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SYSTÈME NATIONAL
D^ÉCONOMIE POLITIQUE
A LA MÊME LIBRAIRIE.
OUVRAGES PRINCIPAUX DE M. HENRI RICHELOT.
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. SYSTÈME NATIONAL
D'ECONOHIE POLITIQUE
PAR
FRÉDÉRIC LIST,
Traduit de l'allemand
PAR HENRI RIGHELOT,
CHEF DE BUREAU AU MINISTERE DU COMMERCE,
AVEC DEUX PRÉFACES,
UNE NOTICE BIOGRAPHIQUE ET DES NOTES
PAR LE TRADUCTEUR.
Et la patrie et l'humanité
SECONDE ÉDITION-
REVUE,, CORRIGÉE ET MISE AU COURANT DES FAITS ÉCONOMIQUES.
" ^*^wif#' PARIS,
CAPELLE, LIBRAIRE-ÉDITEUR,
Ruo Soufllot^ US; près lo Panthéon.
1857.
La reproduction de cette traduction , fomnlôfa nu nj^i-Hellp , est interdite conformément
au_iiU^tfi||JgnéfwteSial .
BIftUOlHtCA
AVIS DE L'EDITEUR.
La reproduction de cette traduction , complète ou partielle , est
interdite, conformément aux l'ois, décrets et traités internationaux.
L'Éditeur a pris les mesures nécessaires à l'effet de poursuivre la
CONTREFAÇON étrangère partout où il aura droit.
TABLE DES MATIERES.
Pages.
Nouvelle Préface du Traducteur ix
Préface du Traducteur (lr« édition) .1
NoxiCE biographique sur Frédéric List f 22 >-,
SYSTÈME NATIONAL D'ÉCONOMIE POLITIQUE.
Préface de l'auteur 47
Introduction 88
LIVRE PREMIER. — l^histoire.
Chapitre l, — Les Italiens 112
— II. — Les Anséates 120
— III. — Les Flamands et les Hollandais 134
— IV. — Les Anglais 142
— V. — Les Espagnols et les Portugais 1 64
— VI. — Les Français 1 74
— VII. — Les Allemands 181
— VIII. — Les Russes 195
— IX. — Les Américains du Nord 200
— X. — Les leçons de l'histoire 214
LIVRE DEUXIÈME. — la théorie.
Chapitre I. — L'Économie politique et TÉconomie cosmo-
polite 223
— II. — La Théorie des forces productives et la Théo-
rie des valeurs 239
Vï TABLE DES MATIÈRES.
Chapitre III. — La Division nationale des travaux et l'Asso-
ciation des forces productives du pays. . . 258
— IV. — L'Économie privée et VÉconomie nationale.. (272
— V. — La Nationalité et l'Économie de la nation 285
— VI. — L'Économie publique et l'Économie de l'État;
l'Économie politique et l'Économie natio-
nale 305
— VII. — L'Industrie manufacturière et les Forces pro-
ductives, personnelles, sociales et politi-
ques du pays 307
— VIII. — L'Industrie manufacturière et les Forces pro-
ductives naturelles du pays 320
— IX. — L'Industrie manufacturière et les Forces ins-
trumentales , ou capitaux matériels du
pays 335
— X. — L'Industrie manufacturière et l'Intérêt agri-
cole 348
— XI. — L'Industrie manufacturière et le Commerce.. 372
— XII. — L'Industrie manufacturière et la Navigation
marchande, la Puissance maritime et la
Colonisation 382
— XIII. — L'Industrie manufacturière et les Instruments
de circulation 385
— XIV. — L'Industrie manufacturière et le Principe de
conservation et de progrès 407
— XV. — L'Industrie manufacturière et les Stimulants
à la production et à la consommation 415
— XVI. — La Douane comme moyen puissant de créer
et d'affermir l'industrie manufacturière du
pays (420
— XVII. — La Douane et l'Ecole régnante "429
LIVRE TROISIÈME. — les systèmes.
Chapitre I. — Les Économistes italiens 448
— H. — Le Système industriel, improprement appelé
par l'école Sijstème mercantile 456
— III. — Le Système physiocrate ou agricole 462
— IV. — Le Système de la valeur échangeable, appelé
à tort par l'école Système industriel. —
Adam Smith 467
— V. — Continu;ition du précédent. — Jean-Baptiste
Say et son école 474
TABLE DES MATIERES. TU
LIVRE QUATRIÈME. — la politique.
Chapitre I. — La Suprématie insulaire et les Puissances con-
tinentales. — Les États-Unis et la France. . 487
— II. — La Suprématie insulaire et TAssociation doua-
nière allemande 508
— III. — La Politique continentale 528
— IV. — La Politique commerciale de la nation alle-
mande 543
0. M. I
NOUVELLE PREFACE DU TRADUCTEUR
(pour la seconde édition.)
Lorsque, il y a quelques années, j'ai publié pour la
première fois la traduction du Système national, une
préface de quelque étendue était nécessaire pour prépa-
rer mes compatriotes à la lecture d'un ouvrage étranger.
Aujourd'hui que cet ouvrage a déjà acquis droit de bour-
geoisie parmi nous, la seconde édition semble n'avoir
pas besoin d'un introducteur. Je me bornerai donc ici à
quelques courtes observations.
Les circonstances dans lesquelles paraît cette seconde
édition sont bien différentes de celles dans lesquelles a
paru la première. En 1851, la question du commerce
international ne présentait guère, dans ce pays-ci, qu'un
intérêt théorique; d'autres questions, beaucoup plus
graves, l'avaient refoulée sur F arrière-plan. Aujourd'hui
elle a repris toute son importance ; en présence de l'éven-
tualité de changements considérables dans la législation
des douanes, elle préoccupe un grand nombre d'esprits.
Un tel moment n'est peut-être pas inopportun pour
une nouvelle édition de l'ouvrage le plus remarquable
X NOUVELLE PREFACE DU TRADUCTEUR.
de notre siècle sur cette grande question du commerce
international.
Le Système national d'économie politique est, dans
son ensemble, la théorie de la vraie liberté du commerce
en même temps que celle de la protection utile.
La protection y est sans doute plus accusée que la li-
berté. Lorsque, de l'autre côté du détroit, le libre échange
allait se produire avec le double prestige du talent et du
succès, il convenait qu'une protestation énergique contre
son exagération révolutionnaire éclatât sur le continent.
Mais, en dernière analyse, le Système national n'a rien
d'exclusif; c'est une doctrine de conciliation, qui fait la
part de l'un et de l'autre principe, qui condamne seule-
ment la domination absolue d'un principe unique.
Le Système national a fait de la théorie d'Adam
Smith, théorie qui n'est autre chose que la négation de
la protection douanière, une réfutation péremptoire et
définitive. Il établit sur des bases rationnelles le système
protecteur, que la force des choses et le bon sens public
avaient soutenu, mais auquel avait manqué jusque-là
une suffisante élaboration scientifique. Il en restreint,
d'ailleurs, plutôt qu'il n'en élargit le domaine ; et loin de
le perpétuer, il assigne un terme à son existence, en pro-
mettant son héritage à la liberté.
Il n'enseigne point une doctrine illibérale et rétro-
grade. Il fournit des arguments à de sages réformes tout
aussi bien qu'aux résistances que doivent provoquer d'im-
prudentes innovations. Tous les grands faits de la réforme
commerciale de l'Angleterre ont été annoncés et justifiés
d'avance dans le Système national-^ et ce sont ses prin-
cipes qui ont présidé à celle de l'Autriche. Ceux qui li-
NOUVELLE PRÉFACE DU TRADUCTEUR. Xf
ront ce livre avec fruit ne cesseront d'avoir devant les
yeux la liberté comme un grand but ; seulement ils ne
partageront pas Tengouemcnt impatient et aveugle de
certains partisans de la liberté, et, l'esprit libre de pré-
jugés, ils n'emprunteront leur opinion sur la politique
commerciale de leur pays qu'à l'étude attentive de ses
besoins et de ses intérêts.
Le Système national a, depuis sa publication, acquis
une nouvelle autorité par la justesse des prévisions qu'il
contient. Non-seulement, comme nous le disions tout à
l'heure, les principales mesures de la réforme commer-
ciale anglaise s'y trouvent annoncées, mais les résultats
considérables de ces mesures y sont aussi prédits claire-
ment. Sur beaucoup d'autres faits abondent des pressen-
timents, dont la réalisation atteste l'exactitude de la
doctrine autant que la sagacité de l'auteur.
On se ferait, du reste, de cet ouvrage une idée impar-
faite, si l'on n'y voyait qu'une monographie, une large
monographie d'un vaste sujet. Les titres de Frédéric List,
comme économiste, ne consistent pas uniquement à avoir
détruit les fondements de la liberté illimitée du com-
merce. Il a touché plus ou moins à diverses parties de la
science, laissant partout sa forte empreinte. A l'occasion
delà question du commerce international, d'autres ques-
tions se sont offertes à son esprit, et il les a traitées avec
force et originalité. Quelques libre-échangistes, obligés
de reconnaître, dans le domaine de la pratique, les rares
services de cet homme actif, et dévoué, ont contesté son
mérite sur le terrain de la théorie. 11 importe donc de
signaler ici brièvement ses titres scientifiques, indépen-
damment de la vérité de sa doctrine commerciale.
XII NOUVELLE PRÉFACE DU TRADUCTEUR.
List a mis en relief l'idée de nationalité, qui avait été,
non pas seulement négligée, mais écartée par ses prédé-
cesseurs, accoutumés à spéculer sur un genre humain
idéal, et non sur le genre humain tel qu'il existe avec les
nations inégalement avancées qui le composent. Un pro-
grès notable a été ainsi acquis à la science positive de
l'économie politique.
List a fait ressortir l'étroite connexité qui rattache les
phénomènes économiques aux phénomènes politiques,
et, par suite, rapproché, sans les confondre, deux sciences
entre lesquelles un excès d'abstraction avait placé un
abîme.
List, en justifiant la protection douanière comme as-
surant à la nation qui s'en sert avec discernement un
accroissement permanent de ses forces productives au
prix d'un sacrifice temporaire de valeurs échangeables, a
démontré que la véritable richesse des nations consiste
moins dans la masse de ces valeurs échangeables que
dans le degré de développement des forces productives,
et en particulier des forces morales.
List, reprenant le grand principe de la division du
travail, ou, comme il le définit plus exactement, de l'as-
sociation dans le travail, l'a étendu de la sphère étroite
d'une fabrique à l'ensemble des industries d'une nation,
et a retracé d'une manière saisissante la solidarité qui
unit les unes aux autres, sur un même territoire, les oc-
cupations les plus diverses, ainsi que l'équihbre qui doit
exister entre elles pour créer la prospérité nationale.
List a appliqué le même principe aux travaux de tout
l'univers tels qu'ils se sont organisés depuis la découverte
du nouveau monde et surtout depuis son affranchisse-
NOUVELLE PRÉFACE DV TRADUCTEUR. XIII
ment. Il a constaté la vocation manufacturière des nations
des zones tempérées, la mission agricole de celles de la
zone torride, et montré la division fondamentale du com-
merce universel dans l'échange des objets manufacturés
des premières contre les denrées coloniales des secondes.
Sans nier ce qu'il y a de respectable et de fécond dans
répargne, List a prouvé qu'on avait exagéré le rôle éco-
nomique de cette vertu, qu'elle était, dans certains cas,
impuissante, et que des progrès de la civilisation, aux-
quels elle était complètement étrangère, exerçaient sou-
vent une influence décisive sur la formation et sur l'ac-
croissement des capitaux. L'immense augmentation de la
richesse pubhque occasionnée par les inventions moder-
nes et en particulier par les chemins de fer, a rendu
palpable aujourd'hui cette vérité longtemps inaperçue
des savants.
Une autre vérité, encore trop méconnue, brille au-
jourd'hui, grâce à List, de la lumière la plus vive. Il n'y
a pas d'erreur plus grossière et en même temps plus
répandue que la prétendue opposition d'intérêts entre
l'agriculture et l'industrie manufacturière. Combien,
épris^ d'ailleurs avec raison, de l'agriculture, la pre-
mière des industries, considèrent comme acquise à son
détriment la prospérité des manufactures, lorsque, en
réalité, cette prospérité est la sienne, lorsque, dans des
manufactures florissantes, l'agriculture trouve ses débou-
chés, les capitaux qui la vivifient, les procédés savants
qui la fécondent ! List s'est approprié la vraie doctrine à
cet égard par la richesse de ses développements.
Je ne parlerai pas ici d'aperçus ingénieux, hardis,
semés à profusion dans le Système national. Mais, en
XIV NOUVELLE PRÉFACE DU TRADUCTEUR.
terminant cet exposé des titres de List, je dois insister sur
le plus important de tous, sur celui qu'on jugera tel du
moins, si l'on est d'avis que, dans la science, une bonne
méthode a plus de prix encore qu'une découverte.
D'autres économistes avaient possédé des connais-
sances historiques étendues, leurs écrits en font foi;
mais, dans l'étude de l'économie politique, le sens histo-
rique leur avait manqué ; ils étaient généralement restés
dans l'absolu. List s'est livré à de laborieuses investiga-
tions sur le passé, et l'histoire du commerce lui doit d'ex-
cellentes et larges esquisses; son mérite éminent n'est pas,
toutefois, celui de l'historien. En faisant justice des sys-
tèmes ambitieux qui prétendent à régir, par une formule,
tous les lieux et tous les temps, en enseignant que la
plupart des vérités économiques sont relatives et non ab-
solues, en s' autorisant de l'histoire, il a posé avec éclat
une méthode historique, qui paraît avoir un grand
avenir. On peut en juger par les travaux remarquables
qu'elle a déjà inspirés outre-Rhin, en particulier par ceux
de M. Wilhelm Roscher, qui lui-même est un maîlre, et
que la science allemande peut citer avec orgueil à côté
des de Hermann et des Rau.
On voit donc que, indépendamment de la controverse
entre la protection douanière et le libre échange, le Sys-
tème national présente un intérêt scientifique d'un ordre
élevé.
Yoilà ce que j'avais à dire sur l'original ; qu'il me soit
permis d'ajouter deux mots sur la traduction française.
La première édition a provoqué, en son temps, contre
le traducteur la polémique, aussi vive qu'inattendue, d'un
économiste, enlevé depuis à la science, qu'un mot piquant
NOUVELLE PREFACE DU TRADUCTEUR. XV
de l'auteur avait blessé ( 1 ) . H m'a été facile de me défendre
contre des attaques auxquelles leur évidente injustice re-
tirait toute autorité ; ni les hommes sérieux ni les rieurs
ne me paraissent avoir été du côté de mon adversaire.
Ce n'était pas de misérables chicanes, c'était un examen
raisonné des doctrines, qu'on devait attendre, en France,
de ceux qui ne partageaient pas les idées de List.
Sortie victorieuse de cette épreuve, notre traduction a
obtenu un autre succès, dont elle est redevable à l'uni-
versalité de la langue française; elle a suggéré à l'un
des hommes les plus instruits et les plus recommanda-
bles de Philadelphie, M. S. Colwell, l'idée d'une traduc-
tion anglaise. Cette œuvre a été exécutée avec talent
par un habitant de la même ville, Suisse d'origine,
M. G. A. Matile, qui a bien voulu traduire en outre
une grande partie de mes notes. M. Colwell a enrichi la
publication américaine de ses propres notes et d'une in-
troduction savante. Voici en quels termes il apprécie le
livre étranger qu'il met sous les yeux de ses compatrio-
tes: « Le livre de List, bien qu'imparfait à certains
égards, est le plus original et le plus précieux que l'Alle-
magne ait produit en ce genre, et il est, sous beaucoup
de rapports, supérieur à tous ceux qui l'ont précédé. »
Une seconde édition exigeait une révision attentive. Je
me suis appliqué à améliorer tant la traduction que les
notes. Les observations de M. Colwell et les écrits de
quelques économistes allemands, qui ont marché sur les
traces de List, m'offraient, pour les notes, des éléments
nouveaux ; je ne les ai pas négligés.
(1} Voir ci-après, p. 62.
XVI NOUVELLE PRÉFACE DU TRADUCTEUR.
Publié en 18il au delà du Rhin, le Système national
porte sa date, ainsi que le cachet du pays auquel il a été
spécialement destiné. 11 n'est point exempt d'imperfec-
tions; on peut lui reprocher parfois des redites, des exa-
gérations, des erreurs. Mais, par l'originalité et la fé-
condité des vues, par la sagesse des doctrines, par la
vigueur de la dialectique, par T animation et la clarté du
style, il vit toujours, il vivra longtemps ; et je le présente
avec confiance à la France de 1857, comme je l'ai fait à
celle de 1851.
Septembre 1857.
Henri RICHELOT.
PRÉFACE DU TRADUCTEUR
(Première édition).
Frédéric List avait l'intention de traduire lui-même en
français son livre du Système national ; pourquoi une mort
cruelle a-t-elle brisé trop tôt sa plume ? Nul, mieux que lui,
n'eût rendu, dans une langue qui lui était familière, les idées
qu'il avait produites avec tant d'éclat dans l'idiome de
son pays.
A défaut d'une main habile, glacée depuis quatre ans, je
me suis chargé de cette tâche ingrate de traducteur. Le pre-
mier, en France, j'ai eu occasion de parler de List et du rôle
considérable qu'il a été appelé à remplir outre Rhin ; l'es-
quisse imparfaite que j'ai tracée de sa doctrine dans un livre
où elle ne pouvait composer qu'un épisode (1), m'oblige,
pour ainsi dire, à faire connaître cette doctrine en son entier
et telle que l'a exposée son auteur ; heureux si j'ai réussi, je
ne dirai pas à reproduire fidèlement le sens d'un texte facile,
mais à ne pas trop énerver la vigueur originale de l'ex-
pression !
A une époque où l'on a vu tant de nouveautés vaines,
lueurs menteuses, lueurs éphémères, s'éteindre les unes après
les autres dans le mépris et dans la dérision, le premier
mouvement des esprits les meilleurs pourra être un sentiment
de défiance vis-à-vis du Système national. D'économies politi-
ques nouvelles, diront quelques-uns, n'en avons-nous pas
(1) V Association douanière allemande.
2 PREMIERE PREFACE DU TRADUCTEUR.
déjà trop comme cela ? Hâtons-nous de le dire pour les ras-
surer, le Système national n'est point et n'a nulle prétention
d'être une panacée sociale ni même une science nouvelle,
List n'a traité qu'une seule question, une question vaste et
controversée. Il est vrai qu'une intelligence vigoureuse telle
que la sienne ne peut aborder une partie de la science sans
l'élargir et sans toucher à tout le reste. A la vivacité de ses
attaques contre l'auteur de la Richesse des nations, à cette dé-
nomination, Vécole, par laquelle il désigne les disciples
d'Adam Smith, comme on qualifiait autrefois les philosophes
qui suivaient aveuglément la bannière d'Aristote, on dirait
un nouveau Descartes qui renverse une autre scolastique.
Mais ne vous arrêtez pas à ces détails, plus d'une fois regret-
tables. Au fond List accepte une grande partie de l'héritage
d'Adam Smith et de J.-B. Say ; mais il étend, il limite, il
rectifie, sur certains points, les idées de ses prédécesseurs. Il ne
démolit pas, pour le refaire, un édifice aux proportions déjà
savantes ; il reconstruit seulement une aile imparfaite en s'at-
tachant à la coordonner avec le reste du bâtiment. Que les
économistes, s'il en existe de pareils, pour qui la science est
close, pour qui tous les arrêts du maître sont définitifs et
infaillibles, excommunient List comme un hérétique. Ceux
qui ont à cœur les progrès de l'économie politique ne trouve-
ront pas mauvais qu'il ait essayé d'en reculer les bornes, ni
qu'il ait usé vis-à-vis de Smith de la même liberté dont les
disciples les plus illustres de cet homme éminent ont plus ou
moins largement usé eux-mêmes.
Le Système national est, à mon avis, l'ouvrage le plus
remarquable qu'on ait publié sur la théorie du commerce
international (1), depuis les chapitres de la Richesse des nations
qui traitent de cette matière. Conçu sous l'impression de
graves événements contemporains, et complété à l'aide des
.. (1) Pour éviter des malentendus dans la lecture du Système national, on
croit devoir avertir que, sous la plume de List, V économie politique i>\§r\\ûet
le plus souvent, la partie de cette science qui traite du commerce inter-
national.
PREMIÈRE PRÉFACE DU TRADUCTEUR. 3
données de l'histoire, il a obtenu de nos jours d'éclatantes
confirmations. Les dernières réformes commerciales de l'An-
gleterre, par la manière dont elles se sont accomplies, et
plusieurs faits importants ont vérifié l'exactitude de ses prin-
cipes et la justesse de ses prévisions. Le Système national se
recommande encore éminemment par l'intluence qu'il a exer-
cée et qu'il exerce encore sur tout un grand peuple ; dans le
domaine qui lui est propre, il a opéré en Allemagne une véri-
table révolution économique ; on y retrouve partout sa forte
empreinte, dans la polémique des journaux, dans les délibé-
rations des assemblées politiques, dans les écrits même de ses
adversaires.
A Dieu ne plaise qu'en le plaçant sous les yeux des lec-
teurs français, je veuille mettre obstacle à de sages réformes
dans notre législation de douane ! Personne, au contraire, ne
les désire plus vivement que moi.
Sur le terrain de la pratique, en partant des points de vue
théoriques les plus opposés, de bons esprits peuvent se rencon-
trer quelquefois. L'homme le plus pénétré de l'excellence de*
la liberté commerciale illimitée, s'il est docile aux leçons de
ses maîtres et s'il est prudent, ne se montrera ni radical ni
impatient dans l'application ; il ne sera pas rare de le voir
s'entendre avec celui qui reconnaît les avantages de la protec-
tion douanière, mais qui ne l'admet qu'en vue de l'intérêt
général, qui ne la soutient et ne la respecte qu'autant que
l'intérêt général en exige le maintien. Même sur le terrain de
la pratique, toutefois, une théorie incomplète, exclusive, est
presque toujours dangereuse ; elle entraîne et elle égare le
plus souvent ceux qu'elle a séduits. Le moyen de se contenir
en présence de tarifs et de règlements, qu'on envisage avec
dégoût comme autant d'abominations arrachées ou surprises
par les intrigues de la cupidité privée à la faiblesse ou à l'i-
gnorance des gouvernements ! Dans l'élan d'une indignation
vertueuse et patriotique, contre de pareils scandales, le moyen
de n'être pas pressé de faire table rase î S'il en est qui ne veu-
lent faire entrer que peu à peu les nations dans le bain salu-
4 PREMIÈRE PRÉFACE DU TRADUCTEUR.
taire du libre échange, d'autres, assure-t-on, préféreraient les
y plonger tout d'un coup. On voit combien il importe qu'une
juste appréciation des choses ou qu'une bonne théorie préside
à l'accomplissement des réformes que le temps réclamera.
Abstraction faite de cet intérêt réel et sérieux du présent,
il importe aussi de donner satisfaction à un besoin d'un autre
ordre, à un besoin scientifique qui est de tous les temps
comme de tous les lieux. La théorie du commerce interna-
tional est l'objet de contestations sans cesse renaissantes ; il
serait utile de lui trouver une formule exacte, rigoureuse,
qui terminât un long et fastidieux procès. Telle a été la pré-
tention de List ; cette solution positive et véritablement scien-
titique, il a cru la donner dans le Système national ; il a cru
mettre fin, en cette matière, à un divorce trop prolongé entre
la théorie et la pratique.
Ce serait, sans doute, se flatter de chimériques espérances,
que de rêver la clôture des débats que soulève, dans la prati-
que, la question du commerce international. Tant qu'il existera
des tarifs de douane, et ils ne semblent pas à la veille de dis-
paraître, la lutte entre les intérêts opposés continuera ; les
hommes d'Etat eux-mêmes, qui ne voient ou ne doivent voir
que l'intérêt du pays, inclineront plus ou moins de l'un ou
de l'autre côté, suivant la justesse de leur coup d'œil ou la
résolution de leur caractère ; il en sera ainsi sous le règne de
n'importe quelle théorie. Mais, si l'unanimité des opinions
dans les conseils politiques est invraisemblable, elle est possi-
ble dans les académies. La loi de la division du travail a été
établie avec une clarté irrésistible, et ce n'est pas, il s'en faut
de beaucoup, le seul point de l'économie politique qui ait été
mis hors de contestation ; pourquoi la théorie du commerce
international ne pourrait-elle pas acquérir le même degré
d'évidence ?
Bien qu'il s'agisse de l'application des principes beaucoup
plus que des principes eux-mêmes, je regrette de me voir ici
en dissentiment avec des hommes illustres dont je partage les
doctrines sur tant d'autres points ; mais, il y a longtemps
PREMIÈRE PRÉFACE DU TRADUCTEUR. 5
qu'on l'a dit, la vérité doit être préférée, même à Platon. Ceux
qui ont répudié les erreurs de Platon, ne lui ont rien ôté de
sa gloire. De même on peut, avec Robert Peel, considérer
Adam Smith comme le Newton de l'économie politique ; on
peut s'incliner avec respect devant les savants habiles qui sont
venus après lui, et ne pas admettre néanmoins que, dans une
question donnée, la science ait dit, par leur bouche, son der-
nier mot. Un économiste éminent de l'autre côté du détroit
écrivait naguère que la Richesse des nations est défectueuse
dans beaucoup de ses parties, et que dans toutes elle est
incomplète (1).
Peut-être, du reste, est-il dans l'intérêt de la science elle-
(t) Je veux parler de M. J. Stuart Mill, auteur d'un traité d'économie poli-
tique, qui est un excellent résumé des progrès que la science a accomplis en
Angleterre depuis Adam Smilh, et où en particulier diverses questions qui
se rattachent au commerce international sont habilement traitées. Une cita-
tion de cet ouvrage relative à la protection douanière trouvera ici naturelle-
ment sa place. Après avoir condamné la protection en tant que moyen de
retenir le numéraire ou de procurer du travail aux nationaux, et indiqué
dans quelle mesure la défense et l'indépendance du pays l'admettent,
M. Stuart Mill ajoute ces lignes, d'autant plus dignes de remarque qu'elles
ont été écrites au milieu des succès du Free trade.
« Les droits protecteurs ne sauraient se justifier par de pures considérations
d'économie politique que dans un seul cas, celui où on les établit à titre
temporaire, particulièrement chez une nation jeune et grandissante, dans
l'espérance d'y acclimater une industrie étrangère appropriée au pays. La
supériorité d'un pays sur un autre dans une branche de travail tient souvent
à ce qu'il s'y est adonné plus tôt; il peut ne posséder aucun avantage qui
lui soit propre, mais seulement de l'habileté acquise et de l'expérience. Un
pays qui a cette habileté et celte expérience à acquérir peut, sous d'autres
rapports, offrir de meilleures conditions pour une industrie que ceux qui
l'ont devancé dans l'arène. Or, on ne doit pas espérer que des individus, à
leurs risques et périls, ou plutôt à leur préjudice certain, introduisent une
fabrication nouvelle, et supportent la charge de son entretien jusqu'à ce que
les producteurs nationaux aient achevé leur éducation et atteint des rivaux
exercés de longue main. Afin de faire face aux frais d'une telle expérience^
un droit protecteur, continué pendant un temps raisonnable, est quelquefois
pour une nation le mode de s'imposer qui présente le moins d'inconvénients.
Mais la protection doit être restreinte aux cas où l'on a de bonnes raisons de
croire que l'industrie soutenue sera, au bout d'un certain délai, capable de
s'en passer; et l'on ne doit pas laisser espérer aux producteurs nationaux
qu'elle leur sera continuée au delà du temps strictement nécessaire pour
l'épreuve de leurs forces. »
6 PREMIÈRE PRÉFACE DU TRADUCTEUR. -
même de s'appliquer à séparer sa cause de celle d'opinions
absolues que repousse le sentiment général. L'économie poli-
tique a rencontré dans ces derniers temps des adversaires de
plus d'un genre ; elle ne peut qu'être honorée des attaques de
ceux qu'elle a convaincus d'extravagance ; mais il est pénible
de la trouver méconnue par des hommes de sens rassis et de
bon sens. Qu'est-ce donc qui lui fait ce tort auprès d'esprits
éclairés? Qu'est-ce qui a affaibli son autorité? C'est, disons-le
franchement, de la part de quelques uns de ses interprètes,
d'ailleurs consciencieux et recommandables, une visible exa-
gération du principe de liberté, particulièrement en matière
de commerce international. La campagne du libre échange a
nui peut-être aux intérêts de la réforme commerciale ; elle a
servi plus mal encore ceux de la science. 11 est peu rationnel
de s'en prendre à celle-ci des fautes, si fautes il y a, commises
par ses organes ; car, d'abord, la science, qui n'a d'autre
mission que d'établir des principes et d'en déduire des consé-
quences générales, n'est point responsable des applications
que l'on en fait à telle situation particulière, et la vérité de
ses enseignements n'est point atteinte par le seul fait d'une
entreprise imprudente tentée en son nom. En second lieiu si,
dans une question spéciale, elle ne répand encore qu'une
clarté incertaine, il ne faut pas fermer les yeux à la brillante
lumière qu'elle jette sur cent autres. Quoi qu'il en soit, beau-
coup de personnes n'ont vu dans l'économie politique qu'une
théorie de la liberté individuelle sans règle et sans mesure, et
dans le hbre échange qu'une variété de ces mêmes utopies du
jour contre lesquelles les économistes ont rompu tant de
lances. Or, pour détruire des préventions mal fondées, pour
relever la science d'un discrédit fâcheux, est-il indifférent
de propager une doctrine qui comprend et qui justifie la
protection douanière tout aussi bien que la liberté com-
merciale ?
L'économie politique a mis en évidence la fécondité du
principe de liberté, appliqué aux échanges internationaux
tout comme à ceux qui s'effectuent dans l'intérieur d'un
PREMIÈRE PRÉFACE DU TRADUCTEUR. 7
même État ; elle a renversé de fond en comble rédifice com-
pliqué , mais fragile, de la Balance du commerce ; elle a
prouvé l'absurdité , non-seulement des restrictions qui
avaient pour but d'attirer dans le pays de grandes masses de
métaux précieux, mais encore de celles qui étaient dictées
par les sentiments d'animosité d'une nation contre une autre ;
loin d'accueillir la maxime impie, que le mal de l'un fait le
bien de l'autre, elle a prouvé la solidarité de tous dans la
perte et dans le gain, dans la ruine et dans la prospérité. Ce
sont là, certes, de grands titres à l'estime et à la reconnais-
sance générales. L'économie politique a fait plus ; elle a fait
ressortir les inconvénients qui, dans plus d'un cas, s'atta-
chent aux encouragements donnés au travail du pays par le
moyen de la législation de douane. Mais son tort, ou du moins
le tort de ses fondateurs, est d'avoir ignoré les avantages de
ces sortes d'encouragements, et d'avoir fulminé contre toute
protection douanière un solennel anathème. Si forte et si dé-
cisive contre les restrictions commerciales, envisagées comme
moyens d'une théorie puérile ou de haines nationales aveu-
gles, leur argumentation est faible contre la protection doua-
nière, employée comme instrument de progrès industriel ; et
jusqu'ici elle n'a eu, on doit le dire, que peu d'autorité.
Nul d'entre eux n'a écrit à la louange de la liberté com-
merciale en termes plus éloquents que List ; et ce n'est pas de
sa part un hommage hypocrite, un baiser de Judas. Qui a
plus travaillé pour la liberté commerciale, qui a abaissé
plus de barrières que le père du Zollverein, que le pro-
moteur du réseau des chemins de fer allemands? List, qui a
suivi attentivement les progrès successifs de la liberté dans
l'histoire de la civilisation, lui prévoit de nouvelles conquêtes
dans l'avenir ; mais il ne lui donne pas, pour cela, dans l'ar-
deur d'un zèle fanatique, l'empire absolu du présent ; la
liberté illimitée est pour lui un idéal vers lequel il faut tendre,
mais qui ne peut pas être immédiatement atteint. Il a remar-
qué que ses prédécesseurs, en traitant la question du com-
merce international, n'ont pas suffisamment tenu compte
8 PREMIÈRE PRÉFACE DU TRADUCTEUR.
d'un grand fait, la nationalité avec ses intérêts ei ses besoins^
l'existence de nations distinctes et développées inégalement ;
et, par une analyse dont les esprits impartiaux peuvent aisé-
ment vérifier les résultats, il a constaté que, sans préoccupa-
tion de doctrine, par le seul instinct de leur conservation, ou
dans une pensée d'avancement, la plupart des nations mo-
dernes ont été amenées à limiter la liberté de leur commerce
extérieur, et que ces restrictions, suivant les conditions dans
lesquelles elles avaient été établies, ont été tantôt avanta-
geuses, tantôt stériles et funestes. Toute restriction^ sans
doute, par renchérissement des articles qui en sont l'objet,
produit un mal immédiat, qui consiste dans une perte de va-
leurs ; mais ce sacrifice temporaire peut être, comme il l'a
été dans plus d'un cas, largement compensé par un accroisse-
ment durable de la puissance productive ; or la puissance
productive, ce point est capital dans la doctrine de List, est
quelque chose de plus précieux que les valeurs qu'elle crée et
qu'elle multiplie. Usez de la protection douanière, dit l'au-
teur du Système national, mais avec ménagement et intelli-
gence ; réservez-la pour les industries considérables dont la
possession importe à la prospérité et à l'indépendance du pays ;
elle ne sera féconde que sur un espace assez vaste pour per-
mettre un large développement de la division du travail
national, et que dans de bonnes conditions, non-seulement
géographiques, mais politiques et morales ; elle n'est bonne
qu'autant qu'elle sert à l'éducation industrielle de la nation,
et, cette mission une fois remplie, elle doit faire place à la
liberté. La protection n'est qu'un moyen, c'est la liberté qui
est le but.
La doctrine de List comporte des réserves, ainsi qu'on le
verra dans les notes qui accompagnent la présente traduc-
tion (1) ; le livre où elle est exposée a les défauts comme les
(1) Ces notes du traducteur, qui consistent dans des rectifications et dans
des éclaircissements sur des points de doctrine et de fait, sont signées de ses
initiales, et elles seront ainsi facilement distinguées de celles de l'auteur lui-
même.
PREMIÈRE PRÉFACE DU TRADUCTEUR. 9
qualités de l'œuYre d'un homme qui a vécu dans des luttes
constantes, et qui, bien que très-instruit, a été formé par la
vie plus que par les livres ; mais, sans être irréprochable,
elle me paraît satisfaisante dans son ensemble. Permis à ceux
qui soutiennent que la liberté illimitée est toujours excellente
de même que deux et deux font toujours quatre, que la li-
berté inimitée suffit à tout, de n'y voir qu'un grossier empi-
risme. En appréciant convenablement la diversité et la mo-
bilité des situations, en. traçant les conditions générales dans
lesquelles la liberté des échanges extérieurs peut être utile-
ment restreinte, et celles dans lesquelles il convient de lui
laisser ou de lui rendre tout son essor, List n'a pas procédé
autrement qu'on ne procède dans les sciences sociales et
qu'on n'a l'habitude de le faire notamment en économie po-
litique.
On conçoit que les économistes qui, avec Adam Smrith,
n'attribuent à peu près au gouvernement d'autres fonctions
que celles d'un commissaire de police, et qui lui dénient toute
compétence dans les matières de commerce et d'industrie,
lui interdisent absolument de toucher à la liberté commer-
ciale. Ce système de la liberté individuelle absolue ressemble
beaucoup à celui du destin rigide qui règle tout, à cette doc-
trine qui, chez les Musulmans, fait du magistrat^ comme
parle Montesquieu, un spectateur tranquille^ et elle produi-
rait des effets tout aussi tristes. C'est une opinion entièrement
dénuée de preuves, une simple vue de l'esprit ; ceux qui la
partagent en sont réduits à torturer l'histoire, à contester les
services les mieux reconnus par la conscience publique, à ra-
baisser les hommes d'Etat qui ont le mieux mérité de leur
pays. Provoquée au siècle dernier par le spectacle des abus de
la réglementation, elle a été réveillée de nos jours par la pro-
pagation de ces théories d'oppression et de mort qui absor-
bent l'individu dans l'Etat, et dont on peut la considérer
comme l'inévitable réaction ; mais tout le talent et tout l'es-
prit du monde ne sauraient faire vivre un paradoxe. Si c'était
une vérité, l'économie politique serait la plus vaine des scien-
10 PREMIÈRE PRÉFACE DU TRADUCTEUR.
ces, et elle mériterait, certes, plus que la médecine, la rail-
lerie de Méphistophélès ; « Étudiez dans tous leurs détails le
grand et le petit monde, pour les laisser à la fin aller comme^
il plaît à Dieu. » Le génie du législateur, à ce point de vue,
consisterait uniquement à abroger tous les règlements qui
existent concernant le commerce et l'industrie. Or, tel ne
paraît pas être l'avis des gouvernements les plus éclairés ;
celui de l'Angleterre, par exemple, cité tant de fois pour mo-
dèle, obéit à tout autres maximes ; si d'une main il défait des
règlements surannés, de l'autre il en établit de nouveaux ; le
même jour où il abroge la législation des céréales, il encou-
rage le drainage par des prêts énormes à l'agriculture ; à
peine a-t-il aboli les lois de navigation, qu'il soumet la ma-
rine marchande à des règles sévères et presque minutieuses;
pour le développement des grands intérêts économiques du
pay», il ne se confie pas à la liberté pure et simple, il juge
toujours nécessaire d'intervenir; seulement il change de
moyens selon les temps.
Ce n'est pas la science économique, c'est la science politi-
que proprement dite qui définit les attributions et les devoirs
des gouvernements ; et celle-ci ne les a jamais réduits au rôle
de commissaires de police. Elle ne les charge pas seulement
de procurer aux individus le bien inappréciable de la sécurité,
elle leur confie de plus la surveillance et la haute direction de
tous les intérêts collectifs, moraux, aussi bien que matériels.
La science économique déclare ensuite, sur les données qu'elle
a recueillies et étudiées, de quelle manière le gouvernement
doit remplir ses devoirs vis-à-vis de l'industrie, dans quel cas
il doit agir et dans quel cas s'abstenir, suivant les temps et
suivant les lieux.
Les économistes, et c'est le plus grand nombre, qui se font
une idée juste des fonctions du gouvernement, et pour qui la
liberté individuelle n'est pas une recelte unique, pas plus
qu'en médecine la saignée du docteur Sangrado, ne me sem-
blent pas fondés à réprouver la protection douanière autant
que la petite église qui décline la compétence du gouverne-
PREMIÈRE PRÉFACE DU TRADUCTEUR. 11
ment en matière de travail. Eux qui approuvent d'autres en-
couragements plus ou moins efficaces employés par les pou-
voirs publics, pourquoi déploient-ils tant de sévérité contre
celui-là, contre un moyen qu'une si longue et si générale
expérience a, en quelque sorte, consacré ? Ont-ils suivi, en le
condamnant, la vraie méthode de la science ? Le philosophe
illustre de l'antiquité qui, dans sa Poétique^ a tracé les règles
du goût, les avait puisées dans les œuvres des grands poètes ;
les économistes qui ont essayé de formuler la théorie du
commerce international, devaient- ils dédaigner, comme ils
l'ont fait, les exemples des grands administrateurs et des
grands hommes d'État? C'est, le flambeau de l'histoire à la
main, que Malthus a découvert, ou tout au moins a prouvé
les lois de la population. Si l'on veut se bien édifier sur celles
du commerce international, au lieu de railler légèrement
tous les tarifs et tous les règlements protecteurs , ces
expressions de la civilisation industrielle des peuples, il fau-
drait, avec le même soin et avec le même calme d'esprit
que les physiciens et les chimistes en présence des phéno-
mènes de la nature, en rechercher la signification, les ten-
dances et les efTets.
A défaut d'une investigation profonde et concluante dans
le domaine des faits, trouve-t-on du moins dans les principes
déjà établis et devenus évidents des arguments décisifs ?
L'objection célèbre, que la protection ne peut que changer
artificiellement l'emploi du capital national, suppose que, au
moment où le droit protecteur est établi, tout le capital du
pays est employé, qu'il l'est de la manière la plus avanta-
geuse, et qu'il n'est pas susceptible d'accroissement ; et elle
oublie les capitaux étrangers. D'ailleurs, elle peut être allé-
guée contre tout autre encouragement donné par l'Etat à une
industrie.
Mais un principe est depuis longtemps placé au-dessus de
toutes les controverses, c'est celui de la division du travail.
Incontestablement la division de travail s'accommode mal des
barrières de douanes qui entoureraient un espace trop cir-
12 PREMIÈRE PRÉFACE DU TRADUCTEUR.
conscrit, ou même, sur un territoire d'une grande étendue,
des barrières trop multipliées, trop hautes, ou inconsidérément
établies, c'est-à-dire des applications inintelligentes et abu-
sives du système protecteur ; mais elle se concilie fort bien
avec ce système convenablement pratiqué ; bien plus, dans
certains cas elle Tappelle. Si l'on envisage la division du tra-
vail au sein d'un État, on reconnaît que, plus d'une fois, elle-
ne saurait se compléter ou se maintenir à l'aide de la liberté
seule, par exemple, lorsque la concurrence d'autres nations
plus avancées lui fait obstacle, ou menace, au retour de la
paix, d'anéantir les progrès accomplis durant une longue
guerre. Si on la considère sur le globe tout entier, on la trouve
contrariée, assurément, par des tentatives insensées telles que
celles de cultiver la vigne dans le nord de TEcosse ou le ca-
féier dans notre zone ; mais toutes les industries n'ont pas, à
beaucoup près, un champ aussi nettement délimité que ces
deux cultures, citées en exemple par Adam Smith et par
J.-B. Say; si, dans leurs essais pour acclimater de nouvelles
branches de travail, les nations tâtonnent et se trompent
quelquefois, c'est en cherchant à acquérir de nouveaux élé-
ments de prospérité qu'elles révèlent les vocations diverses de
chaque pays; c'est ainsi que la civilisation s'étend et que la
division territoriale du travail se réalise peu à peu. La divi-
sion du travail universel, sous la loi d'une liberté absolue, est
la plus féconde et la plus belle qu'on puisse concevoir ; mais
elle ne peut être que l'œuvre des siècles ; la division du tra-
vail, l'histoire nous l'enseigne, s'applique d'abord à de petites
localités, puis à des espaces plus grands, puis à de plus
grands encore ; sous le régime d'une liberté limitée, mais
progressive, elle a déjà gagné immensément de terrain, et
elle en gagnera immensément encore.
La protection douanière est proscrite comme une usurpa-
tion des intérêts privés, comme une atteinte à la justice,
comme un privilège pour quelques-uns au détriment de tous,
Cobden en Angleterre l'a flétrie en la qualifiant de spolia-
tion, et le mot a passé le détroit. Chez nous on lui a appliqué
PREMIÈRE PRÉFACE DU TRADUCTEUR. 13
une expression qui a désigné des aspirations généreuses, mais
à laquelle des événements terribles ont attaché depuis une
signification sinistre : c'est du socialisme, s'est-on écrié, c'est
un socialisme de vieille date, qui a constitué, au profit des chefs
d'industrie, le même droit au travail que le nouveau réclame
pour les ouvriers. Bastiat a prononcé un mot plus gros en-
core, celui de communisme, et c'est sa dernière malice contre
le système protecteur.
Il n'y a pas, il ne peut pas y avoir de théorie pour soutenir
l'intérêt particulier contre l'intérêt général. Si des influen-
ces privées sont assez puissantes pour extorquer des avantages
que nulle considération d'intérêt public ne justifie, la science
n'élèvera jamais la voix pour les défendre. Dans un pays où
les hommes qui font la loi maintenaient une législation, dont
le résultat était de hausser le taux de leurs fermages en aug-
mentant le prix du pain, on comprend que le cri de spoliation
soit sorti d'une poitrine indignée. Mais, encore un coup, c'est
l'abus seul et non l'usage honnête et intelligent du système
protecteur que ces reproches atteignent, sa corruption et non
son état d'innocence^ pour employer une expression de Vau-
ban dans sa Dîme royale.
C'est une erreur capitale, en effet, d'admettre que, en établis-
sant une protection, les pouvoirs publics ne font jamais que
céder à la pression d'intérêts cupides et exigeants, qu'ils tra-
hissent constamment leurs devoirs par corruption ou par
faiblesse. Si l'abus qui se mêle à toutes les affaires humaines
se retrouve ici comme ailleurs, le patriotisme et la fermeté
connue d'hommes d'Etat célèbres de l'ancien et du nouveau
monde protestent avec énergie contre une odieuse et gratuite
supposition ; je ne parle pas de l'organisation des pouvoirs
pubhcs qui, dans plus d'un pays, la repousse avec la même
force. Lorsqu'un gouvernement accorde à une industrie l'ap-
pui de la douane, dans la règle il a en vue un intérêt national,
politique ou économique, de défense ou de richesse ; que des
intérêts particuliers aient sollicité la mesure ou qu'ils en reti-
rent profit, il n'est pas pour cela leur serviteur ; il l'est d'au-
14 PREMIÈRE PRÉFACE DU TRADUCTEUR.
tant moins que c'est aux capitaux et au travail de tous et non
pas de telles ou telles personnes qu'il ouvre ainsi un nouveau
champ, et que la plupart de ceux qu'il favorise, par consé-
quent, sont pour lui des inconnus.
La justice n'est pas moins blessée, dira-t-on, d'avantages
que les producteurs obtiennent aux dépens des consomma-
teurs. Mais, ce que l'intérêt général exige peut-il être contraire
à la justice, à moins qu'on ne parle de cette justice absolue
qui a été qualifiée de souveraine injustice? Le sacrifice des
consommateurs consiste à payer quelque temps certaines mar-
chandises un peu plus cher ; quel est donc l'avantage des pro-
ducteurs? C'est, dans le commencement, la sécurité néces-
saire aux tâtonnements et aux risques du début, et, pour ceux
qui réussissent, un surcroît de profits. Mais, au bout d'une
assez courte période, tous les traités d'économie politique le
répètent, ces bénéfices élevés sont abaissés par la concurrence
intérieure au taux commun des profits dans la contrée ; tel est
du moins le cas pour toutes les industries dans lesquelles la
concurrence intérieure s'exerce sans obstacle naturel ou arti-
ficiel, c'est-à-dire pour les manufactures en général. Ainsi les
industriels protégés, ces privilégiés, ces infâmes spoliateurs,
se voient bientôt replacés sous la loi commune, et la nation
s'est enrichie d'un élément durable de prospérité.
Cet encouragement, par lequel une nation paie, dans son
intérêt bien ou mal entendu, les frais d'éducation d'une in-
dustrie nouvelle, que peut-il avoir de commun avec le droit
au travail? La protection douanière ne constitue un droit pour
personne; il n'appartient à aucun particulier de la réclamer
à ce titre; les gouvernements sont toujours libres de la donner
ou de la refuser. Parmi les devoirs des gouvernements envers
le travail, on doit ranger celui d'en accroître, en tant qu'ils
le peuvent, la vertu productive, de l'animer, d'en étendre le
domaine, ce qui est le but du système protecteur; mais ils ne
sont nullement chargés d'assurer à chacun du travail, par la
protection ou autrement. Que, dans des jours de crise, l'Etat
occupe des bras oisifs à des ouvrages peu féconds, c'est quel-
PREMIÈRE PRÉFACE DU TRADUCTEUR. 15
quefois une pénible nécessité; un système protecteur éclairé
réserve les encouragements publics au travail riche d'avenir.
Le travail n'a vis-à-vis des gouvernements qu'un seul droit à
faire valoir, celui de n'être pas brusquement abandonné après
avoir été soutenu.
Afin de décrier la protection et de la rendre odieuse à des
esprits effrayés, on a fait un étrange abus des mots socialisme,
droit au travail y atteinte à la propriété. Je ne veux parler que
de ce qui s'est dit en ce genre de l'autre côté du Rhin, et je
me bornerai à un seul exemple. Un ministre habile, M. de
Bruck, le lendemain d'une grande révolution, opère dans la
monarchie autrichienne des réformes considérables; après
avoir fait tomber les barrières qui séparaient l'empire en deux
moitiés, il remplace un système prohibitif, qui a une soixan-
taine d'années de date, par un système de simple protection ;
des amis éclairés de la liberté commerciale eussent battu des
mains ; des hommes qui marchent sous la bannière de cette
liberté n'ont pas craint de qualifier le nouveau tarif de l'Au-
triche de révolte audacieuse contre la propriété. Toute opinion
a ses sectaires ; c'est le même fanatisme économique qui a
inspiré cette formule que j'ai lue, de mes propres yeux lue,
dans une feuille allemande : Le libre échange est un onzième
commandement de Dieu (Die Handelsfreiheit ist ein eilftes
Gebot) .
Des philanthropes imputent à la protection douanière tous
nos malheurs ; chaque fois que le sol tremble, c'est la faute
de la protection comme c'était dans un autre temps la faute
de Voltaire et de Rousseau. Ils lui en veulent surtout d'avoir
doté la France de l'industrie manufacturière. L'industrie ma-
nufacturière avec ses grèves d'ouvriers et les désordres de
toute espèce qui l'accompagnent, est pour eux un objet d'hor-
reur; c'est, dans notre société, la partie malade, le principe
de dissolution et de mort. Pour sauver le corps social de la
gangrène, ils souscriraient avec joie à l'amputation d'un
membre vicié, à l'extirpation d'un germe funeste, à la des-
truction des manufactures en un mot. Aveugles qui ne voient
16 PREMIÈRE PRÉFACE DU TRADUCTEUR.
pas les merveilles de l'industrie moderne ! Ingrats qui mé-
connaissent ses bienfaits! Insensés qui détruiraient de gaieté
de cœur le fruit glorieux de tant de labeur et de tant de génie !
Lorsque le sophisme et l'anarchie avaient envahi les ate-
liers et répandaient l'effroi dans les rues, on ne s'étonne pas
que les adversaires de l'industrie manufacturière aient trouvé
de l'écho ; mais il est permis aujourd'hui d'envisager les
choses avec plus de sang-froid. Exagérez autant que vous le
voudrez les maux qui servent de cortège à l'industrie manu-
facturière, et je conviens de leur gravité ; auriez-vous donc
espéré qu'elle dût verser sur nous un torrent de joies sans
mélange, et que ses prospérités fussent soustraites aux vicissi-
tudes de la condition humaine? On lit dans l'JE'sprâ deslois :
«Aureng-Zeb, à qui l'on demandait pourquoi il ne bâtissait
point d'hôpitaux, dit : Je rendrai mon empire si riche, qu'il
n'aura pas besoin d'hôpitaux. 11 aurait fallu dire : Je commen-
cerai par rendre mon empire riche, etje bâtirai des hôpitaux. »
Nos grandeurs industrielles, en eff'et, comme toutes les autres,
sont mêlées de misères inévitables. Est-ce donc que l'agricul-
ture serait exempte de souffrances? Un bras de mer sépare le
paupérisme agricole du paupérisme manufacturier. Au lieu
de se répandre en lamentations sur des plaies trop doulou-
reuses, n'est-il pas plus sage de chercher à les adoucir? Sont-
elles absolument irrémédiables? Une ville de fabrique est-
elle nécessairement le foyer de tous les vices ? Lowell n'offre-
t-il pas le spectacle de la plus pure moralité au milieu de
vastes etflorissantes manufactures?
Les contrées qui n'ont d'autre ressource que l'agriculture
sont dans un état voisin de la barbarie, et les grandes cala-
mités ne leur sont pas pour cela épargnées. L'industrie manu-
facturière ouvre une nouvelle ère pour la civilisation, pour
Fagriculture, en particulier, qui, jusque-là, est languissante,
et qu'un nouvel et vaste débouché ranime. La détruire chez
nous, ce serait faire rétrograder la civilisation de plusieurs
siècles, ce serait porter un coup mortel à l'agriculture, cet
objet exclusif de la sollicitude des mêmes personnes qui ont
PREMIÈRE PRÉFACE DU TRADUCTEUR. 17
juré haine aux fabriques. Heureusement cette œuvre impie
n'est pas possible. Nous conserverons avec un soin religieux
cette splendeur manufacturière dont nous sommes fiers à si
juste titre, comme nous conserverons nos chemins de fer mal-
gré quelques effroyables désastres ; et, loin de trouver si cou-
pable le système protecteur qui nous a aidés à y atteindre,
loin de le rendre responsable de tous nos malheurs, nous y
verrons un utile moyen de développement et de progrès.
Les institutions se recommandent aujourd'hui auprès de
l'opinion publique par le plus ou moins d'avantages qu'elles
procurent aux classes ouvrières ; et le système protecteur a été
discuté aussi de ce point de vue. Le système protecteur est
bienfaisant ou malfaisant sous ce rapport, suivant qu'il atteint
ou qu'il manque son but, qui est l'accroissement de la pros-
périté générale. Lorsqu'il donne au travail une impulsion
plus vive, qu'il multiplie les exploitations, et qu'il augmente la
richesse, il est évident que les salaires des ouvriers s'élèvent.
Ces mêmes salaires s'abaissent, au contraire, là où il soutient
des industries factices, c'est-à-dire mal appropriées au pays,
là où il ne sert que des intérêts particuliers, là enfin où il a
pour effet la langueur et l'appauvrissement.
La paix est devenue le premier besoin des nations, des na-
tions naguère encore les plus belliqueuses; et elle a déjà résisté
comme par miracle à deux grandes commotions européennes.
Les promoteurs de la liberté commerciale illimitée sont aussi
les apôtres de la paix : cause noble et sainte, pour laquelle on
ne peut éprouver que des sympathies, mais, grâce à Dieu,
déjà gagnée autant qu'elle peut l'être ! Les progrès de la li-
berté commerciale, qui pourrait en douter? accroîtront les
garanties de cette paix si précieuse, et nous les appelons de
tous nos vœux; mais la protection douanière la trouble-t-elle?
Si parfois elle a occasionné de légers tiraillements, quelles
guerres a-t-elle provoquées de nos jours? Dans les pays où
elle a élevé le plus haut ses barrières, en France, par exemple,
a-t-elle empêché un commerce extérieur immense, et, par
conséquent, les relations les plus étroites avec toutes les parties
2
18 PREMIÈRE PRÉFACE DU TRADUCTEUR.
du globe? En contribuant, cbezles nations les plus avancées,
au développement des manufactures, n'a-t-elle pas institué la
plus efficace des propagandes en faveur de la paix?
Ainsi la protection n'est point nécessairement, comme ses
adversaires le disent avec mépris ou avec colère, une illusion
ou une spoliation féconde en calamités sans nombre ; restric-
tion temporaire de sa nature, entre les mains d'un gouverne-
ment habile, elle peut être et elle a été, en effet, un instrument
de progrès. La doctrine de la protection peut s'allier, non pas
avec la superstition, mais avec un culte éclairé de la liberté
commerciale. Par cela seul qu'on la professe, on n'est pas un
esprit étroit, illibéral ; si dans un pays les protectionnistes dé-
fendent la cause du passé, dans un autre ils sont les champions
de l'avenir, dans un troisième enfin ce sont des conservateurs
prudents. Entendue dans ce sens, la théorie du commerce
international est en harmonie avec l'impartialité historique,
caractère éminent d'une époque où l'on n'admet pas volontiers
que le même régime économique, pas plus que la même
constitution politique, convienne à tous les temps et à tous
les lieux.
Elle est conforme à l'opinion la plus généralement répandue,
et ce pourrait être dans certains cas un motif de douter d'elle.
Cependant, quelque dédain qu'ils affichent pour le profane
vulgaire, si rebelle à la vérité, les savants, trop sujets à l'es-
prit de système, ont souvent besoin d'être contrôlés par le
grand nombre; dans les questions de l'ordre moral, c'est du
moins l'opinion des philosophes de notre siècle, leur tâche con-
siste principalement à préciser les notions vagues du sens
commun, et c'est l'adhésion du sens commun qui donne à
leurs conceptions le sceau de la vérité. Depuis près d'un siè-
cle que la science a lancé ses foudres contre le système pro-
tecteur, le système protecteur, loin d'être gisant dans l'a-
rène, ne s'est constitué que plus fortement sur le sol de
l'Europe ; il a même pris possession de l'Amérique émanci-
pée. On aurait mauvaise grâce à vouloir expliquer ses succès
par des coalitions d'intérêts particuliers; dans l'ensemble
PREMIÈRE PRÉFACE DU TRADUCTEUR. J9
sinon dans les détails, on ne peut y voir que l'expression des
volontés nationales. Les systèmes qui contrarient la nature
des choses rencontrent dans l'instinct de conservation des socié-
tés un obstacle invincible ; et la protection douanière subsiste
encore sous la réprobation d'Adam Smith, tout comme le prêt
à intérêt a continué au moyen âge sous le double anathème
d'Aristote et de l'Église.
Ce n'est pas que, dans la même période, la liberté com-
merciale n'ait rapidement accru son domaine ; les fonctions
que je remplis me mettent à même d'en suivre les progrès
mois par mois, et presque jour par jour ; mais ces progrès
ont été rarement l'œuvre de la théorie qui refuse toute aide
au travail du pays. C'est l'insurrection des anciennes colo-
nies contre leurs métropoles qui ouvre à toutes les nations de
l'Europe le marché du nouveau monde ; c'est la victoire qui
ouvre l'entrée de la Chine. La réforme commerciale de l'An-
gleterre est accomplie par Cobden et par Robert Peel avec
les arguments d'Adam Smith ; mais ses auteurs véritables
sont les Watt, les Arkwright et tous ces grands inventeurs
qui, les circonstances aidant, ont donné à l'Angleterre le
sceptre de l'industrie, et augmenté sa population au delà des
ressources habituelles de son territoire. Sur notre continent,
c'est avant tout la centralisation administrative et la tendance
aux grandes agglomérations politiques qui suppriment les
barrières de douane, témoin, dans ces derniers temps, la cen-
tralisation des péages en Suisse, et l'incorporation douanière
des pays hongrois, du Schleswig et de la Pologne par l'Au-
triche, par le Danemarck et par la Russie. Lorsqu'on abolit
ou qu'on diminue des restrictions par des motifs purement
économiques, c'est presque toujours après avoir reconnu
qu'elles ont fait leur temps, et que, comme on parle chez les
Hollandais, quand les courants ont changé il faut changer les
balises ; ou bien c'est pour les réduire aux justes proportions
dont elles n'auraient jamais dû s'écarter. Ce sont autant de
victoires, non pas pour la théorie qui ne voit point de salut
hors de la liberté illimitée, mais pour celle qui fait la juste
âO PREMIÈRE PRÉFACE DU TRADUCTEUR.
part de la protection comme de la liberté, en tenant compte
des exigences des temps, pour celle, en un mot, que List a
exposée dans son Système national.
Si, pour être exacte et complète, la science est obligée de
reconnaître les barrières de la nationalité, elle-même ne
s'arrête pas devant elles ; elle est essentiellement cosmopolite.
Un des plus célèbres compatriotes de List, le grand poëte
dont l'Allemagne célébrait, il y a deux ans, le centième anni-
versaire et dont l'imposante mémoire lui offrait comme un
symbole de cette unité qu'elle poursuit vainement, Goethe a
dit quelque part : a 11 n'y a point d'art national ni de science
nationale. L'art et la science appartiennent au monde entier
comme toutes les grandes choses, et ils ne peuvent avancer
que par une libre action réciproque de tous les contemporains
les uns sur les autres, accompagnée d'une étude constante des
monuments du passé. » Le Système national n'est donc point
une œuvre purement allemande. Si un ardent patriotisme
a conduit la plume de son auteur, si la situation particulière
de l'Allemagne y a dicté beaucoup de pages, les notions qu'il
contient sur une grande contrée dont la fortune est si intime-
ment liée à la nôtre et qui ressent le contre-coup de toutes nos
révolutions, ne font qu'augmenter pour nous son intérêt. Mais
le Système national n'est pas borné dans son application à
l'espace qui s'étend du Rhin à la Vistule. Nous y reconnaissons
aisément, sous une forme plus scientifique, il est vrai, des idées
qui, depuis longtemps, ont cours parmi nous. Quoi qu'il en
soit, on peut importer des vérités utiles d'outre Rhin, aussi
bien que d'outre Manche, et aucun esprit élevé, à quelque
école qu'il appartienne, ne dédaignera une doctrine dont la
publication a été chez nos voisins un événement.
La question qui fait l'objet du Système national et qui agite
aujourd'hui l'Allemagne plus vivement que jamais, n'est pas,
à l'heure qu'il est, en possession d'émouvoir parmi nous les
esprits ; mais il est évident qu'elle n'est qu'ajournée, et qu'elle
s'emparera de l'attention publique dès que d'autres questions
plus graves auront été résolues. Publié dans le moment ac-
PREMIÈRE PRÉFACE DU TRADUCTEUR. 21
tiiel, le présent volume n'excitera donc pas un intérêt pas-
sionné ; on n'y verra pas, du moins, im ouvrage de circon-
stance, et ceux qui voudront bien le lire le jugeront plus sai-
nement, l'étudieront avec plus de fruit. Peut-être, toutefois,
cette grandiose exposition anglaise, qui réunit dans le palais
de cristal de Hyde-Park les produits des deux hémisphères,
et où les ressources diverses de chaque climat et les conquêtes
industrielles de chaque race seront mises au grand jour, lui
donne-t-elle une certaine opportunité.
Mai 1851.
Henri RICHELOT.
NOTICE BIOGRAPHIQUE
SUR FRÉDÉRIC LIST.
Le Système national (T Économie politique a paru en 1841,
et a eu en quelques années plusieurs éditions, sans éprouver
de changement ; il devait avoir une suite, mais la rédaction
du Zollvereinsblattj fondé en 1843, divers opuscules, diverses
affaires prirent depuis lors tous les instants de son auteur.
M. L. Haiisser, professeur d'histoire à l'université de Hei-
delberg, a réuni tout récemment les plus importants entre les
autres écrits de l'homme éminent qui avait été son ami. Voici
la liste de ces écrits avec la date de leur publication ou de leur
composition :
1817. — Avis sur la création (ïune Faculté de sciences
politiques.
1818 à 1820. — Écrits pour la Société de commerce,
1839. — La Liberté et les Restrictions en matière de com-
merce extérieur y envisagées du point de vue historique,
1839. — De r Importance d'une industrie manufacturière
nationale,
1842. — La Constitution agraire y V Agriculture rabougrie
et V Émigration,
1844. — Des Chemins de fer allemands ,
1844. — Des rapports de V Agriculture avec V Industrie et
le Commerce,
NOTICE BIOGRAPHIQUE SUR FRÉDÉRIC LIST. 23
1845. — De la Réforme économique du royaume de Hongrie,
1846. — V Unité économique et 'politique de V Allemagne .
1846. — DeV Importance et des Conditions d^une alliance
entre V Angleterre et V Allemagne.
M. Hausser, s'acquittant avec piété et talent d'une mission
qui lui avait été confiée par la famille, a consacré en même
temps tout un précieux volume à la biographie de l'illustre
défunt. Je ne puis qu'y renvoyer ceux qui désirent étudier à
fond ce grand cœur. Mais, bien que le but de la présente pu-
blication soit avant tout théorique, je ne puis me dispenser de
retracer en quelques pages la vie de celui dont j'ai traduit le
principal ouvrage. C'est surtout au travail détaillé de M. Haus-
ser que j'emprunte les données qu'on va lire sur un homme
que je n'ai connu que par ses écrits et par sa renommée.
——Frédéric List naquit le 6 août 1789, en Souabe, dans la
ville libre de Reutlingen, de parents considérés. Jean List, son
père, mégissier en grand, était membre du Magistrat , et, plus
tard, il fit partie du conseil municipal, lorsque la cité passa
sous la domination du Wurtemberg. Envoyé à l'école latine,
le jeune Frédéric montra, malgré sa vive intelligence, peu de
goût pour les langues anciennes ; en revanche, il écrivait en
allemand mieux qu'aucun de ses camarades. Sorti de l'école
àTâge de quatorze ans, on le destinait à exercer la profession
paternelle, dans laquelle son frère aîné devait l'instruire ; mais
la mégisserie lui allait moins encore que le latin. Son maître
quittait-il un instant l'atelier, l'indocile et malin apprenti dis-
paraissait aussitôt ; on le retrouvait ordinairement, dans le
jardin, au pied d'un arbre, livré à une lecture, ou sur un
étang du voisinage, occupé de quelque essai de navigation.
Son frère perdit patience ; on désespéra de l'avenir de Frédéric
comme mégissier, et, après l'avoir laissé quelque temps à lui-
même et à ses livres, on se décida à en faire un employé.
List avait dix-sept ans lorsqu'il quitta sa ville natale pour
suivre cette carrière. Après avoir rempli divers emplois dans
plusieurs villes du pays, il occupait en 1816 une position ho-
norable dans l'administration centrale du Wurtemberg et il
24 NOTICE BIOGRAPHIQUE
y jouissait de la confiance d'un homme d'Etat distingué, le
ministre Wangenheim. Wangenheim, chef d'un cabinet li-
béral, que soutenaient alorsles sympathies du roi, avait trouvé
dans ce talent généreux un utile auxiliaire.
Né dans une ville libre, List y avait puisé un vif attache-
ment pour les libertés municipales ; la centralisation adminis-
trative qui existait en France sous l'empire et qui régnait
aussi dans le Wurtemberg, lui était odieuse. Contre la bu-
reaucratie wurtembergeoise en particulier, il avait des motifs
personnels de ressentiment; de misérables tracasseries, de
scandaleuses exigences avaient abrégé les jours de sa mère et
avaient été cause de la mort prématurée et déchirante de son
frère aîné. Lui-même avait vu de près les abus de l'adminis-
tration ; aussi prêtait-il le concours le plus zélé aux réformes
de Wangenheim.
Dans la pensée de préparer au pays des serviteurs plus
éclairés, ce ministre créa à Tubingen, en 1817, une faculté
des sciences politiques; il y offrit une chaire à son jeune col-
laborateur; après quelque résistance, celui-ci se laissa dé-
cider par l'utilité du but à accepter une fonction, pour la-
quelle, disait-il lui-même, il était loin d'être mûr, et qui
peut-être convenait mal à sa nature ardente. Pendant le peu
de temps qu'il occupa cette chaire, suivant le vœu de son
patron, il y fît la guerre aux préjugés et la propagande en
faveur des principes du gouvernement constitutionnel.
En même temps, dans un journal fondé en 1818 à Hei-
bronn avec quelques-uns de ses amis, VAmi du peuple de
Souabe, il créait un nouvel instrument pour la régénération
de son pays, et il y réclamait une bonne représentation na-
tionale, l'administration soumise à un contrôle, l'indépen-
dance des communes, la liberté de la presse et le jury.
Cependant le ministère de la réforme avait cédé la place
aux hommes de l'ancien régime; et List avait perdu son ap-
pui officiel. Son journal ayant été trouvé incommode, on le
supprima. Le libéralisme de son cours ne parut pas moins
gênant, il donna lieu à des avertissements de l'autorité. A
SUR FRÉDÉRIC LIST. 25
cette époque, c'était en 18i9, List, se plaçant à la tète de la
Société allemande d'industrie et de commerce, était entré
dans une nouvelle et glorieuse carrière. L'administration
wurtembergeoise l'accusa, à cette occasion, d'avoir, étant au
service du Wurtemberg, accepté sans sa permission un em-
ploi à l'étranger ; pour en finir avec toutes ces chicanes et
pour se vouer tout entier à sa grande mission nationale, List
se décida à se démettre de sa chaire, ce qu'il fit par une
lettre remarquable au roi de Wurtemberg. Six semaines
après cette démission, Reutlingen, sa ville natale, le nomma
son représentant; comme il n'avait pas trente ans accomplis,
ce choix fut annulé par l'administration.
Les détails que List lui-même a donnés dans la préface du
Système national sur l'agitation qu'il dirigea pour l'abolition
des douanes intérieures, me dispensent de m'arrêter sur cette
période importante de sa vie. L'idée de l'association commer-
ciale jaillissait de la situation même de l'Allemagne, elle
était en quelque sorte dans l'atmosphère . List, en se chargeant
de cette idée, lui et quelques industriels, à la première foire
de Francfort-sur-le-Mein en 1819, en la poussant pendant
deux années fécondes, non-seulement par sa plume, mais
par des démarches actives auprès des hommes influents et
des ministres de toutes les cours, auprès des monarques eux-
mêmes, lui fit faire, au milieu de difficultés sans nombre,
un chemin. rapide, et lui assura l'avenir, un avenir prochain.
De retour dans son pays, la ville de Reutlingen, à la fin
de 1 820, lui confia de nouveau un mandat politique, et les
portes des Etats du Wurtemberg s'ouvrirent devant lui
le 6 décembre. Dès les premiers jours de sa vie parlemen-
taire, plein de la pensée qu'il avait personnifiée en lui, il
saisit l'assemblée d'une proposition tendant à l'abolition des
barrières intérieures et à l'union commerciale des Etats al-
lemands. Quelques jours après il demandait la création d'une
commission ayant pour but de soulager le pays de l'excès de
ses charges et d'aviser à une répartition équitable de l'impôt;
par une troisième proposition, enfin, il réclamait des charn-
26 NOTICE BIOGRAPHIQUE
bres un budget annuel. Telle était l'ardeur dévorante de son
début ; mais l'ajournement de la Diète, qui eut lieu le 20 dé-
cembre, prévint les débats orageux que de telles propositions
auraient soulevés.
List n'était pas un révolutionnaire ; dans des notes biographi-
ques qu'il a laissées, il se défend contre un tel reproche. Le ré-
volutionnaire, dit-il, ne fait que détruire sans édifier, ou, s'il
faut qu'il édifie, il cherche à bâtir son édifice sur une table
rase ; lui, il a toujours pris l'état de choses existant comme
point de départ de ses réformes , sa république avait toujours
à sa tête un roi ou un empereur. La vérité est que List n'al-
lait pas et n'est jamais allé au delà du libéralisme constitu-
tionnel ; mais il était, comme ill'a été à peu près toute sa vie,
fort en avant de ses compatriotes, et les abus avaient en lui un
adversaire décidé et fougueux.
C'est ainsi que, peu après la session, il traça le projet d'une
pétition qui devait être adressée par ses commettants à la
chambre des députés et servir de programme d'une opposi-
tion parlementaire; projet hardi, imprudent, qui décida de
sa destinée. Un exemplaire lithographie de cette pièce étant,
par anticipation, tombée entre les mains du gouvernement,
des poursuites furent ordonnées contre son auteur ; en consé-
quence, en février 1821, la chambre des députés ayant été
convoquée de nouveau, son exclusion fut demandée par le
ministère, aux termes de la constitution, et, malgré une
belle et vigoureuse défense, elle fut prononcée par 56 voix
contre 36.
Cette étrange façon de comprendre le gouvernement con-
stitutionnel fit scandale non-seulement en Wurtemberg,
mais dans toute l'Europe. Condamné, après un long procès,
à dix mois de travail forcé pour outrage et calomnie envers
le gouvernement, les tribunaux et l'administration du Wur-
temberg, List chercha un refuge en France, et il fut sym-
pathiquement accueilli à Strasbourg comme un libéral per-
sécuté. Il se plaisait dans cette ville, autant qu'il le pouvait
loin de sa femme et de ses enfants restés à Stuttgard, et il y
SUR FRÉDÉRIC LIST. 27
projetait divers travaux littéraires, entre autres une traduction
annotée du Traité d'économie politique de J.-B. Say ; mais
les rancunes de ses adversaires le poursuivirent dans cet asile,
puis dans le pays de Bade, puis enfin en Suisse de canton en
canton.
Dans un voyage qu'il avait fait à Paris, au commencement
de 1823, pour y chercher une occupation, Lafayette lui avait
offert généreusement de l'emmener avec lui en Amérique et
de l'y patronner. Ce projet d'émigration souriait à List ; mais
sa famille et ses amis l'en dissuadèrent. L'année suivante, las
de la vie errante qu'il menait depuis deux ans et demi, il finit,
sur leurs instances et comptant sur la clémence royale, par
rentrer dans le Wurtemberg. 11 ne tarda pas à se repentir de
sa confiance. Enfermé dans la forteresse d'Asperg, on l'y
employa à des expéditions et on le traita durement comme
un malfaiteur. Enfin, par l'intercession de quelques amis, il
fut élargi au mois de janvier 1825, sous la condition de
s'expatrier. Ni l'Allemagne ni la France ne lui offraient de
riantes perspectives; des lettres de Lafayette, avec lequel
il n'avait cessé d'être en relation et qui l'avait devancé de
l'autre côté de l'Atlantique, le décidèrent à choisir les Etats-
Unis pour son lieu d'exil.
Lui-même a retracé les impressions qu'il éprouva au mo-
ment solennel du départ : « Le 15 avril, au point du jour,
nous nous mîmes en route, chargés comme des émigrants, à
pas lents comme si nous avions peur d'atteindre trop tôt la
frontière. Ma femme et moi, nous étions livrés à de tristes
pensées; nous allions quitter l'Allemagne et tout ce qui nous
y était cher; la quitter pour toujours peut-être, peut-être,
en franchissant l'Océan , voir un de nos enfants enseveli
dans ses abîmes, peut-être succomber à notre chagrin et les
laisser orphelins sur la terre étrangère ! Nous n'osions nous
regarder, craignant de nous trahir l'un à l'autre. Tout à
coup les enfants se mirent à chanter la chanson : « Allons
mes frères^ du courage ; nous allons par terre et par mer en
Amérique, » Il nous fut impossible alors de contenir notre
28 NOTICE BIOGRAPHIQUE
douleur. Ma femme fut la première à se remettre. « Tu n'as
rien à te reprocher, me dit-elle, tu t'es conduit comme un
homme, nous n'émigrons pas par caprice. Ayons confiance
en Dieu; c'est lui qui l'a \oulu, il nous protégera. Mes en-
fants, nous allons chanter a^ec vous. » C'était une des plus
belles matinées que j'aie jamais vues. Le soleil dardait ses
premiers rayons sur ce paradis du Palatinat. Ce spectacle fut
pour notre peine un baume adoucissant, et bientôt nous
chantâmes joyeusement tout ce que nous savions de chan-
sonnettes de Schiller, et finalement la chanson badine
d'Uhland : « J'a^ donc enfin quitté la ville ! » Les gens qui
nous rencontraient devaient nous prendre pour la famille
d'un employé bavarois monté en grade plutôt que pour des
bannis. — Le bas Palatinat est une délicieuse contrée. La
nature y prodigue tout ce qui est nécessaire à l'homme, et
surtout le vin, ce don de Dieu, qui embellit la vie sociale et
accroît les forces de l'homme. C'est pour le pays un bonheur
que sa qualité ne s'élèvepas au-dessus de la médiocrité dorée.
S'il avait un peu plus de prix, le peuple ne le ferait venir que
pour la table des grands. Tel qu'il est, il coule dans les veines
des vignerons ; à ceux qui l'ont produit à la sueur de leur
front il procure des heures de joie.
De Saarbruck nos exilés se rendirent au Havre par Metz,
Paris et Rouen. Dans ce trajet, List remarqua la fertilité et
et l'animation de la Normandie ; et l'activité manufacturière
de Bolbec lui remit à la pensée la théorie d'Adam Smith.
« J'ai déjà combattu cette théorie dans mes articles pour la
Société de commerce, mai'^ la question mérite un plus mûr
examen. J'espère que les États-Unis m'offriront un bel exem-
ple à l'appui de mon opinion ; ils ont pratiqué la théorie jus-
qu'à ce que leur industrie fût par terre, et alors ils ont eu
recours au système que les théoriciens réprouvent. »
Le Havre l'intéressa vivement, et il était d'avis qu'on pour-
rait aisément doubler le commerce de ce port en le joignant
au Rhin par des canaux ou par des chemins de fer.
Arrivé à New- York au mois de juin, après une traversée
SUR FREDERIC LIST. 29
assez heureuse, il se hâta d'aller trouver Lafayette à Philadel-
phie. Le héros des deux mondes le reçut avec bonté et l'invita
obligeamment à l'accompagner dans sa marche triomphale
au milieu du peuple américain. List assista ainsi, le 4 juil-
let 1825, à côté de Lafayette, à la fête de la déclaration d'in-
dépendance qui l'émut profondément, et, grâce à cette re-
commandation puissante, il fit la connaissance de Henri Clay
et des principaux hommes d'Etat de l'Amérique.
Après quelques tâtonnements, il résolut de fixer sa rési-
dence dans la Pensylvanie, avec l'arrière-pensée de fonder
une école des arts et métiers. Ayant acheté pour une somme
assez modique, près de Harrisbourg, une maison avec jardin
et prairie, qui paraissait avantageusement située, il y fit venir
sa famille qu'il avait laissée à Philadelphie, acheta une dou-
zaine de vaches, et s'occupa d'exploiter sa nouvelle propriété.
Mais la mauvaise foi des habitants du pays rendit l'exploita-
tion fort onéreuse ; le lieu était malsain, les nouveaux venus
eurent la fièvre les uns après les autres, il fallut songer à se
défaire de la maison à tout prix, et il ne se présentait pas
d'acheteurs ; à bout de ressources, List accepta alors l'offre
qu'on lui fit de rédiger une feuille allemande dans la petite
ville de Reading.
Ce fut à cette époque qu'il publia sur la question de la li-
berté commerciale une série de lettres en langue anglaise qui
firent une grande sensation, et qui contenaient le germe du
Système national, La préface de ce dernier ouvrage présente
à ce sujet d'intéressants détails. Ce succès avait encouragé
List à la composition d'un ouvrage d'économie politique plus
étendu, mais un bonheur fortuit vint l'en distraire, et ajour-
ner ce travail à douze ans de là.
Ayant rencontré, en se promenant dans une montagne voi-
sine, un gîte houiller des plus riches, il comprit sur-le-champ
la portée de cette découverte, et réussit à former, pour en tirer
parti, une société au capital de 700 mille dollars (3 millions
745 mille francs) ; non-seulement la mine fut exploitée, mais,
pour la mettre en communication facile avec le canal de
30 NOTICE BIOGRAPHIQUE
Schuylkill, on construisit, sur sa proposition, le chemin de fer
de Tamaqua à Port-Clinton. L'entreprise promettait de bril-
lants succès, et comme une large part d'intérêt avait été as-
surée à son promoteur, l'aisance reparut au sein de la famille
exilée.
Dans ces jours de prospérité, List ne pouvait se défendre
de penser à cette Allemagne où il avait tant souffert : « Je
viens de relire, écrivit-il à un ami en octobre 1828, ma cor-
respondance pour la Société de commerce. Quels souvenirs !
C'étaient les jours dorés de l'espérance. J'ai eu le mal du pays
pour six semaines et je n'ai pu tout ce temps m'occuper des
affaires d'Amérique. Je suis pour mon pays comme une mère
pour de laids enfants, elle les aime d'autant plus qu'ils ont
été plus maltraités par la nature. Au fond de tous mes projets
est l'Allemagne, le retour en Allemagne. » Dans les solitudes
des montagnes Bleues, il rêvait un réseau de chemins de fer
allemand, et en 1829, il adressait sur ce sujet à un hautfonc-
tionnaire bavarois, Joseph de Baader, des lettres qui furent
publiées dans la Gazette d'Augsbourg ; il écrivit au roi de Ba-
vière lui-même ; dans un temps oii en Angleterre même les
chemins de fer n'avaient pas triomphé de tous les doutes, il
s'écriait avec enthousiasme : « Quelle magnifique victoire de
l'esprit humain sur la matière ! », et il retraçait avec une
rare justesse de coup d' œil les immenses résultats qu'ils étaient
destinés à produire.
Cependant le chemin de fer pensylvanien, qui se faisait sous
ses auspices, avançait, et l'inauguration en eut lieu dans l'au-
tomne de 1831. Mais List n'y assistait pas; quelques motifs
qu'il eût de rester dans cette Amérique où il avait trouvé for-
tune et considération, il avait voulu revoir l'Europe. Peu de
mois après notre révolution de Juillet, il avait obtenu du pré-
sident Jackson une mission concernant les relations entre les
Etats-Unis et la France ; le gouvernement fédéral l'avait en
même temps désigné pour le consulat des États-Unis à Ham-
bourg, poste qui devait lui frayer un retour honorable dans
son pays.
SUR FRÉDÉRIC LIST. 31
Il était arrivé dans les derniers jours de 1830 à Paris,
homme nouveau sur un sol renouvelé. Cet esprit d'initiative,
cette ardeur novatrice qui ne l'abandonnait jamais, l'avaient
suivi aussi dans notre France. 11 entretint de ses plans les
hommes politiques du jour ; il appela notamment l'attention
de MM. Rogier et Gendebien, de Belgique, alors à Paris, sur
les avantages d'une jonction du port d'Anvers au Rhin par
un chemin de fer; dans la Revue encyclopédique, il écrivit
sur les Réformes économiques, commerciales et politiques appli-
cables à la France, et il y traita en particulier des chemins de
fer ; dans le Constitutionnel il signala la nécessité d'une nou-
velle loi sur l'expropriation pour cause d'utilité publique ; on
sait que l'école saint-simonienne, avec laquelle il ne paraît
avoir eu aucun rapport, propageait alors avec beaucoup d'éclat
des idées semblables.
De lui-même List avait presque immédiatement renoncé
au consulat de Hambourg, dont les émoluments, ainsi qu'il
l'avait appris, étaient nécessaires à celui qui l'occupait alors ;
bientôt, du reste, sa nomination donna lieu à une protestation
de la ville de Hambourg, provoquée, comme il le pensa, par
le gouvernement wurtembergeois, et elle ne fut pas ratifiée
par le sénat américain. Sa mission remplie, à la fin d'oc-
tobre 1831, il retourna en conséquence aux Etats-Unis, mais
seulement pour y aller régler ses affaires. Dès l'année sui-
vante, possesseur d'une fortune qui assurait son indépen-
dance, et nommé consul à Leipsick, titre qui, à défaut de re-
venus, le mettait à l'abri des persécutions en qualité de
citoyen américain, il s'embarqua de nouveau, lui et sa famille,
pour cette vieille Europe qu'il ne devait plus quitter, malgré
ses torts envers lui. L'état de santé de sa femme l'ayant re-
tenu près d'une année à Hambourg, il ne fixa sa résidence à
Leipsick que dans l'été de 1 833.
Débarqué à peine en Allemagne, il avait poursuivi l'exécu-
tion des projets qui lui avaient fait franchir l'Atlantique.
Déjà, dans son récent séjour à Paris, il avait conçu le plan
d'une petite encyclopédie des sciences politiques destinées à
32 NOTICE BIOGRAPHIQUE
répandre de saines doctrines sur ces matières ; il le reprit
alors avec ardeur, s'assura le concours de deux des meilleurs
écrivains politiques d'outre-Rhin, Rottek etWelcker, et con-
clut un arrangement avec un libraire. Cette publication du
Slaatslexicon, dans laquelle il mit son argent en même temps
que son talent et ses soins de toute espèce, fut pour lui une
source d'ennuis; mais, sans réaliser toutes ses espérances,
elle réussit néanmoins.
Il ne suivait pas avec moins de vivacité son idée favorite
d'un réseau de chemins de fer allemand ; à Hambourg cette
idée avait été repoussée comme chimérique ; à Leipsick elle
ne fut pas mieux accueillie dans le commencement ; mais peu
à peu elle y gagna du terrain, et une brochure lumineuse
que List publia sur un Système de chemins de fer saxon comme
base d^vn système allemand et en particulier sur rétablissement
d^une ligne de Leipsick à Dresde, et où toutes les voies qui fu-
rent depuis construites en Allemagne sont indiquées de main
de maître, fit une sensation prodigieuse. Le gouvernement et
les chambres de Saxe, et les autorités municipales de Leipsick
votèrent des remercîments à l'auteur ; les chefs du commerce
de cette place vinrent à lui ; sous ses auspices une société se
forma pour la construction du chemin de Leipsick à Dresde ;
membre du comité, il donna une impulsion vigoureuse à
l'entreprise; mais il n'y recueillit lui-même que des dégoûts.
11 avait eu la générosité de ne pas mettre de condition expresse
à son concours : c( Les habitants de Leipsick, lui avait dit un
des membres les plus considérables de la Société, ne sont pas
des Yankees, ils se conduisent comme des hommes d'hon-
neur. » Les Yankees avaient fait sa fortune ; les habitants de
Leipsick lui offrirent à titre de don honorifique une somme
de 2,000 thalers (7,500 fr.) ; tel était le prix de tant d'efforts ,
de tant de sacrifices ! Après avoir raconté cette mesquinerie,
M. Hausser ajoute qu'il n'y a pas lieu de s'en étonner, et que
les choses ne se font pas autrement en Allemagne.
Quelque blessé qu'il fût des procédés dont on usait à son
égard, l'indomptable activité de List n'en était pas ralentie ;
SUR FRÉDÉRIC LIST. 33
pour la cause des chemins de fer, il entretenait une correspon-
dance suivie avec les principales villes d'Allemagne ; il faisait
paraître dans les journaux les plus accrédités des articles sans
nombre; il faisait des démarches personnelles, notamment
auprès des hommes les plus importants de Berlin. L'opinion
publique était vivement émue pour ce grand intérêt national,
et, si les gouvernements hésitaient encore, l'industrie parti-
culière se mettait en campagne sur plusieurs points. Ce mou-
vement fut encore accéléré par le Journal des chemins de fer y
que List fonda à la tin de 1835.
Peu après, la même cause le conduisit à Francfort-sur-le-
Mein; dans cette ville, l'idée lui vint d'aller revoir son pays
natal après un éloignement de plus de quinze années. Ses
compatriotes raccueillirent à bras ouverts; tout Stuttgard ne
parla pendant quelques jours que du consul List ; il se crut
réconcihé avec le gouvernement wurtembergeois ; en Wur-
temberg, dans le pays de Bade, on lui témoignait partout les
plus grands égards ; la Faculté de droit de Fribourg, après
examen des pièces de son procès, en déclara la nullité ; dans
sa joie d'une telle réception, il écrivait à sa femme : « Ce sont
de braves gens que les Souabes ! », et il était décidé à se fixer
de nouveau parmi eux ; mais on refusa de lui rendre sa qua-
lité de citoyen, et l'on consentit seulement à le traiter comme
un étranger ayant permission de résider dans le royaume.
Cruellement déçu, il retourna à Leipsick, où de nouveaux
chagrins l'attendaient ; son Journal des chemins de fer était en
voie de prospérité ; le gouvernement autrichien interdite cette
feuille l'entrée du territoire impérial ; et à la même époque,
îl apprit que la crise financière des Etats-Unis l'avait à peu
près ruiné. Afin de prendre sur ce dernier point des informa-
tions exactes et de se remettre des dégoûts dont on l'avait
abreuvé dans son pays, à la fin de 1837, il partit pour Paris
avec l'une de ses filles, qui écrivait sous sa dictée et qui savait
parfaitement le français.
Dans ce voyage, il fit une halte agréable à Bruxelles ; il y
fut accueilli poliment par M. Nothomb, cet homme d'Etat si
3
34 NOTICE BIOGRAPHIQUE
spirituel et si aimable ; le roi Léopold lui témoigna de Tin-
térêt ; enfin, la rencontre du docteur Kolb, dans une excur-
sion à Ostende, renoua d'anciennes relations et ouvrit à Témi-
nent voyageur les colonnes de la Gazette iT Augsbourg ,
En France, sur la recommandation du roi des Belges, il fut
admis auprès de Louis-Philippe ; il fut charmé de son entre-
vue avec ce prince, qui l'entretint de l'Allemagne, de l'Amé-
rique du Nord, des cultivateurs allemands de la Pensylvanie,
et qui parla tour à lour français, allemand et anglais, suivant
qu'il était question de l'un ou de l'autre des trois pays. Mais,
il fut peu satisfait de la France ; en 1830, venant des États-
Unis, il nous avait trouvés frivoles ; alors, plus pénétré encore
de l'importance d'un réseau de chemins de fer français, il
s'écriait en présence de nos retards et de notre impuissance :
c( Ces gens-là ne s'intéressent qu'au théâtre et à la guerre. »
Le temps qu'il passa dans notre capitale ne fut pas d'ailleurs
perdu pour lui ; la préface du Système national explique
comment un sujet de prix proposé par l'Académie des sciences
morales et politiques tourna son activité vers une question
qui l'avait occupé toute sa vie, celle du commerce interna-
tional, comment un Mémoire improvisé devint peu à peu un
volume, et comment, par des articles insérés dans la Revue
Irimestrielle allemande et dans la Gazette d'Augshourgy il pré-
para ses compatriotes à la publication de ce beau livre. Tout
entier à la composition de son ouvrage, il vivait dans la
retraite, et ne voyait même parmi ses compatriotes que Heine,
Venedey et Laube : « Sitôt que j'aurai fini mon premier
volume, disait-il à ce dernier, je retournerai en Allemagne,
j'y prêcherai une économie nationale pratique, fruit de moii
expérience durant vingt années, et je m'y brouillerai avec
tous les savants. »
Le reste de sa famille était venue le rejoindre à Paris ; il était
plein de santé et paraissait heureux ; la mort de son fils vint
troubler sa félicité domestique. Ce jeune homme, dont il avait
voulu faire un ingénieur, entraîné par un goût décidé pour la
vie militaire, avait pris du service dans notre armée de l'Ai-
SUR FRÉDÉRIC LIST. 35
gérie, et paraissait destiné à un avancement rapide ; il fut
emporté par la fièvre chaude. List fut accablé de ce coup, qu'il
ressentit jusqu'à ses derniers jours. 11 n'avait plus rien à faire
en France (1) ; dans l'été de 1840, il reprit le chemin de l'Al-
lemagne, laquelle semblait, à ce moment, sortir de sa lan-
gueur et où il croyait avoir à jouer un rôle.
En retournant à Leipsick, il eut connaissance qu'une vive
inquiétude régnait dans les principautés thuringiennes au
sujet de la direction du chemin de fer de Halle à Cassel ; il
était question d'abandonner l'ancienne route commerciale par
Weimar, Erfurt, Gotha et Eisenach, afin d'abréger un peu
le parcours ; List comprit qu'on faisait une faute ; et, par sa
plume et son activité personnelle, il fit prévaloir le tracé le
plus conforme aux intérêts de la contrée. « C'est à un seul
homme, dit le duc de Saxe-Gotha, que nous sommes redeva-
bles de ce résultat, et cet homme est le consul List, que l'in-
gratitude dont on a payé son patriotisme n'a pas empêché de
nous consacrer son temps et ses efforts pour nous éclairer sur
nos véritables intérêts. » A cette occasion, en novembre 1840,
l'université d'Iéna lui décerna le diplôme de docteur en droit,
pour ses services dans la cause de la Société de commerce et
dans celle des chemins de fer allemands.
Après un court séjour à Weimar, le nouveau docteur
choisit Augsbourg pour sa résidence, agita de nouveau, dans
la Gazette y les grands intérêts économiques de son pays, et fit
paraître, au mois de mai 1841, le Système national^ dont le
succès fut immense. Si la préface de cet ouvrage est, dans
quelques endroits, amère et passionnée, c'est (l'auteur l'a
expliqué plus tard dans une lettre à son ami) qu'elle fut écrite
sous l'impression de la nouvelle qu'il se négociait avec l'An-
gleterre un traité de commerce sur des bases ruineuses pour
l'Allemagne : « Sans cela, ajoute-t-il, comment me serais-je
(1) M. Hausser parle ici d'oflFres obligeantes de M. Thiers, alors président
du conseil, qui ne purent retenir rëconomisle allemand. M. Thiers m'a as-
suré n'avoir eu aucune relation avec List. J'ai, en conséquence, modifié ce
passage de la première édition.
;id NOTICE BIOGRAPHIQUE
avisé de porter aux nues, comme je l'ai fait, le jeune Mar-
witz ? » Le nom de List retentit alors dans toutes les bouches
avec les éloges des uns et les injures des autres ; et le banni
de 1825 atteignit enfin un but qu'il n'avait cessé de poursuivre
et qui toujours lui avait échappé ; à la suite d'une audience
que lui accorda le roi de Wurtemberg, le département cri-
minel lui notifia sa réhabilitation.
Rétabli d'une chute où il s'était cassé la jambe et qui avait
quelque temps interrompu ses travaux, List se prépara à des
luttes nouvelles. Le débat entre le libre échange et la protec-
tion était très-vif alors, et il avait été ranimé encore par le
congrès douanier de l'Association allemande en 1842. List
proposa à l'éditeur Cotta de fonder un organe spécial pour les
questions économiques en général, et pour le système protec-
teur en particulier. Le 1^' janvier 1843, ce journal parut
sous le titre heureux de Zollvereinshlatt ^ ou feuille de ZoUve-
rein. Le rare talent de journaliste dont List avait déjà donné
tant de preuves, jeta alors plus d'éclat que jamais ; sans posi-
tion officielle, sans titre, sans fortune, en butte à toutes sortes
d'attaques et de calomnies, le rédacteur en chef du Zollve-
reinsblatt devint un homme considérable par le seul prestige
de son talent et de son caractère.
Les dépêches des ministres britanniques le signalèrent au
cabinet de Londres comme un ennemi dangereux. Sa polémi-
que était inspirée en effet par la pensée de soustraire complè-
tement son pays au monopole manufacturier de l'Angleterre ;
mais il se défendait d'éprouver de la haine contre une nation
qu'il admirait, qui était pour lui la nation modèle. Voici ce
qu'il répondit une fois au reproche qu'un Anglais lui avait
adressé d'annoncer avec une joie barbare la chute prochaine
de la puissance britannique : « Bien loin de partager les sen-
timents ridicules des Français qui, à chaque désastre que les
Anglais éprouvent aux Indes orientales ou en Chine, à chaque
mauvaise nouvelle des Antilles ou du Canada, à chaque nau-
frage d'une frégate anglaise, prédisent d'un air triomphant la
chute de la Grande-Bretagne, nous avons toujours pensé que
SUR FRÉDÉRIC LIST. 37
J'Angleterre n'est qu'au début, de sa grawdeur. Non, nous
n'irons pas de gaieté de cœur compromettre notre réputation
de publiciste en annonçant un événement, qui ne saurait arri-
ver, que si l'Angleterre continuait à abêtir systématiquement
une grande partie de sa population, et à gouverner ses cent
millions de sujets dans Tlnde plus mal que le pacha d'Egypte
ne gouverne ses Fellahs. Peut-être aucun écrivain n'a exalté
l'Angleterre autant que nous, et, loin de haïr les Anglais,
nous sympathisons avec eux plus qu'avec aucun autre peuple.
Ce que nous détestons de toute notre âme, c'est cette tyrannie
commerciale de John Bull qui veut tout absorber, qui ne veut
laisser s'élever aucune autre nation, et qui cherche à nous
faire avaler les pilules fabriquées par sa cupidité comme un
pur produit de la science ou de la philanthropie. »
Cependant ce chaleureux patriote, ce grand agitateur, avait
ses jours de lassitude et de découragement. L'avenir des siens
l'inquiétait ; des pourparlers pour lui donner une position
officielle en Wurtemberg ou en Bavière n'avaient pas eu de
suite ; sa santé et sa fortune détruites après tant d'efforts, il se
voyait réduit à vivre de sa plume, d'une feuille que l'autorité
pouvait supprimer au premier jour. Lui, qui habituellement
travaillait avec autant de facilité que d'ardeur, se sentait quel-
quefois affaissé, et c'était pour lui un supplice horrible d'avoir
à fournir de la copie pour remplir son journal.
A ses souffrances, à la fois physiques et morales, il cherchait
un remède dans des voyages, voyages d'ailleurs bien remplis,
bien employés. En 1844 nous le voyons en Belgique où il
suggère les bases du traité de commerce et de navigation qui
mit fin à un différend entre cet Etat et l'Association allemande,
mais qui n'a pas réalisé les espérances conçues par ses négo-
ciateurs ; puis à Munich, où un congrès agricole lui fournit
l'occasion de traiter, dans un écrit remarquable, de la soli-
darité qui existe entre Tindustrie manufacturière et l'agricul-
ture ; puis enfin à Vienne et en Hongrie, où son voyage est
une continuelle ovation, et où il sème libéralement les idées
dont sa tête est pleine.
38 NOTICE BIOGRAPHIQUE
A la suite de soft séjour au milieu des Magyars, il écrivit sur
la Hongrie un mémoire, où nous lisons ces lignes en partie
prophétiques : « Quand même nous n'aurions en perspective
ni révolution, ni guerre européenne, il existe en France trop
de mécontentement et d'irritation pour qu'il n'y ait pas lieu
de craindre du moins des troubles sérieux à la mort du roi.
Ces troubles tourneraient soudainement du côté de l'Ouest
toute l'attention de l'Autriche et de la Prusse. Supposons que
la plaie de la Hongrie reste encore ouverte, rien ne serait plus
naturel que de voir l'opposition hongroise saisir cette occa-
sion favorable d'élever les plus hautes prétentions vis-à-vis
du gouvernement autrichien réduit aux abois. Ce serait alors
pour la Russie le moment propice d'intervenir entre l'Autri-
che et la Hongrie. »
List était alors à l'apogée de son influence ; il répandait par-
tout la vie autour de lui ; il était comme le centre auquel tous
les grands intérêts du pays aboutissaient ; il était, comme on
l'a appelé, l'Agent général de l'Allemagne (der Allgemeine
deutsche consulent) ; mais, malgré quelques témoignages de
la sympathie publique, sa situation personnelle restait tou-
jours la même. En remerciant des industriels qui lui avaient
adressé un présent, il écrivait avec tristesse : « Lorsqu'en 1 818
je me mis à la tête de cette Société de commerce d'où est né
le Zollverein, j'avais une belle fortune, et de plus une place
qui me donnait un honnête revenu et m'assurait un avenir
administratif. Mes efforts dans l'intérêt de l'industrie alle-
mande ont eu pour conséquence la perte, non-seulement
d'une grande partie de ma fortune, mais encore de mon
emploi, de ma carrière, enfin de mon pays. A mon retour
d'Amérique, en 1831 , j'étais redevenu riche. En travaillant
pour les chemins de fer et pour une politique commerciale
allemande, j'espérais avoir bien mérité de mon pays et con-
server au moins ma fortune. Pour prix de mon zèle, j'ai été
persécuté et j'ai perdu une grande partie de ce que j'avais.
Aujourd'hui, près de la soixantaine, et affligé d'infirmités
physiques, je ne vois l'avenir qu'avec inquiétude ; je ne me
SUR FRÉDÉRIC LIST. 39
crois pas même assez de force pour émigrer une seconde fois
aux États-Unis ; où des amis m'appellent et où je me rétablirais
facilement en quelques années. » A la même époque, le déni-
grement stupide, l'envie, la calomnie se déchaînaient pour
lui contester ses titres les plus clairs, et comme pour lui
porter le dernier coup. Que je me sais de gré de lui avoir
rendu alors spontanément, dans V Association douanière aile-
mande, un humble hommage, dont j'ai appris depuis avec
bonheur qu'il avait été vivement touché !
Le Zollvereinsblatt avait souffert de fréquentes absences de
son rédacteur en chef, et celui-ci, à qui Cotta avait cédé sa
propriété, se disposait à lui imprimer un nouvel élan. C'était
en 1846 ; la ligue triomphait en Angleterre, comme il l'avait
toujours prévu ; il ne put résister à l'envie de voir Londres à
cette heure décisive. Il se mit en route au mois de juin : « J'ai
été témoin la nuit dernière, écrivit-il presque en arrivant, de
deux événements considérables ; dans la chambre haute, j'ai
vu la législation des céréales décéder aux acclamations de
leurs seigneuries, et, quelques heures après, dans la cham-
bre basse le ministère Peel recevoir le coup de mort ; j'en
suis encore tout ému. La place que j'occupais m'offrait un
riche sujet d'observations. Devant moi était l'égyptien Ibrahim
avec sa suite. Quelques-uns des hommes politiques les plus
considérables , notamment lord John Russell , sont venus
échanger quelques paroles avec lui. Lord Monteagle a eu
l'obligeance de me désigner non-seulement les pairs et les lit-
térateurs distingués qui se trouvaient dans notre voisinage,
mais les membres les plus importants de la chambre des
communes. « Le vieux monsieur que voici, me dit le docteur
« Bowring, le vieux monsieur au frac bleu, qui incline la tête
« sur sa poitrine comme s'il dormait, c'est le duc de fer [i).
« Voulez-vous me permettre de vous présenter M. Mac-Gre-
« gor ? » Un homme poli, au regard intelligent, me serra la
main. « M. Cobden désire faire votre connaissance, me dit-on,
(1) le duc de Wellington.
40 NOTICE BIOGRAPHIQUE
« d'un autre côté ; y> et un homme, encore jeune et à la
physionomie heureuse, tendit la main vers moi : « Vous êtes
c( donc venu ici pour vous convertir ? — Oui, répondis-je, et
« pour demander l'absolution de mes péchés. » Je restai ainsi
un quart d'heure à plaisanter au milieu de mes trois grands
adversaires. Quelle vie politique dans ce pays-ci ! On y voit
l'histoire pousser. »
Dans ce séjour à Londres, qui dura environ trois mois, en-
couragé par le ministre de Prusse, de Bunsen, List composa
un mémoire concernant les avantages et les conditions d'une
alliance entre l'Angleterre et l'Allemagne. Il est question,
dans une note de la présente traduction, de cet écrit qui fut le
dernier de List et comme son testament politique et économi-
que. Le peu d'effet qu'il produisit sur les hommes d'Etat de
l'Angleterre auxquels il avait été adressé, acheva de décou-
rager son auteur.
Déjà List semblait avoir le pressentiment de sa fin pro-
chaine. Plus d'une fois, à Londres, il avait trahi ce douloureux
secret : « Je dois me hâter, disait-il un jour, de terminer mes
affaires, et de me mettre en route ; car il me semble que je
porte en moi une maladie mortelle et que je mourrai bientôt ;
or, je voudrais mourir et être inhumé dans mon pays. » Une
autre fois, il se plaignait de l'affaissement de son esprit et de
la fatigue que lui causaient un labeur quotidien et des efforts
sans relâche : « On dit, ajouta-t-il, que le Zollverein, pour
me récompenser de ce que j'ai fait pour lui, me mettra une
couronne sur la tête ; si c'est son intention, il faut qu'il se
hâte ; aujourd'hui il trouverait encore quelques cheveux gris
à couronner ; qui sait si l'an prochain il trouvera autre chose
qu'un cadavre? » Celui qui prononçait ces paroles paraissait
cependant dans la pleine possession de ses rares facultés de
corps et d'esprit, et sa constitution robuste semblait lui pro-
mettre une longue carrière.
Mais cette apparence était trompeuse. Tant d'entreprises,
tant d'études et tant de combats, où il avait mis non-seulement
toutes ses forces, mais tout son cœur, n'avaient pu manquer
SUR FRÉDÉRIC LIST. 41
d'entamer cette vigoureuse nature. Toutefois il y avait bien
autre chose chez lui que de la lassitude ; le mal qui le dévorait
était celui des novateurs, des hommes de désir, qui s'irritent
contre des obstacles opposés par les préjugés ou par des in-
térêts individuels au succès de leurs plans généreux ; c'était
le chagrin et le dégoût que lui causait l'ingratitude de ses con-
citoyens. Lui qui avait tout fait pour son pays, lui dont les
conceptions avaient enfanté autour de lui la richesse» lui dont
les idées étaient devenues celles de tout un peuple, pour prix
du dévouement exalté de toute sa vie, il n'avait recueilli que
des mécomptes, des inimitiés, des humiliations. Cette coupa-
ble indifférence l'avait blessé profondément et lui avait brisé
le cœur ; c'était la maladie mortelle dont il était atteint et à
laquelle il a succombé.
La vie et le climat de l'Angleterrre ne lui convenaient pas ;
il y avait été presque toujours indisposé, et ses douleurs d'en-
trailles avaient augmenté sensiblement. A son retour, en au-
tomne, sa famille et ses amis le trouvèrent changé. En no-
vembre, son mal empira , il paraissait abattu, et cependant
jusque dans ses derniers jours son activité organisatrice ne se
reposait pas ; il était en train de fonder une vaste association
en Bavière. Un matin, pour chercher un soulagement à ses
souffrances dans les distractions d'un voyage, il partit pour
Munich ; sa famille reçut de lui un billet de Tegernsee ; il
voulait, y écrivait-il, aller à Meran, où la douceur de l'air lui
ferait du bien. Quelques jours après, la Gazette (TAugsbourg
apprenait sa fin tragique, avec cette citation de Sénèque : « Non
afferam mihi manus propter dolorem ; sic mori^ vinci est.
Hune tamen si sciero perpétua mihi esse patiendum^ exiho non
propter ipsum, sed quia impedimento mihi futurus est ad omne
propter quod vivitur (1). »
Arrivé à Schwatz, le mauvais temps avait obligé List de re-
(1) Je ne porterai pas la main sur moi, en cédant à ma douleur; mourir
ainsi, c'est être vaincu. Si cependant je sais que je dois la supporter toujours,
je m'en irai non à cause d'elle, mais parce qu'elle me ferait obstacle pour
tout ce qui constitue le but de la vie.
42 NOTICE BIOGRAPHIQUE
venir sur ses pas. Il s'arrêta à Kufstein dans un hôtel. Bien
qu'il ne manquât pas d'argent, il refusa de belles chambres
qu'on lui avait montrées : « Je suis trop pauvre, dit-il, don-
nez-moi la plus mauvaise chambre de la maison. » Il resta
plusieurs jours au lit au milieu des souffrances les plus vives.
Une lettre adressée au docteur Kolb, la dernière qu'il écri-
vit, fait connaître son triste état.
« Mon cher Kolb, j'ai déjà essayé dix fois d'écrire aux miens,
à mon excellente femme, à mes charmantes enfants, mais ma
tête, ma main, ma plume m'ont refusé ce service. Que le ciel
les soutienne ! — J'espérais que le mouvement et une courte
résidence dans un pays plus chaud m'auraient rendu la force
de travailler ; mais chaque jour augmentait mes douleurs
de tête et mon oppression. — Et ce temps eff'royable ! A
Schwatz j'ai dû rebrousser chemin, mais je n'ai pu aller au
delà de Kufstein, où j# suis resté gisant dans un état affreux,
tout mon sang se précipitant vers mon cerveau, surtout le
matin. — Et l'avenir î Sans revenus de ma plume, je serais
obhgé, pour vivre, de dévorer la fortune de ma femme, qui est
loin de suffire à ses besoins et à ceux de ses enfants. — Je suis
comme désespéré ! — Dieu ait pitié de ma famille ! Chaque
soir, depuis quatre jours, et aujourd'hui pour la cinquième
fois, je projette de partir pour Augsbourg, et chaque matin
j'y renonce. Dieu vous récompensera de ce que vous ou d'au-
tres amis feront pour les miens. Adieu !
« Fr. LIST.»
Ces dernières lignes étaient tracées d'une main tremblante
et chargées de ratures.
Ce même matin il quitta l'hôtel et ne reparut pas le soir.
L'aubergiste inquiet entra dans sa chambre, et apprit par la
lettre qu'on vient de lire quel hôte il avait reçu. Des recher-
ches furent ordonnées, on finit par trouver à peu de distance
de la ville, couvert d'une neige fraîchement tombée, le cada-
vre du voyageur. Le médecin de Kufstein, ayant fait l'autopsie,
constata dans le corps l'agglomération de masses de graisse
SUR FRÉDÉRIC LIST. 43
et l'interruption complète des fonctions digestives ; il déclara
que le défunt, à ses derniers instants, n'avait pu avoir l'usage
de sa raison. Les habitants de cette ville obscure du Tyrol,
douloureusement émus, inhumèrent avec solennité l'illustre
écrivain. Né en 1789, List avait 57 ans révolus; protestant,
ce fut un cimetière catholique qui recueillit ses derniers
restes.
Lorsque la nouvelle de cette mort inopinée se répandit, les
compatriotes de List éprouvèrent une vive douleur ; ils sen-
tirent qu'ils avaient fait une perte immense, et alors on put
répéter ce mot qui s'est vérifié à l'égard de tant d'autres grands
hommes : divus diim ne sit vivus. Ce fut un vaste concert de
regrets et d'éloges, concert que n'ont troublé, depuis, qu'un
petit nombre de voix discordantes ; les témoignages furent
les mêmes dans le Nord et dans le Midi, sur les bords de l'Isar
et du Rhin, et sur ceux de l'Elbe et du Wéser ; en présence
d*un froid cadavre, les inimitiés s'éteignirent et l'indifférence
se passionna. On célébra à l'envi les belles qualités, les écla-
tants services de celui qui n'était plus ; la chaleur d'âme et
la haute intelligence du patriote, l'originahté du penseur, la
vigueur de l'écrivain, la fougue et la persévérance de l'agita-
teur, et en même temps les vertus simples et touchantes de
l'homme privé Cet homme qui, dans une condition modeste,
était devenu une puissance, et qui n'avait eu qu'une pensée,
l'émancipation politique et industrielle de son pays, fut rangé,
par la reconnaissance tardive de ses concitoyens, parmi ces
grands esprits et parmi ces grands cœurs qui font l'orgueil
d'une nation et marquent dans l'histoire une ère nouvelle ;
on alla jusqu'à le comparer à Luther.
Mais cette admiration était mêlée d'un sentiment pénible,
celui du remords : l'Allemagne avait eu de grands torts en-
vers son plus noble et son plus intrépide athlète ; devant cette
fosse, que ses criminels oublis avaient creusée, elle devait se
voiler la tête de honte et de confusion. Tout autre eût été la
destinée de List s'il fût né en Angleterre et qu'il y eût rendu
les mêmes services à son pays ; l'Angleterre l'eût comblé
44 NOTICE BIOGRAPHIQUE
d'honneurs, elle l'eût élevé aux premières dignités de l'État.
Ce n'est point ainsi que l'Allemagne traite ses enfants les plus
glorieux ; elle réserve toutes ses munificences pour les artistes
qui l'amusent, elle laisse mourir les hommes qui l'éclairent
et qui l'affranchissent. Si du moins un jour le peuple alle-
mand régénéré construit un temple de la gloire, un Walhalla,
à la mémoire de ceux qui auront travaillé à sa régénération,
il devra ériger sur le seuil une colonne d'honneur à Frédéric
List.
Ainsi, de l'autre côté du Rhin, s'exhalaient l'admira-
tion et la douleur publiques , et la postérité commençait
pour celui que ses contemporains avaient abandonné. Bien-
tôt l'idée d'une réparation immédiate et signalée s'empara
des esprits. Le Wurtemberg, où List avait reçu le jour, en
prit l'initiative. Un comité se forma à Stuttgard dans le but
d'acquitter la dette du pays envers le champion dévoué des
intérêts allemands. Cet exemple fut suivi à Ulm, à Augsbourg,
où le voyageur inquiet avait depuis plusieurs années fixé sa
résidence ; à Munich, où il séjournait fréquemment ; dans les
autres villes importantes du midi de l'Allemagne où ses idées
trouvaient plus d'écho, et aussi sur plusieurs points du nord.
Le roi de Bavière, le roi de Wurtemberg et le grand-duc de
Bade s'associèrent avec empressement, par leurs ofïrandes, à
l'œuvre des plus honorables habitants de la contrée. En de-
hors même du Zollverein, ce principal théâtre de l'activité
de List, des honneurs furent rendus à sa mémoire ; la So-
ciété industrielle de Prague vota l'érection d'une tombe
dans la petite ville autrichienne où cette brillante lumière
s'était éteinte.
En 1847, parcourant l'Allemagne, j'appris que le nom de
List venait d'être donné à une locomotive sur un chemin de
fer du Wurtemberg, son pays j List était bien, en effet, la lo-
comotive ardente, entraînant ses concitoyens vers l'avenir.
Mais un hommage à la fois plus solennel et plus touchant va
être prochainement rendu à cette imposante mémoire par
l'érection d'un monument à Reutlingen, sa ville natale. ,
SUR FRÉDÉRIC LIST. 45
Un peuple dont le défaut capital est T irrésolution, la timi-
dité à agir, ne saurait trop regretter cet homme décidé et actif,
qui communiquait à tout ce qui l'approchait quelque chose de
son énergie et de son ardeur. A l'étranger, quiconque ap-
précie le patriotisme et le talent, lui vouera ses sympathies.
Mai 1861.
Henri Richelot.
SYSTÈME NATIONAL
D^ÉCONOMIE POLITIQUE
PRÉFACE DE L'AUTEUR
Si, comme on le dit, la préface d'un livre doit en raconter
l'origine, j'ai ici à retracer près de la moitié de ma yie ; car
plus de vingt-trois ans se sont écoulés depuis que le premier
doute s'est élevé en moi sur la vérité de la théorie régnante
en économie politique, depuis que je m'occupe de scruter les
erreurs de cette théorie et de rechercher les causes principales
qui leur ont donné naissance. Je serais bien à plaindre, en
vérité, s'il se trouvait à la fin que, pendant tout ce temps, je
n'ai fait que courir après des chimères, lorsque ce n'est ni
une trop haute opinion de mes forces ni un excès d'ambition
qui m'ont déterminé à me proposer un but si élevé et à le pour-
suivre si opiniâtrement. Les fonctions que je remplissais
m'en ont fourni la première occasion ; ma destinée m'a en-
traîné malgré moi et avec une force irrésistible, une fois entré
dans la voie du doute et de l'examen, à continuer d'y marcher.
Les Allemands de mon époque se rappelleront quelle pro-
fonde atteinte la prospérité de l'Allemagne avait éprouvée
en 1818. J'avais ators à préparer un cours d'économie poli-
tique; j'avais, tout aussi bien qu'un autre, étudié ce qu'on
avait pensé et écrit sur ce sujet, mais je ne voulais pas me
borner à instruire la jeunesse de l'état de la science ; je tenais
à lui enseigner aussi les moyens de l'ordre économique capa-
bles de développer le bien-être, la culture et la puissance de
48 SYSTÈME NATIONAL.
r Allemagne. La théorie présentait le principe de la liberté
du commerce. Ce principe me paraissait raisonnable, assuré-
ment, et, de plus, éprouvé par l'expérience, lorsque je con-
sidérais les effets de l'abolition des douanes provinciales de
France, et ceux de l'union des trois royaumes britanniques;
mais les prodigieux résultats du système continental et les
suites désastreuses de sa suppression étaient trop près de moi
pour que je pusse n'en point tenir compte ; ils me semblèrent
donnera ma doctrine un éclatant démenti, et en tâchant de
m'expliquer cette contradiction, je vins à reconnaître que toute
cette doctrine n'était vraie qu'autant que toutes les nations pra-
tiqueraient entre elles la liberté du commerce comme elle avait
été pratiquée par les provinces en question. Je fus conduit
ainsi à la notion de la nationalité ; je trouvai que la théorie
n'avait vu que l'humanité et les individus, et point les nations.
11 devint évident pour moi qu'entre deux pays très-avancés la
libre concurrence ne peut être qu'avantageuse a l'un et à l'au-
tre, s'ils se trouvent à peu près au même degré d'éducation
industrielle, et qu'une nation en arrière, par un destin fâ-
cheux, sous le rapport de l'industrie, du commerce et de la
navigation, qui, d'ailleurs, possède les ressources matérielles
et morales nécessaires pour son développement, doit avant tout
exercer ses forces afin de se rendre capable de soutenir la lutte
avec les nations qui l'ont devancée. En un mot, je distinguai
entre l'économie cosmopolite et l'économie politique^ et je me
dis que l'Allemagne devait abolir ses douanes provinciales ;
puis, à l'aide d'un système commun vis-à-vis de l'étranger,
s'efforcer d'atteindre le même degré de développement en in-
dustrie et en commerce, auquel d'autres nations étaient par-
venues au moyen de leur politique commerciale. Mais, au lieu
de poursuivre cette idée par l'étude, mon esprit pratique me
poussa à en tenter l'application ; j'étais jeune alors.
11 faut se transporter en imagination à l'année 1819, pour
s'expliquer ma conduite. Gouvernants et gouvernés, nobles et
bourgeois, administrateurs et savants, tout le monde se re-
paissait, en Allemagne, de plans de régénération politique.
PREFACE DE L AUTEUR. 49
L'Allemagne ressemblait à un domaine dévasté par la guerre
où les anciens propriétaires, rentrés dans leurs droits et rede-
venus maîtres de leurs biens, sont à la veille de se réinstaller.
Les uns demandaient le rétablissement de l'ordre de choses
antérieur avec tout son vieux bagage et toutes ses friperies; les
autres, des institutions rationnelles et des instruments tout
neufs. Ceux qui écoutaient à la fois la voix de la raison et celle
de l'expérience, désiraient un moyen terme entre les préten-
tions anciennes et les besoins nouveaux. Partout régnaient la
contradiction, la lutte entre des opinions diverses, partout se
formaient des associations pour la poursuite de buts patrioti-
ques. La constitution fédérale elle-même était ime forme nou-
velle, tracée à la hâte, considérée, même par des diplomates
éclairés et réfléchis, comme un embryon, dont le développe-
ment à l'état de corps bien organisé était voulu par ses pro-
pres auteurs, mais laissé aux progrès du temps. Un article, le
dix-neuvième, avait expressément réservé l'organisation d'un
système de commerce national. Je vis dans cet article la base
sur laquelle il fallait fonder la prospérité industrielle et com-
merciale de ma patrie allemande, et alors je conçus l'idée de
créer une association de fabricants et de négociants (1), ayant
(i) Dans les premières éditions du Conversation' s-Lexicon (Dictionnaire de
la conversation), M. J.-M. EIch, de Kaufbeuren, est nommé comme le fon-
dateur de celle association; quant à moi, non-seulement on ne m'aUribue
qu'une part très-suballorne dans sa création et dans ses travaux, mais encore
on me reproche d'avoir, dans la conduite de ses affaires, commis de grandes
négligences. Lorsque, de retour dans mon pays, je m'enquis de l'auteur de
cet article, on me cita un nom qui m'expliqua tout ; c'était celui d'un homme
qui a degrandes obligations envers M. J.-M . EIch, et dont le rôle personnel, dans
cette affaire, paraît d'autant plus grand, que le mien est plus rapetissé. Peu
tourmenté par l'ambiiion, je n'avais pas cru devoir prendre la peine de ré-
clamer contre l'article. Mais récemment je me suis vu dans l'absolue néces-
sité d'en entretenir le public. On sait qu'il y a peu de temps la faculté de
droit d'Iéna m'a honoré du diplôme de docteur; le correspondant de la Ga-
Zette d'Augsbourg à léna avait fait, à cwlte occasion, la remarque que, le pre-
mier, j'avais émis l'idée d'une association des Etats allemands dans un même
système de douanes. La rédaction de la Gazette reçut la réclamation suivante:
« La note écrite d'Iéna, le 1er décembre 1840. à la Gazette d'Augsbourg,
d'après laquelle M. Frédéric List aurait émis la première idée de la liberté
4
50 SYSTÈME NATIONAL.
pour but d'obtenir la suppression des douanes provinciales, et
l'adoption d'un système commun de commerce. On sait com-
ment cette société s'est constituée et quelle influence elle a
commerciale à l'intérieur et vis-à-vis de l'étranger, exige une rectification ;
l'honneur de cette première idée appartient au négociant J.-M. Elch, de
Kaufbeuren, lequel, à la foire de Pâques, à Francfort, adressa à divers négo-
cianis de !ous les Etats allemands, une circulaire où il les invitait a signer
dans ce but une pétition à la Diète. Le hasard amena quelques jours après
M. le professeur List de Tubingen à Francfort ; enthousiasmé par cette idée,
il se chargea de rédiger la pétition, il s'acquitta supérieurement de cette
lâche, et se fit ainsi une grande réputation. Quand la Société se fut constituée,
M. le professeur List imi fut nommé l'agent, el accompagné de feu M. Schnell,
de Nuremberg, il se rendit dans les cours allemandes, afin d'appuj'or auprès
d'elles les demandes de la Société. »
Il me suffira de retracer en peu de mots l'histoire de la Société pour ré-
duire à leur juste valeur les prétentions de M. Elch ou de ses avocats. Des
affaires particulières me conduisirent, en effet, à Francfort-sur-le-Mein, au
printemps de 1819; mais il n'en est pas moins vrai que j'avais con(;u l'idée
d'une pareille société longtemps avant ce voyage. Il existe encore des hom-
mes que j'ai entretenus de ce sujet avant et pendant mon voyage à Francfort,
et la correspondance de feu le baron de Cotta peut en offrir des preuves
écrites. Arrivé dans celte ville, je confiai mon projet à M. Schnell, de Nurem-
berg, qu'on m'avait vanté comme un négociant intelligent et patriote. Schnell
en fut vivement ému, me parla de MM. Bauereis à Nuremberg, Ueber à Géra,
Arno di à Gotha, qui lui avaient fait part de leurs doléances au sujet du
nouveau tarif des douanes de Prusse, et exprima l'opinion que l'affaire au-
rait d'autant plus de retentissement parmi les négociants et les fabricants
présents à la foire de Francfort, qu'un M. Elch, de Kaufbeuren, négociant
en toiles, était sur le point de recueillir des signatures pour une pétition à
la Diète, où l'on réclamait des mesures contre les restrictions commerciales à
l'intérieur de l'Allemagne. Schnell m'ayant, sur ma demande, fait faire la
connaissance de M. Elch, celui-ci me communiqua son projet de pétition à
la Diéie, ou plutôt de simples matériaux, qui, si je ne me trompe, se trou-
vent encore parmi mes papiers II y était surtout question des entraves que
l'Autriche venait de mettre à l'exportation des toiles de la haute Souabe en
Italie; le tout était plat et dans un slyle de comptoir. D'un commun accord,
nous appelâmes à nos délibérations d'autres fabricants , notamment
MM. Leisler et Blachiére, de Hanau, Hartmann, de Heidenheim, Herrosé,
d'Aarau, etc. Il ne s'agissait pas encore de fonder une société. Ce ne fut que
lorsque la pétition à la Diète eut été rédigée et accueillie par de vifs applau-
dissements, que je produisis mes projets ultérieurs. Personne ne saurait
mettre en doute que toutes les propositions concernant la fondation et l'or-
ganisation de la société sont émanées de moi seul; et le peu de temps que
je mis a exécuter mes plans, montre assez que je les avais médités d'avance.
Qu'on veuille bien maintenant relire la réclamation ci-dessus en faveur de
M. Elch, et l'on remarquera avec étonnement que la contradiction entre
PRÉFACE DE l' AUTEUR. 51
exercée sur ia formation d'une association entre les souve-
rains éclairés et magnanimes de Bavière et de Wurtemberg,
et plus tard sur celle de l'Association douanière allemande.
M. EIch el moi ne porte pas, à proprement parler, sur les faits, qu'elle tient
à une (iififérence totale dans notre manière de raisonner. M. EIch réclame le
mérite d'avoir le premier émis l'idée de la liberté du commerce à l'intérieur
et vis-à-vis de l'étranfifcr. C'est une prétention que je n'ai pas et que je ne
puis avoir, par la raison que, longtemps avant notre entrevue à Francfort,
cette idée avait été émise par Gournay, Quesnay et Adam Smiih, et que je
n'ai j;imais voulu la liberté pure et simple dans les rapports avec les autres
nations, que j'ai demandé constamment, au contraire, un système de com-
merce intelligent et national. M. i'ilcli se fait encore un litre d'honneur, d'a-
voir répandu, parmi les négociants qui se trouvaient a la foire de Francfort,
une circulaire à l'effet de leur demander leur concours a une pétition à la
Diète par lui projetée, et ayant pour objet la liberté du commerce. Je ne nie
point ce fait; mais tout le monde reconnaîtra qu'à supposer que M. EIch
eût réalisé son |)rojet de pétition, qu'il eiil leuni en effet une multitude de
signatures, qu'il eût été capable de composer une pétition dénature a uilirer
sur elle l'attention publique, il n'en serait absolument rien résulté. C'est ce
que j'essayai de fairecomprendre aux signataires de mon projet; je leur dis :
« Voici la pétition ; elle fera sensation, parce qu'elle est écrite d'un point de
vue national et que les termes en sont pressants, mais elle n'aura pas plus
de suite que cent autres pétitions à la Diète. Pour obtenir quelque résultat,
nous devons rallier au but commun tous les fabricants et tous les négociants
d'Allemagne, nous concilier les gouvernements et les fonctionnaires publics,
envoyer des dépulalions auprès des cours, des assemblées politiques et des
congrès, recueillir el publier les laits qui parlent en notre faveur, nous assurer
la plume d'écrivains de talent, nous emparer de l'opinion publique en faisant
paraître un journal et des brochures, chaque année, enfin, nous réunir sur ce
champ de foire, pour adresser toujours de nouvelles pétitions à la Diète. »
M. EIch n'a rien fait de tout cela. Cependant, d'après la réclamation, je
serais fortuitement venu à Francfort; enthousiasmé de l'idée sublime
de M. EIch, j'aurais fortuitement encore obtenu l'honneur de la revêtir
de paroles, et je n'aurais pas fai^ autre chose ensuite que d'accompagner
M. Schnell dans les cours allemandes. Le sacrifice que j'ai fait à cette œuvre
de ma place, de ma carrière, de mon repos, mes avances considérables pour
faire face aux premiers frais, mon initiative jusqu'en 1821 dansions les actes
de la société, et la manière dont j'ai rempli ce rôle, tout cela, on le passe
entièrement sous silence. [Note de l'auteur.)
— Depuis la publication de cette note de l'auteur, le négociant EIch a
gardé le silence; mais l'envie a essayé encore une fois d'enlever à List le mé-
rite de ses efforts comme agent de la Société de commerce et d'industrie, en
raltribuanl à un nommé Franz Miller, d'immerstadt, mort depuis quelques
années. Dans les numéros du Zollveretnsblatt des 24 février et 3 mars i846,
List a établi que ce Franz Miller, petit négociant failli, qu'il avait accueilli
sur la recommandation de M. EIch el par des motifs d'humanité, n'a rempli
52 SYSTÈME NATIONAL.
Comme agent de la Société de commerce, ma position était
délicate. Tous les fonctionnaires publics instruits, tous les ré-
dacteurs de journaux et de brochures, tous les écrivains qui
traitaient les matières économiques, élevés comme ils l'étaient
à l'école cosmopolite, voyaient dans une protection douanière
quelconque une abomination théorique ; joignez à cela les
intérêts de l'Angleterre et ceux des courtiers de l'industrie
anglaise dans les ports maritimes et dans les places de foire.
On sait que le cabinet anglais, accoutumé à ne pas lésiner
quand il s'agit des intérêts commerciaux du pays, possède dans
son secret service moneij (fonds secrets) le moyen devenir par-
tout, à l'étranger, en aide à l'opinion publique. 11 parut unemul-
titude de correspondances et de brochures, émanées de Ham-
bourg et de Brème, de Leipsick et de Francfort, contre le vœu
insensé des fabricants allemands en favei?r d'une protection de
douane com mune, et contre leur conseiller • ils reprochaient à ce
dernier, dans des termes durs et méprisants, de ne pas savoir les
premiers principes de l'éconojnie politique, principes recon-
nus par tous les hommes instruits, ou du moins de n'être pas
capable de les comprendre. Ces organes des intérêts anglais
avaient d'autant plus beau jeu que la théorie régnante et la
conviction des hommes de science étaient pour eux. Dans le
sein de la Société elle-même il régnait une grande diversité
d'avis. Les uns ne voulaient que la liberté du commerce au
dedans, laquelle, sans protection vis-à-vis de l'étranger, eût
été évidemment, dans l'état du monde, quelque chose de pis
que le maintien des douanes provinciales ; c'étaient ceux qui
avaient des intérêts dans le commerce des foires et dans celui
des denrées coloniales. Les autres, surtout les fabricants, ré-
clamaient le principe de rétorsion comme étant le plus sage,
le plus avantageux et le plus juste. Ces derniers étaient en
petit nombre, et une partie d'entre eux étaient ruinés à demi
ou entièrement par la concurrence anglaise. Quoi qu'il en soit,
l'agent était tenu de les suivre pour avoir des partisans. Une
auprès de lui que des fonctions suballeines, et a été loin de les exercer avec
honneur. (H. \\.).
PRÉFACE DE l'aUTELR. 53
œuvre politique, et en général une œuvre en commun, n'est
possible qu'au moyen de transactions entre les opinions di-
verses de ceux qui poursuivent le même but immédiat. Le but
prochain était alors l'abolition des douanes provinciales, et
rétablissement d'une douane nationale. Les barrières inté-
rieures une fois tombées, aucune divinité ne pourrait les re-
lever. Lorsque la douane nationale aurait été établie, on aurait
toujours le temps de lui donner une meilleure base, et cela
d'autant mieux que le principe de rétorsion accordait pour le
moment au delà des exigences du principe de protection.
Le combat était visiblement inégal : d'un côté une théorie
achevée dans toutes ses parties et d'une autorité incontestée,
une école compacte, un parti puissant ayant des orateurs dans
toutes les législatures et dans tous les conseils, mais surtout
le grand levier, l'argent (1) ; de l'autre côté, la pauvreté et le
besoin, la diversité d'opinions, la discorde intestine et le man-
que absolu de base théorique. Cette lutte servit à l'avance-
ment de mes idées, autant qu'elle nuisit à ma réputation. Au
milieu des combats quotidiens que j'avais à soutenir, je dé-
couvris la distinction entre la théorie des valeurs et celle des
forces productives et l'abus que fait l'école du mot de capital ;
j'aperçus la différence qui existe entre l'industrie manufactu-
rière et l'agriculture, je reconnus la fausseté des arguments
de l'école, lorsqu'elle invoque en faveur du libre commerce
des produits manufacturés, des considérations qui n'ont de
force qu'à l'égard des produits agricoles. Je commençai à con-
)f
(1) La sentimentalité el le romantisme n'ont pas joué non plus, dans cette
circonstance, un faible rôle, comme partout où l'art a chassé le naturel. Pour
certains esprits un attelage de boeufs traçant un sillon est un plus beau spec-
tacle que les trains à vapeur qui sillonnent la terre, et plus les sociétés ré-
trogradent dans la civilisation, plus ils y trouvent de grandeur. De leur point
de vue ils ont grandement raison. Combien l'état pastoral ne semble-t-il pas
plus pittoresque que la prosaïque agriculture, et combien le sauvage sans
culottes, avec son arc et ses flèches, n'est-il pas plus romantique que le
berger! Encore quinze ans après, lorsqu'il s'agissait de l'accession de Bade
au Zollverein, un député sentimental parla dans la chambre badoise de
tapis de verdure, de rosée matinale, du parfum des fleurs et de l'harmonie
des couleurs.
54 SYSTÈME NATIONAL.
cevoir le principe de la division du travail mieux que l'école
ne l'a expliqué, et à comprendre comment il est applicable
à des nations entières. Mais je n'avais fait connaître que
très-imparfaitement ma pensée, et j'acquis si peu de gloire par
mes consciencieux efforts, que le Conversations-Lexicon., pen-
dant mon absence de l'Allemagne, ne craignit pas de repré-
senter sous le jour le plus défavorable toute ma conduite,
comme agent de la Société de commerce allemande, et même
de soutenir que je m'étais paré des dépouilles d'autrui.
Depuis, j'ai parcouru l'Autriche, l'Allemagne du Nord,
la Hongrie et la Suisse, la France et l'Angleterre, et j'ai cher-
ché partout à m'instruire par l'étude de l'état social ainsi que
par des lectures. Ma destinée m'ayant ensuite conduit aux
États-Unis, je laissai là tous les livres ; ils n'auraient pu que
m'égarer. Le meilleur livre sur l'économie politique qu'on
puisse lire dans cette contrée nouvelle, c'est la vie. On y voit
des solitudes se changer en riches et puissants Etats. C'est là
seulement que je me suis fait une idée nette du développe-
ment graduel de l'économie des peuples. Un progrès qui, en
Europe, a exigé une suite de siècles, s'accomplit là sous nos
yeux ; on y voit les sociétés passer de l'état sauvage à l'élève du
bétail, de cette dernière condition à l'agriculture, et de l'agrl
culture aux manufactures et au commerce. C'est là qu'on
peut observer comment la rente de la terre s'élève peu à peu
de zéro à un chiffre considérable. Là, le simple paysan connaît
mieux que les savants les plus perspicaces de l'ancien monde,
les moyens de faire prospérer l'agriculture et d'augmenter
la rente ; il s'efforce d'attirer des manufacturiers, des fabri-
cants dans son voisinage. Là, les contrastes entre les pays
agricoles et les pays de manufactures se produisent de la ma-
nière la plus tranchée et occasionnent les plus violentes con-
vulsions. Nulle part on n'apprécie mieux les voies de commu-
nication et leur influence sur la vie morale et matérielle des
peuples. Ce livre, je l'ai lu avidement et assidûment, et les
leçons que j'y ai puisées, j'ai essayé de les coordonner avec
les résultats de mes études, de mes expériences et de mes ré-
PRÉFACE DE l' AUTEUR. 55
flexions antérieures. De là est sorti un système, qui, quelque
défectueux qu'il puisse paraître encore, ne repose pas du
moins sur un cosmopolitisme vague, mais sur la nature des
des choses, sur les leçons de l'histoire et sur les besoins des
nations. Ce système offre les moyens de mettre d'accord la
théorie et la pratique, et de rendre accessible à tout esprit cul-
tivé, la science de l'économie politique, qui, jusqu'ici, par
sa boursouflure scolastique, par ses contradictions et par sa
terminologie vicieuse, a dérouté le sens commun. C'est là une
mission que j'ai eue devant les yeux depuis la fondation de la
Société de commerce allemande, mais que j'ai souvent déses-
péré de pouvoir accomplir.
Ma destinée a voulu que je trouvasse dans l'Amérique du
Nord un encouragement inattendu à poursuivre mes idées.
Me trouvant en relation avec les hommes d'État de l'Union
les plus considérables, en particulier avec le président de la
Société pensylvanienne pour l'avancement des manufactures
et des arts, Ch. J. Ingersoll, on sut que je m'étais occupé
d'économie politique. Or, en 1827, les fabricants américains
et les défenseurs de l'industrie nationale étant vivement atta-
qués au sujet du tarif par les partisans du libre commerce,
M. Ingersoll m'engagea à traiter cette question. Je le fis, et
avec quelque succès, comme le prouve le document ci-joint(l ).
Les douze lettres où j'exposais mon système, ont été non-
(1) Extrait des procès-verbaux de la Société pour Vavancement des
manufactures et des arts de Philadelphie.
« La Société prend les résolutions suivantes :
« Elle déclare publiquement que le professeur Frédéric List, par ses dis-
tinctions basées sur la nature des choses entre l'économie politique et l'éco-
nomie cosmopolite, et entre la théorie des forces productives et la théorie des
valeurs, ainsi que par les arguments qui en découlent, a fondé un système
d'économie politique nouveau et vrai, et a rendu ainsi un éminent service
aux Etats-Unis.
« Elle invile le professeur List à composer deux ouvrages, l'un savant, où
sa théorie sera complètement développée, l'autre populaire, destiné à la pro-
pager dans les écoles.
« La Société souscrit pour sa part à cinquante exemplaires de ces écrits;
elle engage les législateurs des Elais intéressés au système américain à sui-
56 SYSTÈME NATIONAL.
seulement publiées dans la Gazette nationale de Philadelphie,
mais encore reproduites par plus de cinquante journaux des
provinces , éditées sous forme de brochure par la Société
pour l'avancement des manufactures avec ce titre : « Outlines
of a new System of Political Economy (1), » et répandues à
plusieurs milliers d'exemplaires. Je reçus aussi des félicitations
des hommes les plus considérables du pays, par exemple du
vénérable James Madison, de Henry Glay, d'Edouard Living-
ston, etc.
Je me livrais avec ardeur, suivant le vœu de la Société pour
Tavancement des manufactures et des arts de Philadelphie,
à la composition d'un grand ouvrage sur l'économie politi-
que, et déjà l'introduction en était imprimée, quand une
affaire qui s'offrit à moi m'empêcha pour longtemps dem'oc-
cuper de travaux littéraires. La politique et le métier d'écri-
vain sont, aux Etats-Unis, des occupations peu lucratives ;
celui qui veut s'y consacrer et qui n'a pas de fortune, cher-
che d'abord à assurer, au moyen de quelque entreprise, son
existence et son avenir. Je jugeai à propos de me conformer
à cette maxime ; et les connaissances en matière de chemins
de fer que j'avais précédemment acquises en Angleterre,
l'heureuse découverte d'un nouveau gîte houiller, et l'achat
non moins heureux de terrains considérables qui en dépen-
daient, m'en fournirent l'occasion.
Cette affaire toute matérielle et, en apparence, sans rela-
tion avec mes travaux littéraires, me fit faire de sérieux pro-
grès dans mes études et dans mes idées économiques. Jusque-
là je n'avais compris l'importance des voies de communication
que d'après la théorie des valeurs ; je n'en avais observé les
vre son exemple, et elle emploiera tous les moyens pour répandre un tel
ouvrage
« Pour témoigner publiquement au professeur List le cas qu'elle fait de
lui, elle lui donnera un repas à l'nôtel de 1\1. Head, et elle y invitera les ci-
toyens K's plus recommandables.
« Ch.-J. Ingersoll, président.
« Redwoou Fischer, secrétaire. *
(1) Esquisse d'un nouveau système d'écûnomie politique.
PRÉFACE DE l'aUIEUU. 57
efifets que dans le détail et relativement à l'extension du mar-i
ché, ainsi qu'à la diminution des prix des produits matériels.^
Alors, je commençai à les envisager du point de vue de la
théorie des forces productives et dans leur action collective,
comme système national de communications, par suite, sous
le rapport de leur influence sur l'existence morale et politique,
sur les relations sociales, sur la force productive et sur la
puissance des nations. Je compris alors la corrélation qui
existe entre l'industrie manufacturière et un système national
de communications, je vis qu'ils ne pouvaient attendre un
grand développement l'un sans l'autre. Je me trouvai ainsi
en état de traiter cette matière, d'une manière plus large, je
puis le dire, qu'aucun autre économiste avant moi, et en par-
ticulier de mettre en évidence la nécessité et les avantages de
systèmes nationaux de chemins de fer, avant qu'aucun autre
économiste, en Angleterre, en France ou aux Etats-Unis, eût
songé à les considérer de ce point de vue élevé.
J'aurais à m'accuser moi-même de jactance au sujet de
cette déclaration, si je ne m'y voyais pas obligé par les ou-
trages et les mauvais procédés de toute espèce qu'il m'a fallu
essuyer pour m'être fait le promoteur d'un système allemand
de chemins de fer. On m'a dépeint au public comme un
homme qui cherche à acquérir de l'importance, un nom, de
l'influence et de l'argent, en exaltant déclamaloirement quel-
que nouveauté. Un journal littéraire, très-respectable d'ail-
leurs, du nord de l'Allemagne, après une appréciation passa-
blement superficielle de mon article Canaux et chemins de fer
dans le Staatslexicon (dictionnaire politique), a fait de moi
une espèce d'enthousiaste, dont l'imagination échauffée grossit
tout, et voit une multitude de choses que les yeux des autres
hommes ne perçoivent pas. Il y a quatre ou cinq ans, plu-
sieurs articles datés de Leipsick, publiés dans des journaux
de Nuremberg et de Francfort, ont été plus insultants en-
core (1) ; on a poussé l'ignorance et l'insolence au point de
(1) Je ne puis omettre ici qu'à mon arrivée à Leipsick en i833, mon nom
n'avait pas été oublié de ceux dont j'avais eu à combattre, en 1821, les pré-
58 SYSTÈME NATIONAL.
me signaler au public allemand comme un charlatan ou un
rêveur économique. Dans l'article Chemins de fer du nouveau
Conversât ions- Lexicon[â'ici\onni\\re de conversation), on a été
jusqu'à me reprocher d'avoir été le principal fauteur de ces
misérables jeux de bourse qui, à la suite delà première sous-
cription de Leipsick, ont jeté taut de discrédit sur ces entre-
prises, tandis que, au contraire, c'est mon énergique opposi-
tion contre les jeux de bourse qui m'a fait encourir la disgrâce
des joueurs. Mon article ci-dessus mentionné s'explique trop
clairement à ce sujet, pour qu'il soit nécessaire de me défen-
dre ici contre de méprisables attaques. Je n'ai qu'une obser-
vation à faire, c'est qu'on a usé envers moi de mauvais pro-
cédés, de procédés que rien ne justifie, parce que je m'étais
trouvé sur le chemin de certaines personnes, de certains in-
térêts privés, et qu'ensuite, comme par surcroît, on m'a dé-
crié, parce que, craignant que je ne révélasse dans toute
leur nudité les intrigues dont j'avais été l'objet, on a voulu
me prévenir auprès du public allemand. Mes adversaires, en
général, plutôt trompés que trompeurs, ne connaissaient ni
mes sentiments, ni ma situation, ni l'étendue de mes ressour-
ces.
Bien loin de songer à importuner le public allemand de
ces misérables débats privés, dès le commencement de ces in-
trigues, j'avais pris la ferme résolution de supporter en si-
lence toutes les calomnies publiques ou particulières ; d'a-
bord, pour ne pas nuire à la bonne cause à laquelle j'ai déjà
sacrifié tant d'années de ma vie, et tant d'argent si pénible-
ment gagné, puis pour ne pas m'ôter la tranquillité d'esprit
que réclame la poursuite de mon but ; puis enfin, dans l'espé-
jugés et les intérêts particuliers comme agent de la Société de commerce, que
les aiiimosilés conçues à mon égard dans cette lutte par plusieurs habitants
influents se ranimèrent alors et ont dû être l'origine du désaccord qni éclata
entre les chefs du commerce de cette ville et moi. Cela paraîtra fort vraisem-
blable, si l'on réfléchit que la grande Association allemande ne se constitua
que pendant mon séjour à Leipsick, que, par conséquent, la première fois
que j'y parus, l'influence en bien ou en mal qu'elle pouvait exercer sur cette
place de loire était encore un problème.
PRÉFACE DE l' AUTEUR. 59
rance que j'avais et que j'ai toujours, qu'on finira par me
rendre justice, du moins sous ce rapport.
Dans un tel état de choses, je puis bien ne pas craindre
l'accusation de vanter ie, quandje revendique comme un travail
qui m'est exclusivement propre, à part les détails d'intérêt
local, les arguments et les considérations économiques qui
se trouvent dans les rapports de Leipsick, quand je soutiens
que c'est moi, moi seul qui, dès le commencement, ai donné
au comité du chemin de fer de Leipsick cette tendance na-
tionale qui a si fortement ému l'Allemagne entière, et qui a
porté de si beaux fruits ; que, durant les huit dernièresan -
nées, j'ai été occupé nuit et jour à pousser la question des
chemins de fer dans toutes les parties de l'Allemagne par des
excitations, par des lettres, par des mémoires. J'affirme tous
ces faits avec la pleine conviction que nul homme d'honneur
en Saxe ne pourra ou ne voudra, publiquement et en signant
son nom, me contredire sur aucun.
Les intrigues qui viennent d'être dénoncées expliquent en
grande partie pourquoi les économistes allemands ont, jusqu'à
présent, rendu si peu de justice à mes travaux sur les chemins
de fer, pourquoi, dans leurs écrits, au lieu de reconnaître ce
que les miens ont de neuf et d'original, ils m'ont, ou passé
entièrement sous silence, ou cité d'une manière générale (i).
Mes efforts dans le but de créer un réseau de fer allemand,
mission qui seule avait pu me déterminer à quitter pour de
longues années une situation brillante aux Etats-Unis, ces
efforts, dis -je, et les occupations toutes pratiques auxquelles
je m'étais livré en Amérique, m'avaient empêché de pour-
suivre mes travaux littéraires, et peut-être ce livre n'eùt-il
jamais vu le jour, si, grâce aux mauvais procédés dont j'ai
parlé, je ne m'étais pas trouvé inoccupé, et stimulé par le
désir de sauver ma réputation.
Pour rétablir une santé altérée par le travail et par des cha-
grins inouïs, je fis au printeuips de 1837 le voyage de Paris.
(I) Je dois excepler de ce reproche M. le conseiller d'Etat Nebenius. La
modestie me défend de répéter ici ce qu'il m'a dit de vive voix à ce sujet.
60 SYSTÈME NATIONAL.
J'y appris par hasard qu'une question relative à la liberté et
aux restrictions en matière de commerce, déjà une fois pro-
posée, avait été remise au concours par l'Académie des
sciences morales et politiquesc Là-dessus, je me décidai à
mettre par écrit la substance de mon système (1). Mais, réduit^
(1) Lorsque List composait un mémoire en français pour l'Académie, il
n'était pas à son début dans ce g-enre. La Revue encyclopédique, dirigée par
MM. Auguste Jullien et Anselme Petetin, contient, dans ses cahiers de mars
et avril 1831, un intéressant travail de l'économiste allemand, sous ce litre :
Idées sur les réformes économiques, commerciales et financières applicables
à la France. Dans le premier article, il retrace les avantages que la France
pourrait retirer, pour ses relations intérieures, d'un système complet de che-
mins de fer, sujet alors tout neuf parmi nous; dans le second, il expose ses
vues sur les développemenls promis au commerce extérieur de noire pays.
Ce dernier article commence par ces lignes qui offrent le germe du système
national :
« Quoique partisan des théories de la liberté du commerce, nous croyons
à la nécessité d'une sage protection pour l'industrie nationale; cosmopolitç
par principe et plein de foi dans l'utopie de la paix éternelle, nous ne pou-
vons cependant nous persuader que, dans l'état actuel du globe, une nation
agit prudemment en démolissant ses forteresses et en négligeant tous ses
moyens de défense. Nous comprenons fort bien les heureux effets de l'aboli-
lion des tarifs provinciaux en France, mais nous ne pensons point que l'a-
bolition des tarifs établis sur les frontières de nation à nation fût également
«onseillée par une saine politique. La liberté du commerce et la paix perpé-
tuelle, sont, à ce qu'ii nous paraît, deux principes qui reposent sur la même
base et qui sont intimement liés; elles ne seront possibles toutes deux que
lorsque la civilisation, la condition politique et l'industrie des nations seront
tellement avancées, seront devenues tellement semblables, que leur union
puisse être utile a chacune d'elles comme celle qui existe entre les vingt-
quatre Etats de l'Amérique du Nord leur esta tous avantageuse. En atten-
dant, l'homme d'Etat politique, voyant des dangers réels dans l'abandon
d'avantages certains et d'une sécurité présente pour la recherche d'un avenir
douteux, ne doit pas être tenu d'obéir à des théories, lesquelles présupposent
un état de choses qui n'est pas encore établi. »
L'auteur insiste ensuite particulièrement sur les moyens de développer les
échanges entre la France et les Etats-Unis.
A la fin de ce travail, nous trouvons un post-scriplum qu'on jugera remar-
quable, si l'on se reporte à l'époque où il fut publié, et qui traite des .dvan-
tages d'une route à ornières du Havre à Strasbourg par Paris. « Nous écri-
vions ce qu'on vient de lire, dit List, quand des cris se sont fait entendre
dans les rues de Paris : Du travail! du pain! Ces cris de détresse nous font
abandonner la suite de cette argumentation, pour proposer sans délai aux
ministres un moyen de donner de l'occupation à la population pauvre de
Paris et de la France entière. II n'est point question de bâtir des monuments
PRÉFACE DE l' AUTEUR. M
faute d'avoir avec moi mes travaux antérieurs, aux seules res-
sources de ma mémoire, et n'ayant devant moi qu'un délai
rigoureux d'à peine quinze jours, mon œuvre dut être natu-
rellement très-imparfaite. Néanmoins la commission de l'Aca-
démie le rangea parmi les trois premiers mémoires, sur
vingt-sept qui lui avaient été adressés (1). J'eus lieu d'être
satisfait de ce résultat, pour un travail fait si rapidement, le
prix n'ayant pas été décerné (2), et surtout les juges apparte-
nant tous par leur foi scientifique à l'école cosmopolite. Aujour-
d'hui, en effet, pour ce qui est delà théorie du commerce in-
ternational et de la politique commerciale, c'est peut-être pis
encore en France qu'en Allemagne. M. Rossi, homme d'un
rare mérite dans les sciences poUtiques en général, et en par-
ticulier dans l'économie politique, dont il a élaboré plusieurs
points particuliers, mais élevé dans de petites cités de l'Italie
et de la Suisse où il est impossible de comprendre et d'appré-
cier l'industrie et le commerce dans les proportions nationa-
les (3), où l'on est obligé, par conséquent, de fonder toutes ses
espérances sur la mise en pratique de la liberté générale du
de luxe, qui, une fois terminés, restent improductifs; il s'agit d'un travail
qui multiplie à l'infini dans l'avenir les éléments de la production et de la
richesse. Nous proposons de construire une route à ornières du Havre à
Paris et de Paris à Strasbourg. »
Il est encore digne de remarque que List recommande l'exécution et l'ex-
ploilalion des nouveaux chemins par l'industrie particulière avec la garantie
d'un minimum de 4 pour 100 de la part de l'Etal, (H. R.)
(1) Le mien portait la devise caractéristique de mon système : Et la patrie
et l'humanité !
(2) La question mise au concours était ainsi posée : « Lorsqu'une nation
se propose.d'établir la liberté du commerce ou de modifier la législation sur
les douanes, quels sont les faits qu'elle doit prendre en considération pour
concilier, de la manière la plus équitable, les intérêts des producteurs nalio-
nau\ et ceux de la masse des consommateurs. » J'empruntece renseignement
à un article sur List, de M. ioseph Garnier, que le Dictionnaire d'économie
politique a publié depuis la première édition de la présente tiaduction.
Le prix n'aurait pas été décerné, parce que les auteurs des mémoires
avaient traité la question générale de la liberté du commerce, au lieu de la
question spéciale qui était l'objet du concours. (H. R.)
(3) C'est par la même raison que les écrits sur l'économie politique de
M. Simonde deSismondi, si distingué comme historien, sont dénués de tout
62 SYSTÈîkIE NATIONAL.
commerce, comme ceux qui ne trouvent plus de consolations
ici-bas, ont coutume de mettre tout leur espoir dans les joies
de l'autre monde ; M. Rossi n'a pas conçu de doutes touchant
le principe cosmopolite, et l'idée ne lui est pas venue que
l'histoire pouvait fournir sous ce rapport d'autres lumières
que cellesqu'on trouve chez Adam Smith. M. Blanqui, connu
en Allemagne par son Histoire de V Économie politique ^ a de-
puis, borné son ambition à délayer J.-B. Say, qui lui-même
avait délayé Adam Smith. Quiconque a jeté un coupd'œilim-
parlial et réfléchi sur l histoire du commerce et de l'indus-
trie, trouvera dans ses ouvrages un déluge de choses in-
sipides (i).
mérite, pour ce qui concerne le commerce international et la politique com-
merciale. Chez M. de Sismondi, les yeux du corps voient tout rouge foncé;
les yeux de son esprit semblent être pareillement altérés dans les questions
d'économie politique. Il veut, par exemple, qu'on mette un frein a l'esprit
d'invention!
(1) Mon rôle de traducteur m'impose ici, quoi qu'il m'en coûte, une fidélité
scrupuleuse. Le bon sens des lecteurs reconnaîtra aisément ce qu'il y a d'in-
juste et de passionné dans ces jugements et dans quelques autres. Quanta
Rossi en particulier, dont je puis parler plus librement depuis qu'une mort
glorieuse l'a ravi a la science et aux affaires, j'aurai plus loin occasion de
faire remarquer qu'il se rapprocbe, à plus d'un égard, de la doctrine de List
en matière de commerce international. {Note de la première édition.)
C'est le passage auquel se rapporte la note ci-dessus et la note elle-même
qui ont excité la colère de Blanqui, et provoqué de sa part les attaques les
plus violentes contre List et contre son traducteur. Blanqui avait sujet de se
plaindre de List; mais il aurait fait plus sagement, au lieu de s'acharner
contre sa mémoire, à propos d'une boutade, de se borner à répondre qu'il
ne faisait pas partie, en i837, de l'Académie des sciences morales et politi-
ques. Quant aux torts du traducteur, ils étaient imaginaires.
i>a polémique qui a eu lieu en 1852 à ce sujet entre Blanqui et moi, et
dans laquelle ni les esprits sérieux ni les rieurs n'ont été du côté de l'a-
gresseur, se trouve dans le Moniteur industriel, le Journal des Economistes,
et dans la Patrie.
Qu'il me soii permis de reproduire une pièce de ce procès, savoir la lettre
que j'adressai au directeur du Journal des Economistes à roccasion de
l'article inséré par Blanqui dans cette revue. (H. R.)
A Monsieur le Direcleur'du Journal des Économistes.
Monsieur,
Le dernier numéro du Journal des Économistes publie sur le Système na-
tional de Frédéric List et sur son traducteur, un article de M. Blanqui, dont
PRÉFACE DE l'aUTEUR. 63
Ce n'est pas de ces deux hommes, assurément, qu'émane
le jugement favorable porté sur mon mémoire, je l'attribue
au baron Dupin. M. Dupin, qui a de l'éloignement pour toute
j'ai sujet de me plaindre. On peut porter, sur le mérite de mes travaux, le
jugement qu'on voudra, mais il n'est permis à personne d'en contester la
sincérité. Réclamer contre une odieuse accusation, c'est un devoir envers
moi-même, et c'est mon droit. Je pourrais me prévaloir de ce droit légal,
mais votre loyauté m'accordera, sans doute, d'elle-même, la faculté de ré-
pondre dans le même recueil où j'ai été attaqué.
Voici les faits. I.ist a écrit, dans la préf ce de son Système national, que
M. Blanqui avait borné son ambition à délayer J.-B. Say, qui, lui-même,
avait délayé Adam Smith. Cette épigramme a justement blessé votre colla-
borateur, qui l'exagère, du reste, en la qualifiant d'injure brutale ; et il m'a
fait l'honneur de m'adresser, à ce sujet, en octobre dernier, une lettre vive.
Je me suis empressé de lui répondre poliment. Mes explications, apparem-
ment, ne l'ont pas satisfait; car, dans ses Lettres sur l'Exposition de Londres,
qui ont paru peu après, on lit, .sur Frédéric List, une noie regrettable et
qui dépare le volume. M. Blanqui avait annoncé, en outre, qu'il publierait
un article terrible. Le foudre vengeur était depuis si longtemps suspendu
sur ma tête que je n'y pensais plus; il est tombé enfin ; mais, heureusement
pour moi; il a raté; cette fois, quelque maligne influence avait paralysé le
bras du Jupiter économique. L'article du Journal des Économistes n'est
guère qu'une répétition de la lettre et une amplification de la note; il se dis-
tingue, néanmoins, de l'une et de l'autre par une amertume particulière
contre le traducteur.
J'admets le grief de M. Blanqui contre List, bien que je trouve notre pau-
vre compatriote bien acharné dans sa rancune, mais je ne puis m'expliquer
sa malveillance à mon égard.
M. Blanqui trouve mauvais que j'aie traduit le Système national. Etrange
reproche, en vérité! Singulier libéralisme! Vous voulez ouvrir notre marché
aux laines et aux bestiaux d'Allemagne et le fermer aux produits de la pen-
sée allemande ! Vous réclamez la concurrence étrangère pour les éleveurs
français, et vous n'en voulez pas pour vous-même, économiste français ! Que
toutes les barrières tombent, mais qu'on en élève une nouvelle à votre pro-
fil contre la science d'outre-Rhin; vous suffisez si pleinement, en effet, aux
besoins de la consommation française!
M. Blanqui aurait désiré que certain passage de la préface de l'auteur fût
omis dans la traduction. « Ce n'est pas ainsi qu'on traduit qîiand on est
Français, » m'a-t-il fait l'honneur de m'écrire en octobre dernier. Je ne sa-
vais pas que la qualité de Français dispensât un traducteur de l'exactitude
et de la fidélité. Le passage dont il s'agit, je l'ai traduit littéralement comme
tous les autres; mais j'en ai décliné la responsabilité par la note suivante;
« Mon rôle de traducteur m'impose ici, quoi qu'il m'en coûte, une fidélité
scrupuleuse. Le bon sens des lecteurs reconnaîtra aisément ce qu'il y a d'in-
juste et de passionné dans ces jugements et dans quelques autres » Ce cor-
rectif suffisait, certes; l'idée ne m'était pas venue un instant qu'un homme
64 SYSTÈME NATIONAL.
théorie, et qui est cependant un homme de beaucoup de
réflexion et d'expérience, n'a point trempé dans les systèmes.
Llii à qui la France doit un tableau statistique de ses forces
d'esprit pût attacher de rimporlance à de pareilles misères: mais il y a des
amours-propres maladifs que rien ne satisfait.
<; Cet ouvrage, dit M. Bianqui, semble avoir été traduit avec amour par un
complice. » Complice de quel crime, s'il vous plaît ? Ce crime, c'est celui de
la modération; on avait inventé, sous la terreur, le crime de modérantisme ;
M. Blanqui le ressuscite, et, Fouquier-Tinville du libre-échange, il s'en-
gage à le poursuivre de ses réquisitoires impitoyables ; il aura, nous le
craignons, comme son prédécesseur, de nombreux procès à instruire.
Mais voici quelque chose de plus fort. « Frédéric List, dit M. Blanqui, a
trouvé dans M. Henri Richelot un traducteur à la hauteur de ses principes.
Tant vaut la préface de l'un, tant vaut la préface de l'autre. C'est la même
incertitude de doctrine, /e même (rouble de la conscience ; xls sentent bien,
toux deux., qu'ils ne sont pas dans la bonne voie ; pourtant, si j'avais à
décider quel est celui des deux qui me paraît le plus sincère, je préférerais
l'Allemand; et je crains bien que le traducteur n'ait publié sa traduction
qu'en vue de plaire aux astres qui brillaient naguère sur l'horizon républi-
cain, filateurs. maîtres de forges et autres coryphées de celte brillante As-
semblée législative qui se pâmait d'admiration devant les discours prohibi-
tionnistes de M. Thiers. »
A de telles insinuations ma réponse sera facile. N'ayant jamais soutenu
d'autres doctrines commerciales que celles que je professe dans ma préface,
et ce sont les doctrines qui prévalent dans les grandes administrations du
continent, je crois pouvoir être cru quand j'affirme que j'ai fait une œuvre
de bonne foi, que ma conscience est parfaitement tranquille, et que j'ai l'in-
time conviction d'être dans la bonne voie. Dés 1845, avant que le libre
échange eût arboré son drapeau en France, j'avais eu occasion d'exprimer le
cas que je faisais du Système national. En mettant ce beau livre à la portée
des lecteurs fiançais, j'ai suivi ma propre inspiration; je n'ai reçu commis-
sion de personne; dans l'accomplissement de cette tâche laborieuse et d'un
mince profit, je n'ai été mû, je n'ai été soutenu que par un sentiment
élevé d'intérêt public ; et je repousse avec mépris une calomnieuse accu-
sation.
Si M. Blanqui en veut aux morts, à List, pour ce que nous savons, à la
défunte Assemblée législative pour n'avoir pas goûté ses statistiques, il en
veut bien davantage aux vivants, et je suis le préféré de sa colère : « On peut
pardonner bien des choses, dit-il, à un esprit aigri par la souffrance et par
le malheur; mais qu'ont donc fait à M. Richelot, heureusement bien portant,
les économistes de son [tays, pour qu'il se soit associé, dans sa préface de
traducteur, aux haines et aux bizarreries de cet Allemand nébuleux et
atrabilaire? »
Je remercie M. Blanqui de l'intérêt qu'il veut bien prendre à ma santé, et
j'aime à croire, de mon côté, que l'émotion que lui a causée la publication
du Système national n'aura pas altéré la sienne. Quoi qu'il en soit, je n'hésite
PRÉFACE DE LALTEUR. 65
productives, aurait dû trouver la doctrine des forces produc-
tives, s'il avait pu vaincre sa répugnance pour les théories.
Dans la préface de cet ouvrage, M. Dupin exprime nettement
cette aversion. Il a J.-B. Say en vue, lorsqu'il dit, avec une
intention railleuse, qu'il n'a pas eu la vaine prétention de
forger des sysièmes, et de juger de toutes les nations d'après
une seule. Je ne vois pas, toutefois, comment, sans une bonne
théorie, on peut arriver à une pratique conséquente. On
pourra objecter, il est vrai, que les hommes d'Etat anglais
ont, sans théorie, été d'assez bons praticiens durant des siè-
cles ; mais il serait facile de répondre que la maxime, vendre
pas à le reconnaître, les économistes de mon pays, tant les économistes
dignes de ce nom, suivant M. Blanqui. c'est-à-dire les libre-échangistes, que
les économistes indij^ne.v, ne m'ont jamais fait aucun mal; mais je suis tout
aussi innocent à leur égard qu'ils sont irréprochables envers moi, M. Blan-
qui excepté, bien entendu. Est-ce qu'on nuit aux gens pour n'être pas de
leur avis en tout point? Est-ce qu'on est l'ennemi de ceux dont on combat les
doctrines avec courtoisie? Tous ceux qui liront ma préface la trouveront
calme et polie; tous ceux qui liront mes notes témoigneront du soin que j'ai
mis à rectifier quelques jugements erronés de l'auteur allemand, de mon
culte pieux pour la mémoire des fondateurs d'une science que je cultive,
quoique indigne. Dans deux de ces notes j'ai cité M. Blanqui, l'ingrat 1
C'est moi qui ai le droit de dire à mon adversaire : Qu'est-ce que je vous
ai donc fait pour être en butte aux traits de votre haine? Ouest-ce que je
TOUS ai fait pour que vous cherchiez par tous les moyens à dénigrer un hon-
nête homme? Ou plutôt, comment êtes-vous ennemi de vous-même à ce
point de descendre, par un tel langage, des hauteurs de l'Institut?
En terminant celte réponse, je ne puis assez m'étonner de la légèreté avec
laquelle un professeur parle d'un livre sérieux qu'il ne paraît pas même
avoir lu. Oue trouve-t-on dansée compte rendu? L'éternelle plaisanterie sur
les cornes de cerf et les langues de vipère, qui constitue le fond de la polé-
mique de M. Blanqui depuis vingt-cinq ans ; des invectives contre l'auteur
et contre le traducteur : voilà tout, absolument tout. M. Blanqui déclare List
prohibitionniste, lorsqu'il n'y a pas dans tout l'ouvrage un seul argument
en faveur de la prohibition. A l'en croire, l'auteur du Système national se-
rait un homme obscur. De bonne foi, M. Blanqui aurait-il été piqué au vif
par la boutade d'un homme obscur, et conteraii-il sa peine à tous les échos,
comme ces maris trompés, qui font du scandale, aûn d'apprendre leur mésa-
venture à tout l'univers ?
Je vous serai obligé, monsieur le directeur, de vouloir bien insérer la
présente lettre dans votre plus prochain numéro, et de recevoir l'assurance
de ma parfaite considération.
Henri Kichelot.
66 SYSTÈME NATIONAL.
des objets fabriqués et acheter des matières brutes^ a, durant
des siècles, en Angleterre, tenu lieu de toute une théorie. Ce
n'est vrai, toutefois, qu'en partie, puisque cette maxime n'a
pas épargné à l'Angleterre la faute grossière de prohiber, à
diverses époques, l'importation du blé et d'autres produits
agricoles. Quoi qu'il en soit, je crois pouvoir le conclure de
quelques mots que m'a dits M. Dupin, l'affinité de ses tableaux
statistiques avec ma théorie n'avait pu échapper à sa sagacité ;
de là son jugement favorable. Il y avait dans ce concours
d'autres juges ayant écrit sur l'économie politique ; mais si
l'on feuilletait leurs ouvrages, pour y chercher quelque chose
qui ressemblât à une pensée originale, on n'y trouverait rien
de plus q\ie political economif made easy (1), comme parlent les
Anglais ; des choses à l'usage des dames qui se mêlent de
politique, des petits maîtres parisiens et autres amateurs,
enfin les paraphrases des paraphrases d'Adam Smith ; de
pensées originales, il n'en était pas question ; cela faisait pitié.
Le travail en langue française, cependant, ne fut pas plus
dépourvu d'utilité pour moi que mes précédents travaux en
anglais ; non-seulement je fus confirmé dans ma première
opinion, qu'un bon système devait reposer sur une bonne
base historique ; mais je reconnus de plus que je n'avais pas
poussé mes études historiques assez loin. Aussi, lorsque, après
avoir avancé ces études, je relus plus tard mes écrits en lan-
gue anglaise et particulièrement les cinq feuilles déjà impri-
mées d'une introduction historique, je les trouvai pitoya-
bles. Peut-être le lecteur inclinera-t-il à trouver tels aussi
ceux que je lui présente sous le costume allemand. J'avoue
franchetnent et sans affectation, beaucoup peut-être ne le
croiront que trop volontiers, qu'en relisant mes premiers
chapitres, après l'achèvement du dernier, je n'en fus pas plus
satisfait, et que je fus sur le point de sacrifier mon œuvre
allemande, comme j'avais sacrifié mes œuvres anglaise et
française. Mais je changeai d'avis. Celui qui poursuit ses
(1) L'économie politiqu> mise à la portée de tout le monde.
PRÉFACE DE l'aUTEUR. 67
études, va toujours en avant, et l'élaboration doit cependant
avoir un terme. Je me présente donc devant le public, àvecla
pensée décourageante, qu'on trouvera beaucoup à reprendre
dans mon ouvrage ; je reconnais moi-même en écrivant cette
préface que j'aurais pu mieux faire et mieux dire ; une espé-
rance, cependant, me soutient, c'est qu'on trouvera aussi dans
ce livre plus d'une vérité neuve et quelques vues éminem-
ment utiles à ma patrie allemande.
C'est principalement ce désir d'être utile à mon pays qui
explique pourquoi, souvent peut-être téméraire et tranchant,
j'ai porté un arrêt de condamnation sur les opinions et sur
les travaux de quelques auteurs et d'écoles tout entières. La
présomption n'y a été pour rien, je l'assure ; partout j'ai obéi
à la conviction que les opinions blâmées étaient dangereuses,
et que, pour agir utilement, il fallait les combattre avec
énergie et sans détours. On a tort, du reste, de croire que les
hommes qui ont rendu d'éminents services à la science doi-
vent être respectés dans leurs erreurs ; tout au contraire, les
hommes célèbres et qui font autorité nuisent par leurs erreurs
plus que des écrivains insignifiants, et ils doivent, par consé-
quent, n'être combattus qu'avec plus de rigueur. Qu'une
forme plus douce, plus modérée, plus humble, avec cer-
taines réserves, et des compliments distribués à droite et à
gauche, eût mieux servi mes intérêts personnels, je ne l'i-
gnore pas ; je sais aussi que le juge sera jugé à son tour. Mais
où est le mal ? Je mettrai à profit les sévères arrêts de mes
adversaires pour corriger mes fautes, dans le cas où, ce que
j'ose à peine espérer, cet ouvrage parviendrait à une seconde
édition. J'aurai été ainsi doublement utile, excepté à moi-
même.
Pour les juges équitables et indulgents qui voudront bien
admettre mon excuse, j'ajoute que je n'ai pas employé à la
composition de cet ouvrage autant de temps, à beaucoup
près, qu'à mes recherches et à mes méditations, que les cha-
pitres en ont été écrits à diverses époques, et souvent avec
rapidité, et que je suis loin de me figurer doué de facultés
68 SYSTÈME NATIONAL.
intellectuelles extraordinaires. Cette observation est nécessaire,
afin qu'on ne conçoive pas de trop grandes espérances d'un
enfantement si pénible après une gestation si longue ; afin
que l'on s'explique pourquoi çà et là je parle d'un temps à
demi ou tout à fait écoulé comme du présent, et qu'on ne
me reproche pas trop des répétitions fréquentes ou même des
contradictions sur des détails. Pour ce qui est des répétitions,
quiconque est un peu initié à l'économie politique sait que
les diverses parties de cette science s'encbevêtrent les unes
dans les autres, et qu'il vaut beaucoup mieux répéter dix fois
la même chose que de laisser un seul point obscur. Du reste,
l'opinion que j'ai de mes propres forces ressort surtout de
l'aveu qu'il m'a fallu tant d'années pour mener à fin quelque
chose de passable. Les grands esprits produisent prompte-
ment et aisément ; les esprits ordinaires ont besoin de beau-
coup de temps et de labeur. Mais aussi, favorisés par les
circonstances, ils peuvent parfois produire une œuvre extraor-
dinaire, surtout s'ils trouvent une théorie mûre pour tomber,
et si la nature les a doués d'un peu de jugement et de quel-
que persévérance à éclaircir leurs doutes. Le pauvre, lui
aussi, peut devenir riche en accumulant pfennig sur pfennig,
thaler sur thaler.
Pour aller au-devant du soupçon de plagiat (1), je ferai
remarquer que la plupart des idées développées dans cet
écrit ont été déjà bien des fois émises par moi dans des jour--
naux allemands et français, notamment dans la Gazette d^Augs-
bourg, souvent, il est vrai, très en raccourci dans des articles
de correspondance. Je ne puis pas m'empêcher, à cette occa-
sion, de témoigner publiquement ma reconnaissance envers
mon intelligent et savant ami, le docteur Kolb, qui n'a pas
craint de donner place dans un journal aussi accrédité que le
(1) Malgré ces observations, le reproche de plagiat n'a pas été épargnée
l'auteur du Système national. On a essayé notamment, mais sans aucun suc-
cès, défaire honneur de ce système à un professeur obscur d'une université
hessoise, auquel List l'aurait pris purement et simplement sans avouer son
larcin. Les pièces de ce procès se trouvent dans les numéros du ZoUvereins-
blatt des 27 janvier et 3 février 1846. (H. R.)
PRÉFACE DE L* AUTEUR. 69
sien à des idées et à des arguments jugés d'abord souvent si
téméraires. J'ai une dette semblable à acquitter envers le
baron de Cotta, lequel marche avec une si glorieuse ardeur
sur les traces d'un père qui a rendu de si grands services à
l'industrie comme à la littérature allemandes. C'est un devoir
pour moi de déclarer hautement que le propriétaire de la
plus célèbre librairie du monde m'a prêté, dans l'œuvre des
chemins de fer allemands, plus d'assistance que qui que ce
soit en Allemagne, et que c'est lui qui m'a déterminé à pu-
blier, d'abord une esquisse de mon système dans la Viertel-
tahrschrift (Revue trimestrielle), puis le présent ouvrage.
Afin qu'on ne me reproche pas à tort d'avoir été incomplet,
il est bon d'avertir, que mon dessein dans ce premier volume
a été de réunir ce que j'avais à dire de neuf et d'original sur
le commerce international et la politique commerciale et en
particulier sur les moyens de constituer un système national
allemand. J'ai cru aussi, dans ce moment décisif, servir ainsi
beaucoup mieux la cause de l'industrie allemande, qu'en
mêlant le neuf avec le vieux, le certain avec le douteux, et en
réchauffant ce qui a été déjà dit cent fois. J'ai dû aussi omettre
d'autres découvertes que je crois avoir faites dans d'autres
branches de l'économie politique, et que je dois à mes obser-
vations et à mes expériences, à mes voyages et à mes études.
J'ai étudié notamment l'organisation agraire et la constitulion
des propriétés, les moyens de faire naître l'aptitude au travail
et d'éveiller l'esprit d'entreprise en Allemagne, les maux qui
accompagnent l'industrie manufacturière, et les moyens d'y
porter remède et de les prévenir, l'émigration et la colonisa-
tion, la création d'une marine allemande et l'extension du
commerce extérieur, les effets de l'esclavage et son abolition,
la situation et les vrais intérêts de la noblesse allemande. Les
résultats de ces études, quand bien même ils n'étendraient pas
démesurément cet ouvrage, ne doivent pas y trouver place.
Dans mes articles de la Vterteliahrschrift (1), j'ai voulu en
(I ) L'économie nationale envisagée du point de vue historique, 5* cahier el
De l'importance d'une industrie manufacturière nationale, 9* cahier.
70 SYSTÈME NATIONAL.
quelque sorte interroger ropinion publique, en Allemagne,
sur le point de savoir s'il est permis, s'il n'est pas scandaleux,
d'exposer* des vues et des principes, qui diffèrent essentielle-
ment de ceux de l'école régnante en économie politique. Je
voulais en même temps fournir aux partisans de cette école
une occasion de me ramener dans la bonne voie, si je m'étais
égaré dans le sentier de l'erreur. Mais ces articles sont depuis
deux ans sous les yeux du public, sans qu'une seule Yoix fa-
vorable ou contraire se soit fait entendre. Mon amour-propre
me dit qu'on n'a pas pu me réfuter ; mais mon penchant au
doute m'insinue, qu'on fait de moi trop peu de cas pour
m'honorer d'une réfutation. Lequel dois-je croire? Je l'i-
gnore ; je sais seulement que, dans une question où il s'agit
de la prospérité ou 'de la détresse, de la vie ou de la mort
d'une nation, et de la nôtre, de la nation allemande, l'opinion
du dernier des hommes mérite d'être prise en considération,
ou tout au moins d'être combattue.
(c Mais, pourra dire l'école, comme déjà en effet elle l'a dit
souvent, le système mercantile, nous l'avons victorieusement
combattu dans cent et cent écrits, articles et discours ; faut-il
entreprendre une millième réfutation d'une erreur que l'on
réchauffe ?» A cela il n'y aurait rien à répondre, si je n'avais
fait que réchauffer le système mercantile. On n'a qu'à lire
l'introduction qui suit, pour se convaincre que je n'ai pris de
ce système si décrié que ce qu'il avait de bon et que j'en ai
rejeté toutes les erreurs ; que j'ai donné à ses vérités une tout
autre base, celle de l'histoire et de la nature des choses, que
j'ai agi de la même manière avec le système agricole et avec
ce qu'on appelle le système industriel, improprement désigné
par le nom que mérite le système appelé mercantile ; que j'ai
fait plus ; que, le premier, j'ai réfuté, au nom de la nature
des choses et des leçons de l'histoire, les arguments mille fois
reproduits par l'école cosmopolite ; que, le premier, j'ai mis
en lumière les déceptions de son cosmopolitisme vague, de sa
terminologie équivoque et de ses arguments erronés. Certes,
cela méritait bien l'attention de l'école et une sérieuse ré-
PRÉFACE DE l' AUTEUR. 71
ponse. Du moins l'homme qui avait directement provoqué
ces articles, n'aurait pas dû laisser à terre le gant que je lui
avais jeté.
Pour l'intelligence de ceci, je suis obligé de rappeler des
faits antérieurs. Dans un compte rendu de rex|)Osition in-
dustrielle de Paris en 1839, que j'avais adressé à la Gazette
d'Augsbourg, je m'étais avisé de jeter en passant un coup
d'oeil sur l'état de la science, et en particulier sur l'école fran-
çaise. Je fus tancé à ce sujet, dans la même feuille, par im
correspondant du Rhin, et je le fus d'un ton et avec des argu-
ments qui me montraient clairement que j'avais affaire à
l'une des premières autorités scientifiques de l'Allemagne (1).
Il trouvait mauvais qu'en parlant de la théorie régnante je
n'eusse nommé que Smith et Say, et il donnait à entendre
que l'Allemagne aussi possédait des théoriciens illustres.
Chacune de ses paroles respirait cette confiauce qu'une
théorie parvenue à une domination incontestée inspire à ses
disciples, surtout vis-à-vis des sceptiques auxquels ils refu-
sent toute connaissance sérieuse de la doctrine qu'ils ont ap-
prise par cœur. Après avoir reproduit les arguments connus
de l'école contre le système mercantile, tout en regrettant
d'avoir à revenir sur des vérités cent fois redites et universel-
lement reconnues, il s'écriait : que Jean-Paul avait dit quel-
que part, qu'une fausse théorie ne saurait être remplacée que
par une meilleure.
J'ignore où et à quel propos Jean- Paul a émis cette sen-
tence ; mais il me sera permis de dire que, présentée comme
elle l'a été par le correspondant du Rhin, elle ressemble fort
à un lieu commun. Le mauvais, en effet, ne peut jamais être
remplacé avec avantage que par le meilleur. Mais il ne s'ensuit
nullement que, lorsque quelque chose de mauvais a jusque-là
passé pour bon, on n'ait pas le droit de le montrer tel qu'il
est. 11 s'ensuit moins encore qu'on ne doive pas jeter à bas
(1) Il y a lieu de croire que List veut parler ici de M. Rau, professeur dis-
tingué à l'université de Heidelberg, et auteur d'un traité d'économie poli-
tique, qui a eu plusieurs éditions, (H. R.)
72 SYSTÈME NATIONAL.
une théorie dont on a reconnu la fausseté, afin de faire place
pour une meilleure, ou de montrer qu'une théorie meilleure
est à découvrir. Pour ma part, je ne me suis pas borné à
prouver que la théorie régnante est fausse et insoutenable, j'ai
de plus, dans mes articles de la Vierteliahrschrifty soumis au
public, à titre d'essai, l'esquisse d'une nouvelle théorie que je
croyais meilleure ; j'ai accompli par conséquent, à la lettre,
les conditions requises par la sentence de Jean-Paul. Cepen-
dant cette autorité considérable de l'école cosmopoUte garde
le silence depuis deux ans.
A la rigueur, du reste, il n'est pas complètement vrai
qu'aucune voix ne se soit fait entendre, au sujet des deux ar-
ticles précurseurs de mon livre. Si je ne me trompe, c'est à
moi que l'auteur d'un article publié dans un des derniers nu-
méros d'une feuille périodique honorablement placée, a fait
allusion, quand il a parlé d'attaques aux idées reçues en éco-
nomie politique, attaques dont les auteurs a ne sont pas des
hommes de la spécialité et trahissent peu de connaissance de
la théorie par eux combattue, laquelle ils ont généralement
mal saisie dans son ensemble et dans ses détails. »
Cette polémique sublime est tellement enveloppée sous des
phrases scolastiques et sous des sentences obscures, que l'idée
ne peut venir à personne, excepté à moi, qu'elle me concerne,
moi et mes articles. Par ce motif, et comme je ne suis pas
bien sûr qu'il s'agisse en effet de moi, fidèle à mon dessein de
n'attaquer nominativement et de ne provoquer dans cet ou-
vrage aucun écrivain allemand existant, je ne veux pas dési-
gner avec plus de précision mon adversaire et son article. Je
ne me tairai pas cependant, afin de ne pas laisser à l'auteur,
dans le cas où il aurait voulu parler de moi, l'opinion qu'il
m'a dit quelque chose de fort. Dans ce cas, sans autre dési-
gnation, il saura bien que je veux parler de lui. Je déclare
donc franchement à cet adversaire, que je crois être tout aussi
initié que lui-même aux profonds mystères de sa science ; que
des paroles ambiguës et des phrases profondes en apparence,
mais creuses en réalité, comme celles qui sont entassées les
PREFACE DE L AUTEUR.
' 73
unes sur les autres au commencement de son article, sont en
économie politique comme les fausses monnaies dans la circu-
lation ; que des affirmations vagues et la prétention à un sa-
voir exceptionnel ne prouvent que la conscience de quelque
infirmité ; que ce n'est plus le temps d'attribuer à Adam Smith
la sagesse de Socrate ni de considérer Lotz, qui l'a délayé en
allemand, comme une grande lumière ; que lui, mon adver-
saire, s'il pouvait secouer le joug d'autorités en grande partie
inapplicables, il acquerrait la conviction humiliante que ses
nombreux écrits ont besoin d'une sérieuse révision ; qu'une
si héroïque résolution, du reste, lui ferait beaucoup plus
d'honneur qu'une persistance obstinée dans un savoir appris
par cœur, qu'il contribuerait ainsi puissamment à éclairer les
praticiens débutant en économie politique sur les vrais in-
térêts de la patrie, au lieu de continuer à les égarer.
Une pareille conversion devrait être considérée comme un
résultat important pour le pays ; car on sait quelle influence
des professeurs d'économie politique, même au début, sur-
tout s'ils appartiennent à des universités en renom et fréquen-
tées, exercent sur l'opinion de la génération présente et de la
génération à venir. Aussi ne puis-je m'empêcher, autant que
cela se peut dans une préface, d'aider la personne dont il s'a-
git à sortir de ses rêves théoriques. Elle parle sans cesse d'un
monde des richesses. Dans ce mot il y a un monde d'erreurs ; il
n'existe pas de monde des richesses. La notion de monde
implique quelque chose d'intellecluel et de vivant, fût-ce
même la vie ou l'intelligence animale. Mais qui pourrait par-
ler, par exemple, d'un monde minéral? Otez l'esprit, et ce qui
s'appelle richesse, ne sera plus qu'une matière morte. Qu'est
devenue la richesse de Tyr et de Carthage, ou la valeur des
palais de Venise, depuis que l'esprit a disparu de ces masses
de pierres ? Avec votre monde des richesses vous voulez faire
exister la matière par elle-même, et là réside toute votre er-
reur. Vous nous disséquez un cadavre, vous nous montrez la
structure et les parties constitutives de ses membres ; mais, de
ces membres refaire un corps, leur donner la vie, les mettre
74 SYSTÈME NATIONAL .
en mouvement, vous ne le pouvez pas ; votre monde des ri-
chesses est une chimère.
D'après ces observations, on croira sans peine que la crainte
n'est pas le motif qui m'a détourné de parler dans cet ouvrage
des travaux des économistes allemands. J'ai voulu seulement
éviter une polémique inutile ou fâcheuse ; car, ce n'est que
depuis la fondation du Zollverein que les Allemands ont pu
envisager l'économie politique du point de vue national ; de-
puis lors, d'anciens preneurs du système cosmopolite ont bien
pu changer de sentiment, et il y aurait méchanceté évidente,
dans un tel état de choses, à mettre obstacle par des critiques
à la conversion de pareils hommes.
Cette considération, toutefois, ne s'applique qu'aux auteurs
vivants , mais, à parler franchement, il n'y a rien de particu-
lier à reprendre chez les morts ; ils ont partagé toutes les er-
reurs de Smith et de Say, et n'ont, en dernière analyse, rien dit
de neuf, ici comme dans le reste de cet ouvrage, il convient
d'en faire la remarque, nos appréciations se restreignent à la
théorie du commerce international et de la politique com-
merciale ; par conséquent, nous ne contestons nulle part les
services que des auteurs morts ou vivants ont pu rendre dans
d'autres branches de l'économie politique. Qu'on lise les écrits
deLotz, de Politz, deRotteck, deSoden, pour ne pas parler
d'esprits subalternes tels que Krause, Fulda, etc.; et l'on re-
connaîtra que, dans la matière dont il s'agit, ils ne sont que
les aveugles disciples de Smith et de Say, et que, là où ils se
séparent de leurs maîtres, leurs opinions sont dépourvues de
valeur. On doit ( n dire autant de l'intelligent Weitzel, un des
meilleurs écrivains politiques de l'Allemagne ; Rudhart lui-
même, si expérimenté, si clairvoyant, n'a dans cet important
sujet que de rares éclairs.
Je regrette, au moment où l'on réunit les œuvres de
Rotteck, d'être obligé de prononcer publiquement sur lui ce
jugement, qu'il n'a compris nettement ni le commerce inter-
national ni la politique commerciale, ni les systèmes ni l'ap-
plication de l'économie politique. On m'excusera, si l'on ré-
PRÉFACE DE l'aUTEUU. 7S'
fléchit que Rotteck a porté sur moi et sur mes actes un arrêt
non-seulement sévère, mais injuste, et qu'il m'a mis ainsi
dans la nécessité de me défendre. Lorsque Rotteck me repro-
che d^avoir pris pour texte de mes plaintes la détresse des fa-
bricants, et non l'écoulement des espèces et l'appauvrissement
de l'Etat, lorsqu'il allègue que le système de la Société de
commerce allemande était en partie inexécutable, et présentait
des inconvénients de plus d'une sorte, ces observations por-
tent la même empreinte qu'offre tout le chapitre de cet auteur
sur l'administration publique, celle de l'ignorance. Qu'après
avoir lu mon livre, on lise ce chapitre de Rotteck, et l'on ne
taxera pas, je l'espère, ce jugement d'injustice. Qu'on lise
seulement ce que j'ai écrit sur le principe de rétorsion ( 1 ), et-
qu'on examine ensuite l'opinion de Rotteck, on reconnaîtra
que Rotteck a mal à propos porté sur le terrain du droit une
simple question à^ éducation industrielle des nations ^ qu'il l'a
envisagée comme publiciste au lieu de le faire comme écono-
miste. Cette inintelligence totale de mes actes et de ma valeur
comme économiste, cette attaque personnelle peut bien m'au-
toriser à dire toute ma pensée : Rotteck eût fait plus sagement
d'avouer franchement dans ses écrits comme dans ses discours
parlementaires, qu'il ne possédait pas la moindre notion pra-
tique en matière de commerce international et de politique
commerciale, et que le domaine de l'économie politique lui.
était entièrement étranger, au lieu de s'exprimer dans les uns
et dans les autres de manière à diminuer son autorité sous
d'autres rapports. On se rappellera que MM. de Rotteck et
Welcker, après avoir déclaré qu'ils n'entendaient rien au
commerce, ne combattirent pas moins avec beaucoup de vi-
vacité dans le parlement badois l'accession de Bade à la grande
Association allemande. Connu de l'un et de l'autre, sur la nou-
velle qu'ils prendraient un tel parti, je m'étais permis de leur
adresser d'énergiques représentations, elles m'attirèrent une
réponse où l'on parut piqué. Ces représentations de ma part
(ï) Voir le chapitre xvii du 2« livre de cet ouvrage.
76 SYSTÈME NATIONAL.
ont-elles exercé ou non de l'influence sur Tappréciation mal-
veillante de Rotteck ? Je ne le déciderai pas.
Polilz, qui n'avait d'originalité en rien et qui manquait
d'expérience en tout, n'était en cette matière qu'un com-
pilateur. Je vais donner un exemple du jugement que possé-
dait dans les questions économiques cet inintelligent titulaire
de la première chaire politique de l'Allemagne. A l'époque
011, habitant Leipsick, mes projets d'un chemin de fer de
Leipsick à Dresde et d'un réseau allemand me livraient à la
risée des esprits sérieux, je demandai à M. Politz son con-
cours et ses avis. Il me répondit, qu'il n'était pas encore pos-
sible de dire avec précision jusqu'à quel point cette entreprise
pouvait être utile ou nécessaire, puisqu'on ne pouvait pas
savoir de quel côté se dirigeraient les marchandises à l'avenir.
Cette profonde vue théorique a depuis, si je ne me trompe,
passé dans ses tristes annuaires.
La première fois que je me trouvai en rapport avec Lotz,
je pris la liberté de l'entretenir discrètement de quelques
idées nouvelles en économie politique, dans le but de con-
naître ses propres idées et de lui exposer les miennes.
M. Lotz n'entra dans aucune explication ; son visage prit une
expression mêlée d'importance et d'ironie, qui, pour moi,
signifia clairement qu'il croyait sa position trop élevée pour
entrer avec moi en discussion sans se compromettre. Il pro-
nonça, du reste, quelques paroles dont le sens était que des
discussions entre des amateurs et des hommes de science
profonde ne pouvaient mener à rien. A cette époque je n'avais,
pas relu depuis quinze ans les ouvrages de M. Lotzj mon
respect pour leur auteur était donc de très-ancienne date.
Mais une telle conduite m'édifia sur le mérite de ces écrits,
avant même que je les eusse relus. Comment, pensai-je, dans
une science expérimentale comme l'économie politique, un
homme qui repousse ainsi l'expérience, serait-il capable de
quelque chose de bien? Lorsque plus tard ses épais volumes
revinrent devant mes yeux, la conduite de M. Lotz me parut
facile à comprendre. Rien de plus naturel que de voir des
PRÉFACE DE l'aUTEUR. 77
auteurs qui n'ont fait que copier ou commenter leurs devan-
ciers, et qui ont puisé tout leur savoir dans les livres, tout
émus et tout étourdis, lorsque des expériences vivantes, en
désaccord avec leur science routinière, et des idées toutes nou-
velles leur apparaissent.
Le comte Soden, que j'ai beaucoup connu, était, au con-
traire, infiniment plus instructif dans sa conversation que dans
ses écrits, et d'une extrême facilité vis-à-vis du doute et de la
contradiction ; la nouveauté de ses écrits consistait surtout
dans la méthode et dans la terminologie. Mais hélas! cette
terminologie est plus boursouflée que les précédentes, et elle
plongerait la science dans la scolastique plus avant encore
que celle de Smith et de Say.
Weitzel, dans son Histoire des sciences politiques ^ apprécie
tous les économistes absolument comme le fait l'école cos-
mopolite.
Si, par les motifs déjà allégués, je m'abstiens de tout
blâme à l'égard des économistes d'Allemagne encore vivants,
je ne dois pas moins rendre justice aux excellentes choses
que renferment les ouvrages de Nebenius, de Hermann, de
Mohl, etc. (1).
Je suis généralement d'accord, comme on le verra, avec
l'écrit de Nebenius sur le Zollverein allemand, en ce qui
touche le système à suivre immédiatement par cette associa-
tion. Le livre ayant été visiblement écrit dans l'intention
d'exercer une influence immédiate sur le développement du
(1) Je donne plus loin un extrait d'un écrit publié en 1847 par M. de Her-
mann sur la liiéorie du commerce international. Quant à Nebenius, je saisis
cette occasion de réparer une omission dont je nie suis involontairement rendu
coupable à son égard dans mon livre de V Association douamère allemande.
Nebenius mérite une place distinguée dans une histoire du Zollverein. Dés
1819, il avait fait paraître une brochure remarquable, où étaient nettement
exposées les considérations qui devaient décider les États allemands à for-
mer entre eux une union commerciale, ainsi que les maximes qui devaient
servir de base à cette union, et qui servirent en effet de base au Zollverein;
en 1820, il était l'un des membres les plus importants du congrès de Darm-
sladt. Plus tard, il contribua puissamment à l'accession de Bade qui avait
soulevé dans le grand-duché une vive opposition. (H. R.)
78 SYSTÈME NATIO?iAL.
ZoUverein, il était naturel que l'auteur, esprit pénétrant qui
a si bien mérité de l'industrie allemande, négligeât complé-
(tement la théorie et l'histoire. On y trouve par conséquent
toutes les qualités et tous les défauts d'un ouvrage de cir-
constance. Un tel ouvrage peut rendre dans le moment un
grand service, mais ne met pas à l'abri des complications de
l'avenir. Supposons, par exemple, que les Anglais et les Fran-
çais vinssent à abolir leurs droits d'entrée sur les produits
agricoles et forestiers allemands, d'après l'argumentation de
Nei)enius, il n'y aurait plus de motif de maintenir le système
protecteur en Allemagne. La Science de la police de Mohl
contient beaucoup de vues très-saines sur le système protec-
teur, et l'on sait quelle part puissante et directe Hermann a
prise à l'achèvement du ZoUverein, et au développement de
l'industrie bavaroise en particulier. i
A cette occasion, je ne puis m'empêcher de mentionner ce
fait, que les Allemands, en cela différents de toutes les autres
nations, font des matières économiques l'objet de deux ensei-
gnements distincts ; sous le nom d'économie nationale,
d'économie politique, d'économie publique, ils enseignent la
théorie cosmopolite de Smith et de Say ; dans la science de
la police, Polizeiwissenschaft, ils recherchent jusqu'à quel
point l'autorité a mission d'intervenir dans la production,
dans la distribution et dans la consommation des biens maté-
riels. Say, qui est toujours d'autant plus tranchant qu'il
connaît moins ce dont il parle, reproche sur le ton du per-
siflage aux Allemands de confondre l'économie politique
avec la science de l'administration (1). Comme Say ne savait
pas l'allemand, et qu'aucun ouvrage allemand d'économie
politique n'a été traduit en français, il doit avoir eu connais-
sance de ce fait par quelque grand homme de Paris qui avait
voyagé. Au fond, cette division de la science, qui a donné
(1) «C'est par suite des fausses notions répan lues par le système réfjle-
menlaire, que la plupart des écrivains allemands regardent réconomie poli-
tique comn>e la science de l'administration. » J.-B, Say, Çoun d'économie
politique, iom II,pag. 651. édition Guillaumin.
SYSTÈME fSATIONAL. 79
lieu, après tout, jusqu'ici à beaucoup de malentendus et de
contradictions, ne prouve qu'une chose, c'est que les Alle-
mands avaient compris avant les Français qu'il y a une
économie cosmopolite et une économie politique ; ils ont
appelé la première économie nationale, et la seconde science
de la police (1).
Pendant que j'écrivais ce qui précède, il m'est tombé entre
les mains un livre, qui me donne occasion de confesser que
j'ai jugé Adam Smith avec beaucoup plus d'indulgence que,
dans ma conviction, je n'aurais dû le faire. C'est la seconde
partie de la Galerie de portraits diaprés la conversation et la
correspondance de Rahel, éditée par Yarnhagen Von Ense.
J'étais curieux de lire ce qu'on y dit d'Adam Mùller et de
Frédéric Gentz, que j'ai personnellement connus (2) ; mais
j'ai trouvé les perles autre part qu'où je les cherchais, savoir
dans la correspondance entre Rahel et Alexandre de Marwitz.
Cejeune homme plein d'intelligence, avait, pour préparer un
jÇxamen, lu et en même temps critiqué Adam Smith. On peut
lire dans la note ci-jointe ce que, durant cette étude, il écrivit
sur Smith et sur ses disciples en Allemagne (3). Et ce jugement,
(î) Je reviendrai, dans une note ultérieure, sur cette distinction. (H. R.)
(2) Plus lard l'occasion pourra s'offrir à moi de donner quelques explica-
tions sur les idées et sur les actes remarquables de ces deux hommes en ce
qui touche la politique commerciale allemande. Je les ai connus personnel-
lement l'un et l'autre au congrès de Vienne en 1820. Millier, avec lequel je
me suis souvent trouvé chez le feu duc (rAiihalt-Cœthen, qui faisait alors de
l'opposition contre la Prusse, m'a honoré de sa confiance. Gentz était moins
abordable à cause du poste qu'il occupait et de ses rapports avec l'Angle-
terre; cependant il eut à plusieurs reprises avec moi des discussions, qui,
bien que non dépourvues d'intérêt, n'aboutirent pas à une commune entente;
car, immédiatement après mon départ de Vienne, il entama contre moi,
dans la Gazette d'Augsbourg, une polémique anonyme, que je me flatte d'a-
voir soutenue avec quelque honneur.
Ni) Page 67. «Ils ont pris toute leur sagesse dans Adam Smith, esprit
étroit, mais plein de pénétration dans son étroite sphère, dont ils proclament
les maximes à tout propos, avec des développements insipides el en les ré-
citant comme des écoliers. Sa science est très-commode, car, indépendam-
ment de toute iilée, abstraction faite de toutes les autres directions de la vie
humaine, il construit un système commercial universel, qui convient égale-
ment à tous les peuples et à toutes les circonstances, et où l'art consiste à
80 SYSTEME NATIONAL.
qui renferme tout en vingt lignes, tout ce qu'on peut dire sur
Smith et sur son école, Marwitz le porta, la première fois
qu'il lut Smith. Lui, jeune homme de vingt-quatre ans,
entouré de savants qui professent pour Adam Smith un res-
pect superstitieux, seul, il renverse l'idole d'une main forte et
siire, la met en pièces, et rit de la folie de ses adorateurs. Et
ce jeune homme appelé à ouvrir les yeux à son pays, au
monde, on l'abasourdit de questions stupides dans un examen
dont il se félicite d'avoir pu se tirer. Et il devait mourir avant
d'avoir compris sa grande mission !
Le plus grand économiste de l'Allemagne, son seul écono-
miste à un certain point de vue, devait mourir sur la terre
étrangère; vainement vous cherchez son tombeau. Rahel
seule fut son public, et trois observations écrites en courant
dans des lettres intimes furent tous ses ouvrages. Que dis-
je ? Marwitz n'a-t-il pas envoyé à Rahel six feuilles entières
sur Adam Smith ? Puissent-elles se trouver dans les papiers
que Rahel a laissés ! Puisse M. de Varnhagen vouloir bien
les communiquer au public allemand !
laisser les gens faire ce qu'ils voudront. Son point de vue est celui de l'in-
térêt privé ; que l'État doive en avoir un autre plus élevé, et qu'en vertu de
celui-là l'industrie nationale doive suivre une direction tout autre que ne le
désire celui qui ne poursuit que de vulgaires jouissances, il ne s'en doute
pas. Combien une telle sagesse, développée avec une sagacité dont la pro-
fondeur seule peut venir à bout, avec du savoir, de l'érudition même, doit
séduire un siècle tout entier placé au même point de vue! Je le lis et je le
critique. 11 ne se lit que lentement, car il conduit par un labyrinthe d'abs-
tractions stériles au milieu de lenchevêlrement artificiel de ses forces pro-
ductives, où il est plus fatigant encore que difficile de le suivre.» — Page 61.
€ Je viens d'en finir avec Adam Smith à ma grande satisfaction, car, vers la
fin, quand il vient à parler grandes affaires d'État, guerre, justice, éduca-
tion, il devient tout à fait stupide... 11 faudra que j'écrive sur lui avec dé-
tail ; cela en vaut la peine, car, avec Napoléon, c'est actuellement le mo-
narque le plus puissant en Europe. » [Littéralement vrai.) — Page 73. « J'en
suis à ma sixième feuille sur Adam Smith et j'aurai fini demain. J'empor-
terai à Berlin mon travail.» — Page 66. « L'économiste Krause copie Adam
Smith de la façon la p'us inepte et la plus impertinente, si plalement qu'il
va jusqu'à employer les mêmes exemples; seulement, lorsqu'Adam Smith
parle d'un fabricant de draps, il dit un fabricant de toiles; et à la place
de Calicut et de Londres, il met Tranquebar et Copenhague.» (Littéraleraenl
exact.)
PRÉFACE DE L* AUTEUR. 81
En vérité, je ne me suis jamais trouvé si petit qu'en lisant
ces lettres de Marwitz. Cet imberbe était arrivé dans l'espace
de quinze jours à soulever le voile de l'idole de l'école cos-
mopolite, et pour cela il m'a fallu, à moi, de longues années
dans l'âge mûr. On doit admirer surtout son parallèle entre
Napoléon et Adam Smith, tracé en deux mots : Ce sont les
deux plus puissants monarques de la terre ; il aurait dit
sans doute ravageurs de la terre, si cette expression n'avait
pas été périlleuse en Tannée 1810. Quel coup d'œil jeté sur
les grandes affaires du monde î Quelle intelligence !
Après ces déclarations je ferai l'aveu sincère, que j'ai
raturé, après l'avoir achevé, le chapitre de ce volume qui
traitait d'Adam Smith ; je l'ai fait uniquement par un res-
pect exagéré pour un nom célèbre et dans la crainte qu'on
ne qualifiât d'arrogance la franchise de mon appréciation.
Ce que j'ai dit dans ce premier travail, je ne pourrais le
répéter ici en détail, sans grossir ma préface aux proportions
d'un volume, car j'ai réduit au moins six feuilles d'impres-
sion à une seule ; je dois me borner à de courtes indications.
Je disais que l'économie politique avait, dans ses parties les
plus importantes, celles qui traitent du commerce interna-
tionale et de la politique commerciale, immensément reculé
sous l'influence d'Adam Smith ; que, par lui, le sophisme,
la scolastique, l'obscurité, le mensonge et l'hypocrisie avaient
pénétré dans cette science ; que la théorie était devenue l'arène
de talents douteux et qu'elle avait effarouché la plupart des
hommes d'intelligence, d'expérience, de bon sens et de rec-
titude d'esprit; que Smith a pourvu les sophistes d'arguments,
pour frustrer les nations de leur présent et de leur avenir.
Je rappelais, d'après la biographie faite par Dugald Steward,
que ce grand esprit ne serait pas mort tranquille si tous ses
manuscrits n'avaient pas été brûlés, et je trouvais dans ce fait
comme un véhément soupçon que ces papiers portaient té-
moignage contre sa sincérité (1). Je montrais comment,
(1) L'animosilé de List contre Adam Smith est ici d'une exagération pué-
rile. N'était-il pas plus naturel de supposer que l'auteur de la Richesse des
6
82 SYSTÈME NATIONAL.
depuis Pitt jusqu'à Melbourne, sa théorie avait été exploitée
par les ministres anglais pour jeter de la poudre aux yeux
des autres nations au profit de l'Angleterre. J'en faisais un
observateur, dont le regard saisit des grains de sable, des
mottes de terre, des herbes ou des arbrisseaux, mais ne peut
embrasser Tensemble d'un paysage ; je le représentais conmie
un peintre qui retrace des détails avec une merveilleuse
précision, mais qui ne sait pas en composer un tout harmo-
nieux, et qui, ainsi, peint un monstre dont les membres sont
parfaitement rendus, mais appartiennent à des corps diffé-
rents.
Le trait caractéristique du système que j'expose, c'est la
nationalité. Tout mon édifice est construit sur l'idée de la na-
tion comme intermédiaire entre l'individu et le genre hu-
main. J'ai longtemps balancé si je ne l'appellerais pas système
naturel d'économie politique, dénomination qui aurait pu
se justifier tout autant et peut-être mieux à quelques égards
que celle que j'ai choisie ; je représente en effet tous les sys-
tèmes antérieurs comme n'étant pas fondés sur la nature des
choses, comme étant en désaccord avec l'histoire ; mais j'ai
été détourné de ce projet par la remarque d'un ami, que des
hommes superficiels, qui jugent les livres principalement
d'après l'étiquette qu'ils portent, pourraient y voir une exhu-
mation pure et simple du système physiocratique.
Je ne me suis préoccupé, dans ce travail, ni de m'insinuer
dans quelque docte camaraderie, ni de me créer des titres
pour une chaire d'Économie politique, ni de me faire un nom
comme auteur d'un manuel adopté par toutes les chaires, ni
de donner des preuves d'aptitude pour un emploi élevé ;
j'avais uniquement en vue les intérêts nationaux de l'Alle-
magne, et un tel but exigeait impérieusement une expression
nations a fait mettre au feu ses manuscrits, par le même motif que Virgile
demanda jadis la destruclion, heureusement non accomplie, du poëme auquel
il n'avait pas mis la dernière main? On a vu, du reste, dans la Notice bio-
graphique, page 36, sous quelle impression List a écrit ces pages, que plus
lard il a regrettées. (H. R.)
PRÉFACE DE l' AUTEUR. 83
franche de ma conviction, sans mélange d'ingrédients doux
et flatteurs pour le goût et pour l'odorat, mais nuisibles à
l'effet, un style ayant tout populaire. Si la théorie économi-
que doit servir en Allemagne les intérêts nationaux, il faut
que des chaires des professeurs, des cabinets des savants et
de ceux des hauts fonctionnaires, elle descende dans les
comptoirs des fabricants, des négociants, des armateurs,
des capitalistes et des banquiers ; dans les bureaux de tous
les fonctionnaires publics et de tous les hommes d'affaires,
dans les demeures des propriétaires, mais surtout dans
les assemblées publiques, qu'elle soit, en un mot, le bien
commun de tout ce qui, dans le pays, a quelque culture. C'est
seulement alors que le système commercial de l'Association
allemande acquerra cette stabilité, sans laquelle, même avec
les meilleures intentions» les hommes d'Etat les mieux doués
ne pourront faire que du mal. La nécessité d'une telle stabi-
lité et l'importance d'une opinion publique éclairée et forti-
fiée par une discussion libre ne sont nulle part plus évidentes
qu'en matière de traités de commerce. Des traités de Méihuen
ne peuvent être conclus que dans des pays où l'avis du gou-
vernement est tout, et où l'opinion publique n'est rien. L'his-
toire récente de la politique commerciale allemande a mis
l'exactitude de cette remarque dans un jour éclatant. Si la
publicité est une garantie pour le trône, et il en est ainsi par-
tout où elle vivifie la force nationale, où elle répand les lu-
mières, et où elle contrôle l'administration dans l'intérêt du
pays, c'est surtout dans les questions d'industrie et de com-
merce. Les princes allemands ne sauraient mieux servir leurs
intérêts dynastiques qu'en permettant la discussion publique
sur les intérêts matériels du pays et même en la provoquant
et en l'encourageant de tout leur pouvoir. Mais, pour éclairer
ces débats, il est indispensable que la théorie de l'économie
politique et les expériences des autres peuples deviennent la
propriété commune de tout ce qui pense dans le pays.
Par ce motif, je n'ai rien eu plus à cœur dans la composition
de cet écrit que d'être clair et intelligible, même aux dépens
84 SYSTÈME NATIONAL.
du style et au risque de ne pas paraître docte ou profond. J'ai
été effrayé, lorsqu'un ami, qui avait parcouru quelques cha-
pitres, me dit qu'il y avait trouvé de beaux passages. Le beau
style ne convient pas à l'économie politique. Ce n'est pas une
qualité, c'est un défaut dans les ouvrages de ce genre, car on
n'en abuse que trop souvent pour déguiser une logique vi-
cieuse ou faible ou pour faire admettre des sophismes comme
des arguments solides et profonds. La clarté, la simplicité,
telles sont dans cette science les qualités essentielles. Les dé-
ductions qui ont un air de profondeur, les phrases ambi-
tieuses et les expressions recherchées ne sont employées que
par ceux qui manquent de la sagacité nécessaire pour bien
connaître la nature des choses, par ceux qui ne se compren-
nent pas eux-mêmes, et qui, par suite, ne sont pas capables
de se faire comprendre des autres.
Je ne me suis pas conformé non plus à la mode des cita-
tions fréquentes. J'ai lu cent fois plus d'écrits que je n'en ai
mentionné. Mais je crois avoir remarqué que la plupart des
lecteurs qui ne font pas profession de science, et peut-être
les plus intelligents et les plus avides de s'instruire, éprou-
vent de cruelles angoisses lorsqu'on leur présente des légions
de témoins et d'autorités. Je ne voulais pas non plus employer
inutilement la place qui m'était si nécessaire. Je suis loin de
prétendre que les citations multipliées n'aient pas un grand
prix dans des manuels et dans des ouvrages de recherches
historiques ; je veux qu'on sache seulement que je n'ai pas
voulu composer un manuel.
11 y a lieu de croire que je rends à la bureaucratie allemande
un service assez signalé, en lui fournissant une théorie con-
forme à sa pratique et en faisant ressortir les erreurs de gens
qui ne Font jamais traitée avec beaucoup de respect. Certes,
la division qui règne entre la théorie et la pratique n'a jamais
été très-favorable à l'autorité des chancelleries. L'étudiant le
plus inexpérimenté, dont les cahiers cosmopolites ont à peine
eu le temps de se sécher, se croit tenu de sourire avec mé-
pris, chaque fois qu'un conseiller plein d'expérience ou un
PRÉFACE DE l' AUTEUR. 85
homme d'affaires habile et réfléchi parle de droits protecteurs.
Nous ne pensons pas avoir moins de titres à l'approbation
de la noblesse, riche ou pauvre, de l'Allemagne. Nous lui
avons montré qu'elle a été en partie appauvrie, ruinée même
par ses frères d'Angleterre, les tories, et que nous, les in-
dustriels et leurs organes, nous avons rétabli ses affaires par
nos efforts durant la dernière période décennale ; nous lui
avons prouvé qu'à elle revient la portion la plus considérable
et la meilleure du miel que nous portons à la ruche ; que
nous travaillons en effet à l'accroissement de ses fermages et
de la valeur de ses propriétés ; que nous lui donnons les filles
de nos plus riches industriels, et qu'ainsi, après avoir vu se
fermer par la suppression des abbayes, des évêchés et des ar-
chevêchés, les sources où elle trouvait son bien-être et les
moyens de pourvoir ses cadets et ses filles, elle est par nous
largement indemnisée. La noblesse allemande n'a besoin que
de jeter un regard sur la noblesse anglaise pour reconnaître
les avantages que la richesse du pays, un grand commerce
extérieur, une navigation marchande, des flottes, des colo-
nies, pourraient et devraient lui procurer. Ce qu'on devient,
au contraire, avec une agriculture grossière, une bourgeoisie
mendiante et privée de droits, le servage des paysans, une
noblesse placée au-dessus des lois, le système féodal et toutes
ces merveilles que des laudatores temporis acti (l), nés en
haut lieu, rêvaient encore dans ces derniers temps, un simple
coup d'œil sur la noblesse de Pologne et sur sa condition
actuelle peut l'apprendre. Que la noblesse allemande n'envi-
sage donc pas dorénavant nos efforts d'un œil d'envie ou de
haine. Qu'elle devienne parlementaire et avant tout nationale ;
au lieu de se poser comme notre adversaire, qu'elle se mette à
la tête de notre mouvement national ; c'est là sa vraie mission.
Partout et en tout temps les époques les plus heureuses pour les
nations ont été celles où la noblesse et la bourgeoisie ont tra-
vaillé de concert àlagrandeur nationale ; les plus tristes, celles
(1) Admirateurs des temps passés.
86 SYSTÈME NATIONAL.
OÙ elles se sont fait une guerre d'extermination. Le service mi-
litaire a depuis longtemps cessé de constituer l'aristocratie ; et
s'écoulera-t-il beaucoup de temps encore avant que la physi-
que, la mécanique et la chimie remplacent presque le courage
personnel, et détruisent peut-être même la guerre? Nous
avons montré en un mot que, sans un essor national dans l'a-
griculture, les manufactures et le commerce, sans un étroit
attachement à leurs intérêts, il n'y a point de salut pour Ta-
ristocratie allemande.
Il nous reste à expliquer le sens de deux mots qui se trou-
vent dans plusieurs endroits de cet ouvrage, ceux de liberté
et à'unùé nationale.
Aucun homme de sens ne réclamera pour l'Allemagne une
autre liberté ou une autre forme de gouvernement que celle
qui garantit aux dynasties et à la noblesse, non-seulement le
plus haut degré de prospérité, mais encore, ce qui importe
infiniment plus, la durée. Dans notre opinion, une forme de
gouvernement, autre que la monarchie constitutionnelle, ne
serait pas moins funeste à l'Allemagne que la forme monarchi-
que aux Etats-Unis ou le régime constitutionnel à la Russie,
Dans notre opinion, cette forme est celle qui est la mieux ap-
propriée au génie et à l'état du pays, et, en particulier, au
degré de culture auquel il est parvenu. Si nous considérons
comme pernicieuse et comme insensée toute tentative ayant
pour but de miner en Allemagne la puissance royale et l'exis-
tence de la noblesse, d'un autre côté, la haine, la défiance, la
jalousie qui voudraient empêcher le développement d'une
bourgeoisie libre, industrieuse et riche, et le règne de la loi,
seraient à nos yeux plus criminelles encore, parce que là ré-
side la garantie principale de prospérité et de durée pour les
dynasties et pour la noblesse. Ne pas vouloir, dans des pays
avancés en civilisation, l'avènement légal de la bourgeoisie,'
c'est placer le pays dans l'alternative du joug étranger ou des
convulsions intérieures. Aussi est-il affligeant d'entendre allé-
guer les maux qui, de nos jours, sont le cortège de l'indus-
trie, comme un motif de repousser l'industrie elle-même. Il
PRÉFACE DE l' AUTEUR. 87
y a des maux beaucoup plus grands qu'une classe de prolé-
taires : un trésor vide, l'impuissance, la servitude, l'anéantis-
sement de la nation.
Aucun homme honnête et sensé ne désirera non plus pour
l'Allemagne une autre nationalité que celle qui garantirait à
chaque Etat, l'indépendance et la liberté d'action dans
son cercle particulier, en ne le subordonnant à la volonté
collective que pour ce qui touche aux intérêts nationaux ;
qui, loin d'opprimer ou d'anéantir les dynasties, assure-
rait à toutes et à chacune la continuation de leur exis-
tence ; une unité basée sur l'esprit primitif des fils de Teut,
cet esprit qui est toujours le même sous la forme républicaine,
comme en Suisse et dans l'Amérique du Nord, ou sous la
forme de la monarchie. On sait où conduit une nationalité
morcelée, qui est, par rapport aux nationalités véritables, ce
que les fragments d'un vase brisé sont à un tout ; c'est encore
dans toutes les mémoires. Un âge d'homme ne s'est pas
écoulé depuis que toutes les côtes maritimes de l'Allemagne
portaient te nom de départements français, depuis que le
fleuve sacré de l'Allemagne donnait son nom à la fatale con-
fédération des vassaux d'un conquérant étranger, depuis que
les fils de l'Allemagne versaient leur sang dans les sables brû-
lants du Midi comme sur les champs glacés du Nord pour la
gloire et pour l'ambition d'un étranger. Nous voulons parler
d'une unité nationale qui nous préserve, nous, notre industrie^
nos dynasties et notre noblesse, du retour de pareils temps ;
nous n'en demandons pas d'autre.
Mais vous, si décidés contre le retour de la domination gau-
loise, trouvez-vous donc tolérable ou glorieux, que vos fleu-
ves et vos ports, vos côtes et vos mers continuent d'être assu-
jettis à l'influence britannique?
--î— -^"4^-
INTRODUCTION.
Aucune branche de réconomie politique ne présente une
aussi grande diversité de vues entre les théoriciens et les pra-
ticiens que celle qui traite du commerce international et de la
politique commerciale. Il n'existe cependant pas, dans le do-
maine de cette science, de question qui, sous le rapport du
bien-être et de la civilisation des peuples en même temps que
de leur indépendance, de leur puissance et de leur durée, otfre
le même degré d'importance. Des pays pauvres, faibles et
barbares ont dû principalement à la sagesse de leur système
commercial d'être devenus riches et puissants, et d'autres, qui
avaientjeté un grand éclat, se sont éclipsés faute d'un bon sys-
tème ; on a vu même des nations privées de leur indépendance
et de leur existence politique, surtout parce que leur régime
commercial n'était pas venu en aide au développement et à
l'affermissement de leur nationalité.
Aujourd'hui plus qu'à aucune autre époque, entre toutes
les questions du ressort de l'économie politique, celle du com-
merce international acquiert un intérêt prépondérant. Car plus
le génie de la découverte et du perfectionnement industriel,
ainsi que celui du progrès social et politique, marche avec
rapidité, plus s'agrandit la distance entre les nations sta-
lionnaires et celles qui avancent, plus il y a de péril à rester
en arrière. Si jadis il a fallu des siècles pour monopoliser la
principale fabrication d'autrefois, celle des laines, plus tard
INTRODUCTION, 89
quelques dizaines d'années ont suffi pour l'industrie bien au-
trement considérable du coton, et de nos jours une avance de
peu d'années a mis l'Angleterre à même d'attirer à elle toute
l'industrie linière du continent européen.
Le monde n'a vu à aucune autre époque une puissance ma-
nufacturière et commerciale, pourvue des ressources immen-
ses que possède celle qui règne aujourd'hui, poursuivre un
système aussi conséquent et mettre la même énergie à acca-
parer l'industrie manufacturière, le grand commerce, la na-
vigation maritime, les colonies importantes, la domination des
mers, et à asservir tous les peuples, comme les Hindous, à son
joug manufacturier et commercial.
Efifrayée par les conséquences de cette politique, que dis-je?
contrainte par les convulsions qu'elle avait produites, on a vu
dans notre siècle une nation continentale mal préparée encore
à l'industrie manufacturière, la Russie, chercher son salut
dans le système prohibitif si réprouvé par la théorie ; et qu'y
a-t-elle trouvé? la prospérité nationale.
D'un autre côté, encouragée par les promesses de la théorie,
l'Amérique du Nord, qui s'élevait rapidement à l'aide du sys-
tème protecteur, s'est laissé entraîner à rouvrir ses ports aux
produits manufacturés de l'Angleterre; et quels fruits cette
libre concurrence a-t-elle portés? des convulsions et des ruines.
De semblables expériences sont bien propres à faire naître
des doutes sur l'infaillibilité que la théorie s'arroge et sur l'ab-
surdité qu'elle impute à la pratique, à faire craindre que notre
nationalité ne soit à la fin mise en danger de périr d'une erreur
de la théorie, comme ce malade, qui, en se conformant à une
ordonnance imprimée, mourut d'une faute d'impression ; enfin
à faire naître le soupçon que cette théorie vantée n'aurait été
construite si large et si haute que pour cacher des armes et
des soldats, comme un autre cheval de Troie, et pour nous
porter à abattre de nos propres mains les murs qui nous pro-
tègent.
Du moins est-il avéré que, depuis plus d'un demi-siècle que
la grande question de la politique commerciale est discutée
90 SYSTÈME NATIONAL.
chez toutes les nations, dans les livres et dans les conseils lé-
gislatifs, par les esprits les plus sagaces, l'abîme qui, depuis
Quesnay et Smith, sépare la théorie de la pratique, non-seule-
ment n'a pas disparu, mais ne fait que s'élargir d'année en
année. Qu'est-ce donc qu'une science qui n'éclaire pas la voie
que doit suivre la pratique ? Est-il raisonnable de supposer
que l'un, par la puissance infinie de son intelligence, a partout
exactement reconnu la nature des choses, et que l'autre, dans
l'impuissance également infinie de la sienne, n'a pas su com-
prendre les vérités découvertes et mises en lumière par le
premier, et continue durant des générations entières à prendre
des erreurs visibles pour des vérités? Ou ne vaut-il pas mieux
admettre que les praticiens, bien qu'en général trop enclins à
s'attacher à ce qui existe, n'auraient pas si longtemps et si opi-
niâtrement résisté à la théorie, si la théorie elle-même ne con-
trariait la nature des choses ?
Dans la réalité nous croyons pouvoir établir que la con-
tradiction entre la théorie et la pratique au sujet de la
politique commerciale est la faute des théoriciens tout aussi
bien que celle des praticiens.
L'économie politique, en matière de commerce internatio-
nal, doit puiser ses leçons dans l'expérience, approprier les
mesures qu'elle conseille aux besoins du présent, à la situation
particulière de chaque peuple, sans néanmoins méconnaître
les exigences de l'avenir et celles du genre humain tout entier.
Elle s'appuie par conséquent sur laphilosophiej sur la politi-
que et sur l'histoire. ,
Dans l'intérêt de l'avenir et du genre humain, la philoso-
phie réclame : le rapprochement de plus en plus intime des
nations entre elles, la renonciation à la guerre autant que pos-
sible, la consolidation et le développement du droit interna-
tional, le passage de ce qu'on appelle aujourd'hui le droit des
gens à un droit fédéral, la liberté des relations de peuple à
peuple dans l'ordre moral aussi bien que dans l'ordre maté-
riel, enfin l'union de tous les peuples sous le régime du droit,
ou l'association universelle.
INTRODUCTION. 91
Dans l'intérêt de tel ou tel peuple en particulier, la politi-
que demande, au contraire : des garanties de son indépendance
et de sa durée, des mesures destinées à hâter ses progrès en
civilisation, en bien-êlre et en puissance, à perfectionner son
état social de manière à en faire un corps complètement et
harmonieusement développé dans toutes ses parties, parfait en
soi et politiquement indépendant.
L'histoire, de son côté, appuie d'une manière non équivo-
que les exigences de l'avenir, en apprenant comment, à toutes
les époques, le progrès matériel et intellectuel a été en rapport
avec l'étendue de l'association politique et des relations com-
merciales. Mais elle justifie en même temps celles de la poli-
tique et de la nationalité, en enseignant comment des nations
ont péri pour n'avoir pas suffisamment veillé aux intérêts de
leur culture et de leur puissance ; comment un commerce en-
tièrement libre avec des nations plus avancées a été avanta-
geux aux peuples encore dans les premières phases de leur
développement, mais comment ceux qui avaient fait un cer-
tain chemin n'ont pu qu'au moyen de certaines restrictions à
leur commerce avec les étrangers aller plus loin et rejoindre
ceux qui les avaient devancés. L'histoire indique ainsi le
moyen de concilier les exigences respectives de la philosophie
et de la politique.
Mais la pratique et la théorie, telles qu'elles se produisent
actuellement, prennent exclusivement parti, la première pour
les exigences particulières de la nationalité, la seconde pour
les réclamations absolues du cosmopolitisme.
La pratique, ou, en d'autres termes, ce qu'on appelle le
système mercantile y commei la grave erreur de soutenir l'uti-*
lité et la nécessité absolues, universelles, des restrictions,
parce qu'elles ont été utiles et nécessaires chez certaines na-
tions et dans certaines périodes de leur développement. Elle
ne voit pas que les restrictions ne sont qu'un moyen, et que la
liberté est le but. N'envisageant que la nation, et jamais l'hu-
manité, que le présent, et jamais l'avenir, elle est exclusive-
92 ^ SYSTÈME NATIONAL.
ment politique et nationale, elle manque du coup d'œil philo-
sophique, de la tendance cosmopolite.
La théorie régnante, au contraire, telle qu'elle a été rêvée
par Quesnay et élaborée par Adam Smith, est exclusivement
préoccupée des exigences cosmopolites de l'avenir, de l'avenir
même le plus éloigné. L'association universelle et la liberté
absolue des échanges internationaux, ces idées peut-être réali-
sables après des siècles, elle les considère comme réalisables
dès aujourd'hui. Méconnaissant les nécessités du présent et
l'idée de nationalité, elle ignore l'existence de la nation et par
suite le principe de V éducation de la nation en vue de Cindêpen-
dance. Dans son cosmopolitisme exclusif, elle voit toujours
le genre humain, le bien-être de l'espèce entière, jamais la
nation et la prospérité nationale ; elle a horreur de la politi-
que ; elle condamne l'expérience et la pratique comme routi-
nières. Ne tenant compte des faits historiques qu'en tant qu'ils
répondent à ses tendances particulières, elle ignore ou défi-
gure les leçons de l'histoire qui contrarient son système , elle
se voit dans la nécessité de nier les effets de l'Acte de naviga-
tion, du traité de Méthuen, de la politique commerciale de
l'Angleterre en général, et de soutenir contre toute vérité que
l'Angleterre est parvenue à la richesse et à la puissance mal-
gré cette politique et non par elle. Une fois édifiés sur ce qu'il
y a d'exclusif dans l'un et dans l'autre système, nous ne nous
étonnerons plus que, malgré ses graves erreurs, la pratique
n'ait ni voulu ni pu se laisser réformer par la théorie ; nous
comprendrons aussi pourquoi la théorie n'a voulu entendre
parler ni de l'histoire et de l'expérience, ni de la politique et de
la nationalité. Si celte théorie vague, cependant, se prêche
dans toutes les rues et sur tous les toits, et surtout chez les
nations dont elle a le plus compromis l'existence, il faut s'en
prendre au penchant prononcé de l'époque pour les expéri-
mentations philanthropiques et pour l'étude des problèmes de
philosophie.
Mais, dans la vie des peuples comme dans celle des indi-
vidus, il y a contre les illusions de l'idéologie deux puissants
INTRODUCTION. 93
remèdes : Texpérience et la nécessité. Si nous ne nous trom-
pons, tous les peuples qui, récemment, ont cru trouver leur
salut dans les libres relations avec la puissance prépondérante
dans les manufactures et dans le commerce, sont à la veille
d'importantes expériences.
li est impossible qu'en persévérant dans leur régime com-
mercial actuel, les États-Unis parviennent à mettre quelque
ordre dans leur économie nationale. Il faut absolument qu'ils
reviennent à leur ancien tarif. Les États à esclaves auront beau
résister et le parti dominant les soutenir, la force des choses
prévaudra (1). Tôt ou tard même, nous le craignons, le canon
tranchera une question qui était un nœud gordien pour les
législateurs ; l'Amérique paiera son solde à l'Angleterre avec
de la poudre et du plomb ; les prohibitions de fait qui résul-
tent de la guerre remédieront aux défauts du tarif américain ;
et la conquête du Canada mettra fin pour jamais au vaste sys-
tème de contrebande anglaise annoncé par Huskisson. Puis-
sions-nous être dans l'erreur ! Mais, si notre prophétie devait
s'accompHr, c'est la théorie du libre échange que nous ren-
dons responsable de cette guerre. Étrange ironie de la des-
tinée, qu'une théorie basée sur la grande idée de la paix
perpétuelle allume la guerre entre deux puissances si bien
faites, au dire des théoriciens, pour trafiquer l'une avec
l'autre ! C'est presque aussi bizarre que de voir, par suite de
cette philanthropique abolition du commerce des esclaves,
des milliers de noirs engloutis au fond de la mer (2).
(1) Ces pressentiments de l.ist furent promptement vérifiés par le vote du
tarif whig de 1842, sous lequel les manufactures américaines ont prospéré.
11 est vrai que ce tarif fortement prolecteur fit place, sous l'administration du
président Polk, au tarif relativement libéra! de 1846; mais ce dernier acte,
désigné sous le noin de tarif de revenu impliquant protection, protégeait
encore assez fortement la plupart des industries du pays, bien qu'il ail donné
lieu aux vives etjustes réclamations de quelques-unes. 11 a été modifié en 1857,
comme produisant des receltes trop considérables. L'acte du 14 mars de cette
dernièie année a diminué les différents taux des droits, et, par une compen-
sation en faveur de l'industrie, admis en franchise la plupart des matières
qu'elle emploie. (H. R)
(2) N'eût'il pas été plus raisonnable de provoquer tout d'abord de la part
des Etats à esclaves des lois d'après lesquelles les planteurs eussent été as-
!94 SYSTÈME NATIONAL.
Dans le cours des cinquante dernières années, ou plutôt
des vingt-cinq dernières (car il est difficile de tenir compte
de la période de révolution et de guerre), la France a expé-
rimenté en grand le système des restrictions avec ses erreurs,
sese xcroissances et ses exagérations. Le succès de l'expérience
est manifeste pour tout esprit impartial. Que la théorie le
mette en question, elle le doit, pour être conséquente avec
elle-même. Quand elle a pu avancer et persuader au monde
cette assertion audacieuse, que l'Angleterre est devenue riche
et puissante en dépit et non à cause de sa politique commer-
ciale, comment hésiterait-elle à soutenir une thèse beaucoup
plus facile à établir, à savoir que, sans protection pour ses
manufactures, la France serait incomparablement plus ri-
che et plus florissante qu'elle ne l'est aujourd'hui? Si des
praticiens éclairés combattent une pareille thèse, nombre
d'esprits réputés instruits et judicieux la prennent pour de
l'argent comptant; et de fait, en France, à l'heure qu'il est, on
paraît assez généralement soupirer après les bénédictions
d'un hbre commerce avec l'Angleterre. Il serait difficile de
contester, et nous entrerons ailleurs dans quelques dévelop-
pements sur ce point, qu'une plus grande activité des échanges
tournerait, à beaucoup d'égards, au profit des deux peuples. Il
est visible, toutefois, que l'Angleterre aspire à échanger, nooT
treints à accorder aux esclaves une certaine part de propriété dans le sol qu'ils
cultivent, et un certain degré de liberté personnelle; en un mot d'établir un
servajre adouci avec la perspective de l'émancipation, et de préparer ainsi
le nègre à la plénitude de la liberté? Les noirs étaient-ils donc moins es-
claves sous leurs despotes en Afrigife que dans les plantations américaines?
La transition de la liberté de la nature à celle de la civilisation était-elle pos-
sible, sans qu'une population barbare fût disciplinée par une rigoureuse
obéissance? Est-ce que, par des actes du Parlement, on a pu subitement
transformer les noirs des Indes occidentales en travailleurs libres? Le genre
humain tout entier n'a-t-il pas été façonné de la sorte au travail et à la li-
berté? Assurément les Anglais ne sont pas assez étrangers à l'histoire de la
civilisation pour n'avoir pas, depuis longtemps, en eux-mêmes, répondu
d'une manière satisfaisante à cette question. Il est évident que ce qu'ils ont
fait, et ce qu'ils font encore pour l'abolition de l'esclavage des noirs, a de
tout autres motifs que ceux de la pure philanthropie, ainsi que nous l'expli-
rons ailleurs.
INTRODUCTION. 95
seulement des matières brutes, mais surtout des masses con-
sidérables d'articles manufacturés de consommation générale,
contre les produits agricoles et les objets de luxe de la France.
Si le gouvernement et les chambres de France sont disposés
à se prêter à ces vues, s'ils s'y prêteront en effet, on ne sau-
rait le dire (1). Mais, au cas où ils donneraient effective-
ment pleine satisfaction à l'Angleterre, ce serait un exemple
de plus donné au monde pour la solution de cette grande
question : dans l'état actuel des choses, deux grandes nations
manufacturières, dont l'une est décidément supérieure à
l'autre sous le rapport des frais de production et de l'exten^
sion de son marché extérieur, peuvent-elles lutter librement
l'une avec l'autre sur leurs propres marchés, et quels doivent
être les effets d'une telle concurrence ?
En Allemagne les questions dont il s'agit sont devenues,
par suite de l'union douanière, des questions nationales et
pratiques. Tandis qu'en France le vin est l'appât de l'Angle-
terre pour obtenir un traité de commerce, en Allemagne
c'est le blé et le bois. Ici pourtant tout n'est encore qu'hypo-
thèse, car on ne peut savoir actuellement si les tories en dé-
mence pourront être ramenés à la raison, jusqu'à faire au
gouvernement, pour l'introduction du blé et du bois d'Alle-
magne, des concessions dont il se prévaudrait vis-à-vis du
Zollverein (2). Or, on est assez avancé en Allemagne en ma-
tière de politique commerciale, pour trouver ridicule, sinon
(1) On sait qu'il n'a été donné aucune suite aux négociations commerciales
ouvertes alors entre la France et l'Angleterre. (H. R.)
(2) Depuis que ces lignes ont été écrites, si les tories, à part ceux qui ont
suivi sir Robert Peel, n'ont pu être ramenés à la raison, du moins on a eu
raison d'eux dans la question des céréales ; mais l'Angleterre a renoncé à
obtenir de l'étranger, par voie de traité de commerce, de meilleures condi-.
lions pour ses produits. On doit remarquer, du reste, que, depuis un certain
nombre d'années, l'Angleterre avait constamment échoué dans ses négocia-
tions commerciales, notamment avec l'Association allemande; sur ce dernier
point je renvoie à une correspondance échangée entre le Foreign-Offtce et la
ministère des atlaires étrangères de Prusse, où le ministre prussien, M. Bu-
low, se sert vis-à-vis de l'Angleterre d'arguments analogues à ceux de List.
U. R.)
96 SYSTÈME NATIONAL.
impertinente, la supposition qu'on pourrait s'y payer d'illu-
sions et d'espérances, comme si c'était de l'or et de l'argent
en barres. Dans le cas où ces concessions seraient faites par le
Parlement, les plus graves questions de politique commerciale
deviendraient sur-le-champ, en Allemagne, l'objet d'une dis-
cussion publique. Le dernier rapport du docteur Bowring
nous a donné un avant goût de la tactique que l'Angleterre
adopterait en pareil cas. L'Angleterre n'envisagera pas ces
concessions comme un équivalent des avantages exorbitants
qu'elle continue de posséder pour ses produits fabriqués sur
le marché allemand, ni comme une faveur destinée à empê-
cher l'Allemagne d'apprendre à fabriquer elle-même peu à
peu le fil de coton dont elle a besoin, et de tirer directement
à cet effet, des pays chauds, la matière première, en la payant
avec les produits de ses propres manufactures, ni comme un
moyen de faire cesser l'énorme disproportion qui existe encore
entre les importations et les exportations des deux pays. Non,
l'Angleterre verra dans l'approvisionnement de l'Allemagne
en coton filé, un droit acquis, elle réclamera un nouvel équi-
valent de ses concessions, et ce ne sera rien moins que le
sacrifice de ses manufactures de coton, de laine, etc. ; elle les
présentera à l'Allemagne comme un plat de lentilles, prix de
la renonciation à son droit d'aînesse. Si le docteur Bowring
ne s'est pas fait illusion durant son séjour en Allemagne, si,
ce que nous soupçonnons fort, il n'a pas pris trop au sérieux
la courtoisie berlinoise, dans ces régions où s'élabore la poli-
tique de l'Association allemande, on en est encore aux erre-
ments de la théorie cosmopolite ; par exemple, on ne fait pas
de distinction entre l'exportation des produits manufacturés et
celle des produits agricoles, on croit pouvoir servir les inté-
Irêts nationaux en développant celle-ci aux dépens de celle-là ;
on n'a pas encore admis le principe de Véducition industrielle
du pays comme; base de l'association douanière ; on ne se fait
point de scrupule d'iujmoler à la concurrence étrangère des
industries qui, après plusieurs années de protection, ont assez
grandi pour que la concurrence intérieure ait déjà fortement
INTRODUCTION. 97
abaissé leurs prix, et, par là, d'attaquer dans son germe l'es-
prit d'entreprise en Allemagne ; car toute fabrique ruinée
par un amoindrissement de protection et, en général, par
une mesure de gouvernement, est comme un cadavre pendu,
qui fait reculer au loin d'épouvante tout être vivant de la
même espèce. Il s'en faut de beaucoup, nous le répétons, que
nous ajoutions foi à ces assurances ; mais c'est déjà un mal
qu'elles aient été, qu'elles aient pu être rendues publiques ;
car, en ébranlant la confiance dans le maintien de la protec-
tion douanière, elles ont porté un coup sensible à l'esprit
d'entreprise industrielle. Le rapport nous fait pressentir sous
quelle forme l'industrie allemande recevait le poison mortel,
de manière que la cause de la désorganisation ne fût pas trop
apparente, et n'attaquât que plus sûrement les sources de la
vie. Les droits au poids seraient remplacés par des droits à
la valeur, ce qui ouvrirait la porte à la contrebande anglaise
et aux fraudes en douane, et cela justement sur les articles de
consommalion générale qui offrent la moindre valeur relative
et la plus grande masse totale, par conséquent sur les arti-
cles qui forment la base de l'industrie manufacturière.
On voit quelle est aujourd'hui l'importance pratique de
la grande question du libre commerce de peuple à peuple, et
combien il est nécessaire de rechercher une bonne fois impar-
tialement et à fond jusqu'à quel point la théorie et la prati-
que se sont trompées en cette matière, de manière à les mettre
enfin d'accord l'une avec l'autre, ou du moins d'agiter sérieu-
sement le problème de ce rapprochement.
En vérité, l'auteur le déclare non par une modestie
affectée, m.ais avec le sentiment d'une profonde défiance
de ses forces, c'est après plusieurs années de résistance
contre lui-même, après avoir cent fois mis eu doute la recti-
tude de ses idées et s'en être assuré cent fois, après avoir
soumis les idées contraires à des épreuves réitérées, et en
avoir constamment reconnu l'inexactitude, qu'il s'est décidé
à aliorder la solution de ce problème. Il se croit exempt de
la vaine ambition de contredire d'anciennes autorités et de
7
98 SYSTÈME NATIONAL.
fonder des théories nouvelles. Anglais, il eût difficilement
conçu des doutes sur le principe fondamental de la théorie
d'Adam Smith. Ce fut la situation de son pays qui fit naître
en lui, il y a plus de vingt ans, les premiers doutes sur Fin-
faillibilité de cette théorie ; ce fut la situation de son pays qui,
depuis lors, le décida à développer, d'abord dans des articles
anonymes, puis dans des articles signés et plus étendus, des
opinions contraires. Aujourd'hui, c'est principalement l'in-
térêt de l'Allemagne qui lui a donné le courage de publier le
présent écrit ; il ne dissimulera pas, toutefois, qu'un motif
personnel s'y est joint, savoir la nécessité par lui reconnue de
montrer par un ouvrage plus considérable qu'il n'est pas
tout à fait incompétent en matière d'économie politique.
Au rebours de la théorie, l'auteur commencera par inter-
roger l'histoire, il en déduira ses principes fondamentaux ;
après les avoir exposés, il fera la critique des systèmes anté-
rieurs, et, comme sa tendance est essentiellement pratique,
il finira par retracer la nouvelle phase de la politique com-
merciale.
Pour plus de clarté, il donne ici un aperçu des principaux
résultats de ses recherches et de ses méditations.
V association des forces individuelles pour la poursuite
d'un but commun est le moyen le plus efficace d'opérer le
bonheur des individus. Seul et séparé de ses semblables,
l'homme est faible et dénué. Plus le nombre de ceux avec
lesquels il est uni est grand, plus l'association est parfaite, et
plus est grand et parfait le résultat, qui est le bien moral et
matériel des individus.
La plus haute association des individus, actuellement réa-
lisée, est celle de VÉtat, de la nation ; la plus haute imagi-
nable est celle du genre humain. De même que l'individu est
beaucoup plus heureux au sein de l'Etat que dans l'isolement,
toutes les nations seraient beaucoup plus prospères si elles
étaient unies ensemble par le droit, par la paix perpétuelle et
par la liberté des échanges.
La nature mène peu à peu les nations vers cette association
INTRODUCTION. 99
suprême, en les invitant, par la variété des climats, des ter-
rains et des productions, à l'échange, par le trop plein de la
population et par la surabondance des capitaux et des talents,
à l'émigration et à la fondation de colonies. Le commerce
international y en éveillant l'activité et l'énergie par les nou-
veaux besoins qu'il crée, en propageant d'une nation à l'autre
les idées, les découvertes et les forces, est l'un des plus puis-
sants instruments de la civilisation et de la prospérité des
peuples.
Mais aujourd'hui l'union des peuples au moyen du com-
merce est encore très- imparfaite, car elle est interrompue ou
du moins affaiblie par la guerre ou par les mesures égoïstes
de telles ou telles nations.'
Par la guerre, une nation peut être privée de son indépen-
pendance, de ses biens, de sa liberté, de sa constitution et de
ses lois, de son originalité propre et en général du degré de
culture et de bien-être qu'elle a déjà atteint ; elle peut être
asservie. Par les mesures égoïstes de l'étranger elle peut être
troublée ou retardée dans son développement économique.
Conserver, développer et perfectionner sa nationalité, tel
est donc aujourd'hui, et tel doit être l'objet principal de ses
efforts, il n'y a là rien de faux et d'égoïste ; c'est une ten-
dance raisonnable, parfaitement d'accord avec le véritable
intérêt du genre humain ; car elle conduit naturellement à
l'association universelle, laquelle n'est profitable au genre
humain qu'autant que les peuples ont atteint un même degré'
de culture et de puissance et que, par conséquent, elle se réa-
lise par la voie de la confédération.
Une association universelle, prenant son origine dans la
puissance et dans la richesse prépondérantes d'une seule
nation, et basée par conséquent sur l'assujettissement et sur la
dépendance de toutes les autres, aurait pour résultat l'anéan-
tissement de toutes les nationalités et de toute émulation entre
les peuples ; elle heurte les intérêts comme les sentiments de
toutes les nations qui se sentent appelées à l'indépendance et
à la possession d'une grande richesse ainsi que d'une haute
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100 SYSTÈME NATIONAL.
importance politique ; ce ne serait qu'une répétition de ce
qui a déjà existé, de la tentative des Romains, réalisée celte
fois au moyen des manufactures et du commerce, au lieu de
l'être, comme autrefois, avec l'acier, mais ramenant égale-
ment vers la barbarie.
La civilisation, l'éducation politique et la puissance des
peuples dépendent principalement de leur état économique,
et réciproquement ; plus l'économie est avancée, plus la
nation est civilisée et puissante ; plus sa civilisation et sa puis-
sance augmentent, plus sa culture économique se déve-
loppera.
Dans le développement économique des peuples, il faut
distinguer les principales phases que voici : Vétat sauvage,
V état pastoral, Vétat agricole, Vétat agricole et manufacturier,
enfin, Vétat agricole, manufacturier et commercial.
Evidemment, la nation qui, sur un territoire étendu,
pourvu de ressources variées et couvert d'une population
nombreuse, réunit l'agriculture, les manufactures, la naviga-
tion, le commerce intérieur et extérieur, est incomparable-
ment plus civilisée, plus développée sous le rapport politique
et plus puissante qu'un peuple purement agriculteur. Mais
les manufactures constituent la base du commerce intérieur
et extérieur, de la navigation et de l'agriculture perfectionnée,
conséquemment de la civilisation et de la puissance politique;
et un peuple qui réussirait à monopoliser toute la vie manu-
facturière du globe et à comprimer les autres nations dans
leur développement économique en les réduisant à ne pro-
duire que des denrées agricoles et des matières brutes et à
n'exercer que les industries locales indispensables, ce peuple
parviendrait nécessairement à la domination universelle. Une
nation qui attache quelque prix à son indépendance et à sa
conservation doit donc s'efforcer de s'élever le plus prompte-
ment possible d'un degré inférieur de civilisation à un degré
supérieur, de réunir le plus promptement possible sur son
territoire l'agriculture, les manufactures, la navigation et le
commerce.
INTRODUCTION. 101
Le passage de l'état sauvage à l'état pastoral, et celui de
l'état pastoral à l'état agricole, ainsi que les premiers progrès
dans l'agriculture, sont secondés de la manière la plus efficace
par la liberté des relations avec les peuples manufacturiers et
commerçants.
L'élévation des peuples agriculteurs au rang de peuples à
la fois agriculteurs, manufacturiers et commerçants ne sau-
rait s'opérer d'elle-même, sous l'empire du libre échange,
que dans le cas où toutes les nations appelées à l'industrie
manufacturière se trouveraient dans le même moment au
même degré de civilisation, oij elles n'apporteraient aucun
obstacle au développement économique les unes des autres,
où elles n'arrêteraient pas les progrès les unes des autres par
la guerre ou par des lois de douane.
Mais quelques-unes d'entre elles, favorisées par les cir-
constances, ayant devancé les autres dans les manufactures,
dans le commerce et la navigation, et ayant reconnu de bonne
heure que leurs progrès leur procuraient le moyen le plus
assuré d'acquérir et de conserver la suprématie politique, ont
adopté et maintiennent aujourd'hui encore des mesures cal-
culées pour leur donner le monopole des manufactures et du
commerce et pour arrêter dans leurs progrès les nations moins
avancées qu'elles. L'ensemble de ces mesures, prohibitions
d'entrée, droits d'importation, restrictions maritimes, primes
de sortie, etc., s'appelle le système douanier.
Les progrès antérieurs des autres peuples, les systèmes de
douane étrangers, la guerre enfin ont obligé les nations en
arrière de chercher les moyens d'opérer la transition de l'état
agricole à l'état manufacturier, et de restreindre par un
système de douane, autant qu'elles le pouvaient, le commerce
avec les nations plus avancées qui aspiraient au monopole des
manufactures.
Le système douanier n'est donc pas, comme on l'a pré-
tendu, une invention de têtes spéculatives, c'est une consé-
quence naturelle de la tendance des peuples à chercher des
102 SYSTÈME NATIONAL.
garanties de leur conservation et de leur prospérité ou à établir
leur prépondérance.
Celte tendance n'est légitime et raisonnable qu'en tant
qu'elle facilite, au lieu d'entraver, le développement écono-
mique de la nation, et qu'elle n'est pas en opposition avec le
but supérieur de l'humanité, qui est la confédération univer-
selle de l'avenir.
De même que la société humaine doit être envisagée
sous deux points de vue, savoir le cosmopolite qui embrasse
tout le genre humain, et le politique qui s'attache aux in-
térêts nationaux , toute économie , celle des particuliers
comme celle de la société, doit être considérée sous deux
aspects principaux, par rapport aux forces individuelles,
sociales et physiques au moyen desquelles se produisent les
richesses, et par rapport à la valeur échangeable des biens
matériels.
Il y a, par conséquent, une économie cosmopolite et une
économie politique^ une théorie des valeurs échangeables et
une théorie des forces productives, doctrines essentiellement
, distinctes et appelées à se développer séparément.
Les forces productives des peuples ne dépendent pas seule-
ment du travail, de l'épargne, de la moralité et de Tintelli-
gence des individus ou de la possession de fonds naturels et
de capitaux matériels ; elles dépendent aussi des institutions
et des lois sociales, politiques et civiles, et, avant tout, des
garanties de leur durée, de leur indépendance et de leur
puissance comme nations. Inutilement les individus seraient
laborieux, économes, ingénieux, entreprenants, intelligents,
et moraux; sans Vunité naiionalc^ sans la division du travail
et la coopération des forces productives, le pays ne saurait
attiendre un haut degré de prospérité et de puissance, ni se
maintenir dans la possession durable de ses richesses intellec-
tuelles, sociales et matérielles.
Le principe de la division du travail n'a été jusqu'ici com-
pris que imparfaitement. La productivité tient beaucoup moins
au partage des diverses opérations d'une industrie entre plu-
INTRODUCTION. 103
sieurs individus qu'à l'association morale et matérielle de ces
individus pour un but commun.
Ce principe ne s'applique donc pas seulement à une fa-
brique ou à une exploitation rurale ; il s'étend à toute l'in-
dustrie agricole, manufacturière et commerciale d'une nation.
La division du travail et la combinaison des forces pro-
ductives existent dans la nation, lorsque la production intel-
lectuelle y est en rapport avec la production matérielle, lors-
que l'agriculture, l'industrie manufacturière et le commerce
y sont également et harmonieusement développés.
Chez la nation purement agricole, même lorsqu'elle com-
munique librement avec des peuples manufacturiers et com-
merçants, y ne portion considérable des forces productives et
des ressources nalurelles demeure oisive et inemployée. Sa
culture intellectuelle et politique et ses moyens de défense
sont bornés. Elle ne* possède ni navigation importante, ni
commerce étendu ; sa prospérité, en tant qu'elle résulte du
commerce extérieur, peut être interrompue, troublée, anéan-
tie par des mesures de l'étranger et par des guerres.
L'industrie manufacturière, au contraire, est favorable aux
sciences, aux arts et aux progrès politiques; elle augmente le
bien-être général, la population, le revenu de TEtat, et la
puissance du pays ; elle fournit à celui-ci les moyens d'é-
tendre ses relations dans toutes les parties du monde, et de
fonder des colonies ; elle alimente les pêcheries, la naviga-
tion marchande et la marine militaire. Par elle seulement
l'agriculture du pays atteint un haut point de perfection.
C agriculture et Vindustrie manufacturière réunies chez
un même peuple, sous la même autorité politique^ vitrent dans
v/ne paix perpétuelle ; elles ne sont troublées dans leur action
réciproque, ni par la guerre, ni par les mesures de l'étranger ;
elles garantissent par conséquent à la nation le dévelop-
pement incessant de sa prospérité, de sa civilisation et de sa
puissance.
L'agriculture et l'industrie manufacturière sont soumise»
par la nature à des conditions particulières.
104 SYSTÈME NATIONAL.
Les pays de la zone tempérée sont spécialement propres
au développement de l'industrie manufacturière ; car la zone
tempérée est la région des efforts intellectuels et physiques.
Si les pays de la zone torride sont peu favorisés sous le
rapport des manufactures, en revanche ils possèdent le mono-
pole naturel de précieuses denrées que ceux de la zone tem-
pérée recherchent. C'est principalement l'échange des pro-
duits manufacturés des uns contre les denrées des autres
qui constitue la division du travail et la coopération des forces
productives dans le monde entier, ou le grand commerce
international.
Un pays de la zone torride ferait une tentative des plus fu-
nestes en cherchant à devenir manufacturier. N'y étant point
appelé par la nature, il avancera beaucoup plus rapidement
en richesse et en civilisation, s'il continue à échanger
productions agricoles contre les produits des manufactures ae
la zone tempérée.
Il est vrai que les pays de la zone torride tombent ainsi
dans la dépendance de la zone tempérée ; mais cette dépen-
dance sera exempte d'inconvénients ou plutôt elle cessera
d'exister, si, dans la zone tempérée, plusieurs nations se font
équilibre sous le rapport des manufactures, du commerce
de la navigation et de la puissance politique ; si ces nations
non-seulement sont intéressées à ce qu'aucune d'entre elles
n'abuse de sa supériorité vis-à-vis des peuples faibles de la
zone torride, mais si elles sont en mesure de l'empêcher. Il
n'y aurait danger et dommage qu'autant que les manufac-
tures, le grand commerce, la grande navigation et la puis-
sance maritime seraient le monopole d'une seule nation.
Les peuples qui possèdent dans la zone tempérée un terri-
toire vaste et pourvu de ressources variées, renonceraient à
l'une des sources les plus abondantes de la prospérité, de la
civilisation et de la puissance, s'ils ne s'efforçaient pas de
réaliser la division nationale du travail et la coopération na-
tionale des forces productives, sitôt qu'il en acquièrent les
conditions économiques, morales et sociales.
INTRODUCTION. 105
Par conditions économiques nous entendons une agricul-
ture suffisamment avancée et qui ne peut plus être sensible-
ment stimulée parrexporlationde ses produits ; par conditions
morales^ une grande culture chez les individus; par condi-
tions sociales y enfin, nous entendons des lois qui garantissent
au citoyen sécurité pour sa personne et pour ses propriétés,
et libre exercice de ses facultés morales et physiques, des
institutions qui règlent et facilitent le commerce, en même
temps que la suppression de celles qui oppriment l'industrie,
la liberté, Tintelligence et la moralité, la suppression des
institutions féodales, par exemple.
Il est dans l'intérêt du peuple qui réunit ces conditions de
s'appliquer d'abord à alimenter sa consommation avec les
produits de ses manufactures, puis à nouer progressivement
des relations directes avec les pays de la zone torride, à leur
porter sur ses bâtiments ses produits manufacturés et à rece-
voir leurs denrées en échange.
Comparativement à cet échange entre les produits manu-
facturés de la zone tempérée et les productions agricoles de la
zone torride, tout autre commerce international est d'une im-
portance secondaire, si l'on en excepte celui de quelques
articles, notamment du vin.
La production des matières brutes et des denrées alimen-
taires, chez les grandes nations de la zone tempérée, n'a de
véritable importance que sous le rapport du commerce inté-
rieur. Par l'exportation du blé, du vin, du lin, du chanvre et
de la laine, une nation inculte ou pauvre peut, à l'origine,
améliorer notablement son agriculture; mais ce n'est pas
ainsi qu'un grand peuple parvient à la richesse, à la civilisa-
tion et à la puissance.
On peut poser en principe qu'une nation est d'autant plus
riche et d'autant plus puissante qu'elle exporte plus de pro-
duits manufacturés, qu'elle importe plus de matières brutes
et qu'elle consomme plus de denrées de la zone torride.
Les denrées de la zone torride servent aux contrées manu-
facturières de la zone tempérée, non-seulement comme ma-
106 SYSTÈME NATIONAL.
tières premières et comme denrées alimentaires, mais aussi,
mais surtout comme stimulants pour le travail agricole et
manufacturier. On trouvera donc toujours que le peuple qui
consomme le plus de denrées de la zone torride est aussi celui
dont la production agricole et manufacturière est relative-
ment la plus considérable et qui consomme le plus de ses pro-
pres produits.
Dans le développement économique des peuples, par le
moyen du commerce extérieur, il faut donc distinguer quatre
périodes. Dans la première, l'agriculture est encouragée par
l'importation des articles manufacturés étrangers et par l'ex-
portation de ses produits; dans la seconde, des manufactures
s'élèvent en même temps que s'importent les articles des ma-
nufactures étrangères ; dans la troisième, les manufactures du
pays approvisionnent en majeure partie le marché intérieur ;
la quatrième, enfin, voit exporter sur une grande échelle les
produits des manufactures du pays et importer de l'étranger
des matières brutes et des produits agricoles.
Le système douanier, envisagé comme moyen d'aider au
développement économique de la nation, en réglant son com-
tnerce extérieur, doit constamment prendre pour règle le prin-
cipe de r éducation industrielle du pays.
Encourager l'agriculture à l'aide de droits protecteurs, est
une entreprise insensée; car, l'agriculture ne peut être utile-
ment encouragée que par l'existence dans le pays d'une in-
dustrie manufacturière, et l'exclusion des matières brutes et
des produits agricoles de l'étranger ne fait qu'arrêter l'essor
des manufactures du pays.
L'éducation économique d'un pays encore à un degré
inférieur d'intelligence et de culture, ou faiblement peuplé
relativement à l'étendue et à la fertilité de son territoire,
se fait le plus sûrement par la hberté du commerce avec
j des peuples avancés, riches et industrieux. Toute restriction
commerciale ayant pour but d'y établir des manufactures,
est prématurée, et tourne au détriment, non-seulement
de la civilisation en général, mais des progrès de la nation
INTRODUCTION. 107
en particulier. Lorsque son éducation intellectuelle, politique
et économique, sous Tempire de la liberté du commerce,
a été poussée assez loin pour que l'importation dus arti-
cles des manufactures étrangères et le manque de débouchés
pour ses produits mettent obstacle à son développement ulté-
rieur, [alors seulement des mesures de protection peuvent se
justifier.
Un peuple dont le territoire est peu étendu et borné dans
ses ressources, qui ne possède pas les embouchures de ses
cours d'eau ou enfin qui n'est pas convenablement arrondi,
ne peut user du système protecteur ou ne le peut du moins
avec un plein succès. Il faut au préalable qu'il se complète
par voie de conquête ou de négociation.
L'industrie manufacturière se rattache à tant de branches
de la science et de l'art, elle implique tant d'expérience, tant
de pratique et d'habitude, que l'éducation industrielle d'un
peuple ne peut s'effectuer que lentement. Toute protection
excessive ou prématurée s'expie par une diminution de la
prospérité nationale.
Rien de plus dangereux et de plus blâmable que la clôture
subite et absolue du pays au moyen de prohibitions. Elles
peuvent se justifier, toutefois, lorsque le pays, séparé des au-
tres pays par une longue guerre , s'est trouvé dans un état de
prohibition forcée vis-à-vis des produits des manufactures
étrangères et dans l'absolue nécessité de se suffire à lui-
même.
En pareil cas, la transition graduelle du système prohibitif
au système protecteur doit s'opérer au moyen de droits arrêtés
d'avance et peu à peu décroissants. Un peuple, en revanche,
qui veut passer de l'absence de protection au régime protec-
teur, doit commencer par de faibles droits, qui s'élèveront
ensuite peu à peu suivant une échelle convenue.
Les droits ainsi arrêtés d'avance doivent être rigoureuse-
ment waitHenus par l'autorité. Elle doit se garder de les di-
minuer avant le temps, mais les élever au cas où ils ne suffi-
raient pas.
108 SYSTÈME NATIONAL.
Des droits d'importation trop élevés, qui excluent absolu-
ment la concurrence étrangère, sont préjudiciables au pays
même qui les adopte ; car ils suppriment l'émulation entre les
fabricants indigènes et les fabricants étrangers, et entretien-
nent chez les premiers l'indolence.
Lorsque, sous l'empire de droits convenables et progressifs,
les manufactures du pays ne fleurissent pas, c'est une preuve
que la nation ne possède pas encore les conditions requises
pour être manufacturière.
Le droit protecteur en faveur d'une industrie ne doit pas
descendre assez bas pour que l'existence .de celle-ci puisse être
compromise par la concurrence étrangère. On doit prendre
pour règle invariable de conserver ce qui existe, de protéger
l'industrie nationale dans son tronc et dans ses racines.
La concurrence étrangère doit simplement prendre sa part
dans l'accroissement annuel de la consommation. Les droits
doivent être haussés, lorsqu'elle prend la plus forte part ou la
totalité de cet accroissement annuel.
Un pays tel que l'Angleterre, qui, dans l'industrie manu-
facturière, a une grande avance sur les autres, ne peut mieux
maintenir et étendre sa suprématie manufacturière et com-
merciale que par la plus grande liberté possible des échanges.
Pour lui, le principe cosmopolite et le principe national ne
sont qu'une seule et même chose.
C'est ce qiii explique le penchant des économistes les plus
éclairés de l'Angleterre pour la liberté du commerce et la ré-
pugnance des plus clairvoyants des autres pays à appliquer ce
principe dans l'état actuel du monde.
Depuis un quart de siècle le système prohibitif et protecteur
de l'Angleterre fonctionne à son détriment et dans l'intérêt des
nations ses rivales.
Rien ne lui porte plus préjudice que ses restrictions à l'im-
portation des matières brutes et des denrées alimentaires.
Les unions douanières et les traités de commerce sont les
moyens les plus efficaces de faciliter les échanges entre les
peuples.
INTRODUCTION. . 109
Mais les traités de commerce ne sont légitimes et durables
que lorsque les avantages en sont réciproques. Ils sont fu-
nestes et illégitimes, ceux par lesquels un pays sacrifie à un
autre, en échange de concessions sur ses produits agricoles,
une industrie manufacturière déjà en voie de développement y
les traités à la façon de celui de Méthuen, les traités léonins
en un mot.
Ce fut un traité léonin que celui qui fut conclu entre l'An-
gleterre et la France en 1786. Toutes les propositions faites
depuis par l'Angleterre et la France et à d'autres pays sont de
même nature.
Si le droit protecteur renchérit pour quelque temps les
produits des manufactures indigènes, il assure pour l'avenir
des prix moindres, par suite de la concurrence du dedans ;
car une industrie parvenue à son complet développement peut
établir le prix de ses articles d'autant plus bas que l'exporta-
tion des matières brutes et des denrées alimentaires et l'im-
portation des objets fabriqués coûtent des frais de transport
et les profits du commerce.
La perte causée par les droits protecteurs ne consiste après
tout qu'en valeurs-, mais le pays acquiert ainsi des forces, au
moyen desquelles il est mis pour toujours en mesure de pro-
duire des masses incalculables de valeurs. Cette dépense de
valeurs doit être considérée comme le prix de l' éducation in-
dustrielle du pays.
Le droit protecteur sur les produits manufacturés ne re-
tombe pas sur les agriculteurs du pays. Par le développement
de l'industrie manufacturière, la richesse, la population et
par suite la demande des produits agricoles, la rente et la va-
leur échangeable de la propriété foncière augmentent extraor-
dinairement, tandis que les objets manufacturés nécessaires
aux agriculteurs baissent de prix avec le temps. Le gain sur-
passe dans la proportion de dix à un la perte que la hausse
passagère des objets manufacturés fait supporter aux agricul-
teurs.
Le commerce intérieur et le commerce extérieur profitent
110 SYSTÈME NATIONAL.
pareillement du système protecteur ; car ils ne présentent
d'importance que chez les peuples qui satisfont à leurs be-
soins au moyen de leur industrie manufacturière, qui con-
somment eux-mêmes leurs produits agricoles et achètent des
matières et des denrées exotiques avec le surplus de leurs
articles manufacturés. L'un et l'autre sont insignifiants chez
les nations purement agricoles de la zone tempérée, et le com-
merce extérieur de celles-ci se trouve d'ordinaire entre les
mains des nations manufacturières" et commerçantes en rela-
tion avec elles.
Un bon système protecteur n'accorde point de monopole
aux manufacturiers du pays ; il donne seulement une garantie
contre les pertes à ceux qui consacrent leurs capitaux, leurs
talents et leurs efforts à des industries nouvelles.
Il n'accorde point de monopole, parce que la concurrence
intérieure supplée à la concurrence étrangère, et qu'il est libre
à tout citoyen de prendre sa part des primes offertes par le
pays aux individus. 11 accorde seulement un monopole aux
nationaux contre les étrangers qui jouissent eux-mêmes dans
leur pays d'un monopole semblable.
Mais ce monopole est utile, en ce sens, non-seulement qu'il
réveille dans le pays des forces productives dormantes et oisi*
ves, mais encore qu'il y attire des forces productives de l'é-
tranger, des capitaux matériels et moraux à la fois, des entre-
preneurs, des industriels habiles, des ouvriers.
D'un autre côté, l'absence d'une industrie manufacturière
chez une nation de culture ancienne, dont la puissance pro-
ductive ne peut plus être sensiblement excitée par l'exporta-
tion des matières brutes et des produits agricoles et par l'im-
portation des articles des manufactures étrangères, l'expose à
des inconvénients nombreux et graves.
L'agriculture d'un pareil pays doit nécessairement se ra-
bougrir; car l'excédant de la population, qui, au milieu d'un
grand développement manufacturier, trouverait des moyens
d'existence dans les fabriques et créerait une grande demande
pour les produits agricoles, qui, par conséquent, assurerait de
INTRODUCTION. 111
beaux profits à Tagriculture, sera réduit au travail des champs,
et de là un morcellement de la terre et une petite culture aussi
préjudiciables à la puissance et à la civilisation du pays qu'à
sa richesse.
Une nation agricole composée en majeure partie de petits
cultivateurs ne peut ni verser dans le commerce intérieur des
masses considérables de produits ni occasionner une forte de-
mande d'objets fabriqués ; chacun y est à peu près borné à sa
propre production comme à sa propre consommation. Sous
un tel régime, un système complet de communications ne peut
s'établir, et les avantages immenses qui en découlent sont in-
terdits au pays.
De là nécessairement pour le pays faiblesse morale et ma-
térielle, individuelle et politique. Le péril s'aggrave si des
nations voisines suivent la voie opposée, si elles avancent sous
tous les rapports pendant que nous reculons, si, chez ces na-
tions, la pensée d'un meilleur avenir exalte le courage et
l'esprit d'entreprise des citoyens, pendant que, chez nous, le
défaut d'espérance éteint de plus en plus l'intelligence et l'ar-
deur.
L'histoire offre même des exemples de nations entières qui
ont péri, pour n'avoir pas su, en temps opportun, résoudre le
grand problème d'assurer leur indépendance morale, écono-
mique et politique, par l'établissement de manufactures et
par la constitution d'une classe puissante de manufacturiers
et de commerçants (1).
(1) De même que le compositeur d'un opéra réunit dans l'ouverture les
motifs les plus remarquables de son œuvre lyrique, List a condensé dans
cette belle introduction les éléments essentiels de son Système national. Les
observations auxquelles ce système peut donner lieu, trouveront mieux leur
place dans les chapitres où les principes qui le constituent ont reçu leur dé-
veloppement. (H. R.)
LIVRE PREMIER.
L'HISTOIRE.
CHAPITRE PREMIER.
LES ITALIENS.
Lors de la renaissance de la civilisation en Europe, aucune
contrée ne se trouvait, sous le rapport commercial et indus-
triel, aussi favorisée que l'Italie. La barbarie n'avait pu y
détruire jusque dans ses racines l'ancienne culture romaine.
Un ciel propice et un sol fertile fournissaient à une agricul-
ture sans art d'abondants moyens de subsistance pour une
nombreuse population. Les arts et les métiers les plus néces-
saires n'avaient pas plus disparu que les anciennes munici-
palités romaines. Une pêche côtière fructueuse servait partout
à former des marins, et la navigation le long d'un littoral
étendu suppléait largement au défaut de voies de transport à
l'intérieur. Le voisinage de la Grèce, de l'Asie Mineure et de
l'Egypte et la facilité des communications par mer avec ces
pays assuraient à l'Italie des avantages marqués pour le com-
merce de l'Orient, commerce qui, précédemment, bien que
sur une petite échelle, s'était fait par l'intermédiaire de la
Russie en se dirigeant vers le Nord. Grâce à ces relations,
ritalie dut nécessairement s'initier à ces connaissances, à ces
arts, à ces fabrications que la Grèce avait sauvés de la civili-
sation de l'antiquité.
Depuis l'émancipation des villes italiennes par Othon le
Grand, on avait vu se confirmer de nouveau une vérité dont
l'histoire. — CHAPITRE PKEMIEÎÎ. , 113
l'histoire fournit tant de preuves, à savoir que la liberté et
l'industrie sont des compagnes inséparables, bien qu'il ne soit
pas rare de voir l'une naître avant l'autre. Que le commerce
etrindustrie apparaissent quelque part, on peut être sûr que
la liberté n'est pas loin ; que la liberté déploie quelque part
sa bannière, c'est un signe certain que tôt ou tard l'industrie
fera son avènement. Car il est dans la nature que l'homme qui
a conquis les biens matériels et moraux cherche des garan-
ties de la transmission de cette conquête à sa postérité, ou
qu'après être entré en jouissance de la liberté, il emploie tous
ses efforts pour améliorer sa condition matérielle et morale.
Pour la première fois depuis la chute des villes libres de
l'antiquité, les cités italiennes rendent alors au monde le spec-
tacle de communes libres et riches. Les villes et les campa-
gnes travaillent à la prospérité les unes des autres, et sont,
dans leurs efforts, puissamment aidées par les croisades. Le
transport des croisés et leur approvisionnement n'encouragent
pas seulement la navigation, ils provoquent l'établissement
de fécondes relations commerciales avec l'Orient, l'introduc-
tion de nouvelles industries, de nouveaux procédés, de nou-
velles plantes, la connaissance de jouissances nouvelles. D'un
autre côté, l'oppression du système féodal se trouve, sous plus
d'un rapport, allégée au profit de l'agriculture libre et des
villes.
A côté de Venise et de Gênes, Florence se distingue sur-
tout par ses manufactures et par son commerce d'argent. Dès
le douzièjiie et le treizième siècle, ses fabriques de tissus de
soie et de laine sont florissantes, les corporations qui exercent
ces industries prennent part au gouvernement ; la répubhque
se constitue sous leur influence. L'industrie des laines
compte à elle seule 200 ati tiers ; chaque année se fabri-
quent 80,000 pièces de drap, dont la matière première est
tirée d'Espagne. Déplus, Florence importe annuellement pour
300,000 florins d'or de draps communs d'Espagne, de
France, de Belgique et d'Allemagne, qui, après avoir été ap-
prêtés chez elle, sont expédiés dans le Levant. Florence est le
8
U4 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE I.
banquier de toute l'Italie ; on y compte 80 comptoirs de ban-
que (1), L'État jouit d'un revenu annuel de 300,000 florins
d'or, soit 15 millions de francs de notre monnaie ; il est beau-
coup plus riche, par conséquent, que les royaumes de Na-
ples et d'Aragon à la même époque et que la Grande-Bret;igne
et l'Irlande au temps de la reine Elisabeth (2).
Ainsi, dès le douzième et le treizième siècle, nous voyons
l'Italie en possession de tous les éléments de la prospérité na-
tionale, et, dans le commerce et dans l'industrie, fort en
avance sur tous les autres pays. Son agriculture et ses fabri-
ques servent aux autres contrées de modèle et d'objet d'ému^
lation. Ses chemins et ses canaux sont les plus parfaits qui
existent en Europe, (^'est à elle que le monde civilisé doit les
banques, la boussole, le perfectionnement des constructions
navales, les lettres de change, une multitude de coutumes et
de lois commerciales des plus utiles, ainsi qu'une grande
partie des institutions municipales et politiques. Sa marine
marchande et sa marine militaire sont de beaucoup les pre-
mières dans les mers du Midi. Le commerce du globe est en-
tre ses mains ; car, si l'on excepte un mouvement d'affaires
encore insignifiant dans les mers septentrionales, ce commerce
ne s'étend pas au delà de la Méditerranée et de la mer Noire.
L'Italie approvisionne tous les autres pays d'articles manu-
facturés et d'objets de luxe ainsi que des denrées de la zone
torride, et elle en reçoit des matières premières. Il ne lui man-
que qu'une chose pour être ce que l'Angleterre est devenue
de nos jours, et, faute de posséder ce bien unique, tout le reste
lui échappe ; il lui manque l'unité nationale et la puissance
que donne cette unité.
Les villes et les seigneurs d'Italie ne se considèrent pas
comme les membres d'un seul et même corps ; ils se combat-
tent, ils se détruisent les uns les autres, comme autant de puis-
sances indépendantes. Outre ces luttesextérieures, chaque com-
mune est agitée par les luttes intestines entre la démocratie,
(1) D'Iécluse. Florence, ses vicissitudes, etc., p. 23, 26, 32, 103, 2l3.
(2) Pficchio, Histoire de l'économie politique en Italie.
L HISTOIRE, CHAPITRE PREMIER. 115
l'aristocratie et le pouvoir d'un seul. Ces guerres calamiteuses
sont entretenues et envenimées par les puissances étrangères et
par leurs invasions; elles le sont aussi par une théocratie indi-
gène, et par ses excommunications, qui séparent encore
chaque cité en deux factions hostiles.
L'Italie se ruine elle-même, l'histoire de ses puissances
maritimes en fait foi. Du huitième au onzième siècle, nous
voyons d'abord AmaUi grande et puissante (1). Ses navires
couvrent les mers, et tout l'argent qui circule en Italie et
dans le Levant est amaliitain. AmaUî possède les meilleures
lois en matière de navigation marchande, et son code mari-
time est adopté dans tous les ports de la Méditerranée. Au
douzième siècle, cette puissance maritime est détruite par
Pise. Pise à son tour tombe sous les coups de Gênes, et Gênes
elle-même, après une lutte séculaire, est forcée de s'incliner
devant Venise.
On peut voir aussi dans la chute de Venise une consé-
quence indirecte de cette politique étroite. 11 n'eût pas été difr
ficile à une ligue des puissance? maritimes de l'Italie, non-
seulement de maintenir la prépondérance italienne en Grèce,
dans l'Archipel, dans l'Asie Mineure et en Egypte, mais en-
core de l'étendre et de l'affermir de plus en plus, d'arrêter les
progrès des Turcs et leurs pirateries, de disputer même aux
Portugais la route du Cap. Mais, par le fait, Venise fut réduite
à ses propres forces, et elle se trouva paralysée au dehors par
les autres Etats italiens en même temps que par les puissances
européennes du voisinage.
il n'eût pas été difficile à une ligue bien organisée des puis-
sances continentales italiennes de défendre T indépendance de
l'Italie contre les grandes monarchies. La fondation d'une
ligue pareille fut essayée en J526, mais dans un moment de
danger et seulement dans un but de défense temporaire. La
(I) Amalfi complaît 50,000 iiabitants au temps de sa splendeur; Flavio
Gioja, l'inventeur de la boussole, était un de ses citoyens. Au pillage d'Amalû
par les Pisans en 1136 ou ll^JT, on trouva ce vieux iivre qui plus tard a été
si fatal à la liberté et à l'énergie de l'Allemagne, les Pandectes.
116 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE I.
tiédeur et la trahison de ses membres et de ses chefs eurent
pour conséquence Taccroissement du Milanais et la chule de
la république toscane. De cette époque date le déclin de l'in-
dustrie et du commerce de l'Italie (1).
Avant ce temps-là, comme depuis, Venise avait voulu être
à elle toute seule une nation. Tant qu'elle n'eut affaire qu'aux
fragments de nationalité de l'Italie ou à la Grèce expirée, elle
n'eut pas de peine à maintenir sa suprématie manufacturière
et commerciale sur le littoral de la Méditerranée et de la
mer Noire. Mais, quand des nations complètes et pleines de
vie parurent sur la scène politique, on reconnut que Venise
n'était qu'une ville, et son aristocratie qu'une aristocratie mu-
nicipale. Sans doute elle avait subjugué beaucoup d'îles et de
vastes provinces, mais elle les avait gouvernées constamment
en pays conquis ; et chacune de ses conquêtes, au témoignage
de tous les historiens, l'avait affaiblie au lieu de la fortifier.
En même temps s'éteignait peu à peu au sein de la répu-
blique l'esprit auquel elle devait sa grandeur. La puissance
et la prospérité de Venise, œuvre d'une aristocratie patriote
et héroïque, issue d'une démocratie énergicpie et jalouse de
sa liberté, durèrent, tant que la liberté entretint l'énergie dé-
mocratique et que celle-ci fut dirigée par le patriotisme, la
sagesse et l'héroïsme de l'aristocratie ; mais, à mesure que
l'aristocratie dégénéra en une oligarchie despotique, étouffant
toute liberté, toute énergie populaire, les racines de cette puis-
sance et de cette prospérité se desséchèrent, bien que les bran-
ches et la cime de l'arbre continuassent encore quelque
temps à fleurir (2).
(1) Ainsi Charles-Quint détruisit le commerce et l'industrie en Italie, de
même que dans les Pays-Bas et en Espagne. Avec lui apparurent les lettres
de noblesse et l'idée qu'il éiail honteux pour les nobles de s'adonner au com-
merce et aux arts, idée qui exerça une désastreuse influence sur l'iniiustrle
nationale. Jusque-là l'opinion opposée avait prévalu; les Médicis continuèrent
à faire le commerce, lorsqu'ils étaient déjà depuis longtemps souverains
(2) « Quand les nobles, au lieu de verser leur sang pour la patrie, au lieu
d'illustrer l'Etat par des victoires et de l'agrandir par des conquêtes, n'eu-
rent plus qu'à jouir des honneurs et à se partager des impôts, on dut se de-
mander pourquoi il y avait huit ou neuf cents habitants de Venise qui se
l'hISTOIRK. — CHAPITRE PREMIER. H7
« Dans une nation qui est dans la servitude, dit Montes-
quieu, on travaille plus à conserver qu'à acquérir; dans une
nation libre, on travaille plus à acquérir qu'à conserver (1), »
A cette remarque pleine de justesse, il aurait pu ajouter : « Et
pendant qu'on ne songe qu'à conserver et jamais à acquérir,
on se ruine, » car une nation qui n'avance pas décline, et doit
inalement périr. Bien loin d'étendre leur commerce et de
faire de nouvelles découvertes, les Vénitiens n'eurent seule-
ment pas l'idée de tirer parti des découvertes des autres.
Exclus du commerce des Indes orientales par la découverte
d'une nouvelle roule, ils n'admirent point que cette route eût
été trouvée. Ce que tout le monde voyait, ils ne voulurent
pas le croire. Et, quand ils commencèrent à soupçonner les
conséquences fatales du changement opéré, ils essayèrent de
maintenir l'ancienne route, au lieu de prendre part aux béné-
fices de la nouvelle ; ils employèrent de misérables intrigues
pour conserver et pour obtenir ce qu'une habile exploitation
du nouvel état des choses, l'esprit d'entreprise et le courage
pouvaient seuls leur procurer. Et, lorsqu'enfin ils eurent
tout perdu et que les richesses des Indes orientales affluèrent
vers Cadix et vers Lisbonne et non plus vers leur port, comme
des sots ou comme des dissipateurs, ils recoururent à
l'alchimie (2).
Au temps où la république était en voie de progrès et de
prospérité, l'inscription sur le Livre d'or étaitconsidérée comme
la récompense de services éclatants dans le commerce et dans
l'industrie, dans le gouvernement et dans la guerre. A ce
titre elle était accessible aux étrangers ; les plus distingués
des fabricants de soie qui émigrèrent de Florence, par exem-
ple, obtinrent cette faveur (3). Mais le livre fut fermé, quand
disaient propriétaires de toute la république. > Daru, Histoire de Venise,
vol. iV, c. XVIII.
(1) Montesquieu, Esprit des lois.
(2) Un charlatan vulgaire, Marco Brasadino, qui prétendait posséder l'art
de faire de l'or, fut accueilli par l'aristocratie comme un sauveur. Daru, His-
toire de Venise, vol. lil, c. xix.
(3) Venise, comme plus tard la Hollande et l'Angleterre, mil à prolil toutes
i i 8 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE I.
on commença à regarder les distinctions honorifiques et les
revenus de rÉtat comme le patrimoine héréditaire des patri-
ciens. Plus tard, lorsqu'on reconnut la nécessité de rajeunir
un patriciat vieilli et dégénéré, le Livre fut ouvert de nou-
veau. Ce ne furent plus les services envers le pays comme
autrefois, mais la richesse et une origine ancienne, qui devin-
rent les titres principaux à l'admission. Cependant le Livre
d'or était tellement discrédité, qu'il resta inutilement ouvert
durant un siècle.
Si l'on interroge l'histoire sur les causes de la chute de
cette république et de son commerce, voici ce qu'elle répond :
La première de ces causes est la folie, l'énervement et la lâ-
cheté d'une aristocratie dégénérée, l'apathie d'un peuple
tombé dans la servitude. Le commerce et les manufactures
de Venise auraient dû périr, quand même la route du cap de
Bonne-Espérance n'eût pas été trouvée.
Cette chute, de même que celle de toutes les autres répu-
bliques italiennes, s'explique aussi par le manque d'unité na-
tionale, par la prépondérance étrangère, par la théocratie in-
digène et par l'apparition ea Europe de nationalités grandes,
fortes et compactes.
Si l'on examine en particulier la politique commerciale de
Venise, on reconnaît tout d'abord que celle des puissances
commerçantes et manufacturières des temps modernes n'est
qu'une copie, sur une grande échelle, c'est-à dire dans les
proportions nationales, de la politique vénitienne. Des res-
trictions maritimes et des droits d'entrée favorisent les marins
et les fabricants du pays, et déjà règne la maxime d'importer
de préférence des matières brutes et d'exporter des objets
manufacturés (1).
On a récemment soutenu à l'appui du principe de la liberté
les occasions daltirer à elle les arts et les capitaux de l'étrangler. Lucques
aussi, où, au treizième siècle, la fabrication du velours et du brocart avait
atteint un haut de/Tré de prospérité, vit parlir un giand nombre de ses fabri-
cants pour Venise, afin de se soustraire au joug du lyran Castruccio Castra-
cani. Sandu. Histoire de Venise, vol. I.
(I) Sismondi, Histoire des républiques italiennes, 1'"^ partie.
l'histoire. CHAPITRE I. 119
absolue du commerce, que la chute de Venise était due à ces
restrictions ; il y a dans cette thèse un peu de vérité avec beau-
coup d'erreur. En étudiant sans prévention l'histoire de cette
république, nous trouvons qu'ici, comme depuis dans les
grands empires, la liberté et la limitation du commerce exté-
rieur ont été, suivant les temps, favorables ou nuisibles à la
puissance et à la prospérité publiques. La liberté illimitée du
commerce fut utile à la république dans la première période
de son élévation. Car comment un hameau de pêcheurs eût-il
pu autrement devenir une puissance commerçante? Mais les
restrictions lui furent avantageuses aussi, lorsqu'elle eut at-
teint un certain degré de puissance et de richesse ; car c'est
par elles qu'elle conquit la suprématie manufacturière et com-
merciale. Les restrictions ne lui devinrent funestes que lors-
qu'elle fut arrivée à son apogée ; car elles bannirent l'émula-
tion entre ses citoyens et l'étranger, et elles entretinrent
l'indolence. Ce ne fut donc pas l'établissement de ces restric-
tions, ce fut leur maintien après qu'elles avaient cessé d'avoir
un objet, qui fut préjudiciable aux Vénitiens.
La thèse est fausse encore en ce qu'on ne tient pas compte
de l'avènement des grandes nationalités régies par la monar-
chie héréditaire. Venise, malgré la domination qu'elle exerçait
sur des provinces et sur des îles, n'était après tout qu'une ville
italienne ; comme puissance manufacturière et commerçante,
elle n'avait grandi qu'en face des autres cités d'Italie, et son
système exclusif ne pouvait avoir de portée qu'autant que des
nations entières ne surgiraient pas avec leur force collective.
Quand cet événement se réalisa, elle n'eût pu conserver sa su-
prématie qu'en se plaçant à la tète de toute l'Italie et en éten-
dant sa politique commerciale sur toute cette péninsule. Mais
il n'était au pouvoir d'aucun système, quelque habile qu'il
fût, (Je maintenir longtemps, en présence de grandes nations,
la suprématie commerciale d'une seule ville.
f^' exemple de Venise, en tant que de nos jours on peut
l'invoquer contre le système restrictif, no prouve donc que
ceci, ni plus ni moins, savoir, qu'une ville isolée ou un petit
120 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE I.
Etat, en présence de grands empires, ne peut employer ni
conserver utilement ce système, et qu'une puissance parvenue
à l'aide des restrictions à la suprématie manufacturière et
commerciale, ce but une fois atteint, a intérêt à revenir au
principe de la liberté du commerce.
Ici, comme dans tous les débats sur la liberté du commerce
international, nous rencontrons une confusion de mots qui a
donné lieu à de graves erreurs. On parle de la liberté com-
merciale comme de la liberté religieuse et civile. Les amis et
les champions de la liberté en général se tiennent pour obligés
de défendre la liberté sous toutes ses formes, et c'est ainsi
que la liberté du commerce est devenue populaire, sans qu'on
ait distingué entre la liberté du commerce intérieur et celle
du commerce international, qui, dans leur essence et dans
leur résultat, diffèrent si profondément l'une de l'autre. Car,
si les restrictions mises au commerce intérieur ne sont que
dans très-peu de cas compatibles avec la liberté individuelle
des citoyens, en matière de commerce extérieur le plus haut
degré de liberté individuelle s'accorde avec de grandes res-
trictions. Il se peut même que l'extrême liberté du commerce
extérieur ait pour conséquence la servitude nationale, comme
nous le montrerons plus tard par l'exemple de la Pologne.
C'est en ce sens que Montesquieu a dit : (^ C'est dans les pays
de la liberté que le négociant trouve des contradictions sans
nombre, et il n'est jamais moins croisé par les lois que dans
les pays de la servitude (1). »
CHAPITRE H.
LES ANSÉATES.
Parvenu à la domination en Italie, le génie de l'industrie,
du commerce et de la liberté franchit les Alpes, traversa l'Al-
(1) Esprit des lois, liv. XX, ch. xii.
l'histoire. — CHAPITRE II. 121
lemagne et se construisit un nouveau trône sur le littoral de
la mer du Nord.
Déjà Henri I^^, père du libérateur des communes italiennes,
avait encouragé la fondation de villes nouvelles et l'agrandis-
sement des villes existantes, dont une partie s'étaient élevées
sur l'emplacement des anciennes colonies romaines ou sur
les domaines impériaux.
Comme plus tard les rois de France et d'Angleterre, lui et
ses successeurs virent dans les cités le contre-poids le plus sé-
rieux de l'aristocratie, la source la plus féconde du revenu pu-
blic et un nouveau moyen de défense pour le pays. Par suite
de leurs relations commerciales avec les villes l'Italie, de leur
rivalité avec l'industrie italienne et de leurs institutions libres,
les villes allemandes atteignirent bientôt un haut degré de
prospérité et de civilisation. La vie communale enfanta l'esprit
de progrès dans les arts et l'envie de se distinguer par la ri-
chesse et par les entreprises, en même temps que le bien-
être matériel faisait naître le désir des améliorations politi-
ques.
Fortes dans leur jeune liberté et dans leur florissante in-
dustrie, mais inquiétées sur terre et sur mer par des brigands,
les villes maritimes du nord de l'Allemagne se virent bientôt
obligées de conclure une étroite alliance défensive. Dans ce
but, Hambourg et Lubeck formèrent en 1241 une ligue, qui,
dans le cours du même siècle, réunit toutes les villes de
quelque importance sur la côte de la mer du Nord et de la
Baltique, sur les rives de l'Oder et de l'Elbe, du Weser et du
Rhin, au nombre de quatre-vingt-cinq. Cette confédération
s'appela la Hanse, ce qui, en bas allemand, signifie union.
La Hanse reconnut bientôt les avantages que l'industrie
particulière pouvait retirer de l'association, et elle ne tarda
pas à concevoir et à développer une politique commerciale,
dont le résultat fut une prospérité jusque-là sans exemple.
Convaincus que, pour acquérir et pour conserver un grand
commerce maritime, il faut être en mesure de le défendre,
les Anséates créèrent une puissante marine de guerre ;
i22 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE I.
comprenant d'ailleurs que la puissance d'un pays s'élève
ou tombe avec sa navigation marchande et avec ses pêche-
ries, ils décidèrent que les marchandises de la Hanse ne
seraient transportées que sur ses bâtiments, et ils établirent
de grandes pêcheries maritimes. L'acte de navigation de
l'Angleterre a pris pour modèle l'acte de la Hanse, imité
lui-même de l'acte vénitien (1).
Ainsi l'Angleterre n'a fait que suivre l'exemple de ceux qui
l'avaient précédée dans la suprématie maritime. Au temps
même du Long Parlement, la proposition d'établir un acte
de navigation n'était rien moins que nouvelle. Dans son ap-
préciation de cette mesure, Adam Smith (2j semble avoir
ignoré ou du moins avoir dissimulé que, plusieurs siècles au*
paravant et à diverses reprises, on avait déjà essayé d'intro-
duire des restrictioîîs semblables. Proposées par le Parlement
en 1460, elles avaient été repoussées par Henri VI ; proposées
par Jacques P% elles avaient été repoussées par le Parlement
en 1622 (3) ; longtemps même avant ces deux tentatives, elles
avaient été réellement appliquées en 1381 par Richard II;
mais, ayant bientôt cessé d'être en vigueur, elles étaient tom-
bées dans l'oubli. Evidemment le pays n'était pas mûr alors
pour une telle mesure. Les actes de navigation, comme la
protection douanière en général, sont si naturels aux peuples
qui ont le pressentiment de leur grandeur commerciale et
industrielle à venir, que les Etats-Unis, à peine émancipés,
adoptèrent des restrictions maritimes sur la proposition de
James Madison, et cela, comme on le verra dans un chapitre
subséquent, avec infiniment plus de succès que l'Angleterre
un siècle et demi auparavant.
Les princes du Nord, auxquels le commerce avec les
Anséates promettait de grands avantages, en leur donnant
occasion, non-seulement de vendre l'excédant des produits
de leur sol et d'obtenir en échange des objets fabriqués bien
(1) Andersori, Origine du commerce , i'*^ partie.
(2) Richesse des nations, liv. IV, chap. ii.
'•3) Hume, Histoire d'Angleterre, i^ partie, chap. xxi.
l'histoire. CHAPITRE II. 123
supérieurs à ceux de leurs pays, mais encore de remplir leur
trésor (1) au moyen des droits d'entrée et de sortie, .ît d'ac-
coutumer au travail des sujets adonnés à la paresse, à la
débauche et aux rixes, ces princes considérèrent commi; une
bonne fortune que les Anséates fondassent chez eux des comp-
toirs, et ils les y encouragèrent par des privilèges et par toutes
sortes de faveurs. Les rois d'Angleterre se signalèrent parti-
culièrement sous ce rapport.
« Le commerce anglais, dit Hume, était alors tout entier
entre les mains des étrangers et particulièrement des Ester-
lings (2), que Henri lil avait organisés en corporation, dotés
de privilèges et affranchis des restrictions et des droits d'entrée
auxquels les autres marchands étrangers étaient assujettis. Les
Anglais avaient alors si peu d'expérience commerciale, qu'à
partir d'Edouard II les Anséates, connus sous le nom de mar-
chauda de Stahlhof, monopolisèrent tout le commerce exté-
rieur du royaume. Comme ils n'employaient que leurs bâti-
ments, la navigation anglaise se trouva réduite à l'état le plus
misérable (3).
Longtemps avant cette époque, des marchands allemands
isolés, de Cologne notamment, avaient trafiqué avec l'Angle-
terre ; ce fut en 1250 qu'ils établirent enfin à Londres, sur
(i) X cette époque, les rois d'Angleterre retir;iient plus de revenus des
exportations que des importations. !.a libre exportation et l'importation res-
treinte, surtout l'i/iiportation des objets fabriqués, supposent une industrie
déjà avancée et une adminisiration éclairée. Les gouver-iements et les peu-
ples du Nord étaient alors à peu près au même degré de culture et de science
administrative où nous voyons aujourd'hui la Sublime Porte. On sait que le
Grand Seigneur a récemment conclu des traités de commerce dans lesquels
ii s'engage à ne pas percevoir à l'exportation des matières brutes ou des
produits fabriqués au delà de 12 pour 100 de la valeur, et à l'importation,
au delà de 5 pour iOU. Dans ses litats, par consequeni, le système de douane
qui se préoccupe avant tout du revenu de l'Etat, est en pleine vigueur. Les
homiues d'Etat et les éciivains qui poursuivent ou défendent ce système de-
vraient se rendre en Turquie; ils s'y trouveraient tout a fait à la hauteur de
leur époque.
v'ij Les Anséates étaient alors appelés en Angleterre Esterling^ ou mar-
chands de l'Est, par opposition à ceux de l'Ouest, c'est-à-dire aux Belges et
aux Hollandais.
{'4) Huujc, Hist. d'Angleterre, cliap. xxxv.
124 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE I.
l'invitation du roi, ce comptoir si connu sous le nom de
Slahlhof (cour d'acier), qui, au commencement, exerça tant
d'influence sur le développement de la culture et de l'industrie
en Angleterre, mais qui y excita bientôt une jalousie nationale
si ardente, et, dans les 375 ans qui s'écoulèrent depuis sa
naissance jusqu'à sa dissolution, donna lieu à de si vifs et à de
si longs débats.
L'Angleterre était alors pour les Anséates ce que la Pologne
fut plus tard pour la Hollande, et l'Allemagne pour les An-
glais ; elle leur fournissait des laines, de l'étain, des peaux, du
beurre et d'autres produits de ses mines et de son agriculture ;
elle recevait d'eux en échange des articles manufacturés. Les
matières brutes que les Anséates avaient achetées en Angle-
terre et dans les autres royaumes du Nord étaient portées par
eux dans leur élablissement de Bruges fondé en 1252, et
échangées contre les draps et les autres objets fabriqués de la
Belgique et contre les divers produits de l'Orient arrivés
d'Italie, qu'ils distribuaient dans les pays situés autour de la
mer du Nord.
Un troisième comptoir, créé à Novogorod, en Russie, dans
l'année 1272, faisait le commerce des pelleteries, du lin, du
chanvre et d'autres matières brutes en échange de produits
manufacturés.
Du quatrième, établi en 1278 à Bergen en Norwége, se
livrait principalement à la pêche et au commerce de l'huile et
des poissons (1).
L'expérience de tous les pays et de tous les temps enseigne
que, tant qu'un peuple est à l'état barbare, un commerce en-
tièrement libre, qui écoule les produits de sa chasse, de ses
pâturages, de ses forêts et de ses champs, ses matières brutes
de toute espèce en un mot, et lui fournit des vêtements, des
outils, des meubles plus parfaits, et le grand instrument des
échanges, les métaux précieux, lui procure d'immenses avan-
tages ; ce qui fait qu'il l'accueille avec joie dans le commen-
(1) Sarlorius, Histoire de la Hanse.
L HISTOIRE. CHAPITRE II. 125
cernent. Mais elle enseigne aussi que le même peuple, à me-
sure qu'il avance en industrie et en civilisation, ne voit plus
ce commerce d'un œil aussi favorable, et qu'il en vient finale-
ment à y trouver des dangers et un obstacle à ses progrès ul-
térieurs. Ce fut le cas du commerce entre l'Angleterre et la
Hanse. A peine un siècle s'était-il écoulé depuis la fondation
du comptoir de Stahlhof, qu'Edouard III fut d'avis qu'il pou-
vait y avoir quelque chose de plus utile et de plus avantageux
pour un pays que d'exporter des laines brutes et d'importer
des draps. Par des faveurs de toute espèce il essaya d'attirer de
Flandre dans son royaume des ouvriers en drap, et, après en
avoir fait venir un assez bon nombre, il fit défense de se vêtir
de draps étrangers (1 ).
Les sages mesures de ce roi furent merveilleusement se-
condées par la conduite insensée d'autres princes ; ce qui n'est
pas rare dans l'histoire de l'industrie. Tandis que les anciens
maîtres des Flandres et du Brabant s'étaient appliqués à faire
fleurir autour d'eux l'industrie, les nouveaux s'étudièrent à
exciter le mécontentement des commerçants et des manufac-
turiers, et à les pousser à l'émigration (2).
Dès 1413, rinduslrie des laines en Angleterre avait fait de
tels progrès, que Hume a pu dire de cette période : « Une
grande jalousie régnait alors à l'égard des marchands étran-
gers ; ils eurent à supporter une multitude d'entraves ; par
exemple, ils furent obligés, avec l'argent qu'ils retiraient de
leurs importations, d'acheter des marchandises du pays (3). »
Sous Edouard IV, cette jalousie s'accrut au point que l'im-
portation des draps étrangers, ainsi que celle de divers autres
articles, fut entièrement prohibée.
Bien que le roi fût ensuite contraint par les Anséates de
révoquer cette prohibition et de leur restituer leurs anciens
privilèges, l'industrie anglaise paraît avoir été puissamment
encouragée par la mesure ; car Hume écrit ce qui suit au su-
(1) H« année d'Edouard 111, chap. v.
(2) Rymer's Fœdera; de Wilte, Interest of Rolland.
(3) Hume, Histoire d'Angleterre, chap. xxv.
I2f) SYSTÈME NATfONAL. LIVRE I.
jet du règne de Henri VII, postérieur d'un demi-siècle à celui
d'Edouard IV:
(c Les progrès accomplis dans les métiers et dans les arts
réprimèrent pins énergiquement que la sévérité des lois la fu-
neste habitude où était la noblesse d'entretenir un grand nom-
bre de serviteurs. Au lieu de rivaliser par le nombre et par la
bravoure de leurs gens, les seigneurs s'éprirent d'une émula-
tion différente, plus conforme au génie de la civilisation ;
chacun chercha à se distinguer par la magnificence de son
hôtel, par l'élégance de ses équipages et par le luxe de ses
meubles. Les hommes du peuple, alors, ne pouvant plus se
livrer à l'oisiveté au service des grands, se virent forcés de se
rendre utiles à eux-mêmes et à la société en apprenant un
état. Des lois furent iléralivement rendues pour empêcher
l'exportation des métaux précieux, monnayés ou en lingots ;
comme on en reconnut l'inefficacité, on astreignit de nouveau
les marchands étrangers à acheter des marchandises indigènes
en échange de celles qu'ils importaient (1). »
Sous Henri VllI, le grand nombre des fabricants étrangers
avait sensiblement haussé à Londres le prix de toutes les den-
rées alimentaires ; preuve certaine des avantages considéra-
bles que l'agriculture du pays avait retirés du développement
d'une industrie manufacturière indigène.
Le roi, néanmoins, se méprenant sur les causes et sur les
conséquences de ce fait, prêta l'oreille aux injustes plaintes
des fabricants anglais contre les fabricants étrangers, plus
adroits, plus laborieux, plus économes qu'ils ne l'étaient eux-
mêmes, et ordonna l'expulsion de quinze mille Belges, « parce
quils renchérissaient tous les vivres et exposaient le pays au
danger d'une famine. » Pour détruire le mal dans sa racine,
on décréta aussitôt des lois somptuaires, des règlements au
sujet des vêtements, des tarifs du prix des aliments ainsi que
des salaires. Cette politique obtint naturellement l'entier as-
sentiment des Anséates ; car ils mirent leurs bâtiments de
(i) Hume, chap, xxvi.
l'histoire. CHAPITRE II. 127
guerre à la disposition de ce prince avec le même empresse-^-
ment qu'ils avaient témoigné aux précédents rois d'Angleterre
bien disposés envers eux, et que de nos jours les Anglais ont
montré aux rois de Portugal. Durant tout ce règne, le com-
merce des Anséates avec l'Angleterre fut encore très- animé.
Ils avaient des navires et de l'argent, et savaient, avec tout
autant d'habileté que les Anglais de notre temps, acquérir de
l'influence auprès des peuples et des gouvernements qui ne
comprenaient pas leurs intérêts. Seulement leurs arguments
reposaient sur d'autres bases que ceux des monopoleurs com-
merciaux d'aujourd'hui. Les Anséates fondaient leur droit de
fournir des articles fabriqués aux nations étrangères sur des
traités et sur une possession immémoriale, tandis qu'actuelle-
ment les Anglais veulent établir le leur sur une théorie qui a
pour auteur un de leurs douaniers. Ceux-ci sollicitent au nom
d'une prétendue science ce que ceux-là réclamaient au nom
des conventions et du droit.
Sous le gouvernement d'Edouard VI, le conseil privé cher-
cha et trouva des prétextes pour retirer aux marchands de
Stahlhof leurs privilèges. « Les Anséates firent d'énergiques
remontrances contre cette innovation ; mais le conseil privé
persista dans la résolution qu'il avait prise, et bientôt le pays
en ressentit les plus heureux effets. Les marchands anglais
possédaient, comme habitants du pays, des avantages décidés
sur les étrangers pour le commerce du drap, de la laine et des
autres marchandises ; mais, ne se rendant pas suffisamment
compte de ces avantages, ils n'avaient pas songé à entrer en
lice avec une compagnie opulente. Du jour oii tous les
marchands étrangers furent assujettis aux mêmes entraves,
les Anglais se sentirent encouragés aux opérations commer-
ciales, et l'esprit d'entreprise se développa aussitôt dans tout
le royaume (1). »
Après avoir été, pendant quelques années, entièrement
exclus d'un marché où ils avaient exercé durant trois siècles
(1^ Hume, chap. xxxv.
128 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE i.
une domination absolue, semblable à celle des x\nglais d'au-
jourd'hui en Amérique et en Allemagne, sur les représen-
tations de l'empereur d'Allemagne ils furent réintégrés par
la reine Marie dans leurs anciens privilèges (1).
Mais cette fois leur joie fut de courte durée. « Dans le but,
non-seulement de conserver, mais encore d'accroître ces pri-
vilèges, au commencement du règne d'Elisabeth, ils se plai-
gnirent hautement du traitement qu'ils avaient éprouvé sous
Edouard et sous Marie. La reine leur répondit adroitement
qu'il n'était pas en son pouvoir de rien innover, mais qu'elle
laisserait volontiers les Anséates en possession des privilèges
et des immunités dont ils jouissaient. Cette réponse ne les sa-
tisfît point. Peu après, leur commerce fut de nouveau sus-
pendu, au grand protît des marchands anglais, qui eurent
alors occasion de montrer de quoi ils étaient capables. Les
marchands anglais s'emparèrent de tout le commerce exté-
rieur, et leurs efforts furent couronnés d'un complet succès; ■
ils se divisèrent en deux classes, les uns faisant le commerce ■
dans le pays, les autres allant chercher fortune à l'étranger "
en vendant des draps et d'autres articles anglais. Ce succès
excita à tel point la jalousie des Anséates, qu'ils ne néghgè- 1
rent aucun moyen de discréditer les marchands anglais. Ils I
obtinrent même un édit impérial qui interdisait à ceux-ci
tout commerce au sein de l'empire d'Allemagne. Par repré-
sailles contre cette mesure, la reine fit saisir 60 bâtiments
anséates, qui, de concert avec les Espagnols, exerçaient la con-
trebande. Son intention était d'abord uniquement d'amener
les Anséates à un arrangement amiable. Mais, sur la nouvelle
qu'une diète de la Hanse se tenait à Lubeck pour délibérer sur
les moyens à employer pour mettre obstacle au commerce
extérieur des Anglais, elle confisqua les navires avec leurs
cargaisons; deux cependant furent relâchés et envoyés par elle
à Lubeck avec ce message, qu'elle avait le plus profond mé-
pris pour la Hanse, ses délibérations et ses mesures (2). »
(1) Hume, chap. xxxvii.
(2) Lives of the admirais, vol. 1.
l'histoire. CHAPITRE H. 129
C'est ainsi qu'Elisabeth traita ces marchands, dont son père
et tant d'autres rois d'Angleterre avaient emprunté les bâti-
ments pour livrer leurs batailles; à qui tous les potentats
de l'Europe avaient fait la cour; qui, pendant plusieurs siè-
cles, avaient eu pour vassaux les rois de Danemark et de
Suède, les avaient, suivant leur bon plaisir, mis sur le trône
et déposés, avaient colonisé et civilisé toutes les côtes sud-
est de la Baltique et expulsé les pirates de toutes les mers ;
qui, à une époque encore peu éloignée, avaient, l'épée à la
main, forcé un roi d'Angleterre de reconnaître leurs privilè-
ges ; à qui, plus d'une fois, les rois d'Angleterre avaient donné
leur couronne en gage, et qui avaient poussé vis-à-vis de ce
royaume la cruauté et l'insolence jusqu'à noyer cent pécheurs
anglais (jui avaient osé approcher de leurs pêcheries. Les An-
séates étaient encore assez puissants pour se venger de la
reine; mais leur ancien courage, leur brillant esprit d'en-
treprise, la force qu'ils puisaient dans la liberté et dans l'as-
sociation, tout cela avait disparu. Ils s'affaiblirent chaquejour
davantage, et finirent en 1630 par dissoudre formellement
leur ligue, après avoir mendié dans toutes les cours euro-
péennes des privilèges pour le commerce d'importation et
essuyé partout un humiliant refus.
Diverses causes extérieures, iodépendammeiit des intérieu-
res dont nous parlerons plus loin, contribuèrent à leur chute.
Le Danemark et la Suède, voulant se venger de l'asservisse-
ment dans lequel cette ligue les avait si longtemps tenus, en-
travèrent partons les moyens le commerce des Anséates. Les
czars de Russie avaient octroyé des privilèges à une compagnie
anglaise. Les ordres de chevalerie, leurs alliés séculaires et
comme les enfants de la Hanse, étaient en décadence et en
dissolution. Les Hollandais et les Anglais les chassèrent de
tous les marchés, les supplantèrent dans toutes les cours. La
découverte de la route du Gap de Bonne-Espérance leur fit
aussi beaucoup de tort.
Eux qui, dans les jours de la puissance et de la prospérité,
s'étaient rappelé à peine qu'ils appartenaient à l'empire
9
i30 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE I.
d'Allemagne, s'adressèrent dans les jours de détresse à la
Diète ; ils représentèrent que les Anglais exportaient annuel-
lement 200,000 pièces de drap, dont une grande partie pas-
sait en Allemagne, et que le seul moyen de leur faire recou-'
vrer leurs anciens privilèges en Angleterre, était de prohiber
l'importation des draps anglais en Allemagne. Suivant An-
derson, une résolution aurait été projetée ou même prise à
cet efïet ; mais cet écrivain ajoute que l'ambassadeur anglais
auprès de la Diète germanique, M. Gilpin, sut en empêcher
la mise en vigueur.
Un siècle et demi après la dissolution officielle de la Hanse,
les villes qui en faisaient partie avaient perdu tout souvenir
de leur grandeur passée. Justus Moser a écrit quelque part
que, s'il allait dans les Villes Anséatiques raconter aux mar-
chands la puissance et la grandeur de leurs ancêtres, ils
auraient peine à le croire. Hambourg, autrefois la terreur
des pirates sur toutes les mers, célèbre dans toute la chrétienté
par les services qu'il avait rendus à la civilisation en pour-
suivant les corsaires, était tombé si bas, qu'il dut acheter,
par un tribut annuel aux Algériens, la sûreté de ses bâtiments ;
car, le sceptre des mers ayant passé aux mains des Hollandais,
une autre politique était suivie alors vis-à-vis delà piraterie.
A l'époque de la domination des Anséates, les pirates étaient
considérés comme les ennemis du monde civilisé, et l'on s'at-
tachait à les détruire. Les Hollandais ne virent dans les cor-
saires barbaresques que des partisans utiles, par lesquels, en
pleine paix, le commerce maritime des autres peuples était
paralysé à leur profit. En citant une observation de Witt au
sujet de cette poUtique, Anderson fait cette laconique remar-
que : fas est et ah hoste doceri (1) ; avis qui, malgré sa briè-
veté, n'a été que trop bien compris et suivi par ses compa-
triotes ; car, à la honte de la chrétienté, les Anglais ont toléré
jusqu'à notre époque cette abominable industrie des corsaires
du nord de l'Afrique, que les Français ont la gloire d'avoir
fait disparaître.
(i) Il est permis de se laisser instruire par uti ennemi.— Anderson, vol. I.
l'histoire. — CHAPITRE II. 131
Le commerce des Villes Anséatiques n'était point national ;
il n'était ni établi sur l'équilibre et sur le complet développe-
ment des forces productives du pays, ni soutenu par une
puissance politique suffisante. Les liens qui unissaient les
membres de la confédération étaient trop faibles; le désir de
la prépondérance et d'avantages particuliers, ou, comme par-
lerait un Suisse ou un Américain, l'esprit de canton, l'esprit
d'Etat, était trop puissant, et bannissait le patriotisme fédéral,
qui seul eût pu faire prévaloir les intérêts généraux de l'asso-
ciation sur ceux de chaque cité. De là des jalousies et souvent
des trahisons ; c'est ainsi que Cologne exploita à son profit
l'inimitié de l'Angleterre contre la ligue, et que Hambourg
chercha à tirer avantage d'une querelle entre le Danemark et
Lubeck.
Les Villes Anséatiques ne fondèrent point leur commerce
sur la production et la consommation, sur l'industrie agricole
et manufacturière de la contrée à laquelle elles appartenaient.
Elles avaient négligé de stimuler Fagriculture de leur patrie,
pendant qu'elles donnaient une vive impulsioq, par leur com-
merce, à celle des pays étrangers ; elles trouvèrent plus com-
mode d'acheter des objets fabriqués en Belgique que d'établir
des fabriques dans leur pays , elles encouragèrent la culture
des plaines de la Pologne, l'élève des moutons de l'Angleterre,
la production du fer de Suède et les manufactures de la Bel-
gique. Elles pratiquèrent durant des siècles le précepte des
théoriciens de nos jours ; elles achetèrent les marchandises là
où elles les trouvaient au meilleur marché. Mais, quand elles
furent exclues des pays où elles achetaient et de ceux oii elles
vendaient, ni leur agriculture ni leur industrie manufacturière
n'avaient pris assez de développement pour que l'excédant de
leur capital commercial pût y trouver emploi; ce capital émi-
gra en Hollande et en Angleterre, où il accrut l'industrie, la
richesse et la puissance de leurs ennemis. Preuve éclatante
que l'industrie particulière abandonnée à elle-même ne rend
pas toujours un pays prospère et puissant î
Dans leur poursuite exclusive de la richesse matérielle,
132 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE I.
ces villes avaient complètement perdu de vue leurs intérêts
politiques. Au temps de leur puissance, elles semblaient ne
plus appartenir à l'empire d'Allemagne. Cette bourgeoisie
étroite, intéressée et fière était flattée de se faire faire la cour
par des princes, par des rois, par des empereurs, et de jouer
sur les mers le rôle de souveraine. Combien il lui eût été
facile, à l'époque de sa domination maritime, d'accord avec
les villes fédérées de la haute Allemagne, de former une
puissante seconde chambre, de faire contre-poids à l'aristo-
cratie de l'Empire, de constituer, avec l'aide des empereurs,
l'unité nationale, d'unir sous une seule nationalité tout le lit-
toral depuis Dunkerque jusqu'à Riga, et, par là, de conquérir
et d'assurer au peuple allemand la suprématie dans l'indus-
trie, dans le commerce et dans la navigation ! Mais, lorsque
le sceptre des mers lui fut tombé des mains, il ne lui resta pas
même auprès de la Diète germanique assez d'influence pour
obtenir que son commerce fût considéré comme un intérêt
national. Au contraire, l'aristocratie s'apphqua à compléter
son humiliation. Les villes de l'intérieur tombèrent l'une
après l'autre au pouvoir de princes absolus, et celles du lit-
toral perdirent ainsi leurs relations au dedans.
Toutes ces fautes furent évitées en Angleterre. Là le com-
merce extérieur et la navigation trouvèrent la base solide
d'une agriculture et d'une industrie manufacturière indi-
gènes ; là le commerce du dedans s'accrut concurremment
avec celui du dehors, et la liberté individuelle grandit sans
préjudice pour l'unité et pour la puissance nationales ; là se
consoHdèrent et s'unirent de la façon la plus heureuse les
intérêts de la couronne, de l'aristocratie et des communes.
En présence de ces faits historiques, est-il possible de sou-
tenir que, sans le système qu'ils ont suivi, les Anglais
auraient pu pousser aussi loin qu'ils l'ont fait leur industrie
manufacturière, ou parvenir au commerce et à la prépondé-
rance maritime dont ils sont en possession ? Non ; cette thèse
que les Anglais sont arrivés à leiir grandeur commerciale
actuelle à cause et non en dépit de leur politique commerciale,
t
l'histoire. CHAPITRE II. 133
est, à nos yeux, un des plus grands mensonges du siècle. Si
les Anglais avaient abandonné les choses à elles-mêmes, s'ils
avaient laissé faire, comme le demande l'école régnante, les
marchands du Stahlhof exerceraient encore aujourd'hui leur
négoce à Londres, et les Belges fabriqueraient encore des
draps pour les Anglais ; l'Angleterre serait toujours le pâtu-
rage à moutons de la Hanse, comme le Portugal, grâce au
stratagème d'un diplomate délié, est devenu et est resté jus-
qu'ici le vignoble de l'Angleterre. Que dis-je ! Il est plus que
vraisemblable que, sans politique commerciale, l'Angleterre
ne jouirait pas du même degré de liberté civile qu'elle possède
aujourd'hui ; car cette liberté est fille de l'industrie et de la
richesse.
Après ces considérations historiques, on a lieu de s'étonner
qu'Adam Smith n'ait pas essayé de retracer depuis l'origine
la lutte industrielle et commerciale entre la Hanse et l'Angle-
terre. Quelques passages de son livre montrent pourtant que
les causes du déclin de la Hanse et ses conséquences ne lui
étaient pas inconnues.
« Un marchand, dit-il, n'est nécessairement citoyen d'au-
cun pays en particulier. Il lui est, en grande partie, indiffé-
rent en quel lieu il fait son commerce, et il ne faut que le
plus léger dégoût pour qu'il se décide à emporter son capital
d'un pays dans un autre, et avec lui toute l'industrie que ce
capital mettait en activité. On ne peut pas dire qu'aucune
partie en appartienne à un pays en particulier, jusqu'à ce que
ce capital y ait été répandu pour ainsi dire sur la surface de la
terre en bâtiments ou en améliorations durables. De toutes
ces immenses richesses qu'on dit avoir été possédées par la
plupart des Villes Anséatiques, il ne reste plus maintenant de
vestiges, si ce n'est dans les chroniques obscures des treizième
et quatorzième siècles. On ne sait même que très- imparfaite-
ment où quelques-unes d'entre elles furent situées, ou a
quelles villes de l'Europe appartiennent les noms latins qui
sont données à certaines villes (1). »
(I) Adam Smilh, Richesse des nations, liv. III, chap. ii.
134
SYSTEME NATIONAL. — LIVRE I.
Il est étrange qu'Adam Siiiiih, avec cette intelligence si
nette des causes secondaires qui avaient amené la chute de la
Hanse, n'ait pas eu l'idée d'en rechercher les causes pre-
mières. 11 n'avait pas besoin pour cela de s'enquérir oii étaient
situées celles des Yiiles Aoséatiques qui ont disparu, et
quelles cités désignent les noms latins des obscures chroni-'
ques. Il n'avait pas même besoin de feuilleter ces chroniques.
Ses compatriotes Anderson, King et Hume suffisaient pour
l'édifier à ce sujet. '
Mais comment et pourquoi un esprit si pénétrant s'est-il
abstenu de cette intéressante et féconde investigation? C'est,
nous ne voyons pas d'autre motif, qu'elle eût abouti à un
résultat peu propre à confirmer son principe de la liberté
absolue du commerce. Il n'eût pas, manqué de reconnaître,
qu'après que le libre échange avec les Anséates eut arraché
l'agriculture anglaise à la barbarie, la politique restrictive
adoptée ensuite par l'Angleterre Pavait conduite, aux dépens
des Anséates, des Belges et des Hollandais, à la suprématie
manufacturière et commerciale.
Ces faits, il paraît qu'Adam Smith ne voulut ni les savoir,
ni les admettre. Us étaient apparemment de ces faits impor-
tuns dont J.~B. Say avoue qu'Us s'étaient montrés rebelles à
son système.
CHAPITRE m.
LES FLAMANDS ET LES HOLLANDAIS.
Le génie et les mœurs, l'origine et le langage des habi-
tants, de même que les relations politiques et la situation
géographique, rattachaient la Hollande, la Flandre et le Bra-
bant à l'empire d'Allemagne. Déjà ces provinces avaient dû
se ressentir dans leur culture du fréquent séjour de Charle-
l'histoire. — CHAPITRE 111. 135
magne et de la proximité de sa résidence, pins heureuses en
cela que des parties de l'Allemagne plus éloignées. Puis la
Flandre et le Brabant étaient particulièrement favorisés par
la nature pour Fagriculture et pour les fabriques, comme la
Hollande pour l'élève du bétail et pour le commerce. Sur
aucun point de l'Allemagne une vaste et commode naviga-
tion maritime et fluviale ne facilitait les communications
intérieures au même degré que dans cette région côtière. La
bienfaisante influence des transports par eau sur le perfec-
tionnement de l'agriculture et sur l'agrandissement des cités
dut nécessairement provoquer de bonne heure des travaux
pour les rendre plus faciles, et la construction de canaux.
La Flandre fut spécialement redevable de sa splendeur à
ses comtes, qui comprirent, mieux que les autres princes
allemands, le prix de la sûreté publique, l'avantage des rou-
tes, des manufactures et de la prospérité des villes. Aidés par
la nature du sol, leur occupation favorite fut de purger le
pays d'une noblesse adonnée au brigandage et des animaux
malfaisants. Il s'ensuivit naturellement des relations animées
entre la ville et la campagne, et le développement de l'élève
du bétail, de celle des moutons en particulier, ainsi que de la
culture du lin et du chanvre. Là oii la matière brute est pro-
duite en abondance, on trouve bientôt des bras et de l'a-
dresse pour les mettre en œuvre, pour peu que la propriété
et le commerce jouissent de la sécurité. Les comtes de Flan-
dre n'attendirent pas, du reste, que le hasard leur amenât
des tisserands en laine ; l'histoire apprend qu'ils les firent
venir de l'étranger.
A l'aide du négoce intermédiaire des Anséates et des Hol-
landais, la Flandre devint bientôt, par ses fabriques de laine,
le centre commercial du Nord, comme Venise, par son in-
dustrie et par sa marine marchande, était devenue le centre
commercial du Midi. La navigation et le commerce intermé-
diaires de la Hanse et des Hollandais formèrent avec les manu-
factures flamandes un ensemble, un système d'industrie natio-
nale. Il ne pouvait être question ici de restrictions de douane,
136 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE I.
la suprématie manufacturière de la Flandre ne rencontrant
encore aucune rivalité. Que, dans de pareilles circonstances,
l'industrie se trouve au mieux de la liberté du commerce, les
comtes de Flandre le comprirent sans avoir lu Adam Smith.
Ce fut tout à fait dans l'esi^rit de la théorie actuelle que le
comte Robert III, engagé par le roi d'Angleterre à exclure les
Ecossais de ses marchés, répondit, que la Flandre s'était de
tout temps considérée comme un marché ouvert à toutes les
nations, et que son intérêt ne lui permettait pas de se dépar-
tir de ce principe.
Après que la Flandre eut été durant plusieurs siècles le
premier pays manufacturier, et Bruges le premier marché
du nord de l'Europe, l'industrie et le commerce, auxquels
les comtes n'avaient pas su faire ces concessions qu'ils récla-
ment toujours lorsqu'ils ont atteint un haut degré de prospé-
rité, émigrèrent dans le Brabant. Anvers devint alors la
première place de commerce, et Louvain la première ville de
fabrique de l'Europe septentrionale. Par suite de cette révo-
l ution, l'agriculture du Brabant ne tarda pas non plus à pros-
pérer. La transformation de bonne heure effectuée des im-
pôts en nature en impôts en argent, et surtout l'adoucissement
du système féodal contribuèrent aussi beaucoup à son déve-
loppement.
Cependant les Hollandais, en combinant de mieux en
mieux leurs forces et en rivalisant chaque jour davantage
avec la Hanse, avaient jeté les fondements de leur domina-
tion maritime à venir. Les torts et les faveurs de la nature
avaient été également pour ce peuple une source de bénédic-
tions. Une lutte perpétuelle contre les envahissements de la
mer développa forcément chez lui Tesprit d'entreprise, l'acti-
vité, l'économie, et un sol conquis, un sol à conserver par des ef-
forts inouïs, devint pour lui une possession précieuse à laquelle
il ne pouvait consacrer trop de soins. Bornés par la nature à
la navigation, à la pêche, à la production de la viande, du
beurre et du fromage, les Hollandais durent s'appliquer, au
moyen des transports maritimes, du commerce inlermé-
l'histoire. CHAPITRE III. 137
diaire, et de l'exportation des fromages et des poissons, à
gagner de quoi se procurer du blé, des matériaux à construire
et à brûler, et des articles d'habillement.
Là est la cause principale pour laquelle les Ansi'ates furent
peu à peu supplantés plus tard par les Hollandais dans le
commerce avec les Etats du Nord. Les Hollandais avaient
besoin de quantités beaucoup plus considérables de produits
agricoles et forestiers que les Anséates, en majeure partie
approvisionnés sous ce rapport par leur voisinage. La proxi-
mité des fabriques belges et celle du Rhin, avec son vaste et
fertile bassin, si riche en vignobles, et sa navigation qui s'é-
tend jusqu'aux montagnes de la Suisse, leur furent aussi très-
avantageuses.
C'est une règle générale que l'activité commerciale et la
prospérité du littoral dépendent du plus ou moins d'impor-
tance du bassin fluvial auquel il se rattache (1). Qu'on jette
les yeux sur la carte d'Italie, et l'on trouvera dans la grande
étendue et dans la fertilité de la vallée du Pô l'explication
naturelle de la supériorité marquée du commerce de Venise
sur celui de Pise et de Gênes. Le commerce de la Hollande
était alimenté parle bassin du Rhin et de ses tributaires ; il
dut surpasser celui des Anséates, dans la même proportion
que ce bassin l'emportait en richesse et en fertilité sur ceux
du Weser et de l'Elbe.
A ces avantages vint se joindre une bonne fortune, la dé-
couverte de l'art de saler les harengs. Les procédés de pêche
et de conservation trouvés par Pierre Bœckel restèrent long-
temps le secret des Hollandais ; ils surent donner ainsi à un
produit de leur pêche des qualités qui manquaient aux ha-
rengs péchés par les autres nations, et qui leur assuraient
partout un débouché privilégié avec de meilleurs prix (2).
Anderson assure que, plusieurs siècles après l'emploi en
(1) Les routes et plus encore les chemins de Ter ont sensiblement modifié
cette régie.
(2) On a récemment attribué la su[»ériorilé des Hollandais, indi>pendam-
ment de leurs règlements de pêche, à l'emploi du bois de chêne dans les
tonneaux où les harengs sont enfermés et expédiés.
138 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE I.
Hollande de ces nouveaux procédés, les pêcheurs anglais et
écossais, malgré de» primes d'exportation considérables, ne
pouvaient pas trouver d'acheteurs à l'étranger pour leurs
harengs, même à des prix beaucoup plus bas Si l'on consi-
dère quelle était avant la réformation l'importance de la
;consommation du poisson de mer en tout pays, on compren-
dra sans peine qu'à une époque oii la navigation anséate
commençait déjà à décliner, les Hollandais purent construire
chaque année deux mille nouveaux bâtiuients.
La réunion de toutes les provinces belges et bataves sous
la domination bourguignonne procura à cette contrée le
grand bienfait de V unité nationale, circonstance qui, dans
l'étude des causes qui ont donné aux Hollandais l'avantage
sur les villes rivales du nord de l'Allemagne, ne doit pas
être négligée. Sous Charles-Quint, les Pays-Bas composaient
une réunion de forces et de ressources, qui, mieux que toutes
les mines d'or du monde entier, mieux que toutes les faveurs
et toutes les bulles des papes, auraient assuré à leur maître
l'empire de la terre et de la mer, s'il eût compris la nature
de ces forces, et s'il eut su s'en emparer et s'en servir.
Si Charles-Quint avait repoussé la couronne d'Espagne,
comme on repousse une pierre qui menace de nous entraî-
ner dans l'alume, combien la destinée des Pays-Bas et de
l'Allemagne eût été différente ! Souverain des Pays-Bas, em-
pereur d'Allemagne et chef de la réformation, Charles avait
en ses mains tous les moyens matériels et moraux de fonder
le plus puissant Etat industriel et commerçant, la plus grande
domination maritime et continentale qui eût jamais existé;
une domination maritime qui eût réuni tontes les voiles sous
un seul et même pavillon depuis Dunkerque jusqu'à Riga.
Il suffisait alors d'une seule idée, d'une seule volonté,
pour faire de l'Allemagne l'empire le plus riche et le plus
considérable du globe, pour étendre sa domination manufac-
turière et commerciale sur toutes les parties du monde, et
pour lui assurer peut-être des siècles de durée.
Charles-Quint et son fils, le sombre Phihppe II, suivirent
l'histoire. CHAPITRE III. 139
]a\oie opposée ; se mettant à la tête des fanatiques, ils voulu-
rent hispaniser les Pays-Bas. On sait ce qui s'ensuivit. Les
provinces du nord, défendues par l'élément qu'elles avaient
asservi, conquirent leur indépendance ; dans celles du sud,
l'industrie, les arts et le commerce périrent par la main du
bourreau, lorsqu'ils ne purent s'y soustraire par la fuite.
Amsterdam remplaça Anvers comme centre du monde com-
merçant. Les villes de Hollande, où déjà antérieurement,
après les troubles du Brabant, un grand nombre de tisserands
belges étaient allés s'établir, n'eurent plus alors assez de place
pour contenir tous les fugitifs ; beaucoup furent obligés
d'émigrer en Angleterre et en Saxe. La lutte de Tindépen
dance enfanta en Hollande un héroïsme maritime, qui bravait
toutes les difficultés, tous les dangers, en même temps que le
fanatisme énervait l'Espagne. Par les courses de ses marins,
la Hollande s'enrichit des dépouilles de l'Espagne, notam-
ment en capturant ses galions. Elle faisait aussi un inmiense
commerce de contrebande avec la Péninsule et avec la Bel-
gique. Après la réunion du Portugal à l'Espagne, elle s'em-
para des plus importantes colonies portugaises des Indes
orientales, et conquit une partie du Brésil. Jusqu'à la première
moitié du dix-septième siècle, nous voyons les Hollandais aussi
supérieurs aux Anglais pour les fabriques, pour les colonies,
pour le commerce et pour la navigation,, que les Anglais
le sont aujourd'hui aux Français sous ces rapports.
Mais la révolution d'Angleterre amena de brusques chan-
gements. L'esprit de liberté s'était retiré en Hollande. Comme
dans toutes les aristocraties de marchands, tant que la vie et
les biens avaient été en péril, tant qu'il avait été question
d'avantages matériels évidents, on avait été capable de gran-
des choses ; mais on manquait de vues profondes. On ne
comprit pas que la suprématie conquise ne peut être main-
tenue qu'à la condition de reposer sur la base d'une large
nationalité et d'être soutenue par un esprit national énergi-
que. D'un autre côté, au sein de ces Etats auxquels la monar-
chie avait donné la nationalité sur une vaste échelle, mais
140 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE I.
qui étaient restés en arrière dans le commerce et l'industrie,
on fut honteux de voir un petit coin de terre jouer le premier
rôle dans les manufactures et dans le négoce, dans les pê-
cheries et dans la marine. A ce sentiment se joignit en An-
gleterre l'énergie d'une jeune république. L'acte de naviga-
tion fut le gant que la suprématie future de l'Angleterre jeta
à la suprématie existante de la Hollande; et, quand on en
vint aux prises, on reconnut que la nationalité de l'Angleterre
était d'un beaucoup plus gros calibre que celle de la Hol-
lande. Le résultat ne pouvait être douteux.
L'exemple de l'Angleterre fût suivi par la France. Colbert
avait calculé que l'ensemble des transports maritimes de la
France employaitenviron 20,000 voiles, et que 16,000 étaient
hollandaises; ce qui était hors de proportion avec la petitesse
du pays auquel elles appartenaient. Par suite de l'avènement
des Bourbons au trône d'Espagne, la France étendit son com-
merce sur la Péninsule au détriment des Hollandais. Elle fit
de même dans le Levant. En même temps les encouragements
donnés en France aux manufactures, à la navigation mar-
chande et aux pêches maritimes causèrent à l'industrie et au
commerce des Hollandais un incalculable préjudice.
Par le fait de l'Angleterre, la Hollande avait perdu la plus
grande partie de ses relations avec les pays du Nord, le com-
merce de contrebande avec l'Espagne et ses colonies, la plus
grande partie de son négoce dans les Indes orientales et occi-
dentales et de ses pêcheries. Mais le traité de Méthuen, en 1703,
lui porta le coup le plus sensible, en consommant la ruine de
son commerce avec le Portugal et ses colonies et avec les
Indes orientales.
Quand le commerce extérieur de la Hollande commença
ainsi à lui échapper, on vit se renouveler chez elle ce qui avait
eu lieu dans les Villes Anséaliques et à Venise ; la portion de
ses capitaux matériels et moraux qui ne trouvait plus d'emploi
dans le pays, passa, par l'émigration ou sous la forme de
prêts, chez les peuples qui avaient hérité de la suprématie
hollandaise.
l'histoire. CHAPITRE III. 141
Si la Hollande, réunie à la Belgique, a^ait formé avec le
bassin du Rhin et avec l'Allemagne du Nord un territoire na-
tional, l'Angleterre et la France eussent difficilement réussi,
par la guerre et par la politique commerciale, à porter à sa
marine, à son commerce extérieur et à son industrie le coup
qu'elles leur portèrent. Une pareille nation eût été en mesure
d'opposer sa propre politique commerciale à celle de ces Etats.
Si son industrie eût souffert du développement de leurs ma-
nufactures, ses ressources intérieures et la colonisation l'au-
raient largement indemnisée de ses pertes. La Hollande
succomba donc, parce qu'un étroit littoral, habité par une
petite population de pécheurs, de marins, de marchands et
d'éleveurs allemands, voulut être à lui seul une puissance, et
que la partie du continent avec laquelle elle formait un en-
semble géographique, fut considérée et traitée par elle comme
une contrée étrangère.
Ainsi l'exemple de la Hollande enseigne, comme celui de
la Belgique, comme ceux des Villes Anséatiques et des répu-
bliques italiennes, que l'activité particulière est impuissante
à conserver le commerce, l'industrie et la richesse des Etats,
éi les conditions générales de la société ne sont pas favorables,
et que les individus doivent la majeure partie de leurs forces
productives à l'organisation politique du gouveruviment et à
la puissance du pays. La Belgique vit fleurir de nouveau son
agriculture sous la domination autrichienne. Pendant sa réu-
nion à la France, son industrie manufacturière reprit son
ancien et gigantesque essor. La Hollande isolée n'était pas en
mesure d'adopter et de soutenir vis-à-vis des grands Etats une
poHtique commerciale indépendante. Du jour où son union
avec la Belgique, après le rétablissement de la paix générale,
accrut assez ses ressources, sa population et son territoire, pour
lui permettre de tenir tête aux grandes nationalités et de trou-
ver en elle-même une grande quantité et une grande variété
de forces productives toujours croissantes, nous voyons le sys-
tème protecteur apparaître dans les Pays-Bas, et l'agriculture,
les fabriques et le commerce prendre sous son influence un
142 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE 1.
remarquable élan. Cette union s'est dissoute par des causes en
dehors de nos recherches, et en même temps le système
protecteur a été miné en Hollande, tandis qu'il subsiste tou-
jours en Belgique.
^ La Hollande vit actuellement de ses colonies et de son com-
merce intermédiaire avec l'Allemagne. Mais la première
guerre peut la dépouiller de ses possessions, et, à mesure que
le Zollverein allemand comprendra mieux ses intérêts et saura
mieux faire usage de ses forces, il sentira davantage la néces-
sité de s'incorporer la Hollande.
CHAPITRE IV.
LES ANGLAIS.
Nous avons vu, à l'occasion des Anséates, comment en
Angleterre la culture du sol et l'élève du bétail furent sti-
mulées par le commerce extérieur, comment plus tardl'immi-
gr.^dion de fabricants étrangers persécutés dans leurs pays et
les encouragements du gouvernement firent peu à peu pros-
pérer l'industrie des laines, comment entin, par suite de ce
progrès et des mesures aussi habiles qu'énergiques de la reine
Elisabeth, le commerce extérieur du pays, d'abord presque
entièrement accaparé par les étrangers, passa aux mains des
nationaux.
Après avoir ajouté quelques observations sur l'origine de
l'industrie anglaise, nous reprendrons ici l'historique du dé-
veloppement économique de l'Angleterre au point où nous
Favons laissé dans le second chapitre.
La grandeur industrielle et commerciale de l'Angleterre
dérive principalement de l'élève ciu bétail et de la fabrication
des laines. Quand les Anséates abordèrent dans ce pays, îa
culture du sol y était détestable, et l'élève du bétail de peu
l'histoire. CHAPITRE IV. 143
d'importance. Le fourrage d'hiver manquait ; il fallait tuer
en automne une grande partie des animaux domestiques. On
n'avait donc ni fonds de bétail ni engrais. Comme dans toutes
les contrées incultes, telles que jadis l'Allemagne et aujour-
d'hui encore les solitudes de l'Amérique, on se nourrissait
surtout de chair de porc, ce qui se conçoit aisément. Les
porcs exigeaient peu de surveillance, cherchaient eux-mêmes
leur nourriture, la trouvaient abondamment dans les forêts
et dans les champs non cultivés, et il suffisait de conserver
pendant l'hiver un pelit nombre de laies, pour retrouver au
printemps suivant des troupeaux considérables.
Mais le commerce étranger eut pour effet de restreindre
l'élève des porcs, d'étendre celle des moutons, d'améliorer en
général la culture du sol et l'éducation du bétail.
On trouve dans V Histoire d'Angleterre de Hume de très-
intéressantes données sur l'agriculture anglaise au com-
mencement du quatorzième siècle. En 1327, lord Spencer
comptait sur 63 domaines 28,000 moutons, 1,000 bœufs,
1,200 vaches, 560 chevaux et 2,000 porcs, soit par domaine
environ 450 moutons, 35 bêtes à cornes, 9 chevaux et
32 porcs. On voit quelle proportion favorable le nombre des
moutons présente déjà comparativement à cehii des autres
espèces d'animaux. Les gros profits que l'aristocratie an-
glaise retirait de l'élève des moutons, lui donnèrent du goût
pour l'industrie et pour les perfectionnements agricoles à
une époque oii, dans la plupart des pays du continent, la no-
blesse ne connaissait pas de meilleur emploi de ses propriétés
que l'entretien d'un grand nombre de bêtes fauves, ni de plus
glorieuse occupation que celle de nuire aux villes et à leur
commerce par toutes sortes d'actes hostiles.
Les troupeaux de moutons devinrent alors si nombreux,
comme on l'a vu récemment en Hongrie, que, sur beaucoup
de propriétés, on comptait de 10,000 à 24,000 têtes. Dans un
tel état de choses, la fabrication des laines, qui, déjà sous les
règnes précédents, avait accompli de notables progrès, ne
put manquer d'atteindre promptement un haut degré de
144 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE I.
prospérité sous l'ijifluence des mesures prises par la reine
Elisabeth (1).
Dans le mémoire plus haut mentionné, par lequel les
Anséates réclamaient de la Diète germanique des mesures de
rétorsion, Texportation des draps de l'Angleterre est estimée
à. 200,000 pièces, et déjà, sous Jacques 1", la valeur des
<lraps anglais exportés avait atteint le chiffre énorme de
2 millions de livres sterling, tandis qu'en 1354 celle des
laines exportées ne s'élevait qu'à 277,000 livres, et celle des
autres articles à 16,400. Jusqu'au règne du prince que je
viens de nommer, la plupart des draps étaient envoyés en
Belgique pour y être teints et apprêtés ; mais, en conséquence
des mesures de protection et d'encouragement adoptées par
Jacques 1^' et par Charles l", l'apprêt se perfectionna telle-
ment en Angleterre, que l'importation des draps fins y cessa
presque entièrement et qu'elle n'exporta plus que des draps
teints et apprêtés.
Pour donner une idée exacte et complète de ces résultats de
la politique commerciale anglaise, on doit remarquer qu'a-
vant le grand essor qu'ont pris dans ces derniers temps les
industries du lin, du coton, de la soie et du fer, la fabrication
du drap offrait le moyen d'échange le plus important de
beaucoup, tant avec tous les pays d'Europe et particulière-
ment de l'Europe du Nord qu'avec le Levant et les Indes
orientales et occidentales. On peut en juger par ce fait que,
dès le temps de Jacques 1", les articles en laine entraient
pour les neuf dixièmes dans l'ensemble des exportations
anglaises (2).
Cette industrie fournit à l'Angleterre les moyens de sup-
planter les Anséates sur les marchés de la Russie, de la Suède,
de la Norwége et du Danemark, et d'attirer à elle la meil-
leure part du commerce du Levant et des deux Indes. Ce fut
(1) La prohibiiiun de sortie des laines et les resliictions au commerce de
cette matière sur les côtes dans le but d'empêcher rexportalion, étaient des
mesures vexatoires et injustes ; elles ne contribuèrent pas moins à l'avance-
ment de l'industrie anglaise et à l'abaissement de l'industrie flamande.
(2) Hume, année 1603. — Macpherson, Histoire du commerce, année 1651.
l'histoire — CHAPITRE IV. 145
elle qui développa l'exploitation du charbon de terre ; de là un
cabotage considérable et une pèche active, ces deux bases de
la puissance maritime, qui rendirent l'acte de navigation
possible et fondèrent ainsi la suprématie navale du pays.
Autour d'elle s'élevèrent toutes les autres branches de fabri-
cation comme autour d'un tronc commun, et c'est ainsi
qu'elle fut le principe de la grandeur industrielle, commer-
ciale et maritime de l'Angleterre.
Cependant les autres branches d'industrie n'étaient point
négligées. Déjà, sous la reine Elisabeth, l'importation des
métaux, des cuirs ouvrés et d'une multitude d'autres objets
fabriqués avait été interdite (1), en même temps que l'immi-
gration de mineurs et de forgerons allemands avait été encou-
ragée. Auparavant on achetait des navires anséates ou on fai-
sait construire dans les ports de la Baltique ; Elisabeth, à
l'aide de restrictions et d'encouragements, introduisit dans le
pays l'art de la construction. Le bois nécessaire à cet effet
s'importa des Etats du Nord-Est, ce qui accrut énormément
les envois de l'Angleterre dans ces pays. On avait appris des
Hollandais à pêcher le hareng, des Basques à pêcher la ba-
leine, et l'on avait stimulé l'une et l'autre pêche au moyen de
primes. Jacques V eut particuhèrement à cœur le développe-
ment de la construction navale et des pêcheries. Quelque
ridicules que puissent nous paraître les infatigables exhorta'
tions à manger du poisson que ce roi adressait à ses sujets,
nous devons lui rendre cette justice qu'il avait compris de
quoi dépendait l'avenir du peuple anglais. L'immigration des
fabricants chassés de Belgique et de France par Philippe II et
par Louis XIV ajouta immensément à l'habileté industrielle
et au capital manufacturier de TAngleterre. Elle leur doit ses
fabriques de tissus de laine fins ; ses progrès dans la chapel-
lerie, dans la verrerie, dans la papeterie, dans l'horlogerie,
dans l'industrie du lin et dans celle de la soie, et une partie de
ses usines métallurgiques ; toutes ces branches de travail,
(1) Anderson, année 1564.
10
146 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE I.
elle sut les faire fleurir promptement au moyen de prohibi-
tions ou de droits élevés (1 ).
Cette île emprunta à tous les pays du continent leurs arts
particuliers, et les acclimata chez elle sous l'abri de son
système douanier. Il fallut que Venise, entre autres industries
de luxe, lui cédât celle du cristal, et la Perse elle-même celle
des tapis.
Une fois en possession d'une industrie, elle l'entourait
pendant des siècles de sa sollicitude, comme un jeune arbre
qui a besoin d'appuis et de soins. Celui qui ignore qu'à force
de labeur, d'adresse et d'économie une industrie devient avan-
tageuse avec le temps, et que, dans un pays suffisamment
avancé dans son agriculture et dans sa civilisation générale,
de nouvelles fabriques, convenablement protégées, quelque
imparfaits, quelque coûteux que soient au commencement
leurs produits, peuvent, à l'aide de l'expérience et de la con-
currence du dedans, égaler sous tous les rapports les fabriques
anciennes de l'étranger ; celui qui ne sait pas que la prospérité
d'une f ihricalion spéciale est subordonnée à celle d'un grand
nombre d'autres, et qui ne comprend pas à quel point une
nation peut développer ses forces productives, quand elle veille
sans relâche à ce que chaque génération poursuive l'œuvre du
progrès industriel en la prenant là où la génération précé-
dente l'a laissée; celui-là doit commencer par étudier l'his-
toire de l'industrie anglaise, avant de se mettre à bâtir des
systèmes et à donner des conseils aux hommes d'Etat qui ont
les destinées des peuples entre les mains.
Sous Georges 1", les hommes d'Etat de l'Angleterre étaient
depuis longtemps édifiés sur les fondements de la grandeur
du pays. Les ministres de ce roi lui firent prononcer ces pa-
roles lors de l'ouverture du parlement de 1721 : a 11 est évi-
dent que rien ne contribue autant au développement de la
prospérité publique que l'exportation des objets manufactu-
rés et l'importation des matières brutes (2). » Tel était, depuis
(1) Anderson, année 1685.
(2; Ustaritz, Théorie du commerce, ch. xxviii. On le voit, Georges I^"" ne
l'histoire. CHAPITRE IV. 147
des siècles, le principe dirigeant de îa politique commerciale
de TAngleterre ; telle avait été précédemment celle de Venise.
C'est aujourd'hui encore comme au temps de la reine Elisa-
beth. Les fruits que ce principe a portés, sont visibles pour
tous. Les théoriciens ont prétendu depuis que l'Angleterre était
devenue riche et puissante, non à causey mais en dépit de sa
politique commerciale. On pourrait soutenir tout aussi bien
qu'un arbre est devenu fort et fertile, non à cause, mais en
dépit des étais qui l'ont soutenu dans ses premières an-
nées.
L'histoire de l'Angleterre nous montre aussi le rapport
intime qui existe entre la politique générale et l'économie
politique. Evidemment, l'établissement de fabriques en An-
gleterre et l'accroissement de population qui s'ensuivit, dé-
terminèrent une forte demande de poisson salé et de charbon
déterre, ce qui exigea l'emploi d'une plus grande quantité de
bâtiments à la pêche et au cabotage. La pêche et le cabotage
étaient entre les mains des Hollandais. Encouragés par des
droits élevés et par des primes, les Anglais, à leur tour, s'adon-
nèrent à la pêche, et l'acte de navigation leur assura le trans-
port du charbon et les transports maritimes en général. La
marine commerciale de l'Angleterre augmenta, et ses forces
navales prirent une extension proportionnée ; ce qui la mit en
mesure détenir tête aux flottes hollandaises. Peu après la pro-
mulgation de l'acte de navigation, éclata entre l'Angleterre
et la Hollande une guerre maritime, dans laquelle le com-
merce des Hollandais avec les pays de l'autre côté du canal
fut presque complètement interrompu et leur navigation dans
la mer du Nord et dans la mer Baltique à peu près anéantie
par les corsaires anglais. Hume évalue à 1 ,600 le nombre des
bâtiments hollandais tombés entre les mains des Anglais, et
Davenant assure dans son ouvrage sur les revenus publics,
voulait pas uniquement acheter et n'importer que de l'or, ce qu'on présente
comme le principe fomlamenlal du système dit mercantile, et ce qui eût été
d'ailleurs une absunlité; il voulait exporter des produits manufacturés et
des matières brutes.
148 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE I.
que, vingt ans après la publication de l'acte de navigation, la
marine marchande de l'Angleterre avait doublé.
Parmi les conséquences les plus notables de l'acte de navi-
gation, il faut ranger :
1" L'extension du commerce de l'Angleterre avec tous les
Etats du Nord, avec l'Allemagne et la Belgique, commerce
consistant en exportation d'arlicles fabriqués et en importation
de matières brutes, et dont, suivant une observation d' Ander-
son, année 1603, elle avait été à peu près exclue par les Hol-
landais ;
2" Un développement extraordinaire du commerce de con-
trebande avec l'Espagne et le Portugal ainsi qu'avec leurs
colonies des Indes occidentales;
S"* Un accroissement considéralile de la part des Anglais à
la pêche du hareng et à celle de la baleine, dont les Hollan-
dais avaient à peu près le monopole ;
4*" La conquête, en 1655, de la plus importante colonie de
l'Angleterre dans les Indes occidentales, de la Jamaïque, et
avec elle du commerce des sucres ;
5° Mais surtout la conclusion, en 1703, avec le Portugal du
traité de Méthuen, sur lequel nous nous arrêterons à l'occa-
sion de l'Espagne et du Portugal. Par ce traité, les Hollan-
dais et les Allemands perdirent entièrement un commerce
étendu avec le Portugal et ses colonies ; le Portugal fut com-
plètement asservi à l'Angleterre, et l'Angleterre fut en me-
sure, avec l'or et l'argent que lui procurait son commerce
avec cette contrée, d'accroître immensément ses relations avec
les Indes orientales et la Chine, de fonder plus tard son vaste
empire de l'Inde et d'expulser les Hollandais de leurs princi-
pales positions.
Ces deux dernières conséquences se tiennent de très-près.
L'art avec lequel les Anglais surent se faire du Portugal et de
l'Inde les instruments de leur grandeur, est particulièrement
digne d'attention. Le Portugal et l'Espagne n'avaient guère à
offrir que des métaux précieux ; indépendamment des draps,
c'étaient surtout des métaux précieux que demandait l'Orient.
l'histoire. CHAPITRE IV. 149
Jusque-là tout allait bien. Mais l'Orient n'avait guère à vendre
que des étoffes de coton et de soie, ce qui ne s'ajustait pas avec
la règle précitée des ministres anglais, de n'importer que des
matières brutes et de n'exporter que des produits fabriqués.
Que firent-ils donc? Se contentèrent-ils des profits que leur
promettait d'une part le commerce des draps avec le Portugal,
de l'autre le commerce des tissus de soie et de coton avec les
Indes orientales? Nullement. Les ministres anglais avaient la
vue plus longue. S'ils avaient permis en Angleterre la libre
importation des tissus de coton et de soie de l'Inde, les fabri-
ques anglaises de tissus de coton et de soie se seraient immé-
diatement arrêtées. L'Inde avait pour elle non-seulement le
bas prix de la matière première et de la main-d'œuvre, mais
encore une longue pratique, une dextérité traditionnelle. Sous
le régime de la concurrence, l'avantage lui était assuré ; mais
l'Angleterre ne voulait pas fonder des établissements en Asie,
pour tomber sous leur joug manufacturier. Elle aspirait à la
domination commerciale, et elle comprenait que, de deux
pays qui trafiquent librement l'un avec l'autre, celui qui vend
des produits fabriqués domine, tandis que celui qui ne peut
offrir que des produits agricoles obéit (1). Déjà, à l'égard de
ses colonies de l'Amérique du Nord, l'Angleterre avait pris
pour maxime de ne pas y laisser fabriquer une tète de clou,
encore tnoins de laisser entrer cbez elle une tête de clou qui
aurait été fabriquée dans ces colonies. Comment eût-elle pu
livrera un peuple aussi heureusement doué pour une indus-
trie séculaire, à un peuple aussi nombreux et aussi frugal
que les Indous, sa consommation intérieure, le fondement de
de sa grandeur à venir ?
(1) La nation qui exporte des produits fabriqués esl généralement plus
avancée en civilisation que celle qui ne vend que des produits bruts, et ce
genre d'envois trouve un marché plus étendu ; mais on ne voit pas comment
elle lui commanderait par cela même, l.ist se contredit plus loin, du reste,
lorsque, à propos de démêlés entre l'Angleterre et les Etats-Unis, il montre
la première de ces puissances placée dans la dépendance de la seconde, qui
lui fournit à peu près exclusivement le colon qu'elle file et qu'elle tisse. La
domination est attachée au monopole, qu'il s'exerce sur des produits fabri-
qués ou sur des produits bruts. (H. R.)
150 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE I.
L'Angleterre prohiba donc les articles de ses propres facto-
reries, les étoffes de soie et de coton des Indes orientales (1).
Elle les prohiba absolument, et sous des peines sévères; elle
ne voulut pas consommer un fil de l'Inde, elle repoussa ces
produits si beaux et à si bon marché, elle préféra se servir des
tissus mauvais et chers qu'elle avait fabriqués elle-même; elle
vendit à bas prix aux pays du continent les étoffes bien supé-
rieures de rOrient ; elle leur laissa tout l'avantage de ce bon
marché, pour elle-même elle n'en voulut pas. En cela l'An-
gleterre a-t-elle agi follement? Oui, d'après Adam Smith et
J. B. Say, d'après la théorie des valeurs. Car, en vertu de
cette théorie, devant acheter les marchandises qui lui étaient
nécessaires là où elle les trouvait au meilleur marché et de
meilleure qualité, elle était insensée de les fabriquer elle-même
plus chèrement qu'elle n'eût pu les acheter, et de faire, pour
ainsi dire, un cadeau au continent.
Il en est autrement suivant notre théorie, que nous appelons
la théorie des forces productives, et à laquelle les ministres
anglais obéissaient sans l'avoir approfondie, quand ils prati-
quaient cette maxime : acheter des produits bruts, vendre des
produits fabriqués. Les ministres anglais songeaient, non pas
à obtenir à bas prix des marchandises périssables, mais à ac-
quérir avec des sacrifices une puissance manufacturière
durable.
Ils ont obtenu le succès le plus éclatant. Aujourd'hui l'An-
gleterre produit pour 70 millions de livres sterling ( l ,750 mil-
lions de francs) de tissus de coton et de soie; elle approvisionne
toute l'Europe, le monde entier, jusqu'à l'Inde, de ses pro-
duits fabriqués. Sa production actuelle est de cinquante à cent
fois plus considérable que son commerce d'autrefois en objets
fabriqués de l'Inde.
Qu'eût-elle gagné à acheter, il y a cent ans, les articles à bon
marché de l'Inde?
Qu'ont gagné les peuples qui les lui achetaient? Les Anglais
(1) Anderson, année 1720.
l'histoire. CHAPITRE IV. 151
ont acquis de la force, une force immense ; c'est tout le con-
traire qui est échu aux autres peuples.
Comment, malgré l'évidence de ces résultats, Adam Smith
a-t-il pu juger l'acte de navigation tout de travers comme il
Ta fait? On se l'explique de la même manière que les juge-
ments erronés de cet écrivain célèbre sur les restrictions en
général, ainsi que nous le ferons voir dans un autre chap; ce.
Ces faits contrariaient son idée favorite, celle de la liberté
illimitée du commerce ; il dut en conséquence chercher à
écarter les objections que les résultats de l'acte de navigation
pouvaient fournir contre son principe, en distinguant le but
poliiique du hui économique j et en soutenant que, politique-
ment parlant, l'acte de navigation était nécessaire et utile,
mais que, sous le rapport économique, il avait été préjudi-
ciable et nuisible. Il ressort de notre exposé que la nature des
choses et l'expérience ne justifient pas cette distinction. Sans
être éclairé, comme il eût dû l'être, par l'expérience de l'A-
mérique du Nord, J. B. Say, en cette matière comme dans
tous les cas 011 le principe libéral et le principe restrictif sont
en présence, va plus loin encore que son prédécesseur. 11 cal-
cide ce que coûte en France un matelot par suite des primes
de pêche, afin de prouver l'absurdité des primes. En géné-
ral, la question des restrictions à la navigation étrangère est
une grande pierre d'achoppement pour les champions de la
liberté illimitée du commerce ; ils la passent volontiers sous
silence, surtout s'ils appartiennent au commerce des villes
maritimes.
La vérité, c'est qu'il en est de la marine marchande comme
du commerce. La libre navigation et le libre commerce des
étrangers conviennent aux peuples qui débutent, tant qu'ils
n'ont pas encore suffisamment avancé leur agriculture et leur
industrie manufacturière. Faute de capitaux et de marins
expérimentés, ces peuples abandonnent volontiers aux étran-
gers les transports maritimes et le négoce extérieur. Plus tard,
quand ils ont développé, dans une certaine mesure, leurs forces
productives, et qu'ils se sont peu à peu instruits dans la con-
152 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE I.
struction navale et dans la navigation, ils éprouvent le désir
d'étendre leur commerce extérieur, d'y employer leurs pro-
pres navires et de devenir, eux aussi, des puissances mariti-
mes. Peu à peu leur navigation marchande acquiert une
certaine importance ; ils se sentent en mesure d'exclure la na-
vij^ îtion étrangère et d'effectuer leurs opérations lointaines
ave ' leurs propres bâtiments. C'est le moment de recourir
utilement à des restrictions, pour éloigner de ces opérations
des étrangers riches, expérimentés et puissants. Mais leur
navigation marchande et leur puissance maritime sont-elles
parvenues à l'apogée, alors commence une autre époque, au
sujet de laquelle le docteur Priestley (1) a dit qu'il serait aussi
habile d'abolir les entraves à la navigation qu'il l'avait été de
les établir. Alors, en concluant des traités de navigation sur
la base de l'égalité, d'une part, ils obtiennent vis-à-vis de peu-
ples moins avancés des avantages non équivoques, et ils em-
pêchent ces peuples d'adopter eux-mêmes des restrictions
dans leur propre intérêt; d'autre part, ils préservent leurs
nationaux de l'indolence, et ils les tiennent en haleine de ma-
nière à n'être pas devancés par d'autres dans l'art de construire
et dans celui de naviguer (2). Nul doute que Venise, dans sa
période de développement, fut grandement redevable à ses
restrictions maritimes; parvenue à la suprématie dans le com-
merce, dans les arts industriels et dans la navigation, elle fut
insensée de les maintenir. Elle resta ainsi, pour la construc-
tion navale, pour l'art de naviguer, pour l'aptitude de ses
hommes de mer, fort en arrière des puissances maritimes et
commerciales qui s'élevaient auprès d'elle. L'Angleterre a,
par sa politique, augmenté sa puissance maritime ; au moyen
(1) Priesiley, Leçons d'histoire et de politique générale.
(2) C'est celle polilique qu'a adoptée l'Angleterre, en abolissant, par
l'acte du 26 juin 1849, non toutefois sans quelques réserves, les rigueurs de
ses anciennes lois de navigation. Quelque supériorité que la marine britan-
nique ait atteinte sous celte protection séculaire, il a été reconnu, et c'est une
confirmation remarquable de la doctrine de List, que cette marine était
menacée de décadence par la continuation du même régime, et qu'il y avait
par conséquent urgence à le faire cesser. (H. R.)
l'histoire. — CHAPITRE IV. 153
de celle-ci elle a accru ses ressources industrielles et com-
merciales ; et CCS accroissements ont par contre-coup déter-
miné une nouvelle augmentation de sa puissance maritime et
coloniale.
En soutenant que l'acle de navigation n'a pas été avanta-
geux à r Angleterre commercialement parlant, Adam Smith
accorde qu'il a du moins augmenté sa puissance, et que la
puissance importe plus que la richesse (1).
Il est vrai, la puissance importe plus que la richesse ; mais
pourquoi cela? Parce que la puissance est pour un pays une
force qui procure de nouveaux moyens de production, parce
que les forces productives résident dans l'arbre sur lequel
croissent les richesses, et que l'arbre qui porte le fruit a plus
de prix que le fruit lui-même. La puissance importe plus que
la richesse, parce qu'à l'aide de la puissance un pays non-seu-
lement acquiert de nouveaux moyens de production, mais
s'assure la possession des anciens et la jouissance des richesses
déjà acquises, et parce que le contraire de la puissance ou la
faiblesse livre aux mains des puissants tout ce que nous possé-
dons, nos richesses, et de plus nos forces productives, notre
civilisation, notre liberté, jusqu'à notre indépendance natio-
nale ; c'est ce que montre l'histoire des républiques italiennes,
celle de la ligue anséatique, celle des Belges et des Hollandais,
celle de l'Espagne et du Portugal.
Comment, en présence de cette action réciproque de la
puissance, des forces productives et de la richesse, Adam
Smith a-t-il pu soutenir que le traité de Méthuen et l'acte de
navigation n'avaient pas été, commercialement parlant, avan-
tageux à l'Angleterre?
Nous avons montré comment l'Angleterre avait, par sa
politique, acquis la puissance, par sa puissance la force pro-
ductive, et par sa force productive la richesse ; nous allons
voir maintenant comment, en conséquence de cette politique,
elle a accumulé la puissance sur la puissance, et la force pro-
ductive sur la force productive.
(1) Adam Smith dit la sûreté de VÉtat et non pas la puissance. (H. R.)
154 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE I.
L'Angleterre a pris les clefs de toutes les mers, elle tient
tous les peuples en échec, les Allemands par Helgoland, les
Français par Guernesey et Jersey, les Américains du Nord
par la Nouvelle-Ecosse et les Bermudes, les Américains du
Centre par la Jamaïque, toutes les côtes de la Méditerranée
par Gibraltar, Malte et les îles Ioniennes ; elle possède toutes
les étapes des deux routes de l'Inde, excepté Tisthmc de Suez,
qu'elle convoite ; elle ferme la Méditerranée par Gibraltar,
la mer Rouge par Aden, et le golfe Persique par Bouchir et
Karek. Il ne lui manque plus que les Dardanelles, le Sund et
les isthmes de Suez et de Panama, pour pouvoir ouvrir et clore
à son gré toutes les mers et toutes les routes maritimes.
Ses forces navales surpassent celles de toutes les autres
nations ensemble, sinon par le nombre des voiles, au moins
par l'habileté militaire.
Son industrie manufacturière surpasse aussi en importance
celle de tous les autres pays. Bien que, depuis Jacques I^', sa
production en drap ait plus que décuplé en atteignant une
valeur de 44 millions et demi de liv. st. (1 milliard 106 mil-
lions de francs), une autre industrie dont elle s'est enrichie
dans le siècle dernier, celle du coton, est plus puissante
encore, puisqu'elle produit pour 52 millions et demi de liv.
st. (1 milhard 312 millions de francs) (1).
(1) Nous empruntons ces chilïres et ceux qui suivent sur l'Angleterre, à un
article du statisticien anglais Mac-Queen, inséré dans le Taifs Edinburgh
Magazine, de juillet 1839. Peut-être sont-ils un peu exagérés; mais s'ils le
sont en effet, il est plus que probable qu'ils seront atteints dans le cours de
la présente période décennale. {Note de l'auteur.)
— Ces chiffres sont exagérés en effet; au lieu de 13 milliards et demi de
francs, par exemple, Porter n'évalue qu'à h milliards 600 millions le revenu
brut de l'agriculiure. Une estimation plus récemment soumise au parlement
le porte à 7 milliards 126 millions. Quanta l'industrie manufacturière, l'en-
semble des produits annuels de la filature et du tissage a été estimé, par des
autorités dignes de foi, à environ 2 milliards 300 millions de francs, savoir:
1,250 millions, pour l'industrie du coton ; plus de 600 pour celle de la laine;
plus de 300 pour celle de la soie, et à peu près 150 pour celle du lin. Au
reste, les évaluations de la statistique en pareille matière ne peuvent être que
de très-larges approximations.
— La note qui précède date de 1851. Depuis cette époque la puissance
productive de l'Angleterre s'est prodigieusement accrue. (H. R.)
l'histoire. — CHAPITRE IV. 155
Non contente de ces résultats, elle est à la veille d'élever à
la même hauteur, sinon plus haut encore, sa production en
tissus de lin, branche dans laquelle elle avait été de tout temps
dépassée par d'autres pays ; déjà elle lui a fait atteindre le
chiffre de 15 millions et demi de liv. st. (387 millions et demi
de francs).
Elle qui, au quatorzième siècle, était si pauvre en fer
qu'elle crut devoir prohiber la sortie de ce métal indispensa-
ble, elle fabrique au dix-neuvième plus d'articles en fer et en
acier que tous les autres pays du monde, savoir pour 31 mil-
lions de liv. st. (775 millions de francs), et elle extrait pour
34 millions (850 millions de francs) de charbon et d'autres
minéraux. Les deux sommes s'élèvent à plus de sept fois la
valeur de la production totale du globe en or et en argent,
qui est d'environ 220 millions de francs.
Elle fabrique aujourd'hui plus d'étoffes de soie que toutes
les républiques italiennes du moyen âge réunies, savoir pour
13 militions et demi de liv. st. (337 millions etdemi de francs).
Des industries, dont on savait à peine le nom à l'époque
de Henri Vlll et d'Elisabeth, produisent aujourd'hui des
sommes énormes; c'est, par exemple, 11 millions de liv. st.
(275 minions de francs) pour la fabrication de la porcelaine
et de la faïence, 4 millions et demi (1 12 millions et demi de
francs) pour celle du cuivre et du laiton, 14 millions (350 mil-
lions de francs) pour celles du papier, des livres, des couleurs
et des meubles. Elle livre pour 16 millions de liv. st.
(400 millions de francs) de cuirs et pour 10 millions (250 mil-
lions de francs) d'articles divers ; sa fabrication de bière et
d'eau-de-vie dépasse de beaucoup en valeur toute la produc-
tion du pays au temps de Jacques P", soit 47 millions de
liv. st. (1 milliard 175 millions de francs).
L'ensemble de la production manufacturière des trois
royaumes a été récemment évalué à 259 millions et demi de
hv. st. (6 milliards 487 millions et demi de francs).
Par suite, oui, principalement par suite de cette énorme
production manufacturière, l'énergie productive de l'agricul-
156 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE I.
ture s'est accrue jusqu'à rendre une valeur totale de plus du
double de cette somme ou de 539 millions (13 milliards
475 millions de francs).
Sans doute, cette augmentation de puissance et de force
productive, l'Angleterre ne la doit pas seulement à ses res-
trictions commerciales, à son acte de navigation, à ses traités
de commerce, elle en est aussi, pour une forte part, redeva-
ble à ses conquêtes dans le domaine des sciences et des arts.
Mais d'où vient qu'aujourd'hui un million d'ouvriers an-
glais est en état d'exécuter le travail de centaines de millions
d'hommes? La grande demande d'objets manufacturés que la
politique sage et vigoureuse de l'Angleterre lui a procurée à
l'étranger et surtout dans ses colonies, la sage et énergique
protection qu'elle a toujours accordée à son industrie, les
puissants encouragements de sa loi des brevets en faveur des
inventions nouvelles, le développement extraordinaire de ses
voies de transport, de ses routes, de ses canaux et de ses che-
mins de fer : telles sont les causes de ce prodige.
L'Angleterre a montré au monde combien les moyens de
transport influent puissamment sur l'accroissement des forces
productives, et, par suite, sur l'accroissement de la richesse,
de la population et de la puissance politique ; elle a montré ce
qu'une nation libre, industrieuse et bien administrée, en
temps de guerre et dans le court espace d'un demi-siècle, est
capable de faire sous ce rapport. Les œuvres des républiques
italiennes en ce genre n'étaient que jeux d'enfants. On estime
à 1 18 millions de liv. st. (2 milliards 950 millions de francs),
les sommes employées en Angleterre pour ces grands instru-
ments de la production nationale (1).
Mais l'Angleterre n'a entrepris ces ouvrages qu'à l'époque
où son industrie manufacturière commençait à prendre des
forces. Depuis lors il est devenu évident pour tous que de pa-
(t) Ce chiffre a été depuis ériormémenl accru par le développement des voies
de fer. On évaluait en 1848 à plus de 6 milliards de francs le capital qui au-
rait été employé dans les chemins de fer de la Grande-Bretagne après l'achè-
vement de toutes les lignes autorisées par le parlement. (H. R.)
l'histoire. CHAPITRE IV. 157
reils travaux ne peuvent être achevés que par un peuple dont
l'industrie manufacturière commence à se développer sur une
grande échelle ; que ces instruments dispendieux ne valent
la dépense qu'ils occasionnent que dans un pays où l'indus-
trie manufacturière et l'agriculture grandissent ensemble ;
que dans un tel pays seulement ils remplissent convenable-
ment leur office.
Sans doute, la puissance productive extraordinaire et la
richesse colossale de l'Angleterre ne sont pas uniquement le
résultat de la force matérielle de la nation et du labeur des
individus ; le sentiment primitif de la liberté et du droit,
l'énergie, l'esprit religieux et la moralité du peuple y ont
concouru ; la constitution politique, les institutions, la sagesse
et la vigueur du gouvernement et de l'aristocratie y ont leur
part ; la situation géographique, la destinée du pays, d'heu-
reux accidents même y ont aussi la leur.
Il est difficile de décider si les forces physiques agissent da-
vantage sur les forces morales, on les secondes sur les pre-
mières ; si les forces sociales agissent plus sur les forces indi-
viduelles ou celles-ci sur celles-là. Toujours est-il qu'elles
exercent les unes sur les autres une énergique influence, que
le développement des unes profite aux autres, et que les unes
ne peuvent s'énerver sans que les autres s'énervent en même
temps.
Que ceux qui cherchent l'origine de la grandeur de l'An-
gleterre exclusivement dans le mélange de la race anglo-
saxonne et de la race normande, jettent un coup d'œil sur l'état
de cette contrée avant Edouard ïll. Où étaient alors le travail
et la bonne économie? Que ceux qui la cherchent dans la li-
berté constitutionnelle veuillent bien se rappeler comment
Henri Vïll et Elisabeth traitaient leurs parlements. Où était
alors la liberté constitutionnelle? A cette époque les villes de
l'Allemagne et de l'Italie jouissaient de la liberté individuelle
dans une bien plus grande mesure que l'Angleterre.
Entre les autres peuples d'origine germanique, la branche
anglo-normande n'avait conservé qu'un seul fleuron de liberté,
158 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE I.
le jury ; ce fut le germe du sentiment de la liberté et du droit
chez les Anglais. Lorsqu'en Italie on eut déterré les Pandectes,
et que ce cadavre, celui d'un grand homme après tout, celui
d'un sage, répandait la peste du droit sur le continent, les
barons anglais décidèrent qu'il ne serait point fait de change-
ment dans les lois anglaises. Quel trésor de force morale ils
assurèrent ainsi à leur postérité ! Et combien cette force ne
réagit-elle pas plus tard sur la production matérielle !
La langue latine fut de bonne heure exclue en Angleterre
de la société et de la littérature, de l'administration et des
tribunaux ; quelle influence cette exclusion n'exerça-t-elle pas
sur le développement de la nation, sur la législation et sur
Tadministration de la justice, sur la littérature et sur l'in-
dustrie! Qu'a produit en Allemagne le maintien prolongé de
cette langue ainsi que des lois étrangères? Qu'a-t-elle produit
en Hongrie, jusqu'au temps où nous vivons?
Quelle part l'invention de la poudre à canon, celle de l'im-
primerie, la réformation, la découverte de la nouvelle route
deFInde et celle de l'Amérique ont-elles eue à la liberté, à la
civilisation, à l'industrie de l'Angleterre? Etudiez les effets de
ces événements en Allemagne et en France, et comparez. En
Allemagne vous trouverez la division dans l'empire et dans les
provinces et jusque dans l'enceinte des villes, de misérables
controverses, la barbarie dans la littérature, dans l'adminis-
tration et dans les tribunaux ; la guerre civile, la persécution
et le bannissement ; des invasions étrangères, le pays dépeuplé
et dévasté ; la ruine des cités, celle de l'industrie, de l'agri-
culture et du commerce, la chute de la liberté et des institu-
tions civiles ; la souveraineté de la haute aristocratie ; l'anéan-
tissement de l'autorité impériale et de la nationalité; la
séparation des plus belles portions de l'Empire. En France,
c'est l'asservissement des villes et de l'aristocratie à l'absolu-
tisme ; l'alliance de celui-ci avec le sacerdoce contre la liberté,
mais l'unité nationale et la puissance ; la conquête avec ses
profits et ses malédictions, en même temps la ruine de la
liberté et de l'industrie. L'Angleterre offre la prospérité des
l'histoire. CHAPITRE IV. 159
villes, les progrès de l'agriculture, du commerce et des arts ;
la soumission de l'aristocratie à la loi, et cette aristocratie
appelée à prendre la première part dans la lé'gislation, dans
le gouvernement, dans l'administration de la justice et dans
les bénéfices de l'industrie ; le développement au dedans et
l'agrandissement au dehors ; la paix intérieure, l'influence
sur tous les pays de moindre culture ; des bornes mises à l'au-
torité royale, mais au profit de la couronne qui y gagne en
revenus, en éclat et en durée; en résumé un haut degré de
prospérité, de civilisation et de liberté au dedans et une puis-
sance prépondérante au dehors.
Qui peut dire la part qui, dans ces brillants résultats, doit
être attribuée à l'esprit national et à la constitution, celle qui
appartient à la situation géographique et à l'influence du
passé, celle enfin qui revient au hasard, à la destinée ou au
bonheur ?
Mettez Henri VIII à la place de Charles-Quint, et, en con-
séquence d'une misérable demande en divorce, peut-être
(on comprend pourquoi nous disons peut-être) l'Allemagne
et les Pays-Bas auront-ils le sort de l'Angleterre, et l'Angle-
terre celui de l'Espagne. Mettez à la place d'Elisabeth une
faible femme, qui prenne Philippe II pour mari ; que de-
viendront la puissance, la culture et la liberté de la Grande-
Bretagne ?
Si, dans cette révolution, le génie des peuples avait prévalu,
la meilleure part de ses bienfaits n'aurait-elle pas dû échoir
au peuple qui en était l'auteur, c'est-à-dire, aux Allemands?
Mais ils n'ont recueilli de ce progrès que malheur et qu'im-
puissance.
Dans aucun Etat de l'Europe l'institution de la noblesse
n'a été aussi sagement calculée qu'en Angleterre, pour assurer
à l'aristocratie, vis-à-vis de la couronne comme de la bour-
geoisie, indépendance, dignité et durée, pour lui procurer
une éducation et une situation parlementaires, pour donner
à ses efforts une direction patriotique et nationale, pour la
recruter au moyen de l'élite de la bourgeoisie, de tout ce qui
160 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE I.
dans les rangs de celle-ci se distingue par l'intelligence, par
une grande opulence ou par d'éclatants services, pour y
rejeter d'autre part le trop plein de sa postérité de manière à
fondre ensemble la bourgeoisie et la noblesse dans les généra-
tions à venir. La noblesse reçoit ainsi constamment de la
bourgeoisie une nouvelle infusion d'activité civile et patrioti-
que, de lumières, d'instruction, d'intelligence et de richesses,
tandis qu'elle lui rend une partie de l'éducation et de l'indé-
pendance d'esprit qui lui sont propres, abandonne ses cadets
à leurs ressources personnelles, et sert de stimulant à la
bourgeoisie pour de grandes actions. Chez un lord anglais,
quel que soit le nombre de ses enfants, il n'y a qu'un seul
noble à sa table ; les autres convives sont des gens des com-
munes, qui exercent une profession libérale, servent l'Etat ou
s'adonnent au commerce, à l'industrie ou à l'agriculture. On
raconte d'un des premiers ducs d'Angleterre, qu'il eut l'idée,
il y a quelque temps, d'inviter toute sa parenté à une fête ;
mais qu'il renonça à ce projet, parce qu'il lui aurait fallu
convoquer toute une légion, sans que, dans son arbre généa-
logique, il remontât au delà de quelques siècles. Il y aurait
un livre à écrire, pour mettre en lumière les effets de cette
institution sur l'esprit d'entreprise, la colonisation, la puissance
et la liberté, et, en général, sur les forces productives du pays.
La situation géographique de l'Angleterre a exercé aussi
une influence considérable sur le développement original de
la nation. Yis-à-vis de l'Europe, l'Angleterre a toujours
formé un monde à part ; elle fut toujours à l'abri des influences
de la jalousie, des préjugés, de l'égoïsme, des passions et des
calamités des autres peuples. C'est à cet isolement qu'elle
doit, en majeure partie, le développement libre et pur de sa
constitution ; elle lui doit l'établissement facile de la réfor-
mation, la sécularisation des biens ecclésiastiques si féconde
pour son industrie, et, à part ses guerres civiles, une paix
ininterrompue durant plusieurs siècles. Cet isolement lui a
permis de se passer d'armées permanentes et d'organiser de
bonne heure un système de douanes conséquent.
l'histoire. — CHAPITRE IV. 161
Grâce à lui, l'Angleterre n'a pas seulement échappé aux
désastreux effets des guerres continentales, mais elle a retiré
de ces guerres d'immenses avantages pour sa suprématie
manufacturière. Les ravages de la guerre nuisent, à divers
titres, aux manufactures des pays qui en sont le théâtre :
d'abord indirectement, en ce que les interruptions et les
désastres qu'ils causent à l'agriculture ôtent au cultivateur le
moyen d'acheter des produits fabriqués et de fournir au fabri-
cant des matières brutes et des denrées alimentaires ; puis
directement, soit en détruisant un grand nombre de manu-
factures, soit en arrêtant l'arrivage de leurs matières premières
et l'envoi de leurs produits, ou en les mettant hors d'état de
trouver des capitaux et d'occuper des ouvriers, par les con-
tributions extraordinaires dont on les accable. La guerre leur
fait tort même quand elle a cessé ; car les capitaux et les bras
se retirent de l'industrie manufacturière et se dirigent vers
l'agriculture, à proportion que l'agriculture a souffert davan-
tage pendant la guerre^ et qu'elle promet par conséquent plus
de profits au retour de la paix. Tandis que l'Allemagne
subissait un tel état de choses plusieurs fois par siècle, au dé-
triment de ses fabriques, l'industrie anglaise avançait sans un
seul temps d'arrêt. Vis-à-vis des fabriques du continent, celles
de l'Angleterre se trouvaient doublement ou triplement favo-
risées, chaque fois que l'Angleterre prenait part à la guerre
étrangère, par l'équipement de flottes ou d'armées, ou par des
subsides, ou des deux manières à la fois.
Nous ne sommes pas de ceux qui défendent les dépenses
inutiles, en particulier celles qu'occasionnent la guerre et
l'entretien des grandes armées, ou qui soutiennent l'utihté
absolue d'une dette publique considérable; mais nous ne
pensons pas non plus que l'école régnante ait raison, quand
elle présente comme absolument nuisibles les consommations
qui ne sont pas directement reproductives, par exemple celles
de la guerre. Les préparatifs militaires, les guerres et les dettes
qu'elles entraînent peuvent, dans certains cas, l'exemple de
l'Angleterre le prouve, contribuer immensément à l'accrois-
11
162 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE I.
sèment des forces productives d'un pays. Les capitaux maté-
riels peuvent être consommés improductivement dans le sens
étroit du mot, et cependant qes consommations provoquer
dans les manufactures des efforts extraordinaires, des inven-
tions nouvelles, des améliorations, et, en général, déterminer
un accroissement de la puissance productive. Cette puissance
productive est quelque chose de durable ; elle continue de
s'accroître, tandis que les dépenses de guerre n'ont eu lieu
qu'une fois (1). Et de même il peut arriver dans des circons-
tances favorables telles que celles qui se sont rencontrées en
Angleterre, qu'une nation gagne infiniment plus qu'elle ne
perd à ces consommations jugées improductives par les
théoriciens. Pour l'Angleterre, des chiffres l'établissent: ce
pays a, pendant la guerre, acquis dans la seule fabrication du
coton une puissance productive, qui donne annuellement une
somme de valeurs de beaucoup supérieure à celle des intérêts
qu'il paye pour l'augmentation de sa dette (2) ; je ne parle pas
du vaste développement de ses autres branches d'industrie ni
de l'accroissement de sa richesse coloniale.
Les guerres continentales, soit que l'Angleterre entretînt
des corps d'armée sur le continent, soit qu'elle lui fournît
(*) La dette publique de l'Angleterre ne serait pas un aussi grand mal
qu'elle nous paraît aujourd'hui, si l'aristocratie anglaise consentait à ce que
le fardeau en fût supporté par ceux auxquels les dépenses de guerre ont été
si profitables, c'est-à-dire par les riches. D'après Mac-Queen, le capital des
trois royaumes dépasse 4 milliards de liv. st. (100 milliards de francs), et Mar-
tin estime à environ 2 milliards GOO millions (65 milliards de francs) celui
qui est employé dans les colonies. Il suit de là que le neuvième des fortunes
privées suffirait au remboursement de toute la dette. Rien ne serait plus
juste qu'un tel remboursement ou du moins que le paiement des intérêts de
la dette publique au moyen d'une taxe sur les revenus. Mais l'aristocratie an-
glaise trouve plus commode d'y faire face par des impôts de consommation
qui ont plongé les classes laborieuses dans une misère insupportable.
[Note de l'auteur.)
— On sait que sir Robert Peel a, en 1842, fait adopter une taxe sur les
revenus, première condition de ses grandes réformes commerciales, et que
cet impôt, établi pour trois années seulement, a été depuis continué, mais
que l'expiration en est fixée à un terme prochain. (H. R.)
(2j On connaît le mot de Richard Arkwright, qu'avec les profits de ses fa-
briques de coton il paierait la dette de l'Anglelerre. (H. R.)
l'histoire. CHAPITRE IV. 163
des subsides, procurèrent à son industrie manufacturière
des avantages évidents. Toute cette dépense fut dirigée sous la
forme d'objets fabriqués vers le théâtre de la guerre, où ces
importations contribuèrent puissamment à écraser le fabricant
étranger déjà aux abois, et à conquérir pour toujours le
marché extérieur aux manufactures anglaises ; elle opéra
comme une prime d'exportation établie en faveur de la fa-
brication indigène et au détriment de !a fabrication étrangère.
Ainsi, l'industrie continentale a toujours plus souffert de
l'alliance que de l'inimitié de l'Angleterre ; ilsuftit de rap-
peler ici la guerre de Sept ans et les guerres contre la Répu-
blique française et contre l'Empire.
Quelque grands qu'aient été les avantages dont je viens de
parler, ils furent surpassés encore par ceux que l'Angleterre
retira des immigrations, et que lui valut sa situation politique,
religieuse et géographique. Déjà, au douzième siècle, des
troubles politiques conduisirent des tisserands flamands dans
le pays de Galles. Quelques siècles plus tard, des bannis ita-
liens vinrent à Londres, pour y faire le commerce de l'argent
et du change. On a vu dans notre second chapitre qu'à diver-
ses époques des fabricants de Flandre et du Brabant avaient
immigré en masse. D'Espagne et de Portugal il vint des juifs
persécutés ; des Villes Anséatiques et de Venise en décadence,
des négociants avec leurs navires, leurs connaissances com-
merciales, Ifcurs capitaux et leur esprit d'entreprise. Plus
importantes encore furent les immigrations de fabricants,
provoquées par la réformation et par les persécutions reli-
gieuses en Espagne, en Portugal, en France, en Belgique, en
Allemagne et en Italie ; puis celles des négociants et des ma-
nufacturiers de la Hollande, conséquence de la stagnation
commerciale et industrielle causée dans ce pays par l'acte de
navigation et par le traité de Méthuen. Chaque mouvement
politique, chaque guerre sur le continent a fait passer en
Angleterre, comme dans le pays qui possédait pour ainsi dire
le privilège de la liberté et de l'asile, de la tranquillité inté-
rieure et de la paix, de la sûreté légale et de la prospérité, des
■i
164 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE 1.
masses de capitaux et de talents. C'est ce qu'ont fait en dernier
lieu la révolution française et les guerres de l'Empire ; c'est ce
qu'ont fait les troubles politiques, réactionnaires ou révolu-
tionnaires, de l'Espagne, du Mexique et de l'Amérique du
Sud. Longtemps, par sa loi sur les brevets, l'Angleterre s'est
fait un monopole du génie inventif de tous les pays. Il est
juste aujourd'hui, qu'après avoir atteint l'apogée de son dé-
veloppement industriel, elle restitue aux peuples du continent
une portion des forces productives qu'elle leur a empruntées.
CHAPITRE V.
LES ESPAGNOLS ET LES PORTUGAIS.
Tandis que les Anglais mirent des siècles à construire sur
les fondements les plus solides l'édifice de leur prospérité na-
tionale, les Espagnols et les Portugais durent à leurs décou-
vertes une rapide fortune, parvinrent en peu de temps à une
grande richesse. xMais ce n'était que la richesse du dissipateur
qui a gagné le gros lot à la loterie, au lieu que la richesse des
Anglais ressemble à celle du père de famille laborieux et
économe. Par ses dépenses et par son luxe, le premier fera
peut-être envie pendant quelque temps plus que le second ;
mais, entre ses mains, la richesse ne sert qu'à des prodigali-
tés, qu'aux jouissances du moment, tandis que l'autre y voit
surtout un moyen d'assurer l'existence morale et matérielle de
sa plus lointaine postérité.
Les Espagnols possédèrent de bonne heure de beaux trou-
peaux de moutons, puisque Henri I" d'Angleterre, en 1172,
parut disposé à prohiber l'entrée des laines espagnoles, et dès
les dixième et onzième siècles, les fabriques de lainages en
Italie tiraient de chez eux la plus grande partie de leur matière
première. Déjà deux siècles auparavant, les riverains du golfe
l'histoire. CHAPITRE V. 165
de Gascogne s'étaient distingués dans la fabrication du fer,
dans la navigation et dans la pêche de la baleine ; en 1619, ils
y étaient encore si supérieurs aux Anglais, que ceux-ci leur
envoyèrent des pêcheurs pour faire auprès d'eux leur éduca-
tion (1).
Déjà au dixième siècle, sous Abdoulrahman III, de 912 à
950, les Maures exploitaient dans les plaines fertiles de Va-
lence de grandes plantations de coton, de sucre et de riz, et
produisaient de la soie. Séville et Grenade offraient, au temps
des Maures, d'importantes fabriques de coton et de soie (2).
Hérencia, Ségovie, Tolède et plusieurs autres villes de Cas-
tille se distinguaient par leurs manufactures de laine. Séville
seule compta jusqu'à 16,000 métiers à tisser, et les manufactu-
res de laine de Ségovie occupaient en 1552 13,000 ouvriers.
Toutes les autres branches d'industrie, notamment la fabrica-
tion des armes et celle du papier, s'étaient développées dans la
même proportion. Jusqu'au temps de Colbert, les Français ti-
raient les draps tins d'Espagne (3) . Les ports maritimes de cette
contrée étaient animés par un grand commerce, par une pêche
maritime active, et, jusqu'à Philippe 11, sa marine était de
toutes la plus puissante. En un mot, l'Espagne était pourvue
de tous les éléments de la grandeur et de la prospérité, lors-
que le fanatisme religieux, hgué avec le despotisme, se mit à
l'œuvre pour étouffer le génie de la nation. Cette œuvre de
ténèbres fut commencée par l'expulsion des Juifs et terminée
par celle des Maures ; deux millions des plus industrieux et
des plus riches habitants furent ainsi chassés d'Espagne avec
leurs capitaux. En même temps que l'Inquisition s'appliquait
ainsi à exiler l'industrie du pays, elle empêchait avec un entier
succès l'établissement de fabricants étrangers.
La découverte de l'Amérique et de la route par le cap de
Bonne-Espérance n'augmenta qu'en apparence et momenta-
(1) Anderson, vol. I, p. 127. — Vol. II, p. 360.
(2) M. G. G. Simon, Recueil d'observations sur l'Angleterre. — Ustaritz,
Théorie et pratique du commerce.
(3) Chaptal, De l'industrie française, vol. II,
166 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE I.
nément la richesse de l'Espagne et du Portugal. Leur indus-
trie et leur puissance en reçurent le coup de mort. Car, au lieu
d'échanger contre les produits des deux Indes ceux de leurs
propres manufactures, comme le firent plus tard la Hollande
et l'Angleterre, ces pays achetèrent les articles fabriqués à l'é-
tranger avec l'or et l'argent qu'ils avaient extorqués dans leurs
colonies ; ils transformèrent d'utiles et industrieux citoyens en
surveillants d'esclaves et en tyrans coloniaux ; ils alimentèrent
l'industrie, le commerce et la navigation de la Hollande et de
l'Angleterre, et se suscitèrent en celles-ci des rivales, qui de-
vinrent bientôt assez puissantes pour détruire leurs flottes et
pour leur enlever les sources de leur opulence. Inutilement les
rois d'Espagne interdirent-ils par des lois l'exportation du nu-
méraire et l'importation des produits fabriqués ; l'esprit d'en-
treprise, l'amour du travail et le commerce ne jettent de ra-
cines que sur le terrain de la liberté politique et religieuse;
l'or et l'argent ne restent que là où l'industrie les attire et les
emploie.
Le Portugal, toutefois, sous un ministre habile et énergi-
que, fît pour relever son industrie manufacturière une tenta-
tive, dont les premiers résultats nous étonnent. Ce pays était,
comme l'Espagne, en possession immémoriale de beaux trou-
peaux démontons. Déjà Strabon rapporte qu'on y avait intro-
duit d'Asie une belle race de moutons qui atteignaient jusqu'au
prix d'un talent. Lorsqu'en 16811e comte d'Ericeira parvint
au ministère, il conçut le projet d'établir dans le pays des ma-
nufactures de drap, destinées à mettre en œuvre les laines in-
digènes, de manière à suffire à l'approvisionnement du Por-
tugal et de ses colonies. A cet effet, on fit venir d'Angleterre
des ouvriers en drap, et, avec l'appui qui leur fut donné, les
fabriques fleurirent si promptement qu'au bout de trois ans,
en 1684, on put prohiber fimportalion des draps étrangers.
Depuis ce moment le Portugal, employant ses laines, alimenta
sa propre consommation et celle de ses colonies, et, au témoi-
gnage d'un écrivain anglais (1), il s'en trouva fort bien durant
(1) British merchant, vol. III, p. 69.
l'histoire. — CHAPITRE V. 167
dix-neuf ans. Il est vrai que les Anglais donnèrent dès celte
époque des preuves de cette adresse que plus tard ils pous-
sèrent au plus haut degré de perfection ; pour échapper aux
restrictions portugaises, ils fabriquèrent des étoffes de laiue,
à quelques égards différentes du drap, mais de nature à rendre
le même service, et les introduisirent dans le Portugal sous le
nom de serges, ou de droguets de laine. Mais cette ruse fut
bientôt [découverte et déjouée par la prohibition de ces étof-
fes (1). Le succès de ces mesures est d'autant plus surprenant,
que, peu auparavant, le pays avait perdu, par l'expulsion des
Juifs, une masse considérable de capitaux, qu'il était en proie
à tous les maux du fanatisme, et qu'il gémissait sous un gou-
vernement détestable et sous une aristocratie féodale pesant sur
la liberté populaire en même temps que sur l'agriculture.
En 1703, après la mort du comte d'Ericeira, le fameux
ministre anglais Méthuen réussit à persuader au gouverne-
ment portugais qu'il serait extrêmement avantageux pour le
Portugal d'obtenir l'admission de ses vins en Angleterre avec
une diminution du tiers sur le droit d'entrée acquitté par les
vins des autres pays, en consentant de son côté à recevoir les
draps anglais au droit établi avant 1684, soit 23 pour 100. Il
paraît que de la part du roi l'espérance d'un accroissement de
ses recettes de douane, de la part de l'aristocratie la perspective
d'une augmentation de ses fermages, furent les motifs déter-
minants de ce traité de commerce, depuis lequel le roi d'An-
gleterre appelle le roi de Portugal son plus ancien ami et allié,
absolument dans le même sens que le sénat romain conférait
ces titres aux souverains qui avaient eu le malheur de se
trouver en rapport intime avec lui.
Immédiatement après la mise en vigueur de ce traité, le
Portugal fut inondé de produits manufacturés anglais, et cette
inondation eut pour premier effet la ruine soudaine et com-
plète des fabriques portugaises, effet tout à fait semblable à ce-
lui du traité d'Eden conclu plus tard avec la France et à celui
de la suppression du système continental en Allemagne.
(1) British merchant, vol. III, p 71.
i68 SYSTÈME TATIONAL. LIVRE I.
Au témoignage d'Anderson, les Anglais étaient, déjà à cette
époque, si expérimentés dans Tart de déclarer leurs articles
beaucoup au-dessous de la valeur, qu'ils ne payaient pas en
réalité plus de la moitié des droits établis parle tarif (1).
« Après que la prohibition eut été levée, dit le British mer-
chant (2), nous leur prîmes une si forte quantité de leur argent
qu'il ne leur en restait plus que très-peu pour les usages né-
cessaires [very little for their necessarij occasions). Nous fîmes
de même de leur or. » Les Anglais ont continué cette opéra-
tion jusqu'à ces derniers temps; ils exportaient tous les mé-
taux précieux que les Portugais recevaient de leurs colonies,
et en transportaient une grande partie dans l'Inde et en Chine,
où, comme nous l'avons montré en parlant de T Angleterre,
ils obtenaient en échange des marchandises, qu'ils vendaient
au continent contre des matières premières. Les importations
annuellement effectuées par l'Angleterre en Portugal surpas- j
saient les exportations d'un million de livres sterling. Cette I
balance favorable déprimait de 15 pour 100 le cours du '
change au détriment du Portugal, a Nous avons une balance
de commerce bien meilleure avec le Portugal qu'avec tout
autre pays, dit l'auteur du British merchant^ dans sa dédicace
à sir PaulMéthuen, fils du célèbre ministre ; notre importation
de numéraire de ce pays, qui ne s'élevait autrefois qu'à
300,000 liv. st., atteint un million et demi (3). y>
Ce traité fut dès lors regardé par tous les négociants, par
tous les économistes, par tous les hommes d'Etat de l'Angle-
terre, comme le chef-d'œuvre de la politique commerciale
anglaise. Anderson, qui est assez clairvoyant en ce qui touche
les intérêts commerciaux de son pays, et qui s'exprime par-
tout avec une grande sincérité, à sa manière, l'appelle un
traité éminemment équitable et avantageux^ et ne peut s'em-
pêcher de s'écrier naïvement : « Puisse-t-il durer à tout ja-
(1) Anderson, vol. 111, p. 67.
(2) British merchant, vol. III, p. 267.
(33 Ibid.,yo\. III.
' 169
L HISTOIRE. CHAPITRE V.
mais ( 1 ) ! » Il était réservé à Adam Smith d'exprimer une
opinion diamétralement opposée à l'opinion reçue, et de sou-
tenir que le traité de Méthuen n'avait point procuré d'avanla-
ges notables au commerce anglais. Si quelque chose atteste
le respect aveugle avec lequel le public a adopté les para-
doxes de cet homme illustre, c'est ce fait, qu'une pareille
assertion est restée sans contradicteur (2).
Au vi^ chapitre de son IV^ livre, Smith dit que le traité de
Méthuen, en admettant les vins portugais sous un droit moin-
dre d'un tiers que celui qui se percevait sur les autres vins,
avait accordé aux Portugais un privilège, tandis que les An-
glais, obligés de payer pour leurs draps en Portugal le même
droit que toute autre nation, n'en avaient obtenu aucun en
retour. Mais est-ce que les Portugais n'avaient pas jusque-là
tiré de France, de Hollande, d'Allemagne et de Belgique une
grande partie des articles étrangers qui leur étaient nécessai-
res? Les Anglais n'obtinrent-ils pas alors le monopole du
marché portugais pour un produit fabriqué dont ils possédaient
la matière première? Ne trouvèrent-ils pas le moyen de ne
payer que la moitié du droit? Le cours du change ne favori-
sait-il pas la consommation des vins portugais en Angleterre
par une différence d'environ 15 pour 100? L'usage des vins
de France et d'Allemagne ne cessa-t-il pas presque complète-
ment en Angleterre? L'or et l'argent du Portugal ne fourni-
rent-ils pas aux Anglais les moyens d'acheter dans l'Inde des
masses de marchandises et d'en inonder le continent euro-
péen? Les fabriques de drap du Portugal ne furent-elles pas
entièrement ruinées au profit des fabriques anglaises? Toutes
les colonies du Portugal, particulièrement le riche Brésil, ne
devinrent-elles pas ainsi de véritables colonies anglaises?
(1) Anderson, année 170J.
(2) L'opinion d'Adam Smith sur le traité de Méthuen est étrange en effet;
mais elle a trouvé d'autres contradicleurs que List. Dans une noie relative à
ce passage de la Richesse des nations, M. Blanqui, dont le témoignage en
pareille matière n'est pas suspect, s'exprime ainsi : « Les faits ont démontré
assez éloquemment depuis un siècle que le traité de Méthuen n'était pas au
désavantage de la Grande-Bretagne. » (H. R )
170 SYSTÈME NATIONAL. ~ LIVRE I.
Sans doute, ce traité donna aux Portugais un privilège, mais
purement nominal ; il conféra aux Anglais un privilège de fait.
Le même esprit se retrouve dans les autres traités de com-
merce conclus par les Anglais. Toujours cosmopolites et
philanthropes en paroles, ils ont été constamment monopo-
leurs d'intention.
D'après le second argument d'Adam Smith, le traité n'au-
rait point été avantageux aux Anglais par la raison suivante :
le numéraire qu'ils recevaient des Portugais pour prix de leurs
draps, ils étaient obligés de l'expédier en majeure partie dans
d'autres pays et de l'échanger contre des marchandises, tandis
qu'ils auraient eu plus de profit à échanger directement ces
draps contre les marchandises dont ils avaient besoin, et
à obtenir ainsi par une seule opération ce qui, dans leur
commerce avec lePortugal, exigeait deux échanges. En vérité,
sans la haute opinion que nous avons du caractère et de la
sagacité du célèbre écrivain, ce raisonnement nous ferait
douter ou de sa sincérité ou de son intelligence. Pour l'hon-
neur de Tune ou de l'autre, nous nous bornerons à gémir sur
l'infirmité de la nature humaine, à laquelle Adam Smith, lui
aussi, devait payer un large tribut avec ses arguments étran-
ges et presque ridicules, aveuglé qu'il était par la pensée,
généreuse en elle-même, de justifier la hberté absolue du com-
merce.
L'argument qu'on vient de citer n'est ni plus raisonnable
ni plus logique que cette thèse : qu'un boulanger qui vend
du pain à ses pratiques pour de l'argent, et avec cet argent
achète au meunier de la farine, ne fait pas une affaire avanta-
geuse, par la raison que, s'il avait directement échangé le
pain contre la farine, il eût atteint son but par un échange
au lieu de deux. Il ne faut pas beaucoup de sagacité pour
répondre que peut-être le meunier ne consomme pas autant
de pain que le boulanger pourrait lui en fournir, que peut-
être même il sait boulanger et boulange en effet, et que, par
conséquent, l'opération du boulanger n'aurait pas eu heu sans
ces deux échanges. Telle était la situation commerciale du
l'histoire. CHAPITRE V. 171
Portugal et de l'Angleterre à l'époque du traité. Le Portugal
recevait de l'Amérique du Sud de l'or et de l'argent pour les
articles manufacturés qu'il y expédiait ; mais, trop paresseux
ou trop dépourvu de jugement pour fabriquer lui-même ces
articles, il les achetait de l'Angleterre avec des métaux pré-
cieux. La partie de ces métaux précieux qui n'était pas utile à
la circulation de leur pays, les Anglais l'exportaient aux Indes
orientales et en Chine, y achetaient des marchandises, et les
vendaient ensuite au continent européen, d'où ils importaient
des produits agricoles, des matières brutes ou même encore
des métaux précieux.
Nous le demanderons maintenant au nom du sens commun :
qui eût acheté aux Anglais tous ces draps qu'ils fournissaient
au Portugal, si les Portugais eussent préféré les fabriquer
eux-mêmes ou les acheter ailleurs ? Ils ne les auraient point
écoulés dans le Portugal, et déjà ils vendaient aux autres
contrées autant de draps que celles-ci pouvaient en prendre.
Ils auraient donc cessé de fabriquer tout le drap qu'ils four-
nissaient au Portugal ; ils n'auraient plus envoyé dans l'Inde
les métaux précieux qu'ils recevaient en échange : ils auraient
rapporté en Europe et vendu au continent européen une
quantité d'autant moindre d'articles de l'Inde, et par suite
importé du continent européen d'autant moins de matières
premières.
Le troisième argument d'Adam Smilh, que les Anglais, à
défaut des espèces du Portugal, se seraient procuré autrement
celles dont ils avaient besoin, ne soutient pas mieux l'examen.
Le Portugal, dit-il, aurait toujours envoyé à l'étranger son
excédant en métaux précieux, et d'une manière ou d'une
autre, par conséquent, ces métaux seraient parvenus aux
Anglais. Nous supposons que les Portugais eussent eux-
mêmes fabriqué leurs draps, eux-mêmes expédié en Chine et
aux Indes Orientales leur surplus de métaux précieux, et
vendu à l'étranger leurs cargaisons de retour, et nous nous
permettrons de demander si, dans une pareille hypothèse, les
Anglais auraient pu voir beaucoup d'or du Portugal. Il en
172 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE I.
eût été de même, si le Portugal avait conclu un traité de
Méthuen avec la Hollande ou avec la France. Dans ces deux
cas, sans doute, l'Angleterre eût bien touché quelque peu
d'argent, mais seulement celui qu'elle aurait retiré de ses
ventes de laines brutes. En un mot, l'industrie manufactu-
rière, le commerce et la navigation des Anglais n'auraient
pu, sans le traité de Méthuen, prendre l'essor qu'ils ont pris.
Mais, quelque opinion qu'on ait des résultats du traité de
Méthuen par rapport à l'Angleterre, il paraît du moins
reconnu qu'en ce qui touche le Portugal ils n'ont pas été de
nature à encourager les autres pays à sacrifier leur industrie
manufacturière à la concurrence anglaise pour favoriser
l'exportation de leurs produits agricoles. L'agriculture et les
fabriques, le commerce et la navigation du Portugal, loin
d'être ranimés par les rapports avec l'Angleterre, ne firent
que décliner de plus en plus. Vainement Pombal essaya de les
relever ; la concurrence anglaise rendit tous ses efforts im-
puissants. On ne doit pas méconnaître d'ailleurs, que, dans
un pays tel que le Portugal, où tout le système social entravait
le développement de l'agriculture et du commerce, la poli-
tique commerciale ne pouvait rien produire de satisfaisant.
Le peu de bien que fit Pombal prouve, toutefois, combien un
gouvernement animé de sollicitude pour l'industrie peut lui
rendre de services, du moment où les obstacles qui tiennent à
l'organisation sociale sont écartés.
On fit la même expérience en Espagne sous le gouverne-
ment de Philippe V et de ses deux premiers successeurs.
Quelque insuffisante que fût la protection qu'on accorda sous
le règne des Bourbons à Tindustrie nationale, et quelque
mollesse qu'on mît dans l'exécution des lois de douane, toutes
les branches d'industrie, toutes les provinces du royaume
reçurent visiblement un remarquable élan (1) de l'importation
(!) Marpherson, Annales du commerce, années 1771 et 1774. — Des res-
Irictions à l'impoitaiion des produits étrangers contribuèrent puissamnnenl
au développement des fabriques espagnoles. Jusque-là l'Espagne avait tiré
d'Angleterre les dix-neuf vingtièmes de sa consommation en articles fabri-
l'histoire. CHAPITRE V. 173
de France en Espagne de la politique commerciale de Colbert.
Quand on lit Ustaritz et Ulloa (1), on s'étonne de ces résultats
dans un tel pays. Partout des routes affreuses, praticables
seulement pour des mulets ; nulle part d'auberges bien tenues,
nulle part de ponts, ni de canaux, ni de navigation fluviale ;
chaque province séparée du reste du pays par des lignes de
douane ; un péage royal aux portes de chaque ville ; le bri-
gandage et la mendicité exercés comme des professions ; le
commerce de contrebande au plus haut point de prospérité ;
le système d'impôts le plus écrasant : telles étaient, d'après
ces écrivains, les causes de la décadence de l'industrie et de
l'agriculture. Ils n'osaient pas dénoncer les causes premières
de ces maux, savoir ; le fanatisme, l'avidité et les vices du
clergé, les privilèges de la noblesse, le despotisme du gouver-
nement, le manque de lumières et de liberté dans le peuple.
Un digne pendant du traité de Méthuen est le traité à'asiento
conclu par l'Espagne en 1713; cet acte, en autorisant les
Anglais à importer annuellement dans l'Amérique espagnole
une certaine quantité de nègres d'Afrique et à visiter chaque
année avec un navire le port de Porto-Bello, les mit à même
d'introduire par fraude sur ce continent des masses de pro-
duits fabriqués.
Ainsi tous les traités de commerce de l'Angleterre nous
présentent une tendance constante à conquérir à son industrie
manufacturière les pays avec lesquels elle négocie, en leur
offrant des avantages apparents pour leurs produits agricoles
et pour leurs matières brutes. Partout elle vise à ruiner leurs
fabriques par le bon marché de ses articles et par la longueur
de ses crédits. Quand elle ne peut obtenir un faible tarif, elle
s'applique à éluder les droits ou à organiser la contrebande
sur une grande échelle ; le premier mode lui a réussi, comme
on l'a vu, en Portugal; le second, en Espagne. La perception
qués. — Brougham, Recherches sur la politique coloniale des puissances
européennes, tom. I.
(1) Ustaritz, Théorie du commerce. — Ulloa, Rétablissement des manufac-
tures d'Espagne.
174 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE I.
des droits d'entrée d'après la valeur l'a particulièrement
servie ; aussi l'a-t-on vue récemment s'évertuer à discréditer
le système des droits au poids établi par la Prusse.
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CHAPITRE VI.
LES FRANÇAIS.
La France, elle aussi, avait conservé des débris de la civi-
lisation romaine. Sous l'influence des Germains, qui n'ai-
maient que la chasse, et qui ramenèrent à l'état de bois et de
bruyères beaucoup de champs depuis longtemps cultivés, ils
disparurent en majeure partie. C'est aux monastères, qui dans
la suite devinrent un si grand obstacle à la civilisation, que
la France, de même que le reste de l'Europe, doit la meil-
leure part de ses progrès dans l'agriculture durant le moyen
âge. Les habitants de ces demeures n'entretenaient point de
querelles comme la noblesse, ils n'accablaient point leurs
vassaux de services militaires, leurs champs et leur bétail
étaient moins exposés au pillage et à la destruction. Les ecclé-
siastiques aimaient à bien vivre, ils haïssaient la guerre, et ils
cherchaient à acquérir de la considération en soutenant les
nécessiteux. De là le proverbe : « Il fait bon habiter sous la
crosse. »
Les croisades, la fondation par saint Louis des communes
et des corporations, et le voisinage de l'Italie et de la Flandre
aidèrent de bonne heure au développement des arts et des
métiers en France. Dès le quatorzième siècle, la Normandie
et la Bretagne fournissaient des étoffes de laine et de lin pour
la consommation intérieure et pour l'exportation en Angle-
terre. A la même époque, les envois de vin et de sel, princi-
palement par l'intermédiaire des Anséates, étaient considéra-
L HISTOIRE. CHAPITRE IV. 175
bles. François I^' introduisit l'industrie de la soie dans le midi
de ia France ; Henri IV la favorisa, ainsi que celles du verre,
des toiles de lin et des tissus de laine ; Richelieu et Mazarin
encouragèrent les manufactures de soie, la fabrication du ve-
lours et des lainages de Rouen et de Sedan, ainsi que les
pêcheries et la navigation.
Aucun pays ne se ressentit autant que la France de la dé-
couverte de l'Amérique. Les provinces de l'Ouest expédiaient
en Espagne beaucoup de blé. Un grand nombre de paysans
émigraient chaque année du pied des Pyrénées dans le nord-
est de l'Espagne pour y chercher de l'ouvrage. De grandes
quantités de vin et de sel étaient envoyées dans les Pays-Ras
espagnols, et les soieries, les velours et en général les articles
de luxe de la France trouvaient un important débouché dans
les Pays-Ras, en Angleterre, en Espagne et en Portugal. L'or
et l'argent de l'Espagne entrèrent ainsi de bonne heure abon-
damment dans la circulation du royaume.
Cependant la période brillante de l'industrie française ne
commença qu'avec Colbert.
A la mort de Mazarin, ni l'industrie manufacturière, ni le
commerce, ni la navigation, ni la pêche maritime du pays
n'avaient d'importance, et les finances étaient dans un état
déplorable. Colbert eut le courage d'entreprendre à lui seul
une œuvre que l'Angleterre n'a menée à fin qu'après trois
siècles d'efforts et deux révolutions. Il fit venir de toutes parts
les fabricants et les ouvriers les plus habiles, acheta des se-
crets de fabrique, se procura des machines et des instruments
meilleurs. A l'aide d'un système général de douanes bien
conçu, il assura à l'industrie du pays le marché du pays ; en
supprimant ou en restreignant le plus possible les douanes
provinciales, en construisant des routes et des canaux, il encou-
ragea le commerce intérieur. Ces mesures profitèrent à l'agri-
culture plus encore qu'aux fabriques, en doublant, en triplant
le nombre des consommateurs de ses produits, et en mettant
les producteurs en communication facile avec les consomma-
teurs. 11 favorisa de plus l'agriculture par la diminution des
176 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE I.
impôts directs sur la terre, par des adoucissements dans le
mode de perception, jusque-là très-rigoureux, par une équi-
table répartition des charges, enfin par des mesures tendant
à réduire le taux de l'intérêt. Il ne défendit l'exportation du
blé que dans les temps de cherté. Il eut surtout à cœur l'exten-
sion du commerce extérieur et le développement des pêche-
ries ; il rétablit les relations avec le Levant, augmenta le com-
merce avec les colonies, ouvrit le commerce avec le Nord.
Dans toutes les branches de l'administration, il fit régner
l'économie et l'ordre les plus sévères. A sa mort, la France
comptait 50,000 métiers à tisser la laine, et produisait pour
50 millions de francs de soieries; ses revenus publics s'étaient
accrus de 28 millions, et elle possédait des pêcheries floris-
santes, une vaste navigation et une puissante marine (1).
Un siècle après, les économistes blâmèrent sévèrement
Colbert ; ils prétendirent que cet homme d'Etat avait voulu
faire fleurir l'industrie manufacturière aux dépens de l'agri-
culture; reproche qui ne prouve rien, sinon qu'eux-mêmes
ne s'étaient pas rendu compte de la nature de l'industrie ma-
nufacturière (2).
Bien que Colbert commît une faute en mettant à l'exporta-
tion des produits bruts des obstacles périodiques, il augmenta
tellement, par le développement de l'industrie manufactu-
rière, la demande des produits agricoles, qu'il indemnisa au
décuple l'agriculture du tort que ces restrictions lui causaient.
Si, contre les principes d'une politique éclairée, il prescrivit
des procédés nouveaux et obligea par la contrainte les fabri-
(1) Éloge de Jean-Baptiste Colbert, par Necker, 1773.
(2) Voyez dans l'écrii de Quesnay : Physiocratie ou du gouvernement le
plus avantageux au genre humain, 1768, noie 5, sur la maxime viii, où Col-
bert est réfuté et jugé par Quesnay en deux pages, tandis qu'il en a fallu
cent à Necker pour mettre son système et ses actes en lumière. On ne sait si
l'on doit s'étonner davantage de l'ignorance de Quesnay en matière d'indus-
trie, d'histoire et de finances, ou de la présomption avec laquelle, sans allé^
guer de motifs, il maltraite un homme tel que Colbert. Ce rêveur ignorant n'a
pas même eu la sincérité de mentionner l'expulsion des Huguenots ; que
dis-je? il n'a pas rougi de soutenir contre toute vérité que Colbert avait em-
pêché, par une police vexatoire, le commerce du blé de province à province.
l'bISTOIRE. CHAPITRE VI. 177
cants à les adopter, il faut se rappeler que ces procédés étaient
après tout les meilleurs et les plus avantageux de son temps,
et qu'il avait affaire à un peuple qui, plongé dans l'apathie
par un long despotisme, repoussait toute nouveauté, fût-elle
une amélioration. Mais le reproche d'avoir, par le système
protecteur, détruit une grande partie de l'industrie française,
ne pouvait être adressé à Colbert que par une école qui igno-
rait entièrement la révocation de l'édit de Nantes et ses fu-
nestes conséquences. Par celle déplorable mesure, la France
perdit, après la mort de Colbert, dans l'espace de trois ans,
un demi-million de ses habitants les plus industrieux, les plus
adroits, les plus riches, lesquels, au double préjudice du pays
qu'ils avaient enrichi, transportèrent leur industrie et leurs
capitaux en Suisse, dans toute l'Allemagne protestante, et par-
ticulièrement en Prusse, de plus en Hollande et en Angle-
terre. Ainsi les intrigues d'une maîtresse bigote ruinèrent en
trois ans le brillant ouvrage de toute une génération et firent
retomber la France dans son ancienne apathie ; tandis que
l'Angleterre, soutenue par sa constitution et animée de toute
l'énergie que sa révolution lui avait imprimée, poursuivait
sans relâche et avec une ardeur croissante l'œuvre d'Ehsabeth
et des ses prédécesseurs.
Le triste état auquel l'industrie et les finances de la France
avaient été réduites par l'incapacité prolongée de son gouver-
nement, et le spectacle de la grande prospérité de l'Angle-
terre excitèrent, peu avant la révolution française, l'émulation
des hommes d'Etat de la France. Imbus des théories creuses
des économistes, au rebours de Colbert, ils cherchèrent un
remède dans l'établissement de la liberté commerciale. On
crut restaurer d'un trait de plume la prospérité du royaume,
en procurant aux vins et aux eaux -de-vie de France un mar-
ché plus étendu en Angleterre, en admettant les produits
fabriqués de l'Angleterre à des conditions favorables, soit au
droit de 12 pour 100. Ravie de la proposition, l'Angleterre
accorda volontiers à la France une seconde édition du traité
de Méthuen dans le traité d'Eden, copie qui produisit bientôt
12
i78 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE ï.
des effets tout aussi désastreux que Toriginal portugais.
Les Anglais, accoutumés aux vins capiteux de la Pénin-
sule, n'augmentèrent pas leur consommation aussi rapide-
ment qu'on s'en était flatté. D'un autre côté, on découvrit en
France avec effroi qu'on n'avait à offrir aux Anglais que des
modes et des objets de luxe, dont la valeur totale était insi-
gnifiante, tandis que les fabricants anglais surpassaient de
beaucoup ceux de France, tant pour le bas prix des marchan-
dises que pour leur bonne qualité et pour la longueur des
crédits, dans tous les articles de première nécessité, dont la
valeur totale était immense. Cette concurrence ayant en peu
de temps mis les fabriques de la France à deux doigts de leur
perte, pendant que les \ignobles français n'avaient réalisé que
de faibles bénéfices, le gouvernement français essaya, par
l'abandon du traité (1), de mettre un terme au progrès de la
ruine, mais il ne fit qu'acquérir la conviction qu'il est beau-
coup plus facile de ruiner en quelques années des fabriques
florissantes que de relever dans une génération des fabriques
ruinées. La concurrence anglaise avait fait naître en France
pour les articles anglais un goût qui longtemps encore entre-
tint une contrebande étendue et difficile à réprimer. Les An-
glais n'eurent pas autant de peine, après la cessation du traité,
à accoutumer de nouveau leurs palais aux vins de la Péninsule.
Bien que les troubles de la révolution et les guerres con-
tinuelles de Napoléon ne fussent guère favorables à l'indus-
trie française, et que, durant cette période, les Français eus-
sent perdu la plus grande partie de leur commerce maritime
et toutes leurs colonies, néanmoins les fabriques françaises,
uniquement grâce à la possession exclusive du marché inté-
rieur et à Tabolition des entraves féodales, jouirent, sous
l'Empire, d'une prospérité plus grande qu'à aucune époque
de l'ancien régime. On a fait la même remarque à l'égard de
l'Allemagne et de tous les pays auxquels s'étendit le système
continental.
Napoléon avait dit dans son style monumental qu'un pays
(1) Le irailé subsista jusqu'à la guerre avec la Grande-Bretagne. (H. A.
l'histoire. — CHAPITRE VI. 179
qui, dansTétat actuel du monde, pratiquerait le principe de
la liberté du commerce, serait réduit en poussière. En cela, il
avait montré plus de sens politique que les économistes con-
temporains dans tous leurs ouvrages. On est étonné de la pé-
nétration avec laquelle ce grand esprit, sans avoir étudié les
systèmes d'économie politique, s'était rendu compte de la
nature et de l'importance de l'industrie manufacturière (1).
Autrefois, a dit Napoléon, il n'y avait qu'une sorte de pro-
priété, la propriété foncière ; il en a surgi une nouvelle, Fin-
dustrie. Ainsi Napoléon voyait et exprimait clairement ce que
les économistes de l'époque ne voyaient pas, ou du moins
n'exprimaient pas avec netteté ; savoir qu'un pays, qui réunit
l'industrie manufacturière et l'agriculture, est infiniment plus
complet et plus riche qu'un pays purement agricole. Ce que
Napoléon a fait pour consolider ou développer l'éducation in-
dustrielle de la France, pour y ranimer le crédit, pour y in-
troduire et y mettre en œuvre les découvertes nouvelles et les
perfectionnements, pour y améliorer enfin les voies de trans-
port, est trop connu pour qu'il soit nécessaire de le retracer.
Peut-être le serait-il de rappeler quels jugements étranges et
injustes les théoriciens du temps ont portés sur ce monarque
éclairé et ferme.
A la chute deNapoléon, la concurrence anglaise, jusque-là
restreinte à la contrebande, reprit pied sur le continent de
l'Europe et sur celui de l'Amérique. Pour la première fois
alors on entendit les Anglais condamner le système protec-
teur et vanter la théorie du libre commerce d'Adam Smith
(1) Chateaubriand, dans ses Mémoires d' outre-tombe, Ve volume, nous ap-
prend que cel homme extraordinaire n'ëtail pas resté étrangeraux éludes éco-
nomiques : « Entre 1784 et 1793 s'étend, la carrière littéraire de Napoléon
courte par l'espace, longue par les travaux Il travaillait sur les historiens,
les philosophes, les économistes, Hérodote, Strabon, Diodore de Sicile, Fi-
langieri, Alnbly, Smith, etc.
— M. Golwell, le commentateur américain, a ajouté à la note ci-dessus la
note suivante : « La vaste collection des économistes italiens, par le baron
Custodi, en 50 volumes in-8, est une preuve de l'intérêt que Napoléon pre-
nait à l'économie politique; cette collection a été publiée sur son ordre et à
ses frais, pendant qu'il était le maître de l'Italie. » (H. R.)
180 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE I.
théorie que ces insulaires si pratiques n'avaient considérée
jusque-là que comme une utopie. Le froid observateur pouvait
aisément apercevoir que l'enthousiasme de la philanthropie
était étranger à cette conversion ; car c'était seulement lors-
qu'il était question de faciliter l'exportation des produits fabri-
qués anglais sur le continent de l'Europe ou sur celui de
l'Amérique, que se produisaient des arguments cosmopolites;
lorsqu'il s'agissait de la libre importation du blé ou même de
la concurrence des articles des fabriques étrangères sur le
marché anglais, on entendait un tout autre langage (1). Mal-
heureusement, disait-on, la longue application d'un système
contraire à la nature avait créé en Angleterre un état de choses
artificiel, qui ne pouvait être changé subitement sans entraîner
les conséquences les plus funestes ; on était obligé de procéder
avec beaucoup de circonspection et de prudence ; l'Angle-
terre en cela était à plaindre ; il était d'autant plus heureux
pour les peuples du continent de l'Europe et de celui de l'Amé-
rique, que leur situation leur permît de jouir sans retard des
bienfaits de la liberté du commerce.
(1) Un spirituel orateur américain, M. Baldwin, actuellement juge suprême
aux Étals-Unis, a dit avec justesse et malice du système de libre commerce
de Ganning et de Huskisson, « qu'il en était de ce système comme de la
plupart des produits des manufactures anglaises, qui ont été fabriqués beau-
coup moins pour la consommation du pays que pour l'exportation. »
On ne sait si l'on doit rire ou pleurer quand on se rappelle avec quel en-
thousiasme les libéraux de France et d'Allemagne, mais surtout les théori-
ciens cosmopolites, entre autres J. B. Say, accueillirent l'annonce des réfor-
mes de Canning et de Huskisson. On eût dit, à leur allégresse, que le millé-
naire était arrivé. Écoutons ce que le biographe de M. Canning a dit des
opinions de ce ministre sur la liberté du commerce :
« M. Canning était pleinement convaincu de la vérité du principe abstrait
que le commerce prospère d'autant plus qu'il est plus exempt d'entraves ;
mais, comme telle n'avait été l'opinion ni de nos ancêtres, ni des nations qui
nous environnent, et que des restrictions avaient été mises, en conséquence,
à toutes les opérations commerciales, il en était résulté un étal de choses
dans lequel l'application irréfléchie du principe abstrait, qutlleque fût la vérité
de ce principe en théorie, pourrait avoir dos conséquences désastreuses. »
{Vie politique de M. Canning, par M. Siapleton.)
En 1828, cette pratique anglaise se ré\éla de nouveau avec la plus grande
clarté, lorsque le libéral M. Hume parla sans scrupule d'étrangler les fabri-
ques du continent.
l'histoire. — CHAPITRE Vil. 181
La France, bien que son ancienne dynastie lui eut été ra-
menée sous la bannière ou du moins par For de l'Angleterre,
ne prêta que peu de temps l'oreille à ces arguments. Le libre
commerce avec l'Angleterre causa de si terribles convulsions
dans une industrie qui avait grandi sous le système continental,
qu'il fallut chercher un prompt refuge dans le régime prohi-
bitif, sous l'égide duquel, au témoignage de M. Dupin (1),
l'industrie manufacturière de la France doubla de 1815
à 1827.
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CHAPITRE VIL
LES ALLEMANDS.
Nous avons vu à propos des Anséates comment l'Allemagne,
après l'Italie, mais longtemps avant les autres Etats euro-
péens, avait prospéré par le commerce; nous allons ici conti-
nuer l'histoire industrielle de ce pays ; mais jetons d'abord un
coup d'œil sur son état primitif et sur ses premiers dévelop-
pements.
La plus grande partie du sol, dans l'ancienne Germanie,
était employée en pâturages et en garennes. Les esclaves et
les femmes se livraient à une agriculture encore insignifiante
et grossière. Les hommes libres s'occupaient exclusivement
de guerre et de chasse. Telle est l'origine de toute la noblesse
germanique.
Cette noblesse ne cessa, durant tout le moyen âge, d'être
oppressive pour l'agriculture, hostile à l'industrie manufac-
turière, et de fermer les yeux aux avantages qu'en sa qualité
de propriétaire du sol elle aurait retirés de la prospérité de
l'une et de l'autre.
(1) Forces productives de la France.
182 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE I.
L'attachement à ses occupations favorites d'autrefois est
toujours si profondément enraciné en elle, qu'encore aujour-
d'hui, bien qu'enrichie depuis longtemps par la charrue et
par la navette, elle rêve de garennes et de droit de chasse
dans les assemblées législatives, comme si le loup et la brebis,
l'ours et l'abeille pouvaient vivre en paix l'un à côté de l'autre,
comme si le sol pouvait servir à la fois au jardinage, à la
culture des arbres, à un labourage intelligent, et à l'entre-
tien de sangliers, de cerfs et de lièvres.
L'agriculture des Allemands demeura longtemps barbare,
malgré Tincontestable influence que les villes et les monas-
tères exerçaient sur leur voisinage.
Les villes s'élevèrent dans les anciennes colonies romaines,
près des résidences des princes et des seigneurs spirituels et
temporels, à côté des monastères, sur les domaines et autour
des palais des empereurs, qui les favorisèrent, dans les lieux
enfin où la pêche et les communications par terre et par eau
en provoquaient la fondation. Les besoins locaux, le commerce
intermédiaire étranger, tels furent à peu près leurs seuls
moyens de prospérité. Pour qu'une industrie considérable et
travaillant en vue de l'exportation eût pu y naître, il eût fallu
de grands troupeaux de moutons et une culture du lin étendue.
Mais la culture du lin suppose une industrie agricole avancée,
et l'élève du mouton en grand, la sécurité vis-à-vis des loups
et des voleurs. Le dernier point était impossible au milieu des
éternelles querelles des nobles et des princes entre eux et avec
les villes. Le bétail de pacage était toujours la première proie.
De plus, avec les vastes forêts que, dans sa passion ^pour la
chasse, la noblesse entretenait soigneusement, on ne pouvait
songer à la destruction des bêtes féroces. Le peu de bétail qui
existait, le défaut de sécurité légale, et le manque de capital
et de liberté chez ceux qui maniaient la charrue, ainsi que d'in-
térêt pour l'agriculture chez les propriétaires du sol, arrêtaient
nécessairement l'essor du travail agricole et, par suite, celui
des villes.
En présence de cet élat de choses, on comprend comment
l'histoire. — CHAPITRE VII. 183
la Flandre et le Brabant, dans des circonstances toutes diffé-
rentes, parvinrent de bonne heure à un haut degré de liberté
et de prospérité.
Les cités allemandes fleurirent, en dépit de ces obstacles,
sur la mer Baltique et sur la mer du Nord, à l'aide de la pêche,
de la navigation et du commerce intermédiaire par la voie
de mer ; dans la haute Allemagne et au pied des Alpes ,
sous rinfluence de l'Italie et de la Grèce, et au moyen du com-
merce intermédiaire par la voie de terre ; aux bords du Rhin,
de l'Elbe et du Danube, par la culture de la vigne et le com-
merce du vin, par la rare fertilité du sol et par la navigation
fluviale, qui, au moyen âge, où les routes de terre étaient
si mauvaises et si peu sûres, avait plus d'importance que de
nos jours.
Cette diversité d'origine explique la diversité des associa-
tions entre les villes allemandes, sous les noms d'Anséatique,
de Rhénane, de Souabe, de Hollandaise et d'Helvétique.
Fortes pendant quelque temps par l'esprit de liberté qui les
animait au début, il manquait à ces associations la garantie
de la durée, le principe d'unité, le ciment. Séparées les unes
des autres par les possessions de la noblesse et par la popula-
tion serve des campagnes, leur union devait se rompre tôt ou
tard par l'effet du développement successif et de la richesse
croissante de la population rurale, au sein de laquelle l'auto-
rité des princes maintenait l'unité. En contribuant, suivant
la nature des choses, à la prospérité de l'agriculture, les villes
travaillèrent à leur propre ruine, pour n'avoir su s'adjoin-
dre ni la population rurale ni la noblesse. Il leur eût fallu
pour cela plus d'intelligence et plus de lumières; mais leurs
vues politiques dépassaient rarement leur enceinte.
Deux de ces ligues seulement ont réalisé cette fusion, non
par réflexion toutefois, mais à la faveur et sous la loi des cir-
constances ; ce sont la Confédération Suisse et les sept Pro-
vinces Unies, et elles subsistent encore aujourd'hui. La Con-
fédération Suisse n'est pas autre chose qu'une agglomération
i84 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE I.
de villes impériales allemandes, formée et cimentée par la
population libre des campagnes qui les séparaient.
Les autres durent leur ruine à leur mépris pour la popula-
tion rurale, à un orgueil insensé de citadins, qui se complut à
tenir le peuple des campagnes dans l'abaissement au lieu de
l'élever.
Les villes n'auraient pu parvenir à l'unité qu'à l'aide de la
monarchie héréditaire. Mais la monarchie en Allemagne se
trouva à la discrétion de princes qui, pour n'être pas gênés
dans leurs fantaisies et pour tenir sous le joug les villes et la
petite noblesse, étaient intéressés à ne pas laisser prévaloir
l'hérédité.
On voit pourquoi l'idée de l'empire romain se conserva
chez les monarques allemands. Ils n'étaient puissants qu'à la
tête des armées ; c'était seulement quand il y avait à guer-
royer au dehors qu'ils pouvaient réunir les princes et les villes
sous leur bannière. C'est pour cela qu'ils favorisèrent en
Allemagne la liberté municipale, dont ils étaient les ennemis
et les oppresseurs en Italie.
Mais les expéditions de Rome n'affaiblirent pas seulement
de plus en plus l'autorité souveraine en Allemagne, elles dé-
truisirent aussi les dynasties, qui auraient pu fonder une puis-
sance compacte au sein de l'Empire, dans le cœur même du
pays. Quand la maison de Hohenstaufen s'éteignit, le cœur
du pays se brisa en mille morceaux.
Le sentiment de l'impossibilité de réunir ces débris con-
duisit la maison de Habsbourg, originairement si faible et si
dénuée, à se servir de la force nationale pour fonder au sud-
est de l'empire, en subjuguant des tribus étrangères, un
royaume héréditaire compacte. Cette politique fut imitée dans
le nord-est par les margraves de Brandebourg. Ainsi s'élevè-
rent au sud-est et au nord-est deux monarchies héréditaires
basées sur l'asservissement de tribus étrangères, tandis que,
au nord-ouest et au sud-ouest, se constituaient deux républi-
ques, qui se séparèrent chaque jour davantage de l'Allemagne,
et que dans l'intérieur, au cœur même du pays, le morcelle-
L HISTOIRE. — CHAPITRE VII. 185
ment, rimpuissance et la dissolution allaient toujours crois-
sant.
Le malheur de la nation allemande fut complété par l'in-
vention de la poudre et par celle de l'imprimerie, par la
prépondérance du droit romain et par la réformation, enfin
par la découverte de l'Amérique et de la nouvelle roule de
l'Inde.
La révolution morale, sociale et économique qui s'ensuivit,
enfanta la division et la discorde dans l'Empire, division entre
les princes, division entre les villes, division même entre la
bourgeoisie des villes et ses voisins de tout rang. L'énergie
delà nation fut détournée alors de l'industrie manufacturière,
de l'agriculture, du commerce et de la navigation, de l'acqui-
sition de colonies, du perfectionnement des institutions, et, en
général, de toutes les améliorations positives; on se battit pour
des dogmes et pour l'héritage de l'Kglise.
En même temps tombèrent la Hanse et Venise, et avec elles
le grand commerce de l'Allemagne, et la puissance et la liberté
des cités allemandes du nord comme du sud.
La guerre de Trente Ans vint ensuite étendre ses dévasta-
tions sur toutes les campagnes et sur toutes les villes. La Hol-
lande et la Suisse se détachèrent, et les plus belles portions
de l'Empire furent conquises par la France. De simples villes,
telles que Strasbourg, Nuremberg et Augsbourg, qui aupa-
ravant avaient surpassé des électorals en puissance, furent
réduites alors à une impuissance absolue par le système des
armées permanentes.
Si, avant cette révolution, les villes et l'autorité impériale
s'étaient plus étroitement unies, si un prince exclusivement
allemand s'était mis à la tête de la réformation et l'avait ac-
complie au profit de l'unité, et de la puissance et de la liberté
du pays, l'agriculture, l'industrie manufacturière et le com-
merce de l'Allemagne auraient pris un tout autre dévelop-
pement. Combien paraît pauvre et inapplicable, après cela,
la théorie économi(|ue qui fait découler la prospérité des na-
tions uniquement des efforts des individus et qui n'aperçoit
186 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE I.
pas que la force productive des individus dépend, en grande
partie, de l'état social et politique du pays !
L'adoption du droit romain n'affaiblit aucun pays autant
que l'Allemagne. L'incroyable confusion qu'elle apporta
dans les relations privées n'en fut pas la pire conséquence.
Elle causa plus de mal encore, en créant une caste de lettrés
et de juristes séparée du peuple par l'esprit et par le langage,
qui traita le peuple comme un ignorant, comme un mineur,
refusa toute valeur au sens commun, substitua partout le se-
cret à la publicité, et, placée dans une étroite dépendance de
l'autorité, fut partout l'organe et le champion de celle-ci, se
prit partout à la liberté. C'est ainsi qu'au commencement du
dix-huitième siècle nous ne voyons encore en Allemagne que
barbarie : barbarie daiis la littérature et dans la langue, bar-
barie dans la législation, l'administration et la justice; bar-
barie dans l'agriculture ; disparition de l'industrie manufactu-
rière et du grand commerce ; absence d'unité et de force
nationales; partout impuissance et faiblesse vis-à-vis de
l'étranger.
Les Allemands n'avaient conservé qu'une seule chose, leur
caractère primitif; leur goût pour le travail, pour l'ordre,
pour l'économie et pour la modération ; leur persévérance et
leur courage dans l'étude et dans les affaires, leur sincère
désir du mieux, un grand fonds naturel de moralité, de me-
sure et de réflexion.
Ce caractère a été le partage commun des gouvernants
comme des gouvernés. Quand la nationalité eut presque tota-
lement disparu et qu'on goûta quelque repos, on se mit dans
chaque circonscription particulière à organiser, à améliorer,
à marcher en avant. Nulle part l'éducation, la moralité, le
sentiment religieux, l'art et la science ne furent l'objet d'une
égale sollicitude; nulle part le pouvoir absolu ne fut exercé
avec plus de modération et ne servit mieux à la propagation
des lumières, à l'ordre, à la morale, à la répression des abus
et au développement de la prospérité publique.
La première base de la renaissance de la nationalité aile-
l'histoire. CHAPITRE VII. 187
mande fut évidemment posée par les gouvernements eux-
mêmes, lorsqu'ils appliquèrent consciencieusement le revenu
des biens sécularisés à l'éducation et à l'instruclion, à Tencou-
ragement des arts, des sciences et de la morale, et, en géné-
ral, à des objets d'utilité publique. C'est par ce moyen que
la lumière pénétra dans l'administration et dans la justice,
dans l'enseignement et dans les lettres, dans Tagriculture,
dans les arts industriels et dans le commerce, qu'elle pénétra
en un mot dans les masses. L'Allemagne a suivi ainsi dans
sa civilisation une tout autre marche que les autres pays. Au
lieu que, partout ailleurs, la haute culture de l'esprit a été le
résultat du développement des forces productives matérielles,
le développement des forces productives matérielles en Alle-
magne a élé la conséquence de la culture morale qui l'avait
précédé. Ainsi toute la civilisation actuelle des Allemands est
pour ainsi dire théorique. De là ce défaut de sens pratique,
cette gaucherie que, de nos jours, l'étranger remarque chez
eux. Ils se trouvent aujourd'hui dans le cas d'un individu,
qui, ayant été jusque-là privé de l'usage de ses membres, a
appris théoriquement à se tenir debout et à marcher, à man-
ger et à boire, à rire et à pleurer, et s'est mis ensuite à exer-
cer ces fonctions. De là leur engouement pour les systèmes
de philosophie et pour les rêves cosmopolites. Leur intelli-
gence, qui ne pouvait se mouvoir dans les affaires de ce monde,
a essayé de se donner carrière dans le domaine de la spécula-
tion. Nulle part non plus la doctrine d'Adam Smith et de ses
disciples n'a trouvé plus d'écho qu'en Allemagne; nulle part
on n'a ajouté plus de foi à la générosité cosmopolite de
MM. Canning et Huskisson.
L'Allemagne doit ses premiers progrès dans les manufac-
tures à la révocation de ledit de Nantes et aux nombreux réfu-
giés que cette mesure insensée avait conduits dans presque
toutes les parties de l'Allemagne et qui répandirent partout
les industries de la laine, de la soie, de la bijouterie, des
chapeaux, des verres, de la porcelaine, des gants, et bien
d'autres encore.
188 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE 1.
Les premières mesures de gouvernement pour Tencourage-
ment des manufactures en Allemagne furent prises par l'Au-
triche et par la Prusse. En Autriche, ce fut sous Charles VI
et Marie-Thérèse, mais plus encore sous Joseph II. L'Au-
triche avait précédemment éprouvé des pertes considérables
par l'expulsion des protestants, ses habitants les plus indus-
trieux ; et l'on ne saurait signaler chez elle, dans les temps
qui suivirent, de sollicitude pour les lumières et pour la cul-
ture de l'esprit. Néanmoins, à l'aide des droits protecteurs,
de l'amélioration de l'élève des moutons, du perfectionne-
ment des routes et de divers encouragements, les arts in-
dustriels firent déjà sous Marie - Thérèse de remarquables
progrès.
Cette œuvre fut poussée avec plus d'énergie et avec infini-
ment plus de succès sous Joseph II. Au commencement, il est
vrai, les résultats furent minces, parce que l'empereur, à sa
manière, précipita cette réforme comme toutes les autres, et
que l'Autriche était encore fort en arrière des autres Etats. On
reconnut là aussi qu'il ne faut pas faire trop de bien d'un seul
coup, et que les droits protecteurs, pour opérer conformé-
ment à la nature des choses et de manière à ne pas trou-
bler les rapports existants, ne doivent pas être trop élevés
dans l'origine. Mais plus ce système a duré, plus s'en est
révélée la sagesse. L'Autriche lui doit une industrie aujour-
d'hui brillante et la prospérité de son agriculture.
L'industrie de la Prusse avait souffert, plus que celle de
tout autre pays, des ravages de la guerre de Trente Ans. Sa
fabrication principale, celle des draps de la marche de Bran-
debourg, avait été presque anéantie. La plupart des fabricants
avaient émigré en Saxe, et déjà, à cette époque, les envois de
l'Angleterre empêchaient toute industrie de surgir. Par bon-
heur pour la Prusse eurent lieu alors la révocation de l'édit de
Nantes et la persécution des protestants dans le Palatinat et
dans l'évêché de Salzbourg.
Le grand-électeur comprit du premier coup-d'œil ce qu'a-
vant lui Elisabeth avait vu si clairement. Attirés par lui, un
I
l'histoire. CHAPITRE VII. 189
grand nombre de ces fugitifs se dirigèrent vers la Prusse, fécon-
dèrent l'agriculture de ce pays, y introduisirent une multitude
d'industries et y cultivèrent les sciences et les arts. Ses succes-
seurs suivirent tous ses traces; mais nul ne le fit avec plus de
zèle que le grand roi , plus grand par sa sagesse dans la paix que
par ses succès dans la guerre. Ce n'est pas le lieu d'entrer dans
des détails sur les mesures sans nombre par lesquelles Fré-
déric II attira en Prusse une multitude de cultivateurs étran-
gers, défricha des terrains incultes, encouragea la culture des
prairies, des fourrages, des légumes, des pommes de terre et
du tabac, l'élève perfectionnée du mouton, du bœuf et du
cheval, les engrais minéraux, etc., et procura aux agricul-
teurs des capitaux et du crédit. S'il fut utile à l'agriculture
par ces moyens directs, il lui fit indirectement plus de bien
encore à l'aide des manufactures, auxquelles un système
douanier qu'il perfectionna, les voies de transport qu'il en-
treprit, et la banque qu'il institua imprimèrent en Prusse un
plus grand essor que dans tout le reste de l'Allemagne ; ce-
pendant la situation géographique du pays et son morcelle-
ment en diverses provinces séparées les unes des autres
étaient loin de seconder ces mesures, et les inconvénients des
douanes, c'est-à-dire les pernicieux effets de la contrebande,
devaient y êlre beaucoup plus sensibles que dans de grands
Etats bien arrondis et bornés par des mers, par des fleuves
ou par des chaînes de montagnes.
Nous n'entendons pas, par cet éloge, justifier les fautes du
système, par exemple les restrictions à la sortie des matières
premières ; mais la puissante impulsion que le système a
donnée, malgré ces fautes, à l'industrie prussienne, ne sera
mise en doute par aucun historien éclairé et impartial. Pour
tout esprit libre de préjugés et que de fausses théories n'au-
ront point obscurci, il doit être évident que c'est moins par
ses conquêtes que par ses sages mesures pour l'encourage-
ment de l'agriculture, des fabriques et du commerce, et par
ses progrès dans la littérature et dans les sciences, que la
Prusse a été mise à même de prendre rang parmi les puis-
190 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE I.
sances européennes. Et tout cela fut Toeuvre d'un seul homme,
d'un homme de génie !
La couronne, pourtant, n'était pas soutenue par l'énergie
d'institutions libres ; elle l'était uniquement par une adminis-
tration bien réglée et consciencieuse, mais emprisonnée dans
le mécanisme mort d'une bureaucratie hiérarchique.
Cependant le reste de l'Allemagne était resté depuis des
siècles sous l'influence de la liberté du commerce ; c'est-à-dire,
que tout le monde pouvait porter des articles fabriqués et
d'autres produits en Allemagne, et que personne ne voulait
recevoir les articles fabriqués et les autres produits de celle-ci.
Cette règle souffrait des exceptions, mais en petit nombre.
On ne saurait invotpier l'expérience de cette contrée en faveur
des maximes et des promesses de l'école touchant les grands
avantages de la liberté du commerce ; on reculait partout plus
qu'on n'avançait. Des villes telles qu'Augsbourg, Nuremberg,
Mayence, Cologne, etc., ne comptaient plus que le tiers ou le
quart de leur ancienne population, et l'on désirait souvent la
guerre, ne fût-ce que pour se débarrasser d'un excédant de
produits sans valeur.
La guerre arriva à la suite de la révolution française, et,
avec elle, les subsides de l'Angleterre et sa concurrence sur
une plus grande échelle; de là une nouvelle chute des fa-
briques au milieu d'une prospérité croissante, mais apparente
et passagère, de l'agriculture.
Ce fut alors que le blocus continental de Napoléon vint
faire époque dans l'histoire de l'industrie allemande comme
dans celle de l'industrie française, bien que J. B. Say, le
disciple le plus célèbre d'Adam Smith, l'ait qualifié de cala-
mité. En dépit des théoriciens, et particulièrement des théori-
ciens anglais, il est reconnu, et tous ceux qui connaissent
l'industrie allemande peuvent l'attester, tous les relevés
statistiques du temps en fournissent la preuve, que c'est de ce
blocus que date l'essor des manufactures allemandes en tous
genres (1), que l'amélioration de l'élève des moutons, anlé-
(1) Ce système a dû opérer inégalement en France et en Allemagne, l'Aile-
l'histoire. — CHAPITRE VII. 191
rieurement commencée, a reçu alors seulement une forte
impulsion ; qu'alors seulement on s'est occupé sérieusement
de perfectionner les voies de transport. Il est vrai que l'Alle-
magne perdit en grande partie son ancien commerce d'expor-
tation, notamment en tissus de lin; mais le profit surpassa
sensiblement la perte, surtout pour les fabriques de Prusse et
d'Autriche, qui avaient pris les devants sur celles du reste de
l'Allemagne.
Au retour de la paix, les manufacturiers de l'Angleterre
firent de nouveau à ceux de l'Allemagne une concurrence
redoutable ; car, durant une période de clôture réciproque,
de nouvelles inventions et la possession presque exclusive du
marché du monde leur avaient donné une immense supé-
riorité ; d'ailleurs, mieux pourvus de capitaux, ils pouvaient
coter leur prix beaucoup plus bas, offrir des articles beaucoup
plus parfaits et accorder des crédits beaucoup pkis longs que
les Allemands, qui avaient encore à lutter contre les difficultés
du début. 11 s'ensuivit une ruine générale et des cris de détresse
parmi ces derniers, surtout parmi les manufacturiers du
Rhin inférieur, de cette région qui, après avoir fait partie de
la France, se voyait alors fermer le marché de cet État.
L'ancien tarif prussien avait éprouvé aussi beaucoup de
modifications dans le sens de la liberté absolue du commerce,
et n'accordait pas une protection suffisante contre la concur-
rence anglaise. La bureaucratie prussienne, toutefois, résista
longtemps à cette demande de secours. Elle s'était trop imbue,
dans les universités, de la théorie d'Adam Smith, pour pou-
voir promptement comprendre les besoins de l'époque. II y
eut même alors en Prusse des économistes qui ne craignirent
pas de songer à ressusciter le système des physiocrates, mort
depuis si longtemps. Mais, ici encore, la nature des choses fut
plus forte que la théorie. On n'osa pas rester trop longtemps
sourd au cri de détresse des manufactures, ce cri partant
d'ailleurs d'une contrée qui regrettait son ancienne union
magne étant en grande partie exclue du marché français, tandis que le mar-
ché allemand était ouvert à l'indublrie française.
192 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE I.
avec la France et dont il importait de conquérir rattachement.
En ce tenipS'là s'accréditait de plus en plus l'opinion que le
gouvernement anglais favorisait de tout son pouvoir l'inonda-
tion des marchés continentaux en produits fabriqués, dans le
but d'étouffer au berceau les manufactures du continent.
Cette opinion a été tournée en ridicule ; elle était cependant
assez naturelle, d'abord parce que l'inondation avait lieu en
effet comme si elle avait été organisée dans ce but ; et en se-
cond lieu, parce qu'un membre illustre du Parlement,
M. Henri Brougham, aujourd'hui lord Brougham, avait
déclaré crûment en 1815, « qu'on pouvait bien courir des
risques de perte sur l'exportation des marchandises anglaises,
afin d'étouffer au berceau les manufactures étrangères. »
Cette pensée d'un homme si vanté depuis comme philan-
thrope cosmopolite et libéral, lut, dix ans plus tard, repro-
duite presque dans les mêmes termes par un autre membre
du Parlement non moins vanté pour son libéralisme,
M. Hume ; lui aussi voulait « qu'on étouffât dans leur maillot
les fabriques du continent. »
Enfin la prière des manufacturiers prussiens fut exaucée,
tardivement il est vrai, on ne peut pas le dissimuler, quand
on songe combien il est pénible de lutter des années entières
contre la mort, mais elle le fut de main de maître. Le tarif
prussien de 1818 satisfit, dans le temps oij il fut promulgué,
à tous les besoins de l'industrie de la Prusse, sans exagérer
aucunement la protection et sans entraver les relations utiles
du pays avec l'étranger. 11 fut, dans le taux de ses droits, in-
comparablement plus modéré que les tarifs d'Angleterre et
de France, et il devait Têtre ; car il s'agissait, non de passer
peu à peu du système prohibitif au système protecteur, mais
de ce qu'on appelle la liberté du commerce a la protection.
Un autre mérite éminent de ce tarif, envisagé dans son en-
semble, consistait en ce que la plupart de ses taxes étaient
étabhes d'après le poids, et non d'après la valeur. Non-seule-
ment on évitait ainsi la contrebande et les déclarations de
valeurs insuffisantes, mais on atteignait en même temps un
l'histoire. — CHAPITRE VII. 193
grand but : les objets de consommation générale que toute
contrée peut le plus aisément fabriquer elle-même, et dont la
production lui importe le plus à cause du chiffre élevé de sa
valeur totale, étaient le plus fortement imposés, et les droits
protecleurs s'abaissaient à mesure que s'élevaient la finesse et
le prix de la marchandise, partant la difficulté de la fabrica-
tion et l'attrait comme la possibilité de la contrebande.
Cette tarification d'après le poids dut, on le conçoit aisé-
ment, atteindre le commerce des autres Etats allemands à un
plus haut degré que celui des nations étrangères. Les Etats
petits et moyens de l'Allemagne, déjà exclus des marchés
de l'Autriche, de la France et de l'Angleterre, le furent
alors presque entièrement du marché de la Prusse ; ce qui
leur fut d'autant plus sensible, que plusieurs d'entre eux
étaient en totalité ou en grande partie enclavés dans les
provinces prussiennes,
La même mesure qui avait apaisé les fabricants de la Prusse,
excita donc une douloureuse émotion parmi ceux du reste de
l'Allemagne. Déjà peu auparavant l'Autriche avait grevé
l'importation des produits fabriqués allemands en Italie,
surtout celle des toiles de la haute Souabe. Bornés de toutes
parts, pour leurs débouchés, à de petits territoires, et séparés
même entre eux par de petites lignes de douane, les manufac-
turiers de ces Étals étaient dans un état voisin du désespoir.
Ce fut cette extrémité qui provoqua l'association de cinq à
six mille fabricants et négociants allemands, fondée en 1819 à
la foire du printemps de Francfort-sur-le-Mein, dans le but,
d'une part d'abolir les douanes intérieures, de l'autre d'éta-
blir en Allemagne un système commun de commerce et de
douanes.
Cette association se donna une organisation régulière. Les
statuts en furent soumis à l'approbation de la Diète germa-
nique, ainsi que de tous les princes et de tous les gouverne-
ments d'Allemagne. Elle eut dans chaque ville allemande un
correspondant local, dans chaque pays un correspondant
provincial. Tous les membres et tous les correspondants
13
194 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE I.
s'engagèrent à concourir au but commun de tous leurs
moyens. La ville de Nuremberg fut choisie pour centre de
l'association, et autorisée à nommer un comité central,
chargé de diriger les affaires avec l'aide d'un agent, fonction
à laquelle l'auteur de cet écrit fut appelé. Une feuille hebdo-
madaire, intitulée Organe du commerce et des fabriques de
V Allemagne (Organ des deutschen Handels-und Fabrican-
tenstandes), publia les débats et les mesures du comité central,
ainsi que les idées, propositions, mémoires et notices statisti-
ques concernant le but de l'association. Chaque année une
assemblée générale se tenait à la foire de Francfort pour
entendre le rapport du comité.
Après que l'association eut adressé à la Diète germanique
une pétition où la nécessité et l'utilité des mesures proposées
par elle étaient établies (1), le comité central entra en activité
à Nuremberg. Il envoya aussitôt une députation à toutes les
cours allemandes, puis au congrès ministériel de Vienne en
1820. Un résultat fut obtenu à ce congrès, c'est que plusieurs
États moyens et petits convinrent de tenir à ce sujet un
congrès particulier à Darmstadt. Les débats qui eurent lieu
dans cette dernière assemblée conduisirent d'abord à une
association entre le Wurtemberg et la Bavière, puis à l'union
de quelques Etats allemands avec la Prusse, puis à celle des
États du centre de l'Allemagne, puis enfm, et, principale-
ment grâce aux efforts du baron de Cotta, à la fusion de ces
trois confédérations douanières ; de telle sorte que, à l'excep-
(1) Le rapport d'une section de la Société de Hambourg^ pour l'avancement
des arts, rédigé par MM. Wurm el Muller, et publié en 1847 sous le litre de
Mission des Villes anséatiques vis-à-vis de l'Association allemande (die Au^f-
gabe der Hanseslsedle gegenuber der deulschen Zollverein), a donné la
substance de cette pétition composée par List, et en a reproduit quelques
passages. Elle tendait à la suppression des barrières intérieures et à l'établis-
sement d'un système de douane vis-à-vis de l'étranger basé sur le principe
de rétorsion jusqu'à ce que le principe de la liberté du commerce eût été
reconnu en Europe. Il est digne de remarque que, sous l'influence des mé-
contentements produits dans les petits États par le nouveau tarif prussien,
elle combattait avec énergie Verreur des hommes d'État qui croyaient pou-
tioir stimuler l'industrie nationale au moyen de droits de douane^ (H. R.)
I
l'histoire. CHAPITRE Vlll. 195
iion de l'Autriche, des deux Mecklembourg, du Hanovre et des
Villes anséatiques, l'Allemagne entière est réunie dans une
association de douane qui a supprimé les barrières intérieures,
et élevé vis-à-vis de l'étranger une douane commune, dont le
produit est partagé entre les Etats particuliers dans la mesure
de leur population.
Le tarif de cette association est, en substance, le tarif prus-
sien de 1818, c'est-à-dire un tarif de protection modérée.
Sous l'influence de cette association, l'industrie manufac-
turière, le commerce et l'agriculture des Etals allemands
qu'elle embrasse ont déjà accompli des progrès immenses.
/^An/^./^A/^/^/^/^n/^/\/^/\A/^/^./\/^/^/^/^A/\/^/\/^'^/\/^/\/^/^^v/A/-^/^/\/^/^/^/^./-v'^/^/\/\/^/^/^/^/^/^/\/^A.r>/^/^
CHAPITRE VIII.
LES RUSSES.
La Russie doit ses premiers progrès en civilisation et en
industrie à ses rapports avec la Grèce, puis au commerce des
Anséates par Novogorod, et quand Jean Vassiliévitsh eut
détruit cette ville et que la route des côtes de la mer Blanche
eut été découverte, au commerce avec les Anglais et les Hol-
landais.
Le grand essor de son industrie comme de sa civilisation
ne date, toutefois, que du règne de Pierre le Grand. L'his-
toire de la Russie dans les cent quarante dernières années
fournit une preuve éclatante de la puissante influence qu'exer-
cent l'unité nationale et la constitution politique sur la pros-
périté économique des peuples. C'est à cette autorité impé-
riale, par laquelle l'unité a été établie et maintenue entre une
multitude de hordes barbares, que la Russie doit la création
de ses manufactures, le progrès rapide de son agriculture et
de sa population, le développement de son commerce inté-
rieur à l'aide de canaux et de routes, un vaste commerce exté-
rieur, toute son importance commerciale en un mot.
196 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE I.
Mais le système commercial de la Russie ne remonte
qu'à 1821.
Déjà, sans cloute, sous Catherine II, les avantages offerts
aux ouvriers et aux fabricants étrangers avaient fait faire
quelques progrès aux métiers et aux fabriques ; mais la na-
tion était encore trop arriérée dans la culture pour avoir pu
dépasser les premiers rudiments dans la fabrication de la toile,
du fer, de la verrerie, etc., et, en général, dans ces branches
de travail pour lesquelles le pays était particulièrement favo-
risé par ses richesses agricoles et minérales.
De plus grands progrès dans les manufactures n'étaient pas,
du reste, conformes alors à l'intérêt économique du pays. Si
l'étranger avait reçu en paiement les denrées alimentaires, les
matières brutes et les produits fabriqués communs que la
Russie était en mesure de fournir, s'il n'y avait point eu de
guerres ni de complications extérieures, la Russie aurait eu,
longtemps encore, plus d'avantage à continuer ses relations
avec des pays plus avancés qu'elle ; sa culture générale aurait
été plus développée par ces relations que par le système ma-
nufacturier. Mais les guerres, le blocus continental et les
mesures restrictives des nations étrangères contraignirent
cet empire à chercher son salut dans d'autres voies que celle
de l'exportation des matières brutes et de l'importation des
produits fabriqués. Ces événements interrompirent les an-
ciennes relations maritimes de la Russie. Le commerce par
terre avec l'ouest du continent ne pouvait pas la dédommager
de celte perte. Elle se vit en conséquence obligée de mettre
elle-même en œuvre ses matières brutes.
Après le rétablissement de la paix générale, on voulut re-
venir aux anciens errements. Le gouvernement, le czar lui-
même avaient du penchant pour la liberté du commerce. Les
écrits de M. Storch ne faisaient pas moins autorité en Russie
que ceux de M. Say en Allemagne. On ne se laissa pas même
effrayer par le premier choc que les fabriques indigènes,
créées durant le système continental, eurent à supporter de la
part de la concurrence anglaise. Ce premier choc une fois
l'histoire. CHAPITRE VIII. 197
passé, disaient les théoriciens, on ne tarderait pas à goûter les
béatitudes de la liberté du commerce. Les conjonctures com-
merciales étaient, en effet, des plus favorables à la transition.
La mauvaise récolte de l'Europe occidentale avait provoqué
une forte exportation de produits agricoles, et la Russie eut
ainsi pendant quelque temps d'abondants moyens de solder
ses importations considérables de produits manufacturés
étrangers.
Mais lorsque cette demande extraordinaire des produits de
l'agriculture russe eut cessé, lorsque, bien au contraire,
l'Angleterre eut, dans l'intérêt de son aristocratie, entravé
l'importation des blés, et, dans l'intérêt du Canada, celle des
bois étrangers, la ruine des fabriques du pays et l'excès de
l'importation des objets fabriqués se firent doublement sentir.
Après avoir, avec M. Storch, considéré la balance du com-
merce comme une chimère dont il était aussi honteux et aussi
ridicule pour un homme intelligent et instruit d'admettre
l'existence que celle des sorcières au dix-septième siècle, on
vit alors avec effroi qu'il se passait pourtant entre des con-
trées indépendantes quelque chose d'analogue à la balance
du commerce. L'homme d'Etat le plus éclairé et le plus pé-
nétrant de la Russie, le comte Nesselrode, n'hésita point à le
professer publiquement. H déclara, dans une circulaire offi-
cielle de 1821, « que la Russie se voyait forcée par les cir-
constances de recourir à un système de commerce indépen-
dant; que les produits de l'empire ne trouvaient point de dé-
bouché au dehors ; que les fabriques du pays étaient ruinées
ou sur le point de l'être; que tout le numéraire s'écoulait à
l'étranger, et que les maisons de commerce les plus sohdes
étaient à la veille d'une catastrophe. »
Les effets bienfaisants du système protecteur de la Russie
ne contribuèrent pas moins que les conséquences désastreuses
du rétablissement de la liberté du commerce à discréditer les
principes et les assertions des théoriciens. Des capitaux, des
talents et des bras affluèrent de tous les pays civilisés, surtout
d'Angleterre et d'Allemagne, pour prendre leur part des avan-
198 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE I,
tages offerts aux manufactures indigènes. La noblesse prit
exemple sur la politique impériale. Ne trouvant point au de-
hors de marché pour ses produits, elle essaya de résoudre le
problème inverse, à savoir de rapprocher le marché des pro-
duits ; elle fonda des fabriques sur ses domaines. La demande
de laines fines qu'occasionnèrent les fabriques de lainages
nouvellement créées, eut pour effet une rapide amélioration
de l'élève des moulons dans l'empire. Le commerce avec l'é-
tranger augmenta au lieu de diminuer, surtout le commerce
avec la Perse, la Chine et d'autres contrées voisines en Asie. Les
crises commerciales cessèrent, et il suffit de parcourir les der-
niers rapports du département du commerce de Russie, pour
se convaincre que la Russie doit à ce système un haut degré de
prospérité, et qu'elle avance à pas de géant dans la carrière de
la richesse et de la puissance. 11 est insensé en Allemagne de
vouloir amoindrir ces progrès et de se répandre en doléances
sur le préjudice que le système russe a causé au nord -est de
l'Allemagne. Une nation, comme un individu, n'a pas d'inté-
rêts plus chers que les siens propi es. La Russie n'est pas char-
gée de la prospérité de l'Allemagne. Que l'Allemagne s'oc-
cupe de l'Allemagne et la Russie de la Russie. Au lieu de
se plaindre, au lieu de se repaître d'espérances et d'attendre le
Messie de la future liberté du commerce, il serait mieux de
jeter le système cosmopolite au feu et de profiter de l'exemple
de la Russie.
Que l'Angleterre voie d'un œil jaloux la politique com-
merciale de la Russie, c'est fort naturel. La Russie s'est
parla émancipée de l'Angleterre. Elle s'est mise ainsi en me-
sure de rivaliser avec l'Angleterre en Asie. Si l'Angleterre
fabrique à meilleur marché, dans le commerce avec l'inté-
rieur de l'Asie, cet avantage est compensé par le voisinage et
par l'influence politique de l'Empire. Si, vis-à-vis de l'Europe,
la Russie est peu cultivée encore, vis-à-vis de l'Asie c'est un
pays civilisé.
On ne doit pas méconnaître, toutefois, que le défaut de ci-
vilisation et d'institutions politiques constituera par la suite
l'histoire. CHAPITRE VIII. 199
un grand obstacle aux progrès ultérieurs de la Russie dans
l'industrie et dans le commerce, à moins que le gouver-
nement impérial ne réussisse, en établissant une bonne orga-
nisation municipale et provinciale, en restreignant peu à
peu, puis en abolissant complètement le servage, en faisant
surgir une classe moyenne instruite et des paysans libres,
en améliorant les moyens de transport à l'intérieur, en faci-
litant enfm les communications avec l'Asie, à mettre la
civilisation générale en rapport avec les besoins de l'indus-
trie. Voilà les conquêtes que la Russie a à faire' dans ce siècle;
elles sont la condition de ses progrès ultérieurs dans l'agricul-
ture et dans l'industrie manufacturière, comme dans le com-
merce, la navigalion marchande et la puissance navale. Mais
pour que de pareilles réformes soient possibles, pour qu'elles
s'accomplissent, il faut d'abord que la noblesse russe com-
prenne que ses intérêts matériels s'y rattachent étroite-
ment (1).
(I) Les données de ce chapitre seront utilement complétées par le passage
suivant d'un livre écrit en langue allemande par un homme qui a dirigé, du-
rant une vingtaine d'années, les finances de la Russie, feu le comte Cancrin,
livre publié en 1845 sous le titre d'Économie des sociétés humaines :
« On a beaucoup déclamé contre ce qu'on appelle le système de clôture de
la Russie; qu'il me soit permis de dire ici quelques mots de l'état vrai des
choses.
« Rien avant Catherine II, qui, accomplissant la pensée de Pierre le Grand,
Si européanisé en tout la Russie, des droits protecteurs avaient été établis dans
l'empire; et, à l'époque du congrès de Vienne, il y existait un système com-
plet de protection, en partie même de prohibition, ayant pour objet, de
mettre un frein au luxe et de retenir l'argent dans le pays.
« Dans les traités de paix les diplomates insérèrent des articles sur la li-
berté du commerce , qui s'accommodaient peu à la situation de la Russie. De
là le tarif libéral de 1819, sous l'action duquel la Russie fut inondée de mar-
chandises étrangères, et un grand nombre de fabiiques furent ruinées ou à
la veille de l'étie. On reconnut que, malgré l'accroissement des recettes de la
douane, ce régime ne pouvait pas durer; l'industrie fit éclater ses plaintes,
et en 1821 fui promulgué un nouveau tarif plus sévère et renfermant des
prohibitions.
« L'auteur trouva ce tarif en vigueur, lorsqu'en 1823 il fut nommé mi-
nistre des finances. Il l'a successivement corrigé et complété, il a aboli des
prohibitions, il a abaissé des droits, il en a élevé d'autres dans l'intérêt du
revenu ou de la protection, il a modifié les règlements de douane en quel-
200
SYSTEME NATIONAL. — LIVRE I.
CHAPITRE IX.
LES AMERICAINS DU NORD.
Après avoir retracé, l'histoire en main, la politique com-
merciale des peuples européens, de ceux du moins qui ont
quelque chose à nous apprendre, nous jetterons un coupd'œil
ques points. Il n'est donc pas lauteur du système protecteur de la Russie.
« Ce système n'entrave pas le commerce d'une manière exagérée; c'est ce
que prouvent les recettes annuelles, qui ont triplé depuis 1823, et dont une
portion considérable est fournie par les articles des fabriques étrangères.
Mais pourquoi toutes ces clameurs?
« Jusqu'en 182i, on n'avait pas su réprimer une contrebande, qui procurait
de grands bénéfices aux pays voisins sur la frontière de l'ouest. Non-seule-
ment dans les lignes de douane, mais dans les bureaux mêmes et jusque dans
les ports, celte contrebande s'exerçait sur une grande échelle. On faisait les
papiers en double, on s'entendait avec les douaniers. De la sorte, le système
protecteur était fréquemment éludé, et le négociant honnête ne pouvait pas
observer la loi ; plus tard, il fut très-reconnaissant de le pouvoir. L'auteur
changea en grande partie le personnel des douanes: car un bon poste dans
la douane était devenu une forlune. Les douaniers furent établis sur un pied
régulier aux frontières, et ils forment sur la ligne européenne un corps
bien rélribué, d'environ 9,(100 hommes d'élite à pied et à cheval; il y en a
20,000 en France. Les visiteurs furent choisis parmi les soldats qui avaient
fait leur temps. Contre les doubles papiers, on eut recours à un timbre, le
contrôle fut accéléré, la contrebande fut soigneusement poursuivie à l'inté-
rieur par des employés habiles et sûrs, etc. A l'aide de toutes ces mesures,
on réduisit la contrebande, surtout celle qui s'exerçait dans les bureaux de
douane, aux proportions les plus faibles; ce ne fut point en rendant l'accès de
la Russie difficile ; les touristes peuvent attester que le voyageur n'est nulle
part traité avec plus d'indulgence et de politesse; il n'y a que les allées et
venues des contrebandiers qui trouvent quelques obstacles à la frontière; en-
core le commerce de la frontière a-t-il été notablement facilité dans ces der-
niers temps.
« La contrebande devint ainsi plus périlleuse, les primes d'assurance haus-
sèrent, les marchandises encombrantes ne furent plus guère de son domaine ;
les captures avaient été au commencement trés-considérables, elles dimi-
nuèrent peu à peu. Hinc illœ lacrymœ! Certaines gens, dans les pays limi-
trophes, éprouvèrent de fortes pertes ; de là les plaintes qui ont retenti dans
l'histoire. — CHAPITRE IX. 201
de l'autre côté de l'Atlantique, sur un peuple de colons, qui,
presque sous nos yeux, s'est élevé d'un complet assujettisse-
ment à sa mère patrie et du morcellement entre diverses pro-
vinces qu'aucun lien politique ne rattachait entre elles, à
l'état de nation compacte, bien organisée, libre, puissante,
les journaux el dans les livres. On se plaît à répéter que l'industrie manu-
facturière de la Russie a une existence tout artiQcielle ; les libéraux, les es-
prits passionnés trouvent extrêmement injuste que la Russie s'occupe de ses
intérêts et non pas de ceux de l'étranger, malgré le désespoir que leur cause
un système de clôture qui, à proprement parler, n'existe pas. List a dit la
vérité.
« Il est faux en outre que l'industrie russe vive à l'aide de sacrifices du
gouvernement. Elle est forte par elle-même, et, depuis vingt-cinq ans, au-
cune somme importante n'a été consacrée à soutenir les fabriques. On a, de-
puis 1823, employé de tout autres moyens pour le développement de l'indus-
trie : une gazette du commerce, un journal des manufactures, des agents à
l'élranger pour faire connaître toutes les nouvelles découvertes, tous les per-
fectionnements, l'expédition régulière d'échantillons, l'engagement d'étran-
gers habiles, un conseil des manufactures avec ses sections et ses correspon-
dants, un grand institut technologique, des écoles industrielles, l'envoi de
jeunes gens à l'étranger, des expositions périodiques des produits de l'indus-
trie à Moscou et à Saint-Pétersbourg avec des récompenses pour le mérite,
des écoles gratuites de dessin, des règlements pour une meilleure police du
travail, et beaucoup d'autres moyens que j'omets. Tout cela a contribué à
accroître les lumières, le zèle, en un mol le capital intellectuel, à perfection-
ner les méthodes, à développer les dispositions naturelles de la nation, enfin
à porter l'industrie au degré d'avancement auquel elle est parvenue et à
réduire les prix, peut-être dans une trop forte proportion. Si cette industrie
est encore en ariiére pour les qualités superfines, elle réussit parfaitement
dans les bonnes qualités, dans les articles moyens et inférieurs. Les draps
ordinaires de la Russie sont meilleurs que ceux de France el ne coûtent pas
davantage. Le tissage et la filature du coton y sont en bonne voie, pour les
soieries, il n'y a qu'avec Lyon qu'elle ne puisse pas rivaliser. Saint-Péters-
bourg el Moscou sont remplis de fabriques; les bronzes de Sainl-Pétersbourg,
s'ils le cèdent pour la forme à ceux de France, sont d'un meilleur travail et
d'une dorure plus solide, un peu plus chers toutefois. Du reste, si des écri-
vains sérieux, je ne nomme personne, dépeignent l'induatrie russe comme
artificielle, on doit l'expliquer sans doulepar l'influence épidémique des rê-
veries du libre échange. »
Je dois ajouter que les modifications apportées au tarif russe depuis un
certain nombre d'années ont eu généralement pour but d'accorder des faci-
lités au commerce. Le tarif de novembre 1860 avait aboli la plupart des pro-
hibilions-en les remplaçant, il est vrai, par des droits extrêmement élevés. Un
nouveau tarif, qui apporte au régime en vigueur de notables adoucisse-
ments, a été signé le 9 juin 1857. (H. R.)
202 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE I.
industrieuse, riche, indépendante, et où peut-être nos petits-
fils verront la première puissance maritime et commerciale
du monde. L'histoire commerciale et industrielle de l'Améri-
que du Nord est plus instructive que toute autre à notre point
de vue ; le développement y est rapide, les périodes de com-
merce libre et de commerce restreint se succèdent prompte-
ment ; les résultats se manifestent avec toute évidence, et le
mécanisme entier de l'industrie nationale et de l'administra-
tion publique se met à découvert sous l'œil de l'observateur.
Les colonies de l'Amérique du Nord furent tenues par la
métropole, sous le rapport des arts industriels, dans un si
complet asservissement, qu'outre la fabrication domestique et
les métiers usuels, on n'y toléra aucune espèce de fabriques.
En \ 750, une fabrique de chapeaux établie dans le Massachu-
sets provoqua l'attention et la jalousie du Parlement, qui dé-
clara toutes les fabriques coloniales dommageables au pays
[common nuisances), sans en excepter les forges, dans une
contrée qui possédait en abondance tous les éléments de la fa-
brication du fer. En 1778, le grand Ghatham, alarmé par les
premiers essais manufacturiers de la Nouvelle-Angleterre,
soutint qu'on ne devait pas permettre qu'il se fabriquât dans
les colonies un fer à cheval.
Adam Smith a le mérite d'avoir le premier signalé l'ini-
quité de cette politique.
Le monopole de l'industrie manufacturière parla mère pa-
trie est l'une des principales causes de la révolution améri-
caine ; la taxe sur le thé ne fit que déterminer l'explosion.
Affranchis des entraves qu'on leur avait imposées, en pos-
session de toutes les conditions matérielles et intellectuelles
de l'industrie manufacturière, et séparés du pays d'où ils
tiraient des objets fabriqués et où ils vendaient leurs produits
bruts, réduits, par conséquent, à leurs propres ressources
pour la satisfaction de tous leurs besoins, les Etats de l'Amé-
rique du Nord virent, durant la guerre de l'indépendance, les
fabriques de toute espèce prendre chez eux un remarquable
essor, et l'agriculture en retirer de tels avantages, que la va-
l'histoire. CHAPITRE IX. 203
leur du sol, de même que le salaire du travail, haussa partout
dans une forte proportion, nonobstant les charges publiques
et les ravages de la guerre. Mais, après la paix de Paris, une
constitution vicieuse n'ayant pas permis d'établir un système
commun de commerce, par suite les produits fabriqués de
FAngleterre ayant trouvé de nouveau un libre accès, et fait
aux jeunes fabriques américaines une concurrence impossible
à soutenir, la prospérité dont le pays avait joui pendant la
guerredisparut plus promptementencore qu'elle n'était venue.
Un orateur a dit plus tard dans le congrès au sujet de cette
crise : « Nous achetions, suivant le conseil des modernes
théoriciens, là où nous pouvions le faire au meilleur marché,
et nous étions inondés de marchandises étrangères ; les arti-
cles anglais se vendaient à plus bas prix dans nos places ma-
ritimes qu'à Liverpool et à Londres. Nos manufacturiers
furent ruinés ; nos négociants, ceux-là mêmes qui avaient es-
péré de s'enrichir par le commerce d'importation, firent
faillite, et toutes ces causes réunies exercèrent une si fâcheuse
influence sur l'agriculture, qu'il s'ensuivit une dépréciation
générale de la propriété, et que la déconfiture devint générale
parmi les propriétaires. » Cet état de choses ne fut malheu-
reusement pas instantané ;il dura depuis la paix de Paris jus-
qu'à l'établissement de la constitution fédérale ; plus que toute
autre circonstance, il disposa les différents Etats à resserrer
plus étroitement leurs liens politiques et à accorder au con-
grès les pouvoirs nécessaires pour l'adoption d'un commun
système de commerce. De tous les Etats, sans en excepter celui
de New-York et la Caroline du Sud, le congrès fut assailli de
demandes de protection en faveur de l'industrie du pays ; et, le
jour de son inauguration, Washington porta un habit en
drap indigène, « afin, dit un journal du temps qui se publiait
à New- York, de donner à tous ses successeurs et à tous les
législateurs à venir, avec la simplicité expressive qui appar-
tient à ce grand homme, une leçon ineffaçable sur les moyens
de développer la prospérité du pays. » Bien que le premier
tarif américain, celui de 1789, n'établît que de faibles droits
204 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE I.
d'entrée sur les articles fabriqués les plus importants, il eut,
dès les premières années, de si heureux résultats, que Was-
hington, dans son message de 1791, put féliciter la nation de
l'état florissant dans lequel se trouvaient les manufactures,
l'agriculture et le commerce.
On reconnut bientôt l'insuffisance de cette protection ;
l'obstacle d'un faible droit fut aisément vaincu par les fabri-
cants d'Angleterre dont les procédés s'étaient améliorés. Le
congrès porta à 15 pour cent le droit sur les articles les plus
importants ; mais ce ne fut qu'en 1804, lorsque la modicité
des recettes de douane le contraignait à augmenter le revenu.
Déjà, depuis longtemps, les fabricants du pays s'étaient
épuisés en doléances sur le manque de protection, et les inté-
rêts opposés, en arguments sur les avantages de la liberté du
commerce ainsi que sur les inconvénients des droits protec-
teurs élevés.
Dès 1789, sur la proposition de James Madison, la naviga-
tion avait obtenu une protection suffisante ; son essor con-
trastait avec les faibles progrès généralement accomplis par
les manufactures ; de 200,000 tonneaux en 1789, elle s'était
élevée en 1801 à plus d'un demi-million.
Sous l'abri du tarif de 1804, l'industrie manufacturière de
l'Amérique du Nord ne se maintint qu'avec peine devant
celle de l'Angleterre, que fortifiaient de continuels perfection-
nements et qui avait atteint des proportions colossales ; elle
aurait sans doute succombé dans la lutte, si l'embargo et la
déclaration de guerre de 1812 ne lui étaient venus en aide.
Alors, comme durant la guerre de l'indépendance, les fabri-
ques américaines prirent un essor si extraordinaire, que, non
contentes de satisfaire aux besoins du pays, elles commencè-
rent bientôt à exporter. D'après un rapport du comité du
commerce et des manufactures au congrès, les seules indus-
tries du cotonet de la laine occupaient, en 1815, 100,000 ou-
vriers, produisant annuellement pour plus de 60 millions de
dollars (321 millions de francs) (1). De même que pendant
(1) Le dollar = 5fr. 35 cent.
l'histoire. CHAPITRE IX. 205
la guerre de la révolution, on remarqua, comme une consé-
quence nécessaire de l'extension de l'industrie manufactu-
rière, une hausse rapide de toutes les valeurs, des produits
bruts et de la main-d'œuvre aussi bien que de la propriété
foncière, partant la prospérité commune des propriétaires,
des ouvriers et du commerce intérieur,
Après la paix de Gand, le congrès, instruit par l'expérience
de 1786, doubla pour la première année les droits existants,
et le pays, durant cette année, continua de prospérer. Mais,
sous la pression des intérêts particuliers opposés aux manu-
factures et des arguments de la théorie, il décréta, pour 1816,
une diminution sensible des droits d'entrée, et bientôt repa-
rurent les mêmes résultats que la concurrence étrangère avait
déjà produits de 1786 à 1789, savoir : ruine des fabriques,
dépréciation des produits bruts ainsi que de la propriété fon-
cière, détresse générale des agriculteurs. Après que le pays
avait, pour la seconde fois, goûté, en temps de guerre, les bien-
faits de la paix, il souffrait, pour la seconde fois aussi pendant
la paix, plus de maux que la guerre la plus dévastatrice n'au-
rait pu lui en causer. Ce ne fut qu'en 1824, lorsque les effets
de l'acte extravagant de l'Angleterre sur les céréales se fu-
rent fait sentir dans toute leur étendue, et que l'intérêt agri-
cole des Etats du Centre, du Nord et de l'Ouest se vit obligé
de faire cause commune avec l'intérêt manufacturier, qu'un
tarif un peu plus élevé passa dans le congrès. M. Huskisson
ayant pris sur-le-champ des mesures pour en paralyser les
conséquences au point de vue de la concurrence anglaise, ce
tarif ne tarda pas à être reconnu insuffisant, et complété,
après un vif débat, par celui de 1828.
La statistique officielle de l'Etat du Massachusets récem-
ment publiée (1) donne quelque idée de l'essor qu'à l'aide du
(1) Tableau statistique du Massachusets pour l'année finissant le 1" oiTi7
1837, par J.-P. Bigelon, secrétaire de la République. Boston 1838. — ^Aiicun
autre État américain ne popsède de pareils relevés slatisliqut s. Celui qui est
mentionné ici est dû au gouverneur Kverell, aussi distingué comme savant et
comme écrivain que comme iiomme d'État.
206 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE I.
système protecteur et malgré les adoucissements apportés en-
suite au tarif de 1828, les manufactures prirent dans les États-
Unis, surtout dans le Centre et dans le Nord. En 1837, le
Massachusets renfermait 282 manufactures de coton et
565,031 broches en activité, lesquelles occupaient 4,997 ou-
vriers et 14,757 ouvrières ; 37,275,917 livres (16,844,629
kilog.) (1) de coton y étaient mises en œuvre, et 126 millions
de yards (115 millions de mètres) (2) de tissus y étaient fabri-
qués, ce qui produisait une valeur de 13,056,659 dollars
(69,953,125 fr.), au moyen d'un capital de 14,369,719 dol-
lars (76,877, 796 fr.).
L'industrie de la laine présentait 192 manufactures,
501 machines, et occupait 3,612 ouvrières et 3,485 ouvriers,
qui mettaient en œuvre 10,858,988 livres (4,924,551 kilog.)
de laine, et produisaient 1 1,313,426 yards (10,345,865 mè-
tres) de tissus représentant une valeur de 10,399,807 dollars
(55,637,955 fr.), au moyen d'un capital de 5,770,750 dol-
lars (30,873,512 fr.)
11 se fabriquait 16,689,877 paires de souliers et de bottes,
destinées en grande partie aux Etats de l'Ouest, pour une va-
leur de 16,642,520 dollars (89,037,482 fr).
Les autres fabrications offraient un développement propor-
tionné.
L'ensemble de la production manufacturière de l'Etat, in-
dépendamment de la construction navale, était évalué à plus
de 86 millions (460 millions de fr.), au moyen d'un capital
d'environ 60 millions de dollars (311 millions de francs).
Le nombre des ouvriers était de 117,352, sur une popu-
lation totale de 701 ,331 .
Il n'était point question de misère, de grossièreté, ni de
vices parmi la population des manufactures; tout au con-
traire, chez les nombreux ouvriers de l'un et de l'autre sexe
règne la moralité la plus sévère, la propreté et l'élégance du
vêtement; ils trouvent dans des bibliothèques à leur usage
(1) La livre = 0 kil. 4,535.
(2) Le yard = 0 mélre 9,143.
l'histoire. CBAPITRE IX. 207
des livres utiles et instructifs ; le travail n'épuise pas leurs
forces; leur nourriture est abondante et saine. La plupart des
jeunes filles s'amassent une dot (1).
Ce dernier point tient visiblement au bas prix des denrées
alimentaires, à la médiocrité et à la juste répartition des im-
pôts. Que l'Angleterre supprime ses entraves à l'importation
des produits agricoles, qu'elle diminue ses taxes de consom-
mation de moitié ou des deux tiers, qu'elle couvre le déficit
par un impôt sur le revenu, et elle assurera une condition
semblable aux ouvriers de ses fabriques (2).
Aucun pays n'a été si méconnu et si mal jugé que l'Amé-
rique du Nord, en ce qui touche son avenir et son économie
publique, par les théoriciens comme parles praticiens. Adam
Smith et J. B. Say avaient déclaré que les États-Unis étaient
mués à V agriculture comme la Pologne. La comparaison n'é-
tait pas très-flatteuse pour cette confédération de jeunes et
ambitieuses républiques, et la perspective qui leur était ainsi
offerte était peu consolante. Les théoriciens que je viens de
nommer avaient établi que la nature avait destiné les Améri-
cains du Nord exclusivement à Tagricuiture, tant que la terre
la plus fertile pourrait y être acquise presque pour rien. On
les avait vivement félicités d'obéir de si bon cœur aux pres-
criptions de la nature et d'offrir à la théorie un si bel exem-
ple des merveilleux effets de la liberté du commerce ; mais
l'école éprouva bientôt la contrariété de perdre cette preuve
importante de la rectitude et de l'applicabilité de sa théorie, et
de voir les Etats-Unis chercher leur fortune dans une voie
diamétralement opposée à celle de la liberté commerciale
absolue.
Cette jeune nation, que l'école avait chérie jusque-là comme
la prunelle de ses yeux, devint alors l'objet du blâme le plus
(Ij Les journaux américains de juillet 1839 rapportent que, dans la seule
ville de Lowel, on comptait plus de cent ouvrières ayant déposé à la caisse
d'épargne au delà de 100 dollars (5, 3.S0 francs\
(2) On voit que List pressentait les réformes commerciales et financières
que l'Angleterre était à la veille d'accomplir. (H. R.)
208 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE I.
énergique chez les théoriciens de toute l'Europe. Le nouveau
monde, disait-on, avait fait peu de progrès dans les sciences
politiques; au moment où les peuples européens travaillaient,
avec le zèle le plus sincère, à la réalisation de la liberté générale
du commerce, au moment où l'Angleterre et la Franc^ en
particulier se préparaient à faire des pas signalés vers ce grand
but philanthropique, les États-Unis retournaient, pour déve-
lopper leur prospérité, à ce système mercantile vieilli depuis
longtemps et si nettement réfuté par la science. Un pays tel
que l'Amérique du Nord, dans lequel de si vastes espaces de
la terre la plus fertile étaient encore sans culture et où le sa-
laire était si élevé, ne pouvait mieux employer ses capitaux et
son trop-plein de population qu'à l'industrie agricole; une fois
celle-ci parvenue à son complet développement, l'industrie
manufacturière surgirait d'elle-même et sans excitation fac-
tice ; en faisant naître artificiellement des manufactures, les
États-Unis portaient préjudice non-seulement aux pays de
plus ancienne culture, mais surtout à eux-mêmes.
Chez les Américains, toutefois, le bon sens et le sentiment
des nécessités du pays furent plus forts que la foi dans les
préceptes de la théorie. On scruta les arguments des théori-
ciens, et l'on conçut des doutes sérieux sur l'infaillibité d'une
doctrine à laquelle ses propres adeptes ne se conformaient
même pas.
A l'argument tiré de la grande quantité de terrains fer-
tiles restés encore sans culture, on répondit : que dans les
États de l'Union, déjà populeux, déjà bien cultivés et mûrs
pour les fabriques, de tels terrains étaient aussi rares que
dans la i.ïrande-Bretagne ; que le trop-plein de population de
ces États était obligé de se transporter à grands frais vers
rOuest, pour en défricher de pareils. De là, chaque année,
pour les États de l'Est, non-seulement une perte considéra-
ble en capitaux matériels et intellectuels, mais encore, ces
émigrations transformant des consommateurs en concurrents,
une dépréciation de leurs propriétés et de leurs produits agri-
coles. L'Union ne pouvait avoir intérêt à ce que les solitudes
L HISTOIRE. CHAPITRE IX. 209
qu'elle possédait jusqu^aiix bords delà mer Pacifique, fussent
mises en culture avant que la population, la civilisation et
les forces militaires des Etats eussent atteint un développe-
ment convenable. Au contraire, les Etats de l'Est n'avaient
d'avantages à retirer du défrichement de ces lointaines soli-
tudes , qu'en s'adonnant à l'industrie manufacturière de
manière à échanger leurs articles fabriqués contre les den-
rées de l'Ouest. On alla plus loin ; on se demanda si l'An-
gleterre ne se trouvait pas dans une situation tout à fait
semblable; si elle ne disposait pas, dans le Canada, dans
l'Australie et dans d'autres régions , d'une vaste étendue
de terrains fertiles et encore incultes; si elle n'avait pas,
pour transporter dans ces pays le trop-plein de sa population,
à peu près les mêmes facilités que les Etats-Unis pou renvoyer
le leur des bords de l'océan Atlantique à ceux du Missouri ;
pourquoi, néanmoins, l'Angleterre non-seulement continuait
de protéger son industrie manufacturière, mais travaillait à la
développer de plus en plus.
L'argument de l'école, que, là où les salaires étaient élevés
dans le travail agricole, les fabriques ne pouvaient venir na-
turellement et n'étaient que des plantes de serre chaude, ne
parut fondé qu'en partie, savoir à l'égard de ces articles qui,
présentant peu de volume et de poids relativement à leur va-
leur, étaient produits principalement par le travail manuel,
mais non en ce qui touche ceux dont le prix n'est que faible-
ment influencé par le taux du salaire et pour lesquels l'éléva-
tion de ce taux est compensée par l'emploi de machines ou de
moteurs hydrauliques, par le bon marché des matières brutes
et des denrées alimentaires, par l'abondance et le bas prix des
combustibles et des matériaux de construction, enfin par la
modicité des impôts et par l'énergie du travail.
L'expérience avait d'ailleurs enseigné depuis longtemps
aux Américains que l'agriculture d'un pays ne peut parvenir
à un haut degré de prospérité qu'autant que l'échange des
produits fabriqués est garanti pour l'avenir; que, si l'agri-
culteur demeure dans l'Amérique du Nord et le manufactu-
14
210 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE I.
rier en Angleterre, cet échange sera fréquemment interrompu
par la guerre, par des crises commerciales ou par des me-
sures restrictives adoptées à l'étranger ; que, par conséquent,
pour asseoir sur une base solide la prospérité du pays, le ma-
nufacturier, suivant l'expression de Jefferson, doit s'établir à
côté de l'agriculteur.
Les Américains du Nord comprenaient enfin qu'une grande
nation ne doit pas poursuivre exclusivement des avantages
matériels imn»édials; que la civilisation et la puissance, qui,
comme Adam Smith le reconnaît, sont des biens plus précieux
et plus désirables que la richesse matérielle, ne sauraient être
acquises et maintenues qu'à l'aide de Tindustrie manufactu-
rière; qu'une nation qui se sent appelée à prendre le rang
parmi les plus cultivées et parmi les plus puissantes, ne doit
reculer devant aucun sacrifice pour posséder la condition de
ces biens, et que, cette condition, les Etats voisins de l'Atlan-
tique la possédaient.
C'est sur les rivages de l'Atlantique que la population et la
civilisation européenne ont pris pied d'abord ; c'est là que se
sont formés d'abord des Etats populeux, cultivés et riches; là
est le berceau des pêcheries maritimes, de la navigation cô-
tière et des forces navales du pays ; là fut conquise son indé-
pendance, et sa fédération fut fondée ; c'est par ces Etats du
littoral qu'a lieu son commerce extérieur; par eux il est en
contact avec le monde civilisé, par eux il reçoit le trop-plein
de l'Europe en population, en capital matériel et en res-
sources morales; c'est sur la civilisation, sur la puissance et
sur la richesse de ces Étals que repose l'avenir de civilisation,
de puissance et de richesse de toute la nation, son indépen-
dance et sa future influence sur les pays moins avancés.
Supposons que la population de ces Etats du littoral dimi-
nue au lieu de s'accroître, que leurs pêcheries, leur cabotage,
leur navigation avec l'étranger, leur commerce extérieur, que
leur prospérité enfin décroisse ou reste stationnaire au lieu
d'augmenter, nous verrons s'amoindrir dans la même pro-
portion les moyens de civilisation de tout le pays, les garan-
l'histoire. — CHAPITRE IX. 211
lies de son indépendance et de son influence. On peut mênrie
concevoir le territoire des Etats-Unis cultivé tout entier d'une
mer à l'autre, rempli d'Etats agricoles et couvert d'une nom-
breuse population, et la nation demeurée cependant à un de-
gré inférieur de civilisation, d'indépendance, de puissance et
de commerce extérieur. Nombre de peuples se trouvent dans
cette situation, et, avec une grande population, sont sans ma-
rine marchande et sans forces navales.
Si une puissance avait conçu le plan d'arrêter le peuple
américain dans son essor, de lui imposer à jamais son joug
industriel, commercial et politique, elle n'atteindrait son but
qu'en dépeuplant les Etats de l'Atlantique et en poussant vers
l'intérieur tout ce qui leur accroît de population, de capital et
de forces morales. Par là elle entraverait le pays dans le déve-
loppement de sa puissance maritime ; elle pourrait espérer
même d'occuper de vive force, avec le temps, les principaux
points de défense sur la côte de l'Atlantique et aux embou-
chures des fleuves. Le moyen est fort simple ; il suffirait
d'empêcher que l'industrie manufacturière ne fleurît dans les
Etats de l'Atlantique, et de faire adopter en Amérique le prin-
cipe de la liberté absolue du commerce extérieur.
Si les Etats de l'Atlantique n'étaient pas manufacturiers,
ils ne pourraient pas se maintenir au même degré de civili-
sation, ils déclineraient sous tous les rapports. Comment les
villes du littoral de l'Atlantique pourraient elles prospérer
sans manufactufes? Ce ne serait pas en expédiant les den-
rées de l'intérieur du pays en Europe, et les marchandises
anglaises dans l'intérieur du pays ; car quelques milliers d'in-
dividus suffisent pour une telle opération. Que deviendraient
les pêcheries? La plus grande partie de la population qui s'est
portée vers l'intérieur préfère la viande fraîche et le poisson
d'eau douce au poisson salé ; elle n'a pas besoin d'huile de ba-
leine, ou du moins elle n'en consomme que de minimes quan-
tités. Comment le cabotage aurait il de l'activité? La plupart
des Etats du littoral sont peuplés d'agriculteurs, qui produisent
eux-mêmes les denrées alimentaires, les matériaux de con-
212 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE I.
strnction et les combustibles dont ils ont besoin; il n'y aurait
donc rien à transporter le long de la côte. Comment le com-
merce extérieur et la navigation avec l'étranger prendraient-
ils de l'accroissement? Le pays n'a rien à offrir de ce que les
peuples les moins avancés possèdent en abondance, et les na-
tions manufacturières, chez lesquelles il écoulerait ses pro-
duits, protègent leur marine marchande. Dans ce déclin des
pêcheries, du cabotage, de la navigation avec l'étranger et du
commerce extérieur, que deviendra la marine militaire?
Comment, sans marine militaire, les Etats de l'Atlantique
pourront-ils se défendre contre les attaques du dehors? Com-
ment l'agriculture rnême pou rra-t-elie fleurir dans ces Etats,
lorsque, transportées dans l'Est par les canaux et par les che-
mins de fer, les denrées des terres beaucoup plus fertiles et
beaucoup moins chères de l'Ouest, de ces terres qui n'ont pas
besoin d'engrais, pourront s'y vendre à meilleur marché que
l'Est lui-même ne peut les produire avec un sol depuis long-
temps épuisé ? comment, dans un pareil état de choses, la ci-
vilisation des Etats de l'Est pourrait-elle avancer et leur popu-
lation s'accroître, lorsqu'il est évident que, sous l'empire du
libre commerce avec l'Angleterre , tout leur trop-plein de
population et de capital agricole se porterait vers l'Ouest? La
situation actuelle de la Virginie ne donne qu'une faible idée
de celle à laquelle le dépérissement des manufactures rédui-
rait les Etals de l'Atlantique ; la Virginie, en effet, de même
que tous les Etats méridionaux du même littoral, prend par-
fois une large part à l'approvisonneraent des Etats manufac-
turiers en produits agricoles.
L'existence d'une industrie manufacturière dans les Etats
de l'Atlantique change enlièrement la face des choses. Alors
affluent de toutes les contrées européennes population, capi-
tal, habileté technique, ressources intellectuelles ; alors aug-
mente, avec les envois de matières brutes de l'Ouest, la
demande des produits manufacturés de ces Etats ; alors leur
population, le nombre et l'importance de leurs villes, leur
richesse, enfin, se développent dans les mêmes proportions
l'histoire. — CHAPITRE IX. 213
que la culture des solitudes occidentales ; alors, avec une po-
pulation qui s'accroît, leur propre agriculture est stimulée
par une plus forte demande de viande, de beurre, de fro-
mage , de lait , de légumes , de plantes oléagineuses et de
fruits; alors augmente la demande des poissons salés et de
l'huile de poisson, partant la pêche maritime ; alors le cabo-
tage trouve à transporter des masses de denrées alimentaires,
de matériaux de construction, de houilles etc., que réclame
une population manufacturière; alors les manufactures pro-
duisent une multitude d'articles à exporter dans tous les pays
du monde, ce qui donne lieu à des retours avantageux ; alors,
par le cabotage, par la pêche maritime et par la navigation
avec l'étranger s'accroissent les forces navales et, avec elles,
les garanties de l'indépendance du pays et de son influence
sur les autres nations, particulièrement sur celles de l'Améri-
que du Sud ; alors les arts et les sciences, la civilisation et la
littérature prennent dans les Etats de l'Est un nouvel essor
et se répandent ensuite sur ceux de l'Ouest.
Voilà comment les Etats-Unis ont été amenés à restreindre
l'importation des articles des fabriques étrangères et à proté-
ger leurs propres fabriques. Avec quel succès, nous l'avons
fait voir. L'expérience des Etats-Unis eux-mêmes et l'histoire
de l'industrie chez les autres peuples montrent que, sans ces
mesures, le littoral de l'Atlantique ne serait jamais devenu
manufacturier.
Les crises commerciales, si fréquentes en Amérique, ont
été représentées à tort comme une conséquence de ces res-
trictions. L'expérience antérieure de l'Amérique du Nord,
tout comme la plus récente, enseigne, au contraire, que ces
crises n'ont jamais été plus fréquentes ni plus désastreuses
que dans les moments où les relations avec l'Angleterre étaient
le moins entravées. Les crises commerciales, dans les lùats
agricoles qui s'approvisionnent d'articles fabriqués au dehors,
proviennent du manque d'équilibre entre l'importation et
l'exportation. Les États manufacturiers, plus riches en capi-
tal que les Etats agricoles, et toujours préoccupés d'aug-
214 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE I.
menter leurs débouchés, livrent leurs marchandises à crédit
et poussent à la consommation. C'est comme une avance sur
la prochaine récolte. Or, si la récolte est insuffisante, de
telle sorte que sa valeur reste au-dessous de celle des con-
sommations antérieures, ou si elle est trop abondante, et que
les produits faiblement demandés ne se vendent qu'à vil prix,
si en même temps le marché demeure encombré d'articles des
fabriques étrangères, cette disproportion entre les moyens de
payer et les consommations antérieures, comme entre l'offre
et la demande des produits agricoles et des produits fabriqués,
donne naissance à la crise commerciale. Cette crise est accrue,
aggravée, mais elle n'est pas produite par les opérations des
banques de l'étranger et du pays. Nous donnerons dans un
chapitre ultérieur des explications à ce sujet.
CHAPITRE X.
LES LEÇONS DE l'HISTOIRE.
En tout temps et en tout lieu l'intelligence, la moralité et
l'activité des citoyens se sont réglées sur la prospérité du pays,
et la richesse a augmenté ou décru avec ces qualités ; mais
nulle part le travail et l'économie, l'esprit d'invention et
l'esprit d'entreprise des individus n'ont rien fait de grand là
où la liberté civile, les institutions et les lois, l'administra-
tion et la politique extérieure, et surtout l'unité et la puis-
sance nationale, ne leur ont pas prêté appui.
Partout l'histoire nous montre une énergique action des
forces sociales et des forces individuelles les unes sur les au-
tres. Dans les villes italiennes et dans les villes anséatiques, en
Hollande et en Angleterre, en France et en Amérique, nous
voyons les forces productives et par conséquent les richesses
des individus augmenter avec la liberté, avec le perfectionne-
l'histoire. CHAPITRE X. 215
ment des institutions politiques et sociales, et celles-ci, à leur
tour, trouver dans l'accroissement des richesses matérielles et
des forces productives des individus les éléments de leur per-
fectionnement ultérieur. L'essor de l'industrie et de la puis-
sance de l'Angleterre ne date que de l'affermissement de sa
liberté. L'industrie et la puissance des Vénitiens et des An-
séates, des Espagnols et des Portugais se sont éclipsées avec
leur liberté. Les individus ont beau être laborieux, économes,
intelligents et inventifs, ils ne sauraient suppléer au défaut
d'institutions libres. L'histoire enseigne, par conséquent, que
les individus puisent la majeure partie de leur puissance pro-
ductive dans les institutions et dans^l'étatde la société.
Nulle part l'influence de la liberté, de Tintelligence et
des lumières sur la puissance, et, par suite, sur la force pro-
ductive et sur la richesse du pays, n'apparaît plus clairement
que dans la navigation. De toutes les branches de travail, la
navigation est celle qui exige le plus d'énergie et de courage,
le plus d'audace et de persévérance, qualités qui évidemment
ne peuvent éclore que dans l'atmosphère de la liberté. Dans
aucune autre l'ignorance, la superstition et le préjugé, l'indo-
lence, la lâcheté et la mollesse ne sont aussi funestes ; nulle
partie sentiment de l'indépendance personnelle n'est indispen-
sable au même degré. Aussi l'histoire ne fournit-elle point
d'exemple de peuple asservi qui ait excellé dans la navigation.
Les Indous, les Chinois et les Japonais se sont de toute anti-
quité bornés à naviguer sur leurs canaux, sur leurs fleuves,
ou leurs côtes. Dans l'ancienne Egypte, la navigation mari-
time était réprouvée, apparemment parce que les prêtres et
les monarques craignaient qu'elle ne donnât un aliment à
l'esprit de liberté et d'indépendance. Les Etats les plus libres
et les plus éclairés de la Grèce furent aussi les plus puissants
sur la mer; avec leur liberté cessa leur puissance maritime;
et l'histoire, qui raconte tant de victoires remportées sur terre
par les rois de Macédoine, se tait sur leurs victoires navales.
Quand les Romains sont-ils puissants sur la mer, et quand
n'entend-on plus parler de leurs flottes ? A quelle époque
216 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE I.
l'Italie commaiide-t-elle en souveraine sur la Méditerranée, et
depuis quand son cabotage même est-il tombé aux mains des
étrangers? L'Inquisition avait depuis longtemps prononcé sur
les flottes espagnoles un arrêt d(^ mort, avant qu'il fût exécuté
par celles de TAnglelerre et de la Hollande. Du jour oii sur-
gissent les oligarchies marchandes des Villes anséatiques, la
puissance et l'audace se retirent de la Hanse. Dans les anciens
Pays-Bas, les navigateurs conquièrent seuls leur liberté; ceux
qui se soumettent à l'Inquisition sont condamnés à voir fermer
jusqu'à leurs fleuves. La flotte anglaise, victorieuse, dans la
Manche, de celle de la Hollande, ne fit que prendre possession
de la domination maritime, que l'esprit de la liberté lui avait
depuis longtemps attribuée. La Hollande, pourtant, a con-
servé jusqu'à nos jours une grande partie de sa marine, tan-
dis que celle des Espagnols et des Portugais est à peu près
anéantie. Inutilement quelques grands administrateurs es-
saient de donner une flotte à la France sous le règne du
despotisme, cette flotte disparaît toujours. Aujourd'hui la
marine marchande et la marine militaire de la France gran-
dissent sous nos yeux. A peine l'indépendance des Etats-Unis
de l'Amérique du Nord est-elle accomplie, que déjà ils luttent
glorieusement contre les flottes géantes de la mère patrie.
Mais qu'est-ce que la navigation de l'Amérique du Centre et
de celle du Sud ? Tant que leurs pavillons ne flotteront pas sur
toutes les mers, l'efficacité de leur régime républicain sera
contestable. Voyez, au contraire, le Texas ; à peine éveillé à la
vie, il réclame déjà sa part de l'empire de Neptune.
La navigation n'est qu'un élément de la force industrielle
du pays, élément qui ne peut croître et fleurir que dans l'em-
semble et par l'ensemble. En tous temps et en tous lieux, la
navigation, le commerce intérieur et extérieur, l'agriculture
elle-même ne se montrent prospères que là où les manufac-
tures sont parvenues à une grande prospérité. Mais, si la li-
berté est la condition fondamentale du développement de la
navigation, à combien plus forte raison n'est-elle pas la con-
dition essentielle de l'accroissement de l'industrie manufactu-
l'histoire. — CHAPITRE X. 217
rière, de toute la puissance productive du pays? L'histoire ne
connaît pas de peuple riche, de peuple adonné au commerce
et aux arts, qui n'ait été en même temps un peuple libre.
Partout c'est avec les manufactures qu'on Yoil apparaître
les voies de communication, l'amélioration de la navigation
fluviale, la construction de canaux et de routes, la navigation à
vapeur et les chemins de fer, ces conditions essentielles d'une
agriculture avancée et delà civilisation.
L'histoire enseigne que les arts et les métiers ont voyagé
de ville en ville, de pays en pays. Persécutés et opprimés dans
leur patrie, ils s'enfuyaient dans les villes et dans les contrées
qui leur assuraient liberté, protection et appui. C'est ainsi
qu'ils passèrent de Grèce et d'Asie en Italie, de là en Allema-
gne, en Flandre et en Brabant, et de ces derniers lieux en Hol-
lande et en Angleterre. Partout ce fut la démence et le despo-
tisme qui les chassèrent et la liberté qui les attira. Sans les
extravagances des gouvernements du continent, l'Angleterre
serait difficilement parvenue à la suprématie industrielle.
Mais lequel nous semble le plus raisonnable, d'attendre que
d'autres peuples soient assez insensés pour expulser leurs in-
dustries et pour les contraindre à chercher parmi nous un
refuge, ou, sans compter sur de pareilles éventualités, de les
attirer chez nous en leur oflrant des avantages? L'expérience
apprend, il est vrai, que le vent porte les graines d'une con-
trée dans une autre, et que des espaces incultes se sont changés
ainsi en forêts épaisses ; mais le forestier serait-il sage d'at-
tendre que le vent opérât cette transformation dans le cours
des siècles? Est-il insensé, lorsqu'il ensemence des terrains
incultes, afin d'atteindre le but en quelques dizaines d'années?
L'histoire nous enseigne que des peuples entiers ont accompli
avec succès ce que nous voyons faire au forestier.
Quelques cités libresou de petites républiques, bornées dans
ieur territoire, dans leur population, dans leur puissance mi-
litaire, ou encore des associations de pareilles villes et de pa-
reils États, soutenues par l'énergie de leur jeune liberté,
favorisées par leur situation géographique et par d'heureuses
218
SYSTEME NATIONAL. — LIVRE 1.
circonstances, ont brillé dans l'industrie et dans le commerce
longtemps avant les grandes monarchies, par de libres rela-
tions avec ces dernières, auxquelles elles fournissaient des pro-
duits manufacturés en échange de produits agricoles. Elles se
sont élevées à un haut degré de richesse et de puissance. Tel
a été le cas de Venise et de la Hanse, de la Flandre et de la
Hollande.
La liberté du commerce n'a pas été moins avantageuse dans
le commencement aux grands Etats avec lesquels elles trafi-
quaient. Dans l'abondance de leurs ressources naturelles et
dans la rudesse de leur état social, la libre importation des
produits fabriqués étrangers et l'exportation de leurs produits
agricoles étaient les moyens les plus certains et les plus effi-
caces de développer leurs forces productives, d'accoutumer
au travail des habitants paresseux et querelleurs, d'intéresser
les propriétaires du sol et les nobles à l'industrie, d'éveiller
l'esprit d'entreprise endormi chez les marchands, en un mot,
d'accroître leur culture, leur industrie et leur puissance.
La Grande-Bretagne surtout a retiré ces avantages de ses
relations avec les Italiens et les Anséates, avec les Flamands
et les Hollandais. Mais, parvenus à l'aide du libre commerce
à un certain degré de développement, les grands Etats com-
prirent que le plus haut point de culture, de puissance et de
richesse ne pouvait être atteint qu'au moyen de l'association
des manufactures et du commerce avec l'agriculture ; ils sen-
tirent que les manufactures récentes du pays ne pourraient
soutenir avec succès la libre concurrence des manufactures
anciennes de l'étranger ; que leurs pêcheries et leur navigation
marchande, bases de la puissance maritime, ne pourraient
prospérer qu'à l'aide de faveurs particulières, et qu'à côté
d'étrangers supérieurs par les capitaux, par l'expérience et
par les lumières, les commerçants nationaux continueraient à
être paralysés. Ils cherchèrent, en conséquence, par des res-
trictions, par des faveurs et par des encouragements, à trans-
planter sur leur propre sol les capitaux, l'habileté et l'esprit
d'entreprise des étrangers, et cela avec plus ou moins de suc-
l'histoire. CHAPITRE X. 219
ces, avec plus ou moins de rapidité, suivant que les moyens
employés avaient été choisis avec plus ou moins de discerne-
ment et appliqués avec plus ou moins d'énergie et de suite.
L'Angleterre, particulièrement, a recouru à cette politique.
Mais, des monarques inintelligents ou livrés à leurs passions,
des troubles intérieurs ou des guerres étrangères en ayant
interrompu fréquemment l'application, ce ne fut qu'à la suite
des règnes d'Edouard VI et d'Elisabeth et de ses révolutions
qu'elle eut un système arrêté et approprié au but. Car quelle
efficacité pouvaient avoir les inesures d'Edouard lil, lorsque,
jusques à Henri VI, on ne permettait ni la circulation du blé
d'un des comtés de l'Angleterre dans l'autre, ni son exportation à
l'étranger? Lorsque, encore sous Henri VII et sous Henri VIÏI,
toute espèce d'intérêt, jusqu'aux profits du change, était ré-
putée usure, et qu'on croyait encourager les métiers en taxant
très-bas les tissus de laine et les salaires, la production du
blé en restreignant les grands troupeaux de moutons? Et com-
bien la fabrication des laines et la navigation de l'Angleterre
n'auraient-elles pas atteint plus tôt un haut degré de prospé-
rité, si Henri VIlï n'avait pas considéré comme un mal la
hausse du prix du blé, si, au lieu de chasser du pays en masse
les ouvriers étrangers, il avait, à l'exemple de ses prédéces-
seurs, cherché à en attirer un plus grand nombre, si Henri Vil
n'avait pas rejeté l'acte de navigation qui lui avait été proposé
par le parlement !
En France nous voyons les manufactures, la libre circula-
tion au dedans, le commerce extérieur, les pêcheries, la ma-
rine marchande et militaire, en un mot tous les attributs d'une
nation grande, puissante et riche, que l'Angleterre n'avait
réussi à acquérir que par des siècles d'efforts, surgir en quel-
ques années, comme par enchantement, à la voix d'un grand
génie, mais disparaître plus promptement encore sous la main
de fer du fanatisme religieux et du despotisme.
Nous voyons le principe du libre commerce lutter sans
succès, dans des circonstances défavorables, contre la restric-
tion revêtue de la puissance ; la Hanse est anéantie et la Hol-
220 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE I.
lande succombe sous les coups de l'Angleterre et de la France.
La décadence de Venise, de l'Espagne et du Portugal, le
mouYement rétrograde de la France après la révocation de
redit de Nantes, et l'histoire de l'Angleterre, où nous voyons
la liberté marcher toujours du même pas que l'industrie, que
le commerce et que la richesse nationale, enseignent que la
politique restrictive n'est efficace qu'autant qu'elle est sou-
tenue par le développement de la civilisation et par des insti-
tutions libres dans le pays.
D'un autre côté l'histoire des Etats-Unis et l'expérience de
l'Angleterre apprennent qu'une culture très-avancée avec ou
sans institutions libres, si elle n'est appuyée par une bonne
politique commerciale, n'est qu'une faible garantie des progrès
économiques d'une nation.
L'Allemagne moderne, dépourvue d'une politique com-
merciale énergique et collective, livrée sur son territoire à la
concurrence d'une industrie manufacturière étrangère supé-
rieure à tous égards, exclue en même temps des marchés
étrangers par des restrictions arbitraires et souvent capri-
cieuses, loin d'accomplir dans son industrie des progrès en
harmonie avec son degré de culture, ne peut pas même se
maintenir à son ancien rang, et se verra exploitée comme une
colonie par le même peuple, qui, il y a quelques siècles, était
de même exploité par ses marchands, jusqu'à ce qu'enfin ses
gouvernements se décident, par un système commun et vi-
goureux, à assurer le marché intérieur à son industrie.
Les Etats-Unis, plus en mesure qu'aucun autre pays avant
eux de tirer parti de la liberté du commerce, influencés
d'ailleurs au berceau même de leur indépendance par les
leçons de l'école cosmopolite, s'efforcent plus qu'aucun autre
d'appliquer ce principe. Mais nous les voyons deux fois obli-
gés, par leurs guerres avec la Grande-Bretagne, de fabriquer
eux-mêmes les objets manufacturés que, sous le régime du
libre commerce, ils tiraient du dehors ; deux fois, après le
rétablissement de la paix, conduits par la libre concurrence
avec l'étranger à deux doigts de leur perte, et avertis par
l'histoire. — ' CHAPITRE X. 221
cette leçon que, dans l'état actuel du monde, une grande
nation doit chercher avant tout dans le développement propre
et harmonieux de ses forces particulières la garantie de sa
prospérité et de son indépendance.
Ainsi, l'histoire enseigne que les restrictions sont beaucoup
moins les créations de têtes spéculatives que les conséquences
naturelles de la diversité des intérêts et de l'efTort des peuples
vers l'indépendance ou vers la suprématie, par conséquent
des rivalités nationales et de la guerre, et qu'elles doivent
cesser aussi avec ce conflit des intérêts nationaux ou par
l'association des peuples sous le régime du droit. La question
de savoir comment les peuples peuvent être réunis dans une
fédération, et comment, dans les démêlés entre peuples indé-
pendants, les arrêts judiciaires doivent être substitués à la
force des armes, est donc l'équivalent de celle-ci : comment
les systèmes nationaux de commerce peuvent-ils être rem-
placés par la liberté commerciale universelle ?
Les essais de quelques nations qui ont appliqué chez elles
la liberté du commerce en présence d'une nation prépondé-
rante par l'industrie, par la richesse et par la puissance,
ainsi que par un système commercial restreint, par exemple
ceux du Portugal en 1703, de la France en 1786, des Etats-
Unis en 1786 et en 1806, de la Russie de 1815 à 1821, et de
LAUemagne durant des siècles, nous montrent qu'on ne fait
ainsi que sacrifier la prospérité d'un pays, sans profit pour le
genre humain en général, et pour le seul avantage de la
puissance qui tient le sceptre des manufactures et du com-
merce. La Suisse, ainsi que nous le montrerons plus loin,
formée une exception, qui prouve beaucoup et peu en même
temps pour ou contre l'un ou l'autre système.
Colbert n'est pas, à nos yeux, l'inventeur du système auquel
les Italiens ont donné son nom ; nous avons vu que les Anglais
l'avaient élaboré longtemps avant lui. Colbert n'a fait que
mettre en pratique ce que la France devait adopter tôt ou tard
pour accomplir sa destinée. S'il faut adresser à Colbert un
reproche, ce serait d'avoir essayé d'exécuter sous un gouver-
222 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE I.
nement absolu une œuvre qui ne pouvait durer qu'après un
profond remaniement de la constitution politique.
On pourrait répondre d'ailleurs pour la justification de
Colbert, que son système, poursuivi par de sages monarques
et par des ministres éclairés, aurait, par voie de réformes,
écarté les obstacles qui arrêtaient les progrès des fabriques, de
l'agriculture et du commerce de même que ceux des libertés
publiques, et que la France n'aurait pas eu de révolution ;
que, excitée dans son développement par l'action réciproque
que l'industrie et la liberté exercentl'une sur l'autre, elle serait ^
depuis un siècle et demi l'heureuse émule de l'Angleterre
dans les manufactures, dans les communications intérieures,
dans le commerce avec l'étranger et dans la colonisation, ainsi
que dans les pêcheries et dans la marine marchande et militaire.
L'histoire nous enseigne enfin comment des peuples doués
par la nature de tous les moyens de parvenir au plus haut
degré de richesse et de puissance^ peuvent et doivent, sans se
mettre en contradiction avec eux-mêmes, changer de système
à mesure qu'ils font des progrès. D'abord, en effet, par le
libre commerce avec des peuples plus avancés qu'eux, ils
sortent de la barbarie et améliorent leur agriculture ; puis,
au moyen de restrictions, ils font fleurir leurs fabriques, leurs
pêcheries, leur navigation et leur commerce extérieur ; puis
enfin, après avoir atteint le plus haut degré de richesse et de
puissance, par un retour graduel au principe du libre com-
merce et de la libre concurrence sur leurs propres marchés
étrangers, ils préservent de l'indolence leurs agriculteurs,
leurs manufacturiers et leurs négociants, et les tiennent en
haleine afin de conserver la suprématie qu'ils ont acquise. Au
premier de ces degrés nous voyons l'Espagne, le Portugal, et
au second l'Allemagne et l'Amérique du Nord ; la France
nous paraît sur la limite du dernier ; mais l'Angleterre seule
aujourd'hui y est parvenue. (1)
(1) On trouvera un tableau suffisamment détaillé des faits dont ce livre
donne une vigoureuse esquisse au point de vue du Sys'ème national, dans
VHjstoire du commerce de toutes les nations, par M. H. Scherer, que j'ai tra-
duite de l'allemand avec la collaboration de M. Charles Vogel. (H. R.)
LIVRE DEUXIEME
LA THÉORIE.
CHAPITRE PREMIER.
l'économie politique et l'économie cosmopolite.
Avant Quesnay et les économistes français, il n'y avait
qu'une pratique de l'économie politique exercée parl'adminis-
tration. Les administrateurs et les écrivains qui traitaient des
matières administratives s'occupaient exclusivement de l'agri-
culture, des manufactures, du commerce et de la navigation
du pays auquel ils appartenaient, sans analyser les causés de
la richesse, sans s'élever jusqu'à l'étude des intérêts de l'hu-
manité.
Quesnay, qui conçut l'idée de la liberté universelle du com-
merce, étendit le premier ses recherches au genre humain tout
entier, sans tenir compte de l'idée de nation. Son ouvrage a
pour titre : Physiocratie^ ou du gouvtrnement le plus avanta-
geux au genre humain (1); il veut qu'on se représente les
marchands de tous les pays comme formant une seule républi-
que commerçante (2). Evidemment Quesnay traite de l'éco-
(1) Les principaux ouvrages de Quesnay onl élé réunis sous ce litre, non
point par Quesnay lui-même, mais par Dupont de Nemours, son disciple.
Du reste, le chef de l'école physiocratique a plusieurs fois employé cette ex-
pression : l'ordre le plus avantageux au genre humain. (H. R.)
(2) Quesnay admet, en effet, une république commerciale universelle,
mais, en même temps, des nations a côié d'elle. Voici ce qu'on lit dans les
Observations qui suivent son Tableau économique : « Un royaume agricole
et commerçant réunit deux nations distinctes l'une de l'autre : Tune forme la
224 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE II.
nomie cosmopolite ^ c'est-à-dire de la science qui enseigne
comment le genre humain peut arriver à la possession du
bien-être, tandis que l'économie politique se borne à enseigner
comment une nation, dans des circonstances données, par-
vient, au moyen de l'agriculture, de l'industrie manufactu-
rière et du commerce, à la prospérité, à la civilisation et à la
puissance (1).
Adam Smith donna la même étendue à sa doctrine, en
s'attachantà établir Fidée cosmopolite de la liberté absolue du
commerce, malgré les fautes grossières commises par les
partie conslitulive de la société attachée au territoire; l'autre une addition
extrinsèque, qui fait partie de la république générale du commerce extérieur,
employée et défrayée par les nations agricoles. (H. R.)
(1) Celte distinction entre l'économie politique et l'économie cosmopolite,
sur laquelle insiste l'aiileur, ne saurait être acceptée. La science est toujours
cosmopolite, en ce sens (qu'elle ne circonscrit pas ses recherches et ses pré-
ceptes à une nation en particulier, qu'elles les étend, au contraire, sur tous les
pays comme sur toutes les époques Mais, dans ses méditations sur le genre
humain, elle doit l'envisager tel qu'il a été, tel qu'il est et tel qu'il sera
longtemps peui-élre, sinon toujours, c'est-à-dire composé de sociétés diffé-
rentes à des degrés divers de développement. Si elle ne tient pas compte de ce
grand fait, si elle spécule sur une humanité idéale, c'est une science en l'air
ou plutôt ce n'est plus une science. Tel serait le cas de cette économie cos-
mopolite qui se réduirait à quelques abstractions vides et inapplicables.
L'économie politique, qui n'est point à l'usage de telle ou telle société, de
l'Angleterre, de la France et de l'Allemagne, mais qui repose sur l'étude at-
tentive de toutes les sociétés et qui doit les éclairer toutes, ne peut être oppo-
sée qu'à l'économie privée.
Celte distinction de List rappelle celle que Rossi a faite entre l'économio
publique pure ou rationnelle et l'économie politique appliquée. L'une et
l'autre de ces sciences ont le même objet, la richesse; mais la première en
traite d'une manière générale, humanitaire ; la seconde d'une manière plus
spéciale, plus nationale; l'économie pure néglige le temps, l'espace, la na-
tionalité; l'économie appliquée lient compte de ces trois circonstances. On ne
peut admettre davantage cette distinction nouvelle, qui semble avoir été ima-
ginée par un esprit ingénieux pour faire passer certains théorèmes excessifs
de ses devanciers. Il n'y a qu'une seule économie politique; il ne peut y
avoir deux sciences pour un seul et même objet. Une distinction rationnelle
serait celle d'une économie théorique, et d'une économie appliquée, la pre-
mière exposant les lois qui président à la production et à la distribution des
richesses, la seconde déduisant de ces lois des préceptes généraux, celle-là
correspondant à la physiologie, celle-ci à l'hygiène et à la thérapeutique.
(H.R.)
LA THÉORIE. CHAPITRE PREMIER. 225
physiocrates contre la nature des chosesetcontrelalogique. Pas
plus queQuesnay, Adam Smith ne se proposa detraiter de l'ob-
jet de l'économie politique, c'est-à-dire de la politique que
chaque pays doit suivre pour accomplir des progrès dans son
état économique. Il intitula son ouvrage : De la nature et des
causes de la richesse des nations, c'est-à-dire de toutes les nations
dont se compose le genre humain. Il consacra aux divers sys-
tèmes d'économie politique une partie de son travail, mais
uniquement afin d'en montrer le néant et de prouver que l'é-
conomie politique ou nationale devait faire place à l'écono-
mie humanitaire. Si parfois il parle de la guerre, ce n'est
jamais qu'en passant. L'idée de la paix perpétuelle sert de
base à tous ses arguments. Suivant la remarque significative
de Dugald-Stewart, son biographe, il avait pris pour point de
départ de ses recherches cette maxime, « que la plupart des
mesures de gouvernement pour l'avancement de la prospérité
publique sont inutiles, et que, pour élever un Etat du dernier
degré de barbarie au plus haut point d'opulence, il ne faut
que trois choses, des taxes modérées, une bonne administra-
tion de la justice et la paix. » Evidemment Adam Smith
entendait par ce dernier mot la paix perpétuelle de l'abbé de
Saint- Pierre.
J.-B. Say demande explicitement qu'on admette l'existence
d'une république universelle pour concevoir l'idée de la li-
berté du commerce. Cet écrivain, qui au fond n'a fait que
construire un édifice scientifique avec les matériaux fournis
par Adam Smith, dit en propres termes dans son Economie
politique pratique {{) : « Nous pouvons confondre dans les
mêmes considérations la famille et le chef qui pourvoit à ses
besoins. Les principes, les observations qui les concernent,
composent l'économie privée; ['économie publique embrasse
les observations et les principes qui ont rapport aux inté-
rêts d'une nation considérée en particulier et comme pou-
vant être opposés aux intérêts d'une autre nation. Enfin Véco-
[i) IXe partie, Tableau général de l'Economie des sociétés.
15
226 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE II.
nomie politique regarde les intérêts de quelque nation que ce
soit ou de la société en général (1). »
On doit remarquer ici : premièrement que Say reconnaît
sous le nom d^ économie publique Texistence d'une économie na-
tionale ou politique, dont il ne s'est point occupé dans ses ou-
vrages ; en second lieu qu'il donne le nom d'économie politi-
que à un enseignement évidemment cosmopolite par sa nature,
et que, dans cet enseignement, il ne traite que de l'économie
qui a exclusivement en vue les intérêts collectifs du genre hu-
main, sans avoir égard aux intérêts séparés de chaque nation.
Cette confusion de mots aurait disparu, si, après avoir dé-
veloppé ce qu'il appelle l'économie politique, et ce qui n'est
autre chose que l'économie cosmopolite ou l'économie du
monde, l'économie du genre humain, Say nous eût initiés
aussi aux principes de la doctrine qu'il appelle économie pu-
hliquSj mais qui n'est autre chose que l'économie de nations
données, ou l'économie politique. Dans la définition et dans
l'exposé de cette science, il aurait pu difficilement s'empêcher
de partir de l'idée de nation et de montrer quels changements
essentiels l'économie du genre humain doit éprouver par ce
seul fait que le genre humain est partagé en nationalités dis-
tinctes, formant un faisceau de forces et d'intérêts, et placées
dans leur liberté naturelle vis-à-vis d'autres sociétés sembla-
bles. Mais, en donnant à son économie humanitaire le nom
d'économie politique, il s'est dispensé d'un tel exposé; par
une confusion de mots il a produit une confusion d'idées, et
masqué une série d'erreurs théoriques des plus graves.
Tous les écrivains postérieurs ont partagé cette erreur.
Sismondi appelle l'économie politique « la science qui se
charge du bonheur de l'espèce humaine. » Ainsi Adam Smith
et ses disciples n'ont enseigné au fond autre chose que ce que
(t) Celte distinction de J.-B. Say n'est pas plus heureuse que celles dont
il a été question dans une note précédente. Il est évident que son économie
publique rentre dans le domaine de l'économie politique, laquelle serait in-
complète, si elle faisait abstraction des intérêts séparés des nations diverses
dont se compose le genre humain. (H. R.)
LA THÉORIE. CHAPITRE PREMIER. 227
Quesnay et son école avaient enseigné avant eux ; car Tarticle
de la Revue méthodique concernant les physiocrates dit, à peu
près dans les mêmes termes, que le bonheur des individus
dépend en général de celui de l'espèce humaine. Le premier
des coryphées américains de la liberté du commerce telle que
l'entend Adam Smith, Thomas Cooper, président du collège
de Colombie, va jusqu'à nier l'existence de la nationalité ; il
appelle la nation « une invention grammaticale, imaginée
uniquement pour épargner des périphrases, une non-entitèy
quelque chose qui n'a d'existence que dans le cerveau des
hommes politiques. » Cooper est d'ailleurs parfaitement con-
séquent avec lui-même, beaucoup plus que ses devanciers et
que ses maîtres ; car, du moment qu'on reconnaît l'existence
des nations avec leurs conditions d'être et leurs intérêts, on
se voit obligé de modifier l'économie de la société humaine
conformément à ces intérêts particuliers ; si donc on a l'in-
tention de signaler ces modifications comme des erreurs, il
est habile de contester tout d'abord aux nations leur existence.
Pour notre part, nous sommes très-loin de rejeter la théo-
rie de l'économie cosmopolite, telle qu'elle a été élaborée par
l'école ; nous pensons seulement que l'économie politique, ou
ce que Say appelle Véconomie publique, doit aussi être élaborée
scientifiquement, et qu'il vaut toujours mieux désigner les
choses par leur nom véritable que de leur donner des déno-
minations contraires au sens des mots.
Pour rester fidèle à la logique et à la nature des choses, il
faut opposer à l'économie privée l'économie sociale, et dis-
tinguer dans celle-ci l'économie politique ou nationale, qui,
prenant l'idée de nationalité pour point de départ, enseigne
comment une nation donnée, dans la situation actuelle du
monde et eu égard aux circonstances qui lui sont particuliè-
res, peut conserver et améliorer son état économique ; et l'é-
conomie cosmopolite ou humanitaire, qui part de l'hypo-
thèse que toutes les nations du globe ne forment qu'une
société unique vivant dans une paix perpétuelle.
Si l'on présuppose, avec l'école, l'association universelle ou
228 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE II.
une fédération de tous les peuples, garantie de la paix per-
pétuelle (1), le principe de la liberté du commerce entre les
nations serait parfaitement établi. Moins un individu est en-
travé dans la poursuite de son bien-être, plus ceux avec
lesquels il a de libres relations sont nombreux et riches, plus
vaste est le champ ouvert à son activité, et plus il lui sera
facile d'employer à l'amélioration de sa condition les facultés
qu'il a reçues de la nature, les lumières et les talents qu'il a
acquis, les forces naturelles qui se trouvent à sa disposition.
Il en est des communes, des provinces comme des individus.
11 faudrait être insensé pour soutenir que l'union commer-
ciale est moins avantageuse que les douanes provinciales aux
Etats-Unis de l'Amérique du Nord, aux provinces de la
France et aux Etats de la Confédération germanique.
Les trois royaumes unis de la Grande-Bretagne et de l'Ir-
lande offrent un exemple éclatant et décisif des immenses ré-
sultats de la liberté du commerce entre des peuples asso-
ciés i 2). Qu'on se représente une association semblable entre
(1) On peut comparer ce passante remarqua'nle de IJsl à quelques pages
du Cours de Rossi, dans le chapitie de la Théorie de la liberté commerciale;
elles commencent ainsi : « Représentons-nous le monde industriel et com-
mercial sans aucune barrière politique, comme si, pour les rapports économi-
ques, la diverse nationalité des peuples était complélement effacée. » Après
avoir retracé les faits qui se produiraient dans une hypothèse, suivant lui,
malheureusenient romanesque, l'habile économiste développe avec force
l'argument tiré de la diverse nationalité, et il lui l'ait sa part. Dans un autre
chapitre, relatif au système colonial, il s'exprime en ces termes : « Répétons-
le, dans la théorie on n'a pas assez tenu compte du fait de la nationalité.
Tandis que les praticiens l'exagèrent au point de vouloir faire, de chaque
nation, une association de monopoleurs, en guerre permanente avec le monde
entier, les théoriciens l'ont complélement oubliée. » Ce sont presque les ex-
pressions de l'auteur du Système national. Rossi qui savait l'allemand, et
qui lisait, son cours nous l'apprend, la Revue trimestrielle allemande, con-
naissait-il les doctrines de List?— Si les théoriciens ont oublié la nationalité,
ce n'est pas à dire qu'ils ont manqué de patriotisme ; en réclamant la liberté
du commerce international la plus étendue, ils ont toujours cru, à tort ou à
raison, servir les intérêts de leur pays. (H. R.)
(2) Nous n'admettons pas que le libre échange avec la Grande-Bretagne
ait été avantageux pour l'Irlande. Au contraire, il lui a été nuisible et il a
retardé ses progrès. Qu'un peu de bien ait accompagné le mal, on ne le
conteste pas, mais il serait difficile de l'apprécier maintenant. Les maux de
LA THÉORIE. — CHAPITRE PREMIER. 229
toutes les nations du globe, et l'imagination la plus vive ne
saurait se figurer la somme de bien-être et de jouissance
qu'elle procurerait au genre humain (1).
Incontestablement l'idée d'une confédération de tous les
peuples et de la paix perpétuelle est enseignée à la fois par la
raison et par la religion (2). Si le duel entre individus est dé-
raisonnable, combien le duel entre nations ne l'est-il pas da-
vantage ? Les preuves que l'économie sociale puise dans
l'histoire de la civilisation en faveur de l'association de tous
les hommes sous le régime du droit, sont peut-être celles qui
frappent le plus une saine intelligence. L'histoire enseigne
que là où les individus vivent à l'état de guerre, le bien-être
l'Irlande n'ont pas tous, on le reconnaît ég^alement, le libre échangée pour
origine, mais ils sont en très-grande partie son ouvrage, c'est ce qui ressort
de la situation économique du pays. Il n'y a pas de pays civilisé où les oc-
cupations soient moins variées, L'Irlande n'est qu'une ferme de l'Angleterre,
cultivée pour les convenances du commerce avec celle-ci, et non dans l'intérêt
de sa propre population. Elle est bornée à l'agriculture, et cette agriculture
est bornée elle-même à la consommation de la Grande-Bretagne. Aussi, sur
une terre des plus fertiles, les habitants, en nombre toujours croissant,
n'ont-ils pu gagner de quoi se nourrir, et quand la pomme de terre, leur
principal aliment, est devenue malade, plus d'un million d'individus a été
emporté par la famine. — Je crois de même qu'aux États-Unis, le Midi a
énormément souffert, et le Nord éiiormément profité du libre échange résul-
tant de l'unité douanière. (S. Colwell.)
(1) Nous ne pouvons adopter une telle opinion. Si toutes les nations étaient
également capables de supporter la concurrence, on verrait surgir une rivalité
universelle et destructrice, alors la protection s'universaliserait, ou les travail-
leurs supporteraient de grands maux. (S. Colwell.)
— Le commentateur américain perd de vue que l'association commerciale
universelle dont il s'agit suppose l'établissement préalable d'une harmonie
industrielle du globe, excluant les efifels désastreux qu'il redoute. Ce n'est là
sans doule qu'un idéal, qu'un rêve étranger à la science. La science peut du
moins constater un développement progressif des relations commerciales en
même temps que de la division du travail entre les difTérentes nations.
(H. R )
(2) La religion chrétienne prescrit la paix perpétuelle ; mais, avant que
la prophétie : « il y aura un seul berger et un seul troupeau,» ne s'accom-
plisse, la maxime, vraie en elle-même, des quakers sera difficile à prati-
quer. Il n'y a pas de meilleure preuve de la divinité du christianisme que de
\oir ses enseignements et ses prophéties dans un parfait accord avec les exi-
gences de la prospérité matérielle comme du développement moral du genre
humain.
230 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE II.
des hommes est à son degré le plus bas, et qu'il s'élève à me-
sure que grandissent les associations humaines. Dans Tétai
primitif du genre humain, nous n'apercevons que des fa-
milles, puis nous voyons des villes, puis des confédérations
de villes, puis la réunion de toute une contrée, puis enfin
l'association de plusieurs Etats sous un régime légal. Si la
nature des choses a été assez forte pour étendre jusqu'à des
centaines de millions d'âmes l'association qui a commencé par
la famille, on peut lui supposer assez d'énergie pour opérer
la réunion de tous les peuples. Si l'esprit humain a été capa-
ble de reconnaître les avantages de ces grandes sociétés, on
peut l'estimer en état de comprendre aussi ceux d'une associa-
tion de l'espèce entière. Une multitude de signes révèlent
cette tendance. Il nous suffira de rappeler les progrès accom-
plis dans les sciences et dans les arts, dans l'industrie et dans
l'organisation sociale. Dès aujourd'hui on peut prévoir avec
certitude que, dans quelques dizaines d'années, grâce au per-
fectionnement des moyens de transport, les peuples civilisés
seront, dans leurs rapports à la fois matériels et moraux, unis
entre eux aussi étroitement et plus étroitement encore que les
différents comtés de l'Angleterre ne l'étaient il y a un siècle.
Déjà les gouvernements des nations continentales possèdent
dans le télégraphe le moyen de s'entretenir les uns avec les
autres, presque comme s'ils se trouvaient en un seul et
même lieu (1). Des forces puissantes, jusque-là inconnues,
ont déjà élevé l'industrie à un degré de développement qu'on
n'avait pas soupçonné, et d'autres plus puissantes encore ont
annoncé leur apparition. Mais plus l'industrie avance, plus
elle s'étend également sur les diff'érentes contrées, moins
la guerre devient possible. Deux peuples également avancés
en industrie se feraient mutuellement plus de mal en une se-
maine qu'ils ne pourraient en réparer dans l'espace d'une gé-
(1) La télégraphie électrique, dont l'invention est postérieure à cet ouvrage,
permet ces comrnunicalions non-seulement aux gouvernements, mais au
commerce, el ce n'est pas uniquement sur le continent qu'elle fonclioone,
elle a déjà franchi la mer. (H. R.)
LA THÉORIE. — CHAPITRE PREMIER. 231
néralion. Ajoutez que ces forces nouvelles, qui jusqu'à pré-
sent ont été particulièrement employées à la production, ne
refuseront pas leurs services à la destruction, qu'elles servent
à la défense des peuples en général, à celle des peuples de
l'Europe continentale en particulier, menaçant d'enlever au
Royaume-Uni les avantages défensifs de sa situation insulaire.
Déjà, dans les congrès des grandes puissances, l'Europe pos-
sède l'embryon du futur congrès des nations. Dès aujour-
d'hui, la tendance à arranger au moyen de protocoles les dif-
férends entre les peuples prévaut sur celle de se faire justice
par la force des armes. Des idées plus justes sur la richesse et
sur l'industrie ont déjà convaincu les meilleurs esprits dans
tous les pays civilisés, que la civilisation des peuples barba-
res, ou à demi barbares, de ceux qui ont rétrogradé, et la
fondation de colonies offrent aux nations avancées, pour le dé-
veloppement de leurs forces productives, un champ qui promet
des fruits infiniment plus abondants et plus assurés que la
guerre ou que des restrictions commerciales hostiles. A me-
sure que cette conviction s'établira et que l'extension des
moyens de transport ouvrira aux nations civilisées les pays
qui ne le sont pas, ces nations comprendront de plus en
plus que la civilisation des peuples barbares, des peuples
déchirés par l'anarchie ou opprimés par de mauvais gou-
vernements, est une mission qui leur promet à toutes les
mêmes avantages, une mission qui leur est commune à
toutes et qui ne peut être accomplie qu'au moyen de l'asso-
ciation.
Que la civilisation de tous les peuples, que la culture de
tout le globe soit la mission du genre humain, c'est ce qui
ressort de ces lois inaltérables de la nature, en vertu des-
quelles les nations civilisées sont poussées par une force irré-
sistible à étendre leurs forces productives sur des pays d'une
moindre culture. Partout, sous l'influence de la civilisation,
nous voyons la population, les forces intellectuelles et les ca-
pitaux matériels s'accroître au point d'être obligés de refluer
sur d'autres pays moins cultivés. Lorsque le sol ne suffit plus
232 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE II.
à nourrir la population et à employer les habitants des cam-
pagnes, les bras inoccupés vont chercher dans des contrées
lointaines des terres labourables ; lorsque les talents et les ca-
pacités industrielles en trop grand nombre n'obtiennent plus
dans le pays une rémunération suffisante, ils émigrent vers
les lieux qui les recherchent; lorsque, par l'accumulation
des capitaux matériels, le taux de l'intérêt tombe si bas que le
petit capitaliste n'y trouve plus de quoi vivre, celui-ci cherche
dans des pays moins riches un placement plus avantageux.
Le système de l'école repose donc sur une idée vraie, idée
que la science doit admettre et élaborer pour remplir sa voca-
tion, qui est d'éclairer la pratique, idée que la pratique ne
peut méconnaître sans s'égarer. Seulement l'école a négligé
détenir compte des nationalités, de leurs intérêts, de leur état
particulier, et de les concilier avec l'idée de l'union univer-
selle et de la paix perpétuelle.
V école a admis comme réalisé un état de choses à venir.
Elle présuppose l'existence de l'association universelle et de la
paix perpétuelle, et en conclut les grands avantages de la li-
berté du commerce. Elle confond ainsi l'effet avec la cause.
La paix perpétuelle, existe entre des provinces et des Etats
déjà associés ; c'est de cette association qu'est dérivée leur
union commerciale; ils ont dû à la paix perpétuelle où ils
vivent les avantages que celle-ci leur a procurés. Tous les
exemples que nous présente l'histoire nous montrent l'u-
nion politique précédant l'union commerciale. Elle n'en
fournit point où la seconde ait frayé la voie à la première.
Dans l'état actuel du monde, la liberté du commerce enfante-
rait, au lieu de la république universelle, l'assujettissement
universel des peuples à la suprématie de la puissance prépon-
dérante dans les manufactures, dans le commerce et dans la
navigation ; il y a pour cela des raisons fort graves, à notre
avis hors de contestation.
La république universelle, telle que l'entendaient Henri IV
et l'abbé de Saint-Pierre, c'est-à-dire une association dans la-
quelle toutes les nations reconnaîtraient entre elles un régime
LA THÉORIE. — CHAPITRE PREMIER. 233
légal et renonceraient à se faire elles-mêmes justice, n'est réa-
lisable qu'autant qu'un certain nombre seraient parvenues à
un degré à peu près égal d'industrie et de civilisation, d'édu-
cation politique et de puissance. La liberté du commerce ne
peut s'étendre que par le développement graduel de cette
union; c'est par elle seulement qu'elle peut procurer à tous
les peuples les grands avantages dont les provinces et les
Etats associés nous offrent aujourd'hui l'exemple. Le système
protecteur, en tant qu'il est Tunique moyen d'élever les Etats
moins avancés en civilisation au niveau de la nation prépon-
dérante, laquelle n'a point reçu de la nature, à tout jamais,
le monopole de l'industrie manufacturière, mais a seulement
pris les devants sur les autres ; le système protecteur apparaît,
envisagé de ce point de vue, comme le plus puissant promo-
teur de l'association finale des peuples, par conséquent de la
vraie liberté du commerce. Et, de ce même point de vue,
l'économie politique se présente comme la science qui, tenant
compte des intérêts existants et de la situation particulière
des nations, enseigne comment chacune d'elles peut parvenir
à ce degré de développement économique auquel l'association
avec d'autres nations d'une égale culture, partant la liberté
du commerce, lui deviendra possible et avantageux.
Mais l'école a confondu les deux doctrines ; elle commet la
grande faute d'appliquer à la situation des divers pays des
principes purement cosmopolites^ et en même temps de mé-
connaître, par des considérations politiques, la tendance cos-
mopolite des forces productives.
C'est pour avoir méconnu la tendance cosmopolite des
forces productives que Malthus est tombé dans cette erreur
de vouloir restreindre l'accroissement de la population ; que
tout récemment Chalmers et Torrens ont conçu l'étrange idée
que l'augmentation des capitaux et une production sans bor-
nes étaient des maux auxquels l'intérêt général commandait
de mettre un terme ; que Sismondi a déclaré les fabriques des
choses nuisibles à la société (1). La théorie ressemble ici à
(I) Dans toute science, surtout dans une science qui n'a pas encore atteint
234 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE II.
Saturne, qui dévore ses propres enfants. Elle, qui, du déve-
loppement de la population, des capitaux et des machines, fait
sortir la division du travail et explique par cette loi le progrès
de la société, arrive à considérer ces forces comme des mons-
tres menaçants pour la prospérité des peuples; parce que,
Fœil exclusivement fixé sur l'état présent de telle ou telle na-
tion, elle perd de vue l'état du globe tout entier et les progrès
futurs du genre humain.
11 n'est pas vrai que la population s'accroisse avec plus de
rapidité que la production des subsistances ; du moins serait-
il insensé d'admettre cette disproportion et de chercher à l'é-
tablir au moyen de pénibles calculs et de sophismes, tant que
le globe offrira une quantité immense de forces inemployées,
son complet développement, on doit s'attendre, de la pari de ceux qui la cul-
tivent, à des tâtonnements, à des opinions hasardées, à des erreurs ; mais les
erreurs restent la propriété des individus, et les vérités seules entrent dans
la science. C'est ainsi que la science n'a pas admis les inquiétudes conçues
par quelques esprits au sujet d'un prétendu excès de production, inquiétu-
des que List trouve avec raison étranges, et dont J.-B. Say a fait bonne jus-
lice par sa théorie des débouchés. La science a repoussé également des
exagérations auxquelles une réputation acquise par d'importants travaux
historiques n'ont valu que trop de succès, même auprès des intelligences
les plus distinguées. Quant aux travaux de Mallhus sur la population,
tout en y rectifiant quelques formules, la science les a adoptés dans leur en-
semble.
Il est regrettable, dans un temps, où l'on cherche à flétrir par l'épithéte
de Malthusien tous ceux qui n'épousent pas des utopies insensées, de voir
l'autorité d'un homme éminent du côté des déclamateurs. Mais List a parlé
de la théorie de Malthus sous l'influence de sentiments généreux et irréfléchis
plutôt que d'un examen sérieux auquel il ne s'était pas livré. Sans doute, le
globe que nous habitons présente de vastes espaces incultes, et la production
des denrées alimentaires, par conséquent la population, y est susceptible d'un
accroissement immense ; il n'est pasmoins vrai que le progrés de la popula-
tion ne peut sans danger précéder celui de la production ; une saine morale
n'exige pas moins de l'homme de ne pas céder aveuglémenl, comme la brute,
à ses appétits, et une charité éclairée ne doit pas moins recommander aux
classes ouvrières la prudence en matière de mariage, comme la condition
essentielle de leur indépendance et de leur bien-élie.
Dans quelques leçons de son Cours d'économie politique et dans son in-
troduction à l'ouvrage de Malthus sur la population, Rossi a traité ces ques-
tions si graves avec une haute raison et avec un sentiment vrai désintérêts de
la population laborieuse. (H. R.)
LA THÉORIE. CHAPITRE PREMIER. 235
de manière à nourrir dix et peut-être cent fois plus d'hommes
qu'il n'en existe aujourd'hui.
. C'est une vue étroite que de prendre la puissance actuelle
des forces productives pour mesure du nombre d'hommes
qui peuvent trouver leur subsistance sur un espace donné. Le
sauvage, le chasseur et le pêcheur n'auraient pas, dans leur
manière de calculer, trouvé place sur la terre entière pour un
million d'hommes; le pasteur pour dix millions; l'agricul-
teur ignorant pour cent millions, et cependant l'Europe seule
aujourd'hui contient deux cent millions d'hommes. La culture
des pommes de terre ainsi que des plantes fourragères et les
récents progrès de l'économie agricole en général ont décuplé
la puissance de l'homme pour la production des denrées ali-
mentaires. En Angleterre, au moyen âge, un acre de terre
rendait en froment quatre pour un, il rend aujourd'hui de
dix à vingt, et cinq fois plus de terrains ont été mis en culture.
Dans plusieurs contrées européennes, dont le sol possède la
même fertilité naturelle que celui de l'Angleterre, le produit
actuel ne dépasse pas quatre. Qui pourrait assigner des bornes
aux découvertes, aux inventions, aux progrès du genre hu-
main ? La chimie agricole est encore dans son enfance ; qui
peut dire si demain une nouvelle découverte, un procédé nou-
veau ne quadruplera pas ou ne décuplera pas la fécondité du
sol? Déjà les puits artésiens ont donné le moyen de transfor-
mer d'arides solitudes en des champs fertiles. Et quelles
forces ne sont peut-être pas enfermées encore dans les en-
trailles de la terre? Supposez qu'une découverte nouvelle
mette à même de produire partout de la chaleur à bas prix,
sans recourir aux combustibles aujourd'hui connus, que de
terrains ne pourrait-on pas mettre en culture, et dans quelle
proportion incalculable la puissance productive d'un espace
donné ne pourrait-elle pas s'accroître ! Si la théorie de Malthus
nous paraît étroite dans sa tendance, dans ses moyens elle se
montre contraire à la nature, destructive de la morale et de
Ténergie, horrible enfin. Elle veut détruire un mobile, que la
nature emploie pour stimuler les hommes aux efforts de corps
236 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE II.
et d'esprit, pour éveiller et pour entretenir leurs plus nobles
sentiments, un mobile auquel le genre humain doit la plus
grande partie de ses progrès. Elle érige en loi l'égoïsme le.
plus sec, elle demande que nous fermions notre cœur à ceux
qui ont faim, parce qu'en leur donnant à manger et à boire,
nous serions causes que dans trente ans peut-être un autre
serait affamé. Elle met le calcul à la place de la pitié. Une
telle doctrine changerait les cœurs des hommes en pierres. Et
qu'attendre d'un peuple oii les citoyens porteraient dans leurs
poitrines des pierres au lieu de cœurs, sinon la ruine com-
plète de la morale, et avec elle des forces productives, par
suite de toute la richesse, de toute la civilisation, de toute la
puissance du pays?
Si, chez une nation, la population dépasse la production
des subsistances, si les capitaux finissent par s'accumuler
tellement qu'ils ne trouvent plus d'emploi dans le pays, si les
machines mettent une multitude d'individus sur le pavé, si
enfin les produits fabriqués encombrent les magasins, c'est
une preuve que la nature n'a pas voulu que l'industrie, la
civilisation, la richesse et la puissance fussent le partage
exclusif d'un seul peuple, lorsqu'une portion considérable des
terres susceptibles de culture n'est habitée que par des ani-
maux sauvages, et que la plus grande partie de l'espèce hu-
maine est plongée dans la barbarie, dans l'ignorance et dans
la misère.
Nous venons de montrer dans quelles erreurs est tombée
l'école en envisageant du point de vue politique les forces
productives du genre humain. Signalons maintenant celles
qu'elle a commises en considérant du point de vue cosmopolite
les intérêts particuliers des nations. S'il existait, en effet, une
confédération des peuples telle que celle des État-Unis de l'A-
mérique du Nord, le trop-plein de population, de talents, de
capacités industrielles et de capital matériel refluerait de
l'Angleterre sur le continent, de même qu'il reflue des Etats
orientaux de l'Union américaine sur les Etats occidentaux,
bien entendu sous la condition que les pays du continent of-
LA THÉORIE. — CHAPITRE PREMIER. 237
friraient la même sûreté pour les personnes et pour les biens
la même constitution, les mêmes lois générales, et que le gou-
vernement anglais serait soumis à l'autorité collective de la
confédération universelle. Dans une telle hypothèse, il n'y
aurait pas de meilleur moyen d'élever tous ces pays au degré
de richesse et de civilisation où l'Angleterre est parvenue, que
la liberté du commerce ; tel est l'argument de l'école. Mais,
dans l'état actuel du monde, quels seraient les effets de cette
liberté?
La nation anglaise, en tant que nation indépendante et iso-
lée, prendrait son intérêt pour règle souveraine de sa politi-
que ; attaché à sa banque, à ses lois, à ses institutions, à ses
habitudes, l'Anglais emploierait, autant que possible, ses
forces et ses capitaux dans l'industrie de son pays ; la liberté du
commerce, en ouvrant tous les pays du monde aux produits
des manufactures anglaises, ne pourrait que l'y encourager;
l'idée ne lui viendrait pas aisément de fonder des manufac-
tures en France ou en Allemagne. Tout excédant de son ca-
pital serait dès lors appliqué en Angleterre au commerce
extérieur. S'il était dans le cas d'émigrer ou de placer ses ca-
pitaux à l'étranger, comme aujourd'hui, il préférerait aux
pays continentaux de son voisinage les contrées lointaines où
il retrouverait sa langue, ses lois et ses institutions. L'Angle-
terre deviendrait ainsi une seule et immense cité manufactu-
rière. L'Asie, l'Afrique et l'Australie seraient civilisées par
elle et couvertes de nouveaux Etats à son image. Avec le temps
surgirait, sous la présidence de la métropole, un monde
d'États anglais, dans lequel les nations du continent de l'Eu-
rope viendraient se perdre comme des races insignifiantes et
stériles. La France partagerait avec l'Espagne et le Portugal la
mission de fournir au monde anglais les vins les meilleurs et
de boire elle-même les plus mauvais ; tout au plus conserve-
rait-elle la fabrication de quelques articles de mode. L'Alle-
magne n'aurait guère autre chose à fournir à ce monde an-
glais que des jouets d'enfants, des horloges de bois, des écrits
philologiques, et parfois un corps auxiliaire destiné à aller se
238 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE II.
1
consumer dans les déserts de l'Asie et de TAfrique pour
étendre la suprématie manufacturière et commerciale, la lit-
térature et la langue de l'Angleterre. Il ne s'écoulerait pas
beaucoup de siècles avant que, dans ce monde anglais, on
parlât des Allemands et des Français avec tout autant de
respect que nous parlons aujourd'hui des peuples asiati-
ques.
Mais la politique trouve que ce développement au moyen
de liberté du commerce est contraire à la nature; si au temps
des Anséates, c'est ainsi qu'elle raisonne, on avait établi la
liberté générale du commerce, la nationalité allemande, au
lieu de la nationalité anglaise, aurait pris les devants sur
toutes les autres dans le commerce et dans les manufactures.
11 serait souverainement injuste d'attribuer aux Anglais, par
des considérations cosmopolites, toute la richesse et toute la
puissance du globe, uniquement parce qu'ils ont développé
les premiers leur propre système commercial, et que, plus que
tous les autres, ils ont méconnu le principe cosmopolite. Afin
que la liberté du commerce puisse opérer naturellement, il faut
d'abord que les peuples moins avancés qu'eux soient élevés
par des mesures artificielles au même degré de développe-
ment où l'Angleterre est artificiellement parvenue. De peur
que, en vertu de celte tendance cosmopolite des forces pro-
ductives qui vient d'être indiquée, des contrées lointaines ne
soient pas plus promptement mises en valeur que le continent
de l'Europe, les nations qui se sentent, par leur état moral,
intellectuel, social et politique, capables de devenir manufac-
turières, doivent recourir au système protecteur comme au
plus sûr moyen d'atteindre ce but. Les effets du système pro-
tecteur sont ici de deux sortes : premièrement, en excluant
peu à peu les produits étrangers de notre marché, nous dé-
terminons dans d'autres pays un trop-plein de bras, de capa-
cités industrielles et de capitaux qui sera obligé de chercher
de l'emploi à l'étranger; en second lieu, par les primes of-
fertes à l'immigration des bras, des capacités industrielles et
des capitaux, nous attirons chez nous ce trop plein de forces
LA THÉORIE. CHAPITRE II. 239
productives qui, sans cela, émigrerait vers des régions loin-
taines ou aux colonies.
La politique renvoie à l'histoire, et elle demande si l'An-
gleterre n'a pas par ce moyen attiré chez elle une quantité
immense de forces productives d'Allemagne, d'Italie, de Hol-
lande, de Belgique, de France et de Portugal. Elle demande
pourquoi l'école cosmopolite, en comparant les inconvénients
et les avantages du système protecteur, omet entièrement ce
grand résultat.
CHAPITRE II.
LA THÉORIE DES FORCES PRODUCTIVES ET LA THÉORIE DES VALEURS.
L'ouvrage célèbre d'Adam Smith a pour titre : « De la
nature et des causes de la richesse des nations. » Le fonda-
teur de l'école régnante a ainsi indiqué avec exactitude le
double point de vue sous lequel on doit envisager l'économie
des nations aussi bien que celle des particuliers. Les causes
de la richesse sont tout autre chose que la richesse elle-même.
Un individu peut posséder de la richesse, c'est-à-dire des va-
leurs échangeables ; mais s'il n'est pas capable de produire
plus de valeurs qu'il n'en consomme, il s'appauvrira. Un in-
dividu peut être pauvre, mais, s'il est en état de produire au
delà de sa consommation, il deviendra riche.
Le pouvoir de créer des richesses est donc infiniment plus
important que la richesse elle-même ; il garantit non-seule-
ment la possession et l'accroissement du bien déjà acquis,
mais encore le rétablissement de celui qu'on a perdu. S'il en
est ainsi des simples particuliers, c'est plus vrai encore des
nations, qui ne peuvent pas vivre de rentes. L'Allemagne a
été dans chaque siècle désolée par la peste, par la famine ou
240 SYSTÈME NATIONAL LIVRE II.
par la guerre civile et étrangère ; mais elle a toujours sauvé
une grande partie de ses forces productives, et ainsi elle a
toujours recouvré promptement quelque prospérité, tandis
que l'Espagne riche et puissante, mais foulée par les despotes
et par les prêtres, l'Espagne en pleine possession de la paix
du dedans est tombée dans une pauvreté et dans une misère
toujours plus profondes. Le même soleil éclaire encore les
Espagnols ; ils possèdent toujours le même sol, leurs mines
sont encore aussi riches, c'est toujours le même peuple qu'a-
vant la découverte de l'Amérique et avant l'établissement de
l'inquisition ; mais ce peuple a peu à peu perdu sa puissance
productive, et c'est pour cela qu'il est devenu pauvre et mi-
sérable. La guerre de l'émancipation a coûté à l'Amérique du
Nord des centaines de millions ; mais la conquête de son in-
dépendance a immensément accru sa puissance productive ;
aussi, dans l'espace de peu d'années après la paix, a-t-elle
acquis infiniment plus de richesses qu'elle n'en avait jusque-là
possédé. Comparez l'état de la France en 1809 et en 1839,
quelle différence! Et pourtant la France a perdu depuis 1809
la domination sur une partie considérable du continent euro-
péen, subi deux invasions dévastatrices, et payé des milliards
en contributions de guerre et en indemnités.
Un esprit aussi pénétrant que l'était Adam Smith ne pou-
vait pas méconnaître entièrement la différence qui existe entre
la richesse et ses causes, ni l'influence décisive de ces causes
sur la condition des peuples. Dans son introduction, il dit en
termes nets que ce le travail est le fonds qui fournit à une na-
tion ses richesses, et que l'accroissement de ces richesses dé-
pend principalement de la force productive du travail, c'est-
à-dire du degré d'habileté, de dextérité et d'intelligence qu'on
apporte dans l'application du travail , et de la proportion exis-
tante entre le nombre de ceux qui sont employés à un travail
utile et le nombre de ceux qui ne le sont pas. » On le voit,
Smith avait parfaitement reconnu que la condition des peu-
ples dépend principalement de la quantité de leurs forces
productives.
LA THÉORIE. — CHAPITRE H. 241
Mais il paraît qu'il n'est pas dans l'ordre de la nature
qu'une science sorte tout achevée de la tête d'un seul penseur.
Evidemment, l'idée cosmopolite des physiocrates, celle de la
liberté générale du commerce, et sa grande découverte de la
division du travail l'absorbèrent trop pour lui permettre de
poursuivre cette idée de la force productive. Quelque nom-
breuses obligations que lui ait la science dans ses autres par-
ties, la découverte de la division du travail était, à ses yeux,
son titre le plus éclatant. Elle devait faire la réputation de son
ouvrage et la célébrité de son nom. Trop habile pour ne pas
comprendre que celui qui veut vendre une pierre précieuse
d'une grande valeur ne porte pas le joyau au marché dans un
sac rempli de blé, quelque utile que le blé puisse être d'ailleurs,
mais qu'il entend mieux son intérêt en le mettant en vue; trop
expérimenté pour ignorer qu'un débutant, et il l'était en ma-
tière d'économie politique au moment de la publication de
son ouvrage, qu'un débutant qui a le bonheur de faire fureur
au premier acte, obtient aisément de l'indulgence si, dans les
actes suivants, il ne fait que s'élever un peu au-dessus du
médiocre, il fut entraîné à commencer son ouvrage par la
doctrine de la division du travail. Smith ne s'est pas trompé
dans ses calculs, son premier chapitre a fait la fortune de
son livre et fondé son autorité.
Pour notre part, nous croyons pouvoir l'affirmer, ce fut
ce désir de mettre dans un jour avantageux l'importante dé-
couverte de la division du travail (1) qui empêcha Adam Smith
(I) On sait qu'Adam Smith n'a découvert la division du travail ni comme
fait ni comme principe, il a eu le mérite d'en faire usage dans un Traité
d'économie politique. La division du travail était si évidente pour les hommes
pratiques, même pour les moins attentifs, qu'il ne peut y avoir à rechercher
par qui elle a été découverte. Divers écrivains l'avaient nettement expliquée
longtemps avant Smith. 11 suffira de citer un passage d'un philosophe chi-
nois, JMencius, qui vivait il y a deux mille ans : « Le fermier tisse-t-il le drap
ou confeclionne-l-il le chapeau qu'il porte? Non, il les achète avec du grain.
Pourquoi ne les fait-il pas lui-même? Pour ne pas nuire à son exploitation.
Fabriquet-il ses ustensiles de cuisine ou ses outils en fer? Non, il les achète
avec du grain. L'industrie du mécanicien et celle du fermier ne doivent pas
être réunies. » (S. Colwell.)
i6
242 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE II.
de poursuivre cette idée de la force productive énoncée dans
son introduction, puis souvent reproduite, en passant il est
vrai, dans le reste de son livre, et de donner à sa doctrine une
forme plus parfaite. Le haut prix qu'il attachait à son idée de
la division du travail l'a conduit à représenter le travail
comme le fonds de toutes les richesses des nations, bien que
lui-même ait vu clairement et qu'il déclare que la producti-
vité du travail dépend du degré d'habileté et d'intelligence
avec lequel le travail est employé. Nous le demandons, est-ce
raisonner scientifiquement, que donner pour cause à un phé-
nomène ce qui n'est que le résultat d'une multitude de causes
plus profondes?
il est hors de doute que la richesse ne saurait être acquise
autrement qu'à l'aide d'efforts de l'esprit et du corps ou du
travail ; mais ce n'est pas là assigner une cause d'où l'on
puisse tirer des déductions utiles ; car l'histoire apprend que
des nations entières, malgré les efforts et l'économie des ci-
toyens, sont tombées dans la pauvreté et dans la misère. Celui
qui désire se rendre compte comment une nation s'est élevée
de la pauvreté et de la barbarie à l'opulence et à la civilisation
et comment une autre est tombée de la richesse et de la pros-
périté dans la pauvreté et dans la détresse, sur cette réponse,
que le travail est la cause de la richesse et la paresse celle
de la pauvreté (remarque que, du reste, le roi Salomon avait
faite longtemps avant Adam Smith), ne manquera pas de faire
cette nouvelle question : Quelle est donc la cause du travail et
quelle est celle de la paresse? On pourrait avec plus d'exac-
titude donner pour causes de la richesse les membres de
l'homme, sa tête, ses mains et ses pieds; du moins serait-on
ainsi beaucoup plus près de la vérité ; il s'agirait alors de sa-
voir ce qui fait que ces têtes, ces mains et ces pieds s'appliquent
à la production et que leurs efforts sont fructueux. Qu'est-ce
autre chose que l'esprit qui anime les individus, que l'ordre
social qui féconde leur activité, que les forces naturelles dont
l'usage est à leur disposition ? Plus l'homme comprend qu'il
doit songer à l'avenir, plus ses idées et ses sentiments le por-
LA THÉORIE. — CHAPITRE II. 243
tent à assurer la destinée de ceux qui lui touchent de plus près
et à les rendre heureux ; plus il est habitué dès le bas âge à
la réflexion et à l'activité, plus ses instincts généreux ont été
cultivés, son corps et son esprit exercés ; plus il a eu dans son
enfance de beaux exemples sous les yeux, plus il a occasion
d'employer ses forces intellectuelles et physiques à l'amélio-
ration de son sort ; moins il est entravé dans son activité légi-
time, plus ses efforts sont heureux et plus les résultats lui en
sont garantis ; plus l'ordre et Tactivité lui donnent de titres à
l'estime et à la considération publiques, moins, enfin, son
esprit est en proie aux préjugés, à la superstition, à l'erreur
et à l'ignorance ; plus il appliquera sa tête et ses membres à
la production, plus il sera capable de produire, et mieux il
saura tirer parti des fruits de son travail. Sous tous ces rap-
ports, le principal est l'état de la société dans laquelle l'indi-
vidu a été élevé et se meut ; il s'agit de savoir si les sciences
et les arts y fleurissent, si les institutions et les lois y engen-
drent le sentiment religieux, la moralité et l'intelligence, la
sûreté pour les personnes et pour les biens, la liberté et la
justice, si, dans le pays, tous les éléments de la prospérité
matérielle, agriculture, industrie manufacturière et com-
merce, sont également et harmonieusement développés, si la
puissance nationale est assez grande pour assurer aux indivi-
dus la transmission des progrès matériels et moraux d'une
génération à l'autre, et pour les mettre en état non-seulement
d'utiliser en totalité les forces naturelles du pays, mais encore,
au moyen du commerce extérieur et des colonies, de disposer
des forces naturelles des pays étrangers.
Adam Smith a si peu compris la nature de ces forces en
général qu'il ne considère même pas comme productif le tra-
vail intellectuel de ceux qui s'occupent de la justice et de
l'ordre, qui donnent l'instruction, qui entretiennent le senti-
ment religieux, qui cultivent la science ou l'art. Ses recher-
ches se restreignent à cette activité de l'homme qui produit
des valeurs matérielles. Il reconnaît que le pouvoir productif
de cette activité dépend de l'adresse et de l'intelligence avec
244 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE II.
lesquelles on l'emploie, mais ses investigations sur les causes
de cette adresse et de cette intelligence ne le conduisent pas
au delà de la division du travail, qu'il explique uniquement
par l'échange, par l'accroissement du capital matériel et par
l'extension du marché. Ainsi sa doctrine devient de plus en
plus matérialiste, particulière et individuelle.' S'il avait pour-
suivi l'idée de force productive sans se laisser dominer par
celle de valeur, de valeur échangeable, il serait arrivé à com-
prendre qu'à côté d'une théorie des valeurs, une théorie in-
dépendante des forces productives est nécessaire pour expli-
quer les phénomènes économiques. Mais il s'est égaré jusqu'à
expliquer les forces morales par des circonstances purement
matérielles, et de là découlent toutes les absurdités et toutes
les contradictions dont son école, ainsi que nous le montre-
rons, est coupable jusqu'à ce jour, et qui sont la cause unique
pour laquelle les leçons de l'économie politique ont trouvé si
peu d'accès dans les meilleurs esprits. L'école de Smith n'en-
seigne autre chose que la théorie des valeurs, et c'est ce qui
ressort de cette idée de valeur échangeable qui sert partout
de base à sa doctrine, et de la définition même qu'elle donne
de la science.
/ C'est, d'après J.-B. Say, la science qui enseigne comment
les richesses ou les valeurs échangeables se produisent, se
distribuent et se consomment. Evidemment, ce n'est pas là
la science qui apprend comment les forces productives sont
éveillées et entretenues, et comment elles sont comprimées
ou anéanties. Mac CuUoch l'appelle expressément la science
des valeurs, et de récents auteurs anglais la désignent sous le
nom de science de rechange (1).
(1) 11 y a plusieurs observations à faire sur ce passage. J'admets volontiers
qu'Adam Smilli n'a pas tiré de l'idée de force productive tout le parti pos-
sible; mais, loin de l'avoir méconnue, il l'a trés-netlement comprise, au con-
traire. Qu'est-ce que sa division du travail, sinon un moyen efficace d'aug-
menter notre puissance productive? Ne revient-il pas fréquemment sur la
sécurité générale en tant que condition nécessaire de la fécondité du travail?
Bien qu'Adam Smith n'ait pas établi scientifiquement, à proprement parler,
le travail comme source unique de la richesse, et que, pour désigner la ri-
LA THÉORIE. — CHAPITRE IL 245
Des exemples tirés de l'économie privée mettent dans tout
son jour la différence qui existe entre la théorie des forces
productives et la théorie des valeurs.
chesse, il se serve habituellemenl de celle expression, le produit annuel du
travail et de la terre, Lisl a mauvaise grâce à lui conlesler l'honneur d'avoir
mis le Iravail en relief vis-à-vis des physiocrales qui refusaienl à l'induslrie
humaine la facullé de produire des richesses.
11 fail aussi une mauvaise chicane à J.-B. Say et à Mac Culloch.
La définition de l'économie politique par J.-B. Say est restée comme la
plus simple et la plus claire de celles qu'on a produites jusqu'à ce jour; on
peut seulement la formuler d'une manière plus brève, en disant simplement
que l'économie politique est la science de la production et de la distribution
des richesses. Elle n'implique rien de contraire aux idées de l'auteur du
Système national ; la richesse est incontestablement l'objet de l'économie po-
litique; mais l'énoncé de cette proposition n'empêche nullement de préférer
à la richesse les facultés qui la produisent.
Quant à Mac Culloch, après avoir défini la science à peu près comme J.-B.
Say, il ajoute, page 3 de ses Principes : « L'économie politique pourrait
être api)elée la science des valeurs-, car aucun objet dépourvu de valeur
échangeable ne peut entrer dans le cercle de ses investigations. » Mac Cul-
loch, distinguant la valeur de Vutililé, veut ici tout simplement éliminer,
comme étrangères à l'économie politique, les richesses que la nature pro-
digue gratuitement à tous, et auxquelles le travail ou tout au moins l'appro-
priation n'a pas communiqué de valeur échangeable. Ailleurs il assigne pour
mission à l'économie politique de rechercher les moyens d'accroître la puis-
sance productive du Iravail.
M. J. Stuart Mill a signalé le vice de la définition par laquelle quelques-
uns de ses compatriotes ont fait de l'économie politique la science des échan-
ges ; il a établi que les lois de la production seraient les mêmes, quand
l'échange n'existerait pas, et que, bien que la rémunération du travail, dans
notre état social, dépende du prix des marchandises, l'échange n'est pas plus
la loi fondamentale de la distribution, que les routes et les voitures ne con-
stituent les lois du mouvement. Les deux faits essentiels de l'économie poli-
tique sont la production et la (lislribulion des --ichesses ; ce sont eux seuls qui
doivent entrer dans sa définition.
Quoi qu'il en soit, la distinction entre la théorie des valeurs et celle des
forces productives ne me paraît pas plus admissible que celle du précédent
chapitre entre l'économie pnliiique ou l'économie cosmopolite; elle ne sert,
comme cette dernière, qu'à faire ressortir des erreurs ou des omissions com-
mises parles devanciers de List. On a dit avec raison, que les forces pro-
ductives ne peuvent pas plus être séparées des valeurs créées par elle que les
causes de leurs effets, d'aulant moins que, dans l'enchaînement des phéno-
mènes économiques, ce qui était effet devient cau^e à son tour. Tous les traités
d'économie politique contiennent une analyse telle quelle des forces produc-
tives ; mais il est très-vrai que des économistes, et des meilleurs, ont trop
246 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE II.
Si, de deux pères de famille, pareillement propriétaires,
/ économisant chacun la même somme de 1,000 thalers
(3,750 francs) par an, et ayant chacun cinq fils, l'un place ses
épargnes et retient ses fils au travail manuel, tandis que l'autre
emploie les siennes à faire de deux de ses fils des agriculteurs
intelligents, et à préparer les trois autres à des professions
\ conformes à leur aptitude, le premier agit suivant la théorie
\ des valeurs, et le second d'après celle des forces productives.
Au moment de sa mort, celui-là sera plus riche que celui-ci
en valeurs échangeables; mais, quant aux forces productives,
ce sera tout le contraire. La propriété de l'un sera divisée en
deux parts, et chacune d'elles, plus habilement exploitée,
donnera un produit net égal à celui que la totalité donnait au-
paravant; en même temps les trois autres lils auront dans
leurs talents de larges moyens d'existence. La propriété de
l'autre sera divisée en cinq parts, et chacune d'elles sera aussi
mal cultivée que l'ensemble l'avait été jusque-là. Dans Tune
des familles ont été éveillées et développées beaucoup de forces
morales, beaucoup de talents destinés à s'accroître de généra-
tion en génération ; et chaque génération nouvelle possédera
ainsi plus de ressources pour acquérir de la richesse que celle
qui l'a précédée. Dans l'autre famille, au contraire, la stu-
pidité et la pauvreté croîtront à proportion que la propriété se
divisera davantage (1). C'est ainsi que le planteur augmente.
souvent porté dans la science un esprit étroit, en se préoccupant uniquement
des gains aciuels ou des perles immédiates des valeurs. Toutefois, au lieu de
construire une théorie nouvelle à côté d'une théorie déjà existante, il s'agit
purement et simplement d'élargir celle-ci en substituant à un point de vue
rétréci un point de vue plus vaste. Dans le paragraphe qui suit, List montre
d'une façon saisissante en quoi ils différent l'un de l'autre. ^H. R.)
(1) Dans la leçon déjà citée sur la théorie de la liberté commerciale, Rossi
emploie aussi cette comparaison du père de famille et des sacrifices qu'il fait
en vue de l'avenir, sous une autre forme, il est vrai, mais pareillement pour
motiver des exceptions temporaires au principe de la liberté : « Au point de
vue économique, demander si le principe de la liberté commerciale admet
des exceptions, c'est demander s'il y a des circonstances où le système res-
trictif puisse augmenter la somme de la richesse nationale. Or, si l'on entend
par là une augmentation immédiate, de pareilles circonstances ne peuvent
LA THÉORIE. — CHAPITRE II. 247
au moyen des esclaves, la somme de ses valeurs échangea-
bles, mais ruine la force productive des générations à venir.
Toute dépense pour l'instruction de la jeunesse, pour l'obser-
vation de la justice, pour la défense du pays, etc., est une
destruction de valeurs au profit de la force productive. La
majeure partie de la consommation d'un pays a pour but l'é-
ducation de la génération nouvelle, le soin de la force pro-
ductive à venir.
Le christianisme, la monogamie, l'abolition de l'esclavage
et du servage, l'hérédité du trône, les inventions de l'impri-
merie, de la presse, de la poste, de la monnaie, des poids et
des mesures, du calendrier et des montres, la police de sûreté,
l'affranchissement de la propriété territoriale et les moyens de
transport, sont de riches sources de la force productive. Pour
s'en convaincre, on n'a qu'à comparer l'état de l'Europe avec
celui de l'Asie. Pour se faire une juste idée de l'influence que
la liberté de penser et la liberté de conscience exercent sur
les forces productives d'une nation, on n'a qu'à lire l'une après
l'autre l'histoire d'Angleterre et l'histoire d'Espagne. La pu-
blicité des débats judiciaires, le jury, le vote des lois par un
parlement, le gouvernement soumis à un contrôle public,
l'administration des communes et des corporations par elles-
mêmes, la liberté de la presse, les associations dans un but
d'utilité générale communiquent, dans les Etats constitution-
nels, aux citoyens comme au pouvoir, un degré d'énergie et
de force qui s'acquerrait difficilement par d'autres moyens.
On ne saurait guère imaginer de loi ou d'institution publique
jamais se rencontrer. Jamais on ne s'enrichira du premier coup en payant
cher ce qu'on peut avoir à bon marché. Mais il n'y a pas de père de famille
qui ne saclie qu'il est des circonstances où le sacrifice d'aujourd'hui peut être
suivi plus tard d'un bénéfice qui le compense el le dépasse. Une administra-
tion à la fois prudente et éclairée commande clans certains cas des tentatives
aléatoires, des avances qui peut-être ne rentreront pas en entier. Il n'est pas
de père de famille qui, ayant de fortes raisons de croire qu'il existe dans son
domaine un grand dépôt de richesses minérales, ne se crût obligé, s'il en
avait les moyens, de faire des essais pour vérifier le fait et ouvrir à ses en-
fants cette nouvelle source de prospérité. La même chose peut être vraie
d'une nation. » (H. R.)
248 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE H.
qui n'exerce plus OU moins d'influence sur l'accroissement ou
sur la diminution de la puissance productive (1).
Si l'on présente le travail corporel comme la cause unique
de la richesse, comment expliquera-t-on ce fait, queles nations
modernes sont incomparablement plus riches, plus populeuses,
plus puissantes et plus prospères que les nations de l'antiquité?
Chez les anciens, il y avait, par rapport à la population totale,
infiniment plus de bras occupés; le travail était beaucoup
plus rude ; chacun possédait plus de terre, et cependantles mas-
ses étaient beaucoup plus mal nourries, beaucoup plus mal vê-
tues que chez les modernes. Ce fait, nous l'expliquons par tous
les progrès que les cours des siècles écoulés a vus s'accomplir
dans les sciences et dans les arts, dans la famille et dans l'Etat,
dans la culture de l'esprit et dans la capacité productive (2).
L'état actuel des peuples est le résultat de l'accumulation des
découvertes, des inventions, des améliorations, des perfection-
nements, des efforts de toutes les générations qui nous ont
précédés ; c'est là ce qui constitue le capital intellectuel de
l'humanité vivante, et chaque nation n'est productive que
dans la mesure où elle a su s'assimiler cette conquête des gé-
nérations antérieures et l'accroître par ses acquisitions par-
ticulières; qu'autant que les ressources naturelles, l'étendue
et la situation géographique de son territoire, le nombre de
ses habitants et sa puissance politique lui permettent de cul-
(1) Say dit dans son Économie politique pratique : « Les lois ne peuvent
pas créer des richesses. » Sans doute elles ne le peuvent pas, mais elles
créent une force productive, qui est plus importante que la richesse ou que-
la possession de valeurs échangeables.
(2) Pour le développement de la puissance productive dans les sociétés
modernes, je renvoie à la deuxième leçon du Cours d'économie politique de
M. Michel Chevalier, année 1841-42. On y voit que l'accroissement de cette
puissance productive, dans l'industrie du fer, est, depuis quatre ou cinq cents
ans, dans le rapport de I à 25 ou à -30; que, dans la mouture du blé, le pro-
grès a été dans le rapport de l à 144 depuis Homère; que, dans la fabrica-
tion des tissus de coton, il est de I à 320 depuis 70 ans, et, dans la filature
du lin, de I à 240 depuis quelques années seulement; que, dans l'industrie
des transports enfin, de l'autre côté de l'Atlantique, la force productive est
dans le rapport de 1 à 11,500 comparativement avec ce qu'elle était dans
l'empire de Monlézuma. (H. R.)
LA THÉORIE. — CHAPITRE 11. 249
tiver chez elle, supérieurement et harmonieusement, toutes
les branches de travail, et d'étendre son action morale, intel-
lectuelle, industrielle, commerciale et politique sur d'autres
nations moins avancées et sur le monde en général.
L'école voudrait nous faire croire que la politique et la puis-
sance de l'État n'ont rien de commun avec l'économie politi-
que. En tant qu'elle restreint ses recherches aux valeurs et à
l'échange, elle peut avoir raison; il est possible de définir la
valeur et le capital, le profit, le salaire et la rente territoriale,
de las décomposer dans leurs éléments, et de raisonner sur les
causes qui les font hausser et baisser, sans tenir compte de la
situation politique. Mais c'est là évidemment un élément de
l'économie privée aussi bien que de l'économie des nations.
11 suffit de lire l'histoire de Venise, celle de la Ligue anséati-
que, celle duPortugal,de la Hollande et de l'Angleterre, pour
comprendre à quel point la richesse matérielle et la puissance
pohtique réagissent l'une sur l'autre. Partout où cette récipro-
cité d'action se manifeste, l'école tombe dans les contradic-
tions les plus étranges. Nous nous bornerons à rappeler le sin-
guherjugement d'Adam Smith sur l'acte' anglais de naviga-
tion.
Faute de pénétrer dans la nature des forces productives, et
d'embrasser l'ensemble de la civilisation des peuples, l'école
méconnaît en particulier l'importance d'un développement
parallèle de l'agriculture, de l'industrie manufacturière et du
commerce, de la puissance publique et de la richesse natio-
nale, et surtout celle d'une industrie manufacturière indé-
pendante et développée dans toutes ses branches. Elle com-
met l'erreur d'assimiler l'industrie manufacturière à l'a-
griculture, et de parler en général du travail, des forces
naturelles, du capital, etc., sans avoir égard aux différences
qui existent entre l'une et l'autre. Elle ne voit pas qu'entre
le pays purement agriculteur et le pays agriculteur et manu-
facturier la différence est beaucoup plus grande qu'entre un
peuple de pasteurs et un peuple de cultivateurs. Sous le ré-
gime de l'agriculture pure et simple régnent l'arbitraire et la
250 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE II.
servitude, la superstition et l'ignorance, le manque de civili-
sation, de relations, de moyens de transport, la pauvreté,
l'impuissance politique enfin. Dans un pays purement agri-
culteur, la plus faible partie seulement des forces intellectuel-
les et corporelles est mise en jeu et développée, la plus faible
partie des forces naturelles dont il dispose est employée, il ne
s'accumule que peu ou point de capital. Comparez la Pologne
avec l'Angleterre ; les deux pays ont été autrefois au même
degré deculture, et aujourd'hui quelle différence ! Les manu-
factures et les fabriques sont les mères et les filles de la liberté
civile, des lumières, des arts et des sciences, du commerce in-
térieur et extérieur, de la navigation et des voies de transport
perfectionnées, delà civilisation et de la puissance politique.
Elles sont le moyen principal d'affranchir l'agriculture, de
l'élever au rang d'industrie, d'art, de science, d'augmenter la
rente de la terre, les profits agricoles, le salaire du manouvrier,
et de donner au sol de la valeur. L'école a attribué cette puis-
sance civilisatrice au commerce extérieur; en cela elle a pris
l'intermédiaire pour la cause. Ce sont les manufactures étran-
gères qui fournissent au commerce étranger les marchandises
qu'il nous apporte, et qui consomment les produits agricoles
et les matières brutes que nous livrons en échange. Si les rela-
tions avec des manufactures éloignées exercent une action si
bienfaisante sur notre agriculture, combien doit être plus
féconde l'influence des manufactures qui sont avec nous dans
une intimité à la fois locale, commerciale et politique, qui
nous demandent non pas seulement une faible partie, mais
la majeure partie des denrées alimentaires et des matières
brutes qui leur sont nécessaires, dont les produits ne sont pas
renchéris pour nous par des frais de transport considérables,
dont les relations avec nous ne peuvent être interrompues, ni
par l'ouverture de nouveaux marchés aux manufactures étran-
gères, ni par la guerre, ni par les prohibitions !
Voyons maintenant dans (juelles erreurs, dans quelles con-
tradictions étranges l'école est tombée, pour avoir borné ses
recherches à la richesse matérielle ou aux valeurs échangea-
LA THÉORIE. — CHAPITRE H. 25!
bles, et en n'admettant comme force productive que le tra-
vail corporel. >
D'après elle, celui qui élève des porcs est dans la société un
membre productif ; celui qui élève des hommes est un mem-
bre improductif. Celui qui fabrique pour les vendre des cor-
nemuses ou des guimbardes, est un producteur; les plus
grands virtuoses ne le sont pas, parce que ce qu'ils jouent ne
peut être apporté sur le marché. Le médecin qui sauve son
malade n'appartient pas à la classe productive; mais le gar-
çon pharmacien en fait partie, bien que les valeurs échangea-
bles ou les pilules qu'il produit n'aient que quelques minutes
d'existence avant d'être anéanties. Un Newton, un Watt, un
Kepler ne sont pas aussi productifs qu'un âne, qu'un cheval,
qu'un bœuf de charrue, travailleurs que récemment M. Mac
Culloch a rangés parmi les membres productifs de la société
humaine.
Ne croyez pas que J.-B. Say, par sa fiction des produits
immatériels, ait redressé cette erreur de la doctrine d'Adam
Smith ; il n'a fait que masquer l'absurdité de ses conséquen-
ces, mais il ne l'a pas retirée du matérialisme dans lequel elle
est plongée. Pour lui, les producteurs intellectuels ou imma-
tériels ne sont productifs que parce qu'ils sont rémunérés
avec des valeurs échangeables, et que leurs connaissances ont
été acquises au prix de pareilles valeurs, mais non parce
qu^ ils produisent des forces productive!^ (1). Ils ne sont pour
lui qu'un capital accumulé. Mac Culloch va plus loin ; il dit
que l'homme est un produit du travail tout aussi bien que la
machine qu'il fabrique, et il lui semble que, dans toutes les
recherches économiques, l'homme doit être envisagé de ce
point de vue. Smith, dit-il, a compris la justesse de ce prin-
cipe, mais il n'en a pas tiré la conséquence légitime. Une des
(1) Entre les nombreux passages où J.-B. Say exprime cette opinion, nous
nous bornerons à emprunlercelui-ci à son Économie politique pratique : « Le
talent d'un avocat, d'un médecin, qui a été acquis au prix de quelques sa-
crifices et qui produit un revenu, est une valeur capitale, non transmissibie,
à la vérité, mais qui réside néanmoins dans un corps visible, celui de la
personne qui le possède. »
252 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE II.
conséquences que lui-même en tire, c'est que manger et boire
sont des occupations productives. Thomas Cooper évalue un
bon jurisconsulte américain 3,000 dollars (16,050 fr.), en-
viron trois fois autant qu'un bon esclave de labour.
Les erreurs et les contradictions de l'école que je viens de
signaler peuvent aisément se rectifier au point de vue de la
théorie des forces productives. Ceux qui élèvent des porcs et
ceux qui fabriquent des cornemuses ou des pilules sont en
efîet productifs, mais les instituteurs de la jeunesse et de
l'âge mûr, les virtuoses, les médecins, les juges et les admi-
nistrateurs, le sont à un plus haut degré. Ceux-là produisent
des valeurs échangeables, et ceux-ci des forces productives ;
l'un de ces derniers prépare la génération future à la produc-
tion, l'autre développe dans la génération présente le sens
moral et religieux, le troisième travaille à ennoblir et à élever
l'esprit humain, le quatrième conserve les forces productives
de son malade, le cinquième produit la sûreté légale et le
sixième l'ordre public ; le septième, enfin, par son art et par
les jouissances qu'il procure, encourage à la production de
valeurs échangeables. Dans la doctrine des valeurs, ces pro-
ducteurs de la force productive ne peuvent être pris en consi-
dération qu'autant que leurs services sont rémunérés avec des
valeurs échangeables, et cette manière d'envisager leurs
fonctions peut avoir dans plus d'un cas son utilité pratique,
par exemple, en matière d'impôts, lesquels doivent être ac-
quittés en valeurs échangeables; mais, quand il s'agit des
rapports internationaux ou de l'ensemble des rapports du
pays, ce point de vue est insuffisant, et il conduit à une série
d'idées étroites et fausses (1).
(1) On a beaucoup disserté sur ie travail productif et sur le travail impro-
ductif- Cette distinction remonte aux pl)ysiocratcs qui, ne comprenant pas
que la production consiste à chang^er de forme ou de lieu les choses qui nous
entourent de manière à leur donner une utilité qu'elles n'avaient pas. et non
à faire de rien quelque chose, considéraient, très-gratuitement d'ailleurs, le
travail aoricol»; comme le .seul productif ; elle a été adoptée par Adam Smith,
qui a étendu la dénomination de productifs à tous les travaux donnant de
la valeur à l'objet matériel sur lequel ils s'exercent, mais l'a refusée à tous
les autres, sans méconnaître d'ailleurs le mérite de ces derniers. Aujourd'hui
LA THÉORIE. — CHAPITRE II. 253
La prospérité d'un peuple ne dépend pas, comme Say le
pense, delà quantité de richesses et de valeurs échangeables
qu il possède j mais c?/i degré de développement des forces pro-
ductives. Si les lois elles institutions ne produisent pas direc-
tement des valeurs, elles produisent du moins de la force
productive, et Say est dans l'erreur quand il soutient qu'on a
vu des peuples s'enrichir sous toutes les formes de gouverne-
ment, et que les lois ne peuvent pas créer de richesses.
Le commerce extérieur de la nation ne doit pas être ap-
précié, comme celui du marchand, exclusivement d'après la
théorie des valeurs, c'est-à-dire par la seule considération du
profit matériel du moment ; la nation doit en même temps
elle est unanimement rejelée, et Ton reconnaît que tout travail utile est un
travail productif. (Voir en particulier sur ce sujet le chapitre de la Consom-
mation de la richesse dans les Principes d'Économie politique de Mac
Culloch.)
Néanmoins c'est une question de savoir si l'on doit ranger parmi les pro-
ducteurs, au point de vue de l'économie politique, tous ceux qui se livrent à
un travail utile, de quelque nature qu'il soit; la solution de cette question
dépend du plus ou du moins d'étendue qu'on ass'gne au domaine de la
science. Certains esprits, et Mallhus, par exemple, était de cet avis, pensent
que l'objet propre de l'économie politique est la richesse, la richesse maté-
rielle, et que la production de ces choses immatérielles auxquelles le mol de
richesse a été appliqué par métaphore, appartient à un autre ordre d'études;
ils remarquent que le terme même d'économie politique réveille habituelle-
ment dans les esprits l'idée d'intérêts matériels et que les auteurs qui élar-
gissent le plus l'horizon de la science ne traitent guère d'autre chose. Pour
ceux-là, les magistrats et les alministrateurs, les savants et les poètes, les
avocats et les médecins, enfin, tous les producteurs de ces biens moraux sans
lesquels on ne conçoit pas de civilisation, ne sont au point de vue écono-
mique proprement dit, que des producteurs indirects. En les appelant ainsi,
on ne veut pas, bien entendu, rabaisser des services, qui non-seulement sont
souvent supérieurs en thèse générale à ceux des producteurs directs, mais
quelquefois même concourent à la production de la richesse plus puissam-
ment que les plus rares efforts du génie industriel; on essaie seulement de
définir le genre de concours qu'ils prêtent à cette production matérielle.
En qualifiant ces producteurs indirects de producteurs de forces producti-
ves, List se place au même point de vue; peut-être seulement fait-il mieux
ressortir leur importance sociale et économique, et indique-t-il mieux les
rapports qui lient le monde matériel au monde moral.
Je crois inutile de relever dans le passage ci-dessus quelques plaisanteries
fort injustes de l'auteur à l'égard de Mac Culloch. (H. R.)
254 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE II.
embrasser du regard Pensemble des rapports d'où dépendent
son existence, sa prospérité et sa puissance dans le présent et
dans l'avenir.
La nation doit faire le sacrifice et supporter la privation de
richesses matérielles, pour acquérir des forces intellectuelles
ou sociales ; elle doit sacrifier des avantages présents pour
s'assurer des avantages à venir. Pour une nation, ainsi que
nous croyons l'avoir historiquement établi, une industrie ma-
nufacturière développée dans toutes ses branches est la con-
dition d'un haut degré de civilisation, de prospérité matérielle
et de puissance politique. S'il est vrai, comme nous croyons
pouvoir le démontrer, que, dans l'état actuel du monde, une
jeune industrie manufacturière, dénuée de protection, ne
saurait soutenir la concurrence d'une industrie affermie
depuis longtemps, d'une industrie protégée sur son propre
territoire ; comment, avec des arguments empruntés à
la théorie des valeurs, peut-on entreprendre de prouver
qu'une nation, de même qu'un particulier, doit acheter les
marchandises dont elle a besoin là où elle les trouve au meil-
leur marché ; qu'on est insensé de fabriquer soi-même ce
qu'on pourrait se procurer au dehors à plus bas prix ; qu'on
doit abandonner l'industrie du pays aux efforts des particu-
liers ; que les droits protecteurs sont des monopoles dont les
industriels sont pourvus aux dépens de la nation ?
Il est vrai que les droits protecteurs renchérissent au com-
mencement les articles fabriqués ; mais il est également vrai,
et l'école même l'admet, qu'à la longue, chez un peuple ca-
pable d'un vaste développement industriel, ces articles peu-
vent être produits à meilleur marché qu'on ne peut les im-
porter du dehors. Si donc ces droits protecteurs entraînent
un sacrifice de valeurs, le sacrifice est compensé par l'acqui-
sition d'une force productive, qui non-seulement assure à la
nation pour l'avenir une quantité infiniment supérieure de
richesses matérielles, mais encore l'indépendance industrielle
en cas de guerre. A l'aide de l'indépendance industrielle et
de la prospérité qui en résulte, la nation acquiert les moyens
LA THÉORIE. — CHAPITRE II. 255
de se livrer au commerce extérieur, et d'étendre sa naviga-
tion ; elle élève sa civilisation, elle perfectionne ses institu-
tions au dedans, elle affermit sa puissance au dehors.
Ainsi une nation qui a une vocation manufacturière se
conduit, en recourant au système protecteur, absolument
comme ce propriétaire qui sacrifie des valeurs matérielles
afin de faire apprendre à quelques-uns de ses enfants une in-
dustrie productive.
A quel point s'est fourvoyée l'école en appréciant, d'après
la théorie des valeurs, des rapports qui doivent être princi-
palement envisagés du point de vue de la théorie des forces
productives ; on le verra ressortir avec clarté du jugement
que J.-B. Say porte sur les primes qu'accorde une nation
étrangère dans le but de favoriser son exportation ; il soutient
que ce sont des cadeaux qu'elle fait à notre pays. Supposons
donc que la France considère cofnme suffisant un droit pro-
tecteur de 25 pour cent pour ses fabriques encore incomplè-
tement affermies, mais que l'Angleterre alloue des primes de
sortie de 30 pour cent ; quelle serait la conséquence du ca-
deau que l'Angleterre aurait ainsi fait à la France ? Pendant
quelques années les consommateurs français obtiendraient à
bien meilleur marché qu'auparavant les articles fabriqués
dont ils ont besoin ; mais les fabriques françaises seraient
ruinées, et des millions d'hommes réduits à la mendicité, ou
obligés, soit de s'expatrier, soit de se livrer à l'agriculture.
Dans l'hypothèse la plus favorable, les consommateurs ac-
quis jusque-là aux agriculteurs français deviendraient leurs
concurrents, la production agricole augmenterait en même
temps que diminuerait la consommation. De là nécessaire-
ment en France dépréciation des produits agricoles et des
propriétés, appauvrissement et affaiblissement du pays. Le
cadeau de l'Angleterre en valeurs serait chèrement payé en
forces productives ; il ressemblerait au présent que le sultan
a coutume de faire à ses pachas, lorsqu'il leur envoie un cor-
don de soie précieux.
Depuis que les Troyens ont été gratifiés par les Grecs d'un
256 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE II
cheval de bois, il est délicat pour un peuple de recevoir des
présents d'un autre. Les Anglais ont fait au continent des ca-
deaux d'une valeur énorme sous la forme de subsides ; mais
les nations continentales les ont payés chèrement en perte de
forces. Ces subsides ont opéré comme des primes d'exportation
en faveur des fabriques anglaises et au détriment des fabri-
ques allemandes. Si TAngleterre s'engageait aujourd'hui à
fournir gratuitement aux Allemands, durant plusieurs an-
nées, tous les articles manufacturés qui leur sont nécessaires,
nous ne leur conseillerions pas d'accepter cette offre. Suppo-
sons que les Anglais se trouvent, par de nouvelles inventions,
en état de fabriquer la toile à 40 pour cent meilleur marché
que les Allemands par les anciens procédés, et qu'ils aient sur
les Allemands, dans l'emploi des procédés nouveaux, une
avance de quelques années, une des plus importantes et des
plus anciennes industries de l'Allemagne sera ruinée faute
d'un droit protecteur ; ce sera comme si la nation allemande
avait perdu un de ses membres ; mais qui pourrait se conso-
ler de la perte d'un bras, par ce motif que ses chemises lui
ont coûté 40 pour cent de moins ?
Souvent les Anglais sont dans le cas de faire des cadeaux
aux étrangers ; la forme est différente, et il n'est pas rare
qu'ils soient généreux contre leur gré; les étrangers ne doivent
pas moins se demander si le présent est acceptable. En pos-
session, dans le monde, du monopole manufacturier et com-
mercial, leurs fabriques se trouvent de temps en temps dans
cet état qu'ils désignent par le mot de glut (engorgement),
et qui provient de ce qu'ils appellent overtrading (excès de la
spéculation). Alors chacun jette sur les bateaux à vapeur tout
ce qu'il a de marchandises en magasin. Elles sont rendues au
bout de huit jours à Hambourg, à Berlin et à Francfort, au
bout de trois semaines à New- York, où elles sont offertes à
50 pour cent au-dessous de leur valeur réelle. Les fabricants
anglais éprouvent une souffrance temporaire, mais ils sont
sauvés et ils s'indemnisent plus tard par de meilleurs prix.
Les fabricants allemands et américains sont punis pour les
LA THÉORIE. — CHAPITRE II. 257
fautes des Anglais ; ils sont ruinés. Le peuple anglais voit le
feu, entend le bruit de l'explosion, c'est dans d'autres pays
que le désastre éclate ; et, lorsque les habitants de ces pays gé-
missent sur leurs blessures qui saignent, le commerce inter-
médiaire soutient que ce sont les conjonctures qui ont fait
le mal. Quand on réfléchit combien de fois, par de telles
conjonctures, l'ensemble de l'industrie manufacturière, le
système de crédit, l'agriculture elle-même, en un mot toute
l'économie des peuples qui admettent la libre concurrence de
l'Angleterre, ont été ébranlés de fond en comble, quand on
songe que plus tard ces mêmespeuples ont largement indemnisé
les fabricants anglais en leur payant de plus hauts prix, n'est-
il pas permis de douter que la théorie des valeurs et les
maximes cosmopolites doivent servir de règle au commerce
entre les nations? L'école n'a pas jugé à propos d'expliquer
les causes et les effets de ces crises commerciales.
Les grands hommes d'Etat des temps modernes, presque
sans exception, ont compris la grande influence des manufac-
tures et des fabriques sur la richesse, sur la civilisation et sur
la puissance des nations, et la nécessité de les protéger :
Edouard III comme Elisabeth, Frédéric le Grand comme
Joseph II, Washington comme Napoléon. Sans plonger dans
les profondeurs de la théorie, leur coup d'œil intelligent a
compris l'industrie manufacturière dans son ensemble et l'a
jugée sainement. Il était réservé aux physiocrates, égarés par
de faux raisonnements, de l'envisager sous un autre aspect.
L'édifice fantastique de cette école s'est évanoui ; l'école
nouvelle elle-même l'a renversé, mais efle ne s'est point
affranchieii des erreurs fondamentales de sa devancière, elle
n'a fait que s'en écarter un peu. N'ayant point fait la distinc-
tion entre la force productive et la valeur échangeable, et
ayant subordonné la première cà la seconde au heu de l'étudier
séparément, elle ne pouvait pas se rendre compte de la diffé-
rence qui existe entre la force productive agricole et la force
productive manufacturière. Elle ne voit pas que l'industrie
manufacturière, en surgissant dans un pays agriculteur,
17
258 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE H.
emploie et utilise une masse de forces de l'esprit et du corps,
de forces naturelles et de forces instrumentales, ou de capitaux
comme l'école les appelle, qui jusque-là étaient restées inac-
tives, et qui, sans elle, auraient toujours dormi. L'école
s'imagine que l'introduction de l'industrie manufacturière
dérobe ces forces à l'agriculture pour les porter sur les
fabriques, tandis qu'une puissance en majeure partie nouvelle
a été créée, puissance qui, bien loin d'avoir été acquise aux
dépens de l'agriculture, aide celle-ci à prendre un plus grand
essor.
CHAPITRE III.
LA DIVISION NATIONALE DES TRAVAUX ET l'ASSOCIATION DES
FORCES PRODUCTIVES DU PAYS.
L'école doit à son illustre fondateur la découverte de cette
loi naturelle qu'elle appelle division du travail; mais ni
Adam Smith ni aucun de ses successeurs n'ont approfondi
cette loi et ne Font poursuivie dans ses plus importantes con-
séquences.
Déjà l'expression division du travail est insuffisante et donne
nécessairement une idée fausse ou du moins incomplète.
Il y a division du travail, lorsque, dans la même journée,
un sauvage va à la chasse ou à la pêche, coupe du bois,
répare sa cabane, et fabrique des flèches, des filets et des
vêtements. Mais il y a aussi division du travail dans l'exemple
cité par Adam Smith, lorsque dix personnes se partagent les
différentes opérations nécessaires pour la fabrication d'une
aiguille. La première est une division objective, la seconde
une division subjective ; celle-ci est favorable à la production,
et celle-là lui est nuisible. La différence essentielle entre l'une
et l'autre consiste en ce que, dans un cas, une seule personne
LA THÉORIE. — CHAPITRE III. 259
divise son travail pour produire des objets divers, et que,
dans l'autre, plusieurs personnes partagent entre elles la
production d'un seul objet.
Les deux faits pourraient tout aussi bien être désignés par
le mot d'association de travail ; le sauvage unit dans sa
personne différents travaux, et, dans la fabrication d'une
aiguille, plusieurs personnes s'unissent pour une production
en conirniui.
Cette loi naturelle, au moyen de laquelle l'école explique
de si importants phénomènes dans l'économie des sociétés, ne
consiste pas évidemment dans une simple division du travail ;
c'est une division entre plusieurs individus des différentes
opérations d'une industrie, c'est en même temps une combi-
naison ou une association d\iclivHés, de lumières et de forces
diverses en vue d'une production commune. La puissance
productive de ces opérations ne tient pas uniquement à la
divisiony elle dépend essentiellement de Vassociation. Adam
Smith lui-même le sent bien lorsqu'il dit que les objets
nécessaires à la vie du plus humble membre de la société sont
le produit du travail collectif (joint labour) et du concours
(coopération; d'une multitude d'individus (1). Quel dommage
qu'il n'ait pas poursuivi cette idée, si nettement exprimée, du
travail collectif!
Si nous nous arrêtons sur l'exemple d'une fabrique d'ai-
(1) L'îtlée lia concours de forces diverses est impliquée sans doule dans
la loi découverte par Adam Smitti, el que Mac Culloch, entre autres écono-
mistes, formule en ces termes : Division and combination of employment.
Mais on ne saurait contester à. List le mérite de l'avoir dégagée, de l'avoir
mise en lumière, el de lui avoir donné de riches développements.
M.John Siuarl Mill, dans ses excellents Principes d'économie politiquej
emploie les mots de coopération or combination of labour; il attribue à son
compatriote, M. Wakefield, l'honneur d'avoir le premier, dans une note
d'une édition d'Adam Smith, montré que la coopération est un principe plus
large que la division, et distingué deux espèces de coopérations, la simple
et la complexe, suivant que plusieurs personnes s enlr'aident dans nn même
travail, ou dans des travaux différents. La même observation a pu être faite
à la lois et séparément en Allemagne et en Angleterre.
Les effets d'une bonne division nationale du travail ou de l'harmonie de
forces productives au sein de la nation n'avaient jamais été retracés comme
260 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE II.
guilles donné par Adam Smith, pour expliquer les avantages
de la division du travail, et que nous recherchions les causes
de ce fait que dix personnes produisent infiniment plus d'ai-
guilles, lorsqu'elles sont réunies dans une fabrique, que si
chacune d'elles exerçait séparément celte industrie, nous
trouvons que le partage des opérations, sans Vassociation de&
forces productives dans un But commun, ne viendrait que fort
peu en aide à cette production. Afin qu'un tel résultat puisse
être obtenu, il faut que les différents individus soient réunis
et concourent à l'œuvre intellectuellement et corporellement.
Celui qui fait les tètes d'aiguilles, doit compter sur le travail
de celui qui fait les pointes, afin de n'être pas exposé à fabri-
quer inutilement des têtes. Une proportion convenable doit
exister entre les diverses tâches, les ouvriers doivent être
rapprochés les uns des autres le plus possible, leur coopération
doit être assurée. Supposons par exemple que chacun de ces
dix ouvriers habitât un pays différent ; combien de fois leur
coopération ne serait-elle pas interrompue par la guerre, par
les difficultés des communications, par les crises commer-
ciales, etc. ! Combien le produit ne serait-il pas renchéri, et
par conséquent l'avantage du partage des opérations diminué l
Un seul ouvrier se retirant ou se trouvant séparé de l'associa-
tion n'arrêterai t-il pas le travail de tous les autres ?
En signalant le partage des opérations comme le caractère
essentiel de cette loi naturelle, l'école a eu tort de l'appliquer
uniquement à une fabrique ou à une exploitation rurale; elle
n'a pas vu que la même loi étend son influence sur l'ensemble
de l'industrie manufacturière et agricole, et en général sur
toute l'économie de la nation.
De même que la fabrique d'aiguilles ne prospère que par
la combinaison des forces productives des individus, une
fabrique (1), quelle qu'elle soit, ne peut fleurir que par la
ils le sont dans ce beau chapitre. Quant à la division du travail sur le globe,
l'un des principaux arguments sur lesquels se fonde la liberté du commerce
entre les nation?, elle avait été mieux étudiée; Lisl, cependant, me paraît
l'avoir définie plus nettement qu'aucun autre avant lui. (H. R.)
(1) l/industrie des machines fournil à l'appui de celte idée l'exemple le
LA THÉORIE. CHAPITRE III. 261
combinaison de ses forces productives avec celles de toutes
les autres fabriques. Ainsi, pour la prospérité d'un atelier de
machines, il faut que les mines et les usines métalliques lui
fournissent les matières qu'elle emploie, et que les cent espèces
de manufactures qui ont besoin de machines consomment ses
produits. Faute d'ateliers pour la construction des machines,
une nation, en temps de guerre, serait exposée à perdre la
majeure partie de sa puissance manufacturière, li'industrie
manufacturière et l'agriculture, envisagées dans leur en-
semble, prospèrent d'autant plus qu'elles sont plus rappro-
chées et qu'elles sont moins troublées dans l'influence réci-
proque qu'elles exercent l'une sur l'autre. Les avantages de
leur association sous une seule et même autorité politique
sont, en cas de guerre, de querelles nationales, de crises com-
merciales, de mauvaises récoltes, etc., non moins éclatants
que ceux de la réunion, sous un seul et même toit, des ou-
vriers employés à une fabrication d'aiguilles.
Smith soutient que la division du travail est moins applicable
plus frappant. Jamais la construction des machines ne peut atteindre le plus
haut degré de perfection, là où un seul atelier est obligé, pour pouvoir
exister, de fabriquer les machines et les instruments les plus divers. Pour
produire aussi bien et à aussi bas prix que possible, la demande doit être
telle dans le pays, que chaque atelier de construction ne s'applique qu'à un
seul genre ou à un petit nombre, par exemple aux machines pour fabriquer
le coton ou le lin, aux machines à vapeur, etc.; car c'est alors seulement
que le constructeur peut se procurer les outils les plus parfaits, appliquer
tous les nouveaux procédés, et obtenir, pour un salaire modéré, les ouvriers
les plus habiles et les meilleurs artistes. Le défaut de celle division du tra-
vail explique surtout pourquoi les ateliers de l'Allemagne n'ont pas encore
atteint la perfection de ceux de l'Angleterre. Mais la cause pour laquelle la
division du travail n'existe pas encore en Allemagne, c'est surtout que les
différentes espèces de filatures qui occasionneraient une forte demande de
machines n'y sont pas encore établies. Ainsi Timportation du fil étranger
arrête la branche de fabrication la plus importante, celle qui fabrique des
fabriques.
La division du travail n'est pas moins importante dans les autres branches
de l'industrie manufacturière. La filature, le tissage et l'impression, par
exemple, ne peuvent atteindre le plus haut degré de perfection et de bon
marché, que lorsque la demande met chaque fabrique en état de produire
exclusivement certaines espèces de fils, de tissus et d'imprimés.
262 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE II.
à l'agriculture qu'à l'industrie manufacturière ; Smith n'a en-
visagé qu'une fabrique ou qu'un domaine isolé. Il a négligé
d'étendre son principe à des régions, à des provinces entières.
Nulle part la division des tâches et la combinaison des forces
productives n'exercent plus d'influence que lorsque chaque
région, chaque province se voit en état de se consacrer exclu-
sivement, ou du moins principalement, à cette branche de la
production agricole pour laquelle elle a été particulièrement
douée par la nature. Ici l'on voit surtout réussir le blé et le hou-
blon, là le vin elles fruits ; dans un autre endroit, les forêts et
l'élève du bétail. Si chaque région cultive toutes ces branches
à la fois, il est visible que son travail et son sol ne peuvent
pas être, à beaucoup près, aussi productifs que si elle s'ap-
pliquait de préférence aux branches que la nature lui a spécia-
lement assignées, et qu'elle échangeât l'excédant de sa produc-
tion particulière contre celui de provinces qui possèdent aussi
des avantages naturels pour la production d'autres denrées ali-
mentaires et d'autres matières brutes. Ce partage des tâches,
cette combinaison des forces productives employées dans l'a-
griculture, ne peut se réaliser qu'en un pays parvenu à un haut
degréde développementdans toutes les branchesde fabrication ;
car là seulement existe une forte demande pour les produits
agricoles les pi us variés ; là seulement la demande de l'excédant
de la production agricole est assez certaine et assez considérable
pour que le producteur puisse être sûr de vendre dans l'an-
née, ou au moins l'année suivante, à un prix convenable, tout
le surplus de sa récolte ; ce n'est que dans un pareil pays que
de puissants capitaux peuvent être consacrés à la spéculation
sur les produits de la terre et à leur emmagasinement, que des
voies de communication perfectionnées, telles que canaux et
chemins de fer, lignes de bateaux à vapeur, chaussées bien
entretenues, peuventêtre utilement employés à leur transport;
et c'est seulement à l'aide d'un bon système de communica-
tions, que les provinces, même les plus éloignées, peuvent
opérer l'échange du surplus de leurs productions respectives.
Là où chacun produit ce qu'il consomme, il y a peu d'occa-
LA THÉORIE. CHAPITRE III. 263
sions d'échange, partant nul besoin de communications dis-
pendieuses.
Remarquez comment l'accroissement des forces produc-
tives, conséquence de la séparation des opérations induS'
trielles et dé la combinaison des forces individuelles, com-
mence parla fabrique et s'étend jusqu'à l'association nationale.
La fabrique est d'autant plus prospère que les tâches y sont
plus divisées, que les ouvriers y sont plus intimement unis et
que la coopération de chacun est plus assurée. La force pro-
ductive de chaque fabrique est d'autant plus grande que l'en-
semble de l'industrie manufacturière du pays est plus déve-
loppé dans toutes ses ramifications, et qu'elle-même est plus
étroitenient rattachée aux autres branches de fabrication. La
force productive agricole est aussi d'autant plus grande que
l'agriculture est plus étroitement unie par des relations à la
fois locales, commerciales et politiques à une industrie ma-
nufacturière perfectionnée dans toutes ses branches. A me-
sure que l'industrie manufacturière se développe, le partage
des opérations et la combinaison des forces productives se des-
sinent dans l'agriculture, et elles s'élèvent au plus haut degré
de perfection. La nation la mieux pourvue de forces produc-
tives, et par conséquent la plus riche, sera celle qui, sur son
territoire, aura porté les fabrications de toute espèce au plus
haut point d'avancement, et dont l'agriculture pourra fournir
à la population des fabriques la majeure partie des denrées
alimentaires et des matières brutes dont elle a besoin.
Retournons maintenant l'argument. Une nation qui n'exerce
que l'agriculture et les arts les plus indispensables, manque
de la première et de la principale division des tâches entre ses
citoyens, et de la moitié la plus importante de ses forces produc-
tives ; elle manque même d' une u tile division dans les opérations
des branches particulières de l'agriculture. Une nation aussi
incomplète n'est pas seulement moitié moins productive qu'une
nation complète ; avec un territoire de même étendue ou
d'une étendue beaucoup plus considérable, avec une popula-
tion égale ou même plus nombreuse, sa puissance productive
264 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE II.
créera peut-être à peine le cinquième ou même à peine le
dixième des richesses matérielles qu'une nation complète est
capable de produire, et cela par la même raison que, dans
une fabrication compliquée, dix personnes ne produisent pas
seulement dix fois plus, mais trente fois plus peut-être qu'une
seule, et que l'homme qui n\a qu'un bras ne fait pas seule-
ment moitié moins, mais infiniment moins de besogne que
celui qui en a deux.
Cette perte de forces productives sera d'autant plus sensi-
ble que les machines viennent mieux seconder le travail ma-
nufacturier et sont moins applicables au travail agricole. Une
portion de la force productive ainsi perdue pour la nation
agricole profitera à celle qui livrera ses objets fabriqués en
échange des denrées de la première. Il n'y aura d'ailleurs de
perte positive que lorsque la nation agricole aura déjà atteint
le degré de civilisation et de développement politique néces-
saire pour l'établissement d'une industrie manufacturière. Si
ce degré n'a pas encore été atteint par elle, si elle est encore
à l'état de barbarie ou de demi-civilisation, si son économie
rurale n'est pas encore sortie de sa grossièreté primitive,
l'importation des articles des fabriques étrangères et l'expor-
tation de ses produits bruts ne peuvent qu'augmenter sensi-
blement chaque année sa prospérité, qu'éveiller et accroître
ses forces intellectuelles et sociales. Si ces relations ne sont
interrompues, ni par les prohibitions de l'étranger contre les
matières brutes, ni par la guerre, ou si le territoire de la na-
tion agricole est situé dans la zone torride, l'avancement sera
des deux côtés également considérable, et il sera dans la na-
ture des choses ; car, sous l'influence de pareils échanges,
une pareille nation avancera infiniment plus vite et plus sû-
rement que si elle avait été abandonnée à elle-même. Mais si
la nation agricole est parvenue au point culminant de son dé-
veloppement rural, en tant que l'influence du commerce exté-
rieur peut l'y élever, ou si la nation manufacturière se refuse
à prendre les produits de la nation agricole en paiement de
ses articles fabriqués, et que la concurrence victorieuse de
LA THÉORIE. — CHAPITRE III. 265
la nation manufacturière sur les marchés de la nation agri-
cole y mette obstacle à la création de fabriques, alors l'agri-
culture de cette dernière est exposée au danger de se rabou-
grir.
Nous appelons agriculture rabougrie cet état dans lequel,
faute d'une industrie manufacturière florissante ou en voie de
développement, tous les individus dont la population s'accroît
s'adonnent à l'agriculture, consomment le surplus des pro-
duits agricoles, et, sitôt qu'ils ont atteint l'âge d'homme, émi-
grentou partagent le sol avec les cultivateurs déjà existants,
jusqu'à ce que la portion de chaque famille devienne si petite
que chacune ne produise plus que les denrées alimentaires et
les matières brutes qui lui sont indispensables, sans excédant
appréciable qu'elle puisse échanger contre les objets manu-
facturés dont elle a besoin. Dans un développement normal
t des forces productives, la plupart des individus dont la popu-
lation s'accroît, dès qu'ils sont parvenus à un certain degré
de culture, vont aux fabriques, et l'excédant des produits
agricoles sert, d'une part à fournir à la population manufac-
rière des aliments et des matières premières, de l'autre à
mettre le cultivateur à même d'acheter les produits, les ma-
chines et les instruments que sa consommation et l'accroisse-
ment de sa production réclament.
Si ces rapports s'établissent en temps convenable, les
forces productives agricoles et manufacturières aideront les
unes aux autres, et elles croîtront à l'infini. La demande de
produits agricoles du côté de la population manufacturière
deviendra si considérable que l'agriculture n'emploiera pas
plus de bras et que le sol ne sera pas plus divisé qu'il ne le
faut pour obtenir le surplus de production le plus grand
possible. C'est dans la mesure de cet excédant que la popula-
tion agricole se verra en état de consommer les produits des
fabriques. Un accroissement progressif de l'excédant de la
production rurale aura pour effet d'accroître la demande de
bras pour les fabriques. Le trop-plein de la population agri-
cole continuera donc de trouver de l'emploi dans les fabri-
266 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE II.
ques, et la population manufacturière finira non-seulement
par égaler en nombre, mais par surpasser la population des
champs. C'est le cas de l'Angleterre ; l'état contraire se ren-
contre dans une partie de la France et de l'Allemagne. C'est
principalement l'élève des moutons et l'industrie des laines à
laquelle elle se livra sur une grande échelle, bien avant les
autres pays, qui ont conduit l'Angleterre à ce partage naturel
des opérations entre l'une et l'autre industrie. Ailleurs l'agri-
culture s'est rabougrie, principalement sous l'influence de la
féodalité et du droit du plus fort. La propriété du sol ne don-
nait de considération et de puissance qu'autant qu'elle servait
à l'entretien d'un certain nombre de vassaux, que le suzerain
employait dans ses querelles. Plus on avait de vassaux, plus
on avait de soldats. D'ailleurs, dans la barbarie de cette épo-
que, le propriétaire ne pouvait consommer ses rentes autre-
ment qu'en entretenant un grand nombre de domestiques, et
il ne pouvait mieux les payer et les attacher à sa personne
qu'en leur donnant un morceau de terre à cultiver, sous la
condition d'un service personnel et d'une faible redevance en
nature. C'est ainsi qu une division exagérée du sol fut artifi-
ciellement produite; et, lorsque, aujourd'hui, l'autorité pu-
blique essaie de la restreindre par des moyens également
artificiels, elle ne fait que rétablir la nature des choses.
Pour arrêter le rabougrissement de l'agriculture d'une na-
tion, et pour le faire graduellement cesser lorsque d'anciennes
institutions l'ont produit, le moyen le meilleur, indépendam-
ment des encouragements à l'émigration, consiste dans une
industrie manufacturière. Peu à peu, ainsi, l'accroissement
de la population est attiré dans les fabriques, et une plus
grande demande de produits agricoles est créée ; par suite les
grandes exploitations deviennent plus profitables, et le fer-
mier est encouragé à tirer de son champ le plus grand sur-
plus de produits possible.
La puissance productive du fermier ainsi que de l'ouvrier
de l'agriculture sera toujours plus ou moins grande, sui-
vant que l'échange des produits agricoles contre les articles
LA THÉORIE. CHAPITRE Ilï. 267
fabriqués sera plus ou moins facile. Sous ce rapport le
commerce extérieur est utile à une nation peu avancée ,
nous l'avons prouvé dans un précédent chapitre par l'exem-
ple de l'Angleterre. Mais une nation déjà passablement civi-
lisée, riche et populeuse, trouve dans l'existence de manu-
factures indigènes beaucoup plus d'avantages pour son agri-
culture que dans le commerce extérieur le plus prospère sans
manufactures. Par là elle se met à l'abri des fluctuations
que la guerre, les restrictions étrangères ou les crises com-
merciales peuvent causer ; elle économise la plus grande par-
tie des frais de transport et des profits commerciaux qu'en-
traînent l'expédition des matières brûles et l'arrivage des
marchandises fabriquées ; elle retire des communications
perfectionnées, dont l'industrie manufacturière provoquel'éta-
blissement, un avantage immense, celui de l'éveil d'une mul-
titude de forces personnelles et naturelles jusque-là restées
oisives ; enfin l'action réciproque de l'industrie manufacturière
et de lagriculture l'une sur l'autre est d'autant plus grande
que le fermier et le fabricant sont plus près l'un de l'autre, et
qu'ils sont moins exposés à voir leurs échanges interrompus
par des accidents divers.
Dans les lettres que j'adressai en 1828 à M Charles
J. JungersoU, président de la Société pour l'encouragement
des beaux-arts et des arts industriels à Philadelphie [Outlines
of a new System of political economy) (1), j'essayais, dans les
termes suivants, de faire ressortir les avantages d'une réunion
de l'industrie manufacturière et de Fagriculture sur un seul
et même sol et sous une seule et même autorité politique :
« Supposez que vous ignoriez l'art de moudre le blé, qui,
dans son temps, fut assurément un grand art ; supposez de
plus que l'art de la boulangerie vous fût resté étranger, de
même que, suivant Anderson, les vrais procédés pour la sa-
laison du hareng étaient encore, au dix-septième siècle, igno-
rés des Anglais j supposez, par conséquent, que vous fussiez
(1) Esquisse d'un nouveau système d'économie politique.
268 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE II.
obligés d'envoyer votre blé en Angleterre pour être converti
en farine et en pain ; quelle quantité de ce blé ne garderaient
pas les Anglais pour prix de la mouture et de la cuisson !
Combien n'en consommeraient pas les charretiers, les marins,
les négociants occupés à exporter le blé et à importer le pain !
Combien en reviendrait-il aux mains de ceux qui l'ont semé?
Il va sans dire que le commmerce extérieur aurait une grande
activité ; mais il est fort douteux que de telles relations fus-
sent bien favorables à la prospérité et à l'indépendance du
pays. Songez seulement au cas oii la guerre éclaterait entre
cette contrée (l'Amérique du Nord) et la Grande-Bretagne;
où en seraient ceux qui produisaient du blé pour les moulins
et pour les boulangeries britanniques, oii en seraient ceux qui
étaient accoutumés au pain d'Angleterre? De même qu'il est
dans l'intérêt du producteur de blé que le meunier demeure
dans son voisinage, ainsi l'intérêt de l'agriculteur en général
demande que le manufacturier habite près de lui ; celui de la
plaine, qu'une ville prospère et industrieuse s'élève dans son
sein ; celui de l'agriculture tout entière d'une contrée, que
l'industrie manufacturière de la même contrée ait atteint le
plus haut degré de développement. »
Comparons l'état de l'agriculture dans le voisinage d'une
cité populeuse ou dans des provinces reculées.
Ici le fermier ne cultive pour les vendre que les denrées qui
supportent un long voyage et qui ne peuvent pas être fournies
à plus bas prix et en qualités meilleures par les terrains plus
rapprochés. Une notable portion de son prix de vente est
absorbée par les frais de transport. Les capitaux qu'il em-
ploierait utilement sur sa ferme, il a peine à les trouver. A
défaut de bons exemples et de moyens de s'instruire, les nou-
veaux procédés, les instruments perfectionnés et les cultures
nouvelles parviennent difficilement jusqu'à lui. Les ouvriers
eux-mêmes, faute de bons exemples, faute de stimulants et
d'émulation , ne développeront que faiblement leurs forces
productives, et s'abandonneront à la nonchalance et à la pa-
resse.
LA THÉORIE. CHAPITRE III. 269
Dans le voisinage de la ville, au contraire, le fermier est en
mesure de consacrer chaque coin de terre aux cultures les
mieux appropriées à la nature du sol. Il produira avec profit
les objets les plus variés. Herbes potagères, volailles, œufs,
lait et beurre, fruits et autres produits que le fermier qui
demeure au loin considère comme d'insignifiants acces-
soires, lui rapporteront un gros revenu. Tandis que le
premier est réduit à la simple éducation du bétail, le second
retire de l'engraissage des bénéfices bien supérieurs, et se voit
par là encouragé à perfectionner sa culture de fourrages. Une
multitude d'objets qui n'ont point ou que peu de valeur pour
le fermier éloigné, telles que pierres, sable, force de l'eau,
sont pour lui d'un prix immense. Les machines et les instru-
ments les meilleurs, aitisi que les moyens de s'instruire, sont
la plupart sous sa main. Il trouve aisément les capitaux né-
cessaires pour améliorer son exploitation. Propriétaires et ou-
vriers seront excités par les jouissances que leur offre la ville,
par l'émulation qu'elle fait naître parmi eux, et par la faci-
lité des gains, à employer à l'amélioration de leur sort toutes
leurs forces intellectuelles et physiques.
La même différence se retrouve entre la nation qui réunit
sur son territoire l'agriculture et l'industrie manufacturière
et celle qui échange ses produits agricoles contre les articles
des manufactures étrangères.
L'économie sociale d'une nation en général doit être appré-
ciée d'après le principe de la division des tâches et de la com-
binaison des forces productives. La prospérité publique est
dans la grande société qu'on appelle nation ce que l'aiguille
est dans une fabrique d'aiguilles. La division supérieure des
travaux dans la nation est celle des travaux intellectuels et
des travaux matériels. Ils dépendent étroitement les uns des
autres. Plus les producteurs intellectuels contribuent à déve-
lopper la moralité, le sentiment religieux, les lumières, la
liberté et le progrès politique, la sûreté des personnes et des
propriétés au dedans, l'indépendance et la puissance de la
nation au dehors ; plus la production matérielle sera consi-
270 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE !I.
dérable, plus les producteurs matériels produiront de riches-
ses, et plus la production intellectuelle pourra prendre d'essor.
La plus haute division des travaux, la plus haute combi-
naison des forces productives dans la production matérielle,
est celle de ïagriculture et de Vindustrie manufacturière.
Ainsi que nous l'avons déjà montré, ces deux industries sont
solidaires Tune de l'autre.
Dans la nation, comme dans la fabrique d'aiguilles, la
puissance productive de chaque individu, de chaque branche
de travail, et finalement de l'ensemble des travaux, dépend
d'une juste proportion dans l'activité de tous les individus les
uns par rapport aux autres. C'est ce que nous appelons l'é-
quilibre ou Vharmonie des forces productives. Un pays peut
posséder trop de philosophes, de philologues et de littérateurs,
et trop peu d'industriels, de marchands et d'hommes de mer.
C'est la conséquence d'une culture littéraire avancée, qui n'est
appuyée ni par une industrie manufacturière avancée pareil-
lement, ni par un vaste commerce intérieur et extérieur;
c'est comme si, dans une fabrique d'aiguilles, il se fabriquait
plus de têtes d'aiguilles que de pointes. Dans un pareil pays
les têtes d'aiguilles en excès consistent en une multitude de
livres inutiles, de systèmes subtils et de controverses savantes,
qui remplissent de ténèbres l'esprit de la nation pbis qu'elles
ne réclairent, la détournent des occupations utiles, et, par
conséquent, empêchent le développement de sa puissance pro-
ductive, presque autant que si elle possédait trop de prêtres et
pas assez d'instituteurs, trop d'hommes de guerre et pas assez
d'hommes d'état, trop d'administrateurs et pas assez de
juges et de défenseurs de la loi.
Une nation adonnée exclusivement à V agriculture est comme
un individu qui, dans sa production matérielle, est privé d'un
bras. Le commerce n'est que l'intermédiaire entre l'agricul-
ture et l'industrie manufacturières et entre leurs branches
particulières. Une nation qui échange ses produits agricoles
contre des articles des manufactures étrangères est un indi-
vidu qui n'a qu'un bras, et qui s'appuie sur un bras étranger.
LA THÉORIE. CHAPITRE III. 271
Cet appui lui est utile, mais il ne remplace pas le bras qui lui
manque, par cela seul que son activité est soumise au caprice
de l'étranger. En possession d'une industrie manufacturière,
elle peut produire autant de denrées alimentaires et de matiè-
res brutes que ses propres manufactures en consomment ; dé-
pendante des manufactures étrangères, elle ne peut produire
en excédant que ce que les peuples étrangers ne peuvent pas
produire eux-mêmes et ce qu'ils sont obligés d'acheter au
dehors.
De même qu'entre les diverses parties d'un même pays, une
division du travail et une association des forces productives
existent entre les différents peuples du globe. Au lieu du
commerce intérieur ou national, le commerce international
leur sert d'intermédiaire. Mais l'association internationale des
forces productives est très-imparfaite, en tant qu'elle est fré-
quemment interrompue par les guerres, par les restrictions,
par les crises commerciales, etc. Bien qu'elle soit la plus éle-
vée de toutes, puisqu'elle rattache les uns aux autres les dif-
férents peuples du globe, néanmoins, au point de vue de la
prospérité particulière des nations déjà avancées en civilisa-
tion, elle est la moins importante, et c'est ce que l'école recon-
naît par cette maxime, que le marché intérieur d'une nation
est incomparablement plus considérable que son marché
extérieur. 11 s'ensuit qu'il est dans l'intérêt d'une grande
nation de faire de l'association nationale des forces produc-
tives le principal objet de ses efforts et d'y subordonner l'asso-
ciation internationale.
La division internationale du travail, aussi bien que la di-
vision nationale, dépend en grande partie du climat et de la
nature. On ne peut pas dai.s tous les pays produire du thé
comme en Chine, des épices comme à Java, du coton comme
à la Louisiane, du blé, de la laine, des fruits, des objets fabri-
qués comme dans les contrées de la zone tempérée. Une nation
serait insensée de vouloir obtenir, par la division nationale du
travail ou par la production indigène, des articles pour lesquels
elle n'est pas douée par la nature et que la division interna-
272 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE II.
tionale du travail, ou le commerce extérieur, pourra lui pro-
curer meilleurs et à plus bas prix ; mais elle trahirait un man-
que de culture ou d'activité, si elle n'employait pas toutes les
forces mises à sa disposition pour satisfaire ses propres be-
soins et pour acquérir, au moyen d'un excédant de production,
les objets que la nature a refusés à son sol.
Les pays les plus favorisés par la nature pour la division à
la fois nationale et internationale du travail sont évidemment
ceux dont le sol produit en meilleure qualité et au plus bas
prix les objets de première nécessité, et dont le climat se prête
le mieux aux efforts du corps et de l'esprit, c'est-à-dire les pays
de la zone tempérée. C'est là surtout que fleurit l'industrie
manufacturière, au moyen de laquelle, non-seulement la nation
parvient au plus haut degré de développement intellectuel et
social et de puissance politique, mais encore se rend en quel-
que* sorte tributaires les pays de la zone torride et les nations
d'une faible culture. Les pays de la zone tempérée sont par
conséquent appelés avant tous les autres à porter la division
nationale du travail au plus haut degré de perfection, et à em-
ployer la division internationale à l'augmentation de leur
richesse.
CHAPITRE IV.
L^ÉCONOMIE PRIVÉE ET L'ÉCONOMIE NATIONALE.
Nous avons prouvé à l'aide de l'histoire que l'unité de la
nation est la condition essentielle d'une prospérité durable;
nous avons montré que là seulement oii l'intérêt privé a été
subordonné à l'intérêt public, et oii une suite de générations a
poursuivi un seul et môme but, les peuples sont parvenus à
un développement harmonieux de leurs forces productives,
que, sans les efforts collectifs des individus d'une même gé-
LA THÉORIE. CHAPITRE IV. 273
nération ainsi que des générations successives en vue d'un but
commun, l'industrie particulière ne saurait fleurir. Nous
avons de plus, dans le précédent chapitre, essayé d'établir
comment la loi de l'association des forces exerce son action
bienfaisante dans une fabrique et comment elle opère avec la
même énergie sur l'industrie de nations entières. Nous ferons
voir dans celui-ci comment l'école a masqué son inintelli-
gence des intérêts nationaux et des effets de l'association des
forces nationales, en confondant les maximes de l'économie
privée avec celles de l'économie publique.
« Ce qui est prudence dans la conduite de chaque famille
en particulier, dit Adam Smith (1), ne peut guère être folie
dans celle d'un grand empire... Tout en ne poursuivant que
son propre intérêt, chaque individu travaille nécessairement
pour l'intérêt de la société... Chaque individu, par ses con-
naissances locales et par l'attention qu'il met à ses affaires,
est beaucoup mieux à même déjuger du meilleur emploie
donner à ses capitaux que ne pourrait le faire un homme
d'Etat ou un législateur. L'homme d'Etat qui entreprendrait
de diriger les particuliers dans l'emploi de leurs capitaux,
non-seulement s'embarrasserait du soin le plus inutile, mais
s'arrogerait sur le producteur une autorité, qui ne saurait être
plus dangereusement placée que dans les mains de l'homme
assez présomptueux pour se croire capable de l'exercer. »
Adam Smith conclut de là que les restrictions commer-
ciales en vue d'encourager l'industrie du pays sont absurdes,
qu'une nation doit, comme un individu, acheter là où elle
trouve le meilleur marché, et que, pour atteindre le plus
haut degré de prospérité publique, on n'a qu'à suivre la
maxime du laisser faire et du laisser passer. Smith et Say
comparent une nation qui veut encourager son industrie à
l'aide de droits protecteurs, à un tailleur qui voudrait con-
fectionner ses chaussures et à un cordonnier qui établirait
un péage à la porte de sa maison afin d'augmenter sa ri-
chesse.
(I) Richesse des nations, liv. IV, ch. ii, passim.
18
274 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE II.
Thomas Cooper, dans un livre dirigé contre le système
protecteur américain (1), pousse à l'extrême celte idée, de
même que toutes les erreurs de Técole. a L'économie poli-
tique, dit-il, est à peu près la même chose que l'économie
privée de tous les individus; la politique n'est point un élé-
ment essentiel de l'économie politique; c'est folie de distin-
guer la société d'avec les individus dont elle se compose.
Chacun sait parfaitement comment il doit employer son tra-
vail et ses capitaux. La richesse de la société n'est pas autre
chose que l'agglomération de la richesse de tous les individus,
et, si chaque individu connaît mieux que personne ses propres
intérêts, le peuple le plus riche doit être celui chez lequel
chaque individu est le plus entièrement abandonné à lui-
même. »
Les partisans du système protecteur américain avaient ré-
pondu à cet argument déjà soutenu en faveur de la liberté du
commerce par les négociants importateurs, que les lois de
navigation avaient donné une vigoureuse impulsion à la ma-
rine marchande, au commerce extérieur et aux pêcheries des
États-Unis, et que des millions étaient dépensés tous les ans
sur la flotte uniquement pour la protection de la navigation
maritime, que, d'après la théorie, ces lois et cette dépense
étaient tout aussi condamnables que les droits protecteurs. « A
tout prendre, s'écrie Cooper, il n'y a pas de commerce mari-
time qui vaille une guerre maritime; c'est aux négociants à se
protéger eux-mêmes. »
Ainsi l'école, qui avait commencé par ignorer la nationalité
et les intérêts nationaux, aboutit à mettre leur existence en
question et à laisser aux individus le soin de leur propre dé-
fense.
Eh quoi î La sagesse de l'économie privée est-elle donc
aussi la sagesse de l'économie publique? Est-il dans la nature
de l'individu de se préoccuper des besoins de l'avenir, comme
c'est dans la nature de la nation et de l'Etat ? Considérez seu-
(1) Leçons d'Economie politique, par Thomas Cooper, j9aw?w.
LA TnÉORlE. CHAPITRE IV. 275
lement ia fondation d'une ville américaine; chacun aban-
donné à lui-même ne songerait qu'à ses propres besoins ou
tout au plus à ceux de sa descendance immédiate; tous les
individus réunis en société se préoccupent des soins et des
convenances des générations les plus éloignées ; ils soumet-
tent dans ce but la génération vivante à des privations et à des
sacrifices qu'aucun homme de sens ne pourrait attendre des
individus. L'individu peut-il, d'ailleurs, dans la conduite de
ses affaires privées, avoir égard à la défense du pays, à la
sûreté publique, à mille buts qui ne peuvent être atteints que
par la société? La nation n'impose-t-elle pas à cet effet des
restrictions à la liberté des individus? N'exige-t-elle pas le
sacrifice d'une portion de leur gain, d'une portion de leur
travail intellectuel et corporel, de leur vie même? Il faut,
avec Cooper, détruire d'abord toute notion de l'Etat et de la
société, avant d'adopter une pareille maxime.
Oui, ce qui serait folie dans l'économie privée peut être
sagesse dans l'économie publique, et réciproquement, par ia
raison fort simple qu'un tailleur n'est pas une nation et
qu'une nation n'est pas un tailleur, qu'une famille est tout
autre chose qu'une association de millions de familles, et une
maison qu'un vaste territoire.
Si l'individu connaît et entend mieux que personne son
propre intérêt, il ne sert pas toujours par sa libre activité les
intérêts de la nation. Nous demanderons à ceux qui siègent
dans les tribunaux, s'il ne leur arrive pas souvent d'envoyer
des individus aux travaux forcés pour excès d'imaginative et
d'industrie. Les brigands, les voleurs, les contrebandiers et
les escrocs connaissent parfaitement autour d'eux les choses
et les hommes, et consacrent l'attention la plus vigilante à
leurs affaires; mais il ne s'ensuit nullement que la société soit
d'autant plus prospère que de pareils individus sont moins
entravés dans l'exercice de leur industrie privée.
Dans mille cas l'autorité se voit obligée de mettre des en-
traves à l'industrie particulière. Elle interdit à l'armateur de
charger des esclaves à la côte occidentale d'Afrique et de les
276 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE II.
transporter en Amérique. Elle donne des prescriptions pour
la construction des bâtiments à vapeur et pour la police de la
navigation en mer, afin que les passagers et les matelots ne
soient pas abandonnés à la cupidité et au caprice des capi-
taines. Récemment même on a proposé en Angleterre cer-
taines règles pour la construction des navires, parce qu'on
avait découvert une ligue infernale entre les compagnies
d'assurance et les armateurs, par laquelle des milliers de vies
humaines et des millions de valeurs étaient annuellement sa-
crifiés à l'avarice des particuliers. Dans l'Amérique du Nord,
le meunier s'engage, sous une pénalité, à ne pas enfermer
moins de 198 livres (un peu plus de 90 kil.) de bonne farine
dans un baril, et il y a des inspecteurs sur tous les marchés,
bien que dans aucune autre contrée on n'attache autant de
prix à la liberté individuelle. Partout l'autorité se croit tenue
de garantir le public contre les dangers et contre les dom-
mages auxquels il est exposé, par exemple dans le com-
merce des denrées alimentaires et dans la vente des médica-
ments.
« Mais, nous répondra l'école, les cas que vous citez con-
stituent des atteintes coupables à la propriété et à la siàreté
des personnes; ce n'est pas là le commerce honnête qui
s'exerce sur des objets utiles ; ce n'est pas là l'activité inno-
cente et profitable des particuliers ; celle-là, le gouvernement
n'a pas le droit de l'entraver. » Sans doute, tant que cette
activité est innocente et utile ; mais ce qui est innocent, utile
dans le commerce du globe en général, peut être nuisible et
dangereux dans le commerce du pays, et réciproquement.
En temps de paix et au point de vue cosmopolite, la course en
mer est une industrie nuisible ; en temps de guerre elle est
favorisée par les gouvernements. L'immolation préméditée
d'un homme est un crime en temps de paix, en temps de
guerre c'est un devoir. Le commerce de la poudre, du plomb
et des armes est permis pendant la paix, mais celui qui pendant
la guerre envoie de pareils articles à l'ennemi* est puni comme
un traître.
LA THÉORIE. CHAPITRE IV. 277
Par de semblables motifs, le gouvernement est non-seule-
ment autorisé, mais astreint à limiter et à réglementer dans
l'intérêt de la nation un commerce innocent en lui-même. En
décrétant des prohibitions et des droits protecteurs, il ne pres-
crit point auxindividus, ainsi que l'école le soutient menson-
gèrement, l'emploi qu'ils doivent donner à leurs forces pro-
ductives et à leur capitaux. H nedit point à celui-ci: « Tu
placeras ton argent dans la construction d'un bâtiment ou
dans l'établissement d'une manufacture; » ni à celui-là:
« Tu seras un capitaine de navire ou un ingénieur civil; » il
laisse chacun maître d'employer son capital comme il le ju-
gera convenable, et de choisir la profession qui lui plaira. Il
dit seulement : a Notre pays a intérêt à fabriquer lui-même
tel ou tel article : mais, comme la libre concurrence de l'é-
tranger nous empêcherait d'y réussir, nous la limitons au-
tant que nous l'estimons nécessaire [)Our garantir ceux d'en-
tre nous qui appliqueront leurs capitaux ou qui consacreront
leurs forces physiques et intellectuelles à cette nouvelle bran-
che d'industrie, pour les garantir contre la perte de leurs ca-
pitaux et contre la stérilité de leurs eflbrts, et pour inviter
les étrangers à apporter parmi nous leur forces productives. »
De la sorte le gouvernement n'entrave point l'industrie par-
ticulière ; au contraire, il ouvre aux forces personnelles et
naturelles ainsi qu'aux capitaux du pays un plus vaste champ
d'activité. Loin défaire ainsi rien que les individus sachent
mieux et puissent faire mieux que lui, il fait ce que les parti-
culiers, quelles que soient leurs lumières, seraient incapables
d'exécuter eux-mêmes.
L'assertion de l'école, que le système protecteur entraîne
une intervention illégitime et anti-économique du gouverne-
ment dans l'emploi du capital et dans l'industrie des parti-
culiers, tombe d'elle-même si nous considérons que ce sont
les règlements commerciaux des étrangers qui sont coupables
de pareils empiétements dans notre industrie privée, et que
c'est seulement à l'aide du système protecteur que nous pou-
vons détourner les funestes conséquences de la politique étran-
278 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE II.
gère. Quand les Anglais excluent nos grains de leurs mar-
chés, que font-ils autre chose qu'interdire à nos cultivateurs
de semer le blé que, sous le régime de la libre importation,
ils auraient expédié en Angleterre ? S'ils frappent nos laines,
nos vins et nos bois de construction de droits si élevés que nos
envois en Angleterre cessent entièrement ou à peu près, quel-
ques-unes de nos industries ne sont-elles pas entravées dans
une certaine mesure parle gouvernement britannique? Il est
évident que, dans de pareils cas, la législation étrangère
donne à nos capitaux et à nos forces productives personnelles
une direction que sans elle ils auraient difficilement suivie. Il
suit de laque si nous négligions de donner, par notre propre
législation, à notre industrie nationale une direction conforme
à nos intérêts nationaux, nous ne pourrions pas empêcher du
moinsles peuples étrangers de régler notre industrie nationale
dans leur intérêt réel ou supposé, et, en tout cas, de manière
à arrêter le développement de nos forces productives. Mais
lequel est le plus raisonnable, le plus avantageux à nos con-
citoyens, de laisser régler notre industrie privée par une légis-
lation étrangère, 'ou de la régler nous-mêmes conformément à
nos intérêts ? L'agriculteur allemand ou américain se sent-il
moins entravé, lorsqu'il est obligé chaque année d'étudier les
actes du parlement britannique, pour savoir s'il doit étendre
ou restreindre sa production de blé ou de laine, que lorsque la
législation de son pays met les articles des manufactures
étrangères moins a sa portée et lui assure en même temps
pour tous ses produits un marché qui ne peut plus lui être
ravi parles tarifs étrangers ?
Quand l'école prétend que les droits protecteurs procurent
aux fabricants du pays un monopole aux dépens des consom-
mateurs du pays (1), elle fait une mauvaise chicane ; car,
(1) L'école, pour parler le lang^age de l'auteur n'admet pas ou n'admet
plus, quoiqu'on l'ail souvent soutenu en son nom, que la protection cons-
titue un monopole absolu et permanent au profit des manufacturiers. Voici
à ce sujet une note de Ricardo, au chapitre xxii de ses Principes de l'éco-
nomie politique et de Vimpôt.
€ M. Say pense que l'avantage des manufacturiers nationaux est plus que
LA THÉORIE. — CHAPITRE IV. 279
tout individu dans le pays étant libre d'exploiter le marché
intérieur assuré à l'industrie nationale, il n'y a point là de mo-
nopole privé ; il n'y a qu'un privilège octroyé à tous nos
temporaire. « Un grouvernemenl, dil-il, qui défend l'inlroduction d'une
« marchandise étranorère, établit un monopole en faveur de ceux qui produi-
« sent celle marchandise contre ceux qui la consomment, c'est-à-dire que
« ceux de l'intérieur qui la produisent, ayant le privilège exclusif de la ven-
« dre, peuvent en élever le prix au-dessus du taux naturel, et que les con-
« sommateurs de l'inlérieur, ne pouvant l'acheter que d'eux, sont obligés de
a la payer plus cher. » Mais comment peuvent-ils maintenir constamment
leurs produits au-dessus du prix naturel, lorsque chacun de leurs concitoyens
a la possibilité de se livrer au môme genre d'industrie? Ils sont protégés
contre la concurrence des étrangers et non contre celle des nationaux. Le mal
réel que ressent un pays par l'effet de ces monopoles, sil est permis de leur
donner ce nom, vient, non de ce qu'ils font hausser le prix courant de ces
produits, mais bien de ce qu'ils en font hausser le prix réel et naturel. En
augmentant les frais de production, ils sont cause qu'une portion de l'indus-
trie est employée d'une manière moins productive. »
J.-B. Say eut la bonne foi de convenir de son erreur.
« M. Ricardo, dit-il, me paraît avoir ici raison contre moi. En effet, quand
le gouvernement prohibe un produit étranger, il ne saurait élever dans l'in-
térieur les bénéfices qu'on fait sur sa production au-dessus du taux commun
des profits ; car alors les producteurs de l'intérieur, en se livrant à ce genre
de production, en ramèneraient bientôt, par leur concurrence, les profils au
niveau de tous les autres. Je dois, dès lors, pour expliquer ma pensée, dire
que je regarde le taux naturel d'une marchandise comme étant le prix le plus
bas auquel on peut se la procurer par la voie du commerce ou par toute
autre industrie. Si l'industrie commerciale peut la donner à meilleur marché
que les manufactures, et si le gouvernement force à la produire par les ma-
nufactures, il force dès lors à préférer une manière plus dispendieuse. »
En regard de cette dernière observation de J.-B. Say, je crois devoir re-
produire l'aveu suivant d'Adam Smith : « A la vérité, il peut se faire qu'à
l'aide de ces sortes de règlements, un pays acquière un genre particulier de
manufacture plutôt qu'il ne l'aurait acquis sans cela, et qu'au bout d'un cer-
tain temps, ce genre de manufacture se fasse dans le pays à aussi bon mar-
ché ou à meilleur marché que chez l'étranger. » Richesse des nations, liv. IV,
ch. II. (H. R.)
— Mac Culloch reproduit la même pensée: < L'avantage qui résulte du
monopole est en réalité insignifiant. Par suite de la libre concurrence entre
les producteurs nationaux, l'exclusion de certains produits fabriqués étran-
gers ne peut élever au-dessus du niveau commun les profils de ceux qui
en fabriquent de semblables dans le pays, et ne fait qu'attirer vers une
bran( he particulière d'industrie une plus grande quantité de capitaux. On
n'a jamais soutenu que les industries protégées soient plus lucratives que
celles qui sont exposées à la concurrence. »
Ces déclarations de trois grands maîtres de la science économique ne sont
280 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE II.
compatriotes vis-à-vis des étrangers, privilège d'autant plus
légitime que lesétrangers en possèdent chez eux un semblable,
et que nos compatriotes sont mis ainsi sur le même pied
qu'eux. 11 n'y a de privilège absolu ni au profit des produc-
teurs ni au détriment des consommateurs ; car, si les produc-
teurs demandent dans le commencement des prix élevés, c'est
qu'ils ont à faire face à de grands risques, à ces pertes, à ces
sacrifices extraordinaires qui accompagnent toujours les dé-
buts d'une fabrication. Mais, contre une indécente exagéra-
tion des profits et contre leur durée indéfinie, les consomma-
teurs trouvent une garantie dans la concurrence intérieure
qui surgit ensuite, et qui, en général, fait tomber les prix
beaucoup plus bas qu'il ne fussent descendus sous la libre
concurrence de l'étranger. Si les agriculteurs, qui sont le
principal débouché des manufactures, payent plus cher les
articles fabriqués, ils sont largement dédommagés de cet in-
convénient par une demande plus forte de leurs produits
agricoles et par une élévation de leurs propres prix.
L'école fait un autre sophisme que masque la confusion de
la théorie des valeurs et de celle des forces productives,
lorsque de cette maxime, que la richesse nationale n'est que la
réunion de la richesse de tous les individus, et que l'intérêt
privé de chaque individu a plus de puissance que toutes les
mesures des gouvernements pour la production et pour l'ac-
cumulation de la richesse, elle conclut que l'industrie na-
tionale sera dans les meilleures conditions pour prospérer, si
on laisse chaque individu poursuivre paisiblement ses travaux.
On peut admettre la maxime, sans que la conclusion de l'école
s'ensuive nécessairement ; car il ne s'agit pas, nous l'avons
montré dans un précédent chapitre, d'accroître directement,
au moyen des restrictions commerciales, la somme de valeurs
échangeables du pays, mais bien celle de ses forces produc-
tives. Or, la somme des forces productives de la nation
pas d'accord avec les opinions des écrivains et des orateurs libre-échangistes,
qui ont dénoncé les industriels protégés par de hauts droits comme des mo-
nopoleurs qui s'enrichissent aux dépens de la société. (S. Colwell.)
LA THÉORIE. CHAPITRE IV. 281
n'équivaut par à la réunion des forces productives de tous les
individus pris isolément ; elle dépend principalement de l'état
social et politique, et, en particulier, du degré auquel la
nation a réalisé chez elle la division du travail et l'association
des forces productives ; nous l'avons suffisamment établi dans
le dernier chapitre.
Le système de l'école ne voit partout que des individus
jouissant d'une entière liberté de relations les uns avec les
autres, et satisfaits pourvu qu'on les abandonne à l'instinct
naturel qui porte chacun à poursuivre son intérêt particulier.
Il est évident que ce n'est pas là un système d'économie
nationale, mais un système d'économie privée du genre hu-
main, tel qu'il pourrait se concevoir sans l'intervention des
gouvernements, sans la guerre, sans les mesures hostiles de
l'étranger. Nulle part il n'explique par quels moyens les
nations aujourd'hui florissantes sont parvenues au degré de
puissance et de prospérité où nous les voyons, et par quelles
causes d'autres ont perdu leur prospérité et leur puissance
d'autrefois. Il enseigne comment, dans l'industrie privée, les
agents naturels, le travail et le capital concourent à mettre sur
le marché des objets ayant de la valeur, et de quelle façon ces
objets se distribuent dans le genre humain et s'y consomment.
Mais, les moyens à employer pour mettre en activité et en
valeur les forces naturelles qui se trouvent à la disposition de
tout un peuple, pour faire parvenir une nation pauvre et
faible à la prospérité et à la puissance, elle ne les laisse pas
entrevoir, par la raison que l'école, repoussant absolument la
politique, ignore la situation particulière des différentes na-
tions, et ne s'inquiète que de la prospérité du genre humain.
Quand il s'agit du commerce international, c'est toujours
l'habitant du pays qu'on oppose à l'étranger ; on emprunte
tous les exemples aux relations particulières des commer-
çants ; on parle toujours de marchandises en général, sans
distinguer entre les produits agricoles et les produits fabri-
qués, pour montrer qu'il est indifférent au pays que les
importations et les exportations s'effectuent en argent, en
282 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE II.
matières brutes ou en objets fabriqués, et qu'elles soient ou
non en équilibre. Si, par exemple, effrayés des crises commer-
ciales qui sévissent dans TAmérique du Nord comme un fléau
endémique, nous consultons cette théorie sur les moyens de
les éloigner ou d'en diminuer les ravages, elle nous laisse
dénués de toute consolation, de tout enseignement ; nous ne
pouvons pas même leur donner une explication scientifique,
parce que, sous peine de passer pour des obscurantistes ou
pour des ignorants, nous n'osons pas môme prononcer le mot
de balance du commerce, qui retentit pourtant dans toutes
les assemblées législatives, dans toutes les administrations et
dans toutes les bourses. Pour le bien de l'humanité, c'est un
devoir pour vous de croire que les exportations se balancent
toujours d'elles-mêmes avec les importations, en dépit des
rapports publics où nous lisons comment la Banque d'Angle-
terre vient en aide à la nature des choses, en dépit des actes
sur les céréales, qui permettent difficilement aux agriculteurs
des pays en relations avec l'Angleterre de payer avec leurs
produits agricoles les articles fabriqués qu'ils consomment.
L'école n'admet pas de distinction entre les peuples qui ont
atteint un degré supérieur de développement économique, et
ceux qui sont placés plus bas sous ce rapport. Partout elle
veut exclure l'intervention de l'État, partout l'individu doit
être d'autant plus capable de produire que le gouvernement
s'occupe moins de lui. D'après cette doctrine, en vérité, les
sauvages devraient être les producteurs le plus actifs et les
plus riches du globe; car nulle part d'individu n'est plus
abandonné à lui-même, nulle part l'intervention du gouver-
ment n'est moins sensible que dans l'état sauvage (1).
(1) Les économistes qui possèdenl le plus d'autorité en Angleterre et sur
le continent, de quelque manière d'ailleurs qu'ils envisagent le commerce
international, sont loin, aujourd'hui, de professer la doctrine de l'abstention
de l'État vis-à-vis de l'industrie.
Mac Culloch, dans la dernière édition de ses Principes d'économie poli-
tique, combat avec énergie l'opinion, qu'en ce qui touche la production de
la richesse, les devoirs du gouvernement seraient purement négatifs et se
borneraient à garantir la sûreté des biens et la liberté de l'industrie. Les
LA THÉORIE. CHAPITRE IV. 283
La statistique et l'histoire enseignent, au contraire, que Fac-
tion du pouvoir législatif et de l'administration devient par-
tout plus nécessaire à mesure que l'économie de la nation se
développe. De même que la liberté inviduelle en général n'est
bonne qu'autant qu'elle ne contrarie pas le but social, l'in-
dustrie privée ne peut raisonnablement prétendre à une ac-
tivité sans limites qu'autant que cette activité est conciliable
avec la prospérité de la nation. Mais, si l'activité des indi-
vidus est impuissante, ou si elle est de nature à nuire à la
nation, elle a droit de réclamer l'appui de la force collective
du pays, ou elle doit se soumettre dans son propre intérêt à
des restrictions légales.
En représentant la libre concurrence des producteurs
comme le moyen le plus sûr de développer la prospérité du
devoirs du gouvernement lui paraissent beaucoup plus étendus. Après avoir
essayé de les définir dans un chapitre important, il résume ainsi ses idées
à cet égard : « La maxime ne pas trop gouverner doit êlre constamment
présente à la pensée des législateurs et des ministres. Lorsqu'ils songent à
réglementer, ils entrent dans un sentier difficile, ils doivent s'y arrêter du
moment qu'ils cessent de voir clair devant eux et qu'une énergique convic-
tion ne les décide pas à avancer. Dans le cas contraire, ils ne doivent pas
hésiter dans leur marche. Le nombre des cas dans lesquels le gouvernement
doit intervenir est considérable, et c'est le devoir de la législature, après
s'être édifiée par un examen attentif sur l'utilité d'une mesure, de l'adopter
résolument. » JVL J. Stuart Mill, dans son récent traité, envisage la question
au môme point de vue, et consacre une partie considérable de son ouvrage
à définir les devoirs du gouvernement vis-à-vis de l'industrie.
On connaît l'opinion sur la matière des hommes qui, parmi nous, sont, à
des points de vue divers, les interprètes officiels de l'économie politique.
Dans le discours d'ouverture de son cours de 1860, M. Chevalier prenait
une position de sage milieu entre les hommes qui, dans ces derniers temps,
ont exagéré l'action de l'État, et ceux qui, en face de doctrines funestes, ont
reproduit, d'ailleurs avec verve et talent, le laissez faire du siècle dernier:
t Un des plus graves défauts des doctrines qui se sont répandues dans ces
derniers temps réside dans la prépondérance systématique qu'elles donnent à
l'action de l'État. Ces doctrines partent d'une fausse notion de la nature hu-
maine, car elles méconnaissent la puissance du ressort individuel. Elles
conduiraient à une impitoyable tyrannie dont le joug serait avilissant. Je le
crois, je l'enseigne. Mais, aussi bien, j'estime qu'une doctrine qui s'appuie-
rait exclusivement sur l'intérêt personnel, qui récuserait toute intervention
de l'autorité, et réduirait le gouvernement au rôle de gendarme, serait éga-
lement fautive, également impraticable. » (H. R.)
284 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE II.
genre humain, l'école a parfaitement raison du point de vue où
elle s'est placée. Dans l'hypothèse de l'association universelle,
toute restriction à un commerce honnête entre des pays difîé-
rents paraît déraisonnable et nuisible. Mais, tant que d'autres
nations subordonneront les intérêts collectifs de l'humanité à
leurs propres intérêts, il sera insensé de parler de libre con-
currence entre individus de nations différentes. Les argu-
ments de l'école en faveur de la libre concurrence ne sont
donc appHcables qu'aux relations des habitants d'un seul et
même Etat. Une grande nation doit, par conséquent, s'efforcer
de former un tout complet qui entretienne des relations avec
d'autres unités de même espèce, dans la limite que compor-
tent ses intérêts particuliers comme société ; or, on reconnaît
que ces intérêts sociaux différent immensément des intérêts
privés de tous les individus de la nation, si l'on envisage
chaque invidu isolément et non comme membre de l'as-
sociation nationale, si, à l'exemple de Smith et de Say, on ne
voit dans les individus que des producteurs et des consomma-
teurs et non des citoyens ou des nationaux. En cette qualité,
les individus n'ont nul souci de la prospérité des générations
futures ; ils trouvent absurde, ainsi que Cooper nous l'a déjà
démontré en effet, qu'on travaille à acquérir au prix des
sacrifices certains du moment un bien encore incertain et
placé dans les vastes lointains de l'avenir, quelque précieux
qu'il soit d'ailleurs ; la durée de la nation leur importe peu ;
ils abandonnent les navires de leurs négociants à l'audace
des pirates ; ils s'inquiètent peu de la puissance, de l'honneur
et de la gloire du pays ; tout au plus peuvent-ils prendre sur
eux de s'imposer quelques sacrifices matériels pour élever
leurs enfants et pour leur faire apprendre un métier, pourvu
que les jeunes gens soient mis au bout de quelques années en
état de gagner eux-mêmes leur pain.
Dans la théorie régnante, en effet, l'économie politique res-
semble tellement à l'économie privée, que J.-B. Say, lorsque,
par exception, il permet à l'État de protéger l'industrie na-
tionale, y met cette condition, qu'il y ait apparence qu'au
LA THÉORIE. CHAPITRE V. 285
bout de quelques années elle sera capable de vivre par elle-
même; il la traite ainsi comme un apprenti cordonnier au-
quel on n'accorde que quelques années pour savoir son
métier de manière à pouvoir se passer de l'aide de ses pa-
rents.
CHAPITRE V.
LA NATIONALITÉ ET L'ECONOMIE DE LA NATION.
Le système de l'école, nous l'avons fait voir dans les pré-
cédents chapitres, présente trois défauts essentiels : première-
ment un cosmopolitisme chimérique, qui ne comprend pas la
nationalité et qui ne se préoccupe pas des intérêts nationaux;
en second lieu,- un matérialisme sans vie, qui voit partout la
valeur échangeable des choses, sans tenir compte ni des in-
térêts moraux et politiques, ni du présent et de l'avenir, ni
des forces productives de la nation ; troisièmement un parti-
cularisme, un individualisme désorganisateur, qui, mécon-
naissant la nature du travail social et l'opération de l'associa-
tion des forces dans ses conséquences les plus élevées, ne
représente au fond que l'industrie privée telle qu'elle se déve-
lopperait dans de libres rapports avec la société, c'est-à-dire
avec le genre humain tout entier, s'il n'était pas partagé en
différentes nations.
Mais, entre l'individu et le genre humain existe la nation,
avec son langage particulier et sa littérature, avec son origine
et son histoire propres, avec ses mœurs et ses habitudes, ses
lois et ses institutions, avec ses prétentions à l'existence, à
l'indépendance, au progrès, à la durée, et avec son territoire
distinct; association devenue, parla solidarité des intelli-
gences et des intérêts, un tout existant par lui-même, qui re-
connaît chez elle l'autorité de la loi, mais vis-à-vis des autres
286 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE II.
sociétés semblables possède encore sa liberté naturelle, et par
conséquent, dans l'état actuel du monde, ne peut maintenir
son indépendance que par ses propres forces et par ses res-
sources particulières. De même que rindividu acquiert, prin-
cipalement par la nation et dans le sein de la nation, culture
intellectuelle, puissance productive, sûreté et bien-être, la
civilisation du genre humain ne peut se concevoir et n'est
possible qu'au moyen de la civilisation et du développement
des nations.
Il existe d'ailleurs actuellement entre les nations d'énormes
difTérences ; nous trouvons parmi elles des géants et des nains,
des corps bien constitués et des avortons, des civilisés, des
demi-barbares et des barbares. Mais toutes, aussi bien que
les individus, ont reçu de la nature l'instinct de la conserva-
tion et le désir du progrès. C'est la mission de la politique de
civiliser les nationalités barbares, d'agrandir les petites et de
fortifier les faibles, et, avant tout, d'assurer leur existence et
leur durée. La mission de l'économie politique est de faire
l'éducation économique de la nation et de préparer celle-ci à
entrer dans la société universelle de l'avenir.
La nation normale possède une langue et une littérature,
un territoire pourvu de nombreuses ressources, étendu, bien
arrondi, une population considérable ; l'agriculture, l'indus-
trie manufacturière, le commerce et la navigation y sont har-
monieusement développés ; les arts et les sciences, les moyens
d'instruction et la culture générale y sont à la hauteur de la
production matérielle. La constitution politique, les lois et les
institutions y garantissent aux citoyens un haut degré de
sûreté et de liberté, y entretiennent le sentiment religieux, la
moralité et l'aisance, ont pour but, en un mot, le bien de tous.
Elle possède des forces de terre et de mer suffisantes pour dé-
fendre son indépendance et pour protéger son commerce exté-
rieur. Elle exerce de l'influence sur le développement des
nations moins avancées qu'elle ; et, avec le trop-plein de sa
population et de ses capitaux intellectuels et matériels, elle
fonde des colonies et enfante des nations nouvelles.
LA THÉORIE. — CHAPITRE V. 287
Une population considérable et un territoire vaste et pourvu
de ressources variées sont des éléments essentiels d'une na-
tionalité normale, les conditions fondamentdes de la culture
morale comme du développement matériel et de la puissance
politique. Une nation bornée dans sa population et dans son
territoire, surtout si elle parle une langue particulière, ne
peut offrir qu'une littérature rabougrie, que des établisse-
ments nains pour l'encouragement des sciences et des arts. Un
petit Etat ne peut, dans l'enceinte de son territoire, pousser à
leur perfection les difTérentes branches de travail. Toute pro-
tection y constitue un monopole privé. Ce n'est que par des
alliances avec des nations plus puissantes, par le sacrifice
d'une portion des avantages de la nationalité et au moyen
d'efforts extraordinaires, qu'il peut maintenir péniblement
son existence.
Une nation qui ne possède ni littoral ni navigation mar-
chande ni forces navales ou qui n'a pas en sa puissance les
embouchures de ses fleuves, dépend des autres peuples pour
son commerce extérieur; elle ne peut ni établir de colonies
ni enfanter des nations nouvelles ; le Irop-plein de sa popu-
lation, de ses ressources morales et matérielles, qui se répand
sur les pays non encore cultivés, est perdu tout entier pour sa
littérature, pour sa civilisation, pour son industrie, et profite
à d'autres nationalités.
Une nation dont le territoire n'est pas arrondi par des mers
et par des chaînes de montagnes, est exposée aux attaques de
l'étranger et ne peut qu'à l'aide de grands sacrifices, et en
tous cas, d'une manière très-insuftisante, établir chez elle un
système de douane.
Les imperfections territoriales sont corrigées, soit par une
succession, comme il est arrivé pour l'Angleterre et l'Ecosse,
soit par un achat, comme pour la Floride et la Louisiane, soit
encore par la conquête, comme pour la Grande-Bretagne et
l'Irlande.
Récemment on a recouru à un quatrième moyen, qui mène
au but d'une manière plus conforme au droit ainsi qu'au
288 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE H.
bien des peuples et qui ne dépend pas du hasard comme la
succession, savoir l'association des intérêts des Etats au
moyen de traités librement consentis. C'est par son association
douanière que la nation allemande a acquis la jouissance d'un
des plus importants attributs de la nationalité. Toutefois cette
institution ne doit pas être considérée comme parfaite, tant
qu'elle ne s'étendra pas à tout le littoral, des embouchures
du Rhin aux frontières de la Pologne, y compris la Hollande
et le Danemark. Une conséquence naturelle de cette union
est l'admission de ces deux pays dans la Confédération ger-
manique, partant, dans la nationalité allemande, qui obtiendra
ainsi ce qui lui manque aujourd'hui, savoir des pêcheries et
des forces de mer, un commerce maritime et des colonies.
Les deux peuples appartiennent d'ailleurs par leur origine et
par toute leur existence à la nationalité allemande. La dette
dont le fardeau les accable n'est qu'une suite d'etforts exces-
sifs pour maintenir leur indépendance, et il est dans la nature
des choses que le mal atteigne un point où il devienne in-
supportable, et où l'incorporation dans une plus grande na-
tionalité leur semble à eux-mêmes désirable et nécessaire.
La Belgique a besoin do s'associer avec une voisine plus
puissante, pour remédier aux inconvénients de l'exiguité de
son territoire et de sa population. L'Union américaine et le
Canada, à mesure qu'ils se peupleront et que le système pro-
tecteur américain se développera, se sentiront plus attirés
l'un vers l'autre, et l'Angleterre sera plus impuissante à em-
pêcher entre eux une confédération.
Sous le rapport économique, les nations ont à parcourir les
phases de développement que voici : état sauvage, état pas-
toral, état purement agricole, état à la fois agricole, manufac-
turier et commerçant (1).
(1) Celte distinction des quatre degrés dans le développement économique
des nations de la zone tempérée a eu un grand succès, qu'elle méritait à
beaucoup d'égards. Elle a éié cependant attaquée par quelques-uns, qui y
cherchaient une rigoureuse précision scientifique, à laquelle, dans ses gran-
des lignes, elle ne prétendait pas. Elle n'implique nullement que le déve-
loppement de toutes les nations soit le même, qu'elles aient été toutes desti-
LA THÉORIE. CHAPITRE V. 289
L'histoire de l'industrie montre, et nulle part plus claire-
ment qu'en Angleterre, que le passage de l'état sauvage à
l'élève du bétail, celui de l'élève du bétail à l'agriculture et
celui de l'agriculture aux premiers essais dans les manufac-
tures et dans la navigation, s'opère de la manière la plus ra-
pide et la plus avantageuse par le libre commerce avec les
cités et avec les Etats plus avancés ; mais une industrie manu-
facturière perfectionnée, une marine marchande considérable
et un vaste commerce extérieur ne peuvent s'acquérir que par
l'intervention du gouvernement.
Moins l'agriculture a fait de progrès, plus le commerce
extérieur offre occasion d'échanger l'excédant des produits
agricoles et des matières brutes du pays contre les articles
fabriqués de l'étranger ; plus en même temps la nation est
plongée dans la barbarie et a besoin du régime de la monar-
chie absolue, et plus le libre commerce, c'est-à-dire l'expor-
tation des produits agricoles et l'importation des produits ma-
nufacturés, concourt à sa prospérité et sa civilisation.
Au contraire, plus l'agriculture est développée chez un
peuple ainsi que les arts utiles et l'état social et politique en
général, moins il peut tirer d'avantages de l'échange de ses
produils agricoles et de ses matières brutes contre des pro-
duits manufacturés exotiques, plus la concurrence de nations
manufacturières plus avancées lui cause de mal.
C'est seulement chez des peuples semblables, c'est-à-dire
chez ceux qui possèdent toutes les qualités, toutes les ressour-
ces morales et matérielles requises pour étabUr chez eux une
industrie manufacturière et pour parvenir ainsi au plus haut
degré de civilisation, de prospérité, de puissance politique,
mais que la concurrence d'une industrie étrangère déjà fort
avancée arrêterait dans leurs progrès, c'est chez eux seu-
lement que les restrictions commerciales en vue de créer
et de soutenir une industrie manufacturière peuvent être
nées à parcourir les mêmes phases et à les parcourir dans le même ordre. Le
quatrième degré; en particulier, comporte bien des inégalités et bien des
diversités. (H. R.)
19
290 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE II.
légitimes ; elles ne le sont que jusqu'à ce que cette industrie
devienne assez forte pour ne plus craindre la concurrence
étrangère ; elles ne le sont dans cet intervalle que dans la
mesure nécessaire pour protéger cette industrie dans ses fon-
dements.
Le système protecteur serait contraire non-seulement aux
maximes de l'économie cosmopolite, mais encore à l'intérêt
bien entendu de la nation, s'il excluait complètement et tout
d'un coup la concurrence étrangère, s'il isolait la nation du
reste du monde. Lorsque l'industrie manufacturière est encore
dans la première phase de son développement, les droits pro-
tecteurs doivent être très-modérés ; ils doivent s'élever peu
à peu, à mesure que s'accroissent dans le pays les capitaux
intellectuels et matériels, l'habileté technique et l'esprit d'en-
treprise. 11 n'est d'ailleurs pas nécessaire que toutes les bran-
ches d'industrie soient également protégées. Les plus impor-
tantes, celles dont l'exploitation exige un grand capital fixe et
circulant, beaucoup de machines, partant beaucoup de con-
naissances techniques, de dextérité et d'expérience, et un grand
nombre de bras, dont les produits se rangent parmi les pre-
mières nécessités de la vie, et présentent, par conséquent, une
importance considérable sous le rapport de leur valeur totale
de même qu'au point de vue de l'indépendance du pays, telles
que la fabrication de la laine, du coton ou du hn, celles-là
seules ont droit à une protection spéciale (1). Lorsqu'elles
sont convenablement appréciées et développées, toutes les
autres branches de moindre importance grandissent autour
d'elles, même avec une protection moindre. Làjoù le salaire
est élevé et la population peu considérable relativement à
l'étendue du territoire, par exemple aux Etats-Unis, l'intérêt
de la nation lui commande de protéger moins les industries
qui emploient peu de machines que celles où les machines
(1) Est'Ce à dire, comme on l'a prétendu avec une étrange irréflexion, que
List s'intéresse de préférence aux gros manufacturiers? Non; mais Ics me-
sures restrictives ne sont légitimées à ses yeux que par un grand intérêt na-
tional. (H. R.)
LA THÉORIE. — CHAPITRE V. 291
exécutent la plus grande partie de la besogne, pourvu que
les peuples qui lui apportent les produits des premières in-
dustries accordent à ses produits agricoles un libre accès.
L'école méconnaît complètement la nature des rapports
économiques entre les peuples, quand elle croit que l'échange
des produits agricoles contre des produits manufacturés est
tout aussi utile à la civilisation, à la prospérité et en général
aux progrès sociaux de pareilles nations que l'établissement
dans leur propre sein d'une industrie manufacturière. Une
nation purement agricole ne développera pas à un haut degré
son commerce intérieur et extérieur, ses voies de communi-
cation, sa navigation marchande ; elle n'accroîtra pas sa popu-
lation en même temps que sa prospérité : elle n'accomplira
pas de progrès sensibles dans sa culture morale, intellectu-
elle, sociale et politique; elle n'acquerra pas une grande puis-
sance politique ; elle ne sera pas capable d'influer sur la civili-
sation et sur les progrès des peuples moins avancés ni de
fonder des colonies. Le pays purement agriculteur est infini-
ment au-dessous du pays à la fois agriculteur et manufactu-
rier. Le premier, économiquement et politiquement, dépend
toujours plus ou moins des nations étrangères qui lui pren-
nent ses produits agricoles en retour de leurs articles fabri-
qués. 11 ne peut pas déterminer lui-même l'étendue de sa
production; il faut qu'il attende les achats de l'étranger. Les
acheteurs, qui sont des peuples à la fois agriculteurs et manu- .
facturiers, produisent eux-mêmes des quantités immenses de
matières brutes et de denrées alimentaires, et ne demandent
aux peuples agriculteurs que de quoi combler leur déficit.
Ceux-ci dépendent donc, pour leur vente, de l'éventuahté
d'une récolte plus ou moins abondante chez les peuples agri-
culteurs et manufacturiers; ils ont de plus pour rivaux d'au-
tres peuples agriculteurs, de sorte qu'un débouché déjà très-
incertain devient plus incertain encore. Enfin ils sont exposés
à voir leurs relations avec les nations manufacturières inter-
rompues par la guerre ou par des mesures commerciales,
et ils éprouvent alors le double inconvénient de ne point
292 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE II.
trouver d'acheteurs pour le trop-plein de leur production
agricole et d'être privés des articles fabriqués dont ils ont
besoin. Un peuple purement agriculteur, nous Tavons déjà
dit, est un individu qui n'a qu'un bras et qui se sert d'un
bras étranger, dont le secours, toutefois, ne lui est pas tou-
jours assuré; un peuple à la fois agriculteur et manufactu-
rier est un individu disposant de deux bras, qui lui appar-
tiennent.
Une erreur fondamentale de l'école est de représenter
le système protecteur comme une conception bâtarde de po-
litiques spéculatifs. L'histoire est là pour attester que les me-
sures de protection ont eu pour causes, soit l'effort naturel
des nations vers la prospérité, l'indépendance et la puissance,
soit la guerre et les mesures hostiles de peuples manufactu-
riers et prépondérants.
L'idée d'indépendance et de puissance naît avec celle de na-
tion. L'école n'en a tenu compte, parce qu'elle a pris pour ob-
jet de ses recherches, non point l'économie des différentes na-
tions, mais l'économie de la société en général, c'est-à-dire du
genre humain tout entier. Si l'on imagine toutes les nationsréu-
nies dans une confédération universelle, il n'y a plus à s'occu-
per de l'indépendance et de la puissance de chacune d'elles. La
garantie de leur indépendance réside dans la constitution légale
de la société universelle, de même, par exemple, que la ga-
rantie de l'indépendance des Etats de Rhode-Island et de De-
laware réside dans celle de l'Union américaine. Depuis que
cette union existe, ces petits Etats ne se sont jamais avisés de
songer à l'accroissement de leur puissance politique, ni de se
croire moins indépendants que les grands Etats avec lesquels
ils sont unis.
Quelque conforme à la raison que soit l'association uni-
verselle, il serait insensé de la part d'une nation de régler sa
politique dans l'attente de cette association et de la paix per-
pétuelle, comme si c'étaient déjà des faits accomplis. Nous le
demandons, un homme de sens ne taxerait-il pas d'extrava-
gance un gouvernement qui, confiant dans les avantages de la
LA THEORIE.
CHAPITRE V. 293
paix perpétuelle, licencierait ses armées, démolirait ses bâti-
ments de guerre et raserait ses forteresses? Un pareil gou-
vernement ne ferait pas autre chose que ce que l'école ré-
clame des peuples, en les invitant, sur la foi des avantages
du libre commerce, à renoncer à ceux delà protection.
La guerre exerce une action destructive sur les rapports
commerciaux de peuple à peuple. Par elle l'agriculteur qui
habite un pays est violemment séparé du manufacturier qui
réside dans un autre pays. Tandis que le manufacturier, sur-
tout s'il appartient à un peuple navigateur et commerçant
sur une grande échelle, trouve encore aisément à s'appro-
visionner chez les agriculteurs de son propre pays ou dans
d'autres contrées agricoles qui lui sont ouvertes, l'habitant
du pays agricole souffre doublement de cette perturbation
dans les rapports. Il manque alors de tout débouché pour ses
produits, partant de tout moyen de solder les articles manu-
facturés dont le commerce lui a fait un besoin ; il se voit res-
treint à la fois dans sa production et dans sa consommation.
Lorsqu'une nation agricole, ainsi restreinte par la guerre
dans sa production et dans sa consommation, a déjà une po-
pulation, une civilisation et une agriculture suffisamment
développées, l'interruption du commerce causée par la guerre
fait naître chez elle des manufactures et des fabriques. La
guerre opère sur elle comme un système de prohibition. Elle
comprend ainsi l'immense avantage que procure la possession
d'une industrie manufacturière, et elle reconnaît par le fait
qu'à cette interruption du commerce elle a plus gagné que
perdu. Elle se pénètre de l'idée qu'elle est appelée à passer
de la situation de nation purement agricole à celle de nation
agricole et manufacturière, et d'atteindre ainsi le plus haut
degré de prospérité, de civilisation et de puissance. Mais, après
que ce peuple a déjà fait de grands pas dans la carrière des
manufactures que la guerre lui a ouverte, si la paix se rétablit
et que les deux nations veuiUent renouer leurs anciennes rela-
tions, alors toutes les deux s'aperçoivent que la guerre a donné
naissance à de nouveaux intérêts que la reprise des échanges
294
SYSTEME NATIONAL. — LIVRE II.
antérieurs ruinerait totalement. Le peuple agriculteur recon-
naît que, pour rouvrir le débouché extérieur à ses produits
agricoles, il aurait à sacrifier l'industrie manufacturière qui
s'est élevée chez lui dans l'intervalle ; la nation manufactu-
rière comprend qu'une partie de la production agricole qui
s'est développée chez elle durant la guerre serait anéantie par
une libre importation. Toutes les deux essaient donc de pro-
téger ces intérêts au moyen des droits d'entrée. Telle est l'his-
toire de la politique commerciale pendant les cinquante der-
nières années.
La guerre a fait surgir les systèmes protecteurs modernes,
et nous n'hésitons pas à soutenir qu'il était dans l'intérêt des
puissances manufacturières de second et de troisième ordre
de les maintenir et de les compléter, quand bien même,
après le retour de la paix, l'Angleterre n'eût pas commis l'é-
norme faute de restreindre l'importation des denrées alimen-
taires et des matières brutes , par conséquent, de laisser subsister
jusque pendant la paix les motifs de la protection. De même
qu'une nation primitive et dont l'agriculture est à l'état bar-
bare ne peut avancer que par le commerce avec des peuples
manufacturiers et policés, celle qui a atteint un certain degré
de culture ne peut parvenir qu'à l'aide de l'industrie ma-
nufacturière au plus haut point de prospérité , de civili-
sation et de puissance. Une guerre qui facilite le passage du
régime agricole au régime agricole et manufacturier est donc
une bénédiction pour un pays. C'est ainsi que la guerre de
l'indépendance de l'Amérique du Nord, malgré les énormes
sacrifices qu'elle a coûtés, y a été pour toutes les générations
futures un véritable bienfait. Au contraire, une paix qui
rejette dans l'agriculture pure et simple un peuple appelé à
exercer l'industrie manufacturière, est pour lui une ma-
lédiction, et lui est incomparablement plus nuisible que la
ofuerre.
Heureusement pour les puissances manufacturières de
second et de troisième rang, l'Angleterre, après le rétablisse-
ment de la paix générale, a d'elle-même arrêté sa marche
LA THÉORIE. — CHAPITRE V. 295
vers le monopole manufacturier du globe, en limitant Fim-
portation des denrées alimentaires et des matières brutes. Au
surplus, si les agriculteurs anglais, qui, durant la guerre,
avaient eu la possession exclusive du marché intérieur, eus-
sent été gravement affectés, au commencement, par la concur-
rence étrangère, plus tard, ainsi que nous l'expliquerons avec
détail dans un autre endroit, ils auraient été largement dé-
dommagés de leurs pertes par le monopole manufacturier que
leur pays aurait obtenu.
Il ne serait que plus insensé de la part des nations manufac-
turières de second et de troisième ordre, chez lesquelles l'in-
dustrie a été appelée à la vie par vingt-cinq années de guerre
et a été tellement consolidée ensuite par vingt-cinq années
d'interdiction du marché anglais à leurs produits agricoles,
qu'il ne lui faut plus peut-être que dix ou quinze ans d'une
protection énergique pour soutenir la libre concurrence de
l'industrie anglaise ; il ne seraitque plus insensé, disons-nous,
après les sacrifices d'un demi-siècle, de renoncer aux im-
menses avantages attachés à l'industrie manufacturière, et,
du haut degré de culture, de prospérité et d'indépendance qui
caractérise les pays à la fois agriculteurs et manufacturiers,
de descendre au rang inférieur de peuples agriculteurs dé-
pendants, par cela seul qu'il plaît aujourd'hui à l'Angleterre
de reconnaître sa faute et de pressentir l'élévation prochaine
des nations du continent qui rivalisent avec elle.
Supposez même que l'intérêt manufacturier en Angleterre
acquière assez d'influence pour obliger à des concessions, en
ce qui touche l'importation des produits agricoles, la cham-
bre haute entièrement composée de grands propriétaires fon-
ciers, et la chambre des communes où les gentilshommes de
la campagne (country squires) sont en majorité, qui nous ga-
rantit qu'au bout de quelques années un nouveau ministère
tory, dans d'autres circonstances, ne fera pas passer un nou-
veau bill des céréales (1) ? Qui nous répondra qu'une nouvelle
(1) On sait que l'inlérêlmanufacluriei-, avec Cobden pour athlète, a obtenu
€n effet ces concessions en 1846; on sait de plus que le ministère tory de
296
SYSTEME NATIONAL. — LIVRE II.
guerre maritime, un nouveau système continental ne séparera
pas les agriculteurs du continent des manufacturiers insulai-
res, et n'obligera pas les nations de l'Europe de se remettre
aux manufactures et d'employer de nouveau le meilleur de
leurs forces à surmonter les premières difficultés, pour tout
sacritier ensuite à la paix ?
Ainsi l'école condamnerait les peuples du continent à rouler
perpétuellement le rocher de Sisyphe, à élever toujours des
fabriques pendant la guerre pour les laisser tomber toujours
au retour de la paix.
L'école n'a pu aboutir à de si absurdes résultats que parce
que, en dépit du nom qu'elle a donné à sa science, elle en
a complètement exclu la politique (1), en méconnaissant
absolument la nationalité, en ne tenant aucun compte des
effets de la guerre sur le commerce entre des nations diffé-
rentes.
Tout autres sont les rapports entre l'agriculteur et le ma-
nufacturier, lorsque tous deux habitent un seul et même
pays, et sont unis ainsi l'un à l'autre par la paix perpétuelle.
Toute extension, tout perfectionnement d'une fabrique déjà
existante augmente la demande des produits agricoles. Cette
demande n'est point incertaine, elle ne dépend point des lois
ni des fluctuations commerciales de l'étranger, des agitations
politiques ni des guerres, des inventions ni des progrès, ni enfin
des récoltes de l'étranger; le cultivateur du pays ne la par-
tage point avec ceux du dehors, il en est sûr tous les ans.
Quel que soit l'état de la récolte dans les autres pays, quel-
ques troubles qui puissent s'élever dans le monde politique,
1852, loin de les retirer, a été amené à les confirmer solennellement. Qu'il
nous soit permis de renvoyer ici, pour le tableau détaillé de ces événements,
à notre Histoire delà réforme commerciale en Angleterre. (H. K)
(1) La science pourrait tout aussi bien s'appeler l'économie publique ou
sociale que l'économie politique, nom que l'usage a consacré et qui ne signifie
pas autre chose que l'économie de la cité, de la nation par opposition à l'é-
conomie particulière ; mais, quelle que soit sa dénomination, il ne lui est
pas permis de faire abstraction des données générales de la politique.
(H. R.)
LA THÉORIE. — CHAPITRE V. 297
il peut compter sur récoulement de ses produits et sur son ap-
provisionnement en articles fabriqués à des prix raisonnables
et constants. D'un autre côté, chaque amélioration dans l'agri-
culture du pays, chaque culture nouvelle est un nouveau sti-
mulant pour les fabriques du pays ; car tout accroissement de
la production agricole y a pour conséquence une augmentation
correspondante de la production manufacturière. Par cette
action réciproque de ces deux grandes industries, le progrès
de la nation est assuré pour toujours.
La puissance politique ne garantit pas seulement à la na-
tion l'accroissement de sa prospérité par le moyen du com-
merce extérieur et des colonies, elle lui assure de plus la pos-
session de cette prospérité et de son existence nationale, qui
importe infiniment plus que la richesse matérielle. Par son
acte de navigation, l'Angleterre a acquis la puissance politi-
que, et, par la puissance politique, elle a été mise à même
d'étendre sa suprématie manufacturière sur tous les peuples.
Mais la Pologne a été rayée de la liste des nations, faute de
posséder une bourgeoisie vigoureuse que l'industrie manu-
facturière seule eût pu appeler à l'existence.
L'école ne peut nier que le commerce intérieur d'un peuple
est dix fois plus considérable que son commerce avec l'étran-
ger, même lorsque ce dernier est à son plus haut point de
splendeur; mais elle a omis d'en tirer la conséquence, si
simple cependant, qu'il est dix fois plus utile d'exploiter et de
conserver son marché intérieur que de chercher la richesse
au dehors, et que le commerce extérieur ne peut être impor-
tant que là où l'industrie nationale est parvenue à un haut
degré de développement.
L'école n'a envisagé le marché que du poinlde vue cosmo-
polite et nullement du point de vue politique. La plus grande
partie des côtes du continent européen se trouvent dans le
rayon naturel d'approvisionnement des fabricantsde Londres,
de Liverpool ou de Manchester ; les fabricants des autres
pays ne sauraient pour la plupart lutter contre eux dans leurs
propres cités maritimes. Des capitaux plus considérables, un
298 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE II.
marché intérieur plus étendu et entièrement à eux, qui leur
permet de fabriquer sur une plus grande échelle et, par con-
séquent, à meilleur marché, des procédés plus avancés, enfin
le bas prix du transport par mer, assurent aujourd'hui aux
manufacturiers anglais vis-à-vis de ceux du pays des avantages
qu'une longue et persévérante protection et le perfectionne-
ment des voies de communication peuvent seuls procurer à
ces derniers. Or, le marché du littoral est d'une haute impor-
tance pour une nation tant au point de vue des débouchés du
dedans que de ceux du dehors ; et une nation dont le littoral
appartient au commerce étranger plus qu'au sien propre est
à la fois économiquement et politiquement divisée. Que dis-
je? il ne peut pas y avoir pour une nation de situation plus
fâcheuse, sous l'un et sous l'autre rapport, que de voir ses
places maritimes sympathiser plus vivement avec l'étranger
qu'avec elle-même.
La science ne doit pas mettre eu question la nationalité,
elle ne doit pas l'ignorer ni la défigurer dans un but cosmo-
polite. On ne peut atteindre un pareil but qu'en se confor-
mant à la nature et en essayant d'élever Jes différents peuples
d'après ses lois. Voyez le peu de succès que les leçons de l'é-
cole ont obtenu jusqu'ici dans la pratique. C'est moins la faute
des praticiens, qui ont assez exactement compris les intérêts
nationaux, que celle de théories contraires à l'expérience, de-
vant lesquelles la pratique à dû se troubler. Ces théories ont-
elles empêché des peuples aussi peu avancés que ceux de
l'Amérique du Sud d'adopter le système protecteur? Ont-
elles empêché d'étendre la protection à la production des
denrées alimentaires et des matières brutes, production qui
n'a pas besoin d'être protégée et sur laquelle toute restriction
ne peut que nuire à la fois au peuple qui l'a établie et à celui
contre lequel elle l'a été? Ont-elles empêché de comprendre
les articles fabriqués les plus délicats, les objets de luxe,
parmi ceux qui doivent être protégés, bien qu'évidemment
ils puissent être abandonnés à la concurrence sans le moindre
danger pour la prospérité du pays? Non! la théorie n'a jus-
LA THÉORIE. CHAPITRE V. 299
qu'à présent opéré aucune réforme capitale (1), et elle n'en
opérera aucune tant qu'elle restera en contradiction avec la
nature des choses. Qu'elle s'appuie sur cette même nature
des choses, et elle en accomplira de considérables.
Tout d'abord elle rendra un grand service à toutes les na-
tions, si elle prouve que les entraves au commerce des pro-
duits naturels et des matières brutes causent le plus grand
dommage à la nation même qui les établit, et que le système
protecteur n'est légitime qu'autant qu'il a pour huiV éducation
industrielle du pays. En appuyant sur de sages principes le
système protecteur appliqué aux manufactures, elle décidera
les Etats chez lesquels le système prohibitif subsiste encore,
la France par exemple, à y renoncer peu à peu. Les manu-
facturiers ne s'opposeront pointa ce changement, du moment
qu'ils auront acquis la certitude que les théoriciens, loin de
poursuivre leur ruine, admettent le maintien et le développe-
ment des manufactures existantes comme bases d'une saine
pohtique commerciale.
Si la théorie enseigne aux Allemands qu'ils ne peuvent uti-
lement encourager leur industrie manufacturière que par
une élévation graduelle, puis ensuite par une diminution,
graduelle pareillement, de leur droits protecteurs, et que la
concurrence étrangère dans une certaine mesure ne peut
qu'aider au progrès de leurs fabriques, elle rendra en défi-
nitive à la liberté du commerce un plus grand service qu'en
concourant à la ruine de l'industrie allemande.
La théorie ne doit pas exiger des États-Unis qu'ils abandon-
nent à la libre concurrence de l'étranger les branches de fa-
brication dans lesquelles ils sont secondés par le bas prix des
(1) C'est bien cependant au nom de la théorie combattue ou du moins
limitée par List, que s'est accomplie la réforme anglaise, réforme capitale
assurément; mais si Adam Smitli a fourni des arguments pour l'abolition du
système protecteur au delà du détroit, l'honneur de sa chute revient surtout
à ces inventions des Watt, des Arkwright et de tant d'autres qui ont porté si
haut la puissance productive de la Grande-Bretagne; de sorte que la ré-
forme anglaise est une éclatante confirmation de la doctrine de List, qui
l'avait prévue et annoncée. (H. R.)
300 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE II.
matières brutes et des denrées alimentaires ainsi que par la
puissance des machines ; mais elle ne trouvera pas de contra-
diction, si elle soutient que les Etats-Unis, tant que le salaire
y sera infiniment plus élevé que dans les pays d'ancienne
culture, travailleront efficacement au développement de leurs
forces productives, de leur civilisation et de leur puissance
politique, en accordant l'accès le plus facile aux articles fa-
briqués dans le prix desquels la main-d'œuvre constitue l'élé-
ment principal, sous la condition que les autres pays admet-
tront leurs produits agricoles et leurs matières brutes.
La théorie de la liberté du commerce trouvera alors bon
accueil en Espagne, en Portugal et à Naples, en Turquie, en
Egypte, aans toutes les contrées plus ou moins barbares et sous
tous les climats chauds. On ne concevra plus dans ces pays,
au degré de civilisation où ils sont actuellement, l'idée extra-
vagante de créer une industrie manufacturière au moyen du
système protecteur.
L'Angleterre, alors, cessera de croire qu'elle est appelée
au monopole manufacturier du globe. Elle ne demandera
plus que la France, l'Allemagne et les Etats-Unis sacrifient
leurs manufactures à l'avantage de voir admettre chez elle
leurs produits agricoles et leurs matières brutes. Elle recon-
naîtra la légitimité du système prolecteur dans ces contrées,
tout en étendant chez elle de plus en plus la liberté du com-.
merce, instruite qu'elle sera par la théorie qu'une nation parr
venue à la suprématie manufacturière ne peut préserver ses
fabricants et ses négociants du recul et de l'indolence que par
la libre importation des denrées alimentaires et des matières
brutes et par la concurrence des articles étrangers.
L'Angleterre suivra une marche entièrement opposée à
celle qu'elle a suivie jusqu'à présent ; au lieu de solliciter les au-
tres peuples à adopter la liberté du commerce tout en conser-
vant chez elle le système prohibitif le plus rigoureux, elle leur
ouvrira son propre marché sans se préoccuper de leurs sys-
tèmes protecteurs. Elle ajournera son espoir de l'avènement
de la liberté du commerce jusqu'au moment où d'autres peu-
LA THÉORIE. — CHAPITRE V. 301
pies n'auront plus à redouter de la libre concurrence la des-
truction de leurs fabriques.
En attendant que ce jour arrive, l'Angleterre s'indemnisera
de la diminution que les systèmes protecteurs étrangers feront
subir à ses exportations d'objets manufacturés de consomma-
tion générale, par des envois plus considérables d'articles
plus fins et par l'ouverture de nouveaux débouchés.
Elle pacifiera l'Espagne, l'Orient, les États de l'Amérique
centrale et méridionale, elle emploiera son influence dans
tous les pays barbares ou à demi barbares de cette partie du
monde, ainsi que de l'Asie et de l'Afrique, pour qu'ils aient
des gouvernements éclairés et forts, pour que la sûreté des
biens et des personnes y règne, pour que des routes et des ca-
naux y soient construits, l'instruction et les lumières, la mo-
ralité et l'industrie encouragées, le fanatisme, la superstition
et la paresse anéanties. Si en même iemps elle lève ses res-
trictions d'entrée sur des denrées alimentaires et sur les pro-
duits bruts, ses exportations d'objets manufacturés s'accroî-
tront dans une énorme proportion et beaucoup plus sûrement
que si elle continuait à spéculer sur la ruine des fabriques
continentales.
Mais, pour ({ue ces efforts civilisateurs de l'Angleterre chez
les peuples barbares entièrement ou à demi puissent réussir,
elle ne doit pas se montrer exclusive ; elle ne doit pas, au
moyen de privilèges commerciaux tels que ceux qu'elle a ob-
tenus au Brésil (1), essayer d'accaparer ces marchés et d'en
exclure les autres nations.
Une pareille conduite excitera toujours la jalousie des
autres peuples et les portera à contrarier les efforts de l'An-
gleterre. C'est évidemment celte politique égoïste qui explique
comment l'influence des puissances civilisées sur la civilisation
de ces pays a été si faible jusqu'à ce jour. L'Angleterre de-
vrait donc introduire dans^ le droit des gens le principe de
Tégalité de traitement pour le commerce de toutes les nations
(1) Ces privilèges lui ont élé retirés peu d'années après la publication du
Système national. (H. R.)
302 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE 11.
manufacturières dans tous ces pays ; non-seulement elle
s'assurerait ainsi le concours de toutes les puissances éclairées
dans ses efforts civilisateurs, mais encore, sans nuire à son
commerce, elle permettrait à d'autres peuples manufacturiers
des entreprises analogues. Sa supériorité dans toutes les
branches lui garantirait partout la meilleure part dans l'ap-
provisionnement de ces marchés.
Les intrigues continuelles des Anglais contre les manufac-
tures des autres nations se justifieraient encore, si le monopole
du globe était indispensable à la prospérité de l'Angleterre, s'il
n'était pas démontré jusqu'à l'évidence que les peuples qui pré-
tendent, à côté de l'Angleterre, à une grande puissance manu-
facturière, peuvent très-bien parvenir à leur but sans qu'il en
résulte d'abaissement pour elle ; que l'Angleterre ne devien-
drait pas plus pauvre, parce que d'autres nations seraient de-
venues plus riches, et que la nature offre assez de ressources
pour que, sans porter atteinte à sa prospérité, il se développe
en Allemagne, en France et dans l'Amérique du Nord une
industrie égale à la sienne.
A cet égard on doit remarquer d'abord qu'une nation qui
conquiert son marché intérieur et ses manufactures gagne
à la longue dans sa production et dans sa consommation d'ob-
jets fabriqués infiniment plus que celui qui Ta jusque-là
approvisionnée ne perd par l'exclusion prononcée contre elle ;
car, en fabriquant elle-même, en complétant son développe-
ment économique, elle devient incomparablement plus riche
et plus populeuse, par conséquent plus capable de con-
sommer des articles fabriqués que si elle était restée dans la
dépendance de l'étranger à l'égard de ces articles-.
En ce qui touche, du reste, l'exportation des objets ma-
nufacturés, les pays de la zone tempérée, que la nature a
particulièrement destinés à la fabrication, doivent trouver
leur débouché principal dans les pays de la zone torride, qui
leur fournissent des denrées coloniales en échange. Mais la
consommation en objets manufacturés des pays de la zone
torride se règle d'une part sur la faculté qu'ils possèdent de
LA THÉORIE. — CHAPITRE V. 303^
produire un excédant d'articles particuliers à leur climat, de
Tautre sur l'activité de la demande que leur font les pays de la
zone tempérée.
Si l'on établit qu'avec le temps les pays de la zone torride
pourront produire de cinq à dix fois plus de sucre, de riz, de
café, de coton, etc., qu'ils n'en ont produit jusqu'à présent,
on aura prouvé en même temps que les pays de la zone tempé-
rée pourront quintupler ou décupler le montant actuel de leurs
envois d'objets manufacturés dans les pays de la zone torride.
La possibilité pour les nations du continent d'augmenter
dans cette porportion leur consommation de denrées colonia-
les est démontrée par l'accroissement de la consommation de
l'Angleterre pendant les cinquante dernières années ; encore
ne doit-on pas perdre de vue que cet accroissement aurait été,
selon toute apparence, infiniment plus considérable sans
l'énormité des droits.
Quant à la possibilité d'augmenter la production de la zone
torride, la Hollande à Sumatra et à Java, et l'Angleterre dans
les Indes orientales, nous en ont fourni dans cinq années écou-
lées d'irrécusables preuves. De 1835 à 1839 l'Angleterre a
quadruplé son importation en sucre des Indes orientales; son
importation en café s'est accrue dans une proportion beaucoup
plus forte ; et les apports de coton de la même contrée ont aussi
notablement augmenté. Les journaux anglais delà date la plus
récente (février 1 840) annoncent avec allégresse que la puis-
sance productive des Indes orientales pour ces articles est sans
bornes, et que le temps n'est pas éloigné où l'Angleterre se sera
rendue indépendante à leur égard de l'Amérique et des Indes
occidentales. La Hollande, de son côté, est embarrassée de l'é-
coulement de ses produits coloniaux, et elle leur cherche sans
relâche de nouveaux marchés. Qu'on réfléchisse en outre que
l'Amérique du Nord continue d'accroître sa production coton-
nière, qu'un État se constitue dans le Texas, qui conquerra in-
dubitablement tout le Mexique (l)et fera de cette contrée fertile
(1) Ce sont, on le sait, les Elals-Unis, qui, après s'être incorporé le Texas,
ont conquis une portion du Mexique, notamment cette Californie où l'exploi-
304 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE II.
ce que sont actuellement les Etats méridionaux de l'Union
américaine ; qu'on songe que l'ordre et les lois, le travail et
l'intelligence s'étendront peu à peu sur l'Amérique du Sud de
Panama au cap Horn, puis sur toute l'étendue de l'Afrique et
de l'Asie, et augmenteront partout la production et l'excédant
des produits, et l'on comprendra sans peine qu'il y a là, pour
l'écoulement des objets manufacturés, un champ ouvertà plus
d'une nation. Si l'on calcule la superficie des terrains em-
ployés actuellement à la production des denrées coloniales et
qu'on la compare à celle que la nature y a rendue propre, on
trouve qu'on a utilisé à peine le quinzième de cette dernière.
Comment l'Angleterre pourrait-elle s'attribuer l'approvi-
sionnement exclusif en produits manufacturés de tous les pays
producteurs de denrées coloniales , lorsque les envois des
Indes orientales pourraient seuls suffire à ses besoins en
produits de la zone torride? Comment l'Angleterre peut-elle
espérer pour ses manufactures un débouché dans des pays
dont elle ne peut prendre les denrées en retour de ses articles?
Et comment une vaste demande de denrées coloniales pour-
rait-elle naître sur le continent européen, si le continent, par
sa production manufacturière, n'est pas mis en état de sol-
der et de consommer ces denrées ?
Il est donc évident que la compression des fabriques du
continent peut bien arrêter le continent dans son essor, mais
non augmenter la prospérité de l'Angleterre.
Il est évident encore qu'aujourd'hui et pour un long avenir
les pays de la zone torride offrent de suffisants éléments d'é-
change à tous les peuplesqui ont une vocation manufacturière.
Il est évident, enfin, qu'un monopole manufacturier, tel que
celui qui résulterait aujourd'hui de la libre admission des pro-
duits fabriqués anglais sur le continent de l'Europe et sur ce-
lui de l'Amérique du Nord, n'est, à aucun égard, plus avan-
tageux au genre humain que le système protecteur qui tend
lalion des mines d'or est appelée à hâter la communication des deux Océans
à travers l'isliime, et par suite la civilisation de la côte occidentale du con-
tinent américain. (H. R.)
LA THÉORIE. — CHAPITRE Vf. 305
au développement de Vindustrie manufacturière dans toute la
zone temj)érée au profit de V agriculture de la zone torride tout
entière.
L'avance que l'Angleterre a prise dans les manufactures,
dans la navigation et dans le commerce, ne doit donc détourner
aucun des peuples appelés à l'industrie manufacturière par leur
territoire, par leur puissance et par leur intelligence, d'entrer
en lice avec la nation qui tient le sceptre des manufactures. Les
manufactures, le commerce et la navigation marchande ont un
avenir qui dépassera le présent autant que le présent dépasse le
passé. Il suffit d'avoir le courage de croire à un grand avenir
national et de se mettre en marche avec cette foi. Mais, avant
tout, il faut avoir assez d'esprit national pour planter et pour
étayer aujourd'hui l'arbre qui offrira ses fruits les plus abon-
dants aux générations futures. 11 faut d'abord conquérir au
pays lui-même le marché du pays, au moins quant aux objets
de consommation générale, et s'attacher à tirer directement
de la zone torride les produits de cette zone en échange de
nos produits manufacturés. Tel est en particulier le problème
que l'Association allemande doit résoudre, si l'Allemagne ne
veut pas rester trop en arrière delà France, de l'Amérique du
Nord, ou même de la Russie.
f\/\r\. j\/\/\ny\/\r>j
CHAPITRE VI.
l'Économie publique et l'économie de l'état , l'économie
POLITIQUE ET l'ÉCONOMIE NATIONALE,
Ce qui se rapporte à la perception, à l'emploi et à l'adminis-
tration des moyens matériels du gouvernement d'une société,
ou V économie financière de VÈlat, ne doit jamais être con-
fondu avec les institutions, les règlements, les lois et les cir-
constances qui régissent la condition économique des citoyens,
20
306 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE IL
OU avec ^économie publique. Cette distinction est applicable
à toutes les sociétés, petites ou grandes, à une nation tout en-
tière ou à des fragments de nation.
Dans un Etat fédératif, l'économie financière se divise en
économie des Etats particuliers et en économie de l'associa-
tion.
L'économie publique [Volks-OEkonomie) devient une éco-
nomie nationale {National-OEkonomie), lorsque l'État ou la
fédération embrasse une nation complète à laquelle sa popu-
lation, l'étendue de son territoire, ses institutions politiques, sa
civilisation, sa richesse et sa puissance promettent l'indépen-
dance, la durée et l'importance politique. L'économie publique
et l'économie nationale ne sont alors qu'une seule et même
chose. Elles composent, avec l'économie financière de l'État,
l'économie politique de la na'tion.
Dans les Étals, au contraire, dont la population et le terri-
toire ne consistent que dans une fraction de nation ou de ter-
ritoire national, et, qui, ni par le lien politique immédiat, ni
par le lien fédératif, ne forment un ensemble avec les au-
tres fractions, il ne peut élre question que d'une économie pu-
blique par opposition à l'économie privée ou à l'économie
financière de l'État. Dans celte condition imparfaite, les objets
et les besoins d'une grande nationalité ne sauraient être pris
en considération ; l'économie publique ne saurait être réglée
en vue deconstiluer une nation complète en elle-même, d'as-
surer son indépendance, sa durée et sa puissance. Ici, par
conséquent, la politique doit être exclue de l'économie ; ici
l'on n'a à tenir comple que des lois naturelles de l'économie
sociale en général, telles qu'elles se manifesteraient, s'il n'exis-
tait nulle part de puissante et compacte nationalité ou d'éco-
nomie nationale.
C'est de ce point de vue que s'est développée en Allema-
gne la science qu'on a appelée d'abord économie de l'État
[StaaUwirthsch'jft], puis économie nationale {National-OEko-
nomie), puis économie politique (Politische-OEkonomie), puis
économie publique [Volkswirlhschaft)y sans que l'erreur fon»
LA THÉORIE. -— CHAPITRE VU. 307
damentale des systèmes ainsi désignés y ait été découverte.
La notion de réconomie nationale ne pouvait pas être com-
prise, parce qu'il n'existait pas de nation économique, et qu'à
l'idée particulière et déterminée de nation on avait substitué
l'idée générale et vague de société^ idée applicable au genre
humain tout entier ou à un petit pays ou à une seule ville,
tout aussi bien qu'à la nation.
CHAPITRE VII.
L^INDUSTRIE MANUFACTURIÈRE ET LES FORCES PRODUCTIVES
PERSONNELLES;, SOCIALES ET POLITIQUES DU PAYS (1).
Sous le régime d'une agriculture informe régnent la paresse
d'esprit, la lourdeur de corps, l'attachement à de vieilles idées,
(1) Dans ce chapitre et dans ceux qui suivent, List met en relief, avec
beaucoup de force, les avantages de celte industrie manufacturière que plu-
sieurs économistes ont syslémaliquemenl dépréciée et dont on s'est plu, dans
ces dernières années, à exagérer les inconvénients. Il ne s'agit pas ici, du
reste, à proprement parler, d'une comparaison entre l'agriculture et l'indus-
trie manufacturière; List ne reprend pas celte thèse banale ; mais, à ce qu'il
appelle l'état purement agricole, il oppose l'état à la (ois agricole et manu-
facturier. Celle dernière condition de la société est incontestablement un dé-
veloppement de la civilisation, et elle nous donne de grands biens, quelque-
fois, il est vrai, mêlés de grands maux.
On a reproché à List d'avoir fait exclusivement honneur à l'industrie ma-
nufacturière de résultats qui pourraient être justement revendiqués pour le
commerce. Voici comment s'exprime à cet égard lauleùr allemand de ÏÉco
nomie nationale du passé et de l'avenir, M. Hildebrand.
« List oublie le grand rôle historique du commerce intermédiaire, princi-
pal objet de l'aclivité des ré|)ubli(|ues italiennes du moyen âge ainsi que des
Villes anséaliqnes et de la Hollande, et il exagère l'influence des manufac-
tures. C'est de ces dernières qu'il fait dériver, non-seulemeni la prospérité de
l'agriculture et du commerce, mais les sciences et les beaux-arts, et il oublie
que ni la culture inlelleciuelle des anciens, ni l'art du moyen âge, ni |a littéra-
ture anglaise depuis Bacon et Shakespeare jusqu'à Hume , ne doivent
leur origine à l'industrie manufacturière, cette fille des temps modernes. Cette
puissante influence sur la civilisation du genre humain, dont List lui fait
308 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE II.
à de vieilles habitudes, à de vieux usages et à de vieux pro-
cédés, le défaut d'éducation, de bien-être et de liberté. Le
désir d'un continuel accroissement des biens moraux et maté-
riels, l'émulation et l'amour de la liberté c.iractérisent, au
contraire, le pays manufacturier et commerçant.
Cette différence s'explique en partie par la différence de
genre de vie et d'éducation des agriculteurs et des manufac-
turiers, en partie par celle de leurs occupations et des ressour-
ces qu'elles exigent. Les agriculteurs vivent dispersés sur toute
la surface du pays et n'entretiennent les uns avec les autres
que des rapports éloignés. L'un fait à peu près ce que fait
l'autre, et leur production est généralement la même. Ce sont
à peu près les mêmes choses qu'ils ont en excédant ou dont
ils ont besoin, et chacun est le meilleur consommateur de ses
produits; il ne s'offre, par conséquent, que peu d'occasions de
commerce moral et matériel. Le cultivateur s'adresse moins
aux hommes qu'à la nature inanimée. Accoutumé à ne ré-
colter là où il a semé qu'après un long intervalle, et à s'en
remettre à la volonté d'une puissance supérieure du succès de
ses efforts, la modération, la patience, la résignation, mais
aussi la nonchalance et la paresse d'esprit, deviennent pour
lui une seconde nature. Ses occupations le tenant éloigné du
honneur, devrait plutôt être attribuée au commerce, l/hisloire entière de la
civilisation, depuis les Hindous et les Phéniciens dans l'antiquité jusqu'à
l'Amérique de nos jours, atteste que les points du globe où les nations se
trouvent en contact, les rives des fleuves el les côtes de la mer sont toujours
les berceaux de la culture intellectuelle et politique, et s'il faut reconnaître
que, actuelK ment, aucune nation ne peut conserver de part au commerce de
l'univers, si elle ne possède une industrie florissante, une telle condition n'é-
tait nullement nécessaire dans le pusse. »
Nous reconnaissons volontiers qu'une partie de ce qui est dit dans le pré-
sent ouvrage sur l'influence de l'industrie manufacturière, est également ap-
plicable au commerce. Mais il ne faut pas perdre de vue que, même dans
l'antiquité el au moyen âge, l'industrie manufacturière a toujours été plus
ou moins étroitement liée au commerce, sinon à celte savante el féconde indus-
trie des temps modernes sans laquelle il ne peut plus se concevoir de grand
commerce, ni de grande civilisation, du moins celle que comportait l'épo-
que; et que en dernière analyse, le commerce lui-même n'a pris quelque essor
et n'a existé à proprt ment parler que du jour où le travail manufacturier a
jsurgi en se détachant du travail agricole. (H. R.)
LA THÉORIE. — CHAPITRE VII. 309
commerce des hommes n'exigent habituellement de lui que
peu d'efforts intellectuels et qu'une médiocre dextérité. Il
s'instruit par l'exemple dans le cercle étroit de la famille où
il a reçu l'existence, et l'idée lui vient rarement qu'on pourrait
travailler autrement et mieux. Depuis le berceau jusqu'à la
tombe il se meut constamment dans le même cercle étroit de
personnes et de relations. Les exemples d'une prospérité
éclatante due à des efforts extraordinaires frappent rarement
ses regards. La propriété, comme la misère, se transmet sous
ce régime de génération en génération, et presque toute la
force productive que crée l'émulation est annihilée.
La vie des manufactures est essentiellement différente.
Rapprochés les uns des autres par leurs occupations, les ma-
nufacturiers ne peuvent vivre qu'en société et par la société,
dans le commerce et par le commerce. Toutes les denrées ali-
mentaires et toutes les matières brutes qui leur sont néces-
saires, ils les achètent sur le marché, et ce n'est que la plus
faible part de leurs produits qu'ils réservent pour leur con-
sommation. Tandis que l'agriculteur compte principalement
sur les bienfaits de la nature, la fortune, l'existence môme du
manufacturier dépend surtout du commerce. Tandis que le
premier ne connaît pas son consommateur ou du moins se
préoccupe peu de son débouché, le second ne vit que par sa
clientèle. Les cours des matières brutes, des denrées alimen-
taires, de la main-d'œuvre, des marchandises fabriquées et de
l'argent, varient sans cesse; le manufacturier ne sait jamais
avec exactitude quel sera le montant de ses profits. Les faveurs
delà nature et un travail ordinaire ne lui assurent pas l'exis-
tence et le bien-être comme à l'agriculteur.
C'est son intelligence et son activité seules qui les lui don-
neront. 11 doit travailler à acquérir le superQu pour être sûr
du nécessaire, à devenir riche pour ne pas tomber dans la
pauvreté. S'il est un peu plus prompt que les autres, il
réussit; un peu plus lent, sa ruine est certaine. Il a constam-
ment à acheter et à vendre, à échanger, à négocier. Partout il
est aux prises avec les hommes, avec des rapports variables,
310 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE II.
avec les lois et les institutions ; il a cent lois plus d'occasions
de former son esprit que l'agriculteur. Pour la conduite de
ses affaires, il a besoin de connaître Télranger. Pour l'établis-
sement de sonindustrie,ilest tenuàdes efforts extraordinaires.
Tandis que l'agriculteur n'a de rapports qu'avec son voisinage,
les relations du manufacturier s'étendent sur toutes les parties
du monde. Le désir d'acquérir ou de conserver la confiance
de ses compatriotes, et une concurrence sans fin qui ne cesse
de menacer son existence et sa fortune, sont pour lui de vifs
stimulants à une incessante activité et à des progrès ininter-
rompus. Mille exemples lui prouvent que, par des efforts ex-
traordinaires, on peut s'élever de la position la plus infime
aux premiers rangs de la société, mais qu'on peut aussi, par
la routine et par la négligence, tomber du haut de l'échelle
sociale à ses plus bas degrés. Cet état de choses fait naître chez
le manufacturier une énergie dont on n'aperçoit nulle trace
sous le régime d'une informe agriculture.
Si l'on envisage dans leur ensemble le? travaux des manu-
factures, on reconnaît tout d'abord qu'ils développent et
mettent enjeu des facultés et des talents infiniment plus variés,
infiniment plus élevés que ne le fait l'agriculture.
Adam Smith, assurément, a soutenu un de ces paradoxes
qu'il aimait tant, au dire de son biographe Dugald-Stewart,
lorsqu'il a prétendu que l'agriculture exige plus d'habileté
que les arts industriels. Sans rechercher si la confection d'une
montre exige plus d'habileté que la direction d'une ferme,
nous nous contenterons de faire remarquer que toutes les oc-
cupations d'une ferme sont de même nature, tandis que celles
d'une manufacture sont variées à l'infini. On ne doit pas ou-
blier non plus que, dans la comparaison dont il s'agit, c'est
l'agriculture dans son état primitif qu'il faut envisager, et
non pas celle qui s'est perfectionnée sous l'influence des manu-
factures. Si la condition de l'agriculteur en Angleterre pa-
raissait à Adam Sîuith beaucoup plus noble que celle du fa-
bricant, c'est qu'il lui échappait qu'elle avait été relevée par
l'action des manufactures et du commerce.
LA THÉORIE. — CHAPITRE VU. 3H
Évidemment l'agriculture ne requiert que les mêmes espè-
ces de capacités, la force du corps et la persévérance dans Texé-
cution détaches grossières, unies à un certain esprit d'ordre,
tandis que les manufactures exigent une immense variété de
facultés intellectuelles, de talents naturels et acquis. La de-
mande de celte grande diversité de disposition», dans un pays
manufacturier, permet à chaque individu de trouver une oc-
cupation, une vocation conforme à son aptitude, au lieu que,
dans un pays agricole, le choix est des plus limités. Dans le
premier, les dons de l'esprit sont infiniment plus estimés (jue
dans le second, où le mérite d'un homme se mesure en général
sur sa force corporelle. Il n'est pas rare d'y voir le travail de
l'homme débile, de l'impotent, obtenir un prix beaucoup plus
élevé que celui de l'homme le plus robuste. La moindre force,
celle de l'enfant et de la femme, celle de l'impotent et du
vieillard, trouve dans les manufactures emploi et rémuné-
ration.
Les manufactures sont filles des sciences et des beaux-arts,
et ce sont elles aussi qui les entretiennent et qui les nourris-
sent. Voyez comme le cultivateur primitif a peu recours aux
sciences et aux beaux-arts, comme il a peu besoin de leur
aide pour la fabrication des grossiers instruments dont il se
sert. Sans doute c'est Tagriculture qui dans l'origine a permis
à l'homme, au moyen de la rente de la terre, de s'adonner
aux sciences et aux beaux-arts ; mais, en l'absence des manu-
factures, ils sont restés constamment le partage de castes, et
leurs effets bienfaisants se sont à peine fait sentir des masses.
Dans un pays manufacturier, l'industrie des masses est
éclairée par les sciences, qui à leur tour, ainsi que les beaux-
arts, sont nourries par l'industrie des masses. A peine y a-t-il
une opération manufacturière qui ne se rattache à la physi-
que, à la mécanique, à la chimie, aux mathématiques, ou à
l'art du dessin. 11 n'y a point de progrès, point de décou-
verte dans les sciences, qui n'améliore et ne transforme cent
industries. Dans un pays manufacturier, par conséquent, les
sciences et les beaux-arts doivent devenir populaires. Le
3J2 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE II.
besoin de culture et d'instruction à l'aide d'écrits et d'exposés,
éprouvé par un grand nombre de personnes appelées à appli-
quer les résultats des recherches scientifiques, décide des
talents spéciaux à se vouer à l'enseignement et à la profession
d'écrivain. La concurrence de ces talents, jointe à une forte
demande de leurs services, provoque une division et une com-
binaison des travaux scientifiques, qui exercent l'influence la
plus heureuse non -seulement sur le développement des
sciences, mais sur le perfectionnement des beaux-arts et des
arts industriels. Les effets de ces perfectionnements s'étendent
bientôt jusqu'à l'agriculture. Nulle part on ne trouve de
machines ni d'instruments agricoles plus parfaits, nulle part
l'agriculture des champs n'est pratiquée avec autant d'intelli-
gence que dans les pays oîj fleurit l'industrie manufacturière.
Sous l'influence de celle-ci l'agriculture devient une industrie,
un art, une science.
L'union des sciences avec les arts industriels a créé cette
grande force physiquequi,pourles sociétés modernes, remplace
au décuple le travail des esclaves de l'antiquité, et qui est
appelée à exercer une si profonde influence sur la condition
des masses, sur la civilisation des pays barbares, sur l'assai-
nissement des pays inhabités et sur la puissance des nations
d'ancienne culture, la force des machines.
La nation manufacturière a cent fois plus d'occasions
d'employer des machines que la nation purement agricole.
Un homme impotent peut, en dirigeant une machine à va-
peur, produire cent fois plus que l'homme le plus robuste
avec son bras.
La force des machines jointe aux voies de transport perfec-
tionnées des temps modernes procure au pays manufacturier
une supériorité immense sur le pays purement agriculteur. Il
est évident que les canaux, les chemins de fer et la navigation à
vapeur ne doivent leur existence qu'à l'industrie manufactu-
rière et ne peuvent s'étendre que par elle sur toute la surface
du territoire. Le pays purement agriculteur, où chacun pro-
duit la plus grande partie des objets qui lui sont nécessaires
LA THÉORIE. — CHAPITRE VII. 313
et consomme la plupart de ses produits, où les individus n'entre-
tiennent que peu de rapports les uns avec les autres, ne peut
offrir un mouvement de marchandises ni de personnes assez
vaste pour couvrir les frais de construction et d'entretien de
pareilles machines.
Les inventions nouvelles et les améliorations sont peu
appréciées dans un pays purement agriculteur. Ceux qui les
poursuivent y perdent en général leurs recherches et leurs
efforts. Dans un pays manufacturier, au contraire, il n'y a
point de voie qui mène plus vite à la richesse et à la considé-
ration que celle des inventions et des découvertes. Dans ce
dernier, le génie est plus estimé et mieux rémunéré que le
talent, le talent que la force physique. Dans le pays agricul-
teur, si l'on excepte les services puhlics, c'est à peu près l'op-
posé qui est la règle.
Les manufactures n'agissent pas moins sur le développe-
ment de la puissance du travail physique que sur celui des
forces morales de la nation; elles offrent aux ouvriers des
jouissances et des stimulants qui les excitent à déployer toutes
leurs forces et l'occasion de les employer. C'est un fait incon-
testé que, dans les pays manufacturiers qui prospèrent,
l'ouvrier, indépendamment du secours qu'il trouve dans des
machines et dans des instruments meilleurs, exécute chaque
jour infiniment plus d'ouvrage que dans les pays purement
agriculteurs.
Déjà cette circonstance que dans les pays manufacturiers
le temps a incomparablement plus de prix que dans les pays
agriculteurs, témoigne de la situation plus élevée qu'y obtient
le travail. Le degré de civilisation d'un peuple et le cas qu'il
fait du travail ne sauraient mieux se mesurer que sur le prix
qu'il attache au temps. Le sauvage reste des jours entiers
oisif dans sa cabane. Comment le pasteur connaîtrait-il le prix
du temps, lui pour qui c'est un fardeau, que le chalumeau ou
le sommeil peut seul lui rendre supportable ? Comment un
esclave, un serf, un corvéable apprendrait-il à ménager le
temps, lui pour qui le travail est une punition et l'oisiveté un
314 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE II.
profit ? Ce n'est que par l'industrie manufacturière que les
peuples arrivent à comprendre la valeur du temps. C'est alors
que gagner ou perdre du temps , c'est gagner ou perdre des
intérêts. Le zèle que met le manufacturier à tirer de son
temps le meilieurparti possible se communique àTagriculteur.
Les manufactures augmentant la demande des produits agri-
coles, la rente s'élève, partant la valeur du sol ; des capitaux
plus considérables sont employés à l'exploitation, les consom-
mations se multiplient ; il faut retirer de la terre un plus grand
produit pour faire face à une rente plus élevée, aux intérêts
des capitaux et à une consommation plus étendue. On est
en position d'offrir de plus forts salaires, mais on réclame en
même temps de plus grands services. L'ouvrier commence à
s'apercevoir que, dans sa force corporelle et dans l'adresse
avec laquelle il en fait usage, il possède le moyen d'améliorer
sa condition. Il commence à comprendre pourquoi l'on dit en
Angleterre : Le temps c'est de l'argent.
L'isolement dans lequel vit le cultivateur et son peu de
lumières ne lui permettent guère de contribuer à la civilisa-
tion générale ni d'apprécier le mérite des institutions politi-
ques, encore moins de prendre une part active à la conduite
des affaires publiques et à l'administration de la justice, ou de
défendre sa liberté et ses droits. Partout les nations purement
agricoles ont vécu dans l'esclavage ou du moins sous le joug
du despotisme, de la féodalité ou de la théocratie. Déjà la
possession exclusive du sol assure à l'autocrate, aux grands
ou à la caste des prêtres, sur la masse de la population rurale,
une autorité à laquelle celle-ci ne saurait se soustraire d'elle-
même.
Partout, sous l'empire de l'habitude, le joug imposé par
la force ou par la superstition et par la puissance théocra-
tique aux nations purement agricoles s'imprime sur elles si
fortement qu'elles finissent par le considérer comme une
partie essentielle d'elles-mêmes el comme une condition de
leur existence.
^ La loi de la division des tâches et de l'association des
LA TflÉORIE. — CHAPITRE VII. 315
forces productives rapproche, au contraire, avec une puissance
irrésistible les nianul'acturiers les uns des autres. Le frotte-
ment produit les étincelles de l'esprit tout comme colles du
feu. Mais il n'y a de frottement intellectuel que là où Fou est
voisin, là où les relations d'affaires et d'études, celles de la
société et de la vie politique sont fréquentes, là où il existe un
grand commerce de marchandises et d'idées. Plus les
hommes vivent unis dans un seul et même lieu, plus chacun
d'eux a besoin pour son industrie du concours de tous les
autres ; plus son industrie exige de lumières, de prudence et
de culture, moins l'arbitraire, l'absence des lois, l'oppression
et les prétentions illégitimes sont compatibles avec l'activité
des individus et avec leur poursuite du bien-être ; plus les
institutions civiles sont parfaites, plus la liberté est étendue,
plus on a occasion de se former soi-même ou d'aider à l'é-
ducation des autres. Aussi dans tous les lieux et dans tous les
temps la liberté et^la civilisation sont-elles sorties des villes :
témoin, dans Tantiquité la Grèce et l'Italie, au moyen âge
rilalie, l'Allemagne, la Belgique et la Hollande, plus tard
l'Angleterre, et tout récemment l'Amérique du Nord et la
France.
Mais il y a deux espèces de villes ; nous appellerons les unes
productives, les autres consommatrices. 11 y a des villes qui
mettent en œuvre les matières brûles, et qui les paient à la
campagne en articles manufacturés, de même que les den-
rées alimentaires dont elles ont besoin ; ce sont les cités ma-
nufacturières, les villes productives. Leur prospérité fait la
prospérité de l'agriculture, et elles grandissent d'autant plus
que l'agriculture déploie plus de ressources. Mais il y a aussi
des villes où vivent ceux qui consomment la rente de la terre.
Dans tous les pays quelque peu cultivés, une grande por-
tion du revenu national est consommée à titre de rentes au
sein des villes. Ce serait une erreur que de soutenir en thèse
générale que ces consommations nuisent à la production ou
même ne lui sont pas utiles ; car la possibilité de s'assurer,
au moyen d'une rente territoriale, une existence indépen -
316 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE H.
dante, est un puissant aiguillon à l'économie, à l'emploi des
épargnes dans ragriciilture et aux améliorations agricoles. De
plus, jaloux de se distinguer parmi ses concitoyens, le pro-
priétaire, que son éducation et l'indépendance de sa position
favorisent, prête un concours utile à ki civilisation, aux in-
stitutions publiques, à l'administration de l'État, aux sciences
et aux beaux-arts. Le degré auquel la rente influe ainsi sur
l'industrie, sur la prospérité et sur la civilisation du pays,
dépend toujours, d'ailleurs, du plus ou moins de liberté que
le pays a conquis. Le désir de se rendre utile à la société par
une activité volontaire et de se distinguer parmi ses conci-
toyens, ne se développe que chez les peuples où cette activité
procure la reconnaissance, l'estime publique et des dignités;
mais non pas chez ceux oii l'ambition de l'estime publique et
l'indépendance vis-à-vis du pouvoir sont regardées d'un œil
jaloux. Chez ces derniers, le propriétaire s'abandonnera plutôt
à la débauche ou à l'oisiveté, et, en livrant ainsi au mépris
l'activité utile, en portant atteinte à la morale, il compro-
mettra jusqu'au principe même de la force productive du
pays. Si sa consommation encourage jusqu'à un certain point
les manufactures des villes, ces manufactures doivent être
considérées comme des fruits creux et malsains ; elles ne ser-
viront guère au développement de la civilisation, de la pros-
périté et de la liberté du pays. Une saine industrie manufac-
turière produisant en général la liberté et la civilisation, on
peut dire que, d'un fonds d'oisiveté, de débauche et d'immo-
ralité qu'était la rente, elle en fait un fonds de production in-
tellectuelle, et que, par conséquent, elle transforme en villes
productives les villes purement consommatrices.
Une autre ressource des villes consommatrices consiste
dans les consommations des fonctionnaires publics et de l'ad-
ministration en général. Ces consommations peuvent donner
à la ville un air de prospérité ; mais le point de savoir si elles
sont utiles ou nuisibles à la force productive du pays, à sa
prospérité et à ses institutions, dépend de l'influence bonne
ou mauvaise des fonctions exercées par les consommateurs.
LA THÉORIE. — CHAPITRE VIL 3i7
C'est ce qui explique pourquoi, dans les pays purement
agriculteurs, il peut y avoir de grandes villes, qui, malgré le
nombre considérable de personnes riches et la variété des
industries qu'elles renferment, n'exercent qu'une influence
inappréciable sur la civilisation, sur la liberté et sur la force
productive du pays. Les gens de métier y partagent nécessai-
rement les opinions de leur clientèle ; on ne doit voir en eux
que les domestiques des propriétaires et des fonctionnaires
publics. A côté du grand luxe de ces villes, la pauvreté, la
misère, l'étroitesse d'esprit et la bassesse des sentiments ré-
gnent parmi les habitants de la campagne. Les manufactures
n'exercent, en général, sur la civilisation, sur le perfection-
nement des institutions publiques et sur la liberté de la na-
tion un effet salutaire, que là oii, indépendantes des proprié-
taires et des fonctionnaires publics, elles travaillent, soit pour
la masse de la population rurale, soit pour l'exportation, et
achètent une grande quantité de produits agricoles pour les
mettre en œuvre ou pour s'en nourrir. A mesure que cette
saine industrie manufacturière se fortifiera, elle attirera à elle
celle que les consommateurs dont on vient de parler avaient
fait naître ; en même temps que les propriétaires, les em-
ployés de l'État et les institutions publiques se perfectionne-
ront au profit de la communauté.
Considérez une grande ville où les manufacturiers sont nom-
breux, indépendants, amis de la liberté, instruits et riches,
011 les négociants ont les mêmes intérêts et la même situation,
où les propriétaires se sentent obligés de se concilier l'estime
publique, où les employés de l'Etat sont soumis au contrôle
de l'opinion, où les savants et les artistes travaillent pour le
grand public et tirent de lui leurs moyens d'existence ; consi-
dérez la masse des ressources intellectuelles et matérielles ac-
cumulées dans cet étroit espace; remarquez l'intime union
qui existe entre cette masse de forces sous la loi de la division
des tâches et de l'association des forces productives; songez
avec quelle rapidité chaque amélioration, chaque progrès
dans les institutions publiques et dans l'état économique et
318 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE II.
social, et de même chaque pas rétrograde, chaque atteinte
aux intérêts généraux se font partout sentir ; réfléchissez com-
bien il est facile à cette population qui réside en un seul et
même lieu de s'entendre sur un but commun et sur des me-
sures communes, et combien de ressources elle est en état de
rassembler sur-le-champ ; \oyez quelles relations étroites une
communauté si puissante, si éclairée et si attachée à sa li-
berté entretient avec d'autres communautés semblables da
même pays; pesez tout cela, et vous serez aisément con-
vaincus qu'en comparaison des villes dont toute la force, nous
l'avons montré, repose sur la prospérité des manufactures et
du commerce qui s'y rattache, la population rurale, dispersée
sur toute la surface du territoire, ne peut, quelque nombreuse
qu'elle soit, exercer qu'une faible influence sur la conserva-
tion et sur le perfectionnement des institutions publiques.
L'action prépondérante des villes sur le régime politique et
civil de la nation, bien loin d'être préjudiciable aux habitants
des campagnes, leur procure d'incalculables avantages. L'in-
térêt des villes leur fait un devoir d'appeler les agriculteurs
au partage de leur liberté, de leur culture et de leur prospé-
rité. Car plus ces richesses intellectuelles se multiplient parmi
les habitants des campagnes, et plus s'accroît aussi la quantité
des denrées alimentaires et des matières brutes qu'ils four-
nissent aux villes, et par conséquent celle des articles fabri-
qués qu'ils y achètent, plus augmente la prospérité des villes.
La campagne reçoit des villes l'énergie, les lumières, la
liberté et les institutions ; mais les villes s'assurent à elles-
mêmes la possession de la liberté et des institutions, en fai-
sant participer les habitants de la campagne à leurs conquêtes.
L'agriculture, qui n'avait nourri jusque-là que des maîtres et
des valets, donne alors à la société les champions les plus indé-
pendants et les plus vigoureux de sa liberté. Dans l'économie
rurale elle-même, alors, toute force peut se produire. L'ou-
vrier peut s'élever au rang de fermier, le fermier au rang de
propriétaire. Les capitaux, ainsi que les moyens de transport
que l'industrie manufacturière provoque et établit, fécondent
* LA THÉORIE. CHAPITRE VU. 319
partout la culture des champs. Le servage, les droits féodaux,
les lois et les institutions qui entravent le travail et la liberté
disparaissent. Le propriétaire foncier retire alors un revenu
cent fois plus fort de son bois que de sa chasse. Ceux qui,
dans le triste produit de la corvée, trouvaient à peine le
moyen de mener une vie grossière à la campagne, dont
Tunique plaisir consistait à entretenir des chevaux et des
chiens et à chasser le gibier, qui, en conséquence, voulaient
que tout ce qui les troublait dans celte jouissance fût puni
comme un attentat contre leur majesté seigneuriale, sont alors,
par l'augmentation de leurs rentes, par le produit du travail
libre, en état de passer une partie de Tannée dans les villes.
Là le spectacle et la musique, le culte des arts et la lecture
adoucissent les mœurs. Là, dans la société des artistes et des
hom.mes instruits, ils apprennent à estimer Tesprit et le
talent. De Nemrods qu'ils étaient, ils deviennent des hommes
civilisés. L'aspect d'une communauté laborieuse, dans la-
quelle chacun travaille à améliorer sa condition, éveille aussi
chez eux Tesprit d'amélioration. Au lieu de courir les cerfs
et les lièvres, ils poursuivent Tinstruction et les idées. De
retour à la campagne, ils offrent aux moyens et aux petits
fermiers des exemples utiles à suivre, et ils obtiennent leur
estime au lieu de leurs malédictions.
A mesure que fleurissent Tindustrie manufacturière et
Tagriculture, Tesprit humain est moins enchaîné, la tolé-
rance gagne du terrain, et la vraie morale, le véritable sen-
timent religieux remplace la contrainte des consciences.
Partout Tindustrie a plaidé la cause de la tolérance, partout
elle a changé le prêtre en instituteur du peuple et en lettré.
Partout la langue et la littérature, les beaux-arts et les in-
stitutions civiles ont marché du même pas que les manufactu-
res et que le commerce.
Ce sont les manufactures qui rendent la nation capable de
faire le commerce avec d'autres nations moins cultivées,
d'augmenter sa navigation marchande, de devenir une
puissance maritime et d'employer le trop-plein de sa popula-
320 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE II.
tion à l'établissement de colonies utiles à raccroissement de
sa prospérité et de sa puissance.
La statistique comparée enseigne qu'un territoire suffisam-
ment étendu et fertile, où Tindustrie manufacturière et
l'agriculture sont complètement et harmonieusement déve-
loppées, peut nourrir une population deux ou trois fois plus
considérable et incomparablement plus prospère qu'un pays
exclusivement adonné à l'agriculture. Il suit de là que toutes
les forces intellectuelles de la nation, les revenus de l'Etat,
les moyens de défense matériels et moraux et la garantie de
l'indépendance nationale, augmentent dans la même propor-
tion parla possession d'une industrie manufacturière.
Dans un temps où l'art et la mécanique exercent une si
forte influence sur la conduite de la guerre, où toutes les opé-
rations militaires dépendent à un si haut degré de la situation
du trésor public, où la défense du pays est plus ou moins
assurée, suivent que la masse de la population est riche ou
pauvre, intelligente ou stupide, énergique ou plongée dans
l'apathie, suivant que ses sympathies appartiennent sans
réserve à la patrie, ou sont en partie acquises à l'étranger,
suivant qu'elle peut armer plus ou moins de soldats ; plus
que jamais, dans un pareil temps, les manufactures doivent
être envisagées du point de vue de la politique.
CHAPITRE VIII.
l'industrie manufacturière et les forces productives
naturelles du pays.
A mesure que l'homme avance en civilisation, il sait mieux
tirer parti des forces naturelles placées à sa portée, et sa
sphère d'action s'agrandit.
Le chasseur n'emploie pas la millième partie, le pasteur
I
LA THÉORIE. CHAPITRE VIII. 321
pas la centième de la nature qui l'environne. La mer et les
climats étrangers ne lui fournissent ni objets de consomma-
tion, ni instruments de travail, ni stimulants, ou du moins ils
ne lui en fournissent qu'une insignifiante quantité.
Dans une agriculture informe, une grande partie des forces
naturelles reste encore inemployée; Thomme borne toujours
ses relations à son voisinage immédiat. L'eau et le vent sont à
peine utilisés comme forces motrices ; les minéraux et ces
terres de diverses espèces auxquelles les manufactures savent
donner tant de valeur sont négligés; les combustibles sont
gaspillés, ou bien, comme la tourbe par exemple, ils sont ré-
putés un obstacle à la culture ; les pierres, le sable et la
chaux ne servent que rarement aux constructions ; au lieu
de porter les fardeaux que les hommes leur contient ou de
fertiliser les champs voisins, les cours d'eau ravagent le
pays. La zone torride et la mer ne fournissent aux cultivateurs
que fort peu de leurs produits.
La principale force naturelle même, ou la puissance pro-
ductive de la terre, n'est utilisée que dans une faible propor-
tion, tant que l'agriculture n'est pas soutenue par l'industrie
manufacturière.
Dans un pays purement agriculteur, chaque région doit
produire tout ce qui lui est nécessaire , car elle ne peut écou-
ler abondamment dans les autres le trop-plein de sa produc-
tion ni en tirer ce qui lui manque. Quelque fertile que soit une
région, quelque propre qu'elle soit à la culture des plantes
oléagineuses ou des plantes tinctoriales ou des herbes fourra-
gères, il faut qu'on y fasse croître du bois, parce que le
combustible tiré de montagnes éloignées par des routes de
terre en mauvais état y reviendrait à un trop haut prix. Le
terrain qui rapporterait, comme vignoble ou comme jardin
potager, un revenu triple ou quadruple, est consacré à la
culture (les grains et des fourrages. Celui qui trouverait
avantage à élever purement et simplement le bétail doit aussi
l'engraisser, et celui pour qui il y aurait profita se livrer
exclusivement à cette dernière industrie est obligé d'y joindre
21
322 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE II.
la première. Quelque intérêt qu'on ait à se servir d'engrais
minéraux, tels que le plâtre, la chaux ou la marne, ou à
brûler de la tourbe, du charbon de terre, etc., au lieu de
bois, et à défricher les forêt'*, on manque de moyen de com-
munication pour transporter utilement ces matières au delà
d'un étroit rayon. Quelque riche produit que les prairies
pussent rapporter dans les vallées si l'irrigation y était pra-
tiquée sur une grande échelle, les cours d'eau ne servent
qu'à détacher et à entraîner un sol fertile.
Lorsque l'industrie manufacturière vient à naître dans un
pays agricole, on établit des routes, on construit des chemins
de fer, on creuse des canaux, on rend les fleuves navigables,
on organise des lignes de bateaux à vapeur. Par là non-seule-
ment les produits dont les agriculteurs peuvent se passer
deviennent des machines à donner des rentes, non-seulement
le travail qu ilsen^ploient est mis en activité, et la population
rurale peut tirer des richesses naturelles par elle appropriées
un revenu beaucoup plus considérable qu'auparavant, mais
encore tous les minéraux, tous les métaux restés enfouis dans
la terre trouvent de l'emploi et de la valeur. Des matières qui
précédemment n'étaient transportables qu'à une distance de
quelques milles, comme le sel, le charbon de terre, le mar-
bre, les ardoises, le plâtre, la chaux, le bois, les écorces, etc.,
peuvent alors se distribuer sur toute la surface d'un empire.
Des objets jusque-là dépourvus de valeur prennent ainsi, dans
le tableau de la production du pays, une importance qui sur-
passe de beaucoup celle de tout le revenu antérieur de l'agri-
culture. Alors il n'y a pas un pouce cube de chute d'eau qui
n'ait un service à rendre, et, jusque dans les parties les plus
reculées du pays, le bois et divers combustibles, dont on
n'avait su jusque-là faire aucun usage, acquièrent du prix.
Les manufactures créent une demande pour une mult.tude
de denrées ainsi que de matières brutes, auxquelles certains
terrains peuvent être consacrés avec plus d'avantage qu'à la
production du blé, d'ordinaire le principal article des pays pu-
rement agricoles. La demande de lait, de beurre et de viande
LA THÉORIE. — CHAPITRE VI». 323
qu'elles occasionnent, amène une plus-value des terrains jus-
que-là employés comme pâturages, la suppression des jachères
et l'établissement de canaux d'irrigation ; celle des fruits et des
légumes transforme les champs en potagers et en vergers.
La perte que le pays purement agriculteur éprouve faute
d'employer ses ressources naturelles, est d'autant plus forte
que la nature l'a mieux doué pour les manufactures, et que
son territoire est plus riche en matières brutes et en forces
naturelles particulièrement utiles aux fabricants ; elle l'est
surtout pour les pays accidentés et montagneux, moins appro-
priés à la culture sur une grande échelle, mais qui offrent aux
industriels de la force hydraulique, des minéraux, du bois et
des pierres en abondance, et aux fermiers des facilités pour
faire venir les produits que les manufactures réclament.
La zone tempérée est propre aux fabriques et aux manu-
factures, et elle seule à peu près leur convient. Une tempéra-
ture modérée est infiniment plus favorable que la chaleur au
développement et à l'emploi des forces. Mais la rigueur de
l'hiver, où l'observateur superficiel voit une disgrâce de la
nature, est le plus puissant encouragement aux habitudes de
travail opiniâtre, de prévoyance, d'ordre et d'économie. Un
homme qui, durant six mois, ne peut obtenir de la terre au-
cun fruit, et qui, cependant, a besoin de certaines provisions
pour se nourrir, lui et ses bestiaux, de certains vêtements
pour se défendre contre le froid, ne peut manquer de devenir
infiniment plus laborieux et plus économe que celui qui n'a
à se garantir que de la pluie, et qui toute Tannée vit dans
Tabondance. C'est la nécessité qui produit l'assiduité au tra-
vail, l'économie, l'ordre, la prévoyance ; l'habitude et l'édu-
cation en font ensuite une seconde nature. Le travail et l'é-
pargne donnent la main à la morale, comme la paresse et la
dissipation à l'immoralité, et sont une source féconde de force,
comme celles-ci de faiblesse.
Une nation purement agricole, sous un climat tempéré,
laisse, par conséquent, sans emploi la meilleure partie de ses
ressources naturelles.
324 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE II.
Faute de distinguer l'agriculture de l'industrie manufac-
turière en appréciant l'influence du climat sur la production
des richesses, l'école est tombée, en ce qui touche les avan-
tages et les inconvénients des mesures de protection, dans de
lourdes erreurs, sur lesquelles nous ne pouvons pas nous em-
pêcher d'insister ici, bien que nous les ayons déjà signalées
ailleurs en termes généraux.
Afin de prouver qu'il serait insensé de vouloir tout pro-
duire dans un seul et même pays, Técole demande s'il serait
raisonnable en Angleterre ou en Ecosse de songer à produire
du vin en serre chaude. Sans doute on obtiendrait aussi du
vin ; mais ce vin serait moins bon et il coûterait plus cher que
ceux que l'Angleterre et l'Ecosse achètent au moyen de leurs
produits fabriqués. Pour ceux qui ne veulent pas ou ne peu-
vent pas pénétrer au fond des choses, l'argument est saisissant,
et l'école lui doit une grande partie de sa popularité, au moins
chez les propriétaires de vignes et les fabricants de soie de
France, ainsi que chez les planteurs de coton elles négociants
en cet article de l'Amérique du Nord. Mais, examiné de près,
l'argument est sans valeur, par la raison que les restrictions
opèrent sur l'agriculture tout autrement que sur l'industrie
manufacturière.
Voyons d'abord quel effet elles exercent sur l'agriculture.
Que la France repousse de ses frontières les bestiaux et les
blés allemands, qu'en résultera-t-il?Tout d'abord l'Allemagne
cessera de pouvoir acheter des vins français. La France tirera
donc un parti d'autant moins avantageux de celles de ses terres
qu'elle consacre à la culture de la vigne. Moins d'individus se-
ront spécialement appliqués à cette culture, par conséquent
moins de denrées alimentaires du pays seront réclamées pour
la consommation des vignerons. Il en sera de la production de
l'huile tout comme de celle du vin. La France perdra donc
beaucoup plus dans toutes les autres branches de son industrie
agricole qu'elle ne gagnera dans une seule en favorisant par
la prohibition un élève et un engraissement du bétail qui ne
se sont pas développés d'eux-mêmes et qui, vraisemblable-
LA THÉORIE. CHAPITRE VIII. 325i^
ment, ne sont pas des plus avantageux pour les régions où on
lésa artificiellement fait surgir. Voilà ce qui arrivera, si l'on
envisage l'une vis-à-vis de l'autre la France et l'Allemagne
comme deux contrées purement agricoles, et si l'on suppose
que l'Allemagne n'usera pas de représailk s. Mais une telle
politique paraîtra plus préjudiciable encore, si l'on considère
que l'Allemagne, sous la loi impérieuse de son intérêt, aura
recours, elle aussi, à des mesures restrictives, et que la France
est un pays manufacturier en même temps qu'agricul-
teur. L'Allemagne frappera de droits élevés non-seulement
les vins, mais tous ceux des produits agricoles de la France
qu'elle peut produire elle-même ou dont elle peut se passer
plus ou moins ou enfin qu'elle peut faire venir d'ailleurs ; de
plus elle restreindra sévèrement l'importation des articles ma-
nufacturés que, actuellement, elle ne peut pas produire elle-
même avec avantage, mais qu'elle peut tirer d'autre part que
de la France. Ainsi le dommage que laFrance s'est attiré par
de pareilles restrictions est deux ou trois fois plus considérable
que l'avantage qu'elles lui ont procuré. Evidemment la cul-
ture de la vigne, celle de l'olivier et l'industrie manufacturière
ne peuvent employer en France que le nombre d'individus
que les denrées alimentaires et les matières brutes produites
par la France elle-même ou tirées par elle de l'étranger peu-
vent nourrir et occuper. Or, nous avons vu que les restrictions
à l'importation n'accroissent pas la production agricole, mais
ne font que la transporter d'une partie du pays à l'autre. Si
l'on avait laissé au commerce des produits rivaux une libre
carrière, l'importation de ces produits, et par suite l'exporta-
tion du vin, de l'huile et des objets manufacturés se seraient
constamment accrues, eten mêmetempsla population occupée
à la culture de la vigne, à celle de l'olivier et aux manufac-
tures, puisque d'un côté les denrées alimentaires et les matières
brutes leur seraient arrivées en quantités toujours croissan-
tes, et que, de l'autre, la demande de leurs propres produits
aurait augmenté. L'accroissement de cette population aurait
déterminé une demande plus considérable de denrées alimea-
326 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE II.
laires et de matières brutes, objets qui ne s'importent pas ai-
sément de l'étranger et dont l'agriculture du pays possède
le monopole naturel ; l'agriculture du pays aurait, par
conséquent, réalisé de bien plus grands bénéfices. La de-
mande des produits agricoles auxquels le sol de la France est
particulièrement approprié, serait, sous ce régime de liberté,
beaucoup plus forte que celle qui a été créée artificiellement
par la restriction. Un agriculteur n'aurait pas perdu ce que
l'autre a gagné, l'ensemble de l'agriculture du pays y aurait
gagné, et l'industrie manufacturière plusencore. La restriction
n'a donc pas accru la puissance agricole du pays, elle l'a dimi-
nuée, au contraire, et elle a de plus anéanti cette puissance ma-
nufacturière, résultat du développement de l'agriculture du
pays en même temps que de l'importation des denrées alimen-
taires et des matières brutes de l'étranger. On n'a obtenu par
elle autre chose qu'une hausse de prix au profit des agricul-
teurs d'une localité, mais aux dépens de ceux d'une autre,
et surtout aux dépens de la puissance productive du pays en
général.
Les inconvénients de ces restrictions au commerce des pro-
duits agricoles sont plus apparents encore en Angleterre qu'en
France. Les lois sur les céréales ont provoqué, il est vrai, la
mise en culture d'une vaste étendue de terrains infertiles;
mais on se demande si sans elles ces terrains infertiles n'eus-
sent pas été cultivés. Plus l'Angleterre eût importé de laine,
de bois de construction, de bétail et de grains, et plus elle
aurait vendu d'objets fabriqués, plus elle aurait pu entre-
tenir d'ouvriers dans ses fabriques, plus se fût accru chez
elle le bien-être des classes laborieuses. L'Angleterre aurait
doublé peut-être le nombre de ses ouvriers. Chacun de ceux-
ci en particulier aurait été mieux logé, aurait eu plus aisé-
ment un jardin pour sa récréation et pour les besoins de son
ménage, se serait nourri beaucoup mieux lui et sa famille.
Il est évident qu'un si fort accroissement de la population
laborieuse, de son bien-être et de ses consommations aurait
créé une demande énorme de ces denrées dont le pays pos-
LA THÉORIE. CHAPITRE VIII. 327
sède le monopole naturel ; et il est plus que vraisemblable
que deux ou trois fois plus de terres eussent été mises en
culture qu'il n'en a été mis à Taide des restrictions. On peut
en voir la preuve dans le voisinage d'une grande ville. Quel-
que masse de denrées que cette ville fasse venir de loin, on
ne trouvera pas à une distance d'un mille un coin de terre
inculte, si maltraité qu'il ait été par la nature. Qu'on y défende
l'importation des grains de localités éloignées, l'on ne fera
par là que diminuer la population, son industrie, sa prospé-
rité, et obliger les fermiers du voisinage à adopter des cul-
tures moins avantageuses.
On voit qu'en ce point nous sommes parfaitement d'accord
avec la théorie régnante. En ce qui touche les produits agri-
coles, l'école a toute raison de soutenir que la liberté du com-
merce la plus étendue est, dans tous les cas, profitable à la
fois aux individus et aux États. On peut, il est vrai, encou-
rager la production par des mesures restrictives ; mais l'avan-
tage qu'on obtient par ce moyen n'est qu'apparent. On ne fait
ainsi, suivant le langage de l'école, que donner aux capitaux
et au travail une autre direction moins avantageuse. Mais
l'industrie manufacturière obéit à d'autres lois, et c'est ce que
malheureusement l'école n'a pas aperçu (1).
(1) On s'explique mal comment le système prolecleur, qui, d'après List,
est si ulilement applicable à lintluslrie manufacturière, n'aurait que de fâ-
cheux effets à l'ég^ard de l'agriculture; cumment, en pareille matière, cha-
cune de ces deux graiides branches de travail obéirait à des lois diffé-
rentes; comment la liberté suffirait à celle-ci, lui serait même indispensable,
tandis que celle-là ne pourrait pas se passer de secours ; comment enfin les
mêmes arguments de l'école seraient détestables dans un cas et excellents
dans un autre.
Quel que soit le produit brut ou manufacturé dont la loi restreint l'impor-
tation, les eflfet.«, bons ou mauvais, sont toujours les mêmes. Une perte tem-
poraire de valeurs est toujours causée; il s'agit de savoir si elle est rachetée,
comme s'exprime l'auteur du Système national, par un accroissement des
forces productives. Or, l'acquisition d'une grande industrie rurale augmente-
l-elle la puissance productive d'un pays à un moindre degré que celle d'une
grande industrie manufacturière?
Suivant List, l'agriculture, à l'état primitif, est puissamment excitée par
le commerce extérieur; plus lard, c'est avant tout de l'industrie manufactu-
328 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE H.
Si les restrictions à l importation des produits agricoles
nuisent, comme nous l'avons vu, à l'emploi des richesses
et des forces naturelles, les restrictions à l'importation des
produits fabriqués, dans un pays populeux, déjà suffisam-
ment avancé dans son agriculture et dans sa civilisation,
appellent à la vie et à l'activité une multitude de forces natu-
relles, qui, dans un pays purement agriculteur, restent con-
stamment inactives et mortes. Si les restrictions à l'importa-
tion des produits agricoles arrêtent le développement des
forces productives, non-seulement dans l'industrie manufac-
turière, mais encore dans l'agriculture, Tindustrie manufac-
turière créée dans le pays à l'aide des restrictions sur les
produits fabriqués anime toutes les industries rurales bien au-
rièie du pays qu'elle doit attendre une féconde impulsion. Mais, si la pros-
périté de l'iiKJustrie manufacturière réagit favorablement sur l'agrricullure,
la proj'périlê de l'agriculture ne doit-elle pas réagir tout aussi bien sur l'in-
dustrie manufacturière? Une nation ne peut-elle pas avoir un grand intérêt
à acilimaier chez elle une nouvelle industrie rurale, ou même à en relever
une ancienne que la guerre ou d'autres causes ont affaiblie? Pourquoi ne les
soutiendrait-elle pas dans le commencement de la même manière qu'elle
vient en aide aux premiers efforts du travail manufacturier?
En thèse générale, la protection douanière ne doit pas plus être refusée à
l'agriculture qu'à l'industrie manufacturière. Cependant, il faut en convenir^
elle doit lui être dispensée avec beaucoup plus de réserve. L'agriculture
n'est pas exposée aux mêmes vicissitudes ni aux mêmes périls; elle est le
plus souvent protégée par la nature même qui a réduit pour elle la concur-
rence étrangère dans les plus étroites limites ; les produits agricoles ne s'ob-
tiennent qu'en quantités assez bornées eu égard aux besoins, et le transport
en 0.^1 généralement difficile et coûteux. De plus, tandis que, sur les articles
fabriqués, les profits des capitalistes sont ramenés au taux commun et les
prix abaissés au niveau des prix étrangers par la concurrence Intérieure,
l'inégale fertilité du sol diminue, à l'égard des produits ruraux ; le^^ effets de
cette concurrence, et la mise en culture de terrains nouveaux ne font sou-
vent qu'assurer des rentes élevées aux propriétaires des terrains les plus
favorisés.
L'opinion de l'auteur sur celte matière n'était pas, du reste, aussi absolue
qu'elle le paraît ici. Depuis que cet ouvrage est en cours d'impression, j'ai
eu hous les yeux un écrit qui date de I8'i6, et dans lequel List a bien voulu
consacrer plusieurs pages à mon livre de VAssociation douanière allemande.
Au reproche que je lui avais adressé de refuser toute protection douanière à
l'agriculture, il répond en déclarant qu'il admet à cette règle générale des
exceptions qu'il avait omises dans le Système national. (H. R.)
{Note de la première édition.)
LA THÉORÏE. — CHAPITRE Vlfl. 329
trement que le commerce le plus actif avec l'étranger. Si
l'importation des produits agricoles place l'étranger dans notre
dépendance et lui ôte les moyens de fabriquer lui-même, nous
nous mettons, par l'importation des produits fabriqués, dans
la dépendance de l'étranger, et nous nous ôtons à nous-
mêmes les moyens de devenir manufacturiers (1). Si l'impor-
'tation des denrées alimentaires et des matières brutes enlève
à l'étranger de quoi nourrir tt occuper sa population, celle
des produits fabriqués nous dérobe l'occasion d'augmenter la
nôtre ou de lui donner du travail. Si l'importation des den-
rées alimentaires et des matières brutes étend l'influence de
notre pays sur le monde et nous fournit le moyen de com-
mercer avec tous les autres peuples, celle des produits fabri-
qués nous place sous le joug de la nation manufacturière la
plus avancée, laquelle nous traite à peu près suivant son bon
plaisir, comme l'Angleterre fait du Portugal. En un mot,
l'histoire et la statistique attestent la justesse de cette maxime
formulée par les ministres de Georges 1" : que les peuples
sont d'autant plus riches et d'autant plus puissants qu'ils
exportent plus d'articles fabriqués et qu'ils importent plus de
denrées alimentaires et de matières brutes. On peut même
établir que des nations entières ont péri pour n'avoir exporté
que des denrées alimentaires et des matières brutes, et im-
porté que des articles fabriqués.
Montesquieu, qui, mieux que personne avant lui et après
lui, a su comprendre les leçons que l'histoire donne aux lé-
gislateurs et aux hommes d'Etat, a parfaitement reconnu cette
vérité, bien que l'économie politique fût trop peu avancée à
(I) L'étranger n'est pas dans notre dépendance, pour nous fournir des
produits agr icoles que souvei)t il pourrait vendre à un autre pays ou consom-
mer lui-même. Nous ne sommes pas davantage dans la dépendance d'un
peuple étranger, pour recevoir de lui des objets fabriqués que nous pourrions
tirer d'ailleurs, ou que nous-mêmes, au besoin, nous pourrions piodiiire. On
ne conçoit de dépendance que la où il y a monopole. Cependant, il est vrai
de dire avec l'auieur, que l'étranger pèse sur nous, lor.-que, par une concur-
rence sans limites, il empêclie noire développement industriel et nous prive
ainsi des avantages attachés à ce développement. (H. R.)
330 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE II.
son époque pour qu'il lui fût possible de la démontrer clai-
rement. En contradiction avec le système chimérique des
physiocrates, il a soutenu que la Pologne eût été plus heu-
reuse si elle avait complètement renoncé au commerce exté-
rieur, c'est-à-dire si elle avait créé chez elle une industrie
manufacturière, mis en œuvre ses matières brutes et con-
sommé ses denrées alimentaires (1). C'est seulement par le
développement des manufactures, au moyen de villes libres,
bien peuplées, industrieuses, que la Pologne pouvait parvenir
aune forte organisation intérieure, à la possession d'une in-
dustrie, d'une liberté, d'une richesse nationales, qu'elle pou-
vait conserver son indépendance et maintenir sa prépondé-
rance politique sur les peuples moins cultivés de son voisinage.
Au lieu de produits manufacturés, elle aurait dû, comme
l'Angleterre à l'époque où elle se trouvait à un degré de cul-
ture analogue, importer de l'étranger des manufacturiers et
des capitaux. Mais ses nobles préférèrent expédier au dehors
le fruit pénible du travail de leurs serfs, et se vêtir des étoffes
belles et peu chères de l'étranger. Leur postérité peut aujour-
d'hui répondre à cette question, si l'on doit conseillera une
nation d'acheter les produits des fabriques étrangères, tant
que ses propres fabriques ne sont pas capables de lutter contre
celles ci pour le prix et pour la qualité. Que la noblesse des
autres pays se rappelle leur destinée, chaque fois qu'elle sera
prise de démangeaisons féodales ; qu'elle jette ensuite les yeux
sur la noblesse anglaise, pour apprendre combien une puis-
sante industrie manufacturière, une bourgeoisie libre et d'o-
pulentes cités procurent d'avantages aux grands propriétaires
territoriaux.
(1) « Si la Polofjne ne commerçait avec aucune nation, ses peuples seraient
plus heureux. Ses grands, qui n'auraient que leur blé, le donneraient à leurs
paysans pour vivre; de trop grands domaines leur seraient à charge, ils les
partageraient à leurs paysans; tout le monde trouvant des peaux ou des
laines dans ses troupeaux, il n'y aurait plus une dépense immense à faire
pour les babils ; les grands, qui aimenl toujours le luxe, et qui ne le pour-
raient trouver que dans leurs pays, encourageraient les pauvres au travail. >
{Esprit des loiSy liv. XX, chap. xxiii.)
LA THÉORIE. CHAPITRE VIII. 331
Sans rechercher si les rois électifs de la Pologne étaient en
mesure d'introduire un système commercial tel que celui
celui que les rois héréditaires de l'Angleterre ont peu à peu
établi, supposons qu'ils l'eussent introduit en effet; ne voit-on
pas quels beaux fruits un tel système eût portés pour la na-
tionalité polonaise ? Avec le concours de grandes et indus-
trieuses cités, la royauté fût devenue héréditaire, la noblesse
eût consenti à composer une chambre haute et à émanciper
ses serfs ; l'agriculture se fûl perfectionnée comme elle a fait
en Angleterre, la noblesse polonaise serait à l'heure qu'il est
riche et considérée, la Pologne, sans être aussi respectée que
l'Angleterre, sans exercer dans le monde autant d'influence,
serait depuis longtemps assez civilisée et assez puissante pour
étendre son action sur les contrées arriérées de l'Est. Privée
de manufactures, elle a été démembrée, et elle serait des-
tinée à l'être si elle ne l'était déjà. Par elle-même elle n'est
point devenue manufacturière, et elle ne le pouvait pas, parce
que ses efforts auraient été constamment paralysés par des
nations plus avancées qu'elle. Sans un système de protection
et sous l'empire du libre commerce avec des nations plus
avancées, à supposer qu'elle eût jusqu'à nos jours maintenu
son indépendance, elle n'eût pu avancer au delà d'une agri-
culture rabougrie ; elle ne fût point devenue riche et puis
santé, elle fût restée sans influence.
Ce fait, que l'industrie manufacturière transforme en ca-
pitaux productifs une multitude de richesses et de forces na-
turelles, explique en grande partie pourquoi les mesures pro-
tectrices influent si puissamment sur 1 augmentation de la
richesse nationale. La prospérité qui en résulte n'est point
une fausse apparence comme les effets des restrictions sur les
produits agricoles, c'est une réalité. Ce sont des forces natu-
relles entièrement mortes, des richesses naturelles entièrement
dénuées de prix, qu'une nation agricole appelle à la vie et
met en valeur lorsqu'elle se fait manufacturière.
C'est une ancienne observation que l'homme, de même que
l'animal, s'élève intellectuellement et physiquement par le
332 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE II.
croisement des races, et qu'il dégénère peu à peu lorsque les
mariages ont lieu constamment entre un petit nombre de fa-
milles, ainsi que les plantes lorsque la graine est constamment
semée dans le même sol. C'est la connaissance de cette loi na-
turelle qui explique pourquoi, chez plusieurs tribus peu nom-
breuses, sauvages tout à fait ou à demi, de l'Asie ou de l'A-
frique, les hommes choisissent leurs épouses dans des tribus
étrangères. L'expérience des oligarques dans les petites répu-
bliques municipales, lesquels, se mariant constamment entre
eux, s'éteignent peu à peu ou dégénèrent à vue d'oeil, me
semble une preuve également claire de cette loi de la nature.
On ne peut nier que du mélange de deux races diverses il ré-
sulte, à peu près sans exception, une postérité robuste et belle,
et cette remarque s'étend jusqu'au mélange des blancs et des
noirs à la troisième et à la quatrième génération. C'est surtout
par cette raison, à ce qu'il semble, que les peuples sortis de
mélanges fréquemment répétés et embrassant la nation en-
tière, surpassent tous les autres par la puissance de l'esprit et
du caractère, par la vigueur et par la beauté du corps (1).
(1) D'après Chardin, les Guébres, descendance pure des anciens Perses,
sont une race laids, difforme el lourde comme tous les peuples d'origine
mongole, tandis que la noblesse persane, qui depuis des siècles s'unit à des
Géorgiennes et à des Circassiennes, se distingue par sa beauté et par sa force.
Le docteur Prilcbard remarque que les Celles purs de la haute Écos«e sont
très-inférieurs en laille, en force physique et en bonne apparence aux habi-
tants de la basse Ecosse, issus à la fois des Celtes et des Saxons. Pallas fait
une observation semblable au sujet des rejetons mixtes des Russes el des
Tariares comparés à la descendance pure de l'une et de l'autre race. Azara
assure que les enfants qui naissent des unions entre les Espagnols et les na-
turels du Paraguay sont beaucoup plus beaux et beaucoup plus forts que
leurs ascendants des deux côlés. Les avantages des croisements des races se
manifestent non-seulement dans le mélange de deux peuples différents, mais
encore dans celui de différentes tribus d un seul et même peuple. Ainsi, les
nègres créoles sont de beaucoup suiérieurs, pour les qualités de l'esprit
comme pour celles du corps, aux nègres pur sans qui viennent d'Afrique en
Amérique. Les Caraïbes, la seule tribu indienne qui se marie habituellement
avec des femmes des tribus voisines, l'emportent à tous égards sur toutes les
autres peuplades américaines. Si c'est une loi de la nature, elle sert en par-
tie à expliquer l'essor que les villes du moyen âife ont pris aussitôt après
leur fondation, ainsi que l'énergie et la forte constitution physique du peu-
ple américain.
LA THÉORIE. — CHAPITRE VIN. 333
Delà nous croyons ponvoir conclure que les hommes ne
sont pas nécessairement des êtres pesants, gauches, paresseux
d'esprit tels que ceux que, sous le régime d'une agriculture
rabougrie, nous \oyons dans de petits villages où quelques fa-
milles se sont depuis des siècles mariées entre elles, oii, depuis
des siècles, personne ne s'est avisé d'imiter un procédé nou-
veau, de changer la forme des vêlements, d'adopter un nouvel
instrument ou une nouvelle idée, où le comble de l'art con-
siste, non pas à déployer toutes ses forces intellectuelles et
physiques pour se procurer le plus possible de jouissances,
mais à supporter le plus possible de privations.
Cet état de choses est changé au profit de l'amélioration de
la race humaine dans le pays tout entier, par la création
d'une industrie manufacturière. Une grande partie de l'ac-
croissement de la population agricole se portant vers les
manufactures, les agriculteurs de diverses localités s'unissent
entre eux et avec les travailleurs des manufactures par les
liens du mariage, l'apathie morale, intellectuelle et physique
des habitants est arrêtée. Les relations que les manufactures
et le commerce auquel elles servent de base établissent entre
divers pays, entre diverses localités, infusent un sang nouveau
dans la nation tout entière, de même que dans chaque com-
mune et dans chaque famille.
L'industrie manufacturière n'exerce pas moins d'influence
sur le perfectionnement des races d'animaux domestiques.
Partout où ont fleuri les fabriques de laine, la race ovine s'est
rapidement améliorée. Le grand nombre d'individus employés
dans les manufactures déterminant une demande plus forte
de bonne viande, le fermier s'appliquera à introduire de
meilleures races de bêtes à cornes. Une demande plus active
de chevaux de luxe provoque de même le perfectionnement
de la race chevaline. On cesse alors devoir ces anciennes races,
abâtardies par suite du défaut de croisement dans une agricul-
ture rabougrie, et qui forment le digne pendant de leurs maî-
tres slupides.
Combien déjà les forces productives des nations ne doi-
334 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE 11.
vent- elles pas à rintroduciion d'animaux étrangers et au
perfectionnement des races indigènes, et combien n'y a-t-il
pas encore à faire sous ce rapport? Tous les vers à soie de
l'Europe proviennent de quelques œufs que, sous le règne de
Constantin, des moines grecs ont apportés dans des bâtons
creux de Chine à Constantinople, de Chine, où l'exportation
en était sévèrement prohibée. La France doit une industrie
brillante à l'importation des chèvres du Thibet. Il est à re-
gretter que, en introduisant des espèces étrangères ou en
perfectionnant les espèces indigènes, on ait eu principale-
ment en vue la satisfaction des besoins de luxe et non pas
plutôt le développement du bien-être des masses. Des voya-
geurs prétendent avoir vu dans quelques régions de l'Asie une
race de bêtes à cornes, qui à une remarquable vigueur réunit
une grande rapidité de mouvement, de manière à pouvoir
servir avec presque autant de succès que le cheval pour l'équi-
tation et pour l'attelage. Quels avantages immenses l'impor-
tation d'une pareille race ne procurerait-elle pas aux petits
fermiers de l'Europe ! Quel accroissement de subsistances,
de force productive et d'agrément les classes laborieuses n'y
trouveraient-elles pas ! (1).
La force productive du genre humain est accrue par le
perfectionnement et par la naturalisation des végétaux à un
beaucoup plus haut degré que par le perfectionnement et par
la naturahsation des espèces animales. Cela saute aux yeux,
si l'on compare les plantes primitives, telles qu'elles sont
sorties du sein de la nature, avec les plantes perfectionnées.
Combien les espèces originaires des grains et des fruits, des
légumes et des plantes oléagineuses ressemblent peu, pour
la forme et pour l'utilité, à leur descendance améliorée ! Que
de ressources alimentaires, que de jouissances, que d'occa-
sions d'un utile emploi des forces productives n'ont-elles
pas fournies ! La pomme de terre, la betterave, les prairies
(1) On connaît les utiles efforts de la Société d'acclimatation, récemment
créée en France et présidée par M. Isidore Geoffroi-Saint-Hilaire. (H. R.)
• LA THÉORIE. — CHAPITRE IX. 335
artificielles, avec de bons engrais et les machines, ont décu-
plé le produit de notre agriculhire, comparativement à celle
que pratiquent encore aujourd'hui les peuples d'Asie.
La science a déjà beaucoup fait pour la découverte des
plantes nouvelles ou pour leur amélioration ; mais, dans Tin-
térêt de l'économie, les gouvernements sont loin jusqu'ici
d'avoir consacré à cet important sujet toute l'attention qu'il
mérite. Tout récemment on prétend avoir découvert dans les
savanes de l'Amérique du Nord des espèces d'herbes qui
produiraient sur le sol le plus pauvre un revenu plus élevé
que les plantes fourragères connues sur le plus riche. 11 est
très-vraisemblable que dans les solitudes de l'Amérique, de
l'Afrique, de l'Asie et de l'Australie croissent encore inutile-
ment une multitude de végétaux dont la naturalisation et le
perfectionnement augmenteraient immensément le bien-être
des habitants de la zone tempérée. (1)
11 est évident que la plupart des perfectionnements et des
naturalisations des espèces animales et végétales, que la
plupart des découvertes effectuées sous ce rapport, de même
que tous les autres progrès et toutes les autres inventions,
tournent principalement au profit des contrées de la zone
tempérée en général, et des contrées manufacturières en
particulier.
/v>,/vv^AA/^.'^/v^/vv^/v^•vv^/vv^.oy^^^
CHAPITRE IX.
l'industrie manufacturière et les forces instrumentales
ou les capitaux matériels du pays.
La nation puise son énergie productive dans les forces
morales et physiques des individus, dans ses institutions
(1) M. Colwell cile ici le caoutchouc et la g^uHa-percha, dont l'emploi dans
l'industrie est postérieur à la publication du Système national. (H. R.)
336 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE I.
civiles et politiques, dans le fonds naturel placé à sa disposi-
tion, enfin dans les instruments qui se trouvent en son pou-
voir, et qui sont eux-mêmes les produits matériels d'efforts
antérieurs du corps et de l'esprit, c'est-à-dire dans le capital
matériel agricole, manufacturier et commercial.
Nous avons traité dans les deux chapitres précédents de
l'influence des manufactures sur les trois premières de ces
sources de la puissance productive du pays ; le présent cha-
pitre et celui qui va suivre sont consacrés à l'influence qu'elles
exercent sur la dernière.
Ce que nous entendons par Texpression des forces instrumen-
tales, l'école l'appelle capital.
11 est indifférent qu'on se serve de tel ou tel mot pour
désigner un objet, mais il importe beaucoup que le mot qu'on
a choisi désigne toujours un seul et même objet et n'ait pas
un sens tanlôt plus tantôt moins étendu. Chaque fois qu'il
est question des différentes espèces d'une même chose, une
distinction devient nécessaire. Or l'école entend parle mot de
capital non-seulement les moyens matériels, mais aussi tous
les moyens intellectuels et sociaux de la produclion. Elle
devrait donc partout où il est question du capital, indiquer
s'il s'agit du capital matériel, des instruments matériels de la
production, ou du capital intellectuel, des forces morales et
physiques, soit qu'elles tiennent à la personne, soit que les
individus les trouvent dans l'état civil et politique de la société.
L'oubli de cette distinction, dans les cas où elle doit être faite,
ne peut manquer de conduire à de faux raisonnements, ou de
servir à les dissimuler. Comme, du reste, nous avons moins à
cœur de créer une terminologie nouvelle que de révéler les
erreurs commises à la faveur d'une terminologie insuffisante,
nous conserverons le mot de capital ; mais nous distinguerons
entre le capital intellectuel et le capital matériel, entre le
capital matériel de l'agriculture, celui des manufactures et
celui du commerce, entre le capital privé et le capital na-
tional.
Adam Smith, à l'aide de cette expression vague de capitaly
LA THÉORIE — CHAPITRE IX. 337
dirige contre le système protecteur l'argument suivant, lequel
a été adopté jusqu'à ce jour par tous ses disciples :
« A la vérité il peut se faire qu'à l'aide de ces sortes de rè-
glements un pays acquière un genre particulier de manufac-
ture plus tôt qu'il ne l'aurait acquis sans cela, et qu'au bout
d'un certain temps ce genre de manufacture se fasse dans le
pays à aussi bon marché ou à meilleur marché que chez
l'étranger. Mais, quoiqu'il puisse ainsi arriver que l'on porte
l'industrie nationale dans un canal particulier plus tôt qu'elle
ne s'y serait portée d'elle-même, il ne s'ensuit nullement que
la somme tolale de l'industrie on des revenus de la société
puisse jamais recevoir aucune augmentation de ces sortes de
règlements. L'industrie de la société ne peut augmenter
qu'autant que son capital augmente, et ce capital ne peut
augmenter qu'à proportion de ce qui peut être épargné sur
les revenus de la société. Or, l'effet qu'opèrent immédiatement
les règlements de cette espèce, c'est de diminuer le revenu de
la société, et, à coup sûr, ce qui diminue son revenu n'aug-
mentera pas son capital plus vite qu'il ne se serait augmenté
de lui-même si l'on eût laissé le capital et l'industrie chercher
l'un et l'autre leurs emplois naturels (1). »
A l'appui de cet argument, le fondateur de l'école cite
l'exemple connu et déjà par nous réfuté de la folie qu'il y au-
raità vouloir produire du vin en Ecosse.
Dans le même chapitre il dit que le revenu annuel de la
société n'est autre chose que la valeur échangeable du produit
annuel de l'industrie nationale.
C'est là le principal argument de Técole contre le système
protecteur. Elle accorde que, au moyen de mesures protec-
trices, des fabriques peuvent être établies et mises en état de
produire des articles à aussi bas et môme à plus bas prix que
ceux qu'on tire de l'étranger; mais elle soutient que l'effet
immédiat de ces mesures est de diminuer les revenus de la
société ou la valeur échangeable du produit annuel de l'indus-
(I) Richesse des nations, liv. IV, chap, ii.
22
338 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE II.
trie nationale. La société affaiblirait ainsi en elle la faculté
d'acquérir des capitaux, car les capitaux ne peuvent être for-
més qu'au moyen des épargnes réalisées par la nation sur ses
revenus annuels; or, le développement de l'industrie nationale
dépend de la quantité de ces capitaux, et c'est seulement dans
la proportion de ceux-ci qu'elle peut grandir. La société
affaiblit donc sa puissance industrielle, lorsque, par ces me-
sures, elle fait naître une industrie qui fût venue d'elle-même,
si Ton eût laissé aux choses leur libre cours.
Remarquons, en premier lieu, que, dans ce raisonnement,
Adam Smith emploie le mot capital dans le môme sens où
les rentiers et les négocianls ont l'habitude de le prendre pour
leur tenue de livres et pour l'établissement de leur balance, à
savoir comme le total de leurs valeurs échangeables en oppo-
sition aux revenus qu'ils en retirent.
11 oublie que lui-même, dans sa définition du capital, com-
prend sous ce terme les facultés morales et physiques des
producteurs (1).
11 soutient à tort que les revenus d'une nation dépendent
uniquement de la quantité de ses capitaux matériels. Son ou-
vrage prouve, en mille endroits, que ces revenus dépendent
principalement de la masse des forces intellectuelles et cor-
porelles de la nation, ainsi que de ses progrès sociaux et
politiques, surtout de ceux qui résultent d'une division plus
.parfaite du travail et de l'association dus forces productives
du pays, et que, si des mesures de protection entraînent pour
quelque temps un sacrifice de richesses matérielles, on en est
dédommagé au centuple en forces productives, en moyens
d'acquérir des valeurs échangeables, et que, par conséquent,
ne sacrifice n'est qu'une dépense reproductive de la nation.
Il oublie que le moyen pour une nation d'augmenter la
(1) On ne saurait désigner sous le nom de capital les facultés morales et
physiques. Outre que c'est dégrader l'homme que de l'assimiler à une ma-
chine, ces facullés se rattachent naturellement à un autre des trois grands
facteurs de la production, le travail. Ce n'est que par métaphore qu'on a pu
dire que l'homme est un capital accumulé. fH. R.)
LA THÉORIE. CHAPITRE IX. 339
masse de ses capitaux matériels consiste principalement dans
la faculté de transformer les forces inemployées de la nature
en un capital matériel, en instruments doués de valeur et
productifs de revenus, et que, chez la nation purement agri-
cole, une quantité considérable de forces naturelles, qui ne
peuvent être vivifiées que par les manufactures, demeurent
oisives ou mortes. Il ne se préoccupe pas de l'influence des
manufactures sur le commerce extérieur et intérieur, sur la
civilisation, sur la puissance de la nation, et sur le maintien
de son indépendance, ni des facilités qui en résultent pour
l'acquisition de la richesse matérielle.
Il ne tient pas compte, par exemple, de la masse de capi-
taux que les Anglais ont acquise par leurs colonisations;
Martin en évalue le total à plus de deux milliards et demi de
liv. st. (62 milliards 1/2 de francs.)
Lui, qui montre ailleurs avec tant de clarté que les capi-
taux employés dans le commerce intermédiaire ne doivent pas
être considérés comme la propriété d'une nation en particu-
lier, tant qu'ils n'ont pas été, pour ainsi dire, incorporés dans
son soU ne prend pas garde que l'incorporation de ces capi-
taux ne peut mieux se réaliser que parla protection des ma-
nufactures indigènes.
Il ne réfléchit pas que l'appât de cette protection attire dans
le pays une quantité considérable de capitaux étrangers, in-
tellectuels aussi bien que matériels.
Il soutient à tort que ces manufactures auraient surgi
d'elles-mêmes dans le cours naturel des choses, lorsqu'on
voit dans chaque nation la puissance politique intervenir pour
donner à ce cours naturel une direction artificielle dans son
intérêt particulier.
Cet argument, qui repose sur une équivoque et qui. par
conséquent, est essentiellement vicieux, il l'a expliqué par un
exemple tout aussi vicieux, quand, par la folie qu'il y aurait
à vouloir produire artificiellement du vin en Ecosse, il essaie
de prouver qu'il serait insensé de créer artificiellement des
manufactures.
340 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE II.
Il réduit l'œuvre de la formation des capitaux dans la na-
tion à l'opération d'un rentier, dont le revenu se règle d'après
la valeur de ses capitaux matériels, et qui ne peut l'augmen-
ter que par des épargnes qu'il ajoute à ces capitaux.
11 ne réfléchit pas que cette théorie de l'épargne, bonne
pour le comptoir d'un négociant, mènerait une nation à la
pauvreté, à la barbarie, à l'impuissance, à la dissolution. Là
où chacun épargne et se prive le plus qu'il peut, il n'y a point
de stimulant à produire. Là où chacun ne pense qu'à l'ac-
cumulation de valeurs échangeables, la force intellectuelle
que demande la production disparaît. Une nation composée
de ces avares extravagants renoncerait à se défendre pour
éviter les frais de la guerre ; quand tout son avoir serait de-
venu la proie de l'étranger, elle comprendrait que la richesse
des nations s'acquiert tout autrement que celle des rentiers.
Le rentier lui-même doit, comme père de famille, prati-
quer une tout autre théorie (jue cette théorie de comptoir
des valeurs matérielles échangeables que je viens d'exposer.
Tout au moins est-il tenu de dépenser pour l'éducation de
ses héritiers les valeurs échangeables nécessaires pour les
mettre en état d'administrer les propriétés qu'il doit leur
laisser.
La formation des capitaux matériels pour la nation ne s'o-
père pas uniquement par l'épargne, comme pour le ren-
tier (1) ; de même que celle des forces productives en géné-
(11 On a l'habiliide d'énoncer connme un axiome que le capital est le
produit de l'épargne, et en cela on exagère singulièrement le rôle de cette
dernière.
En présence du passage ci-dessus de List, et aussi, à ce qu'il paraît, des
Recherches économiques de son con)[)alriole, M. de Ilermann, M. Roscher,
dans ses Principes d'économie poUtique, a écrit ce qui suit : « Même sans
épargne, il peut se former de nouveaux, capitaux, notamment par suite de
progrès de la civilisation, qui augmentent la valeur des capitaux déjà exis-
tants. Une maison, par exemple, peut doubler comme capital, lorsqu'on
ouvre dans son voisinage une voie fréquentée. L'invention de la boussole
a augmenté dans une propoiiion inca.culable la valeur de tous les capitaux
employés dans la navigation. »
Un autre économiste allemand, M. L. J. Gerster, dans une brochure pu-
bliée, en 1857, sous ce titre : Eisai sur la théorie du capital, a combattu,
LA TnÉORIE. CHAPITRE IX. 341
rai, elle résulte de l'action réciproque des capitaux intel-
lectuels et matériels du pays, des capitaux de l'agriculture,
de ceux des manufactures et de ceux du commerce les uns
sur les autres.
au moyen d'une analyse ingénieuse, la proposition d'Adam Smith que
l'épargne, et non le travail, est la cause directe de l'accroissement des capi-
taux.
« L'épargne, dit M. Gerster, suppose des produits déjà créés, elle ne les
crée pns, mais les conserve simplement. On ne doit donc considérer comme
cause directe de la création et de l'accroissement des capitaux que le travail
et l'activilé de l'homme,. Le travail est le principe positif et créateur; l'épar-
gne, le principe négatif et conservateur. Elle n'est par conséquent que la
cause indirecte.
« Son caractère est indéterminé. Elle sert à la consommation tout comme
à la production, puisque les produits qu'elle accumule peuvent être employés
comme objets de consommation aussi bien que comme moyens de produc-
tion.
« Il y a des produits qui peuvent être regardés comme des capitaux, et à
l'existence desquels l'épargne n'a pas eu la moindre part.
« Chez les tribus grossières de chasseurs et de pasteurs (et ici M. Gerster
se réfère au Système national de Lisl), l'épargne ne saurait exister; elle les
conduirait au dénùment plutôt qu'à l'abondance. Ce qui ne se corromprait
pas naturellement deviendrait la proie de voisins pillards. Et cependant ces
tribus possèdent des capitaux, ne fût-ce qu'une pierre, un bâton ou une ha-
che, pour tuer le gibier dont elles se nourrissent. Ces objets constituent pour
elles des moyens de production; l'existence et l'accroissement de ces capi-
taux ne supposent rien de plus qu'un faible travail d'appropriation.
« A tous les degrés de civilisation, il y a nombre de produits que leur
nature propre destine à la production, par exemple les instruments et les
machines. L'épargne n'a pas besoin de les conserver pour qu'ils deviennent
du capital.
« Ou pourra objecter que ces produits n'auraienf^pas existé, si l'épargne
n'avait préalablement rassemblé les matériaux et les ressources nécessaires à
cet eft'et. Cela est exact, on le reconnaît, dans beaucoup de cas; mais il s'agit
de la cause directe, immédiate de l'existence des produits, et le travail nous
apparaît seul avec ce caractère.
« Mais les matériaux nécessaires, au lieu de consister en économies ;.ccu-
mulées, peuvent être, et sont fréquemment, le résultat d'une heureuse décou-
verte. Quel est le rôle de l'épargne, lorsque la sagacité de 1 homme, en
découvrant de nouvelles utilités dans des objets jusque-là sans valeur, ac-
croît la masse des capitaux du pays?
« Enfin, l'épargne est sans influence sur la création de la plupart des
capitaux immatériels. Sert-elle à former une clientèle, à acquérir des débou-
chés? Non, ceS avantages sont dus souvent à des circonstances favorables,
ce sont des présents de la fortune dans la véritable acception du mot. »
(H.R.)
342 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE II.
L'accroissement des capitaux matériels de la nation dépend
de l'accroissement de ses capitaux intellectuels et réciproque-
ment.
La création des capitaux matériels de l'agriculture dépend
de la création des capitaux matériels des manufactures et ré-
ciproquement.
Les capitaux matériels du commerce apparaissent partout
comme intermédiaires et comme auxiliaires entre les deux
autres.
Dans l'état primitif, chez les chasseurs et chez les pasteurs,
la nature fournit presque tout ; le capital est à peu près nul.
Le commerce extérieur accroît celui-ci ; mais par là même, en
provoquant l'emploi d'armes à feu, de poudre, de plomb, il
détruit entièrement la productivité de celle-là. La théorie de
l'épargne ne saurait convenir au chasseur, il faut qu'il périsse
ou qu'il devienne pasteur.
Dans l'état pastoral, le capital matériel croît rapidement,
mais seulement autant que la nature offre spontanément de la
nourriture au bétail. Mais l'accroissement de la population
suit de près celui du bétail et des moyens d'alimentation.
D'une part, le bétail et les pâturages se distribuent en portions
toujours plus petites, et de l'autre, le commerce étranger ex-
cite à la consommation. Inutilement essaierait-on de prêcher
au peuple pasteur la théorie de l'épargne ; il faut qu'il tombe
dans la misère ou qu'il passe à l'état d'agriculteur.
Au peuple agriculteur s'ouvre, par l'emploi des forces
mortes de la nature, un champ vaste, mais limité toutefois.
Le cultivateur peut obtenir des denrées alimentaires pour
ses besoins personnels et au delà, améliorer ses champs, aug-
menter son bétai! ; mais l'accroissement des subsistances est
partout suivi de l'accroissement de la population. Les capi-
taux matériels, et, notamment, le sol et le bétail, à mesure
que le premier devient plus fertile et le second plus nombreux,
se partagent entre un plus grand nombre d'individus. Mais
comme la superficie des terres ne peut pas être éte*ndue par le
travail, que, faute dévoies de communication, voies qui, ainsi
LA TFIÉORIE. — CHAPITRE IX. 343
que nous Pavons vu dans un chapitre précédent, ne peuvent
être que fort imparfaites à cause du manque de commerce,
que chaque terrain ne peut recevoir l'emploi qui hii convient
le mieux, et qu'un peuple purement agriculteur manque en
grande partie de ces instruments, de ces connaissances, de ces
stimulants, de cette énergie et de cette culture sociale que
donnent les manufactures et le commerce qui en est la suite ;
le peuple purement agriculteur arrive bientôt à ce point où
l'accroissement du capital matériel agricole ne peut plus mar-
cher du même pas que l'accroissement de la population, et,
par conséquent, où la pauvreté des individus s'accroît de
jour en jour, bien que le capital collectif de la nation ne cesse
de s'accroître.
Dans un pareil état de choses, le produit le plus important
de la nation consiste en hommes, qui, ne pouvant trouver
dans le pays une existence suffisante, passent à l'étranger. Ce
sera pour un tel pays une très-médiocre consolation desavoir
que l'école considère l'homme comme un capital accumulé ;
car l'exportation des hommes n'entraîne point de retour, mais
un écoulement improductif de valeurs matérielles considéra-
bles sous la forme de meubles, de monnaies, etc.
Il est évident que, dans un pareil état de choses, où la divi-
sion nationale du travail n'est qu'imparfaitement développée,
ni labeurs, ni épargnes ne peuvent accroître le capital maté-
riel, ou enrichir matériellement les individus.
Sans doute, un pays agricole est rarement dépourvu de tout
commerceextérieur, et lecommerceextérieurrem place, jusqu'à
un certain point, les manufactures indigènes quant à l'accrois-
sement du capital, en ce qu'il metles manu facturiers du dehors
en relation avec les cultivateurs du dedans. Mais ces rapports
sont partiels et très-insuflisants ; d'abord parcequ'ilsne portent
que sur quelques produits spéciaux etne s'étendentguère qu'au
littoral de la mer et aux rives des fleuves navigables ; en second
lieu parce qu'ils sont dans tous les cas très- irréguliers, et se
trouvent fréquemment interrompus par la guerre, par les fluc-
tuations du commerce, par les mesures de douane, par des ré-
344
SYSTEME NATIONAL. LIVRE II.
coites abondantes ou par des importations d'un autre pays.
Le capital matériel de l'agriculteur ne s'accroît sur une
grande échelle, régulièrement et indéfiniment, que du jour
où une industrie manufacturière armée de toutes pièces appa-
raît au milieu des cultivateurs.
La plus vaste partie du capital matériel d'une nation est
fixée dans le sol. En tout pays la valeur des fonds de terre, des
propriétés bâties dans les campagnes et dans les villes, des
ateliers, des fabriques, des ouvrages hydrauliques, des mi-
nes, etc., compose des deux tiers aux neuf dixièmes de toutes
les valeurs que la nation possède ; on doit donc admettre en
principe que tout ce qui augmente ou diminue la valeur de la
propriété foncière accroît ou amoindrit la masse de capitaux
matériels de la nation. Or, nous voyons que la valeur des
terres d'une même fertilité naturelle est incomparablement
plus grande dans le voisinage d'une petite ville que dans une
région écartée, près d'une grande ville que près d'une petite,
dans un pays manufacturier que dans un pays purement
agricole. Nous voyons d'un autre côté que la valeur des mai-
sons d'habitation ou des fabriques ainsi que des terrains à
bâtir dans les villes s'abaisse ou s'élève, en général, suivant
que les relations de la ville avec les agriculteurs s'étendent
ou se restreignent, ou suivant que les agriculteurs prospèrent
ou s'appauvrissent. 11 s'ensuit que l'accroissement du capital
agricole dépend de l'accroissement du capital manufacturier
et réciproquement.
Mais, dans le passage de l'état purement agricole à Tétat
manufacturier, cette influence réciproque agit avec beaucoup
plus de force du côté de l'industrie manufacturière que du côté
de l'agriculture ; car, de même que, dans la transition de la
vie du chasseur à celle du pasteur, l'accroissement du capital
résulte principalement de l'augmentation rapide des trou-
peaux, et, dans le passage de la vie pastorale à l'agriculture,
principalement de la rapide acquisition de nouvelles terres
fertiles et d'un excédant de denrées; de même, lorsqu'on
s'élève de la simple agriculture à l'industrie manufacturière,
LA THÉORIE. CHAPITRE IX. 345
raccroissement du capital matériel delà nation est dû principa-
lement aux valeurs et aux forces employées dans les manufac-
tures, parce qu'une quantité considérable de forces naturelles
et intellectuelles, jusque-là inutiles, sont transformées ainsi en
capitaux matériels et intellectuels. Bien loin de faire obstacle
à l'épargne matérielle, la création des manufactures fournit
à la nation le moyen &à placer avantageusement ses écono-
mies agricoles, c'est pour elle un stimulant à ces économies.
Dans les assemblées législatives de l'Amérique du Nord,
on a fréquemment répété que, faute de débouché, le blé
pourrit sur sa lige, parce qu'il ne vaut pas les frais de la
moisson. On assure qu'en Hongrie l'agriculteur étouffe, pour
ainsi dire, dans l'abondance, tandis que les articles manufac-
turés y coûtent trois ou quatre fois plus qu'en Angleterre. L'Al-
lemagne elle-même peut se rappeler un pareil état de choses.
Dans les pays purement agriculteurs, toutexcédant des produits
ruraux ne constitue donc pas un capital matériel. Ce n'est
qu'à l'aide des manufactures qu'il devient, par l'accumulation
dans les magasins, un capital commercial, et, par la vente à
la population manufacturière, un capital manufacturier. Ce
qui, entre les mains des agriculteurs, serait une provision
inutile, devient un capital productif entre celles des manu-
facturiers et réciproquement.
La production rend la consommation possible, et le désir
de consommer excite à produire. Le pays purement agricole
dépend, pour sa consommation, delà situation des pays étran-
gers, et, quand cette situation ne lui est pas favorable, la
production qu'avait provoquée le désir de consommer est
anéantie. Mais, dans la nation qui réunit sur son territoire
l'industrie manufacturière et l'agriculture, l'excitation réci-
proque ne cesse d'exister, et ainsi l'accroissement de la pro-
duction continue des deux côtés ainsi que celui des capitaux.
La nation à la fois agricole et manufacturière étant tou-
jours, par des causes déjà exposées, beaucoup plus riche en
capitaux matériels que la nation purement agricole, ce qui, du
reste, frappe les yeux, le taux de l'intérêt y est toujours beau-
346 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE H.
coup plus bas, les entrepreneurs y ont à leur disposition des
capitaux plus considérables et à des conditions plus douces.
De là avantage dans la lutle avec les fabriques récentes de la
nation agricole ; de là inondation constante de produits manu-
facturés chez celle-ci ; de là ses dettes permanentes envers la
nation manufacturière, et, sur ses marchés, ces constantes
fluctuations dans la valeur des denrées, des articles fabriqués
et des monnaies, qui arrêtent chez elle l'accumulation des ca-
pitaux matériels, en même temps qu'elles portent atteinte à sa
moralité et à son économie intérieure.
L'école distingue le capital fixe du capital circulant, et
comprend de la façon lapins étrange sous la première déno-
mination une multitude de choses qui circulent, sans faire de
cette distinction aucune application pratique. Elle passe sous
silence le seul cas dans lequel cette distinction puisse avoir de
Futilité. Ainsi, le capital matériel, comme le capital intellec-
tuel, est en grande partie attaché à l'agriculture ou à l'industrie
manufacturière ou au commerce, ou à une branche particu-
lière de l'une de ces trois industries, souvent même il l'est à
certaines localités. Les arbres fruitiers qui ont été abattus ont
évidemment, pour le manufacturier qui en fait des ouvrages
en bois, une autre valeur que pour l'agriculteur qui les em-
ploie à la production des fruits. Des troupeaux de moutons
tués en masse, comme cela se voit quelquefois en Allemagne
et dans l'Amérique du Nord, ne possèdent plus la valeur qu'ils
avaient comme instruments pour la production de la laine.
Des vignobles ont comme tels une valeur qu'ils perdent si l'on
en fait des terres labourables. Les navires employés comme
bois à construire ou à brûler ont une valeur beaucoup moin-
dre que lorsqu'ils servent aux transports. A quoi serviraient les
manufactures, les chutes d'eau et les machines, si la fabrication
des fils venait à périr? Pareillement, les individus perdent d'or-
dhiaire en se déplaçant la plus grande partie de leur force pro-
ductive en tant qu'elle se compose d'expérience, d'habitudes et
de talents acquis. L'école donne à toutes ces choses, à toutes ces
qualités, le nom général de capital, et, en vertu de cette ter-
LA THÉORIE. CHAPITRE IX. 347
minologie, elle les transporte à son gré d'une branche de tra-
vail à une autre. Ainsi Say conseille aux Anglais de consacrer
à l'agriculture leur capital manufacturier. Il n'a pas expliqué
comnnent pouvait s'opérer ce miracle, et, jusqu'à ce jour, c'est
encore un secret pour les hommes d'Etat de l'Angleterre.
Évidemment Say a confondu ici le capital privé avec le capital
national. Un manufacturier ou un négociant peut retirer ses
capitaux de l'industrie manufacturière ou du commerce, en
vendant sa fabrique ou ses navires et en achetant avec le prix
de vente une propriété foncière ; mais une nation tout entière
ne saurait exécuter cette opération que par le sacrifice d'une
grande partie de ses capitaux matériels et intellectuels. La
raison pour laquelle l'école a obscurci ce qui était si clair, est
manifeste. Quand on appelle les choses par leur véritable
nom, on comprend sans peine que le déplacement des forces
productives d'une branche de travail à une autre est soumis
à des difficultés qui, loin d'appuyer toujours la liberté du
commerce, fournissent souvent des arguments en faveur de la
protection. (1)
(1) Il n'est pas seulement difficile pour une nation de passer d'une indus-
trie à une autre, et de déplacer son capital, c'est absolument impossible. Un
manufacturier peut vendre sa fabrique pour s'adonner à l'agriculture; cent
ou mille individus peuvent le faire et changer ainsi d'occupation, mais l'in-
dustrie du pays n'aura pas pour cela éprouvé de changements. Le capital
manufacturier consiste principalement en vastes édifices, entourés de loge-
ments pour les ouvriers, en machines et instruments ayant un emploi tout
spécial, il ne saurait être appliqué à l'agriculture. Quand une nation a été
mise hors d'état de fabriquer, les ouvrier^ peuvent trouver quelque autre
occupation, quoique l'expérience enseigne qu'en pareil cas ils succombent
par milliers: mais le capital placé dans les édifices et dans les machines est
entièrement perdu. El lorsque des hommes exercés au travail du fer et du
colon, de la laine et de la soie sont obligés de Sî»gner leur vie dans d'autres
métiers, il s'est fait une perle énorme de puissance productive, leur habileté
et leur expérience étant devenues inutiles. (S. Colwell.)
348 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE II.
/VA '^/^•\'^/^/\/^/\/^/^/\/^/\/^/-> /^/^/^/^/^/^/^/^/^A/^/">/^/\/^/^/\/^/\/^/^/\/\/\/^/\/\/-^y^/^/^/v^./^/^/\/^/vy^/\/\/^/\
CHAPITRE X.
l'industrie manufacturière et l'intérêt agricole.
Si la protection en faveur des manufactures indigènes por-
tait préjudice aux consommateurs de produits fabriqués et ne
servait qu'à enrichir les fabricants, les propriétaires fonciers
et les agriculteurs, qui constituent parmi ces consommateurs
la classe la plus nombreuse et la plus importante, seraient par-
ticulièrement atteints. Mais on peut établir que cette classe
retire des manufactures de plus grands avantages que les
fabricants eux-mêmes; car les manufactures créent une de-
mande pour une plus grande variété et pour une plus grande
quantité de produits ruraux, augmentent la valeur échangea-
ble de ces produits, et permettent à l'agriculteur de tirer un
meilleur parti de sa terre et de son travail- Il s'ensuit une
hausse de la rente territoriale, des profits et des salaires, et
l'accroissement de la rente et des capitaux a pour conséquence
l'accroissement de la valeur échangeable de la terre et du
travail.
La valeur échangeable des biens de campagne n'est pas
autre chose que leur rente capitalisée ; elle dépend, d'une
part, du montant et de la valeur de la rente, de Tautre, de la
masse de capitaux et moraux et matériels qui se trouvent dans
le pays.
Tout progrès individuel et social, tout développement de
la force productive du pays en général, mais surtout l'éta-
blissement des manufactures, augmente la rente en quantité,
tout en la diminuant en quotité. Dans un pays agricole peu
cultivé et médiocrement peuplé, en Pologne par exemple, la
rente s'élève à la moitié ou au tiers du produit brut ; dans un
pays avancé, populeux et riche, par exemple en Angleterre,
LA THÉORIE. CHAPITRE X. 349
elle n'atteint que le quart ou le cinquième. Toutefois le mon-
tant de la plus petite part est infiniment plus considérable que
celui de la plus grande, surtout en argent et plus encore en
objets fabriqués; car le cinquième des 25 boisseaux (environ
9 hectolitres) (1), qui forment, en Angleterre, la moyenne du
produit brut en froment, est de 5 boisseaux (1 hectol. 80), et
le tiers des 9 boisseaux (3 hectol. 27), moyenne de la Pologne,
n'est que de 3 (1 hectol. 09) ; de plus les 5 boisseaux en An-
gleterre valent moyennement de 25 à 30 schellings (de
31 fr. 25 <î. à 37 fr. 50 c ) (2), et les trois boisseaux en Polo-
gne valent au plus de 8 à 9 schellings (de lOfr, à 11 fr. 25 c.);
enfin les objets manufacturés en Angleterre coûtent moitié
moins qu'en Pologne, et, par conséquent, le propriétaire an-
glais peut, avec sa renie de 30 schellings, acheter 10 aunes de
drap, tandis que le propriétaire polonais, avec ses 10 schel-
lings de rente, n'en peut acheter que 2. Le premier, avec le
cinquième du produit brut, est donc trois fois mieux partagé
comme propriétaire louchant une rente, et cinq fois mieux
comme consommateur d'objets manufacturés, que le second
avec le tiers. Quant aux fermiers et aux ouvriers de l'agricul-
ture, leur condition est aussi infiniment meilleure en Angle-
terre qu'en Pologne, même comme consommateurs d'objets
manufacturés. En effet, sur un produit de 25 boisseaux, en
Angleterre, il reste 20 boisseaux pour semences, labours,
salaires et profils ; or, si l'on prend pour ces deux derniers
éléments la moitié, soit 10 boisseaux (3 hectol. 63), la valeur
moyenne de cette moitié sera de 60 schellings (75 fr.), et,
à 3 schellings l'aune, représentera 20 aunes de drap ; en Polo-
gne, au contraire, un produit brut de 9 boisseaux ne laissera
que 6 boisseaux pour semences, labours, profits et salaires, et,
si l'on prend de même pour les profits et les salaires la moitié,
soit 3 boisseaux (1 hectol. 09), celte part ne vaut que 10 à
1 2 schellings (1 2 fr, 50 c. à 15 fr.) et ne représente que 2 aunes
et demie de drap.
(I) Le boisseau anglais =36 litres, 344.
Xj Le schelling- = l fr. 25 c.
350 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE II.
La rente est un des principaux moyens de placement des
capitaux matériels. La valeur s'en règle, par conséquent, sur
la masse des capitaux qui se trouvent dans le pays, et sur les
rapports entre l'ofire et la demande. L'abondance des capi-
taux que le commerce extérieur et intérieur réunit dans une
nation manufacturière, le faible taux de l'intérêt et celte cir-
constance que, chez un peuple manufacturier et commerçant,
un grand nombre d'individus enrichis cherchent constam-
ment à placer dans la terre leur excédant de capital matériel,
élèvent chez un pareil peuple le prix d'une même quantité de
rente territoriale beaucoup au-dessus de ce qu'elle est dans un
pays purement agricole. En Pologne la rente de la terre se
vend 10 ou 20 fois, en Angleterre 30 ou 40 fois son montant.
De même que la valeur en argent de la rente de la terre est
plus élevée chez la nation manufacturière et coinmerçante
que chez la nation agricole, la valeur en argent des terres
est aussi plus considérable. A égale fertilité naturelle, la va-
leur des terres est 10 ou 20 fois plus élevée en Angleterre
qu'en Pologne.
Cette influence des manufactures sur la rente, et, par suite,
sur la valeur échangeable de la terre, Adam Smith la signale,
à la fin du ii^ chapitre de son premier livre, mais seulement
en passant et sans mettre convenablement en lumière l'im-
mense importance des manufactures à cet égard. Il distin-
gue dans cet endroit les causes qui agissent directement
sur l'élévation de la rente, telles que les améliorations agri-
coles et l'augmentation du bétail en quantité et en valeur
échangeable, d'avec les causes dont l'opération est indi-
recte, et il range les manufactures parmi ces dernières.
Ainsi les manufactures, qui sont la cause principale de V éléva-
tion de la rente ainsi que de la valeur de la terre, sont mises
par lui sur l'arrière-plan, de manière à être à peine aperçues,
tandis que les améliorations foncières et T accroissement du
bétail, qui sont en majeure partie Teffet des manufactures et
du commerce que celles-ci font naître, leur sont préférées,
ou du moins opposées comme causes principales. Adam Smith
LA THÉORIE. — CHAPITRE X. 351
et ses disciples n'ont pas compris, à beaucoup près, toute l'im-
portance des manufactures sous ce rapport.
Nous avons fait la remarque que, sous l'influence des ma-
nufactures et du commerce qui s'y rattache, à égale fertilité
naturelle, la valeur des terres était en Angleterre dix ou vingt
fois plus élevée qu'en Pologne. Si nous comparons le montant
total de la production et du capital manufacturier de l'Angle-
terre à celui de sa production et de son capital agricoles, nous
trouvons que la plus grande partie de la richesse du pays
consiste surtout dans la valeur de la propriété foncière.
Mac Queen trace le tableau suivant de la richesse et du re-
venu de l'Angleterre (1).
1. Capital national.
1» Capital fixé dans l'agriculiure, fonds de ijy, gt. ijy. si.
lerre, mines et pêcheries :2,604 ,000,000
Capital circulant en bétail, instruments»
provisions et numéraire 655,000,000
Mobilier des agriculteurs 52,000,000
3,311,000,000 3,311,000,000
2o Capital placé dans les manufactures et
dans le commerce.
Manufactures et commerce intérieur des ob-
jets fabriqués 178,500,000
Commerce des denrées coloniales 11,000,000
Commerce des objets fabriqués avec l'é-
tranger.. 16,500,000
•200,000,000
A quoi on peut ajouter depuis 1835, année
où celte estimation a été faite 12,000,000
218,000,000 218,000,000
De plus, en constructions urbaines de toute
espèce et en bâtiments pour fabriques . 605,000,000
En navires 33,500,000
Rn ponts, canaux et chemins de fer 1 18,000,000
En chevaux autres que ceux de l'agriculture 20,000,000
776,500,000 776,500,000
Total du capital national 4,305.500,000
(I) Il doit être bien entendu que les estimations de ce tableau ne sont et
ne peuvent être que des approximations fort lointaines. (H. R.}
352 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE II.
II. Revenu national brut.
\o Agriculture, mines et pêcheries 589,000,000
2« Industrie manufacturière 250,600,000
Total 89S, 600,000
Il ressort de ce tableau :
1° Que la valeur du soi consacré à l'agriculture comprend
les 26/45 de la fortune totale de l'Angleterre et est à peu près
douze fois plus considérable que celle de Tensemble des capi-
taux placés dans les manufactures et dans le commerce ;
2° Que Tensemble des capitaux employés dans Tagriculture
comprend plus des trois quarts du capital de FAngleterre;
3° Que la valeur totale des propriétés immobilières de l'An-
gleterre, savoir :
Fonds de terre, etc. . . . 2,604,000,000 liv. st.
Constructions urbaines et bâ-
timents pour fabriques. . 605,000,000
Canaux et chemins de fer. . 118,000,000
Ensemble. . 3,327,000,OOOr
compose plus des ti^ois quarts de ce même capital ;
4** Que le capital manufacturier et commercial, y compris
les navires, n'excède pas 241 millions et demi et ne constitue
par conséquent qu'environ 1/18 de la richesse nationale;
5° Que le capital agricole de l'Angleterre, qui est de
3,311 millions, produit un revenu brut de 539, soit environ
16 pour cent, tandis que le capital manufacturier et commer-
cial, qui n'est que de 218 millions, donne un produit brut
annuel de 559 millions et demi ou de 1 20 pour cent. On doit
ici considérer avant tout que les 2 1 8 millions de capital manu-
facturier donnant un produit annuel de 259 millions et demi
sont la cause principale pour laquelle le capital agricole a pu
atteindre le chiffre énorme de 3,311 millions et en produire
annuellement 539. De beaucoup la plus grande partie du
capital agricole consiste dans la valeur des fonds de terre et
du bétail. En doublant et en triplant la population du pays, en
LA THÉORIE. CHAPITJIE X. 353
fournissant les moyens d'entretenir un immense commerce
extérieur, une vaste navij^ation, d'acquérir et d'exploiter une
multitude de colonies, les manufactures ont augmenté dans
la même proportion la demande des denrées alimentaires et
des matières brutes, donné aux agriculteurs le désir et le
moyen de satisfaire à cet accroissement de demande, élevé la
valeur échangeable de leurs produits, et déterminé ainsi une
augmentation proportionnelle, en (juantité et en valeur échan-
geable, de la rente delà terre et de la valeur du sol. Détruisez
ce capital manufacturier et commercial de 218 milhons, et
vous verrez disparaître non-seulement le revenu de 259 mil-
lions et demi qu'ils rapportent, mais encore la plus grande
partie des 3 milliards 311 millions décapitai agricole, et, par
conséquent, du revenu de 539 millions que donne ce capital.
Le revenu de l'Angleterre ne diminuera pas simplement de
259 millions et demi, valeur de la production manufacturière;
la valeur échangeable du sol baissera au taux où elle est en
Pologne, c est-à-dire au dixième ou au vingtième de son taux
actuel.
11 suit de là que tout capital utilement employé dans les
manufactures par la nation agricole décuple avec le temps
la valeur du sol. L'expérience et la statistique confirment
partout cette conclusion. Partout nous avons vu Findustrie
manufacturière hausser rapidement la valeur des terres ainsi
que celle du bétail. Que l'on compare cette valeur, pour la
France en 1789 et en 1840, pour les Etats-Unis en 1820 et
en 1830, pour l'Allemagne en 1830 et en 1840, c'est-à-dire
dans un faible développement ou dans un vaste essor des ma-
nufactures, et l'on trouvera partout la justification de notre
remarque.
Ce fait a pour cause l'accroissement de la force productive
de la nation, accroissement qui lui-même est l'elïet d'une di-
vision rationnelle du travail et d'une association plus énergi-
que des forces nationales, d'un meilleur emploi des forces
morales et naturelles dont le pays dispose, du commerce
étranger enfin.
23
354 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE II.
Il en est des manufactures comme des voies de communi-
cation perfectionnées ; non-seulement ces voies fournissent
une rente et permettent ainsi d'amortir le capital employé,
mais encore elles contribuent puissamment à la prospérité de
l'industrie manufacturière et de l'agriculture, au point de dé-
cupler avec le temps la valeur des propriétés foncières situées
dans leur voisinage. Vis-à-vis de l'entrepreneur de ces ou-
vrages, l'agriculteur a ce grand avantage que le décuplement
de son capital lui est dans tous les cas assuré, et qu'il réalise
ce profit sans aucun sacrifice ; tandis que l'entrepreneur
expose son capital tout entier. La situation de l'agriculteur
vis-à-vis des entrepreneurs de nouvelles fabriques est tout aussi
favorable.
Mais, si l'action des manufactures sur la production agri-
cole, sur la rente et sur la valeur de la propriété foncière est
si remarquable, si elle est si avantageuse pour tous ceux qui
sont intéressés dans l'agriculture, comment peut-on soutenir
que les droits protecteurs favorisent les manufactures aux dé-
pens des agriculteurs ?
Le bien-être matériel de l'agriculteur comme de tous les
particuliers dépend avant tout de l'excédant de la valeur de
sa production sur celle de ses consommations. Il s'agit donc
pour lui beaucoup moins du bas prix des produits fabriqués
que de l'existence d'une forte demande de produits ruraux
de toute espèce, et de la haute valeur échangeable de ces pro-
duits. Si donc les droits protecteurs ont pour résultat de faire
gagner à l'agriculteur par l'extension de son marché plus
qu'il ne perd par la hausse de prix des articles fabriqués, il
ne supporte point de sacrifices au profit du manufacturier.
Or, ce résultat ne manque jamais de se produire chez toutes les
nations qui ont une vocation manufacturière, et il se révèle
chez elles avec éclat dans la première période qui suit l'éta-
blissement des manufactures ; parce que, à ce moment, la
plupart des capitaux mis dans la nouvelle industrie sont con-
sacrés à la construction de maisons d'habitation, de fabri-
ques, d'ouvrages hydrauliques, etc., emplois généralement
LA THÉORIE. CHAPITRE X. 355
avantageux pour l'agriculteur. Mais, si dès le commencement
les bénéfices qui résultent de l'agrandissement du débouché
et de l'accroissement de valeur des produits compensent lar-
gement rinconvénient de la hausse de prix des produits fa-
briqués, cet état de choses, déj\ si favorable pour l'agriculteur,
s'améliore de plus en plus, puisque, avec le temps, la pros-
périté des fabriques tend à élever de plus en plus le prix des
produits agricoles et à abaisser celui des produits manufac-
turés.
Le bien-être de l'agriculteur, du propriétaire foncier en
particulier, est intéressé à ce que la valeur de son instrument
ou de sa propriété se maintienne tout au moins. C'est la con-
dition principale, non pas seulement de son bien-être, mais
souvent de toute son existence matérielle. Il n'est pas rare, en
effet, devoir l'agriculteur produire dans l'année plus qu'il ne
consomme et n'être pas moins ruiné. C'est ce qui arrive lors-
que le crédit est ébranlé, au moment où sa propriété est gre-
vée d'hypothèques; lorsque, d'une part, la demande d'argent
surpasse Toffre, et que, de l'autre, l'offre des terres excède
la demande. En pareils cas, le retrait général des sommes
prêtées et Toffre générale des terres entraînent une dé-
préciation de la propriété foncière, et un grand nombre
des cultivateurs les plus entreprenants, les plus habiles
et les plus économes se ruinent, non parce que leur con-
sommation a dépassé leur production, mais parce que
leur instrument de travail ou leur propriété a perdu entre
leurs mains, par des causes indépendantes de leur volonté,
une notable partie de sa valeur, parce que leur crédit a été
atteint et qu'enfin le montant des hypothèques dont leur pro-
priété est grevée n'est plus en rapport avec la valeur de cette
propriété en argent. De semblables crises ont plus d'une fois
éclaté en Allemagne et aux Etats-Unis dans le cours du der-
nier siècle, et c'est ainsi qu'une grande partie de la noblesse
allemande a perdu ses biens, sans comprendre qu'elle devait sa
détresse à la politique de ses frères d'Angleterre, à ces tories
aux si excellentes intentions.
356 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE II.
Tout autre est la condition de l'agriculteur ou du proprié-
taire foncier dans les pays où les manufactures ont leur plein
essor. Là, tandis que la fertilité de la terre augmente ainsi que
le prix de ses denrées, il ne bénéficie pas seulement de l'excé-
dant de la valeur de sa production sur celle de sa consommation
comme propriétaire ; il obtient, avec un accroissement de la
rente de sa terre, un accroissement proportionné de son capi-
tal. Sa fortune double et triple en valeurs échangeables ; non
qu'il travaille davantage, qu'il améliore ses champs, qu'il
fasse plus d'économies ; il doit cette plus-value aux manufac-
tures. Alors il a les moyens et le désir de redoubler d'efforts,
d'améliorer ses champs, d'augmenter son bétail, de faire plus
d'économies, tout en consommant davantage. Sa propriété
ayant acquis plus de valeur, son crédit augmente, et il est
plus à même de se procurer les capitaux matériels que les
améliorations exigent.
Smith ne parle pas de celte influence qu'éprouve la valeur
échangeable du sol. Quant à Say, il est d'avis que la valeur
échangeable des terres importe peu, par la raison que, soit
qu'elles soient à bas prix ou à un prix élevé, leurs services
productifs sont toujours les mêmes. Il est triste de voir un
écrivain que ses traducteurs allemands ont qualifié de pré-
cepteur des peuples, exprimer une opinion si erronée dans
une question qui intéresse si profondément la prospérité des
nations. Nous croyons pouvoir soutenir, au contraire, qu'il
n'y a pas de mesure plus certaine de la prospérité nationale
que la hausse ou la baisse de la valeur échangeable du sol, et
que les fluctuations et les crises, en cette matière, doivent
être rangées parmi les plaies les plus funestes dont un pays
'puisse être affligé (1).
L'école a été égarée ici par son attachement à la théorie de
la liberté du commerce tefle qu'il lui plaît de l'entendre ;
car nulle part les fluctuations et les crises dans la valeur de la
(1) L'expérience de ces dernières années a prouvé surabondamment parmi
nous que la valeur du sol hausse ou baisse, en effet, suivant que la prospé-
rité du pays augmente ou diminue. (H. R.)
LA THÉORIE. — CHAPITRE X. 357
propriété foncière ne sont plus graves que chez les peuples
agricoles qui commercent librement avec de riches et puis-
santes nations manufacturières.
Le- commerce étranger, il est vrai, influe aussi sur l'accrois-
sement de la rente et de la valeur de la terre, mais avec infi-
niment moins d'énergie, d'uniformité et de persistance que ne
le fait l'industrie manufacturière du pays, l'augmentation
constante de sa production et l'échange de ses produits contre
ceux de l'agriculture indigène.
Tant que la nation possède encore une grande étendue de
terrains incultes ou mal cultivés, tant qu'elle produit d'im-
portants articles que des nations manufacturières plus riches
qu'elle reçoivent en échange de leurs produits fabriqués, et
dont le transport est facile, tant que la demande de ces arti-
cles persiste et s'accroît annuellement dans la proportion des
forces productives de la nation agricole, qu'elle n'est inter-
rompue, ni par la guerre, ni par des mesures restrictives, le
commerce étranger influe puissamment sur l'élévation de la
rente ainsi que sur la valeur du sol. Mais, qu'une de ces con-
ditions vienne à manquer ou à cesser, il peut survenir un
temps d'arrêt, souvent même un mouvement rétrograde
marqué et continu.
Rien n'exerce une influence plus fâcheuse sous ce rapport
que les fluctuations de la demande étrangère, lorsqu'une
guerre, une mauvaise récolte, d'autres provenances qui font
défaut ou toute autre circonstance, déterminent chez la nation
manufacturière le besoin d'une plus grande quantité de den-
rées alimentaires et de matières brutes en général ou de cer-
tains grands articles en particulier, et qu'ensuite la paix, une
riche moisson, des importations plus considérables d'autres
contrées ou des mesures législatives font cesser en majeure
partie cette demande. Si elle ne dure que peu de temps, le
pays agricole peut en retirer quelque profit ; mais si elle se
prolonge durant une suite d'années, toute l'existence de ce
pays, toute son économie privée se réglera en conséquence. Le
producteur s'habituera à consommer; certaines jouissances
358 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE II.
que, dans toute autre circonstance, il eût réputées de luxe,
deviennent pour lui des besoins. L'accroissement de revenus
et de valeur de sa propriété l'encouragera à entreprendre des
améliorations et des constructions, à effectuer des acquisitions
que sans cela il n'eûl jamais faites. Les achats et les ventes, les
baux, les emprunts seront conclus en raison de l'augmentation
de la rente de la terre et de sa valeur. L'Etat lui-même n'hési-
tera pas à augmenter ses dépenses dans la même proportion que
s'accroîtra le bien-être des particuliers. Mais, que cette de-
mande vienne à cesser subitement, et plus d'équilibre entre
la production et la consommation, entre des valeurs dépré-
ciées et les créances dont elles sont le gage et dont le montant
en argent ne diminue pas, entre les fermages en argent et le
revenu de la terre aussi en argent, entre les revenus elles dé-
penses du pays ; ce qui entraîne la banqueroute, l'embarras,
le découragement et le recul dans la voie du développement
matériel aussi bien que dans celle de la culture morale et
politique. La prospérité agricole a eu ainsi la vertu stimulante
de l'opium et des liqueurs fortes, elle a excité pour un instant
et affaibli pour toute la vie ; c'est la foudre de Franklin qui un
moment éclaire les objets d'un jour éclatant, mais pour les
replonger dans une nuit plus profonde.
Une prospérité passagère en agriculture est un bien plus
grand mal qu'une pauvreté constante. Pour que la prospérité
soit avantageuse aux individus ou aux nations, il faut qu'elle
dure. Elle durera si elle s'accroît peu à peu et si le pays pos-
sède les garanties de cet accroissement et de cette durée. Une
faible valeur échangeable du sol vaut beaucoup mieux qu'une
fluctuation dans cette valeur ; une hausse persistante et pro-
gressive peut seule assurer au pays une prospérité durable,
et l'existence de l'industrie manufacturière chez une nation
bien constituée est la garantie d'une hausse régubère et sou-
tenue.
On est encore bien peu éclairé au sujet de l'influence d'une
industrie manufacturière indigène sur la rente et sur la va-
leur du sol, comparativement à celle qu'exerce le commerce
LA TBÉORIE. — CHAPITRE X. 359
étranger ; on peut en juger par les propriétaires de vignes en
France, qui se croient toujours lésés par le système protec-
teur, et qui, dans l'espoir de faire hausser leurs rentes, récla-
ment la plus grande liberté d'échanges avec l'Angleterre.
Le rapport du docteur Bowring sur les relations commer-
ciales entre l'Angleterre et la France, rapport destiné à faire
ressortir l'avantage qu'une plus grande injportation de pro-
duits fabriqués anglais, et, par suite, une plus grande expor-
tation de vins auraient pour la France, contient les données
les plus concluantes contre l'argumentation de son auteur.
Le docteur Bov^^ring oppose l'importation des Pays-Bas en
vins français (2,515,193 gallons (1), soit 1 1,426, 521 litres,
en 1829) à celle de l'Angleterre (431,509 gallons, soit
2,150, 345 litres), pour montrer de quelle extension le dé-
bouché des vins de France en Angleterre est susceptible sous
un régime de libre commerce.
Eh bien ! supposons, ce qui est plus qu'invraisemblable,
que le débit des vins français en Angleterre ne rencontre pas
d'obstacle dans la préférence des habitants pour les spiritueux,
pour la bière forte, pour les vins énergiques et à bon marché
de Portugal, d'Espagne, de Sicile, de Ténériffe, de Madère et
du Cap ; supposons que l'Angleterre augmente, en effet, sa
consommation de vins français dans la proportion de celle
des Pays-Bas ; cette consommation calculée d'après la popu-
lation atteindrait de5 à 6 millions de gallons (de 21 à 27 mil-
lions de litres) et serait, par conséquent, de dix à quinze fois
supérieure à son chiffre actuel.
Au premier abord, c'est là pour la France, pour les vigne-
rons français, une brillante perspective. Mais, si l'on y regarde
de près, on en jugera différemment. Sous la plus grande
liberté possible du commerce, nous ne dirons pas sous une
liberté complète, bien que les principes et l'argumentation
de M Bowring nous y autorisent, il ne saurait être douteux
que les Anglais conquerraient à leurs produits manufacturés,
(1) Le gallon = 4 litres 643.
360 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE II.
en particulier à leurs lainages, à leurs colonnades, à leurs
toiles, à leurs objets en fer, à leur faïence, une grande partie
du marché français. En calculant au plus bas, on peut admet-
tre, la production manufacturière étant ainsi réduite en
France, qu'il vivrait dans les villes un million d'hommes de
moins, et qu'un million d'hommes de moins seraient employés
dans les campagnes à pourvoir les ailles de matières brutes et
de denrées alimentaires. Or, le docteur Bowring lui-même
estime la consommation des habitants de la campagne à
16 gallons 1/2 (75 litres) par tête et celle des habitants des vil-
les au double ou à 3ii gallons (150 litres). L'amoindrissement
de l'industrie manufacturière du pays opéré par la liberté du
commerce aurait donc pour effet de réduire la consommation
intérieure en vins de 50 millions de gallons (216 millions de
litres), tandis que l'exportation ne s'accroîtrait que de
5 à 6 millions (de 21 à 27 millions de litres). Une opéra-
tion par laquelle la perte certaine sur la demande du pays
serait dix fois plus forte que le gain éventuel sur celle de l'é-
tranger, serait difficilement avantageuse aux propriétaires
français.
En un mot, il en est de la production du vin comme de celle
de la viande, comme de celle du blé et en général des denrées
alimentaires ainsi que des matières brutes ; dans un grand
pays ayant vocation pour l'industrie manufacturière, la pro-
duction des fabriques du pays occasionne une demande dix
ou vingt fois plus considérable des produits agricoles de la
zone tempérée, et, par conséquent, influe avec dix ou vingt
fois plus d'énergie sur l'élévation de la rente et sur la valeur
échangeable des terres que l'exportation la plus active de
ces mêmes produits. Le montant de la rente et la valeur
échangeable des terres dans le voisinage d'une grande ville,
comparée à ce qu'ils sont dans des provinces éloignées, bien
que rattachées à la capitale par des routes et par des relations
d'affaires, fournissent la preuve la plus concluante à cet
égard.
La théorie de la rente peut être envisagée du point de vue
LA THÉORIE. CHAPITRE X. 361
de la valeur ou de celui des forces productives ; on peut aussi
n'y tenir compte que des intérêts privés, par exemple des
rapports entre les propriétaires fonciers, les fermiers et les
ouvriers, ou s'y préoccuper principalement des intérêts pu-
blics et nationaux. L'école n'a généralement abordé cette
théorie que du point de Téconomie privée. A notre connais-
sance, par exemple, elle n'a jamais exposé comment la con-
sommation de la rente est d'autant plus avantageuse qu'elle
a lieu plus près du lieu de production, comment néanmoins,
dansdidérents Etats, la rente est généralement consommée
là où réside le souverain, dans la capitale s'il s'agit d'une
monarchie absolue, c'est-à-dire loin des provinces où elle est
produite, et par conséquent, de la manière la moins avanta-
geuse pour l'agriculture, pour les arts utiles et pour le déve-
loppement des forces intellectuelles du pays. Là où la noblesse
terrienne ne possède ni droits d'aucune espèce, ni influence
politique à moins de vivre à la cour et d'exercer un emploi,
et où toute la force publique est concentrée dans la capitale,
les propriétaires fonciers sont attirés vers ce point central, ne
pouvant guère trouver ailleurs le moyen de satisfaire leur
ambition et l'occasion de consommer agréablement leurs re-
venus. Plus la majeure partie d'entre eux s'accoutumeà vivre
dans la capitale, moins la vie de la province offre à chacun
en particulier de relations de société et de jouissances délicates
pour les sens et pour l'esprit; plus la province les repousse,
plus la capitale les attire. La province perd ainsi presque tous
les moyens de progrès que lui aurait procurés la consomma-
tion de la rente ; en particulier ces fabriques et ces travaux
intellectuels que la rente aurait entretenus, la capitale les lui
enlève. Celle-ci brille sans doute d'un vif éclat, parce qu'elle
réunit tous les talents et la plus grande partie des industries
de luxe. Mais les provincessont privées de ces forces intellec-
tuelles, de ces moyens matériels et en particulier de ces in-
dustries qui permettent au cultivateur les améliorations
agricoles et qui l'y encouragent. Voilà ce qui explique en
grande partie pourquoi en France, principalement sous la
362 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE II.
monarchie absolue, avec une capitale qui surpassait en éclat
et en intelligence toutes les villes du continent européen, Fa-
griculture n'a accompli que de faibles progrès, et pourquoi la
culture intellectuelle et les industries d'ulilité générale ont
fait défaut aux provinces. Mais, à mesure que la noblesse ter-
rienne acquiert de Tindépendance vis-à-vis de la cour et de
Tinfluence sur la législation et sur l'administration, que le
système représentatif et l'organisation administrative étendent
pour les villes et pour les provinces le droit de gérer leurs af-
faires et de participera la législation et à Tadministralion du
pays, qu'on peut par conséquent obtenir plus de considération
et d'influence dans la province et parla province, la noblesse
terrienne et la bourgeoisie instruite et aisée restent plus vo-
lontiers dans les localités d'oij elles tirent leurs revenus, et la
consommation de la rente influe davantage sur le développe-
ment des forces intellectuelles et des institutions sociales, sur
les progrès de l'agriculture et sur l'essor au sein des pro-
vinces des industries utiles au plus grand nombre.
La situation économique de rx\ngleterre peut être invoquée
à l'appui de cette remarque. Le séjour du propriétaire anglais
sur ses biens durant la plus grande partie de l'année, contri-
bue de plus d'une manière à la prospérité de l'agriculture ;
directement, en ce que le propriétaire consacre une portion
de son revenu, soit à entreprendre lui-même des améliora-
tions agricoles, soit à venir en aide à celles de ses fermiers ;
indirectement, en ce que ses consommations entretiennent
les manufactures et les travaux intellectuels du voisinage.
Telle est encore en partie la cause pour laquelle en Allemagne
et en Suisse, où manquent cependant les grandes villes, les
moyens de communication sur une vaste échelle et lesinstitu-
tions nationales, Fagriculture et la civilisation en général sont
beaucoup plus avancées qu'en France.
La plus grande erreur, toutefois, qu'Adam Smith et son
école aient commise en cette matière, est celle que nous avons
déjà mentionnée, mais que nous allons ici faire mieux ressor-
tir ; c'est de n'avoir pas nettement compris, de n'avoir retracé
LA THÉORIE. — CHAPITRE X. 363
qu'incomplètement rinfluence des manufactures sur l'accrois-
sement de la rente, de la valeur échangeable de la propriété
foncière et du capital agricole, et d'avoir opposé l'agriculture
à l'industrie manufacturière en la présentant comme beau-
coup plus importante pour le pays, comme la source d'une
prospérité beaucoup plus durable. En cela Smith n'a fait que
continuer, non sans la modifier cependant, l'erreur des phy-
siocrates. Evidemment il a été trompé par ce fait que, dans le
pays le plus manufacturier, ainsi que nous l'avons montré
pour l'Angleterre au moyen de données statistiques, le capital
matériel de l'agriculture est dix ou vingt fois plus considéra-
ble que celui de l'industrie manufacturière, et que la produc-
tion annuelle de la première surpasse notablement en valeur
le capital collectif de la seconde (1). Le même fait peut bien
aussi avoir conduit les physiocrates à exagérer le mérite de
l'agriculture vis-à-vis do l'industrie manufacturière. Une obser-
vation superficielle donne lieu de croire en effet que l'agricul-
ture crée dix fois plus de richesse, mérite par conséquent dix
fois plus d'estime, et présente dix fois plus d'importance que
les manufactures. Mais ce n'est là qu'une apparence. Si nous
cherchons les causes de la prospérité de l'agriculture, nous
trouvons la principale dans l'industrie manufacturière .
(1) On lit en effet dans la Richesse des nations, liv. II, ch. v, que, de toutes
Jes manières dont un capital peut être employé, l'agriculture est, sans con-
tredit, le plus avantageux à la société. La nature, y est-il dit, ne fait rien
pour l'homme dans les manufactures; ainsi, non-seulement le capital em-
ployé à la culture de la terre met en activité une plus grande quantité de
travail productif qu'un pareil capital employé dans les manufactures, mais il
ajoute une plus grande valeur au produit annuel de la terre et du travail du
pays. Il y a là une erreur capitale qui a déjà été relevée. Cependant Adam
Smith, bien qu'influencé par les doctrines des physiocrates, est loin (ie par-
tager leurs préjugés contre les manufactures; dans la critique qu'il fait de
leur système au chapitre ix de son livre IV, il montre notamment une par-
faite intelligence de cette étroite solidarité entre l'agricullure et l'industrie
manufacturière que List a retracée ici avec tant de vigueur : « Tout ce qui
« lend à diminuer dans un pays le nombre des artisans et des manufactu-
- riers tend à diminuer le marché intérieur, le plus important de tous les
« marchés pour le produit brut de la terre, et tend par là à décourager encore
« l'agriculture. » (H. R.)
364 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE H.
Ce sont les 218 millions de liv. st. de capittal manufactu-
rier qui ont en grande partie appelé à l'existence le capital
agricole de 3,311 millions. Ils ont opéré absolument comme
opèrent les voies de communication; ce sont les dépenses de
construction d'un canal qui augmentent la valeur des terrains
situés dans le rayon de ce canal. Qu'il cesse de servir comme
voie de communication, qu'on emploie les eaux à l'irrigalion
des prairies, c'est-à-dire à l'augmentation apparente du capital
de l'agriculture et de la rente de la terre ; et, supposons que
la valeur des prairies s'accroisse de quelques millions, ce
changement utile en apparence à l'agriculture diminuera dans
une proportion dix fois plus forte la valeur collective des pro-
priétés situées à proximité du canal.
De ce point de vue, le fait que le capital manufacturier d'un
pays est minime conq^arativement à son capital agricole, con-
duit à des conclusions tout autres que celles que Técole ré-
gnante et celle qui l'a précédée en ont déduites. H s'ensuit
que le maintien et l'extension de l'industrie manufacturière
importent d'autant plus aux cultivateurs eux-mêmes que, re-
lativement à l'agriculture, elle ne peut employer qu'une
faible quantité de capital. Il doit donc être évident pour les
agriculteurs, en particulier pour ceux qui perçoivent des ren-
tes foncières, pour les propriétaires, qu'ils ont intérêt à établir
et h conserver dans le pays des manufactures, dussent-ils, en
y consacrant le capital nécessaire, ne compter sur aucun
profit direct, de même qu'il leur est avantageux de faire
construire des routes, des canaux et des chemins de fer,
même sans en retirer directement aucun revenu. Si nous con-
sidérons sous ce rapport les industries les plus indispensables,
les plus utiles à l'agriculture, par exemple celle des moulins
à farine, la justesse de notre observation paraîtra incontes-
table. Comparez la valeur de la propriété et de la rente fon-
cière dans une localité oij il ne se trouve point de moulins à
farine à portée des cultivateurs et dans une autre localité où
cette industrie s'exerce au milieu d'eux, et vous reconnaîtrez
que cette seule industrie fait déjà sentir puissamment son in-
LA THÉORIE. — CHAPITRE X. 365
fluence ; qu'à fertilité égale, la valeur de la propriété s'est
accrue, non pas du double des frais de construction du mou-
lin, mais de dix ou vingt fois ces frais, et que les propriétaires
auraient eu déjà du bénéfice à construire eux-mêmes le mou-
lin à frais communs pour en faire cadeau au meunier. C'est
ce qui a lieu journellement dans les solitudes de l'Amérique
du Nord ; là, quand les individus manquent du capital néces-
saire pour achever entièrement à leurs frais ces ouvrages, les
propriétaires concourent volontiers à leur exécution par des
travaux manuels, par des charrois, par des fournitures de bois
de construction, etc. C'est ce qui a lieu aussi, bien que sous
une autre forme, dans les pays de culture ancienne ; nul
doute que les privilèges des moulins banaux n'aient une sem-
blable origine.
Il en est des scieries, des moulins à huile, des moulins à
plâtre, des forges, comme des moulins à farine ; il est facile
de prouver que la rente et la valeur du sol s'élèvent constam-
ment, suivant que les propriétés sont plus rapprochées de
ces usines et que celles-ci ont des rapports plus intimes avec
l'agriculture.
Et pourquoi n'en serait-il pas de même des manufactures
de laine, de lin, de chanvre, de papier et de coton, de toutes
les fabrications en général ? Ne voyons-nous pas la rente et la
valeur du sol augmenter partout à proporlion que la propriété
est plus près de la ville, et que la ville est plus peuplée et plus
industrieuse? Si, dans ces petits districts, nous calculons
d'une part la valeur de la propriété foncière et du capital qui
y est employé, de l'autre celle du capital placé dans les fabri-
ques, et que nous le comparions l'une à l'autre, nous trouve-
rons partout que la première est au moins décuple de la se-
conde. 11 serait insensé d'en conclure qu'il est plus avantageux
pour une nation de consacrer ses capitaux matériels à l'agri-
culture qu'à l'industrie manufacturière, et que l'agriculture
est par elle-même plus favorable à l'accroissement des capi-
taux. L'accroissement du capital matériel de l'agriculture dé-
pend en majeure partie de celui du capital matériel de Tindus-
366 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE IL
trie manufacturière, et les nations qui méconnaissent cette
vérité, quelque favorisées qu'elles puissent être par la nature
pour la culture de la terre, non-seulement n'avancent pas en
richesse, en population, en civilisation et en puissance, mais
elles reculent.
Il n'est pas rare cependant de voir les propriétaires fon-
ciers considérer les mesures qui tendent à doter le pays d'une
industrie manufacturière comme des privilèges qui ne profi-
tent qu'aux manufacturiers et dont ils supportent seuls le far-
deau. Eux qui, dans l'origine, se rendent si bien compte des
avantages considérables que leur procure rétablissement d'un
moulin à farine, d'une scierie, d'une forge dans leur voisi-
nage, au point d'y concourir par les plus grands sacrifices,
ne comprennent plus, dans un état de civilisation un peu plus
avancé, quels profils immenses l'agriculture du pays retire
d'une industrie manufacturière nationale complètement déve-
loppée et combien elle a intérêt à se résigner aux sacrifices
sans lesquels ce but ne peut être atteint. C'est que, excepté
chez un petit nombre de nations très-avancées, le proprié-
taire, qui, généralement, voit assez bien de près, a rarement
la vue longue.
On ne doit pas méconnaître non plus que la théorie ré-
gnante a contribué pour sa part à troubler le jugement des
propriétaires. Adam Smith et Say se sont appliqués, d'une part
à représenter les efforts de manufacturiers pour obtenir des
mesures de protection comme des inspirations de l'égoïsme,
de l'autre à vanter la générosité et le désintéressement des
propriétaires, comme des gens bien éloignés de réclamer pour
eux de semblables faveurs (1). On dirait que l'attention des
propriétaires fonciers a été ainsi appelée vers cette vertu du
(1) Smith en particulier témoigne pour les propriétaires et contre les ma-
nufacturiers une partialité qui étonne dans un esprit si libéral. Il va jusqu'à
prétendre que l'intérêt privé des propriétaires est toujours inséparable de
l'intérêt général. Qu'eût- il dit de nos jours, en voyant sa doctrine de la
liberté commerciale appliquée en Angleterre par les efforts de ces manufac-
turiers qu'il estimait si peu, en dépit des insistonoes égoïstes de ces proprié-
taires fonciers pour lesquels il n'avait que des éloges? (H. R.)
LA THÉORIE. — CHAPITRE X. 367
désintéressement dont on leur faisait un si grand mérite et
qu'ils ont été encouragés à s'en affranchir. Car, dans la plu-
part des États manufacturiers et chez les principaux, eux
aussi, dans ces derniers temps, ont demandé et obtenu des
droits protecteurs, à leur très-grand préjudice du reste, ainsi
que nous l'avons établi. Lorsque précédemment les proprié-
taires s'imposaient des sacrifices pour naturaliser dans le pays
l'industrie manufacturière, ils se conduisaient comme le cul-
tivateur dans la solitude, qui contribue à l'établissement dans
son voisinage d'un moulin à farine ou d'une forge. Quand au-
jourd'hui ils réclament protection pour l'agriculture, c'est
comme si le cultivateur dont nous venons de parler, après
avoir aidé à construire le moulin, demandait au meunier de
l'aider lui-même à labourer ses champs. Ce serait là, sans con-
tredit, une demande insensée. L'agriculture ne peut fleurir, la
rente et la valeur du sol ne peuvent hausser qu'autant que les
manufactures elle commerce prospèrent, elles manufactures
ne peuvent prospérer là où l'arrivage des matières brutes et des
denrées alimentaires est entravé. C'est ce qu'ont partout com-
pris les manufacturiers. Si cependant les propriétaires ont,
dans la plupart des grands Etats, obtenu des droits protec-
teurs, il y a pour cela un double motif. Dans les Etats repré-
sentatifs leur influence sur la législation est prépondérante,
et les manufacturiers n'ont pas osé résister opiniâtrement à
un désir insensé, de peur de rendre ainsi les propriétaires fa-
vorables à la liberté du commerce ; ils ont préféré transiger
avec eux.
L'école a de plus insinué aux propriétaires, qu'il était aussi
extravagant de faire naître des manufactures par des moyens
factices que de produire du vin en serre chaude sous un
climat glacé, que les manufactures surgissaient d'elles-mêmes
parle cours naturel des choses, que l'agriculture offre beau-
coup plus d'occasions d'accroître le capital, que le capital du
pays ne peut être augtnentépardes mesures artificielles, qu'il ne
peut recevoir de la loi et des règlements publics qu'une direc-
tion moins favorable au développement delà richesse. Enfin,
368 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE II.
comme on ne pouvait méconnaître l'influence de l'industrie
manufacturière sur l'agriculture, on a essayé du moins de re-
présenter cette influence comme aussi faible et aussi vague
que possible.
Sans doute, a-t-on dit, les fabriques agissent sur l'agri-
culture, et tout ce qui est nuisible aux fabriques nuit aussi
à l'agriculture ; par conséquent, elles influent sur la hausse de
la rente foncière, mais seulement d'une manière indirecte. Ce
qui influe directement sur la rente, c'est l'accroissement de la
population, celui du bétail, les améliorations rurales, le perfec-
tionnement des voies de communication. Cette distinction entre
l'influence directe et l'influence indirecte en rappelle d'autres
semblables faites par l'école, par exemple à propos de la pro-
duction intellectuelle; et c'est ici le lieu d'appliquer une
comparaison dont nous nous sommes déjà servi. Le fruit de
l'arbre aussi serait évidemment indirect dans l'acception de
l'école, puisqu'il croît sur le rameau qui est le fruit de la
branche, qui est le fruit du tronc, qui est le fruit de la racine,
qui est le seul fruit direct de la terre. Est-ce qu'il n'est pas
tout aussi sophistique de présenter la population, le bétail, les
voies de communication, etc., comme des causes directes, et
l'industrie manufacturière comme une cause indirecte de la
hausse de la rente, lorsqu'un simple coup d'œil jeté sur un
grand pays manufacturier montre que les fabriques elles-
mêmes sont la cause principale du développement de la po-
pulation, du bétail et des voies de communication? Est-il lo-
gique et conséquent de rapporter ces effets à leur cause, les
manufactures, puis de les représenter comme des causes prin-
cipales et de leur subordonner les manufactures comme une
cause indirecte et en quelque sorte accessoire? Qu'est-ce qui
a pu induire un esprit aussi pénétrant qu'Adam Smith dans
un raisonnement si vicieux, si en désaccord avec la nature des
choses, si ce n'est l'intention de mettre dans l'ombre les ma-
nufactures et leur influence sur la prospérité et la puissance
de la nation en général, sur la hausse de la rente et de la va-
leur du sol en particulier? Et pourquoi cela, sinon pour éviter
LA THÉORIE. CHAPITRE X. 369
des explications dont le résultat aurait témoigné hautement
en faveur de la protection ?
En général Técole, depuis Adam Smilh, a été malheureuse
dans ses recherches sur la nature de la rente. Ricardo, et,
après lui, Mill, Mac Culloch et d'autres sont d'avis que la
rente est le prix de la fertilité naturelle de la terre (1). Le
premier a construit sur cette idée tout un système. S'il avait
fait une excursion dans le Canada, il aurait pu, dans chaque
vallée, sur chaque colline, faire des observations qui l'auraient
convaincu que sa théorie était bâliesur le sable, Mais, n'ayant
que l'Angleterre sous les yeux, il est tombé dans cette erreur,
que les champs et les prés anglais, dont l'apparente fertilité
naturelle produit de si beaux fermages, ont été de tout temps
les mêmes. La fertilité naturelle d'un terrain est dans l'origine
si insignifiante et elle donne à celui qui en jouit un excédant
de produits si mince, que la rente qu'on en retire mérite à peine
ce nom. Le Canada tout entier, dans son état primitif, uni-
quement habité par des chasseurs, aurait difficilement rap-
porté un revenu en viande et en peaux suffisant pour payer
un professeur d'économie politique à Oxford. La capacité pro-
ductive naturelle du sol, dans l'île de Malte, consiste en pierres
dont on aurait peine à retirer une rente. Si l'on suit la marche
{t) La. théorie de la rente n'appartient pas à Ricardo, comme on le dit
communément; Mac Culloch nous apprend que dés 1777, c'est-à-dire peu
après la publication de la Richesse des nations, elle a été pour la première
fois produite par James Anderson dans une brochure relative à la législation
des ci'réales, et cela avec une netteté qui n'a pas été surpassée depuis. Lisl
semble ne la connaître que par les écrits de J.-B. Say, qui n'en avait pas
apprécié l'importance et qui a jeté sur elle de la défaveur parmi les écono-
misles du conlioent, défaveur qu'un exposé lumineux de Rossi n'a pas com-
plètement fait cesser; ou, du moins, s'il l'a étudiée dans les auteurs anglais
eux-mêmes, il l'a bien mal comprise. S'il se fût fait une idée nelle de la
théorie de la renie, il ne l'eût pas défigurée comme il l'a fait ici; et, au
lieu de s'escrimer puérilement contre elle, il y eût trouvé des arguments
pleins de force pour établira la fois l'influence que l'industrie manulactu-
rière exerce sur létaux de la rente, et les inconvénients de la protection, du
moins d'une protection élevée pour l'agricullure. Au fond I.ist est, sur celte
question, beaucoup pks d'accord avec Ricardo qu'il ne le croit.
(H. R.)
24
370 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE H.
de la civilisation chez les peuples et leur passage de Pétat de
chasseurs à celui de pasteurs, de ce dernier à l'état agri-
cole, etc., on comprendra aisément que partout la rente était
nulle dans l'origine, et que partout elle a haussé avec les pro-
grès de la culture et de la population, avec l'accroissement
des capitaux intellectuels et matériels. Si Ton compare la na-
tion purement agricole avec celle qui est à la fois agricole,
manufacturière et commerçante, on reconnaît que vingt fois
plus d'individus vivent de fermages dans la seconde que dans
la première. D'après la statistique delà Grande-Bretagne par
Marshal, l'Angleterre et l'Ecosse comptaient en 1831 une
population de 16,537,398 hommes, dont 1,116,398 perce-
vaient des rentes. En Pologne, sur une même étendue de
pays, on aurait peine à trouver le 20"^ de ce nombre. Si de
ces généralités on descend aux détails et qu'on s'enquière de
ce qui a déterminé la rente de chaque fonds de terre, on
trouve partout qu'elle est le résultat d'une capacité productive,
qui, loin d'être une libéralité de la nature, a été créée par les
efforts et par les capitaux intellectuels et matériels, directe-
ment ou indirectement appliqués à ce fonds, et par les progrès
de la société en général. On voit, il est vrai, des terrains
auxquels la main de l'homme n'a pas touché, rapporter une
rente, par exemple des carrières, des sablonnièrcs, des pâtu-
rages; mais cette rente n'est qu'un effet de l'accroissement de
la culture, du capital et de la population dans le voisinage.
D'un autre côté on remarque que les terrains qui produisent
les plus fortes rentes sont ceux dont la fertilité naturelle a été
complètement anéantie et dont toute l'utilité consiste en ce
que les hommes y boivent et y mangent, s'y asseyent, y dor-
ment ou s'y promènent, y travaillent ou s'y amusent, y en-
seignent ou y reçoivent des leçons, c'est-à-dire ceux sur les-
quels sont construits des édifices.
Le principe de la rente est l'avantage exclusif que la terre
procure à ceux qui en ont la possession exclusive, et l'étendue
de cet avantage se mesure sur la somme de capitaux intellec-
tuels et matériels existant dans la société en général, ainsi que
LA THÉORIE. CHAPITRE X. 371
sur les moyens que la situation particulière, les qualités spé-
ciales de la terre et le capital qui y a été employé fournissent
à celui ({ui en a la légitime jouissance d'acquérir des valeurs
matérielles ou de satisfaire des besoins ou des goûts du corps
ou de l'esprit.
La rente est l'intérêt d'un capital fixé dans un fonds natu-
rel, ou d'un fonds naturel capitalisé. Mais le territoire de la
nation qui n'a fait que capitaliser le fonds naturel servant à
l'agriculture, et cela de la manière très-imparfaite que com-
porte ce degré de civilisation, rapporte des rentes infiniment
moindres que celui de la nation qui réunit l'agriculture et
l'industrie manufacturière. Les propriétaires de la première
vivent la plupart dans la contrée qui leur vend des objets
manufacturés. Mais, lorsqu'une nation dont l'agriculture et
la population ont déjà pris un notable développement fonde
chez elle des manufactures, elle capitalise, ainsi que nous
l'avons montré dans un chapitre précédent, non-seulement
les forces naturelles particulièrement utiles aux manufactures
et jusque-là restées oisives, mais aussi la plus grande partie
des forces manufacturières qui servent à l'agriculture. L'ac-
croissement de ses rentes est, par conséquent, de beaucoup
supérieur à l'intérêt des capitaux matériels nécessaires pour
l'établissement des manufactures (1).
(!) L'action que l'industrie manufacluriére exerce sur la prospérité de l'a-
griculture a été depuis loni|len)[)S reconnue et mise en relief. Un ancien au-
teur anglais, Josi;ih Cluid, comparait la terre et l'industrie (land and Irade)
à deux jumeaux qui ont toujours cru ou dépéri, et ne cesseront de croître ou
de dépérir ensemble. L'Essai sur le commerce, de David Hume, et le cha-
pitre de la Richesse des nations qui a pour titre : Comment le commerce des
villes a contribué à l'amélioration des campagnes, soutiennent la même
thèse. KUe revient sans cesse dans les enquêtes et dans les débats parlemen-
taires de la Grande-Bretagne sur les questions de douane. Kn la reprenant
dans ce ch.tpitre, List non-seulement y porto l'énergie qui lui est propre,
mais il l'envisage d'un point de vue différent. Ses développements sont d'au-
tant plus dignes d'attention qu'il n'est pas rare de voir parmi nous de pré-
tendus amis de l'auricnlture déblatérer contre l'industrie manufacluriére.
— L'auteur allemand du Sf^s ème des scincps sociales (Slaatswissen-
schaft), dont le premier volume a paru en i862, M. Stein, fait observer, en
traitant de la rente de la terre et des progrès de l'agriculture sousTinfluence
372 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE II.
CHAPITRE XI.
l'industrie manufacturière et le commerce.
Nous n'avons parlé jusqu'ici que des rapports entre l'agri-
culture et l'industrie manufacturière, parce que ce sont elles
qui constituent les éléments essentiels de la production natio-
nale, et que, si l'on n'a pas au préalable une idée claire de
ces rapports, on ne saurait comprendre exactement la fonction
et le rôle particuliers du commerce; sans doute le commerce
aussi est productif, comme le soutient l'école, mais il l'est tout
autrement que l'agriculture et que l'industrie manufacturière.
Celles-ci fournissent des marchandises, tandis que le com-
merce n'est que Y intermédiaire de l'échange des marchandises
entre les agriculteurs et les manufacturiers, entre les produc-
teurs et les consommateurs (1). Il suit de là que le commerce
doit être réglé suivant les intérêls et les besoins de l'agricul-
ture et de l'industrie manufacturière, et non l'agriculture et
l'industrie manufacturière suivant les intérêts et les besoins
du commerce.
de la richesse générale, que c'est Frédéric List qui, le premier, a élevé une
maxime reconnue sans doule, mais imparfaitement comprise, à la hauteur
d'un principe économique. (H. R.)
(1) On a prétendu, dans ces derniers temps, que le commerce n'est pas
productif, que l'agriculture et l'industrie manufacturière seules le sont; d'où
l'on a conclu le monopole du commerce entre les mains de l'État. Cette hé-
résie était permise à ceux qui, dans le siècle dernier, confondaient le com-
merce avec l'échange, et qui, de plus, attribuaient au mol production un
sens qu'il ne peut avoir; elle ne l'est plus depuis que le commerce et la
production ont été exactement définis, il est évident que l'industrie qui
transporte les marchandises, qui les met à la portée des consommateurs,
qui les distribue, ajoute à la valeur de ces marchandises, et qu'elle est par
conséquent productive. En soutenant que le commerce est productif à sa
manière, en ce sens qu'il est l'intermédiaire des échanges entre les agricul-
teurs et les manufacturiers, List, on doit le remarquer, ne prête nullement
son autorité à une pareille erreur. (H. R.)
LA THÉORIE. — CHAPITRE XI. 373
Mais l'école a pris justement le contre-pied de cette
maxime, en adoptant pour devise le mot du vieux Gournay :
laissez faire^ laissez passer, mot qui n'est pas moins agréable
aux brigands, aux fourbes et aux fripons qu'aux commer-
çants, et qui, par cela seul, est déjà suspect. Cette opinion
insensée qui sacrifie les intérêts de l'industrie manufacturière
et de l'agriculture aux prétentions du commerce, à une liberté
absolue dans ses mouvements, est une conséquence naturelle
de cette théorie qui ne se préoccupe que des valeurs et jamais
des forces productives, et qui considère le monde entier
comme une république de marchands une et indivisible. L'école
ne s'aperçoit pas que le commerçant peut atteindre son but,
qui consiste à acquérir des valeurs par la voie de l'échange,
même aux dépens des agriculteurs et des manufacturiers, aux
dépens des forces productives, que dis-je? de l'indépendance
de la nation. Il ne s'inquiète nullement, et la nature de ses
opérations et de son but l'eu dispense, de rechercher l'in-
fluence que les marchandises qu'il importe ou qu'il exporte
peuvent exercer sur la moralité, sur la prospérité et la puis-
sance du pays. Il importe des poisons tout aussi bien que des
remèdes. Il énerve des nations entières au moyen de l'opium
et de l'eau-de-vie. Que, par l'importation légale ou par la
contrebande, il procure à des centaines de milliers d'indi-
vidus de l'occupation et du pain, ou qu'il les réduise à la
mendicité, cela lui importe peu pourvu qu'il réalise un profit.
Si ses compatriotes affamés essayent d'échapper par l'émigra-
tion à la misère qu'ils endurent dans leur patrie, il gagne
encore des valeurs échangeables en les transportant. En
temps de guerre il approvisionne l'ennemi d'armes et de
munitions. H vendrait à l'étranger, si c'était possible, jus-
qu'aux champs labourables et aux prairies, et, après avoir
fait argent du dernier morceau de terre, il s'embarquerait
sur son navire et s'exporterait lui-même (1).
(1) Quelles que soient les exagérations auxquelles la maxime du laissez
passer a donné lieu, la libcrié du commerce, on doit le dire, n'a jamais élé
réclamée dans l'inlérét particulier des commerçants. Les physiocrates la de-
374 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE II.
Il est donc clair que les intérêts des commerçants en parti-
culier et celui du cominerce de la nation entière sont deux
choses essentiellement distinctes. Aussi Montesquieu a-Ml
dit : « Ce qui gêne le commerçant, ne gêne pas pour cela
le commerce, et il n'est jamais moins croisé par les lois que
dans les pays de la servitude (l).» Le commerce dérive de
l'industrie manufacturière et de l'agriculture, et, de nos jours,
une nation ne saurait voir un négoce important soit au dedans
soit au dehors, si elle n'a poussé chez elle à un haut degré de
perfection ces deux branches principales de la production. Au-
trefois, il est vrai, on a vu des villes ou des ligues de villes trou-
ver chez des manufacturiers et chez des agriculteurs étrangers
les éléments d'un grand commerce intermédiaire; mais, depuis
que les grands Etats agricoles, manufacturiers et commer-
çants sont apparus, il ne peut plus être question d'un com-
mandaient au nom des intérêts agricoles: « Le commerce extérieur, disait
Quesnay, ôe Observation sur le Tableau économique, doit être toujours fort
libre, débarrassé de toutes gênes et exempt de tomes impositions, parce que
ce n'est que par la communicalion qu'il entretient entre les nations qu'on
peut s'assurer constamment le meilleur prix possible des productions du ter-
ritoire. '• Smith et ses disciples ont combattu la protection comme une im-
mixtion du gouvernement dans l'industrie, et comme un obstacle a une divi-
sion rationnelle du travail en général. On sait que, dans certains pays, les
agriculteurs on les manufacturiers sont tout aussi attachés à la théorie libé-
rale que peuvent l'être les commerçants; et les commerçants eux-mêmes, le
plus généralement, lui sont favorables ou contraires, suivant que les intérêts
agricoles ou industriels auxquels leurs propres intérêts se lient en comportent
ou non l'application.
Il est évident que ce passage a été inspiré à List par un mouvement de
mauvaise humeur à l'égard du commerce des ports anséates et des grandes
places de foire de l'Allemagne. Les reproches qu'il adresse aux négociants
pourraient être tout aussi bien adressés aux agriculteurs et aux manufactu-
riers ; il accuse les premiers, par exemple, de fournir à l'ennemi en temps de
guerre des armes et des munitions; mais ceux qui produisent ces munitions
et ces armes sont-ils moins coupables envers leur pays? La vérité est que les
intérêts particuliers d'une classe quelconque de producteurs peuvent être
quelquefois en désaccord avec l'intérêt général. Il est curieux de voir un
adversaire du laissez faire ou du laisser passer se rencontrer, peul-êtresans
le savoir, avec le chef de l'école du laissf'Z passpr ou du laissez faire. Ques-
nay a écrit que Vintérêt particulier du commerçant et l'intérêt dt< la nation
sont opposés. (H. R.
(1) Esprit des lois, liv. XX, chap. xii.
LA THÉORIE. CHAPITRE XI. 375
merce intermédiaire tel que celui que possédait la Hanse. Dans
tous les cas, co commerce est si précaire de sa nature, qu'il
mérite à peine d'être cité à côté de celui qui a pour base la
production propre du pays.
Les objets les plus importants du commerce inférieur sont
les denrées alimentaires, le sel, les combustibles, les maté-
riaux de construction, les étoffes, puis les outils et instru-
ments de l'agriculture et de l'industrie manufacturière, et les
produits bruts des champs etdes mines qui servent de matières
premières aux fabriques. Dans un pays où l'industrie manu-
facturière est parvenue à un haut point de perfection, ce
commerce intérieur est incomparablement plus considérable
que dans une contrée purement agricole. Dans cette dernière,
ragriculteur réduit à peu pressa consommation à sa produc-
tion particulière. Faute d'une demande active de produits de
diverses espèces ainsi que de voies de communication, il est
obligé de produire lui-môme toutes les choses dont il a besoin,
quelle que soit la nature spéciale de son fonds de terre ; faute
de moyens d'échange, lui-même fabrique la plupart des objets
manufacturés qui lui sont nécessaires. Les combustibles, les
matériaux de construction, les denrées alimentaires et les
minéraux n'ont, en l'absence de routes commodes, qu'un
marché fort borné, et ne peuvent être exportés à de grandes
distances. Avec ce marché limité, avec cette demande res-
treinte des produits agricoles, ii n'y a point de stimulant à
Tépargne et à la formation du capital. Aussi, dans ces pays
purement agricoles, le capital consacré au commerce intérieur
est-il presque nul; aussi tous les produits, exposés aux vicissi-
tudes de la température, y présentent-ils des fluctuations de
prix extraordinaires; aussi la cherté et la famine y sont-ils
d'autant plus ta craindre que la nation est adonnée plus exclu-
sivement à l'agriculture.
C'est le développement des manufactures indigènes, les
voies de communication perfectionnées que celles-ci provo-
quent et l'accroissement de la population qui font naître le
commerce intérieur; il devient alors dix ou vingt fois plus^
376 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE II.
considérable que les transactions intérieures de la nation pu-
rement agricole, cinq ou dix fois plus que son commerce exté-
rieur le plus florissant. Que Ton compare le commerce inté-
rieur de l'Angleterre avec celui de la Pologne et de l'Espagne,
et l'on y trouvera la confirmation de cette remarque.
Le commerce extérieur des nations agricoles de la zone
tempérée, tant qu'il se borne aux denrées alimentaires et aux
matières brutes, ne peut être considérable :
Premièrement, parce que la nation agricole ne trouve de
débouché que dans un petit nombre de nations manufactu-
rières qui pratiquent elles-mêmes l'agriculture, et qui, grâce
à leurs fabriques et l'étendue de leur commerce, la pratiquent
avec beaucoup plus d'habileté: un tel débouché n'est donc
jamais ni certain ni constant. Le commerce de produits ru-
raux est toujours une afîaire de spéculation, dont les profits
reviennent en majeure partie aux négociants spéculateurs,
mais qui ne tourne point à l'avantage des agriculteurs et de
la force productive du pays ;
En second lieu, parce que l'échange des produits agricoles
contre les articles fabriqués de l'étranger est fréquemment
interrompu par des mesures restrictives et par des guerres ;
Troisièmement, parce que ce commerce n'intéresse que le
littoral de la mer et des fleuves, mais non l'intérieur, c'est-à-
dire la plus grande partie du territoire national;
Quatrièmement, enfin, parce que la nation manufacturière
peut trouver son intérêt à tirer des denrées alimentaires et des
matières brutes d'autres contrées étrangères ou de colonies
nouvellement fondées. C'est ainsi que l'écoulement des laines
allemandes en Angleterre est restreint par les provenances de
l'Australie, le débouché des vins de France et de l'Allemagne
dans le même pays par celles de l'Espagne, du Portugal et
de la Sicile ainsi que de Madère, des Açores et du Cap, et le
débit des bois de la Prusse par les importations du Canada.
Déjà même on s'est mis en campagne pour approvisionner
l'Angleterre en majeure partie de coton des Indes orientales.
Si les Anglais réussissent à rouvrir l'ancienne route du com-
LA THÉORIE. — CHAPITRE XI. 377
merce, si le nouvel Etat du Texas s'afïermit, si la civilisation
fait des progrès en Syrie et en Egypte, au Mexique et dans les
Etats de l'Amérique du Sud, les planteurs de coton de l'Amé-
rique du Nord comprendront aussi que le marché intérieur
procure la demande la plus sûre, la plus constante et la
plus durable.
Dans la zone tempérée, le commerce extérieur dérive en
majeure partie des manufactures nationales, et il ne peut être
conservé ni accru qu'au moyen de l'industrie manufaclurière.
Une nation qui produit aux prix les plus bas toute espèce
d'articles fabriqués, peut seule nouer des relations commer-
ciales avec les peuples de toutes les zones et de tous les degrés
de civilisation; seule elle peut pourvoir à tous leurs besoins
ou en créer chez eux de nouveaux, prenant en retour des
matières brutes et des denrées de toute sorte. Une telle nation
peut seule charger à bord de ses bâtiments la variélé d'objets
que réclame une contrée lointaine et dépourvue de manufac-
tures. Ce n'est que lorsque les frets d'aller couvrent déjà les
dépenses du voyage qu'on peut composer la cargaison de re-
tour d'articles de moindre Valeur.
Les importations des peuples de la zone tempérée consistent
principalement en produits delà zone torride, tels que sucre,
café, coton, tabac, thé, matières tinctoriales, cacao, épices, en
articles désignés sous le nom de denrées coloniales. La grande
masse de ces denrées est payée avec des objets manufacturés.
Ce sont ces échanges qui expliquent surtout les progrès de
l'industrie dans les pays manufacturiers de la zone tempérée
et ceux de la civilisation et du travail dans les contrées de la
zone torride. Us constituent la division du travail et l'associa-
tion des forces productives sur l'échelle la plus vaste ; il
n'exista dans l'antiquité rien de pareil à cet état de choses qui
est l'ouvrage des Hollandais et des Anglais.
Avant la découverte de la route du Cap, l'Orient surpassait
de beaucoup l'Europe dans les manufactures. Excepté des
métaux précieux, de faibles quantités de draps, de toiles, d'ar-
mes, de quincaillerie et quelques objets de luxe, les mar-
378 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE II.
chandises européennes n'y trouvaient presque point de débou-
chés. Le transport par terre enchérissait les retours tout autant
que les envois. Quant aux produits agricoles et aux objets fa-
briqués communs, à supposer un excédant de production en
Europe, il ne pouvait être question de les vendre en échange
des soieries et des cotonnades, du sucre et des épices de l'O-
rient. Quoi qu'on ait écrit sur Tiniporlance du commerce de
l'Orient à cette époque, on ne doit Tentendre que relative-
ment; ce commerce n'était important que pour l'époque, il
était insignifiant comparativement à ce qu'il est aujourd'hui.
Le commerce des produits de la zone torride devint plus
actif, du jour où l'Europe tira de l'Amérique une grande masse
de métaux précieux et qu'elle communiqua directement avec
l'Orient au moyen de la route du Cap. Néanmoins il ne pou-
vait acquérir un vaste développement tant que l'offre de l'O-
rient en objets manufacturés excéderait sa demande.
Ce commerce doit son importance actuelle aux colonisations
des Européens dans les Indes orientales et occidentales, dans
l'Amérique du Nord et dans celle du Sud, à la transplantation
de la canne à sucre, du caféier, des plantes qui donnent le
coton, le riz, l'indigo, etc., à l'introduction des nègres en
qualité d'esclaves dans l'Amérique et dans les hides occiden-
tales, puis aux succès remportés pas les fabricants de l'Europe
sur ceux des Indes orientales, et à l'extension sur le globe de
la domination des Hollandais et des Anglais ; deux nations,
qui, au conlraire des Espagnols et des Portugais, ont cherché
et trouvé la fortune plutôt dans l'échange d'objets manufac-
turés contre des denrées coloniales que dans des extorsions.
A l'heure qu'il est, ce commerce occupe la portion la plus
considérable de la grande navigation marchande de l'Europe
ainsi que du capital commercial et manufacturier qu'elle con-
sacre au négoce extérieur; et les denrées qui, chaque année,
pour une valeur de plusieurs centaines de millions, sont expé-
diées de la zone torride vers la zone tempérée, se soldent, à
peu d'exceptions près, avec des objets manufacturés.
L'échange des denrées coloniales coritre des objets manu-
LA THÉORIE. CHAPITRE XI. 379
facturés profite sous plus d'un rapport aux forces productives
des pays de la zone tempérée. Ces articles, par exemple le
sucre, le café, le Ihé, le tabac, servent en partie comme sti-
mulants à la production agricole et manufacturière, en partie
comme moyens d'alimentation; la fabrication des objets né-
cessaires pour solder les denrées coloniales donne de l'occu-
pation à un plus grand nombre de bras ; les travaux manu-
facturiers peuvent être exécutés sur une plus grande échelle,
partant avec plus d'avantage ; plus de navires, plus de marins
et plus de négociants trouvent de l'emploi; et, la population
croissant par ces causes diverses, la demande des produits de
l'agriculture du pays s'accroît aussi dans une proportion
énorme.
C'est cette corrélation entre l'industrie manufacturière de
la zone tempérée et la production de la zone torride qui fait que
les Anglais consomment moyennement deux ou trois fois plus
de denrées coloniales que les Français, trois ou quatre fois
plus que les Allemands, cinq ou dix fois plus que les Polonais.
On peut juger de l'extension dont la production coloniale
est susceptible par un calcul approximatif de la stiperficie
qu'emploie aujourd'hui la culture des denrées coloniales qui
entrent aujourd'hui dans le commerce.
Si nous estimons la consommation actuelle du coton à
10 millions de quintaux (environ 500 millions de kilog.) (1)
et le produit d'un acre de terre (0 hectare, 404, 671) seu-
lement à 8 quintaux (406 kilog.), nous trouvons que cette
production ne demande pas plus de 1 million 1/4 d'acres
(environ 500,000 hectares) (2). Les quantités de sucre qui
(1) Le quintal angolais = 50 kilog^. 797.
(2) La puissance productive des différentes planlalions de coton est
exirêmement inégale ; elle varie depuis deux ou trois quintaux par acre jus-
qu'à huit ou dix. Récemment, dans l'Amérique du Nord, on a découvert une
espèce de colon, qui, sur la terre la plus ferlile, rapporterait quinze quin-
taux par acre. Au reste, une moyenne de huit quinlaux par acre nous paraît
à nous-même un peu élevée. En revanche, noire moyenne de dix quinlaux
pour le sucre est beaucoup trop faible, attendu que des terres ordinaires, dans
une récolle médiocre, produisent entre dix et vingt quintaux. Mais, que
380 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE 11.
entrent dans le couirnerce étant calculées à 14 millions de
quintaux (environ 700 millions de kilog.) et le produit d'un
acre à 10 quintaux (507 kilog.), il suffirait pour toute cette
production de 1 million 1/2 d'acres (environ 600,000 hectares).
Si nous prenons pour les autres articles, café, riz, indigo,
épices, etc., autant d'espace que pour les deux principaux,
l'ensemble des denrées coloniales sur lesquelles opère aujour-
d'hui le commerce n'exigerait pas plus de7 à 8 millions d'acres
(2,800,000 à 3, 200,000 hectares), surface qui n'est probable-
ment pas le quinzième de celle qui est propre à ces cultures.
Les Anglais dans les Indes orientales, les Français dans les
Antilles, les Hollandais à Java et à Sumatra, nous ont fourni
des preuves matérielles de la possibilité de les étendre im-
mensément.
L'Angleterre, notamment, a quadruplé son importation en
coton des Indes orientales, et les journaux anglais affirment
hardiment qu'au Lout de quelques aimées, surtout si elle
réussit à prendre possession de l'ancienne route dés Indes
orientales, cette contrée pourra lui fournir toutes les denrées
coloniales nécessaires à sa consommation. Cette espérance ne
paraîtra pas exagérée si l'on considère l'immense étendue de
l'empire anglo-indien, la fertilité du sol et le bas prix de la
main-d'œuvre dans cette région.
En même temps (fue l'Angleterre exploitera les Indes
orientales, les progrès des cultures hollandaises dans les îles
suivront leur cours; la dissolution de l'empire turc rendra à
la production une grande partie de l'Afrique ainsi que l'Asie
occidentale et centrale, les habitants du Texas étendront sur
tout le Mexique la civilisation nord-américaine; des gouver-
nements réguliers s'établiront dans l'Amérique du Sud et fa-
voriseront l'exploitation d'un sol dont la fécondité n'a pas de
bornes.
En produisant ainsi beaucoup plus de denrées qu'ils ne
noire estimation du produit de toutes les denrées de la zone torride soiltrop
forte OQ trop faible, noire arg^ument sur l'immense développement dont leur
culture est susceptible n'en est nullement affecté.
LA THÉORIE. CHAPITRE VI. 381
l'ont fait jusqu'à présent, les pays de la zone torride acquer-
ront les moyens d'acheter aux pays de la zone tempérée
beaucoup plus d'objets manufacturés, et cet agrandissement
de leurs débouchés mettra ces derniers en élat de consommer
des quantités plus considérables de denrées coloniales. Grâce
à ce développement de la production et à cet accroissement
des moyens d'échange, le commerce entre les agriculteurs de
la zone torride et les manufacturiers de la zone tempérée,
c'est-à-dire le grand commerce du globe, s'accroîtra dans
l'avenir avec bien plus de rapidité encore que dans le siècle
écoulé.
Cet essor du grand commerce du globe, tel qu'il est déjà,
tel qu'on doit l'espérer avec le temps, doit être rapporté à
plusieurs causes : aux progrès remarquables de l'industrie
manufacturière, au perfectionnement des voies de communi-
cation par terre et par eau, et aux grands événements du
monde politique.
Par les machines et par diverses inventions, la fabrica-
tion imparfaite de l'Orient a été anéantie au profit de l'indus-
trie manufacturière de l'Europe ; celle-ci a été mise en état de
fournir aux contrées de la zone torride des masses de produits
fabriqués à bas prix, leur donnant ainsi des motifs de déve-
lopper leurs forces productives.
Parle perfectionnement des voies de communication , les pays
de la zone torride ont été sensiblement rapprochés de ceux de
la zone tempérée; leurs relations sont devenues moins dange-
reuses et plus rapides, moins coûteuses et plus régulières;
elles s'amélioreront encore à un degré incalculable, lorsque
la navigation à la vapeur se sera généralisée et que les che-
mins de fer auront envahi jusqu'à l'intérieur de l'Asie, de
l'Afrique et de TAmérique du Sud.
Par la séparation de l'Amérique du Sud d'avec l'Espagne et
le Portugal et par la dissolution de l'empire turc, une vaste
étendue de terres est tombée dans le domaine commun ; ces
pays, les plus fertiles du monde, attendent avec impatience
que les peuples civilisés, par une cordiale entente, les gui-
382 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE II.
dent dans la voie de la sécurité et de Tordre, de la civilisation
et de la prospérité; elles demandent avant tout qu'on leur ap-
porte des objets manufacturés, et qu'on prenne en retour les
denrées de leur climat.
On le voit, il y a là pour toutes les régions de l'Europe et de
l'Amérique du Nord appelées à être manufacturières un assez
vaste champ pour faire prospérer leurs fabriques, pour ac-
croître leur consommation en produits delà zone torride et
pour développer dans la même proportion leurs relations di-
rectes avec les pays de cette zone.
CHAPITRE XII.
l'industrie manufacturière et la navigation marchande,
la marine militaire et la colonisation.
Les manufactures, bases d'un grand commerce intérieur
et extérieur, sont aussi la condition essentielle d'une naviga-
tion considérable. Le commerce intérieur ayant surtout pour
objet d'approvisionner les manufacturiers en combustibles et
en matériaux de construction, en matières brutes et en denrées
alimentaires, la navigation des côtes et des fleuves ne saurait
prospérer dans un Etat purement agriculteur. Or, le cabotage
est la pépinière des matelots et des capitaines, et l'école de
la construction navale ; Félément principal de la grande na-
vigation manque donc au pays agricole.
Ainsi que nous Tavons montré dans le chapitre précédent,
le commerce international consiste principalement dans l'é-
change d'objets munu facturés contre des matières brutes et
des produits naturels et, particulièrement, contre les produits
de la zone torride. Mais les pays agricoles de la zone tempérée
LA THÉORIE. — CHAPITRE XII. 383
n'ont à offrir à ceux de la zone torride que des choses que
ceux-ci produisent déjà eux-mêmes ou qu'ils ne peuvent
mettre en œuvre, savoir des matières brutes et des denrées
alimentaires; dès lors il ne peut être question de relations di-
rectes, ni, par conséquent, de navigation entre eux et ces
derniers pays. Leur consommation en denrées coloniales doit
se restreindre aux quantités qu'ils peuvent acheter avec leurs
produits agricoles et avec leurs matières brutes aux nations
manufacturières et commerçantes ; ils n'obtiennent donc ces
articles que de seconde main. Mais, dans les relations entre
une nation agricole et une nation manufacturière et commer-
çante, celle-ci prendra toujours aux transports maritimes la
plus forte part, n'eùt-elle pas le moyen de s'attribuer la part
du lion au moyen de lois de navigation.
Indépendamment du commerce intérieur et du commerce
international, la pêche maritime occupe un grand nombre de
bâtiments ; mais, en général, la nation agricole reste étran-
gère ou à peu près à cette branche d'industrie, par la raison
qu'une forte demande de produits de la mer ne peut pas naître
chez elle et que les pays manufacturiers, dans l'intérêt de leurs
forces navales, ont l'habitude de réserver leur marché à leurs
pêcheurs.
C'est dans la marine du commerce que la flotte recrute ses
matelots et ses pilotes, et l'expérience a partout enseigné
qu'on ne forme pas de bons marins comme des troupes de
terre, que leur éducation se fait dans le cabotage, dans la na-
vigation internationale et dans la grande pêche. Aussi la puis-
sance navale est-elle chez tous les peuples au même point que
ces industries maritimes, par conséquent à peu près nulle
dans un pays purement agricole.
Le couronnement de l'industrie manufacluricre, du com-
merce intérieur et extérieur qu'elles créent, d un cabotage
actif, d'une importante navigation au long cours et de grandes
pêcheries maritimes, d'une puissance navale respectable en-
fin, ce senties colonies.
Le métropole approvisionne la colonie d'objets manufac-
384 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE II.
turés et reçoit en retour Texcédant de celle-ci en denrées agri-
coles et en matières brutes. Ce commerce anime ses manu-
factures, augmente sa population ainsi que la demande des
produits de sa propre agriculture, développe sa navigation
marchande et sa puissance navale. Son trop-plein en popular
tion, en capital et en esprit d'entreprise trouve par la coloni-
sation un écoulement avantageux, et elle est largement in-
demnisée de sa perte ; une partie considérable de ceux qui ont
fait fortune dans la colonie lui rapportant leurs capitaux, ou,
du moins, venant consommer chez elle leurs revenus.
Les pays agricoles, hors d'état de fonder des colonies, ne
sauraient non plus ni en tirer parti ni les conserver. Ils ne
peuvent offrir aux colonies les produits dont celles-ci ont be-
soin ; ce qu'ils pourraient leur offrir, les colonies le possèdent
déjà.
L'échange des objets manufacturés contre les produits du
sol est la condition essentielle du commerce colonial d'aujour-
d'hui. Aussi les Étals-Unis de l'Amérique du Nord se sont-ils
séparés de l'Angleterre, dès qu'ils se sont senti le besoin et la
force d'être eux-mêmes fabricants, de se livrer, eux aussi, à
la navigation et au commerce avec les pays de la zone torride ;
aussi le Canada se séparera-t-il, lorsqu'il sera arrivé au
même point ; ainsi verra-t-on, avec le temps, surgir des Etats
à la fois agriculteurs, manufacturiers et commerçants dans
les contrées tempérées de l'Australie (1).
Mais, entre les pays de la zone tempérée et ceux de la zone
torride, cet échange se perpétuera, parce qu'il est dans la na-
ture. C'est pourquoi les Indes orientales ont été dépouillées
par l'Angleterre de leur industrie manufacturière et de leur
indépendance, et toutes les régions chaudes de l'Asie et de
l'Afrique tomberont peu à peu sous la domination des nations
(I) Mieux éclairée aujourd'hui sur ses véritables inlérêls qu'elle ne l'était
dans le dernier siècle, i'Ang-Jeierre, loin de meltrc obslacle à un avenir
qu'elle prévoit, en prépare 1 accomplissenient de bonne grâce ; c'est ce qui
ressort du plan de réforme coloniale exposé en 1850 à la chambre des com-
munes par lord John Russell. (II. R.)
LA THÉORIE. CHAPITRE XIII. 385
manufacturières et commerçantes de la zone tempérée ; c'est
pourquoi aussi les îlesde la zone torride rompront difficilement
leurs liens coloniaux, et les Etats de l'Amérique du Sud de-
meureront toujours dans une certaine dépendance vis-à-vis
des nations manufacturières et commerçantes.
L'Angleterre ne doit son immense empire colonial qu'à sa
prépondérance manufacturière ; si les autres nations euro-
péennes veulent participer à l'œuvre avantageuse d'appeler
des pays sauvages à la culture, de civiliser des peuples
restés barbares, ou anciennement civilisés mais retombés dans
la barbarie, elles doivent commencer par développer leur in-
dustrie manufacturière, leur navigation marchande et leur
marine militaire. Et si, dans ces efforts, elles sont entravées
parla nation qui exerce la suprématie dans les manufactures,
dans le commerce et dans la marine, une association entre
elles est le seul moyen d'avoir raison de ces prétentions illé-
gitimes.
CHAPITRE XllI.
l'industrie manufacturière et les instruments de circulation.
Si l'expérience du dernier quart de siècle a prouvé en
partie l'exactitude des principes professés par la théorie
régnante, en opposition aux m.aximes de ce qu'on appelle le
système mercantile, touchant la circulation des métaux pré-
cieux et labalance du commerce, elle a d'un autre côté mis
en lumière de graves erreurs de la théorie dans cette ques-
tion .
L'expérience a montré plus d'une fois, notamment en
Russie et dans l'Amérique du Nord, que, chez les peuples
agriculteurs oii les fabriques essuient la libre concurrence du
pays parvenu à la suprématie manufacturière, la valeur des
25
386 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE il.
objets manufacturés qui s'importent surpasse souvent dans
une proportion énorme celle des produits agricoles exportés,
et qu'il en résulte parfois tout-à-coup un écoulement extraor-
dinaire des métaux précieux, qui porte le trouble dans l'éco-
nomie de la nation, surtout si les transactions intérieures de
celle-ci reposent en majeure partie sur une circulation de
papier, et qui occasionne chez elle de grandes catastrophes.
La théorie soutient qu'on se procure les métaux précieux
comme toute autre marchandise ; qu'il importe peu au fond
que la quantité des métaux qui se trouvent dans la circulation
soit grande ou petite, puisque c'est le rapport des prix entre
eux qui détermine la cherté ou le bon marché d'une mar-
chandise ; qu'une différence dans le cours du change opère
comme une prime d'exportation au profit des marchandises
du pays qui l'a momentanément contre lui; que, par consé-
quent, la circulation monétaire et l'équilibre entre les impor-
tations et les exportations, de môme que tous les autres
rapports économiques du pays, ne sauraient être plus sûre-
ment et plus avantageusement réglés que par la nature des
choses.
Ce raisonnement est d'une parfaite justesse à l'égard du
commerce intérieur ; il est applicable aux relations entre deux
villes, entre la ville et la campagne, entre deux provinces du
même Etat et entre deux Etats qui font partie d'une même
confédération. L'économiste qui croirait que l'équilibre des
importations et des exportations entre les différents Etats de
la Confédération américaine ou ceux de l'Association alle-
mande, ou entre l'Angleterre, l'Ecosse et l'Irlande, peut être
mieux réglé par des mesures de l'autorité et par des lois,
qu'elle ne l'est par la liberté du commerce, serait digne de
pitié. Dans Thypothèse d'une pareille union entre toutes les
nations du globe, le raisonnement de la théorie serait entière-
ment conforme à la nature des choses. Mais c'est contredire
ouvertement l'expérience que d'admettre que, dans l'état
actuel du monde, il en soit de même du commerce interna-
tional.
LA THÉORIE. — CHAPITRE XIIÏ. 387
Les importations etles exportations des nations indépendan-
tes ne sont point réglées actuellement par ce que la théorie ap-
pelle la nature des choses; elles dépendent en majeure partie
de la politique commerciale et de la puissance du pays, de
son importance dans le monde, de son influence sur des peu-
ples étrangers, de ses possessions coloniales et de ses institu-
tions de crédit, enfin de la paix et de la guerre. Ici, par
conséquent, existent de tout autres rapports qu'entre des
sociétés que des liens politiques, légaux et administratifs réu-
nissent dans un état de paix perpétuelle et de parfaite unité
désintérêts.
Considérons, par exemple, les relations entre FAngleterre
et l'Amérique du Nord. Si, de temps en temps, l'Angleterre
verse des masses considérables d'objets manufacturés sur le
marché nord-américain ; si la Banque d'Angleterre, par le
taux élevé ou bas de ses escomptes, facilite ou restreint à
un degré extraordinaire les envois pour l'Amérique du Nord
et le crédit à cette contrée ; si le marché américain se trouve
inondé ainsi d'objets manufacturés à ce point que les mar-
chandises anglaises se vendent aux Etats-Unis à meilleur
marché qu'en Angleterre, et quelquefois même au-dessous
des frais de production ; si l'Amérique du Nord est de la
sorte perpétuellement endettée vis-à-vis de l'Angleterre et a
le change contre elle, il est certain que ce fâcheux état des
relations s'améliorerait aisément de lui-même sous le régime
d'une liberté de commerce illimitée. L'Amérique du Nord
produit du tabac, du bois de construction, du blé et des den-
rées alimentaires de toute espèce à un prix incomparablement
plus basque l'Angleterre. Plus il s'expédie d'objets manufac-
turés d'Angleterre aux Etats-Unis, plus le planteur améri-
cain est stimulé à produire de semblables valeurs ; plus on
lui accorde le crédit , plus il est disposé à acquérir les
moyens de satisfaire à ses engagements ; plus le cours du
change en Angleterre est défavorable à l'Amérique du Nord,
plus l'exportation des produits agricoles de cette contrée
est encouragée, plus les agriculteurs américains luttent avec
388 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE II,
succès contre les agriculteurs anglais sur le nnarché de
l'Angleterre.
Grâce à ces exportations le cours du change reprendrait
bientôt son niveau ; il ne présenterait même plus d'inégalité
appréciable, parce que la prévision, la certitude dans l'Amé-
rique du Nord, que la dette contractée dans le cours de l'an-
née par suite d'une importation considérable de produits ma-
nufacturés serait couverte l'année suivante par un accroisse-
ment de production et par une exportation plus forte, déter-
minerait des arrangements amiables.
C'est ainsi que les choses se passeraient, dans le cas où les
relations entre les manufacturiers anglais et les agriculteurs
américains ne rencontreraient pas plus d'entraves qu'il n'en
existe entre les mêmes manufacturiers anglais et les agricul-
teurs d'Irlande. Mais il n'en est pas et il ne saurait en être
ainsi, lorsque l'Angleterre grève le tabac américain d'un
droit d'importation de 500 à 1,000 pour cent de la valeur,
lorsque, par son tarif, elle rend l'importation du bois de
construction impossible et ne permet celle des denrées ali-
mentaires d'Amérique que dans le cas de cherté. Dans un tel
état de choses, la production agricole en Amérique ne peut
pas se mettre en équilibre avec la consommation des objets
manufacturés de l'Angleterre; la dette encourue par l'achat
de ces objets ne peut être acquittée en produits ruraux ; les
envois de l'Amérique du Nord à l'Angleterre sont resserrés
dans d'étroites limites, tandis que ceux de l'Angleterre à
l'Amérique du Nord n'en connaissent aucune; le cours du
change entre les deux pays ne peut se remettre de niveau, et
la dette de l'Amérique du Nord envers l'Angleterre ne peut
se solder que par des envois d'espèces.
Ces envois d'espèces, sapant dans sa base le système de la
circulation de papier, entraînent le discrédit des banques
américaines, et, par suite, une révolution générale dans la
valeur de la propriété et des marchandises qui se trouvent
dans le commerce ; en un mot ces perturbations désorganisa-
Irices des prix et du crédit dont nous avons vu les Etats-Unis
LA THÉORIE. — • CHAPITRE XIH. 389
affligés, chaque fois qu'ils n'ont pas pris des mesures pour
mettre leurs importations en équilibre avec leurs exportations.
C'est pour les Américains du Nord une assez triste conso-
lation, que les banqueroutes elle ralentissement des consom-
mations aient rétabli plus tard sur un pied tolérable les
échanges entre les deux pays. Car les dérangements et les
convulsions dans le commerce et dans le crédit, de même
que la réduction des consommations, portent aux forces pro-
ductives, au bien-être des individus et à Tordre public, des
coups dont on ne se remet pas promptement, et dont, s'ils
sont fréquemment répétés, les suites désastreuses ne peuvent
manquer d'être durables.
Les Américains du Nord seront encore moins rassurés par
cette thèse de la théorie, qu'il importe peu que les métaux
précieux circulent en grandes ou en petites quantités, qu'on
ne fait qu'échanger des produits contre des produits, et qu'il
est indiflérenl pour l'individu que cet échange s'opère avec
beaucoup ou avec peu d'espèces. Nul doute qu'il importe peu
au producteur ou au propriétaire d'un objet que son produit
ou sa propriété vaille cent centimes ou cent francs, si avec les
cent centimes il peut se procurer autant de satisfactions
qu'avec les cent francs. Mais des prix bas ou élevés ne sont
indifférents qu'autant qu'ils restent longtemps tels qu'ils sont.
Si les fluctuations de prix sont fréquentes et fortes, il s'en-
suit de graves dérangements dans l'économie des individus
comme dans celle de la société. Celui qui a acheté des matiè-
res brutes lorsque les prix étaient élevés, ne peut rentrer dans
ses déboursés en vendant ses produits fabriqués lorsque les
prix sont bas. Celui qui avait acheté des propriétés foncières
et qui est resté débiteur d'une portion du prix d'acquisition,
devient insolvable et perd même sa propriété ; car, par suite
de la diminution des prix, la valeur du bien n'atteint peut-
être pas le montant de l'hypothèque. Celui qui avait conclu
un bail se trouve ruiné par l'avilissement des prix, ou du
moins hors d'état de remplir ses obligations. Plus la hausse
et la baisse des prix sont fortes, plus les fluctuations sont
390 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE II.
répétées, plus la condition économique du pays , et en
particulier le crédit, sont affectés. Nulle part ces effets désas-
treux d'un afflux ou d'un écoulement extraordinaire des mé-
taux précieux ne se révèlent avec plus d'éclat que dans les
pays, qui, pour leur approvisionnement en objets manufac-
turés et pour le débouché de leurs produits agricoles, dépen-
dent entièrement de l'étranger, et dont le commerce est, en
grande partie, fondé sur une circulation en papier.
On sait que la quantité de billets de banque qu'un pays
peut mettre et conserver en circulation se règle sur celle des
espèces qu'il possède. Chaque banque étend ou restreint sa
circulation en papier et ses opérations dans la mesure des som-
mes de métaux précieux qui se trouvent dans ses caves. Si elle
est abondamment pourvue en numéraire, soit de son capital,
soit des dépôts qu'elle reçoit, elle accordera des crédits plus
considérables, et permettra ainsi à ses débiteurs d'en faire
eux-mêmes de plus larges ; de là un accroissement de la con-
sommation et une hausse des prix, particulièrement de la
valeur de la propriété foncière. Si, au contraire, elle se dégar-
nit de métaux précieux dans une proportion sensible, elle
limitera ses crédits et déterminera ainsi un resserrement
et des crédits et des consommations chez ses propres dé-
biteurs et chez les débiteurs de ceux-ci, et, ainsi de suite,
jusqu'à ceux qui ont coutume de consommer à crédit les
objets manufacturés qui s'importent. Dans de pareils pays,
par conséquent, un écoulement extraordinaire des espèces a
pour effet de jeter la perturbation dans tout le système du
crédit, dans le commerce de toutes les marchandises et de
toutes les denrées, et surtout dans le prix en argent de toutes
les propriétés foncières.
On a voulu trouver la cause de la dernière crise commer-
ciale américaine de même que des précédentes, dans l'orga-
nisation des banques et de la circulation du papier 1 La vérité
est que les banques y ont contribué ainsi qu'on vient de
l'indiquer, mais le principe de la crise réside dans ce fait
que, depuis l'adoption de l'acte de compromis, la valeur des
LA THÉORIE. — CHAPITRE XIII. 391
objets manufacturés importés d'Angleterre a de beaucoup
surpassé celle des produits agricoles emportés d'Amérique, et
que les Etats-Unis sont restés ainsi débiteurs envers les An-
glais de plusieurs centaines de millions qu'ils n'ont pas pu
acquitter avec des produits. Ce qui prouve que ces crises
doivent être attribuées à des importations disproportionnées,
c'est qu'elles ont constamment éclaté chaque fois que le
retour de la paix ou des dégrèvements de douane ont déter-
miné une inondation d'objets manufacturés, et qu'elles n'ont
jamais eu lieu tant que le tarif a tenu l'importation des pro-
duits fabriqués en équilibre avec l'exportation des produits
agricoles.
On a voulu aussi expliquer ces crises par les capitaux con-
sidérables, qui, dans l'Amérique du Nord, ont été employés
dans la construction des canaux et des chemins de fer et qu'on
a en majeure partie empruntés à la Grande-Bretagne. La vérité
est que ces emprunts ont seulement contribué à prolonger de
quelques années et à aggraver la crise, mais qu'eux-mêmes
ont été déterminés par le défaut d'équilibre entre F importa-
tion et l'exportation, que, sans cette circonstance, ils n'auraient
pas été contractés et n'auraient pas pu l'être.
L'Amérique du Nord ayant envers l'Angleterre, par suite
d'une forte importation d'objets manufacturés, des dettes
considérables, qui ne pouvaient être soldées avec des produits
agricoles, mais seulement avec des métaux précieux, il était
facile aux Anglais (et, en raison de l'inégalité du cours du
change et du taux de l'intérêt, ils y avaient avantage) de se
faire payer ce solde en actions américaines de chemins de fer,
de canaux et de banques ou en fonds publics américains.
Plus l'importation des objets manufacturés surpassait l'ex-
portation des produits agricoles, plus la demande de ces
effets s'animait en Angleterre, plus aux Etats-Unis on était
encouragé à entreprendre des travaux publics. D'un autre
côté, à mesure que, dans l'Amérique du Nord, on employait
plus de capitaux dans ces entreprises, la demande des objets
392 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE II.
manufacturés do l'Angleterre augmentait, et en même temps
la disproportion entre Feutrée et la sortie.
Si, d'une part, l'importation des objets manufacturés
d'Angleterre aux Etals-Unis était stimulée par les crédits des
banques américaines, de l'autre, la Banque d'Angleterre tra-
vaillait dans le même sens par ses propres crédits et parle
taux minime de ses escomptes. Il résulte du rapport officiel
d'un comité de commerce et de manufactures en Angleterre
que, par suite de ses escomptes, la banque avait réduit son
encaisse métallique de 8 à 2 millions de liv. sterl. Par là elle
diminuait an profit des manufacturiers anglais l'efficacité du
système protecteur américain, en même temps qu'elle facili-
tait et qu'elle encourageait le placement en Angleterre des
actions et des effets publics des Etats-Unis. Car, tant qu'on
obtenait en Angleterre de l'argent à 3 pour cent, les entrepre-
neurs et les négociateurs d'emprunts des Etats-Unis qui
offraient un intérêt de G pour cent ne pouvaient pas manquer
d'y trouver des preneurs.
Cet état de choses, qui amena la chute successive des
fabriques américaines, procura cependant l'apparence d'une
grande prospérité. Caries agriculteurs des Etats Unis trou-
vaient dans les ouvriers employés aux travaux publics et payés
avec les capitaux anglais le débouché d'une grande partie des
denrées que, sous un régime de libre commerce, ils auraient
expédiées en Angleterre, ou que, sous un système de protec-
tion convenable pour les fabriques du pays, ils auraient
veàîdues à la population manufacturière. Mais, avec la sépara-
tion des intérêts nationaux, des relations si peu naturelles ne
pouvaient pas durer, et la rupture devait être d'autant plus
funeste pour l'Amérique du Nord qu'elle avait été différée
plus longtemps. C'était le cas d'un débiteur quç son créan-
cier peut soutenir longtemps à l'aide de nouveaux crédits,
mais dont la faillite est d'autant plus considérable qu'il a été
mis plus longtemps par son créancier à même de continuer
de désastreuses opérations.
La faillite des banques américaines fut provoquée par la
LA THÉORIE. — CHAPITRE XIII. 393
sortie extraordinaire des métaux précieux de l'Angleterre à
l'étranger, laquelle fut déterminée elle-même par l'insuffi-
sance des récoltes ei par les systèmes protecteurs du conti-
nent. Nous disons par les systèmes prolecteurs du continent ;
car, si les rnarchés de l'Europe eussent été ouverts aux An-
glais, ils y auraient soldé en grande partie leurs achats
extraordinaires de blés par des envois extraordinaires de pro-
duits manufacturés, et leurs espèces, dans le cas oii elles se
fussent écoulées sur le continent, auraient bientôt repris le
chemin de l'Angleterre. Nul doute en pareil cas que les fabri-
ques continentales n'eussent payé par leur chute les frais des
opérations commerciales de l'Angleterre et des Etats-Unis.
Mais, dan? l'état de choses existant, la banque d'Angleterre
ne pouvait se tirer d'embarras qu'en limitant ses crédits et en
élevant le taux de son escompte. Ces mesures eurent pour
objet, non-seulement de faire cesser en Angleterre la demande
des actions et des fonds publics des Etats-Unis, mais encore de
faire affluer sur le marché ceux de ces etrets qui étaient dans la
circulation. Par là, les Etats-Unis se virent retirer les moyens
de faire face à leur déficit courant au moyen d'une nouvelle
émission de papier, et la dette entière que, dans le cours de
plusieurs années, ils avaient contractée envers l'Angleterre
en lui cédant des actions et des fonds publics, leur fut effec-
tivement réclamée. Ou s'aperçut alors que les espèces qui
circulaient en Amérique étaient la propriété des Anglais. Il y
a plus, on reconnut que les Anglais pouvaient disposer à
leur gré de ces espèces dont la possession servait de base à
tout le système de banque et de crédit de l'Union américaine,
que, s'ils en disposaient, tout cet édifice croulerait comme
un château de cartes, et avec lui le fondement de la valeur de
la propriété foncière, par conséquent, l'existence matérielle
d'un grand nombre de particuliers.
Les banques américaines cherchèrent à détourner leur
chute en suspendant leurs paiements en espèces, et c'était là,
du moins, le seul moyen de l'adoucir. D'une part elles vou-
laient gagner du temps afin de diminuer la dette des Etats-
394 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE II.
Unis avec le produit de la nouvelle récolte de coton et de l'ac-
quitter peu à peu par ce moyen ; de l'autre elles espéraient,
par l'interruption des* crédits, amoindrir l'importation des
objets manufacturés d'Angleterre et la mettre, pour l'avenir,
en équilibre avec l'exportation.
Il est fort douteux que l'exportation du coton en laine
puisse fournir le moyen de balancer l'importation des objets
fabriqués. Depuis plus de vingt ans, en effet, la production de
cet article en surpasse constamment la consommation, de
sorte que le prix a toujours été en baissant. Joignez à cela
que la fabrication du coton a trouvé une puissante concur-
rence dans celle du lin, si perfectionnée aujourd'hui à l'aide
des machines, etquela production de cette matière en a trouvé
une dans les plantations du Texas, de l'Egypte, du Brésil et
des Indes orientales. Quoi qu'il en soit, on doit considérer
que l'exportation de colonne profite nullement aux Etats de
l'Union américaine qui consomment le plus d'objets manu-
facturés anglais.
Dans ces Etats, particulièrement dans ceux à qui la culture
du blé et l'élève du bétail offrent les moyens d'acheter des
produits fabriqués, une crise d'une autre espèce s'annonce en
ce moment. Les fabriques américaines ont succombé sous
l'importation d'objets manufacturés anglais. Tout le surcroît
de population et de capital a reflué ainsi forcément vers
l'Ouest. Chaque nouvel établissement augmente au commen-
cement la demande des produits agricoles, mais au bout de
quelques années il fournit lui-même un excédant considéra-
ble. Tel est déjà le cas dans ces nouveaux établissements. Aussi,
dans les années prochaines, les Etats de l'Ouest expédieront-
ils, par les canaux et par les chemins de fer nouvellement
construits, d'énormes quantités de denrées à destination des
Etats de l'Est, de ces Etats où, les fabriques ayant été écrasées
par la concurrence étrangère, le nombre des consommateurs
a ^diminué et doit diminuer de plus en plus. Il s'ensuivra
nécessairement une dépréciation des produits agricoles et des
fonds de terre, et, si l'Union ne se hâte de prendre des me-
LA TnÉORlE. CHAPITRE XIII. 395
sures (1) pour fermer les sources d'où lui viennent les crises
monétaires telles que celles qu'on a retracées plus haut, une
faillite générale des agriculteurs dans les Etats qui s'adon-
nent à la culture du blé est inévitable.
Cet exposé des relations commerciales entre l'Angleterre et
les Etats-Unis enseigne donc ;
1° Qu'un pays de lieaucoup inférieur à l'Angleterre sous le
rapport des capitaux et des manufactures, ne peut accorder
un large accès aux produits des fabriques de cette puissance,
sans devenir d'une manière permanente son débiteur, sans
se rendre dépendant de ses institutions de crédit et sans être
entraîné dans le tourbillon de ses crises agricoles, manufac-
turières et commerciales;
2oQue les opérations de la Banque d'Angleterre ont pu,
au profit des fabriques anglaises et au détriment des fabriques
américaines, abaisser sur le marché des Etats-Unis les prix
des articles manufacturés anglais;
3° Que, par suite de ces opérations, les Américains ont pu,
durant une série d'années, consommer en marchandises im-
portées plus de valeurs qu'ils n'en pouvaient payer avec leurs
produits agricoles, et que c'est en exportant des actions et des
effets publics qu'ils ont fait face à leur déficit ;
4" Que, dans de telles circonstances, les Américains se
sont servis, pour leur commerce intérieur et pour leurs af-
faires de banque, d'espèces que la Banque d'Angleterre pou-
vait à sa volonté retirer à elle en majeure partie ;
5"* Que les fluctuations sur le marché de l'argent exercent
en tout état de cause l'influence la plus funeste sur l'économie
des nations, et principalement là où une circulation étendue
de papier a pour base la possession d'une quantité limitée de
métaux précieux ;
6° Que ces fluctuations et les crises qu'elles amènent ne
peuvent être prévenues et qu'un système solide de crédit ne
(1) J'ai déjà eu occasion de dire que de pareilles mesures ont été prises
depuis la publication du iSy^ième nauonaL (H. R.)
396 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE II.
peut être fondé qu'au moyen de Téquilibre entre les importa-
tions et les exportations.
7" Que cet équilibre s'établit d'autant plus difficilement que
les produits manufacturés de l'étranger sont admis à rivaliser
plus librement avec ceux du pays, et que l'exportation des
produits agricoles du pays est plus restreinte par les tarifs
étrangers ; que cet équilibre, enfin, sera d'autant moins trou-
blé que le pays dépendra moins de l'étranger pour l'achat des
articles fabriqués et pour la vente des produits du sol.
Ces enseignements sont confirmés par l'expérience de la
Russie.
On se rappelle les convulsions du crédit public dans l'em-
pire russe, tant que le marché de ce pays resta ouvert à l'i-
nondation des articles manufacturés de l'Angleterre; rien
de pareil ne s'est reproduit depuis l'établissement du tarif des
douanes de 1821.
Evidemment la théorie régnante est tombée dans l'extrême
opposé aux erreurs de ce qu'on appelle le système mercantile.
Sans doute, on avait tort de prétendre que la richesse des na-
tions ne consiste qu'en métaux précieux ; qu'une nation
ne peut s'enrichir qu'en exportant plus de marchandises
qu'elle n'en importe, de manière à effectuer la balance en im-
portant des métaux précieux. Mais la théorie régnante se
trompe aussi quand elle soutient que, dans l'état actuel du
monde, la quantité de métaux qui circulent dans un pays
n'importe nullement, que la crainte d'en posséder trop peu est
frivole, qu'il faudrait encourager leur exportation plutôt que
leurimportation, etc. Ce raisonnement n'estjustequ'autantque
tous les peuples du monde seraient unis par un lien fédéral,
qu'il n'existerait de restrictions d'aucune espèce à l'égard de
nos produits agricoles chez les peuples dont nous ne pouvons
payer les articles fabriqués qu'à l'aide de ces produits, que
les vicissitudes de la guerre et de la paix n'occasionneraient au-
cune fluctuation dans la production, dans la consommation et
dans les prix, que les grands établissements de crédit ne
chercheraient pas à étendre sur d'autres nations leur influence
LA THÉORIE. CHAPITRE Xlll. 397
dans l'intérêt particulier de la nation à laquelle ils appartien-
nent. Mais, tant que des nationalités séparées subsisteront, la
prudence commandera aux grands Etats de se préserver, au
moyen de leur politique commerciale, de ces fluctuations mo-
nétaires et de ces révolutions dans les prix qui bouleversent
toute leur économie intérieure, et ce but ne sera atteint que
par un exactéquilibre entre l'industrie manufacturière du pays
et son agriculture, entre ses importations et ses exportations.
Il est manifeste que la théorie régnante n'a pas distingué,
dans le commerce international, la possession des métaux pré-
cieux d'avec la faculté de disposer de ces métaux. Déjà, la
nécessité de cette distinction apparaît dans les relations pri-
vées. Personne ne veut conserver l'argent, chacun cherche
à s'en défaire aussi promptement que possible, mais cha-
cun travaille à pouvoir disposer en tout temps de la somme
dont il peut avoir besoin. L'indifférence pour la possession
des espèces se mesure partout sur le degré de l'opulence. Plus
l'individu est riche, moins il tient a la possession effective
des espèces, pourvu qu'il puisse disposer à toute heure de
celles qui se trouvent dans les caisses des autres. Pins il est
pauvre, au contraire, moins il est en mesure de disposer de
l'argent placé dans des mains étrangères, et plus il doit s'ap-
pliquer avec soin à garder une réserve. Il en est de même chez
les nations industrieuses et chez les nations sans industrie. Si,
en général, l'Angleterre s'inquiète peu de la quantité de lin-
gots d'or et d'argent qui s'exportent de chez elle, elle sait fort
bien qu'un écoulement extraordinaire des métaux précieux a
pour effet, d'une part une hausse de la valeur de ces métaux
ainsi que du taux de l'escompte, de l'autre une baisse de prix
pour les articles fabriqués, et qu'une plus grande exportation
d'articles fabriqués ou la réalisation des actions ou des effets
publics étrangers la remet promptement en possession des
espèces nécessaires à son commerce. L'Angleterre est le riche
banquier qui, sans avoir un écu dans sa poche, peut tirer la
somme qu'il lui plaît sur ses correspondants auprès ou au loin.
Mais lorsqu'un écoulement extraordinaire de l'argent a lieu
398 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE H.
chez des nations purement agricoles, la situation de celles-ci
est loin d'être aussi favorable ; les moyens qu'elles possèdent
de se procurer les espèces dont elles ont besoin sont bornés,
non seulement par la faible valeur échangeable de leurs pro-
duits agricoles, mais aussi par les obstacles que les tarifs
étrangers mettent à l'exportation de ces denrées. Elles res-
semblent à Thomme pauvre qui ne peut pas tirer de lettre de
change sur ses correspondants, sur lequel il en est tiré, au
contraire, lorsque le riche est dans l'embarras, et qui, par con-
séquent, ne peut considérer comme sa propriété ce qui se
trouve entre ses mains.
Cette faculté de disposer de la quantité d'espèces constam-
ment requise pour son commerce intérieur, la nation l'ac-
quiert principalement par la production des marchandises et
des valeurs dont la puissance d'échange se rapproche le plus
de celle des métaux précieux.
Le degré différent de puissance d'échange dans les divers
objets a été négligé par l'école dans son étude du commerce
international, tout autant que la faculté de disposer des mé-
taux précieux. Si nous examinons, sous ce rapport, les diffé-
rentes valeurs qui se trouvent dans le commerce , nous
remarquons qu'un grand nombre d'entre elles ont été fixées
de telle manière qu'elles ne sont réalisables que sur place,
et même que leur vente est accompagnée des plus grands
frais ainsi que des plus grandes difficultés. Elles comprennent
plus des trois quarts de la richesse nationale, notamment les
biens im.meubles et les instruments qui y sont attachés.
Quelque considérable que soit la fortune territoriale d'un
individu, il ne peut pas envoyer ses champs et ses prés à la
ville pour acheter des espèces ou des marchandises. Il peut,
sans doute, hypothéquer ses valeurs, mais il faut qu'il trouve
un prêteur ; plus il s'éloigne de sa propriété, moins il a de
chances de rencontrer ce qu'il cherche.
Après les valeurs attachées à une localité, les produits
agricoles, si l'on en excepte les denrées coloniales et un petit
nombre d'articles d'un grand prix, possèdent, dans le com-
LA THÉORIE. — CHAPITRE XIII. 399
inerce international, la moindre puissance d'échange. La plus
grande partie de ces valeurs, telles que matériaux de con-
struction, combustibles, céréales, fruits et bétail, ne trouvent
de débouché que dans le voisinage, et quand elles surabon-
dent, il faut qu'elles soient mises en magasin pour pouvoir
être réalisées. Lorsque de pareils produits vont à l'étranger,
leur débouché se borne à quelques nations manufacturières
et commerçantes ; et, chez celles-ci encore, il est le plus sou-
vent subordonné au taux des droits d'entrée et au résultat de
la récolte. L'intérieur de l'Amérique du Nord a beau être
surchargé de bétail et de denrées, il ne pourrait, par l'expor-
tation de ce trop-plein, se procurer des sommes considérables
de métaux précieux de l'Amérique du Sud, de l'Angleterre
ou du continent européen.
Les produits fabriqués d'un usage général ont une puis-
sance d'échange incomparablement supérieure. Ils se vendent
habituellement sur tous les marchés ouverts, et, dans les
temps de crise oii les prix tombent, sur ceux-mêmes oii les
droits protecteurs n'ont été calculés que pour les temps ordi-
naires. Ces valeurs sont évidemment celles dont la puissance
d'échange se rapproche le plus de celle des métaux précieux,
et l'expérience de l'Angleterre montre que, lorsque de mau-
vaises récoltes provoquent des crises monétaires, une exporta-
tion plus considérable de produits des manufactures ainsi
que des actions et des effets publics étrangers, rétablit promp-
tement l'équilibre. Ces actions et ces effets publics étrangers,
dont la possession est évidemment le résultat de balances
favorables déterminées par des envois de produits fabriqués,
mettent entre les mains de la nation manufacturière des
lettres de change, portant intérêt sur la nation agricole, lettres
qui, dans un besoin extraordinaire de métaux précieux, peu-
vent être tirées, avec perte, il est vrai, pour le particu-
lier détenteur, comme se vendent les produits fabriqués
lors d'une crise monétaire, mais avec un immense proflt
pour la nation dont la prospérité économique se trouve ainsi
maintenue.
400 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE II.
Bien que l'école ait fort maltraité la doctrine de la balance
du commerce, les observations qui précèdent nous encoura-
gent à exprimer ici l'opinion que, entre de grandes nations
indépendantes, il existe quelque chose comme une balance du
commerce, qu'il serait dangereux pour de grandes nations
d'être longtemps dans un désavantage marqué sous ce rap-
port et qu'une sortie considérable et continue des métaux
précieux y entraînerait de graves révolutions dans le sys-
tème de crédit et dans les prix. Nous sommes loin de
vouloir réchauffer la doctrine de la balance du commerce,
telle que l'entendait ce qu'on appelle le système mercan-
tile, et de prétendre qu'une nation doive mettre obstacle
à l'exportation des métaux précieux, ou qu'elle ait à tenir
un compte sévère avec chaque pays en particulier, ou que,
dans le commerce entre de grands peuples, il faille s'ar-
rêter à quelque millions de différence entre l'importation et
l'exportation. Ce que nous contestons est seulement ceci,
qu'une nation grande et indépendante puisse, ainsi que le
prétend Adam Smith à la fin du chapitre qu'il a consacré à
cette matière, importer chaque année sensiblement plus de
valeurs en produits du sol et des fabriques qu'elle n'en
exporte, voir diminuer chaque année la quantité de métaux
précieux qu'elle possède et y substituer une circulation de
papier, qu'elle puisse enfin contracter envers une autre nation
une dette toujours croissante, et cependant devenir de plus
en plus prospère.
C'est uniquement cette thèse soutenue par Adam Smith et
reproduite par son école, que nous déclarons cent fois contre-
dite par l'expérience, contraire à la nature des choses bien
observée, absurde en un mot. pour rendre à Adam Smith
l'expression énergique que lui-même emploie.
Bien entendu, il ne s'agit pas ici des contrées qui produi-
sent elles-mêmes avec avantage les métaux précieux, et oii,
par conséquent, l'exportation de ces articles présente tout à
fait le caractère d'une exportation de produits fabriqués. 11
n'est pas question non plus de cette différence dans la balance
LA THÉORIE. CHAPFTRE XIII. 401
commerciale qui doit nécessairement se produire, lorsque la
nation évalue les objets tant exportés qu'importés d'après les
prix de ses places maritimes. En pareil cas il est évident que
ses importations doivent excéder ses exportations de tout le
montant des profits de son commerce, et cette circonstance
est tout à son avantage. Encore moins contesterons-nous que,
dans certains cas extraordinaires, la supériorité do l'exporta-
tion dénote des pertes plutôt que des gains, par exemple lors-
que des valeurs ont péri dans un naufrage. L'école a tiré ha-
bilement parti de toutes ces illusions, résultat d'une appré-
ciation étroite de comptoir, pour nier aussi les inconvénients
d'une disproportion effective, persévérante, énorme entre les
importations et les exportations d'un grand pays, d'une dis-
proportion exprimée par des chiffres considérables comme
pour la France en 1786, pour la Russie en 1820 et 1821, et
pour l'Amérique du Nord après l'acte de compromis.
Enfin, et il importe d'en faire la remarque, nous ne vou-
lons pas parler des colonies, ni des pays qui ne s'appartien-
nent pas, ni des petits Etats et des villes libres isolées, mais
des nations complètes, grandes, indépendantes, qui possèdent
un système de commerce à elles, un système national agri-
cole et manufacturier, un systèmiC national de circulation et
de crédit.
Il est évidemment dans la nature des colonies que leurs ex-
portations surpassentsensibleinentet constamment leurs im-
portations, sans qu'on en puisse conclure l'accroissement ou
la diminution de leur prospérité. La colonie prospère toujours
dans la mesure où le montant total de ses importations el de
ses exportations augmente chaque année. Si ses envois de
denrées tropicales excèdent sensiblement et constamment les
retours qu'elle fait en articles manufacturés, c'est surtout
apparemment parce que ses propriétaires résident dans la
métropole et qu'ils font venir leurs revenus sous la forme de
denrées coloniales en nature ou sous celle du prix qu'on en a
retiré. Si, au contraire, l'importation des articles fabriqués
l'emporte dans une forte proportion, cela peut tenir principa-
le
402 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE II.
lement à ce que rémigralion et l'emprunt font passer chaque
année dans la colonie des quantités considérables de capitaux.
Ce dernier état de choses est extrêmement favorable à la pros-
périté de la colonie. Il peut durer des siècles, et, pendant sa
durée, les crises commerciales sont rares ou impossibles,
parce que la colonie n'est lésée, ni par la guerre, ni par des
mesures hostiles, ni par les opérations de la banque métropo-
litaine, et, qu'au lieu d'avoir un système propre et indépen-
dant de commerce, de crédit et d'industrie, elle est protégée
et soutenue par les institutions de crédit et par les lois de la
métropole.
De telles relations ont existé utilement durant des siècles
entre l'Amérique du Nord et TAnglelerre ; elles subsistent en-
core aujourd'hui entre l'Angleterre et le Canada, et il est
probable qu'elles dureront des siècles entre l'Angleterre et
l'Australie.
Mais elles s'allèrent essentiellement du jour oii la colonie
s'émancipe et prétend aux attributs d'une grande et indépen-
dante nationalité, à une politique à elle, à un système propre
de commerce et de crédit. Alors, l'ancienne colonie fait des
lois pour aider au développement de sa marine marchande
et de sa force navale ; elle établit en faveur de son industrie
un système de douanes; elle fonde une banque nationale,
etc., si du moins elle se sent appelée par ses ressources na-
vales, physiques et économiques à devenir une nation manu-
facturière et commerçante. De son côté, la métropole en-
trave la navigation, le commerce et l'agriculture de son
ancienne possession, et n'emploie ses institutions de crédit
que dans son propre intérêt.
Or, c'est justement par l'exemple des colonies de l'Améri-
que du Nord avant la guerre de l'indépendance, qu'Adam
Smith veut prouver la maxime paradoxale qu'on a plus haut
rappelée : qu'un pays peut augmenter son exportation d'or et
d'argent, restreindre sa circulation en métaux précieux, éten-
dre sa circulation en papier, voir grossir sa dette envers une
autre nation, et, cependant, jouir d'une prospérité toujours
LA THÉORIE. — CHAPITRE XIII. 403
croissante. Adcani Smith s'est bien gardé de ci 1er l'exemple
de deux nations depuis longtemps indépendantes Tune de l'au-
tre, et rivales en navigation, en commerce, en industrie manu-
facturière et en agriculture ; à l'appui de son opinion il n'allè-
gue que les relations d'une colonie avec sa métropole. S'il
avait vécu jusqu'à notre époque et écrit actuellement son ou-
vrage, il se fût bien gardé de citer l'exemple des Etats-Unis,
qui prouve justement le contraire de ce qu'il voulait prouver.
Puisqu'il en est ainsi, pourrait-on nous objecter, il serait
beaucoup plus avantageux pour les Etats-Unis de revenir à la
condition de colonies anglaises. A cela nous répondrons : Oui,
si l'Amérique du Nord ne sait pas tirer parti de son indépen-
dance pour se donner une industrie nationale, un système
propre et indépendant de commerce et de crédit. Car, ne voit-
on pas que, si ces colonies ne se fussent pas séparées, la légis-
lation anglaise des céréales ne fût pas née, que l'Angleterre
n'eût pas frappé de droits exorbitants le tabac américain, que
des masses de bois de construction eussent été sans relâche
expédiées des Etats-Unis en Angleterre, que l'Angleterre,
loin de penser à encourager dans d'autres pays la production
du coton, se fût appliquée à conserver aux Américains du
Nord le monopole de cet article ; que des crises commerciales,
comme celles qui ont affligé l'Amérique du Nord depuis un
certain nombre d'années, n'eussent pas éclaté. Oui, si les Etats-
Unis ne veulent ou ne peuvent avoir des fabriques, fonder un
système durable de crédit, posséder des forces navales, dans
ce cas, les habitants de Boston ont inutilement jeté le thé à la
mer, les Américains n'ont fait que déclamer vainement sur
l'indépendance el sur la grandeur future de leur pays; et ce
qu'ils ont de mieux à faire est de rentrer le plus tôt possible
dans la dépendance de l'Angleterre. Alors l'Angleterre leur
viendra en aide au lieu de les entraver, et elle ruinera leurs
concurrents dans la culture du coton et dans celle des céréales,
au lieu de leur en susciter de nouveaux par tous les moyens.
La Banque d'Angleterre établira des succursales dons l'Amé-
rique du Nord, le gouvernement anglais favorisera l'émigra-
404 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE IL
lion ainsi que les envois de capitaux aux Etats-Unis; et d'une
part en anéantissant les fabriques américaines, de l'autre en
encourageant l'exportation des produits bruts américains en
Angleterre, il travaillera avec un soin paternel à prévenir le
retour des crises et à maintenir constamment en équilibre les
importations et les exportations de la colonie. En un mot, les
propriétaires d'esclaves et les planteurs de coton verront alors
se réaliser leurs plus beaux rêves.
Depuis longtemps, en effet, un pareil avenir satisfait mieux
le patriotisme, les intérêts et les besoins de ces planteurs que
l'indépendance et la grandeur des Etats-Unis. Ce n'est que
dans la première exaltation de la liberté et de l'affranchisse-
ment qu'ils ont rêvé l'indépendance industrielle. Mais bientôt
ils se sont refroidis, et, depuis un quart de siècle, la prospérité
des fabriques dans les Etats du Centre et de l'Est les offusque;
ils essayent de prouver dans le congrès que la prospérité amé-
ricaine dépend de la domination industrielle de l'Angleterre
sur les États-Unis. Que signifie ce langage, sinon que l'Amé-
rique du Nord serait plus riche et plus heureuse si elle rede-
venait colonie de l'Angleterre?
En général il nous semble que les partisans de la liberté
commerciale seraient, en ce qui touche les crises monétaires
et la balance du commerce, de même qu'à l'égard de l'indus-
trie manufacturière, plus conséquents avec eux-mêmes, s'ils
conseillaient franchement à toutes les nations de se soumettre
à l'Angleterre et d'obtenir ainsi les avantages attachés à la
condition de colonies anglaises. Cet état d'assujettissement se-
rait évidemment beaucoup plus favorable à leurs intérêts ma-
tériels que la situation fausse de ces peuples, qui, sans pos-
séder un système propre d'industrie, de commerce et de
crédit, affectent néanmoins l'indépendance vis-à-vis de l'An-
gleterre. Ne voit-on pas comme le Portugal eût gagné, si,
depuis le traité de Méthuen, il eût été gouverné par un vice-
roi anglais, si l'Angleterre y eût acclimaté ses lois et son es-
prit national, et eût prit ce pays sous sa tutelle comme elle a
fait des Indes orientales? Ne voit-on pas combien ce régime
LA THÉORIE. — CHAPITRE XIII. 405
eût été avantageux pour l'Allemagne, pour tout le continent
européen?
L'Inde, il est vrai, a vu son industrie manufacturière
ruinée ; mais n'a-t-elle pas immensément profité sous le rap-
port de l'agriculture et de l'exportation de ses produits agri-
coles? Les guerres entre ses nababs n'ont-elles pas cessé? Ses
princes et ses rois ne sont-ils pas heureux? N'ont-ils pas con-
servé leurs vastes revenus? Ne se voient-ils pas entièrement
afFranchis des pénibles soucis du gouvernement?
Au surplus, il est digne de remarque, et, bien que ces con-
tradictions soient familières à ceux qui, comme Adam Smith,
s'appuient sur des paradoxes, que cet écrivain célèbre, après
toute son argumentation contre l'existence d'une balance com-
merciale, reconnaît néanmoins quelque chose qu'il appelle la
balance entre la consommation et la production d'un pays,
mais qui, examiné de près, est tout simplement notre ba-
lance du commerce réelle et effective. Un pays dont les expor-
tations sont dans un équilibre convenable avec les importations,
peut être assuré de ne pas consommer sensiblement plus de
valeurs qu'il n'en produit; tandis que celui qui, durant une
suite d'années, comme dans ces derniers temps l'Amérique
du Nord, importe des articles des fabriques étrangères pour
des valeurs plus considérables qu'il n'exporte de ses produits
agricoles, peut être certain qu'il consomme bca(^coup plus de
marchandises étrangères qu'il n'en produit d'indigènes. N'est-
ce pas là ce qui ressort des crises de la France en 1 788 et 1 789,
de la Russie en 1820 et 1821, et des États-Unis depuis 1833?
Pour terminer ce chapitre, nous nous permettrons d'a-
dresser quelques questions à ceux qui rangent parmi les fa-
bles surannées la doctrine tout entière de la balance du com-
merce :
Pourquoi une balance sensiblement et constamment défa-
vorable a-t-elle toujours eu pour cortège, dans tous les pays
qui l'avaient contre eux, les colonies exceptées, des crises
commerciales, des perturbations dans les prix, des embarras
financiers et une faillite générale des établissements de crédit
406 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE II.
de même que des négociants, des manufacturiers et des agri-
culteurs?
Pourquoi les pays qui avaient la balance décidément en leur
faveur ont-ils toujours présenté les phénomènes contraires, et
pourquoi les crises commerciales de ceux avec lesquels ils
entretenaient des relations n'ont- ils réagi sur eux que mo-
mentanément?
Pourquoi, depuis que la Russie produit elle-même la plus
grande partie des articles manufacturés qu'elle consomme;
la balance du commerce est-elle décidément et constamment
en sa faveur? D'oii vient que depuis lors on n'y entend plus
parler de convulsions économiques et que la prospérité de cet
empire s'est accrue d'année en année?
D'où vient qu'aux Etats-Unis les mêmes causes ont toujours
produit les mêmes effets?
Pourquoi, lorsque l'acte de compromis eut provoqué une
grande importation de produits fabriqués aux Etats-Unis, la
balance du commerce leur a-t-elle été, pendant une suite
d'années, si remarquablement défavorable, et pourquoi s'en
est-il suivi des convulsions si fortes et si prolongées dans leur
économie intérieure?
Pourquoi en ce moment les Etats-Unis se voient-ils telle-
ment encombrés de produits bruts de toute sorte, coton, tabac,
bétail, céréales, etc., que les prix ont partout baissé de moitié,
et pourquoi néanmoins sont-ils hors d'état de rétablir l'équi-
libre entre leurs exportations et leurs importations, d'éteindre
leur dette envers l'Angleterre et de rétablir sur des bases so-
lides leur système de crédit?
S'il n'y a point de balance de commerce, ou s'il importe
j)eu qu'elle soit pour ou contre nous, s'il est indifférent de voir
sortiren grande ou en petite quantité les métaux précieux du
pays, pourquoi l'Angleterre, lors d'une mauvaise récolte, le
seul cas où elle ait la balance contre elle, compare-t-elle avec
inquiétude et tremblement ses exportations avec ses importa-
tions? D'où vient qu'elle compte alors chaque once d'or ou
d'argent qu'elle importe, ou qu'elle exporte, et que sa banque
LA THÉORIE. CHAPITRE XIV. 407
s'occupe avec anxiété à empêcher la sortie des métaux pré-
cieux et à en favoriser l'entrée? Si la balance du commerce
était une exploded fallacy (1), nous le demandons, pourquoi,
dans de pareils temps, ne trouve-t-on pas un seul journal an-
glais où il n'en soit question comme de l'affaire la plus sé-
rieuse du pays?
D'où \ient qu'aux États-Unis les mêmes esprits qui quali-
fiaient à' exploded fallacij la balance du commerce avant l'acte
de compromis, n'ont pas cessé depuis d'en parler comme de
l'affaire la plus sérieuse du pays?
Pourquoi, enfin, si la nature des choses procure constam-
ment à chaque pays la quantité de métaux précieux dont il a
besoin, la Banque d'Angleterre essaie-t-elle de se rendre fa-
vorable cette nature des choses par la limitation de ses crédits
et par l'élévation du taux de son escompte, et pourquoi les
banques américaines se voient-elles de temps en temps obli-
gées de suspendre leurs paiements en espèces, jusqu'au réta-
blissement d'un certain équilibre entre les importations et les
exportations (2) ?
CHAPITRE XIV.
l'industrie manufacturière et le principe de conservation
et de progrès.
En recherchant l'origine et les progrès des industries, nous
trouvons qu'elles n'ont acquis que peu à peu les procédés
(1 ) Un mensonge décrié.
(2) C'est un des tilres de gloire d'Adam Smilh et de J.-B. Say d'avoir mis
en lumière les illusions de la théorie de la balance du commerce, illusions
qu'on doit croire à peu près dissipées aujourd'hui, dans lesquelles, en tout
cas, les partisans de la prolecllon douanière ne cherchent plus d'aiguinents.
Il n'existe pas moins entre les importations ot les exportations un équilibre
dont le défaut amène des crises ; et il est évident qu'une nation qui, par apa-
408 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE II.
avancés, les machines, les édifices, les avantages de produc-
tion, l'expérience et l'habileté ainsi que les connaissances et
les relations qui leur assurent l'arrivage de leurs matières
premières et le débouché de leurs produits à des conditions
favorables. Nous comprenons qu'en thèse générale il est in-
comparablement plus facile de perfectionner et d'agrandir
une entreprise déjà commencée (jue d'en fonder une à nou-
veau. Partout nous voyons les industries anciennes que pour-
suit une série de générations, exercées avec plus de profit que
les nouvelles. Nous remarquons qu'il est d'autant plus diffi-
cile de faire marcher une nouvelle entreprise qu'il en existe
moins de semblables dans le pays ; car alors entrepreneurs,
contre-maîtres, ouvriers ont à faire leur éducation ou doivent
être demandés à l'étranger, et l'on n'a pas encore assez de
notions sur les résultats que l'affaire peut donner, pour que
les capitalistes aient confiance dans son succès. En comparant
la situation des industries dans le même pays à diverses
périodes, nous constatons partout, qu'à moins de causes par-
ticulières de perturbation, elles ont accompli de grands pro-
grès de génération en génération, non-seulement sous le
rapport du bon marché, mais encore sous celui de la quantité
et de la qualité des produits. Nous remarquons, d'autre part,
que, sous l'influence de causes perturbatrices, telles que la
guerre et la dévastation ou les mesures oppressives de la
tyrannie ou du fanatisme, par exemple la révocation del'édit
de Nantes, des nations entières ont reculé de plusieurs siècles
dans leur industrie en général et dans quelques branches en
particulier, et ont été ainsi de beaucoup dépassées par d'au-
tres nations sur lesquelles elles avaient pris une grande
avance.
Il est de toute évidence, en un mot, que, dans l'industrie
comme dans tous les travaux de l'homme, les œuvres consi-
Ihie, par découragemenl, ou par loule autre cause, ne pourrait pas solder
avec ses produits les produits qu'elle aurait reçus de l'étranger, marcherait
vers sa ruine. En cette matière, List rectifie heureusement ou plutôt il com-
plète des prédécesseurs exclusivement préoccupés du soin de combattre les
erreurs accréditées de leur temps. (H. R.)
LA THÉORIE. CHAPITRE XIV. 409
dérables sont soumises à une loi naturelle qui ressemble
beaucoup à celle de la division des tâches et de l'association
des forces productives, et qui consiste en ce que plusieurs
générations qui se succèdent combinent, pour ainsi dire, leurs
forces pour atteindre un seul et même but et partagent en
quelque sorte entre elles les efforts qu'il exige.
C'est en vertu du môme principe que la monarchie héré-
ditaire a été sans comparaison plus favorable au maintien et
à l'affermissement des nationalités que l'instabilité de la m,o-
narchie élective.
C'est en partie cette loi naturelle qui garantit aux nations
depuis longtemps en possession d'un bon gouvernement
constitutionnel, de si grands succès dans l'industrie, dans le
commerce et dans la navigation.
Cette loi explique aussi à quelques égards l'influence de
l'écriture alphabétique et de l'imprimerie sur les progrès du
genre humain. Par l'écriture alphabétique, l'héritage des
lumières et des expériences a pu se transmettre d'une généra-
tion à une autre avec bien plus de fidélité que par la tradition
orale.
La connaissance de cette loi naturelle est, sans contredit,
une des causes de l'établissement des castes chez les peuples
de l'antiquité, et de cette institution égyptienne d'après la-
quelle le fils était tenu d'exercer la même industrie que son
père ; avant l'invention et la propagation de l'écriture, de
telles institutions ont dû paraître indispensables pour la con-
servation et pour le progrès des arts et des métiers.
Les corporations aussi ont pris en partie leur origine dans
la même considération.
C'est principalement aux castes sacerdotales de l'antiquité,
aux monastères et aux universités, que nous sommes redeva-
bles de la conservation et du perfectionnement des beaux-arts
et des sciences, ainsi que de leur transmission d'une généra-
tion à une autre.
A quelle puissance et à quelle influence ne sont pas parve-
nus les ordres religieux, les ordres de chevalerie et le saint-
410 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE II.
siège, en poursuivant le même but durant des siècles, chaque
génération reprenant l'œuvre où sa devancière l'avait laissée !
L'importance de ce principe nous apparaît encore avec
plus d'évidence dans les travaux matériels.
Des villes, des monastères et des corporations ont érigé des
monuments qui ont coûté peut-être plus que toutes leurs
propriétés ne valent aujourd'hui. C'est qu'une suite de géné-
rations appliquait ses économies à un seul et même grand
but.
Considérez le système des canaux et des digues de la Hol-
lande ; il est le fruit des efforts et des épargnes de plusieurs
générations, il faut une suite de générations pour établir dans
un pays un système complet de communications, un système
complet de fortification et de défense.
Le crédit public est une des plus belles créations de l'ad-
ministration moderne, et c'est une bénédiction pour les peu-
ples, lorsqu'il sert à répartir entre plusieurs générations les
frais des ouvrages et des entreprises de la génération pré-
sente qui intéressent tout l'avenir de la nation et qui lui
assurent existence, développement, grandeur, accroisse-
ment de ses forces productives. C'est une malédiction, lors-
qu'il est employé pour des consommations inutiles, et qu'ainsi,
loin d'aider aux progrès des générations futures, il leur ôte
d'avance les moyens d'entreprendre de grands ouvrages, ou
lorsque la charge des intérêts de la dette nationale est rejetée
sur les consommations des classes laborieuses au lieu de por-
ter sur les revenus de ceux qui possèdent.
Les dettes d'un Etat sont des lettres de change que la gé-
nération présente tire sur la génération future. Elles peuvent
avoir été contractées dans l'intérêt particulier du présent, ou
dans celui de l'avenir, ou dans l'intérêt commun de l'un et
de l'autre. C'est dans le premier cas seulement qu'elles sont
condamnables. Mais, chaque fois qu'il s'agit de la conserva-
tion et du développement de la nationalité, et que les dépen-
ses nécessaires à cet effet excèdent les ressources de la géné-
ration présente, la dette rentre dans la dernière catégorie.
LA THÉORIE. CHAPITRE XIV. 41 1
Aucune dépense de la génération présente n'est plus avan-
tageuse aux générations à venir que celle de l'amélioration
des voies de communication, d'autant mieux qu'en général
ces ouvrages, qui déjà accroissent à un degré extraordinaire
et dans une progression toujours croissante les forces produc-
tives des générations à venir, amortissent avec le temps le ca-
pital qu'ils ont employé, et rapportent même des intérêts.
Ainsi non-seulement il est permis à la génération présente de
rejeter sur les générations futures la dépense de ces ouvrages,
y compris les intérêts du capital employé, jusqu'à ce qu'ils
donnent un revenu suffisant ; mais elle est injuste envers elle-
même et elle viole les vrais principes de l'économie politique,
lorsqu'elle se charge de tout le fardeau ou même d'une por-
tion considérable.
Pour revenir aux grandes industries dont nous nous occu-
pons, il est évident que la continuité de travaux est d'une
haute importance en agriculture, mais néanmoins qu'elle y
est beaucoup moins sujette aux interruptions que dans l'in-
dustrie manufacturière, que les interruptions y sont beaucoup
moins nuisibles, et que les dommages qu'elles causent y sont
beaucoup plus prompts et plus faciles à réparer.
Quelques graves perturbations qu'éprouve Fagriculture,
les besoins propres et la consommation particulière des agri-
culteurs, la diffusion générale des connaissances et des capa-
cités qu'elle exige, la simplicité de ses procédés et de ses in-
struments, l'empêchent de succomber tout à fait.
Sitôt que les ravages de la guerre ont cessé, elle se relève.
Ni l'ennemi ni la concurrence de l'étranger ne peuvent em-
porter le principal instrument da l'agriculture, qui est le sol ;
et il ne faut rien moins que l'oppression d'une suite de généra-
tions pour changer en déserts des champs fertiles ou pour
dépouiller les habitants d'un pays des moyens de le cultiver.
Au contraire, l'interruption la plus légère et la plus courte
paralyse l'industrie manufacturière; celle qui se prolonge la
tue. Plus une fabrication exige d'art, de dextérité et de capi-
taux, et plus les capitaux y sont attachés, plus l'interruption
412 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE II.
est désastreuse. Les machines et les instruments ne sont plus
que du vieux fer et du bois à brûler, les édifices tombent en
ruines, les travailleurs émigrent ou cherchent leur vie dans
l'agriculture. Ainsi se trouve détruit en peu de temps un en-
semble de forces et d'objets qui n'avait pu être réuni que par
les labeurs soutenus de plusieurs générations.
Si, dans les temps de croissance et de prospérité des manu-
factures, une industrie appelle, attire l'autre, la soutient et
la fait fleurir ; aux jours du déclin la ruine d'une industrie est
l'avant-coureur de la ruine de plusieurs autres et finalement
des éléments essentiels de la puissance manufacturière.
C'est le sentiment des puissants eflets de la continuité dans
les travaux et des dommages irréparables de Tinterruption
qui a fait accueillir l'idée de la protection douanière pour les
fabriques, et non les clameurs et les sollicitations égoïstes de
fabricants avides de privilèges.
Dans le cas où la protection douanière n'est d'aucun secours,
quand, par exemple, les fabriques soutirent par le manque de
débouché au dehors et que le gouvernement est hors d'état
de leur venir en aide, nous voyons souvent les fabricants con-
tinuer à travailler à perte. Dans l'attente de temps meilleurs,
ils veulent éviter les inconvénients irréparables de l'interrup-
tion des travaux.
Sous le régime de la libre concurrence, il n'est pas rare de
voiries manufacturiers, dans l'espoir de forcer leurs rivaux à
une interruption de travail, vendre leurs produits au-dessous
du cours et même avec perte. On veut non-seulement se pré-
server soi-même d'une pareille interruption, mais encore y
contraindre les autres, sauf à s'indemniser plus tard, par de
meilleurs prix, de la perte qu'on aura éprouvée.
La tendance au monopole est, il est vrai, dans la nature de
l'industrie manufacturière. Mais c'est là un argument pour et
non pas contre le système protecteur; car, dans les limites du
marché intérieur, cette tendance a pour effet la baisse des prix
et le développement de l'industrie ainsi que la prospérité na-
tionale, tandis que, si elle vient du dehors avec une énergie
LA THÉORIE. — CHAPITRE XIV. 413
prépondérante, elle entraîne l'interruption des travaux et la
chute des manufactures du pays.
Le fait que la production manufacturière, surtout depuis
qu'elle est si puissamment aidée par les machines, ne connaît
d'autres bornes que celles du capital et du débouché, permet
à la nation qui a pris le premier rang par une continuité de
travaux ininterrompue durant un siècle, par l'accumulation
de capitaux immenses, par un vaste commerce, par la domi-
nation financière au moyen de grandes institutions de crédit
auxquelles il est loisible de baisser les prix des objets fabriqués
et de stimuler les fabricants à l'exportation, permet, dis-je, à
cette nation de déclarer aux manufacturiers de toutes les autres
une guerre d'extermination. Dans de pareilles circonstances,
il est tout à fait impossible qu'il s'élève chez d'autres nations,
en conséquence de leurs progrès dans l'agriculture, ou dans
le cours naturel des choseSy suivant l'expression d'Adam Smith,
des manufactures et des fabriques considérables, ou que celles
qui, à l'aide des interruptions de commerce causées par la
guerre, se sont élevées dans le cours naturel des choses j puissent
se maintenir.
Elles sont dans le cas d'un enfant ou d'un jeune garçon,
qui, en lutte avec un homme fait, aurait peine à remporter
la victoire ou seulement à faire résistance. Les fabriques de la
première puissance manufacturière et commerçante possèdent
mille avantages sur celles des autres nations qui viennent de
naître ou qui n'ont pas achevé leur crue. Elles ont, par exem-
ple, des ouvriers habiles et exercés en grand nombre et pour
de modiques salaires, les spécialités les plus capables, les
machines les plus parfaites et les moins coûteuses, les condi-
tions d'achat et de vente les plus favorables, les voies de
communication les moins chères pour l'arrivage des matières
brutes et pour l'envoi des produits fabriqués, des crédits
étendus, au taux le plus bas, par suite des institutions
financières; elles ont de l'expérience, des instruments, des
bâtiments, des magasins, des relations, toutes choses qui
ne peuvent être réunies et organisées que dans le cours de
414 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE II.
plusieurs générations, un immense marché intérieur, et, ce
qui revient au même, un immense marché colonial, par con-
séquent la certitude, en tout état de cause, d'écouler avec profit
de grandes masses d'articles, des garanties de stabilité et des
moyens suffisants d'escompter durant plusieurs années Tave-
nir, s'il s'agit de conquérir un marché étranger.
En examinant un à un tous ces avantages, on reconnaît
que, vis-à-vis d'une telle puissance, il serait insensé décomp-
ter sur le cours naturel des choses avec la libre concurrence,
là où il y a des ouvriers et des hommes d'art à former, oii la
fabrication des machines et les voies de communication sont
à naître, où, loin de faire des envois considérables à l'étran-
ger, le fabricant n'a pas même la possession du marché inté-
rieur, où il s'estime heureux de trouver du crédit dans la li-
mite du strict nécessaire, où l'on peut craindre chaque jour
que, sous l'infltience de crises commerciales et des opérations
de banque de l'Angleterre, des masses de marchandises étran-
gères ne soient versées dans le pays à des prix équivalant à
peine à la valeur de la matière première et n'arrêtent pour
plusieurs années les progrès de la fabrication.
Inutilement de pareilles nations se résigneraient-elles à
subir à perpétuité la suprématie des manufactures anglaises,
et se contenteraient-elles du rôle modeste de fournir à l'An-
gleterre ce que celle-ci ne peut produire ou ne peut pas tirer
d'ailleurs. Dans cet abaissement même elles ne trouveraient
pas leur salut. Que sert, par exemple, aux Américains du
Nord de sacrifier la prospérité de leurs Etats les plus brillants
et les plus avancés, des Etats du travail libre, peut-être même
leur grandeur nationale à venir, à l'avantage d'approvision-
ner l'Angleterre de coton en laine? Empêchent-ils ainsi l'An-
gleterre de chercher à se procurer cette matière dans d'autres
contrées? Les Allemands auraient beau se résigner à faire
venir de l'Angleterre, en échange de leurs laines fines, les
objets manufacturés qu'ils consomment, ils empêcheraient
difficilement que, d'ici à vingt ans, TAustralie n'inondât
l'Europe entière de ses belles toisons.
LA THÉORIE. — CHAPITRE XV. 415
Cette situation subordonnée paraît encore plus déplorable,
si l'on réfléchit que, par la guerre, ces nations perdent le dé-
bouché de leurs produits agricoles et, en même temps, les
moyens d'acheter les articles des fabriques étrangères. Alors
on renonce à toute considération, à tout système économique :
c'est le principe delà conservation, de la défense personnelle,
qui commande aux nations de mettre elles-mêmes en œuvre
leurs produits agricoles et de se passer des objets fabriqués de
l'ennemi. On ne s'arrête plus alors aux pertes qu'entraîne ce
système prohibitif, né de la guerre. Mais, quand, par de
grands efforts et par de grands sacrifices, la nation agricole a,
durant la guerre, mis des fabriques en activité, voilà que la
concurrence de la première puissance manufacturière, sur-
gissant avec la paix, vient détruire toutes ces créations delà
nécessité. En un mot, une continuelle alternative de création
et de destruction, de prospérité et de détresse, est le sort des
peuples qui ne s'appliquent pas, en réalisant chez eux la divi-
sion nationale des tâches et l'association des forces producti-
ves, à s'assurer les avantages de la continuité des travaux de
génération en génération.
/\./\/WA/\/\/-
CHAPITRE XV.
l'industrïe manufacturière et les stimulants a la production
et a la consommation.
En société, produire, ce n'est pas seulement mettre au jour
des produits proprement dits, ou de la force productive, c'est
aussi exciter à la production et à la consommation, ou à la
création de forces productives.
L'artiste influe par ses œuvres sur l'ennoblissement de l'es-
prit humain et sur la puissance productive de la société ; de
plus, les jouissances de l'art supposant la possession d'objets
416 SYSTÈME NATIONAL LIVRE II.
matériels avec lesquels on les paie, il excite à la production
matérielle et à l'épargne,
Les livres et les journaux exercent, par l'instruction qu'ils
répandent, de l'influence sur la production matérielle et mo-
rale ; mais leur acquisition coûte de Targent, et le plaisir qu'ils
procurent est ainsi un stimulant à la production matérielle.
L'éducation perfectionne la société ; mais à combien d'efforts
ne se livrent pas les parents, pour acquérir les moyens d'en
procurer une bonne à leurs enfants !
Quels travaux immenses dans l'ordre moral comme dans
l'ordre matériel ne doivent pas être attribués au désir de faire
partie d'une société plus distinguée !
On peut habiter une cabane tout aussi bien qu'une ville ; on
peut, pour quelques florins, se garantir de la pluie et du froid
tout aussi bien qu'avec les vêtements les plus élégants et les
plus beaux. Les bijoux et la vaisselle ne sont pas plus com-
modes en or et en argent qu'en acier et en étain ; mais la dis-
tinction qui s'attache à leur possession provoque des efforts
de corps et d'esprit, encourage l'ordre et l'épargne, et la so-
ciété doit à ce stimulant une portion considérable de sa puis-
sance productive.
Le rentier lui-même, dont les seules occupations consistent
à conserver, à percevoir et à consommer son revenu , influe
de plus d'une manière sur la production morale et matériefle ;
d'alDord en soutenant par ses consommations les arts, les scien-
ces et les industries de goût, puis en exerçant, pour ainsi dire,
la fonction de conserver et d'accroître le capital matériel de
la société, puis enfin en excitant par son luxe l'émulation de
toutes les autres classes. De même que toute une école est
animée au travail par des prix qui ne peuvent être cepen-
dant le partage que de quelques uns, la possession d'une
grande fortune et le faste qui l'accompagne émeuvent la so-
ciété tout entière. Cette influence disparaît d'ailleurs, là où
l'opulence est le fruit de l'usurpation, de l'extorsion ou de la
fraude, ou bien là où il n'est pas possible de la posséder et
d'en jouir publiquement.
LA THÉORIE. CHAPITRE XV. 417
L'industrie manufacturière fournit ou des instruments de
production, ou des moyens de satisfaire nos besoins, ou des
objets de luxe. Généralement ces deux dernières classes d'ar-
ticles se confondent. Partout les divers rangs de la société se
distinguent par leur manière de se loger, de se meubler et de
se vêtir, par le luxe de leurs équipages et par la qualité, le nom-
bre et la tenue de leurs gens. Au plus bas degré de l'industrie
manufacturière, cette distinction est faible, c'est-à-dire que
tout le monde est mal logé et mal vêtu ; nulle part on ne remar-
que d'émulation. L'émulation naîtetgrandilà mesure que les
métiers fleurissent. Dans les pays de fabriques qui prospèrent,
chacun est bien logé et bien vêtu, quelques qualités diverses
que présentent d'ailleurs les objets manufacturés qui se con-
somment. Pour peu qu'on se sente d'aptitude au travail, on
ne veut pas avoir l'extérieur d'un nécessiteux. Les objets ma-
nufacturés excitent par conséquent la production sociale par
des stimulants que l'agriculture ne peut offrir avec sa
grossière fabrication domestique, avec ses matières brutes et
ses denrées alimentaires.
Il existe, il est vrai, une notable différence parmi les
denrées alimentaires, et l'excellence du manger et du
boire a son attrait. Mais on ne fait pas ses repas en public, et
un proverbe allemand dit avec justesse : On voit mon collet,
mais non mon estomac (1). Si, dès le bas âge, on est accou-
tumé à une grossière nourriture, ou en désire rarement une
meilleure. De plus la consommation des denrées alimentaires,
quand elle se réduit aux produits du voisinage, a des bornes
très-élroitcs. Ces bornes ne reculent dans les pays de la zone
tempérée que par l'arrivage des denrées de la zone torride.
Mais, nous l'avons vu dans un chapitre précédent, on ne peut
se procurer ces dernières assez abondamment pour que toute
la population du pays y ait part, autrement qu'au moyen d'un
commerce extérieur d'articles manufacturés.
Evidemment les produits coloniaux, quand ils ne sont pas
[1) Man sielil mir auf den Krag^en, nicht auf den Magen.
27
418 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE II.
des matières premières pour les fabriques, servent plutôt
comme stimulants que comme moyens d'alimentation. Per-
sonne ne peut nier qu'un café d'orge sans sucre est tout aussi
nourrissant que du moka avec du sucre. Et, à supposer que
ces produits contiennent quelque substance nutritive, ils pré-
sentent sous ce rapport si peu d'importance qu'on peut tout
au plus les considérer comme des moyens de remplacer les
denrées alimentaires du pays. Les épices et le tabac en parti-
culier ne sont pas autre chose que des stinuilanls, c'est-à-dire,
que leur utilité sociale consiste en ce qu'ils augmentent les
Jouissances de la masse de la population et l'excitent aux tra-
vaux de l'intelligence et du corps.
Dans quelques pays, parmi les personnes qui vivent de
traitements ou de rentes, on se fait des idées très-fausses de
ce qu'on appelle le luxe des classes inférieures. On s'étonne de
ce que les ouvriers boivent du café avec du sucre, et on vante
le temps où ils se contentaient de bouillie d'avoine ; on re-
grette que le paysan ait changé contre du drap son pauvre et
uniforme vêtement de coutil ; on craint que la servante ne
puisse bientôt plus être distinguée de la maîtresse, on exalte
les règlements somptuaires des temps passés. Mais si l'on
mesure le travail de l'ouvrier dans les contrées où il
est nourri et vôtu comme le riche, et dans celles où il se con-
tente d'aliments et de vêtements grossiers, on trouve que, dans
les premières, l'accroissement des jouissances de l'ouvrier,
loin de nuire à la prospérité générale, a augmenté les forces
productives de la société. La besogne quotidienne de l'ouvrier
y est le double ou le triple de ce qu'elle est ailleurs. Les rè-
glements somptuaires n'ont fait que tuer l'émulation chez la
plupart des habitants et n'ont encouragé que la paresse et la
routine (1).
Les produits, sans doute, doivent avoir été créés avant de
(1) Celte appréciation judicieuse de l'ulililé des consammalions de luxe
met au néant bien des déclumalions donl elles ont elé I objet. D'aulres éco*
nomisles, du resle, et en paiticulier Me Culloch, les ont approuvées en les
envisageanldu même point de vue, c'est-à-dire comme stimulants au travail.
^11. 11.)
LA THÉORIE. CHAPITRE XV. 419
pouvoir être consommés, de sorte qu'en Ihèse générale la
production précède nécessairement la consommation. Mais,
dans l'économie nationale, la consommation précède fré-
quemment la production. Les nations manufacturières,
soutenues par des capitaux considérables et moins limitées
dans leur production que les nations purement agricoles, font
habituellement à celles-ci des avances sur le produit
de leurs prochaines récoltes ; ces dernières consomment
avant de produire; elles ont été tardives à produire,
parce qu'elles ont été promptes à consommer. Le même
fait se produit sur une beaucoup plus vaste échelle
dans les relations entre la ville et la campagne; plus le
manufacturier est rapproché de l'agriculteur, et plus il a de
sliînulants et de moyens de consommation à lui offrir, plus
l'agriculteur est excité à la production.
Au nombre des stimulants les plus efficaces se placent ceux
que présente l'organisation civile et politique. Lorsqu'il n'est
pas possible, par le travail et par l'opulence, de s'élever des
derniers rangs de la société aux premiers, lorsque celui qui
possède doit éviter de faire paraître sa fortune ou d'en jouir
publiquement, de peur d'être troublé dans ses droilsou seule-
ment d'être accusé de présomption et d'insolence; lorsque
les classes qui produisent sont exclues des dignités, de la par-
ticipation au gouvernement, à la législation et à l'administra-
tion de la justice, lorsque des travaux remarquables dans
l'agriculture, dans l'industrie manufacturière et dans le
commerce ne procurent })as la considération publique et la
distinction sociale, les motifs les plus sérieux de consommer
comme de produire n'existent pas.
Toute loi, toute institution publique tend à fortifier ou à
affaiblir la production, ou la consommation, ou la puissance
productive.
Les brevets d'invention sont comme des prix proposes au
génie. L'espoir d'obtenir le prix éveille l'intelligence et la di-
rige vers les perfectionnements industriels. Us mettent l'es-
prit d invention en honneur dans la société et détruisent le
420 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE 11.
préjugé si fâcheux qui attache les peuples incultes aux vieilles
habitudes et aux vieux procédés, lis procurent à ceux qui ne
possèdent que le génie de découvrir les moyens matériels qui
leur sont nécessaires, Tassurance de recueillir leur part
des bénéfices espérés disposant les capitalistes à aider l'in-
venteur.
Les droits protecteurs opèrent comme des stimulants sur
toutes les branches de l'industrie du pays dans lesquelles
l'étranger a l'avantage, mais que le pays est capable d'exer-
cer. Ils accordent une prime à l'entrepreneur et à l'ouvrier,
en les mettant à même d'augmenter leur instruction et leur
dextérité, au capitaliste indigène ou étranger, en lui offrant
pendant quelque temps un placement particulièrement avan-
tageux pour ses capitaux.
CHAPITRE XVI.
la douane envisagée comme moyen plissant de créer et
d'affermir l'indlstrie manufacturière du pays.
11 n'est pas dans notre plan de traiter des moyens d'encou-
rager l'industrie du pays que tout le monde reconnaît efficaces
et praticables. Dans cette classe se rangent, par exemple, les
établissements d'instruction, et, particulièrement, les écoles
techniques, les expositions, les distributions de prix, le per-
fectionnement des voies de communication, les brevets d'in-
vention, enfin toutes les lois et toutes les institutions qui favo-
risent l'industrie et qui facilitent et règlent le commerce
intérieur et extérieur. Nous n'avons à parler ici que de la
législation de douane en tant que moyen d'éducation indus-
trielle.
Dans notre système, ce n'est qu'exceptionnellement qu'il
peut être question de prohibition et de droits à la sortie (1) ;
(I) Les prohibitions ou les droits de sortie sur les malicres premières,
dans rinlérêt des fabriques nationales, sont admis exceptionnellement par
LA THÉORIE. CnAPlTRE XVI. 421
en tous pîiys, les produits bruts ne doivent être impo-
sés à l'entrée que pour le revenu, et non dans le but de
protéger ragriculture du pays ; dans les Etats manufactu-
riers principalement, ce sont les produits de luxe de la zone
torride, et non les denrées de première nécessité, telles que
les céréales et le bétail, que les droits fiscaux doivent attein-
dre ; les contrées de la zone torride, les pays dont le territoire
est borné et dont la population est encore insuffisante, ou
qui sont arriérés dans leur civilisation et dans leurs institutions
sociales et politiques, ne doivent taxer l'importation des
objets manufacturés que pour le revenu.
Les droits fiscaux doivent toujours être assez modérés pour
ne pas restreindre sensiblement l'importation et la consom-
mation, sans quoi non-seulement ils diminueraient la puis-
sance productive du pays, mais ils manqueraient leur but.
Les mesures de protection ne sont légitimes que dans le but
d'aider et d'aQermir l'industrie manufacturière du pays,
chez des nations qu'un territoire étendu et bien arrondi, une
population considérable, de vastes ressources naturelles, une
agriculture avancée, un haut degré de civilisation et d'éduca-
tion politique appellent à prendre rang parmi celles qui excel-
lent à la fois dans l'agriculture, dans Tindustrie manufactu-
rière et dans le commerce, parmi les premières puissances
maritimes et continentales.
les économistes les plus libéraux. On les condamne, en thèse générale, au
point de vue des fabriques elles-mêmes qui seront d'autant mieux pourvues,
que les producteurs des m.itières |)remières auiont un débouché plus large.
Mais J - B. Say, Cours complet, IVe partie, chapilrexviii, ne les troi>ve plus
inadmissibles dans le cas ou la matière que l'on retient ne serait pas suscep-
tible d'accroissement par de nouveaux debuuchos qui s'ouvriraient pour elle.
« C'est d'après cette considération, ajoute t il, qu'en France on interdit, peut-
être avec sagesse, l'exportaiion des vieux cordage^ et des chiffons dont on
fait le papier. » Mac Cullocli, dans la préface de ses Princpes d'économie
politique, après avoir reconnu qu'il y a des cas en petit nombre où une na-
tion méconnaît gravement ses intérêts en [lermellant de libres rapports avec
ses voisins, allègue à l'appui de celle proposition que, si l'Anglelerre avait
le monopole du charbon de terre, il serait dans l'intérêt de sa richesse,
comme de sa sûreté, de prohiber ou de frapper d'un droit élevé rexporlalion
de cet article. (II. R.j
422 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE H,
La protection est accordée sous la forme, soit de la prohibi-
tion absolue de certains articles fabriqués, soit de droits élevés
qui équivalent ou à peu près à la prohibition, soit enfin de
droits modérés. Aucun de ces modes n'est absolument bon
ou mauvais, et c'est la situation particulière de la nation et
celle de son industrie qui indiquent lequel lui est applicable.
La guerre, qui crée un état forcé de prohibition, exerce
une grande influence sur le choix des moyens. En temps de
guerre les échanges cessent entre les parties belligérantes,
et chaque pays, quelle que soit sa situation économique, doit
essayer de se suffire. Alors, dans la nation la moins avancée
sous le rapport des manufactures, l'industrie manufacturière,
et, dans la plus avancée, l'agriculture, prennent un essor
extraordinaire, à ce point que, si l'état de guerre s'est pro-
longé durant une suite d'années, la première juge prudent,
en faveur des industries dans lesquelles elle ne peut pas en-
core soutenir la concurrence de la seconde, de continuer
quelque temps pendant la paix la clôture que la guerre a
faite.
Telle était la situation de la France et de FAllemagne
après la paix générale. Si, en 1815, la France avait, de même
que l'Allemagne, la Russie et les Étals-Unis, admis la con-
currence de la Grande-Bretagne, elle eût éprouvé le même
sort que ces contrées ; la plupart des fabriques qui s'étaient
élevées chez elle durant la guerre auraient succombé ; des
progrès qu'elle a accomplis dans toutes les branches de fabri-
cation, dans le perfectionnement des voies de communication,
dans le commerce extérieur, dans la navigation à vapeur,
fluviale et maritime, de l'augmentation de la valeur du sol,
laquelle, pour le dire en passant, a doublé en France depuis
cette époque, enfin, de l'accroissement de la population et des
revenus de l'Elat, il n'en eût jamais été question. Les fabri-
ques étaient encore dans l'enfance, le pays ne possédait qu'un
petit nombre de canaux ; les mines n'étaient encore que peu
exploitées, grâce aux convulsions politiques et à la guerre; il
ne s'y trouvait ni capitaux considérables, ni instruction
LA THÉORIE. CHAPITRE XVI. 423
technique suffisante, ni ouvriers habiles, ni intelligence de
l'industrie, ni esprit d'entreprise ; les inclinations générales
étaient encore vers la guerre beaucoup plus que vers les arts
delà paix ; le peu de capitaux qu'on avait pu accumuler pen-
dant la guerre se plaçait de préférence dans une agiiculture
en détresse. Alors seulement la France put connaître les
progrès que T Angleterre avait réalisés durant la guerre ;
alors elle put recevoir d'Angleterre des machines, des hommes
d'art, des ouvriers, des capitaux et l'esprit d'entreprise ; alors
la réserve exclusive du marché intérieur éveilla toutes les
forces et provoqua l'exploitation de toutes les ressources na-
turelles. Les résultats de ce système d'exclusion sont sous nos
yeux; seul, l'aveu^île cosmopolitisme peut les nier; seul, il
peut prétendre que, sous le régime de la libre concurrence,
la France aurait marché plus rapidement. L'expérience de
l'Allemagne, des États-Unis et de la Russie surtout démontre
péremptoirement le contraire.
En déclarant que le système prohibitif a. été utile à la
France depuis 1815, nous ne voulons pas défendre ses vices
et ses exagérations, ni soutenir Futilité et !a nécessité de son
maintien. La France a commis une faute en entravant par
des droits l'importation des matières brutes et des produits
agricoles, tels que le fer, la houille, la laine, le blé, et le
bétail (1); elle en commettrait une autre si, après que sou
industrie manufacturière est devenue suffisamment robuste,
elle ne passait pas peu à peu à un système de protection mo-
dérée, si elle ne cherchait pas, au moyen d'une concurrence
limitée, à stimuler l'émulation de ses fabricants.
(1) Il n'y a pas d'arlicle plus important que ie fer; il n'y a pas d'article
pour lequel une nation ait besoin au plus haut degré de ne pas dépendre des
chances de guerre ou des restrictions commerciales. Le frr, dont l'emploi
sur une grande échelle est le caractère essentiel de la civilisation, doit être,
autant que possible, produit dans le pays. Le fer en barre, matière première
pour certaines br;inclips dindustrie, er.t lui-même un produit f;iliriqué dans
toute l'acception du mot. Les expressions de List sont également trop gé-
nérales en ce qui concerne la laine. Pour chaque article en particulier il y
a lieu d'examiner attentivement ce que réclament les intérêts du travail et de
l'indépendance du pays. (S. Colwell.)
424 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE II.
En matière de droits protecteurs, il convient de distinguer
si une nation veut passer de l'état de libre concurrence au
système protecteur, ou de la prohibition à une protection mo-
dérée ; dans le premier cas, les droits doivent être faibles au
commencement et s'élever ensuite peu à peu ; dans le second,
ils doivent être d'abord très-élevés, puis décroître insensible-
ment. Un pays où les droits ne sont pas suffisamment pro-
tecteurs, mais qui se sent appelé à de grands progrès dans les
manufactures, doit songer avant tout à encourager les indus-
tries qui produisent les articles d'une consommation générale.
D'abord la valeur totale de ces articles est incomparablement
plus forte que celle des objets de luxe, beaucoup plus chers
cependant. Celte fabrication met donc en mouvement des
masses considérables de forces productives naturelles, intel-
lectuelles et personnelles, et, comme elle exige de grands
capitaux, elle provoque d'importantes épargnes et attire de
l'étranger des capitaux et des forces de toute espèce. Elle
exerce, en grandissant, une influence puissante sur l'accrois-
sement de la population, sur la prospérité de l'agriculture,
et, particulièrement, sur le développement du commerce
extérieur, par la raison que les pays moins civilisés réclament,
avant tout, des produits fabriqués d'un usage général, et que
les contrées de la zone tempérée trouvent dans la production
de ces articles le principal moyen d'entretenir des relations
directes avec celles de la zone torride. Un pays, par exem-
ple, qui importe des fils et des tissus de coton, ne peut com-
mercer directement avec l'Egypte, la Louisiane ou le Brésil,
car il ne peut ni fournir à ces contrées des tissus de coton ni
leur acheter leurs cotons en laine. Ces articles contribuent
fortement, par le chiffre considérable de leur valeur collec-
tive, à assurer un équilibre convenable entre les importations
et les exportations du pays, à conserver ou à procurer au pays
les moyens de circulation qui lui sont nécessaires. C'est, en
outre, par Tacquisition et par le maintien de ces vastes indus-
tries que la nation conquiert et conserve son importance in-
dustrielle; car les interruptions de commerce que la guerre
LA THÉORIE. CHAPITRE XVI. 425
amène causent peu de dommage, lorsqu'elles ne font qu'ar-
rêter l'importalion des articles de luxe ; elles sont suivies, au .
contraire, de calamités terribles, lorsqu'elles entraînent le
manque et la cherté des produits fabriqués ordinaires avec la
fermeture d'un large débouché pour les produits agricoles.
Enfin la contrebande et les déclarations inexactes de valeurs
en vue d'éluder les droits sont beaucoup mcins à craindre et
beaucoup plus faciles à empêcher sur ces articles que sur les
objets de luxe.
Les fabriques et les manufactures sont des plantes qui
croissent lentement, et une protection douanière qui altère
subitement les relations commerciales existantes nuit au pays
dans l'intérêt duquel elle est établie. Les droits doivent s'éle-
ver à mesure que les capitaux, l'habileté industrielle et l'es-
prit d'entreprise augmentent dans le pays ou lui viennent de
l'étranger, à mesure que la nation devient capable de met-
tre elle-même en œuvre les matières brutes qu'elle exportait
auparavant. 11 est sage d'arrêter d'avance l'échelle des droits
progressifs, afin d'offrir une prime certaine aux capitalistes,
ainsi qu'aux hommes de Fart et aux ouvriers qui se forment
dans le pays ou que l'on attire du dehors. Il est indispensable
de maintenir invariablement ces taux et de ne pas les dimi-
nuer avant le temps, parce que la seule crainte de la violation
de l'engagement détruirait en grande partie l'effet de la
prim.e.
Dans quelle proportion les droits d'entrée doivent-ils s'élever
lorsque l'on passe de la libre concurrence au système protec-
teur, et descendre lorsqu'on passe du système prohibitif à la
protection modérée? La théorie ne peut le déterminer ; tout
dépend des circonstances et des relations qui existent entre le
pays le moins avancé et celui qui l'est le plus. Les États-
Unis, par exemple, ont à prendre en considération particu-
lière le débouché qu'offrent l'Angleterre à leurs cotons en
laine et les colonies anglaises aux produits de leurs champs et
de leurs pêcheries, ainsi que le haut prix que leur coûte la
main-d'œuvre ; d'un autre côté, c'est pour eux une circon-
426 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE il,
stance favorable que, plus que tout autre pays, ils peuvent
compter sur rimmigralion des capitaux, des hommes d'art,
des entrepreneurs et des ouvriei's de l'Angleterre.
En thèse générale, on doit admettre qu'un pays où une
branche de fabrication ne peut pas naîlre à l'aide d'une pro-
tection de 40 à 60 p. O/q à son début, et ne peut pas se soute-
tenir ensuite avec 20 à 30, manque des conditions essentielles
de l'industrie manufacturière. (1)
Les causes de cette impuissance peuvent être plus ou
moins faciles à écarter. Parmi celles qui peuvent aisément
disparaître se rangent le manque de voies de communication,
le défaut de connaissances techniques, d'expérience et d'es-
prit d'entreprise en industrie; parmi les plus résistantes, le
(ij 11 esl fort difficile d'élablir une règle générale quant aux taux des
droits protecteurs. Le? taux ci-dessus énoncés doivent plus que suffire dans
Ja plupart des cas; mais si des gouvernements et des fabricants étrangers
s'appliquent à écraser une industrie dés son enfance, le droit doit être assez
élevé pour fiaralyser toute tentative a cet elîet. On sait que. dans beaucoup
d'industries ang'ai>eâ, les intéressés continuent des années à travailler à
perte, et sacrifient de grandes sommes d'argent pour conserver des marchés
qu'ils sont en danger de perdre. Il n'a guère surgi d'Industrie aux Klals-
Unis qui n'ait été, au début, rudement éprouvée par une réduction inattendue
du prix de l'article étranger.
Voici ce qu'on lit à ce sujet dans un rapport présenté en 1864, au Parle-
ment, au sujet de la population des districts miniers.
« Je crois que les ouvriers en général, et en particulier ceux des districts
du fer et de la houille, ne se rendent pas compte de l'étendue de l'obligation
qu'ils ont souvent envers les maîtres qui les emploient, ni de l'énormilé des
sacrifices que ceux-ci suppoilent dans les temps de crise, pour détruire la
concurrence étrangère, pour prendre ou pour conserver possession des mar-
chés étrangers. Il y a des fabricants bien connus qui ont continué en pareils
cas de travaillera perte jusqu'à concurrence de -i à 400,000 liv, ster. durant
plusieurs années. Si les tentatives dans le but d'encourager les coalitions
et les grèves d'ouvriers réussissaient à la longue, on verrait cesser ces vastes
accumulations de capitaux qui permettent à quelques hommes opulents
d'écraser toute concurrence étrangère dans les temps de crise. Les puissants
capitaux de ce pays sont ses grands instruments de guerre, s'il est permis de
parler ainsi, contre la rivalité des pays étrangers, et les moyens les pius essen-
tiels qui nous re^tent pour maintenir notre supériorité manufacturière; les
autres éléments, tels que la main-d'œuvre a bon marché, l'abondance des
matières brutes, les voies de communication, l'habileté industrielle, tendent
à se généraliser rapidement. » (S. Colwell.)
LA THEORIE. CHAPITRE XVr.
427
peu de goût pour le travail, le défaut de lumières, de moralité
et de droiture dans le peuple, Tinfériorité de l'agricullure et
par conséquent l'insuffisance des capitaux matériels, mais plus
encore de mauvaises institutions et l'absence de liberté et de
garanties, enfin un territoire mal arrondi, qui met obstacle à
la répression de la contrebande.
Les industries de luxe ne doivent appeler l'attention qu'en
dernier lieu et elles méritent le moins d'être protégées, parce
qu'elles exigent un haut degré d'instruction technique,
parce que leurs produits comparés à la production totale du
pays ne présentent (ju'une valeur insignifiante et qu'ils peu-
vent être facilement achetés à l'étranger avec des produits
agricoles, des matières brutes ou des articles fabriqués de
consommation générale, parce que l'interruption de leur arri-
vage en temps de guerre ne cause aucune perturbation sen-
sible, parce qu'enfin rien n'est plus aisé que d'éluder par la
contrebande des droits élevés sur ces articles.
Les nations qui ne sont point encore très-avancées dans la
mécanique, doivent laisser entrer en franchise toutes les
machines compliquées ou du moins ne les taxer que faiblement,
jusqu'à ce qu'elles soient en mesure d'égaler sous ce rapport
la nation la plus habile. Les ateliers de machines sont en
quelque sorte des fabriques de fabriques, et tout droit d'im-
portation sur les machines étrangères est une entrave à l'in-
dustrie manufacturière du pays en général. Mais comme, en
raison de leur puissante influence sur l'ensemble des manu-
factures, il iinporte que la nation ne dépende pas, pour son ap-
provisionnement en machines, des vicissitudes de la guerre,
cette industrie a des titres tout particuliers à l'appui direct de
l'Etat, dans le cas oii avec des droits modérés elle ne pourrait
pas soutenir la concurrence du dehors. Au moins l'Etat doit-il
encourager et soutenir directement les ateliers de machines
du pays, dans la mesure voulue pour qu'en temps de guerre
ils puissent d'abord suffire aux besoins les plus pressants, puis,
dans le cas d'une interruption prolongée, servir de modèles a
de nouveaux ateliers.
428 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE II.
Il ne peut être question de drawbacks dans notre système,
qu'autant que les produits à demi ouvrés qu'on importe du
dehors, tels que le fil de coton, supportent un droit protecteur
considérable, afin que le pays arrive peu à peu à les pro-
duire lui-même.
Les primes sont inadmissibles comme moyen permanent de
venir en aide à l'industrie du pays dans sa lutte avec celle de
nations plus avancées sur des marchés tiers; elles le sont plus
encore comme moyen de conquérir l'approvisionnement de
nations qui déjà elles-mêmes ont fait quelques progrès dans les
manufactures. Quelquefois, pourtant, elles peuvent se justi-
fier à tilre d'encouragements passagers, par exemple lorsque
l'esprit d'entreprise, endormi diez une nation, n'a besoin que
d'être éveillé et de trouver quelque appui dans ses premiers
efforts, pour qu'une industrie puissante et durable surgisse et
fasse des exportations dans les pays dépourvus de manufac-
tures. Mais, même en pareil cas, il faut considérer si l'Etat
ne ferait pas mieux de prêter, sans intérêts, aux entrepreneurs
et de leur accorder d'autres avantages, ou s'il ne convien-
drait pas m.ieux de provoquer, pour ces premiers essais, la
création de compagnies, et d'avancer à celles-ci sur les fonds
de rÉtat une partie du capital nécessaire, en laissant aux
actionnaires particuliers la préférence pour le paiement des
intérêts. Nous citerons comme exemples les entreprises com-
merciales et maritimes dans des terres lointaines que le com-
merce des particuliers n'a pas encore abordées, l'établisse-
ment de lignes de bateaux à vapeur vers des régions éloi-
gnées, de nouvelles colonisations (1).
(I) Adam Smilh combat les primes de sortie. « Nous ne pouvons pas, re-
marque-t-il spiriluellement, forcer les étrangers à acheter nos marchandises,
comme nous y avons forcé nos concitoyens. Par conséquent, a-l-on dit, le
meilleur exf)édienl qui nous reste à employer, c'est de payer les étrangers
pour les décider à aclieler de nous. » Mais les drawbacks ou restitutions de
droits trouvent grâce devant lui, par la raison que « des encouragements de
ce genre ne tendent point à tourner vers un emploi particulier une plu?
forte portion du capital du ftays que celle qui s'y serait portée de ?on plein
gré, mais seulement ont pour objet d'empêcher que cette portion ne soit
LA THÉORIE. CHAPITRE XVII. 429
CHAPITRE XVII.
LA DOUANE ET L^ÉCOLE RÉGNANTE.
L'école régnante ne distingue pas, quant à l'effet des droits
protecteurs, entre la production agricole et la production
manufacturière ; elle invoque à tort Tinfluence fâcheuse que
ces droits exercent sur la première, comme preuve qu'ils
opèrent de même sur la seconde (1).
En ce qui touche l'introduction des manufactures, Técole
ne distingue pas entre les nations qui n'ont pas de vocation
pour elles, et celles qu'y appelle la nature de leur territoire,
leurs progrès agricoles, leur civilisation et le besoin d'as-
surer pour l'avenir leur prospérité, leur indépendance et leur
puissance.
L'école méconnaît que, sous le régime d'une concurrence
sans limites avec des nations manufacturières exercées, une
détournée forcémenl vers d'autres emplois par l'etfel de l'impôt. • On s'é-
tonne après cela que J.-B. Sny, Cours complet, l\e partie, cliap. xx, enve-
loppe dans le même anathème les primes proprement dites et les drawbacks,
et élève conire ces derniers celle objection : «. Pourquoi affranchissons-nous
l'étranger d'un droit que nous faisons pnyer à nos concitoyens? » On s'en
étonne d'autant plus que, dans son Traité d'économie politique, Ivre II,
cbap. xvii, il avait purement et simplement reproduit la doctrine de Smith.
(U. K.)
(I) List, nous en avons déjà fait la remarque, a distingué ici à tort l'agri-
culture <i'avec l'inclusirie manufacturière. La protection peut, dans certains
cas, venir en aide à la première tout aussi ulilemcnt qu'à la seconde. Une
différence, néanmoins, que List n'a pas aperçue, et sur laquelle il convient
d'insislc.r, c'est que, sous l'action de la concurrence intérieure, les profits des
capitaux employés dans les fabrications protégées ne tardent pas à se réduire
au taux commun, tandis que, le sol constituant un monopole naturel, la mise
en culture de nouveaux terrains que provoque la protection à l'agriculture,
tend à accroître d'une manière permanente la rente des terrains les plus
fertiksou placés dans les conditions les plus favorables. (H. R.)
430 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE H.
nation peu avancée encore , quelque réelle que soit sa
vocation , ne saurait, sans protection douanière, arriver à
un complet développement manufacturier, à une complète
indépendance.
Elle ne tient pas compte de l'influence delà guerre ; elle ne
s'est pas aperçue en particulier que la guerre constitue un
système de prohibition, dont le système prohibitif des douanes
n'est qu'une continuation nécessaire.
Elle se prévaut des bienfaits de la liberté du commerce
intérieur pour prouver que les nations ne peuvent parvenir
que parla liberté absolue du commerce international au com-
ble de la prospérité et de la puissance, lorsque l'histoire ce-
pendant montre partout le contraire.
Elle prétend que les mesures protectrices procurent aux
fabricants du pays un monopole et les rendent indolents,
tandis que la concurrence intérieure est pour eux, en tout
pays, un assez actif aiguillon.
Elle veut nous faire croire que les droits protecteurs favo-
risent les fabricants aux dépens des agriculteurs, quand il est
évident que Fagriculture indigène retire de l'existence dans le
pays d'une industrie manufaclurièred'immensesavantages, au
prix desquels les sacrifices que le système protecteur lui
impose sont insignifiants.
Son argument capital contre les droits protecteurs est celui
des frais que coûte l'administration des douanes et des incon-
vénients de la contrebande. Ce sont là des maux incontesta-
bles jmais faut-il s'en préoccuper lorsqu'il s'agit de mesures
qui exercent une si profonde influence sur l'existence, sur la
puissance et sur la prospérité du pays? Les inconvénients des
armées permanentes et de la guerre sont-ils une raison pour
qu'une nation renonce à se défendre ? Lorsqu'on allègue que
les droits qui excèdent notamment les primes d'assurances de
la contrebande servent uniquement a encourager ce com-
merce iflicile, et ne favorisent point les manufactures du pays,
on n'a raison qu'à Tégard des mauvaises administrations
douanières, des territoires mal arrondis et de peu d'étendue,
LA THÉORIE. — CHAPITRE XVII, 431
de la consommation aux frontières et des droits élevés sur les
articles de luxe d'un faible volume. Mais l'expérience ensei-
gne partout qu'avec une bonne organisation et un tarif sage-
ment calculé, dans les grands Etats dont le territoire est bien
arrondi, le but de la protection ne saurait être sensiblement
contrarié par la contrebande. Pour ce qui est des frais de
douane, la perception des droits fiscaux en absorbe déjà une
grande partie, et l'école ne prétend pas que les grands Etals
doivent se passer de ces sortes de droits.
L'école, du reste, ne rejette pas toute protection douanière.
Adam Smith permet dans trois cas la protection de l'in-
dustrie du pays : premièrement comme mesure de rétorsion,
si une nation étrangère repousse nos marchandises et que
nous ayons lieu d'espérer que nos représailles la décideront à
retirer ses restrictions ; en second lieu, pour la défense natio-
nale, dans le cas oii les articles manufacturés nécessaires à cet
effet n'auraient pas pu êire produits dans le pays sous le ré-
gime de la libre concurrence ; troisièmement comme moyen
d'égalisation, lorsque les produits étrangers se trouvent moins
taxés que les produits nationaux. Say repousse la protection
dans lout^îs ces hypothèses, mais il l'admet dans une qua-
trième, celle d'une industrie qui paraît pouvoir devenir assez
avantageuse au bout de quelques années pour n'en avoir plus
besoin.
C'est donc Adam Smith qui veut introduire dans la politi-
que commerciale le principe de rétorsion, principe qui peut
conduire aux mesures les plus insensées et les plus funestes,
surtout si les représailles, ainsi que Smith le demande, doi-
ventètre retirées aussitôt que l'étranger consent au retrait des
restrictions qu'il avait établies. Supposez que l'AlIemngne se
venge par des représailles des obstacles que l'Angleterre met
à l'exportation de ses blés et de ses bois, qu'elle prohibe les
objets manufacturés de celle-ci et fasse naître ainsi artificielle-
ment une industrie manufacturière indigène , si l'Angleterre
se décide à ouvrir ses ports aux blés et aux bois allemands,
rAllcmagne devra-t-clle laisser périr une création qui a exigé
432 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE II.
d'énormes sacrifices? Quelle extravagance ! L'Allemagne eût
dix fois mieux fait de supporter paisiblement toutes les me-
sures restrictives de l'Angleterre, et, au lieu d'encourager
chez elle la naissance des manufactures, d'empêcher le déve-
loppement de celles qui, sans protection douanière, auraient
surgi par le seul effet des prohibitions anglaises.
Le principe de rétorsion n'est rationnel et applicable qu'au-
tant qu'il s'accorde avec celui de l'éducation industrielle du
pays, et qu'il en est comme l'auxiliaire.
Oui, il est raisonnable et avantageux pour unenation de
répondre, par des restrictions qui atteignent les produits ma-
nufacturés de l'Angleterre, à celles de l'Angleterre contre ses
produits agricoles, mais seulement pour une nation appelée à
acclimater chez elle f industrie manufacturière et à la conserver
à tout jamais.
Par la seconde exception Adam Smith justifie en réalité
non-seulement la protection des manufactures qui fournissent
les munitions militaires, par exemple des fabriques d'armes
et de poudre, mais tout le système protecteur tel que nous
l'entendons; car l'industrie manufacturière que ce | système
crée dans le pays exerce sur l'accroissement de sa population,
de ses richesses matérielles, de sa puissance mécanique, de
son indépendance et de toutes ses ressources intellectuelles,
par conséquent de ses moyens de défense, incomparablement
plus d'influence que ne le ferait la fabrication pure et simple
des armes et de la poudre.
On peut en dire autant de la troisième exception. Si, les
impôts qui pèsent sur notre production autorisent des droits
protecteurs sur les produits moins taxés de l'étranger, pour-
quoi les autres désavantages de nos manufactures vis-à-vis des
manufactures étrangères ne légitimeraient-ils pas la protec-
tion de l'industrie du dedans contre la concurrence écrasante
de celle du dehors (1) ?
(I) Les exceptions adnjises par Adam Smilh à la liberté du commerce
ne sont ici ni exposées avec une suffisante exaclilude, ni toutes appréciées
convenablement.
L'auteur de la Richesse des nations^ livre iV, chapitre ii, distingue d'abord
LA THÉORIE. — CHAPITRE XVII. 433
J.-B. Say a compris l'inconséquence de ces exceptions ;
mais celle qu'il leur a substituée ne vaut pas mieux. Car,
chez une nation que ses dons naturels et sa culture appellent
deux cas dans lesquels il est avantageux en général d'établir quelque charge
sur l'industrie étrangère pour encourager l'industrie nationale. Le premier,
c'est quand une branche particulière de travail est nécessaire à la défense du
pays, et Snriith cite à ce propos l'acte de navigation; il revient sur ce cas au
chapitre v du même livre, et accorde que, si une fabrication nécessaire à la
défense nationale ne peut se soutenir sans protection, il sera raisonnable que
les autres industries soient imposées pour l'encourager; que, d'après ce
principe, les primes qui étaient alors allouées en Angleterre à l'exportation
des voiles et de la poudre pouvaient peut-être se justifier. Le second cas, c'est
quand le produit national est chargé lui-même de quelque impôt dans l'in-
térieur; il lui paraît convenable qu'on établisse un pareil impôt sur le pro-
duit semblable venu de l'étranger. Plus loin il admet une troisième exception,
qui se motive sur les forts droits ou sur les prohibitions par lesquelles une
nation étrangère empêche l'importation chez elle de nos produits manufac-
turés; suivant lui, des représailles peuvent être alors d'une bonne politique,
s'il y a probabilité qu'elles amènent la révocation des gros droits ou des
prohibitions dont on a à se plaindre ; car, ajoute-t-il, l'avantage de recou-
vrer un grand marché étranger fera plus que compenser l'inconvénient pas-
sager de payer plus cher, pendant un court espace de temps, quelques
espèces de marchandises
List est fondé à soutenir que l'exception qui s'appuie sur la nécessité de
la défense nationale implique la concession de tout le système protecteur tel
qu'il l'entend, système où il voit un moyeu d'accroître les ressources et d'as-
surer l'indépendance du pays. Mais la conclusion semblable qu'il tire de
celle relative aux industries qui supportent des droits à l'intérieur, est évi-
demment fautive. Smith, en effet, distingue avec soin les taxes directement
et spécialement imposées sur certaines marchandises, telles que les droits
d'excisé, qui, établis aussi sur les produits étrangers, ne donnent point à
l'industrie nationale le monopole du marché intérieur et ne portent point
vers un emploi particulier plus de capital et de travail qu'il ne s'en serait
porté naturellement, et le système des impôts en général, à quelque degré
qu'il affecte ces marchandises. Smilh n'admet pas que le gouvernement ail à
encourager l'emploi des capitaux et de l'industrie des particuliers dans cette
cherté artificielle causée par les impôts plus que dans la cherté naturelle
qui résulte de la pauvreté du sol ou de la rigueur du climat. Quant aux me-
sures de rétorsion contre les nations étrangères qui repoussent nos produits,
l'histoire commerciale offre, on ne peut le nier, quelques exemples, même
récents, oîi elles ont porté de bons fruits en provoquant des arrangements
avantageux aux deux parties contractantes; mais, à part ces cas peu fré-
quents, elles constituent une détestable politique, qu'Adam Smith blâme
aussi énergiquement que qui que ce soit. Toute nation a le droit de régler sa
législation de douane en vue de ses intérêts bien ou mal compris, sans que
28
434 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE II.
à rindiistrie manufacturière, à peu près toutes les branches
de cette industrie doivent fleurir à l'aide d'une protection
persévérante et énergique, et il est ridicule de ne lui accorder
que quelques années pour se perfectionner dans une grande
industrie ou dans l'ensemble de ses industries, comme à un
apprenti cordonnier pour apprendre à faire des chaussu-
res (1).
Dans ses perpétuelles déclamations sur les immenses avan-
ies étrangers qui peuvent ainsi se trouver lésés soient autorisés à se plaindre
d'actes que n'ont point dictés des sentiments hostiles.
Adam Smilh, au surplus, est fort modéré dans l'application de sa doc-
trine, et il fiiit au système protecteur pins d'une concession. Voici, par
exemple, comment il s'exprime, livre V, chap. ii : « Si l'on supprimait toutes
les prohibitions, et qu'on assujettît tous les objets de fabrication étrangère à
des droits modérés, et tels que l'expérience les démontrerait propres à ren-
dre sur chaque article le plus gros revenu à l'Etat, alors nos propres ou-
vriers se trouveraient jouir encore, sur notre marché, d'un avantage assez
considérable, et PElat retirerait un très-gros revenu d'une foule d'articles
d'importation dont à présent quelques-uns ne lui en rapportent aucun, et
d'autres lui en rapportent un presque nul. » C'est le système qui a été appli-
qué par MM. Polk etWalker, auteurs du tarif américain de 1846, dans des
proportions, il est vrai, que Smith n'eût probablement pas avouées; ce
tarif, calculé en vue du plus gros revenu possible, impliquait cependantune
protection [mcidental protection) même assez élevée, mais une protection
aveugle, à ce point que la matière première y était souvent imposée plus for-
tement que le produit qu'elle sert à fabriquer. Un tarif libre-échangiste
conséquent ne doit point admettre de droits à l'entrée des articles qui ont
leurs analogues dans la production du pays.
Adam Smith, le croirait-on, n'avait pas une foi robuste dans l'avenir de
la liberté du commerce en Angleterre: « S'attendre, a-t-il é.crit, livre IV,
chap. II, que la liberté du commerce puisse jamais être entièrement ren-
due à la Grande-Bretagne, ce serait une aussi grande folie que d'espérer
y voir jamais se réaliser la république d'Utopie ou celle d'Océana.
(H. R.)
(1) La pensée de J.-B. Say est rendue dans ce passage plus inexactement
encore que celle d'Adam Smith. Lista quelquefois le défaut de citer de mé-
moire. Bien loin de trouver inconséquentes les deux exceptions formelle-
ment admises par son maître, J.-B Say, dans son Traité d'économie politiquef
liv. I, chap. XVII, les adopte en les reproduisant; il étend même la seconde,
celle qui concerne les produits chargés de quelque droit à l'intérieur, jus-
qu'à approuver les restrictions à l'importation des céréales en Angleterre à
cause des impôts excessifs qui pèsent sur l'agriculture, impôts qui n'ofifrent
pas cependant le caractère de spécialité voulu par Adam Smilh, comme, par
exemple, les droits d'excisé sur la fabrication du verre ou sur celle du pa-
LA THÉORIE. — CHAPITRE XVil. 435
tages de la liberté absolue du commerce et sur les inconvé-
nients de la protection douanière, l'école a Fhabilude d'invo-
quer l'exemple de quelques peuples. La Suisse prouve que
l'industrie peut fleurir sans protection douanière et que la
liberté absolue du commerce international est le fondement
le plus solide de la prospérité publique. Le sort de l'Espagne
fournit à toutes les nations qui cherchent dans la protection
douanière assistance et salut, un exemple effrayant des désas-
pier; el c'est là, certes, une large concession. Pour ce qui est des mesures
rétorsives, il les condamne sans réserve.
Say ajoute: « Peut-être un gouvernement fait-il bien d'accorder quelques
encouragements à une production qui, bien que donnant de la perte dans
les commencements, doit donner évidemment des profils au bout de peu
d'années Il est des circonstances qui peuvent modifier cette proposition
généralement vraie, que chacun est le meilleur juge de l'emploi de son indus-
trie et de ses capitaux. Smith a écrit dans un temps et dans un pays où l'on
était et où l'on est encore fort éclairé sur ses intérêts, et fort peu disposé à
négliger les profils qui peuvent résulter des emplois de capitaux et d'in-
dustrie, quels qu'ils soient. Mais toutes les nations ne sont pas encore par-
venues au même point. Combien n'en est-il pas où, par des préjugés que le
gouvernement seul peut vaincre, on est éloigné de plusieurs excellents em-
plois de capitaux !... Toute application neuve de la puissance d'un capital y
est un objet de méfiance ou de dédain, et la protection accordée à un emploi
de travail et d'argent vraiment profitable, peut devenir un bienfait pour le
pays. On possède actuellement en France les plus belles manufactures de
draps et de soieries qu'il y ait au monde ; peut-être les doit-on aux sages
encouragements de Colberl. Il avança 2,000 francs aux manufactures sur
chaque métier battant, etc. »
A part les mots : au bout de peu d'années, contre lesquels List a raison
de se récrier, ces lignes, où l'argument de Smith est restreint dans de sages
limites, semblent au premier abord une timide esquisse de la doctrine si vi-
goureusement accusée dans le Système national. Say, néanmoins, paraît
avoir voulu parler, non de la protection proprement dite, mais des primes,
des encouragements directs aux entrepreneurs, tels que ceux qu'il rappelle
de la part de Colbert. Ce qui confirme cette interprétation, c'est non-seule-
ment l'endroit du Traité où se trouve le morceau, mais encore le blâme
sévère formulé dans le Cours complet, IV* partie, chap. xvm, contre la pro-
tection en tant que moyen de doter un pays d'une industrie nouvelle.
Rossi, on a déjà eu occasion de le signaler, admet au besoin la protection
dans ce dernier cas, à la fin d'une leçon qui se termine ainsi : « En résumé,
il est irrécusable qu'il est des exceptions au principe de la liberté de l'in-
dustrie et du commerce, exceptions dont les unes ont leur fondement dans la
gcience économique elle-même, et les autres découlent de considéraiions mo-
rales et politiques. • (H. R.)
436 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE II.
treux effets de cette protection. L'Angleterre, si bien faite,
ainsi que nous l'avons montré dans un précédent chapitre,
pour servir de modèle et d'objet d'émulation à toutes les na-
tions qui ont une vocation manufacturière, est citée par les
théoriciens à l'appui de leur assertion que la faculté d'exercer
l'industrie manufacturière est un don naturel exclusivement
réservé à certains pays, comme la faculté de produire des
vins de Bourgogne, et que l'Angleterre, entre toutes les au-
tres contrées, a reçu la mission de s'adonner aux manufactu-
res et au commerce en grand. Examinons de près ces exem-
ples.
En ce qui touche la Suisse, on doit remarquer tout d'a-
bord qu'elle n'est point une nation, une nation normale, une
grande nation, mais un assemblage de municipalités. Sans
littoral maritime, resserrée entre deux grandes contrées, elle
ne peut ambitionner une navigation marchande ni des rela-
tions directes avec les pays de la zone torride ; elle ne peut
songer à se créer des forces navales, à fonder ou à acquérir
des colonies. La Suisse a jeté les bases de sa prospérité ac-
tuelle, qui est au surplus fort modeste, dès le temps où elle
appartenait à l'empire d'Allemagne. Depuis lors elle a été
fort épargnée par la guerre ; les capitaux ont pu s'y accroître
de génération en génération, d'autant mieux que ses gouver-
nements municipaux ne lui demandaient, pour ainsi dire, au-
cun impôt. Tandis que, dans les derniers siècles, le reste de
l'Europe était en proie au despotisme, au fanatisme religieux,
à la guerre et aux révolutions, la Suisse offrait un asile à tous
ceux qui cherchaient un abri pour leurs capitaux et pour leurs
talents, et il lui vint ainsi du dehors d'importantes ressources.
L'Allemagne ne s'est point rigoureusement close vis-à-vis de
la Suisse, et une grande partie de la production manu-
facturière de celle-ci y a de tout temps trouvé un débouché.
Son industrie n'était pas du reste une industrie nationale à
proprement parler, embrassant les objets de consommation
générale, c'était principalement une industrie de luxe dont
les produits étaient aisément introduits par la contrebande
LA THÉORIE. — CHAPITRE XYII. 437
dans les pays voisins ou dans les contrées lointaines. De plus,
la situation du pays est merveilleusement favorable et, à quel-
ques égards, privilégiée pour le commerce intermédiaire.
Déjà la facilité de connaître les idiomes, les lois, les institu-
tions, la civilisation des trois nations limitrophes assurait aux
Suisses de notables avantages pour ce commerce et pour tout
le reste. La liberté civile et religieuse et la diffusion des lu-
mières entretinrent parmi eux une vie, un esprit d'entreprise,
qui, dans l'insuffisance de leur agriculture et de leurs res-
sources intérieures, les firent émigrer à l'étranger, où, par
le service militaire, par le commerce et par toute sorte de
professions, ils ramassaient une fortune pour la rapporter
dans leur pays. Si, dans cette situation exceptionnelle, il s'est
accumulé en Suisse des capitaux matériels et intellectuels
pour faire marcher quelques industries de luxe (1) qui pou-
vaient vivre sans protection douanière avec les débouchés ex-
térieurs, il n'en faut pas conclure que de grandes nations
placées dans de tout autres circonstances puissent suivre le
même système. Dans l'exiguïté de ses impôts la Suisse possède
un avantage que de grandes nations ne peuvent acquérir qu'à
la condition de se dissoudre en municipalités comme la Suisse,
et d'exposer ainsi leur nationalité aux attaques des étrangers.
Que l'Espagne ait commis une extravagance en prohibant
l'exportation des métaux précieux, lorsqu'elle en produisait
avec surabondance, tout homme de sens le reconnaîtra. Mais
(1) La liberté a fait surgir en Suisse d'autres industries que des industries
de luxe, de celles qui exigent le plus d'habileté et d'efforts, notamment la
construction des machines et la filature du coton ; cette dernière a étf^ aidée
par le système continental ; toutes font été par l'exiguïté des salaires dont
se contentent des ouvriers souvent possesseurs d'un petit champ. Dans les
débals récents auxquels a donne lieu en Suisse la centralisation des péages,
ou, en d'autres termes, la substitution d'un tarif fédéral à une multitude de
droits cantonaux, des demandes de protection ont été formées par quelques
cantons manufacturiers de l'Est, mais elles n'ont pas été accueillies. En re-
vanche, le nouveau système, à tous autres égards fort libéral, protège les
vignobles du pays, en exigeant des vins étrangers, non-seulement un droit
fédéral d'entrée, mais encore des taxes cantonales de consommation excédant
celles qui se perçoivent sur les vins indigènes. (H. R.)
438 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE II.
on impute à tort la décadence industrielle et la ruine de l'Es-
pagne aux entraves qu'elle avait mises à l'importation des
objets manufacturés. Si l'Espagne n'avait pas chassé les
Maures et les Juifs et n'avait jamais eu d'inquisition, si Char-
les-Quint lui avait accordé la liberté de conscience, si ses
prêtres et ses moines s'étaient fait les éducateurs du peuple
et que leurs richesses excessives eussent été sécularisées ou
du moins réduites au nécessaire, si la liberté civile eût ainsi
gagné du terrain, si la noblesse féodale avait été corrigée et
la monarchie contenue, si, en un mot, l'Espagne avait eu, à la
suite d'une réformation, un développement politique analo-
gue à celui de l'Angleterre, et que le même esprit eût péné-
tré dans ses colonies ; les mesures de prohibition et de protec-
tion auraient eu en Espagne les mêmes résultats qu'en
Angleterre. C'est d'autant plus probable qu'à l'époque de
Charles -Quint, les Espagnols étaient, sous tous les rapports,
supérieurs aux Anglais et aux Français, et n'étaient devancés
que par les habitants des Pays-Bas, dont le génie industrieux
et commerçant aurait pu être communiqué à l'Espagne par
la protection douanière, si les institutions espagnoles avaient
appelé l'immigration des talents et des capitaux de l'étranger
au lieu de renvoyer à l'étranger ceux du pays.
Nous avons indiqué dans le cinquième chapitre de notre
premier livre les causes de la suprématie manufacturière et
commerciale de l'Angleterre.
C'est principalement la liberté de penser et la liberté civile,
l'excellence de la constitution et des institutions politiques en
général qui ont mis la politique commerciale anglaise à
même d'exploiter les richesses naturelles du sol et de déve-
lopper les forces productives delà nation. Mais qui oserait
contester aux autres nations la faculté de s'élever au même
degré de liberté ? Qui oserait soutenir que la nature a refusé
aux autres peuples les moyens de se livrer à la fabrication ?
On a souvent allégué la richesse immense de l'Angleterre
en houille et en fer comme une preuve de sa vocation toute
spéciale pour les manufactures. Il est vrai qu'en cela l'An-
LA THÉORIE. — CHAPITRE XVil. 439
gleterre a reçu de la nature une grande faveur ; nnais on peut
répondre que, sous le rapport de ces matières, la nature n'a
pas traité les autres pays en marâtre, que c'est le plus souvent
le défaut de bonnes voies de communication qui les empêche
de tirer tout le parti possible de leurs richesses, que d'autres
contrées possèdent en abondance des forces hydrauliques
inemployées, qui coûtent moins cher que la force de la va-
peur ; qu'au besoin la houille peut y être remplacée par d'au-
tres combustibles, que beaucoup de pays présentent pour la
fabrication du fer des ressources inépuisables, et qu'on peut
se procurer ces matières par la voie de l'échange.
Quelques mots, en terminant, des traités de commerce qui
stipulent de réciproques concessions de douane. L'école re-
pousse ces traités comme inutiles et nuisibles, tandis que nous
y voyons le moyen le plus efficace d'adoucir peu à peu les
rigueurs des législations douanières et de conduire graduelle-
ment les nations à la liberté du commerce. Sans doute les traités
qu'on a vus jusqu'ici ne sont pas fort encourageants. Nous
avons montré dans de précédents chapitres quels désastres
ont causés le traité de Méthuen en Portugal et le traité d'Eden
en France. Les tristes résultats de ces concessions réciproques
semblent avoir motivé la répugnance de l'école pour les trai-
tés de commerce en général. Son principe de la liberté abso-
lue du commerce y a été manifestement contredit par les
faits ; car, conformément à ce principe, les traités auraient dû
être avantageux pour les deux parties, au lieu de devenir une
cause de ruine pour l'une et d'immenses profits pour l'au-
tre (1). Si nous recherchons l'explication de ces effets si dif-
férents, nous trouvons que, par suite de ces traités, le Portu-
gal et la France renonçaient en faveur de l'Angleterre aux
progrès qu'ils avaient déjà accomplis dans les manufactures
(1) A cela les libre-échangistes sont en droit de répondre, comme ils l'ont
fait au surplus, que leur principe n'a rien de commun avec des stipulations
d'avantag-es exclusifs en faveur d'une nation en particulier, et ne peut être
par conséquent rendu responsable des tristes résultats de tel ou tel traité de
commerce. (H. t^,^
440 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE II.
comme à ceux qui pouvaient leur être ultérieurement réser-
vés, en vue de développer l'exportation de leurs produits
agricoles en Angleterre ; et que ces deux pays sont tombés
ainsi d'un degré relativement élevé de culture à un degré in-
férieur. Il s'ensuit qu'une nation qui, par des traités de com-
merce, sacrifie son industrie manufacturière à la concurrence
de l'étranger et s'oblige ainsi à tout jamais à rester dans
l'humble condition de nation purement agricole, commet un
acte de folie. Mais il ne s'ensuit nullement que les traités
destinés à encourager l'échange réciproque des produits agri-
coles et des matières brutes ou l'échange réciproque des pro-
duits manufacturés, soient nuisibles et condamnables.
Nous avons déjà établi que le fibre commerce des produits
agricoles et des matières brutes est utile à toutes les nations
dans tous les degrés de culture ; par conséquent, un traité qui
diminue ou qui supprime les entraves que rencontre ce com-
merce, doit profiter aux deux parties contractantes. Tel se-
rait, par exemple, un traité entre la France et l'Angleterre
qui faciliterait l'échange réciproque des vins et des eaux-de-
vie contre les fers bruts et les houilles, ou un traité entre la
France et l'Allemagne qui faciliterait l'échange du vin, de
l'huile et des fruits secs contre les grains, les laines et les bes-
tiaux.
Il résulte de nos déductions antérieures que la protection
ne contribue à la prospérité d'une nation qu'autant qu'elle
répond à son degré d'éducation industrielle ; que tout excès
de protection est nuisible ; que les nations ne peuvent parve-
nir que graduellement à la perfection dans les manufactures.
Deux nafions, à des degrés différents d'éducation industrielle,
peuvent donc, avec un égal avantage, se faire, par voie de
traité, des concessions réciproques pour l'échange de produits
manufacturés différents. La nation la moins avancée, hors
d'état de fabriquer elle-même avec profit les articles fins, de
coton et de soie par exemple, peut néanmoins être en me-
sure de fournir à la plus avancée une partie de son approvi-
sionnement en arficles communs.
LA THÉORIE. — CHAPITRE XVII. 441
De pareils traités sont plus admissibles encore et de nature
à produire de meilleurs effets entre des nations qui se trou-
vent à peu près au même degré d'éducation industrielle, en-
tre lesquelles, par conséquent, la concurrence, au lieu d'être
restrictive ou paralysante, et d'assurer le monopole de l'une
d'elles, ne fait, comme dans le commerce intérieur, qu'exci-
ter l'émulation et provoquer les perfectionnements et les ré-
ductions de prix. Tel est le cas pour la plupart des nations
du continent. La France, l'Autriche et l'Association alle-
mande, par exemple, n'auraient que d'excellents résultats à
attendre d'une modération des droits de douane, et, même
entre ces contrées et la Russie, des concessions pourraient
être échangées à l'avantage commun. Ce que toutes ont au-
jourd'hui à redouter, c'est uniquement la prépondérance de
l'Angleterre (1).
De ce point de vue, la suprématie britannique dans les ma-
nufactures, dans le commerce, dans la navigation marchande
et dans la possession de colonies paraît actuellement le plus
grand de tous les obstacles au rapprochement des nations ; et
(1) Les traités de commerce qui se négocient de nos jours sont de plus
d'une espèce. Les nations européennes ont coutume de régler par des sti-
pulations formelles les conditions de leurs relations avec les Etats non chré-
tiens ; de plus, pour la sécurité de leur commerce, elles astreignent par des
actes solennels les pays encore imparfaitement civilisés de l'Amérique méri-
dionale et centrale au respect des princip(?s du droit des gens qui, en Europe,
n'ont plus besoin d'être exprimés ; de pareils traités sont nécessaires et irré-
prochables. Les conventions par lesquelles deux peuples s'accordent des
réductions réciproques et exclusives sur quelques-unes de leurs marchan-
dises, sont devenues plus rares, et souvent elles sont empêchées par la sti-
pulation, écrite dans beaucoup d'actes diplomatiques, du traitement de la
nation la plus favorisée. Cependant il en existe encore, et il s'en prépare de
nouvelles que la politique et l'économie politique s'accordent à justifier; ce
sont surtout celles qui lient l'un à l'autre des pays limitrophes, soit qu'elles
frayent la voie aune association douanière, soit qu'elles aient simplement
pour but de faciliter les relations de voisinage. Ces conventions, qui ne re-
posent pas sur les bases justement réprouvées par les pères de la science
économique, trouvent haliiluellemcnt appui parmi les partisans les plus
décidés de la liberté des échanges. On peut en dire autant des traités de réci-
procité en maliére de navigation, lesquels ont pour objet de lever des restric-
tions et d'ouvrir au commerce des voies nouvelles. (H. R.)
442 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE II.
toutefois on doit reconnaître qu'en s'eflbrçant d'atteindre à
cette suprématie, la Grande-Bretagne a immensément aug-
menté la puissance productive du genre humain et qu'elle
l'augmente encore tous les jours (1).
(1) Ici se termine l'exposé de la théorie de List. Quiconque a suivi le
mouvement des idées économiques, la polémique des journaux et des débats
parlementaires de l'Allemag-ne dans ces dernières années, sait la puissante
influence que cette théorie a exercée et exerce encore au delà du Rhin.
L'un des disciples de List, M. Hœfken, a écrit dans VAustria les lignes
suivantes: < Depuis le temps où Krause, de Kœnigsberg, inoculait à l'ad-
minisiralion prussienne les doctrines d'Adam Smith, l'économie politique
allemande a fait de grands progrés ; et, parmi nos professeurs en renom, il
n'en est pas un seul, depuis Rau jusqu'à Hermann et à Hildebrand, qui
marche encore dans les sentiers battus de l'abstraction, et qui n'appuie
ouvertement un système intelligent de protection et de réciprocité que
réclament les circonstances. « Cette révolution économique est l'ouvrage de
List.
Entre les contradicteurs que le Système national a rencontrés, j'en men-
tionnerai deux, MM. Bruggemann et Dœnniges; il est digne de remarque
que tous deux ont subi l'influence de la doctrine qu'ils combattent.
La principale accusation que M. Bruggemann dirige contre List, dans
l'écrit qu'il a publié en 1845 sous ce titre : Du Zollverein allemand et du
système protecteur, est celle de larcin. D'après lui, List n'aurait fait que
reproduire, en les dénaturant, les idées d'un de ses compatriotes, Adam
Millier, avec lequel il avait eu quelques entretiens durant son séjour à
Vienne, idées en tous cas qui, sous la plume de leur prétendu inventeur,
n'avaient pas jusque-là fait grande fortune; on a déjà vu que l'auteur du
Système national a été aussi accusé de plagiat à l'égard d'un professeur dont
il ignorait jusqu'au nom. Du reste, M. Bruggemann déclare qu'il y a un
point de vue plus élevé que celui d'Adam Smith, que la science doit voir la
nation et non point l'individu, que la liberté absolue du commerce, dans
le temps actuel, est une chimère; et, tout en préférant d'autres mesures pour
l'encouragement de l'industrie du pays, il ne repousse nullement les droitâ
protecteurs.
M. Dœnniges, dans un ouvrage intitulé : Le système du libre commerce
et celui des droits protecteurs, qui a paru en 1847, reprend les arguments
habituels en faveur de la liberté commerciale; mais il fait preuve, en les
employant, de beaucoup de modération. Occupé de bonne heure d'études
historiques, il s'est fait, dit-il, une habitude d'envisager les questions au
point de vue de l'histoire. Jl condamne chez les physiocrates la maxime de
la liberté illimitée du commerce, et il s'indigne contre les journalistes qui
lui reprochent de débiter des exagérations à la Cobden. Voici ce qu'il dit
en propres termes : « L'établissement d'un droit protecteur ou une aggra-
vation modérée est admissible, par la raison que la conservation d'une
grande et fructueuse industrie peut procurer des avantages durables qui
LA THÉORIE. CHAPITRE XVII. 443
surpassent de beaucoup l'inconvénient passager d'une augmentation dans le
prix des marchandises. »
Cet écrit de M. Dœnniges a provoqué une réponse importante d'un savant
qui jouit en Allemagne d'une grande considération, M. de Hermann, de
Munich. La citation suivante fait connaître le point de vue auquel s'est
placé le professeur bavarois : « Du moment où le sentiment national s'est
éveillé chez lui, un peuple veut, autant que possible, se suffire à lui-même
et s'élever au niveau des autres nations indépendantes. Le concitoyen qui
supporte les mêmes charges publiques que nous, peut réclamer une préfé-
rence vis-à-vis de l'étranger; le complet développement des forces produc-
tives du pays peut exiger qu'on protège Jes industries pour lesquelles le
pays est parfaitement préparé, mais qu'il ne saurait entreprendre ou pousser
en concurrence avec l'étranger qui a pris les devants; enfin une nation ne
peut, sans encourir le mépris du monde ei en même temps de graves dom-
mages matériels, supporter un mouvement rétrograde et de l'inégalité dans
ses relations commerciales. L'histoire des peuples modernes atteste la jus-
tesse de ces observations. Le degré de la préférence et de la protection
accordée à l'habitant du pays, les mesures employées par les Etats pour
maintenir leur indépendance vis-à-vis des autres Etats, ont varié; l'idée
mère est partout la même, et son influence s'est fait sentir bien avant qu'on
eût cherché à se rendre compte de ce que c'est que le commerce international.
Le système mercantile n'a été que le premier es!-ai de son explication scien-
tifique. On a démontré suffisamment que ce système était défectueux, qu'une
bonne analyse du commerce lui manquait, et que ses conceptions inexactes
ont induit les gouvernements dans de fausses mesuies. Mais, l'idée du déve-
loppement le plus complet possible de l'économie intérieure d'une nation et
d'une entière égalité dans ses rapports avec les autres nations, le système
mercantile ne l'a point inventée ; il a essayé seulement de l'expliquer et de
l'élaborer. La réfutation qu'on en a faite n'a point fait disparaître une exi-
gence de l'indépendance nationale ; la théorie moderne n'a pas réussi à la
supprimer; la même exigence est restée jusqu'ici la règle de la législation
commerciale de tous les Etats indépendants, et elle ne cesse de prévaloir,
parce qu'elle répond à une nécessité profonde des peuples et des États.
C'est à la science à la ramener dans ses justes limites et à rechercher jusqu'à
quel point une nation peut être économiquement indépendante sans porter
aucun trouble dans l'économie des particuliers, et comment la libre activité
des individus peut être conciliée avec celte exigence du sentiment national
et de l'honneur national. »
M. Rau, dans la dernière édition de son Traité d'économie politique,
[«r vol., reproche à tort à l'auteur du Système national de placer l'industrie
manufacturière bien au-dessus de l'agriculture; c'est le degré de civilisation
où les manufactures fleurissent à côté de l'agriculture que List préfère à
celui où l'agriculture existe seule et dans un état fort imparfait; mais
M. Rau admet que, dans certains cas et sous certaines conditions, la théorie
justifie la protection du travail du pays.
M. Roscher, qui occupe aujourd'hui un des premiers rangs parmi les éco-
nomistes de l'Allemagne, a publié, entre autres ouvrages, un écrit intitulé :
Du commerce des grains et des mesures en cas de cherté. J'emprunterai à cet
444 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE II.
écrit, dont nous devons la traduction à M. Maurice Block, un passage re-
marquable sur la protection à l'industrie manufacturière.
Après avoir montré les pertes que le système protecteur peut occasionner à
son début, M. Roscher s'exprime en ces termes :
« Le sacrifice momeniané demandé au consommateur, en faveur de cer-
taines industries, peut et doit produire un avantage durable et suffisant pour
compenser largement ces pertes, si ces industries ont de la vitalité et nais-
sent dans un milieu favorable. On ne perd, comme dit List, que des valeurs
d'échange, et on gagne des forces productives. N'en est-il pas ainsi, par
exemple, des dépenses occasionnées par l'instruction ? Quand les entrepre-
neurs sont encore craintifs et ne disposent pas de grands capitaux, ils né-
gligent même les affaires offrant les chances les meilleures, si les débouchés
ne sont pas assurés d'avance. De là vient que les privilèges des corporations,
les droits d'entrepôt forcé et de foire, les compagnies commerciales privilé-
giées ont été SI avantageux aux débuts de l'industrie et du commerce. Une
plante précieuse a souvent besoin d'être abritée, soutenue, en un mot d'être
protégée dans sa jeunesse ; ce n'est que lorsqu'elle a pris racine dans le soi
qu'on peut l'exposer au vent et au froid, à la pluie et au soleil.
Qu'on se représente deux pays également bien partagés, tant sous le rap-
port des facultés physiques et intellectuelles de leurs habitants, que sous le
rapport de la position géographique, et dont l'un renferme une industrie flo-
rissant depuis des siècles, tandis que l'autre en est encore aux premiers
tâlonnemenls. Sous le régime d'une liberté entière du commerce, les fabri-
cants appartenant au pays avancé ne ponrront-ils pas, au moyen de leurs
capitaux abondants et à bas prix, de l'habileté de leurs contre-maîtres et de
leurs ouvriers, de l'habitude qu'ils ont des spéculations et des combinaisons
industrielles et de leurs autres avantages, parvenir à écraser, dès le début,
la plupart des entreprises tentées dans les pays arriérés? Lorsque les cir-
constances sont aussi avantageuses à leurs concurrents, les producteurs du
pays arriéré doivent succomber, malgré le bas prix de leurs salaires et leur
proximité du marché, à l'exception de quelques objets d'une fabrication
grossière; ce pays pourrait ainsi être condamné à ne produire que des ma-
tières premières ou des produits bruts. H se trouverait ainsi, vis-à-vis de son
rival, dans les rapports de la campagne à la ville industrielle et commer-
ciale. Le producteur, dans ce pays, ne voyant que le gain du moment, ne
croira même pas devoir se plaindre de ce partage. Mais l'intérêt de la nation
n'est nullement identique à la somme des intérêts privés de ces producteurs,
fussent-ils même la majorité des habitants du pays. L'avantage réel et du-
rable de tous les individus, y compris même ceux qui ne sont pas encore
nés, peut seul former ce qu'on appelle l'intérêt général. Ce point est encore
méconnu de nombreux théoriciens.
« On a pensé, il est vrai, que l'accroissement de la population et des
capitaux suffisait pour faire naître des industries compliquées. Mais on ou-
blie trop, d'une part, qu'on n'économise guère de capitaux que dans les pays
où l'on espère les employer avec fruit; et, de l'autre, que l'augmentation de
la population agricole peut produire un prolétariat rural et un morcellement
excessif des cultures, tout aussi bien qu'un développement de l'industrie
LA THÉORIE. — CHAPITRE XVH. 445
manufacturière. L'accroissement de la population ne fait avancer l'industrie
que dans les pays où elle a déjà une certaine perfection.
« Nous pensons, en conséquence, qu'une liberté entière du commerce
n'est utile qu'à des peuples encore peu avancés et à des nations qui ont
dépassé leurs concurrents. Elle est utile aux premiers, parce qu'elle leur
procure un de^ré de civilisation plus élevé, qui s'infiltre, chez eux, sous la
forme de nouveaux besoins et de moyens de les satisfaire; elle est utile aux
seconds, parce que des industries sans utilité peuvent seules y avoir besoin
de protection. Pour des nations qui se trouvent dans une situation intermé-
diaire, au contraire, un système protecteur sagfemenf dirigé est un excellent
moyen d'éducation industrielle, quoiqu'il ne soit peut-être pas l'unique. Par
une sage direction, nous entendons celle qui ne favorise que les industries
dont le succès est probable et qui ne rencontrent d'obstacles ni dans la na-
ture du pays, ni dans celle des habitants ; celle qui observe une saine logique
dans l'introduction de nouvelles industries; celle qui cherche à obtenir les
plus grands effets à l'aide des plus petits sacrifices. La protection industrielle
semble applicable surtout aux pays où deux des trois grands facteurs de
toute production (la nature, le travail, le capital) se trouvent en abondance,
et resteraient stériles par l'insuffisance du troisième, qui serait arrêté dans
son développement par la concurrence étrangère.
« Ajoutons, enfin, une considération importante. Un individu qui vou-
drait approfondir toutes les sciences tenterait l'impossible; et une nation ne
saurait atteindre la perfection en toutes choses. Mais, comme un homme
bien élevé doit avoir une instruction générale, de même une nation doit se
développer dans plusieurs directions. La santé morale d'un peuple, comme
celle d'un individu, repose sur l'harmonie des forces, sur leur action et leur
réaction bien combinées. Ace point de vue, la protection industrielle peut
être une excellente mesure d'hygiène économique en dérivant les forces
des points où elles sont en surabondance vers ceux où elles font défaut.
Dans le moyen âge d'une nation, l'agriculture et l'élément aristocratique
prédominent. Pour qu'il y ait développement moral, il faut que les villes,
les manufactures, les éléments mobiles et démocratiques s'étendent égale-
ment. C'est là le but du système protecteur, qui s'établit, en effet, d'abord
aux dépens des éléments autrefois dominants. Il est assez remarquable
que, dans la plupart des nations modernes, le même principe qui a dé-
truit le système féodal a établi la protection industrielle dans le pays. Mais,
comme ces mesures tendent à l'avancement général, elles finissent par être
utiles, même à ceux qu'elles avaient commencé par léser. Nous nous défions
toujours des doctrines qui condamnent comme des erreurs, des systèmes
adoptés par toutes les nations à une certaine période de leur existence. Dans
la plupart des cas, ces systèmes ont satisfait en leur temps à un véritable
besoin; ils se sont établis, pour ainsi dire, spontanément; la science n'est
parvenue que plus tard à les justifier. C'est souvent un excellent moyen de
trouver la vérité que d'étudier celte espèce d'inspiration populaire. »
Dans un ouvrage publié en 1848 sous ce titre : L'économie nationale du
présent et de l'avenir, M. Hildebrand, professeur à l'Université de Marbourg,
apprécie avec quelque détail List et ses doctrines. Critique consciencieux
sans être, à mon avis, exact et juste à tous égards, il met à néant les
446 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE II.
prétendus emprunts que l'auteur du Système national diUrait faits à Adam
Muller, en montrant que, si List a formulé contre le système économique
d'Adam Smith les mêmes objections que Millier, il l'a fait à un point de vue
tout différent, et qu'il est arrivé à des conclusions diamétralement opposées,
homme du présent et de l'avenir autant que son prédécesseur était homme
du passé. M. Hildebrand définit en outre dans les termes suivants les titres
de List :
« List a été comparé à Burke, on l'a même qualifié de Luther économique; et
d'un autre côté on en a fait un imposteur ignorant. L'un et l'autre jugement
soûl exagérés. Mais l'existence même de partis exaltés pour ou contre List,
témoigne déjà de son rare mérite. Il a été le premier économiste allemand
qui ait intéressé le pays à la science, qui, sur le domaine économique, ait
servi d'organe aux légitimes aspirations de l'époque vers l'indépendance
nationale ; agitateur industriel, malgré tous ses défauts, il a bien mérité de
l'Allemagne en livrant les questions nationales à la discussion publique.
« Il a rendu un autre service. 11 a poussé les économistes allemands dans
la voie des études historiques. C'est à l'histoire qu'il a emprunté la moitié
des preuves à l'appui de son système; il a essayé d'établir qu'en Italie, en
France, en Angleterre, et dans tous les États de l'Europe placés à la tête
de la civilisation moderne, l'industrie et le commerce ont grandi, par les
moyens qu'il recommande, sous la tutelle de l'Étal; que les républiques
italiennes, Amalfî, Pise, Gênes, Venise, ont péri faute de posséder l'unité
nationale, et la suprématie maritime des villes anséatiques faute de s'ap-
puyer sur un large développement des forces productives du reste de l'Alle-
magne. C'est ainsi qu'il a obligé ses adversaires à sortir de leurs abstrac-
tions pour se placer sur le terrain de l'histoire, et y suivre le développe-
ment de chaque nation.
« List, enfin, a le mérite d'avoir rendu dorénavant impossible l'argumen-
tation d'Adam Smith dans la question de la protection douanière. Les trois
maximes fondamentales sur lesquelles Smith établit sa théorie de la liberté
du commerce, savoir : que c'est en cherchant, dans l'emploi de son travail et
de ses capitaux, à obtenir pour lui-même le plus grand profit possible, qu'un
individu se rend le plus utile à la société; que le revenu d'une nation con-
siste dans la somme des valeurs échangeables des dififérentes productions, et
que toute diminution de ce revenu est pour la nation un dommage, ces
maximes ont été péremptoirement réfutées. »
Je citerai encore parmi les Allemands M. Knies, auteur d'un ouvrage
publié en 1863, sous le titre : L'économie politique envisagée au point de
vue de la méthode historique. Ce titre est, à lui seul, une preuve de l'in-
fluence du Système national. M. Knies, qui est loin, d'ailleurs, de partager
toutes les opinions de List, lui rend ce témoignage : « On serait injuste
envers List, si on lui contestait le rare mérite d'avoir, par son énergie à rap-
peler le développement historique de l'économie nationale, par son in-
sistance à invoquer les leçons irréfragables du passé, fait comprendre, mieux
qu'aucun de ses prédécesseurs, l'importance de l'étude de l'histoire pour la
solution exacte des problèmes économiques; c'est List aussi qui, en Alle-
magne du moins, a signalé le premier avec vigueur l'étroite connexilé de
k
LA THÉORIE. — CHAPITRE XVII. 447
l'économie politique et de la politique dans le développement économique
des nations.
Je ne peux terminer cette longue note sans adresser mes vifs remercie-
ments à ceux de mes compatriotes qui ont le plus contribué à faire connaître à
la France le Système national^ et en particulier à MM. Jules Burat et Darnis.
(H. ft.)
LIVRE TROISIEME
LES SYSTÈMES.
CHAPITRE PREMIER.
LES ECONOMISTES ITALIENS.
L'Italie a devancé toutes les nations modernes dans la
théorie comme dans la pratique de l'économie. Le comte
Pecchio a publié une histoire consciencieuse de cette branche
de la littérature italienne ; le seul défaut de son livre est d'être
trop servilement fidèle à la théorie régnante et de ne pas faire
convenablement ressortir les causes principales de la chute de
l'industrie en Italie, savoir, le manque d'unité nationale au
milieu des grandes nationalités formées à l'aide de la mo-
narchie héréditaire, puis la domination théocratique et la des-
truction des libertés dans les républiques et dans les villes. S'il
eût mieux étudié ces causes, la véritable tendance du Prince
de Machiavel lui eût difficilement échappé; il ne se fût pas
borné à mentionner en passant cet écrivain.
C'est la remarque de Pecchio, que, dans une lettre à son
ami Guichardin en 1525, Machiavel avait proposé une asso-
ciation de toutes les puissances italiennes contre l'étranger,
et que cette lettre communiquée au pape Clément YII avait
puissamment concouru à la formation de la sainte Ligue
en 1526 ; c'est cette remarque qui nous a conduit à imaginer
que la même pensée avait inspiré le Prince. Ayant lu nous-
même cet ouvrage, nous y avons trouvé tout d'abord la véri-
LES SYSTÈMES. — CHAPITRE I. 449
fication de cette conjecture. 11 est évident que le Prince, com-
posé en 1513, avait pour but de pénétrer les Médicis de cette
idée, que leur maison était appelée à réunir Tltalie entière
sous une seule main, et de leur indiquer les moyens d'at-
teindre ce but (1).
Le titre et la forme du livre, qui semble traiter dupouvoir
absolu en général, ont été choisis visiblement par des motifs
de prudence. Il n'y est question qu'en passant des princes hé-
réditaires et de leur gouvernement. L'auteur n'a autre chose
en vue qu'un usurpateur italien. 11 faut que des principautés
soient subjuguées, des dynasties renversées, la noblesse
féodale abattue, la liberté des républiques anéantie. Vertus du
ciel et ruses de l'enfer, prudence et audace, bravoure et per-
fidie, bonheur et hasard, l'usurpateur doit tout employer,
tout mettre en œuvre, tout tenter pour fonder un empire ita-
lien. Puis on lui communique un secret dont la puissance a
été suffisamment éprouvée dans les trois siècles suivants ; c'est
de créer une armée nationale, à laquelle une nouvelle disci-
pline, de nouvelles armes et une nouvelle tactique assurent la
victoire (2).
Si la généralité de l'argumentation laissait subsister encore
quelques doutes sur le but de l'auteur, le dernier chapitre les
dissiperait. 11 y déclare sans détour : que les invasions étran-
gères et le morcellement intérieur sont les causes principales
de tous les maux de l'Italie, que la maison de Médicis, entre
(1) Dans un voyage en Allemagne, entrepris pendant l'impression du
présent ouvrage, l'auteur a appris que les docteurs Ranke et Gervinus avaient
porté sur le PrinceXe. même jugement. {Note de l'auteur.)
— A ces témoignages, on peut ajouter l'autorité de l'historien anglais
Macaulay, qui, dans un travail récent, explique Machiavel par son époque:
nous disons explique, car il y a de ces choses qui ne se justifieront jamais.
(H. R.)
(2) Tout ce que Machiavel a écrit avant et après le Prince, montre qu'il
agitait de tels plans dans son esprit. Comment expliquerait-on sans cela que
lui, savant, ambassadeur, fonctionnaire public, qui n'avait jamais exercé le
métier des armes, se soit occupé de l'art de la guerre, à ce point que l'ou-
vrage qu'il a composé sur celte matière a excité l'admiration des premiers
capitaines de son temps?
29
450 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE III.
les mains de laquelle se trouvaient la Toscane et l'État de
l'Église, a reçu de la Providence mission d'accomplir le grand
œuvre ; que le moment est favorable pour innover, qu'un
nouveau Moïse doit surgir pour délivrer son peuple de la ser-
vitude d'Egypte ; enfin que rien ne procure à un prince plus
d'autorité et de gloire que de grandes entreprises (l).
Ce qui montre que, dans les autres chapitres, la pensée de
l'ouvrage doit être comprise à demi-mot, c'est le langage tenu
par l'auteur dans le neuvième touchant l'État de l'Église. C'est
ironiquement qu'il dit que les ecclésiastiques ont des terres et
qu'ils ne les gouvernent pas, des seigneuries et qu'ils ne les
défendent pas ; que leurs terres, les plus heureuses de toutes,
sont directement protégées par la divine Providence, qu'il se-
rait téméraire de porter à leur sujet un jugement. 11 est clair
qu'il a voulu ainsi, sans se compromettre, donner à entendre
qu'un conquérant hardi, surtout un Médicis, dont le pape
était le parent, ne rencontrerait pas sur ce terrain de grands
obstacles.
Mais comment, avec les sentiments républicains de Ma-
chiavel, expliquer les conseils qu'il donne à son usurpateur
concernant les républiques? Si ce républicain zélé, ce grand
penseur et ce grand écrivain, ce patriote martyr conseille à
l'usurpateur futur de détruire jusque dans ses racines la li-
berté des républiques, ne doit-on voir chez lui que le désir de
gagner les bonnes grâces du prince auquel son livre est dédié
et de poursuivre des avantages personnels ?
On ne peut nier que Machiavel, à l'époque où il écrivait le
Prince j était dans le besoin, qu'il était inquiet de son avenir,
qu'il désirait ardemment et qu'il espérait un emploi et un
(1) Frédéric le Grand, dans son Ânti- Machiavel, ne considère le Prince
que comme un traité purement théorique sur les droits et sur les devoirs des
princes en général. 11 est à remarquer qu'après avoir réfuté Machiavel cha-
pitre par chapitre, il ne mentionne même pas le vingt-sixième et dernier,
qui a pour litre : Appel pour délivrer l'Italie des étrangers, et qu'il inter-
cale un chapitre complètement étranger à l'ouvrage de Machiavel, intitulé :
Des différents modes de négociation et des motifs légitimes de déclarer la
guerre.
LES SYSTÈMES. CHAPITRE I. 451
secours des Médicis. Une lettre du 10 octobre 1515, qu'il
adressa de sa pauvre retraite champêtre à son ami Vettori à
Florence, met ce fait hors de doute.
Toutefois on a de sérieuses raisons de penser que, par cet
écrit, il ne recherchait pas seulement la faveur des Médicis,
qu'il ne poursuivait pas un but purement personnel, mais
qu'il avait en vue l'exécution d'un plan d'usurpation, d'un
plan qui n'était nullement en contradiction avec ses sentiments
républicains et patriotiques, bien que la moralité de notre
époque doive le réprouver comme impie. Ses ouvrages et sa
correspondance diplomatique montrent qu'il connaissait à fond
l'histoire de tous les États. Un regard qui plongeait si profon-
dément dans le passé, et qui dans le présent avait tant de clair-
voyance, dut aussi voir loin dans l'avenir. Une intelligence,
qui, dès le commencement du seizième siècle, comprenait l'im-
portance d'une armée nationale, dut aussi reconnaître que le
temps des petites républiques était passé, que la période des
grandes monarchies était venue, que la nationalité, dans l'état
de choses existant alors, ne pouvait être réalisée que par l'usur-
pation et conservée que par le despotisme, que les oligarchies
aux mains desquelles étaient les républiques italiennes, étaient
le plus grand obstacle à l'unité nationale, qu'il fallait par con-
séquent les détruire, et que la liberté dû pays renaîtrait en-
suite de son unité. Evidemment, Machiavel livrait au despo-
tisme, comme une proie, la liberté usée de quelques villes,
dans l'espoir d'obtenir à l'aide de celui-ci l'unité nationale,
et d'assurer par là aux générations futures la liberté sous une
forme plus grande et plus imposante.
Le premier ouvrage spécial sur l'économie politique qui
ait été écrit en Italie est celui d'Antonio Serra, de Naples,
Sur les moyens de faire affluer l'or et V argent dans les royaumes,
Say et Mac Culloch ne paraissent avoir lu de ce livre que le
titre ; l'un et l'autre l'écartent dédaigneusement en faisant la
remarque qu'il n'y est question que de la monnaie et que
l'auteur a commis l'erreur de ne voir la richesse que dans les
métaux précieux. S'ils en a valent lu davantage et s'ils l'avaient
452 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE III.
étudié, peut-être y auraient-ils puisé d'utiles leçons. Antonio
Serra, bien que coupable du péché de considérer l'abondance
de l'or et de l'argent comme des signes de richesse, a cepen-
dant des idées assez nettes sur l'origine de la richesse. 11 met
en première ligne, il est vrai, les mines comme les sources
directes des métaux précieux, mais il rend toute justice aux
moyens indirects par lesquels on les obtient. L'agriculture,
l'industrie manufacturière et le commerce sont pour lui les
sources principales de la richesse nationale. La fertilité du
sol est une source certaine de prospérité, mais les manufac-
tures en sont une autre beaucoup plus abondante, par divers
motifs, mais principalement à cause du vaste commerce au-
quel elles servent de base. La fécondité de ces sources dépend
des qualités que les habitants possèdent, du point de savoir,
par exemple, s'ils sont laborieux, actifs, entreprenants, éco-
nomes, et des circonstances naturelles et locales, par exem-
ple, delà situation favorable d'une ville pour le commerce
maritime. Au-dessus de toutes ces causes, Serra place la
forme du gouvernement, l'ordre public, la liberté civile, les
garanties politiques, la stabilité des lois. «Un pays ne peut
prospérer, dit-il, si chaque nouveau prince peut y établir de
nouvelles lois ; c'est peut-être pour cela que les Etats du
Saint-Père sont moins florissants que d'autres dont le gouver-
nement et la législation sont plus stables. Voyez comme à
Venise la durée du même régime depuis des siècles influe sur
la prospérité publique. » Telle est la substance d'un système
d'économie politique, qui, tout en ne paraissant avoir d'autre
objet que l'acquisition des métaux précieux, se distingue,
dans l'ensemble, par le naturel et par le bon sens. Évidem-
ment l'ouvrage de J.-B. Say, qui développe d'ailleurs des
notions économiques dont Antonio Serra n'avait aucune idée,
est très-inférieur à celui de Serra dans les points principaux
et notamment dans l'exacte appréciation du régime politique
relativement à la richesse des nations. Si Say avait étudié
Serra au lieu de le mettre de côté, il n'aurait sans doute pas
soutenu, dans la première page de son Traité d'économie
LES SYSTÈMES. CHAPITRE I. 453
politique [{) j que l'économie politique n'a point à se préoc-
cuper de la constitution des Etats ; qu'on a vu sous toutes les
formes de gouvernement des nations s'enrichir et se ruiner ;
qu'il importe seulement pour un pays d'être bien administré.
Nous sommes loin de vouloir soutenir la supériorité abso-
lue d'une forme de gouvernement sur toutes les autres. Il
suffît de jeter un coup d'œil sur les Etals de l'Amérique du
Sud pour se convaincre que le régime démocratique, chez des
peuples qui ne sont pas encore mûrs àcet égard, peut les faire
rétrograder notablement dans leur prospérité. Il suffit de
jeter un coup d'œil sur la Russie, pour reconnaître que des
peuples qui se trouvent encore à un degré inférieur de culture
peuvent accomplir sous la monarchie absolue les progrès
matériels les plus signalés. Mais cela ne prouve nullement
qu'on ait vu, sous toutes les formes de gouvernement, des
nations s'enrichir, c'est-à-dire atteindre le plus haut degré de
prospérité. Bien au contraire, l'histoire enseigne que ce de-
gré de prospérité publique, marqué par des manufactures et
un commerce florissant, ne peut être atteint que dans les pays
dont la constitution politique, qu'elle s'appelle république
démocratique, république aristocratique ou monarchie limi-
tée, garantit pleinement aux citoyens la liberté personnelle et
la sûreté des biens, à l'administration l'activité et l'énergie
dans la poursuite des intérêts sociaux avec la persévérance
dans ces efforts. Car, dans un état avancé de civilisation, il
s'agit moins d'être bien administré pendant quelque temps,
que de l'être constamment et uniformément, de manière
qu'une administration nouvelle ne détruise pas le bien que sa
devancière a fait, que trente années d'une administration
comme celle de Colbert ne soient pas suivies de la révocation
de l'édit de Nantes, que, durant des siècles, on persévère dans
un seul et même système, et qu'on poursuive un seul et même
but. Ce sont les constitutions dans lesquelles les intérêts du
pays sont représentés, et non le gouvernement absolu sous le-
(1) Discours préliminaire.
454 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE III.
quel Tadminiptration change avec la personne du monarque,
qui assurent, ainsi qu'Antonio Serra le remarque avec raison,
cette stabilité administrative. Il existe, d'ailleurs, des degrés
de culture où le gouvernement absolu peut être beaucoup plus
favorable et l'est généralement, en effet, aux progrès matériels
et moraux du pays, que ne le serait le gouvernement consti-
tutionnel. Ce sont les périodes de l'esclavage et du servage, de
la barbarie et de la superstition, du morcellement national et
des privilèges de caste. Car alors la constitution garantit la du-
rée, non pas seulement aux intérêts nationaux, mais encore
aux abus dominants, tandis qu'il est dans l'intérêt du gouver-
nement absolu et dans sa nature d'extirper ces abus, et qu'il
peut faire arriver au pouvoir un monarque de grande énergie
et de grandes lumières, qui fasse avancer la nation de plu-
sieurs siècles et lui ouvre une ère indéfinie d'indépendance et
de progrès.
Ainsi, c'est à l'aide d'un lieu commun, qui ne renferme
qu'une vérité relative, que J.-B. Say a voulu séparer sa doc-
trine de la politique (1). Sans doute il s'agit avant tout pour
un pays d'être bien administré ; mais la bonté de l'adminis-
tration dépend de la forme du gouvernement, et la forme du
gouvernement la meilleure est évidemment celle qui répond
le mieux à la situation morale et matérielle du pays, aux inté-
rêts de son avenir. On a vu les nations avancer sous toutes les
formes de gouvernement, mais on ne les a vues atteindre un
haut degré de développement économique, que là où la
forme du gouvernement garantissait un haut degré de liberté
et de puissance, la stabilité dans les lois et dans la politique
et de bonnes institutions.
Antonio Serra voit la nature des choses telle qu'elle est, et
(1) Bien que la recherche de la meilleure forme de gouvernement renlre
dans le domaine de la science politique, il appartient cependant à la science
économique d'expliquer en quoi la forme de gouvernement influe sur la
production et sur la distribution de la richesse. C'est probablement par réac-
tion contre les physiocrates ses prédécesseurs que J.-B. Say s'est abstenu à
cet égard; il aura voulu séparer nettement deux études qu'ils avaient à tort
confondues. (H. R.)
LES SYSTÈMES. — CHAPITRE I. 455
non à travers les lunettes d'un système préconçu ou d'un
principe unique qu'il veut justifier et établir. Il compare la
situation des différents États de l'Italie, et trouve la plus
grande richesse là où existe le commerce le plus actif, là où
existe une industrie manufacturière avancée, et celle-ci là où
existe la liberté civile.
Le jugement de Beccaria est déjà influencé par les fausses
maximes des physiocrales. Cet écrivain, il est vrai, a décou-
vert, soit avant Adam Smith, soit en même temps que lui, le
principe de la division du travail, ou bien il l'a trouvé dans
Aristote (1) ; il le pousse même plus loin qu'Adam Smith,
puisqu'il ne se borne pas, comme lui, au partage des tâches
dans une seule fabrique, mais qu'il montre comment la dis-
tribution des membres de la société en différentes industries
enfante la prospérité publique. Néanmoins, il n'hésite pas,
avec les physiocrates, à soutenir que les manufacturiers ne
sont pas productifs.
Rien de plus étroit que les vues du grand publiciste Filan-
gieri. Imbu d'un faux cosmopolitisme, il croit que l'Angle-
terre, par ses restrictions commerciales, n'a fait que donner
une prime à la contrebande et diminuer son commerce.
Verri, qui était administrateur, ne pouvait pas se tromper
à ce point ; il admet qu'il est nécessaire de protéger Tindus-
trie indigène contre la concurrence étrangère, mais il ne voit
pas ou il n'a pas osé voir que cette politique suppose la gran-
deur et l'unité du pays.
(1) C'est dans Xénophon ou dans Platon qu'il fallait dire.
(H. R.)
456 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE III.
CHAPITRE II.
LE SYSTÈME INDUSTRIEL^ IMPROPREMENT APPELÉ PAR L^ÉCOLE
SYSTÈME MERCANTILE (1).
Lorsque les grandes nationalités se constituèrent au moyen
de réunions de peuples, opérées par la monarchie hérédi-
taire, et de la centralisation de la puissance publique, les
manufactures, le commerce et la navigation, c'est-à-dire les
richesses avec la puissance maritime, se trouvaient en ma-
jeure partie, nous l'avons déjà fait voir, entre les mains de
républiques municipales ou de confédérations de ces républi-
ques. Mais, à mesure que les institutions de ces grandes na-
tionalités se développèrent, orn comprit de plus en plus la
nécessité de naturaliser dans le pays ces éléments essentiels de
puissance et de richesse.
Sentant qu'ils ne pourraient prendre racine ni fleurir que
sur le terrain de la liberté, la puissance royale favorisa la
liberté municipale, ainsi que les corporations dans lesquelles
elle trouvait de plus un point d'appui contre une aristocratie
féodale jalouse de son indépendance et hostile à l'unité natio-
nale. Toutefois ce moyen fut reconnu insuffisant ; d'abord les
avantages dont les particuliers jouissaient dans les villes libres
(1) Par le système mercantile on ne doit pas entendre un système conçu
exclusivement en vue des intérêts du commerce, [^'expression générale de
marchands désignait chez nous tous ceux qui exerçaient une industrie dans
une ville, les manufacturiers tout comme les commerçants. Adam Smith
a donné du système mercantile la définition suivante : « Son objet est d'en-
richir une grande nation plutôt par Ife commerce et les manufactures que
par la culture et l'amélioration des terres, plutôt par l'industrie des villes que
par celle des campagnes. » C'est donc, on le voit, mal à propos que List
substitue à un mot depuis longtemps adopté un autre terme dont la signifi-
cation est moins étendue. Ce dernier, du moins, ne s'applique au système
qu'il s'agit de dénommer qu'autant que ce système encourageait les manu-
factures. (H. R.)
LES SYSTÈMES. — CHAPITRE II. 457
et dans les républiques, étaient plus considérables que ceux
que les monarcbies pouvaient et osaient accorder aux habi-
tants de leurs municipalités ; puis, sous le régime de la libre
concurrence, il est très-difficile, impossible même à un pays
qui a toujours fait de l'agriculture son occupation principale,
de déposséder ceux qui, depuis des siècles, sont en possession
des manufactures, du commerce et de la navigation ; enfin,
au sein des grandes monarchies, les institutions féodales
mettaient obstacle au développement de l'agriculture, par
conséquent à l'essor des manufactures. C'est ainsi que le
cours naturel des choses a conduit les grandes monarchies à
restreindre l'importation des produits manufacturés, le com-
merce et la navigation de l'étranger, et à favoriser les manu-
factures, le commerce et la navigation du pays.
Tandis que, jusque-là, les taxes étaient établies principale-
ment sur l'exportation des matières brutes, elles frappèrent
alors principalement l'importation des produits fabriqués.
Les avantages qui s'ensuivaient décidèrent les négociants, les
marins, les fabricants des villes et des pays plus avancés à
passer avec leurs capitaux dans les grandes monarchies où ils
stimulèrent l'esprit d'entreprise chez les nationaux. La nais-
sance de l'industrie fut promptement suivie de celle de la
liberlé. L'aristocratie féodale se vit obligée, dans son propre
intérêt, à des concessions envers la population industrielle et
commerçante aussi bien qu'envers la population rurale. De
là des progrès dans l'agriculture, qui réagirent favorable-
ment à leur tour sur les deux autres facteurs de la richesse
nationale. Nous avons montré comment, à l'aide de ce
système et de la réformation, l'Angleterre a grandi de siècle
en siècle en forces productives, en liberté et en puissance.
Nous avons exposé comment en France ce même système a
été quelque temps imité avec succès, mais comment il y a
échoué faute d'une réforme des institutions féodales, du clergé
et de la monarchie absolue. Nous avons fait voir que la natio-
nalité polonaise avait péri, parce que la monarchie élective ne
possédait pas assez d'influence ni de stabilité pour faire surgir
458 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE III.
par ce moyen une bourgeoisie puissante et pour réformer
raristocratie féodale.
Sous l'influence d'une telle politique, à la place de la cité
commerçante et manufacturière et de la province agricole, le
plus souvent sans lien politique avec elle, on vit apparaître
la nation, formant un ensemble harmonieux et complet en
soi, dans laquelle, d'une part, les dissonances qui avaient
existé entre la monarchie, l'aristocratie féodale et la bour-
geoisie se changèrent en un accord satisfaisant, et, de l'autre,
l'agriculture, l'industrie manufacturière et le commerce en-
tretinrent les plus intimes relations. Ge fut là un état social
infiniment plus parfait que le précédent , car l'industrie ma-
nufacturière, jusque-là resserrée dans les étroites limites de
la république municipale, s'étendait à un vaste territoire ;
toutes les ressources qui s'y trouvaient y étaient placées à sa
disposition ; la division du travail et l'association des forces
productives, dans les diverses branches de l'industrie manu-
facturière comme dans l'agriculture, se réalisaient sur une
bien plus grande échelle ; la classe nombreuse des cultiva-
teurs était politiquement et commercialement mise en contact
avec les manufacturiers et les négociants, et ainsi la paix
perpétuelle pour ainsi dire établie entre eux, l'action récipro-
que de l'agriculture et de l'industrie manufacturière pour
jamais assurée, enfin les cultivateurs admis à tous les avan-
tages qui accompagnent les manufactures et le commerce.
Le pays à la fois agriculteur, manufacturier et commerçant
est une ville qui embrasse toute une contrée, ou une campagne
élevée au rang de ville. En même temps que la production
matérielle augmentait sous les auspices de cette association,
les forces morales ne pouvaient manquer de se développer,
les institutions politiques de se perfectionner, les revenus
publics, les moyens de défense et la population de s'accroître.
Aussi la nation qui la première a complètement réalisé l'Etat
à la fois agriculteur, manufacturier et commerçant, est-elle
aujourd'hui, sous tous ces rapports, à la tête des autres
nations.
LES SYSTÈMES. CHAPITRE II. 459
Le système industriel ne fut point mis d'abord par écrit, il
ne fut point imaginé par des écrivains ; il fut purement et
simplement appliqué jusqu'à Steuart qui l'a retracé en grande
partie d'après la pratique de l'Angleterre (1), de même
qu'Antonio Serra avait pris dans l'histoire de Venise les élé-
ments de son propre système. Le livre de Steuart, d'ailleurs,
n'est pas à proprement parler une œuvre scientifique. La
monnaie, les banques, la circulation du papier, les crises
commerciales, la balance du commerce et la population
en remplissent la plus grande partie ; les développements
de Steuart sur ces matières sont aujourd'hui encore instruc-
tifs à plus d'un égard, mais présentés avec peu de suite et
d'intelligence; la même idée y est répétée jusqu'à dix fois.
Les autres parties de l'économie politique sont superficielle-
ment traitées ou complètement omises. Ni les forces produc-
tives ni les éléments du prix des choses n'y sont approfondis.
L'auteur n'a jamais devant les yeux que l'expérience et la
situation de l'Angleterre. Son livre en un mot offre tous les
mérites et tous les défauts de la pratique anglaise et de celle
de Colbert.
Voici en quoi consistent les mérites du système industriel
TÎs-à-vis des systèmes qui lui ont succédé :
1** Il comprend l'importance des manufactures et leur in-
fluence sur l'agriculture, sur le commerce et sur la navigation
du pays, et il les reconnaît franchement ;
2° Il choisit en général le bon moyen pour créer l'industrie
manufacturière dans la nation mûre à cet effet (2) ;
(1) Ce système a eu pour organes, au siècle dernier, en France Melon et
Forbonnais, outre-Rhin J. G. Buscli, de Hambourg, que les Allemands citent
encore aujourd'hui avec respect comme le fondateur de la science dans leur
pays. (H. R.)
(2) Voici ce que dit Steuart, livre I", chap. xxix : « Pour l'avancement de
l'industrie, un homme d'État doit agir aussi bien que permettre, il doit
protéger. La fabrication des laines aurait-elle jamais pu être introduite en
France par la seule considération des avantages que la France en a retirés,
si le roi n'avait pas entrepris de la soutenir, en accordant divers privi-
lèges aux fabricants et en prohibant sévèrement les draps étrangers? Y
460 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE III.
3° Il prend l'idée de nation pour point de départ, et consi-1
dérant les nations comme des unités, il tient compte partout
des intérêts nationaux.
Voici maintenant les points principaux par lesquels pèche
ce système :
1° En général, il n'a pas une notion exacte du principe de
l'éducation industrielle du pays ni des conditions de son
application ;
2° 11 provoque par conséquent de la part de peuples qui
vivent sous un climat contraire aux manufactures, d'États
trop petits ou trop peu avancés, une imitation mal entendue
du système protecteur ;
3° Il veut, au détriment de l'agriculture, étendre la protec-
tion aux matières brutes, bien que l'agriculture soit suffisam-
ment protégée par la nature des choses contre la concurrence
étrangère ;
4° 11 veut, au détriment de l'agriculture et contre toute
justice, favoriser les manufactures en entravant l'exportation
des matières brutes ;
5" Il n'enseigne pas à la nation parvenue à la suprématie
manufacturière et commerciale qu'elle doit ouvrir son marché
à la libre concurrence pour préserver de l'indolence ses ma-
nufacturiers et ses négociants ;
6° Dans la poursuite exclusive du but politique, il mécon-
naît les relations cosmopolites des nations entre elles, et le but
du genre humain ; il entraîne ainsi les gouvernements à
adopter la prohibition là où la protection aurait suffi, ou à
établir des droits prohibitifs là où des droits modérés auraient
mieux convenu ;
7° Enfin, par cet oubli complet du principe cosmopolite,
il ne voit pas dans l'union future de tous les peuples, dans
rétablissement de la paix perpétuelle et de la liberté générale
du commerce , le but vers lequel tous les peuples doivent
a-l-il d'autres moyens d'établir en quelque lieu que ce soit une nouvelle
fabrication ? »
LES SYSTÈMES. — CHAPITRE II. 461
tendre et dont ils doivent de plus en plus se rapprocher (1).
Les écoles modernes ont injustement reproché à ce système
de ne reconnaître d'autres richesses que les métaux précieux,
bien que ce ne soient que des marchandises comme toutes
les autres, et d'avoir pour maxime de vendre le plus possible
aux autres pays en leur achetant le moins possible.
Pour ce qui est du premier reproche, on ne peut soutenir
ni de l'administration de Golbert ni de celle des Anglais depuis
Georges P% qu'elles aient attaché un si haut prix aux importa-
tions de métaux précieux. Encourager les manufactures, la
navigation et le commerce extérieur du pays, tel était l'objet
de leur politique commerciale, politique qui avait ses défauts,
mais qui, dans l'ensemble, a produit des résultats considé-
rables. Nous avons vu que, depuis le traité de Méthuen, les
Anglais exportaient annuellement dans les Indes orientales de
grandes quantités de métaux précieux, sans considérer ces
envois comme un mal.
Lorsque les ministres de Georges P"" prohibèrent en 1721
l'importation des tissus de coton et des tissus de soie de
l'Inde, ils ne dirent pas qu'il s'agissait pour une nation de
vendre le plus possible à l'étranger et de lui acheter le moins
possible ; cette absurdité fut ajoutée au système industriel par
une école postérieure ; ils déclarèrent qu'une nation ne pou-
vait parvenir à la puissance et à la richesse quen exportant
les produits de ses fabriques et en important des matières brutes
et des denrées alimentaires. L'Angleterre a jusqu'ici suivi
cette maxime, et c'est en la suivant qu'elle est devenue puis-
sante et riche; cette maxime est la seule vraie pour un pays
y
(1) Ce reproche est-il mérité? Ést-il vrai que la pratique administrative
ne se préoccupe que du moyen, qui est la restriction, et n'aperçoive pas le
but qui est la liberté? On ne peut le dire du moins de l'administrateur qui a
personnifié pendant une assez longue période le système prolecteur de la
France; M. de Saint-Cricq ne considérait pas la protection comme éter-
nelle; en présentant le projet de loi de douane de 1829, il déclarait nettement
qu'il fallait tendre vers la liberté commerciale ; et telle a été, il convient de
l'ajouter, la doctrine constante de l'administration française depuis cette
époque. (H. R )
462 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE III.
de civilisation ancienne dont l'agriculture a déjà atteint un
haut degré de développement (1).
CHAPITRE III.
l'École physiocratique ou le système agricole.
Si la grande tentative de Colbert avait réussi, si la révoca-
tion de l'édit de Nantes, le faste de Louis XIV et sa passion
pour la gloire, les débauches et les dissipations de son suc-
cesseur n'avaient pas étoufïé les germes que Colbert avait
semés, si, en conséquence, il s'était formé en France une
(1) L'opinion vulgaire qui attachait un prix exagéré à la possession des
métaux précieux est fort ancienne, on la retrouve chez les écrivains de l'an-
tiquité, et elle ne peut être imputée au système mercantile, qui n'a pas su, il
est vrai, s'élever au-dessus d'elle, mais qui, cependant, a provoqué la levée
des restrictions et la sortie du numéraire, quand ce numéraire était em-
ployé dans le commerce des Indes orientales. Les erreurs de nos aïeux en
matière d industrie et de commerce jusqu'à l'avènement de la science éco-
nomique ont été nombreuses; on les trouve en quelque sorte résumées dans
un passag-e de l'ouvrage le plus populaire de François Bacon, ses Essais de
morale et de politique, où elles sont mêlées à des vérités : « Les moyens qui
peuvent diminuer la pauvreté dans un Etat consistent à dégager toutes les
routes du commerce, à lui en ouvrir de nouvelles et à en bien régler la ba-
lance, à encourager les manufactures, à bannir l'oisiveté, à mettre un frein
au luxe et aux dépenses ruineuses par des lois somptuaires, et à encourager
aussi par des récompenses et par de bonnes lois les perfectionnements agri-
coles, à régler le prix des denrées, à modérer les taxes Une nation ne
peut s'accroître, par rapport aux richesses, qu'aux dépens des autres, attendu
que, ce qu'elle gagne, il faut bien que quelqu'un le perde. Or, il est trois
sortes de choses qu'une nation peut vendre à une autre, savoir, le produit
brut, le produit manufacturé et le prêt. Lorsque ces trois roues principales
tournent avec aisance, les richesses affluent dans le pays. Quelquefois, sui-
van.t l'expression du poète, le travail a plus de prix que la matière; je veux
dire que le prix de la main-d'œuvre ou du transport excède souvent celui de
la matière première et enrichit plus promptement un État. C'est ce dont
nous voyons un exemple éclatant dans les Pays-Bas. » Toutes les hérésies
économiques contenues dans ces lignes constituent elles ce qu'on appelle le
système mercantile? c'est une affaire de définition. Ce qui caractérise essen-
'i- LES SYSTÈMES. CHAPITRE III. 463
classe de riches manufacturiers et de riches négociants, si
d'heureuses conjonctures avaient fait passer les biens du
clergé aux mains de la bourgeoisie, et qu'ainsi eût surgi une
seconde chambre énergique sous l'influence de laquelle l'aris-
tocratie féodale eût été réformée, le système physiocratique
n'aurait peut-être pas vu le jour. Evidemment ce système
avait été conçu d'après la situation de la France à l'époque
où il apparut, et calculé uniquement pour cet Etat.
La plus grande partie du sol, en France, était alors entre les
mains du clergé et de la noblesse. Les paysans qui le cultivaient
liellementce système, c'est, comme le dit Adam Smith, de chercher à enri-
chir les sociétés particulièrement à l'aide des manufactures et du commerce ;
et l'état social de l'Europe avant 1789 explique suffisamment une préférence
qui n'a plus de sens aujourd'hui; celte tendance de la pratique qui résul-
tait de la nature des choses a trouvé ses théoriciens inexpérimentés, dont les
doctrines n'ont exercé d'ailleurs sur elle que peu d'influence; caries restric-
tions commerciales ont été provoquées par l'iniérêt bien ou mal entendu du
travail du pays et par les haines nationales beaucoup plus souvent que par
la théorie de la balance du commerce. Le grand moyen du système mercan-
tile, ou la protection douanière, a survécu à cette théorie aujourd'hui dé-
criée, et il a peut-être encore plus d'avenir que beaucoup d'économistes ne le
supposent. Quoi qu'il en soit, la science doit faire une certaine part à ce
qui a occupé et à ce qui occupe encore dans les faits une si large place.
(H. R.)
— Quelles qu'aient été les erreurs et les absurdités du système mercantile
tel qu'il a été pratiqué par les hommes d'État de l'Angleterre durant les
deux derniers siècles, elles ne sont pas comparables aux erreurs et aux ab-
surdités de la théorie actuellement en vogue, telle qu'elle a été développée
par les économistes. Les deux systèmes exagèrent l'importance du com-
merce, et en, font un agent principal dans la production de la richesse. Ils
oublient que le commerce n'est que le serviteur de l'industrie, l'agent de la
distribution des produits de celle-ci. Le système mercantile a sur l'école mo-
derne cet avantage, qu'il employait les restrictions commerciales pour pro-
téger et pour encourager l'industrie, tandis que l'école ne demande autre
chose que des opérations de négociants affranchis de toute entrave et libres
de faire tout ce que l'amour du gain peut leur conseiller. Si l'ancien sys-
tème a été appelé système mercantile, le nouveau devrait être désigné par
le nom de système commercial, comme étant, en réalité, beaucoup plus com-
mercial que le premier. Il remet.les intérêts de l'industrie, les intérêts ma-
tériels du pays en général, aux mains des négociants.
Nous espérons que le temps n'est pas éloigné où le système industriel sera
inauguré, non-seulement pour la production de la richesse, mais pour le
développement du bien-être de l'homme, ainsi que des ressources et de la
puissance de la nation. (S. Colwell.)
464 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE Ilï. "*;'
languissaient dans le servage et dans la sujétion personnelle,
en proie à la superstition, à l'ignorance, à la paresse et à la
misère. Ceux entre les mains desquels se trouvaient les ins-
truments de la production, tout entiers à la poursuite des fri-
volités, n'avaient ni l'intelligence ni le goût de l'agriculture;
ceux qui conduisaient la charrue étaient dépourvus de toutes
ressources intellectuelles ou matérielles pour les améliorations
agricoles. L'oppression sous laquelle les institutions féodales
faisaient gémir l'agriculture était aggravée par les insa-
tiables exigences de la monarchie envers les producteurs,
exigences d'autant plus difficiles à satisfaire que la noblesse et
le clergé étaient exempts d'impôts. Dans de pareilles circon-
stances, les industries les plus importantes, c'est-à-dire celles*
qui se basent sur la production agricole du pays et sur la
consommation de la grande masse de la population, ne pou-
vaient pas fleurir ; celles-là seules pouvaient prospérer, qui
fournissaient des objets de luxe aux classes privilégiées. Le
commerce extérieur était borné par l'impuissance où se trou-
vaient les producteurs matériels de consommer de fortes
quantités de denrées de la zone torride et de les solder avec
l'excédant de leurs produits ; le commerce intérieur était
étouffé par les douanes provinciales.
Il est fort naturel, dans un tel état de choses, que des pen-
seurs, après avoir réfléchi sur les causes de la misère qui
régnait, aient été convaincus que, tant que l'agriculture ne^
serait pas délivrée de ses chaînes, tant que les possesseurs du
sol et des capitaux ne s'intéresseraient pas à elle, que les
paysans resteraient plongés dans la sujétion personnelle, dans
la superstition, dans la paresse et dans l'ignorance, que les
impôts ne seraient pas diminués et répartis avec équité, que
les barrières intérieures subsisteraient et que le commerce
extérieur ne fleurirait pas, le pays ne pouvait pas prospérer.
Mais ces penseurs étaient médecins du monarque et de la
cour, protégés et amis intimes de la noblesse et du clergé ; ils
ne voulaient pas faire une guerre ouverte à la puissance
absolue, pas plus qu'au clergé et à la noblesse. Il ne leur restait
LES SYSTÈMES. — CHAPITRE III. 465
donc d'autre expédient que d'envelopper leur plan de réforme
dans les ténèbres d'un système abstrus, de même qu'avant et
après eux des idées de réforme politique et religieuse se sont
couvertes du voile de systèmes philosophiques. A l'exemple
des philosophes de leur époque et de leur pays, qui, au milieu
de la décomposition de la France, cherchaient une consolation
dans le vaste champ de la philanthropie et du cosmopolitisme,
à peu près comme un père de famille ruiné et au désespoir va
chercher des distractions au cabaret, les physiocrates s'en-
gouèrent du principe cosmopolite de la liberté du commerce
comme d'une panacée qui devait guérir tous les maux du
pays. Après avoir recueilli cette idée dans les espaces, ils
creusèrent profondément, et ils trouvèrent dans le revenu net
du sol une base conforme à leurs vues. Alors fut construit le
système : « Le soi seul donne nn revenu net, donc l'agricul-
ture est la source unique de la richesse, » maxime d'où se
déduisaient d'importantes conséquences. D'abord tout l'édifice
féodal devait crouler, et cela dans l'intérêt des propriétaires
fonciers eux-mêmes, puis tous les impôts devaient être établis
sur le sol, comme sur la source de toute richesse, et ainsi
prenait fm l'immunité de la noblesse et du clergé ; enfin les
fabricants formaient une classe improductive, qui n'avait point
de taxe à payer, mais point de titres non plus à la protection
de l'Etat, ce qui entraînait l'abolition des douanes.
En un mot, on recourut aux arguments et aux allégations
les plus absurdes pour prouver les grandes vérités qu'on avait
entrepris d'établir.
De la nation, de son degré de culture et de sa situation vis-
à-vis des autres peuples, il ne pouvait être question ; V Encyclo-
pédie méthodique l'enseigne, le bien-être de l'individu dépend
de celui du genre humain. Il n'y avait, par conséquent, plus
de nations, plus de guerres, plus de restrictions commerciales
de la part de l'étranger; l'histoire et l'expérience étaient mé-
connues ou détigurées.
On trouvait dans ce système le grand avantage de paraître
combattre contre le système de Golbert et contre les privi-
30
466 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE III.
léges des manufacturiers en faveur des propriétaires du sol,
tandis que les coups portaient principalement sur les privilèges
de ces derniers. Le pauvre Colbert était seul responsable du
triste état de l'agriculture française, quand tout le monde
savait que la France ne possédait une grande industrie que de-
puis Colbert, et que le bon sens le plus vulgaire comprend
que les manufactures sont le principal moyen de faire fleurir
l'agriculture et le commerce.
La révocation de l'édit de Nantes, les guerres étourdies de
Louis XIV et les prodigalités de Louis XV étaient complète-
ment oubliées.
Quesnay a, dans ses ouvrages, reproduit et réfuté une à
une les objections que son système avait rencontrées ; on s'é-
tonne de tout ce qu'il met de bon sens dans la bouche de ses
adversaires, et de tout ce qu'il leur oppose d'absurdité mys-
tique. Toute cette absurdité, néanmoins, était réputée
sagesse par les contemporains du réformateur, parce que
la tendance de son système répondait à la situation de la
France d'alors ainsi qu'au penchant cosmopolite du dix-hui-
tième siècle (1).
(1) « Qu'on maintienne Tenlière liberté du commerce, car la police du
commerce intérieur et extérieur la plus sûre, la plus exacte, la plus profi-
table à la nation et à l'Étal, consiste dans la pleine liberté de la concur-
rence. » Telle esl la 25^ des Maximes gfeneVa/es de Quesnay. J'ai déjà fait obser-
ver dans une note précédente que la république universelle dont il parle ne
s'entend que des commerçants, qu'il distingue des nations auxquelles ils ap-
partiennent; son disciple Dupont de Nemours a dit quelque part, il est vrai,
que « exactement parlant, il n'existe dans le monde qu'une seule société
humaine, » et, d'après Turgot, « quiconque n'oublie pas qu'il y a des États
politiques séparés les uns des autres et constitués diversement, ne traitera
jamais bien aucune question d'économie politique; » mais ce n'est pas celle
pensée cosmopolite qui a dicté la maxime du maître en faveur de la liberté
absolue du commerce international. Ce n'est pas davantage une appréciation
scientifique du commerce extérieur, en tant qu'il opère sur le globe une
division meilleure du travail et qu'il multiplie nos jouissances. Pour Ques-
nay, le commerce extérieur est « un pis aller pour les nations auxquelles le
commerce intérieur ne suffit pas pour débiter avantageusement les produc-
tions de leur pays. » Il voit surtout dans la liberté du commerce extérieur un
moyen d'assurer un prix élevé aux produits agricoles, et de diminuer, par la
concurrence, les salaires que, suivant lui, les agriculteurs paient aux ma-
LES SYSTÈxMES. — CHAPITRE IV. 467
j\r\r\y\/\/\/\/\/\/\r\./\j-\/\r\.r\r\n r\/\f\/\/\r\/\/\/\/\r\.'\^'^^f\'\ ■/\r\r\r\/\/\/\/^/\rt :^/\/\ /\/\/\n.r^ /\j\/\n./\
CHAPITRE IV.
LE SYSTÈME DE LA VALEUR ÉCHANGEABLE, APPELÉ A TORT
PAR l'École système industriel (1).
La doctrine d'Adam Smith en matière de commerce inter-
national n'est qu'une continuation de celle des physiocrates.
Comme celle-ci, elle ignore la nationalité, elle exclut presque
nufacluriers et aux commerçants. Quesnay est mieux inspiré lorsque, s'al-
taquant à un préjugé grossier qui subsistait encore de son temps, il s'écrie
dans son Dialogue sur le commerce : « Cessez d'envisager le commerce entre
les nations comme un état de guerre et comme un pillage sur l'ennemi, et
persuadez-vous enfin qu'il ne vous est pas possible d'accroître vos richesses
aux dépens d'autrui par le commerce. »
Le jugement qu'il porte sur l'administration de Colbert est des plus
légers et des plus injustes ; mais c'est par inadvertance que List reproche
au chef de l'école physiocratique d'avoir oublié la révocation de l'édit de
Nantes, Quesnay dit en propres termes, dans le même paragraphe où il
accuse Colbert d'avoir provoqué la destruction de tous les revenus du pays:
« Diverses causes d'émigration des hommes et des richesses hâtèrent les
progrès de cette destruction; » et une de ses Maximes, ainsi formulée:
« Qu'on évite la désertion des habitants qui emporteraient leurs richesses
hors du royaume, » témoigne que la grande faute de Louis XIV était présente
à sa mémoire.
Quels qu'aient été, du reste, les torts et les erreurs des physiocrates, nous
ne saurions avoir à leur égard trop de reconnaissance pour les services qu'ils
ont rendus au pays en préparant quelques-uns des résultats les plus féconds
delà révolution française, et pour les éléments précieux que leur système a
laissés à la science positive de l'économie politique. (H. R.)
(l) Ce n'est que par opposition au système agricole absolu des physio-
crates qu'on a pu donner à l'ensemble des doctrines d'Adam Smith le nom
de système mdMs/neL Ce nom ne lui est nullement applicable, si on le prend
dans le sens de manufaclur^'er ; car, tout en restituant aux manufactures la
faculté productive, Adam Smith ne cache pas ses préférences pour l'agricul-
ture et pour les agriculteurs. En tous cas, il me paraît peu convenable de
qualifier de système ce qui est déjà la science. Quant à la dénomination que
List emploie, elle ne s'entend et ne peut s'entendre que de la théorie de la
liberté du commerce telle qu'elle est formulée dans la Richesse des nations.
(H. R.)
468 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE III.
absolument la politique et le gouvernement, elle suppose
l'existence de la paix perpétuelle et de l'association univer-
selle, elle méconnaît les avantages d'une industrie manufac-
turière nationale, ainsi que les moyens de l'acquérir, elle ré-
clame la liberté absolue du commerce.
Adam Smith, marchant dans la voie où les physiocrates
l'avaient devancé, a commis la faute capitale de considérer
la liberté absolue du commerce comme une exigence de la
raison, et de ne pas étudier à fond le développement histo-
rique de cette idée.
Le biographe intelligent d'Adam Smith, Dugald-Stewart,
nous apprend que vingt-un ans avant la publication de son
livre, c'est-à-dire en 1755, Smith avait, dans une Société
littéraire, prononcé les paroles suivantes qui lui attribueraient
la priorité de l'idée de la liberté du commerce (1 ) : « L'homme
est ordinairement considéré par les hommes d'Etat et par les
faiseurs de projets comme la matière d'une sorte d'industrie
politique. Ces faiseurs de projets troublent les opérations de
(1) D'après Mac Culloch, Smith avait eu en Angleterre même plus d'un
devancier dans celte voie de la liberté du commerce, par exemple Dudley
North, Matthieu Decker, Josiah Tucker. {Note de la première édition.)
— M. Roscher a publié en 185 1 un écrit sur l'histoire de l'économie poli-
tique chez les Anglais. Après y avoir analysé les ouvrages des prédécesseurs
de l'auteur de ïa. Richesse des nations jusqu'à la fin du dix-septième siècle,
il conclut dans les termes suivants:
« Adam Smith n'a nullement découvert, comme on le croit communément,
les vérités qu'il a ex|(Osées. Nous sommes loin de ]ui attribuer l'intention de
rabaisser ses prédécesseurs; mais il est certain qu'il a contribué en fait par
son rare talent de forme et de systématisation à les mettre dans l'ombre,
malgré leur mérite. Les principaux éléments de son système sont nationaux
en ce sens que les germes s'en retrouvent chez les plus distingués de ses de-
vanciers. Dans le détail même, beaucoup de résultats importants de l'âge
d'or de l'économie politique anglaise avaient eu, depuis un demi-siècle et
même plus lot, leurs précurseurs. Par celte observation on ne diminue pas
la gloire d'Adam Smith, pas plus qu'on ne le ferait en signalant les perfec*
tionnemcnts apportés à sa doctrine par ses successeurs. C'est, au contraire,
faire d'un grand esprit le [)lus bel éloge que de le placer, pour ainsi dire, au
centre de l'histoire, de telle sorte que tout ce qui le précède est comme sa
préparation, et tout ce qui vient après lui comme son développement. »
(H. K.)
LES SYSTÈMES. — CHAPITRE IV. 469
la nature dans les affaires humaines, tandis qu'il faudrait
l'abandonner à elle-même et la laisser agir librement afin
qu'elle atteignît son but. Pour élever un Etat du dernier
degré de barbarie au plus haut degré d'opulence, il ne
faut que trois choses : la paix, des taxes modérées, et une
administration tolérable de la justice ; tout le reste est amené
par le cours naturel des choses. Tout gouvernement qui s'op-
pose à ce cours naturel, qui veut donner aux capitaux une
autre direction ou arrêter la société dans ses progrès, se
révolte contre la nature et devient, pour se maintenir, oppres-
seur et tyrannique. »
Cette pensée fondamentale servit de point de départ à Adam
Smith, et ses travaux ultérieurs n'eurent d'autre but que de
l'établir et de la mettre en lumière. Il y fut confirmé plus tard
par Quesnay, Turgot elles autres coryphées de l'école physio-
cratique, dont il fit la connaissance en 1765 dans un voyage
en France.
Evidemment Adam Smith voyait dans l'idée de la liberté
du commerce la base sur laquelle il devait fonder sa réputa-
tion littéraire. Il est donc naturel que, dans son ouvrage, il
se soit attaché à écarter et à combattre tout ce qui faisait ob-
stacle à cette idée, qu'il se soit considéré comme le champion
de la liberté commerciale absolue, qu'il ait pensé et écrit sous
cette préoccupation.
Comment, avec cette idée préconçue, eût-il pu apprécier les
choses et les hommes, l'histoire et la statistique, les mesures
de gouvernement et leurs auteurs, d'un autre point de vue
que celui de leur conformité ou de leur discordance avec son
principe?
Le passage de Dugald-Stewartqui vient d'être cité contient
en germe tout le système d'Adam Smith. Le gouvernement
ne peut et ne doit avoir d'autre tâche que de faire rendre une
exacte justice et de lever le moins d'impôts possible. Les
hommes d'Etat qui essaient de faire naître les manufactures,
de développer la navigation, d'encourager le commerce exté-
rieur, de le protéger à l'aide de forces navales, de fonder ou
470 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE III.
d'acquérir des colonies, sont à ses yeux des faiseurs de projets
qui arrêtent les progrès de la société. 11 n'existe point pour lui
de nation; il ne voit qu'une société, c'est-à-dire des individus
réunis. Les individus savent parfaitement l'industrie qui leur
est le plus avantageuse, et sont parfaitement en état de choisir
les moyens qui les conduiront au bien-être.
Cette annihilation complète de la nationalité et du gouver-
nement, cette exaltation de la personnalité devenue l'origine
de toute force productive, ne pouvaient paraître plausibles
qu'autant qu'on prenait pour objet principal de ses études,
non pas la force productive, mais le produit, c'est-à-dire la
richesse matérielle, ou plutôt uniquement la valeur échan-
geable du produit. Il fallait que le matérialisme servît d'es-
corte à l'individualisme, pour cacher les quantités immenses
de forces que l'individu puise dans la nationalité, dans l'unité
nationale et dans l'association nationale des forces productives.
Il fallait réduire l'économie politique à une théorie pure et simr
pie des valeurs^ puisque ce sont les individus seuls qui pro-
duisent des valeurs, et que l'Etat, incapable d'en créer, doit
borner toute son activité à éveiller, à protéger et à encourager
les forces productives des individus. De ce point de vue, l'é-
conomie politique peut se résumer de la manière suivante : la
richesse consiste dans la possession de valeurs échangeables.
Les valeurs échangeables se produisent par le travail indivi-
duel uni aux agents naturels et aux capitaux. Les capitaux se
forment par l'épargne ou par l'excédant de la production sur
la consommation. Plus la masse des capitaux est considérable,
plus grande aussi est la division du travail, et, par suite, la
puissance productive. L'intérêt privé est le meilleur stimulant
au travail et à l'épargne. Le comble de la sagesse, dans le
gouvernement, consiste, par conséquent, à ne soumettre l'ac-
tivité nationale à aucune entrave et à ne pourvoir qu'à la sé-
curité. Il est insensé de contraindre les particuliers par des
règlements à produire eux-mêmes ce qu'ils pourraient faire
venir à plus bas prix de l'étranger.
Ce système si conséquent, qui analyse les éléments de la
LES SYSTÈMES. — CHAPITRE IV. 471
richesse, qui retrace avec une clarté lumineuse l'œuvre de la
production, qui paraît réfuter si péremptoirement les erreurs
des précédentes écoles, dut nécessairement être accepté faute
d'un autre. Mais, au fond, ce système n'était autre chose que
Véconomie privée de tous les individus d'un pays ou du genre
humain tout entier, telle qu^elle se constituerait s't7 n'y avait
point de nations ni d'' intérêts nationaux^ point de guerres ni
de passions nationales; ce n'était qu'une théorie des valeurs,
une théorie de comptoir, et non la doctrine qui enseigne com-
ment les forces productives de toute une nation sont éveil-
lées, accrues, entretenues et conservées dans l'intérêt de sa
civilisation, de sa prospérité, de sa puissance, de sa durée et
de son indépendance.
Ce système envisage tout du point de vue du marchand. La
valeur des choses est la richesse ; il ne s'agit que d'acquérir
des valeurs. Le développement des forces productives, il l'a-
bandonne au hasard, à la nature ou au bon Dieu, comme on
voudra ; il n'y a que le gouvernement qui n'ait rien à y voir,
il n'y a que la politique qui ne doive point se mêler de l'ac-
cumulation des valeurs. Il veut acheter toujours au meilleur
marché ; que les importations ruinent les fabriques du pays,
peu importe. Les nations étrangères allouent des primes
d'exportation sur leurs produits fabriqués; tant mieux, il n'en
achète qu'à plus bas prix. Ceux-là seuls qui produisent des
valeurs échangeables sont des producteurs à ses yeux. Il re-
connaît bien dans le détail les avantages de la division du tra-
vail; mais, les effets de cette même division du travail appli-
quée à la nation, il ne les découvre pas. Ce n'est que par les
épargnes individuelles qu'il augmente les capitaux, et c'est
seulement dans la mesure de l'accroissement de ses capitaux
qu'il peut étendre ses affaires ; quant au développement de la
force productive, déterminé par l'établissement de fabriques
dans le pays, par le commerce extérieur et par la puissance
nationale qui en résultent, il n'y attache aucun prix. L'avenir
de la nation lui est indifférent, pourvu que les particuliers
acquièrent des valeurs échangeables. 11 ne connaît que la rente
472 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE III.
de la terre, et point la valeur des fonds de terre ; il ne voit pas
que la plus grande partie de la richesse d'un pays consiste
dans la valeur de ses fonds de terre et de ses immeubles.
L'influence du commerce extérieur sur le prix des terres, les
fluctuations et les calamités qu'il entraîne, ne le préoccupent
nullement. En un mot, c'est le système mercantile (1) le plus
absolu, le plus conséquent, et il est incroyable qu'on ait pu
qualifier de ce nom le système de Colbert, tout industriel par
ses tendances, puisque, sans tenir compte d'un gain ou d'une
perte temporaire en valeurs échangeables, il n'a en vue que
la création d'une industrie nationale, d'un commerce national.
Nous ne voulons point, toutefois, mettre en question les
titres éminents d'Adam Smith. Le premier il a appliqué avec
succès la méthode de V analyse à l'économie politique. A l'aide
de cette méthode et d'une pénétration extraordinaire, il a porté
la lumière dans les branches les plus importantes de la science,
restées jusque-là enveloppées de ténèbres. Avant Adam Smith,
il n'y avait qu'une pratique ; ses travaux ont rendu possible
la constitution d'une science de l'économie politique, et il a
fourni à cet effet plus de matériaux que ses devanciers et que
ses successeurs.
Mais les mêmes propriétés de son esprit auxquelles nous
devons ses remarquables analyses économiques, expliquent
aussi comment il n'a pas embrassé l'ensemble de la société,
comment il n'a pu réunir les détails dans un tout harmo-
nieux, connnent il a négligé la nation pour les individus,
comment, préoccupé de la libre activité des producteurs, il a
(1) Ce n'esl pas là proprement un système mercantile, par la raison qu'un
marchand éclairé comprend parfaitement, dans l'occasion, la nécessité de
certains sacriiices actuels en vue de bénéfices à venir ; c'est un système libéral
exagéré. Adam Smith a été conduit à prononcer un arrêt si absolu contrôles
restrictions douanières, non par un engouement pour le commerce extérieur
qu'il jugeait infiniment moins avantageux que le commerce intérieur, mais
par un respect outré de la liberté et par une foi trop vive dans la puissance
de l'individu abandonné à lui-même. H n'a pas' d'ailleurs été toujours con-
séquent avec lui-même; et, cette intervention du gouvernement dans l'in
dustrie, qu'il réj)rouve, souvent avec raison, il l'a quelquefois conseillée dans
des cas où elle ne produirait que du mal. (H. R.)
LES SYSTÈMES. — CHAPITRE IV. 473
perdu de vue le but national. Lui, qui comprend si bien les
avantages de la division du travail dans une manufacture, ne
voit pas que le même principe s'applique avec la même éner-
gie à des provinces et à des nations entières.
Notre jugement est pleinement d'accord avec ce que Du-
gald-Stewart dit d'Adam Smith. Smith savait apprécier quel-
ques traits d'un caractère avec la sagacité la plus rare; mais
s'il portait un jugement sur l'ensemble d'un caractère ou sur
l'ensemble d'un livre, on était tout étonné du peu d'étendue
et de justesse de ses aperçus. Il ne savait pas même juger sû-
rement ceux avec lesquels il avait vécu durant plusieurs an-
nées dans l'amitié la plus intime. « Le portrait, dit le bio-
graphe, était toujours vivant et expressif, il avait une grande
ressemblance avec l'original considéré sous un certain point
de vue, mais il n'en reproduisait pas une exacte et complète
image dans tous les sens et sous tous les rapports. (1) »
(l) Plus tard, dans un écrit qu'une note précédente a mentionné, IJst a
été plus juste envers Adam wSmith, contre lequel son seul grief, on dernière
analyse, était la doctrine de la liberté illimitée du commerce, j avais dil dans
l'Association douanière allemande, qu'Adam Smilh, s'il reparaissait parmi
nous, serait probablement moins absolu à cet égard ; en effet, s'il était d'un
esprit généreux au siècle dernier de réagir passionnément contre une régle-
mentation abusive, dans ce siécle-ci il est d'une intelligence éclairée de dis-
tinguer entre l'abus et l'usage; il s'est produit de plus, depuis quatre-
vingts ans, des faits considérables auxquels la science ne peut fermer les
yeux. C'est ce dernier point de vue que Lista développé avec force dans le
passage suivant, en montrant quels changements l'invention des machines a
apportés dans l'industrie manufacturière et dans la situation respective des
différentes nations ;
« Richelota grande raison de dire que, si Adam Smith reparaissait parmi
nous, il serait d'un tout autre avis sur la liberté du commerce. Lorsque
Adam Smith a écrit son ouvrage, on ne pouvait pas prévoira quel point la
révolution de toutes les industries causée par l'essor des sciences modifierait
l'économie des nations. Alors liberté du commerce était synonyme de division
des principales branches de travail entre les peuples industriels. Aujourd'hui
que nous connaissons l'action des machines et que nous pouvons en soup-
çonner les effets ultérieurs, la liberté commerciale serait la dissolution de
toutes les nationalités restées en arrière, au profil des plus avancées
« A cette époque, l'Angleterre, la France et l'Allemagne étaient dans
leurs productions industrielles, sinon tout à fait, du moins à peu près au
même degré d'avancement. Chacune de ces contrées avait sa branche dans
474 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE III.
CHAPITRE V.
CONTINUATION DU PRÉCÉDENT,
JEAN-BAPTISTE SAY ET SON ÉCOLE.
Au fond Say n'a fait que mettre en ordre les matériaux
confusément entassés par Adam Smith, les rendre intelligibles
laquelle elle excellait : l'Angleterre la fabrication des draps, rAllemagne
celle des toiles, la France celle des soieries. C'étaient là dans la concurrence
internationale les trois industries de beaucoup les plus importantes, car il
était alors si peu question de celle du coton, que le mot d'industrie du coton
ne se trouve même pas dans les écrits d'Adam Smith, et la fabrication du
fer, dans laquelle l'Allemagne avait encore les devants sur les deux autres
pays, ne présentait alors que peu d'importance sous ce rapport. Non-seule-
ment l'Angleterre, la France et l'Jtalie, mais encore l'Espagne elle Portugal
avec leurs colonies étaient approvisionnées de toiles en majeure partie par
l'Allemagne. La France et la Hollande, l'Espagne et le Portugal ne prenaient
pas à la production coloniale une part moindre que l'Angleterre, et l'Alle-
magne ne le cédait à aucune autre contrée pour le débouché dans les régions
tropicales de ses articles fabriqués ; la consommation des denrées coloniales
était d'ailleurs insignifiante comparativement à ce qu'elle est aujourd'hui.
Partout, excepté dans les colonies, les classes moyennes et inférieures ne
consommaient, en fait d'objets manufacturés que ceux qui avaient été pro-
duits dans l'intérieur des familles, ou du moins, à une époque où chaque
ville, chaque district, souvent même chaque village avait son costume parti-
culier, sur les lieux mêmes ou dans le voisinage. Au lieu de s'étendre aux
articles de grand débit, si l'on excepte les toiles dont la fabrication était aux
mains des Allemands, la concurrence internalionale se réduisait aux con-
sommations relativement restreintes des hautes classes.
« En supposant, dans un tel état de choses, une libre concurrence de ces
trois nations industrielles, on pouvait difficilement s'empêcher de recon-
naître qu'elle leur serait également profitable à toutes trois. Aucune d'elles
n'avait sur les deux autres une trop grande avance dans le commerce avec
les contrées tropicales, dans la possession des capitaux, dans l'outillage ou
dans les frais de production. Chacune possédait des avantages particuliers à
l'égard de quelques articles, sans être trop en arriére de ses rivales dans son
éducation industrielle générale, dans ses relations commerciales et dans la
fabrication des autres objets.
« Il était fort naturel dans de pareilles circonstances que la théorie du
LES SYSTÈMES. — CHAPITRE V. 475
et les populariser ; possédant à un haut degré le talent de
systématiser et d'exposer, il y a pleinement réussi. On ne
\ libre commerce fût accueillie, qu'on n'eût pas le moindre soupçon des dan-
I gers qu'elle portait dans son sein, et qu'Adam Smith représentât le système
t protecteur comme le produit de l'intérêt personnel et de l'esprit de routine
; des industriels.
«< Les progrès des sciences, les grandes inventions et, surtout, les ma-
chines, les changements politiques et commerciaux, ont, dans le cours des
? quatre-vingts dernières années, déterminé une révolution industrielle de-
puis laquelle ce qui précédemment avait passé pour sagesse est devenu
folie, et ce qui avait paru éminemment avantageux se trouve plein de
périls.
* « Pous nous faire une idée nette de la prépondérance que la puissance
des capitaux et des machines a acquise sur le travail manuel, nous n'avons
qu'à imaginer une lutte entre un bateau à vapeur et une barque. Quelques
' efforts que fassent les rameurs de la barque, fussent-ils au nombre de cent,
fussent-ils doués d'une intelligence et d'une force de corps remarquables,
ils seraient aisément distancés par deux hommes d'une capacité et d'une
vigueur tout à fait ordinaires
« Précédemment un pays industriel ne pouvait produire pour les autres
pays qu'une faible quantité d'objets manufacturés, parce que l'augmenta-
tion des salaires était un obstacle naturel à un développement extraordinaire
de la production; l'Angleterre, par conséquent, sous le régime de la liberté
commerciale, n'aurait pu se présenter sur les marchés étrangers qu'avec le
produit de centaines de mille d'ouvriers; aujourd'hui, à l'aide de ses ma-
chines, elle offre sur ces mêmes marchés l'équivalent du produit de cen-
taines de millions de bras, et il n'y a pas de raison pour que, sous la libre
concurrence, elle ne centuple pas cette production.
« Précédemment la concurrence internationale ne portait que sur les
objets de luxe et que sur un petit nombre d'articles; aujourd'hui les nations
industrielles les plus avancées sont, par les prix minimes de leurs pro-
duits, en mesure de détruire toutes les manufactures des peuples moins
, avancés, et jusqu'à une grande partie de ces petites industries qu'on avait
crues jusqu'à présent attachées aux localités.
« Précédemment chaque industrie était quelque chose d'existant par soi-
même, dont la prospérité et la conservation reposaient sur l'habileté des
ouvriers et sur l'aclivilé des entrepreneurs, dont l'existence n'était mise en
péril que rarement et sous l'action persévérante de causes destructives, et
dont la chute n'exerçait que peu d'influence sur l'ensemble du travail na-
tional; aujourd'hui l'industrie manufacturière d'un grand pays forme un
ensemble fondé sur la puissance des machines et sur la possession de capi-
taux considérables, qui permet aux nations les plus avancées, non-seulement
d'exceller dans quelques branches, mais de primer dans toutes, non-seule-
ment de supplanter pour un temps limité, dans quelques branches, les na-
tions relativement en arrière, mais de les dépouiller de tout avenir industriel.»
(H. R.)
476 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE III.
trouve dans ses écrits rien de nouveau ni d'original (1), si ce
n'est qu'il réclame pour les travaux intellectuels la qualité de
productifs qii'Adam Smith leur refuse. Mais cette idée, très-
juste dans la théorie des forces productives, est en contradic-
tion avec celles des valeurs échangeables, et Smith est évi-
demment plus conséquent avec lui-même queJ.-B. Say. Les
travailleurs intellectuels ne produisent point directement de
valeurs échangeables, ils diminuent plutôt immédiatement
par leurs consommations la masse des revenus et des épar-
gnes, ou la richesse matérielle. Aussile motif pour lequel J.-B,
Say, de son point de vue, attribue la productivité aux travaux
intellectuels, à savoir qu'ils sont rétribués avec des valeurs
échangeables, n'a-t-il absolument rien de réel ; car ses va-
leurs sont déjà produites avant de passer aux mains des tra-
vailleurs intellectuels ; elles ne font que changer de posses-
seur ; mais leur quantité n'est pas accrue par cet échange. On
ne peut donner le titre de producteurs aux travailleurs intel-
lectuels qu'autant qu'on voit la richesse nationale dans les
forces productives de la nation et non dans la possession des
valeurs échangeables. Say se trouvait à cet égard vis-à-vis de
Smith dans la même situation où Smith s'était trouvé vis-à-vis
des physiocrates. Pour ranger les manufacturiers parmi les
producteurs, Adam Smith dut élargir la notion de la richesse,
et Say, de son côté, se trouva dans l'alternative, ou d'adopter,
après Adam Smith, cette absurdité que les travaux intellec-
tuels ne sont point productifs, ou d'étendre la notion de la
richesse nationale comme avait fait son prédécesseur, de
l'appliquer à la force productive et de dire que la richesse
nationale consiste, non dans la possession des valeurs échan-
geables, mais bien dans celle de la force productive, de même
que la richesse d'un pêcheur consiste à posséder, non pas des
poissons, mais la capacité et les moyens de continuer à pren-
dre autant de poissons qu'il lui en faut.
(1) List a oublié la théorie des débouchés dont les économistes anglais
eux-mêmes ne contestent pas le mérite à notre illustre compatriote, théorie
qui, du reste, comporte des réserves. (H. R.'
LES SYSTÈMES. CHAPITRE V. 477
Il est digne de remarque, et, si nous ne nous trompons, on
l'ignore généralement, que J.-B. Say a^ait un frère dont le
bon sens et la sagacité avaient reconnu l'imperfection de la
théorie des valeurs échangeables, et que lui-même, en pré-
sence des doutes de ce frère, a exprimé des doutes sur la vé-
rité de sa doctrine.
Louis Say, de Nantes, pensait qu'il s'était introduit dans
l'économie politique une vicieuse nomenclature, source de
nombreuses difficultés, et que son frère même n'était pas sans
reproche à cet égard (1). Dans son opinion, la richessedes na-
tions consiste, non dans les biens matériels et dans leur valeur
échangeable, mais dans le pouvoir de produire ces biens
d'une manière continue. La théorie de la valeur échan-
geable de Smith et de J.-B. Say n'envisage la richesse que
du point de vue étroit d'un marchand, et le système qui veut
réformer ce qu'on appelle le système mercantile n'est pas lui-
même autre chose qu'un étroit système mercantile. Jean-
Baptiste avait répondu aux doutes et aux objections de son
frère, que sa méthode (sa méthode Ti lui J.-B. Say ?), savoir
la théorie de la valeur échangeable, était loin d'être bonne^
mais que la difficulté était d^en trouver une meilleure (2).
(1) Louis Say, Etudes snr la richesse des nations. Préface, page iv.
(2) Voici les propres termes dont s'est servi Louis Say dans sa brochure,
publiée en 18^6 :
Préface, page iv : « Quoique Adam Smith ait beaucoup contribué à l'avan-
cement de la science de la richesse des nations, cependant sa fausse théorie,
ainsi que la vicieuse nomenclature qu'il y a introduite, a fait naître presque
toutes les difficultés qu'elle présente. »
Page iO : « La richesse de quelqu'un consisle bien dans le pouvoir qu'il
a de satisfaire ses besoins et ses goûis, mais, cependant, pourvu que ce ne
soit pas momentanément; car quelqu'un qui pourrait en satisfaire une im-
mense quantité en un seul jour, et ne pourrait en satisfaire aucun le jour
suivant, serait moins riche que celui qui peut en satisfaire une moins grande
quantité, mais un grand nombre de jours. »
Note, page i4 : « L'école moderne d'Adam Smith appelle le système qui
fait consister la richesse dans les métaux précieux, le système mercantile.
Les marchands font consister la richesse dans la valeur vénale de ce qu'ils
possèdent, et c'est son système qui doit être appelé le système mer-
cantile. »
Note, page 36 : « Lorsque J.-B. Say, mon frère, me demanda mes obser-
478 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE III.
Comment? d'en trouver une meilleure? Est-ce que son
frère Louis ne Pavait pas trouvée ? Mais ou l'on ne possédait
pas assez de pénétration pour comprendre et pour développer
ridée vaguement exprimée par ce frère, ou bien on ne voulait
pas dissoudre une école dc^à fondée et enseigner justement le
contraire de la doctrine à laquelle on devait sa célébrité.
Ce qui appartient à Say dans ses ouvrages, c'est seulement
la forme du système, c'est sa définition de l'économie politi-
que comme science de la production, de la distribution et de
la consommation des richesses. C'est grâce à cette division
des matières et à sa mise en œuvre que Say a réussi et fait
école. On ne doit pas s'en étonner ; car tout y était palpable
valions sur son Traité d'économie politique, je fus frappé de la lumière
qu'il répandait sur cette science, en établissant :
« Qu'il n'y a véritablement production de ricliesse que là où il y a création
ou augmentation d'utilité, et par utilité il entend la faculté qu'ont certaines
choses de satisfaire aux divers besoins dos liommes ;
« Que l'utilité d'une chose constitue sa valeur réelle et technique;
« Que la richesse est en proportion de celte valeur.
vil.
« Mais, quand je vis qu'un peu plus loin il se servait de la valeur vénale'^
ou commerciale des choses pour en évaluer la plus ou moins grande utilité,
je lui fis observer que cette méthode d'évaluation me paraissait fort inexacte
et même capable d'entraîner dans de graves erreurs. 11 me répondit qu'ef-
fectivement cette méthode était loin d'être bonne, mais que la difficulté était
d'en trouver une meilleure. »
J'ajouterai ici quelques extraits du même écrit concernant la question du
commerce international.
Page 67 : « Adam Smith a commis une grave erreur en faisant considérer
comme une perle sans compensation pî)ur une nation toute la différence qui
peut exister entre le prix moins élevé d'un produit de l'industrie étrangère
et le prix plus élevé de ce môme produit obtenu par l'industrie nationale;
il y a perte effectivement, car celle différence diminue d'autant le revenu du
consommateur de ce produit industriel ; c'est une espèce d'impôt mis sur
lui, mais celte diminution de revenu esl souvent compensée par l'augmeiila-
tion du revenu tout entier dont ce produit a été l'occasion pour la classe in-
dustrielle nationale. »
Page 75 : « Pour résumer ce que je viens de dire à ce sujet, je pense
qu'il ne faut pas adopter d'une manière absolue, à l'égard du commerce avec
l'étranger, soil le système de liberté sans limites, soit le système restrictif
complet; mais que l'impôt sur le consommateur ne doit être toléré que
s'il en résulte un avantage évident pour la richesse de l'Etat. »
(H. R.)
LES SYSTÈMES. CHAPITRE V. 479
pour ainsi dire, tant Say avait su retracer avec une clarté
saisissante les procédés de la production et les forces indivi-
duelles qu'elle occupe, tant il avait rendu intelligible, dans sa
sphère restreinte, le principe de la division du travail, tant il
avait nettement expliqué le commerce des individus ! 11 n'y
avait pas d'artisan ni de boutiquier qui ne pût le comprendre,
et qui ne le comprît d'autant mieux que J.-B. Say lui appre-
nait moins de choses nouvelles. Car, que, chez le potier, les
bras et l'adresse, ou le travail, doivent concourir avec l'ar-
gile, ou la matière première, pour produire, au moyen du
tour, du four à cuire et du bois à brûler, ou du capital, des
pots, c'est-à-dire des produits ayant de la valeur ou des va-
leurs échangeables, c'était depuis longtemps connu dans toute
honnête poterie ; seulement on ne savait pas désigner ces
choses par des termes savants ni les généraliser au moyen de
ces termes. Bien peu de boutiquiers, sans doute, ignoraient
avant J.-B. Say que, dans un échange, les deux parties peu-
vent réaliser un gain, et que celui qui envoie pour mille tha-
1ers (3,750 fr.) de marchandises à l'étranger, et qui reçoit
une valeur de 1,500 (5,625 fr.) en retour, gagne 500 tha-
1ers (1,875 fr.). On savait depuis longtemps que le travail
enrichit et que la paresse engendre la misère, que l'intérêt
personnel est l'aiguillon le plus puissant à l'activité, et que,
pour avoir des poulets, il ne faut pas manger les œufs. On ne
savait pas, il est vrai, que tout cela était de l'économie politi-
que ; mais on était ravi de se voir si facilement initié aux plus
profonds secrets de la science, d'être affranchi par elle de
taxes odieuses qui enchérissent si fort nos consommations les
plus agréables, et d'obtenir par-dessus le marché la paix per-
pétuelle, la fraternité sur tout le globe, le millénaire. On ne
doit pas s'étonner non plus que tant d'hommes instruits et de
fonctionnaires publics se soient rangés au nombre des admi-
rateurs de Smith et de Say ; car le principe du laisser aller et
du laisser passer n'exigeait de dépense d'esprit que chez ceux
qui, les premiers, l'avaient mis au jour et établi ; les écrivains
venus après eux n'avaient autre chose à faire que de repro-
480 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE III.
duire les mêiries arguments, de les orner, de les éclaircir ; et
qui n'eût eu Tambition et la capacité d'être un grand homme
d'Etat, lorsqu'il ne s'agissait pour cela que de rester les bras
croisés ?
C'est le propre des systèmes qu'une fois qu'on a admis
leurs principes, ou que, dans quelques chapitres, on s'en est
aveuglément rapporté à l'auteur, on est perdu. Déclarons tout
donc d'abord à M. J.-B. Say que l'économie politique^ telle
que nous l'entendons, ne se borne point à enseigner comment
les valeurs échangeables sont produites par les individus,
distribuées entre eux et consommées par eux ; déclarons-lui
que l'homme d'Etat veut et doit savoir quelque chose de plus,
qu'il doit connaître comment les forces productives de toute
une nation sont éveillées, accrues, protégées, comment elles
sont diminuées, endormies, ou même détruites, comment, au
moyen des forces productives du pays, les ressources du pays
peuvent être le plus efficacement employées à produire
l'existence nationale, l'indépendance, la prospérité, la puis-
sance, la civilisation et l'avenir de la nation.
Du principe extrême que l'Etat peut et doit tout régler, ce
système est passé à l'extrême opposé, que l'Etat ne peut et ne
doit rien faire, que l'individu est tout et que l'Etat n'est rien.
L'opinion de Say sur la toute-puissance des individus et sur
l'impuissance de l'État, est exagérée jusqu'au ridicule. Ne
pouvant se défendre d'admirer les efforts de Golbert pour
l'éducation industrielle de la nation, il s'écrie : « A peine eût-
on pu espérer autant de la sagesse et de l'intérêt personnel des
particuliers eux-mêmes. »
Si du système nous passons à l'auteur, nous trouvons dans
celui-ci un homme qui, sans connaissance étendue de l'his-
toire, sans études politiques et administratives approfondies,
sans coup d'œil d'homme d'Etat ou de philosophe, n'ayant en
tête qu'une idée et une idée d'emprunt, remue l'histoire, la
pohtique, la statistique, les relations commerciales et indus-
trielles, pour y trouver quelques témoignagnes et quelques
faits qui puissent lui servir, et pour les façonner à son usage.
LES SYSTÈMES. CHAPITRE V. 481
Lisez ce qu'il a écrit sur l'acte de navigation, sur le traité de
Méthuen, sur le système de Golbert, sur le traité d'Eden, etc. ,
et vous y trouverez la confirmation de ce jugement. L'idée
ne lui est pas venue d'étudier dans son enchaînement l'his-
toire du commerce et de l'industrie des nations. Il avoue
que des nations sont devenues riches et puissantes sous la pro-
tection douanière ; mais, à l'en croire, elles sont devenues
telles en dépit et non à cause de la protection, et il veut qu'on
l'en croie sur parole. C'est, assure-t-il, parce que Philippe II
leur avait interdit l'entrée des ports du Portugal, que les Hol-
landais ont été amenés à commercer directement avec les
Indes orientales ; comme si une telle interdiction était justifiée
par le système protecteur ! comme si les Hollandais n'auraient
pas sans elle trouvé la roule des Indes ! Say était encore
moins satisfait de la statistique et de la politique que de l'his-
toire, sans doute parce qu'elles produisent de ces faits incom-
modes, qui si souvent se montraient rebelles à son système, et
parce qu'il n'y entendait rien du tout. Il ne cesse de signaler
les illusions auxquelles les données statistiques peuvent con-
duire , et de rappeler que la politique n'a rien de com-
mun avec l'économie politique, ce qui revient à soutenir
qu'en examinant un plat d'étain, on n'a pas à s'occuper du
métal.
D'abord négociant, puis manufacturier, puis homme politi-
que malheureux, Say s'adonna à l'économie politique, comme
onessaieunenouvelleentrepriselorsquel'anciennenepeutplus
marcher. De son propre aveu, il hésitait dans le commence-
ment s'il se prononcerait pour le système mercantile ou pour
la liberté commerciale. En haine du système continental
qui avait détruit sa fabrique et de l'auteur de ce système qui
l'avait éliminé du tribunal, il se décida à prendre parti pour
la liberté absolue du commerce.
Le mot de liberté, à quelque occasion qu'on le prononce,
exerce depuis cinquante ans en France une influence magique.
De plus, sous l'empire comme sous la restauration, Say
appartenait à l'opposition, et il ne cessait de recommander
31
482 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE III.
l'épargne. Ses écrits devinrent ainsi populaires par des motifs
indépendants de leur contenu. Comment sans cela cette popu-
larité eût-elle survécu à la chute de Napoléon, dans un temps
où la mise en vigueur de son système aurait infailliblement
ruiné les fabriques françaises? Son attachement opiniâtre au
principe cosmopolite, dans de pareilles circonstances, donne la
mesure de sa portée politique. La fermeté de sa foi dans les
tendances cosmopolites de Canning et de Huskisson montre à
quel point il connaissait le monde, il n'a manqué à sa gloire
que de se voir confier par Louis XVlll ou par Charles X le
département du commerce et des finances. Nul doute que
l'histoire eût inscrit son nom à côté de celui de Colbert, celui-
ci comme le créateur, celui-là comme le destructeur de l'in-
dustrie nationale (1).
On n'a jamais vu un écrivain exercer avec des moyens si
faibles une si grande terreur scientifique que J.-B. Say ; le
plus léger doute sur l'infaillibilité de sa doctrine était puni
par le terme flétrissant d'obscurantisme , et jusqu'à des
hommes tels que Chaptal redoutaient les anathèmes de ce
pape de l'économie politique. L'ouvrage de Chaptal sur l'in-
dustrie française n'est d'un bout à l'autre qu'un exposé des
résultats du système protecteur en France ; il le dit expressé-
(1) Peut-être J.-B. Say, ministre du commerce, eût-il été fort réservé dans
rapplicaiion de sa théorie. Dans les pays où le système protecteur a une
raison d'existence, on a vu plus d'un économiste ultra-libéral se tempérer aux
affaires, de même qu'en Angfleterre où la liberté du commerce la plus éten-
due était un intérêt public de premier ordre, on a vu des ministres passer
du camp de la protection dans celui du libre échangée. Quand des hommes
distingués sont revêtus du pouvoir, ils n'y (ont jamais autre chose que
l'œuvre de leur temps. Les vives attaques de J.-B. Say, non pas contre les
excès du système protecteur, mais conue le système protecteur lui-même ap-
pliqué à notre pays, ne témoignent pas en faveur de son sens pratique ; mais
on ne saurait les attribuer à des motifs de rancune. Say a dit quelque part :
« Tourmenté d'un amour inné pour la vérité, je l'ai constamment cherchée
avec la plus entière bonne foi. » La lecture de ses ouvrages ne permet pas
d'en douter; et, sans le réputer infaillible, sans voir en lui le dernier mot
de la science, on ne peut qu'éprouver un profond respect pour celui qui a
appris au continent à peu près tout ce qu'on y sait en économie politique.
(H. R.)
LES SYSTÈMES. CHAPITRE V, 483
ment ; il déclare que, dans l'état actuel du monde, il n'y
avait de salut à espérer pour la France que du système pro-
tecteur. Néanmoins, malgré la tendance contraire qui règne
dans tout son ouvrage, Chaptal essaie, à Taide d'un éloge de
la liberté du commerce, de se faire pardonner son hérésie
par l'école de Say. Say a imité de la papauté jusqu'à l'index.
Il n'a pas, il est vrai, prohibé nominativement d'écrits héré-
tiques ; mais il est plus sévère encore, il les prohibe tous, les
orthodoxes tout comme les infidèles ; il engage la jeunesse
qui étudie l'économie politique à ne pas lire trop de livres,
pour ne pas se laisser trop aisément égarer, mais à n'en lire
qu'un petit nombre de bons; c'était dire en d'autres termes :
« Vous lirez Adam Smith et moi, et vous ne lirez que nous. »
Mais le père de l'école aurait pu recevoir une trop forte
part des hommages de la jeunesse; son lieutenant et in-
terprète en ce monde y mit bon ordre. D'après Say, les
écrits de Smith sont pleins de confusions, de fautes et de
contradictions, et il donne à entendre clairement que c'est de
lui seul qu'on peut apprendre comment on doit lire Adam
Smith.
Toutefois, lorsque Say avait atteint le zénith de sa gloire,
on vit paraître de jeunes hérétiques, qui attaquèrent la base
de son système avec tant de force et tant d'audace qu'il jugea
à propos de les reprendre en particulier et d'éviter douce-
ment un débat public ; parmi eux Tanneguy Duchâtel, depuis
lors et encore aujourd'hui ministre, était le plus vif et le plus
intelligent, a Selon vous, mon cher critique, écrit Say à
M. Duchâtel dans une lettre particulière, il ne reste plus dans
mon économie politique que des actions sans motifs, des faits
sans explication, une chaîne de rapports, dont les extrémités
manquent et dont les anneaux les plus importants sont brisés.
Je partage donc l'infortune d'Adam Smith dont un de nos cri-
tiques a dit qu'il avait fait rétrograder l'économie politi-
que. »
Dans un post-scriptum à cette lettre, il fait cette observa-
tion naïve : « Dans le second article que vous annoncez, il est
484 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE flF.
bien inutile de revenir sur cette polémique, par laquelle nous
pourrions bien ennuyer le public. »
Aujourd'hui l'école de Smith et de Say, en France, est dis-
soute, et, au despotisme inintelligent de la théorie de la va-
leur échangeable, a succédé une anarchie que ni M. Rossi ni
M. Blanqui ne peuvent conjurer. Les saint-simoniens, les
fouriéristes, avec des talents remarquables à leur tête, au lieu
de réformer l'ancienne science, l'ont rejetée complètement et
ont imaginé des utopies. Ce n'est que récemment que les plus
intelligents d'entre eux ont essayé de rattacher leur doctrine
à celle de l'école précédente et de mettre leurs idées en rap-
port avec l'état de choses actuel. De leurs travaux, en parti-
culier de ceux de Michel Chevalier, ce grand talent, on doit
attendre beaucoup. Ce que ces nouvelles théories contiennent
de vrai et d'applicable à notre époque peut s'expliquer en
grande partie par le principe de l'association et de l'harmonie
des forces productives. L'annihilation de la liberté, de l'indé-
pendance individuelle, est leur côté faible ; chez elles l'indi-
vidu se perd entièrement dans la société, par opposition à la
théorie de la valeur échangeable dans laquelle l'individu est
tout et l'État ne doit être rien. H est possible que l'humanité
tende vers la réalisation d'un état de choses tel que ces sectes
le rêvent ou le pressentent ; en tout cas, je pense qu'une
longue suite de siècles doit s'écouler d'ici là. Il n'a été donné
à aucun mortel de trouver dans les inventions et dans l'état
social de leur temps la mesure des progrès de l'avenir. L'intel-
ligence de Platon lui-même n'a pu pressentir qu'au bout de
milliers de siècles les esclaves de la société seraient fabriqués
avec du fer, de l'acier et du laiton ; celle de Cicéron n'a pu
prévoir que la presse permettrait l'extension du système
représentatif à des empires entiers, peut-être même à des
parties du monde et à tout le genre humain. S'il a été donné
à quelques grands esprits de deviner les progrès qui s'accom-
pliraient au bout de milliers d'années, comme le Christ avait
deviné l'abolition de l'esclavage, chaque époque, néanmoins,
a sa mission particulière. La tâche de celle dans laquelle nous
'Jl^
LES SYSTÈMES. CHAPITRE V. 485
■vivons ne paraît pas être de morceler le genre humain en
phalanstères tels que ceux de Fourier, pour rendre les hom-
mes aussi égaux que possible sous le rapport des jouissances
intellectuelles et physiques, mais de perfectionner la force
productive, la culture intellectuelle, le régime politique et la
puissance des nations, et de les préparer, en les égalisant entre
elles le plus possible, à l'association universelle. Car, à sup-
poser que, dans l'état présent du monde, les phalanstères réa-
lisent le but immédiat que se proposent leurs apôtres, on se
demande quelle serait leur influence sur la puissance et sur
l'indépendance du pays ? Une nation morcelée en phalanstères
ne serait-elle pas exposée au danger d'être conquise par d'au-
tres nations moins avancées, qui seraient restées dans leur
ancien état, et de voir ces créations prématurées anéanties avec
son existence tout entière (1)?
Présentement la théorie de la valeur échangeable est tom-
bée dans une telle impuissance qu'elle s'occupe presque exclu-
sivement de recherches sur la nature de la rente, et que Ri-
cardo, dans ses Principes d'économie politique, a été jusqu'à
dire que, déterminer les lois d'après lesquelles le produit du
sol se partage entre le propriétaire, le fermier el l'ouvrier,
constitue le principal problème de l'économie politique (2).
Tandis que quelques-uns déclarent hardiment que la science
est complète et qu'il n'y a plus rien d'essentiel à y ajouter,
ceux qui lisent avec le coup d'œil du philosophe ou de l'homme
pratique les ouvrages qui en traitent, soutiennent qu'il n'y a
point d'économie politique, que cette science est encore à
créer, qu'elle n'a été jusqu'à présent qu'une astrologie, mais
(1) Ce passage remarquable, écrit en 1841, emprunte un nouvel intérêt
de notre récente et lamentable histoire. (H. R.)
(2) Nul doute que le problème de la production ne domine celui de la
distribution, en ce sens du moins qu'il faut qu'il y ait beaucoup de richesses
créées pour qu'il y en ait beaucoup à répartir; mais une forte préoccupa-
tion peut seule expliquer le dédain que List témoigne ici pour des travaux
aussi sérieux que ceux de Ricardo, c'est-à-dire de l'économiste qui a jeté
les bases de la science si importante de la distribution des richesses.
(H. R.)
486 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE III.
qu'il est possible et qu'il est désirable qu'il en sorte une astro-
nomie (1).
Afin qu'on ne se méprenne pas sur notre pensée, nous ter-
minons par rappeler que notre critique des écrits de J.-B. Say
ainsi que de ceux de ses devanciers et de ses successeurs ne
porte que sur les rapports nationaux et internationaux, et que
nous n'attaquons pas leur mérite en ce qui touche l'élaboration
de doctrines subordonnées. Il est clair que les idées et les dé-
ductions d'un auteur sur quelques branches de la science
peuvent être excellentes, et la base de son système erronée.
(1) Les hommes qui possèdent le plus d'autorité pour parier de l'écono-
mie politique n'ont jamais prétendu qu'elle eût atteint son complet dévelop-
pement. Nous nous croyons initiés, a dit l'un des plus savants, et nous ne
sommes encore que sur le seuil. Il y a de la modestie dans ce langage de
MacCulloch, mais on ne peut voir qu'une boutade dans celte étrange asser-
tion de List, que la science est encore à créer, qu'elle n'a été jusqu'à présent
qu'à l'éiat d'astrologie. La science existe depuis trois quarts de siècle; de-
puis lors, au milieu des contradictions, des erreurs, des égarements de ses
disciples, elle n'a cessé de marcher, et elle a répandu autour d'elle, quoi
qu'on ait pu dire, une vive et bienfaisante lumière; d'elle aussi on serait
tenté de dire : « Aveugle qui ne la voit pas! » Elle est beaucoup plus avan-
cée qu'on ne le pense communément; mais il ne faut pas considérer les
ouvrages de Smith et de Say, quel que soit leur immense mérite, comme
l'expression de son étal actuel; ni en Angleterre ni sur le continent, elle ne
s'est arrêtée après la mort de ces deux hommes. (H. R.j
LIVRE QUATRIEME
LA POLITIQUE.
CHAPITRE PREMIER.
LA SUPRÉMATIE INSULAIRE ET LES PUISSANCES CONTINENTALES,
L^AMÉRIQUE DU NORD ET LA FRANCE.
Dans tous les temps il y a eu des villes ou des pays qui ont
surpassé les autres dans les manufactures, dans le commerce
et dans la navigation ; mais le monde n'a point encore vu de
suprématie comparable à celle de ce temps-ci. Dans tous les
temps des États ont aspiré à la domination, mais aucun n'a
encore construit sur une si large base l'édifice de sa puis-
sance. Que l'ambition de ceux qui ont voulu fonder leur do-
mination universelle uniquement sur la force des armes nous
paraît misérable au prix de cette grande tentative de l'Angle-
terre de transformer son territoire tout entier en une immense
ville manufacturière et commerçante, en un immense port,
et de devenir ainsi parmi les autres contrées ce qu'une vaste
cité est par rapport à la campagne, le foyer des arts et des con-
naissances, le centre du grand commerce et de l'opulence,
de la navigation marchande et de la puissance militaire, une
place cosmopolite approvisionnant tous les peuples de produits
fabriqués et demandant en retour à chaque pays ses matières
brutes et ses denrées, l'arsenal des grands capitaux, le banquier
universel, disposant des moyens de circulation du monde en-
tier, et se rendant tous les peuples tributairespar le prêt et par
la perception des intérêts !
488 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE IV.
Soyons juste, du reste, envers cette puissance et envers son
ambition. Loin d'avoir été arrêté dans ses progrès par l'An-
gleterre, le monde a reçu d'elle une forte impulsion. Elle a
servi de modèle à tous les peuples, dans la politique intérieure
et extérieure, dans les grandes inventions et dans les grandes
entreprises de toute espèce, dans le perfectionnement des arts
utiles et des voies de communication, dans la découverte et
dans le défrichement des terres incultes, particulièrement
dans l'exploitation des richesses naturelles delazonetorrideet
dans la civilisation des tribus restées ou retombées à l'état
barbare. Qui sait jusqu'à quel point le monde ne serait point
attardé, s'il n'y avait point eu d'Angleterre? Et si l'Angle-
terre cessait d'exister, qui peut dire jusqu'où le genre hu-
main ne reculerait pas? Nous nous félicitons, par conséquent,
des progrès rapides de cette nation, et nous faisons des vœux
pour sa prospérité à tout jamais. Mais devons-nous souhaiter
qu'elle fonde sur les débris des autres nationalités un empire
universel? Un cosmopolitisme chimérique ou un étroit esprit
mercantile pourrait seul répondre oui à cette question. Nous
avons dans les chapitres précédents retracé les conséquences
d'une telle dénationalisation et montré que la civilisation du
genre humain ne peut résulter que de l'élévation de divers
peuples au même degré de culture, de richesse et de puis-
sance ; que la même voie par laquelle l'Angleterre est par-
venue d'un état de barbarie à sa grandeur actuelle est ou-
verte aux autres nations, et que plus d'une aujourd'hui est
appelée à marcher sur ces traces.
Les maximes d'État à l'aide desquelles l'Angleterre est
devenue ce qu'elle est aujourd'hui, peuvent être réduites aux
formules suivantes :
Préférer constamment l'importation des forces productives
à celle des marchandises (1) ;
(1) La production même de la laine en Angleterre est due en partie à l'ap-
plication de cette maxime. Edouard IV importa, par une faveur spéciale,
3,000 moutons d'Espagne, pays où l'exportation des moutons était inter-
dite, et les répartit entre les paroisses avec ordre de n'en tuer ni d'en châ-
LA POLITIQUE. CHAPITRE I. 489
Entretenir et protéger soigneusement le développement de
la force productive;
Ne recevoir que des matières brutes et des produits agri-
coles, et n'exporter que des objets manufacturés ;
Employer à fonder des colonies et à soumettre des peuples
barbares le trop-plein de la force productive ;
Réserver exclusivement à la métropole l'approvisionnement
en objets fabriqués des colonies et des territoires soumis : en
revanche, recevoirde préférence leurs matières brutes et, en
particulier, leurs denrées tropicales ;
Se réserver le cabotage et la navigation entre la métropole
et les colonies, encourager les pêches maritimes à l'aide de pri-
mes, et conquérir la part plus large possible dans la navigation
internationale ;
Devenir ainsi la première puissance navale, au moyen de
cette suprématie étendre son commerce extérieur et agrandir
incessamment ses établissements coloniaux;
N'accorder de facilités dans le commerce colonial et dans
la navigation qu'autant qu'elles procuraient plus de gain que
de perte ; ne stipuler de réciprocité en matière de taxes de
navigation qu'autant que l'avantage était du côté de l'Angle-
terre, et que c'était un moyen d'empêcher les puissances
étrangères d'établir des restrictions maritimes à leur profit ;
Ne faire aux nations indépendantes de concessions qu'en
ce qui touche l'importation des produits agricoles, et à la
condition de concessions analogues relativement à l'exporta-
tion des produits manufacturés ;
Là où de pareilles concessions ne pouvaient être obtenues
par voie de traité, atteindre le même but au moyen de la con-
trebande ;
Entreprendre des guerres ou conclure des alliances dans
trer aucun durant sepl années. [Essai sur le commerce d'Angleterre^
tom. I", pagr. 379.) Après que le but de cette mesure eut été atteint, l'An-
gleterre répondit à la libéralité du gouvernement espagnol, en prohibant
l'importation de la laine d'Espagne. L'effet de cette prohibition, quelque
illégitime qu'elle fût, n'est pas plus contestable que celui delà prohibition
des laines sous Charles II, en 1G72 et 1674.
490 ^ SYSTÈME NATIONAL. LIVRE IV.
l'intérêt exclusif des manufactures et du commerce, de la na-
vigation et des colonies ; réaliser par là des profits sur les amis
comme sur les ennemi* ; sur ceux-ci en interrompant leur
commerce, sur ceux-là en ruinant leurs manufactures par des
subsides payés sous la forme de produits manufacturés.
Jadis ces maximes étaient ouvertement proclamées par
tous les ministres et partons les membres du Parlement. Les
ministres de Georges P"", en 1721, déclarèrent francbement,
à propos de la prohibition d'entrée sur les produits fabriqués
de rinde, qu'une nation ne pouvait devenir riche et puissante
qu'en important des matières brutes et en exportant des objets
manufacturés. Encore du temps de lord Chatham et de lord
North on ne craignit pas de soutenir en plein Parlement qu'il
ne fallait pas permettre à l'Amérique du Nord de fabriquer
un fer de cheval.
Depuis Adam Smith une nouvelle maxime a été ajoutée à
celles qu'on vient d'énumérer, à savoir dissimuler la vraie
politique de V Angleterre à faide des expressions et des argu-
ments cosmopolites imaginés par Adam Smith, de manière à
empêcher les nations étrangères de V imiter.
C'est une règle de prudence vulgaire, lorsqu'on est parvenu
au faîte de la grandeur, de rejeter l'échelle avec laquelle on
l'a atteint, afin d'ôter aux autres le moyen d'y monter après
nous. Là est le secret de la doctrine cosmopolite d'Adam
Smith et des tendances cosmopolites de son illustre contem-
porain William Pitt, ainsi que de tous ses successeurs dans le
gouvernement de la Grande-Bretagne. Une nation qui, par
des droits protecteurs et par des restrictions maritimes, a
perfectionné son industrie manufacturière et sa marine mar-
chande au point de ne craindre la concurrence d'aucune
autre, n'a pas de plus sage parti à prendre que de repousser
loin d'elle ces moyens de son élévation, de prêcher aux autres
peuples les avantages de la liberté du commerce et d'expri-
mer tout haut son repentir d'avoir marché jusqu'ici dans les
voies de l'erreur et de n'être arrivée que tardivement à la
connaissance de la vérité.
LA POLITIQUE. CHAPITRE I. 491
William Pitt fut le premier homme d'Etat anglais qui
comprit l'usage qu'on pouvait faire de la théorie cosmopolite
d'Adam Smith, et ce n'était pas en vain qu'il avait constam-
ment avec lui un exemplaire de la Richesse des nations. Son
discours de 1786, prononcé à l'adresse, non du Parlement
ou de son pays, mais évidemment des hommes d'Etat inexpéri-
mentés et inhabiles de la France, et calculé uniquement pour
les gagner au traité d'Eden, est un chef-d'œuvre de dialecti-
que à la Smith. La France, à l'entendre, était naturellement
appelée à l'agriculture et à la production du vin, comme
l'Angleterre aux manufactures ; ces deux nations étaient l'une
vis-à-vis de Tautre comme deux grands négociants, travail-
lant dans des branches différentes, qui s'enrichissent l'un
l'autre en échangeant leurs marchandises (1). Pas un mot de
l'ancienne maxime de l'Angleterre, que, dans le commerce
extérieur, une nation ne peut parvenir au plus haut degré de
richesse et de puissance que par l'échange de ses produits
manufacturés contre des produits agricoles et des matières
brutes. Cette maxime est restée depuis lors un secret d'Etat
de l'Angleterre ; elle cessa d'être publiquement proclamée,
mais elle ne fut que plus strictement suivie.
Du reste, si, depuis William Pitt, l'Angleterre avait effec-
tivement renoncé au système protecteur comme à une béquille
inutile, elle serait aujourd'hui beaucoup plus grande qu'elle ne
(1) « La France, disait Pitt, a sur l'Angleterre l'avantage du climat et
d'autres dons de la nature, elle la surpasse sous le rapport des produits
bruts; mais l'Angleterre l'emporte sur la France par ses produits fabriqués.
Les vins, les eaux-de-vie, les huiles et les vinaigres de France, les deux
premiers articles surtout, présentent lant d'imporlance et tant de valeur, que
nos richesses naturelles ne sauraient leur être comparées; d'un aulie côté,
il n'est pas moins reconnu que l'Angleterre a le monopole de certaines bran-
ches de fabrication, et que dans d'autres elle possède assez d'avantage pour
braver toute rivalité de la part de la France. C'est la condition et la base na-
turelle de relations avantageuses entre les deux pays. Chacun ayant de
grands articles qui lui son'l propres et possédant ce qui manque à l'autre,
ils sont vis-à-vis l'un de l'autre comme deux grands négociants, travaillant
dans des branches différentes, qui se rendent mutuellement service en échan-
geant leurs marchandises. »
492 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE IV.
l'est ; elle serait beaucoup plus près du but qu'elle poursuit,
ou du monopole de l'industrie manufacturière dans le monde.
Evidemment le moment le plus favorable pour atteindre ce
but était l'époque du rétablissement de la paix générale. La
haine qu'avait excitée le système continental, avait donné ac-
cès à kl théorie cosmopolite chez toutes les nations du conti-
nent. La Russie, tout le nordde l'Europe, l'Allemagne, la Pé-
ninsule espagnole, les Etats-Unis, toutes ces contrées se se-
raient estimées heureuses d'échanger leurs produits agricoles
et leurs matières brutes contre les objets manufacturés de
l'Angleterre. La France elle-même, peut-être, aurait pu, au
moyen de concessions importantes en faveur de ses vins et de
ses soieries, être amenée à abandonner ses prohibitions. Le
temps était venu où, ainsi que Priestley l'a dit de l'acte de
navigation, il eut été aussi habile de la part de l'Angleterre
d'abolir son système de protection qu'il l'avait été autrefois de
l'établir.
Avec une telle politique, tout le superflu des deux continents
en matières brutes et en produits agricoles aurait afflué en
Angleterre, et le monde entier se serait vêtu de tissus an-
glais ; tout aurait concouru à accroître la richesse et la puis-
sance de l'Angleterre. L'idée fût difficilement venue, dans le
cours du siècle actuel, aux Américains et aux Russes d'adop-
ter un système de protection, aux Allemands de former
une association de douanes. On ne se serait pas décidé aisé-
ment à sacrifier les avantages du présent aux espérances d'un
avenir éloigné.
Mais il n'a pas été donné aux arbres de s'élever jusqu'au
ciel. Lord Castlereagh livra la politique commerciale de l'An-
gleterre à l'aristocratie territoriale, et celle-ci tua la poule
aux œufs d'or. Si elle avait souffert que les manufacturiers
anglais régnassent sur tous les marchés, et que la Grande-
Bretagne jouât vis-à-vis du reste du monde le rôle d'une ville
manufacturière vis-à-vis de la campagne, tout le sol de l'île
eût été, ou couvert de maisons et de fabriques, ou employé
en parcs de plaisance, en jardins potagers, en vergers, ou
LA POLITIQUE. CHAPITRE I. 493
affecté, soit à la production du lait et de la viande, soit à celle
des plantes industrielles, à ces cultures, enfin, qui ne peuvent
être pratiquées que dans le voisinage des grandes cités. Ces cul-
tures seraient devenues pour l'agriculture anglaise infiniment
plus lucratives que celle des céréales, et dès lors elles auraient,
avec le temps, augmenté les revenus de l'aristocratie bien
plus que ne pouvait le faire la prohibition des blés étrangers.
Mais cette aristocratie, uniquement touchée de son intérêt du
moment, préféra, à l'aide des lois sur les céréales, maintenir
ses fermages aux taux élevés auxquels les avait portés l'exclu-
sion, forcément opérée par la guerre, des produits bruts et des
blés de l'étranger, et elle contraignit ainsi les nations du con-
tinent à chercher leur prospérité dans d'autres voies que
celles du libre échange de leurs produits agricoles contre les
produits fabriqués de l'Angleterre, c'est-à-dire dans l'établis-
sement de manufactures. Les lois prohibitives de l'Angleterre
opérèrent ainsi exactement comme le système continental de
Napoléon, seulement avec un peu plus de lenteur.
Lorsque Ganning et Huskisson arrivèrent au pouvoir, l'a-
ristocratie territoriale avait déjà trop goûté du fruit défendu
pour pouvoir se laisser persuader de renoncer à ses avantages.
Ces hommes d'Etat, de même que les ministres anglais d'au-
jourd'hui, avaient à résoudre un problème insoluble. Il leur
fallait convaincre les nations du continent des avantages de la
liberté du commerce, et en même temps maintenir intactes
au profit de l'aristocratie les restrictions contre les produits
agricoles de l'étranger. Ils étaient, par conséquent, dans l'im-
possibilité de répondre aux espérances des partisans de la li-
berté commerciale dans les deux continents. Au milieu de ce
déluge de phrases philanthropiques et cosmopolites qui se
débitaient dans les discussions générales sur les systèmes
commerciaux, ils ne voyaient pas d'inconséquence, chaque
fois qu'il était question de modifier quelques taxes du tarif
anglais, à appuyer leur argumentation sur le système pro-
tecteur.
Huskisson dégreva beaucoup d'articles, mais il ne man-
494 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE IV.
qua jamais de démontrer que, même avec un tarif plus faible,
les fabriques du pays étaient encore suffisamment protégées.
En cela il suivait à peu près les maximes de l'administration
des digues en Hollande ; là où les eaux atteignent une grande
hauteur, celte sage administration construit des digues
élevées ; elle en fait de basses là où les eaux ne s'élèvent que
faiblement. De la sorte la réforme, si pompeusement
annoncée, du système commercial de l'Angleterre s'est réduite
aux proportions d'une jonglerie économique. On a allégué la
diminution du droit sur les soieries comme une preuve de la
libéralité de l'Angleterre, sans réfléchir que l'Angleterre
voulait purement et simplement, dans l'intérêt de ses finances
et sans dommage pour ses fabriques de soie, arrêter la contre-
bande qui s'exerçait sur cet article, et ce but, elle l'a com-
plètement atteint. Mais, si un droit protecteur de 50 à 70 pour
cent (c'est ce que paient encore aujourd'hui, y compris le
droit additionnel, les soieries étrangères en Angleterre) doit
être cité comme une preuve de libéralité, la plupart des nations
seraient, sous ce rapport, en avant plutôt qu'à la suite de
l'Angleterre (1).
Les démonstrations de Canning et de Huskisson ayant été
principalement destinées à faire impression en France et dans
l'Amérique du Nord, il ne sera pas sans intérêt de rappeler
comment elles ont échoué dans l'un et dans l'autre pays.
De même qu'en 1786, les Anglais avaient encore en France
à cette époque un parti nombreux parmi les théoriciens et
parmi les libéraux. Séduit par la grande idée de la hberté du
commerce et par les arguments superficiels de Say, en lutte
contre un gouvernement détesté, soutenu enfin par les places
maritimes, par les producteurs de vin et par les fabricants
(1) Les droits que les soieries payaient alors à l'importation en Angleterre
avaient élé calculés pour ressortir à 30 pour cent de la valeur; mais en fait,
surtout par suite de la diminution des prix, ils dépassaient de beaucoup ce
taux; ils atteignaient même, de l'aveu de sir Robert Peel, des taux bien
supérieurs à ceux que l'auteur indique ici; en 1846, ils ont été réduits à
15 pour cent; ils n'ont pas encore perdu, par conséquent, le caractère de
droits prolecteurs. (H. R.)
LA POLITIQUE. CHAPITRE I. 495
de soieries, le parti libéral réclamait avec emportement, de
même qu'en 1786, l'extension du commerce avec F Angleterre,
comme le vrai et unique moyen de développer la prospérité
du pays.
Quelques reproches qu'on puisse adresser à la Restauration,
elle rendit du moins à la France un service qu'on ne peut mé-
connaître et que la postérité ne lui contestera pas ; elle ne se
laissa entraîner ni par les menées de l'Angleterre, ni par les
clameurs des libéraux en matière de politique commerciale.
Canning avait cette affaire tellement à cœur, que lui-même
se rendit à Paris pour convaincre M. de Yillèle de l'excellence
de ses mesures et pour le déterminer à les imiter. Mais M.
de Villèle était trop pratique pour ne pas pénétrer le strata-
gème; et l'on assure qu'il répondit à Canning: a Si l'Angle-
terre, dans l'état d'avancement de son industrie, admet la con-
currence étrangère dans une plus large mesure qu'aupara-
vant, celte politique est conformée son intérêt bien entendu ;
mais actuellement il est dans l'intérêt bien entendu de la
France d'accorder à ses fabriques, dont le développement est
encore imparfait, la protection qui leur est indispensable.
Quand le moment sera venu oii la concurrence étrangère
sera utile à l'industrie française, lui, Villèle, ne manquera
pas de faire son profit des exemples de M. Canning. »
Irrité de ce refus, Canning, à son retour, se vanta en plein
Parlement d'avoir attaché une pierre au cou du gouverne-
ment français avec l'intervention en Espagne ; ce qui prouve
que l'esprit cosmopolite et le libéralisme européen de Canning
n'étaient pas aussi sérieux que les honnêtes libéraux du con-
tinent voulaient bien le croire ; car, si la cause du libéralisme
sur le continent l'avait intéressé le moins du monde, comment
Canning eût-il pu abandonner la constitution libérale de l'Es-
pagne à l'intervention française, dans le but unique d'attacher
une pierre au cou du gouvernement français? La vérité est
que Canning était un Anglais dans toute la force du terme,
et qu'il n'admettait les idées philanthropiques et cosmopolites
qu'autant qu'elles pouvaient lui servir à aiSermir et à étendre
496 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE IV.
la suprématie industrielle et commerciale de l'Angleterre ou
à fasciner les nations rivales.
Du reste M. de Villèle n'avait pas besoin d'une grande pé-
nétration pour s'apercevoir du piège que lui tendait Canning.
L'expérience d'un pays voisin, l'Allemagne, qui, depuis
l'abolition du système continental, n'avait cessé de rétrograder
dans son industrie, lui fournissait une preuve éloquente de la
valeur réelle du principe de la liberté commerciale tel qu'on
l'entendait en Angleterre. De plus, la France se trouvait trop
bien alors du système qu'elle avait adopté depuis 1815, pour
se laisser tenter, comme le chien de la fable, de quitter la proie
pour l'ombre. Les hommes les plus éclairés en matière d'in-
dustrie, tels que Chaptal et Charles Dupin, s'étaient exprimés
de la manière la moins équivoque sur les résultats de ce sys-
tème.
L'ouvrage de Chaptal sur l'industrie française n'est pas
autre chose qu'une défense de la politique commerciale de la
France et un tableau de ses résultats dans l'ensemble et dans
les détails. La tendance de cet ouvrage ressort du passage sui-
vant que nous lui empruntons (1) :
« Ainsi, au lieu de nous perdre dans le labyrinthe des abs-
tractions métaphysiques, conservons ce qui est établi, et tâ-
chons de le perfectionner.
c( Une bonne législation de douane est la vraie sauvegarde
de l'industrie agricole et manufacturière ; elle élève ou diminue
les droits aux frontières, selon les circonstances et les besoins ;
elle compense le désavantage que notre fabrication peut
trouver dans le prix comparé de la main-d'œuvre ou du com-
bustible ; elle protège les arts naissants par les prohibitions,
pour ne les livrer à la concurrence avec les étrangers que lors-
qu'ils ont pu réunir tous les degrés de perfection ; elle tend
à assurer l'indépendance industrielle de la France, et elle
Penrichit de la main-d'œuvre, qui, comme je l'ai dit plusieurs
fois, est la principale source des richesses. »
(0 De l'mdustrie française, lom. II, pag. 417.
LA POLITIQUE. CHAPITRE I. 497
Charles Diipin, dans son livre sur les forces productives de
la France et sur les progrès de l'industrie française de 181 4 à
1 827, avait si bien retracé les effets de la politique commerciale
suivie par la France depuis la Restauration, qu'un ministre
français n'eût pu s'aviser de sacrifier une création d'un demi-
siècle, si chèrement achetée, si riche en résultats et si pleine
d'espérances, pour prix des merveilles d'un nouveiu traité
deMéthuen.
Le tarif américain de 1828 était une conséquence naturelle
et nécessaire du système commercial de l'Angleterre, sys-
tème qui repoussait les bois, les blés, les farines et les autres
produits bruts des Etats-Unis, et n'admettait que leurs cotons
en échange des articles manufacturés anglais.
Le commerce avec l'Angleterre ne profitait ainsi qu'au tra-
vail agricole des esclaves américains ; les Etats de l'Union les
plus libres, les plus éclairés et les plus puissants se voyaient
arrêtés dans leurs progrès matériels, et réduits à envoyer dans
les solitudes de l'Ouest leur surcroît annuel de population et
de capital. Huskisson connaissait parfaitement cet état de
choses ; on savait que le ministre anglais à Washington l'avait
plus d'une fois averti des conséquences que devait entraîner
la politique de l'Angleterre. Si Huskisson avait été, en effet,
tel qu'on l'a dépeint à l'étranger, il eût saisi cette occasion
heureuse de la promulgation du tarif américain, pour faire
comprendre àTaristocratie anglaise l'absurdité de ses lois sur
les céréales et la nécessité de leur abolition. Or, que fit Hus-
kisson? 11 s'emporta contre les Américains ou du moins il
affecta la colère, et, dans son émotion, il se permit des asser-
tions dont l'inexactitude était connue de tous les planteurs
américains, des menaces qui le rendirent ridicule. Huskis-
son soutint que les envois de l'Angleterre aux Etats-Unis for-
maient à peine le sixième de son exportation totale, tandis que
ceux des Etats-Unis à l'Angleterre composaient la moitié de la
leur. 11 voulait prouver par là que les Etats-Unis dépendaient
de l'Angleterre plus que l'Angleterre ne dépendait des États-
Unis, et que l'Angleterre avait beaucoup moins à craindre
32
498 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE IV.
d'une interruption de commrrce par suite de guerre, de non-
intercourse, etc. Si l'on s'arrête au chiffre des valeurs impor-
tées et exportées, le raisonnement de Huskisson paraît plau-
sible ; mais si l'on considère la nature des envois respectifs,
on ne comprend pas comment Huskisson a pu employer un
argument qui prouve le contraire de ce qu'il voulait établir.
Les envois des Etats-Unis à l'Angleterre se composent, en to-
talité ou en majeure partie, de matières premières dont celle-
ci décuple la valeur, dont elle ne peut se passer, et qu'elle ne
peut tirer aujourd'hui d'autres contrées, du moins en quan-
tité suftisante, tandis que toutes leurs importations d'Angle-
terre consistent en objets qu'ils pourraient ou fabriquer eux-
mêmes ou acbeter à d'autres pays. Si donc on envisage les suites
d'une interruption de commerce entre les deux pays au point
de vue de la théorie des valeurs, elles paraissent devoir être
tout à fait désavantageuses pour les Etats-Unis, tandis que,
appréciées au moyen de la théorie des forces productives, elles
entraînent pour l'Angleterre un préjudice énorme. Chez
celle-ci, en effet, les deux tiers des fabriques de coton s'arrê-
teraient et seraient ruinées, l'Angleterre perdrait, comme par
un coup de baguette, une industrie dont le produit annuel sur-
passe de beaucoup la valeur collective de ses exportations; les
conséquences d'une pareille perte pour la tranquillité, pour
la richesse, pour le crédit, pour le commerce et pour la puis-
sance de l'Angleterre, sont incalculables. Quels seraient au
contraire, les effets de l'interruption du commerce pour les
États-Unis ? Obligés de fabriquer eux-mêmes les articles qu'ils
tiraient jusque-là d'Angleterre, ils gagneraient en peu d'an-
nées ce que l'Angleterre aurait perdu. Nul doute que, comme
autrefois entre l'Angleterre et la Hollande après l'acte de na-
vigation, il ne s'ensuivît une lutte à mort; et cette lutte au-
rait peut-être le même résultat que celle dont la Manche fut
autrefois le théâtre. Ce n'est pas le moment de retracer tout au
long les conséquences d'une rivalité qui, tôt ou tard, ce nous
semble, éclatera par la force des choses. Ce qui précède suffit
pour mettre en évidence le peu de solidité et le danger du
LA POLITIQUE. — CHAPITRE I. 499
raisonnement de Hnskisson, pour montrer coinbien l'Angle-
terre était imprudente de contraindre par ses lois sur les cé-
réales les Etats-Unis à devenir manufacturiers, et combien
Huskisson eût été habile si, au lieu de jouer avec des argu-
ments frivoles et périlleux, il se fût appliqué à écarter les
causes qui avaient provoqué le tarif américain de 1828.
Afin de prouver aux Etats-Unis les avantages de leur com-
merce avec l'Angleterre, Huskisson signalait Taccroissement
extraordinaire de leurs exportations de coton ; mais lés Amé-
ricains savaient à quoi s'en tenir sur la valeur de ce nouvel
argument. Depuis plus de dix ans, en effet, la production de
l'Amérique du Nord en coton avait, d'année en année, telle-
ment dépassé la consommation, que les prix avaient diminué
à peu près dans la même proportion que l'exportation avait
augmenté, à ce point qu'après avoir, en 1816, retiré 24 mil-
lions de dollars (125 millions 400 mille francs) de 80 millions
de livres (36 millions de kilog,) de coton, les Américains n'a-
vaient obtenu en 1826 que 25 millions de dollars (133 mil-
lions 750 mille francs), pour 204 millions de livres (92 mil-
lions et demi de kilogrammes).
Enfin, Huskisson menaçait les Américains de l'organisation
sur une vaste échelle de la contrebande par le Canada. 11 est
vrai que, dans l'état actuel des choses, ce moyen est la plus
grande entrave que puisse nmcontrer le système protecteur
aux Etats-Unis. Mais que suit-il de là? Que les Américains
doivent mettre leur tarif aux pieds du gouvernement britan-
nique, et attendre humblement les décisions qu'il plaira à
celui-ci de prendre chaque année au sujet de leur industrie?
Quelle folie ! Il s'ensuit seulement que les Américains pren-
dront et s'incorporeront le Canada, ou, du moins, qu'ils l'ai-
deront à se rendre indépendant, dès que la contrebande cana-
dienne leur sera devenue intolérable. Mais n'est-ce pas le
comble de la démence pour une nation parvenue à la supré-
matie iudustriclle et commerciale, de contraindre un peuple
agriculteur qui lui est étroitement uni par les liens du sang,
du langage et des intérêts, à devenir manufacturier, puis, en
500 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE IV.
voulant rempecber de suivre une impulsion forcée, de Tobli-
ger à aider ses colonies à elle à s'affranchir ?
Après la mort de ïluskisson, M. Pouleit Thompson prit la
direction des affaires commerciales de l'Angleterre. 11 conti-
nua la politique de son illustre prédécesseur. Toutefois, en ce
qui touche l'Amérique du Nord, il lui resta peu à faire; car,
dans cette contrée, sans l'intervention des Anglais, l'influence
des planteurs de coton et des importateurs et les intrigues du
parti démocratique avaient déjà provoqué en 1832 ce qu'on a
appelé l'acte de compromis, acte qui, tout en corrigeant les
exagérations et les vices du tarif précédent, et en laissant en-
core à la fabrication des tissus de coton et de laine communs
une protection passable, fit aux Anglais toutes les concessions
qu'ils pouvaient souhaiter, sans équivalents de la part de
ceux-ci. Depuis, les envois de l'Angleterre aux Etats-Unis se
sont si prodigieusement accrus et ont tellement dépassé ses
importations de cette contrée, qu'il est à chaque instant au
pouvoir de l'Angleterre d'attirer à elle la quantité qu'il lui
plaît des métaux précieux qui circulent aux Etats-Unis, et d'y
occasionner ainsi des crises commerciales chaque fois qu'elle
éprouve elle-même un embarras d'argent. Ce qu'il y a de plus
étonnant, c'est que l'acte de compromis a eu pour auteur le
défenseur le plus considérable et le plus éclairé des in-
térêts manufacturiers américains, Henri Clay. La prospé-
rité des fabricants à la suite du tarif de 1828 avait si fort
excité la jalousie des planteurs de coton, que les Etats du
Sud menaçaient d'une rupture de l'Union dans le cas oii
le tarif de 1828 n'eût pas été modifié. Le gouvernement fé-
déral, dévoué à l'opinion démocratique, s'élait mis par des
motifs de parti et par des considérations électorales du côté
des planteurs du Sud, et avait su rallier les agriculteurs dé-
mocrates des Etats du Centre et de l'Ouest. Chez ces derniers,
la hausse des prix, en grande partie produite par la prospérité
des fabriques du pays et par la construction d'une multitude
de canaux et d chemins de fer, avait refroidi l'ancienne sym-
pathie pour l'intérêt manufacturier; ils pouvaient craindre,
LA POLITIQUE. — CHAPITRE !. 501
d'ailleurs, de voir les Étals du Midi pousser leur opposition
jusqu'à une dissolution effective de l'Union et jusqu'à la
guerre civile. 11 convenait aussi aux démocrates du Centre et
de l'Est de ménager les sympathies des démocrates du Sud.
Par toutes ces causes, l'opinion publique était si favorable-
ment disposée pour la liberté ducommerce avec l'Angleterre,
qu'un abandon complet des intérêts manufacturiers du pays
à la concurrence anglaise était à redouter. Dans de telles cir-
constances, le bill de compromis de Henry Clay parut le seul
moyen de sauver, au moins en partie, le système protecteur.
Une partie de rindustrie américaine, la fabrication des arti-
cles élégants et chers, fut sacrifiée à la concurrence étrangère,
pour sauver une autre partie, la fabrication des articles com-
muns et de peu de prix.
Tout indique néanmoins que, dans le cours des prochaines
années, le système protecteur relèvera la tête aux Etals-Unis,
et qu'il y fera même de nouveaux progrès. Quels qu'aient été
les efforts des Anglais pour diminuer oii pour adoucir les crises
commerciales aux Etats-Unis, quelques capitaux considérables
qu'ils y fassent passer sous la forme d'achats de fonds publics
et de prêts ou au moyen de l'émigration, Je défaut d'équilibre
toujours subsistant et ne cessant de s'accroître entre la valeur
des exportations et celle des importations ne peut pas à la
longue être rétablie de celte manière ; des crises redoutables
et de plus en plus graves ne peuvent manquer d'éclater, et
les Américains finiront par découvrir les causes du mal et
par adopter les moyens propres à l'arrêter.
11 est donc dans la nature des choses que le nombre des
partisans de la protection augmente et que celui des partisans
de la liberté ducommerce diminue.
Jusqu'à présent la demande croissante des denrées alimen-
taires, causée par l'ancienne prospérité des manufactures, par
l'exécution de grands travaux publics et par l'augmentation
considérable de la production du coton, et en partie de mau-
vaises récoltes, ont maintenu à un taux excessif les prix des
denrées agricoles ; mais on peut prévoir avec certitude que,
502 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE IV.
dans le cours des années qui vont suivre, ces prix tomberont
au-dessous de la moyenne autant qu'ils l'ont jusqu'ici dé-
passée. Depuis l'acte de compromis, le surcroît des capitaux
américains s'est porté en grande partie vers l'agriculture et
commence actuellement adonner des résultats. Ainsi, tandis
que la production des denrées agricoles s'est énormément ac-
crue, la demande a d'autre part énormément diminué ; pre-
mièrement, parce que les travaux publics ne sont plus exé-
cutés sur la même échelle qu'auparavant ; en second lieu,
parce que la concurrence étrangère arrête le développement
de la population des fabriques ; troisièmement enfin, parce
que la production du coton en a tellement excédé la con-
sommation, que les planteurs ont été obligés de produire
eux-mêmes les denrées alimentaires qu'ils tiraient auparavant
des Etats du Centre et de l'Ouest. Si, en outre, il survient de
riches moissons, les États du Centre et de TOuest se verront
encombrés de denrées, tout comme ils l'étaient avant le tarif
de 1828. Les mêmes causes produisant toujours les mêmes
effets, les agriculteurs du Centre et de l'Est viendront de nou-
veau à comprendre que l'accroissement de la population ma-
nufacturière du pays peut seul augmenter la demande des
produits agricoles, et qu'il ne peut résulter que d'un déve-
loppement du système protecteur. En même temps que le
parti protectionniste gagnera ainsi chaque jour en nombre et
en influence, le parti opposé diminuera dans la même pro-
portion, par la raison que les planteurs de coton, dans une si-
tuation différente, ne pourront manquer de reconnaître qu'il
est dans leur intérêt bien entendu de voir la population
manufacturière du pays s'accroître ainsi que la demande des
denrées agricoles et des matières brutes.
Les planteurs de coton et les démocrates des Etats-Unis,
comme nous venons de le montrer, ayant travaillé eux-mêmes
avec le plus beau zèle en faveur des intérêts commerciaux de
l'Angleterre, M. Poulett Thompson n'eut de ce côté aucune
occasion de révéler son habileté diplomatique.
En France, les choses se passaient autrement. L'on y per-
LA POLITIQUE. CHAPITRE I. 503
sistait dans le système prohibitif. Il est vrai que beaucoup de
fonctionnaires et de députés théoriciens étaient favorables à
l'extension des relations commerciales entre l'Angleterre et la
France ; l'alliance qui existait entre les deux pays avait donné
à cette opinion quelque popularité ; mais on ne s'entendait
guère sur les moyens d'atteindre le but, et personne n'avait
d'idée nette à cet égard. 11 paraissait évident et incontestable
que l'élévation des droits sur les denrées alimentaires et sur les
matières brutes, ainsi que l'exclusion des charbons et des
fers anglais, portait un grave préjudice à l'industrie française,
et qu'une plus forte exportation de vins, d'eaux-de-vie et de
tissus de soie serait extrêmement avantageuse au pays.
Du reste, on se bornait à de vagues déclamations sur les
inconvénients du système prohibitif. Mais on ne pensait pas
qu'il fût prudent d'y toucher, du moins immédiatement, le
gouvernement de Juillet trouvant ses appuis principaux dans
la riche bourgeoisie, en majeure partie intéressée dans les
grandes entreprises industrielles.
Ce fut alors que M. Poulelt Thompson conçut un plan de
campagne qui fait honneur à sa finesse et à sa dextérité comme
diplomate. 11 envoya en France un savant très au courant du
commerce, de l'industrie et de la politique commerciale de
ce pays et très-connu par la libéralité de ses opinions, le doc-
teur Bowring. Celui-ci parcourut toute la contrée, puis la
Suisse, afin de recueillir sur les lieux des matériaux qui ser-
vissent d'arguments contre le système prohibitif et en faveur
de la liberté du commerce. 11 s'acquitta de cette mission avec
l'habileté et la souplesse qui le caractérisent. Il mit principale-
ment en lumière les avantages de relations plus faciles entre
les deux pays pour les houilles et pour le fer, pour les vins et
pour les eaux-de-vie. Dans le rapport qu'il a publié, son argu-
mentation ne porte guère que sur ces articles ; quant aux
autres branches d'industrie, il se borne à des statistiques, sans
essayer d'établir comment le libre commerce avec l'Angleterre
pourrait lesdévelopper et sans faire àleursujetde propositions.
En cela le docteur Bowring se conforma à ses instructions,
504 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE IV.
que M. Poulett Thompson avait rédigées avec une rare
habileté, et qui ont été imprimées en tête de son rapport.
M. Thompson y affiche les maximes les plus libérales, et té-
moigne beaucoup de ménagement pour les intérêts manufac-
turiers de la France ; il regarde comme invraisemblable qu'on
puisse, sous ce rapport, attendre de grands résultats des négo-
ciations projetées. Ces instructions étaient bien faites pour
rassurer sur les intentions de l'Angleterre les intérêts, devenus
si puissants, des industries françaises du coton et de la laine.
D'après M. Thompson, il serait insensé de réclamer de leur
part de fortes concessions. En revanche il insinue qu'il y au-
rait plus de chance de succès à l'égard des articles de moindre
importance. Ces articles de moindre importance ne sont pas
désignés dans les instructions, mais l'expérience de la France
a suffisamment révélé ce que ce terme signifiait. 11 s'agissait
à cette époque d'ouvrir le marché français aux fils et aux tis-
sus de lin de l'Angleterre,
Le gouvernement français, touché des observations du ca-
binet anglais et de ses agents, et désireux d'accorder à l'An-
gleterre une faveur peu importante et en dernière analyse
avantageuse à la France elle-même, diminua les droits sur les
fils et sur les tissus de lin, au point qu'en présence des pro-
grès remarquables accomplis par les Anglais dans ces fabri-
cations, ils cessèrent de protéger l'industrie française. Aussi
les envois de ces articles que fit l'Angleterre en France dans
les années suivantes s'accrurent-ils prodigieusement, jusqu'à
38 millions de francs en 1838; et la France, sur laquelle
TAngleterre avait ici pris l'avance, courut le risque de perdre
entièrement, au grand préjudice de son agriculture et de toute
sa population rurale, une industrie dont la production s'éle-
vait à une valeur de plusieurs centaines de millions, à moins
que, par une élévation de droits, elle n'opposât une digue à la
concurrence anglaise.
Il est manifeste que la France fut dupée par M. Poulett
Thompson. Evidemment ce dernier avait prévu, dès 1834, l'es-
sor que la fabrication du lin en Angleterre allait prendre dans
LA POLITIQUE. CHAPITRE I. 505
les années suivantes par l'emploi des nouveaux procédés; et,
dans celte négociation, il avait compté sur l'ignorance où était
le gouvernement français de ces procédés et de leurs consé-
quences nécessaires. Aujourd'hui les auteurs de ce dégrève-
ment veulent faire croire qu'il ne s'agissait que d'une conces-
sion à la fabrication belge. Mais justifient-ils ainsi leur
ignorance des progrès de l'Angleterre et leur défaut de pré-
voyance?
Quoi qu'il en soit, il n'est pas douteux, du moins, que la
France, sous peine de sacrifier à l'Angleterre la plus grande
partie de sa fabrication de toiles, doit la protéger de nouveau,
et que le premier essai de notre époque pour étendre la li-
berté du commerce entre l'Angleterre et la France a fourni
un témoignage ineffaçable de l'habileté britannique et de
l'inexpérience française ; c'est comme un nouveau traité de
Méthuen, et comme un second traité d'Eden (1).
Que fit M. Poulett Thompson quand il entendit les plaintes
des fabricants de toiles en France et qu'il vit le gouvernement
français disposé à réparer la faute qu'il avait commise? Il fit
ce que Huskisson avait fait avant lui, il menaça de prohiber les
vins et les soieries de la France. Voilà le cosmopolitisme de
FAngleterre î 11 fallait que la France laissât périr une industrie
qui datait d'un millier d'années, une industrie étroitement liée
à toute l'existence des classes populaires et particulièrement à
l'agriculture, dont les produits sont au nombre des objets de
première nécessité pour toutes les classes, et peuvent être
estimés à une valeur totale de trois à quatre cents millions, et
cela pour acheter le privilège de vendre des vins et des soie-
ries à l'Angleterre pour quelques millions de plus qu'aupara-
vant. Indépendamment de cette disproportion dans les valeurs,
on n'a qu'à se demander où en serait la France, dans le cas
(1) Sans recberclier ici si l'allégation de List snr le machiavélisme supposé
de l'Angleterre et sur la prétendue duperie de la France est exacte, je ferai
remarquer que l'exhaussemenl du tarif françnis sur les fils el tissus de
lin et de chanvre en 1842 n'a pas tardé à vérifier ses prévisions.
(H. R.)
S06 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE IV.
OÙ les relations commerciales entre les deux pays seraient
interrompues par la guerre, si, par exemple, elle venait à ne
pouvoir plus écouler en Angleterre son excédant en tissus de
soie et en vins, et en même temps à manquer d'un objet indis-
pensable tel que la toile.
On reconnaîtra, en y réfléchissant, que la question des
toiles n'est pas seulement une question de prospérité maté-
rielle, que c'est surtout, comme toutes celles qui se rattachent
aux manufactures du pays, une question d'indépendance et
de puissance nationales.
On dirait que l'esprit d'invention, dans le perfectionnement
de l'industrie des toiles, s'est donné la mission de faire com-
prendre aux nations la nature de l'industrie manufacturière,
ses rapports avec l'agriculture, son influence sur l'indépen-
dance et sur la puissance des Etats, et de mettre en évidence
les erreurs de la théorie. L'école, on le sait, soutient que
chaque nation possède dans les diverses branches de travail,
des avantages particuliers, dons de la nature ou résultats de
l'éducation, qui s'égalisent sous la liberté du commerce. Nous
avons prouvé, dans un chapitre précédent, que cette maxime
n'est vraie que de l'agriculture, où la production dépend en
grande partie du climat et de la fertilité du sol, mais qu'elle
ne l'est pas de l'industrie manufacturière pour laquelle tous
les peuples de la zone tempérée ont une égale vocation, pourvu
qu'ils possèdent les conditions matérielles, intellectuelles,
politiques et sociales requises à cet effet. L'Angleterre présente
aujourd'hui un exemple éclatant à Tappui de notre doctrine.
Si, par leur expérience, par leurs efforts persévérants et par
les ressources de leur sol, des peuples ont été particulièrement
appelés à la fabrication de la toile, ce sont assurément les
Allemands, les Belges, les Hollandais et les habitants du nord
de la France. Elle est depuis un millier d'années entre leurs
mains. Les Anglais, au contraire, jusqu'au milieu du dernier
siècle, y étaient si peu avancés, qu'ils importaient de l'étranger
une grande partie des toiles qu'ils employaient. Jamais, sans
les droits protecteurs qu'à cette époque ils lui accordèrent.
LA POLITIQUE. — CHAPITRE I. 507
l'industrie du pays n'eût pu réussir à approvisionner le mar-
ché de l'Angleterre et celui des colonies britanniques, et l'on
sait que les lords Castlereagh et Liverpool établirent dans le
Parlement que, sans protection, la fabrication anglaise ne
pourrait pas soutenir la concurrence des toiles de l'Alleinagne.
Or, aujourd'hui nous voyons les Anglais, qui, de tout temps,
avaient été les plus mauvais fabricants de toiles de l'Europe,
tendre, grâce à leurs inventions, à exercer en Europe le mo-
nopole de l'industrie linièie, de même que, depuis cinquante
ans, ils ont envahi l'Inde avec leurs tissus de coton, eux
qui durant des siècles n'avaient pas même été capables de sou-
tenir sur leur propre marché la concurrence des tissus de lin.
En ce moment on discute en France la question de savoir
comment il se fait que, dans ces derniers temps, l'Angleterre
ait accompli de si rapides progrès dans la fabrication de la
toile, bien que Napoléon, le premier, ait provoqué, par un
prix considérable, l'invention d'une machine à filer le lin, et
que les mécaniciens et les industriels français se soient occupés
de cet objet avant leurs rivaux d'outre-Manche. On se de-
mande lesquels, des Anglais ou des Français, ont le plus de
dispositions pour la mécanique. On donne toutes les explica-
tions, exce[)té la véritable. Il est déraisonnable d'attribuer aux
Anglais plus de dispositions pour la mécanique, et une plus
grande aptitude pour l'industrie en général qu'aux Allemands
ou aux Français. Avant Edouard 111, les Anglais étaient les
plus grands fainéants, les plus grands vauriens de l'Europe ;
alors l'idée ne leur fût pas venue de se comparer, pour le
génie de la mécanique et pour l'aptitude industrielle, aux
Italiens, aux Belges ou aux Allemands. Depuis, leur gouver-
nement a fait leur éducation, et ils sont arrivés peu à peu à
pouvoir contester à leurs maîtres la capacité industrielle. Si,
dans le cours des vingt dernières années, les Anglais ont su,
mieux que d'autres peuples et en particulier que les Français,
construire les machines nécessaires à l'industrie du lin (1),
(1) L'aiileur paraît ignorer que c'est un Français, Philippe de Girard, qui
a inventé la machine à filer le lin. (H. R.)
508 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE IV.
c'est !« qu'ils étaient plus avancés dans la mécanique en
général ; 2° qu'ils étaient aussi plus avancés dans le filage et
dans le tissage du coton, lesquels ont tant de rapports avec le
le filage et le tissage du lin ; 3° que leur politique comuierciale
leur avait procuré plus de capitaux que n'en possédaient les
Français; 4° que cette même politique avait ouvert à leurs
produits liniers un marché intérieur beaucoup plus étendu ;
B'' enfin, que leurs droits protecteurs, dans de pareilles cir-
constances, offraient au génie mécanique du pays une plus
grande excitation à poursuivre le perfectionnement de cette
industrie et de plus grands moyens de s'y appliquer.
Nous avons expliqué ailleurs que, dans l'industrie manu-
facturière, toutes les branches particulières sont étroitement
solidaires, que le perfectionnement de l'une prépare et encou-
rage le perfectionnement de toutes les autres^ qu'aucune ne
peut être négligée sans que toutes les autres ne s'en ressen-
tent, qu'en un mot l'industrie manufacturière d'une nation
constitue un tout indivisible ; les récents progrès de l'Angle-
terre dans l'industrie des toiles confirment ces maximes.
CHAPITRE II.
LA SUPRÉMATIE INSULAIRE ET l'uNION DOUANIÈRE ALLEMANDE.
L'Allemagne a expérimenté par elle-même, dans ces vingt
dernières années, ce que c'est, de nos jours, qu'un grand
pays sans une bonne politique commerciale, et ce qu'avec une
bonne politique commerciale un grand pays peut devenir.
Elle a été, ainsi que Franklin l'a dit de l'État de New-Jersey,
comme un tonneau de tous les côtés percé et épuisé par ses
voisins. L'Angleterre, non contente d'avoir ruiné la plus
grande partie des fabriques de l'Allemagne et de fournir à
celle-ci d'immenses quantités de tissus de laine et de coton
LA POLITIQUE. — CHAPITRE II. 509
ainsi que de denrées coloniales, a repoussé ses blés, ses bois,
quelque temps même jusqu'à ses laines. 11 y a eu un temps où
l'Angleterre trouviiit en Allemagne, pour ses produits fabri-
qués, un débouché dix fois plus considérable que dans son
empire tant vanté des Indes orientales, et cependant ces insu-
laires monopoleurs refusaient aux pauvres Allemands ce qu'ils
accordaient aux Hindous leurs sujets, la faculté de solder
avec des produits agricoles les achats de produits fabriqués.
Inutilement les Allemands s'abaissaient jusqu'au rôle de por-
teurs d'eau et de fendeurs de bois des Anglais, on les traitait
plus durement qu'un peuple conquis. Il en est des peuples
comme des individus ; ceux qui se laissent maltraiter par un
seul seront bientôt méprisés de tous et finiront par devenir le
jouet des enfants. La France, qui vend cependant à l'Alle-
magne du vin, de Thliile,. des soieries et des articles de mode
pour des valeurs considérables, a resserré le débouché de ses
bestiaux, de ses blés et de ses toiles. Que dis-je? Une petite
province maritime, jadis allemande, habitée par des Alle-
mands, qui, devenue riche et puissante grâce à l'Allemagne,
n'avait jamais pu subsister qu'avec elle et par elle, a fermé,
durant une demi-génération, au moyen de misérables chica-
nes, le plus beau fleuve de l'Allemagne. Pour comble de mo-
querie, on a enseigné dans cent chaires que les nations ne peu-
vent parvenir à la richesse et à la puissance que par la liberté
commerciale universelle.
Voilà où en était l'Allemagne ; où en est-elle aujourd'hui?
Elle a, dans l'espace de dix années, avancé d'un siècle en pros-
périté et en industrie, en conscience d'elle-même et en puis-
sance. Pourquoi cela ? La suppression des barrières qui sé-
paraient entre eux les Allemands a été une mesure excellente,
mais elle n'eût porté que de tristes fruits si l'industrie du'pays
fût restée exposée à la concurrence étrangère. C'est surtout la
protection du tarif de l'Association en faveur des produits fa-
briqués d'un usage général, qui a opéré ce prodige.
Avouons-le franchement, le docteur Bowring l'a péremp-
toirement établi, le tarif du Zollverein n'est pas, comme on
510 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE IV.
l'a allégué, un tarif purement fiscal ; il ne s'est pas arrêté
à 10, à 15 pour cent, ainsi que l'a cru Huskisson ; sur les
produits fabriqués d'un usage général, ne craignons pas de
le dire, il accorde une protection de 20 à 60 pour cent.
Or, quel est l'effet de cette protection ? Les consommateurs
paient-ils les produits fabriqués allemands 20 à 60 pour cent
de plus qu'ils ne payaient auparavant les produits étrangers?
Ou bien les produits allemands sont-ils inférieurs ? Nulle-
ment. Le docteur Bowring lui-même alteste que les produits
des industries protégées par un tarif élevé sont de meilleure
qualité et à plus bas prix que les articles étrangers. La con-
currence du dedans et la protection contre la concurrence
écrasante de l'étranger ont opéré ces miracles, que l'école
ignore et veut ignorer. Il n'est donc pas vrai, comme le pré-
tend l'école, que la protection renchérisse les produits indi-
gènes du montant du droit protecteur. Elle peut causer un
renchérissement momentané, mais, dans tout pays préparé
pour les manufactures, la concurrence intérieure réduit bien-
tôt les prix au-dessous des chiffres qu'ils auraient atteints
sous le régime de la libre importation.
L'agriculture a-t-elle souffert de ces droits élevés? En au-
cune laçon ; elle a prospéré, elle a réalisé depuis dix ans des
profits décuples. La demande des produits agricoles s'est ac-
crue, et les prix se sont élevés ; il est notoire que, sous l'in-
fluence de l'industrie manufacturière, la propriété foncière a
partout haussé de 50 à 100 pour cent; que partout le travail a
obtenu de meilleurs salaires ; que partout de nouvelles voies
de communication ont été construites ou projetées.
Des résultats si brillants ne peuvent qu'encourager à avancer
dans la même voie; plusieurs Etats de l'Union ont fait des
propositions dans ce sens ; mais ils n'ont pas réussi encore,
parce que d'autres Etats, paraît-il, n'attendent leur salut que
de l'abolition en Angleterre des droits sur le bléetsurles bois,
et que des personnages influents, assure-t-on, ont toujours
foi dans le système cosmopolite et se défient de leur expérience.
Le rapport du docteur Bowring contient à ce sujet, ainsi que
LA POLITIQUE. CHAPITRE il. 511
sur la situation du Zoliverein et sur la tactique du gouver-
nement anglais, d'importantes révélations. Examinons un peu
cet écrit.
Nous commencerons par signaler le point de vue qui a
présidé à sa composition. M. Labouchère, président du Con-
seil de commerce dans le cabinet Melbourne, avait envoyé
le docteur Bowring en Allemagne, dans le même but que
M. Poulett Thompson, en 1834, lui avait donné une mission
en France. Il s'agissait de décider les Allemands à ouvrir leur
marché aux produits mrinufacturés anglais, à l'aide de con-
cessions en faveur de leurs blés et de leurs bois, de même
que les Français à l'aide des concessions en faveur de leurs
vins et de leurs eaux-de-vie ; seulement les deux missions
différaient en ce point, que les concessions à proposer aux
Français ne rencontraient point d'opposition en Angleterre,
tandis que celles qu'on oiïrait aux Allemands devaient êlre
d'abord emportées dans l'Angleterre même.
Les deux rapports, par conséquent, devaient avoir une
portée différente. Celui qui traitait des relations commerciales
entre la France et l'Angleterre était exclusivement à l'adresse
des Français. Il fallait leur dire que Colbert, avec son système
protecteur, n'avait fait rien de bon, il fallait leur faire croire
que le traité d'Eden avait été avantageux à la France, et que
le système continental, ainsi que le système prohibitif qui la
régissait encore, lui avait été funeste. En un mot, on n'avait
ici qu'à s'en tenir à la théorie d'Adam Smith, et à mettre ou-
vertement en question les résultats du système protecteur.
Le second rapport était moins facile ; il devait s'adresser
à la fois aux propriétaires anglais et aux gouvernements alle-
mands. Aux premiers, il fallait dire : « Voici une nation qui,
à l'aide des droits protecteurs, a déjà accompli d'immenses
progrès industriels, et qui, pourvue de toutes les ressources
nécessaires, se prépare résolument à conquérir son marché
intérieur tout entier et à rivaliser avec l'Angleterre sur les
marchés étrangers ; c'est votre œuvre maudite, à vous, tories
de la chambre haute, à vous gentilshommes de la chambre
512 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE IV.'
basse ; c'est le résultat de votre législation insensée sur les cé-
réales; par el!e, les prix des denrées alimentaires, des matières
brutes et de la main-d'œuvre ont été déprimés en Allemagne,
par elle les fabriques allemandes ont été placées dans de meil-
leures conditions que les fabriques anglaises. Hâtez-vous
donc, fous que vous êtes, d'abolir cette législation. Vous
causerez ici aux fabriques allemandes un double, un triple
dommage ; d'abord il s'ensuivra en Allemagne une hausse et
en Angleterre une baisse des denrées alimentaires, des ma-
tières brutes et de la main-d'œuvre ; en second lieu l'expor-
tation des blés d'Allemagne en Angleterre facilitera l'écoule-
ment des produits fabriqués d'Angleterre en Allemagne ;
troisièmement, l'Association douanière allemande s'est dé-
clarée prête à réduire ses droits sur les tissus de coton et de
laine communs dans la même proportion que l'Angleterre fa-
vorisera l'importation des blés et des bois allemands. Nous
ne pouvons donc manquer, nous autres Anglais, de ruiner de
nouveau les fabriques allemandes. Mais il faut se presser.
Chaque année les intérêts manufacturiers acquièrent dans l'U-
nion plus d'influence, et, si vous hésitez, l'abolition de la lé-
gislation sur les céréales viendra trop tard. Encore quelque
temps, et le fléau de la balance se déplacera. Bientôt les fa-
briques allemandes créeront une si forte demande de produits
agricoles que l'Allemagne n'aura plus de blé à vendre à
l'étranger. Quelles concessions aurez-vous alors à lui offrir,
pour la décider à porter la main sur ses fabriques, pour
l'empêcher de fder elle-même le colon qu'elle tisse et de vous
disputer en tout pays votre clientèle étrangère? »
Voilà ce que l'auteur du rapport avait à faire comprendre
aux propriétaires fonciers du Parlement. Le régime politique
de la Grande-Bretagne ne permet pas de rapports secrets de
chancellerie. L'écrit du docteur Bowring devait donc être pu-
blic, par conséquent parvenir au moyen de traductions et
d'extraits à la connaissance des Allemands. Il fallait donc s'y
abstenir de toute expression de nature à éclairer les Alle-
mands sur leurs véritables intérêts. Chaque argument à l'a-
LA POLITIQUE. CHAPITRE II. 513
dresse du Parleinent devait être tempéré par un antidote à
l'usage des gouvernements d'Allemagne ; il fallait soutenir
que les droits protecteurs en Allemagne avaient donné une
direction fausse à beaucoup de capitaux, qu'ils portaient pré-
judice aux intérêts agricoles ; que ces intérêts ne devaient
s'occuper que des marchés extérieurs, que l'agriculture était
la première industrie allemande, puisqu'elle occupait les
trois quarts des habitants, qu'ainsi c'était se moquer que de
parler de protection pour les producteurs, que les intérêts
manufacturiers eux-mêmes ne pouvaient prospérer qu'au
moyen de la concurrence avec l'étranger; que Topinion pu-
blique en Allemagne était pour la liberté du commerce ; que
les lumières y étaient trop répandues pour que des réclama-
tions en faveur de droits élevés y pussent réussir ; que les
hommes les plus éclairés du pays étaii nt partisans d'une dimi-
nution des droits sur les tissus communs en laine et en coton,
dans le cas où les droits du tarif anglais sur le blé et sur le
bois viendraient h être adoucis.
De ce rapport, en un mot, s'élèvent deux voix opposées et
contradictoires. Laquelle est la vraie ? celle qui s'adresse au
parlement d'Angleterre, ou celle qui parle aux gouverne-
ments d'Allemagne ? Il est difficile de répondre aux considé-
rations que présente le docteur Howring pour décider le Par-
lement à diminuer les droits d'entrée sur le blé et sur le bois
€n s'appuyant sur des données statistiques, sur des calculs
précis, sur des témoignages ; toutes celles qui ont pour but
de détourner les gouvernements allemands du système pro-
tecteur se réduisent à de simples assertions.
Arrêtons-nous sur les arguments par lesquels le docteur
Bowring prouve au Parlement, que, dans le cas où les pro-
grès du système protecteur en Allemagne ne seraient pas
arrêté*^ par les moyens qu'il propose, le marché allemand
serait irrévocablement perdu pour les manufactures anglaises.
Le peuple allemand se distingue, dit-il, par la modération,
par l'économie, par l'application et par l'intelligence. Il est
généralement instruit. D'excellentes écoles spéciales ont
33
514 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE IV.
répandu les connaissances techniques dans tout le pays. L'art
du dessin y est même cultivé beaucoup plus qu'en Angle-
terre. L'accroissement considérable que la population pré-
sente, chaque année, ainsi que le nombre des bestiaux et sur-
tout des moutons, témoigne de Tessor qu'y a prisl'agriculture
(le docteur Bowring omet ici le fait capital de la hausse dans
la valeur des propriétés et d;ms le prix des produits agricoles).
Dans les districts manufacturiers le taux des salaires s'est
accru de 30 pour cent; le pays surabonde en chutes d'eau
inemployées, en chutes d'eau, les moins coûteuses de toutes
les forces motrices. L'exploitation des mines y offre partout
une activité qu'elle n'a jamais eue jusque-là. De 181^2 à
1837 (Ij, l'Allemagne a accompli des progrès signalés dans
toutes les branches d'industrie protégées, et particulièrement
dans les lainages et dans les cotonnades d'un usage général,
dont l'importation d'Angleterre a complètement cessé. Néan-
moins le docteur Bowring reconnaît, d'après des témoignages
qui lui paraissent dignes de foi : « que le prix des tissus prus-
siens est sensiblement plus bas que celui des tissus anglais,
que certaines couleurs, sans doute, n'égalent pas celles des
meilleures teintureries anglaises, mais que d'autres sont irré-
prochables et aussi parfaites que possible ; que, pour le
filage, le tissage et tous les procédés d'élaboration, l'Allema-
o-ne marche complètement de pair avec la Grande-Bretagne,
qu'elle décèle seulement une infériorité marquée sous le
rapport de l'apprêt, mais que les imperfections de son indus-
trie disparaîtront avec le temps. »
On conçoit aisément que de pareils exposés finissent par
décider le Parlement anglais à abolir une législation qui,
jusqu'à présent, a opéré comme une protection à l'égard
de l'Allemagne ; mais ce qui nous paraît souverainement
incompréhensible, c'est qu'on ait pu espérer par ce rap]^ort
disposer l'Union allemande à abandonner un système auquel
elle est redevable d'immenses progrès.
(1) J'ai supprimé ici toute une page de chiffres qui seraient aujourd'hui
fort arriérés. (H. R.)
LA POLITIQUE. — CHAPITRE II. 515
Le docteur Bowring nous assure que l'industrie de l'Alle-
magne est protégée aux dépens de son agriculture ; mais quelle
foi pouvons-nous mettre dans son assertion, quand nous
voyons la demande des produits agricoles, le prix de ces pro-
duits, le taux des salaires, la rente et la valeur des biens-fonds
augmenter partout dans une proportion considérable, sans que
Fagriculture achète les objets manufacturés plus cher qu'au-
paravant?
Le docteur Bowring estime qu'en Allemagne on compte
trois agriculteurs sur un manufacturier ; mais il ne fait en
cela que nous prouver que le nombre des manufacturiers
n'est pas encore en rapport avec celui des agriculteurs ; et
l'on ne voit pas comment on pourrait rétablir la proportion,
si ce n'est en étendant la protection à ces industries qu'exer-
cent encore aujourd'hui en Angleterre, pour approvisionner
le marché allemand, des travailleurs qui consomment les
denrées de l'Angleterre au lieu de celles de l'Allemagne.
Le docteur Bowring prétend que l'agriculture ne doit s'occu-
per que de l'étranger pour l'accroissement de ses débouchés;
mais non-seulement l'exemple de rAngieterre enseigne qu'une
forte demande des produits agricoles ne peut être déterminée
que par une fabrication indigène florissante, ledocteur Bowring
lui-même le reconnaît implicitement en exprimant dans son
rapport la crainte que, si l'Angleterre retarde encore de quel-
ques années l'abolition de sa loi sur les céréales, l'Allemagne
n'ait plus ni blés ni bois à vendre à l'étranger.
Le docteur Bowring est dans le vrai, lorsqu'il soutient que
l'intérêt agricole a conservé la prépondérance en Allemagne ;
mais cet intérêt, par cela même qu'il est prépondérant, doit,
ainsi que nous l'avons montré dans de précédents chapitres,
travailler, par le développement de l'intérêt manufacturier,
à établir un juste équilibre ; car la prospérité de l'agriculture
repose sur son équilibre avec l'intérêt manufacturier et non
sur sa propre prépondérance.
Mais l'auteur du rapport se trompe complètement, à notre
avis, en affirmant que l'intérêt des manufactures allemandes
516 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE IV.
elles-mêmes appelle la concurrence de l'étranger sur les
marchés allemands, par la raison que, sitôt qu'elles seront en
mesure d'approvisionner le pays, elles rencontreront au de-
hors, pour l'excédant de leur production, cette même con-
currence qu'elles ne pourront soutenir que par le bon mar-
ché; or, le bon marché est contraire à l'essence du système
protecteur, qui n'a pour but que d'assurer des prix élevés au
fabricant. Ce raisonnement contient autant d'erreurs et de
faussetés que de mots. Le docteur Bowring ne saurait nier
que le fabricant peut vendre ses articles à un prix d'autant
plus bas qu'il produit davantage, et que, par conséquent, une
industrie qui est déjà maîtresse du marché du pays peut d'au-
tant mieux travailler à bon marché pour l'étranger. 11 en
trouvera lapreuve dans les tableaux mêmes qu'il a publiés sur
les progrès de l'industrie allemande ; à mesure, en effet, qu'elle
prenait possession du marché national, elle développait aussi
ses exportations. La récente expérience de l'Allemagne, de
même que l'expérience ancienne de l'Angleterre, enseigne
que le système protecteur n'a point pour conséquence néces-
saire le prix élevé des objets manufacturés. L'industrie alle-
mande, enfla, est loin encore de suffire à l'approvisionnement
du marché national. Pour y parvenir, il faut d'abord qu'elle
fabrique les 13,000 quintaux (650,000 kilog.) (1) de tissus
de coton, les 18,000 quintaux (900,000 kilog.) de tissus de
laine, et les 500,000 quintaux (2,500,000 kilog.) de tîls de
coton et de lin, qui actuellement s'importent d'Angleterre.
Une fois ce résultat atteint, l'Allemagne aura à importer en
plus un demi-million de quintaux (2,500,000 kilog.) de co-
ton en laine, et à cet effet elle accroîtra dans la même pro-
portion ses relations directes avec les pays de la zone torride,
en payant une grande partie, sinon la totalité de ce coton,
avec les produits de ses fabriques.
L'opinion émise dans le rapport que le sentiment public en
Allemagne est pour la liberté du commerce, doit être rectifiée
(I) Le quinlal du Zollverein = 50 kilog.
LA POLITIQUE. — CHAPITRÏÏ H. 517
en ce sens que, depuis la conslitulion de l'union douanière,
on se fait une idée plus nette de ce que veut dire en Angle-
terre le mot de liberté du commerce ; car depuis lors, comme
le dit le docteur Bowring lui-même, a les idées du peuple
allemand ont quitté la sptière de Fespérance et de la fantaisie
pour celle des intérêts positifs et matériels. »
Il dit a\ec raison que les lumières sont très répandues en
Allemagne ; c'est pour cela qu'on a cessé d'y poursuivre des
rêves cosmopolites, qu'on y pense aujourd'hui par soi-même,
qu'on s'en rapporte à son propre jugement, à son expérience
personnelle, à son bon sens particulier plus qu'à des systèmes
exclusifs que démentent toutes les expériences ; que Ton com-
mence à comprendre pourquoi Burke, s'ouvrant à Adam
Smith, lui déclarait qu'une nation doit être gouvernée, non
d'après des systèmes cosmopolites, mais d'après une connais-
sance approfondie de ses intérêts ; c'est pour cela qu'on se
défie en Allemagne de ces conseillers qui soufflent en même
temps le froid et le chaud ; qu'on apprécie à leur juste valeur
les avantages de rivaux industriels et leurs propositions ; qu'on
se rappelle enfin, chaque fois qu'il est question d'offres de
l'Angleterre, le mot fameux sur les présents des Grecs.
Il y a donc lieu de douter que des hommes d'Etat influents
en Allemagne aient sérieusement fait espérer à l'auteur du
rapport, que ce pays renoncerait cà son système protecteur
pour prix de la misérable concession de pouvoir faire en An-
gleterre quelques envois de blés et de bois. Dans tous les cas,
l'opinion publique hésiterait à ranger ces hommes d'Etat dans
la classe de ceux qui réfléchissent. Pour mériter aujourd'hui
ce titre en Allemagne, il ne suffît pas d'avoir appris par cœur
les phrases banales et les arguments connus de l'école cosmo-
polite; on exige qu'im homme d'Etat connaisse les forces et
les besoins du pays, et, sans se préoccuper des systèmes, s'ap-
plique à développer les premières et à pourvoir aux seconds.
Celui-là trahirait une ignorance grossière de ces forces et de
ces besoins, qui ne saurait pas quels immenses efforts ont été
nécessaires pour porter l'industrie d'un pays au degré oùl'in-
5i8 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE IV.
dustrie allemande est déjà parvenue, qui serait incapable de
prévoirie brillant avenir de celle-ci, qui poMrrait tromper la
confiance que les industriels allemands ont placée dans la sa-
gesse de leurs gouvernements et porter une profonde atteinte
àPesprit d'entreprise de la nation ; qui ne saurait pas distin-
guer le rang élevé qu'occupe une nation manufacturière de
premier ordre d'avec l'humble situation d'un pays exporta-
teur de blé et de bois ; qui ne comprendrait pas combien est
précaire, même en temps ordinaire, un débouché étranger
pour ces articles, avec quelle facilité des concessions dont elles
auraient été l'ohjet peuvent être retirées, et quelles convulsions
entraînerait une interruption de ce commerce causée par la
guerre ou par des restrictions; qui enfin n'aurait pas appris
par l'exemple des autres grands Etats à quel point l'existence,
l'indépendance et la puissance d'une nation dépendent de la
possession d'une industrie manufacturière développée dans
toutes ses branches.
En vérité, il faut tenir bien peu de compte de l'idée de natio-
nalité et d'unité qui a surgi en Allemagne depuis 1830, pour
croire avec l'auteur du rapport que la politique de l'Associa-
tion se réglera sur les intérêts de la Prusse (1), par la raison
que les deux tiers de la population y sont prussiens, que les
intérêts de la Prusse réclament l'exportation de ses bois et de
ses blés en Angleterre, que sou capital manufacturier est in-
signifiant, que la Prusse, par conséquent, s'opposera à toute
entrave à l'importation des produits fabriqués étrangers, que
tous les chefs des départements ministériels y sont déterminés.
On lit cependant dans le commencement du rapport :
(1) Les intérêts de la Prusse sont loin d'être homogènes, ainsi qu'on le
pouirait conclure du rapiiorl de iM. Bowring-; il faut distinguer soigneuse-
ment les inlérêls des provinces manufacturières de l'Ouest ou en deçà du
Wéser, qui sympailiisenl avec le midi de l'Association allemande et où les
idées de [)roieclion prédominent, d'avec ceux de provinces de l'Est ou au
delà du Wé>er, et particulièrement des provinces agricoles de la Baltique qui
exportent des blés et des bois en Angleterre, et où prévaut la doctrine de la
liberté commerciale. Dure>te, dans les conférences douanières du Zoilverein,
la Prusse s'est montrée protectionniste modérée, jamais ultra-libérale.
(H. R.)
LA POLITIQUE. CHAPITRE IT. 519
(( L'Association commerciale allemande est la réalisation de
ridée de nationalité si répandue dans ce pays. Si cette asso-
ciation est bien dirigée, elle amènera la fusion de tous les
intérêts allemands en un seul. Ses bienfaits l'ont rendue po-
pulaire. C'est le premier pas vers l'unité allemande. Par la
communauté des intérêts dans les questions de commerce,
elle a frayé la voie à l'unité politique et elle a substitué à des
vues étroites, à des préjugés et à des habitudes surannées un
large et puissant élément national. » Comment concilier avec
ces observations si pleines de justesse l'opinion que la Prusse
sacrifierait l'indépendance et la grandeur future du pays à
de mesquines considérations d'intérêt privé, d'intérêt mal
entendu et en tout cas temporaire, qu'elle ne comprendrait
pas que l'Allemagne s'élève ou descend suivant qu'elle est ou
non fidèle à sa politique commerciale, comme la Prusse elle-
même monte ou tombe avec l'Allemagne ? Comment conci-
lier celte assertion, que les chefs de départements, en Prusse,
seraient contraires au système protecteur, avec ce fait que les
droits élevés sur les tissus de laine et de coton communs sont
émanés de la Prusse? Ces contradictions, et le brillant ta-
bleau que le docteur a tracé de l'industrie saxonne et de ses
progrès, ne doivent-ils pas donner à penser qu'il a voulu
éveiiler la jalousie de la Prusse ?
Quoi qu'il en soit, il est étrange que le docteur Bowring ait
attaché tant d'importance au sentiment particulier des chefs
de départements, lui, publiciste anglais, qui connaît la puis-
sance de l'opinion publique, et qui doit savoir que, de nos
jours, les idées personnelles des chefs de départements,
même dans les États non constitutionnels, sont de peu de
poids quand elles se trouvent en lutte avec cette opinion pu-
blique, avec les intérêts matériels du pays, quand leur ten-
dance est rétrograde et antinalionale. Il le comprend fort
bien, du reste, lorsqu'il avoue, page 98, que le gouverne-
ment prussien, de même que le gouvernement anglais au
sujet de l'abolition de l'acte sur les céréales, a reconnu par
expérience que l'opinion des fonctionnaires publics pouvait
520 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE IV.
bien ne pas partout prévaloir; qu'il y avait lieu par consé-
quent de considérer si le blé et le bois de l'Allemagne ne de-
vaient pas être admis en Angleterre, même sans concessions
préalables de l'Union allemande, de manière à frayer la voie
sur les marchés allemands aux produits des fabriques anglai-
ses. Celte manière devoir est parfaitement juste. Le docteur
Bowring comprend que les lois des céréales en Angleterre
ont fait grandir l'industrie allemande, que, sans elles, cette
industi'ie n'aurait pas pris de force, que leur abolition est de
nature non seulement à arrêter ses progrès ultérieurs, mais
encore à la faire reculer, si l'on suppose du moins que la lé-
gislation dédouane dô l'Allemagne reste telle qu'elle est. 11
est fâcheux seulement que les Anglais n'aient pas reconnu, il
y a vingt ans, la justesse de ce raisonnement. Aujourd'hui,
après que la législation anglaise elle-même a isolé l'agricul-
ture allemande des manufactures britanniques, l'Allemagne,
qui, depuis vingt ans, a avancé dans la voie du progrès in-
dustriel au prix d'immenses sacrifices, serait aveugle de se
laisser détourner par l'abolition des lois anglaises du grand
but national qu'elle poursuit. Oui, nous avons la ferme con-
viction que l'Allemagne, dans cette hypothèse, devrait élever
ses droits protecteurs de manière à compenser l'avantage que
l'abolition des lois sur les céréales donnerait aux fabriques
anglaises vis-à-vis des fabriques allemandes. Longtemps en-
core l'Allemagne n'aura pas d'autre politique à suivre vis à-
vis de l'Angleterre que celle d'une nation manufacturière
arriérée encore, qui déploie tout son énergie pour rejoindre
celle qui l'a devancée. Toute autre politique mettrait en péril
la nationalité allemande. Si les Anglais ont besoin des blés
ou des bois de l'étranger, qu'ils en tirent d'Allemagne ou de
tout autre pays. L'Allemagne ne travaillera pas moins à con-
server les progrès que son industrie a déjà accomplis et à
encourager ses progrès avenir. Si les Anglais ne veulent pas
entendre parler des blés et des bois de l'Allemagne, rien de
mieux ; son industrie, sa navigation marchande et son com-
merce extérieur ne grandiront que plus vite, son système de
LA POLITIQUE. — CHAPITRE II. 521
commiinicalions intérieures ne se perfectionnera que plus ra-
pidement, et la nationalité allemande n'acquerra que plus
sûrement sa base naturelle. Peut-êlre la Prusse ne \erra-
t-elle pas le prix des blés et des bois de ses provinces de la
Baltique hausser aussi promptemcnt dans ce cas que dans
celui de l'ouverture immédiate du marché britannique ; mais
le perfectionnement des voies de communication à l'intérieur
et la demande de produits agricoles créée par les manufactu-
res du pays accroîtront, avec une certaine rapidité, le débou-
ché de CCS provinces au sein même de l'Allemagne, et tout
progrès basé sur ce débouché intérieur de leurs denrées
leur sera pour jamais acquis ; elles n'oscilleront plus, comme
elles l'ont fait jusqu'à présent, d'une période décennale à une
autre, entre la détresse et la prospérité. Pour ce qui est de la
puissance, la Prusse, en suivant cette politique, gagnera en
influence réelle sur l'mtérieur de l'Allemagne cent fois plus
qu'elle n'aura sacrifié en valeurs dans ses provinces de la
Baltique ou plutôt qu'elle n'aura prêté à l'avenir.
Il est évident qu'au moyen de ce rapport le ministère an-
glais désire obtenir l'admission en Allemagne des tissus com-
muns de laine et de coton, soit par la suppression ou la
modification des droits au poids, soit par l'abaissement du
tarif, soit par l'admission sur le marché anglais des blés et des
bois allemands ; ainsi serait ouverte la première brèche au
système protecteur de l'Allemagne. Les articles de consom-
mation générale sont, ainsi que nous l'avons déjà fait voir, de
beaucoup les plus importants ; ils constituent la base de l'in-
dustrie nationale. Avec un droit de 10 pour 0/0 ad valorem^
tel que le veut l'Angleterre, et les dc^clarations inexactes
dans lesquelles elle est exercée, la plus grande partie de
Findustrie allemande serait sacrifiée à la concurrence anglaise,
surtout lors de ces crises commerciales oii les fabricants an-
glais sont obligés de se défaire à tout prix de leurs marchan-
dises. Il n'y a donc pas d'exagération à soutenir que les
propositions de l'Angleterre ne tendent à rien moins qu'au
renversement de tout le système protecteur allemand, afin de
522 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE IV.
rabaisser l'Allemagne à l'état de colonie agricole de TAngle-
terre. C'est dans ce but qu'on signale à la Prusse le profit que
son agriculture retirerait d'un abaissement des droits sur les
blés et sur les bois en Angleterre, et le peu d'importance de
ses intérêts manufacturiers. C'est dans cette pensée qu'on lui
offre la perspective d'un dégrèvement des eaux-de-vie. Pour
ne pas négliger entièrement les autres États, on promet de
réduire à 5 pour 0/0 les droits sur les articles de Nuremberg,
sur les jouets d'enfanis, sur l'eau de Cologne et sur d'autres
bagatelles. Cela fait plaisir aux petits Etats et coûte peu de
chose.
On veut, par le rapport, persuader aux gouvernements
allemands qu'il est dans l'intérêt de leur pays que l'Angleterre
file pour lui le coton et le lin. Nul doute que la politique de
l'Union, qui a consisté à venir en aide d'abord à l'impression,
puis au tissage, et à importer les fils de qualités moyennes et
supérieures, n'ait été jusqu'ici la bonne. Mais il ne s'ensuit
nullement qu'elle soit bonne à toujours. La législation de
douane doit marcher avec l'industrie nationale, afin de rem-
plir sa mission. Il a déjcà été question des immenses avantages
que la filature du coton, indépendamment de son importance
intrinsèque, amène avec elle; elle nous crée des relations
directes avec les pays de la zone torride, elle exerce par là
une influence considérable sur notre navigation marchande
et sur notre exportation d'objets manufacturés, et, plus que
toute autre industrie, elle anime nos ateliers pour la construc-
tion des machines. Puisqu'il est constant que ni le manque de
cours d'eau et de bons ouvriers , ni le défaut de capitaux
matériels ou d'intelligence n'empêcheront l'Allemagne d'exer-
cer elle-même cette grande et féconde industrie, on ne voit
pas pourquoi nous n'élèverions pas peu à peu la protecfion
sur les divers numéros de fils de coton, de manière à filer
nous-mêmes en moyenne, au bout de 5 ou 10 ans, de quoi
suffire à nos besoins. Si haut que l'on estime les avantages de
l'exportation du blé et du bois, ils sont loin d'égaler ceux que
nous procurerait le filage. Oui, nous n'hésitons pas à le dé-
LA POLITIQUE. — CHAPITRE II. 523
clarer, le calcul des consoinmaiions de produits agricoles et
forestiers qu'occasionnerait le filage du coton, établirait pé-
remptoirement que cette branche d'industrie doit assurer aux
propriétaires fonciers d'Allemagne de tout autres profits que
ceux que peut leur offrir le marché étranger.
Le docteur Bowring doute que le Hanovre, le Brunswick (1),
les deux Mecklembourg, Oldenbourg et les villes anséatiques
accèdent au ZoUverein, à moins que celui-ci n'opère une
diminution radicale de ses droits d'entrée. Pour le moment
il ne peut être question d'un moyen, qui serait cent fois pire
que le mal auquel on veut porter remède. Notre foi dans l'a-
venir de l'Allemagne n'est pas d'ailleurs aussi faible que celle
de l'auteur du rapport. De même que la révolution de Juillet
a été féconde pour l'Association allemande, la première
grande commotion fera disparaître tous les petits scrupules
qui ont empêché jusqu'ici ces petits Etats de céder aux exi-
gences supérieures de la nationalité. A quel point l'unité
commerciale importe à la nationalité, et combien, abstraction
faite des intérêts matériels, elle est utile aux gouvernements
allemands, on en a fait récemment une première et remar-
quable expérience, lorsqu'en France on a affiché des préten-
tions sur la frontière du Rhin.
Chaque jour les gouvernement? et les peuples en Allemagne
comprendront mieux que l'unité nationale est le roc sur lequel
doit reposer l'édifice de leur prospérité, do leur considération,
de leur puissance, de leur sûreté dans le présent et de leur
grandeur dans l'avenir. Chaque jour, par conséquent, la
révolte des petits Etats du littoral contre le ZoUverein appa-
raîtra non-seulement aux Etats associés, mais aux Etats
séparés eux-mêmes, comme un scandale national qu'il con-
vient de faire cesser à tout prix. Du reste, si l'on y regarde
de près, les avantages matériels de l'accession sont pour ces
derniers bien supérieurs aux sacrifices qu'elle exige. Plus
l'industrie manufacturière, les voies de communication, la
(i; Le Brunswick a accédé en 1842, Hanovre et Otdenbourjj en 1854.
(H. R.)
524 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE IV.
navigation marchande et le commerce extérieur de l'Allema-
gne se développeront, comme ils peuvent et doivent le faire
dans un pays plein de ressources, sous Tinfluence d'une poli-
tique commerciale habile, plus le désir de prendre une part
directe à ces avantages s'éveillera dans ces Etats, plus ils
renonceront à l'habitude coupable d'attendre leur fortune de
l'étranger.
Quant aux villes anséatiques en particulier, l'esprit d'in-
dépendance qui anime le district souverain de Hambourg ne
détruit point nos espérances. Dans ces villes, au témoignage
du docteur Bowring lui-même, un grand nombre d'esprits
comprennent que Hambourg, Brème et Lubeck doivent être
à l'Allemagne ce que Londres et Liverpool sont à l'Angleterre,
ce que New- York, Boston, Pliiladelphie sont aux Etats-Unis,
et reconnaissent que la confédération promet à leur commerce
des avantages dépassant beaucoup les inconvénients de la
soumission à ses résolutions collectives, qu'une prospérité
sans garantie de durée n'est en dernière analyse qu'une pure
apparence.
Quel habitant sensé de ces ports de mer pourrait se réjouir
sans réserve de l'augmentation constante de leur tonnage, de
l'extension progressive de leurs relations, quand il réfléchit
que deux frégates parties d'Helgoland, qui se présenteraient
aux embouchures du Wéser et de l'Elbe, pourraient détruire
en vingt -quatre heures l'ouvrage d'un quart de siècle? L'As-
sociation garantira pour toujours à ces places leur prospérité
et leurs progrès, d'une part au moyen d'une flotte à elle, de
l'autre à l'aide d'alliances. Elle protégera leurs pêcheries,
favorisera leur navigation, et, par une bonne organisation
consulaire, par des traités, elle affermira et développera leurs
relations commerciales dans toutes les parties du monde et
dans tous les ports. En partie par leur entremise elle fondera
des colonies, et son commerce colonial sera entre leurs mains.
Car une confédération de 35 millions d'âmes (elle en comptera
autant pour le moins quand elle sera complète), qui, avec un
accroissement moyen annuel d'un et demi pour cent dans sa
LA POLITIQUE. CHAPITRE II. 525
population, peut aisément chaque année envoyer au dehors
deux ou trois cent mille individus, dont les provinces fourmil-
lent d'hommes instruits, intelligents, disposés à chercher for-
tune en de lointains pays, prenant racine en tout lieu, s'éta-
blissant partout où il y a des terres vierges à défricher, une
telle confédération est destinée par la nature à prendre le pre-
mier rang parmi les nations qui fondent des colonies et qui
propagent la civilisation.
La nécessité de cet achèvement du ZoUverein est si géné-
ralement sentie en Allemagne que l'auteur du rapport ne peut
s'empêcher d'en faire la remarque : « Un littoral plus étendu,
un plus grand nombre de ports, une navigation plus considé-
rable, un pavillon fédéral, une marine militaire et marchande,
voilà ce que désirent généralement les partisans du ZoUverein ;
mais rUnion a peu de chances de prévaloir contre les escadres
grandissantes de la Russie et contre les marines commerciales
de la Hollande et des villes anséatiques. » Contre elles, sans
doute, l'Union ne peut rien, mais elle ne serait que plus forte
avec et par elles. Il est dans la nature de tout pouvoir de di-
viser pour régner. Après avoir expliqué comment les Etats du
littoral seraient insensés d'accéder au ZoUverein, le docteur
Bowring sépare à jamais les grands ports allemands du reste
de r Allemagne, en nous entretenant des magasins d'Altona
qui pourraient nuire à ceux de Hambourg, comme si un
grand Etat commercial ne trouverait pas le moyen de tirer
parU des magasins d'Altona. Nous ne suivrons pas l'auteur
dans ses raisonnements subtils, nous nous bornerons à remar-
quer que, appliqués à l'Angleterre, ils prouveraient que Lon-
dres et Liverpool accroîtraient immensément leur prospérité
en se séparant du reste du pays. La pensée inspiratrice de cette
argumentation ressort nettement du rapport du consul anglais
à Rotterdam: a Dans l'intérêl du commerce britannique, dit
M. Alexandre Ferrier à la fin de son rapport, il est extrême-
ment important de ne négliger aucun moyen d'empêcher l'ac-
cession au ZoUverein des Etats précités, ainsi que de la Belgi-
que, et cela par des motifs trop clairs pour avoir besoin d'être
526 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE IV.
expliqués. » Si M. Ferrier et le docteur Bowring tiennent un
tel langage, si le cabinet anglais agit comme ils parlent, qui
pourrait le leur reprocher? C'est l'instinct anglais qui parle
et qui agit chez eux. Mais attendre monts et merveilles pour
TAIlemagne de propositions émanées d'une telle source, c'est
en vérité dépasser la mesure de notre facilité nationale.
« Quoi qu'il arrive, ajoute M. Ferrier, la Hollande doit
être toujours considérée comme le principal intermédiaire
des communications de l'Allemagne méridionale avec les
autres pays. » Il est évident que, parles autres pays, M. Fer- fl
rier entend seulement F Angleterre, et qu'il veut dire: a Si f
la suprématie manufacturière anglaise perd ses têtes de pont
allemandes sur la mer du Nord et sur la Baltique, il lui reste
du moins une autre grande tête de pont, la Hollande, pour
approvisionner l'Allemagne du Midi en articles fabriqués et
en denrées coloniales. » De notre point de vue national à
nous, voici ce que nous disons et ce que nous soutenons :
« La Hollande est, par sa situation géographique, par ses rela-
tions commerciales et industrielles, par l'origine de ses habi-
tants et parleur langage, une province allemande, séparée à
l'époque des déchirements intestins de la contrée, et qui doit
lui être de nouveau incorporée, sans quoi l'Allemagne res-
semblerait à une maison dont la porte serait la propriété d^un
étranger. La Hollande appartient à l'Allemagne tout aussi
bien que la Bretagne et la Normandie à la France, et tant
que la Hollande voudra former un Etat distinct, l'indépen-
dance et la puissance de l'Allemagne seront aussi peu réelles
que l'eussent été celles de la France, si la Bretagne et la Nor-
mandie fussent restées aux mains des Anglais. Si la Hollande
a perdu sa puissance commerciale, c'est à son insignifiance
territoriale qu'elle doit s'en prendre. Malgré la prospérité de
ses colonies, la Hollande continuera de déchoir, parce qu'elle
n'est pas en état de suffire aux frais immenses d'un établisse-
ment militaire et naval. Ses efforts pour conserver sa nationa-
lité ne serviront qu'à l'endetter de plus en plus. Elle ne
demeure pas moins subordonnée à l'Angleterre, dont elle ne
LA POLITIQUE. — CHAPITRE II. 527
fait par son indépendance apparente qu'affermir la supréma-
tie. C'est le secret motif pour lequel l'Angleterre au congrès
de Vienne s'est intéressée au rétablissement de la prétendue
indépendance hollandaise. Il en est de la Hollande comme
des villes anséatiques. Elle n'est que l'humble servante de
la flotte anglaise ; incorporée à l'Allemagne, elle aurait le
commandement de la marine allemande. Dans son état
actuel, la Hollande est loin de pouvoir exploiter ses posses-
sions coloniales comme elle le ferait si elle faisait partie de
la Confédération germanique, par cela seul qu'elle manque
des éléments nécessaires pour coloniser, savoir d'hommes et
de forces intellectuelles. De plus, la culture de ses colonies,
telle qu'elle a eu lieu jusqu'ici, dépend en grande partie de la
facilité de l'Allemagne ou plutôt de l'ignorance oii est celle-ci
de ses intérêts commerciaux ; car, tandis que les autres nations
sont approvisionnées de denrées tropicales par leurs colo-
nies et par les pays qui leur sont assujettis, les Hollandais
n'ont que l'Allemagne pour écouler leur trop-plein de ces
denrées. Mais, dès que les Allemands comprendront que ceux
qui leur fournissent des denrées coloniales doivent consentir à
recevoir par préférence leurs objets manufacturés, ils sauront
qu'il est en leur pouvoir d'obliger les Hollandais à accéder au
ZoUverein. Cette réunion serait éminemment avantageuse aux
deux pays. L'Allemagne fournirait à la Hollande les moyens
non-seulement d'exploiter beaucoup mieux ses colonies,
mais encore de fonder et d'acquérir de nouveaux établisse-
ments. L'Allemagne favoriserait la navigation hollandaise et
anséate, et accorderait aux produits des colonies néerlandaises
un traitement privilégié. En revanche, la Hollande et les
villes anséatiques exporteraient de préférence les produits des
fabriques allemandes, et emploieraient le surplus de leurs
capitaux dans l'industrie manufacturière et dans l'agriculture
de l'Allemagne.
Déchue comme puissance commerciale, parce que, simple
fraction de nationalité, elle a voulu exister comme un tout;
parce qu'elle a cherché son avantage dans l'oppression et dans
528 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE lY.
raffaiblissement des forces productives de PAllemagne, au
liou de fonder sa grandeur sur la prospérité du pays situé
derrière elle, dont elle était solidaire; parce qu'elle a voulu
s'élever en s^isolant de l'Allemagne et non en s'associant à
elle, la Hollande ne peut retrouver son ancienne splendeur
que par l'Association allemande et en s'unissant 5 elle par les
liens les plus étroits (1). Celle union seule peut fonder une
nation agricole, manufacturière et commerçante de premier
ordre.
Le docteur Bowring réunit dans son tableau des importa-
tions et des exportations le Zollverein avec les villes anséati-
ques, la Hollande et la Belgique, et ce rapprochement fait
ressortir à quel point tous ces pays dépendent encore des ma-
nufactures delà Grande-Bretagne et dans quelle proportion
énorme leur puissance productive serait accrue par une asso-
ciation. Il évalue le total des marchandises que ces pays reçoi-
vent d'Angleterre à 19,842,121 liv. st. (496,053,000 fr.),
valeur officielle, et à 8,550,347 (213,758,675 fr.), valeur
déclarée, et leurs envois en Angleterre seulement à 4,804,491
liv. st. (120,112,275 fr), y compris, bien entendu, des quan-
tités considérables de café de Java, de fromage et de beurre
que l'Angleterre tire de la Hollande. Ces chiffres en appren-
nent autant que des volumes. Nous remercions le docteur
pour ce rapprochement de faits ; puisse-t-il annoncer un
prochain rapprochement politique î
CHAPITRE 111.
LA POLITIQUE CONTINENTALE.
Le but le plus élevé de la politique rationnelle est, ainsi
que nous l'avons expliqué dans notre second livre, l'association
(I) Je n'ai pas besoin de dire que la Hollande ne paraît nullement dis-
posée à entrer dans celle voie, et qu'elle ne cesse pas d'allaclier le plus grand
prix au maintien de sa nationalité propre. (H. R.)
LA POLITIQUE. CHAPITRE 111. 529
des peuples sous le régime du droit. Ce but ne peut être
atteint que par l'élévation des mitions les plus importantes à
un degré aussi égal que possible de culture, de prospérité,
d'industrie et de puissance, parle cbangemcntdes antipathies
et des querelles qui les divisent en sympathie et en bon ac-
cord. Mais la solution de ce problème est une œuvre de très-
longue durée.
Aujourd'hui les nations sont éloignées les unes des aulrespar
diverses causes. En première ligne se placent les questions
de territoire. La division politique de l'Europe ne répond pas
encore à la nature des choses. Dans la théorie même on ne
s'est pas encore entendu sur les bases d'une distribution terri-
toriale. Les uns veulent que, sans égard au langage, à l'origine,
à la direction du commerce, leur territoire soit arrondi pour
le besoin de leur capitale, de manière que celle-ci soit située au
centre et mise, autant que possible, à l'abri de l'agression
étrangère; ils demandent des fleuves pour limites. D'autres
soutiennent, avec plus d'apparence de raison, qu'un littoral
maritime, des montagnes, la langue et l'origine sont de meil-
leures frontières que les fleuves. Il existe encore des nations
qui ne possèdent ni l'embouchure de leurs fleuves ni leur litto-
ral maritime, indispensables cependant pour le développement
de leurs relations extérieures et de leur puissance navale.
Si chaque nation se trouvait en possession du territoire né-
cessaire pour son développement intérieur et pour le main-
tien de son indépendance politique, industrielle et commer-
ciale, tout empilement serait contraire à une saine politique;
car alors un agrandissement disproportionné tiendrait en
éveil les susceptibilités de la nation lésée, et ainsi les sacrifices
auxquels la nation usurpatrice serait obligée pour conserver
ses nouvelles provinces, surpasseraient de beaucoup les avan-
tages qu'elles lui procureraient. Mais aujourd'hui on ne peut
songer à une division rationnelle, cette question se compli-
quant de divers intérêts d'une autre nature. Il n'est pas per-
mis de méconnaître toutefois qu'un territoire bien arrondi
est un des premiers besoins des nations, que le désir de satis-
34
530 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE IV.
faire ce besoin est légitime, et que parfois même il peut justi-
fier la guerre.
D'autres motifs d'antipathie existent actuellement entre
les peuples, la diversité des intérêts par rapport aux manufac-
tures, au commerce, à la marine marchande, à la puissance
maritime et coloniale, l'inégalité de civilisation, la différence
de religion et de régime politique. Tous ces intérêts sont
croisés de mille manières par les questions de dynastie et de
puissance.
Les causes d'antipathie sont aussi des causes de sympathie.
Les moins forts sympathisent ensemble contre celui qui l'est
trop, les opprimés contre le conquérant, les puissances conti-
nentales contre la suprématie maritime, les peuples d(»nt l'in-
dustrie et le commerce sont dans l'enfance contre celui qui
prétend au monopole, les civilisés contre les barbares, ceux
qui vivent sous la monarchie contre ceux dont le gouverne-
ment est plus ou moins démocratique.
Les peuples poursuivent la satisfaction de leurs intérêts et
de leurs sympathies au moyen d'alliances entre eux, contre les
intérêts et contre les tendances contraires. Mais comme ces
intérêts et ces tendances se croisent en sens divers, les al-
liances sont précaires,. Des nations amies aujourd'hui peuvent
devenir ennemies demain, et réciproquement, suivant qu'un
des grands intérêts, ou un des grands principes qui les divisent
ou qui les rapprochent, est mis en question.
La politique a depuis longtemps compris que l'égalité des
nations est son objet final. Ce qu'on appelle le maintien de
l'équilibre européen n'a jamais été autre chose que la résis-
tance des moins forts aux empiétements de la puissance pré-
pondérante. La politique, néanmoins, a fréquemment con-
fondu son but prochain avec son but éloigné, et vice versa.
L'objet prochain de la politique consiste toujours à distin-
guer clairement lequel des divers intérêts du pays réclame le
plus impérieusem.ent une satisfaction immédiate, et, jusqu'à
ce que cette satisfaction soit obtenue, à ajourner et à renvoyer
sur r arrière-plan toutes les autres questions.
LA POLITIQUE. CHAPITRE III. ' 531
Lorsque les intérêts dynastiques, monarchiques et aristo-
cratiques de l'Europe, oubliant toute autre question de puis-
sance et de commerce, s^allièrent contre les tendances révo-
lutionnaires de 1789, leur politique fut intelligente.
Elle le fut également lorsque l'empire substitua la con-
quête à là propagande révolutionnaire.
Par son système continental, Napoléon voulut organiser
une coalition contre la prépondérance maritime et commer-
ciale de l'Angleterre. Pour réussir, il aurait dû tout d'abord
rassurer les nations du continent contre la crainte d'être
conquises par la France. Il échoua, parce que, chez ces na-
tions, la terreur de sa prépondérance continentale dépassait
de beaucoup les inconvénients que la suprématie maritime
leur faisait éprouver.
Avec la chute de l'empire, la grande alliance avait cessé
d'avoir un but. Depuis lors les puissances continentales n'é-
taient menacées ni par les tendances révolutionnaires ni par la
soif de conquêtes de la France; d'un autre côté, la supério-
rité de l'Angleterre sous le rapport des manufactures, de la
navigation, du commerce, des établissements coloniaux et des
forces navales, s'était immensément accrue durant la lutte
contre la révolution et contre la conquête. A partir de ce mo-
ment il était de l'intérêt des puissances du continent de s'allier
à la France contre cette prépondérance commerciale et mari-
time. Mais la peur qu'inspirait la peau du lion mort empêcha
les puissances continentales de voir plein de vie le léopard
qui avait jusque-là combattu dans leurs rangs. La sainte al-
liance fut une faute politique.
Aussi cette faute s'expia-t-elle par la révolution de Juillet.
La sainte alHance avait sans nécessité provoqué un contraire
qui n'existait plus ou du moins qui n'aurait pas reparu de
longtemps. Par bonheur pour les puissances du continent, la
dynastie de Juillet en France réussit à apaiser l'esprit révolu-
tionnaire. La France et l'Angleterre conclurent entre elles
une alliance, la France dans l'intérêt de la dynastie de Juillet
et de l'affermissement de lamonarchie constitutionnelle, l'An-
532 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE IV.
gleterre dans Tintérêt du mainlien de sa suprématie com-
merciale.
L'alliance franco-anglaise a cessé sitôt que la dynastie de
Juillet et la monarchie constitutionnelle en France se sont
senties suffisamment affermies, et que les intérêts de la France
en matière de puissance maritime, de navigation marchande,
de commerce, d'industrie et de possessions au dehors ont
reparu sur le premier plan. La France a visiblement dans ces
questions le même intérêt que les autres puissances continenta-
les, et la formation d'une alliance du continent contre la pré-
pondérance maritimede l'Angleterre pourra venir à Tordre du
jour, si la dynastie de Juillet réussit à établir en France un par-
faitaccorddevolontéentrelesdiversorganes de la puissance pu-
blique, à refouler sur Tarrière-plan les questions de territoire
soulevées par l'esprit révolutionnaire, et à rassurer entière-
ment les monarchies du continent contre les tendances agita-
trices et conquérantes de la France.
Le principal obstacle aujourd'hui à une étroite union du
continent européen tient à ce que le centre de ce continent ne
remplit pas le rôle qui lui appartient. Au lieu de servir d'in-
termédiaire entre l'Orient et l'Occident dans toutes les ques-
tions de territoire, de constitution, d'indépendance nationale
et de puissance, mission qui lui est dévolue par sa position
géographique, par sou système fédératif qui exclut toute
crainte de conquête de la part des nations voisines, par sa to-
lérance religieuse et par son esprit cosmopolite, enfin par ses
éléments de civilisation, ce centre n'est à présent qu'une
pomme de discorde entre l'une et l'autre partie de l'Europe,
dont chacune espère attirer de son côté une puissance affaiblie
par l'absence d'unité, et constamment incertaine et oscillante.
Si l'Allemagne, avec son littoral, avec la Hollande, la Bel-
gique et la Suisse, constituait une robuste unité commerciale
et politique, si ce puissant corps de nation conciliait, autant
que celaest possible, les intérêts monarchiques, dynastiques
et aristocratiques existants avec les institutions représentati-
ves, l'Allemagne pourrait garantir une longue paix à 1 Europe
LA POLITIQUE, CHAPITRE III. 533
et en même temps former le noyau d'une alliance continen-
tale faite pour durer.
11 est évident que l'Angleterre surpasse immensément les
autres puissances maritimes, sinon par le nombre de ses voi-
les, du moins par son habileté navale, que par conséquent
les autres puissances sont obligées de s'unir entre elles pour
lui faire équilibre. Il s'ensuit que chacune d'elles est inté-
ressée au maintien et au développement des forces navales
des autres, et de plus que des fragments de nation qui,
jusqu'à présent isolés, sont restés sans marine, du moins sans
marine qui pût compter, doivent constituer une marine col-
lective. Il y a perle pour la France et pour l'Union américaine
vis-à-vis de l'Angleterre, lorsque la marine de la Russie dé-
cline, et vice versa. Il y a profit pour toutes, si l'Allemagne,
la Hollande et la Belgique organisent en commun des forces
de mer ; car, séparées, elles sont aux ordres de la suprématie
anglaise ; réunies, elles fortifient l'opposition de toutes les
marines secondaires contre celte suprématie.
Aucune de ces nations maritimes ne possède, ni une ma-
rine marchande hors de proportion avec son commerce exté-
rieur, ni une industrie manufacturière d'une supériorité mar-
quée ; aucune d'elles, par conséquent, n'a sujet de redouter la
concurrence des autres. Toutes, en revanche, ont un intérêt
commun à se défendre contre la concurrence destructive de
l'Angleterre, toutes doivent mettre du prix à ce que l'industrie
anglaise perde dans la Hollande, dans la Belgique et dans les
villes anséaliques la tête de pont par laquelle elle a jusqu'à
présent dominé les marchés du continent.
Les denrées de la zone lorride étant soldées principale-
ment avec les produits des fabriques de la zone tempérée, la
consommation des premières dépendant ainsi du débouché
des seconds, et toute nation manufacturière devant par suite
s'appliquer à établir avec les pays de la zone torride des rela-
tions directes, si les nations manufacturières de second ordre
ont rintelligence de leur intérêt et agissent en conséquence, il
ne pourra plus subsister de prépondérance coloniale dans la
534 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE IV.
zone torride. Si, par exemple, l'Angleterre réussissait, au gré
de ses désirs, à produire dans les Indes orientales les denrées
tropicales dont elle a besoin, elle n'entretiendrait de relations
avec les Indes occidentales qu'autant qu'elle aurait le moyen
d'écouler dans d'autres pays les denrées qu'elle y recevrait en
échange des produits de ses fabriques. Faute de ce débouché
ses possessions des Indes occidentales lui deviendraient inu-
tiles; elle n'aurait plus alors que le choix ou de les émanci-
per complètement ou de leur permettre de commercer libre-
ment avec les autres pays manufacturiers (1). Il s'ensuit que
toutes les nations manufacturières et maritimes de second or-
dre ontun intérêt commun à pratiquer cette politique et à se
soutenir mutuellement ; il s'ensuit qu'aucune d'entre elles ne
peut perdre par suite de l'accession de la Hollande à 1 Union
commerciale allemande, ou d'étroites relations entre l'Alle-
magne et les colonies hollandaises.
Depuis l'émancipation des colonies espagnoles et portu-
gaises de l'Amérique du Sud et dans les Indes occidentales,
il n'est plus nécessaire pour une nation manufacturière de
posséder des colonies dans la zone torride , pour pouvoir
échanger directement des produits fabriqués contre des den-
rées tropicales. Le marché de ces contrées affranchies étant
libre, tout pays manufacturier capable d'y soutenir la concur-
rence peut entretenir avec elles des rapports directs. Mais il
ne s'y produira beaucoup de denrées tropicales et par suite il
ne s'y consommera de grandes quantités d'objets manufac-
turés que lorsque l'aisance et la moralité, la paix, l'ordre lé-
gal et la tolérance religieuse s'y seront acclimatés. Toutes les
nations maritimes de second ordre, surtout celles qui n'ont
point de colonies ou qui n'en possèdent que d'insignifiantes,
ont dès lors un intérêt commun à préparer cet état de choses
(1) Depuis que ceci est écrit, l'Anoleterre a accordé à ses colonies, en
1846, le droit de régler elles-mêmes leur législation de douane, de sorte
qu'ellessonl ouvertes aujourd'hui aux produits de l'étranger de même qu'à
ceux fie la métropole, et, en I8'i9, elle leur a permis de se servir de tout
pavillon quelconque pour leurs importations et pour leurs exportations, sous
la réserve toutefois d'un ordre en conseil de la couronne. (H. R.)
LA POLITIQUE. — CHAPITRE III. 535
par le concours de leurs efforts. L'état social de ces pays im-
porte beaucoup moins à la première puissance commerciale,
laquelle est déjà suffisamment pourvue de denrées tropicales
par ses marchés fermés et soumis des deux Indes, ou du moins
espère Têtre.
La question si grave de l'esclavage doit être envisagée aussi
en partie de ce point de vue. Nous sommes loin de méconnaî-
tre qu'il y a eu beaucoup de philanthropie et de droiture dans
le zèle qu'a mis l'Angleterre à poursuivre l'affranchissement
des noirs, zèle infiniment honorable pour le caractère britan-
nique ; toutefois, quand nous considérons les résultats directs
des mesures qu'elle a adoptées à cet effet, nous ne pouvons
nous défendre de penser que la politique et l'intérêt mercan-
tile y sont entrés aussi pour beaucoup. Voici ces résultats :
premièrement, l'émancipation subite des noirs, le passage ra-
pide d'une infériorité et d'une insouciance presque bestiale à
un haut degré d'indépendance personnelle, doit avoir pour
effet de diminuer énormément, et en définitive de réduire à
peu près à zéro la production des denrées tropicales dans
l'Amérique du Sud et dans les Indes occidentales; l'exemple
de Saint-Domingue, où, depuis l'expulsion des Français et
des Espagnols, la production a décru d'année en année et ne
cesse de décroître, en est une preuve sans réplique; en se-
cond lieu, les noirs émancipés cherchant à obtenir des salaires
toujours plus élevés, tout en bornant leur travail à la produc-
tion des objets les plus indispensables, leur liberté ne peut
aboutir qu'à la paresse ; troisièmement, l'Angleterre possède
dans les Indes orientales des moyens d'approvisionner le
monde entier en denrées tropicales. On sait que les Hindous,
si laborieux, si adroits dans toutes les industries, sont d'une
frugalité extrême par suite de leurs lois religieuses qui leur
interdisent la viande. Ajoutez le manque de capital chez les
indigènes, la grande fertilité du sol en produits végétaux, les
entraves du système des castes et la grande concurrence des
bras. Il résulte de tout cela que la main-d'œuvre est incom-
parablement moins chère dans les Indes orientales que dans
536 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE IV.
les Indes occidentales et dans rAmérique du Sud, soit que
dans ces dernières régions la culture soit pratiquée par des
noirs libres ou par des esclaves; que, par conséquent, la pro-
duction des Indes orientales, dès que le commerce y aura été
affranchi et que de sages principes d'administration y auront
prévalu, doit s'accroître énormément, et que le temps n'est
pas éloigné où TAngleterre en tirera non-seulement toutes les
denrées coloniales nécessaires à sa consommation, mais encore
des quantités immenses à verser sur les autres pays. Ainsi, en
diminuant la production des Indes occidentales et de l'Améri-
que du Sud où les autres pays envoient des produits fabriqués,
l'Angleterre ne peut essuyer aucune perle; elle sera, au con-
traire, en bénéfice, si la production des denrées tropicales
prend de gigantesques proportions dans un marché dont ses
manufactures ont l'approvisionnement exclusif. Quatrième-
ment enfin, on a soutenu que, par l'émancipation des esclaves,
l'Angleterre a voulu suspendre un glaive sur la tête des États
à esclaves de l'Amérique du Nord, que les dangers augmen-
tent pour l'Union à mesure que cette émancipation gagne du
terrain et éveille chez les nègres du pays le désir de la même
liberté.
A y regarder de près, une expérience philanthropique d'un
résultat si incertain pour ceux mêmes en faveur desquels elle
a été faite, ne paraît rien moins qu'avantageuse pour les na-
tions appelées à commercer avec l'Amérique du Sud et avec
les Indes occidentales, et ce n'est pas sans motif qu'elles
pourraient poser ces questions : Le passage subit de l'escla-
vage à la liberté n'est-il pas plus nuisible aux nègres eux-
mêmes que le maintien de leur condition actuelle ? Une suite
de générations n'est-elle pas nécessaire pour former au travail
libre des hommes accoutumés, pour ainsi dire, au joug de la
brute? Ne vaudrait-il pas mieux opérer la transition de l'es-
clavage à la liberté au moyen d'un bon système de servage
assurant au serf certains droits au sol qu'il cultive et une juste
part des fruits de son labeur, et laissant en même temps au
propriétaire une autorité suffisante pour habituer le serf à Tor-
LA POLITIQUE. CttAPITRE III. 537
dre et au travail ? Un tel régime ne serait-il pas préférable à
la condition de ces misérables hordes de nègres libres comme
on les appelle, ivrognes, paresseux, débauchés, mendiants,
condition en comparaison de laquelle la misère irlandaise,
sous sa forme la plus hideuse, peut être qualifiée d'aisance et
de civilisation ?
Si l'on nous soutenait que le besoin des Anglais d'élever
tout ce qui vit sur cette terre au même degré de liberté oia ils
sont eux- mêmes parvenus est si vif et si irrésistible qu'ils sont
excusables d'avoir oublié que la nature ne procède point par
sauts et par bonds, nous demanderions si la condition des
castes inférieures de THindoustan n'est pas beaucoup plus
misérable et plus abjecte que celle des noirs en Amérique ?
Comment il se fait que la philanthropie de l'Angleterre ne
s'est jamais émue pour les plus infortunés de tous les mor-
tels ? D'oi^i vient que l'Angleterre n'a pris encore aucune me-
sure en leur faveur, et qu'elle ne s'est encore appliquée qu'à
exploiter leur détresse, sans songer à intervenir pour la sou-
lager ?
La politique anglaise dans les Indes orientales nous conduit
à la question d'Orient. Si l'on retranche de la politique du
jour tout ce qui se rapporte aux débats territoriaux, aux inté-
rêts dynastiques, monarchiques, aristocratiques et religieux,
aux relations entre les cabinets, on ne peut méconnaître que
les puissances continentales ont dans la question d'Orient un
grand et même intérêt économique. Les gouvernements
pourront momentanément réussir à éloigner cette question
sur l'arrière-plan, elle reparaîtra toujours plus grave sur le
premier. C'est un fait, depuis longtemps reconnu par les
hommes qui réfléchissent, qu'un pays tel que la Turquie,
dont l'existence religieuse et morale, sociale et politique est
minée de toutes parts, ressemble à un cadavre qui peut tenir
encore quelque temps debout avec l'appui des vivants, mais
qui n'est pas moins en décomposition. Il en est à peu près
des Perses comme des Turcs, des Chinois comme des Hin-
dous, et de même de toutes les autres populations asiatiques.
538 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE IV*
Partout où la civilisation putréfiée de l'Asie vient à être tou-
chée parle souffle frais de l'Europe, elle tombe en poussière,
et l'Europe se verra tôt ou tard dans la nécessité de prendre
l'Asie entière sous sa tutelle comme déjà l'Angleterre s'est
chargée de l'Inde. Dans tout ce pêle-mêle de territoires et de
populations, il ne se trouve pas une seule nationalité digne ou
capable de durée et de régénération. La complète dissolution
des nations asiatiques paraît donc inévitable, et une régéné-
ration de l'Asie ne semble î)0ssib]e qu'au moyen d'une infu-
sion de vie européenne, par l'introduction graduelle du
christianisme, de nos mœurs et de notre culture, par l'immi-
gration européenne, par la tutelle des gouvernements euro-
péens.
Quand nous réfléchissons sur la marche que pourra prendre
cette renaissance, une circonstance nous frappe tout d'abord,
c'est que la plus grande partie de l'Orient est abondamment
pourvue de richesses naturelles, qu'elle peut produire pour
les nations manufacturières de l'Europe des quantités consi-
dérables de matières brutes et de denrées alimentaires, par-
ticulièrement de denrées de la zone torride, et ouvrir ainsi
aux produits de leurs fabriques un marché immense. C'est là
une indication de la nature, que cette renaissance, comme la
culture des peuples barbares en général, doit s'opérer par la
voie du libre échange des produits agricoles contre les pro-
duits manufacturés; c'est pourquoi les nations européennes
devraient commencer par admettre ce principe qu'aucune
d'entre elles ne doit obtenir de privilège commercial dans une
partie quelconque de l'Asie, qu'aucune ne doit être favorisée
de préférence aux autres (1). Afin de développer ce com-
merce, il conviendrait d'ériger les principales places de l'O-
rient en villes libres, oii la population européenne aurait le
(1) Ce principe a reçu une consécration éclatante par l'ouverture du
Céleste-Empire au commerce de toutes les nations, soit que l'on doive
faire honneur de ce résultat à la libéralité des négociateurs anglais ou à la
prudence des mandarins chinois, et enfin à l'une ou à l'antre en même
temps. (H. R.)
LA POLITIQUE. — CHAPITRE III. 53^
droit de s'administrer elle-même moyennant une redevance
annuelle aux gouvernements du pays. A côté de ceux-ci,
d'après les précédents de l'Angleterre dans Tlnde, seraient
placés des agents européens, dont les, gouvernements indigè-
nes seraient tenus de suivre les conseils en ce qui touche la
sûreté publique, Tordre et la civilisation.
Toutes les puissances du continent ont un intérêt commun
et puissant à ce que les deux routes delà Méditerranée à la
mer Rouge et au golfe Persique ne deviennent pas la posses-
sion exclusive de l'Angleterre et ne demeurent pas inacces-
sibles entre les mains de la barbarie asiatique. 11 est évident
que la solution qui présente le plus de garanties à l'Europe
consisterait à remettre à l'Autriche la garde de ces points im-
portants.
Toutes les puissances du continent, conjointement avec
l'Amérique du Nord, ont aussi un égal intérêt à faire préva-
loir la maxime : « Le pavillon couvre la marchandise, » et
cette doctrine que les neutres ne doivent respecter que le blo-
cus effectif de tel ou tel port, et non pas une simple déclara-
tion de blocus contre tout un littoral (1).
Enfin le droit d'occupation des contrées incultes et inhabi-
tées paraît avoir besoin d'être revisé dans l'intérêt des puis-
sances continentales. On rit de nos jours de ce que le Saint-
Père a osé jadis donner en cadeau des îles et de vastes régions,
que dis-je? partager d'un trait de plume le globe en deux parts
et assigner l'une à celui-ci, l'autre à celui-là. Mais est-il beau-
coup plus raisonnable de reconnaître un droit de propriété sur
touîe une contrée à celui qui le premier y a planté quelque
part une perche ornée d'une guenille de soie ? Que, pour des
îles de peu d'étendue, on respecte le droit de celui qui les a
découvertes, la raison peut l'admettre; mais quand il s'agit
d'îles aussi vastes qu'un grand État européen, comme la Nou-
velle-Zélande, ou d'un continent plus grand que l'Europe,
(1) List semble avoir prévu les déclarations échangées entre les princi-
pales puissances européennes à la suite du traité qui a terminé en 185G la
guerre d'Orient. (lï- ^•)
540 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE IV.
comme l'Australie, elle ne reconnaît de droit exclusif qu'à la
suite d'une occupation effective au moyen de la colonisation
et seulement sur le territoire effectivement colonisé ; et l'on
ne voit pas pourquoi l'on contesterait aux Allemands et aux
Français le droit de fonder des colonies dans ces contrées, sur
des points éloignés des établissements britanniques.
Si nous considérons l'importance des intérêts communs aux
nations continentales vis-à-vis de la première puissance mari-
time, nous reconnaissons que rien ne leur est plus nécessaire
que l'union, et que rien ne leur serait plus funeste que la
guerre. L'histoire du siècle écoulé enseigne d'ailleurs que
chaque guerre des puissances continentales entre elles n'a
servi qu'à développer l'industrie, la richesse, la navigation,
l'empire colonial et la puissance de la Grande-Bretagne.
Il n'est donc pas douteux que le système continental de
Napoléon avait pour base une exacte appréciation des besoins
et des intérêts du continent ; seulement Napoléon voulait réa-
liser une idée juste par elle-même, en portant atteinte à l'in-
dépendance et aux intérêts des autres puissances continentales.
Le système de Napoléon avait trois grands défauts. D'abord
il voulait substituera la suprématie maritime de l'Angleterre
la suprématie continentale de la France; au lieu d'avoir en
vue le développement et l'égalité des autres puissances du
continent, il poursuivait leur abaissement ou leur dissolution
au profit de la France. Puis il fermait la France aux autres
puissances du continent, alors que celle-ci prétendait à la libre
concurrence sur leurs marchés. Enfin, ayant détruit presque
entièrement les relations entre les pays manufacturiers de
l'Europe et les contrées de la zone torride, il contraignit de
remplacer artificiellement les produits de cette zone.
L'idée du système continental reparaîtra toujours, la né-
cessité de sa réalisation s'imposera d'autant plus fortement
aux nalions continentales que l'Angleierre grandira davantage
en industrie, en richesse et en puissance; cela est déjà évident
aujourd'hui et cela le deviendra chaque jour davantage. Mais
il n'est pas moins certain qu'une alliance continentale n'aura
LA POLITIQUE. — CDAPITRE III. 541
de résultats qu'autant que la France saura éviter les fautes
de Napoléon.
Il est donc insensé de la part de la France d'élever vis-à-vis
de l'Allemagne des questions de frontières contrains au droit
et à la nature des choses, et d'obliger ainsi d'autres nations
du continent à s'attacher à l'Angleterre.
Il est insensé de sa part de parler de la Méditerranée
comme d'un lac français, el d'aspirer à une influence exclu-
sive dans le Levant et dans l'Amérique du Sud.
Un système continental efficace ne peut émaner que de la
libre association des puissances du continent, et ne peut réus-
sir que sous la condition d'une participation égale de toutes
aux avantages qui doivent en résulter. C'est ainsi, et non au-
trement, que les puissances maritimes du second ordre se
feront assez respecter de l'Angleterre pour que, sans qu'on
recoure à la force des armes, celle-ci fasse droit à leurs légiti-
mes prétentions. Ce n'est qu'au moyen de cette alliance que
les nations manufacturières du continent pourront conserver
leurs relations avec les pays de la zone torride et défendre
leurs intérêts en Orient comme en Occident.
Sans doute il pourra paraître pénible à ces Anglais altérés
de suprém itie de voir ainsi les nations du continent, par de
mutuelles facilités commerciales, développer leur industrie
manufacturière, fortifier leur marine marchande et leur ma-
rine militaire, et rechercher partout dans la culture et la co-
lonisation des contrées barbares et incultes, ainsi que dans le
commerce avec la zone torride, la juste part d'avantages que
la nature leur a départie ; mais un coup d' œil jeté sur l'avenir
les consolera des dommages imaginaires.
Les même causes, en effet, auxquelles l'Angleterre doit son
élévation actuelle, feront parvenir l'Amérique, vraisembla-
blement dans le cours du siècle prochain, à un degré d'indus-
trie, de richesse et de puissance, qui la placera au-dessus de
l'Angleterre autant que l'Angleterre elle-même est aujour-
d'hui au-dessus de la Hollande. Par la force des choses, les
Etals-Unis, d'ici là, se peupleront de centaines de miflions
542 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE IV.
d'habitants ; ils étendront sur toute l'Amérique centrale et
méridionale leur population, leur constitution, leur culture
et leur esprit, comme récemment ils l'ont fait à l'égard des
provinces mexicaines limitrophes ; le lien fédératif unira
entre elles toutes ces immenses contrées ; une population de
plusieurs centaines de millions d'àmes exploitera un continent
dont l'étendue et les ressources naturelles dépassent énormé-
ment celles de l'Europe ; et la puissance maritime du monde
occidental surpassera alors celle de la Grande-Bretagne dans
la même proportion que son littoral et ses tleuves surpassent
le littoral et les fleuves britanniques en développement et en
grandeur.
Ainsi, dans un avenir qui n'est pas extrêmement éloigné,
la même nécessité qui prescrit aujourd'hui aux Français et
aux Allemands de fonder une alliance continentale contre la
suprématie britannique, commandera aux Anglais d'organi-
ser une coalition européenne contre la suprématie de l'Amé-
rique. Alors la Grande-Bretagne cherchera et trouvera dans
l'hégémonie des puissances européennes associées sa sûreté et
sa force vis-à-vis de la prépondérance de l'Amérique, et un
dédommagement de la suprématie qu'elle aura perdue.
L'Angleterre fera donc sagement de s'exercer de bonne
heure à la résignation, de se concilier par des concessions
opportunes l'amitié des puissances européennes, et de s'ac-
coutumer dès aujourd'hui à l'idée d'être la première parmi
des égales (1).
(1) Dans un écrit compose peu de temps avant sa mort, List a émis des
idée>; bien différentes de celles que développe ce chapitre. Renonçant au
projet d'une alliance continentale, il se fait le promoteur d'une alliance entre
l'Allemagne et l'Angleterre. Au moment de sa publication dans la Gazette
d'Augsbourg en 1847, j'ai essayé d'apprécier ce curieux opuscule dans les
termes suivants :
« List lui-même nous apprend dans un court avant-propos comment il a
été amené à com[)oser cet écrit. C'est, dit-il, le résumé, la quintessence de
ses éludes depuis la publication de son Système national, c'est-à-dire durant
un espace de six années. Déjà, depuis un an, il s'occupait de réunir ses
idées, et il avait l'intention de publier ce nouveau travail comme une suite
de son précédent ouvrage, en recourant d'abord à la publicité de la Gazette
LA POLITIQUE. CHAPITRE IV. 543
/vrvA/^*^A'^/^A/vAA/v/^y^A/^/^/^/^/^/\AA/^/^/^/^/^/^/^/\A/\/^/\/^/^/^/^/^/\/^y\A/^/^/\/^/^y^/^^
CHAPITRE IV.
LA POLITIQUE COMMERCIALE DE LA NATION ALLEMANDE.
Si un pays est destiné à l'industrie manufacturière/ c'est à
coup sûr l'Allemagne. Le haut rang qu'elle occupe dans les
sciences, dans les beaux-arts et dans la littérature, de même
que sous le rapport de l'enseignement, de Tadministration
d'Augsbourg, lorsqu'il fit réflexion qu'au lieu d'appeler ainsi sur certains
points l'allenlion des ennemis de l'Ang^leierre et de l'Allemagne, il serait
plus convenable et plus pairiotique de soumettre ses vues aux hommes
d'Etat les plus éminents des deux pays. C'est ainsi qu'il conçut le projet
d'un voyage à Londres, et que, encouragé par de puissants personnages,
mais sans autre mission que celle qu'il s'était donnée à lui-même, il partit
en qualité d'ambassadeur de l'Allemand Michel auprès de l'Anglais John
Bull.
« La négociation échoua complètement, et il faut avouer que List l'avait
entreprise dans un moment des plus inopportuns. C'était au lendemain de
la grande victoire de la Ligue et de l'adoption du bill des céréales, lorsque
le règne du libre échange avait été établi en Angleterre, et qu'on s'y flattait
de l'étendre au reste du monde par l'aulorilé de l'exemple. Venir dans un
pareil moment proposer une alliance à l'Angleterre, en lui demandant pour
condition de celle alliance de ne pas mettre obstacle à l'affermissement du
système protecteur en Allemagne, était une démarche hardie, paradoxale et
d'un succès impossible. Les réponses de sir Robert Peel et de lord Palmers-
ton à l'auteur du Mémoire ont été publiées dans les feuilles allemandes. Sir
Robert Peel sympathise de tout son cœur à l'idée d'une étroite alliance entre
l'Allemagne et l'Angleterre, mais il ne partage pas les idées de List sur les
moyens de la réaliser. L'économiste allemand se trompe, dit-il, en pensant
que, parle consentement qu'elle donnerait à l'établissement ou au maintien
de droits élevés sur quelques-uns de ses produits, l'Angleterre se concilierait
l'affection de l'Allemagne et jetterait les bases d'une amitié durable entre
les deux contrées. Suivant lui, le but ne saurait être mieux atteint que par
la suppression des obstacles à l'échange des produits respectifs; l'opinion
publique allemande ne lui paraît pas aussi prononcée que le soutient le doc-
teur List en faveur du système protecteur ; si elle est telle, en effet, le devoir
des hommes d'État et des écrivains de l'Allemagne est de combattre des
idées tout à fait erronées, des idées préjudiciables à l'Allemagne aussi bien
qu'à l'Angleterre et de nature à empêcher une intimité si désirable entre
544 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE IV.
publique et des institutions d'utilité générale ; son sens moral
et religieux, son amour du travail et de réconomie ; sa persé-
vérance opiniâtre en même temps que son esprit inventif, sa
population considérable et robuste, l'étendue et la nature de
deux puissantes nations dont les intérêts politiques se confondent, pour ainsi
dire. Ce langage de sir Robert Peel était de tout point conforme aux tradi-
tions de la politique commerciale angolaise, et l'on ne pouvait en attendre un
autre de celui qui venait de s'illustrer en consommant la grande réforme
douanière de I846. La lettre de lord Palmerston est écrite dans le même
esprit, avec cette diflférence qu'au lieu d'être convenable et polie, elle est
dogmatique et pédantesque.
« List n'avait pourtant pas été avare de politesses envers l'Angleterre;
il lui prodiguait, au contraire, les éloges les plus vifs, et il ne la priait de
permettre à l'Allemagne de devenir riche et puissante que pourservir un
jour d'instrument à la grandeur britannique. On s'étonne, au premier
abord, en lisant le Mémoire, de ce changement soudain de langage; on se
demande si c'est bien là le môme homme, si c'est bien là le patriote ardent
qui ne cessait d'exciter ses concitoyens à secouer le joug des Anglais, à les
expulser du littoral de la mer du Nord, sans épargner au besoin l'inveclive
à ces orgueilleux dominateurs. Si l'on regarde de plus près, c'est toujours
en effet le même homme, invariablement appliqué à la poursuite du même
but, l'émancipation de son pays; il a seulement changé de moyens. Au mi-
lieu d'une lutte persévérante dont les résultais effectifs avalent été jusque-
là des plus minces, List s'était figuré qu'il pourrait obtenir du bon sens et
de l'intérêt bien entendu de ses adversaires ce qu'il n'avait pu leur arracher
en les combattant. C'était la plus étrange des illusions; on ne doit jamaisson
émancipation qu'à soi-même, et les influences prépondérantes ne se retirent
point volontairement, elles ne cèdent que devant une force supérieure. Le
Zollverein ne se complétera que par ses seuls efforts, et l'Allemagne ne de-
viendra indépendante et riche qu'à la condition de surmonter tous les obsta-
cles qui lui seront opposés; ce développement pénible et disputé, c'est la
loi de tous les peuples et de tous les temps. Peut-êlre, sous l'empire de la
préoccupation du moment, celle d'écarter l'opposition des intérêts britanni-
ques, List a-t-il fait bon marché de l'avenir de son pays en lui assignant
pour destinée d'aider l'Angleterre à triompher de ses rivales et à étendre sur
le monde, des parages de la Manche aux mers de la Chine et de la Malai-
sie, sans solution de continuité, le réseau d'une domination gigantesque.
Est-ce donc pour ce rôle secondaire, pour cette mission subalterne qu'il a
si éloquemmenl et si constamment convié l'Allemagne à l'unité? Quelque
puissantes que soient les affinités de race, elles ne suffisent pas cependant
pour cimenter des alliances entre les peuples; si la communauté d'origine
n'empêche pas la rivalité des Éiats-Uiiis avec l'Angleterre, on ne voit pas
pourquoi, ainsi que List le suppose, elle deviendrait entre l'Angleterre et
l'Allemagne, l'Allemagne devenue une et puissante, un principe d'intimité,
d'une intimité qui subordonnerait l'un des deux pays à l'autre.
« Cette alliance avec l'Angleterre avait pour but de mettre l'Allemagne à
LA POLITIQUE. CHAPITRE IV. 545
son territoire, le développement de son agriculture, ses res-
sources naturelles, sociales et intellectuelles, tout lui donne
cette vocation.
Si un pays est fondé à attendre d'un système protecteur
approprié à sa situation des résultats avantageux pour le dé-
veloppement de ses fabriques, pour l'accroissement de son
commerce extérieur et de sa navigation marchande, pour
l'amélioration de ses voies de communication, pour la prospé-
rité de son agriculture, de même que pour l'affermissement
de son indépendance et pour l'augmentation de son influence
au dehors, c'est encore l'Allemagne.
Nous ne craignons pas d'affirmer que du perfectionnement
du système protecteur dépendent l'existence, l'indépendance
et l'avenir de la nationaUté allemande. L'esprit national ne
l'abri de l'ambition des deux grandes nations militaires entre lesquelles elle
est située. Ici. nous devons le dire, List s'est trompé à l'égard de la France,
et il a été profondément injuste envers elle. Si la Russie pèse sur Ja frontière
orientale de l'Allemagne, comme l'Angleterre sur son littoral du Nord, la
France aujourd'hui ne menace nullement sa frontière occidentale. Que Lisl
refuse à la nation française certaines facultés qu'elle n'a pas déployées jus-
qu'ici avec éclat, mais que, sous le régime de la liberlé constitutionnelle,
elle ne peut manquer d'acquérir, nous ne lui en ferons pas un sujet de re-
proche; mais il est inexcusable à nos yeux devoir dans les Français d'à
présent un peuple altéré de gloire militaire, dans leurs institutions un mé-
canisme pour la guerre, dans les combats qu'ils livrent aux Arabes dAfrique
une préparation à la conquête du continent européen. Ces jugements erro-
nés, qut^ nous regrettons vivement de la part d'un écrivain dont l'autorité est
grande au delà du Rhin, ne peuvent s'expliquer que par des impressions de
jeunesse que les démonstrations belliqueuses de !840 auront rafraîchies. Nul
ne songe en France à recommencer l'épopée de l'empire ; toutes les pensées
y sont tourni'es vers le développement des libsrtés publiques et du bien-être
général; une guerre sur le Rhin y est considérée comme une guerre impie,
et l'un des mérites que l'on y trouve à la possession de l'Algérie, c'est d'être
une des garanties de la paix en Europe, en ouvrant un meilleur champ de
gloire et d'activité militaires. La France n'a plus de motifs de convoiter la
limite du Rhin, du moment qu'elle est assurée des dispositions pacifiques et
amicales de l'Allemagne; et comme elle-même n'éprouve que de la sympa-
thie pour le développement des libertés allemandes, comme elle est pleine
de respect pour l'indépendance de sa voisine et que les progrés de celle-c
ne lui font point ombrage, elle est en droit de compter sur de semblables
dispositions. » (H. R.)
35
546 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE IV.
peut prendre racine, ne peut donner de belles fleurs et des
fruits abondants que sur le terrain de l'aisance générale. De
Tunité des intérêts matériels, seulement, peut sortir l'unité
morale, et de l'une et de l'autre réunies, la force de la nation.
Que peuvent signifier nos efforts, à tous tant que nous sommes,
gouvernants ou gouvernés, nobles ou bourgeois, savants ou
métrés, soldats ou hommes du civil, manufacturiers, agricul-
teurs ou négociants, si nous n'avons pas de nationalité, si nous
manquons de garantie pour la durée de notre nationalité?
Or, le système protecteur allemand n'aura rempli que très-
imparfaitement sa mission, tant que l'Allemagne ne produira
pas elle-même le fil mécanique de coton et de lin qu'elle em-
ploie, tant qu'elle ne tirera pas directement de la zone torride,
en les soldant avec les produits de ses fabriques, les denrées
tropicales qu'elle consomme, tant qu'elle ne fera pas ces
opérations au moyen de ses bâtiments, qu'elle ne saura pas
faire respecter son pavillon, qu'elle ne possédera pas un sys-
tème complet de communications par fleuves, par canaux et
par chemins de fer, que son association de douanes ne s'éten-
dra pas à tout son littoral, ainsi qu'à la Hollande et à la Bel-
gique. Nous avons traité ces objets avec détail dans diverses
parties de cet ouvrage, et nous n'avons par conséquent ici
qu'à nous résumer.
Quand nous imporlons du coton en laine de l'Egypte, du
Brésil ou des États-Unis, nous le payons avec les produits de
nos manufactures; quand nous importons du coton filé
d'Angleterre, nous donnons en échange des matières brutes,
ou des d'enrées alimentaires que nous pourrions, avec plus
de profit, mettre en œuvre ou consommer nous-mêmes, ou
de l'argent comptant qui nous vient d'ailleurs et qui pourrait
nous servir à acheter a l'étranger des matières premières pour
notre industrie ou des denrées coloniales pour notre con-
sommation.
De même le développement de la filature du lin à la méca-
nique nous fournit les moyens non-seulement d'augmenter
notre consommation en toiles et de perfectionner notre agri-
LA POLITIQUE. CHAPITRE IV. 547
cultiire, mais encore d'étendre immensément nos relations
avec les pays de la zone torride.
Pour la tllature du coton et pour celle du lin, comme pour
la fabrication de la laine, nous sommes, avec nos chutes
d'eau inemployées, avec le bas brix de nos denrées alimen-
taires et de notre main-d'œuvre, aussi bien partagés que tout
autre pays. Il ne nous manque autre chose que des garanties
à nos capitalistes contre la perte de leurs fonds, à nos indus-
triels contre la misère. Un droit modéré, qui, dans le cours
des cinq prochaines années, s'élèverait à environ 25 pour cent,
resterait pendant quelques années à ce taux, et descendrait
ensuite à 15 ou 20 pour cent, suffirait pour donner ces ga-
ranties. Tout ce que les partisans de la théorie des valeurs
peuvent alléguer contre une telle mesure, a été réfuté par
nous. On peut faire valoir encore en sa faveur cette considé-
ration, que de grandes industries comme ceîles-îà offrent le
moyen de fonder sur une vaste échelle la construction des
machines et de former une classe d'hommes instruits et
exercés dans les arts industriels.
En ce qui touche l'achat des denrées tropicales, l'Allema-
gne, de même que la France et l'Angleterre, doit adopter
pour principe de donner la préférence aux pays de la zone
torride qui nous prennent nos articles manufacturés ; en un
moi nous devons acheter à ceux qui nous achètent. C'est le cas
dans nos relations avec les Indes occidentales et avec les deux
Amériques.
Mais il en est autrement de la Hollande qui nous fournit
des quantités énormes de ses produits coloniaux, et ne nous
prend en échange que de faibles quantités d'articles de nos
manufactures.
La Hollande, cependant, trouve en Allemagne le débouché
de la plus grande partie de ses denrées coloniales ; car l'An-
gleterre et la France, étant principalement approvisionnées
par leurs colonies et par les pays placés dans leur dépendance,
colonies et pays dont leurs manufactures ont l'approvisionne-
548 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE IV.
ment exclusif, ne peuvent offrir qu'un très-étroit accès à ces
denrées néerlandaises.
La Hollande ne possède point une grande industrie manu-
facturière, mais elle a une production coloniale qui a grandi
immensément dans les dernières années et qui grandira en-
core immensément. Or, elle se conduit mal envers TAllema-
gne, elle méconnaît son véritable intérêt, lorsque, trouvant
en Allemagne le débouché de la majeure partie de ses pro-
duits coloniaux, elle s'approvisionne de produits fabriqués
là où il lui plaît. C'est de sa part une politique à courte vue,
dont les avantages ne sont qu'apparents ; car, si la Hollande
donnait la préférence aux produits des fabriques allemandes
chez elle et dans ses colonies, la demande de l'Allemagne en
denrées coloniales néerlandaises croîtrait dans la même
proportion qu'augmenterait la vente des produits fabriqués
de l'Allemagne à la Hollande et à ses colonies. Ces relations
d'échange sont troublées par le fait de la Hollande, lorsqu'elle
vend ses denrées coloniales à l'Allemagne, et s'approvisionne
de produits fabriqués en Angleterre, tandis que l'Angleterre,
quelque débouché qu'elle trouve en Hollande pour ses objets
manufacturés, tire toujours de ses colonies et des contrées
qui lui sont soumises la majeure partie des denrées tropica-
les dont elle a besoin.
L'intérêt de l'Allemagne, par conséquent, exige qu'elle
obtienne en faveur de ses produits manufacturés un droit dif-
férentiel qui lui assure l'approvisionnement exclusif de la
Hollande et de ses colonies, ou, en cas de refus, qu'elle éta-
blisse elle-même un droit différentiel à l'importation en fa-
veur des provenances de l'Amérique du Centre et du Sud
ainsi que des marchés libres des Indes occidentales (1).
(1) Cette question des droits différentiels à établir pour développer les
relations directes entre l'Allemagne et les pays transatlantiques et pour im-
primer à la navigation nationale un nouvel essor, a été au delà du Rhin, il
y a quelques années, l'objet de la controverse la plus vive. On se ferait diffi-
cilement idée de la masse d'écrits qu'elle a provoqués, sans cependant être
jamais résolue. Je citerai comme les plus remarquables ceux de MM. d'Ar-
nim, de Roenne et Duckwitz. M. le baron d'Arnim, qui a laissé les meil-
LA POLITIQUE. CHAPITRE IV. 549
Cette dernière mesure serait le moyen le plus efficace de
provoquer l'accession de la Hollande à l'Association alle-
mande.
Dans l'état actuel des choses, l'Allemagne n'a aucun mo-
tif de sacrifier ses fabriques de sucre de betterave au com-
merce avec la Hollande. Car ce n'est que dans le cas où
l'Allemagne pourrait payer avec le produit de ses manufac-
tures les denrées de luxe qui lui sont nécessaires, qu'il lui sera
plus avantageux de se les procurer par voie d'échange avec
leurs souvenirs comme ministre de Prusse à Paris, el qui, après la révolution
de Février, a dirigé durant quelques mois les affaires extérieures de son
pays, proposait que le Iraiie de commerce et de naviij;ation, conclu en J844
entre le Zollverein el la Belgique et dont il avait été le négociateur, servît
de point de départ pour la conclusion d'aulrcs traités avec les divers États
des deux Amériques. M. de Roenne, qui présidait alors avec distinction le
Handelsnmt, ou déparlemenl du commerce de Prusse, depuis nommé mi-
nistre à Washington, préférait une simple résolution des gouvernements du
Zollverein, d'accord avec, ceux du littoral de la mer du Nord, par laquelle
les importaiions directes d'outre-mer auraient joui d'un dégrèvement de
20 p. o/". M. Duckwiiz, de Brème, qui a été depuis le ministre intelligent et
laborieux de l'éphémère empire allemand de Francfort-sur-le Mein, de-
mandait des arrangements entre le Zollverein et les Etats dissidents du
Nord, à l'effet d'adopter un système commun de navigation et une surtaxe
sur les produits transatlantiques importés sous pavillons non assimilés. En
1847, des profiosilions analogues à ces dernières, soumises par le cabinet de
Berlin à ces Eials, y avaient été accueillies avec, quelque faveur; mais Ham-
bourg, dont le sénat publia un mémoire qui fil une certaine sensation, les
avait énergiquement repoussées. Elles n'avaient pas, on doit le dire, la ma-
jorité des suffrages dans les ports prussiens de la Baltique, dont les opéra-
tions maritimes dépassent rarement les limites de la mer du Nord; elles
étaient surtout soutenues parles industriels de l'intérieur, qui espéraient de
nouveaux débouchés pour leurs produits. A la suite des événements de
1848, la question a été agitée de nouveau; les droits différentiels de naviga-
tion, au parlement de Francfort, étaient envisagés par leurs partisans sous
deux points de vue divers ; les uns y voyaient un moyen de protection pour
la mar ne marchande de l'Allemagne; les autres, et telle était l'opinion du
ministère de l'empire, n'y cherchaient qu'un moyen d'obtenir pour elle des
conditions favorables de la part des puissances étrangères. L'acte de naviga-
tion britannique de 1S49, el après lui la réforme des lois de navigation dans
les Pays-Bas, on! créé une situation nouvelle ; aujourd'hui, si les États mari-
times de l'Allemagne songeaient à arrêter de concert un acte de navigation,
ils ne sauraient guère s'écarter des bases qu'a adoptées l'Angleterre.
(H. R.)
550 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE IV.
les contrées de la zone torride qu'en les produisant elle-
même.
Aujourd'hui, par conséquent, l'Allemagne devrait se pré-
occuper avant tout d'étendre son commerce avec les Amé-
riques et avec les marchés libres des Indes occidentales. Dans
ce but, outre les moyens déjà indiqués, les mesures suivantes
se recommandent à elle: l'établissement d'une navigation
régulière à la vapeur entre les villes maritimes allemandes
et les principaux ports de ces contrées, encouragement de l'é-
migration vers elles, consolidation des relations amicales
entre elles et le Zollverein, développement de leur civilisation.
L'expérience des derniers temps a surabondamment ensei-
gné quel essor immense la navigation régulière à la vapeur
imprime au grand commerce. La France et la Belgique mar-
chent déjà sous ce rapport sur les traces de l'Angleterre,
sachant bien que tout pays qui reste en arrière pour ces com-
munications perfectionnées rétrogradera nécessairement dans
son commerce extérieur. Déjà les places maritimes de l'Alle-
magne le comprennent; déjà une compagnie par actionsqui
s'est formée à Brème est à la veille de construire deux ou
trois bateaux à vapeur destinés au commerce avec l'Améri-
que du Nord. Mais ce n'est pas suffisant. Les intérêts com-
merciaux de l'Allemagne exigent des relations régulières par
bâtiments à vapeur, non-seulement avec l'Amérique du Nord
et en particulier avec New-York, Boston, Charlestown et la
Nouvelle-Orléans, mais encore avec Cuba, Saint-Domingue,
rAméri(jue du Centre et du Sud. Pour ces diverses commu-
nications, l'Allemagne ne devrait le céder à aucun autre pays.
On ne peut méconnaître à la vérité que les moyens nécessai-
res à cet effet dépassent les ressources des places maritimes
allemandes, et nous inclinons à croire que l'exécution de pa-
reils plans n'est possible qu'au moyen de larges subventions
de la part des Etats du Zollverein. La perspective d'une telle
subvention, ainsi que de droits différentiels en faveur de la
navigation allemande, devrait être pour ces places un motif
puissant d'accession au Zollverein. Si l'on considère le déve-
LA POLITIQUE. CHAPITRE IV. 551
loppement que recevraient ainsi l'exportation des produits
manufacturés et l'importation des denrées tropicales, par
suite les recettes douanières des Etats associés, on ne peut
manquer de reconnaître qu'une dépense considérable dans ce
but serait un placement avantageux dont il y aurait lieu d'at-
tendre de gros intérêts.
La facilité des communications avec ces contrées y encou-
ragerait puissamment l'émigration des Allemands, base excel-
lente d'une extension ultérieure de nos relations avec elles. A
cet efTet les Etats associés devraient instituer partout des con-
suls et des agents, faciliter par leur entremise les établisse-
ments et les entreprises des Allemands, et, en général, aider
ces pays, par tous les moyens, à consolider leurs institutions
politiques et à perfectionner leur état social.
Nous sommes très-loin de partager l'opinion que les con-
trées de l'Amérique, situées sous la zone torride, olîrent moins
d'avantages à la colonisation allemande que le climat tempéré
de l'Amérique du Nord. Bien que prévenus, nous l'avouons,
en faveur de ce dernier pays, et sans pouvoir ni vouloir con-
tester que Touest des Etats-Unis offre à un émigrant allemand
isolé, possesseur d'un certain capital, les meilleures chances
de se créer un avenir, nous ne devons pas moins déclarer ici
que, du point de vue national, l'émigration dans l'Amérique
centrale et méridionale, bien conduite et opérée sur une grande
échelle, promet à l'Allemagne des avantages beaucoup plus
grands. Que sert à la nalion allemande la fortune de ses
émigrants aux Etats-Unis, si eux-mêmes sont à jamais perdus
pour elle, et si elle ne peut attendre de leur travail que d'in-
signifiants résultats? C'est se faire illusion que de croire que
la langue allemande se conservera chez les Allemands établis
dans 1 Union américaine, ou qu'avec le temps il s'y formera
des Etats tout à fait allemands. Nous avons autrefois partagé
cette erreur, mais, après dix années d'observation sur les
lieux miêmes, nous en sommes revenus. L'assimilation, tant
sous le rapport de la langue et de la littérature que sous celui de
l'administration et des lois, est dans le génie de toute natioiia-
552 SYSTÈME NATIONAL. — LIVRE IV.
lité, et il est bon qu'il en soit ainsi; elle caractérise particuliè-
rement r Amérique du Nord. Quel que soit le nombre des
Allemands qui habitent présentement les Etats-Unis, il n'y en
a pas un seul dont les arrière petits-fils ne doivent préférer
l'anglaisa Tallemand, et cela par un motif très-simple, c'est
que l'anglais est aux Etats-Unis l'idiome des hommes ins-
truits, la langue des lettres, des lois, de l'administration, des
tribunaux, celle du commerce et des relations sociales. Il en
sera nécessairement des Allemands aux Etals-Unis comme il
en a été des huguenots en Allemagne et des Français à la
Louisiane ; ils se fondront par la force des choses dans la po-
pulation dominante, les uns un peu plus tôt, les autres un peu
plus tard, suivant qu'ils auront vécu entre eux dans une union
plus ou moins étroite.
On doit encore moins compter sur des relations actives
entre l'Allemagne et ceux de ses enfants qui sont établis
dans l'ouest des Etats-Unis. Le premier colon est toujours
obligé de fabriquer lui même la plus grande partie de ses vê-
tements et de ses meubles, et les habitudes qu'engendre ainsi
la nécessité se transmettent généralement jusju'cà la seconde
et à la troisième génération. Joignez à cela que l'Amérique
du Nord s'adonne avec énergie à l'industrie manufacturière,
et qu'elle tend de plus en plus à se suffire à cet égard.
]\ Ce n'est pas à dire, du reste, que le marché américain n'ait
pas pour les manufactures de l'Allemagne une grande impor-
tance.
Bien au contraire; à notre avis, c'est un des plus consi-
dérables qui existent pour divers objets de luxe et pour des
articles d'un transport facile, dans lesquels la main-d'œuvre
est le principal élément du prix ; en ce qui touche ces mar-
chandises, son importance pour l'Allemagne s'accroîtra
d'année en année. Ce que nous prétendons, c'est que les Alle-
mands qui vont s'établir dans l'ouest de l'Amérique du Nord ne
contribuent pas sensiblement à augmenter cette demande des
produits des fabriques allemandes, et que, sous ce rapport,
l'émigration dans l'Amérique du Centre et du Sud mérite
LA POLITIQUE. CHAPITRE IV. 553
beaucoup plus et a beaucoup plus besoin d'être encouragée (I).
Ces dernières contrées sont surtout d( stinées à produire des
denrées tropicales ; jamais elles n'iront loin dans l'industrie
manufacturière. Il y a là un marché neuf et vaste à conquérir ;
ceux qui y établiront de solides relations les conserveront à
tout jamais. Dépourvues de l'énergie morale nécessaire pour
parvenir à un plus haut degré de culture, pour fonder des
gouvernements réguliers et stables, ces contrées comprendront
mieux chaque jour la nécessité d'une assistance du dehors
par le moyen de l'immigration. Les Anglais et les Français y
sont haïs pour leur arrogance par des peuples jaloux de leur
indépendance nationale, les Allemands y sont aimés par le
motif contraire. Les Etats du Zollverein devraient, par con-
séquent, porter de ce côté toute leur attention.
Il faudrait organiser un bon système d agents consulaires
etdiplomatiques allemands en correspondance les uns avec les
autres. Il faudrait inviter déjeunes naturalistes à parcoiu^ir
ces pays et à les faire connaître par des rapports impartiaux,
déjeunes négociants à les explorer, de jeunes médecins à y
aller pratiquer leur art. Il faudrait appeler à la vie, soutenir
par des prises d'actions sérieuses et environner d'une protec-
tion particulière des compagnies qui se constitueraient dans
les places maritimes pour acheter dans ces contrées de vastes
espaces de terres et pour les coloniser avec des Allemands, des
sociétés de commerce et de navigation ayant pour but d'y
ouvrir de nouveaux débouchés aux produits des fabriques
allemandes et d'organiser des lignes de paquelots, des sociétés
minières qui se proposeraient d'employer les lumières et lela-
beur des Allemands à l'exploitation d'immenses richesses miné-
rales. Les Etats associés devraient chercher partons les moyens
possibles à se concilier le bon vouloir des peuples et surtout
celui des gouvernements et à l'employer au profit de la sûreté
générale, des voies do communication, de l'ordre public; il
ne faudrait pas hésiter même, si c'était un moyen de s'atta-
(1) Les essais tentés à cet égard depuis la publication du Système nalional
ont complètement échoué. (U. R.)
554 SYSTÈME NATIONAL LIVRE IV.
cher les gouvernements de ces pays, à leur venir en aide par
l'envoi de forces auxiliaires respectables.
La même politique devrait être suivie à l'égard de l'Orient,
de la Turquie d'Europe et des pays du bas Danube. L'Alle-
magne a un immense intérêt à voir régner dans cette région
la sûreté et Tordre, et l'émigration qui se dirigerait de ce côté
est la plus facile pour les individus comme la plus avantageuse
pour la nation. Avec cinq fois moins d'argent et de temps
qu'il n'en coûte pour se rendre aux bords du lac Erié, un ha-
bitant du haut Danube peut se transporter dans la Moldavie
et dans la Valachie, ou dans la Servie, ou encore sur la côte
sud-ouest de la mer Noire. Ce qui l'attire de préférence vers
les États-Unis, c'est le haut degré de liberté, de sûreté et d'or-
dre qui y règne. Mais, dans la situation où se trouve la
Turquie, il ne serait pas impossible aux Etats allemands, de
concert avec l'Autriche, d'opérer dans l'état social de cette
contrée des améliorations qui détruiraient les répugnances
des colons allemands, surtout si les gouvernements fondaient
des compagnies de colonisation, y participaient eux-mêmes et
leur prêtaient un appui persévérant.
11 est évident que de pareilles colonisations ne profiteraient
à l'industrie des Etats associés qu'autant que l'échange des
produits des fabriques allemandes contre les produits agrico-
les des colons ne rencontrerait aucun obstacle, et serait con-
venablement aidé par des voies de communication économi-
ques et rapides. Il est donc dans l'intérêt des Etats associés
que l'Autriche facilite le plus possible le commerce de transit
sur le Danube, que la navigation à vapeur de ce fleuve prenne
une grande activité, et qu'à cet effet elle soit, au commen-
cement, soutenue avec vigueur par les gouvernements.
Rien, au reste, ne serait plus désirable que de voir le ZoUve-
rein et l'Autriche, un peu plus tard, lorsque l'industrie des
États associés aurait fait de nouveaux progrès et se serait rap-
prochée davantage de l'industrie autrichienne, se faire des
concessions réciproques sur les produits de leurs fabriques (1).
(1) L'idée émise dans ce passage esl un germe qui a reçu depuis un dévelop-
1
LA POLITIQUE. CHAPITRE IV. 555
Après la conclusion d'un traité sur cette base, l'Autriche
aurait, avec les Etats associés, un intérêt commun à exploiter
les provinces turques au profit de leurs manufactures et de
leur commerce extérieur.
En attendant l'accession des villes anséatiques et de la
Hollande au Zollverein, il serait à désirer que la Prusse,
prenant dès aujourd'hui l'initiative, créât un pavillon de
commerce allemand, jetât les bases d'une flotte allemande, et
s'occupât de la fondation de colonies allemandes dans l'Aus-
tralie ou dans la Nouvelle-Zélande, ou dans d'autres îles de
la cinquième partie du monde.
Les moyens de faire face à ces essais ainsi qu'aux sub-
ventions et aux entreprises que nous avons recommandées
devraient être puisés aux mêmes sources où l'Angleterre et
la France trouvent des ressources pour venir en aide à leur
commerce extérieur et à leurs colonisations, et pour entre-
tenir des flottes puissantes, c'est-à-dire dans le produit des
droits d'entrée sur les denrées tropicales. Afin qu'il y ait de
l'unité, de l'ordre et de l'énergie dans ces œuvres collec-
tives, les Etats associés devraient en confier la direction à la
Prusse, en ce qui touche le Nord et les relations transatlan-
tiques, à la Bavière, quant au Danube et aux rapports avec
l'Orient. Un droit additionnel de 10 p. 0/0 sur les objets manu-
facturés et sur les denrées coloniales à l'importation fourni-
rait déjà chaque année quelques millions. L'accroissement
continu de l'exportation de nos produits fabriqués devant
avoir pour effet de doubler ou même de tripler avec le temps
la consommation des denrées tropicales dans les Etats associés,
les recettes de douane s'élèveraient naturellement dans la
même proportion. Les Etats associés pourraient donc pour-
voir convenablement aux dépenses collectives, s'ils décidaient
pement immense. L'AlIomao-ne a été vivement émue des vastes plans du
ministre autrichien de Bruck pour la pn'paralion d'une union douanière
austro-allem;inde, embrassant une popu'atiun de 70 millions d'âmes, union
à laquelle il a été préludé par le traité du 10 février 1853.
(H. R.)
556 SYSTÈME NATIONAL. LIVRE IV.
qu'indépendamment des iO p. 0/0 de droit additionnel, une
portion de l'accroissement ultérieur du produit des droits
d'entrée serait mise à la disposition du gouvernement prussien
pour les affecter aux emplois qu'on vient d'indiquer.
Pour ce qui est de l'établissement d'un système national de
voies de communicalion et en particulier de chemins de fer,
nous renvoyons à l'écrit où nous avons traité spécialement ce
sujet. Cette grande amélioration couvre ses frais par elle-
même, et tout ce qu'il y a ici à réclamer des gouvernements
peut se résumer en un seul mot, Vénergie (1).
(1) Les diverses questions économiques el commerciales que l'auleur a
abordées dans ce chapitre, sont celles qui, depuis la publication de son
ouvrage, ont le plus forlemenl préoccupé ses compatriotes. (H. R.)
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Date Due
aJ900 3 00^98 109 7b
HB 165 •L78 1857
LISTi FRIEDRICH.
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