  d'in- 
dépendance qui  anime  le  district  souverain  de  Hambourg  ne 
détruit  point  nos  espérances.  Dans  ces  villes,  au  témoignage 
du  docteur  Bowring  lui-même,  un  grand  nombre  d'esprits 
comprennent  que  Hambourg,  Brème  et  Lubeck  doivent  être 
à  l'Allemagne  ce  que  Londres  et  Liverpool  sont  à  l'Angleterre, 
ce  que  New- York,  Boston,  Pliiladelphie  sont  aux  Etats-Unis, 
et  reconnaissent  que  la  confédération  promet  à  leur  commerce 
des  avantages  dépassant  beaucoup  les  inconvénients  de  la 
soumission  à  ses  résolutions  collectives,  qu'une  prospérité 
sans  garantie  de  durée  n'est  en  dernière  analyse  qu'une  pure 
apparence. 

Quel  habitant  sensé  de  ces  ports  de  mer  pourrait  se  réjouir 
sans  réserve  de  l'augmentation  constante  de  leur  tonnage,  de 
l'extension  progressive  de  leurs  relations,  quand  il  réfléchit 
que  deux  frégates  parties  d'Helgoland,  qui  se  présenteraient 
aux  embouchures  du  Wéser  et  de  l'Elbe,  pourraient  détruire 
en  vingt -quatre  heures  l'ouvrage  d'un  quart  de  siècle?  L'As- 
sociation garantira  pour  toujours  à  ces  places  leur  prospérité 
et  leurs  progrès,  d'une  part  au  moyen  d'une  flotte  à  elle,  de 
l'autre  à  l'aide  d'alliances.  Elle  protégera  leurs  pêcheries, 
favorisera  leur  navigation,  et,  par  une  bonne  organisation 
consulaire,  par  des  traités,  elle  affermira  et  développera  leurs 
relations  commerciales  dans  toutes  les  parties  du  monde  et 
dans  tous  les  ports.  En  partie  par  leur  entremise  elle  fondera 
des  colonies,  et  son  commerce  colonial  sera  entre  leurs  mains. 
Car  une  confédération  de  35  millions  d'âmes  (elle  en  comptera 
autant  pour  le  moins  quand  elle  sera  complète),  qui,  avec  un 
accroissement  moyen  annuel  d'un  et  demi  pour  cent  dans  sa 


LA    POLITIQUE.    CHAPITRE  II.  525 

population,  peut  aisément  chaque  année  envoyer  au  dehors 
deux  ou  trois  cent  mille  individus,  dont  les  provinces  fourmil- 
lent d'hommes  instruits,  intelligents,  disposés  à  chercher  for- 
tune en  de  lointains  pays,  prenant  racine  en  tout  lieu,  s'éta- 
blissant  partout  où  il  y  a  des  terres  vierges  à  défricher,  une 
telle  confédération  est  destinée  par  la  nature  à  prendre  le  pre- 
mier rang  parmi  les  nations  qui  fondent  des  colonies  et  qui 
propagent  la  civilisation. 

La  nécessité  de  cet  achèvement  du  ZoUverein  est  si  géné- 
ralement sentie  en  Allemagne  que  l'auteur  du  rapport  ne  peut 
s'empêcher  d'en  faire  la  remarque  :  «  Un  littoral  plus  étendu, 
un  plus  grand  nombre  de  ports,  une  navigation  plus  considé- 
rable, un  pavillon  fédéral,  une  marine  militaire  et  marchande, 
voilà  ce  que  désirent  généralement  les  partisans  du  ZoUverein  ; 
mais  rUnion  a  peu  de  chances  de  prévaloir  contre  les  escadres 
grandissantes  de  la  Russie  et  contre  les  marines  commerciales 
de  la  Hollande  et  des  villes  anséatiques.  »  Contre  elles,  sans 
doute,  l'Union  ne  peut  rien,  mais  elle  ne  serait  que  plus  forte 
avec  et  par  elles.  Il  est  dans  la  nature  de  tout  pouvoir  de  di- 
viser pour  régner.  Après  avoir  expliqué  comment  les  Etats  du 
littoral  seraient  insensés  d'accéder  au  ZoUverein,  le  docteur 
Bowring  sépare  à  jamais  les  grands  ports  allemands  du  reste 
de  r  Allemagne,  en  nous  entretenant  des  magasins  d'Altona 
qui  pourraient  nuire  à  ceux  de  Hambourg,  comme  si  un 
grand  Etat  commercial  ne  trouverait  pas  le  moyen  de  tirer 
parU  des  magasins  d'Altona.  Nous  ne  suivrons  pas  l'auteur 
dans  ses  raisonnements  subtils,  nous  nous  bornerons  à  remar- 
quer que,  appliqués  à  l'Angleterre,  ils  prouveraient  que  Lon- 
dres et  Liverpool  accroîtraient  immensément  leur  prospérité 
en  se  séparant  du  reste  du  pays.  La  pensée  inspiratrice  de  cette 
argumentation  ressort  nettement  du  rapport  du  consul  anglais 
à  Rotterdam:  a  Dans  l'intérêl  du  commerce  britannique,  dit 
M.  Alexandre  Ferrier  à  la  fin  de  son  rapport,  il  est  extrême- 
ment important  de  ne  négliger  aucun  moyen  d'empêcher  l'ac- 
cession au  ZoUverein  des  Etats  précités,  ainsi  que  de  la  Belgi- 
que, et  cela  par  des  motifs  trop  clairs  pour  avoir  besoin  d'être 


526  SYSTÈME   NATIONAL.    LIVRE    IV. 

expliqués.  »  Si  M.  Ferrier  et  le  docteur  Bowring  tiennent  un 
tel  langage,  si  le  cabinet  anglais  agit  comme  ils  parlent,  qui 
pourrait  le  leur  reprocher?  C'est  l'instinct  anglais  qui  parle 
et  qui  agit  chez  eux.  Mais  attendre  monts  et  merveilles  pour 
TAIlemagne  de  propositions  émanées  d'une  telle  source,  c'est 
en  vérité  dépasser  la  mesure  de  notre  facilité  nationale. 

«  Quoi  qu'il  arrive,  ajoute  M.  Ferrier,  la  Hollande  doit 
être  toujours  considérée  comme  le  principal  intermédiaire 
des  communications  de  l'Allemagne  méridionale  avec  les 
autres  pays.  »  Il  est  évident  que,  parles  autres  pays,  M.  Fer-  fl 
rier  entend  seulement  F  Angleterre,  et  qu'il  veut  dire:  a  Si  f 
la  suprématie  manufacturière  anglaise  perd  ses  têtes  de  pont 
allemandes  sur  la  mer  du  Nord  et  sur  la  Baltique,  il  lui  reste 
du  moins  une  autre  grande  tête  de  pont,  la  Hollande,  pour 
approvisionner  l'Allemagne  du  Midi  en  articles  fabriqués  et 
en  denrées  coloniales.  »  De  notre  point  de  vue  national  à 
nous,  voici  ce  que  nous  disons  et  ce  que  nous  soutenons  : 
«  La  Hollande  est,  par  sa  situation  géographique,  par  ses  rela- 
tions commerciales  et  industrielles,  par  l'origine  de  ses  habi- 
tants et  parleur  langage,  une  province  allemande,  séparée  à 
l'époque  des  déchirements  intestins  de  la  contrée,  et  qui  doit 
lui  être  de  nouveau  incorporée,  sans  quoi  l'Allemagne  res- 
semblerait à  une  maison  dont  la  porte  serait  la  propriété  d^un 
étranger.  La  Hollande  appartient  à  l'Allemagne  tout  aussi 
bien  que  la  Bretagne  et  la  Normandie  à  la  France,  et  tant 
que  la  Hollande  voudra  former  un  Etat  distinct,  l'indépen- 
dance et  la  puissance  de  l'Allemagne  seront  aussi  peu  réelles 
que  l'eussent  été  celles  de  la  France,  si  la  Bretagne  et  la  Nor- 
mandie fussent  restées  aux  mains  des  Anglais.  Si  la  Hollande 
a  perdu  sa  puissance  commerciale,  c'est  à  son  insignifiance 
territoriale  qu'elle  doit  s'en  prendre.  Malgré  la  prospérité  de 
ses  colonies,  la  Hollande  continuera  de  déchoir,  parce  qu'elle 
n'est  pas  en  état  de  suffire  aux  frais  immenses  d'un  établisse- 
ment militaire  et  naval.  Ses  efforts  pour  conserver  sa  nationa- 
lité ne  serviront  qu'à  l'endetter  de  plus  en  plus.  Elle  ne 
demeure  pas  moins  subordonnée  à  l'Angleterre,  dont  elle  ne 


LA  POLITIQUE.    —    CHAPITRE    II.  527 

fait  par  son  indépendance  apparente  qu'affermir  la  supréma- 
tie. C'est  le  secret  motif  pour  lequel  l'Angleterre  au  congrès 
de  Vienne  s'est  intéressée  au  rétablissement  de  la  prétendue 
indépendance  hollandaise.  Il  en  est  de  la  Hollande  comme 
des  villes  anséatiques.  Elle  n'est  que  l'humble  servante  de 
la  flotte  anglaise  ;  incorporée  à  l'Allemagne,  elle  aurait  le 
commandement  de  la  marine  allemande.  Dans  son  état 
actuel,  la  Hollande  est  loin  de  pouvoir  exploiter  ses  posses- 
sions coloniales  comme  elle  le  ferait  si  elle  faisait  partie  de 
la  Confédération  germanique,  par  cela  seul  qu'elle  manque 
des  éléments  nécessaires  pour  coloniser,  savoir  d'hommes  et 
de  forces  intellectuelles.  De  plus,  la  culture  de  ses  colonies, 
telle  qu'elle  a  eu  lieu  jusqu'ici,  dépend  en  grande  partie  de  la 
facilité  de  l'Allemagne  ou  plutôt  de  l'ignorance  oii  est  celle-ci 
de  ses  intérêts  commerciaux  ;  car,  tandis  que  les  autres  nations 
sont  approvisionnées  de  denrées  tropicales  par  leurs  colo- 
nies et  par  les  pays  qui  leur  sont  assujettis,  les  Hollandais 
n'ont  que  l'Allemagne  pour  écouler  leur  trop-plein  de  ces 
denrées.  Mais,  dès  que  les  Allemands  comprendront  que  ceux 
qui  leur  fournissent  des  denrées  coloniales  doivent  consentir  à 
recevoir  par  préférence  leurs  objets  manufacturés,  ils  sauront 
qu'il  est  en  leur  pouvoir  d'obliger  les  Hollandais  à  accéder  au 
ZoUverein.  Cette  réunion  serait  éminemment  avantageuse  aux 
deux  pays.  L'Allemagne  fournirait  à  la  Hollande  les  moyens 
non-seulement  d'exploiter  beaucoup  mieux  ses  colonies, 
mais  encore  de  fonder  et  d'acquérir  de  nouveaux  établisse- 
ments. L'Allemagne  favoriserait  la  navigation  hollandaise  et 
anséate,  et  accorderait  aux  produits  des  colonies  néerlandaises 
un  traitement  privilégié.  En  revanche,  la  Hollande  et  les 
villes  anséatiques  exporteraient  de  préférence  les  produits  des 
fabriques  allemandes,  et  emploieraient  le  surplus  de  leurs 
capitaux  dans  l'industrie  manufacturière  et  dans  l'agriculture 
de  l'Allemagne. 

Déchue  comme  puissance  commerciale,  parce  que,  simple 
fraction  de  nationalité,  elle  a  voulu  exister  comme  un  tout; 
parce  qu'elle  a  cherché  son  avantage  dans  l'oppression  et  dans 


528  SYSTÈME   NATIONAL.    LIVRE   lY. 

raffaiblissement  des  forces  productives  de  PAllemagne,  au 
liou  de  fonder  sa  grandeur  sur  la  prospérité  du  pays  situé 
derrière  elle,  dont  elle  était  solidaire;  parce  qu'elle  a  voulu 
s'élever  en  s^isolant  de  l'Allemagne  et  non  en  s'associant  à 
elle,  la  Hollande  ne  peut  retrouver  son  ancienne  splendeur 
que  par  l'Association  allemande  et  en  s'unissant  5  elle  par  les 
liens  les  plus  étroits  (1).  Celle  union  seule  peut  fonder  une 
nation  agricole,  manufacturière  et  commerçante  de  premier 
ordre. 

Le  docteur  Bowring  réunit  dans  son  tableau  des  importa- 
tions et  des  exportations  le  Zollverein  avec  les  villes  anséati- 
ques,  la  Hollande  et  la  Belgique,  et  ce  rapprochement  fait 
ressortir  à  quel  point  tous  ces  pays  dépendent  encore  des  ma- 
nufactures delà  Grande-Bretagne  et  dans  quelle  proportion 
énorme  leur  puissance  productive  serait  accrue  par  une  asso- 
ciation. Il  évalue  le  total  des  marchandises  que  ces  pays  reçoi- 
vent d'Angleterre  à  19,842,121  liv.  st.  (496,053,000  fr.), 
valeur  officielle,  et  à  8,550,347  (213,758,675  fr.),  valeur 
déclarée,  et  leurs  envois  en  Angleterre  seulement  à  4,804,491 
liv.  st.  (120,112,275  fr),  y  compris,  bien  entendu,  des  quan- 
tités considérables  de  café  de  Java,  de  fromage  et  de  beurre 
que  l'Angleterre  tire  de  la  Hollande.  Ces  chiffres  en  appren- 
nent autant  que  des  volumes.  Nous  remercions  le  docteur 
pour  ce  rapprochement  de  faits  ;  puisse-t-il  annoncer  un 
prochain  rapprochement  politique  î 


CHAPITRE   111. 

LA    POLITIQUE     CONTINENTALE. 

Le  but  le  plus  élevé  de  la  politique  rationnelle  est,  ainsi 
que  nous  l'avons  expliqué  dans  notre  second  livre,  l'association 

(I)  Je  n'ai  pas  besoin  de  dire  que  la  Hollande  ne  paraît  nullement  dis- 
posée à  entrer  dans  celle  voie,  et  qu'elle  ne  cesse  pas  d'allaclier  le  plus  grand 
prix  au  maintien  de  sa  nationalité  propre.  (H.  R.) 


LA    POLITIQUE.    CHAPITRE    111.  529 

des  peuples  sous  le  régime  du  droit.  Ce  but  ne  peut  être 
atteint  que  par  l'élévation  des  mitions  les  plus  importantes  à 
un  degré  aussi  égal  que  possible  de  culture,  de  prospérité, 
d'industrie  et  de  puissance,  parle  cbangemcntdes  antipathies 
et  des  querelles  qui  les  divisent  en  sympathie  et  en  bon  ac- 
cord. Mais  la  solution  de  ce  problème  est  une  œuvre  de  très- 
longue  durée. 

Aujourd'hui  les  nations  sont  éloignées  les  unes  des  aulrespar 
diverses  causes.  En  première  ligne  se  placent  les  questions 
de  territoire.  La  division  politique  de  l'Europe  ne  répond  pas 
encore  à  la  nature  des  choses.  Dans  la  théorie  même  on  ne 
s'est  pas  encore  entendu  sur  les  bases  d'une  distribution  terri- 
toriale. Les  uns  veulent  que,  sans  égard  au  langage,  à  l'origine, 
à  la  direction  du  commerce,  leur  territoire  soit  arrondi  pour 
le  besoin  de  leur  capitale,  de  manière  que  celle-ci  soit  située  au 
centre  et  mise,  autant  que  possible,  à  l'abri  de  l'agression 
étrangère;  ils  demandent  des  fleuves  pour  limites.  D'autres 
soutiennent,  avec  plus  d'apparence  de  raison,  qu'un  littoral 
maritime,  des  montagnes,  la  langue  et  l'origine  sont  de  meil- 
leures frontières  que  les  fleuves.  Il  existe  encore  des  nations 
qui  ne  possèdent  ni  l'embouchure  de  leurs  fleuves  ni  leur  litto- 
ral maritime,  indispensables  cependant  pour  le  développement 
de  leurs  relations  extérieures  et  de  leur  puissance  navale. 

Si  chaque  nation  se  trouvait  en  possession  du  territoire  né- 
cessaire pour  son  développement  intérieur  et  pour  le  main- 
tien de  son  indépendance  politique,  industrielle  et  commer- 
ciale, tout  empilement  serait  contraire  à  une  saine  politique; 
car  alors  un  agrandissement  disproportionné  tiendrait  en 
éveil  les  susceptibilités  de  la  nation  lésée,  et  ainsi  les  sacrifices 
auxquels  la  nation  usurpatrice  serait  obligée  pour  conserver 
ses  nouvelles  provinces,  surpasseraient  de  beaucoup  les  avan- 
tages qu'elles  lui  procureraient.  Mais  aujourd'hui  on  ne  peut 
songer  à  une  division  rationnelle,  cette  question  se  compli- 
quant de  divers  intérêts  d'une  autre  nature.  Il  n'est  pas  per- 
mis de  méconnaître  toutefois  qu'un  territoire  bien  arrondi 
est  un  des  premiers  besoins  des  nations,  que  le  désir  de  satis- 

34 


530  SYSTÈME   NATIONAL.    —   LIVRE    IV. 

faire  ce  besoin  est  légitime,  et  que  parfois  même  il  peut  justi- 
fier la  guerre. 

D'autres  motifs  d'antipathie  existent  actuellement  entre 
les  peuples,  la  diversité  des  intérêts  par  rapport  aux  manufac- 
tures, au  commerce,  à  la  marine  marchande,  à  la  puissance 
maritime  et  coloniale,  l'inégalité  de  civilisation,  la  différence 
de  religion  et  de  régime  politique.  Tous  ces  intérêts  sont 
croisés  de  mille  manières  par  les  questions  de  dynastie  et  de 
puissance. 

Les  causes  d'antipathie  sont  aussi  des  causes  de  sympathie. 
Les  moins  forts  sympathisent  ensemble  contre  celui  qui  l'est 
trop,  les  opprimés  contre  le  conquérant,  les  puissances  conti- 
nentales contre  la  suprématie  maritime,  les  peuples  d(»nt  l'in- 
dustrie et  le  commerce  sont  dans  l'enfance  contre  celui  qui 
prétend  au  monopole,  les  civilisés  contre  les  barbares,  ceux 
qui  vivent  sous  la  monarchie  contre  ceux  dont  le  gouverne- 
ment est  plus  ou  moins  démocratique. 

Les  peuples  poursuivent  la  satisfaction  de  leurs  intérêts  et 
de  leurs  sympathies  au  moyen  d'alliances  entre  eux,  contre  les 
intérêts  et  contre  les  tendances  contraires.  Mais  comme  ces 
intérêts  et  ces  tendances  se  croisent  en  sens  divers,  les  al- 
liances sont  précaires,.  Des  nations  amies  aujourd'hui  peuvent 
devenir  ennemies  demain,  et  réciproquement,  suivant  qu'un 
des  grands  intérêts,  ou  un  des  grands  principes  qui  les  divisent 
ou  qui  les  rapprochent,  est  mis  en  question. 

La  politique  a  depuis  longtemps  compris  que  l'égalité  des 
nations  est  son  objet  final.  Ce  qu'on  appelle  le  maintien  de 
l'équilibre  européen  n'a  jamais  été  autre  chose  que  la  résis- 
tance des  moins  forts  aux  empiétements  de  la  puissance  pré- 
pondérante. La  politique,  néanmoins,  a  fréquemment  con- 
fondu son  but  prochain  avec  son  but  éloigné,  et  vice  versa. 

L'objet  prochain  de  la  politique  consiste  toujours  à  distin- 
guer clairement  lequel  des  divers  intérêts  du  pays  réclame  le 
plus  impérieusem.ent  une  satisfaction  immédiate,  et,  jusqu'à 
ce  que  cette  satisfaction  soit  obtenue,  à  ajourner  et  à  renvoyer 
sur  r arrière-plan  toutes  les  autres  questions. 


LA    POLITIQUE.    CHAPITRE    III.  '  531 

Lorsque  les  intérêts  dynastiques,  monarchiques  et  aristo- 
cratiques de  l'Europe,  oubliant  toute  autre  question  de  puis- 
sance et  de  commerce,  s^allièrent  contre  les  tendances  révo- 
lutionnaires de  1789,  leur  politique  fut  intelligente. 

Elle  le  fut  également  lorsque  l'empire  substitua  la  con- 
quête à  là  propagande  révolutionnaire. 

Par  son  système  continental,  Napoléon  voulut  organiser 
une  coalition  contre  la  prépondérance  maritime  et  commer- 
ciale de  l'Angleterre.  Pour  réussir,  il  aurait  dû  tout  d'abord 
rassurer  les  nations  du  continent  contre  la  crainte  d'être 
conquises  par  la  France.  Il  échoua,  parce  que,  chez  ces  na- 
tions, la  terreur  de  sa  prépondérance  continentale  dépassait 
de  beaucoup  les  inconvénients  que  la  suprématie  maritime 
leur  faisait  éprouver. 

Avec  la  chute  de  l'empire,  la  grande  alliance  avait  cessé 
d'avoir  un  but.  Depuis  lors  les  puissances  continentales  n'é- 
taient menacées  ni  par  les  tendances  révolutionnaires  ni  par  la 
soif  de  conquêtes  de  la  France;  d'un  autre  côté,  la  supério- 
rité de  l'Angleterre  sous  le  rapport  des  manufactures,  de  la 
navigation,  du  commerce,  des  établissements  coloniaux  et  des 
forces  navales,  s'était  immensément  accrue  durant  la  lutte 
contre  la  révolution  et  contre  la  conquête.  A  partir  de  ce  mo- 
ment il  était  de  l'intérêt  des  puissances  du  continent  de  s'allier 
à  la  France  contre  cette  prépondérance  commerciale  et  mari- 
time. Mais  la  peur  qu'inspirait  la  peau  du  lion  mort  empêcha 
les  puissances  continentales  de  voir  plein  de  vie  le  léopard 
qui  avait  jusque-là  combattu  dans  leurs  rangs.  La  sainte  al- 
liance fut  une  faute  politique. 

Aussi  cette  faute  s'expia-t-elle  par  la  révolution  de  Juillet. 
La  sainte  alHance  avait  sans  nécessité  provoqué  un  contraire 
qui  n'existait  plus  ou  du  moins  qui  n'aurait  pas  reparu  de 
longtemps.  Par  bonheur  pour  les  puissances  du  continent,  la 
dynastie  de  Juillet  en  France  réussit  à  apaiser  l'esprit  révolu- 
tionnaire. La  France  et  l'Angleterre  conclurent  entre  elles 
une  alliance,  la  France  dans  l'intérêt  de  la  dynastie  de  Juillet 
et  de  l'affermissement  de  lamonarchie  constitutionnelle,  l'An- 


532  SYSTÈME   NATIONAL.    LIVRE   IV. 

gleterre  dans  Tintérêt  du  mainlien  de  sa  suprématie  com- 
merciale. 

L'alliance  franco-anglaise  a  cessé  sitôt  que  la  dynastie  de 
Juillet  et  la  monarchie  constitutionnelle  en  France  se  sont 
senties  suffisamment  affermies,  et  que  les  intérêts  de  la  France 
en  matière  de  puissance  maritime,  de  navigation  marchande, 
de  commerce,  d'industrie  et  de  possessions  au  dehors  ont 
reparu  sur  le  premier  plan.  La  France  a  visiblement  dans  ces 
questions  le  même  intérêt  que  les  autres  puissances  continenta- 
les, et  la  formation  d'une  alliance  du  continent  contre  la  pré- 
pondérance maritimede  l'Angleterre  pourra  venir  à  Tordre  du 
jour,  si  la  dynastie  de  Juillet  réussit  à  établir  en  France  un  par- 
faitaccorddevolontéentrelesdiversorganes  de  la  puissance  pu- 
blique, à  refouler  sur  Tarrière-plan  les  questions  de  territoire 
soulevées  par  l'esprit  révolutionnaire,  et  à  rassurer  entière- 
ment les  monarchies  du  continent  contre  les  tendances  agita- 
trices et  conquérantes  de  la  France. 

Le  principal  obstacle  aujourd'hui  à  une  étroite  union  du 
continent  européen  tient  à  ce  que  le  centre  de  ce  continent  ne 
remplit  pas  le  rôle  qui  lui  appartient.  Au  lieu  de  servir  d'in- 
termédiaire entre  l'Orient  et  l'Occident  dans  toutes  les  ques- 
tions de  territoire,  de  constitution,  d'indépendance  nationale 
et  de  puissance,  mission  qui  lui  est  dévolue  par  sa  position 
géographique,  par  sou  système  fédératif  qui  exclut  toute 
crainte  de  conquête  de  la  part  des  nations  voisines,  par  sa  to- 
lérance religieuse  et  par  son  esprit  cosmopolite,  enfin  par  ses 
éléments  de  civilisation,  ce  centre  n'est  à  présent  qu'une 
pomme  de  discorde  entre  l'une  et  l'autre  partie  de  l'Europe, 
dont  chacune  espère  attirer  de  son  côté  une  puissance  affaiblie 
par  l'absence  d'unité,  et  constamment  incertaine  et  oscillante. 
Si  l'Allemagne,  avec  son  littoral,  avec  la  Hollande,  la  Bel- 
gique et  la  Suisse,  constituait  une  robuste  unité  commerciale 
et  politique,  si  ce  puissant  corps  de  nation  conciliait,  autant 
que  celaest  possible,  les  intérêts  monarchiques,  dynastiques 
et  aristocratiques  existants  avec  les  institutions  représentati- 
ves, l'Allemagne  pourrait  garantir  une  longue  paix  à  1  Europe 


LA    POLITIQUE,    CHAPITRE    III.  533 

et  en  même  temps  former  le  noyau  d'une  alliance  continen- 
tale faite  pour  durer. 

11  est  évident  que  l'Angleterre  surpasse  immensément  les 
autres  puissances  maritimes,  sinon  par  le  nombre  de  ses  voi- 
les, du  moins  par  son  habileté  navale,  que  par  conséquent 
les  autres  puissances  sont  obligées  de  s'unir  entre  elles  pour 
lui  faire  équilibre.  Il  s'ensuit  que  chacune  d'elles  est  inté- 
ressée au  maintien  et  au  développement  des  forces  navales 
des  autres,  et  de  plus  que  des  fragments  de  nation  qui, 
jusqu'à  présent  isolés,  sont  restés  sans  marine,  du  moins  sans 
marine  qui  pût  compter,  doivent  constituer  une  marine  col- 
lective. Il  y  a  perle  pour  la  France  et  pour  l'Union  américaine 
vis-à-vis  de  l'Angleterre,  lorsque  la  marine  de  la  Russie  dé- 
cline, et  vice  versa.  Il  y  a  profit  pour  toutes,  si  l'Allemagne, 
la  Hollande  et  la  Belgique  organisent  en  commun  des  forces 
de  mer  ;  car,  séparées,  elles  sont  aux  ordres  de  la  suprématie 
anglaise  ;  réunies,  elles  fortifient  l'opposition  de  toutes  les 
marines  secondaires  contre  celte  suprématie. 

Aucune  de  ces  nations  maritimes  ne  possède,  ni  une  ma- 
rine marchande  hors  de  proportion  avec  son  commerce  exté- 
rieur, ni  une  industrie  manufacturière  d'une  supériorité  mar- 
quée ;  aucune  d'elles,  par  conséquent,  n'a  sujet  de  redouter  la 
concurrence  des  autres.  Toutes,  en  revanche,  ont  un  intérêt 
commun  à  se  défendre  contre  la  concurrence  destructive  de 
l'Angleterre,  toutes  doivent  mettre  du  prix  à  ce  que  l'industrie 
anglaise  perde  dans  la  Hollande,  dans  la  Belgique  et  dans  les 
villes  anséaliques  la  tête  de  pont  par  laquelle  elle  a  jusqu'à 
présent  dominé  les  marchés  du  continent. 

Les  denrées  de  la  zone  lorride  étant  soldées  principale- 
ment avec  les  produits  des  fabriques  de  la  zone  tempérée,  la 
consommation  des  premières  dépendant  ainsi  du  débouché 
des  seconds,  et  toute  nation  manufacturière  devant  par  suite 
s'appliquer  à  établir  avec  les  pays  de  la  zone  torride  des  rela- 
tions directes,  si  les  nations  manufacturières  de  second  ordre 
ont  rintelligence  de  leur  intérêt  et  agissent  en  conséquence,  il 
ne  pourra  plus  subsister  de  prépondérance  coloniale  dans  la 


534  SYSTÈME    NATIONAL.    LIVRE    IV. 

zone  torride.  Si,  par  exemple,  l'Angleterre  réussissait,  au  gré 
de  ses  désirs,  à  produire  dans  les  Indes  orientales  les  denrées 
tropicales  dont  elle  a  besoin,  elle  n'entretiendrait  de  relations 
avec  les  Indes  occidentales  qu'autant  qu'elle  aurait  le  moyen 
d'écouler  dans  d'autres  pays  les  denrées  qu'elle  y  recevrait  en 
échange  des  produits  de  ses  fabriques.  Faute  de  ce  débouché 
ses  possessions  des  Indes  occidentales  lui  deviendraient  inu- 
tiles; elle  n'aurait  plus  alors  que  le  choix  ou  de  les  émanci- 
per complètement  ou  de  leur  permettre  de  commercer  libre- 
ment avec  les  autres  pays  manufacturiers  (1).  Il  s'ensuit  que 
toutes  les  nations  manufacturières  et  maritimes  de  second  or- 
dre ontun  intérêt  commun  à  pratiquer  cette  politique  et  à  se 
soutenir  mutuellement  ;  il  s'ensuit  qu'aucune  d'entre  elles  ne 
peut  perdre  par  suite  de  l'accession  de  la  Hollande  à  1  Union 
commerciale  allemande,  ou  d'étroites  relations  entre  l'Alle- 
magne et  les  colonies  hollandaises. 

Depuis  l'émancipation  des  colonies  espagnoles  et  portu- 
gaises de  l'Amérique  du  Sud  et  dans  les  Indes  occidentales, 
il  n'est  plus  nécessaire  pour  une  nation  manufacturière  de 
posséder  des  colonies  dans  la  zone  torride ,  pour  pouvoir 
échanger  directement  des  produits  fabriqués  contre  des  den- 
rées tropicales.  Le  marché  de  ces  contrées  affranchies  étant 
libre,  tout  pays  manufacturier  capable  d'y  soutenir  la  concur- 
rence peut  entretenir  avec  elles  des  rapports  directs.  Mais  il 
ne  s'y  produira  beaucoup  de  denrées  tropicales  et  par  suite  il 
ne  s'y  consommera  de  grandes  quantités  d'objets  manufac- 
turés que  lorsque  l'aisance  et  la  moralité,  la  paix,  l'ordre  lé- 
gal et  la  tolérance  religieuse  s'y  seront  acclimatés.  Toutes  les 
nations  maritimes  de  second  ordre,  surtout  celles  qui  n'ont 
point  de  colonies  ou  qui  n'en  possèdent  que  d'insignifiantes, 
ont  dès  lors  un  intérêt  commun  à  préparer  cet  état  de  choses 

(1)  Depuis  que  ceci  est  écrit,  l'Anoleterre  a  accordé  à  ses  colonies,  en 
1846,  le  droit  de  régler  elles-mêmes  leur  législation  de  douane,  de  sorte 
qu'ellessonl  ouvertes  aujourd'hui  aux  produits  de  l'étranger  de  même  qu'à 
ceux  fie  la  métropole,  et,  en  I8'i9,  elle  leur  a  permis  de  se  servir  de  tout 
pavillon  quelconque  pour  leurs  importations  et  pour  leurs  exportations,  sous 
la  réserve  toutefois  d'un  ordre  en  conseil  de  la  couronne.  (H.  R.) 


LA   POLITIQUE.    —    CHAPITRE    III.  535 

par  le  concours  de  leurs  efforts.  L'état  social  de  ces  pays  im- 
porte beaucoup  moins  à  la  première  puissance  commerciale, 
laquelle  est  déjà  suffisamment  pourvue  de  denrées  tropicales 
par  ses  marchés  fermés  et  soumis  des  deux  Indes,  ou  du  moins 
espère  Têtre. 

La  question  si  grave  de  l'esclavage  doit  être  envisagée  aussi 
en  partie  de  ce  point  de  vue.  Nous  sommes  loin  de  méconnaî- 
tre qu'il  y  a  eu  beaucoup  de  philanthropie  et  de  droiture  dans 
le  zèle  qu'a  mis  l'Angleterre  à  poursuivre  l'affranchissement 
des  noirs,  zèle  infiniment  honorable  pour  le  caractère  britan- 
nique ;  toutefois,  quand  nous  considérons  les  résultats  directs 
des  mesures  qu'elle  a  adoptées  à  cet  effet,  nous  ne  pouvons 
nous  défendre  de  penser  que  la  politique  et  l'intérêt  mercan- 
tile y  sont  entrés  aussi  pour  beaucoup.  Voici  ces  résultats  : 
premièrement,  l'émancipation  subite  des  noirs,  le  passage  ra- 
pide d'une  infériorité  et  d'une  insouciance  presque  bestiale  à 
un  haut  degré  d'indépendance  personnelle,  doit  avoir  pour 
effet  de  diminuer  énormément,  et  en  définitive  de  réduire  à 
peu  près  à  zéro  la  production  des  denrées  tropicales  dans 
l'Amérique  du  Sud  et  dans  les  Indes  occidentales;  l'exemple 
de  Saint-Domingue,  où,  depuis  l'expulsion  des  Français  et 
des  Espagnols,  la  production  a  décru  d'année  en  année  et  ne 
cesse  de  décroître,  en  est  une  preuve  sans  réplique;  en  se- 
cond lieu,  les  noirs  émancipés  cherchant  à  obtenir  des  salaires 
toujours  plus  élevés,  tout  en  bornant  leur  travail  à  la  produc- 
tion des  objets  les  plus  indispensables,  leur  liberté  ne  peut 
aboutir  qu'à  la  paresse  ;  troisièmement,  l'Angleterre  possède 
dans  les  Indes  orientales  des  moyens  d'approvisionner  le 
monde  entier  en  denrées  tropicales.  On  sait  que  les  Hindous, 
si  laborieux,  si  adroits  dans  toutes  les  industries,  sont  d'une 
frugalité  extrême  par  suite  de  leurs  lois  religieuses  qui  leur 
interdisent  la  viande.  Ajoutez  le  manque  de  capital  chez  les 
indigènes,  la  grande  fertilité  du  sol  en  produits  végétaux,  les 
entraves  du  système  des  castes  et  la  grande  concurrence  des 
bras.  Il  résulte  de  tout  cela  que  la  main-d'œuvre  est  incom- 
parablement moins  chère  dans  les  Indes  orientales  que  dans 


536  SYSTÈME   NATIONAL.    LIVRE  IV. 

les  Indes  occidentales  et  dans  rAmérique  du  Sud,  soit  que 
dans  ces  dernières  régions  la  culture  soit  pratiquée  par  des 
noirs  libres  ou  par  des  esclaves;  que,  par  conséquent,  la  pro- 
duction des  Indes  orientales,  dès  que  le  commerce  y  aura  été 
affranchi  et  que  de  sages  principes  d'administration  y  auront 
prévalu,  doit  s'accroître  énormément,  et  que  le  temps  n'est 
pas  éloigné  où  TAngleterre  en  tirera  non-seulement  toutes  les 
denrées  coloniales  nécessaires  à  sa  consommation,  mais  encore 
des  quantités  immenses  à  verser  sur  les  autres  pays.  Ainsi,  en 
diminuant  la  production  des  Indes  occidentales  et  de  l'Améri- 
que du  Sud  où  les  autres  pays  envoient  des  produits  fabriqués, 
l'Angleterre  ne  peut  essuyer  aucune  perle;  elle  sera,  au  con- 
traire, en  bénéfice,  si  la  production  des  denrées  tropicales 
prend  de  gigantesques  proportions  dans  un  marché  dont  ses 
manufactures  ont  l'approvisionnement  exclusif.  Quatrième- 
ment enfin,  on  a  soutenu  que,  par  l'émancipation  des  esclaves, 
l'Angleterre  a  voulu  suspendre  un  glaive  sur  la  tête  des  États 
à  esclaves  de  l'Amérique  du  Nord,  que  les  dangers  augmen- 
tent pour  l'Union  à  mesure  que  cette  émancipation  gagne  du 
terrain  et  éveille  chez  les  nègres  du  pays  le  désir  de  la  même 
liberté. 

A  y  regarder  de  près,  une  expérience  philanthropique  d'un 
résultat  si  incertain  pour  ceux  mêmes  en  faveur  desquels  elle 
a  été  faite,  ne  paraît  rien  moins  qu'avantageuse  pour  les  na- 
tions appelées  à  commercer  avec  l'Amérique  du  Sud  et  avec 
les  Indes  occidentales,  et  ce  n'est  pas  sans  motif  qu'elles 
pourraient  poser  ces  questions  :  Le  passage  subit  de  l'escla- 
vage à  la  liberté  n'est-il  pas  plus  nuisible  aux  nègres  eux- 
mêmes  que  le  maintien  de  leur  condition  actuelle  ?  Une  suite 
de  générations  n'est-elle  pas  nécessaire  pour  former  au  travail 
libre  des  hommes  accoutumés,  pour  ainsi  dire,  au  joug  de  la 
brute?  Ne  vaudrait-il  pas  mieux  opérer  la  transition  de  l'es- 
clavage à  la  liberté  au  moyen  d'un  bon  système  de  servage 
assurant  au  serf  certains  droits  au  sol  qu'il  cultive  et  une  juste 
part  des  fruits  de  son  labeur,  et  laissant  en  même  temps  au 
propriétaire  une  autorité  suffisante  pour  habituer  le  serf  à  Tor- 


LA    POLITIQUE.    CttAPITRE    III.  537 

dre  et  au  travail  ?  Un  tel  régime  ne  serait-il  pas  préférable  à 
la  condition  de  ces  misérables  hordes  de  nègres  libres  comme 
on  les  appelle,  ivrognes,  paresseux,  débauchés,  mendiants, 
condition  en  comparaison  de  laquelle  la  misère  irlandaise, 
sous  sa  forme  la  plus  hideuse,  peut  être  qualifiée  d'aisance  et 
de  civilisation  ? 

Si  l'on  nous  soutenait  que  le  besoin  des  Anglais  d'élever 
tout  ce  qui  vit  sur  cette  terre  au  même  degré  de  liberté  oia  ils 
sont  eux-  mêmes  parvenus  est  si  vif  et  si  irrésistible  qu'ils  sont 
excusables  d'avoir  oublié  que  la  nature  ne  procède  point  par 
sauts  et  par  bonds,  nous  demanderions  si  la  condition  des 
castes  inférieures  de  THindoustan  n'est  pas  beaucoup  plus 
misérable  et  plus  abjecte  que  celle  des  noirs  en  Amérique  ? 
Comment  il  se  fait  que  la  philanthropie  de  l'Angleterre  ne 
s'est  jamais  émue  pour  les  plus  infortunés  de  tous  les  mor- 
tels ?  D'oi^i  vient  que  l'Angleterre  n'a  pris  encore  aucune  me- 
sure en  leur  faveur,  et  qu'elle  ne  s'est  encore  appliquée  qu'à 
exploiter  leur  détresse,  sans  songer  à  intervenir  pour  la  sou- 
lager ? 

La  politique  anglaise  dans  les  Indes  orientales  nous  conduit 
à  la  question  d'Orient.  Si  l'on  retranche  de  la  politique  du 
jour  tout  ce  qui  se  rapporte  aux  débats  territoriaux,  aux  inté- 
rêts dynastiques,  monarchiques,  aristocratiques  et  religieux, 
aux  relations  entre  les  cabinets,  on  ne  peut  méconnaître  que 
les  puissances  continentales  ont  dans  la  question  d'Orient  un 
grand  et  même  intérêt  économique.  Les  gouvernements 
pourront  momentanément  réussir  à  éloigner  cette  question 
sur  l'arrière-plan,  elle  reparaîtra  toujours  plus  grave  sur  le 
premier.  C'est  un  fait,  depuis  longtemps  reconnu  par  les 
hommes  qui  réfléchissent,  qu'un  pays  tel  que  la  Turquie, 
dont  l'existence  religieuse  et  morale,  sociale  et  politique  est 
minée  de  toutes  parts,  ressemble  à  un  cadavre  qui  peut  tenir 
encore  quelque  temps  debout  avec  l'appui  des  vivants,  mais 
qui  n'est  pas  moins  en  décomposition.  Il  en  est  à  peu  près 
des  Perses  comme  des  Turcs,  des  Chinois  comme  des  Hin- 
dous, et  de  même  de  toutes  les  autres  populations  asiatiques. 


538  SYSTÈME   NATIONAL.    LIVRE   IV* 

Partout  où  la  civilisation  putréfiée  de  l'Asie  vient  à  être  tou- 
chée parle  souffle  frais  de  l'Europe,  elle  tombe  en  poussière, 
et  l'Europe  se  verra  tôt  ou  tard  dans  la  nécessité  de  prendre 
l'Asie  entière  sous  sa  tutelle  comme  déjà  l'Angleterre  s'est 
chargée  de  l'Inde.  Dans  tout  ce  pêle-mêle  de  territoires  et  de 
populations,  il  ne  se  trouve  pas  une  seule  nationalité  digne  ou 
capable  de  durée  et  de  régénération.  La  complète  dissolution 
des  nations  asiatiques  paraît  donc  inévitable,  et  une  régéné- 
ration de  l'Asie  ne  semble  î)0ssib]e  qu'au  moyen  d'une  infu- 
sion de  vie  européenne,  par  l'introduction  graduelle  du 
christianisme,  de  nos  mœurs  et  de  notre  culture,  par  l'immi- 
gration européenne,  par  la  tutelle  des  gouvernements  euro- 
péens. 

Quand  nous  réfléchissons  sur  la  marche  que  pourra  prendre 
cette  renaissance,  une  circonstance  nous  frappe  tout  d'abord, 
c'est  que  la  plus  grande  partie  de  l'Orient  est  abondamment 
pourvue  de  richesses  naturelles,  qu'elle  peut  produire  pour 
les  nations  manufacturières  de  l'Europe  des  quantités  consi- 
dérables de  matières  brutes  et  de  denrées  alimentaires,  par- 
ticulièrement de  denrées  de  la  zone  torride,  et  ouvrir  ainsi 
aux  produits  de  leurs  fabriques  un  marché  immense.  C'est  là 
une  indication  de  la  nature,  que  cette  renaissance,  comme  la 
culture  des  peuples  barbares  en  général,  doit  s'opérer  par  la 
voie  du  libre  échange  des  produits  agricoles  contre  les  pro- 
duits manufacturés;  c'est  pourquoi  les  nations  européennes 
devraient  commencer  par  admettre  ce  principe  qu'aucune 
d'entre  elles  ne  doit  obtenir  de  privilège  commercial  dans  une 
partie  quelconque  de  l'Asie,  qu'aucune  ne  doit  être  favorisée 
de  préférence  aux  autres  (1).  Afin  de  développer  ce  com- 
merce, il  conviendrait  d'ériger  les  principales  places  de  l'O- 
rient en  villes  libres,  oii  la  population  européenne  aurait  le 

(1)  Ce  principe  a  reçu  une  consécration  éclatante  par  l'ouverture  du 
Céleste-Empire  au  commerce  de  toutes  les  nations,  soit  que  l'on  doive 
faire  honneur  de  ce  résultat  à  la  libéralité  des  négociateurs  anglais  ou  à  la 
prudence  des  mandarins  chinois,  et  enfin  à  l'une  ou  à  l'antre  en  même 
temps.  (H.  R.) 


LA   POLITIQUE.    —  CHAPITRE    III.  53^ 

droit  de  s'administrer  elle-même  moyennant  une  redevance 
annuelle  aux  gouvernements  du  pays.  A  côté  de  ceux-ci, 
d'après  les  précédents  de  l'Angleterre  dans  Tlnde,  seraient 
placés  des  agents  européens,  dont  les,  gouvernements  indigè- 
nes seraient  tenus  de  suivre  les  conseils  en  ce  qui  touche  la 
sûreté  publique,  Tordre  et  la  civilisation. 

Toutes  les  puissances  du  continent  ont  un  intérêt  commun 
et  puissant  à  ce  que  les  deux  routes  delà  Méditerranée  à  la 
mer  Rouge  et  au  golfe  Persique  ne  deviennent  pas  la  posses- 
sion exclusive  de  l'Angleterre  et  ne  demeurent  pas  inacces- 
sibles entre  les  mains  de  la  barbarie  asiatique.  11  est  évident 
que  la  solution  qui  présente  le  plus  de  garanties  à  l'Europe 
consisterait  à  remettre  à  l'Autriche  la  garde  de  ces  points  im- 
portants. 

Toutes  les  puissances  du  continent,  conjointement  avec 
l'Amérique  du  Nord,  ont  aussi  un  égal  intérêt  à  faire  préva- 
loir la  maxime  :  «  Le  pavillon  couvre  la  marchandise,  »  et 
cette  doctrine  que  les  neutres  ne  doivent  respecter  que  le  blo- 
cus effectif  de  tel  ou  tel  port,  et  non  pas  une  simple  déclara- 
tion de  blocus  contre  tout  un  littoral  (1). 

Enfin  le  droit  d'occupation  des  contrées  incultes  et  inhabi- 
tées paraît  avoir  besoin  d'être  revisé  dans  l'intérêt  des  puis- 
sances continentales.  On  rit  de  nos  jours  de  ce  que  le  Saint- 
Père  a  osé  jadis  donner  en  cadeau  des  îles  et  de  vastes  régions, 
que  dis-je?  partager  d'un  trait  de  plume  le  globe  en  deux  parts 
et  assigner  l'une  à  celui-ci,  l'autre  à  celui-là.  Mais  est-il  beau- 
coup plus  raisonnable  de  reconnaître  un  droit  de  propriété  sur 
touîe  une  contrée  à  celui  qui  le  premier  y  a  planté  quelque 
part  une  perche  ornée  d'une  guenille  de  soie  ?  Que,  pour  des 
îles  de  peu  d'étendue,  on  respecte  le  droit  de  celui  qui  les  a 
découvertes,  la  raison  peut  l'admettre;  mais  quand  il  s'agit 
d'îles  aussi  vastes  qu'un  grand  État  européen,  comme  la  Nou- 
velle-Zélande,  ou  d'un  continent  plus  grand  que  l'Europe, 

(1)  List  semble  avoir  prévu  les  déclarations  échangées  entre  les  princi- 
pales puissances  européennes  à  la  suite  du  traité  qui  a  terminé  en  185G  la 
guerre  d'Orient.  (lï-  ^•) 


540  SYSTÈME    NATIONAL.    —    LIVRE    IV. 

comme  l'Australie,  elle  ne  reconnaît  de  droit  exclusif  qu'à  la 
suite  d'une  occupation  effective  au  moyen  de  la  colonisation 
et  seulement  sur  le  territoire  effectivement  colonisé  ;  et  l'on 
ne  voit  pas  pourquoi  l'on  contesterait  aux  Allemands  et  aux 
Français  le  droit  de  fonder  des  colonies  dans  ces  contrées,  sur 
des  points  éloignés  des  établissements  britanniques. 

Si  nous  considérons  l'importance  des  intérêts  communs  aux 
nations  continentales  vis-à-vis  de  la  première  puissance  mari- 
time, nous  reconnaissons  que  rien  ne  leur  est  plus  nécessaire 
que  l'union,  et  que  rien  ne  leur  serait  plus  funeste  que  la 
guerre.  L'histoire  du  siècle  écoulé  enseigne  d'ailleurs  que 
chaque  guerre  des  puissances  continentales  entre  elles  n'a 
servi  qu'à  développer  l'industrie,  la  richesse,  la  navigation, 
l'empire  colonial  et  la  puissance  de  la  Grande-Bretagne. 

Il  n'est  donc  pas  douteux  que  le  système  continental  de 
Napoléon  avait  pour  base  une  exacte  appréciation  des  besoins 
et  des  intérêts  du  continent  ;  seulement  Napoléon  voulait  réa- 
liser une  idée  juste  par  elle-même,  en  portant  atteinte  à  l'in- 
dépendance et  aux  intérêts  des  autres  puissances  continentales. 
Le  système  de  Napoléon  avait  trois  grands  défauts.  D'abord 
il  voulait  substituera  la  suprématie  maritime  de  l'Angleterre 
la  suprématie  continentale  de  la  France;  au  lieu  d'avoir  en 
vue  le  développement  et  l'égalité  des  autres  puissances  du 
continent,  il  poursuivait  leur  abaissement  ou  leur  dissolution 
au  profit  de  la  France.  Puis  il  fermait  la  France  aux  autres 
puissances  du  continent,  alors  que  celle-ci  prétendait  à  la  libre 
concurrence  sur  leurs  marchés.  Enfin,  ayant  détruit  presque 
entièrement  les  relations  entre  les  pays  manufacturiers  de 
l'Europe  et  les  contrées  de  la  zone  torride,  il  contraignit  de 
remplacer  artificiellement  les  produits  de  cette  zone. 

L'idée  du  système  continental  reparaîtra  toujours,  la  né- 
cessité de  sa  réalisation  s'imposera  d'autant  plus  fortement 
aux  nalions continentales  que  l'Angleierre  grandira  davantage 
en  industrie,  en  richesse  et  en  puissance;  cela  est  déjà  évident 
aujourd'hui  et  cela  le  deviendra  chaque  jour  davantage.  Mais 
il  n'est  pas  moins  certain  qu'une  alliance  continentale  n'aura 


LA    POLITIQUE.    —    CDAPITRE    III.  541 

de  résultats  qu'autant  que  la  France  saura  éviter  les  fautes 
de  Napoléon. 

Il  est  donc  insensé  de  la  part  de  la  France  d'élever  vis-à-vis 
de  l'Allemagne  des  questions  de  frontières  contrains  au  droit 
et  à  la  nature  des  choses,  et  d'obliger  ainsi  d'autres  nations 
du  continent  à  s'attacher  à  l'Angleterre. 

Il  est  insensé  de  sa  part  de  parler  de  la  Méditerranée 
comme  d'un  lac  français,  el  d'aspirer  à  une  influence  exclu- 
sive dans  le  Levant  et  dans  l'Amérique  du  Sud. 

Un  système  continental  efficace  ne  peut  émaner  que  de  la 
libre  association  des  puissances  du  continent,  et  ne  peut  réus- 
sir que  sous  la  condition  d'une  participation  égale  de  toutes 
aux  avantages  qui  doivent  en  résulter.  C'est  ainsi,  et  non  au- 
trement, que  les  puissances  maritimes  du  second  ordre  se 
feront  assez  respecter  de  l'Angleterre  pour  que,  sans  qu'on 
recoure  à  la  force  des  armes,  celle-ci  fasse  droit  à  leurs  légiti- 
mes prétentions.  Ce  n'est  qu'au  moyen  de  cette  alliance  que 
les  nations  manufacturières  du  continent  pourront  conserver 
leurs  relations  avec  les  pays  de  la  zone  torride  et  défendre 
leurs  intérêts  en  Orient  comme  en  Occident. 

Sans  doute  il  pourra  paraître  pénible  à  ces  Anglais  altérés 
de  suprém  itie  de  voir  ainsi  les  nations  du  continent,  par  de 
mutuelles  facilités  commerciales,  développer  leur  industrie 
manufacturière,  fortifier  leur  marine  marchande  et  leur  ma- 
rine militaire,  et  rechercher  partout  dans  la  culture  et  la  co- 
lonisation des  contrées  barbares  et  incultes,  ainsi  que  dans  le 
commerce  avec  la  zone  torride,  la  juste  part  d'avantages  que 
la  nature  leur  a  départie  ;  mais  un  coup  d' œil  jeté  sur  l'avenir 
les  consolera  des  dommages  imaginaires. 

Les  même  causes,  en  effet,  auxquelles  l'Angleterre  doit  son 
élévation  actuelle,  feront  parvenir  l'Amérique,  vraisembla- 
blement dans  le  cours  du  siècle  prochain,  à  un  degré  d'indus- 
trie, de  richesse  et  de  puissance,  qui  la  placera  au-dessus  de 
l'Angleterre  autant  que  l'Angleterre  elle-même  est  aujour- 
d'hui au-dessus  de  la  Hollande.  Par  la  force  des  choses,  les 
Etals-Unis,  d'ici  là,  se  peupleront  de  centaines  de  miflions 


542  SYSTÈME   NATIONAL.    LIVRE    IV. 

d'habitants  ;  ils  étendront  sur  toute  l'Amérique  centrale  et 
méridionale  leur  population,  leur  constitution,  leur  culture 
et  leur  esprit,  comme  récemment  ils  l'ont  fait  à  l'égard  des 
provinces  mexicaines  limitrophes  ;  le  lien  fédératif  unira 
entre  elles  toutes  ces  immenses  contrées  ;  une  population  de 
plusieurs  centaines  de  millions  d'àmes  exploitera  un  continent 
dont  l'étendue  et  les  ressources  naturelles  dépassent  énormé- 
ment celles  de  l'Europe  ;  et  la  puissance  maritime  du  monde 
occidental  surpassera  alors  celle  de  la  Grande-Bretagne  dans 
la  même  proportion  que  son  littoral  et  ses  tleuves  surpassent 
le  littoral  et  les  fleuves  britanniques  en  développement  et  en 
grandeur. 

Ainsi,  dans  un  avenir  qui  n'est  pas  extrêmement  éloigné, 
la  même  nécessité  qui  prescrit  aujourd'hui  aux  Français  et 
aux  Allemands  de  fonder  une  alliance  continentale  contre  la 
suprématie  britannique,  commandera  aux  Anglais  d'organi- 
ser une  coalition  européenne  contre  la  suprématie  de  l'Amé- 
rique. Alors  la  Grande-Bretagne  cherchera  et  trouvera  dans 
l'hégémonie  des  puissances  européennes  associées  sa  sûreté  et 
sa  force  vis-à-vis  de  la  prépondérance  de  l'Amérique,  et  un 
dédommagement  de  la  suprématie  qu'elle  aura  perdue. 

L'Angleterre  fera  donc  sagement  de  s'exercer  de  bonne 
heure  à  la  résignation,  de  se  concilier  par  des  concessions 
opportunes  l'amitié  des  puissances  européennes,  et  de  s'ac- 
coutumer dès  aujourd'hui  à  l'idée  d'être  la  première  parmi 
des  égales  (1). 

(1)  Dans  un  écrit  compose  peu  de  temps  avant  sa  mort,  List  a  émis  des 
idée>;  bien  différentes  de  celles  que  développe  ce  chapitre.  Renonçant  au 
projet  d'une  alliance  continentale,  il  se  fait  le  promoteur  d'une  alliance  entre 
l'Allemagne  et  l'Angleterre.  Au  moment  de  sa  publication  dans  la  Gazette 
d'Augsbourg  en  1847,  j'ai  essayé  d'apprécier  ce  curieux  opuscule  dans  les 
termes  suivants  : 

«  List  lui-même  nous  apprend  dans  un  court  avant-propos  comment  il  a 
été  amené  à  com[)oser  cet  écrit.  C'est,  dit-il,  le  résumé,  la  quintessence  de 
ses  éludes  depuis  la  publication  de  son  Système  national,  c'est-à-dire  durant 
un  espace  de  six  années.  Déjà,  depuis  un  an,  il  s'occupait  de  réunir  ses 
idées,  et  il  avait  l'intention  de  publier  ce  nouveau  travail  comme  une  suite 
de  son  précédent  ouvrage,  en  recourant  d'abord  à  la  publicité  de  la  Gazette 


LA   POLITIQUE.    CHAPITRE    IV.  543 

/vrvA/^*^A'^/^A/vAA/v/^y^A/^/^/^/^/^/\AA/^/^/^/^/^/^/^/\A/\/^/\/^/^/^/^/^/\/^y\A/^/^/\/^/^y^/^^ 

CHAPITRE  IV. 

LA  POLITIQUE   COMMERCIALE   DE  LA  NATION  ALLEMANDE. 

Si  un  pays  est  destiné  à  l'industrie  manufacturière/  c'est  à 
coup  sûr  l'Allemagne.  Le  haut  rang  qu'elle  occupe  dans  les 
sciences,  dans  les  beaux-arts  et  dans  la  littérature,  de  même 
que  sous  le  rapport  de  l'enseignement,  de  Tadministration 

d'Augsbourg,  lorsqu'il  fit  réflexion  qu'au  lieu  d'appeler  ainsi  sur  certains 
points  l'allenlion  des  ennemis  de  l'Ang^leierre  et  de  l'Allemagne,  il  serait 
plus  convenable  et  plus  pairiotique  de  soumettre  ses  vues  aux  hommes 
d'Etat  les  plus  éminents  des  deux  pays.  C'est  ainsi  qu'il  conçut  le  projet 
d'un  voyage  à  Londres,  et  que,  encouragé  par  de  puissants  personnages, 
mais  sans  autre  mission  que  celle  qu'il  s'était  donnée  à  lui-même,  il  partit 
en  qualité  d'ambassadeur  de  l'Allemand  Michel  auprès  de  l'Anglais  John 
Bull. 

«  La  négociation  échoua  complètement,  et  il  faut  avouer  que  List  l'avait 
entreprise  dans  un  moment  des  plus  inopportuns.  C'était  au  lendemain  de 
la  grande  victoire  de  la  Ligue  et  de  l'adoption  du  bill  des  céréales,  lorsque 
le  règne  du  libre  échange  avait  été  établi  en  Angleterre,  et  qu'on  s'y  flattait 
de  l'étendre  au  reste  du  monde  par  l'aulorilé  de  l'exemple.  Venir  dans  un 
pareil  moment  proposer  une  alliance  à  l'Angleterre,  en  lui  demandant  pour 
condition  de  celle  alliance  de  ne  pas  mettre  obstacle  à  l'affermissement  du 
système  protecteur  en  Allemagne,  était  une  démarche  hardie,  paradoxale  et 
d'un  succès  impossible.  Les  réponses  de  sir  Robert  Peel  et  de  lord  Palmers- 
ton  à  l'auteur  du  Mémoire  ont  été  publiées  dans  les  feuilles  allemandes.  Sir 
Robert  Peel  sympathise  de  tout  son  cœur  à  l'idée  d'une  étroite  alliance  entre 
l'Allemagne  et  l'Angleterre,  mais  il  ne  partage  pas  les  idées  de  List  sur  les 
moyens  de  la  réaliser.  L'économiste  allemand  se  trompe,  dit-il,  en  pensant 
que,  parle  consentement  qu'elle  donnerait  à  l'établissement  ou  au  maintien 
de  droits  élevés  sur  quelques-uns  de  ses  produits,  l'Angleterre  se  concilierait 
l'affection  de  l'Allemagne  et  jetterait  les  bases  d'une  amitié  durable  entre 
les  deux  contrées.  Suivant  lui,  le  but  ne  saurait  être  mieux  atteint  que  par 
la  suppression  des  obstacles  à  l'échange  des  produits  respectifs;  l'opinion 
publique  allemande  ne  lui  paraît  pas  aussi  prononcée  que  le  soutient  le  doc- 
teur List  en  faveur  du  système  protecteur  ;  si  elle  est  telle,  en  effet,  le  devoir 
des  hommes  d'État  et  des  écrivains  de  l'Allemagne  est  de  combattre  des 
idées  tout  à  fait  erronées,  des  idées  préjudiciables  à  l'Allemagne  aussi  bien 
qu'à  l'Angleterre  et   de  nature  à  empêcher  une  intimité  si  désirable  entre 


544  SYSTÈME   NATIONAL.    —   LIVRE    IV. 

publique  et  des  institutions  d'utilité  générale  ;  son  sens  moral 
et  religieux,  son  amour  du  travail  et  de  réconomie  ;  sa  persé- 
vérance opiniâtre  en  même  temps  que  son  esprit  inventif,  sa 
population  considérable  et  robuste,  l'étendue  et  la  nature  de 

deux  puissantes  nations  dont  les  intérêts  politiques  se  confondent,  pour  ainsi 
dire.  Ce  langage  de  sir  Robert  Peel  était  de  tout  point  conforme  aux  tradi- 
tions de  la  politique  commerciale  angolaise,  et  l'on  ne  pouvait  en  attendre  un 
autre  de  celui  qui  venait  de  s'illustrer  en  consommant  la  grande  réforme 
douanière  de  I846.  La  lettre  de  lord  Palmerston  est  écrite  dans  le  même 
esprit,  avec  cette  diflférence  qu'au  lieu  d'être  convenable  et  polie,  elle  est 
dogmatique  et  pédantesque. 

«  List  n'avait  pourtant  pas  été  avare  de  politesses  envers  l'Angleterre; 
il  lui  prodiguait,  au  contraire,  les  éloges  les  plus  vifs,  et  il  ne  la  priait  de 
permettre  à  l'Allemagne  de  devenir  riche  et  puissante  que  pourservir  un 
jour  d'instrument  à  la  grandeur  britannique.  On  s'étonne,  au  premier 
abord,  en  lisant  le  Mémoire,  de  ce  changement  soudain  de  langage;  on  se 
demande  si  c'est  bien  là  le  môme  homme,  si  c'est  bien  là  le  patriote  ardent 
qui  ne  cessait  d'exciter  ses  concitoyens  à  secouer  le  joug  des  Anglais,  à  les 
expulser  du  littoral  de  la  mer  du  Nord,  sans  épargner  au  besoin  l'inveclive 
à  ces  orgueilleux  dominateurs.  Si  l'on  regarde  de  plus  près,  c'est  toujours 
en  effet  le  même  homme,  invariablement  appliqué  à  la  poursuite  du  même 
but,  l'émancipation  de  son  pays;  il  a  seulement  changé  de  moyens.  Au  mi- 
lieu d'une  lutte  persévérante  dont  les  résultais  effectifs  avalent  été  jusque- 
là  des  plus  minces,  List  s'était  figuré  qu'il  pourrait  obtenir  du  bon  sens  et 
de  l'intérêt  bien  entendu  de  ses  adversaires  ce  qu'il  n'avait  pu  leur  arracher 
en  les  combattant.  C'était  la  plus  étrange  des  illusions;  on  ne  doit  jamaisson 
émancipation  qu'à  soi-même,  et  les  influences  prépondérantes  ne  se  retirent 
point  volontairement,  elles  ne  cèdent  que  devant  une  force  supérieure.  Le 
Zollverein  ne  se  complétera  que  par  ses  seuls  efforts,  et  l'Allemagne  ne  de- 
viendra indépendante  et  riche  qu'à  la  condition  de  surmonter  tous  les  obsta- 
cles qui  lui  seront  opposés;  ce  développement  pénible  et  disputé,  c'est  la 
loi  de  tous  les  peuples  et  de  tous  les  temps.  Peut-êlre,  sous  l'empire  de  la 
préoccupation  du  moment,  celle  d'écarter  l'opposition  des  intérêts  britanni- 
ques, List  a-t-il  fait  bon  marché  de  l'avenir  de  son  pays  en  lui  assignant 
pour  destinée  d'aider  l'Angleterre  à  triompher  de  ses  rivales  et  à  étendre  sur 
le  monde,  des  parages  de  la  Manche  aux  mers  de  la  Chine  et  de  la  Malai- 
sie,  sans  solution  de  continuité,  le  réseau  d'une  domination  gigantesque. 
Est-ce  donc  pour  ce  rôle  secondaire,  pour  cette  mission  subalterne  qu'il  a 
si  éloquemmenl  et  si  constamment  convié  l'Allemagne  à  l'unité?  Quelque 
puissantes  que  soient  les  affinités  de  race,  elles  ne  suffisent  pas  cependant 
pour  cimenter  des  alliances  entre  les  peuples;  si  la  communauté  d'origine 
n'empêche  pas  la  rivalité  des  Éiats-Uiiis  avec  l'Angleterre,  on  ne  voit  pas 
pourquoi,  ainsi  que  List  le  suppose,  elle  deviendrait  entre  l'Angleterre  et 
l'Allemagne,  l'Allemagne  devenue  une  et  puissante,  un  principe  d'intimité, 
d'une  intimité  qui  subordonnerait  l'un  des  deux  pays  à  l'autre. 

«  Cette  alliance  avec  l'Angleterre  avait  pour  but  de  mettre  l'Allemagne  à 


LA   POLITIQUE.    CHAPITRE   IV.  545 

son  territoire,  le  développement  de  son  agriculture,  ses  res- 
sources naturelles,  sociales  et  intellectuelles,  tout  lui  donne 
cette  vocation. 

Si  un  pays  est  fondé  à  attendre  d'un  système  protecteur 
approprié  à  sa  situation  des  résultats  avantageux  pour  le  dé- 
veloppement de  ses  fabriques,  pour  l'accroissement  de  son 
commerce  extérieur  et  de  sa  navigation  marchande,  pour 
l'amélioration  de  ses  voies  de  communication,  pour  la  prospé- 
rité de  son  agriculture,  de  même  que  pour  l'affermissement 
de  son  indépendance  et  pour  l'augmentation  de  son  influence 
au  dehors,  c'est  encore  l'Allemagne. 

Nous  ne  craignons  pas  d'affirmer  que  du  perfectionnement 
du  système  protecteur  dépendent  l'existence,  l'indépendance 
et  l'avenir  de  la  nationaUté  allemande.  L'esprit  national  ne 


l'abri  de  l'ambition  des  deux  grandes  nations  militaires  entre  lesquelles  elle 
est  située.  Ici.  nous  devons  le  dire,  List  s'est  trompé  à  l'égard  de  la  France, 
et  il  a  été  profondément  injuste  envers  elle.  Si  la  Russie  pèse  sur  Ja  frontière 
orientale  de  l'Allemagne,  comme  l'Angleterre  sur  son  littoral  du  Nord,  la 
France  aujourd'hui  ne  menace  nullement  sa  frontière  occidentale.  Que  Lisl 
refuse  à  la  nation  française  certaines  facultés  qu'elle  n'a  pas  déployées  jus- 
qu'ici avec  éclat,  mais  que,  sous  le  régime  de  la  liberlé  constitutionnelle, 
elle  ne  peut  manquer  d'acquérir,  nous  ne  lui  en  ferons  pas  un  sujet  de  re- 
proche; mais  il  est  inexcusable  à  nos  yeux  devoir  dans  les  Français  d'à 
présent  un  peuple  altéré  de  gloire  militaire,  dans  leurs  institutions  un  mé- 
canisme pour  la  guerre,  dans  les  combats  qu'ils  livrent  aux  Arabes  dAfrique 
une  préparation  à  la  conquête  du  continent  européen.  Ces  jugements  erro- 
nés, qut^  nous  regrettons  vivement  de  la  part  d'un  écrivain  dont  l'autorité  est 
grande  au  delà  du  Rhin,  ne  peuvent  s'expliquer  que  par  des  impressions  de 
jeunesse  que  les  démonstrations  belliqueuses  de  !840  auront  rafraîchies.  Nul 
ne  songe  en  France  à  recommencer  l'épopée  de  l'empire  ;  toutes  les  pensées 
y  sont  tourni'es  vers  le  développement  des  libsrtés  publiques  et  du  bien-être 
général;  une  guerre  sur  le  Rhin  y  est  considérée  comme  une  guerre  impie, 
et  l'un  des  mérites  que  l'on  y  trouve  à  la  possession  de  l'Algérie,  c'est  d'être 
une  des  garanties  de  la  paix  en  Europe,  en  ouvrant  un  meilleur  champ  de 
gloire  et  d'activité  militaires.  La  France  n'a  plus  de  motifs  de  convoiter  la 
limite  du  Rhin,  du  moment  qu'elle  est  assurée  des  dispositions  pacifiques  et 
amicales  de  l'Allemagne;  et  comme  elle-même  n'éprouve  que  de  la  sympa- 
thie pour  le  développement  des  libertés  allemandes,  comme  elle  est  pleine 
de  respect  pour  l'indépendance  de  sa  voisine  et  que  les  progrés  de  celle-c 
ne  lui  font  point  ombrage,  elle  est  en  droit  de  compter  sur  de  semblables 
dispositions.  »  (H.  R.) 

35 


546  SYSTÈME  NATIONAL.    —   LIVRE    IV. 

peut  prendre  racine,  ne  peut  donner  de  belles  fleurs  et  des 
fruits  abondants  que  sur  le  terrain  de  l'aisance  générale.  De 
Tunité  des  intérêts  matériels,  seulement,  peut  sortir  l'unité 
morale,  et  de  l'une  et  de  l'autre  réunies,  la  force  de  la  nation. 
Que  peuvent  signifier  nos  efforts,  à  tous  tant  que  nous  sommes, 
gouvernants  ou  gouvernés,  nobles  ou  bourgeois,  savants  ou 
métrés,  soldats  ou  hommes  du  civil,  manufacturiers,  agricul- 
teurs ou  négociants,  si  nous  n'avons  pas  de  nationalité,  si  nous 
manquons  de  garantie  pour  la  durée  de  notre  nationalité? 

Or,  le  système  protecteur  allemand  n'aura  rempli  que  très- 
imparfaitement  sa  mission,  tant  que  l'Allemagne  ne  produira 
pas  elle-même  le  fil  mécanique  de  coton  et  de  lin  qu'elle  em- 
ploie, tant  qu'elle  ne  tirera  pas  directement  de  la  zone  torride, 
en  les  soldant  avec  les  produits  de  ses  fabriques,  les  denrées 
tropicales  qu'elle  consomme,  tant  qu'elle  ne  fera  pas  ces 
opérations  au  moyen  de  ses  bâtiments,  qu'elle  ne  saura  pas 
faire  respecter  son  pavillon,  qu'elle  ne  possédera  pas  un  sys- 
tème complet  de  communications  par  fleuves,  par  canaux  et 
par  chemins  de  fer,  que  son  association  de  douanes  ne  s'éten- 
dra pas  à  tout  son  littoral,  ainsi  qu'à  la  Hollande  et  à  la  Bel- 
gique. Nous  avons  traité  ces  objets  avec  détail  dans  diverses 
parties  de  cet  ouvrage,  et  nous  n'avons  par  conséquent  ici 
qu'à  nous  résumer. 

Quand  nous  imporlons  du  coton  en  laine  de  l'Egypte,  du 
Brésil  ou  des  États-Unis,  nous  le  payons  avec  les  produits  de 
nos  manufactures;  quand  nous  importons  du  coton  filé 
d'Angleterre,  nous  donnons  en  échange  des  matières  brutes, 
ou  des  d'enrées  alimentaires  que  nous  pourrions,  avec  plus 
de  profit,  mettre  en  œuvre  ou  consommer  nous-mêmes,  ou 
de  l'argent  comptant  qui  nous  vient  d'ailleurs  et  qui  pourrait 
nous  servir  à  acheter  a  l'étranger  des  matières  premières  pour 
notre  industrie  ou  des  denrées  coloniales  pour  notre  con- 
sommation. 

De  même  le  développement  de  la  filature  du  lin  à  la  méca- 
nique nous  fournit  les  moyens  non-seulement  d'augmenter 
notre  consommation  en  toiles  et  de  perfectionner  notre  agri- 


LA    POLITIQUE.    CHAPITRE    IV.  547 

cultiire,  mais  encore  d'étendre  immensément  nos  relations 
avec  les  pays  de  la  zone  torride. 

Pour  la  tllature  du  coton  et  pour  celle  du  lin,  comme  pour 
la  fabrication  de  la  laine,  nous  sommes,  avec  nos  chutes 
d'eau  inemployées,  avec  le  bas  brix  de  nos  denrées  alimen- 
taires et  de  notre  main-d'œuvre,  aussi  bien  partagés  que  tout 
autre  pays.  Il  ne  nous  manque  autre  chose  que  des  garanties 
à  nos  capitalistes  contre  la  perte  de  leurs  fonds,  à  nos  indus- 
triels contre  la  misère.  Un  droit  modéré,  qui,  dans  le  cours 
des  cinq  prochaines  années,  s'élèverait  à  environ  25  pour  cent, 
resterait  pendant  quelques  années  à  ce  taux,  et  descendrait 
ensuite  à  15  ou  20  pour  cent,  suffirait  pour  donner  ces  ga- 
ranties. Tout  ce  que  les  partisans  de  la  théorie  des  valeurs 
peuvent  alléguer  contre  une  telle  mesure,  a  été  réfuté  par 
nous.  On  peut  faire  valoir  encore  en  sa  faveur  cette  considé- 
ration, que  de  grandes  industries  comme  ceîles-îà  offrent  le 
moyen  de  fonder  sur  une  vaste  échelle  la  construction  des 
machines  et  de  former  une  classe  d'hommes  instruits  et 
exercés  dans  les  arts  industriels. 

En  ce  qui  touche  l'achat  des  denrées  tropicales,  l'Allema- 
gne, de  même  que  la  France  et  l'Angleterre,  doit  adopter 
pour  principe  de  donner  la  préférence  aux  pays  de  la  zone 
torride  qui  nous  prennent  nos  articles  manufacturés  ;  en  un 
moi  nous  devons  acheter  à  ceux  qui  nous  achètent.  C'est  le  cas 
dans  nos  relations  avec  les  Indes  occidentales  et  avec  les  deux 
Amériques. 

Mais  il  en  est  autrement  de  la  Hollande  qui  nous  fournit 
des  quantités  énormes  de  ses  produits  coloniaux,  et  ne  nous 
prend  en  échange  que  de  faibles  quantités  d'articles  de  nos 
manufactures. 

La  Hollande,  cependant,  trouve  en  Allemagne  le  débouché 
de  la  plus  grande  partie  de  ses  denrées  coloniales  ;  car  l'An- 
gleterre et  la  France,  étant  principalement  approvisionnées 
par  leurs  colonies  et  par  les  pays  placés  dans  leur  dépendance, 
colonies  et  pays  dont  leurs  manufactures  ont  l'approvisionne- 


548  SYSTÈME   NATIONAL.    —    LIVRE    IV. 

ment  exclusif,  ne  peuvent  offrir  qu'un  très-étroit  accès  à  ces 
denrées  néerlandaises. 

La  Hollande  ne  possède  point  une  grande  industrie  manu- 
facturière, mais  elle  a  une  production  coloniale  qui  a  grandi 
immensément  dans  les  dernières  années  et  qui  grandira  en- 
core immensément.  Or,  elle  se  conduit  mal  envers  TAllema- 
gne,  elle  méconnaît  son  véritable  intérêt,  lorsque,  trouvant 
en  Allemagne  le  débouché  de  la  majeure  partie  de  ses  pro- 
duits coloniaux,  elle  s'approvisionne  de  produits  fabriqués 
là  où  il  lui  plaît.  C'est  de  sa  part  une  politique  à  courte  vue, 
dont  les  avantages  ne  sont  qu'apparents  ;  car,  si  la  Hollande 
donnait  la  préférence  aux  produits  des  fabriques  allemandes 
chez  elle  et  dans  ses  colonies,  la  demande  de  l'Allemagne  en 
denrées  coloniales  néerlandaises  croîtrait  dans  la  même 
proportion  qu'augmenterait  la  vente  des  produits  fabriqués 
de  l'Allemagne  à  la  Hollande  et  à  ses  colonies.  Ces  relations 
d'échange  sont  troublées  par  le  fait  de  la  Hollande,  lorsqu'elle 
vend  ses  denrées  coloniales  à  l'Allemagne,  et  s'approvisionne 
de  produits  fabriqués  en  Angleterre,  tandis  que  l'Angleterre, 
quelque  débouché  qu'elle  trouve  en  Hollande  pour  ses  objets 
manufacturés,  tire  toujours  de  ses  colonies  et  des  contrées 
qui  lui  sont  soumises  la  majeure  partie  des  denrées  tropica- 
les dont  elle  a  besoin. 

L'intérêt  de  l'Allemagne,  par  conséquent,  exige  qu'elle 
obtienne  en  faveur  de  ses  produits  manufacturés  un  droit  dif- 
férentiel qui  lui  assure  l'approvisionnement  exclusif  de  la 
Hollande  et  de  ses  colonies,  ou,  en  cas  de  refus,  qu'elle  éta- 
blisse elle-même  un  droit  différentiel  à  l'importation  en  fa- 
veur des  provenances  de  l'Amérique  du  Centre  et  du  Sud 
ainsi  que  des  marchés  libres  des  Indes  occidentales  (1). 

(1)  Cette  question  des  droits  différentiels  à  établir  pour  développer  les 
relations  directes  entre  l'Allemagne  et  les  pays  transatlantiques  et  pour  im- 
primer à  la  navigation  nationale  un  nouvel  essor,  a  été  au  delà  du  Rhin,  il 
y  a  quelques  années,  l'objet  de  la  controverse  la  plus  vive.  On  se  ferait  diffi- 
cilement idée  de  la  masse  d'écrits  qu'elle  a  provoqués,  sans  cependant  être 
jamais  résolue.  Je  citerai  comme  les  plus  remarquables  ceux  de  MM.  d'Ar- 
nim,  de  Roenne  et  Duckwitz.  M.  le  baron  d'Arnim,  qui  a  laissé  les  meil- 


LA   POLITIQUE.    CHAPITRE    IV.  549 

Cette  dernière  mesure  serait  le  moyen  le  plus  efficace  de 
provoquer  l'accession  de  la  Hollande  à  l'Association  alle- 
mande. 

Dans  l'état  actuel  des  choses,  l'Allemagne  n'a  aucun  mo- 
tif de  sacrifier  ses  fabriques  de  sucre  de  betterave  au  com- 
merce avec  la  Hollande.  Car  ce  n'est  que  dans  le  cas  où 
l'Allemagne  pourrait  payer  avec  le  produit  de  ses  manufac- 
tures les  denrées  de  luxe  qui  lui  sont  nécessaires,  qu'il  lui  sera 
plus  avantageux  de  se  les  procurer  par  voie  d'échange  avec 


leurs  souvenirs  comme  ministre  de  Prusse  à  Paris,  el  qui,  après  la  révolution 
de  Février,  a  dirigé  durant  quelques  mois  les  affaires  extérieures  de  son 
pays,  proposait  que  le  Iraiie  de  commerce  et  de  naviij;ation,  conclu  en  J844 
entre  le  Zollverein  el  la  Belgique  et  dont  il  avait  été  le  négociateur,  servît 
de  point  de  départ  pour  la  conclusion  d'aulrcs  traités  avec  les  divers  États 
des  deux  Amériques.  M.  de  Roenne,  qui  présidait  alors  avec  distinction  le 
Handelsnmt,  ou  déparlemenl  du  commerce  de  Prusse,  depuis  nommé  mi- 
nistre à  Washington,  préférait  une  simple  résolution  des  gouvernements  du 
Zollverein,  d'accord  avec,  ceux  du  littoral  de  la  mer  du  Nord,  par  laquelle 
les  importaiions  directes  d'outre-mer  auraient  joui  d'un  dégrèvement  de 
20  p.  o/".  M.  Duckwiiz,  de  Brème,  qui  a  été  depuis  le  ministre  intelligent  et 
laborieux  de  l'éphémère  empire  allemand  de  Francfort-sur-le  Mein,  de- 
mandait des  arrangements  entre  le  Zollverein  et  les  Etats  dissidents  du 
Nord,  à  l'effet  d'adopter  un  système  commun  de  navigation  et  une  surtaxe 
sur  les  produits  transatlantiques  importés  sous  pavillons  non  assimilés.  En 

1847,  des  profiosilions  analogues  à  ces  dernières,  soumises  par  le  cabinet  de 
Berlin  à  ces  Eials,  y  avaient  été  accueillies  avec,  quelque  faveur;  mais  Ham- 
bourg, dont  le  sénat  publia  un  mémoire  qui  fil  une  certaine  sensation,  les 
avait  énergiquement  repoussées.  Elles  n'avaient  pas,  on  doit  le  dire,  la  ma- 
jorité des  suffrages  dans  les  ports  prussiens  de  la  Baltique,  dont  les  opéra- 
tions maritimes  dépassent  rarement  les  limites  de  la  mer  du  Nord;  elles 
étaient  surtout  soutenues  parles  industriels  de  l'intérieur,  qui  espéraient  de 
nouveaux   débouchés   pour   leurs  produits.   A  la    suite    des  événements  de 

1848,  la  question  a  été  agitée  de  nouveau;  les  droits  différentiels  de  naviga- 
tion, au  parlement  de  Francfort,  étaient  envisagés  par  leurs  partisans  sous 
deux  points  de  vue  divers  ;  les  uns  y  voyaient  un  moyen  de  protection  pour 
la  mar  ne  marchande  de  l'Allemagne;  les  autres,  et  telle  était  l'opinion  du 
ministère  de  l'empire,  n'y  cherchaient  qu'un  moyen  d'obtenir  pour  elle  des 
conditions  favorables  de  la  part  des  puissances  étrangères.  L'acte  de  naviga- 
tion britannique  de  1S49,  el  après  lui  la  réforme  des  lois  de  navigation  dans 
les  Pays-Bas,  on!  créé  une  situation  nouvelle  ;  aujourd'hui,  si  les  États  mari- 
times de  l'Allemagne  songeaient  à  arrêter  de  concert  un  acte  de  navigation, 
ils  ne  sauraient  guère  s'écarter  des  bases  qu'a  adoptées  l'Angleterre. 

(H.  R.) 


550  SYSTÈME    NATIONAL.    LIVRE    IV. 

les  contrées  de  la   zone  torride  qu'en  les  produisant  elle- 
même. 

Aujourd'hui,  par  conséquent,  l'Allemagne  devrait  se  pré- 
occuper avant  tout  d'étendre  son  commerce  avec  les  Amé- 
riques et  avec  les  marchés  libres  des  Indes  occidentales.  Dans 
ce  but,  outre  les  moyens  déjà  indiqués,  les  mesures  suivantes 
se  recommandent  à  elle:  l'établissement  d'une  navigation 
régulière  à  la  vapeur  entre  les  villes  maritimes  allemandes 
et  les  principaux  ports  de  ces  contrées,  encouragement  de  l'é- 
migration vers  elles,  consolidation  des  relations  amicales 
entre  elles  et  le  Zollverein,  développement  de  leur  civilisation. 

L'expérience  des  derniers  temps  a  surabondamment  ensei- 
gné quel  essor  immense  la  navigation  régulière  à  la  vapeur 
imprime  au  grand  commerce.  La  France  et  la  Belgique  mar- 
chent déjà  sous  ce  rapport  sur  les  traces  de  l'Angleterre, 
sachant  bien  que  tout  pays  qui  reste  en  arrière  pour  ces  com- 
munications perfectionnées  rétrogradera  nécessairement  dans 
son  commerce  extérieur.  Déjà  les  places  maritimes  de  l'Alle- 
magne le  comprennent;  déjà  une  compagnie  par  actionsqui 
s'est  formée  à  Brème  est  à  la  veille  de  construire  deux  ou 
trois  bateaux  à  vapeur  destinés  au  commerce  avec  l'Améri- 
que du  Nord.  Mais  ce  n'est  pas  suffisant.  Les  intérêts  com- 
merciaux de  l'Allemagne  exigent  des  relations  régulières  par 
bâtiments  à  vapeur,  non-seulement  avec  l'Amérique  du  Nord 
et  en  particulier  avec  New-York,  Boston,  Charlestown  et  la 
Nouvelle-Orléans,  mais  encore  avec  Cuba,  Saint-Domingue, 
rAméri(jue  du  Centre  et  du  Sud.  Pour  ces  diverses  commu- 
nications, l'Allemagne  ne  devrait  le  céder  à  aucun  autre  pays. 
On  ne  peut  méconnaître  à  la  vérité  que  les  moyens  nécessai- 
res à  cet  effet  dépassent  les  ressources  des  places  maritimes 
allemandes,  et  nous  inclinons  à  croire  que  l'exécution  de  pa- 
reils plans  n'est  possible  qu'au  moyen  de  larges  subventions 
de  la  part  des  Etats  du  Zollverein.  La  perspective  d'une  telle 
subvention,  ainsi  que  de  droits  différentiels  en  faveur  de  la 
navigation  allemande,  devrait  être  pour  ces  places  un  motif 
puissant  d'accession  au  Zollverein.  Si  l'on  considère  le  déve- 


LA    POLITIQUE.    CHAPITRE   IV.  551 

loppement  que  recevraient  ainsi  l'exportation  des  produits 
manufacturés  et  l'importation  des  denrées  tropicales,  par 
suite  les  recettes  douanières  des  Etats  associés,  on  ne  peut 
manquer  de  reconnaître  qu'une  dépense  considérable  dans  ce 
but  serait  un  placement  avantageux  dont  il  y  aurait  lieu  d'at- 
tendre de  gros  intérêts. 

La  facilité  des  communications  avec  ces  contrées  y  encou- 
ragerait puissamment  l'émigration  des  Allemands,  base  excel- 
lente d'une  extension  ultérieure  de  nos  relations  avec  elles.  A 
cet  efTet  les  Etats  associés  devraient  instituer  partout  des  con- 
suls et  des  agents,  faciliter  par  leur  entremise  les  établisse- 
ments et  les  entreprises  des  Allemands,  et,  en  général,  aider 
ces  pays,  par  tous  les  moyens,  à  consolider  leurs  institutions 
politiques  et  à  perfectionner  leur  état  social. 

Nous  sommes  très-loin  de  partager  l'opinion  que  les  con- 
trées de  l'Amérique,  situées  sous  la  zone  torride,  olîrent  moins 
d'avantages  à  la  colonisation  allemande  que  le  climat  tempéré 
de  l'Amérique  du  Nord.  Bien  que  prévenus,  nous  l'avouons, 
en  faveur  de  ce  dernier  pays,  et  sans  pouvoir  ni  vouloir  con- 
tester que  Touest  des  Etats-Unis  offre  à  un  émigrant  allemand 
isolé,  possesseur  d'un  certain  capital,  les  meilleures  chances 
de  se  créer  un  avenir,  nous  ne  devons  pas  moins  déclarer  ici 
que,  du  point  de  vue  national,  l'émigration  dans  l'Amérique 
centrale  et  méridionale,  bien  conduite  et  opérée  sur  une  grande 
échelle,  promet  à  l'Allemagne  des  avantages  beaucoup  plus 
grands.  Que  sert  à  la  nalion  allemande  la  fortune  de  ses 
émigrants  aux  Etats-Unis,  si  eux-mêmes  sont  à  jamais  perdus 
pour  elle,  et  si  elle  ne  peut  attendre  de  leur  travail  que  d'in- 
signifiants résultats?  C'est  se  faire  illusion  que  de  croire  que 
la  langue  allemande  se  conservera  chez  les  Allemands  établis 
dans  1  Union  américaine,  ou  qu'avec  le  temps  il  s'y  formera 
des  Etats  tout  à  fait  allemands.  Nous  avons  autrefois  partagé 
cette  erreur,  mais,  après  dix  années  d'observation  sur  les 
lieux  miêmes,  nous  en  sommes  revenus.  L'assimilation,  tant 
sous  le  rapport  de  la  langue  et  de  la  littérature  que  sous  celui  de 
l'administration  et  des  lois,  est  dans  le  génie  de  toute  natioiia- 


552  SYSTÈME   NATIONAL.    —    LIVRE    IV. 

lité,  et  il  est  bon  qu'il  en  soit  ainsi;  elle  caractérise  particuliè- 
rement r Amérique  du  Nord.  Quel  que  soit  le  nombre  des 
Allemands  qui  habitent  présentement  les  Etats-Unis,  il  n'y  en 
a  pas  un  seul  dont  les  arrière  petits-fils  ne  doivent  préférer 
l'anglaisa  Tallemand,  et  cela  par  un  motif  très-simple,  c'est 
que  l'anglais  est  aux  Etats-Unis  l'idiome  des  hommes  ins- 
truits, la  langue  des  lettres,  des  lois,  de  l'administration,  des 
tribunaux,  celle  du  commerce  et  des  relations  sociales.  Il  en 
sera  nécessairement  des  Allemands  aux  Etals-Unis  comme  il 
en  a  été  des  huguenots  en  Allemagne  et  des  Français  à  la 
Louisiane  ;  ils  se  fondront  par  la  force  des  choses  dans  la  po- 
pulation dominante,  les  uns  un  peu  plus  tôt,  les  autres  un  peu 
plus  tard,  suivant  qu'ils  auront  vécu  entre  eux  dans  une  union 
plus  ou  moins  étroite. 

On  doit  encore  moins  compter  sur  des  relations  actives 
entre  l'Allemagne  et  ceux  de  ses  enfants  qui  sont  établis 
dans  l'ouest  des  Etats-Unis.  Le  premier  colon  est  toujours 
obligé  de  fabriquer  lui  même  la  plus  grande  partie  de  ses  vê- 
tements et  de  ses  meubles,  et  les  habitudes  qu'engendre  ainsi 
la  nécessité  se  transmettent  généralement  jusju'cà  la  seconde 
et  à  la  troisième  génération.  Joignez  à  cela  que  l'Amérique 
du  Nord  s'adonne  avec  énergie  à  l'industrie  manufacturière, 
et  qu'elle  tend  de  plus  en  plus  à  se  suffire  à  cet  égard. 
]\  Ce  n'est  pas  à  dire,  du  reste,  que  le  marché  américain  n'ait 
pas  pour  les  manufactures  de  l'Allemagne  une  grande  impor- 
tance. 

Bien  au  contraire;  à  notre  avis,  c'est  un  des  plus  consi- 
dérables qui  existent  pour  divers  objets  de  luxe  et  pour  des 
articles  d'un  transport  facile,  dans  lesquels  la  main-d'œuvre 
est  le  principal  élément  du  prix  ;  en  ce  qui  touche  ces  mar- 
chandises, son  importance  pour  l'Allemagne  s'accroîtra 
d'année  en  année.  Ce  que  nous  prétendons,  c'est  que  les  Alle- 
mands qui  vont  s'établir  dans  l'ouest  de  l'Amérique  du  Nord  ne 
contribuent  pas  sensiblement  à  augmenter  cette  demande  des 
produits  des  fabriques  allemandes,  et  que,  sous  ce  rapport, 
l'émigration  dans  l'Amérique  du  Centre  et  du  Sud  mérite 


LA    POLITIQUE.    CHAPITRE    IV.  553 

beaucoup  plus  et  a  beaucoup  plus  besoin  d'être  encouragée  (I). 

Ces  dernières  contrées  sont  surtout  d(  stinées  à  produire  des 
denrées  tropicales  ;  jamais  elles  n'iront  loin  dans  l'industrie 
manufacturière.  Il  y  a  là  un  marché  neuf  et  vaste  à  conquérir  ; 
ceux  qui  y  établiront  de  solides  relations  les  conserveront  à 
tout  jamais.  Dépourvues  de  l'énergie  morale  nécessaire  pour 
parvenir  à  un  plus  haut  degré  de  culture,  pour  fonder  des 
gouvernements  réguliers  et  stables,  ces  contrées  comprendront 
mieux  chaque  jour  la  nécessité  d'une  assistance  du  dehors 
par  le  moyen  de  l'immigration.  Les  Anglais  et  les  Français  y 
sont  haïs  pour  leur  arrogance  par  des  peuples  jaloux  de  leur 
indépendance  nationale,  les  Allemands  y  sont  aimés  par  le 
motif  contraire.  Les  Etats  du  Zollverein  devraient,  par  con- 
séquent, porter  de  ce  côté  toute  leur  attention. 

Il  faudrait  organiser  un  bon  système  d  agents  consulaires 
etdiplomatiques  allemands  en  correspondance  les  uns  avec  les 
autres.  Il  faudrait  inviter  déjeunes  naturalistes  à  parcoiu^ir 
ces  pays  et  à  les  faire  connaître  par  des  rapports  impartiaux, 
déjeunes  négociants  à  les  explorer,  de  jeunes  médecins  à  y 
aller  pratiquer  leur  art.  Il  faudrait  appeler  à  la  vie,  soutenir 
par  des  prises  d'actions  sérieuses  et  environner  d'une  protec- 
tion particulière  des  compagnies  qui  se  constitueraient  dans 
les  places  maritimes  pour  acheter  dans  ces  contrées  de  vastes 
espaces  de  terres  et  pour  les  coloniser  avec  des  Allemands,  des 
sociétés  de  commerce  et  de  navigation  ayant  pour  but  d'y 
ouvrir  de  nouveaux  débouchés  aux  produits  des  fabriques 
allemandes  et  d'organiser  des  lignes  de  paquelots,  des  sociétés 
minières  qui  se  proposeraient  d'employer  les  lumières  et  lela- 
beur  des  Allemands  à  l'exploitation  d'immenses  richesses  miné- 
rales. Les  Etats  associés  devraient  chercher  partons  les  moyens 
possibles  à  se  concilier  le  bon  vouloir  des  peuples  et  surtout 
celui  des  gouvernements  et  à  l'employer  au  profit  de  la  sûreté 
générale,  des  voies  do  communication,  de  l'ordre  public;  il 
ne  faudrait  pas  hésiter  même,  si  c'était  un  moyen  de  s'atta- 

(1)  Les  essais  tentés  à  cet  égard  depuis  la  publication  du  Système  nalional 
ont  complètement  échoué.  (U.  R.) 


554  SYSTÈME    NATIONAL   LIVRE    IV. 

cher  les  gouvernements  de  ces  pays,  à  leur  venir  en  aide  par 
l'envoi  de  forces  auxiliaires  respectables. 

La  même  politique  devrait  être  suivie  à  l'égard  de  l'Orient, 
de  la  Turquie  d'Europe  et  des  pays  du  bas  Danube.  L'Alle- 
magne a  un  immense  intérêt  à  voir  régner  dans  cette  région 
la  sûreté  et  Tordre,  et  l'émigration  qui  se  dirigerait  de  ce  côté 
est  la  plus  facile  pour  les  individus  comme  la  plus  avantageuse 
pour  la  nation.  Avec  cinq  fois  moins  d'argent  et  de  temps 
qu'il  n'en  coûte  pour  se  rendre  aux  bords  du  lac  Erié,  un  ha- 
bitant du  haut  Danube  peut  se  transporter  dans  la  Moldavie 
et  dans  la  Valachie,  ou  dans  la  Servie,  ou  encore  sur  la  côte 
sud-ouest  de  la  mer  Noire.  Ce  qui  l'attire  de  préférence  vers 
les  États-Unis,  c'est  le  haut  degré  de  liberté,  de  sûreté  et  d'or- 
dre qui  y  règne.  Mais,  dans  la  situation  où  se  trouve  la 
Turquie,  il  ne  serait  pas  impossible  aux  Etats  allemands,  de 
concert  avec  l'Autriche,  d'opérer  dans  l'état  social  de  cette 
contrée  des  améliorations  qui  détruiraient  les  répugnances 
des  colons  allemands,  surtout  si  les  gouvernements  fondaient 
des  compagnies  de  colonisation,  y  participaient  eux-mêmes  et 
leur  prêtaient  un  appui  persévérant. 

11  est  évident  que  de  pareilles  colonisations  ne  profiteraient 
à  l'industrie  des  Etats  associés  qu'autant  que  l'échange  des 
produits  des  fabriques  allemandes  contre  les  produits  agrico- 
les des  colons  ne  rencontrerait  aucun  obstacle,  et  serait  con- 
venablement aidé  par  des  voies  de  communication  économi- 
ques et  rapides.  Il  est  donc  dans  l'intérêt  des  Etats  associés 
que  l'Autriche  facilite  le  plus  possible  le  commerce  de  transit 
sur  le  Danube,  que  la  navigation  à  vapeur  de  ce  fleuve  prenne 
une  grande  activité,  et  qu'à  cet  effet  elle  soit,  au  commen- 
cement, soutenue  avec  vigueur  par  les  gouvernements. 

Rien,  au  reste,  ne  serait  plus  désirable  que  de  voir  le  ZoUve- 
rein  et  l'Autriche,  un  peu  plus  tard,  lorsque  l'industrie  des 
États  associés  aurait  fait  de  nouveaux  progrès  et  se  serait  rap- 
prochée davantage  de  l'industrie  autrichienne,  se  faire  des 
concessions  réciproques  sur  les  produits  de  leurs  fabriques  (1). 

(1)  L'idée  émise  dans  ce  passage  esl  un  germe  qui  a  reçu  depuis  un  dévelop- 


1 


LA    POLITIQUE.    CHAPITRE    IV.  555 

Après  la  conclusion  d'un  traité  sur  cette  base,  l'Autriche 
aurait,  avec  les  Etats  associés,  un  intérêt  commun  à  exploiter 
les  provinces  turques  au  profit  de  leurs  manufactures  et  de 
leur  commerce  extérieur. 

En  attendant  l'accession  des  villes  anséatiques  et  de  la 
Hollande  au  Zollverein,  il  serait  à  désirer  que  la  Prusse, 
prenant  dès  aujourd'hui  l'initiative,  créât  un  pavillon  de 
commerce  allemand,  jetât  les  bases  d'une  flotte  allemande,  et 
s'occupât  de  la  fondation  de  colonies  allemandes  dans  l'Aus- 
tralie ou  dans  la  Nouvelle-Zélande,  ou  dans  d'autres  îles  de 
la  cinquième  partie  du  monde. 

Les  moyens  de  faire  face  à  ces  essais  ainsi  qu'aux  sub- 
ventions et  aux  entreprises  que  nous  avons  recommandées 
devraient  être  puisés  aux  mêmes  sources  où  l'Angleterre  et 
la  France  trouvent  des  ressources  pour  venir  en  aide  à  leur 
commerce  extérieur  et  à  leurs  colonisations,  et  pour  entre- 
tenir des  flottes  puissantes,   c'est-à-dire  dans  le  produit  des 
droits  d'entrée  sur  les  denrées  tropicales.  Afin  qu'il  y  ait  de 
l'unité,  de  l'ordre  et  de  l'énergie  dans  ces  œuvres  collec- 
tives, les  Etats  associés  devraient  en  confier  la  direction  à  la 
Prusse,  en  ce  qui  touche  le  Nord  et  les  relations  transatlan- 
tiques, à  la  Bavière,  quant  au  Danube  et  aux  rapports  avec 
l'Orient.  Un  droit  additionnel  de  10  p.  0/0  sur  les  objets  manu- 
facturés et  sur  les  denrées  coloniales  à  l'importation  fourni- 
rait déjà  chaque  année  quelques  millions.  L'accroissement 
continu  de  l'exportation  de  nos  produits  fabriqués  devant 
avoir  pour  effet  de  doubler  ou  même  de  tripler  avec  le  temps 
la  consommation  des  denrées  tropicales  dans  les  Etats  associés, 
les  recettes  de  douane  s'élèveraient  naturellement  dans  la 
même  proportion.  Les  Etats  associés  pourraient  donc  pour- 
voir convenablement  aux  dépenses  collectives,  s'ils  décidaient 

pement  immense.  L'AlIomao-ne  a  été  vivement  émue  des  vastes  plans  du 
ministre  autrichien  de  Bruck  pour  la  pn'paralion  d'une  union  douanière 
austro-allem;inde,  embrassant  une  popu'atiun  de  70  millions  d'âmes,  union 
à  laquelle  il  a  été  préludé   par  le  traité    du  10  février  1853. 

(H.  R.) 


556  SYSTÈME    NATIONAL.    LIVRE    IV. 

qu'indépendamment  des  iO  p.  0/0  de  droit  additionnel,  une 
portion  de  l'accroissement  ultérieur  du  produit  des  droits 
d'entrée  serait  mise  à  la  disposition  du  gouvernement  prussien 
pour  les  affecter  aux  emplois  qu'on  vient  d'indiquer. 

Pour  ce  qui  est  de  l'établissement  d'un  système  national  de 
voies  de  communicalion  et  en  particulier  de  chemins  de  fer, 
nous  renvoyons  à  l'écrit  où  nous  avons  traité  spécialement  ce 
sujet.  Cette  grande  amélioration  couvre  ses  frais  par  elle- 
même,  et  tout  ce  qu'il  y  a  ici  à  réclamer  des  gouvernements 
peut  se  résumer  en  un  seul  mot,  Vénergie  (1). 

(1)  Les  diverses  questions  économiques  el  commerciales  que  l'auleur  a 
abordées  dans  ce  chapitre,  sont  celles  qui,  depuis  la  publication  de  son 
ouvrage,  ont  le  plus  forlemenl  préoccupé  ses  compatriotes.  (H.  R.) 


-^v.. 


FIN   1>e^  SYSTEME    NATIONAL. 


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EN  PRÉPARATION  : 

L'ASSOCIATTO\  DOUAMÈKE  ALLEMANDE,   ou  LE  ZOLLVEREII^. 

—  Dh;uxiÉ:ME  Voli'mk,  comprenant  sa  secuiule  période,  ses  crises,  son   organisation 
actuelle,  et  le  projet  de  sa  fusion  avec  l'.\utriche; 

Par  m.  HENRI  RICHELOT, 

CHEF  DE  BUREAU  AU  Ml.MSTÈRE  DU  CO.MMLRCK. 


—   CoRlt; 


le  CnÉTE.   — 


BISLIOTHECA 


I 


Bibliothèque 

Université  d'Ottawa 

Échéance 

Lîbrary 

University  of  Ottawa 

Date  Due 

aJ900  3    00^98  109 7b 


HB  165  •L78  1857 
LISTi  FRIEDRICH. 
SYSTEIHE    NftTIONflL 


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CE  HB   0165 
•L78  1857 
COO   LIST,  FRIEDR 
ACC#  1113074 


SYSTEME  NATI