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Full text of "Tableau de la littérature du nord au moyen âge en Allemagne et en Angleterre: en Scandinavie et ..."

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V 



TABLEAU 



1»E LA 



LITTÉRATURE DU NORD 



AU MOYEN AGE 



AVIS IMPORTANT. 



L'aulMV « l'wlileui' Je col ouïrouB ea ud voluuic h rfiurïuiii: lu i 
daim OD du le Ure tnilnire on loulcs les lan([ues. Ui ponnuivronl . 

•a mé^b de Imw dioiti. 

Le iifU Uf/i it ce ndama ■ (U Ut îi Pua, lu miDialcro de la fc 
dana la loanllii moii Je novembre isax, cl ^lUl(s Ich fori]itliti<s fvc 
tiaîU% Beretit remplies lUns le^ divcn Etals avec IcsqiidBla Frauee a c< 
vcnlionalilU'raim. 




T\l!LL 



LITTÉRATIREI'I \nKH 



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3 



I* 



LA MÉMOIRE 



DE MON PÈRE 



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DE MA MÈRE 



PRÉFACE 



Dans ce siècle où le monde entier s'ouvre aux explo- 
rations de la science , où de merveilleuses découvertes 
ravivent les souvenirs du passé, il ne saurait être sans 
intérêt de rechercher les traditions des peuples qui, 
vainqueurs de l'empire romain , ont renouvelé la face 
de l'Europe. Une chaine mystérieuse , infinie, unit en 
effet les nations, et rattache les langues et les idées de 
ces fiers habitants du Nord à l'antique foyer de lumières 
qui avait éclairé le Midi. '. ' \ 

C'est pour fournir lés preuves de celte vérité impor- 
tante qu'après avoir cherché à démontrer, dans nos 
Éludes grecques sur Virgile, l'influence incessante et 
féconde du génie grec sur le génie romain, nous avons 
retracé en détail, dans notre Parallèle des langues jde 
l'Europe et de l'Iode, la filia^oh des principaux idiomes 



VÏÏI PRÉFACE. 

dont la source remonte au sanscrit. Ces rapprochements, 
naturellement basés sur la comparaison si riche des Ian-> 
gués classiques, nous avons voulu les appliquer plus 
spécialement encore à des langues moins connues, dans 
notre Dictionnaire des racines germaniques, notre His- 
toire de la littérature des Slaves et notre Essai sur 
Persépolis. 

Mais une grande lacune était restée dans le plan 
que nous avions conçu , lacune que nous comblons au- 
jourd'hui, quoique bien imparfaitement sanis doute, par 
ce Tableau général de la littérature du Nord au moyen 
âge, résumé de nos divers cours aux Facultés de Lyon 
et de Paris , fruit de recherches longues et nombreuses 
auxquelles nous nous croirions heureux d'avoir pu 
donner quelque attrait. 

Âppdé par la bienveillante confiance de M. le Mi- 
nistre de rinstruction publique à composer maintenant 
deux Recueils de morceaux choisis allemands et anglais 
destinés aux élèves des Lycées, nous saisissons avec 
empressement Thoureuse coïncidence qui rattache à 
cette publication tout usuelle celle d'un ouvrage pré- 
paré depuis longtemps comme introduction nécessaire 
à l'étude si variée des chéj^-d'œuvre du Nord. 



PRÉFACE. IX 

Celte étude y que chaque phase politique , chaque 
progrès intellectuel ou matériel rend de plus en plus 
indispensable, a été sagement instituée et généralisée en 
France dans renseignement. Loin de nuire, selon nous, 
à l'admiration profonde que commandent les chefs- 
d'œuvre de la Grèce et de Rome, elle les fait mieux 
apprécier encore en ouvrante l'esprit des aperçus nou- 
veaux; elle étend la sphère des idées sans altérer en rien 
leur rectitude; elle produit une sympathie plus vive pour 
l'humanité tout entière. Nous ne pouvons donc que 
féliciter ceux qui recherchent avidement ce précieux 
avantage, dont on ne regrette jamais la possession, 
qu'on la doive à ses voyages, à ses travaux, ou à des 
habitudes de famille données par des parents vénérables, 
comme ceux à qui s'adresse ce légitime hommage. 



INDEX 



DES CHAPITRES 



P»g«S 

I. L'Orient, la Grèce, l'Empire romain i 

II. Les Gehes, les Germains et les Slaves 10 

III. Les Goths; bible d'UlOlas 22 

IV. Les Normans; poème de l'Edda , . 32 

V. Edda, vision de Vala 44 

YI. Edda, mythologie Scandinave 58 

VII. Edda, chant du Havamal 73 

YIII. Mythologie slavonne et finnoise 84 

IX. Bardes gallois et irlandais. . . , 94 

X. Les Ânglo-Saxons ; poème de Beowulf. «. . i05 

XI. Les Franco- Suèves; chant de Hildebrand f\. il7 

XII. Règne de Gharlemagne -. . 129 

XIII. Poésie tudesque; princes carolingiens \ 139 

XIV. Ghant de Ragnar ; mœurs des pirates. : 149 

XV. Ghant de Zaboï; réveil des Slaves 161 

XVI. Alfred le Grand; invasion des Normans. . .^ . . . . 171 

XVll. Empire et Église ; Othon I",^régoire VII 185 

XVIII. Légende d*Ânno, archevêque de Cologne 109 

XIX. Ëre des Groisades; France, Angleterre, Allemagne. . . 220 

XX. Ghants des Troubadours ; langue d'oc 234 

XXI. Ghants des Trouvères; langue d'oï 248 

XXII. Ghants des Minnesinger allemands 259 

XXIII. Ghants des Minnesinger allemands 268 



XII INDEX DES CHAPITRES. 

Pages 

XXIV. Minnesinger ; lutte poétique de Warlbourg. ..;... 278 

XXV. Minnesinger; élégie russe d*lgor 291 

XXVI. Maximes morales des Minnesinger. 301 

XXVII. Cycle épique des Francs et des Bretons 314 

XX VIII. Cycle épique des Longbards et des Saxons 330 

XXIX. Cycle épique des Golhs et des Burgondes 344 

XXX. Poème des Nibelunges 357 

XXXI. Poème des Nibelunges. 369 

XXXII. Dante en Italie; fin des Croisades 314 

XXXIII. Ballades anglaises, chants écossais 396 

XXXIV. Chants de guerre serbes et suisses. .......... 408 

XXXV. Satires allemandes, roman du Renard 419 

JqUCVI. Renaissance et Réforme 431 

' légende suédoise traduite en vers allemands . . • 415 

%mne russe traduit en vers français 4S0 



. '• ♦ . * * Fipr DE l'index. 



' 1 






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TABLEAU 



DB LA 



LITTÉRATURE DU NORD 



AU MOYEN AGE. 



I 



Ij'OrieBtf la Ctrèee» PBmplre ronuilM. 

Un fait qui, selon nous, domine Thistoire des peuples et 
toute leur existence sociale, c'est le contact incessant, n^ 
cessaire des nationalités diverses, contact paciflqltie ou hos- 
tile d'où jaillit la civilisation. Ce mouvement est aussi inhé- 
rent à la vie intellectuelle des hommes que les ventiTle son} 
à l'atmosphère et les marées à TOcéan. Une force itréststible, 
entraînant les nations, les pousse sans cesse yers de jiou- 
veaux climats, dont la possession disputée engendra des 
luttes destructives, mais développe, par un heureux retour, 
des germes d'émulation et d& progrès. C'éM ainsi ^qu'à 
travers toute la série des siècles, au milieu des guerres et des 
conquêtes, des ravages et des bouleversements causés par le 
flux impétueux de tant de migrations diverses, la stcîété 
humaine a grandi, s'est étendue rt développée, poursuivant 
sans cesse sur le globe son long pèlerinage vers l'Occident. 

De l'Orient est venue la lumièrci et de même que les cimes 

1 



. ^ 



' .t 



2 LITTERATURE DU NORD. 

aériennes qui couronnent le centre de TÂsie reçoivent les 
premiers feux du jour, de même rhonome, plus près de son 
berceau, portant l'empreinte récente de sa noble origine, a 
tourné son intelligence vers l'idéal de la beauté suprémei 
Interrogeons toutes les sources de l'histoire, portons les pas 
sur tous les points du globe, et nous verrons partout les tra- 
ditions humaines converger vers un foyer unique, vers un 
riant et mystérieux Eden, où la lumière céleste rayonna aiir 
les âmes. On dirait qu^une claire intuition des vérités su- 
blimes de la nature a été donnée à cette race primitive qui, 
«les riches vallées du Taurus, de l'Elbours, de l'Himalaya, 
descendit, avec le cours des fleuves, aux rivages de la Mé- 
diterranée. Nul doute que de pures conceptions sur Dieu, 
sur la conscience, sur l'immortalité, n'aient guidé ces an- 
tiques patriarches dans leurs premières institutions sociales, 
en même temps qu'un instinct supérieur révélait à leurs 
jfeux les types de tous les arts. 

Mais à mesure que leur postérité étendit ses courses loin- 
taines, et qu'une lutte incessante contre une nature rebelle 
devint la condition de l'existence ; à mesure que les pas- 
sions ardentes amenèrent des conflits homicides , les pen-^ 
sées s'obscurcirent, les croyances se troublèrent, et les 
grands phénomènes du ciel et de la terre, et les rêves de 
l'imagination, se substituèrent dans la pensée des peuples 
à l'idée d'un^pouvoir immuable. De toutes parts s'élevèrent 
de mystérieux emblèmes, objets d'adoration et de terreur ; 
de toutes parts , dans des climats nouveaux, sous Tempire 
â^éléments indomptables, les esprits, abattus par la crainte 
ou entraînés par la recoonaissance, s'humilièrent en pré* 
sence des plus sages, des plus forts, exaltèrent leur ascendant 
#upréme et s^anéantirent devant eux.^ 



L'0RI£NT^ la GRECE. 3 

Tel est en e£fet le caractère constant de l'ancienne civili- 
sation asiatique, ea Assyrie, en Phénicie, en Egypte, dans 
la Perse, dans l'Inde, dans la Chine. Partout une casie 
puissante, résumant l'activité de tous, absorbe la vie intel- 
lectuelle, impose la croyance religieuse et personnifie la na- 
tion; partout aussi l'individualité disparait dans le pan- 
théisme, et la matière divinisée ou l'esprit matérialisé 
iaptive les sens sous mille formes trompeuses. D'un côté, 
féconde exubérance dans la manifestation de travaux, de 
progi*ès, d'inventions merveilleuses ; de l'autre, abdication 
stérile de Thomme individuel perdu dans la nature, et de la 
société tout entière effacée devant le souverain. Voyez les 
pompeux obélisques, les majestueux palais, les pyramides 
colossales de l'Egypte ; voyez les grands temples de 1 Inde^ 
les antiques sanctuaires de la Chine, ou ces riches monu- 
ments de Ninive arrachés à la poussière des siècles ! Qu'of- 
frent*ils à nos regards ? Des formes merveilleuses, d'ingé-> 
Dieux ornements, toutes les magnificences du luxe, toutes 
les délicatesses de l'art ; mais on y voit gravées de sinistres 
images, d'efTrayants attributs, des symboles menaçants. La 
pensée humaine est captive dans ces palais et dans ces 
temples ; elle y parcourt fatalement un cercle de formules 
mystiques dont elle craindrait de pénétrer le sens, et se sou- 
met découragée aux apparitions qu'elle enfante. Tel est 
Aussi le caractère de l'ancienne littérature orientale : ins- 
criptions lapidaires, maximes et apologues, hymnes sacrés, 
codes religieux, épopées gigantesques, commentaires infinis, 
tout y respire, à peu d'exceptions près, la frayeur des sens 
et les terreurs de l'âme; l'éclat de l'imagination en lutfe 
contre d'épaisses ténèbres , la tendresse du cœur refoulée 
§ur ellc-m^e en présence d'arrôls infleiiibles, . . 



4 LITTÉRATURE DU NORD. 

' C*esl ainsi que rhumanité naissante, pourvue d'instincts 
nobles et généreux, mais trop liée à sa nature visible pour 
s'affranchir de ses entraves, a végété pendant des siècles 
sous rinfluence du fatalisme, dont les emblèmes, variés de 
mille manières, se reproduisent dans toutes ses œuvres. 
Un seul livre, inspiré à Moïse dans le calme solennel du 
désert, proclamait la vérité sainte à un peuple isolé, persé- 
cuté de tous, appelé par son isolement même à conserver 
intact cet auguste mystère. Le faite seul de l'édifice social, 
caché aux yeux profanes, recelait la lumière destinée à des 
temps meilleurs; mais la base tout entière, plongée dans les 
ténèbres, pesait sur les peuples assoupis. 

Il fallait que le mysticisme fécond , mais inerte , de l'an- 
cienne Asie, vint toucher un sol vierge, une terre prédestinée 
pour jaillir tout à coup en pensée vivifiante , heureux gage 
des conquêtes de l'avenir. Il fallait qu'un reflet de TOricnt , 
parti de l'Assyrie, de l'Egypte et des extrémités de l'Inde, 
vînt poindre sur l'Ida, le Parnasse et l'Olympe, pour que 
l'homme, s'appréciant lui-même, revendiquât sa liberté na- 
tive; et qu'en face d'un ciel pur et radieux, d'une mer étin- 
celante d'azur, il se créât des dieux actifs, passionnés et 
intrépides comme lui, et s'élançât hardiment sur leurs traces 
dans l'arène périlleuse de la vie. Dès lors , dans sa noble 
folie, poursuivant d'éblouissants fantômes, il affronte les 
obstacles et multiplie les luttes, auxquelles son imagination 
ardente imprinie une héroïque grandeur. La chute retentis- 
sante d'une ville d'Asie fait vibrer une lyre immortelle : 
Homère ouvre la route glorieuse où le génie ne pourra plus 
faillir. Au caractère sévère et mystérieux du symbolisme 
oriental succède une inspiration plus libre, indépendante, 
individuelle, soutenue par la plus belle des langues qu'anime 



l'orient, la GRÈCE. 5 

la plus vive intelligence. Elle se révèle dans la poésie , dans les 
arts, les sciences et les lettres; elle éclate en traits généreux, 
en institutions excellentes, en inimitables chefs-d'œuvre. 
' Pythagore interroge la nature ; Solon fonde la législation ; 
de glorieux exploits, illuminant l'histoire, se perpétuent 
sous la plume d'Hérodote. Chose étonnante , cette époque 
mémorable du réveil intellectuel de l'Europe vit aussi s'ac- 
complir en Asie une profonde révolution morale; car, pen- 
dant que les sages de la Grèce proclamaient leurs nobles 
préceptes, Zoroastre paraissait dans la Perse, Gotamas dans 
rinde, Gonfucius dans la Chine; et Daniel, expliquant de sa 
V(MX inspirée les oracles de David et d'Ésaîe, précisait l'ins- 
tant où le monde devait attendre son Sauveur. 

Qui dira les merveilles de la Grèce et ses innombrables 
trophées? Ses cités, ses statues, ses temples magnifiques; 
l'ode , le drame , la morale dans leur essor sublime , et les 
noms de Pindare, de Sophocle, de Socrate, entourés de leur 
glorieux cortège ; la philosophie reflétant le ciel dans l'âme 
poétique de Platon, résumant toute la science terrestre 
dans le vaste génie d'Aristote ; et Féloquence enfin per- 
sonnifiée dans Démosthènes ? Et, lorsque la liberté grecque 
succombe sous le poids de sa gloire, le glaive victorieux 
d'Alexandre répandant au loin ces lumières, qui, modi- 
fiées sous des aspects divers sans rien perdre de leur 
puissance , font éclore les germes féconds d'une civilisation 
nouvelle ? 

C'est l'Italie qui doit la voir fleurir , l'Italie longtemps 
restée sauvage, malgré l'influence bienfaisante des colonies 
helléniques et étrusques, influence combattue et longtemps 
repoussée par la rudesse farouche des mœurs romaines. 
Rome cuirassée d'airain foulait aux pieds les peuples , peu 



6 LITTÉRATURE DU NORD. 

soucieuse des conquêtes de Tesprit dont l'ascendant îrrëâs-^ 
tible la pénétrait à son insu. Mais lorsque son pouvoir, acquis 
par tant de sang, s'étendit sur Carthage, sur TEspagnc, sur 
la Grèce, s'assimila la Syrie et TÉgypte, et domina tout l'an- 
cien monde , son génie trop longtemps rebelle s'enflamma 
d'un noble enthousiasme. La langue latine, ai flère et si 
concise, se prêta à son tour , dans sa mâle énergie, aux fic- 
tions poétiques, aux élans oratoires, aux leçons de l'histoire, 
à la défense du droit. Virgile et Horace, Cicéron et Tadte, 
et tous leurs illustres émules , disputèrent à la Grèce la 
palme littéraire, qu'ils surent quelquefois lui ravir, pendant 
que la législation romaine formulait le codé universel. Rome, 
rapprochant tous les peuples soumis par l'effort incessant de 
ses armes, leur imposa ses lois, ses croyances, ses tra- 
vaux gigantesques ; et quand toutes les gi*andeurs terrestres 
eurent rehaussé le sceptre des Césars, quand au fond de 
ces grandeurs trompeuses se montrèrent d'innombrables 
souillures enfantées par le coupable abus d'une mythologie 
toute sensuelle ; quand les nations barbares, longtemps dés- 
héritées, s'élancèrent de leurs âpres retraites , réclamant à 
grands cris vengeance et liberté : une aurore plus brillante, 
ineffable, immortelle, rayonna tout à coup de l'Orient sur 
l'Europe , la foi victorieuse sortit des catacombes, le Messie 
apparut, et le monde fut sauvé! 

Dès lors quel horizon immense, quelle sphère d'action, 
illimitée s'ouvre à l'humanité arrachée à cette base désor- 
Aiais surannée , décrépite , et jetée sur une nouvelle arène 
semée d'épreuves, de périls, de triomphes ! Quelle merveil- 
leuse assimilation des peuples, au milieu même de leurs 
luttes acharnées , sous l'influence civilisatrice du Christia- 
nisme qui ennoblit la femme et affranchit l'esclave, calme 



l'orient, la grège. 7 

les haines et tempère les douleurs, offre pour but la perfec- 
tion , Fétemité pour récompense ! Religion de paix et d'a- 
mour j de dévouement et d'béroisme, toujours persécutée et 
toujours \ictorieuse; souvent ensanglantée au milieu des 
orages excités dans chaque siècle par les passions furieuses, 
mais dominant sans cesse les vaines agitations des hommes 
par ces accents de vérité sublime qui retentissent au fond 
de tous les cœurs. Religion poétique par excellence, en dépit 
des préjugés vulgaireSi poisqu'à tant dimpuissantes idoles 
environnées d'un vain prestige, attrayantes au dehors et dif- 
formes au dedans, elle substitue le magnifique emblème de 
la bonté et de la beauté céleste; puisqu'aux passions elle op- 
pose les devoirs, au sort aveugle la sagesse divine, au 
néant l'immortalité ; puisqu'elle seule parvient à satisfaire 
tous les nobles instincts de l'âme, et élève la tremblante créa- 
ture à l'ineffable contemplation du Créateur. 

Les martyrs avaient donné l'exemple de la foi unie h l'hé- 
roïsme; les éloquents apologistes montrèrent l'humilité 
jointe au génie. Du milieu de ce conflit immense sous lequel 
succomba Rome païenne, du sein des ruines et des désastres 
causés par ce vaste écroulement , surgissent des nations 
pleines de sève, des institutions pleines d'avenir. Les chefs 
guerriers constituent des états que civilisent de pieux mis- 
sionnaires ; la société se retrempe dans la lutte ; les âmes 
s'épurent dans les périls. Il est vrai que la forme littéraire, 
si brillante et si harmonieuse dans les langues de l'antiquité, 
se montra grossière et inculte à la naissance des idiomes 
modernes, mélangés d'éléments contraires, nés lia contact 
de races opposées, empreints de raffinement et de rudesse, 
d'épuisement fébrile et de vigueur sauvage. Longtmps ces 
éléments se combattirent et imposèrent à l'esprit des entraves 



8 LITTÉRATURE DU NORD. 

qui pesèi'ent sur lui pendant les siècles ijgyusf ement flétrie 
sous le nom de moyen âge, période de labeurs et d'efforts, 
de préparation douloureuse et féconde à de plus heureuses 
destinées. C'est ce qu'a dit notre plus grand critique dans 
son style si pur, si animé : 

c Tant que les langues grecque et latine sont là vivantes , 
bien que tout le reste soit renouvelé, il y a dans cette persistance, 
dans cette ténacité des anciennes formes, quelque chose qui 
empêche de voir toute l'originalité créatrice qui vient de naître 
avec la pensée chrétienne. Plus tard, au contraire, lorsque les 
vieilles races ont été balayées de la terre, ou du moins lors* 
qu'elles se sont cachées sous le costume des conquérants nou- 
veaux, lorsqu'elles se sont dénaturées pour obtenir la permis- 
sion de vivre ; lorsque, du choc des barbaries qui se succèdent, 
sont nés des idiomes nouveaux, alors la révolution de l'esprit 
humain parait dans son immensité. Sur l'ancien territoire 
romain, tout est changé, bouleversé ; ce ne sont plus des 
Gaulois, des Ibères devenus Romains ; ce sont des races nou- 
velles avec les variétés de leur physionomie et de leurs lan- 
gues ; c'est le chaos renaissant au milieu de cette uniformité 
que la conquête romaine avait commencée, et que semblait 
d'abord achever le Christianisme. Voilà l'état du monde où 
il faut s*avancer, s'aventurer pour apercevoir, à l'origine, les 
littératures et le génie des principaux peuples de l'Europe. »; 

C'est ainsi que parle M. Yillemain au début de ses admi- 
rables leçons, où il fait revivre à nos yeux toutes les phases 
de notre propre histoire, les efforts, les revers, les succès de 
cette population nouvelle née du contact hostile, mais fécond , 
des CelteSi des Romains, des Germains, population dont les 
sanglantes épreuves sont empreintes de tant de grandeur. 
En effet, quelles i)éripéties, quelles luttes émouvantes, héroI« 



L'ORiENÎ, LA GRÈGE. 9 

ques de Théodosa à Cbarlemagne, d'Otbon le Grand à Pki- 
lîppe-Auguste, de saint Louis à Edouard III I Quelle audace 
dans ces hordes germaniques qui abattirent la puissance 
romaine ; quelle fougue ardente dans ces nuées d'Arabes qui 

. inondèrent TAsie et TAfrique ; quel élan cbevaleresque dans 
les croisades ; quelle opini&treté dans les guerres qui agitè- 
rent plus tard TEurope chrétienne ! Mais aussi que de fruits^ 
excellents de dévouement, d'émulation, de science ont surgi 
du milieu des ruines I Poésie harmonieuse, sages maximes, 
fondations charitables, adoucissement des mœurs, épuration 
des lois, afiTranchissement des serfs, formation des com- 
munes, organisation des états, merveilleuses découvertes de 
tout genre qui ouvrent à Thumanité ennoblie la carrière im- 
mense des'temps modernes. 

Développant un seul point de ce tableau, trop brillamment 
hracé pour qu'on puisse le refaire, nous avons seulement 
cherché à réunir ce qui se rapporte aux mœurs, aux idiomes, 
aux croyances primitives de cette forte race germanique 
dont l'influence a transformé l'Europe, et fait jaillir, par 

. un heureux contraste, du cinquième au quinzième siècle, 
des fruits si variés et si précieux. Classique par goût, par 
conviction profonde, admirateur zélé d'Homère et de Vir- 
gile, plein* de respect pour les nobles modèles que nous a 
légués l'antiquité, nous n'irons pas sacrifier leur gloire, 
d'après les préjugés du jour, aux caprices du génie in- 
culte, aux types émouvants mais barbares qu'encensaient 
les peuples du Nord. Mais nous dirons aussi, nous cher- 
cherons à prouver^ que la littérature ancienne, épuisée 
comme la société même par ses travaux et ses succès, par 
ses vices et ses défaillances, avait besoin d'une crise^violente 
pour y retremper sa vigueur; que la lutte acharnée du Nord 



^^ LITTÉRATURE DU NORD. 

et du Midi, si destructive dans ses premiers effets, a été salu- 
taire et féconde dans ses résultats décisifs, et que c'est de Ta- 
mon des deux principes contraires, combinés sous mille 
formes, répercutés sous mille aspects dans la longue révo- 
lution des âges, que sont nées en Italie, en Espagne, en Alle- 
magne, en Angleterre, en France surtout, dans le centre 
ratellectuel de l'Europe, les lumières de la civilisation nou- 
velle qui rayonne sur le globe entier. 



II 



lies Celtes» les Ctennains et les Slaves* 

Les anciennes traditions du Nord, qui se sont surtout ma- 
nifestées dans les premiers siècles de notre ère en opposition 
aux mythes brillants de la Grèce et de Tltalie, avaient leur 
centre dans la vaste contrée qui s'étendait du Rhin aux Car- 
patfaes et du Danube à la Baltique, contrée hérissée de forêts, 
sillonnée par d'impétueux torrents et bordée par des plages 
stériles, faisant face, au delà des mers, à des îles mystérieuses 
et sauvages. 

C'était là qu^babitaient les Germains, race forte et éner- 
gique, à la taille élevée, aux cheveux roux, aux yeux bleus et 
farouches, ainsi que les dépeint Tacite, leur éloquent pané- 
gyriste. Avant lui César, conquérant delà Gaule, limitrophe 
de la Germanie, tes a signalés sous les mêmes traits ; et, 
quatre siècles plus tôt, Hérodote, dans sa peinture si animée 
des Scythes possesseurs de l'Europe orientale, avait déjà 
esquissé les contours de l'admirable description de Tacite. 



LES CELTEây LES GERMAlAS. t1 

Rudesse de mœurs, mais droiture et franchise; croyances 
aveugles, mais yivement senties; fidélité à la foi conjugale, 
dévouement sans bornes à leurs chefs; esprit d'association et 
de hiérarchie, de poésie et d'héroïsme ; soif ardente de gloire 
et de conquêtes : telles étaient les guah'tés dominantes de ces 
peuples encore barbares, mais déjà dignes de donner aux 
Romains, corrompus par Is^prospérité, de graves leçons et 
des craintes incessantes, présages d'une immense catas- 
trophe. 

L'historien, dont le regard prophétique semblait lire cet 
inflexible arrêt porté contre Rome criminelle, trace avec une 
secrète terreur le portrait de cette race inconnue. Il croit les 
Germains aborigènes, nés sur le sol où Rome vint les com- 
battre et aiguillonner leur valeur, t En effet , dit-il , sans 
parler des dangers d'une mer lointaine et orageuse, qui au- 
rait pu songer à quitter l'Italie, ou l'Afrique, ou l'Asie pour 
un pareil pays * ? » Son opinion est juste à l'égard du Midi, 
des bords riants de la Méditerranée, dont les colons n'ont pu 
chercher le Nord. Mais l'Asie, dans son contour immense, 
ne oomprend-eile pas tous les climats, toutes les produclioifs, 
toutes les races ? N'est-ce pas du haut de ce vaste plateau cou- 
ronné de montagnes colossales, arrosé par des fleuves im- 
menses, que sont descendus, dans des siècles dont la trace 
est maintenant perdue, lés ancêtres des Celtes, des Germains, 
des Grecs et des Romains eux-mêmes? N'est-ce pas l'Asie qui 
a peuplé le globe ? Tacite sans doute pouvait l'ignorer ; mais 
avec sa con^iencieuse bonne foi, il fournit lui-même une 
preuve frappante à l'appui de ce fait maintenant avéré. 

< Les Germains, dit-il, se croient issus du dieu Tuisto ou 

* Tacite, Germania^ 2, 4. 



.**■" 



12 LITTÉRATURE M NORD* 

Teuto, fils de la terre, et père de Mannus, leur législateur. » 
Ailleurs il ajoute : « Ils honorent Herlha, la terre, mère com- 
mune des mortels. » Nous avons donc ici trois noms qui, 
dans Tancien tudesque comme dans l'allemand moderne, ont 
une valeur fondamentale et positive. Or si, nous tournant 
vers rOrieni, nous longeons les côtes de la mer Noire, puis 
les gorges du Caucase et du Taurus jusqu'aux cimes de l'Hi- 
malaya, d'où s'échappent l'Indus et le Gaifge, que rencontre-^ 
rons-nous sur leurs bords ? Un idiome parlé de temps immé-^ 
morial par un peuple venu du centre de l'Asie, et chez lequel 
le mot irâ^ terre, correspond au grec Ipa, à l'allemand erde; 
chez lequel deityasy génie, rappelle le grec Tcrav et l'allemand 
teut et ieutsch; chez lequel enfin manusy homme, et mo^ 
nusyasy humain, coïncident d'une manière intime avec les 
mots allemands mmi et mensch, 

. Ces rapports d'ailleurs se fondent, non sur trois mots seu- 
lement, mais sur des millier» d^éléments, verbes, noms, 
pronoms, particules, qui sont évidemment analogues, par 
une gradation régulière soumise aux lois de l'euphonie, dans 
left idiomes gréco-romains, celtiques, slavons, germaniques, 
et dans le parse, lezeude, le sanscrit, les antiques idiomes < 
de l'Indo-Perse. Et quel doute pourrait subsister quand les 
faits parlent si haut d'eux-mêmes ; quand nous reconnaissons 
dans les traits des Indiens, des Persans, des Caucasiens, des 
caractères tout à fait identiques à ceux des peuples de l'Eu- 
rope, caractères différents du type chinois, du type ntalais, 
et même des types turc et arabe, répandus dans le reste de 
l'Asie ; quand nous voyons d'ailleurs, à toutes les époques de 
rhistoire, la tendance continuelle des nations à se porter d'O- 
rient en Occident, et les routes tracées par la nature elle- 
même, à travers TÂsie-Mineure et le Bosphore, le long delà 



LES CELTES, LES GERMAINS. 13 

mer Caspienne et de la mer Noire ; quand enân toutes ces 
inductions correspondent à Tanalogie des langues? 

La linguistique et la physiologie s'accordent pour nous 
montrer l'Europe occupée, dès les premiers siècles, par six 
groupes ou familles de peuples formées par des migrations 
successives. Au 8ud*ouest les Ibères, venus sans doute par le 
littoral de l'Afrique, et se rattachant au type arabe ou numide; 
au nord-est, les Finnois, descendus de TOural, et se ratta- 
chant au type turc ou tartare. Au midi, les Pelages, home* 
gènes auxThraces, aux Hellènes, aux Étrusques^ aux Latins; 
àTouett, les Celtes ; à Test, les Vendes; et au nord, les Ger- 
mains : quatre peuples de même origine, que leurs traits, 
leurs idiomes, leurs traditions et leurs croyances réunissent 
sous un type unique que Ton peut appeler indo-européen. 

Parmi eux les Celtes ou Gaulois, ces premiers colons de 
rEurope, sortis sans doute de la Haute-Asie, à une époque 
antérieure à toute histoire, et poursuivant vers TOccident la 
marche incessante du soleil, n'ont arrêté leur course aventu- 
reuse que sur les bords de l'Océan. La tradition nous les si- 
gnale ensuite refoulant les Ibères en Espagne et les Pelages 
en Italie, triomphant plusieurs fois de Rome naissante et 
poussant leurs dévastations jusqu'en Grèce. Divisés en deux 
branches distinctes, leur centre de domination est la Gaule, 
où les Celtes proprement dits constituent les florissants états 
des Édues, des Séquanes, des Arvemes, des Helvètes; fran- 
chissent les Alpes, les Pyrénées, et lancent des colonies 
jusqu'en Irlande ; pendant que les Cimbres ou Cymres, soit 
Belges, soit Armoricains, soit Bretons, occupent tous les 
rivages qui s'éjiendent de la mer du Nord à l'Atlantique. Telle 
est l'esquisse que nous en trace César, leur historien et leur 
vainqueur, qui eut besoin de dix années de luttes etdetout« 



44 UTTÉRATURË DU KOBD. 

Taudace de son génie pour les incorporer à la puissance ro- 
maine, dont ils subirent ensuite toutes les vicissitudes. 

Les Vendes ou Slaves, venus j)lus tard et presque inconnus 
aux anciens, s'arrêtèrent dans la région de Test, dont ils 
couvrirent les vastes plaines, et, s'étendant progressivement 
h la suite des tribus conquérantes, des Scythes et des Sar* 
mates qui vinrent se fondre en eux, ils apparurent enfin dans 
rhistoire sous les noms de Budines, d'^ains, de Hérules» 
de Jazyges, de Serbes, et constituèrent plus tard trois vastes 
groupes de peuples. 

Les Teutons ou Germains S dont l'invasion est antérieure 
et suivit immédiatement celle des Gaulois, durent végéter 
longtemps dans leurs sombres forêts au centre et au nord de 
TEurope, avant qu'un phénomène soudain, une inondation, 
une famine, poussât sous Teutobog leurs hordes dévasta- 
trices, unies à celles des Cimbres, sur le colosse romain, qui 
défia d'abord leurs efforts et brisa cette ligue redoutable; 
mais qu'ébranla bientôt la valeur d'Ârminius et Taudace in- 
cessante de ces tribus guerrières dont Tacite devina les hautes 
destinées. 

Il montre les Germains, d'après leur propre histoire, par- 
tagés anciennement en trois groupes, les Ingevones, les 
Hermvones, les Istevones, habitant soit en deçà, soit autour, 
soit au delà de l'immense forêt Hercynienne, qui couvrait 
le milieu du pays. Énumérant ensuite les principales tri- 
buS; ir cite, dans la Germanie propre, les Bataves à l'em- 
bouchure du Rhin ; les Tenctères et les Chamaves le long du 
fleuve ; les Cattes plus près de la forêt ; les Frisons sur la plage 

^ Le nom de Germain, dans l'idiome national, s'explique par Ger^ 
man^ homme d'armes, comme celui de Gaulois par Gaul^ homme 
lorty et c^ui de Slave par Skvin^ homme pariant. 



# 



LES CELTES, LES GERMAINS. 15 

maritime. Plus loin les Cbauques et les Chérusques aux bords 
de l'Elbe et du Veser» et les Cimbres dans la presque ile de 
leur nom. Au centre dominait de son temps la vaste confédé- 
ration des Suèves, dont la suprématie s'étendait du Danube 
jusqu'à la Baltique, d'un côté sur les Semnons, les Longbards, 
les Angles, auxquels Ptolémée ajoute les Saxons et les Dan- 
cions; de l'autre sur les Marcomans, les Oses, les Lygiens^ 
les Gothons. Au sud de ceux-ci s^étendaient la Norique, la 
Yindelicie, la Pannonie, dont les tribus parlaient un autre 
idiome; au nord, les Suions, les Sitons, les Estyens végétaient 
sous les glaces polaires, non loin des Vendes et des Finnois ^ 
Les Celtes, les Slaves, les Germains, tous trois fils de la 
Haute-Asie, maisséparéspresqueau berceau, avaient donc fixé 
leurs idiomes, modelé leurs mœurs et formulé leur culta 
longtemps avant que la civilisation grecque ou romaine ne 
vint s'implanter sur leur sol. A travers leurs migrations 
nombreuses ils s'étaient diversement modifiés, mais sans 
perdre l'empreinte originelle qui marqua leur première exis* 
tence. Les Celtes ou Gaulois , imbus d'obscures croyances, 
mais rapprochés incessamment de Rome par les guerres et 
par les traités, éclairés d'ailleurs par de fréquents contacts 
avec l'Étrurie et la Grèce, habitant des cités, se soumettant 
aux lois d'une administration régulière, adoptèrent facile* 
ment les formes sociales auxquelles se prêtaient leur esprit 
sympathique, leur imagination vive et flexible. Les Vendes 
pu anciens Slaves, au contraire, relégués dans leurs steppes 
immenses, qu'ils parcouraient sur leurs maisons rouIanteSi 
faisant pailre au hasard leurs troupeaux ou poursuivant les 
animaux sauvages; privés d'asiles, de lois, de guerres 

* Tacite, Germ. 28 à 46 — Plolémée, Geoyr, II, H. 



m 



16 LITTÉRATURE DU NORD. 

même qui pussent aiguiser leur courage, Tégétërent long-* 
temps dans l'indolence stérile où, selon Texpression de Ta- 
cite, ils ignoraient jusqu'au désir : triste sommeil dont ils 
sortirent enfin pour souffrir longtemps et pour vaincre. Les 
Germains, plus actifs, plus austères au fond de leuirs 
âpres vallées, toujours armés^ toujours en lutte soit entre 
eux, soit contre la nature qui leur disputait ses trésors, se 
préparèrent par une vie agitée, par des privations inces- 
santes , au rôle décisif et fatal auquel ils étaient réservés. 
Aussi n'est-ce pas sans une vague inquiétude que leur élo- 
quent historien, pressentant la décadence de Rome, retrace 
ainsi leurs dogmes impitoyables : 

€ Ils adorent, dit-il, Hertha, la terre, comme la mère com- 
mune des mortels. Ils croient qu'elle intervient dans les af- 
faires humaines et visite tjuelquefois les nations. Dans une 
Ile de l'Océan est un bois consacré et, dans ce bois, un char 
couvert dédié à la déesse. Le prêtre seul a le droit d'y tou- 
cher ; il sait le moment où la déesse est présente dans le 
sanctuaire. Elle part aussitôt traînée par des génisses, et le 
prêtre la suit avec une vénération profonde. Ce sont alors des 
jours d'allégresse ; c'est une fête solennelle pour les lieux où 
elle daigne accepter un asile. Plus de combats, plus d'armes ; 
le fer est soigneusement caché ; c'est le seul temps où ces 
tribus connaissent et apprécient la paix. Mais bientôt le prê-^ 
tre ramène dans son temple la déesse rassasiée de la vue des 
mortels ; U char et ses voiles sont plongés dans un lac soli- 
taire où se baigne, disent-ils, la déesse elle-même. Des es- 
claves s'acquittent de cet office, et aussitôt le lac les englou- 
tit. Une secrète terreur et une sainte ignorance couvrent 
ainsi cet imposant mystère qu'on ne peut contempler sans 
mourir. » • . 



LES CELTES, LES GERMAINS. 17 

Après ce récit remarquable, dont la scène parait être l'ile 
de Héligoland située en face des bouches de l'Elbe, suivons 
notre guide consciencieux dans le reste de la Germanie pour 
en recueillir les croyances, partout faciles à reconnaître à tra- 
vers le prisme erroné, mais transparent, de la mythologie 
romaine. 

César avait dit des Germains : Ils n*adorent d'autres dieux 
que les objets visibles : le soleil, le feu, la lune ^ Tacite 
ajoute en le rectifiant : « Le plus grand de leurs dieux est 
Mercure, auquel dans certains jours ils immolent des vic- 
times humaines ; à Hercule et à Mars ils offrent des ani- 
maux. » c C'est Hercule, dit-il ailleurs, qu'ils chantent en 
marchant au combat. Us prétendent même que,' bien loin 
sur leurs côtes, existent des colonnes consacrées à ce dieu. 
Certaines tribus vénèrent Isis qui a un vaisseau pour em- 
blème ; d'autres rendent un culte à deux jumeaux désignés 
sous le nom d'Âlci. Tous leurs sacrifices ont lieu dans les fo- 
rêts, sous les grands arbres, qui leur inspirent une religieuse 
terreur par la pensée d'un dieu invisible et présent. » 

Enfin, parvenu jusqu'au cercle polaire, jusqu'aux bornes 
de la Scandinavie, il décrit ainsi TOcéan glacial : « Trans 
Suionas aliud mare pigimm ac prope immotum, quo cingi clu^ 
dique terrariim orbem hinafides^ quod extremus cadentisjam 
solis fulgor in ortus edurat, adeo clarus ut sidéra hebetet. 
Sonum insuper emergeniis audiri, formasque deorum et ra^ 
dios capitis adspici, persua^sio adjicit. Illuc usqûe, et fama 
vera, tantumnatura^. » Celte mer stagnante, immobile, der- 
nière ceinture du globe terrestre, cet éclat du soleil cov- 
chant qui efface la lueur des étoiles, ces sourds gémissements 

* César, De Bello Gallico, VI, 21 . 
« Tacite, Germ. 9, 34, 40, 43. 45. 



% "'tK*: 



18 LITTÉRATURE DU PiORD. 

(les vagues, ces feux et ces reflets fantastiques qui ressem- 
blent aux roulements d'un char céleste et aux formes vapo- 
reuses des dieux, ce chaos, ce vide de la nature qui s'arrête 
et expire sur ces écueils, tout ce que Tacite nous dit des 
croyances Scandinaves et des merveilles qui, dans ces lieux 
d'horreur, saisissent l'âme d'une crainte religieuse, se re- 
trace en imposantes images dans l'austère littérature du 
Nord. 

Avant toutefois d'en commencer l'analyse, transportons^ 
nous au quatrième siècle, après le règne de Constantin, et 
voyons ces peuples exercés par leurs luttes, enorgueillis 
panleurs succès^ refoulés tout à coup de leurs antiques de- 
meures par une nuée d'ennemis sauvages qui les lancent, 
éperdus et furieux, sur toutes les provinces de l'empire. Les 
Huns, venus des frontières de la Chine, franchissent l'Oural 
et se jettent sur les Goths qui, sous leur roi Ermenric, ve- 
naient de conquérir la Sarmatie. Ceux-ci, trop faibles pour 
résister à leurs sanguinaires agresseurs, doivent opter entre 
la fuite ou l'esclavage ; et, pendant que les Goths de l'est 
s'incorporent en partie aux vainqueurs, les Goths de l'ouest 
passent le Danube et réclament des Romains un asile. Valen- 
tinien venait de repousser les peuples de la Germanie anté- 
rieure, quand Valens, attaqué par les Goths, périt à la ba- 
taille de Nicée. La magnanimité de Tbéodose arrête un ins- 
tant l'invasion ; mais elle recommence plus terrible sous ses 
pusillanimes successeurs. Âlaric prend et saccage Rome, les 
Vestgoths inondent et la Gaule et l'Espagne. Bientôt une 
nuée de Germains et de Vendes envaliit soudain l'Italie ; Ra- 
gaise est tué par Stilicon, mais les débris de cette immense 
armée, Suèves, Burgondes, Vandales, Alains, se disséminent 
dans les provinces dont les liens se brisent de toutes parts. 



LES CELTES, LES GERMAINS. 19 

Les Suèves et les Aloins s'établissent en Espagne, les Van- 
dales sousGenserlc en Afrique, les Burgondes sous Gondicaire 
dans l'ouest de la Gaule, pendant que les Francs, les riverains 
du Rhin, soumettent à leurs armes les côtes de la Bel- 
gique 

Les Huns cependant, conduits par Attila, maître de toute 
l'Europe orientale, entraînant à sa suite des milliers d'auxi- 
liaires, menacent la Grèce, la Gaule et l'Italie. La mémorable 
bataille de Châlons, gagnée par le patrice Âétius avec le se- 
cours du roi franc Mérovée, sauve la civilisation européenne 
sans arrêter la chute de l'empire d'Occident. Rome, terrassée 
par les nations, voit bientôt le sceptre des Césars tomber des 
mains d'un faible enfant dans celles du Hérule Odoacre. Son 
illustre rival Theuderic, le plus sage des conquérants bar- 
bares, fait respecter en Italie la domination des Ostgoths, qui 
consolident les grandes institutions établies par le peuple- 
roi. Dans la Gaule, Clovis, guerrier farouche, mais appelé par 
un heureux destin à défendre la foi catholique menacée par 
les sectaires ariens, étend la terreur de ses armes sur les Ale- 
mans, les Burgondes, les Vestgoths, et fonde vers l'an 500 la 
monarchie française en face de cette île de Bretagne qui 
échappait aussi à la puissance romaine, au moment où les 
Cymres ou Bretons, harcelés par les Gaêlsde l'Ecosse, appe- 
laient les Saxons et les Angles, auxiliaires formidables qui 
furent bientôt leurs maîtres. Ainsi la Germanie s'ébranle de 
toutes parts pour achever la conquête de FEurope ; et lors- 
que Fempire d'Orient, relevé par l'héroïsme de Bélisaire, 
parvient à ressaisir l'Afrique sur les Vandales et l'Italie sur 
les Ostgoths, les Longbards, sous la conduite d'Alboin, lui 
ravissent de nouveau l'Italie; la Gaule reste soumise aux 
Francs ; l'Espagne aux Suèves et aux Vestgoths ; la Bretagne 



20 LITTÉRATURE DU INORD. 

aux Ânglo-Saxons. Rome désarmée s'abrite sous la croix 
devant laquelle se prosternent les barbares, et l'aigle des 
Césars, humiliée et vaincue, n'a de refuge qu'à Coustanti- 
nople. 

Ainsi les fiers enfants du Nord avaient envahi tout l'em- 
pire ; ainsi'une force irrésistible les avait lancés, du fond de 
leurs retraites, du haut de leurs montagnes et de leurs 
écueils, sur cette monarchie colossale dont les rameaux pe- 
saient sur l'ancien monde ; force merveilleuse, mission pro- 
videntielle, puisque partout cette sève puissante qui animait 
et leurs cœurs et leurs bras, devait descendre à la racine 
de Tarbre émondé par le fer et la flamme, et, au souffle du 
Christianisme, s'épanouir en fruits immortels. D'ailleurs ces 
barbares étaient frères , non-seulement des autres barbares 
qu'ils laissaient derrière eux dans leur contrée natale, mais 
du grand peuple qu'ils venaient de vaincre, mais des aïeux 
de ce peuple en Orient. Il suffit pour s'en convaincre d'étu- 
dier sommairement les principes des idiomes répandus en 
Europe depuis le cinquième siècle jusqu'à nos jours, en con- 
sidérant surtout ces idiomes dans leurs représentants les 
plus anciens : dans l'erse, le gallois pour les langues celti- 
ques ; dans le lithuane , le Slovène , le bohème pour les lan- 
gues slavonnes ; dans le gothique , le tudesque , le saxon , 
l'angle, le norske, pour les langues germaniques. En appli- 
quant à chacun de ces groupes les lois d'euphonie qui les 
distinguent dans l'échelle naturelle des sons et dans l'échange 
mutuelle des lettres , on se convaincra sur-le-champ qu'ils 
ont une origine commune, que les verbes, les noms, les 
particules y sont primitivement les mêmes avec des appli- 
cations différentes, et qu'avec les langues littéraires de Rome, 
de la Grèce et de l'Inde, ils forment un magnifique ensemble 



LES CELTES, LES GERMAINS. 21. 

dont tous les détails s'harmonisent. Ne pouvant ici qu'ef- 
fleurer ce sujet que nous avons développé ailleurs avec tout 
le soin qu'il réclame \ nous nous contenterons de placer ici 
un tableau comparé des noms de nombre dans les idiomes 
fondamentaux qui représentent les groupes indo-persan, 
gréco-romain, germanique, slavon et celtique. 



Sanscrit. Zend, 



Grec. 



Latin. 



t 


aika 


aeva 


iv 


unus 


2 


dvi 


dva 


^0 


duo 


3 


tri 


thri 


TpitÇ 


très 


4 


éatnr 


éathvar 


Tirropiç 


quatuor 


5 


panôan 


panôan 


irtvTt 


quinque 


6 


sas 

• • 


xvas 


« 


sex 


7 


saptan 


haptan 


iiTra 


septem 


8 


astan 


astan 


iUTtù 


octo 


9 


navan 


navan 


ivvia 


novem 


10 


daçan 


daçan 


^ixa 


decem 



Gothique. Tudesque. 



Angle. 



Nortke. 



1 


ains 


einer 


an 


einn 


2 


twai 


zwene 


tweyen 


tweir 


3 


threia 


drie 


thri 


thrir 


4 


fldwor 


flor 


feower 


fiorir 


5 


flmf 


flnf 


flf 


flmm 


6 


saihs 


sehs 


six 


sex 


7 


saptan 


sibun 


seofon 


sio 


8 


ahtau 


ahto 


eahta 


litta 


9 


niun 


niun 


niyon 


niu 


10 


taihun 


zehan 


tyn 


tiu 



* Parallèle des langues de V Europe et de Vlnde^ par F.-6. Eick- 
lioff. Paris, 1836. 



22 



LITTÉRATURE DD NORD. 



Lithuan», 


Slovène. 


Erse, 


GaUoiê, 


1 wienas 


iedin 


aon 


un 


2 dwi 


dwa 


da 


dau 


3 trys 


tri 


tri 


tri 


4 keturi 


éetyri 


ceatbar 


pedwar 


5 peDki 


piaf 


cuig 


pump 


6 sesi 

• 9 


sest* 

• 


se 


chwech 


7 septynl 


sedm* 


seacht 


saith 


8 astuni 


osm' 


oclit 


wyth 


9 dewynl 


dewiat* 


naoi 


naw 


10 deBimt 


desiat' 


deich 


deg 



III 



lies «otilt. Bible ét^ïûium. 



La plus noble des nations germaniques est sans contredit 
celle des Golhs. Que l'on considère ses conquêtes , ses insti- 
tutions ou ses mœurs, on la voit se signaler partout par une 
glorieuse initiative et laisser une trace ineffaçable, alors 
même que son règne s'évanouit. Nation nomade par ex- 
cellence, puisque, du centre de l'Asie, des lointaines vallées 
de la Perse et des flancs de l'Himalaya, nous la voyons s'a- 
vancer victorieuse au Pont-Euxin, à la Baltique et jusqu'aux 
bouches du Tibre et du Tage, Tout fait voir en elle l'arrière- 
garde de la grande migration des Germains, arrière - garde 
aguerrie, éclairée, par un long séjour en Orient au mi- 
lieu des tribus scytbiques en contact avec l'empire des Per- 
ses. Plus versés dans les arts utiles , plus avides de progrès 



LES GOTHS. 23 

et de gloire , plus enthousiastes dans leurs croyances et plus 
confiants dans leur avenir, les Goths durent facilement domi- 
ner, dès leur apparition en Europe, les peuples de même race 
plus rudes et plus barbares qui précédèrent leur marche vers 
rOccîdent. 

Dans Tadmirable description qu'Hérodote nous donne de 
l'Europe orientale au cinquième siècle avant notre ère , il 
place à la droite du Danube, en face des Scythes, la nation des 
Gètes, qu'il assimile aux habitants de la Thrace, mais qui, 
d'après son propre témoignage , se distinguait d'eux par ses 
mœurs, ses traditions religieuses et guerrières. C'est au mi- 
lieu des Gètes qu'avait vécu , à une époque reculée et incon- 
nue, le législateur Zalmoxis, dont la disparition dans une 
sombre caverne et la réapparition après plusieurs années 
symbolisa l'immortalité aux yeux de ses sectateurs enthou- 
siastes, qui se précipitaient sur leurs lances pour hâter leur 
affranchissement. C'est parmi eux que s'étaient montrées 
les vierges hyperboréennes venues des extrémités du globe 
où le soleil semble achever sa course, pour apporter l'offrande 
sacrée au temple d'Apollon à Délos. C'est enfin sur les bords 
du Danube qu'entre plusieurs divinités étrangères, dont les 
attributs rappelaient aux Grecs ceux de Mars, de Bacchus et 
de Diane , la plus puissante , celle qu'adoraient les rois et 
dont ils se prétendaient issus , apparaissait sous les traits de 
Mercure*. 

Cent ans plus tard Pythéas de Marseille., premier explora- 
teur du Nord , signale auprès des Teutons ou Germains les 
Guttons établis sur la Baltique, à l'embouchure de laVistuIe ^. 
En rapprochant ces deux témoignages de ceux des auteurs 

« Hérodote, IV, 32, 94; V, 7. 
« Pline, XXXVn, H. 



24 LTTTER4TURE DU NORD. 

subséquents, nous voyons les Gètes, courbés un instant sous 
le joug de Darius P% se relever et résister avec courage à 
Alexandre et à ses lieutenants. Nous les voyons traverser le 
Danube, arrêter l'invasion des Sarmates, et former, un siècle 
avant notre ère , sous leur roi Berebiste , une confédération 
redoutable qui subsista jusqu'au temps où Trajan les refoula 
de la Dacie vers les Carpalhes. D'un autre côté les Guthes ou 
Gothons,que Tacite et Plolémée signalent près des Vendes, 
en face de la Scandinavie, s'étaient montrés dès le règne de 
Tibère au pied des mêmes montagnes , sur les frontières des 
Marcomans. Tout semble indiquer dans cette route qui longe 
le Dniester et la Yistule, l'antique lien qui réunit entre elles, 
dans des temps inconnus à l'histoire, les stations successives 
de cette nation illustre qui devait régénérer l'Europe. Ce 
qu'Ovide nous raconte des Gètes avides de poésie et de com- 
bats; ce que Tacite dit des Gothons soumis à des chefs qui 
ne régnent que par l'ascendant du courage ; ce que les lé- 
gendes Scandinaves attribuent à l'influence des Guthes, fon- 
dateurs d'une religion guerrière, semble coïncider en un. 
portrait unique plein de grandeur et d'énergie, vivifié par 
les brillants reflets du symbolisme oriental. Et dans ces vier- 
ges du Nord douées d'une sorte d'intuition céleste, dans ce 
culte de Mercure préféré à tous les autres dieux par les chefs 
riverains de la mer Noire aussi bien que par ceux de la Bal- 
tique, dans ce législateur mystérieux qui appelle les Gètes 
au bonheur par le sacrifice de leur vie, qui ne croirait recon- 
naître clairement et les Yalkyries Scandinaves, et le culte 
d'Odin et des Âses, et la fureur belliqueuse des braves qui 
s'immolent pour revivre avec eux? Il n'est pas jusqu'au nom 
de Zalmoxis, inexplicable aux yeux des Grecs, qui n'ait un 
sens à ceux des Germains comme surnom d'un génie su- 



LES GOTHS. 25 

prème, ainsi que nous le verrons à l'instant, sans prétendre 
toutefois trancher un^ question si controversée ^ 

C'est d'ailleurs sur les frootières des Gèles que nous voyons 
panidtre au troisième siècle c» essaims menaçants de Goths 
qui harcèlent les légions romaines et dont l'audace pousse 
au. combat toutes les autres tribus germaniques. Au milieu 
du siècle suivant ils s'élancent contre les Vendes et s'empa- 
rent de toute la Sarmatie sous leur puissant roi Ermenric, le 
glorieux aïeul des conquérants de Rome, au règne duquel 
remonte l'histoire de Jornandès. Quelles étaient alors les 
croyances de cette vaste nation toute païenne, tout imbue 
encore des souvenirs apportés par elle de TOrient? L'histoire 
en dit peu de chose, sinon qu'ils honoraient leurs dieux à 
l'ombre des forêts séculaires, qu'ils croyaient à l'immortalité 
de Tâme et aux rétributions d'une autre vie, qu'ils offraient 
des sacrifices sanglants pour connaître les arrêts du destin, 
qu'ils mêlaient aux louanges de leurs divinités celles de leurs 
guerriers les plus célèbres, et entonnaient en marchant au 
combat le bardit triomphal des Germains^. Pour connaître, 
plus de détails et pénétrer plus avant dans leurs dogmes , il 
faut avoir recours à leur langue et au long souvenir quHls 
laissèrent dans le Nord ; car eux-mêmes, les Goths du Midi, 
surpris par l'invasion des Huns, violemment divisés et jetés 
en face de la puissance romaine qu'enfin ils devaient écraser, 
trouvèrent aux frontières de l'empire, pour premier pré- 
sage de victoire, l'Évangile que l'évêque Ulfilas traduisit 
en 37S. 

Ce monument précieux, dont l'authenticité ne peut être 

^ Voir à ce sujet les savantes dissertations de Pinkerton et des 
frères Grimm, de MM. Ozanam et Guigniaut. 
' Jornandès, De Rébus Geticis^ iO, il. 



26 LITTÉRATURE DU NORD. 

révoquée en doule , el qui fut pour les Goths un foyer de 
lumière en même temps qu'une ancre de salut, nous montre 
leur idiome dans sa pureté native, précis, énergique, har- 
monieux, se rattachant, par descendance directe et transfor- 
mation régulière des divers sous du même organe, au sans- 
crit, au zend, au grec et au latin, ainsi qu'aux dialectes 
germaniques, parmi lesquels il est le plus parfait, tant pour 
la beauté des formes que pour la variété des flexions. Son' 
riche vocabulaire abonde en radicaux , en verbes , en noms 
primitifs, tout empreints d'un parfum oriental*. Ainsi, pour 
ne parler que de termes spéciaux, le nom même des Goths , 
' analogue à Tadjectif gods ou gui , bon , trouve comme lui 
son explication dans Tadjectif indien çvddhasy pur. Nous 
attribuerions volontiers la même origine au mot guth, dieu, 
en norvégien jmc?, en anglais ^oe2, en allemand ^of^ , si une 
dérivation ingénieuse et plausible ne le rapprochait, comme 
le persan khoda^ du zende kvadat, né de soi-même. Le nom 
symbolique de anses, donné par les Goths aux génies célestes, 
et dans lequel on reconnut facilement les oses des Scandi- 
naves, les €esir des Étrusques, et très-probablement asar, le 
dieu suprême des Assyriens, rappelle les mots indiens asttSy 
souffle, asuras, génie, dans les Yédas. Les noms de leurs 
princes célèbres, caractérisés par la terminaison reiks ou ric^ 
latin rex, indien rdjy roi, offrent des syllabes initiales non 
moins claires, qui nous montrent dans Theuderic, le roi de la 
nation, dans Alaric, le roi de tous, dans Ermenric,le roi 
de la terre. Enfin les noms des Balthes et des Amales, dy- 
nasties royales des Yestgoths et des Ostgotbs , trouvent leur 

^ Consulter les beaux travaux de J. Grimm, de Bopp, de Burnouf, 
el notre Parallèle des langues de l'Europe, 



LES GOTHS. 27 

explitation naturelle dans les mots indiens balî, puissant, 
amalas, irrépréhensible. 

La langue des Gètes du Pont-Euxin, si rapprochés des 
Goths par le nom, et que leurs migrations, leurs croyances 
et leurs moeurs semblent en rapprocher plus encore, est trop 
imparfaitement connue pour qu'on puisse en tirer des in- 
ductions précises. Toutefois le nom de Zalmoxis, de ce lé- 
gislateur mystérieux si vivement peint par Hérodote, mais ab- 
S(dumait inexplicable en grec, cesse de Télre dans les langues 
germaniques, si on le compare au gothique sel-mahtis ou au 
norvégien sœl-matti^ mots composés signifiant bon génie. 
Le nom du roi gète Berebiste s'interprète par le tudesque 
bero^estiy signifiant ours robuste, d'une manière aussi sa- 
tisfaisïinte que celui du roi suève Arioviste, par ero^esti^ 
champion robuste, ou ceux d'Ârminius ou Herman, homme 
de guerre, et de Clovis ou Hlodvv^ig, glorieux chef. 

Ulfilas, efi donnant aux Gôlhs de Mésie sa précieuse tra- 
duction de la BiMe, inventa en même temps un alphabet 
spédal, afin de les doter de l'écriture, qui jusqu'alors leur 
était étrangère, ainsi qu'à tous les peuples voisins. Il est vrai 
que d'antiques caractères issus de l'alphabet phénicien, im- 
portés, on ne sait comment, au milieu des tribus bar- 
bareS) mais dont le sens énigmatique n'était connu que des 
chefs et dès prêtres, servaient, de temps immémorial, aux 
sortilèges du paganisme. < Les Germains consultent le sort, 
dit Tacite, au moyen de petites branches d^arbre sur les- 
quelles on grave certains signes et qu'oii jette péle-méle sur 
un tissu blanc. On les prend ensuite au hasard, par trois 
fois, en succession diverse, et la combinaison des signes 
sert à formuler le présage \ » Ces signes étaient évidemment 

* Tacite^ Germ,, 10. — W. Grîmm, Deutsche Runen, 



28 LITTÉRATURE DU NORD. 

les runes mystérieuses du Nord qu'on a retrouvées depuis 
dans la Srandinavie, en Allemagne et en Angleterre, mais qui 
restèrent longtemps ignorées du vulgaire. Reçues probable- 
ment des Grecs ou des Romains par les chefs et les prêtres 
des tribus germaniques à l'époque incertaine où elles cam- 
paient encore sur les rives colonisées du Pout-Euxin, ces 
lettres furent l'apanage de la caste dominante, l'expression, 
symbolique de la mythologie païenne bien longtemps après 
rintroduction du Christianisme parmi les Goths. Quelque 
notion qu'en ait eu Uiâlas, qui les a probablement combi- 
nées avec les lettres grecques et romaines dans son œuvre 
pieuse et savante, les runes n'ont été transcrites qu'au neu- 
vième siècle par les soins de quelques annalistes, et ce 
n'est qu'au douzième, à la chute du paganisme, qu'elles 
apparurent enfin publiquement sur les monuments funé-. 
raires. Elles présentent un alphabet régulier, originairement, 
de seize lettres, conservées scrupuleusement en Suède, mais 
qui, diversement modifiées, s'élèvent à vingt en Danemarck, 
à vingt-six en Allemagne, à trente en Angleterre. Toutes 
ont des noms significatifs, et certains chants traditionnels leur. 
assignent un ordre bizarre. Mais en rétablissant leur série, 
et en distinguant parmi elles les lettres primitives et déri- 
vées, on ne peut douter un instant de leur origine gréco- 
latine et par conséquent phénicienne. Il suffira pour s'en 
convaincre de jeter un coup d'œil sur cette liste des vingt 
lettres usitées en Scandinavie, que nous avons ramenées à 
leurs types respectifs, indiqués par des majuscules romai- 
nes, en marquant par des minuscules leur valeur dans Fan- 
cien norvégien. 







LES 60TUS. 










Alphabet 


runique. 






À 


A 


a 


F 




g 


A 







> 


L 


1 


B 


B 


b 


T 


M 


m 


B 




P 


K 


N 


n 


ï> 


D 


th 


R 


R 


r 


F 


F 


f 


H 


S 


s 


F 




V 


-t 


T 


t 


I 


I 


• 
1 


n 


U 


u 


i 




e 


/L 




y 


F 


K 


k 


* 


X 


h 



29 



Nous ne transcrirons pas ici Talphabet gothique d'Ulfilas, 
d'une origine plus positive encore, et que nous avons donné 
ailleurs avec Talphabet slavon de Cyrille*. Nous remarque- 
rons seulement quelle bienfaisante lumière il dut projeter 
à cette époque, où les runes n'offraient qu'un mystère plein 
de menaces, sur les populations tout à coup appelées aux 
dons de Tinlelligence et de la foi. La Bible d'Ulfîlas, monu- 
ment vénérable de cette révolution salutaire, existe de nos 
jours dans un beau manuscrit de parchemin à lettres d'ar- 
gent, lequel remonte au sixième siècle, et fut successive- 
ment transporté d'Italie à Werden, à Prague et à Upsal. 
Augmenté de quelques palimpsestes récemment découverts 
à Milan, il contient les quatre Évangiles^ les Épitres de 
saint Paul presque entières, et des fragments d'Esdras et de 

* Parallèle des langues de V Europe; Histoire des peuples slaves ^ 
par F. G. E. 



30 LITTÉRÀTUR£ DU NORD. 

Néhémîe ^ II est probable que la Bible complète existait ja- 
dis parmi les Goths, car, d'après des témoignages contem- 
porains, le peuple la lisait encore au huitième siècle. Voici 
l'Oraison dominicale ainsi qu'elle s'y trouve exprimée : 

Atta unsar thu in himinam, weihnai namo thein; quimai 
thivdinasms theins; wairtAai wilja theins swe in himinajah 
ana airthai; hlaif unsarana thana sinteinan gif uns' himmor 
daga; jah aflet uns thatei skulans sijaimay swaswe jahweis 
afletan thaim skulam unsaraim; jah ni briggais uns infraistu- 
bnjaij ak lausei uns af thamma ubilin : unte theina ist thiu-' 
dagardi,jah mahts^ jah wulthus in aiwins. 

C'est dans ce livre précieux à tant de titres, seul déposi- 
taire d'un idiome déjà si hautement cultivé, que les savants 
philologues de TÂllemagne et à leur tête les illustres frères 
Grimm ont puisé leurs principes de grammair<3 nationale, 
principes lumineux et féconds qui embrassent toute la chaîne 
des langues ^ C'est là qu'ils ont trouvé cette formule infail- 
lible d'une échelle progressive de sons , qui explique la- 
transmission des mots dans le domaine indo-germanique, ^ 
qu'on a étendue depuis à tout le domaine indo-européep. 
Ne pouvant entrer dans les détails de cette comparaison si 
curieuse, nous nous contenterons de présenter ici, en grec 
et en latin pour les langues du Midi, en gothique et en tu- 
desque pour celles du Nord, en slavon et en celtique pour 
celles de l'Est et de TOuest, les consonnes palatales, dentales 
et gutturales, qui seules sont importantes; car les autres 
consonnes ne varient guère, et les voyelles varient toujours. 

* Bible d'Ulfilas, éditée par Zabn; Weissenfels, i805; augmentée par 
A. Mai, Milan, 1834; publiée entièrement par Gabelenlz. Leipzig, là43. 

* Deutsche Grammatik^ von J. und W. Grimm. 



LES GOTUS. 31 

Grec, Latin. Gothiqw. Tudesque, Slavon. Celtique ^. 

TP p f b, V p p,f 

P b p f b b 

9 f b p b bh,v 

T t th d t, c t 

S d t z d d 

• d d t d dh 

X ' c h g,h k, ch c 

7 g k ch g g 

X h g k z gh 

LesGoths mêlés aux Romains et conyertis au Christianisme 
en Italie, en Gaule, en Espagne, trop éclairés pour rejeter 
des lois et des vérités si fécondes, bien qu'elles fussent obs- 
curcies à leurs yeux par les erreurs de l'arianisme, en adop- 
tèrent le fond et la forme, c'est-à-dire Texpression latine, 
qui remplaça leur langue dans les actes publics, et finit par 
Teffacer entièrement. Avec elles disparurent toutes ces lé- 
gendes païennes, ces mythes héroïques et ces chants natio- 
naux dont aimerait à s'enrichir la science moderne si elle 
pouvait en retrouver la trace. Mais ces traditions primitives 
se sont perdues chez eux sans retour, comme chez leurs frères 
d'armes les Burgondes, les Longbards, les Francs, les An- 
gles, incorporés à la famille celtique sous l'influence pré- 
pondérante de Rome. 

La même transformation eut lieu en Germanie, où, du 
sixième au neuvième siècle, de pieux et zélés missionnaires 
répandirent activement l'Évangile, convertissant successive- 



* Exemples :Gr. iraTy,p, Lat. pater, Goih, fadar,Tud. vatar, — Gr. 
çtî», L. fero, Go. baira, T. piru. — Gr. ^o, L. duo. Go. tvai, T. zuei. 
— Gr. To, Go. ikaê, T. daz. — Gr. 6up«, Go. daur, T. for. — Gr. Tftvoî, 
L. genuSf Go. kuni^ T. chuni. 



32 LITTÉRATURE DU NORD. 

uient iesSuèvcs, les Boîarcs, les Frisons, jusqu'à ce qu'enfin 
de sa puissante épée Cbarlemagne renversât le colosse d'Er- 
mensul, et complétât par la soumission des Saxons le triom- 
phe du Christianisme en Europe. Dès lors, toute la littérature 
de ces peuples, devenue essentiellement religieuse et sou- 
mise à l'austérité des cloîtres, ne laissa plus percer qu'à de 
rares intervalles les souvenirs de la gloire nationale, de l'en- 
thousiasme ardent mêlé à tant d'erreurs, de Tantique hé- 
roïsme si entaché de sang. Ce n'est donc ni dans l'empire 
romain qui, vaincu par les armes mais vainqueur par la foi, 
s'assimila ses nouveaux maîtres, ni dans la Germanie civi- 
lisée dès le début du moyen âge, qu'il faut chercher les traces 
de ces dogmes étranges, de ces mythes bizarres mais pro- 
fonds qui entourèrent le berceau de ces peuples et présidè- 
rent à leurs premiers exploits. Pour les trouver il faut inter- 
roger une région plus lointaine, leur dernier sanctuaire. 



IV 



Iie§ ]WormaB§5 Poëme de l'Bdds. 

Portons les yeux au nord de la Germanie, au delà d'une 
mer orageuse : deux presqu'îles , de grandeur inégale, s'al- 
longent vers le cercle polaire. L'une, riche et fertile à sa base 
qui la rattache au continent, se termine en marécages in- 
cultes envahis journellement par les flots ; l'autre, de formes 
plus austères, hérissée de montagnes, ombragée de forêts, 
sillonnée de grands lacs et de mines abondantes, s'abaisse 
graduellement vers le cercle polaire où recommencent les 



LES NORMÀKS. 33 

plaines marécageuses couronnées par d'afTreux glaciers. Des 
liés environnées d'écueils remplissent rintervalle des deux 

■ • 

terres ; et plus loin, aux limites du globe, une grande ile bru- 
meuse et déserte, bouleversée par les feux souterrains, offre 
un dernier asile aux traditions barbares. Tel devait être, dans 
Tantiquité, l'aspect de la Scandinavie; les états de Dane- 
mark , de Suède et de Norvège , les lies de la Baltique et 
rislande, formaient alors un monde à part, inconnu au reste 
de TEurope, et abandonné par les Germains eux-mêmes à 
ses rares et sauvages habitants. 

Tout nous prouve que ces premiers colons appartenaient à 
deux familles distinctes: d'un côté, les Celtes qui, sous le 
nom de Gimbres, occupèrent quelque temps la Chersonèse 
d'où ils se répandirent ensuite sur les rives de la Belgique et 
de la Grande-Bretagne; de l'autre, les Suomes ou Finnois 
Tenus de TAsie boi*éale, de plaines plus tristes, plus désolées 
encore que les rocs de la Scandinavie. Là au moins ils ren- 
contraient la mer, riche en désastres, mais riche en espé- 
rances, s'ils avaient su affronter ses périls. Mais la race fin- 
noise, trop grossière, trop brute encore dans ces temps 
reculés, ne tenta que des essais informes. En guerre contre 
une nature avare, luttant dans les forêts contre les bêtes 
féroces, ignorant l'usage des métaux, elle ne grandit qu'en 
force corporelle, et constitua ce peuple gigantesque, doué de 
rusé et d'énergie, mais hostile à tout progrès social, dont le 
souvenir redoutable domine tous les mythes Scandinaves. 

Une race plus souple et plus active, plus versée dans les 
arts utiles; envahit enfin leur retraite. Des tribus germani- 
ques poussées du sud-est au nord-ouest par des Inigrations 
successives occupèrent les côtes de la Baltique, pénétrèrent 

jusqu'au pied des Dofrines, et refoulèrent, après des luttes 

3 



34 LITTÉRATURE DU NORD. 

sanglantes, les premiers habitants Ycrs.le pôle. Quand4s'opéra 
cette révolution, quelles en furent les diverses périodeSt c'est, 
ce qu'il est impossible de préciser. Mais Tacite, ainsi que. 
nous l'avons vu, distingue avec une exactitude merveilleuse^ 
à côté des Cimbres de la Chersonèse, sur la mer dU; Nord les, 
Angles, sur la mer Baltique les Suions et les Sitons ; et, ea 
face d'eux, à l'embouchure de la Vistule, les Gothons et les 
Oses, près des Vendes et des Finnois. 

Les croyances de ces peuples, et leurs sombres eml^Iàmei: 
au premier siècle de notre ère, à Tapogée de la puissance 
romaine, nous les avons vus esquissés par le grand historien 
des Germains. Comparons-lcfir maintenant les traditions 
successives qui, transmises d'âge en âge dans les régions du 
pôle, se révèlent à nos yeux, à dix siècles de distance, d^s 
le code religieux de l'Edda, 

En considérant- altentivement ce vaste et mystérieux sys- 
tème dont Fexamen a coûté tant de veilles, et dont TexplicAr 
tion est encore si douteuse, il nous, semble y reconnaîtf^:à = 
la fois une base cosmogonique et historique. La .cosmogonie 
et les génies élémentaires qui servent à figurer la création 
nous paraissent remonter, chez les Germains compie che^ 
les Celtes, chez les Romains comme chez les Grecsy àJ'anti- 
q^iité la; plus reculée^ aux traditions primordiales de F Asie, 
iipportées par les premiers colons. Les nonis divinisés, au . 
contraire, appliqués soit aux divers naondes, soit aux c)asç^< 
d'êtres qui les habitent, ont, selon nous, une valeur toute 
locale, qui représente en apparence les forces rivalies dç la 
nature, mais en réalité les diverses races qui ont passé sqr 
cette mouvante arène. Ainsi Ton a cru reconnaître avec assf^: 
de vraisemblance, dans les Alfes ou gé^isf :- aériens qw 
TEdda pUpe aux régions extrêmes, les Cimbres d^ famîUe 



LES NORMANS. 35 

celtique qui les premiers longèrent ces froids rivages; 
dans les Dverges ou nains des cavernes, les Lapons cachés 
dans les gorges des Dôfrines. On retrouve avec plus de cer- 
titude dans les lotes ou géants, les Finnois, colotis perma- 
nents et défenseurs faroudies de ces montagnes ; dans les 
Yanes ou gnomes leurs adversaires, les Vendes, ancêtres 
des Slaves. Dans les Mânes ou hommes, on reconnaît les 
Nomrans, Angles et Suions de Tacite, Saxons et Dan- 
dons de Ptolémée, qui ont colonisé les côtes de la Bal- 
tique. Ekifin les Ases, appelés aussi Guds ou dieux, repré- 
sentent bien les Oses et les Goths, que ces deux écrivains 
sîgnatoât dans ces parages, où déjà Pythéas les avait entre- 
Yus, les Goths surtout, dont la puissante influence finit par 
dominer toutes ces régions ^ 

Nous avons fait ressortir lès preuves qui semblent ratta- 
dier s&x Gètes d'Hérodote cette nation active et conquérante, 
victorieuse au Midi et au Nord, pénétrée du souvenir vivace 
de la mythologie orientale. Quand vint-elle des gorges du 
Gauease et des rivages du Pont-Euxin porter ses armes eu 
Gehnanie, envahir la zone boréale, combattre les tribus ve- 
nèdes et en faire des auxiliaires forcés; puis secourir les 
Mânes Scandinaves contre les agressions des lotes finnois, 
et, repoussant ceux-ci dans leurs déserts , imposer aux 
peuples reconnaissants ses lois, sa civilisation et son culte? 
C'est ce qu'il est impossible de préciser. Mais, soit qu'on 
place celte invasion après notre ère, soit qu'on la fasse re- 
monta à la lutte de Mithridate contre les Romains, l'exi- 

^ Les Oses, selon Tacite,^ar1aieQtlepaDnonien, dialecte de la Ger- 
manie orientale, dans lequel on a cru reconnaître le lithuane ou le 
gothiilae. Il die aussi un bourg d'Asoiburgiumy et Ptolémée une mon- 
tagne du même nom^ Tun près du Rhin, l'autre près de l'Oder. 



36 LITTÉRATURE DU NORD. 

stence des Gèles ou Goths dans TAsie et leur dissémioalioa 
lointaine n'en sont pas moins antérieures à toute histoire. 
Peut-être pourrait-on y reconnaître l'expulsion des sectateurs 
de Boudha chassés de Tlnde et des confins de la Perse par le 
Brahmanisme vainqueur, et portant à travers le monde, sous 
Tégide de leur foi guerrière, les noms respectés de leurs 
chefs assimilés aux dieux de leur patrie. 

Selon les historiens Scandinaves', les Goths ou Ases au- 
raient eu pour roi le vaillant Sigge qui, entraînant après 
lui les Vanes limitrophes, aurait secouru les Normans 
contre les géants des montagnes, parcouru en vainqueur 
toutes les iles, fondé en Suède la ville de Sigtuna, berceau 
d'Upsal, en Danemark la ville d'Odensé, imposé partout sa 
religion, et promis les joies du Valhalla céleste à tous ceux 
qui comme lui sauraient mourir en bravés. Accueillie avec 
enthousiasme, cette croyance grandit et s'étend ; elle se pro- 
page dans toute la Germanie, mais son centre d'action est la 
région du Nord, où le culte d'Odin ouWodan, qui esi le nom 
symbolique du vainqueur, pousse les peuples dans la voie 
des conquêtes à travers les plus affreux périls. Dominant à 
leurs yeux toute la terre, entouré des Ases ou chefs divinisés 
qui forment son cortège céleste, vainqueur des génies mal- 
faisants quoique sans cesse sous leur menace, il résume pour 
les Scandinaves Théroîsme qui affronte les obstacles, la per- 
sévérance qui les surmonte, la sagesse surtout qui les pré- 
voit. Ce trait, qui est le plus saillant dans le caractère mytho- 
logique du dieu suprême, le rapproche^ non moins que son 
nom Odin ou Wodan (dont la racine odh ou wuth, pensée, 
traverse tous les dialectes germaniques), du Boudha des 

' Voyez les commentaires sur VEdâa par Grabergde Hemso et pur 

Finn Magnusen. 



LES NORMANS. 3T 

Indiens, génie de la sagesse, ainsi nommé da verbe budh^ 
concevoir. Qui ne reconnaîtrait d'ailleurs Hermès ou Mer- 
cure, mentionné par Hérodote chez les Gètes et par Tacifë 
chez les Germains, et dont rAllemagne offre encore tant 
d'idoles, dans ce dieu législateur, inventeur des runes et des 
arts, libérateur des âmes intrépides, auteur de la richesse et 
du bonheur? Son culte s'est, il est vrai, assombri dans le 
Nord, où le succès s'achetait par le sang, où des yictimes 
humaines lui étaient immolées ; mais tel est le rapport in- 
time qui unit entre elles ces trois divinités que, dans les trois 
mythologies, elles président à la même planète, et que le 
quatrième jour de la semaine, consacré au dieu romain Mer- 
cure et devenu notre mercredi, s'appelle en norske ou nor- 
végien odinsdag , en anglo-saxon weduesday^ en tudesque 
ffttdenstetffy et en sanscrit budhadina. 

Les autres divinités Scandinaves les plus puissantes et les 
plus anciennes, celles qui président aux planètes et aux mois, 
offrent les mêmes analogies ; et bien qu'on ne puisse retrou- 
ver leurs noms mêmes dans le panthéon indien ou helléni- 
que, il est facile d'y démêler leurs traits et d'y reconnaître 
leurs attributs. Ainsi Thor, le dieu de la force (du sanscrit 
j^ttro^, impétueux), armé deson marteau terrible, est bien Her- 
cule terrassant les géants et entassant sur eux les montagnes 
de basalte qui forment ses colonnes sur le Sund. Mais Thor 
ou Donar lançant la foudre est aussi Jiq)iter tonnant, et c'est 
ce dieu qu'il représente dans la planète qui lui est consacrée ; 
car notre jeudi est en norvégien thorsday^ en anglais thurs- 
day^ en allemand donerstag. 

Son frère Balder, le dieu de la bonté (du sanscrit hali^ ex- 
cellent) offre des attributs d'Apollon dans son apparition 
éphémère sur le triste horizon Scandinave, qui pleure si 



38 LITTÉRATURE DU NORD. 

souvent son absence. Tyr ou Zio, dieu de la guerre/ souTent 
représenté par un glaive nu, est Mars comme le signale Ta* 
cite; en effet, notre mardi s'appelle en norvégien tysdag, en 
anglais tuesday^ en allemand ziestag ou dinsiag. 

Frigga ou lordha, déesse de la terre, est la Cfbjble men- 
tionnée par Tacite sous le nom tudesque de HeFltia. Freyr, 
dieu de l'abondance, se rapproche de Bacchus, qu'Hérodote 
cite avec Mercure et Mars parmi les divinités des Gètes. Sa . 
sœur Freya, déesse de l'amour (en sanscrit priyâ^ chérie) 
assimilée peut-être à Isis, est en même temps chez les Scandi- 
naves le génie de l'étoile du soir, de la planète Vénus, dont 
le jour, vendredi, est appelé en norvégien /na(2a;,. eu anglais 
friday^ en allemand /m/a$r. 

Le soleil Sol ou Suna, et la lune Mani, dont le culte fut 
déjà remarqué par César, et que figurent peiit-étre dans 
les deux Âlci ou Alfes signalés par Tacite diez les Germains, 
portent des noms analogues chez les Indiens et les Perses, 
chez les Grecs et les Romains, chez les Celtes et les Slaves. 
Leurs signes et leurs jours s'accordent donc naturellement 
pai'tout ; en effet, notre dimanche, jadis jour du soleil, est 
en norvégien sunudag^ en anglais sunday^ en allemand son- 
tag; notre lundi est en norvégien manadag^ eu anglais 
monday, en allemand montag. 

Enfin un génie indécis, participant à la lumière et aux té- 
nèbres, Loke, l'esprit tentateur, que les Angles nommaient 
Soeter, présidait au septième jour consacré à Saturne, à 
notre samedi, en anglais saturday, en allemand ^amstag,^ 
en norvégien laugardag^ jour des ablutions. 

Nous n'ignorons pas que ces applications des divinités 
germaniques aux planètes et aux jours datent, comme celles 
des divinités romaines, d'une époque bien postérieure à Té- 



LES NORMiNS. 39 

tablissement des dogmes scandmayes^ Toutefois, nous 
ayons cru devoir, avant d'entrer dans leur étude spéciale, 
fournir cette preuve des liens qui les rattachent à Fan- 
tique symbolisme oriental, à ces divinités astronomiques de 
l'Assyrie, de l'Egypte et de Tlnde qui ont produit celles dé 
Rome et de la Grèce, celles des Germains, des Vendes, des 
Celtes et des Ibères. Car il ne serait pas difficile de démon- 
trer que les génies de la Scythie et de la Gaule, mentionnés 
par les écrivains latins, offrent avec ceux de la Germanie 
tantôt ressemblance d'attributs, tantôt identité de noms, at- 
testant la même origine ; et chez les Finnois mêmes et les 
Lapons, relégués aux extrémités du globe, quelques rayons 
de ces fables brillantes illuminent la nuit du chaos. 

Qtiant aux dénominations qui chez les Scandinaves mar- 
quent les diverses classes d'êtres surnaturels, nous avons déjà 
retrouvé les Ases dans les Anses des Goths, qu'explique chez 
les Indiens le mot asus, souffle, génie, dû verbe as, respirer, 
exister. Le nom des lotes ou lotun, géants, af^liqué aux an- 
ciens Finnois, parait signifier aborigènes, si on le rnpproclie 
du norvégien getin, du gothique gitan, du sanscrit fâtas, 
né, du verbe /an, produire. Le nom de Vanes, Vendes ou Ve- 
nèdes, a été expliqué par le norvégien unn, le lithuanien 
vandu, eau, du sanscrit und, mouiller, et signifierait dans sa 
vaste extension un peuple riverain, maritime. Le nom des 



^ On sait que nos jours de la semaine ont été empruntés fort tard 
aux Chaldééns qui plaçaient la terre au centre du monde et rangeaient 
leurs planètes dans l'ordre suivant : Saturne, Jupiter, Mars, Soleil, 
Vénus, Mercure, Lune. En désignant chaque heure ^hr le nom d'une 
planète, ce qui faisait pour 24 heures 7 X 3 -|- 3» i^ donnèrent k 
chaque jour le nom de la première heure, et établirent ainsi cette suc- 
cession bizarre qu'ils ont transmise à toute l'Europe moderne. 



40 LITTÉRATURE DU NORD. 

a 

Dverges, nains, gardiens des caverues, trouve une interpré- 
tation assez plausible dans lé norvégien <fyr, le gothique 
daur^ porte, du sanscrit dvar^ couvrir. Celui des AlTes ou 
génies lumineux, dans le norvégien lœfi^ flamme, qu'on 
dérive du sanscrit lêp^ jaillir. Celui des Haies ou ombres, 
dans le norvégien hel^ gouffre, qui se rapporte au sanscrit 
Au/, cacher. Quant aux Mânes ou Normans, hommes du Nord, 
leur nom, comme ceux des Germains, des Allemans, a sa 
source évidente dans le sanscrit mariy penser, mimus ou 
manusyaSy être pensant. 

Le norvégien ou ancien Scandinave , relégué maintenant 
en Islande après avoir produit le danois et le suédois, comme 
le tudesque a produit Tallemand, le saxon le hollandais, Tan- 
gl^ l'anglais actuel, se rapproche du gothique par son voca- 
bulaire, sa structure, ses flexions générales, mais en diffère 
par une touche plus sévère, une tendance plus forte aux 
contractions. Longtemps celte langue et ces chants popu- 
laires, que les scaldes entonnaient dans les pompes religieuses 
ou au milieu des luttes guerrières, passèrent par tradition 
orale de siècle en siècle et de pays en pays, sans être fixés par 
récriture, malgré les vagues notions de Talphabet runique. Cet 
alphabet, applicable au langage, mais soigneusement caché 
par les prêtres et les chefs, depuis Tépoque où ils l'avaient 
acquis sans doute par le contact des colonies grecques sur 
les côtes lointaines du Pont-Ëuxin, resta longtemps une 
science occulte, un objet de terreur, une source de sortilé* 
ges, funeste au vrai progrès des mœurs et de la civilisatioa 
nationale. Il ne fallut rien moins que le contact des mission- 
naires, la conversion des chefs, l'abdication des prêtres, la 
fuite du paganisme vaincu vers les lies et les glaces polaires, 
pour que les runes, enfin divulguées, parussent sur les 



LES NORMANS. 41 

IHerrcs tumulaires, consacrant en Danemark et en Suède, 
en Angleterre et en Allemagne, la mémoire de ceux qu'on 
pleurait, dont on célébrait les exploits. Les ruiles y appa- 
raissent sous diverses formes, toutes issues du type phéni- 
cien, offrant dans leurs noms, dans leurs rangs consacrés 
par un antique usage, une foule de combinaisons bizarres, 
favorables à la superstition. Nous avons vu comment, selon 
Tacite, s'opérait la divination; ces pratiques devinrent plus 
fréquentes à mesure que les hasards de la guerre, les hittes 
rivales, les invasions armées aînenèrent^des succès ou des 
reverS) des massacres ou dei conquêtes. La foi superstitieuse 
dut s'exalter alors ainsi que l'ardeur destructive. Les dog- 
mes haineux, inflexibles, prévalurent sur les idées plus 
saines, sur les vérités consolantes contenues dans les formes 
symboliques ; le paganisme Scandinavie devint une religion 
sanglante, et c'est sous cet aspect menaçant, qu'après une 
transmission de dix siècles il apparaît à la postérité dans les 
pages imposantes de l'Edda. 

Quoique les runes jouassent un grand rôle dans la my- 
thologie du Nord, dont elles résumaient la sagesse aux yeux 
de rignorant vulgaire, pour la transmission des légendes leur 
usage a été presque nul. Longtemps les dogmes religieux, 
les souvenirs héroïques ont passé de bouche en bouche 
et de famille en famille ; longtemps ils ont retenti sur la 
harpe du scalde, excité au combat les guerriers, et charmé 
les veillées de pirates, avant d'être consignés par écrit. Il 
fallut, comme pour les runes elles-mêmes, qu'une catas- 
trophe prochaine menaçât le paganisme afin que sa science 
traditionnelle fût enfin divulguée au loin, et que d'un côté les 
caractères magiques apparussent sur les pierres funéraires, 
que de l'autre le poème de l'Edda fût légué à la postérité. 



42 LITTERATURE DU NORD. 

Encore n'est-ce pas dans les deux péninsules, berceau de 
la nation Scandinave et centre de sa vie orageuse, mais à 
travers les flots, aux limites du globe qu^a eu lieu cette ré- 
vélation. L'Islande, terre de glace et de feu, où la sève pai%- 
lysée s'arrête, où le sol dépouillé de verdure ne laisse voiir 
pendant de longs mois qu'un givre épais ou des laves ltt*û- 
lantes qui se perdent dans une mer en furie, avait été peuplée 
au commencement du dixième siècle par une nombreuse 
colonie norvégienne qui fuyait l'autorité des rois et r^dva^- 
hissement du Christianisme. Relégués dans cette Oe solitaire, 
ces fugitifs y transportèrent leurs mœurs, leur vie averitiï- 
reuse et leur langue énergique, qui s'altéraient en Bane^ 
mark et en Suède par ie contact de la civilisation allemande. 
Us y mamtinrent surtout leurs croyances qu'ils défendirent 
le plus longtemps possible contre l'ascendant victorieut 
d'une lumière plus douce et plus pure ; et, quand enfin Vir 
vangile, propagé par saint Boniface, saint Anschaire et leurs 
pieux disciples, finit par triompher en Islande vers la fin dft 
onzième siècle, les dogmes Scandinaves, assombris sous Tin- 
fluence d'une nature désolée, trouvèrent un dernier inter- 
prète qui immortalisa leur souvenir. 

Ce fut vers l'an 1100 que Sœmund Sigfnson, sumonatné le 
Sage, issu de sang Scandinave comme tous les colons de 1%^ 
lande, doué d'une mémoire prodigieuse et d'une vive ins- 
piration poétique, pénétré des antfques souvenirs dont Fé* 
cbo retentissait autour de lui, et s'indignant dans smi 
patriotisme de les voir prêts à disparaître, consacra son lèfe 
et sa science à les sauver d'un injurieux oubli. Sous le nom. 
d'Edda, aïeule ou loi sacrée, il publia le recueil de tous tes 
chants mythologiques, didactiques, héroïques, conservés 
par la tradition orale depuis le huitième et même le sixième 



LES NORMANS. 43 

^iède. n respecta leur vieux langage, leur rhylhme poétique, 
leur teinte originale, et eut assez de tact pour n'y rien alté- 
rer ; de sorte que l'étude de ce recueil précieux reporte les lec- 
teurs jusqu'aux siècles antiques Où remonte son inspiration. Le 
sujet dominant est la louange des Âses : Odin, Thor, Balder, 
Freyr ; et le récit de leurs luttes, soit heureuses, soit' funestes, 
contre les lotes on Tburses leurs perpétuels ennemis. Les 
ex{doit8 des héros de Tandenne Germanie , leurs amours 
Rieurs rivalités y sont également célébrés. Le style de tous 
ces chants est concis et austère ; les vers brefs, de huit à dix 
syllabes, sont nuancés par l'allitération qui détache les mots 
principaux. La puissance des runes y est sans cesse vantée, 
sans qu'on ait cru pouvoir en faire usage; car dans les deux 
manuscrits de TEdda, déposés à Copenhague et à Upsal, c'est 
l'alphabet romain germanisé, introduit par les missionnaires 
et généralement usité dès cette époque, qui a dû servir à 
tracer cette dernière protestation du paganisme. 

Cent ans plus tard, au commencement du treizième siècle, 
on autre patriote islandais, l'historien Snorro Sturleson, 
voulant compléter l'Edda poétique et la rendre accessible à 
tous, composa une Edda en prose, vaste et consciencieux 
commentaire, où sont développés les dogmes, racontés les 
faits historiques, expliquées les s^gories, avec cette étudl" 
tion patiente mais confuse qui caractérise le moyen ftge. A 
cette (suvre estimable se rattachent les Sagas ou biographies 
des guerriers célèbres, composées à différentes époques et 
remplies de curieux détails sur les aventures merveilleuses et 
les luttes formidables de ces hardis pirates, dont l^audace 
fort souvent s'élève à l'héroïsme. 

I) ne saurait aitrer dans le plan de cet ouvrage de repro- 
duire toutes ces richesses, qui n'ont pas même été complète- 



44 LITTÉRATURE DU NORD. 

ment explorées par les littérateurs nationaux, tant leur sens est 
souvent obscur et leurs allusions difficiles. Mais je ne puis 
résister au désir d'apporter mon tribut à cette exploration, 
que mes voyages aux bords de la Baltique m'ont rendue fa- 
milière et précieuse, en m'attachant d'abord au poème le plus 
ancien et le plus vénérable de tous, et en reproduisant, avec 
les modifications apportées à mon travail par d'obligeants 
conseils, la traduction que j'en donnai à une époque où il était 
presque ignoré en France, dans la cbaire de littérature étran- 
gère de la Faculté de Paris. 



Bdda, Vision de Vala. 



La Valospà ou Vision de Vala est le premier chaut de 

m 

l'Edda poétique. En même temps qu'il en forme Texorde, il 
en signale le dénouement et résume ainsi tous les autres; 
car la création de Tunivers, sa destruction, sa renaissance, 
s'y peignent en tableaux pleins d'éclat, d'enthousiasme et de 
profondeur. Vala, la prétresse inspirée à qui est attribué cet 
orade, est une de ces sibylles mystérieuses dont la trace se 
montre dès les temps primitifs, en Asie, en Grèce, en Italie, 
dans les antres de Delphes et de Cumes, ainsi que chez les 
Hyperboréens, où Hérodote atteste leur existence et leur au- 
torité traditionnelle. L'histoire romaine les retrouve chez les 
Teutons et les Bataves, dans Aurinia, dans Véléda. Les plages 
lointaines de la Scandinavie conservèrent plus longtemps en- 



POEME DE L'EDDA. 45 

core une confiance aveugle aux magiciennes qu'animait un 
ardent enthousiasme au milieu des guerres et des périls. 
C'est au moment où leur antique pouvoir luttait contre une 
croyance nouvelle, au commencement du dixième siècle, 
témoin des grandes migrations norvégiennes, qu'il faut 
probablemeut rapporter la composition de cet hymne. Peut- 
être était-il chanté dans ces fêtes i>ériodiqucs et solen- 
nelles où les tribus encore païennes, habitant ces tristes para- 
ges, célébraient au solstice d'été le pâle réveil de la nature. 
Là, sur les confins du pôle, dans l'élan d'une joie éphémère, 
en face de ce soleil douteux qui ramène un instant l'espé- 
rance, la Vala, ou le scalde qui s'exprime en son nom, peint 
les grandes vicissitudes du monde dont le soleil est la vivante 
image, et jette sur l'avenir un prophétique regard . Elle signale 
le soir et l'aurore, la révolte et l'expiation, la destruction et 
la renaissance,* figurés par les mythes Scandinaves; elle 
prévoit sans doute aussi le triomphe d'une religion plus 
pure, qui effacera toutes les souillures sanglantes dont son 
âme parait s'indigner. Mais ces fortes et nobles pensées sont 
enveloppées de tant de voiles, parsemées de lant d'allusions 
au système cosmogonique du Nord, qu'il eût peut-être été 
nécessaire d'en faire d'abord ici un exposé complet. Toute- 
fôis^dans la crainte d'affaiblir l'efTct de ce poème remarqua- 
ble, nous aimons mieux le présenter de suite, sans aucun 
commentaire préalable, dans sa hardiesse abrupte et sa verve 
ténébreuse d'où jaillissent d'admirables éclairs, pour ne dé- 
"velopper que plus tard le vaste système qu'il résume. De cette 
manière ses beautés moins prévues frapperont davantage les 
esprits, et les points culminants qu'il présente grandiront 
par la perspective. Ainsi quand, après mille efTorts, un voya- 
geur atteint avec joie une cime des Dofrines ou des Alpes 



46 LITTËRATORE DU NORD. 

qui se dresse menaçante vers le ciel, son aàï sarpris ne voit 
d'abord que nuages, que masses vaporeuses et informes 
amoncelées dans ces âpres déserts. Mais qu'un rayon de 
soleil vienne à luire sur ces champs éblouissants de neige, 
et, dardant au fond des glaciers, les lui peigne en palais 
d'azur; ou que le souffle de Taquilon, déchirant les voiles 
qui l'entourent, laisse sa vue plonger sans obstacle sur le9* 
vallons, les lacs, les cascades, sur les rocs couronnés de 
chalets, sur les plaines parsemées de villages, sur les flèches 
d'antiques cathédrales, avec quelle curiosité avide il con- 
temple chaque site, examine chaque aspect, sans jafiiais> 
pouvoir épuiser tous les détails de ce taldeau sublimé ! Poisse 
la Valospà, dominant les nuages^ s^illuminerainsi aux^yeux' 
de nos lecteurs ! 

Commençons cependant par tracer un résmné succinct' 
des peintures qui se déroulent avec tant de hardiesse dan» 
cette ceuvre si inculte et si grande, eu suivant la série indt* 
quée par les derniers commentateurs ^ 

Strophe 1 . Vala annonce sa mission prophétique aux Scan* 
dinaves issus du dieu Heimdal. — Str. 3*3. Naissance du 
monde ; emblème du chaos dans le géant Ymer , aienl def 
Iote$, forces brutes de la nature. — Str. 4-S. Création de U 
terre et des astres peu* les Âses ou dieux, puissances régula- 



^ Le chant de Vàlospâ, si célèbre dans le Nord, a surtout été révélé & 
la France par MIC. Ampère et Marmier. Notre traduction, faite en 1898, 
a élé suivie de l'interprétation savante et consciencieuse de M. Berg- 
mann, dans ses Poèmes islandais^ 1838. En retouchant soigneusem^i 
la nôtre, nous avons essayé d'eiprimer, par des appositions et sans le 
secours des notes, les images poétiques renfermées dans chaque nom 
propre, ainsi que l'entendaient les Scandinave», nous attachant sur- 
tout à ne pas en affaiblir Teffet. 



PO£MB DE L'^DA. 47 

trices. — Str. 6-7. Fixatioq du temps, invention des arts. 

— Str. 8-9. Création de Thomme Qt de la femme, Ask et 
Embla. — Str. 10-11. Apparition des Nornes'ou destinées; 
allégorie deTarbre (^ monde. — Str. 12-19. Formation des 
Dverges ou nains, moteurs de Tair, de la terre et de l'eau. 

— Str. 20-23. Vocation de Vala initiée par Mimer, à la sa- 
gesse d*Odin. — Str. 24-28. Souvenir du passé, première 
guerre^: les Ases enlèveM. aux Yanes, génies terrestres, la 
magicienne Gulvége, emblème de Tor monnayé. -**- Str^ 29- 
30. Trouble dans la nature : éclipse de Freya^ déesse de la 
lumière ; violence de Thor, dieu de la foudre. — Str. 31-33. 
Premier meurtre : Balder, dieu de la vertu, tué par Taveugle 
Hoder^et YengéparYalï; douleur de Frigga, la terre; puni- 
thm de Loke, le tentateur. — Str. 34-38. Apparitions mena- 
çantes : séjour des géants, séjour des réprouvés, repaire des 
destructeurs du monde. — Sftr. 39-40. Sentinelles ailées 
prêtes II donner Talarme. — Star. 4i-42, Imminence du dan- 
ger, corruption générale des hommes. — Str. 48,-44. Pré^ 
diction de Tavenir^ symptômes de la fin du inonde. — 
Str. 45-47 . Approche des lotes, forces destructives, s'élançant 
des deux pôles sur la terre. — Str. 48-81. Dernière lutte des 
Ases contre les lotes ; Odin, Freyr et Thor, tués par le loup, 
la flamme et le serpent. — Str. 82-83. Triomphé de la mort, 
embrasement général. — Str. 84-86. Renaissance du monde 
et des dieux. — Str. 87-88. Diçiparition du mal, règne de la 
vprtu, réconciliation générale. — Str. 89-60. Récompense 
des fidèles réunis, pour toujours sou^.l^ lois de Forsète^ d|eu 
de la justice. 



48 LITTÉRATURE DU NORD. 

VISION DE YALA. 

HHods bid ek allar helgar kindir, 
Meiri ok minni môgu Heimdallar; 
Vilda ek Valjôdur vêl framtàlia, 
Fornspiôll fira thau ekfràmst dfnom. 

1. 

Écoutez-moi, vous tous qui êtes purs, enfants de Heim- 
dal forts ou faibles. Je dirai les mystères de Valfader, car j'ai 
appris jadis les traditions antiques. 

2. 

Je me souviens des lotes les premiers nés, c'est d'eux que 
j*ai reçu la science ; je me souviens des neuf mondes, des 
neuf cieux, et de Tarbre central de la terre. 

3. 

C'était le commencement lorsqu'Ymer existait : il n'y 
avait ni sable, ni mer, ni eau vive ; point de terre, point de 
voûte céleste, mais le goufTre béant et stérile. 

4. 
Alors les fils de Bor élevèrent le firmament A placèrent au 
centre la majestueuse Midgard ; le soleil du midi brilla sur 
les montagnes, et aussitôt jaillit la verdure. 

Le soleil du midi rayonna sur la lune à la droite de la porte 
du ciel ; mais le soleil ignorait sa demeure, les étoiles igno- 
raient leur séjour, la lune ignorait son pouvoir. 

6. 
Alors les puissances tinrent conseil, les dieux très-saints 



POEME DE L'EDDA. 49 

délibérèrent. Ils donnèrent des noms à la nuit et à ses pha- 
ses ; ils désignèrent Tanbe et le jour, le crépuscule et le soir 
pour mesurer le temps. 

7. 

Les Ascs se réunirent dans la plaine d'Ida; ils y élevèrent 
une enceinte, un sanctU^re ; ils ouvrirent des fournaises, 
forf2;èrent de riches métaux et fabriquèrent des instruments 
utiles. •' 

8. 

Heureux ils jouaiept avec leurs jetons d'or, Tor abondait 
dans le séjour céleste. Alors trois Ases de l'assemblée, puis- 
sants et secourables, descendirent vers la mer, et trouvèrent 
sur le triste rivage Ask et Embla manquant de destinée. 

9. 

Ils n'avaient ni âme ni pensée, ni sang, ni langage, ni vives 
couleurs. Odin leur donna l'âme, Hénir la pensée, Loder le 
sang et les vives couleurs. 

10. 

Alors trois vierges augustes arrivèrent du monde des lotes. 
Je connais un grand arbre, son nom est Ygdrasil ; sa cime 
est couronnée d'une nuée lumineuse dont la rosée s'épanche 
dans les vallées ; il s'élève, toujours verdoyant, au-dessus de 
la source d'Urda. 

H. 

De là, de cette source qu41 ombrage, sortirent trois vierges 

instruites de toutes choses : la première est Urda, la seconde 

Verdandi, gravant sur des tablettes ; la troisième est Skulda. 

Elles instituèrent des lois, déterminèrent la vie et axèrent la 

destinée des hommes. 

4 



50 LITTÉRATURE DU NORD. 

12. 

Alors les puissances tinrent conseil, les dieux très-saints 
délibérèrent. Qui formera la race des Dverges du sang de 
Brimer et de ses os livides? 

13. 

Le premier des nains fut Hodsognir, la force active ; le 
second fut Durin, le principe passif. Des légions de génies, 
tous à figure humaine, furent formés de la terre où domi- 
nait Durin. 

14. 

Ces nains sont le lever et le coucher, les vents du nord, 
du sud, de Test et de Touesl; les souffles constants ou folâ- 
tres, caressants ou brusques dans leur vol. 

18. 

Ce sont les ouragans impétueux, destructeurs ; les forces 
astringentes, expansives, qui, cachées sous la terre, se heur- 
tent ou se combinent. 

16. 

Ce sont les germes actifs qui fécondent le limon et donnent 
aux arbres leur feuillage. Ce sont les formes et les couleurs 
changeantes et tous les puissants génies de Tair. 

17. 

n est temps aussi de dire aux hommes quels nains, se suc- 
cédant de Dvalin qui sommeille à Lofar qui bondit, fuient du 
sommet des monts jusqu'à la plaine liquide. 

18. 

Ce sont les gouttes légères, les torrents, les cascades ; les 
ruisseaux qui serpentent et les rosées qui brillent. 



POEME DE L'EDDA. 51 

19. 

Ce sont les neiges, les frimas et les glaces ; ce sont les 
vagues retentissantes. Ainsi sera connue à travers tous les 
âges la race nombreuse des génies de Teau. 

20. 

Vala sait où le cor de Heimdal est caché sous Tarbre grand 
et saint ; elle voit qui s'abreuve à longs traits dans le gage 
du père des élus. Le savez-vous ou non? 

21. 

Elle était assise solitaire quand vint à elle Tancien, le plus 
prudent des Ases, qui lui regarda dans les yeux. Pourquoi 
donc me sonder? pourquoi donc m'éprouver? Je sais, Odin» 
où est caché ton œil dans la source limpide de Mimer ; cha- 
que matin Mhner boit le nectar dans le gage du père des 
élus. Le savez-vous ou non ? 

23. 

Le roi des combattants choisit alors pour elle des bagues 
et des joyaux, et le don de la science et le charme de la vision. 
Aussitôt ses regards embrassèrent tous les mondes. 

24. 

Elle vit de loin les Valkyries accourir vers le séjour des 
dieux. Skulda portait le bouclier, et après elle Skogel, Gân- 
nar, Hildar, Gondel, vierges dévouées au prince des combats, 
avides de s'élancer dans la plaine. 

28. 

Elle se souvient de la première guerre du inonde, quand 
ils soulevèrent Gulvege sur des piques et la brûlèrent dans 



52 LITTÉRATURE DU NORD, 

les hauts lieux : trois fois brûlée, elle reparut trois fois ; 
brûlée souvent encore , elle existe toujours. 

26. 

On rappelait Heider, richesse, dans les demeures où elle 
entrait. Elle dédaignait les visions de Yala, connaissait la 
magie, usait de la magie ; elle était chère à la race des mé- 
chants. 

27. 

Alors les puissances tinrent conseil, les dieux très-saints 
délibérèrent. Les Âses doivent-ils expier l'offense, ou tous 
les dieux en partager le prix ? 

28. 

n croule brisé le mur des Ases ; la ruise des Yanes a fran- 
chi les remparts ! Odin se lève alors, lance son trait sur l'en- 
nemi ; telle fut la première guerre du monde. 

29. 

Alors les puissances tinrent conseil, les dieux très-saints 
délibérèrent. Qui a semé le trouble dans les airs et livré aux 
lotes Freya, fiancée d'Odur ? 

30. 

Thor se lève seul, enflammé de colère ; il ne reste pas 
calme à de pareils récits. Les serments sont violés, les pro- 
messes oubliées ; tous les liens sacrés sont rompus. 

31. 

J'ai vu les fils d'Odin, Balder, victime sanglante ; j'ai vu 
sa triste destinée. Au fond d'une belle vallée s'élève un gui 
tendre et gracieux; cette lige si faible produit le trait fatal 
que lancera la main de Hoder. 



POEME DE L'EDDA. 53 

32. 

Mais bientôt iiatt le frère de Balder, le guerrier âgé d'une 
seule nuit ; Teau ne touche pas ses mains ni le peigne sa 
chevelure qu'il ne porte au bûcher le meurtrier de Balder. 
Cependant Frigga, des profondeurs de Fensalir, gémit sur 
les malheurs du Yalhali. Le savez-Yous ou non? 

33. 

Elle vit couché à Hveralund^ aux sources brûlantes, un 
étr^s ingrat, le méchant Loke. En vain il se débat sous les 
liens de Vali ; elles sont trop roides ces cordes de boyaux ! 
Sigyne est près de lui, étrangère à toute joie. Le savez-vous 
ou non? 

34. 

Au nord, sur le sombre Nidafiol, s'élève le palais d'or de 
la race de Sindri; à Okolnir, àTabri des frimas, est la salle 
de festin du géant Brimer. 

35. 

Loin du soleil elle vit encore le séjour funèbre deNastrond; 
les portes en sont tournées au nord, le venin distille par les 
fenêtres, et les lambris sont des dos de serpents. 

36. 

Un fleuve coule vers l'orient dans la vallée venimeuse ; 
c'est le Slidur, fleuve de bourbe et de fange. Vala voit se dé- 
battre dans ses eaux croupissantes les hommes parjures , 
meurtriers, adultères; le noir dragon Nidhogre suce leurs 
membres, et le loup vorace les déchire. Le savez-vous ou non? 

37. 
A Torient, Gygur^ la vieille géante, habite larnvid la forêt 



54 LITTÉRATURE DU NORD. 

de fer; elle y nourrit les louveteaux de Fenrîr, et lui*-mêmey 

le plus redoutable, dont le corps monstrueux engloutira 

la lune. 

38. 

Il se repait de la vie des hommes lâches, il rougit de sang 
la demeure même des dieux. Le soleil s'éclipsera avec Tété 
qui cesse, et tous les vents seront des ouragans. Le savez-vous 
ou non ? 

39. 

Perché sur la hauteur, le gardien de Gygur, le joyeux 
Egdir, fait vibrer sa harpe ; près de lui, dans le bols sonore 
de Gagalvid , chante le coq Fialar au beau plumage de pourpre. 

40. 

Gulkamb, le coq à la crête d'or, réveille les héros dans le 
palais d'Odin ; mais sous la terre se cache le coq noirâtre qui 
chante dans la demeuré de Héle. 

41. 

Le chien Garm hurle horriblement devant Gnypehall, le 
seuil sinistre : les chsdnes vont se briser, le loup Freki va 
fuir ! Yala sait beaucoup de choses, car elle prévoit le cré- 
puscule des Ases, la chute des dieux de la victoire ! 

42. 

Le frère doit devenir le meurtrier du frère; tous les liens 
du sang vont se rompre : temps de cruauté et d'impureté.^ 
ère des haches, des lances, des boucliers brisés ; ère des tem- 
pêtes, des bêtes féroces, où les hommes s'entre-détrùiront 
jusqu'à ce que le monde s'écroule. 

43. 
Les fils de l'Iote tressaillent; l'arbre central scintille 



fOEME DE L'EDDA. 55 

aux sons bruyants du cor dont Heimdal fait retentir les 
deux ; Odin consulte la tète de Mimer. 

44. 

Soudain tremble le frêne Ygdrasil ; le vieil arbre frissonne, 
le grand loup a brisé ses chaînes. Les ombres se précipitent 
dans les sentiers de Héle ; car tout va succomber aux ardeurs 
de Surtuï'. 

48. 

Hrjmur vient de Toiliitt, couvert d'un bouclier. Le ser- 
peat I<»rmungand se roule avec fureur, et les vagues soule- 
vées se hérissent ; le grand aigle agite ses ailes et déchire de 
son bec les cadavres; le vaisseau des ongles Naptfare est 
lancé! 

46. 

Le vent d'orient pousse à travers les flots l'armée du Mus- 
pelheim dont Surtur est jlHote ; tous les fils de Tlote naviguent 
avec Freki ; à leur bord est Loke, frère de Bileist. 

47. 

Surtur s'élance du sud avec ses flammes ardentes ; le soleil 
resplendit sur les glaives des héros. Les dures montagnes s'é- 
bnûilent, elles tremblent, les géantes ! L'enfer déV^fe les om- 
lires, la voûte des cienx se tend . 

48. 

Que font maintenant les Ases? que font les Âlfes? Le monde 
des lotes mugit|« et les Ases délibèrent ; les Dv«i^, sages 
gardiens des montagnes, gémissent 1^ l'entrée de leurs ca- 
vernes sacrées. Le savez-voas ou non ? 

49. 
La dorileur de Frigga se renouvelle quand Odin pari pour 



56 LITTÉRATURE DU NORD. 

combattre le loup, pendant que Freyr, le Tainqueur de Bâi^ 
s'avance contre l'ardent Surtùr ; car Tépoux de Hlina doit 
périr ! • 

50. 

Mais un fils intrépide du roi des combattants, Yidar, s'est 
élancé contre le monstre : dans la gueule du rejeton de Tlote 
le fer entre et plonge jusqu'au cœur ; ainsi le père sâra vengé ! 

51. 

Le héros né du sein de Hlina, le fils aine d'Odin, marche 
contre le serpent. Il combat pour Midgard et frappe son 
adversaire; tous les dieux ensanglantent leurs parvis ; mais 
lui-mèmet le fils de Frigga, mordu par l'horrible reptile, 
tombe en reculant de neuf pas. 

52. 

Voici le noir dragon qui s'élève du haut de Nidafiol, des 
roches sombres ! Nidhogre étend ses ailes et s'abat sur la 
terre; il plane sur les cadavres , et l'abîme le reçoit. 

53. 

Alors le soleil s'obscurcit, le continent disparait sous la 
mer, les étoiles lumineuses s'éteignent. Lafumée tourbillomse 
sur l'embrasement du monde dont la flamme colossale tnK 
verse la voûte des cieux ! 

64. 

Yala voit aussitôt sortir des flots d'Egir une terre nouvelle, 
émaillée de verdure. Les cascades y jaillissent; sur la cime 
des écueils, l'aigle plane en épiant les poissons. 

55. 
Les Âses se réunissent de nouveau dans Ida ; et, solK l'arbre 



t 

^ 



FOEME DE L'£I»)A. 57 

du monde, ils siègent en juges puissants, se rappelant les 
oracles célestes et les runes antiques du dieu suprême. 

86. 

Les Ases retrouvent sur l'herbe les merveilleux jetons d'or 
que possédaient ao commencement des jours les princes des 
dieux, rheureuse race de Fiolnir. 

La moisson s'élève sans culture, le mal disparaît à jamais. 
Balder revient, et avec lui Hoder habitera le palais d'Odin, la 
demeure sacrée des héros. Le savez-vous ou non? 

88. 

. j. 

Alors Hénir de retour pourra choisir sa part ; lés enfants 
des deux frères vivront unis ensemble dans la vaste étendue 
des airs. Le saven^vous ou non ? 



89. 

Vala voit un palais plus beau que le soleil surgir étince* 
lant d'or dans Gimlé, Tempyrée. C'est là qu'habiteront tous 
les peuples fidèles, et qu'ils jouiront d'un perpétuel bonheur. 

60. 

Enfin il vient d'en haut présider aux jugements , l'au- 
gusie souverain qui règne sur l'univers; il proclame ses 
arrêts, apaise les dissensions, et dicte sa loi sainte, invio- 
lable à jamais ! 






58 LITTÉRATURE DU NOBD. 



VI 



Bddft, Mytliologle «eaBdlBSTe. 

Nous venons d'entendre la prophétie de Vala, chant or- 
phique, oracle sibyllin bien propre à émouvoir les cœurs ; 
et, malgré son obscurité sententieuse et sa nomendatàre 
bizarre, qu'il n*est pas permis d'altérer, nous avons ëlé 
entraînés à admirer ces élans si hardis, ces allégories d 
expressives qui se succèdent sans interruption dans cette 
prédiction solennelle. Comment surtout n'y pas reconnaître 
un tableau énergique et fidèle des antiques croyances Scan- 
dinaves, identiques à celles de toute la Germanie, de toute 
l'Europe barbare, avant le moyen âge; de ces croyances 
qui, prêtes à s'éclipser devant la pure lumière de l'Évangile, 
jettent encore une dernière et effrayante lueur sur les ro- 
chers glacés de Tlslande? D'ailleurs un sens profond se 
cache sous ces voiles artistement tissus , et les symboles 
traditionnels de T Assyrie, de la Perse, de l'Egypte et de 
riude, qui servirent d'enveloppes matérielles aux premières* 
conceptions de Tesprit humain, se retrouvent à travers le 
temps et l'espace fidèlement reproduits dans les pages de 
l'Edda. Un exposé succinct de la cosmogonie Scandinave, 
telle qu'elle ressort de la réunion des divers chants, servira 
naturellement de commentaire au chant principal que nous 
venons d'entendre '• 

* Ce résumé est extrait de VEdda, commentée par Finn Magnusen; 
de leiNordièke Uythologi, par Bircb, et de là Deutsche Mythologie^ par 
J. Grimm. 






POEME DE L'EDDA. 59 

Au commencement était le vide, l'espace inanimé, im- 
mense; au nord de ce gouffre régnait un froid glacial, au 
sud une chaleur dévorante. Un esprit invisible, éternel, dé- 
signé sous le nom de Alfader, père suprême, dominait les 
principes opposé^ dont la combinaison devait produire le 
monde. En effet, une source venimeuse mais féconde s'é- 
lance tout à coup du Nifelheim ou pôle nord, et coule, en se 
ralentissant toujours, jusque vers le centre de Tabime, où 
elle se fige et se condense en une masse énorme de glace. 
Le pOle sud on Muspelheim lance alors ses rayons ardents, 
él M glace, amollie par la cbaleur, forme le corps d'Ymer 
ou Brimer, gigantesque emblème du chaos. 

Ymer dort, et pendant son sommeil naissent de lui 
Hrymur, le géant des frimas, Taîeul de Tantique race des 
lotes, et Surtur, le géant des flammes, hostile à toute la 
création. 

Cependant rintelligence suprême, suspendant leurterriMe 
conflit, fait surgir la vache Audumbla, dont le lait sert à 
nourrir Tmer ; et, pendant que la vadie se repait du givre 
amoncelé autour d'elle, la pierre qu'elle lèche produit une 
chevelure, puis une tête, puis un être entier. Ce génie 
s'appela Bur, et eut un fils nommé Bor, qui, uni h la 
géante Belsta, fut pèred'Od ou Odin, de Vil ou Hénir, et 
de Yé ou Loder, la vie, la lumière, là chaleur. Ces trois 
frères attaquent Ymer et llmmolent. Son corps en se divi- 
sant produit les éléments : sa chair se change en terre, son 
sang en eau, ses ossements eh montagnes, sa chevelure en 
plantes ; son crâne produit la voûte céleste, sa cervelle les 
nuages, ses yeux étiucelants les étoiles. 

C'est ainsi que se forment les neuf mondes ou plutôt les 
neuf sphères : celle de la lumière, où sont les Alfes ra-^ 



60 LITTÉRATURE DU NORD. 

dieux ; celle du feu qu'habitent les génies yengears ; celle 
des Ases ou dieux ; celle des Vanes ou gnomes; celle des 
hommes nommée Midgard, région centrale ; celle des lotes 
ou géants ; celle des Dverges ou nains : celle des ténèbres 
qu'habitent les Aires sombres ; celle de la glace, où sont les 
monstres infernaux. L'arbre Ygdrasil, emblème de la na- 
ture, traverse toutes ces sphères de sa tige majestueuse, 
dont le faite est émaillé d'étoiles, tandis que sa base plonge 
au fond des abîmes. Trois racines le soutiennent, dont Tune 
est dans le ciel, où elle ombrage la source d'Urda, qu'en- 
tourent les trois Nornes ou Parques, Urda, Verdandi et 
Skulda, le passé, le présent et Tayenir. La seconde radne 
est sur la terre, où se trouve le puits de Mimer, le plus 
sage des lotes, souvent consulté par Odin. La troisième est 
dans Tenfer, où croupit Tétang de Hvegelmer, habité par 
le dragon Nidhogre, qui ronge et souille tout ce qui l'en- 
toure ; pendant que les monstres infernaux, Taigle Hres- 
velgre, le chien Garm, le loup Fenrir ou Freki, le serpent 
lormungand, et Héle, reine de la mort, attendent en 
frémissant la destruction de Tunivers. 

Autour de ce grand arbre qui figure Taxe du ciel, la 
nuit et le jour guidés par Mani, génie mâle de la lune, par 
Suna, génie femelle du soleil, parcourent successivement 
leur orbite sur un char attelé d'un seul cheval. Quatre 
Dverges supérieurs, placés autour du crâne d'Ymer, figu- 
rent les quatre vents, nord, sud, est et ouest. Les autres 
nains, répandus dans Tespace, incorporés dans les élé- 
ments, président à tous les phénomènes de la nature. Enfin 
les douze mois de Tannée correspondent, ainsi que les heu^ 
res, aux douze demeures principales dont se compose le 
palais, des dieux. 



POEME DE l'EDDA. 61 

Ces dieux sont les Ases, puissances régulatrices qui habi- 
tent le sanctuaire d'Asgard, au-dessous des Alfes, génies 
lumineux des étoiles ; non loin des Vanes , gnomes ter- 
restres, leurs rivaux ; non loin des lotes, les géants des mon- 
tagnes, leurs ennemis irréconciliables. C'est aux Ases que 
l'humanité doit sa naissance ; car de deux arbres, Ask le 
frêne, Embla Torme, ils ont formé Thomme et la femme. 
Odin leur a donné le souffle, Hénir, la raison, Loder, les or- 
ganes ; et la légende ajoute naïvement qu'ils eurent soin de 
les couvrir d'habits. 

La création ainsi complétée, le récit cosmogonique s'ar- 
rête pour faire place à la mythologie, à l'histoire individuelle 
des dieux. Les êtres symboliques s'effacent pour laisser voir 
Odin ou Wodan, isolé de ses frères qu'il exile, seul souve- 
rain du ciel, assumant le rang du dieu suprême sous le nom 
de Yalfader, père des élus. Régnant sur les sommets d'Ida 
.ou de l'éther, dans le palais splendide du Valhall, où il ap- 
pelle les guerriers morts sous les armes, il a pour monture 
un coursier merveilleux, pour symbole la baguette runique, 
et pour ministres la pensée et la mémoire, figurées sous la 
forme de deux corbeaux. Une foule de noms divers, Herfa- 
der, Hropter, Fiolnir, Fimbultyr, désignent ses principaux 
attributs. Son épouse est Frigga, déesse de la terre, nom- 
mée aussi lordha, Hlina, Hlodune, Rinda. Son fils aîné est 
Thor, dieu de la force, armé de son marteau terrible dont 
les coups produisent le tonnerre, sans cesse en guerre avec 
les lotes, provoquant sans cesse leur courroux. Son second 
fils est Balder, dieu de la concorde, dont l'existence assure 
la paix du ciel et la conservation des mondes, dont la mort 
annoncera leur fin. D'autres fils et petits-fils composent sa 
èour brillante et se partagent ses divers attributs, tels que 



62 LITTËRATURE DU NORD. 

Tyr, dieu de la guerre ; Forsète, dieu de la justice; Bragi, 
dieu de la poésie ; Hoder, le dieu aveugle ; Vidar, le diea 
muet ; Vali, qui préside aux frimas ; Heimdal, à Tare-en* 
ciel ; UUer, à la chasse; et Hermod, le messager céleste. 

Niord, le dieu des vents, est de la race des Yanes, qui 
jadis l'ont donné en otage; sa femme, Skade, soulève les 
tempêtes. Freyr, leur fils, génie secourable, est le dieu de la 
fécondité et des saisons ; Freya, leur fille, la plus belle des 
déesses, préside à la lumière et aux amours. 

Égir, dieu de la mer, est de la race des lotes ; Rane, sa 
femme, est difforme et cruelle, et savoure le sang des mau- 
fragés. D'autres déesses, d'un caractère plus doux, président 
aux destinées humaines, telles que : Saga, déesse de la 
science ; Gefione, déesse de la virginité ; Idime, déesse de la 
jeunesse ; Sife, femme de Thor ; Nanna, femme de Balder ; 
Gerda, femme de Freyr; Fulla, qui produit l'abondance; 
Lofna, qui unit les cœurs ; Yare, qui confirme les serments ; 
Hilda, qui préside aux combats, et toute la troupe des Yal- 
kyries, qui choisissent les guerriers dignes de mourir en 
braves. 

Enfin Loke, génie astucieux et pervers, symbole de Tiro- 
nie et de la malice, flotte sans cesse entre les dieux et les 
démons dont il revêt la double nature. Image frappante 
du tentateur, il égaie les Ases par son esprit et ses sailliçs 
inépuisables, chaque fois qu'avec sa femme Sigyne il vient 
visiter leur palais ; tandis qu'au fond des abîmes, uni à la 
géante Gygur ou Angerbode, il a donné naissance aux 
monstres infernaux, et règne en souverain sur le gouffre 
d'Udgard. 

Toute l'action de la mythologie Scandinave, tout le mour 
vejment de ce vaste drame s'appuie sur deux grands carac- 



POEME DE L EDDA. 63 

tàies, celui de Thor et celui de Balder. L'un plein de courage 
eMe force, mais dépourvu de toute pitié, attaque ses enne- 
mis, les terrasse, les immole, est quelquefois terrassé par 
eux; mais toujours fier, toujours indomptable, il revient 
sans cesse à la charge, et chaque revers qu'il éprouve ne fait 
qu'enflammer son ardeur. C'est lui qui a poussé les Ases à 
faire la guerre aux Yanes , pour enlever Gulvege, source 
mystérieuse de leurs richesses ; c'est lui qui, par ses luttes 
constantes, rallume sans cesse le courroux des lotes, dont la 
prudence égale la force colossale. Type vivant du guerrier 
Scandinave, il ne compte jamais ses adversaires, il triomphe 
des obstacles par la ruse et l'audace, et abuse cruellement 
de la victoire. Balder au contraire, génie de la vertu, par- 
court un cercle de bienfaits et d'épreuves ; sa physionomie 
est pleine de douceur, de noblesse et de résignation. Il est 
le lien qui unit tous les dieux, il est l'amour et la vie de la 
nature ; dès qu'il mourra, le charme sera rompu et l'univers 
marchera vers sa ruine. Belle et touchante image qui ra*- 
chète tant de folies bizarres, fleur mystérieuse qui r^ose les 
regards fatigués par tant d'âpres fictions I ^ 

Les Âses connaissent l'arrêt du destin ; ils savent que Bal- 
der doit périr et qu'ils périront tous après lui. En vain, dans 
ce pressentiment funeste, emploient-ils toutes les ressources 
de la sagesse ; en vain les génies des éléments, convoqués 
dans une adjuration solennelle, s'engagent-ils à respecter 
Balder : un dieu malfaisant, Loke, a juré sa perte, sa haine 
envieuse s'arme contre la vertu. Il sait que dans l'évocation 
un seul être, un faible rameau de gui, a été oublié par les 
Âses; il en forme un javelot qu'il trempe dans les ondes in- 
fernales. Cq>endant les dieux renaissent à l'espoir, et, réu^ 
nis dans une fête brillante pour constater la puissance de 



64 LITTÉRATURE DU NORD. ^ "" 

Balder, ils lancent, en se jouant, leurs traits qui s'émoaiv 
sent contre son corps invulnérable. Alors Loke place iMi- 

• 

javelot dans les mains du sombre Hoder, qui, aveugle, 8è 
tenait à l'écart, étranger à la lutte simulée. Il l'engage à 
essayer ses forces : le trait part et atteint Balder, qui tombe 
baigné dans son sang. Aussitôt l'effroi saisit les dieux, le 
deuil couvre la nature entière ; Balder est mort, et son om- 
bre plaintive descend dans la demeure de Héle. 

Le meurtre ne reste pas sans vengeance : Hoder est tué 
par Vali ; Loke est lié dans le bois des serpents avec les en- 
trailles de son propre fils. Cependant tous les efforts des 
Ases ne peuvent rappeler Balder à la vie. Alors commence le 
rigoureux hiver, avant-coureur de la fin du monde, hiver 
pendant lequel est supposée vivre l'humanité contemporaine 
du mythe. Deux autres hivers le suivront, plus affreux, plus 
destructifs encore, et, dans ces trois périodes funestes, la 
guerre s'élèvera de toutes parts; elle armera les frères con- 
tre les frères, les pères contre les enfants, jusqu'à ce que la 
race humaine ait complètement disparu dé la terre, que les 
braves aient rempli le Yalhall et les lâches l'infernal Nas- 
Irond. Alors le loup Fenrir rompra ses chsdnes et dévorera le 
soleil et la lune; les étoiles s'éclipseront, la terre se brisera 
sous les replis du serpent lormungand. Les géants, conduits 
par Hrymur et Surlur, la glace et le feu, et par Loke, le ^ 
démon délivré de ses chaînes, s'embarqueront sur le vais- 
seau Nagelfare construit avec les ongles des morts. Heimdal, 
gardien de Tempyrée, sonnera de son cor pour avertir les 
Ases. Mais en vain consulteront-ils le destin : le puit3 de 
Mimer sera troublé ; les Yanes, les Alfes, les Dverges, tres- 
sailleront d'épouvante; Tarbre Ygdrasil chancellera sur sa 
base; l'aigle Hresvelgre dévorera les cadavres. Alors Odin, 



r 






POEME DE L'EDDA. 65, 

^iiifH de ses fils les plus intrépides, s'élancera au combat fa- 
tal^ mais bientôt il sera englouti par le grand loup, qu'étran- 
glera Yidar en expirant lui-même. Tyr périra en tuant le 
chien Garm ; Heimdal en immolant Loke ; Freyr succombera 
soUs les coups de Surtur. Thor enfin abattra le serpent 
gigantesque; mais atteint lui-même par le venin mortel, il 
reculera de neuf pas, et tombera sans vie. Enfin le noir dra- 
gon Nidhogre planera sur la terre dépeuplée, qui s'abîmera 
avec lui sous les eaux, et la flamme victorieuse consumera 
l'univers. 

Dans ce moment l'Esprit éternel, invisible mais sans cesse 
présent, manifestera de nouveau son pouvoir. Une terre 
nouvelle sortira du chaos couronnée par de nouveaux cieux ; 
un palais éblouissant d'or s'élèvera sur le sommet d'Ida ; 
c'est Gimlé, le séjour des justes. Les dieux reviendront à la 
vie ; ils auront oublié toutes leurs haines , les frères désunis 
s'embrasseront. Plus de luttes, plus de victimes sanglantes 
qui servent de pâture aux aigles, revenus à leur proie natu- 
relle. Les astres, jetons célestes, reprendront leur ancien 
cours; le genre humain lui-même sera renouvelé. Une 
femme et un liomme, Lif et Lifthraser^ auront échappé à 
TafTreuse catastrophe ; nourris de pure rosée, revêtus d'in- 
nocence, ils donneront le jour à une race fortunée, soumise 
désormais^ comme les Ases eux-mêmes et comme toute la 
nature, à Forsète, fils de Balder, le dieu de la justice. 
^ Tels sont les dogmes de cette mythologie étrange et cepen- 
dant si digne d'intérêt, de ce système dont les notions in- 
formes laissent entrevoir une pensée profonde, l'intime con- 
science du bien et de son infaillible triomphe opposé aux 
ravages du mal et à sa victoire éphémère. Si nous la com- 
parons à celle des peuples les plus célèbres de raniiquiic, 



66 LITTÉRATURE DU NORD. 

nous y trouvons une foule de ressemblanGes, les unes aM% 
dentelles, les autres positives, et ces dernières assez iiOiç- 
breuses pour attester une transmission directe d'Asie en 
Europe, d'orient en occident, dans des sièdes antérieurs à 
toute histoire. Toutefois on ne doit pas oublier que les tradi- 
tions Scandinaves, et celles de toute la Germanie, ont passé 
à travers plusieurs phases qui en ont modifié la forme, et 
que les événements historiques, les luttes de peuple à peuple, 
les conquêtes et les revers, s'y sont mêlés et combinés d'une 
manière souvent inexplicable avec les symboles primitiÊi qui 
représentaient la nature. De là ces allusions obscures, ces 
souvenirs confus qui altèrent et assombrissent les mythes, 
mais qui ne peuvent cependant effacer ni l'unité fondamep- 
tale du plan, ni son antiquité vénérable. 

Toute cosmogonie commence par le chaos, parce que tout 
ce qui est matériel et visible a nécessairement un commen* 
cement et une fin. Mais au-dessus de cette forme matérielle 
règne aussi une essence invisible, un Être immatériel, né- 
cessaire, que toute cosmogonie proclame également. Il n'ap- 
partenait qu'à la subtilité moderne de chercher à confondre 
ces deux idées, et à substituer le mot vague de nature à la 
pensée immuable de Dieu. Le simple instinct des peuples pri- 
mitifs les a beaucoup mieux inspirés ; Tintelligence suprême a 
été reconnue dans tous les temps et dans tous les pays, et dé- 
signée sous des emblèmes divers, pâles reflets d'une perfec- 
tion sans bornes. Ainsi, sans parler des Hébreux déposi- ^ 
taires de la vérité sainte, chez les Grecs et les Romains c'est 
le destin, chez les Égyptiens et les Assyriens le pouvoir créa- 
teur, chez les Perses et les Indiens Texistence absolue, chez 
les Chinois c'est la raison pure. Mais partout la matière est 
soumise à Tesprit, comme Talteste le début de la cosmogo- 



POEltfB DE L'EDDA. 67 

nie greccpie, dans Homère et Hésioile, dans Virgile et 
Ovide : 

MiHsipio cœlam ac tenras, camposque liquentes, 
Spiritus inlus alit, totamque infusa per arlus 
Mens agitât molem, et magno se corpore miscet. 

ViRG. 

Ante mare et terras, et quod tegit omnta cœlum, 
Unus erat toto naturœ yultus in orbe; 
Hano Deus aut melior iitem natura diremit. 

OVID. 

Partout cette vérité est inscrite sur les antiques monu- 
ments de l'Asie ; elle brille surtout avec éclat dans cet exorde 
du Gode de Manus, le législateur des Indiens : c Cet univers 
n'était que ténèbres, incréé , informe, invisible, enseveli 
dans un profond sommeil; alors le Seigneur existant par 
lui-même, impénétrable et pénétrant toutes choses, principe 
suprême quoique incompréhensible, se révéla dans sa splen- 
deur. » Svayambhus udbabhaoy dit le texte sanscrit (en grec 
«^TOfviic ISc^«vf), expression admirable, qu'on ne peut com- 
parer qu'à l'expression plus sublime encore qui signale dans 
Moïse le début de la Genèse : lomer Elotm : iéi 6r^ ua iei 6r; 
Dieu dit : que la lumière soit, et la lumière fut. 

Mais dès que l'Être souverain sort de l'idée abstraite et 
gfoérale pour intervenir dans le mouvement du monde, sa 
grande image pâlit devant les phénomènes qui frappent par- 
tout les yeux des hommes. La nature indomptable qui dé- 
joue leurs efforts, le mal qui vient troubler le bien dans toutes 
les manifestations de la vie, font naître la croyance au dua- 
lisme, au règne de deux principes contraires auquel le Créa- 
teur abandonne l'univers. Les Titans et les Dieux chez les 
Grecs, les Deityas et les Devas chez les Indiens, les génies de 
ténèbres et de lumière chez les Perses et les Égyptiens, sont 



68 LITTÉRATURE DU NORD. 

les lotes et les Ases des peuples Scandinaves; de telle sorte 
que les forces brutes de la nature sont partout antérieures 
aux forces régulatrices qui représentent l'activité humaine, 
et qui les courbent sous leur joug transitoire, jusqu^au mo- 
ment fatal où la terre doit périr pour faire place à une création 
nouvelle. Toutefois l'idée affaiblie, altérée, d'un pouvoir su- 
prême et immuable se mêle souvent à ce système en donnant 
naissance aux triades, où le modérateur intervient entre le 
destructeur et le conservateur des mondes, comme chez les 
Indiens Brahma entre Civas et Yisnus, chez les Perses Httbra 
entre Âhrimane et Oromaze, chez les Scandinaves Odin entre 
Thor et Balder. Une idée non moins positive, fondée en 
Assyrie sur l'observation des astres, s'est attachée au nombre 
sept, égal à celui des planètes qui semblent graviter autour 
de nous ; et sept noms de divinités leur furent généralemeot 
assignés, avant qu'avec la Bible, dans un sens plus élevé, on 
appliquât ce nombre aux jours de la semaine. Ailleurs les 
quatre vents ou les quatre éléments faisaient imaginer les 
huit gardiens célestes, comme aussi le multiple de trois pro- 
duisait l'idée <}es neuf mondes. Enfin le cours apparent du 
soleil à travers les douze constellations qui constituent le 
cercle de l'année a formé le cycle des douze grands dieux, 
admis par tant de nations païennes, par les Égyptiens et les 
Grecs, les Romains et les Scandinaves, avec un cortège d'au- 
tres divinités ou personnifications successives, qui ont fini, 
en s'étendant sans cesse, par embrasser tout l'univeprs. 

La création de l'homme, que les Grecs, sensuels et en- 
thousiastes, font surgir de cette roche, de ce marbre qu'ils 
animaient avec tant d'art ; que les hidiens, plus méditatifs, 
font naître de Manus, la pensée révélée, est présentée par les 
Scandinaves avec beaucoup de naïveté et de grâce dans cette 



POEME DE L'EDDA. 69 

allégorie de la vie végétale se transformant en vie intellec- 
tuelle, et s'élevànt florissante au milieu des génies appelés à 
la combattre ou à la protéger. On voit l'humanité traverser, 
comme chez les Orientaux et chez les Grecs, diverses phases 
d'exkstence heureuse ou malheureuse, marquées par les 
quatre saisons, jusqu'au renouvellement de la nature. A ce 
mythe se rattache l'emblème si expressif d'Ygdrasil, le 
grand arbre du monde, majestueux développement du 
lotus des Indiens, et analogue à cet arbre sacré dont Timage 
apparaît sur les ruines de Ninive. 

Nul doute que la tradition historique, se mêlant aux fic- 
tions des poêles, n'ait exercé une influence immense sur la 
forme des mythes religieux. Le polythéisme grec et romain 
nous en fournit la preuve certaine dans sa conlexture si bril- 
lante et si habilement combinée; mais nulle part cette preuve 
n'est plus palpable que dans la mythologie Scandinave, où 
les génies de tous les mondes que lie entre eux Ygdrasil, 
l'axe central, sont groupés en familles rivales qui représen- 
tent, allégoriquement, les diverses forces de la nature, et, 
historiquement, les divers peuples établis dans ces froides 
régions. Nous avons déjà dit comment on avait cru recon- 
naître, avec assez de vraisemblance, les Cimbres dans les 
Âlfes, les Lapons dans les Dverges ; et, avec une certitude 
entière, les Finnois dans les lotes, les Vendes dans les 
Yanes, les Normans dans les Mânes, et les Goths dans les 
Ases, chez qui an« signifie génie, et guth^ bonté suprême. 
Ges fiers conquérants présents de tous côtés, à l'Orient et 
à rOccident, aux diverses époques de l'histoire, apportè- 
rent avec eux partout où ils parurent un souvenu* vivace des 
croyances asiatiques, qui dominèrent ainsi et allégorisèrent 
les traditions spéciales de chaque peuple vaincu. 



70 LITTÉRATURE DU NORD. 

• 

La destruction du mol^e, la fin des choses visibles est une 
pensée commune à tous les hommes, pensée imposante qui 
réveille l'âme, et l'épure par la cro^nté et l'espoir. Elle se 
retrouve dans la mythologie grecque où les Titans, du fond 
de leurs abîmes, indomptables malgré leur défaite,' sdulè- 
vent contre les Dieux les volcans et les mers. Elle apparaît 
plus nette dans la mythologie des Perses où Oromaze et Ahri- 
mane, après de longs siècles de lutles, finiront par s'absor- 
ber dans Mithra; ainsi que dans celle des Indiens où les 
mondes, protégés par les soins de Visnus, périssent à des 
époques marquées sous le bras destructeur de Civas, pour 
renaître plus brillants et plus purs au souffle créateur de 
Brahma. Elle existe en Egypte dans le mythe d'Osiris ; au 
Thibet dans celui de Boudha. Elle se mêle au souvenir du 
déluge, qui apparaît dairement chez tous ces peuples, et 
jusqu'en (Chine, jusqu'au Mexique, où les quatre destructions 
du globe correspondent aux quatre éléments. Il est donc na«- 
turel que, chez les Scandinaves, en présence d'un ciel triste 
et d'une mer en furie, d'une terre couverte de glaces ou sil- 
lonnée de flammes, et d'un sol abreuvé de saug, cette grande 
et imminente catasti'ophe se peigne sous d'efl^rayantes cou- 
leurs. Il est naturel que les lotes ou géants, emblèmes ven- 
geurs d'un peuple humilié et des forces révoltées de la 
nature, soient appelés à triompher des Âses, dieux conqué- 
rants, forces civilisatrices, quand ceux-ci, s'écartant dubien, 
perdront leur bienfaisant prestige ; quand les excès de Thor, 
génie de l'orgueil, se répandant sur toute la terre, auront 
amené l'instant fatal où périra Balder, génie de la vertu, où 
le printemps de Thumanilé aura été remplacé par l'hiver. 
Allégorie morale qui respire un parfum biblique et rappelle 
involontairement le souvenir de Gain et d'Abel ; pensée d'ex- 



POEME DE L'EDDA. 71 

piation chrétienne, qai, amenant la destniclion du monde, 
amène aassi sa régénération et sa béatitude finale, et fait re- 
naître, à la Toie de TÉtre immuable et parfait, un Ida, un 
Éden nouveau, séjour de rétributions éternelles. 

Ainsi la mythologie seandinave touche à la fois, dans sa 
vaste étendue, aux vérités les plus vénérables comme aux 
erreurs les plus puériles; l'austère tradition orientale se 
mêle en elle aux rêves de la Grèce et aux fantômes mena- 
çants du Nord. Elle offre le reflet le plus complet des 
croyances religieuses des Germains, croyances parties d'une 
source commune, mais diversifiées dans chaque tribu, selon 
que le sol, le climat, le dialecte, des mœurs pacifiques ou 
guerrières, des habitudes sédentaires ou nomades, leur im- 
primèrent un caractère spécial. Chez les tribus les plus occi- 
dentales, poussées jusqu'aux frontières des Gaules, réduites 
à une eitistence précaire, à des migrations perpétuelles, ces 
Notions durent nécessairement s'affaiblir et s'appauvrir à un 
tel point que César ne reconnut chez les Suèves que le culte 
du soleil, de la lune et du feu. Chez les tribus permanentes 
comjj^rises plus tard sons le nom de Saxons, soumises à Tau- 
tovité des^ chefs, à l'influence respectée des prêtres, le sys- 
tème seandinave se retrouve dans ses applications les plus 
sââUantes. L'arbre du monde Ygdrasil se reconnaît dans le 
colosse d^Ermensul que Charlemagne eut tant de peine à 
abatfre. Le culte de Frigga, la terre, était partout connu et 
respecté; celui dès trois divinités, Odin, Thor, Freyr, dieu 
des saisons, dont les statues s'élevaient dans le temple 
d'Dpsal avec leurs attributs respectifs, était reproduit en 
Saxe dans la triade de Wodan, Donar, Zio, dieu des com- 
bats. Le mythe même de Balder, plus généralement altéré à 
cause de sa délicatesse et de son profond spiritualisme, a 



72 LITTERATURE DU NORD. 

laissé des traces évidentes dans un fragment tudesque du 
neuvième siècle, récemment découvert à Mersebourg, où 
tous les dieux se réunissent pour panser la blessure de 
Balder. La déesse Freya, favorable aux amours, portait &i 
Germanie le nom de Holda; et les Dverges et les Valkyries 
du Nord y revivaient dans les Koboldes et les Nixes^ Ainsi 
la mythologie germanique était tout" aussi exubérante que 
celle des Grecs; et il n'est pas étonnant que Tacite, sans 
avoir pu connaître les croyances Scandinaves, ait retrouvé 
dans les divinités de la Germanie centrale les attributs 
de Mercure, de Mars, d'Hercule et d'Isis, comme Hérodote 
avait reconnu en Thrace, Mercure, Mars, Bacchus et Diane. 

Ainsi les principales divinités de TEdda sont en môme 
temps des génies symboliques dont l'existence remonte aux 
premiers âges du monde, et s'étend du fond de l'Orient à 
travers la Grèce et l'Italie jusqu'aux extrémités de l'Europe. 
Les noms mêmes adoptés pour elles par les Germains et par 
les Scandinaves ne sont point spéciaux à leur race ni ren- 
fermés dans leurs frontières. Car, parmi les divinités celti<» 
ques mentionnées chez les écrivains latins, nous remai^quons 
Belen, dieu du soleil, et Taran, dieu du tonnerre, intime^ 
ment unis à Balder et à Thor, et peut-être au Biely et au 
Tcherny des Slaves. Heus, dieu de la guerre chez les Celtes^ 
diffère peu de Tys ou Zio ; et Ogem, dieu de l'éloquence, 
de la bouche duquel sortaient des chaînes d'or, est l'image 
d'Odin ou Wodan, dispensateur de la sagesse et civilisateur: 
des nations. 

Il suffit d'ajouter encore, pour terminer ce parallèle, que 

* Ces détails se trouvent dans la Mythologie de J. Grimm, Gœtliii- 
gue, 1843, et dans Téminent ouvrage de H. Ozanam, Les Germains 
et les Francs, Paris, 1847. 



POEME DE L'EDDA. 73 

Teut ou Tuisto, emblème du ciel chez les anciens Germains, 
correspond au Titan des Grecs, fils aine du ciel luttant contre 
le temps, ainsi qu'au puissant Tentâtes, à qui les druides 
offraient le gui sacré, symbole de l'immortalité de Tâme; 
que la déesse Frigga ou lordha des Scandinayes s'assimile à 
Heriha, la terre des Germains primitifs, dont le nom est ard 
chez les peuples celtiques; et qu'enfin Mannus, le chef de 
leur race, le premier homme, mon chez les iCeltes, Menés 
chez les Égyptiens, n'est autre que le Manus indien, révéla- 
teur de la pensée divine, prototype de l'humanité. 



VII 



fidda, Chant da HaTanuilt 



Le système religieux des Scandinaves, dont nous venons 
de présenter l'esquisse, est développé avec surabondance 
dans les chants variés de l'Edda poétique, qui suivent le bel 
hymne de Valospa. Les scènes mythologiques de la première 
partie^ qui se rapportent aux mystères de la nature soub la 
forme de dialogues ou d*énigmes acerbes qu'il fallait deviner 
au péril de sa vie, sont le chant de Vafthrudner, défi entre 
Odin et un géant qui lui explique sans le connaître les mer- 
veilles de la création ; le chant de Grimner, dans lequel Odin 
lui-même décrit les douze demeures célestes ; le chant d'Âl- 
vis, dans lequel un nain sage nomme à Thor les principaux 
êtres dans les divers idiomes des Âses et des lotes, des Âlfes 
et des Vanes, des nains et des hommes : allusion frappante 



74 LITTÉRATURE DU NORD. 

aux diffërentes nations qui se succédèrent sur le sol Scandi- 
nave. Viennent ensuite trois chants sur les exploits de Thor, 
deux sur la mort de Balder, un sur les amours de Freyr, 
deux sur la généalogie des rois, et enfin le festin d'Égir, 
où Loke raille les dieux assemblés et voue au ridicule ces 
mythes allégoriques dont TEdda consacrait le dernier sou- 
venir. 

Au-dessus de toutes ces légendes, qui rappellent la Théo- 
gonie d'Hésiode, mais où Ténergie des pensées, la vivacité 
des sentiments sont trop souvent altérées par la trivialité 
des expressions, s*élève le Havamal ou Oracle d'Odin, com- 
position didactique et morale qu'on a comparée avec raison 
au poème des GSuvres et des Jours. Elle est divisée en trois 
parties, dont la première, la plus considérable, contient une 
série de préceptes applicables surtout à la vie périlleuse et 
sans cesse agitée des anciens Scandinaves. 

Odin, ou le scalde qu'il inspire, s'adresse d'abord au voya- 
geur : ««Examine bien chaque demeure avant d'y pénétrer, 
car tu ne sais quel ennemi t'y attend. Béni soit celui qui 
donne ; mi hôte lui est arrivé : où placera-t-il son siège ? U 
faut du feu à celui qui vient de loin, car ses genoux sont 
roidis par la gelée ; il faut de l'eau à celui qui vient de loin, 
il lui faut des aliments, des habits; car il s'est fatigué à gra- 
vir les rochers. » 

Vient ensuite l'éloge de la prudence : « La prudence est 
la chose la plus utile que puisse emporter un voyageur ; elle 
lui vaut mieux que la richesse, elle le nourrira dans les dé- 
serts. Mais l'ivrognerie est le fardeau le plus nuisible, c'est 
un héron qui plane sur les demeures et trouble la rai- 
son des convives. Les troupeaux savent quand ils doivent 
quitter leurs pâturages, mais l'insensé ne sait modérer sa 



POEME DE L'EDDÂ. 75 

gourtnafidise. Il veille pendant des nuits entières, il tombe 
de fatigue le matin, et ses soucis se succèdent sans relâche. 
L'insensé croit voir des amis dans tous ceux qui le flat- 
tent ; mais il se détrompe bientôt devant le juge. L'insensé 
fsài bien de se taire en public ; car on ne remarque son igno- 
rance que s'il parle, et l'ignorance ne se dissipe pas en par- 
lant. Celui-là est sage qul^ait faire la demande et la réponse, 
qui sait ce qu'il doit dire et ce qu'il doit taire. Du reste, 
il vaut mieux ne pas taire ce que tout le monde finira par 
savoir. » 

Un autre conseil se rapporte à l'amitié : « Il faut prendre 
son repas avant d'aller chez son ami, car, si la faim tourmente, 
on est incapable de parler. Longue est la route qui conduit 
chez un faux ami, quand même sa maison serait à côté de la 
nôtre ; court est le chemin qui mène chez un ami fidèle, quand 
il habiterait au milieu des écueils. Il faut savoir quitter 
son ami , l'hôte ne doit pas toujours rester à la même place; 
car Fami le plus cher finit par être à charge, s'il reste trop 
longtemps dans la maison d'autrui. 

c Voyageant une fois dans ma jeunesse, je m'égarai sur une 
route solitaire. J'y rencontrai un homme, et dès lors je fus 
riche ; car Thomme est la joie de son semblable. L'arbre ar- 
raché à la forêt et planté seul dans un village se dessèche 
bientôt et laisse tomber ses feuilles ; il en est de même de 
l'homme privé d'amis. Quand l'aigle plane au-dessus des 
flots, il s'agite, il se trouble, les yeux fixés sur la mer sans 
rivage : c'est le sort de l'homme qui, perdu dans la foule, 
n'y rencontre pas un ami. » 

Sur la fortune : c La fortune nous échappe ; nos amis 
meurent, nous mourons aussi ; une seule chose reste : la 
sentence prononcée sur les morts. Quand l'insensé ac- 



76 LITTÉRATURE DU NORD. 

quiert des richesses, il devient plus fier, mais non pins sage. 
Qu'on Tinterroge sur les runes sacrées , inventées par les 
dieux et transmises par les prêtres : il sera forcé de garder 
le silence. Ne louez la journée que ]orsqu*elle est finie, Tépée 
que lorsqu'elle a frappé, la femme que lorsqu'elle s'est brû- 
lée. » Allusion à la coutume indienne conservée par le paga- 
nisme Scandinave. 

Sur l'amour : « Aimer une femme perfide, c'est traverser 
la glace sur un cheval indompté, c'est braver la tempête sur 
une barque sans rames, c'est poursuivre un renne sur un ro- 
cher à pic. Mais nous aussi fuyons les faux serments, et ne 
trompons jamais la femme par le parjure! » 

Après ces conseils et beaucoup d'autres, qui respirent en 
général une morale pure rehaussée par les images locales, le 
dieu raconte dans la seconde partie l'histoire de ses amours, 
dont nous ne parlerons pas, et s'adresse dans le troisième à 
un jeune homme dont il veut diriger la carrière. La qua^ 
trième, d'une forme originale, se rapporte aux runes Scan- 
dinaves considérées comme des forces magiques destinées à 
évoquer les dieux. Leur origine, leur transmission, leur ex- 
cellence y sont énumérées, soit par le prêtre ascétique qui leâ 
acquiert au prix de mortifications inouïes, soit plutôt, nous 
sommes porté à le croire, par le rameau vivant où elles s6 
trouvent inscrites et qui en est la personnification. 

« Je sais que, pendant neuf nuits, j'ai été suspendu à un 
arbre que balançaient les vents, à l'arbre dont personne né 
connaît l'origine. Puis, blessé par le fer, consacré à Odin, je 
n'ai goûté ni pain ni breuvage; je regardai en bas et recueil- 
lis des runes, je les recueillis avec larmes, et ensuite je tom- 
bai de l'arbre. » 

« J'ai appris neuf chants du puissant fils de Belsta, et j'ai 



POEME DE L'EDDA. 77 

bu rhydromel dans la coupe céleste. C'est alors que je com- 
mençai à tleurir et à songet , à grandir et à prospérer ; le 
mot succéda au mot, l'œuvre à l'œuvre. 

« Tu trouveras des runes tracées sur des rameaux, sur de 
grands et forts rameaux, manifestées par le pontife, composées 
par les dieux, inventées par le dieu suprême. Odin les ensei- 
gna aux Ases, Dain aux Alfes, Dvalin aux Dvergcs, Alsvid 
aux lotes; et moi aussi je les ai révélées. Sais-tu les tracer, 
les deviner; sais-tu prier et sacrifier? » 

Vient ensuite Ténumération des merveilles opérées par les 
runes. Elles peuvent désarmer les ennemis, briser les 
chaînes, arrêter les javelots, éteindre les flammes, apaiser les 
tempêtes; elles peuvent même ranimer les morts. Enfin, au 
terme de ses maximes, le scalde s'écrie : « Le chant su- 
prême a retenti dans les hauts lieux. Qu'il soit utile aux 
hommes, inutile aux géants ; qu'il rende heureux le maître 
et les disciples, celui qui parle et celui qui l'écoute ! x> 

La curieuse conclusion de ce poème, qui ressemble à une 
espèce d'initiation, nous montre le rôle capital que jouaient 
dan3 la civilisation du Nord ces runes ou caractères alphabé- 
tiques empruntés aux colonies grecques ou romaines par les 
chefs et les prêtres des tribus germaniques qui s'en réser- 
vaient le secret. Ces caractères dont, comme nous l'avons dit, 
chacun portait un nom allégorique applicable aux circon- 
stances de la vie, aux passions et aux terreurs de l'âme, 
étaient inscrits isolément sur de légers rameaux qu'on je- 
tait sur un tissu blanc, et qu'on saisissait au hasard afin 
d'en tirer des présages. Celte science de la divination, dévo- 
lue aux prêtres et aux femmes après des épreuves rigou- 
reuses, pouyait être prospère ou funeste, bienfaisante ou 
destructive, selon qu'elle procédait d'Odin et de ses Àses, ou 



78 LITTÉRATUIE DU NORD. 

des ennemis du peuple Scandinave. C'est ainsi que, dans 
rhymne de Valospa, la science sacrée de Vala, la prétreBse in- 
spirée, est opposée aux sortilèges profanes de GoWége, la 
magicienne des Vanes, le type de Tavarice. L'influence 
des géantes et des naines, des femmes des Finnois et 
des Lapons, était également redoutée; et le paganisme expi* 
rant conçut la même crainte des femmes chrétiennes. G*est 
ce qui ressort entre autres de TÉvocation de Groa, touchant 
épisode de TEdda, qui termine les livres religieux et qui doit 
trouver ici sa place. 

Groa est morte; elle a laissé un fils qui, dans la crainte 
que lui inspire l'avenir, vient la nuit au tomheau de sa mère 
pour lui demander ses conseils. 

LE FILS. 

« Réveille-toi, ô Groa, réveille-toi, tendre mère ! C'est ton 
fils qui t'appelle aux portes du sépulcre; enseigne-lui la 
route de la vie. » 

LA MÈRE. 

c Que veux-tu de moi, ô mon unique enfant ? Quelle peiné 
t'accable pour m'appeler ainsi du sein de cette poussière où 
je dors oubliée ? » 

LE FILS. 

« Prononce pour moi un mot magique ! Épouse de mon 
père, fais connaître à ton fils ce que personne n'apprend 
avant Theure du trépas. » 

LA MÈRE. 

C Longue sera ta route, longues sont les peines des hom- 
mes. Il se peut que tes souhaits s'accomplissent, mais la des* 
tinée est incertaine. » 



POEME OS l'edda. 79 

LE FILS. 

c Chante-moi des chants secourables, ma mère ; protège 
ton fils ! le crains de m'ègarer dans les sentiers de la vie, car 
mon âge est faible et sans défense. » 

LA MÈRE. 

c Je te donne pour premier conseil celui que Rane, l'eau, 
reçut de Rinda, la terre : Tout fardeau qui te sera trop lourd, 
rejétte-le et sache f aider toi-même. » , 

€ Voici mon second vœu : Quand tu suivras tristement la 
route, que l'image d'Urda t'environne ; que le passé réjouisse 
tes regards. 

€ Voici mon troisième vœu : Quand les torrents menace- 
ront ta vie, quand gonflés, bouillonnants, ils rouleront à 
Tahlme, qu'ils s'arrêtent sans force devant toi. 

c Voici mon quatrième vœu : Quand des ennemis cachés 
dans la forêt seront prêts à s'élancer sur toi, que leur fureur 
s'apaise à ta vue, que leur haine se change en amitié. 

€ Voici mon cinquième vœu : Quand tes mains seront char- 
gées de qhaines, qu'un £w secourable entoure tes membres, 
que les fers dissous se détachent et tombent de tes mains et 
de tes pieds. 

f Void mon sixième vœu : Quand tu vogueras sur la mer 
furieuse, que les vents et les flots s'apaisent devant ta barque 
et t'assurent une heureuse traversée. 

c Voici mon septième vœu : Quand la neige t'enveloppera 
au sommet des montagnes, que le froid glacial ne saisisse pas 
tes membres, que ton corps résiste à ses atteintes. 

c Voici mon huitième vœu : Quand la nuit te surprendra 
sur une route ténébreuse, que la Chrétienne funeste ne te 
jette point de sort, 



80 LITTÉRATURE DU NORD. 

« Voici mon neuvième voeu : Quand lu discuteras avec un 
lote armé, que du sein de Mimer, du vieux sage, te soient 
données des paroles secourables. 

« Poursuis ainsi ton chemin sans craindre aucun désastre; 
le malheur ne peut plus t'atteindre ; air c'est appuyée sur le 
rocher des âges que je t'ai consacré ces vœux. 

<K Va maintenant, ô mon fils ; que les paroles de ta mère 
restent gravées au fond de ton cœur ! Si tu y penses toujours, 
ta vie sera heureuse. » 

On ne saurait lire sans émotion cette poésie si simple et si 
tendre, dans laquelle tout ce que le paganisme, encore en 
lutte avec la religion nouvelle, pouvait offrir d'illusions 
douces, de superstitions consolantes, est mis en œuvre par 
une mère pour protéger les jours de son fils. Qui ne se rap- 
pellerait, en lisant ces vers, l'admirable scène de Thétis et 
d'Achille ou celle de Cyrène et d'Ârislée, ou plutôt qui ne 
retrouverait au fond de son âme ce sentiment si pur et si 
vrai que la bénédiction d'une bonne mère est le gage le plus 
sûr du bonheur ? 

La seconde partie de TEdda poétique, entièrement dis- 
tincte de la précédente, renferme les légendes des conqué- 
rants germains qui s'illustrèrent au moyen âge dans le nord 
et le midi de l'Europe, et dont les scaldes ont entouré l'his- 
toire de toute la magie des fictions. On y voit paraître, à côté 
de Volund ou Wéland, l'artiste par excellence, le Dédale Scan- 
dinave (mais Dédale perfide et féroce, impitoyable en sa ven- 
geance), les mâles figures de Hagen, de Helgé, d'Attila, de 
Gundar, de Theuderic, les types brillants de Brunhilde et de 
Gudruue, Timage divinisée de Sigurd, le Sigfrid des Ger- 
mains, le héros du poème de Nibelunges. Sigfrid en effet, 
inconnu à l'histoire, mais exalté par la poésie depuis les 



POEME DE L'EDDÂ* 81 

bi;pmes du Rhin jusqu'aux glaces de l'Islande, et partout re« 
présenté comme une victime fatale, comme un nouveau Bal-^ 
der dont la vie et la mort ont été décisives pour le sort des 
Dations, apparaît sous des traits mystérieux et grandioses 
dans toutes les légendes qui lui sont consacrées. Sa courte et 
glorieuse carrière présente partout quelque chose de surhu- 
main qui mêle à ses exploits terrestres une teinte de mélan- 
colie profonde, une vive aspiration vers le ciel. Autour de lui 
se groupent et s'agitent les rudes populations des Scandi- 
naves, des Burgondes, des Goths et des Huns, de toutes ces 
nations indomptàUes qui, s'élançant des glaces du Nord, ont 
brisé et foulé aux pieds le colosse séculaire de Tempire. Ces 
légendes jettent un grand jour sur les poèmes chevaleresques 
de rAUemagne, dans lesquels on aime à opposer aux fictions 
brillantes des minnesinger les chants sauvages mais énergi- 
ques, dépourvus d'art mais pleins de poésie, des anciens 
scaldes, narrateurs primitifs et quelquefois témoins de ces 
iscènes d'épouvante. 

L'Ëdda en prose, composée par Thistorien Snorro au 
commencement du treiziàaie siècle, est un commentaire fi-r 
dèle de l'Edda poétique dont elle explique et développe les 
récits tant mythologiques qu'historiques. Elle se divise en 
trois parties, dont la première, la plus importante, comprend 
en deux cycles, ceux de Gylfi et de Bragi, la série complète 
des légendes, liées entre elles par une narration continue. 
La seconde, appelée Kennigar, est un vaste vocabulaire ; la 
troisième, sous le nom de Skalda, contient les règles de lé, 
poésie norvégienne. 

: Les Sagas Scandinaves, dont la réunion imposante forme 
à elle seule toute une littérature, sont des récits naïfs plus 

ou moins détaillés, plus ou moins merveilleux, de l'histoire 

6 



82 LITTÉRATURE DtJ NOftD. 

nationale et des exploits des guerriers célèbres, qae les g^ 
tients habitants de l'Islande, jaloux de consenr er la mémoire 
de leurs pères, se racontaient dans les longues nuits d'hiter 
autour du foyer domestique. Quelques-une», entremâées de 
Ters généralement attribués à Bragi, scalde Ulustrè du iieii^ 
Tième siècle dont le nom a été donné au génie même de la 
poésie, sont contemporaines des événements dont elles oon^ 
sacrent la mémoire; tel que le Krakamal ou légende de Ra« 
gnar, le chef et le modèle des rois pirates, Taieul des fin 
milles princières de Danemark, de Suède, de NôrthumMe. 
D'autres, tel que le Rigmal, consacrent la législation scandt^ 
nave dans ses détails et dans son origine, qui te rattadiei 
comme celle des castes indiennes, à la naissànoe même des 
trois types nationaux, le thrœly homme serf, le kaarly homme 
libre, le iarl^ homme noble, nés dans une progression ascen- 
dante de Rig ou Heimdal, le dieu de Tarc-en-del, et d'Edda^ 
Amma et Modir, les mères primitives des humains. D'aùtfM 
Sagas racontent, comme infnglinga, la succession des ^fi^ 
miers rois normans, ou comme la Yilkina, la Yolsunga, les 
exploits des héros germaniques. Rédigées généralement dans 
un style simple, dont la lucidité n'exclut pas l'enfhonsiasDtie, 
ces légendes, continuées plus tard dans les Kœmpviset et tes 
Folkviser, ballades populaires du Danemark et de la Suède, 
sont précieuses par les faits qu'elles consacrent, les usages 
qu'eUes peignent , les croyances qu'elles rappdlent. S'il est 
triste de contempler l'excès d'aberration et de folie où 
l'homme, abandonné à lui-même et excité par ses passions, 
peut tomber dans sa lutte opiniâtre contre les obstacles qui 
l'irritent, il est intéressant de voir l'activité, l'énergie, la 
persévérance avec lesquelles, électrisé par une vague pensée 
de progrès, il sait utiliser ses forces, multiplier son exis- 



POEME DE L'EDDA. 83 

tence, et s'életer à son insu vers une sphère plus haute et 
plus pure ^ 

La religion d'Odin est le point de départ de la civilisation 
Scandinave. Chacun des rois de ces côtes escarpées et de ces 
Iles arMes semées sur la Baltique se glorifiait d'être issu de sa 
race et voulait imiter ses exploits. D'autres chefs, leurs ri- 
vaux, qui n'avaient d'asile que la mer, de domaine qu'une 
barque de pirate, se précipitaient sur les contrées voisines dé- 
terminés à vaincre ou à mourir. La guerre était leur seul 
bonheur, l'audace leur unique ressource ; le repos leur était 
odieux, et la défaite intolérable. C'est ainsi qu'au milieu des 
dangers, des écueils, des vagues orageuses, au milieu des 
querelles intestines, des luttes et des conquêtes sanglantes, 
grandit cetteibrte race d'hommes qui devait régénérer l'Eu- 
rope. C'est ainsi que les Sagas nous les montrent lançant 
tem barques à travers les tempêtes, explorant, audacieux 
kwps de mer, tous les rivages et tous les fleuves, et remon- 
tant jusqu'au cœur des états qu'ils devaient terrifier et trans- 
former. Mais ce qui surtout intéresse dans la lecture de ces 
naïfs rédts, c'est de voir que ces hommes farouches, impi- 
toyables envers leurs ennemis, ont senti, dans l'ivresse des 
passons, tout le prix des affections de famille ; qu'ils ont aimé 
leurs femmes, leurs enfants et leurs frères avec un dévoue- 
ment sans bornes; que pleins de respect pour leurs vieil- 
lards ils revenaient, couverts de blessures qui leur ouvraient 
rentrée du Yalball, déposer les trophées de la guerre aux 
pieds des représentants vénérés de l'autique gloire tiatio- 

^ C'est à Tétude des Sagas Scandinaves que nous devons les savants 
Uavaux de Geijer, Rask, Rafn, Turner, Kemble, Depping, Duméril, 
sur les Antiquitéit du Nord, ainsi que l'admirable Histoire des Con- 
quétes des Narfiumds, par Aug. Thierry, 



84 LITTÉRATURE DU NORD. 

nale, et entonner, au moment de mourir, Thymne de déli- 
yrance en l'honneur de leurs dieux. Tant il est yrai que 
Tâme humaine, miroir étrange de vices et de vertus, pré- 
sente les mêmes contrastes chez tous les peuples, et que le 
bien en lutte avec le mal attend partout cette étincelle divine, 
cette inspiration supérieure qui finit par le faire trionipheri 



VIII 



■ytlioloi^le slaTOBue mt IIkko1s«« 



Si la mythologie des Celtes, imparfaitement connue comme 
celle des Ibères, et absorbée comme elle de bonne heure et 
par le polythéisme de Rome et par le Christianisme primitif» 
laisse cependant entrevoir dans les noms qui nous restent des 
symboles identiques à ceux de la Germanie, celle des Vendes 
ou Slaves , plus caractérisée , offre un système distinct et 
complet. Partie également de TOrient, mais à une époque 
plus récente, et liée plus intimement aux formes plastiques 
que conservent encore les dieux de Tlnde sous les voûtes sé- 
culaires d'Ellora, elle revêt de noms différents, quoique pui- 
sés à la même source, les grands attributs de la nature et les 
passions dominantes de Thomme. Sa marche toutefois n'est 
pas la même dans les diverses branches de la famille 
venède, divisée, ainsi que nous l'avons dit, en Slaves du 
centre, de Fest et de Touest, en branche lettonne, slovène 
et polène. 

Les Slaves du centre, Lettes et Lithuanes, longtemps isolés 



« MYTflOLOGIE SLÀYONNE. 85 

de leurs frères et du reste de l'Europe par leurs mœurs sau- 
vages, leurs traditions barbares, perpétuées dans leurs som- 
bres retraites, par leur idiome tout oriental, fidèle reflet de 
la langue des Yédas, le furent plus complètement encore par 
les dogmes de leurs croyances païennes, lesquelles survivent 
encore après Itor conversion tardive dans les refrains des 
chansons populaires, où se peint dans toute sa rudesse le 
culte symbolique de la nature ^ 

Le dieu du ciel était Dievas, nom appliqué chez eux comme 
chez les Celtes et les Pelages, à toutes les divinités favo- 
rables. Mais, considéré comme maître du tonnerre, il por- 
tait le nom de Perkunas. Armé de la foudre, il commandait 
aux astres, à Saule, génie femelle du soleil, à Méno, génie 
mâle de la hine, qui, fian(;é au soleil à Theure de la création, 
Tabandonna pour suivre dans l'espace Ausrinne et Yaka- 
rinne, les étoiles du matin et du soir. Le dieu suprême le 
punit de json parjure en le fendant en deux de son glaive ; 
telle est Texplication allégorique que ces peuples enfants 
donnaient des lunaisons. Le génie de Tair était Padangés, 
celui de la terre Zemé ou Jemyna ; le printemps obéissait à 
.Pamis, l'automne à Vaisgantas ; Famour était inspiré par 
Kupolas, pendant que la joie, la beauté, la fortune étaient 
sous la protection de Laimé. 

Qui ne reconnaîtrait, dès ce début, le reflet manifeste de 
rinde, ou plutôt qui ne se croirait transporté, à deux mille 
ans et deux mille lieues de distance, au sein de cette nation 
antique dont les mœurs, les croyances et la langue revi- 
vaient tout entiers sur les bords du Niémen? Sans parler du 
nom universel de Dievas, le devca des Indiens, ^«c> (suc, des 

^ Lithauische und Lettische Volkslieder, gesammelt von Mielcke , 
Bergmann^ Rhesa^ Kœnigsberg, 4800-1825. 



86 LITTÉRATURE DU NORD. 

Grecs, deus des Romains, dia, duv des Celtes^ le type su- 
prême de la lumière, analogue dans toutes ces langues an 
nom du jour, nous trouvons dans SauIé, Méno, Auisra, Ya- 
kara, les mots sanscrits ^rya», soleil, màs^ lune, usrâf matin, 
vasisj soir ; en latin sol, mensis, aurora^ vesperth Les noms 
des éléments Zemé, la terre, Upé, Teau^ Ugnli, le fra, Vegas, 
le vent, correspondent aux mots indiens ksamâ^ terre, op, 
eau, agnts, feu, vâyus, vent, dont on connaît les analc^nes 
grecs et latins. Pamis, le génie du printemps, se rapporte an 
sanscrit pâmas, verdure ; Kupolas, le Gupidon romain, au 
sanscrit kaupas^ passion ; tandis que Laimé, la déesse du 
bonheur, correspond, pour le sens et pour la forme, à la 
belle Laksmî indienne, épouse du bienfiiisant Yisnos. Par- 
tout les liens les plus intimes unissent les Slaves du centre à 
leurs premiers aïeux. 

' Ces mêmes rapports se retrouvent dans les noms des divi- 
nités malfaisantes, représentées par Dyvas, prodige, Deivé, 
peste, Bésas, démon, Béda, famine; par Giltine, la mort ; par 
Veinas, Tenfer, roi des Vélcs, omlnnes ou mânes. Enfin tonte 
tendance pernicieuse se résumait par Tépittiète Tdiamas, 
noir, de même que toute tendance bienfoisante était caracté- 
risée par Baltas, blanc. 

Nous remarquons ici, a?ec le germe du dualisme, la me- 
dification profonde que les croyances indiennes, dans leur 
longue migration vers TEurope, éprouvèrent en Perse et en 
Médie, où le mot dev (identique à devasy dieu) fut appliqué 
par antagonisme au génie du mal, et assimilé pour le sens et 
la portée au mot indien badhas, en allemand bœs, méchant. 
D'autres rapprochements laisseraient entrevoir dans Giltine 
le mot indien gilisy absorption, dans Veinas, le mot valam^ 
pouvoir ; mais nous n'épuiserons pas cette mine féooi^ 



MYTHOLOGIE SLÀYONNE. 87 

qu'il nous suffit d'avoir signalée comme méritant une étude 
toute spéciale. 

Les Slaves de Test et de l'ouest, Slovènes et Polènes, pro- 
fessaient une croyance analogue exprimée tantôt dans les 
mèoies termes, tantôt dans des termes différents, dont Tori- 
gine est encoreteute indienne ^ Mais, chez eux, le dogme du 
dualisme se présente d'une manière plus frappante ; car leur 
divinité suprême, qu'ils appellent tantôt Bog, tantôt Perune, 
est souvent scindée en deux pouvoirs contraires, caractérisés 
par les épithètes Biely, Uanc, Tchemy, noir. Le mot esclavon 
Bog correspond au sanscrit bhagas, destin, comme les mots 
Biely, Tcherny, ou Baltas, Tcharnas, se rapportent au sans- 
crit paUias^ blanc, knsnasy noir. Quant au nom de Perune , 
dieu de la foudre, le même que Perkunas chez les Lettes, 
son cHrigine douteuse s'expliquerait peut-être par le sanscrit 
parâjanasy premier être. 

Autour dç lui se groupaient d'autres dieux qui variaient 
■suivant les tribus. Stribog était le génie des vents ; Dazbog 
cekii des ridiesses ; Volos celui des bergers ; Khors et Iras, 
ceux des combattants. Tchur protégeait la propriété, Did, les 
.eoCants et la famille. La déesse de la joie étail Lada, mère de 
Ldia, l'amour, et de Polelia, l'hymen. La naissance, la vie et 
la mort étaient personnifiées par Vesna, Jiva et Morana. Les 
Jiois étaient protégés par les Lesie, satyres ; les campagnes 
par les Yili et les Rusalki, nymphes ; tandis que les Duchy, 
in|i:nes, veiUiô^ sur le foyer domestique. 

Pour ne signaler que quelques-unes de ces curieuses allé- 

1 Voir les sayants travaux deBobrowsky, Institutiones Slavicœ^ 1822; 
de Schafarik, Slavische Sprachen und AlterthUmer^ 1826, 1844; de 
M. Schnitzter, la fktsêie et la Pologne, 1835, et notre Essai sur Torigine 
des Shtoûs. 



88 LITTERATURE DU NORD. 

gories qui offriraient matière à d'amples commentaires > 
nous remarquerons que Lada, la joie, correspond en indien 
à hdahâ, folâtre, et ses fils Lelia et Polelia, à liM et upaM^^ 
amour, félicité; que Yesna, Jiva^ Morana, se retrouyent 
exactement dans les mots vasnas, existence, /ivâ, Yie, nsaraf' 
nam, mort ; et que dkûJcas , le souffle , anime les Dachy, 
mânes. * 

L'esprit du mal était caractérisé par Di? , comme diez les 
Perses ; par Bies et Bieda, comme chez les Lettes; par Kosed 
et Jaga, affreux épouvantails ; et enfin par Tchudo, monstlre» 
nom national des Scythes, frappé de réprobation par les 
Slaves qui l'appliquent à leurs ennemis les Finnois. Desomp 
bres sortilèges, des sacrifices barbares accompagnaient le 
culte de ces divinités. Toute la nature fournissait des pré- 
sages , particulièrement les animaux , tels que les loups , les 
renards, les serpents, les éperviers, les corbeaux, les c][gnes 
mêmes : autre souvenir remarquable de l'Inde, dont l'antir- 
que influence se faisait sentir encore dans le dévouement des 
femmes slaves à s'immoler sur le tombeau de leurs époiix. 

Cette mythologie allégorique des Slaves d'orient et d'une 
partie de ceux d'occident, qui n'avaient presque pas d'idoles, 
avait pris chez une fraction de ces derniers, chez les rive- 
rains de l'Elbe et de l'Oder , une forme plus positive et plus 
précise, manifestée surtout dans l'Ile de Rugen, sanctuaine 
des divinités slavonnes. Là s'élevait, dans un temple splen* 
dide, la statue de Sviatovid, le lumineux, à quatre tètes tour- 
nées aux quatre vents, tenant dans sa main gauche un arc 
tendu, et dans sa droite une corne d'abondance; trois cents 
guerriers, voués à son service, soignaient son cheval de he^^ 
taille, coursier blanc qui rendait des oracles. Près de lui, 
Porevid ou Prové, génie de la sagesse et de la justice, repré- 



MYTHOLOGIE SLÀVONNE. 89 

sente avec cinq têtes, dont une sur la poitrine, touchant son 
menton de la main droite, en appuyant la gauche sur son 
front ; plus loin Ranovid ou Rugé, génie de la guerre, cou- 
ronné de sept tètes , armé de sept épées suspendues au mènic 
baudrier, et brandissant la huitième dans sa droite. Sur la 
côte voisine dominaient Radegost , le dieu de Thospitalité, 
couché sur un lit de pourpre ; Luarasic, le dieu-Uon, entouré 
d'ossements d'animaux; Tharapit, le génie de la terre; Po- 
daga, le génie de Tair, et enfin Fidole mystérieuse de Triglav, 
le dieu à trois tét^s. 

Ici ce ne sont plus les noms seuls , ce sont les images 
mêmes qui nous ramènent vers Tlnde. Qu'est-ce en effet que 
Sviatovid , dont le sens esclavon est sviet , lumière , avec la 
finale vid, voyant, sens que reproduirait en indien le mot 
çvaitorvid^ lumineux, sinon Brahmâ à quatre tètes, Brahmft 
type du isoleil , lançant des traits de flamme à travers Tes- 
pace qu'il féconde, tandis que ses trois cents guerriers repré- 
sentent les jours de Tannée? Quelle image nous offre Pore- 
vid , dont le nom esclavon vient de père , au-delà , avec 
la même terminaison vid^ en sanscrit parârvidy très-sage, 
sinon celle de Visnus ou plutôt de Ganeças, symbole de 
conservation et de sagesse, dont une tête, dans l'idole 
indienne, est également placée sur la poitrine dans l'atti- 
tude de la méditation, tandis que les cinq réunies se rap- 
portent aux cinq éléments ? Qu'est-ce enfin que Ranovid, de 
l'esdavon rana^ blessure, avec la même finale, en sanscrit 
ranoHvidy sanguinaire, sinon Skandas ou plutôt Civas lui- 
même, symbole de destruction et de violence, dressant ses 
sept têtes de dragon pour dévorer les sept planètes, et faisant 
jaillir de son glaive la consternation et la mort? Il reparaît 
^ous d'autres attributs dans Luarasic, le lion^roi , de l'escla- 



90 LITTÉRATURE DU NORD. 

von lev^ lion, raczic^ souverain; de même que le génie se* 
courablc se retrouve dans Radegost, le bon hôte, de Tesdayon 
rad, prospère, gosc^ hôte; et qu'enfin les trois puissances 
motrices, création, conservation, destruction, consacrées 
dans les triades indienne, égyptienne, grecque, Scandinave, 
se résument dans Tidole de Triglav, de Tesdavon Irt, tnMS, 
glava , tête , correspondant au sanscrit iri-^falas ^ h trois 
têtes. Partout même filiation et même analogie, même diatne 
traditionnelle de langues et de croyances, s'étendaot, flous 
des nuances diverses, mais dans une parfaite harmonie, da 
centre de TAsie aux confins de TAfrique et aux extrémités 
de TEurope. 

Cependant cette immense et incontestable influence d^one 
mythologie née sous un ciel radieux, en présence d'une 
nature luxuriante , n'apparatt qu'en contraste ches les 
Souomes ou Finnois de race tartare, relégués de temps im- 
mémorial dans leurs steppes arides ou leurs âpres montar 
gnes, d'où ils ne sont sortis qu'à de rares intervalles, conuoe 
des torrents dévastateurs et éphémères, promptement refoih 
^ vers leur source. Les chants traditionnels qui nous restent 
de ces peuples jaâls si farouches , maintenant subjugués et 
paisibles, chants dont un zélé patriote a composé toute nne 
épopée, nous montre les divinités finnoises, gigantesques 
ébauches de la nature, écrasant sous leur masse pesante 
toutes les aUégories orientales, comme le basalle des roebes 
primitives pulvérise dans sa chute et le marbre et TalbMre. 
Le Kaleveala, récemment réuni par les soins du doyen 
Lonnrot, comme les poèmes d'Ossian par ceux de Macpher- 
son , mais avec une habileté plus consciencieuse , contient 
dans une suite de chants populaires tout le symbolisme 
des Finnois* Leur Jumala ou dieu suprême est Wainamoi^ 



MYTHOLOGIE SLÀYONNË. 91 

nen , le priudpe créateur , né de Kalewa , la nature féconde 
q[>posée à Pobja , la nature stérile. Les voyages merveilleux 
de ce dieu à travers les régions de l'espace, qu'il peuple de 
oréatures nouvelles ; ses luttes avec d'autres génies nés du 
choc des divers éléments , ses travaux, ses douleurs, ses vio- 
toireSy forment un ensemble imposant et bizarre qui écbappe 
à toute analyse, tant il contient d'images contradictoires , 
quoique toutes énergiquement tracées. Nous citerons, pour 
les caractériser, les paroles de H. Leouzon-Leduc, habile 
traducteur de ce poème ^ : 

c La mythologie finnoise, dit-il, a quelque chose d'in- 
culte et de sauvage qui pousse tout à l'extrême, ^i défie 
rincroyaUe et se joue avec une audace triomphante dans la 
^sphère des invraisemblances. Rien ne l'étonné, rien ne Tef- 
Araye; die tient d'une main le cid et de l'autre la terre, et les 
entrechoque comme des hochets. Par elle le solkil et la lune 
conversent avec les hommes, les chemins pariait au voya- 
genr, la barque du pécheur pleure sur la grève. Fille des ré- 
gions extrêmes du Nord, die porte sur son front l'empreinte 
de sa naissance. Le bruit des cataractes^ les tourbillons des 
fleuves, le morne sommeil des lacs, les noires vapeurs des 
nuits sont pour elle pleins d'attraits ; et le reflet brillant des 
aurores boréales projette sur ses tableaux des clartés fan- 
tastiques qui n'en diminuent pas la tristesse. L'hiver si long, 
si dur qui pèse sur ces contrées, ces brouillards qui les cou- 
vrexit comme d'un manteau de deuil, ces neiges qui pèsent 
sans cesse sur elles, froides, silencieuses et solitaires, com- 
muniquent à rinspiration une teinte lugubre qui jamais ne 
s'efface, pas même quand le soleil d'été, rayonnant sur les 

< Le Kalewàhf épopée finlandaise, traduite par H. Leouzon-Leduc, 
ï^arts,4W5. 



92 LITTÉRATURE DU NORD. 

champs ranimés, appelle tous les cœurs à la joie; joie éphé- 
mère qu'ils saYOurent à longs traits, mais dont la fuite est 
trop rapide pour effacer la crainte et le regret I > 

Ainsi ces peuples déshérités aspirent, par une fluctuation 
incessante, vers une lumière qui sans cesse leur édiappe. 
De là leur tendance iimée, irrésistible vers la magie, qui, 
beaucoup plus développée chez eux que chez les tribus Scan- 
dinaves, formait la base de toute croyance dans la Finlande 
et dans la Laponie. Séparés du reste du monde, étrangers 
aux prodiges réels créés par la civilisation humaine, ces 
peuples, qui en avaient Tinsfinct sans avoir la force de les 
produire, en imaginaient de factices qui dépassaient toutes 
les bornes du possible. De là la prétendue sagesse obscure 
et fantastique des anciens lotes, de ces farouches antago* 
nistes des Ases, les fils belliqueux de TOrient. De là la lutte 
des deux principes, lutte sanglante, opiniâtre et stérile sous 
le ciel nuageux des régions boréales où la vérité ne pouvait 
se faire jour, et n'obtint, pour dernière expression, avant le 
triomphe du Christianisme, que les mythes poétiques, mus 
abrupts et sauvages, consignés dans les hymnes de TEdda. 
Un autre trait, qui marque également le contact hostile des 
Finnois avec les anciens Vendes aussi bien qu'avec les Nor- 
mans, c^est le surnom de Piru ou Perkéle, le Perune ou 
Perkune des Slaves, donné par eux à Husi, le génie du mal 
et le dieu de Tenfer. 

Il est dans toutes les régions du globe, comme le dit avec 
raison M. Leduc, des êtres matériels ou animés qui s'har- 
monisent plus intimement, soit avec la nature des localités 
où ils se trouvent, soit avec le caractère et les instincts de 
leurs habitants. De tels êtres prennent dans la poésie popu- 
laire une physionomie toute spéciale ; elle se plait à exalter 



4 



MYTHOLOGIE SLiVONNE. 93 

leurs qualités, à célébrer leurs forces, à entourer de pro- 
diges leur naissance. Telle est, chez les anciens Finnois, là 
personnification du fer, né, selon eux, du lait de trois vier- 
ges célestes, substance pure à son origine, mais altérée plus 
tard par le venin de Tenfer. Telle est Fapothéose de Tours, 
dont le type brille parmi les asires, et qu'un flocon de poil, 
recueilli sur la terre, a fait grandir au milieu des forêts 
sous la protection d^une déesse. Telle est aussi l'origine du 
chien, le fidèle compagnon du chasseur; celle de la bière, ce 
pétillant breuvage qui réchauffe les esprits engourdis; tel 
est le sens allégorique attribué à la nature entière sous l'in- 
fluence d'impressions étranges et toutes locales. 

Cependant un lien plus ancien, évident malgré son éloigne- 
ment, identique malgré les accessoires qui modifient sa pre- 
mière contexture, unit les Finnois descendus de TOural 
aux peuples du centre de TAsie, premier berceau de la fa- 
mille humaine. Wainamoinen, disent-ils, errait au sein des 
mers en élevant sa tête sur les vagues, quand un aigle, s'é- 
lançant du pôle, apparut tout à coup à ses yeux. Le dieu lève 
un geqou sur lequel aussitôt surgit uq tertre de verdure ; 
Taigle s'y abat et y dépose sept œufs, six d'or et un septième 
de fer. L'oiseau les couve, la vie y circule; le dieu sent la 
chaleur, et agitant ses membres, fait rouler les œufs dans 
rabtme qui tressaille en les recevant. L'oiseau s'est enfui 
vers les mers ; mais les œufs, à la voix du dieu, forment dans 
leur expansiou immense la terre, le ciel et les astres. 
. Qui ne reconnaîtrait ici cet œuf cosmogonique dans lequel 
^ le Brahma indien voguait sur les ondes du chaos, et d'où 
sortit la création; et ce germe vivifiant qui contenait le 
monde dans la mythologie égyptienne ; et Fesprit fécondant 
les eaux dans toutes les croyaiices orientales qui remontent, 



k 



94 LITTÉRATURE DU NORD. 

en se spirilualisant sans cesse, jusqu'à leur origine TénéraUe, 
jusqu'aux saintes et mystérieuses vérités dont la Bible a 
révélé les traits? 



IX 



Bardes gallois et lrlapteU« 

En fece de la Germanie s^élëvent, dans une mer orageuse, 
les lies de Grande-Bretagne et d'Irlande, autrefois AJbion et 
Érin, entrevues par les flottes phéniciennes, mais longtemps 
ignorées des Romains. César, qui les aperçut le premier, y 
reconnut des tribus celtiques, divisées en deux grandes flh 
milles, les Cymres au midi et les Gaêls au nordé Leur phy* 
sionomie leurs idiomes, leurs croyances les raj^rocbaient 
des habitants de la Gaule; mais leurs mœurs plus sauvages 
et la barrière des flots les séparaient du reste du globe'. 
Longtemps ils résistèrent aux armes romaines; longtemps, 
sur leurs autels informes, et sous l'inspiration des droides 
et des bardes, ils accomplirent les sombres sacrifices jHres- 
crits par les croyances celtiques; mais, lorsqu'enfin leur 
courage succomba sous TefTort répété des légions, les 
Gf mres ou Bretons proprement dits furent prompts à adop- 
ter des mœurs plus douces, et à se rapprocher de leurs 
vainqueurs. La lumière de la vérité, si secourable aux na- 
tions opprimées, pénétra chez eux sans obstade et refoula 
chez les Gaêls du nord le culte vaporeux des mânes et deit 
génies. La Bretagne vit naître le prince qui soumit Rcnne^ 

^ Et peniius loto difisos orbe Britannos. ^ 



BARDES GALLOIS. 95 

l'Évangile; elle conserva la protection spéciale des succes- 
seurs de Constantin jusqu'au moment où l'empire, ébranlé 
par l'invasion barbare, fut forcé de concentrer ses troupes 
en dégarnissant les frontières. Les Bretons, exposés tout à 
coup aux attaques furieuses des Pktes et des Scots dont le 
nombre et l'audace brisaient toute résistance , eurent re- 

* 

cours au dernier expédient que leur suggéra le désespoir 
en appelant à eux des défenseurs plus dangereux encore ijue 
leurs ennemis. 

Toutes les côtes de la mer d'Allemagne, depuis la Scandi- 
navie jusqu'à la Gaule, étaient alors couvertes de tribus bel- 
liqueuses qu'aucun joug ne pouvait atteindre, et que Rome, 
au faite de sa puissance, ne pouvait contempler sans terreur. 
Elles sont signalées par Tacite sous les noms bien connus de 
Bataves, de Frisons, de Longbards, d'Angles, noms auxquels 
Ptolémée ajoute celui de Saxons. Ce dernier mot, appliqué 
plus tard à toute la confédération, signifie nation sédentaire 
en opposition au mot Suèves, nation nomade, qui désigne 
Fâtant-garde molile des Francs, des Bolares, des ÂHemans. 
Les Saxons, en effet, ne furent pas agresseurs; mais cha- 
que fois que l'ambition romaine venait inquiéter leurs re* 
traites, ils la repoussaient avec une énergie qui décou** 
rageait toute tentative nouvelle. C'est ainsi que depuis 
Vespasien ils tinrent en échec les empereurs, et défendirent 
leur indépendance du fond de leurs forêts et de leurs maré- 
cages. Leurs croyances étaient celles des Scandinaves et de 
tous les Germains du nord, et l'tle sacrée dans laquelle Tà- 
pàte {rilace le culte mystérieux de la terre avec ses sanglants 
atfKâifices, n'est autre que le rocher de Heligoland^ situé à 
Amabottchure de l'Elbe en face de la Cbersonèse dmbrique, 
ee^ire lommun de toutes ces tribus. 



96 LITTÉRATURE DU NORD. 

La famille saxonne constituait, au commencement du 
cinquième siècle, deux grandes divisions, denx groupes fon- 
damentiux, dont l'un, s'étendant du Rhin à TElbe, à tra- 
vers la Frise, la Westphalie, la Saxe actuelle, pourrait s'i^ 
peler Friso-saxon, pendant que Tautre, échelonné de TEIbe 
à la Baltique, dans le Holstein, le Schleswig et le Jutland ac- 
tuels, est connu dans Thistoire sous le nom d'Anglo-saxon. 
Ce furent ces derniers peuples, indomptables pirates, haU- 
tués aux courses aventureuses sous la bannière des descen- 
dants d'Odin, que les Bretons^ appréciant leur valeur, aiq[>e- 
lèrent imprudemment à la défense ou plutôt à la conquête 
de leur tle. 

En effet, à peine débarqués, en 448, sous les ordres de 
leur chef Hengist, les Saxons défirent les Pietés et les Scots 
et les refoulèrent vers le pôle. Mais le moindre prétexte 
suffit pour les armer contre leurs alliés, dont ils enva- 
hirent les provinces. Deux victoires remportées sur Vor- 
tigem furent le signal de la conquête qui s'effectua dans 
le cours d'un siècle, avec une persistance opiniâtre, par 
des expéditions successives d'où sortirent enfin sept états. 
Les Bretons, après une lutte désespérée, se retirèrent les 
uns dans l'Armorique française, les autres dans la Cam- 
brie ou pays de Galles, et se mêlèrent en peartie aux 
vainqueurs, pendant que les montagnes d'Ecosse et les 
grèves lointaines de l'Irlande servaient de refuge aux Pietés 
et aux Scots. Toutes ces tribus de race celtique emportèrent 
dans leurs sauvages retraites le souvenir de leurs traditions^ 
de leurs revers et de leur gloire ; et l'époque de leur disper-^ 
sionest ceUe où leurs bandes guerrières, animées par le dan- 
ger commun, entonnèrent les plus mâles accents. G'eit 
effectivement au septième et même au sixième siède que re* 



BARDES GALLOIS. 97 

• 

montent les précieux fragments de poésie erse et galloise 
échappés aux ravages du temps, fragments élaborés et am- 
plifiés depuis par des interprètes trop habiles, trop ingénieux 
pour être fidèles, mais dont le fond, parfaitement authen- 
tique, subsiste encore dans la mémoire du peuple et dans 
plusieurs antiques nutnuscrits K 

La poésie galloise, celle des Cymres ou Bretons restés fi- 

* 

dèles au culte de la patrie en présence de Tini^asion saxonne, 
présente une teinte ténébreuse et mystique, mélange confus 
de Druidisme et de Christianisme, qui lui donne une physio- 
nomie toute spéciale. La langue dans laquelle elle est écrite, 
et qui est encore parlée de nos jours avec peu de modifica- 
tions dans le pays de Galles et la Bretagne française, se dis- 
tingue par sa flexibilité, sa concision et sa douceur. La rime, . 
qui ne se montre que timidement et partiellement dans le 
latin du moyen âge, a acquis dans la versification galloise 
celte importance fondamentale qu'elle a conservée en fran*- 
cals, et que n'ont guère connue les idiomes germaniques, qui 
débutèrent par l^Aitération. Les bardes les plus anciens et 
plus célèbres sont Âneurin, Taliesin, Lywarch et Merlin, 
qui Vécurent pendant le sixième siècle, dans cette époque de 
luttes et de revers où les Ânglo-Saxons, affluant de toutes 
parts, déjouaient les efforts d'un généreux courage qu'exal- 
tait vainement le désespoir. Aussi la plupart de leurs poèmes, 
narratifs, lyriques ou moraux, sont-ils remplis d'allusions 
douloureuses à la patrie, à là famille, à la religion menacées, 
et de regrets pathétiques et touchants donnés à l'héroïsme 
inalli0lireux. On croit voir ces chantres vénérables assistant 

* Consulter, k ce sujçt, la Défense des Poètes gallois, par Sharon 
Tumer, Londres, 1836, elles Poèmes bretonsy traduits par M. de Yil- 
lemarqué, Rennes, 1851. 

7 



98 LITTÉRATURE DU NORD. 

eux-mêmes aux batailles, la harpe en main, Toeil fixé sur le 
chef qui combat sous leur inspiration , sûrs d'aTance que 
leurs hymnes de gloire le suiyront dans la vie et dans la 
mort. Tantôt placés sur un roc solitaire qui dominait tonte 
la yallée, tantôt mêlés aux combattants, quand le dangier 
réclamait leur présence, ils représentaient la patrie encoura- 
geant ses défenseurs et leur payant d'ayance atec usure la 
dette de la postérité. C'est ainsi qu'Aneurin célèbre un jeune 
guerrier qui périt à la bataille de Catraeth : 

c Gredyv était jeune et braye dans le combat; il montait 
un cheyal à la crinière flottante, un léger bouclier pendait à 
ses côtés ; un glaiye d'acier et des éperons d'or étincelaient 
sous sa pelisse. Mais ce n*est pas à moi à te porter envie; 
je ferai mieux, je te célébrerai. Hélas! une tombe san- 
glante te recevra avant le lit nuptial ; les corbeaux se repaî- 
tront de ta chair avant le repas de famille ; et ton coursier 
lui-même sera leur proie sanglante dans la vallée où ta 
trouvas la mort ! » 

II peint ensuite Tarmée bretonne égarée par une latde 
ivresse qui l'aveugle au milieu du combat, et succombant 
jusqu'au dernier homme ; puis il s'écrie plein de douleur : 

c Trois chefs et trois cent soixante hommes ornés du cd- 
lier d'or marchèrent vers Calraeth; Tivresse les a perdus; 
trois seulement survécurent : Âeron, Cynon et moi, qoe 
protégea ma harpe. 

< Que je suis malheureux d'avoir vu cette bataille, et d« 
souffrir vivant les angoisses du trépas ! Une triple affliction 
pèse sur moi depuis que j'ai assisté à la perte de nos braves 
et entendu leurs derniers gémissements. Âneurin et la 
douleur sont désormais inséparables. » 

Un autre barde, Taliesin, était uni d'une étroite amitié à 



BARDES GALLOIS. 99 

Urien, chef breton aussi généreux qu'intrépide, dont il 
chante les exploits dans plusieurs poèmes guerriers. C'est 
^insi qu'il décrit la bataille d'Ârgoed« livrée contre Ida Flam- 
dyn, chef des Angles de Norlhumbrie : . 

c Au leyer du soleil commença le combat ; à midi il durait 
encore^ Flamdyn s'élança avec quatre légions pour envahir 
Godeu et Reged; elles s'étendaient d'Argoed à Arfynyd, mais 
leur vie fut moiiis longue que ce jour. Flamdyn commença 
par s'écrier furieux : « Donnent-ils des otages ? Font-ils 
tféye? » Mais Owen, fils d'Urien, levant le bras^: « Point d'o* 
tages, dit-il, point de trêve ! Notre aïeul Chenew, ce lion in« 
trépide, donnait-il jamais des otages ? » 

c Uri^, le prince sage, dit alors : c Réunis pour la défense 
du clan, élevons nos bannières au sommet des montagnes, 
franchissons nos frontières, brandissons nos javelots et [^ré- 
cipitons-nmis sur l'armée de Flamdyn, pour l'abattre avec 
tous ses guerriers ! » 

« La plaine d'Argoed fut jonchée de cadavres ; les corbeaux 
se baignèrent dans le sang ; l'heureuse nouvelle se répandit au 
loin. Je veux célébrer ce grand jour, mon été est passé, ma 
vie tire à sa fin ; mais je sourirai à la mort si je puis chanter 
la^Unred'Urien. if 

Lywarch, surnommé le vieux à cause de sa longue carrière, 
Lywarch dont les malheurs ne firent qu'aiguillonner le zèle, 
consacra également une série d'élégies à la mémoire de ses 
^ protecteurs. C'est ainsi qu'il pleure la mort d'Urien, lâche- 
ment immolé par un traître, et la fin prématurée du jeune et 
Taillant Cyndylan : 

c J'ai recueilli dans ma main la tête d'Urien le bienfaiteur 
de son armée ; le noir corbeau déchire sa poitrine ! . . • Courez 
à la poursuite du meurtrier Lofan ! » 



7 



100 LITTÉRATURE DU NORD. 

c Le manoir de Cyndylan est plongé dans la nuit ; le foyer 
est sans flamme et sans hôtes ; mes yeux sont inondés de 
larmes. Le manoir de Cyndylan est eiposé aux vents; ses 
feux sont à jamais éteints ; mon chef est mort, et moi je m 
encore! » 

Ailleurs, en décrivant la bataille de Longborth, il gémit sur 
la mort de Geraint qui combattait sous les ordres d'Ar- 
thur: 

< A Longborth j'ai tu le carnage, et les nobles trépas et les 
blessures glorieuses. J'ai vu les glaives s'entrechoquant, les 
ennemis terrifiés, et le front ensanglanté de Geraint, digne 
fils de son père. A Longborth furent immolés par Arthur une 
foule de guerriers armés de fer ; car Arthur était le prince 
et le guide du combat. » 

Il est curieux de trouver ici, chez un barde contemporain, 
la première mention de cet Arthur, chef de clan, sans grande 
renommée à l'époque de son existence, inférieur à beaucoup 
d'autres princes, et surtout au magnanime Urien, et deve- 
nant, six siècles plus tard, dans la légende de Geoffroy de 
Monmouth, le modèle des pliis puissants monarques, le typé 
divinisé de Théroîsme. A sa suite grandit également dans 
l'imagination populaire son bardé dévoué, auquel la lé- 
gende attribue une science surhumaine. 

Merlin n'a laissé qu'un seul poème authentique et encore 
est-il si obscur qu'on ne peut en apprécier le niérite véri- 
table. C*est une espèce de vision ou de tableau de sa vie, où 
dominent l'exaltation de la douleur et le souvenir touchant 
d'une démence passagère qui l'arma contre un de ses amis : 

« Je suis uii malheureux poussant des cris d'horreur ; mon 
corps est privé de vêtements. Gvirendyd me hait, elle ne 
me salue pas ; jamais je n'obtiendrai le pardon deRhyderdi, 



BARDES GALLOIS. 101 

car je Tai privé de son fils et de sa fille ! La mort guérit les 
maux; que ne vient-elle h moi I 

c Aucun prince ne m'honore, aucune joie ne me charme, 
aucune belle ne me sourit plus ! Et cependant à la bataille 
d'Ârderyd je portais bravement le collier d*or, avant d'avoir 
cruellement affligé celle qui surpasse le cygne eu blancheur ! 

Le nom d'Arthur, dont il était le frère d'armes, se ren- 
contre aussi dans ce poème, où il prophétise son retour : 

< pommier dont les branches dominent toute la forêt, 
sous ton ombrage propice je prédirai le retour de Me- 
drawd, et le retour d'Arthur, prince de l'armée, s'élançant à 
de nouveaux combats ! » 

Merlin avait sans doute composé beaucoup d'autres poèmes 
dans ce style sentencieux qui fonda sa célébrité, et qui le fit 
passer plus tard pour un magicien et un prophète. Taliesin 
lui a adressé des vers qui prouvent Testime dont il jouissait 
de son temps, et ces vers, sous forme de dialogue, semblent 
offrir le germe de ces triples maximes, de ces triades histo- 
riques et morales qui devinrent ensuite si populaires, et fu- 
rent renouvelées à satiété par tous les bardes leurs succes- 
seurs. La poésie galloise continua en effet à fleurir jusqu'au 
quatorzième siècle, en présence de la littérature anglo- 
^xonne, qui ne parvint jamais à l'étouffer. Une foule de 
chansons guerrières, de satires nationales lancées contre les 
envahisseurs, ornent son vaste répertoire que dominent 
surtout les triades , sentences didactiques appliquées aux 
vérités les plus banales comme aux spéculations les plus 
abstraites, depuis les trois parties du jour ou les trois &ges 
de la vie jusqu'aux trois migrations des âmes dans le monde 
inférieur, intermédiaire et supérieur, souvenir curieux de la 
métempsycose indienne qui se mêle, chez ces peuples niofs, 



102 LITTÉRATURE DU NORD. 

à la morale chrétienne et aux dogmes austères dont ils tarent 
les zélés défenseurs. 

La poésie erse, celle des Pietés et des Scots, eut des com- 
mencements plus obscurs, et le voile de mystères qui la cou* 
vrit longtemps dans les âpres vallées de FÉcosse et de Tlr^ 
lande, fovorisa singulièrement la fraude patriotique qui 
s'attacha à elle avec tant de succès. Toute cette série de 
poèmes expressifs et gracieux attribués à Fantique Ossian 
porte évidemment le cachet d'élégance que lui imprûna 
Macpherson ; mais cette élaboration si habile n'autorise nul- 
lement la critique à nier l'existence même du barde, ni celle 
de chants traditionnels recueillis par Tinterprète anglais, et 
qui avaient retenti sur ces plages ignorées avant Tintroduc- 
fion du Christianisme. 

L'Irlande, habitée par des Gaêls ou Celtes, colonisée dans 
l'antiquité par des migrations phéniciennes et ibériques, 
maintint longtemps son indépendance sous des diefs de 
clans ou de tribus, tour à tour ennemis ou alliés des cheb 
de clans de la Haute-Écosse, occupée par un peuple de même 
race, également soumis au culte druidique. La fréquence 
des combats, des alliances, des revers, des courses qui s'é- 
tendaient jusqu'en Scandinavie, dut naturellement exciter 
l'enthousiasme des bardes irlandais et écossais qui, coname 
ceux de Bretagne et de Galles, étaient les compagnons des 
guerriers. Quoi qu'il soit impossible de fixer l'âge des chants 
populaires qui nous restent et qui n'ont été que fort tard 
consignés dans des manuscrits, on ne saurait douter que 
plusieurs d'entre eux ne remontent à l'époque païenne, et 
n'offrent cette mythologie vaporeuse, ce culte des mânes, 
des esprits glorifiés, dont la trace n'est pas même efEacée de 
nos jours sur ces lointains et poétiques parages. L'ombre de 



BARDES GALLOIS. 103 

Fingal, qu'on suppose avoir yécu au cinquième siècle, habite 
encore, dans la tradition populaire, les roches basaltiques 
des Hébrides ; une montagne d^Irlande porte le nom d'Os- 
stan, et les exploits d'Oscar, de Gaul, de CuchuUin, char- 
ment encore les veillées des Highlanders. Les noms de bar- 
des contemporains, Ludina, Cubhail, Fionbell, se trouvent 
placés en tête de fragments poétiques qui, bien que d'une 
date plus récente, consacrent d'antiques traditions ^ L'idiome 
dans lequel sont composés ces poèmes est le gaélique ou 
celtique pur, plus chargé d'aspirations que le gallois, moins 
élaboré dans sa forme, mais plus énergique et plus vif, mieux 
adapté aux brusques élans des rudes habitants des monta- 
gnes. Le zèle obséquieux des amis de Macpherson a fait 
apparaître après coup, dans cette langue, une traduction 
complète des poèmes briUants qu'il a placés sous le patro- 
nage d'Ossian. Cette œuvre est trop élaborée pour être par-^ 
faitement authmtique, et il est facile de le distinguer des 
fragments informes et abrupts qui remontent réellement 
aux luremiers âges. On peut ranger dans ce nombre le poème 
de CuchuUin, combat d'un père contre son propre âls, que 
nous aurons occasion de citer en parlant de la poésie tu- 
desque. 

Mais ce n'est pas dans ces hymnes guerriers, plus ou 
moins poétiques ou incultes, ni dans les luttes qui en furent 
le sujet, qu'il faut chercher la véritable gloire des tribus 
gaéliques au moyen âge. C'est dans le zèle avec lequel, im- 
bues des vérités du Christianisme, elles s'empressèrent dé 
les maintenir, de les étendre et de les féconder dans cette 
foule d'institutions pieuses qui couvrirent le sol de Tlr-^ 

* Consulter VOssian de Hacfarlane, avec ses commentateurs et sei^ 
eriliques, et lé Précis de Poésie irlandaise^ 4e M. O'Sullivan. 



404 LITTËRATURE DU NORD. 

lande et s'étendirent jusqu'aux âpres écueils qui hérissent 
le nord de l'Ecosse. Depuis saint Patrice, parti de Rome pour 
coni^ertir les Pietés et les Scofs, jusqu'aux savants conseil- 
lers que Charles appela à sa cour, jusqu'aux nobles mar- 
tyrs de l'ini^asion danoise, quelle série d'hommes pieux 
let instruits, dédaignant le tumulte du monde et le bruit 
des passions haineuses qui sévissaient alors de toutes parts, 
a perpétué dans ces parages les doctrines consolantes de 
la foil Leur souvenir reste attaché aux ruines qui s'élè- 
vent encore dans les vallées ou sur quelque cap solitaire, 
en face de ces pierres druidiques dont ils ont effacé le 
prestige et aboli les cruels sacrifices. Cfest ainsi qu'il m'a 
été donné de voir, sur la mer qui baigne les Hébrides, 
auprès de la grotte de Siaffa, immense colonnade basal- 
tique qui dut au temps du paganisme être un objet de 
religieuse terreur, l'île sainte d'Iona où s'élève une église 
dont la fondation remonte au sixième siècle, lorsque le 
moine irlandais Columcill vint avec quelques anachorètes 
s'établir au milieu des écueils. Des ruines vénérables jon- 
chent le sol, tout couvert d'inscriptions tumulaires attestant 
que des prêtres, des guerriers, des chefs de clans, et tous 
les rois d'Ecosse depuis Kenneth jusqu'à Duncan, ont vouhi 
reposer sous ces murs consacrés par la religion. C'est de là 
que partirent, en effet, une foule de fondateurs d'abbayes, 
une foule de zélés missionnaires qui explorèrent les contrées 
lointaines sur les traces de saint Columban et de saint Gall, 
apôtres de la Gaule et de la Germanie. On ne saurait contem- 
pler sans respect ces muets témoins des merveilles de la foi, 
en présence des merveilles de la nature ; cet humble et pai- 
sible rivage où tant d'âmes se sont vouées au ciel et s'endor- 
mirent dans l'espérance, en face de ce roc sourcilleux contre 



LES ANGLO-SAXONS. 105 

lequel yiennent se briser les yagues, et dont les énormes por- 
tiques semblent avoir abrité des géants. La mer s'engouf- 
frant sous ces Toutes fait entendre des mugissements sourds, 
auxquels répondent les cris aigus des cormorans et des or- 
fraies, triste écho des passions humaines, tandis qu'une 
croix, débris des siècles encore debout sur la rive opposée, 
guide la pensée, du milieu des tombeaux, vers le séjour de 
rétemel bonheur. 



liCB Ami^Io-Saxoms» Poëme de Beow«lf. 



Les Saxons, les Jutes et les Angles, conquérants de la Grande- 
Bretagne et paisibles possesseurs de sept royaumes, adoptè- 
rent promptement la civilisation à laquelle ils avaient fait la 
guerre, tant est puissante l'influence des idées qui tendent à 
enuoldir les âmes K Le Christianisme, déjà répandu chez une 
grande partie des Bretons, fut prêché dans l'heptarchie 
saxonne, au commencement du septième siècle, par saint Âus- 
tin et d'autres moines romains députés par le pape Grégoire 
le Grand, et tel fut le succès de leur prédication, que toutes 
ces bandes dévastatrices se transformèrent en un clin d'œil 
en autant de tribus sédentaires, dirigées par des prêtres 
austères, gouvernées par des chefs éclairés. Aussi les tradi- 

*■ Le nom des Angles, qui a fini par prévaloir, vient sans doute du 
mot germanique ànge^ isthme, désignant leur pays natal, langue de 
terre resserrée entre la iner du Nord et la Baltique. 



106 LITTÉRATURE DU NORD. 

tions mythologiques importées de la Scandma?ie rabirent-^ 
elles une décadence rapide, qm laissa toutefois subsister^ m» 
fond même des œuvres religieuses, un vague reflet des raosun' 
et des fictions consignées plus tard dans FEdda. De nombreu]^ 
écrits de ce genre ont été composés en latin ; mais bientôl 
ridiome anglo-saxon , refoulant de toutes parts le celtique 
qu'il concentra dans la Cambrie et dans TÉcosse, devint une 
langue cultivée, littéraire, qui eut ses savants et ses poètes. 
Cetle langue, d'origine germanique, mais dont les articula- 
tions variées se nuancent d'une foule de voyelles qui s'éten- 
dent à toute l'échelle des sons, répondait avec facilité à toutes 
les exigences du rhythme, fondé surtout sur l'allitération et le 
retour d'expressions analogues, qui lui donnent, malgré leur 
redondance, quelque chose de grave et de solennel. 

Le plus ancien des poètes anglo-saxons est Cedmon , qui 
naquit au commencement du septième siècle, et mourut en 
680, laissant un Hymne sur la Création, écrit en vers dli- 
térés dont voici le début ^ : 

Nu ive sceolan herigean 
Heafon rices weard, 
Uetodes mihte, 
And his mod gethanc; 
Weorc wuldor Jœder ! 

<c Louons maintenant le Souverain des cieux, le puissant 
Créateur, et les sublimes pensées du Père de l'univers. H 
créa d'abord la terre pour les enfants des hommes et 
étendit sur eux la voûte céleste. Le roi, le protecteur 
des êtres, le seigneur éternel, plaça la terre au centre 

^ History of the Anglo^SaçoonSf by Sharon Tamer, LoAdon, 1890. 



LES AlfGLO-SAlONS. 107 

pour servir de séjour anx mortels; à lui appartient la puis-^ 
sauce 1 » 

On attribue faussement au même Cedmon une Paraphrasé 
plus étendue sur la cLute des anges et la création du monde. 
Cette œuvre, postérieure d'un siècle, réunit au texte de la 
Gaièse de curieuses réminiscences Scandinaves rappelant la 
Vision de Vala : 

« Rien n'existait que les ténèbres, rien que le gouffre pro- 
fond et obscur. Le roi suprême regarda le chaos, il vit les 
nuages noirs et sinistres passer et se presser dans Tabime ; il 
les vit , et de sa parole , de sa parole puissante , naquit le 
monde. 

c L'Étemel, le roi des créatures, fit alors le ciel et la 
terre; il éleva le del et affermit la terre sur dUnébranlabies 
fondements. 

c La terre n'avait point de verdure ; couverte par la mer 
ténébreuse y elle n'offrait qu'un désert dans son immense 
surfoce. 

c Alors l'esprit de Dieu s'abaissa sur les eaux ; le prince 
de la vie appela la lumière, et à son ordre la lumière parut. » 

Il existe en anglo-saxon un ancien Code de lois promulgué 
par Ina, roi de Wessex, qui régna de 688 à72S. Nous possé- 
dons aussi la traduction de plusieurs Psaumes ; mais le monu- 
mentleplus remarquable, le plus éminemment national, est le 
Poème de Beowulf, roman épique sans nom d'auteur, com- 
posé à la louange d'un ancien prince danois, dont l'existence 
semble être historique ,* mais dont le nom , comme celui 
d'Artliur, est entouré d*un fabuleux éclat. Le manuscrit 
date du dixième siècle, mais le poème lui-même touchie à 
l'époque; païenne, comme le prouvent les mœurs et les 
croyances bizarres qui s'y mêlent aux 4ogmes chrétiens. Le 



108 LITTÉRATURE DU NORD. 

style d'ailleurs et la forme des vers marquent sa place dans 
le huitième siècle, entre les hymnes de Cedmon et les oom« 
positions postérieures, qui dénotent d'autres tendances expri-* 
mées dans un style différent. 

Le scalde, digne émule de ceux de la Norvège, commence 
par rappeler la gloire des anciens rois du Nord, dont Beovmlf 
fut l'illustre héritier * : 

Hwat we gar-dena 
In gear-dagum, 
Theod-cyninga, 
Thrym gefrunon ! 
Hudha œthelingas 
Ellenjremedon! 

« Quelle gloire des vieux Danois dans les jours de combat, 
des rois puissants du peuple, n'avons-nous pas apprise! 
Combien ces nobles chefs excellaient en valeur ! Que de fois, 
couverts du bouclier, n'ont-ils pas enlevé à des armées en- 
nemies, à des tribus nombreuses, les sièges d'honneur! I^ 
comte BeoMTulf se rendit redoutable ; il grandit sous le ciel, 
et ses exploits brillèrent jusqu'à ce que tous ceux qui habitent 
la terre lui fussent soumis et lui rendissent hommage. » 

La scène se passe sur les bords de la mer du Nord, où le 
poète nous montre Beowulf, prince des Jutes ou Goihs, et 
vassal de Higelac, roi des Angles, jeune, brillant, intrépide 
comme Sigurd, s'embarquant avec une troupe de braves à la 
recherche de glorieuses aventures. Longtemps auparavant 
Hrothgar, roi de Danemark, avait donné un somptueux fes- 
tin à ses vassaux et à ses braves, décorés par lui de bracelets 
d'or. Un scalde, présent au repas, avait chanté l'origine de 

^ Poem ofBeowuiify published by J. Remble, London, 1835. 



LES ANGLO-SAXONS. 109 

toutes choses, la révolte des démons, la mortd'Âbel, le crime 
de Gain, d'où étaient nés les lotes, les Alfes, les Orkes, tous 
les êtres méchants qui persécutent la race humaine. Cette 
nuit même le démon Grendel, géant doué d'un pouvoir ma- 
gique, avait tué pendant leur sommeil trente des plus nobles 
t^MTiers danois. 

La terreur et Tindignation s'étaient emparées de toutes 
les âmes, et le roi, depuis douze hivers, gémissait sur ce 
meurtre impuni, quand le navire de Beowuif, voguant sur 
les eaux comme un cygne qui glisse au milieu des écueils, ap- 
paridt soudain sur la côte, interpellé par la garde attentive, le 
jeune prince se présente comme auxiliaire du roi, et prêt à 
le venger de Grendel. Admis alors à débarquer, malgré Top- 
position de Wulfgar, chef des Vendes, il est reçu avec hon- 
neur par Hrothgar, qui reconnaît en lui un loyal chevalier, 
titre dont il se montre digne parce discours généreux et 
modeste : 

c Noble roi des Danois, protecteur des hommes d'armes, 
je t'adresse ma requête ; écoute-moi, espoir des guerriers, 
souverain chéri de ton peuple! Me voici à la tête de mes 
braves ; permets-moi de combattre pour toi. 

c On me dit que le géant Grendel ne redoute aucune 
arme humaine. Peu m'importe, pourvu que la joie en re- 
vienne an cœur, de Higelac ! Je saisis mon épée, mon large 
bouclier, ma luisante cuirasse, pour engager la lutte. Sans 
crainte j'attaquerai le monstre , et ma haine affrontera sa 
haine. 

.«Si toutefois la mort m'attendait, enlève-moi au carnage, 
donne-moi la sépulture et célèbre sans larmes le repas des 
funérailles. Voyageur solitaire, qu'une fleur marque ma 
tombe, et que nul ne s'afflige de mon pèlerinage! » 



110 LITTÉRATURE DU NORD. 

Touché de ces nobles paroles , Hrothgar fait à son hôte 
le plus brillant accueil. Une fête a lieu dans laquelle Beowulf, 
provoqué par la jalousie d*un autre chef, raconte ses e3q[doiU 
sur les lointains parages. La reine Wallheow lui offre la coupe 
jd'honneur, que le héros accueille par un gracieux merci, 
pendant que le scalde invoque sur le palais le retour de la 
protection céleste, et qu'un joyeux espoir renaît daof tous les 
cœurs. 

La nuit vient, et du fond des marais surgit le malin esprit 
qui vole sur les brumes des montagnes ; il traverse les rangs 
des guerriers endormis, et plein de rage, s'avance vers Beo- 
virulf, dont il attaque un des hommes d'armes. Le héros se 
réveille , il lutte contre Grendel , et parvient à le méUie en 
fuite : nouvelle joie, nouveau festin dans le palais. Le roi 
donne à Beo^rulf une riche bannière , un casque , une cui- 
rasse , une épée, et le comble de marques dlionneur; la 
reine le salue du nom de fils , et le scalde célèbre sur sa 
harpe un des exploits de Beovnilf , sa victoire sur le roi des 
Finnois, qui redouble Tenthousiasme général. 

Mais la nuit ramène la tristesse; car une fée redoutable, 
mère de Grendel, péuètre à son tour dans le palais, et im- 
mole le plus cher des amis de Beowulf. Celui-d jure dans 
sa douleur d'exterminer le monstre et sa mère ; il s'arme 
pour le combat , prend congé de Hrothgar , et part avec ses 
braves pour le sombre marais hanté par les malins es- 
prits. Soudain la fée se précipite sur lui sous la forme d'une 
louve de mer; il frappe de son épée, mais la lame glisse sans 
force sur la peau rocailleuse du monstre. Beovrulf va périr, 
quand il voit tout à coup reluire un vieux glaive suspendu 
au rocher ; il le saisit, et la pointe du glaive blesse à mort 
la fée qui expire. Grendel l'attaque à son tour, et, après un 



UB8 ANGLO-SAIONS. 111 

combat terrible, périt également sous le glaive enchanté. 

Beowulf revient triomphant, rapportant la tête de 6i*en- 
dd , ei Tarifie aq^que sur laquelle Hrolhgar reconnaît les 
runes du dâbge. Lëtiéros, comblé de bénédictions, retourne 
«uprès de Higelac, son suzerain , qui le déclare son héritier. 
Il monte ea effet sur le trône, gouyeme le royaume des 
Angles, qu'il agrandit par trente Tîcfoires, et meurt après 
un règne de dM|uante ans , dans un dernier combat contre 
un affreux dragon, auquel il enlève son trésor. 

Nous citerons ce dernier épisode d'après une traduction 
que nous ne pouvons refaire, puisqu'elle réunit au plus haut 
point l'exactitude à l'élégance ^ : , 

« Le héros illustre se lève chargé de son bouclier , la tête 
armée du casque menaçant, et, tout couvert de sa cuirasse, 
il descend au pied du rocher, se fiant à*son seul courage ; 
ce n'est point la coutume des lâches. Alors il considéra le 
rocher escarpé, lui le guerrier puissant qui avait si souvent 
t^ité la fortune des combats , quand les bataillons se préci- 
pitaient pour s'entretuer. H vit une voûte de pierre , d'où 
s'édiappait un fleuve de feu ; et nul ne pouvait entrer ni 
s'a^MMcher du trésor, saris traverser ces flammes que vomis- 
sait le dragon couché dans la caverne. Alors le roi des An» 
gles poussa du fond de sa poitrine un cri de colère. Ce héros, 
au cœur fort, était irrité, sa voix retentissante pénétra sous 
la pierre blandie; le gardien du trésor en frémit; il avait 
reconnu la voix d'un homme, aussitôt il s'élança sur lui. 

« La terre trembla ; le héros se tenait au pied de la col- 
line, opposant le bouclier à son farouche ennemi ; le bon roi 
leva le glaive antique qu'il reçut eu héritage, et dont le tran- 

* Les Germaine et les Francs^ par M. Ozaimm. 



112 LITTÉRATURE DU IfOftD. 

chant fut terrible à tous ceux qu'il fallait punir. U étmidit 
le bras, ce chef des Angles; il frappa flon hidaix ennemi, 
selon ce que j'ai entendu conter; il le fra^^, ibaia le tran- 
chant s'émoussa contre les noires écaftfieis; l'Éme imimis- 
santé trompa Beowuif, réduit à la dernière extrémité. Alors 
le dragon gardien s'élança d'un bond puissant, le cœur gon- 
flé de rage : il vomit de sa gueule la flanune ardente, répan- 
dant des tourbillons humides. En ce m^^KDt le roi des 
Angles ne se vanta pas de la victoire ; l'épée avait trahi sa 
main désarmée dans le combat; ce n'était pas ce qu'il de- 
vait attendre de celte lame autrefois invincible. L'instant 
vint où cet illustre ^s des rois eût volontiers changé de lieu: 
il aurait voulu, de toute son âme, se trouver dans lés mors 
de sa ville. Il était dans les angoisses, enveloppé de feux 
dévorants, celui qui autrefois commandait à un peuple. 

c Wiglaf , le jeune guerrier qu'il avait laissé à l'écart, vit 
son seigneur succomber sous le casque, en essuyant une inr- 
jure mortelle. Alors il se rappela les honneurs qu'il avait 
jadis reçus de lui : les beaux domaines, la garde des routes, 
le droit des jugements, tout ce qu'avait possédé son père; il 
ne put se contenir; il saisit son bouclier de tilleul pAle, il 
ceignit son épée, arme sans égale venue de ses aïeux. — le 
me souviens , dit-il à lui-même , du temps où nous baviom 
joyeusement l'hydromel; alors, dans la salle des ban- 
quets, quand notre seigneur nous distribuait les bracdets 
d'or, nous promettions de lui rendre ses bienfaits au jour 
des combats, si jamais il était surpris par quelque dangtf 
semblable à celui-ci ; nous jurions de le servir sous le cas- 
que et avec le glaive ! 

« En même temps il se jeta dans le tourbillon des flam- 
mes, s'élança tout armé au secours de son chef, en lui adre»- 



1^ ANGLO-SAXONS. 113 

sant ce peu de mots : Bien-airoé Beowuif, rappelle -toi 
comme au temps de ta jeunesse lu promettais de ne jamais 
laisser languir une vengeance ; maintenant , chef intrépide y 
célèbre parant d'égCpIoits , il faut défendre ta vie de toutes 
tes forces; me voici, ton fidèle, à tes côlés. — Alors le roi 
retrouva ses esprits; il leva son couteau de guerre, aigu et 
effilé, qu'il portait sur la cuirasse; il frappa le dragon au 
milieu du œvf/fÊXL réunit tout son courage pour achever son 
terrible ennemi. 

< Cependant Beovirulf connut qu'il était blessé mortelle- 
ment, et il parla ainsi : J'ai été maître de ce peuple durant 
cinquante hivers , et il n'y avait pas de roi voisin qui osât 
m'attaquer. J'ai vécu sur la ten*e le temps qui m'était donné. 
J'ai gardé comme je devais ce qui était à moi; je n'ai pas 
cherché de querelles injustes, et je n'ai pas souvent juré de 
faux serments ; voilà pourquoi, blessé à mort, je puis encore 
me réjouir; voilà pourquoi le Créateur des hommes n'aura 
pas de crime à me reprocher quand mon âme se séparera de 
mon corps. 

c Alors j'ai ou! dire que Wiglaf, sur Tordre de son maître 
blessé, pénétra dans la caverne. Il vit des coupes d'or où 
s^étaient abreuvés les hommes d'autrefois ; il vit des casques 
nombreux couverts de rouille, et beaucoup de bracelets tra- 
vaillés avec art ; ce trésor surpasserait facilement toutes les 
richesses enfouies sous la terre, quel que soit celui qui les y 
ait cachées. Wiglaf vit aussi des signes d'or sculptés sur la 
voûte, des signes merveilleux tracés par un art magique, et 
qui jetaient assez de lumière pour que le héros pût embras- 
ser des yeux le lieu où il était et sa vengeance complète. 
Beowuif parla une dernière fois : Jeune et vieux, j'ai eu 

coutume de distribuer l'or autour de moi ; je remercie de 

8 



114 LITTÉRATURE DU NOBD. 

ces trésors le Dieu de gloire, le Seigneur étemel, parce qu'a- 
vant le jour de ma mort j'ai pu acquérir à mes guerriers de 
telles richesses ; je veux qu'on mette ces dépouiUes en réserve 
pour servir aux besoins du peuple. Je ne doh phis rester 
longtemps ici ; ordonnez qu'après avoir éteint mon bûcher 
flamboyant , ou m'élève sur le promontoire un tertre im- 
mense qui me serve de monument chez ma nation, en sorte 
que les navigateurs qui sillonneront au loin |0i flots brumeux 
nomment, en rapercevant, le tertre de Beowulf! > 

Tel est le contenu de ce curieux poème , un des plus an- 
ciens monuments des langues modernes encore incultes et 
des mœurs féodales encore barbares. On y remarque, en 
présence du Christianisme , dont l'influence commence à se 
faire jour, l'emploi continuel des noms et des métaphores du 
paganisme Scandinave, tel qu'il ressort des légendes de 
l'Edda. Ainsi les principales nations du Nord, Goths, Angles, 
Danois , Vendes , Finnois , y trouvent historiquement leur 
place ; ainsi le souvenir des géants, lotes, Thurses ou Alfes, se 
confond avec celui des démons; ainsi le dragon aux larges 
ailes, vomissant des torrents de flammes, se venge en mou- 
rant du héros qui l'immole , comme le dragon fatal tué par 
Sigurd, comme tous ces monstrueux serpents qui» depuis 
celui de la Bible, représentent, dans toutes les croyances 
parties du centre de l'Asie , le principe du mal vaincu mais 
non détruit , exerçant par des épreuves terribles le courage 
des ftmes généreuses qui payent de leur vie leur immor- 
talité. 

Malgré l'incohérence du récit et le retour trop fréquentées 
mêmes termes, beaucoup de détails, comme on a pu le voir, 
sont traités avec vivacité et avec grâce. On dirait mtoie que 
le scalde inconnu , auteur de cette composition , n'était pas 



LES ANGLO-SAXONS. 115 

étranger aux beautés classiques ; car il serait facile d'y si- 
gnaler, au milieu de peintures locales adaptées aux usages 
nationaux, plus d'une coïncidence frappante avec certains 
tableaux de Virgile et d'Homère. 

Le Poème de Judith, du même siècle, est une paraphrase 
du récit biblique qui ne manque pas d'un certain élan. Un 
autre poème, le Chant du Voyageur, rappelle dans une énu- 
mération y'vie et serrée tous les pays et tous les rois connus 
à cette époque, soit par Fhistoire, soit par la légende ; l'es- 
pèce de confusion qui y règne n'exclut pas l'intérêt qu'excite 
naturellement cette chronique naïve d'ua temps de iranfor- 
mation sociale, où le Nord, enveloppé de ténèbres, cherchait, 
par l'organe de ses scaldes, à saisir les reflets incertains des 
révolutions du Midi. 

Une érudition plus positive , quoique moins attrayante 
peut-être , se révèle dans les Chroniques anglo-saxonnes de 
Gildas et de ses successeurs, qui racontent en latin du moyen 
âge, du sixième jusqu'au dixième siècle , l'histoire de l'hep- 
tardiie et les vicissitudes de ses rois. Un prêtre nommé 
Aldhelm, qui mourut en 709, composa, dit-on, des ballades 
en dialecte populaire , quoiqu'il ne soit resté de lui que des 
hymnes et des lettres latines déparées par un style préten* 
tieux. Mais l'homme qui réellement représenta la science, et 
qui sut la mettre en honneur en la popularisant de toutes 
parts, fut Bède justement surnommé le Vénérable^ né 
en 67d dans la Northumbrie, où il reçut l'ordination sacrée. 
Doué d'une vaste mémoire, d'un jugement sain, d'un zèle 
infatigable et d'une grande simplicité de cœur , il acquit 
toutes les connaissances accessibles dans ces temps de trou- 
ble et d'ignorance ; et animé surtout du désir de les utiliser 
pour sa patrie, il écrivit en latin des Conmientaires sur la 



116 LITTÉRATURE DU NORD. 

Bible , une Histoire de TÉglise d'Angleterre , et une foule de 
traités de science et de morale qui excitèrent un vif enthou- 
siasme ; honoré des princes , respecté de ses disciples , il ne 
-vécut que pour la religion et pour Tétude, dont il répandait 
le goût par de sages enseignements. Il mourut en 73S , re- 
gretté de tous, après avoir fondé Técole brillante d'où sortirent 
Alcuin et Alfred. 

Une autre gloire de Tancienne Angleterre fut Winfrid ou 
Boniface, Tapôtre des Germains, qui, s'exilant volontairement 
de sa patrie pour propager la foi chrétienne , convertit en 
Allemagne plus de cent mille païens, fonda une foule de 
monastères et d'abbayes, et fut désigné par le pape pour sa- 
crer Pépin , roi des Francs. Il reste de lui plusieurs lettres 
latines écrites soit aux papes, soit aux rois, et dont les ré- 
ponses prouvent Teslime et le respect quinspiraient partout 
ses vertus. Il subit le martyre en 755, massacré par les peu- 
ples de la Frise qu'il était allé convertir. 

Les habitants de ces parages , répandus du Rhin jusqu'à 
TElbe, et que Ton pourrait désigner sous le nom de Friso- 
Saxons, avaient en effet conservé une rudesse et une cruauté 
farouches. Belliqueux descendants des Cimbres, des Gattes, 
des Frisons, des Bataves, retranchés dans leurs marécages et 
dans leurs forêts impénétrables, ils avaient bravé les Romains, 
défait les légions impériales , et atteint Tépoque du moyen 
ftge indépendants et indomptables. Leur vaste confédération 
touchait, d'un côté à la Gaule, de l'autre à la Sarmatie, et 
s'étendait de la mer du Nord jusqu'à la forêt hercynienne. Le 
culte d'Odin régnait au milieu d'eux avec des modiflcations 
diverses dont nous n'avons que de vagues notions ; leur lan- 
gue, qui sert d'intermédiaire entre l'anglo-saxon et le lu- 
desque, était rude et inculte comme eux , semée d'aspirations 



LES FRANCO-SUÈVES. 117 

qui se mêlaient à une vocalité incertaine. Plus tard y quand 
ces tribus électrisées par Witikind , et courbées avec pleine 
sous le glaive sanglant de Cbarlemagne , devinrent à leur 
tour dominantes, leur langue, qui avait déjà produit une 
Paraphrase des Évangiles, se modifia et se scinda, en formant 
d'un côté le bas-allemand, qui rivalisa avec Tallemanique, 
de Tautre le hollandais et le flamand actuels, dont la litléra^ 
ture est toute moderne. 



XI 



I^es FrAiicB-SaèTes» Chant de Hlldebrand. 



Les peuples de la Germanie centrale, descendants . des 
anciens Teutons , ont été désignés par Tacite sous le nom 
générique de Suèves ou Souabes, qui dans leur langue signi- 
fie nomades. Nous voyons en effet leurs tribus , qui s'éten- 
daient de TEIbe jusqu'au Rhin à travers la forêt hercynienne, 
sous les dénominations de Chérusques , de Ghauques , de 
Quades, de Marcomans, changer sans cesse de demeures dans 
leurs agressions belliqueuses , et, contenues à peine par la 
puissance d'Auguste et de Trajan , refluer ensuite sur Tem- 
pire et lui contester ses provinces. Dans la grande invasion 
des peuples, nous voyons , à la suite des Goths , marcher 
des Suèves qui pénètrent en Espagne, et des Francs, qui 
s'emparent de la Gaule , pendant que les Âllemans, hom-^ 
mes de toutes les tribus, s'échelonnent sur les bords du 



118 LITTÉRATURE DU NORD. 

Rhin, pendant que les Thervinges ou Thuringîens et les 
Boïares où Bavarois couvrent les deux rives du Danube. 

Ces nations parlaient les dialectes d'une même langue que 
l'on a désignée sous le nom de tudesque, langue alliée de près 
au gothique et plus rapprochée de lui que le saxon sous le 
rapport des formes grammaticales , des flexions et des dési* 
nences, mais s^cn écartant sensiblement par cette ten- 
dance aux consonnes fortes et aspirées qui , à travers le 
francique et Tallemanique, s'est transmise à l'allemand mo- 
derne. Les Francs et les Âllemans, en deçà et au delà du 
Rhin , constituaient en effet les deux branches principales 
de cette vaste confédération , unie dans sa haine contre 
Rome, mais divisée et fractionnée ensuite par une foule de 
guerres intestines. 

La Gaule , où les Francs s'établirent en face des Yestgoths 
et des Burgondes de race gothique, avait subi depuis quatre 
siècles l'influence de la conquête romaine, au point de chan- 
ger complètement de mœurs, de croyances, de langage. Les 

« 

traditions celtiques refoulées avec les druides dans les som- 
bres vallées des Àrdennes, sur les côtes orageuses de FAr- 
morique, où de longues séries de pierres levées, colonnades 
informes de leurs temples , marquent encore leurs derniers 
vestiges, avaient disparu du reste de la Gaule devant le poly- 
théisme romain. Dévastes cités, de somptueuses demeures, 
des temples, des théâtres, des aqueducs gigantesques cou- 
vraient partout le sol conquis et captivaient ses habi- 
tants. Les lois romaines, les sciences romaines, avaient 
pénétré dans les masses; l'éloquence était en honneur, 
une vive émulation animait les esprits. Bientôt le Chris- 
tianisme eut en Gaule, comme en Italie et en Grèce, ses 
martyrs et ses docteurs illustres ;. saint Irénée, saint 



LES FRANGO-SUÈYES. 119 

Hilaire, 8ûint Martin, y firent luire la lumière de la foi ; le 
pouvoir impérial converti à la religion nouvelle se plut à 
y fixer son séjour; les fils de Constantin, ceux de Yalen- 
tinien, choisirent la Gaule pour dernier boulevard contre 
Tenvabissement du monde barbare. Elle était devenue toute 
romaine quand elle subit le joug de ses nouveaux vain- 
queurs. 

Les Francs ^ , mélange spontané et inculte des antiques 
tribus de la Germanie, étaient trop rudes et trop barbares 
pour imposer leur langue et leurs usages à cette civili- 
sation avancée qu'ils venaient d'asservir par les armes. 
Aussi voyons -nous les rois et les nobles porter seuls des 
noms germaniques ; te corps de la nation resta gallo-romain, 
modelé sur l'influence politique et religieuse de Rome cbré« 
tienne. Quand Mérovée eut assuré Texistence de la monar- 
chie naissante par sa victoire décisive sur les Huns ; quand 
Ciovis, guerrier impitoyable, Feut affermie et étendue par le 
glaive, qu'il eut triomphé des AUemans et incorporé de force 
dans sa nation les états plus policés des Yestgoths et des 
Burgondes, la religîon chrétienne, constituée en puissance 
par rénergie de ses pieux défenseurs, exerça sur les conqué- 
rants mêmes son influence civilisatrice. Le clergé, seul dé- 
positaire des lettres partout repoussées par les armes, fonda, 
à Timitation de saint Benoit, des monastères consacrés à la 
science ; il retarda , autant que possible , Tinévitable déca- 
dence du latin , donna au culte une forme précise , aux lois 
une autorité respectée. Bientôt cependant Tantipalhie natu- 
relle qui devait séparer tant d'éléments divers. Celtes , Ro- 
mains, Goths, Burgondes, Atlemans, Francs, tribus de races 

> On dérive généralement ce nom du mottudesque/V>afi^, fier, libre. 



120 LITTÉRATURE DU NORD. 

et de mœurs dijETérentes , éclata dans les guerres miles que 
10 livrèrent les successeurs de Clovis. Les états de Touest et 
de Test , les royaumes de Neuslrie et d'Ostrasie, résumèrent 
après Clotaire P% sous Frédégonde et Brunehaut , la haine 
que se portaient ces divers peuples , qui commencèrent dès 
lors à se grouper en deux vastes puissances rivales. 

Avec cette lutte naquit Thistoire dans la personne de 
Grégoire de Tours, moine laborieux, premier annaliste de 
ces temps de troubles et de ténèbres. Son histoire des Francs, 
rédigée en latin, seule langue écrite à cette époque, com- 
prend, outre le récit détaillé de l'établissement de TÉglise 
dans la Gaule, les règnes des rois Mérovingiens depuis 
leur origine jusqu'à Clotaire II, qui vivait au commence- 
ment du septième siècle. Elle présente, malgré son alyle 
dijETus et les pieuses erreurs dont elle abonde, une foule de 
récits instructifs qu'on chercherait vainement ailleurs , et 
que relèvent un fond de probité, une naïveté d'expression 
et de pensée qui ne sont pas dépourvus de charme. Le plus 
connu de ses continuateurs est Frédégaire, qui , après avoir 
résumé avec plus de zèle que de goût de vagues notions 
d'histoire universelle, a continué les annales de la première 
race jusqu'aux règnes de Dagobert et de ses deux âls, sous 
lesquels la domination franke s'étendit jusqu'en Germanie. 
A cette époque où le pouvoir échappe aux mains débiles des 
rois fainéants, où le sceptre est remplacé par l'épée dont 
s'arment les maires du palais, la scission de la Neustrie et de 
rOstrasie devient de plus en plus sensible ; la lutte ardente , 
individuelle , se résume dans la rivalité des chefs. En vain 
les Neustriens résistent sous Ebroïn, dernier représentant du 
génie celtique; une noble et forte race s'élève chez leurs ri- 
vaux : des hommes tels que Pépin d'Héristal, Charles Martel, 



LES FRINCO-SOÉVES. 121 

Carlomip , Pépin le Bref, assurent à TOstrasie une supé- 
riorité incontestable. Le premier constitue la monarchie des 
Francs ; le second la sauve du joug des Arabes qui , maîtres 
de la moitié de TAsie et de T Afrique, conquérants récents 
de TEspague , menaçaient d'assujettir l'Europe ; les deux 
derniers s'emparent de l'Aquitaine, et jettent les fondements 
d'une dynastie nouvelle. Le génie germanique domine dans 
toute la Gaule, et fait renaître plus brillant, plus vivace, le 
souvenir de ses anciens triomphes. 

Les exploits de ces chefs redoutables qui avaient vaincu 
Rome au cinquième siècle, les hauts faits d'Alaric, d'Attila, 
de Theuderic, joints à ceux du mystérieux Sigfrid, avaient 
eu bien certainement leurs chantres, qui, comme ceux de ces 
anciens Germains dont parle Tacite, entonnaient au milieu 
du carnage le bardit du combat et Thymne de la victoire. 
Ces chants, transmis de bouche en bouche, s'étaient perpé- 
tués dans les camps; ils charmaient la joie des festins, adou- 
cissaient le deuil des funérailles. Des légendes, des allusions 
mythologiques en avaient rehaussé l'éclat et leur avaient 
donné un caractère traditionnel et respecté. Mais presque 
tous ont disparu, soit par l'opposition des moines dont la 
plume se refusait à retracer les souvenirs du paganisme, 
soit par l'ignorance des scaldes qui, ne sachant écrire, les 
abandonnaient au hasard. Les faibles successeurs de Char- 
lemagne les proscrivirent ensuite par excès de piété, et effa- 
cèrent autant qu'ils le purent ces annales primitives de leur 
race. Au milieu de tant de circonstances funestes à la litté- 
rature tudesque, nous devons donc nous estimer heureux 
de la découverte d'un précfeux fragment poétique du hui- 
tième siècle, trouvé récemment à Cassel sur un manuscrit 
sans nom d'auteur, et qui décrit le combat involontaire d'uu 



122 LITTÉRATURE DÛ NORD. 

père contre son propre fils K Le Poème de Hildebrand et Ha- 
dubrand faisait partie de ce cycle héroïque consacré à la 
gloire des conquérants barbares, chez qui un courage in- 
flexible suppléait à toutes les vertus. Presque inexplicable à 
sa première apparition, à cause de l'ancienneté du style et de 
Taltération de récriture, mais épuré, commenté avec soin, et 
enfin complètement éclairci à l'aide des traditions Scandi- 
naves, il nous apparaît comme une scène chevaleresque pleine 
de pathétique et de terreur. 

Hildebrand, compagnon d'armes de Theuderic, chef des 
Ostgoths, banni comme lui de l'Italie par Odoaere, roi des 
Hérules, s'est réfugié auprès d'Attila, roi des Huns, pour qui 
il combat pendant trente ans d^exil. Enfin il rentre en Italie 
avec son prince, et apprend que son fils Hadubrand est à la 
tète des phalanges ennemies. Monté sur son coursier fou- 
gueux il cherche ce fils qui ne l'a jamais connu ; il le trouve 
seul, en avant de ses troupes , l'appelle à lui et veut se faire 
connaître. Mais Hadubrand repousse son. père avec colère, 
comme un étranger et un traître ; et aussitôt s'engage entre 
eux un combat acharné, terrible, dont l'issue reste indé» 
cise; car ici le manuscrit s'arrête. Tel qu'il est, et malgré la 
lacune qui nous prive peut-être de ses plus grandes beautés, 
ce poème est le représentant fidèle de l'ancienne rudesse ger- 
manique ; il nous montre un honneur farouche étoufiTant la 
voix de la nature et achetant la joie de la victoire au prix des 
plus saintes affections. L'idiome dans lequel il est écrit 
est l'ancien franco-suève mêlé à quelques assonnances 
saxonnes; son rhylhme irrégulier repose sur l'allitération. 
La traduction que nous en présentons, d'après le texte soi- 

* Bildehrand et Hadubrand, von W. Grimm, GœlUngue, iSâO; 
Lachmana, Berlin, 1833. 



LES FRANGO-SUÈYES. 123 

gneusement revu, appartient à M. Michelet; nous ne sau- 
rions en donner une meilleure pour Texactitude et Ténergie. 

Ik gihorta that seggen^ that sih urhettun ànon muotin 
Uildibraht enti Hathubrant untar keriuntiÂeniy 
Sunufatar ungo; iro saro rihtun, 
Garutun se iro guthhamun^ gurtun sih iro suert ana^ 
Helidos ubar ringa^ do sie to dero hiltu ritun. 

• 

c J'ai ou! dire* qu'au milieu des combats se défièrent Hil- 
debrand et Hadubrand, le père et le fils. Us préparèrent 
leurs armes, endossèrent leurs cuirasses, bouclèrent leurs 
épées, et les deux héros marchaient Tun contre l'autre, 
quand le noble fils de Heerbrand, le sage Hildebrand, concis 
dans ses paroles, demande à l'autre guerrier quel était son 
père parmi les hommes. — De quelle race es-tu ? lui dit-iL 
Si tu me le dis, je te donne cette cuirasse à triple fil ; guerrier 
de ce royaume, je connais toute race d'hommes. '— Hadu- 
brand, fils de Hildebrand, lui répondit : Des gens vieux et 
sages qui furent jadis m'ont dit que Hildebrand était mon 
père; moi, je me nomme Hadubrand. Un jour il alla vers 
l'orient, fuyant la haine d*Otaker, avec Dielric et une foule 
de guerriers ; il laissa au pays une jeune épouse dans sa de- 
meure, un fils enfant, une armure sans maître, et marcha 
vers l'orient. Quand le malheur accabla mon cousin Die- 
tric, privé d*amis, Hildebrand s'éloigna d'Oiaker, et, guer- 
rier intrépide, pendant le malheur de Dielric, il était tou- 
jours à la tète des troupes, il afiTectionnait les combats, il 
était connu de tous les braves ; je ne crois pas qu'il vive en- 
core. — Dieu du ciel, seigneur des hommes, s'écria Hilde- 
brand, ne permets pas le combat entre des hommes qui sont 
ainsi parents ! — Il détacha alors de son bras une chaîne 



124 LITTÉRàTURE DU NORD. 

tressée en bracelets que lui avait donnée le roi puissant des 
Huns : Reçois, dit-il, ce don de mon amitié. — Hadubrand 
lui répondit : C'est avec le javelot qu'on reçoit un tel doD. 
et pointe contre pointe ! Vieux Hun, indigne espion, tu m'é- 
prouves par tes paroles. A Tinstaut je te lance mon javelot*, 
tu es si vieux et ne crains pas de mentir ? Us m'ont dit, ceux 
qui naviguent à Touest sur la mer des Vendes, qu'il y a eu 
une grande bataille et que Hildebrand, fils de Heerbrand, a 
péri. — Hildebrand, fils de Heerbrand, lui Tépond : Je vois 
bien à ton armure que tu ne sers pas un noble maître, et que 
dans ce royaume tu n'as pas encore vaincu. Hélas ! Dieu puis- 
sant, quelle destinée est la mienne ! Soixante ét^ et bivers 
j'ai erré dans l'exil, jamais on ne m'a confondu dans la foule 
des guerriers, jamais ennemi n'enchaina mes jambes dans 
son fort, et maintenant il faut que mon propre fils me perce 
de son épée, me fende de sa hache, ou que je devienne son 
meurtrier ! Sans doute tu peux , si tu en as la force, enlever 
l'armure d'un brave, dépouiller son cadavre, quand toutefois 
tu en as le droit. Que celui-là, ajouta Hildebrand, soit le plus 
vil des hommes de l'est qui voudra te détourner du combat 
que tu souhaites avec tant d'ardeur ! Braves compagnons, 
c'est à vous déjuger qui de nous dirigera mieux les traits, 
qui se rendra maître des deux armures! — Ils lancent alors 
leurs javelots aigus qui s'enfoncent dans les boucliers; ils se 
précipitent l'un contre l'autre, et, de leurs haches retentis- 
santes, ils fendent les boucliers luisants ; leurs cuirasses en 
sont ébranlées, mais leurs corps... » 

Ici s'arrête le manuscrit, et, avec lui, l'écho terrible de 
Feffervescence des passions guerrières, du cri de Thonneur 
étouffant la nature. Toutefois, si nous avons à regretter les 
beaux vers qui probablement devaient suivre ce début et en 



LES FRANCO-SUÈVES. 125 

faire une narration complète, au moins ne restons^nous pas 
dans une pénible incertitude sur Fissue du combat du père 
contre son flls. Car le nom de Hildebrand est célèbre en Al- 
lemagne, où d'anciennes traditions Tout rendu populaire. 
Il se montre dans le Poème des Nibelunges, compagnon fl- 
dèledeTbeudericchez Attila ; il reparait dans le Heldenbucb, 
et plus parliculièrement dans les cbants des meistersinger, 
qui ont reproduit sa légende avec toutes les circonstances 
qui s'y rattachent. Mais nulle part la lutte de Hildebrand et 
de son flls n'est présentée d'une manière plus complète que 
dans la Yilkina-saga, recueil Scandinave composé dans le 
treizième siècle, par l'ordre d'un roi de Norvège jaloux de 
recueillir toutes les traditions de l'Allemagne, dont plusieurs 
auraient péri sans lui. Ce sera dans cette parapbrase, entre- 
mêlée de quelques incidents nouveaux, que nous verrons le 
dénouement de cette scène si grande dans sa rudesse sau- 
vage. 

Le récit, prosaïque et diffus, comme le sont généralement 
les Sagas^ nous représente Hildebrand quittant avec Tbeu- 
deric la cour du roi Attila pour reconquérir l'Italie. Il ap- 
prend que son fils, qu*il n'a pas vu depuis sa naissance, 
commande à Vérone l'armée ennemie, et il s'avance seul à 
sa rencontre. 

c Hildebrand se dirigea vers la ville de Vérone et rencon- 
tra en chemin son flls Alebrand monté sur un blanc cour- 
sier, armé comme on le lui avait décrit, le faucon au poing, 
un chien à ses côtés. Hildebrand vit qu'il se tenait bien à 
cheval; soudain il s'élança contre lui, et Alebrand le 
reçut en homme de cœur ; leurs javelots volèrent avec tant 
de force qu'ils se rompirent sur leurs boucliers. Mettant aus- 
sitôt pied à terre, ils tirèrent leurs épées et combattirent à 



126 LITTÉRATURE DU NORD. 

outrance ; ils s'assirent ensuite pour prendre quelque repos. 
— Dis-moi ton nom, s'écria alors Alebrand, "vieillard qai 
m'as combattu si longtemps, dis-moi ton nom, ou de gré ou 
de force tu deviendras mon prisonnier. — Il leva bIgts son 
épée de ses deux mains et frappa Hildebrand, qui lui riposta 
aussitôt; ils combattirent longtemps, jBt, enfin fatigués, ils 
se reposèrent pour la seconde fois. — Dis-moi ton nom, s'é- 
cria alors Alebrand, ou de gré ou de force tu périras. — Il 
leva de nouveau son épée et frappa à grands coups le vieil- 
lard qui se défendit vaillamment. — Si tu es de la race des 
Yœlûng, s'écria alors Hildebrand, dis-moi ton nom ou tu 
moun*as. — Si tu aimes ta vie, répondit Alebrand, dis-moi 
tôt) nom sur-le-champ ; je ne suis pas un Yœlfing, la vieil- 
lesse qui t'aveugle a pu seule te porter à me parler ainsi. — 
Le combat recommença alors, et Hildebrand porta un coup 
si fort à la hanche d'Âlebrand, que sa cuirasse fut rompue et 
qu'il ne put se soutenir. — Un démon conduit ton bras, s'é- 
cria alors Alebrand, il faut que je te rende les armes, car je 
n'ai plus la force de combattre; voici mon épée : —Hais 
lorsque Hildebrand allait saisir Tépée, Alebrand la leva 
pour lui abattre les mains ; Hildebrand avançant son bour 
clier lui dit : Ce coup tu l'as appris d'une femme et non de 
ton père! — Il s'élança alors sur lui avec tant d'impétuosité, 
qu' Alebrand tomba à la renverse, entraînant dans sa chute 
Hildebrand qui lui frappait la poitrine du ponuneau de son 
épée, en s'écriant : Ton nom ou ta vie I — Ha vie, répondit 
Alebrand, a maintenant peu de prix pour moi, puisque j'ai 
été vaincu par un vieillard. — Si tu veux conserver la vie, 
dit Hildebrand, dis-moi si tu es mon fils Alebrand, et recon- 
nais en moi ton père ! — Tous deux se relevèrent alors, 
s'embrassèrent avec joie, et, remontant à cheval, se rendir 



LES FRÂNGO-SUÈYES. 127 

rent à Vérone. Âlebrand demanda alors à son père comment 
il avait quitté la roi Dietric. Hildebrand lui répondit en lui 
racontant tout. Alors Ute, la femme de Hildebrand, la mère 
du jeune guerrier, vint au devant d'eux, et lorsqu'elle vit son 
fils tout sanglant, elle se prit à pleurer et dit : Mon cher fils, 
' commentes-tu blessé, et quel est cet homme qui te suit? — 
Je n'ai pas honte de cette blessure, dit Âlebrand, car elle 
me vient de mon père, du seigneur Hildebrand que voici. — 
La m^re se réjouit alors ; elle reçut avec transports son fils 
et son époux, et tous furent rendus au bonheur. » 

Malgré tout ce que le récit a perdu de force dans cette pa- 
raphrase, malgré les' détails oiseux qui s'y trouvent et l'im- 
passibilité cruelle avec laquelle l'auteur prolonge ce combat 
parricide, sans une plainte, sans un seul regret, on aime à 
y trouver pour dénouement du drame la reconnaissance des 
deux guerriers et leur retour amical auprès d'une épouse 
et d*une mère. C'est ainsi que le plus grand des poètes, au 
milieu de ses fictions sublimes, a peint l'entrevue d'Ulysse 
avec Télémaque, avec ce fils qu'il trouve après vingt ans 
d'absence, et qui croit voir en lui un messager du ciel : | 

« Je ne suis pas un dieu, dit Ulysse, reconnais ton père 
que tu pleures, ton père dont l'absence t'a causé tant de 
maux ! Aussitôt il Tembrasse, baigne son visage de larmes 
et le serre fortement sur son cœur. » 

Hais teUe n'est pas la tradition primitive, la forme orien- 
tale du mythe germanique, conservée dans l'ancienne lé- 
gende persane, où le héros Rustan combat son fils Zorab 
qu'il tue sans le reconnaître, et qu'il pleure amèrement ; 
et dans plusieurs légendes des anciens Celtes, dont l'une, 
celle de CuchuUin poëte guerrier de l'Irlande , nous le 
montre combattant sur le rivage natal, et tuant sans leçon- 



128 LITTÉRATURE DU NORD. 

naître son fils Conloch, qui, fidèle aux injonctions d'une 
mère jalouse, avait refusé de déclarer son nom. 

« Alors et malgré eux , les chefs commencèrent le com- 
bat; l'honneur réireilla leurs forces assoupie. Terribles 
étaient les coups que portaient leurs bras vaillants , et long- 
temps leurs destins demeurèrent indécis; car, jusqu'à celte 
heure, l'œil n'avait jamais vu combat soutenu de la sorte, 
victoire si rudement disputée. A la fin, la colère et la honte 
soulevèrent l'âme de CuchuUin ; il poussa sa lance étincielante 
avec une habileté fatale, et jeta sur le champ de bataille le 
jeune guerrier mourant. 

« — Noble jeune homme, cette blessure, je le crains, n'est 
pas de celles qu'on peut guérir ! Maintenant donc, fais-nous 
savoir ton nom et ton lignage , d'où et pourquoi tu viens, 
afin que nous puissions t'élever une tombe qui t'honore , et 
qu'un chant de gloire immortalise ta louange. 

< — Approche, réplique le jeune blessé, plus près, plus près 
de moi. Oh ! que je meure sur cette terre chérie et dans tes 
bras bien-aimés ! Ta main, mon père, guerrier malheureux! 
Et vous , défenseurs de notre lie , approchez pour entendre 
ce qui fait mon angoisse ; car je vais briser le cœur d'un 
père. le premier des héros, écoute ton fils, reçois le der- 
nier soupir de Conloch! Vois le nourrisson de Danscaik, vois 
l'héritier chéri de Dundalgan; vois ton malheureux fils 
trompé par les artifices d'une femme et par une fatale pro* 
messe! n succombe, triste victime d'une mort prématurée. 
^0 mon père , n'as-tu pas reconnu que je n'étais qu'à moitié 
ton ennemi, et que ma lance, dardée contre toi, se détour- 
nait de ta poitrine ? » 



CHÀRLEUAGNE. 1 29 



xu 



L'avénement de la maison ducale d'Ostrasie à la domina- 
tion de la monarchie franke dans la personne de Charles 
Martel, vainqueur des Sarrasins, conquérant de l'Aquitaine, 
chef redouté des tribus germaniques , prépare une ère nou- 
Yelle dans rbistoire , une révolution dans la littérature. La 
France et TÂUemagne, qui ne s'étaient connues qu'au milieu 
des cris de guerre et du fracas des armes , se rapprochent 
tout à coup d'une manière plus intime sous le sceptre de 
Pépin le Bref, qui, appelé au trône par le vœu des provinces 
fatiguées d'une longue anarchie, conçoit le premier cette 
grande pensée d'union et d'assimilation nationales que devait 
accomplir ei féconder le génie puissant de Charlemagne. 

Charlemagne! ce nom a traversé les siècles, entouré d'une 
auréole de gloire que chaque génération a vue s'accroltre,dx)nt 
chaque siècle a rehaussé Téclat. Il y a sans doute de l'entrat- 
nemeût dans cette admiration traditionnelle, dans ce concert 
de louanges souvent peu motivées que l'on prodigue à un 
grand caractère. Une réflexion plus calme a le droit de s'en 
méfier aussi souvent qu'il s'agit d'actions tout extérieures, 
d'une vie qui ne se manifeste à nous que dans les moments 
sdfennels. Mais il n'eu est pas ainsi de la vie de Charlemagne ; 
nous pouvons la voir, l'observer, la scruter dans ses 
moindres détails ; toute la conduite de ce prince est exposée 
à nos yeux dans les chroniques contemporaines; nous y dé- 
couvrons ses qualités et ses faiblesses avec autant de précision 

9 



430 LITTÉRATURE DU NORD. 

et de certitude que nous connaissons celles de Jules-Césdr, 
de Louis XIV, de Napoléon. Le génie de Charlemagne, ainsi 
examiné, soutient cette épreuve difficile; il s'y montre, 
malgré ses défauts , plein de noblesse et d'héroïsme , actif, 
éclairé, intrépide, comme cehii d'un des plus grands hommes 
gui aient jamais paru dans l'histoire. 

Nous ne considérerons pas ici le guerrier, le conquérant 
de tant de peuples divers , le vainqueur des Longlmrds, des 
Arabes, des Slaves, des Avares, des Saxons, le terrible adver* 
saire de Witikind et d'Abderrame, l'allié puissant de Haroun 
et d'Irène, le régénérateur de l'empire d'Occident; nous ne 
chercherons à connaître que le sage législateur, le réforma- 
teur des mœurs, le protecteur des lettres. Charlemagne , 
persuadé que l'éclat des victoires ne suffit pas au bonheur 
d'un empire , que ce bonheur est fondé sur le respect des 
lois, sur le progrès des sciences, sur la sécurité des fron- 
tières , sur le développement de Tindustrie , promulgua ses 
Capitulaires sur les diverses parties de l'administration » 
sur les crimes et délits , sur la gestion des biens , sur la 
constitution ecclésiastique. Investi depuis Tan 800, par le 
rétablissement de l'empire , d'un pouvoir absolu en France , 
en Allemagne, en Italie, protecteur de la papauté seule force 
civilisatrice de cette époque, il apporta dans les affaires de 
l'Église, comme dans celles de Tadministration civile, ce 2^e 
actif et judicieux qui caractérisait tous ses actes. Le sentiment 
du beau et de Tutile semble Tavoir constamment dirigé ;«il 
respire dans son respect pour Rome, le foyer des sciences et 
des lettres ; dans son admiration éclairée pour les arts ; dans 
les grands monuments de son règne : la cathédrale d'Aix-la- 
Chapelle, le château d'Ingelheim, le pont de Mayence; dans 
ces routes, ces ports, ces forteresses, premiers berceaux de 



GUÀRLEMAGNS- 1 31 

villes florissantes , telles que Halle , Magdebourg et Ham- 
bourg. Ses qualités furent ternies par Torgueil, écueil ordi- 
naire des grandes &mes , et jpeut-être par d'autres défauts 
que nous ne cherchons pas à pénétrer; souvent sa force 
dégénéra en rudesse, son ardeur belliqueuse en cruauté. 
Hais dès qu'il rentrait en lui-même , dès que le bruit des 
armes avait cessé , il était calme , humain , compatissant , 
dévoué à Tamitié, aux doux liens de famille, à la simplicité 
de la vie intime qu'il menait au milieu de ses enfants, de 
ses proches , des savants étrangers qu'il avait attirés à sa 
60ur. C'était dans ce cercle choisi qu'il méditait ses utiles 
réformes , ses plans d'étude , ses améliorations progressives 
dont il se faisait le premier adepte. C'était là que, dans son 
palais transformé en académie, dont chaque membre portait 
un nom allégorique , il dictait ses Capitulaires , réformait le 
plain-chant , épurait le texte des Évangiles , tandis que sa 
main guerrière, plus habituée au glaive qu'à la plume, 
s'exerçait avec peine à tracer quelques lettres qu'il ne forma 
jamais qu'imparfaitement. Hais c'était surtout la langue tu- 
desque, l'énergique idiome de sa patrie, négligé, corrompu 
de plus en plus au milieu de la confusion des peuples , qu'il 
cherchait par tous les moyens à relever, à répandre, à enno- 
blir. Non content de la faire enseigner, de concert avec le 
latin, dans les nombreuses écoles ouvertes sous ses auspices, 
il composa lui-même des éléments de grammaire , donna 
des noms tudesques aux vents et aux mois , et fit recueillir 
avec le phis grand soin tous les chants, toutes les poésies 
populaires qui célébraient la gloire des anciens conquérants, 
premiers chefs de la nation allemande. 

Parmi les savants qui, de toutes les contrées, se pressaient 
autour de ce trône où les lettres retrouvaient un édat et 



132 LITTÉRATURE DU NORD. 

une sécurité si longtemps compromis, l'Italie comptait Pierre 
de Pise et Paul Diacre, représentants de l'érudition classique, 
des traditions grecques et romaines bien obscurcies sans 
doute, mais douées cependant de cette force d'impulsion et de 
civilisation qu'elles ne perdirent jamais. L'austère et religieuse 
Irlande envoya Clément et Claudius , qui consacrèrent leur 
zèle évangélique à la fondation et à la propagation des écoles 
dans toute l'étendue de l'empire. Mais deux hommes, Alcuin 
etÉginhard, d'origine différente et de caractères opposés^ 
unis par l'affection sincère qu'ils portaient tous deux à Tem^ 
pereur, ont contribué plus que tous les autres à Tillustra- 
tion de son règne. Âlcuin , disciple de Bède , dépositaire de 
la science anglo-saxonne, dialecticien habile, d'une érudition 
rare quoique indigeste, auteur d'une foule d'ouvrages latins 
sur la rhétorique et la morale utilement appliquées aux 
études , donna à Charlemagne les conseils les plus sages , et 
fut le guide et le flambeau de cette Académie palatine, dont 
l'existence, bien qu'éphémère, était un gage certain de la 
naissance des autres. L'empereur lui avait confié l'éducation 
de ses trois fils , Charles , Pépin et Louis. Voici le dialogue 
d'Alcuin avec l'un d'eux sur les éléments de la science, mé- 
lange curieux de pensées profondes jointes aux plus simples 
lieux communs : 

« Qu'est-ce que l'écriture ? demande le maître à son dis- 
ciple. — La gardienne de l'histoire. 

« Qu'est-ce que la parole î — L'interprète de l'âme* 
« Qu'est-ce que la vie ? — Le bonheur des élus, le malheur 
des réprouvés , l'attente de la mort^ 
« Qu'est-ce que l'homme ? -^ Un voyageur qui passe. 
« Quels sont ses compagnons ? — La chaleur, le froid , la 
sécheresse, l'humidité. 



CHARLEMAG^E. 133 

« Quelles sont ses sensations? — La faim, la satiété, le 
repos , le travail, le sommeil, le réveil. 

« Quelle est sa liberté ? — LMnnocence. » 

Alcuin jouit pendant toute sa vie de la faveur entière de 
Charlemagne, qui l'appelait son conseiller, son modèle, et 
le €omblait de marques de déférence. 

Un sentiment non moins affectueux, et rendu plus vif en- 
core par une parfaite identité de pensées, unissait ce prince 
à Éginhard, son secrétaire intime, que Ton prétend même 
avoir été sou gendre. Il est à regretter que la légende si 
naïve, si gracieuse de ses premières amours, ne puisse s'ap- 
pliquer à aucun des noms que l'histoire donne aux filles de 
Charlemagne. Quoi qu'il en soit de ce merveilleux récit, Égin- 
hard, moins érudit qu' Alcuin, mais doué d'une conception 
p'us haute, parait avoir apprécié avec justesse toute la gran- 
deur du génie de son maître. Élevé sous ses yeux, compa- 
gnon de ses études, initié à ses sentiments les plus secrets, 
il nous a légué un monument précieux dans son Histoire 
latine de la vie de Charlemagne S livre aussi remarqua- 
1)Ie par la pureté du style qui rappelle les beaux temps de 
Rome, que par la régularité du plan, la clarté du récit, la 
justesse et la hauteur des pensées. La noble tendance qui 
y règne se reconnaît dès son début, dont nous puisons la 
traduction dans la belle collection historique publiée par 
H. Guizot. 

« Ayant formé le. projet d'écrire la vie, l'histoire privée 
et la pluparf des actions du maître qui daigna me nourrir, 
le roi Charles, le plus excellent et le plus justement fameux 
des princes, je Tai exécuté en aussi peu de mots que je l'ai 

1 Eginharti Fiia Caroli Magni, Helmstad, 1806. 



134 LITTÉRATURE DU NORD. 

pu faire ; j'ai mis tous mes soins à ne rien omettre des choses 
parvenues à ma connaissance, et à ne point rebuter par la 
prolixité les esprits qui rejettent avec dédain tous les écrits 
nouveaux. Peut-être cependant n* est-il aucun moyen de ne 
pas fatiguer, par un nouvel ouvrage, des gens qui mépri- 
sent même les chefs-d'œuvre anciens sortis des mains 
des hommes les plus érudits et les plus éloquents. Ce 
n'est pas que je ne croie que plusieurs de ceux qui s'a- 
donnent aux lettres et au repos ne regardent point les choses 
du temps présent comme tellement à néglige que tout ce 
qui se fait soit indigne de mémoire, et doive être passé sous 
silence ou condamné à l'oubli; tourmentés du besoin de 
l'immortalité, ils aimeraient mieux, je le sais, rapporter, 
dans des ouvrages tels quels, les actions illustres des autres 
hommes, que de frustrer la postérité de la renommée de leur 
propre nom en s'abstenant d'écrire. Cette réflexion ne m'a 
pas déterminé toutefois à abandonner mon entreprise ; cer- 
tain d'une part que nul ne pourrait raconter avec plus de 
vérité les faits auxquels je ne demeurai pas étranger, dont je 
fus le spectateur, et que je connus, comme on dit, par le té- 
moignage de mes yeux, je n'ai pas réussi de l'autre à sa* 
voir positivement si quelque autre se chargerait on non de les 
recueillir. J'ai cru d'ailleurs qu'il valait mieux courir le 
risque de transmettre, quoique pour ainsi dire de sodélé 
avec d'autres auteurs, les mêmes choses à nos ileveax, qMds 
laisser perdre dans les ténèbres de l'oubli la gloriease^ié- 
moire d'un roi vraiment grand et supérieur à tous les princes 
de son siècle, et des actes éminents que pourraient à peine 
imiter les hommes des temps modernes. Un autre motif, 
qui ne me semble pas déraisonnable, suffirait seul, au sur- 
plus, pour me décider h composer un ouvrage : nourri par 



CHARLEMAGNE. 135 

ce monarque du moment où je commençai d'élre admis 
à sa cour, j'ai vécu avec lui et ses enfants dans une amitié 
constante qui m'a imposé envers lui, après sa mort comme 
pendant sa vie, tous les liens de la reconnaissance. On serait 
donc autorisé à me croire et à me déclarer bien justement 
ingrat, si, ne gardant aucun souvenir des bienfaits accumu- 
lés sur moi, je ne disais pas un mot des hautes et magni- 
fiques actions d'un prince qui s'est acquis tant de droils à 
ma gratitude, et si je consentais que sa vie restât comme 
s'il n'eût jamais existé, sans un souvenir écrit et sans le 
tribut d'éloges qui lui est dû. 

< Pour remplir dignement et dans tous ses détails une 
pareille tâche, la faiblesse d'un talent aussi médiocre, mi- 
sérable et complètement nul que le mien, est loin de suffire ; 
et ce né serait pas trop de tous les efforts de l'éloquence de 
Tullius. Voici cependant, lecteur, cette histoire de l'homme 
le plus grand et le plus célèbre; à l'exception de ses actions, 
tu n'y trouveras rien que tu puisses admirer, si ce n'est peut- 
être l'audace d'un barbare peu exercé dans la langue des 
Romains, qui a cru pouvoir écrire en latin, d'un style cor- 
rect et facile, et s'est laissé entraîner à un tel orgueil, que de 
ne tenir aucun compte de ce que Cicéron dit dans le premier 
livre desTuscuIanes, en parlant des écrivains latins. On y lit : 
Confier à l'écriture ses pensées sans être en état de bien 
lai diiposer, ni de les embellir et d'y répandre un charme 
qui attire le lecteur, 6st d'un homme qui abuse h l'excès et de 
son loisir et des lettres. — Certes, cette sentence d'un si par- 
fait orateur anmit euf le pouvoir de me détourner d'écrire, 
si je n'eusse été fermement résolu de m'exposer à la cri- 
tique des hommes, et de donner en composant une mince 
opinion de mon talent, plutôt que de laisser, par ménage- 



136 LITTÉRATURE DU NORD. 

ment pour mon amour-propre, périr la mémoire d'un si 
grand homme. » / 

Ces sentiments, pleins de simplicité et de noblesse, sont 
reproduits dans tout le cours de Touvrage. Soit qu*il nous 
raconte d'année en année les guerres et les victoires du con- 
quérant, soit qu'il nous peigne sa vie domestique, son amour 
de l'étude, ses vertus de famille, Éginhard est toujours à la 
hauteur de son sujet ; rapide, élégant, judicieux, également 
exempt de sécheresse et d*emphase, défaut ordinaire des an- 
nalistes de ce temps. Charlemagne est d'autant plus grand 
dans cet écrit qu'il s'y montre sous ses traits véritables, 
dans cette sphère d'activité utile qui marqua tout le cours 
de sa vie. Si nous voulous le voir sous une autre face, 
moins vraie peul-étre, mais plus vive, plus saillante ; si nous 
voulons connaître les récits populaires qui se répandirent 
peu de temps après sa mort, soit sur ses entretiens officiels, 
sur ses moments d'inlimité et d^abandon, soit sur ses ex- 
ploits merveilleux, sur ses traits de génie et d'héroïsme, 
ouvrons la vie anecdotique de Charlemagne publiée dans le 
siècle suivant, sous le règne d'un de ses petits-fils, par un 
moine du couvent de Saint-Gall, d'après le récit de deux de 
ses vassaux ^ Nous verrons tout ce qu'un crédule enthou- 
siasme ajoutait déjà à cette histoire si vaste, tout ce qu'il 
accueillait avec avidité en le commentant et l'amplifiant sans 
cesse ; nous y verrons le type du conquérant dont le nom a 
inspiré tant de poèmes, le germe fécond du cycle épique 
dont Charlemagne est devenu le héros. C'est ainsi qu'en- 
traîné comme malgré lui par les glorieux souvenirs qui l'en- 
tourent, le simple anachorète, généralement assez trivial^ 

^ Chronique du moine de Saint-Gall, dans la CoUeclion des histo- 
riens de France. 



CHARLEMÀ6NE. 137 

nous a tracé un tableau tout homérique de l'expédition de 
Charlemagne chez les Longbards : 

« Quelques années auparavant, un des grands du royaume, 
nommé Ogier, avait encouru la colère du terrible Charles, 
et s'était réfugié près de Didier, roi des Longbards. Quand 
tous deux apprirent que le redoutable souverain des Francs 
s^approchait, ils montèrent au sommet d'une tour d'oùils pou- 
vaient le voir arriver de loin, et, regardant de tous côtés, ils 
aperçurent d^abord des machines de guerre telles qu'il en 
aurait fallu aux légions de Darius ou de César. — Charles, de- 
manda le roi des Longbards à Ogier, n'est-il point avec cette 
armée? — Non, répondit celui-ci. Didier, voyant ensuite 
une troupe immense de simples soldats assemblés de tous 
les points de l'empire, dit de nouveau à Ogier : Certes, 
Charles s'avance triomphant au milieu de cette foule? — Non, 
pas encore, répondit l'autre. — Que pourrons-nous donc 
faire? répondit Didier inquiet, s'il vient avec un plus grand 
nombre de guerriers ? — Vous le verrez tel qu'il est, quand 
il arrivera, reprit Ogier; mais pour ce qu'il en sera de nous, 
je l'ignore. 

. € Pendant qu'il disait ces paroles, parut le corps des gardes, 
qui jamais ne connaît le repos ; à cette vue, Didier épouvanté 
s'écria : Cette fois c'est Charles! — Non, pas encore, re- 
prit Ogier. A la suite de leurs bataillons venaient les évo- 
ques, les elercs de la chapelle royale et les confies. Didier 
crut alors voir venir la mort avec eux, et il s'écria tout en 
pleurs : Oh I descendons et cachons-nous dans les entrailles 
de la terre, loin de la face et de la fureur d'un si terrible 
ennemi. Mais Ogier, quoique tremblant, car il savait par 
expérience ce qu'étaient la force et la puissance de Charles, 
l'arrêta, certain qu'il n'était pas encore parmi cette troupe, et 



138 LITTÉRATURE DU NORD. 

• 

lui dit : roi ! quand vous verrez les moissons s'agiter dans les 
champs et coucher leurs épis comme au souffle d^une tempête; 
quand vous verrez le Pô et le Tésin épouvantés inonder les 
murs de votre ville de leurs flots noircis par le fer, alors yoos 
pourrez croire que c'est Charles le Grand qui s'avance. 

«A peine achevait-il ces paroles que l'on commença à aper- 
cevoir vers le couchant comme un nuage ténébreux soulevé 
par le vent du nord-est. Aussitôt le jour, qui était pur, se 
couvrit d'ombres; puis, du milieu de ce nuage, l'édat des 
armes fit luire un jour plus sombre que la nuit. Alors parut 
Charles lui-même ; Charles, cet homme de fer, la télé cou* 
verte d'un casque de fer, les mains garnies de gantelets de 
fer, sa poitrine puissante et ses larges épaules défendues par 
une cuirasse de fer, sa main gauche armée d'une lance de fer; 
sur son bouclier on ne voyait que du fer, son cheval lui- 
même avait la couleur et la force du fer; tous ceux qui pré- 
cédaient le monarque, tous ceux qui marchaient près de lui, 
tous ceux qui le suivaient, tout le gros de l'armée avaient 
des armes semblables. Le fer couvrait les champs, le fer cou- 
vrait les chemins, ce fer si dur était porté par un peuple d'un 
cœur aussi dur que lui. L'éclat du fer répandait la terreur 
dans les rues de la cité, et chacun se mit à fuir épouvanté en 
criant : Que de fer ! hélas ! que de fer ! » 

U y a dans ce vivant tableau le germe de tout un poème 
épique. En le considérant même de sang froid, en le rédui- 
sant à ses proportions les plus étroites , il offre toujours la 
preuve incontestable d'une immense renommée militaire. 
Mais ce n'est pas seulement comme guerrier, c'est ausa 
comme homme que Charlemagne brille dans ce naïf recueil 
d'anecdotes, et ici encore la noblesse du sujet soutient le 
style de l'humble narrateur. 



POÉSIE TUDESQUE. 139 

« Charles se trouvant dans un port de la Gaule narbon- 
naise, des corsaires normans s'en approchèrent pour y exer- 
cer leurs pirateries. Hais, à peine se furent-ils aperçus de sa 
présence, qu'ils s'éloignèrent à toutes voiles avec une incon- 
cevable rapidité, évitant non-seulement les glaives, mais les 
yeux mêmes des Francs qui les poursuivaient. Le religieux 
Charles se leva alors de table et se mit à une fenêtre qui re- 
gardait l'orient ; il y demeura longtemps immobile et les 
yeux baignés de larmes; personne n'osait l'interroger. —Mes 
fidèles, dit-il aux grands qui l'environnaient, savez-vous 
pourquoi je pleure ? Je ne crains pas pour «loi ces pirates ; 
mais je m'afflige que, moi vivant, ils aient osé insulter ce 
rivage, car je ne prévois que trop les maux qu'ils feront souf- 
frir à mes descendants et à leurs peuples. » 

Ces paroles et ces larmes sont dignes d'un grand prince^ 
d'un roi dévoué au bien de ses sujets, qu'il sut défendre, 
tant qu'il vécut^ contre toute agression étrangère. L'équi- 
table postérité eu a su gré à Gharlemagne, dont le génie pres- 
sentait à la fois et les malheurs et la gloire de la France. 



xm 



P^oésie tndesQae, Princes carolini^iens. 

Le but que se proposait Charlemagne d'unir en un fais- 
ceau tous ses vastes états était trop grand, trop gigantesque 
pour que sou génie même pût l'atteindre. Aussi avait-il foit 
de son vivant le partage de ses provinces entre ses trois fils« 
et lorsque la mort prématurée des deux aines, suivie de celle 



140 LITTÉRATURE DU NORD. 

de Tempereur lui-même, eut laissé le plus jeune d'entre eux 
en possession de cet immense empire, ses faibles mains «e 
purent soutenir un fardeau qui tendait à s'échapper de toutes 
parts. Sous les noms de Neustrie et d'Ostrasie, d'Aquitaine 
et de Bourgogne, de Saxe et de Bavière, de Lombardie et de 
Toscane, fermentaient les éléments si divers du nord et du 
midi de la France, de TAIlemagne et de lltalie. Louis I, que 
ses contemporains ont appelé le Pieux, mais que la postérité 
moins indulgente a surnommé le Débonnaire , possédait 
toutes les vertus privées , la douceur, la justice, la piété, 
mais pas une des qualités énergiques indispensables à an 
puissant monarque. Sa douceur dégénérait en faiblesse, sa 
justice en minutie, sa piété en superstition. Toutefois ses 
fautes furent plutôt le prétexte que la cause des fréquentes 
révoltes provoquées par l'antipathie des peuples et par Tin- 
satiable ambition de ses fils. Lothaire, son successeur à l'em- 
pire, longtemps établi en Italie, représentait dans cette lutte 
déplorable la nationalité italienne, tandis que Louis de Ba- 
vière s'identifiait avec l'Allemagne, Pépin d'Aquitaine avec la 
France du midi, Charles de Neustrie avec la France du nord. 
Tout, sous le règne de Louis I, tendait à la dissolution de 
l'empire, dont l'intégrité n'était plus défendue que par les 
efforts impuissants du clergé. 

L'histoire de cette lutte si animée n'a pas manqué de nar- 
rateurs fidèles. Les hommes formés par le grand empe- 
reur étaient là pour combattre et pour écrire ; et, si leur 
épée ne put arrêter les désastres qu'entraînait la force même 
des choses, si presque tous, fatigués d'un monde qui ne leur 
offrait qu'humiliations et que regrets, se sont sagement re- 
tirés à l'ombre tutélaire des cloîtres, leur plume du moins 
ne resta point oisive, et leurs chroniques latines se succédé- 



POESIE TUDESQUE. 141 

rent avec ordre, consignant exactement tous les faits qui se 
rattachaient à ce terrible drame. Â leur tête reparait Egin- 
hard, dont les annales s'étendent du règm* de lépin le Bref 
jusqu'aux premières années de celui de Louis I, époque où 
l'impulsion donnée par Cbarlemague semblait encore se 
prcdonger après lui et promettre à son successeur un règne 
de prospérité et de gloire. Eginhard vécut toutefois assez 
pour être témoin des malheurs qui suivirent, et la lettre 
toudiante qu'il adressa 5 Lothaire, son ancien disciple, pour 
lé détourner de la révolte contre son père, fait à la fois hon- 
neur au courage et à la fidélité qui l'ont dictée. Cette narra- 
tion est continuée par Thégan, prêtre de l'église de Trêves, 
qui a tracé d'un style ferme et rapide les vertus et les fautes 
de Louis, en butte aux dissensions intestines, victime de sa 
propre bonté, exposé par les malheurs du temps aux humi- 
liations les plus profondes. Son récit, écrit avec verve et co- 
lère, n'atteint point cependant la fin de ce règne. Mais ce qui 
lui manque est amplement compensé par uae autre chro- 
nique contemporaire composée par un anonyme , désigné 
conune astronome de la cour. Cette histoire complète de la 
vie de Louis I, remplie des détails les plus circonstanciés, 
nous montre dès son début la vénération profonde que les 
vertus de ce prince inspiraient à ses sujets, sentifpent qui ne 
fut affaibli que par son abaissement volontaire et par l'effer- 
vescence funeste qui finit par s'emparer des esprits. Nous 
y voyons l'héritier de Charlemagne poursuivi, persécuté 
par ses fils, deux fois déposé, rétabli deux fois, toujours 
loyal et équitable comme homme, toujours faible et incon- 
séquent comme roi. Nous y retrouvons aussi les portraits de 
ses fils tour à tour désunis ou ligués contre lui, la perversité 
de Lothaire, la mollesse de Pépin, la fougue de Louis le Ger« 



142 LITTERATURE DU NORD. 

manique, aussi prompt dans le mal que dans le bien, lliabi* 
leté de Charles le Chauve, qui obtient tout sans jamais rien 
risquer. Il nous conduit ainsi jusqu'à la mort de Tempereur 
qui laisse encore indécise cette grande lutte de laquelle dé- 
pendait le sort de tant de peuples. 

Un autre annaliste, le moine Ermold, a célébré Louis I 
dans un poème latin, qui, malgré son style souvent barbare, 
contient beaucoup de détails intéressants. Mais le plus dis- 
tingué de ces historiens, autant par son talent que par sa 
naissance, est Nithard, petit-fils de Charlemagne , neveu et 
confident de Louis, dont il continua à défendre la cause en 
servant Charles, son fils favori. Ce fut à la demande de ce 
prince qu'il raconta toutes les tristes circonstances qui si- 
gnalèrent les querelles des quatre frères. Supérieur aux 
écrivains de son époque par la pureté et Téclat de son style, 
il l'est aussi par ses pensées mêmes, par Ténergie de ses sen- 
timents. Il présente en tableaux pleins de force toutes les 
vicissitudes de ces temps de troubles et le long déchiremrat 
d'un empire trop vaste pour subsister sans partage. Dans son 
récit brefetanimé,-Pépin s'éclipse promptement de la scène, 
Lothaire se pose à part comme un mauvais génie dont la 
domination n'est fondée que sur le crime, Louis d'Allemagne 
et Charles de France apparaissent comme les véritables re- 
présentants des peuples, chargés de la mission d'établir et de 
consolider deux vastes états. Rien de plus pathétique et de 
plus solennel que l'entrevue de ces deux princes victorieux, 
après la bataille de Fontenay, concluant à Strasbourg, en 
842, une alliance entre leurs deux armées composées d'Alle- 
mands et de Français. Le serment mutuel qu'ils y prêtèrent, 
l'un en langue tudesque et l'autre en langue romane, textuel- 
lement reproduit par Nitbard, est un des monuments les 



POÉSIE TUDE8QUË. 143 

plus précieux du moyen âge, puisqu'il nous révèle d'un côté 
l'antique contexture de l'allemand, de l'autre, la première 
formation du français à peine détaché de la langue latine. 
Louis prononça la formule en roman et Charles en tudesque, 
afin d'être compris de leurs peuples respectifs \ 

SERMENT DE LOUIS. 

Pro Deo amur et pro Christian poblo et nostro commun salva^ 
mentOj dist di in avant ^ in quant Deus savir et podir me dunal, 
si salvarai eo cist rneonfradre Karlo et in adjuda et in cadhuna 
cosa, si eum om per dreit sonfradre salvar distj in o quid il mi 
altresi fazet; et ab Lvdher nul plaid numquam prendrai^ qui 
meon vol cist rneonfradre Karlo in damno sit. 

SERMENT DE CHARLES. 

In Godes minnn ind um tes christianes folches ind unser 
bedhero gehaltnissi^fon thesemo dage frammordeSy so fram so 
mir Got geweizi indi mahd furgibit, so hald ih tesan minan 
bruodher soso man mit rehtu sinan bruodher scalj intkiu thaz er 
mih soso mac duon; indi mit Luther en inno hheinni thing n» 
gegangan zhe minan willon imo ce scadhen werdhe* 

Voici le sens de ces serments, exactement calqués l'un 
sur Tautre : « Pour l'amour de Dieu et pour le peuple chré- 
tien et notre commun salut, de ce jour en avant, et tant que 
Dieu me donnera de savoir et de pouvoir , je soutiendrai 
mon frère ici présent par aide et en toute chose, comme il 
est juste qu'on soutienne son frère, tant qu'il fera de même 
pour moi ; et jamais avec Lothaire je ne ferai aucun accord 

> Extrait de la Chronique de Nithard, dans la Collection des histo- 
riens de FraBce. 



1 44 LITTÉRATURE DU NORD. 

qui de ma volonté soit au détriment de mon frère. % Cette 
alliance fut suivie de près du traité de Verdun , qui termina 
enfin la guerre civile eu partageant entre les trois rivaux 
l'Italie, TÂlIemagne et la France. 

Jetons maintenant un regard en arrière, et considérons 
le siècle de Louis I et de ses fils dans son influence sur la 
littérature. Ici nous avons à regretter la perte des monu- 
ments recueillis par Charlemagne, de ces anciens chants en 
langue tudesque qui célébraient la gloire des vieux guerriers, 
et dont il n'est resté que le fragment de Hildebrand. La 
pieuse ferveur de Louis I, qui lui faisait rejeter toute œiivre 
profane comme dangereuse et entachée de péché, le porta à 
anéantir ces restes curieux du paganisme et à étouffer ainsi 
dans son germe la poésie héroïque des Germains. Hais d'un 
autre côté la littérature religieuse, à laquelle se mêlaient des 
réminiscences classiques, était cultivée avec le plus grand 
soin dans les monastères de la règle de saint Benoit qui 
couvraient la surface de Tempire, et particulièrement dans 
les célèbres abbayes de Saint-Gall, de Fulde, de Saint-Denis, 
de Reims , régénérées par la docte influence de Raban , de 
Hincmar, d'Érigène. 

Raban Maur, à l'exemple d'Alcuin, dont il fut le plus zélé 
disciple , fonda des écoles, étendit l'enseignement et renri- 
chit par de savants ouvrages latins, tels qu'un Traité sur 
l'Univers, et un autre sur les Langues, dans lequel $e trou- 
vent des documents précieux sur les anciens caractères 
runiques qu'il fit connaître le premier. Hincmar, arche- 
vêque de Reims et conseiller intime de Charles le Chauve, 
favorisa le progrès des lettres , et appela d'Irlande Scot Éri- 
gène, métaphysicien ingénieux et hardi, pendant que lui- 
même, par ses écrits et par ses actes, protégeait la puis- 



POÉSIE TUDESQUE. 145 

sance royale contre les exigences de Rome, et préparait dès 
le neuYième siècle les libertés de TÉglise gallicane ^ 

La poésie latine n'était pas négligée, malgré l'austérité 
des cloîtres ; elle vivait même dans le langage du peuple 
comme le prouvent les vers en latin barbare que chantaient 
les guerriers de Louis II, fils de Lothaire, prisonnier du duc 
de Bénévent, quand ils marchaient à sa délivrance et le sau- 
vaient au péril de leur vie. 

La littérature tudesque, qui naît à cette époque, nous offre 
parmi les écrits religieux , entremêlés de traductions , plu- 
sieurs hymnes en vers allitérés, dont le plus remarquable est 
celui qu'on a découvert dans le cloître de ^Yeissenbrunn, et 
dont voici à peu près le sens : 

€ J'ai appris des vieillards les plus sages qu'il n'y avait 
d'abord ni terre , ni voûte céleste , ni arbre , ni montagne ; 
qu'on ne voyait ni étoile, ni soleil, ni lune, ni vaste mer. Sans 
commencement, sans fin. Dieu existait seul tout-puissant, 
type parfait de la bonté humaine , et avec lui la foule des 
esprits bienheureux. Dieu saint, Dieu tout-puissant, qui créas 
le ciel et la terre , et qui donnas aux hommes tant de biens , 
accorde-moi par ta grâce une foi sincère, une volonté droite, 
une sagesse, une prudence, une force, une énergie, qui me 
fassent résister au démon et triompher du mal en observant 
tes lois ! » 

Le style et le fond de cette prière tirée de la Genèse rap- 
pellent à la fois l'hymne de Cedmon, qui ouvre la littérature 
anglo-saxonne , et le chant cosmogonique de l'Edda , qui en 
contient le premier germe. 

Un autre hymne tudesque, d'un rhythme solennel, pré- 



^ Études sur VHistoire de France^ par M. Guizot. 

10 



146 LITTÉRATURE DU NORD. 

sente TOraison dominicale sous la forme la plus ancienne 
dans cet idiome. Des fragments considérables en prose de 
la Règle bénédictine du moine Kero, et de la Traduction 
bibliqne attribuée à Tatian, sont surtout curieux pour la 
philologie * ; mais deux œuvres en vers d'un mérite réel, les 
Harmonies ou Paraphrases évangéliques d'Otfrid et de Hé- 
liand , composées par ordre de Louis le Débonnaire , pour 
être répandues Tune dans le midi et Tautre dans le nord de 
l'Allemagne, prouvent que Tinspiration poétique n'était pas 
complètement étrangère à ce siècle de luttes et de boulever- 
sements. 

L'Harmonie d'Otfrid, moine de Wî^sembourg, est écrite 
en vers tudesqnes rimes, dont la cadei^co est encore appré- 
ciable ; son style se distingue généralement par la douceur, 
la sensibilité. Ce poème s'ouvre par quelques quatrmns dé- 
diés au roi, son protecteur; puis, dans un exorde plein 
d'onction , il déplore la décadence des lettres, Tétat de ru- 
desse et d'abandon dans lequel végète son idiome national ; 
il exprime le désir de le répandre et de l'ennoblir s'il en a 
le pouvoir , et commence ensuite cette œuvre de patience où 
les sages préceptes, les réflexions morales, les élévations 
pieuses s'enchaînent sans confusion au texte des Évangiles, 
qu'il rend avec simplicité et harmonie, comme on peut en 
juger par ce passage (St. Luc n) ^ : 

Thô wârum thar in lante 

Hirta haltente^ 
Tliefehes dâtun warta 

Widarfianta. 

* Schilteri Thésaurus. — Altdeutsche Proben. 

* Otfrids Evangelien-harmonie, von Graff, Kœnigsberg, 1831. 



POÉSIE TDDESQUÈ. 147 

Zi in quam boto scôni 

Engil scinenti ; 
Joh wurtun sie inliuhte 

Fon himilisgen liohte. 

« Il y avait aux champs des bergers qui s'y tenaient pour 
garder les troupeaux contre toute attaque ennemie ; soudain 
Tinrent de beaux messagers, des anges radieux, qui les illu- 
minèrent du reflet de leur lumière céleste. » 

Au milieu des touchants récits dont se compose la vie du 
Sauveur , Offrid né dans le midi de TAIlemagne , au sein 
d'une civilisation toute imbue des vérités chrétiennes , jette 
souvent un regard sur lui-même, sur sa vocation, sur ses 
devoirs , sur les trésors de la bonté divine qu'il ne saurait 
assez faire connaître , assez glorifier dans ses chants. Ce fut 
Fœuvre de toute sa vie; aussi quand, après sa longue course, 
il touche au but de ses efforts, il s'écrie avec enthousiasme : 

« Avec l'aide du Christ et par sa grâce, me voici en vue du 
rivage ; il m'est permis de revoir mes foyers ; ma navigation 
est à son terme ; je vais maintenant plier mes voiles, et lais- 
ser mes rames dans le port. » 

Plus loin il ajoute, à la fin de son livre : « Me voici plein 
de joie dans le port protecteur; je bénis la grâce qui m'y 
ramène ; honneur à la toute-puissance divine dans le ciel et 
sur la terre, chez les anges et chez les hommes, d'éternité en 
éternité ! » 

Tel n'est pas le style de l'Harmonie de Héliand, moine 
saxon dont l'imagination ardente, exaltée p^r les fictions du 
Yalhall, se détache avec peine de ses souvenirs d'enfance 
qu'elle entremêle aux vérités bibliques. Destinée aux Saxons 
nouvellement soumis, à ces fiers habitants des forêts , chez 
qui la chute de l'idole d'Ërmensul sous le glaive victorieux de 



148 LITTÉRATURE DU NORD. 

Charlemagne n'avait quMmparfaitement effacé le paganisme, 
ce poème en langue friso-saxonne, d'un style sentencieux et 
grave, est plein d'austérité et d'énergie ; son rbythme même 
dénote celte tendance, comme le prouvent ces vers pris au 
hasard' : 

Geng imu thé thé Godes sunu^ endi isjungaronmid imu^ 
Waldandfan themu wihe, ail sô is willjo geng ; 
Jac imu uppen ihene berg gistég, bom drohtines. 

« Alors marcha le Fils de Dieu et ses disciples avec lui, en 
s'éloignant du temple selon sa volonté; et l'enfant du sei- 
gneur monta sur la montagne. » 

Parmi lés scènes de la vie du Sauveur et ses paraboles 
instructives, Héliand s'arrête avec prédilection aux tableaux 
propres à frapper l'âme, à épouvanter la conscience, à reflé- 
ter les fortes couleurs quUnspire Taustère nature du Nord. 
C'est ainsi que le massacre des Innocents, les souffrances du 
Christ , le Jugement dernier , sont peints sous les traits les 
plus sombres , et que les allégories païennes du Nifel et du 
Huspel , mondes de glace et de flamme, s'y entremêlent aux 
oracles sacrés. Nul doute que cette œuvre remarquable n'ait 
fait à cette époque une impression profonde sur les guerriers 
farouches qu'elle devait éclairer, et préparer par la religion 
à une phase supérieure d'existence, que devaient précéder 
encore bien des désastres. 

^ Heliands Evangelien-harmonie , von Schmeller, Mûnchen, 1830. 



CHANT DE RÀGNAR. 149 



XIV 



Chant de Raf^nar, Maenr* de* pirate*. 



Les larmes que répandit Charleinagne sur les malheurs 
réservés à ses peuples ne furent que trop justifiées après sa 
mort par les dissensions de ses petits4ils et par les agrès*» 
sions de ces hardis pirates dont les barques redoutables 
avaient Trappe ses yeux. Ce fut en effet dans ce neuvième 
siècle, où ritalie, la France et TAIlemagne ébauchaient leur 
nationalité au milieu de luttes incessantes, où Theptarchie 
anglaise, réunie sous Egbert de Wessex, essayait ses forces 
incertaines, où l'Espagne, courbée sous les Arabes, sMsoIait 
des autres nations, que la Scandinavie, sanglant domaine 
d'Odin, prit tout à coup un essor formidable en déversant sur 
le reste de l'Europe ses essaims de dévastateurs. Ces chefs de 
bandes sans foyer, sans asile, lancés sur les vagues ora^ 
geuses, poussés au hasard par les vents, s'abattaient comme 
les oiseaux de proie, ou comme les loups dont ils prenaient 
le nom, sur les côtes laissées sans défense et exposées à leur 
rapacité. Leur mépris du danger et leur soif de la mort, qui 
ouvrait aux braves le Yalhall, leur donnaient une force in- 
Tincible et une infatigable ardeur. Les défaites, s'ils en 
éprouvaient, ne faisaient qu'aiguiser leur courage; leur avi- 
dité était sans bornes et leur cruauté inouïe. Aussi les peu- 
ples effrayés fuyaient-ils en foule devant eux ; monastères, 
palais et cités se dépeuplaient à leur aspect ou devenaient la 



150 LITTÉRATURE DU NORD. 

proie des flammes, laissant leurs trésors entassés dans les 
mains de ces hommes indomptables. 

Le plus célèbre de ces rois pirates et le plus anciennement 
connu est Ragnar Lodbrok, fils de SigurdRing, qui régna 
quelque temps sur le Danemark et la Suède. Mais, repoussé 
par des compétiteurs puissants, Ragnar n'hérita de son père 
que le yain titre de roi des îles. Exilé ainsi sur la mer, avec 
ses intrépides frères d'armes, il sut au milieu de sa flotte se 
créer une puissance nouvelle. Ce fut au milieu des revers 
qu'éclata le génie de Ragnar, génie sauvage et sangui- 
naire, mais en même temps plein de force et d'éclat. Plu- 
sieurs Sagas exaltent sa gloire, et, dans ces récits entremêlés 
de fables mais basés sur un fond historique, nous le voyons, 
répée à la main, disputant sa première femme à un monstre, 
épousant, après elle, une héroïne douée des plus brillantes 
qualités, sillonnant la mer sur ses barques pour courir aux 
dangers et aux pillages, et étendant ses courses.redontables 
non-seulement en Suède et en Russie, mais en Belgique, en 
France, en Angleterre, où il périt après cinquante victoires. 
Ses fils, formés à son exemple, suivirent ses traces en le 
vengeant. 

Le nom de Ragnar est souvent cité dans les annales du 
moyen âge, avec ce sentiment de terreur qui s'attache aux 
guerriers redoutables. Nous en voyons une preuve dans cette 
vieille chronique anglo-normande, où l'on prétend qu'en 
848, sous le règne de Charles le Chauve, Ragnar Lodbrok 
et trois de ses fils remontèrent la Seine jusqu'à Paris qu'ils 
furent sur le point d'incendier : 

Cil Lothebroc e ses treizfiz 
Furent de tute gent haiz; 
Kar uthlages furent en mer ; 



CHANT DE RAGNÀR. 15! 

Unques nefuierent de rober, 
Tuz jurs vesquirent de rapine; 
Tere ne cuntree veisine 
TTest près d'els, ou ils a la run 
TTeusent feit envasiun. 

Toutefois, le nom de ce hardi forban n'a été réellement il-^ 
lustré que par sa mort. Ayant voulu poursuivre ses exploits 
eo attaquant Ella, un des rois de Northumbrie indépendants 
des rois de Wessex, il construisit deux vaisseaux beaucoup 
plus grands que ceux que montaient habituellement les pi-* 
rates. Ces lourds navires ayant échoué sur la côte, il fut forcé 
de combattre à terre des ennemis bien supérieurs en nombre, 
et, après une résistance désespérée, il fut pris et condamné à 
mourir dans un donjon rempli de vipères. Ce fut dans cette 
affreuse prison, au milieu des souffrances les plus atroces^ 
que, se reportant aux souvenirs du passé et charmant sa 
douleur par l'image de sa gloire, il entonna, dit-on^ l'hymne 
célèbre qui a été conservé sous son nom, et qui parait avoir 
été son chant de guerre lorsqu'il combattait à la tête de ses 
braves ^ Les premières strophes énumèrent en effet toutes 
ses courses et tous ses exploits, et les dernières, soit qu'il les 
ait prononcées au moment même de son agonie, soit qu'elles 
aient été ajoutées plus tard par Kraka ou Âsloga, sa seconde 
femme, peignent avec une rare énergie son noble mépris de 
la mort. L'ensemble de cette composition, dont l'authenticité 
parait prouvée par sa transmission successive et intacte dans 
les chroniques contemporaines et par le respect traditionnel 
dont l'entourent tous les Scandinaves, est digne en effet du 
plus grand intérêt comme monument de mœurs, comme 

*■ Krakumal, \pn Rafn, Kopenhagcn, 1826. 



452 LITTÉRATURE DU NORD. 

empreinte de génie, comme expression de sentiments pro- 
fonds dans une àme encore rude et barbare. Il est surtout 
curieux de la comparer aux chants de triomphe des Frases 
et des Angles, qui datent presque de la même époque, et 
d^entendre ainsi le cri de guerre retentir à la fois dans trois 
camps. 

L'ode de Ragnar est composée de strophes écrites en nor- 
végien et en yers libres, dont rallitération imparfaite peint 
bien le rude langage du neuvième siècle. Le style en est vif 
et abrupt, conforme aux passions qu'elle exprime et aux 
scènes de carnage qu'elle décrit. Chaque strophe, commençant 
par un refrain guerrier, énumère une victoire da héros. 
Dans la première, comme Sigurd et Beowulf, il tue le 8^^ 
pcnt de Gotiande, ou peut-être un pirate nommé Orm, pour 
lui enlever sa première femme Thora. Dans les huit strophes 
suivantes, il combat sur le Sund, sur la Duna, à Helsingen 
Finlande, à Scarpey en Norvège, à Ulleragre en Suède, con- 
tre Eysten son beau-père; puis dans les lies d'Einder et de 
Bomholm. À la dixième strophe sa course atteint la Flandre 
et s'étend ensuite sur les cotes d'Angleterre, où il dévaste 
successivement les parages de Kent, de Perth, des Orcades, 
de Northumbrie et des Hébrides. Il se porte de là en Irlande, 
où il pleure la mort de ses âls; il s'en venge dans Tile de 
Sky, sur les côtes dlla, de Lindisfarne et d'Ânglesea. Enfin, 
par un retour sur lui-même et sur la fortune des combats, il 
se recueille pour flétrir la lâcheté, pour vanter la bravoure 
guerrière ; il s'étonne qu'après tant de victoires, il ait pu 
succomber sous Ella. Il se ranime toutefois par le souvenir 
de sa gloire, par celui de sa femme la noble Asloga, et de ses 
fils qui vengeront sa mort. Enfin, au dernier moment, il 
compte encore le nombre de ses triomphes, et meurt sans 



GHANT DE RAGNAR. 153 

une seule plainte en invoquant Odin. Cette fin, d'un pathé- 
tique sublime, couronne dignement les scènes terribles, les 
étranges et frappantes images dont celte ode est toute par- 
semée, et qui prouvent d'une manière évidente son origine 
antique et païemie. Sans parler du nom même de Lodbrok, 
qui signifie culottes velues, pour indiquer le vêtement lai- 
neux qui préserva Ragnar des morsures du serpent, la 
guerre y est appelée le jeu de Hilda ; un vaisseau, le coursier 
de Nefler, la chaussure d'Égil, la monture d'Egir ; une cui- 
rasse, la cotte de Hamder ou de Skogul ; un bouclier, la tente 
de HIaka; un loup, le coursier de Fala; une ^pée, la torche 
mortelle; un javelot, le dragon homicide; une flèche, la 
vierge messagère. Partout la mythologie Scandinave poétise 
et relève l'expression par ces souvenirs religieux ou hé- 
roïques qui excitaient l'enthousiasme des braves. Odin, leur 
rémunérateur, y parait sous une foule de noms, accumulés 
surtout dans les dernières strophes, où l'intrépide guerrier, 
en proie à mille tortures, brûlé par le venin des vipères, 
sait recueiltif^ toute sa force d'âme pour triompher de cette 
épreuve suprême. Il meurt enfin, sûr d'être vengé par des 
fils formés à son exemple, laissant les spectateurs dans un 
muet étonnement pour tant de barbarie jointe à tant de 
grandeur. 

CHANT DE RAGNAR. 

Hiuggu ver medh kiôrvi! 
Hitt var ei Jyrir laungu 
Er a Gautlande gengu 
A t grafvitnis mordhi ; 
Thafengu ver Thoru. 

1. 
< Nous avons frappé du glaive ! Naguère , nous allâmes 



154 LITTÉRATURE DU NORD. 

enGotlande exterminer le malicieux reptile, et je reçus Thora 
pour épouse. Les guerriers me nommèrent Lodbrok dans 
ce combat où je perçai Fanguille de la bruyère , où mon 
acier d'une trempe brillante s'enfonça dans ses anneaux tor- 
tueux. 

2. 
« Nous avons frappé du glaive ! J'étais bien jeune encore 
quand nous voguâmes à Test du Sund , où nous préparâmes 
une curée abondante aux loups et aux aigles dorés. Les hauts 
cimiers retentissaient sous le fer, les vagues se gonflaient de 
toutes parts, et le corbeau nageait dans le sang. 

3. 

« Nous avons frappé du glaive ! J'ai levé la lance avec 
fierté , j'ai rougi mon épée quand , à Tâge de vingt ans , je 
combattis huit chefs , à l'orient , aux bouches de la Duua. 
Nous donnâmes un ample repas aux loups, pendant qu'une 
sueur sanglante s'écoulait dans la mer et que les guerriers 
perdaient la vie. 

4. 

« Nous avons frappé du glaive I Hilda nous fut favorable 
quand nous envoyâmes les Hcisingiens peupler le palais 
d'Odin. Nous remontâmes le cours de l'ifa ; aussitôt Tépée 
mordit, le sang chaud bouillonna dans les vagues, le fer re- 
tentit sur les cuirasses , et la hache fendit les boucliers. 

8. 

d Nous avons frappé du glaive ! Personne , je le sais , ne 
songea à la fuite avant que , sur les coursiers de Hefler, 
Herrauder ne tombât dans la lutte. Jamais, sur les chaus- 
sures d'Égil, aucun chef plus illustre ne voguera vers le port 



CHANT DE RAGNAR. 155 

à travers la plaine des pétrels. Ce roi portait dans le combat 
un cœur inébranlable. 

6. 

« Nous avons frappé du glaive ! Les combattants jetèrent 
leurs boucliers quand le fer homicide assaillit leur poitrine. 
Le dard mordit à Scarpascère , Torbe du bouclier fut rougi 
jusqu'à ce que tombât le roi Rafn. La sueur bouillante des 
héros coula le long de leurs cuirasses. 

7. 

< Nous avons frappé du glaive ! Les lances rugirent avant 
que le roi Eysten ne succombât à Ullaragre. Les faucons 
brillants d*or volèrent à leur repas ; la torche mortelle brisa 
dans le conflit les boucliers ensanglantés , et le vin suintant 
des blessures se répandit sur les épaules. 

8. 
c< Nous avons frappé du glaive ! Devant les iles de Einder, 
les corbeaux purent déchirer leur proie , et les coursiers de 
Fala trouvèrmit une abondante curée. Dès le lever du soleil, 
l*œil ne pouvait embrasser toute la lutte ; je vis les jets de 
Tare voler de toutes parts , et le fer s'enfoncer dans les cas- 
ques. 

9. 

« Nous avons frappé du glaive ! Nous baignâmes de sang 
nos boucliers quand nous brandîmes la lance devant Tile de 
Burgundholm. Une grêle de traits brisa les cuirasses, Tonne 
flexible fil voler le fer. Vulner périt, le plus puissant des 
rois; les cadavres couvrirent le rivage, et le loup savoura 
^«6on iestin. 

10. 

< Nous avons frappé du glaive ! Le combat fut indécis 



156 LITTÉRATURE DU NORD. 

jusqu'à ce que le roi Frcyr tombât sur la côte de Flemmîn- 
gie. Le poinçon noir, ensanglanté, perça dans le combat la 
cotte dorée de Hœgen ; au matin, la jeune vierge pleura, car 
les loups eurent une ample proie. 

H. 

< Nous avons frappé du glaive ! Je vis des centaines 
d'hommes tomber dans les barques d'Eynefer, sur la c6(e 
d'Englanœs. Nous voguâmes six jours avant de combattre ; 
enfin , au lever du soleil , nous célébrâmes la messe des 
lances, et Yaltbiofer dut tomber sous nos coups. 

12. 

c Nous avons frappé du glaive ! La rosée coula des épées 
dans le détroit de Barda , les éperviers se repurent de cada- 
vres. L'arc résonnait pendant que le fer déchirait les cottes 
d'armes durcies pour le combat ; la lance serpentait dans la 
plaie , inondée de venin et de sang. 

13. 

a Nous avons frappé du glaive ! Nous levâmes fièrement 
Fécu de guerre, pour le jeu sanglant de Hilda, devant la baie 
de Hedning. Alors nos ennemis purent voir comment nous 
fendions les boucliers, comment nos épées, poissons voraces, 
brisaient les casques avec fracas. Ce n'était pas comme lors- 
qu'une belle fiancée nous accompagne au lit nuptial. 

14. 

€ Nous avons frappé du glaive ! Une tempête violente as- 
saillit les boucliers et les cadavres couvrirent la terref^ 8i# 
les côtes de Nordhumbrie. Il ne fut pas nécessaire le matin 
d'exciter les hommes aux combats, où leurs traits éiincelants 



GDANT DE RAGNAR. 157 

s'enfonçaient dans les casques. J'ai vu les écus de guerre se 
rompre et jes guerriers expirer de toutes parts. 

18. 

< Nous avons frappé du glaive I II fut donné à Herthiof de 
vaincre nos troupes à Sy derœr. Au milieu d'une pluie de fer 
Rœgnwald tomba, deuil affreux pour nos braves ! Les guer- 
riers, agitant leurs casques, lançaient avec force leurs jave- 
lots. 

16. 

c Nous avons frappé du glaive ! Les corps s'entassaient sur 
les corps, le vautour s'est réjoui dans le fracas des armes. 
Marstan, qui régnait sur l'Irlande, ne laissa jeûner ni les 
aigles ni les loups, pendant que le fer heurtait les boucliers. 
Le <torbeau , dans le golfe de Yedra , trouva une abondante 
pâture. 

17. 

€ Nous avons frappé du glaive ! J'ai vu des centaines d'hom- 
mes succomber sous nos coups, le matin au fort de la mêlée. 
Trop tôt, hélas ! le dard funeste pénétra dans le cœur de mon 
fils : Égil enleva la vie à l'intrépide Agnar. Les épées reten- 
tirent sur les noires cottes de mailles, les enseignes brillèrent 
au soleil. 

18. 

€ Nous avons frappé du glaive ! J'ai vu les fils d'Endil , 
les vaillants mariniers , tailler aux loups une ample pâture. 
Ce n'était pas dans la baie de Skède comme lorsque de jeunes 
"^^icrfes nous offrent le vin. Plus d'une monture d'Egir fut 
dépeuplée par le choc des javelots, plus d'une cuirasse rom- 
pue dans la mêlée des rois. 



158 LITTÉRATURE DU NORD. 

19. 

< Nous avons frappé du glaive ! Un matin , an sud de 
Lindesœr , nous jouâmes de l'épéc contre trois rois. Peu 
d'hommes purent se vanter d'avoir échappé à cette lutte, car 
beaucoup tombèrent sous la gueule du loup et Fépervier dé- 
chira leurs cadavres. Le sang d'Érin coula à flots dans le sein 
de la mer limpide. 

20. 

< Nous avons frappé du glaive ! J'ai vu dans cette matinée 
le guerrier aux beaux cheveux , l'amant des jeunes filles, 
succomber à la lutte. Ce n'était pas dans le détroit d'AIa, 
jusqu'au moment où périt le roi Orn, comme lorsque la bai- 
gneuse nous apporte un bain chatid , comme lorsqu'au banc 
d'honneur nous embrassons une tendre vierge. 

21. 

« Nous avons frappé du glaive! Les épées mordirent les 
boucliers, tandis que les lances éclatantes retentissaient sur 
les cuirasses. Llle d'Angul attestera pendant des siècles 
comment nos chefs savent jouer des armes. Dès le matin , 
devant le promontoire , le dragon homicide fut rougi de 
sang. 

22. 

« Nous avons frappé du glaive ! Un guerrier est-il plus près 
de la mort quand, sous la grêle des traits , il combat le pre- 
mier? Souvent la vie échappe à celui que rien n'enflamme. 
Car il est difficile d'exciter un lâche à la lutte ; le cœur est 
nul dans l'homme pusillanime. 

23. 
« Nous avons frappé du glaive ! Pour moi j'appelle une 



CHANT DE RAGNAR. 159 

lutte équitable celle où , dans le conflit des armes , chaque 
guerrier attaque un guerrier. Qu'aucun homme ne fuie un 
autre homme 1 telle est depuis longtemps la loi des braves. 
Toujours l'amant d'une vierge doit être intrépide dans la 
lutte ; toujours il doit être intrépide I 

24. 

€ Nous avons frappé du glaive! D'ailleurs, j'en suis bien 
convaincu, nous suivons tous l'arrêt du sort ; il en est peu 
qui échappent aux Nornes. Jamais je n'aurais cru qu'Ella 
dût m'enlever la vie, quand, pour rassasier les faucons san- 
guinaires, je lançais mes planches sur les flots, et qu'au loin 
dans les golfes d'Ecosse nous donnions aux loups leur pâ- 
ture. 

25. 

c Nous avons frappé du glaive ! Je mé réjouis toujours en 
pensant que, dans la salle du père de Balder , les bancs sont 
prêts pour les convives. Bientôt nous boirons la bière dans 
les branches recourbées des crânes. Le brave ne gémit point 
de la mort dans le palais magnifique de Fiolner ; ce ne sera 
point avec des cris d'angoisse que j'arriverai à la salle de 
Vidrer, 

26. 

€ Nous avons frappé du glaive ! Ici tous les fils d'Asloga 
engageraient la lutte avec leurs fortes armes s'ils savaient les 
tourments que j'endure, les serpenfs venimeux qui me ron- 
gent de toutes parts. La mère que j'ai donnée à mes fils a 
mis dans leur cœur le courage. 

27. 
« Nous avons frappé du glaive! Le dernier moment appro- 



169 LITTÉRATURE DU' NORD. 

che : la rage des serpents me déchire , la vipère habite dan? 
mon cœur. Bientôt, j'espère, le dard de Yidrer s'enfoncera 
dans le cœur d'Ella. Mes fils s'irriteront du meurtre de leur 
père ; ces braves guerriers ne resteront point en repos. 

28. 

<K Nous avons frappé du glaive ! Cinquante et une fois j'ai 
livré des batailles annoncées par la flèche messagère. Jamais 
je n'ai pensé que parmi les hommes, moi qui si jeune encore 
ai rougi mon épée , aucun roi ne me serait supérieur. Les 
Âses vont m'inviter; ma mort n^est pas à plaindre. Je veux 
finir ! Les Dises envoyées par Odin m'appellent dans la salle 
des héros. Plein de joie je vais boire la bière sur un trône, à 
côté des Ases. Les heures de ma vie sont passées ; je souris 
en mourant ! ]> 

Les vœux du roi Ragnar si énergiquement exprimés , soit 
par lui-même, soit par cette Asloga, dont la fière et poétique 
figure rappelle la Yéléda de Tacite , la Yala prophétique de 
l'Edda, furent promptement entendus de ses fils, dont la 
vengeance fut complète et terrible. Les deux ahiés, Erik et 
Âgnar, avaient péri dans les plaines d'Upsal; mais quatre 
lui restaient encore : Ingvar, Hubbo, Biorn et Sigurd. Les 
trois premiers s'embarquent pour l'Angleterre, s^élancent 
sur les côtes de Northumbrie, s'emparent d'Ella qu'ils font 
mourir dans les plus horribles supplices ; puis ils dévastent 
ses états, poussent leurs conquêtes contre tous les royaumes 
formés par les Anglo-Saxons, et font trembler dans Londres 
les successeurs d'Egbert. Maîtres de la moitié de l'heptar- 
chie , après des cruautés sans nombre , Ingvar et Hubbo pé- 
rissent en Angleterre , ou triomphe le génie d'Alfred ; mais 
Biorn s'empare du trône de Suède, et Sigurd de celui de Da- 






CHIOT DE ZABOÏ. 161 

nemark, où rÉvangile prêché par saiut Anschaire préparait 
à leur race un glorieux avenir. 

La Norvège, cinquante ans plus tard, avait pour roi Harald 
le Chevelu, dont la domfaiation absolue , en dispersant tous 
ses rivaux, imprima un nouvel essor à leurs courses aventu- 
reuses. C'était répoque où Gorm l'Ancien préparait Tunité 
du Danejnai^ , où bientôt Erik le Victorieux allait fonder 
celle de la Suède ; où le paganisme expirant tentait ses der- 
nières séductions sur la lyre frémissante des scaldes, ardents 
frères d'armes des guerriers exilés dont ils aiguillonnaient 
Faudace^ 

Aussi voyons-nous dans ce siècle, où les barques Scandi- 
naves sillonnaient toutes les mers , Rurik vainqueur sur les 
côtes de Russie, Hasting sur celles d'Allemagne et dé France, 
Rolf maître de la Normandie, pendant qu'Ingolf, colonisant 
l'Islande, y transporte le culte de ses pères dont les souvenirs 
constitueront l'Edda, et pousseront, énergiques et vivaces, 
Leif Erikson jusqu'aux plages d'Amérique. 



XV 



ClMUit de SaboVf BéTell des SlaTes. 



A l'hymne guerrier de Ragnar, le héros Scandinave, image 
saisissante et terrible du sanglant enthousiasme des secta- 
teurs d'Odin , opposons , chez un autre peuple de mœurs 
plus douces quoique incultes et grossières, plus généreuses 

quoique sans cesse aigries par des attaques violentes vct 

11 



162 LITTÉRÂTDRE DV NORD. 

cruelles, opposons le cri de liberté diez les Slaves de Bohème 
et de Pologne, revendiquant contre Toppression germanique 
l'indépendance de leur patrie et le culte antique de leurs 
dieux. 

Le huitième et le neuvième siècle furent Tépoque du réveil 
et de la première organisation des peuples slaves. Après de 
longues années de ténèbres passées sous TinflueDce de hordes 
envahissantes, ils sentirent le besoin de se grouper, ée se 
constituer en états réguliers , et de s'assurer enfin la posses- 
sion du vaste territoire sur lequel si longtemps ils avaiait 
végété sans honneur. Ainsi se formèrent au midi, en opposi- 
tion aux Avares et aux Bulgares, et sous la protection de 
Fempire grec, les principautés de Servie et de Croatie, pen- 
dant qu'à l'est Burik et ses Yarègues normans jetaient an 
milieu des Slovènes les fondements de la puissance russe. A 
l'ouest, les Liekhes et les Polènes s'organisaient sous Piast 
pour résister aux Lithuaniens ; les Horaves et les Tchekhes for- 
maient une ligne puissante contre les envahissements de l'Al- 
lemagne, et échappaient par leur mâle énergie au sort des 
Polabes, desCarniens, Slaves déshérités dont le nom national 
s'est changé en celui d'esclaves. Les Tchekhes, au contraire, 
les aïeux des Bohèmes, sur qui régna vers l'an 700 une ama- 
zone, la noble Libussa, savaient combattre et chanter avec 
une égale énergie, comme le prouvent plusieurs précieux 
fragments d'ancienne poésie guerrière retrouvés à diverses 
époques sous les débris de donjons ou d'églises. Parmi ceux-ci 
il en existe deux où figure Libussa elle-même , représentée 
comme législatrice dans une discussion orageuse, et faisant 
choix de l'époux le plus digue de défendre ses droits me- 
nacés. Mais nous préférons à ces pièces d'une antiquité 
contestable un poème plein de verve et d'éclat, tiré du 



CHANT DE ZÂBOÏ. 163 

manuscrit précieux découvert à Koniginhof, et intitulé 
Victoire deZabo!; poème d'une authenticité irrécusable, re- 
traçant admirablement les mœurs, les douleurs, les croyances 
de ces populations naïves, longtemps hostiles au Chris- 
tianisme qu'on leur imposait par le fer ^ 

Zaboî, chef d'une tribu bohème, qui, après la mort de son 
prince, s'était vue opprimée par les Germains et forcément sou- 
mise à leur foi, réunit secrètement ses amis, les exhorte à une 
défense généreuse, et, joignant sa troupe à celle de Slavoî, son 
frère d'armes, il fond sur les ennemis commandés par Ludiek, 
4ue leur chef, en fïiit un grand carnage, et rend la liberté à 
isa patrie. Tel est , dans sa simplicité , le sujet de ce chant 
T^narquable, dont l'enthousiasme et Ténergie dénotent un 
témoin ociflaîre. On croit voir le chantre inspiré, comme les 
bardes et les scaldes du Nord, animant lui-même par ses ac- 
-centis les nobles défenseurs de la patrie, et excitant leur ardeur 
vengeresse contre d'arrogants oppresseurs. On croit surtout 
entendre le génie expirant, mais encore indompté du paga- 
nisme, se roidissant une dernière fois contre l'ascendant 
irrésistible qui, par la persuasion ou par la force, imposa à 
l'Europe une religion nouvelle. Aussi appelle-t-il à son aide 
et le nom de Lumir, le chantre des vieux temps, et celui du 
Wisehrad, berceau de la nation bohème, et les austères 
images des Bogi, dieux, de Bies, le démon, de Tras, l'épou- 
▼ante, de Yesna et Morana, la naissance et la mort, et des 
oiseaux sacrés et des monstres féroces, exécuteurs des cé- 
testes vengeances. Tout con*espond , dans ces croyances 
pideunes , à l'hymne Scandinave de Ragnar , si ce n'est 
qu'une émotion mélancolique et généreuse , expression d'un 

< Kralodioùtski Rukopis, de Hanka et Swoboda, Prague, 1829. — 
¥oir aussi flotte BiHoire littéraire des Shwes. 



164 LITTÉRATURE DU NORD. 

par patriotisme, tempère par sa douceur les horreurs du 
carnage et communique à l'âme une profonde sympathie. 

CHANT DE ZABOÎ. 

S orna Usa vystupuie skala; 
Na skalu vystupi silny Zaboï ; 
Obzira kraiiny na vse strany, 
Zamuti sie ot kraiin ote vlech. 
I zastena plaéem holuhinym , 
Sedie dluho^ i dluho sie mutie. 

c Dans la forêt noire s'élève un rocher; sur ce rocher s'é- 
lance le fier Zaboï; il contemple les campagnes, et les campa- 
gnes affligent ses regards. Gémissant comme le ramier sau- 
vage, longtemps il reste assis, et longtemps il s'afflige. Tout à 
coup il bondit comme le cerf à travers la forêt solitaire; il court 
de l'homme à l'homme, du guerrier au guerrier, dans toute 
l'étendue de la contrée; il dit en secret quelques brèves pa- 
roles, s'incline devant les dieux et continue sa marche. 

< Un jour s'écoule, un autre jour s'écoule ; mais quand la 
lune éclaire la troisième nuit, les hommes sont réunis dans la 
sombre forêt. Zaboi vient à eux, les mène dans la vallée, 
dans la vallée la plus profonde du bois. Il descend bien loin 
an-dessous d%ux et prend en main sa guitare mélodieuse : 

c — Amis aux cœurs de frères, aux yeux de flammes, ce 
chant qu'ici j'entonne en cette vallée profonde, il part de mon 
cœur , du fond de mon cœur plongé dans une sombre tris- 
tesse. Notre père a rejoint ses ancêtres ; il a laissé ici ses en- 
fants, ses compagnes, sans dire à aucun d'entre nous : Ami, 
donne-leur des conseils paternels 1 

< — Et l'étranger est venu avec violence ; il nous commande 
dans une l^gue inconnue, et, les coutumes de la terre étran- 



CBÂNT DE ZABOÎ. 165 

gère il faut que, du matin au soir, nos enfants, nos femmes 
s'y soumettent ; il faut qu'une seule épouse nous accompagne 
depuis Yesna jusqu'à Morana. 

c — Us ont chassé les épenriers de nos bois ; et les dieux 
qu'ils adorent il faut qu'on les invoque ! Nous n'osons plus 
frapper nos fronts devant nos dieux , leur apporter les mets 
au crépuscule , où notre père venait leur en ofTrir , où il ve- 
nait chanter leurs louanges. Ils ont abattu tous les arbres, et 
ils ont brisé tous les dieux ! 

c — Âh! Zabo!, tes chants vont droit au cœur ; tes chants, 
empreints de tristesse , ressemblent à ceux de Lumir , dont 
la voix et la lyre émeuvent le Wisehrad et les extrémités de 
la terre ! Tous nos frères l'ont senti comme moi ; oui , un 
noble barde est cher aux dieux. Chante! c'est à toi qu'il est 
donné d'enflammer nos âmes contre l'ennemi. 

c Zaboi a remarqué d'un regard les yeux étincelants de 
Slavo!, et ses chants continuent à pénétrer les âmes : 

c Deux des fils dont la voix marquait l'adolescence sorti* 
rent de la forêt profonde ; armés de l'épée , de la hache , du 
javelot, ils exercèrent leurs bras novices ; cachés à tous les 
yeux, ils revinrent avec joie ; et, les bras affermis en vigueur, 
les esprits mûris à la lutte, entourés de frères du même âge, 
tous fondirent sûr l'ennemi commun, et leur fureur fut celle 
de la tempête, et le bonheur, le bonheur d'autrefois revint 
enfin visiter leur patrie ! 

c Tous aussit6t descendent vers Zaboî, tous le pressent 
dans leurs bras nerveux ; le cœur répond au cœur et les mains 
s'entrelacent^ et de sages discours se succèdent. La nuit va 
faire place à l'aurore ; ils remontent sans bruit de la vallée , 
et longeant isolément les arbres , ils quittent de toutes parts 
la forêt. 



166 LITTÉRATURE DU NORD. 

c Un jour s'écoule, un autre jour s'écoule ; mais après )a 
troisième journée , quand la nuit a répandu ses ombres , Za- 
bo! s'ai^ance dans la forêt, et avec lui une troupe de guerriers; 
Slavoï s'avance à sa rencontre , et avec lui une troupe de 
guerriers ; tous pleins de confiance dans leurs cbefs , tous 
brûlant de haine contre le roi, tous le menaçant de leurs 
armes. 

c — Slavoï , frère bien-aimé, vois-tu cette montagne bleue 
qui domine les plaines d'alentour? C'est là que nous portons 
nos pas. Au levant de la montagne , vois-tu cette forêt som- 
bre? C'est laque s'unirontnos mains. Cours-y à pas de renard; 
j'y marche de mon côté. 

c — Frère Zaboî, pourquoi donc nos armes ne puiseraient- 
elles leur force qu'au haut de cette montagne ? D'ici même 
attaquons en face les hordes homicides du roi ! » 

« — Frère Slavoï, veux-tu écraser le dragon? Marche-lui 
sur la tête ; et sa tête est là-bas ! 

« Aussitôt la troupe, divisée dans le bois, se partage à 
droite et à gauche ; les uns suivent les ordres de Zaboî , les 
autres ceux de l'ardent Slavoï. Tous marchent vers la mon- 
tagne bleue à travers les forêts profondes. 

< Cinq fois le soleil avait paru quand de nouveau ils se 
tendirent les mains, quand de loin leurs yeux de renard 
observèrent les cohortes royales. 

< — Que Ludiek réunisse ses légions, toutes ses légions 
aous un coup de nos haches! Ah! Ludiek, lu n'es 
qu un vassal parmi tous les vassaux du roi, va dire à ton 
maître superbe que ses décrets ne sont qu'une vaine 
fumée I 

« Ludiek s'irrite, et son prompt appel a aussitôt réuni les 
cohortes. Leur reflet remplit l'étendue, et le soleil resplendit 



CHANT DE ZâBOI. 167 

sur lèur^ armes ; tous les pieds sont prêts à marcher » toutes 
les mains à frapper au signai de Ludielc. 

c — Slavoiy frère bien-aimé, cours ici à pas de renard » 
pendant que je les attaquerai de front ! 

c Et , comme la grêle , Zaboï les charge en face ; comme 
la grêle, Slavoï les charge en flanc. 

c — FrèreS) voici ceux qui ont brisé nos dieux» qui ont 
déraciné nos arbres, qui ont chassé les éperviers des bois. 
Les djeux eux-mêmes les livrent à nos coups ! 

< Aussitôt, du milieu des ennemis, la rage entraîne Ludiek 
contre Zaboï ; et , les yeux étincêlants de colère , Zaboi se 
précipite contre Ludiek. Comme les chênes s*abatlent sur les 
diêues arrachés du sein de la forêt, Zaboï et Ludiek ç'élan- 
cent en avant de Tarmée entière. 

a Ludiek frappe de sa forte épée, et traverse trois plaques 
du bouclier; Zaboï lève sa hache d'armes sur Ludiek qui 
l'évite; la hache rencontre un drlMTÇ qui s'abime sur la 
fbule, et trente des combattants ont rejoint leurs aïeux. 

c — Ah! s'écrie Ludiek en fureur, monstre homicide, 
exécrable dragon, essaie contre moi ton épée ! 

c Zaboi a saisi son épée et écbancré le bouclier ennemi ; 
Ludiek brandit la sienne, mais elle glisse sur Técu rabo* 
teux. Tous deux s'excitent à redoubler leurs coups , et leurs 
coups ont brisé leurs armures ; leur sang coule, le sang jailUt 
à flots sur les guerriers dans cette lutte implacable. 

c Le soleil atteint son midi, et du midi il s'incline vers le 
soir ^ cependant on combat encore , sans céder d'un côté ni 
de l'autre ; ici combat Zaboi, et là Slavoï, son frère. 

c — Meurtrier ! Bies te réclame ; assez tu as bu notre sangl 

< Zaboï brandit sa hadie, Ludiek s'est détourné; Zaboï 
tiève ça hache et la lance sur l'ennemi ; dans son vol eUe 



168 LITTÉRATtJRË DU NORD. 

fend le bouclier, et, sous le bouclier , la poitrine de Lodiek. 
L'âme a frémi devant la hache puissante, et la hache entraîne 
l'âme à cinq toises dans les rangs. 

c Un cri d'effroi dans la bouche des ennemis, un cri de 
joie dans celle de nos braves, des braves compagnons de 
Zaboï, un rayon de joie dans leurs yeux. 

« — Frères, les dieux nous donnent la victoire. Une 
troupe à droite, une autre troupe à gauche! Amenez les 
chevaux des vallées ; qu'ils hennissent dans toute la forêt ! 

c — Frère Zaboï, lion intrépide, que rien ne fetarde ta 
poursuite ! 

c Zaboï a jeté son bouclier : l'épée d'une mdn, la hache de 
l'autre, il se fraie de larges sentiers à travers lea cohortes 
royales. Ils hurlent, ils fuient, nos oppresseurs! Ttus les re- 
pousse du champ de bataille et la terreur leur arradie de 
grands cris. 

< Les chevaux hennissent dans la forêt : A cheval , à dbe- 
val, à la suite des ennemis, à travers la forêt tout entière I 
Coursiers agiles , portez notre vengeance , portez-la vers nos 
oppresseurs ! 

c Nos guerriers s'élancent sur les chevaux; pas à pas ils 
poursuivent les ennemis , coup sur coup ils assouvissent leur 
rage ; et les plaines , les montagnes , les forêts disparaissent 
à droite et à gauche. 

« Devant eux mugit un torrent dont les vagues s'amoncè- 
lent sur les vagues : l'un sur l'autre ils s'y précipitent, tous 
affrontent ses noirs tourbillons. L'onde engloutit en foule les 
étrangers; mais elle porte les fils de la patrie, elle les porte 
au rivage opposé. 

c A travers toutes les plaines, bien loin, bien loin encore, le 
milan étend ses vastes ailes et poursuit avidement les passe- 



CHANT DE ZABOÏ. 169 

reaux. Les guerriers de Zaboï se précipitent et sillonnent de 
toutes parts la contrée, culbutant, abattant les ennemis sous 
les pieds de leurs coursiers agiles « Furieux, ils les poursui- 
vent aux lueurs de la lune, à l'éclat du soleil, dans la nuit té- 
nébreuse, et au lever du jour ils les poursuivent encore. 
. c Devant eux mugit un torrent dont les vagues s'amon- 
cèlent sur les vagues : Tun sur Tautre ils s'y précipitent, 
tous affrontent ses noirs tourbillons. L'onde engloutit en 
foule les étrangers ; mais elle porte les fils de la patrie, elle 
les porte aa rivage opposé. 

c — Là^bas, vers la montagne grise, que là s'arrête notre 
vengeance I 

€ — fiegarde, Zabo! mon frère, nous ne sommes plus loin 
de la montagne; regarde cette faible troupe d'ennemis, 
comme ils invoquent notre pitié ! 

« -^ En arrière, à travers les plaines, toi par id, moi par 
là I périsse tout ce qui vient du roi ! 

c Les vents grondent dans tout le pays, dans tout le pays 
grondent les armées ; à droite, à gauche, en rangs serrés, 
elles font entendre leurs cris de triomphe 

« — Frère, vois cette montagne lumineuse ! C'est laque les 
dieux nous donnèrent la victoire ; c'est là que les âmes par 
essaims voltigent maintenant d'arbre en arbre, efTrayant les 
oiseaux, les bètcs fauves et redoutées de tous, excepté des 
hiboux. Allons sur le sommet ensevelir les corps et présen- 
ter aux dieux lés mets du sacrifice ; aux dieux qui nous sau- 
vèrent sacrifions avec joie, et chantons un hymne à leur 
gloire, en leur offrant les dépouilles des vaincus ! » 

Quelle est maintenant cette victoire célébrée par le chantre 
slavon, dont tout semble attester ici la véracité historique? 
Quelle est cette glorieuse délivrance dont le souvenir a tra- 



170 LITTÉRATURE DU NORD. 

versé les &ges? Quelques critiques, frappés de son impor- 
tance et de l'analogie lointaine des noms, ont cru recon- 
naître dans Zaboï ce Samo contemporain de Dagobert, qui 
vainquit Tannée des Francs à Yoigtberg en Moravie, à une 
époque, selon nous, trop lointaine pour qu'on puisse y rat- 
tacher un poème d'une contexture déjà si parfaite. D'autres 
ont cru voir dans Ludiek, chef de l'armée ennemie. Tempe* 
reur Louis le Germanique, qui fit effectivement la guerre aux 
Slaves ; mais cette supposition tombe d'elle-même par Tenon- 
dation même de l'auteur qui reproche à ce chef de n'être 
qu'un vassal. Toutefois c'est une époque bien rapprochée de 
ce règne, peut-être celle du règne de ses trois fils qu'il faut 
assigner à ce poème et au fait d'armes qui en es^ le sujet, 
puisque nous voyons au dixième siècle, à Textiiiction des 
Carolingiens, le Christianisme partout professé, partout ad- 
mis chez les peuples slaves, qui, cessant d'être ses adver- 
saires, devinrent ses zélés défenseurs. 

Cette grande révolution qui fit entrer ces peuples dans la 
famille européenne et prépara, quoique lentement encore, 
leur émancipation intellectuelle et politique, fut accomplie 
par deux pieux missionnaires, Cyrille et Méthode, partis de 
Constantinople en 860, et admis, dans plusieurs voyages 
i^uccessiCs, chez les Bulgares, les Serbes, les Moraves^ dont ils 
convertirent successivement les princes, dotant ces tribus 
arriérées, mais avides de lumières et de progrès, d'une tra- 
duction des Évangiles en vieux Slovène leur idiome national, 
écrit à l'aide d'un alphabet nouveau. Heureux imitateurs 
d'Ulfilas, ils firent, à cinq siècles de distance, aux Slaves 
qu'ils venaient convertir, ce même don intellectuel et reli- 
gieux qu'avaient reçu des Goths les tribus germaniques. 
L'alphabet de Cyrille habilement combiné de lettres grecques, 



ALFBED LE GRAP^D. 171 

coptes et arméniennes, et admis par les Serbes et les Russes 
qui Tont conservé jusqu'à nos jours, est le plus complet qui 
existe en Europe. Le succès de cette prédication éloquente 
et toute nationale , en excitant l'émulation , la jalousie 
même des prêtres latins établis en Bohême et en Pologne, 
où leur alphabet fut maintenu, fit rayonner d'autant plus 
promptement la foi nouvelle sur toute la contrée. Des chefs 
bdliqueux et de cruels despotes courbèrent la tète sous ce 
joug salutaire, et avant un siècle tous les Slaves à Test et à 
Vouest d^ Garpathes étaient soumis au Christianisme, tout 
prêts à partager ses épreuves et sa gloire. 



XVI 



Alfred le drand^ IiiTmsIoM des Normansi 



Pendant que Louis le Germanique et Charles le Chauve, 
se disputant l'héritage de Lothaire, agitaient le midi de l'Eu- 
rope et léguaient à leurs fils des dissensions funestes , la 
France était ouverte aux courses des Normans qui deve- 
naient toujours plus menaçantes. Robert le Fort, leur vail- 
lant adversaire, avait péri à la bataille de Briserte; et leurs 
barques, remontant tous les fleuves, pénétraient dans le cœur 
du royaume. L'Escaut, la Somme, la Seine et la Loire étaient 
rougis de sang et chargés de dépouilles ; Paris même était 
menacé, et les attaques subites, les surprises meurtrières se 
multipliaient de toutes parts. 

Au milieu de cqs péripéties cruelles qui tenaient en éveil 



172 LITTÉRATURE DU NORD. 

toutes les populations, chaque succès remporté sur les enya- 
hisseurs excitait le plus vif enthousiasme. Quelquefois le cri 
de délivrance, s'élevant du milieu des cloîtres, revêtait une 
forme poétique pleine d'élan et d'onction religieuse, comme 
nous le voyons par le chant tudesque composé en l'honneur 
de Louis UI, petit-fils de Charles le Chauve, qui a^ait, en 
881, vaincu les Normans à Saucourt K II est écrit en disti- 
ques rimes, dans le style ferme et concis que semblait récla- 
mer le sujet, et avec toute l'effusion de la foi jointe à Tamoiir 
de la patrie. Le combat n'y est qu'indiqué; Tidée d'une 
délivrance providentielle est celle qui domine toutes les 
autres ; mais le caractère du roi Louis, collègue généreux de 
son frère Carloman, n'en ressort pas moins avec noblesse du 
milieu de ce naïf récit. 

CHANT DE LOUIS UI. 

Einan kuning weiz ih^ 
Heizit herro Hlt^dwig^ 
Ther gerno Gode dionot; 
Wol er imo8 lonot. 
Kind warth er faterlosj 
Thés warth ima sar buoz; 
Holoda inan iruhtin^ 
Magazogo warth ersin. 

c Je connais un souverain, le roi Louis, fidèle au culte de 
Dieu qui le récompense de sa foi. 

c Jeune encore, il perdit son père. Dans ce malheur, Dieu 
lui-même l'accueillit et voulut devenir son guide. 

c II lui donna pour compagnons des chevaliers intrépides; 

1 Dos Ludtoigslied, von Docen, MUociieii, 1813. 



ALFRED LE GRAND. 173 

il lui donna un trône dans le pays des Francs. Puisse-t-il en 
jouir de longues années ! • 

c Louis partagea le trône avec Carloman, soti frère, par 
un accord équitable et loyal. 

c Après ce pacte, Dieu voulut réprouver ; il voulut voir 
sll siïpp(Nrt^ait les peines. 

c II permit que les guerriers païens envahissent ses états, 
que les Francs devinssent leur esclaves. 

c Les uns se perdirent aussitôt, les autres furent vivement 
tentés; quiconque s'abstenait du mal était accablé d'ou- 
trages. 

« Chaque brigand armé, enrichi de rapines, enlevait un 
château et devenait ainsi noble. 

« L'un vivait de mensonge, l'autre d'assassinat, l'autre de 
défection ; chacun s'en glorifiait. 

c Le roi était troublé, le royaume en désordre ; Christ 
étant iirité permettait ces malheurs. 

c Mais Dieu eut pitié de nous; il connaissait notre dé- 
tresse, il ordonna à Louis de marcher en toute hâte. 

c roi Louis! secours mon peuple, car les Normans l'op- 
priment avec dureté. 

c Louis répondit alors : Seigneur, je le ferai; la mort. ne 
m'empêchera pas de suivre tes commandements. 

c D'après l'ordre de Dieu il leva l'oriflamme, il marcha par 
la France au devant des Normans. 

c II rendait grâces à Dieu, en attendant sa venue, il disait : 
Seigneur, nous voici pour t'attendre. 

c Alors ruiustre Louis s'écria d'une voix forte : Courage, 
guerriers, compagnons de mon sort ! 

c — Dieu m'a conduit ici ; mais il faut que je sache si c'est 
d'après vos vœux que je marche au combat. 



174 LITTÉRATURE DU NORD. 

c — Je m'exposerai à tout, pouiTu qnè je vous sauve. 
Qu'ils me suivent tous ceux qui sont fidèles à Dieu I 

€ — Cette vie nous est acquise tant que Cbrist nous rac- 
corde ; nos corps sont sous sa garde, c'est kii qui veille sur 
nous. 

ff — Quiconque, servant Dieu avec lèle, sortira vivant de 
cette lutte, aura de moi une récompense ; s'il meort^ ce se- 
ront ses enfants. 

c II s'arme à ces mots de l*écu et de la lance, il vole sur 
-son coursier pour punir ses ennemis. 

€ 11 ne fut pas longtemps à trouver les Normans. — Dieu 
aoit loué! s'écrie-t-il, en voyant ceux qu'il cherdie. 

« Chevauchant vaillamment^ il entonne l'hymne sacré, et 
tous chantent ensemble : Seigneur, fiie pitié de nous ! 

c L'hymne fut chanté, le combat commencé, le sang bai«> 
igna le visage des Francs qui jouaient de l^rs armes. 

« Les chevaliers se vengèrent, mais surtout le roi Louis« 
-Prompt et intrépide, telle était sa coutume. 

c 11 frappait l'un, il perçait l'autre ; il abreuvait ses emi^ 
mis d'amertume, et leurs âmes s'échappaient de leurs corps. 

« Bénie soit la puissance de Dieu ! Le roi Louis fut vain- 
queur. Grâces soient rendues à tous les saints ! A lui fut la 
victoire. 

c Le roi Louis fut heureux ; autant il était prompt, autant 
aussi il fut ferme dans l'épreuve. Haintiens-le, ô Seigneur^ 
dans toute sa majesté ! » 

Dans cet hymne plus religieux que guerrier, la pieuse re- 
connaissance du poète montre bien l'imminence du danger, 
qui devait renaître plus terrible quand une nouvelle inva- 
sion des Normans coûta le trône à Charles le Gros, faible et 
indigne héritier de la vaste puissance de Cbarlemagne. Ses 



khmm LE GRAND. 1^5 

successeurs, Eudes en France et Ârnoul en Allemagne, 

r'épârèrent sa honte par de brillantes victoires, Tun à Paris^ 

l'autre dans le Brabant. Mais les ennemis revinrent à là 

charge ; la Loire et la Seine, envahies, ravagées par les 

-)>andes de Hasting et de Rollon, ne purent être enfin déli- 

^rrées que par la cession d'une province française et Tad^ 

mission légale des vainqueurs. 

L'Angleterre ouverte sur toutes les mers, remplie de mo- 
nastères et d'abbayes qui en faisaient depuis plusieurs siècles 
un foyer de civilisation chrétienne, divisée d'ailleurs entre 
des princes rivaux, malgré son union apparente sous le 
sceptre des successeurs d'Egbert, excitait encore plus que la 
France l'insatiable avidité des Scandinaves. Aussi la défaite 
et la mort de Ragnar n'aTaient-elles fait que grossir la tem- 
pête en précipitant sur l'Angleterre les hordes dévastatrices 
de ^es fils. La Northumbrie était devenue leur proie, la Mer- 
cie tremblait devant eux ; partout Tincendie, le pillage , le 
massacre des guerriers et des prêtres, la destruction de toute 
culture, Fanéantissement de toute science. Enfin' le royaume 
de Wessex, qui avait rapidement décliné sous les règnes 
éphémères de trois fils d'Ethelwolf, allait succomber à son 
tour, et entraîner l'asservissement de File et le triomphe 
sanglant du paganisme, quand un jeune homme inconnu 
jusqu'alors, dernier rejeton de la famille royale, compa- 
gnon fidèle de son père dans un pèlerinage à Rome sous 
Léon lY, auxiliaire modeste de ses frères, étranger à toute 
ambition, fut suscité par la Providence pour sauver et régé- 
nérer son peuple. 

Alfred le Grand appartient à la fois à la politique, à la phi- 
losophie, aux belles-lettres. Chacune d'elles revendique à 
l'envi cet admirable caractère dont la perfection avérée dé- 






176 LITTÉRATURE DU NORD. 

daigne le secours des fictions. Bien différent d'Ârthnf de 
Bretagne idéalisé par les légendes, Alfred est une réalité "rif 
Tante dont Texistence, dans ses moindres détails, nous est 
connue et révélée par ses écrits et par ses actes, autant que 
par le témoignage irrécusable et désintéressé de ses con- 
temporains. Rien ne saurait nous être suspect dans ce qu'on 
raconte de sa vie ; rien n'a pu être exagéré ilans ce tjpe 
d'une âme généreuse, épurée par l'adversité, activée et 
ennoblie par le succès. 

Sa vie politique se partage en deux phases : phase d'hu- 
miliation où jeune, sans expérience, appelé à un trône chan- 
, celant qui plusieurs fois s'affaissa sous ses pieds, il se Toyait 
vaincu par les fiers Scandinaves, forcé de fuir, de se.cadier, 
serviteur dans la chaumière d'ua pâtre ou scalde dans le camp 
des ennemis, subissant l'oubli, l'insulte même de ses suh 
jets irrités et ingrats; phase de prospérité et de gloire quand, 
triomphant enfin de tant d'obstacles, il eut de son épée vio 
torieuse affermi la couronne sur sa tête, et amené à son 
obéissance tous les états de l'heptarchic. Dans la preniièr8| 
qu'il souffre ou qu'il agisse, son caractère constant est la ré- 
signation, la force d'âme mêlée à la douceur et au repentir 
de faiblesses passagères qu'il répare en les avouant. Dans la 
seconde, c'est le zèle éclairé, la sollicitude infatigable pour 
la moralisation de son peuple, pour la prospérité des lettres, 
de rindustrie, de l'agriculture, pour la grandeur future de 
l'Angleterre dont il fut le vrai fondateur. Il eut la chance 
heureuse, et si rare pour les rois, d'avoir des conseillers 
austères. Son guide, pendant ses infortunes, fut Néot, per- 
sonnage vénérable, issu du sang royal et retiré du monde ; 
son ami et son biographe fut le pieux et loyal Asser. Dès 
qu'Alfred put renoncer à la guerre, et que les Scandînavà, 



ê * 



ALFRED LE GRAND. 177, 

OU repousses par les armes, ou admis à son alliance en em- 
l3rassant le Cfaristianisme, laissèrent respirer ses sujets, il 
songea à fermer toutes les plaies de la misère et de l'igno- 
xance en activant partout le travail et semant partout la lu- 
laière. Malade lui-même, accablé de souffrances, il poursui- 
Tit pendant vingt ans cette lâche difficile et glorieuse, 
promulguant des lois sages et les faisant observer, discipli- 
nant les troupes, se créant une marine, appelant à la culture 
des champs toutes ces bandes fugitives échappées au car- 
nage. Hais ce fût surtout la science dans son acception la 
plus haute, la religion, la philosophie, Thistoire, qui atti- 
rèrent ses regards attentifs, au milieu du pays dévaslé, il 
voyait les cloîtres déserts, les églises en ruine, les manus- 
crits brûlés, l'intelligence humaine privée de tout secours. 
Non content de s'entourer de savants qu'il attirait à grands 
frais à sa cour et dont il se faisait le disciple zélé, il résolut de 
se dévouer lui-même à Tinstruction de ses compatriotes, étu- 
diant jour et nuit pour comprendre les livres dont la propa- 
gation pouvait leur être utile, pendant que son ardente cha- 
rité s'étendait jusqu'aux chrétiens de Tlnde. Maître enfin de 
cette langue latine qui recelait tant de trésors, et dont les 
ptenûm sons Tavaient frappé dans Rome où son père Pavait 
conduit enfant ; doué d'une connaissance exquise des res- 
sources de la langue anglo-saxonne, dont il savait par cœur 
les vieux poèmes nationaux, il se mit alors à tra<luire, avec 
une ardeur sanségale, les Lettres pastorales de saint Grégoire, 
les Instructions de saint Âustin, l'Histoire ecclésiastique de 
Bède, l'Histoire universelle d'Orose, dans laquelle il eut soin 
d'insérer une esquisse de l'ancienne Allemagne et le voyage 
çiirieux de deux explorateurs du Nord. Tous ces ouvrages 
distribués par feuillets et envoyés aux chefs et aux prêtres, 






0* 



178 LITTÉRATURE DU NORD. 

ranimaient parmi eux le goût de la lecture et des saines tra- 
ditions qu'ils transmettaient au peuple. Lui-mtoie dans ses 
méditations avait choisi pour texte de ses pensées et pour ri- 
sumé de sa morale la Consolation de Boèce, qu'il se plut, non- 
seulement à traduire, mais à paraphraser, à développer dans 
sa langue et sous l'inspiration de son cœur ' . C'est surtout dans 
ce miroir, plus pur encore que celui de Marc-Aurèle, que 
l'âme d'Âirred se reflète tout entière par les effusions les 
plus douces , par les élans les plus sublimes. Ne pouvant 
reproduire d'une manière étendue ces nobles confessioDS 
d'un roi modèle, contentons-nous de quelques maximes 
prises au hasard dans ce livre précieux : 

< Dieu sait que je n'ai souhaité ni recherché cette cou- 
ronne terrestre par ambition ou par cupidité ; ce que j'û 
désiré, ce sont les ressources nécessaires pour Tceuvre qui 
m'était imposée, c'est le pouvoir de la bien accomplir. 

« Mon vœu le plus cher a été de vivre selon la justice, et 
d'attacher à ma mémoire le souvenir de quelques bonnes ae« 
tions. 

c Souhaiter la gloire sans la vertu est une erreur des plus 
funestes. 

< Ne t'enorgueillis jamais de ta noblesse; tous les hommes 
n'ont-ils pas la même origine? Dieu, en unissant l'àrae m 
corps, adonné à tous la noblesse native. Quel droit t'arroges- 
tu donc par ta naissance sur les autres hommes tes égaux, 
si tu ne les surpasses en bonnes actions? 

c Un roi pourrait-il aimer la couronne s'il n'avait sous ses 



* Konqt Alfred, von Rask, Kiobenhavn, t8t6; Analecta Saxoniea 
by B. Thorpe, London, 1834; History of the Anglo-Saxons^ by S. 
Turner; Angelsœchiiche Prçben, 






r 



ALFRED LE GRAND* 179 

ordres que des esclaves? C'est dans la liberté de ses sujets 
que réside sa dignité réelle. » 

Ces paroles sont bien dignes du prince qui affranchit tous 
les serfs de ses domaines, et dont la main traça cette 
maxime mémorable : < Les Anglais doivent être libres comme 
leurs pensées! » Elle est digne de celui qui, pour mieux ré- 
sister aux passions ennemies de ses devoirs, implora du Ciel 
et souffrit avec joie le mal cruel dont il était atteint. Elle 
est digne de celui dont la piété ardente et l'inépuisable cha- 
rité, exprimées dans tous ses écrits et manifestées dans tous 
ses actes, se résument, et dans cette prière qu'il ne cessait 
d'appliquer à lui-même, et dans ces derniers conseils adres* 
ses à son fils Edouard : 

c Je te cherche, ô mon Dieu, ouvre mon cœur, et dis^moi 
comment on vient à (oi ? Je ne puis t'offrir que ma bonne 
volonté^ car je ne puis rien faire par moi-même. Mais je ne 
connais rien de plus excellent que de t'aimer au-dessus de 
toutes choses, toi seul sage, seul pur, seul éternel ! 

c Viens ici, mon fils, assieds-toi pour entendre encore mes 
conseils. Mon heure approche, mon corps s'affaiblit, mes 
jours sont écoulés, il faut nous séparer. Un autre monde 
m'appelle, tu posséderas mes biens. Je t'en supplie, par l'a- 
qtiofir que je te porte, sois le père et le défenseur de ton 
peuple ; sois Tappui de la veuve et le père de l'orphelin ! Se- 
cours les pauvres, protège les faibles, et, de tout ton pouvoir, 
répare les injustices. Soumets-toi toujours à la loi, et alors 
tu seras aimé de Dieu, que jamais tu n'invoqueras en vain et 
qui t'assistera de sa sagesse ! » 

La noble figure d'Alfred , survivant à la chute de sa race 
et à l'asservissement de ses compatriotes après la bataille 
d'Hastings, a inspiré à ses ennemis mêmes ^admiration pro« 



180 LITTÉRATURE DU NORD, 

fonde exprimée dans ces vers d'une ancienne chronique an- 
glo-normande : 

Alfred he was on Englelond a king well swithe strong; 
He was king and clerk^ well he luved God's werk; 
He was wise on his word^ and war on his speeche; 
He was the wiseste man that lived on Englelond. 

Si Ton considère en effet la carrière morale, politique, 
et littéraire d'Alfred; si Ton songe qu'un tiers de sa vie 
s'écoula dans une inaction forcée, un autre dans un péril- 
leux exil où son courage fut sans cesse à l'épreuve, et qu'en- 
fin établi sur le trône, il accomplit au milieu de souffrances 
et de difficultés sans nombre tant de grandes et utiles ré- 
formes, et jeta les bases inébranlables de la civilisation et de 
la puissance anglaises , on ne peut s'empêcher de reconnaî- 
tre en lui un type de perfection presque idéale, un des plus 
nobles cœurs et des plus beaux génies qui aient jamais orné 
l'humanité ^ 

La haute renommée d'Alfred avait rangé sans effort sous 
ses lois tous les états de l'heptarchie , et cette union intiiïie 
des Saxons et des Angles se maintint sous ses descendants. 
Mais, si la force de résistance s'accrut par l'heureuse concen- 
tration du pouvoir, la violence de l'attaque n'en devint que 
plus terrible, et les Danois, débarqués sur les côtes en es- 
cadres toujours plus nombreuses, oblinrent l'appui de l'Ecosse 
et de l'Irlande, pays celtiques et hostiles aux Saxons. Âthel- 



* Aussi est-ce avec une pénible surprise qu'en parcourant les salles 
splendides du nouveau Parlement britannique, nous y avons vu par- 
tout les images des conquérants normands et angevins, dont la gloire 
a coûté tant de larmes, et nulle part celle du roi-modèle, du héros 
vraiment national, dont chaque Anglais devrait, avant tout, être fier. 



ALFRED LE GRAND. 181 

stan, petit-fils d'Alfred, régnait alors sur TAngleterre. Atta- 
qué par Anlaf, chef des Danois, et par Constantin, roi d'Ecosse, 
il éprouva d'abord des revers qui mirent en danger sa cou- 
ronne ; mais tout à coup, retrempant son courage au noble 
souvenir de son aietil, il surprit en 938 avec son frère 
Edmond et ses braves, les confédérés à Brunanburg, et» 
après une lutte désespérée, remporta sur eux une victoire 
décisive, dont un chant anglo-saxon nous a conservé le sou- 
venir * : 



CHANT d'ATHELSTAN. 



c Le roi Afhelstan, le chef des comtes, qui distribue les 
colliers d'honneur, le frère aîné du noble Edmond, a conquis 
dans la lutte, à la pointe de l'épée, une gloire immortelle à 
Brunanburg. 

c Ils ont rompu le mur des boucliers, ils ont abattu les 
bannières, les vaillants fils d'Edouard suivis de leur famille. 
Car il est naturel que, nés de tels ancêtres, ils défendent dans 
la guerre, contre tout ennemi, leur patrie, leurs biens, leurs 
foyers. 

c Ils ont vaincu et détruit l'armée écossaise et la flotte. Les 
guerriers tombant morts ensanglantèrent la plaine, depuis 
rheure matinale où le plus grand des astres, le soleil^ brilla 
sur la terre, jusqu'à ce que le flambeau du Très-Haut, le globe 
majestueux eût atteint le couchant. 

c Pes milliers de guerriers gisaient frappés de la lance : 
c'éiaient les fiers Normans que leurs boucliers ne purent 
défendre , c'étaient les Écossais succombant au carnage. 

€ Les West-Saxons, pendant toute cette journée, formés 

* Anglo-Saxon Chronicle, 



182 LITTÉRATURE DU NORD. 

en corps d'élite, pressèrent les fugitifs. Tous ceux qu'ils ren- 
contraient, ils les frappaient vivement du tranchant de leurs 
glaives nouvellement aiguisés. 

< Les Ânglo-Merciens ne refusèrent pas non plus la lutte 
sanglante contre les ennemis, qui, fendant sous Ânlaf la mer 
dans leurs vaisseaux, étaient venus porter la guerre sur ce 
rivage. 

< Cinq jeunes rois jonchèrent le champ de bataille, assou- 
pis par l'épée homicide ; avec eux sept lieutenants d' Anlaf, 
les marins de la flotte et les bandes écossaises. 

< Le chef danois vaincu, suivi d*une faible escorte, fut 
poussé par le sort sur la poupe de son vaisseau ; le vaisseau 
fut lancé sur les vagues : ce fut ainsi qu'il sauva sa vie. 

« Vaincu aussi, fuyant jusqu'aux frontières du nord, Con- 
stantin, le vieux serviteur d'Hilda, n'eut pas lieu de vanter 
ses exploits. 11 était le seul débris de sa famille ; tous ses 
amis , frappés dans la mêlée , étaient morts sur le champ de 
bataille. 

« Son fils aussi, il le laissa sur la plaine, jeune encore, 
atteint d'un coup mortel. Il ne put, le vieillard perfide, 
trouver sa joie dans cette blonde chevelure quQ déchiraient 
des becs dévorants. 

« Ânlaf et le reste de ses hommes ne purent plus se vanter 
dès lors d'être les plus habiles , sur le champ du carnage, à 
abattre les bannières, à affronter les traits, à soutenir la 
mêlée , à croiser les épées , quand ils jouaient des armes 
contre les fils d'Edouard. 

€ Les Normans, tristes débris de la lutte, portés dans 
leurs vaisseaux sur une mer orageuse, fendirent l'abtme 
pour rejoindre Dublin, pour retrouver l'Irlande dans leur 
détresse. 



ALFRED LE GRAND. 183 

c Mais les deux frères, le roi et le prince, retournèrent dans 
Weslsex, leur patrie. Ils laissèrent derrière eux toute la co- 
horte criarde, Tavide corneille, le sinistre milan, le corbeau 
noir au bec infatigable, le crapaud mugissant, Taigle afTamé 
de chair, i'épervier belliqueux et l'affreux loup des bois. 

e Jamais plus grand combat ne s'est vu dans cette île, jamais 
tant de guerriers n'ont péri par le glaive, s'il faut en croire 
le récit des vieux sages , depuis que de l'orient les Angles et 
les Saxons vinrent sur la vaste mer attaquer les Bretons ; 
lorsque ces msdtres dans l'art de la guerre vainquirent les 
Celtes , et que , chefs honorés , ils obtinrent l'empire du 
pays. » 

Ce chant guerrier, dans sa rude énergie, forme un frap- 
pant contraste avec celui du roi Louis III, où tout est douceur 
et prière. La voix du scalde saxon, bien difTérente de celle 
du cénobite, semble toute dominée par des réminiscences 
païennes , qui se manifestent dans le récit du combat et sur- 
tout dans celui de la curée laissée aux animaux vengeurs. 
Son ensemble, coïncidence curieuse , rappelle exactement 
le chant t)ohéme de Zaboï. On y trouve mêmes croyances, 
mêmes mœurs , même succès ; succès trop éphémère sans 
doute , puisque l'opiniâtreté germanique finit par asservir 
les deux nations. 

Toutefois la victoire d'Athelstan eût affermi le pouvoir 
dans sa famille que protégeaient d'illustres souvenirs , si 
des dissensions intestines , sous le coup d'invasions inces- 
santes , n'eussent bientôt précipité sa chute. Aussi le règne 
pacifique d'Edgar, sous lequel le savant Âlfric travailla avec 
zèle à la propagation des sciences par ^es écrits et par ses 
leçons , ne fut-il que le calme qui précède la tempête. Elle 
éclata irrésistible quand, sous le règne de l'indigne Éthel- 



184 LITTÉRATURE DU NORD. 

red II, les Normans reviurent, non plus païens et aYedglés 
par des passions féroces , mais chrétiens , unissant à leurs 
lumières nouvelles l'indomptable énergie de leur naturel Ce 
n'étaient plus des ravages passagers , c'étaient des établisse- 
ments solides, des conquêtes permanentes qui flattaient leur 
audace et qui activaient leurs efforts. Déjà les descendants de 
Rollon avaient fait fleurir en Neustrie les lois, l'industrie, le' 
commerce ; déjà Olav de Suède et Olav de NiMT ége avaient 
adopté le Christianisme, lorsque Canut le Grand, maître da 
Danemark et de l'Angleterre conquise sur le brave Edmond 0, 
vint montrer à son tour ce que pouvait la foi sur une Ame 
inculte, mais généreuse. L'Angleterre, soumise à son sceptre 
si sage, crut presque voir renaître les jours d'Alfred. Danois, 
Saxons , Gallois se réunirent pour célébrer la grandeur de 
leur prince ; mais lui , par cette image simple et frappante 
de la marée montant malgré ses ordres et renlourant de ses 
flots menaçants, proclama hautement le néant de sa puis^ 
sance comparée à celle du Très-Haut. Dès lors les Scandi- 
naves s'étaient élevés au rang des nations les plus nobles ; 
on reconnut que cette race d'élite dominerait partout où elle 
porterait ses pas , et qu'à celte source devait se retremper 
toute la civilisation européenne. 



CMPIRE Et ÉGLISE. 1S5 



XVII 



Bmpire et lÊfflise, Otton I*"', «réffoire VII. 

La monarcbie de Charlemagne s'était dissoute avant Tex- 
tinclion de sa race, moins encore par l'incapacité des princes 
que par l'antipathie des peuples, qui, s'éjoignant instinctive- 
ment les uns des autres, revendiquaient leur nationalité sous 
Tégide de leurs chefs naturels. Ainsi la couronne impériale 
attachée au royaume d'Italie changeait à chaque instant de 
maîtres, passant des princes carolingiens aux ducs de Frioul 
ou de Toscane. La Provence , érigée en royaume par Boson, 
était désormais séparée de l'héritage de Charles le Chauve. 
La France même, au commencement du dixième siècle, 
opposait à ses descendants, Charles le Simple, Louis IV, 
Lothaire, types d'une fusion devenue impossible, la race 
Traiment française du comte Robert le Fort, défenseur de la 
patrie menacée, le roi Eudes, le roi Raoul, le comte Hugues, 
jusqu'à ce que l'avènement officiel et héréditaire d'une 
dynastie nouvelle , proclamée par les grands feudataires » 
consacrât irrévocablement ce principe de nationalité dont 
l'Allemagne avait donné l'exemple. 

L'Allemagne, que le roi Ârnoul, fils de Charlemagne, avait 
gouvernée quelque temps avec gloire, en repoussant coura- 
geusement les Normans , mais à laquelle ensuite il avait 
imposé, contre les invasions des Slaves, la dangereuse alliance 
des Magyares qui devaient bientôt la dévaster, avait été me- 
nacée d'une ruine totale à sa mort et à celle de son fils. Hais 



186 LITTÉRATURE DU NORD. 

Tesprit allemand, mûri par les revers et ennobli par maintes 
victoires, avait déployé toute sa force dans cette circonstanœ 
solennelle. Les peuples principaux. Francs, Saxons, Souabes, 
Bavarois, au lieu de se fractionner et de combattre à l'extinc- 
tion de la race impériale, résolurent d'un commun accord, 
parTorgane des grands et des nobles, d'élire an de leurs 
ducs pour roi ou chef suprême, auquel tous prêteraient 
serment de fidélité. La longue domination des Francs fit 
offrir, par un sentiment d'équité, la couronne à Otton, dac 
de Saxe et descendant de Witikind. Hais, par une modéra- 
tion rare , le vieux guerrier refusa cet honneur, en faisant 
lui-même tomber le choix sur Conrad, duc de Franconie. 

Conrad 1", monté sur le trône, en 911, mit tous ses soins 
à s'en rendre digne. C'était un prince juste et brave, à gui il 
ne manqua que le temps pour accomplir le bien qu'il proje- 
tait de faire. Hais la courte durée de son règne, les attaques 
incessantes des Slaves et des Hagyarés, paralysèrent ses in- 
tentions louables. Préférant le salut de la patrie à Fagran- 
dissement de sa famille, il pria, en mourant, tous les grands 
feudataires de choisir pour chef Henri de Saxe. Ce prince 
fut donc proclamé roi d'Allemagne avec l'assentiment du 
frère de Conrad, et montra bientôt, par ses nobles qualités, 
combien il était digne de la couronne. 

Les événements de ce règne et des suivants ont été consi- 
gnés dans deux chroniques latines. Tune rédigée par Witi- 
kind, moine de Corvey, écrivain rude, mais d'une âme éle- 
vée et d'une franchise chevaleresque ; l'autre par Dttmar, 
évêque de Hersebourg, dont le style obscur est racheté par 
une exactitude de détails et une érudition de recherches 
qui font de lui un guide précieux pour l'étude des traditions 
allemandes et slavonnes. 



EMPIRE ET ÉGLISE. 187 

Henri F, appelé l'Oiseleur à cause de sa passion pour la 
chasse, mais qui eût mérité un plus noble surnom, vain- 
quit d*abord les Normans et les Bohèmes, rétablit Tordre 
par des lois sages, et profita des années de loisir pour fonder 
des Tilles , construire des forteresses , honorer la bravoure 
militaire par Tinstitution des tournois et s'entourer ainsi 
d^auxiliaires fidèles. Ainsi préparé, il se vit en état de résis- 
ter à tous âes ennemis, et quand les Magyares, maîtres de la 
Hongrie, comptant sur la terreur de leurs armes, vinrent 
impérieusement réclamer le tribut accordé jusqu'alors, Henri 
convoqua une assemblée du peuple où il prononça ces pa- 
roles : € Vous savez de quels périls est maintenant délivré ce 
royaume, naguère troublé par des dissensions et par des 
guerres sans cesse renaissantes. Enfin, par la protection de 
Dieu, par nos efforts et par votre courage, la patrie est tran- 
quille, les ennemis réprimés. Les Hongrois seuls nous me- 
nacent encore; jusqu'ici pour les satisfaire j'ai dû appauvrir 
vos fils et vos filles, maintenant il faudrait dépouiller nos 
églises, car ils possèdent tous nos trésors. Choisissez : vou- 
lez-vous que j'enlève ce qui appartient au culte de Dieu pour 
obtenir de nos ennemis une paix honteuse, ou voulez-vous, 
dignes de votre patrie, vous confier en Celui qui règne au haut 
du ciel, certains qu'il nous protégera dans la lutte?» Lé 
peuple entier demanda la guerre ; elle fut conduite avec zèle 
et bonheur. Un corps de Hongrois parvint à passer le Rhin, 
d'où il se répandit sur la France et î'Ilalie, mais le gros de 
leur armée fut détruit, et l'Allemagne affranchie de leur 
joug. 

Henri eut pour successeur son fils Otton P', dont le règne 
fut d'abord moins paisible, parce qu'il ne possédait pas l'es- 
prit conciliant qui distinguait éminemment son père. Hais 



Î88 LITTÉRATURE DU NORD. 

de grandes et brillantes qualités couvrirent bientôt ses pre- 
mières fautes et mirent fin aux guerres intestines qu'il ayaU 
d^abord provoquées en Allemagne, et pendant lesquelles, 
selon Witikind, témoin occulaire de cette époque, le 
meurtre, l'incendie, le parjure, régnaient impunément de 
toutes parts, les notions du bien et du mal semblaient à ja- 
mais confondues. Après avoir forcé ses frères à une récon- 
ciliation équitable, il saisit habilement l'occasion de s'empa- 
rer de l'Italie divisée, remporta, peu de temps après, une 
victoire signalée sur les Hongrois et les Carniens, et appelé 
de nouveau h Rome en 962, il y reçut la couronne impériale 
et rétablit l'empire germanique. Maître de l'Italie et de toute 
l'Allemagne, à laquelle se rattachaient la Lorraine et la 
Bourgogne, Otton, favorisé parla victoire, obtint de ses con- 
temporains le nom de Grand. Dès lors, l'éclat de sa puis- 
sance donnant aux esprits une impulsion nouvelle, fit aussi 
renaître en Allemagne quelques germes de cette littérature 
qui, languissante dans les temps d'orages, flétrie et brisée 
par les guerres, refleurit à chaque lueur de fortune, à chaque 
retour d'un soleil pur. Pendant cette prospérité éphémère, 
les sciences furent cultivées avec zèle, la lecture des anciens 
fut reprise, l'instruction répandue par le clergé, à la tête du- 
quel trois puissants archevêques, ceux de Hayence, de Colo- 
gne et de Trêves, balançaient par leur autorité l'influence 
souvent précaire du pape. Les princes souverains se rappro- 
chèrent du trône en acceptant les grandes charges de la cou- 
ronne ; ils favorisèrent les fondations pieuses, et des écoles 
s'ouvrirent sous leurs auspices. 

Aux abbayes depuis longtemps célèbres de Saint-Gall, de 
Corvey, deFulde, s'étaient jointes celles de Hildesheim, d'Ein- 
siedeln, de Reichenau, nobles retraites consacrées à Tétudç 



EMPIRE ET ÉGLISE. 189 

dont les fruits devaient briller plus tard. Brunon, frère de 
l'empereur et archevêque de Cologne, protégeait efficace- 
ment les sciences qu'il cultivait lui-même avec succès, et 
(îerbert, Français d*origîne, accueilli avec faveur par Olton 
comme il le fut plus tard par Hugues Capet promu au trône 
de France en 987, révélait alors à l'Europe les précieuses 
découvertes des Arabes. Ainsi tout annonçait sous Otton P' 
un avenir de civilisation et de gloire, qui ne fut obscurci et 
retardé que par la violence des passions guerrières. Elles se 
firent déjà jour sous Otton H, son faible et présomptueux 
successeur, qui, malgré des succès momentanés contre la 
France, perdit en Allemagne et en Italie tous les avantages 
si péniblement acquis. Fier de son union avec une princesse 
• grecque, il aspira à l'empire de l'Orient et attaqua d'abord 
les Grecs de Calabre, qui, aidés des Arabes de Sicile, lui 
firent essuyer une défaite complète, dans laquelle périt, 
selon le récit d'un annaliste, la fleur la plus brillante de la 
noblesse allemande. Les Slaves, de leur côté, envahissaient 
les provinces du nord, d'où les habitants, abandonnés à eux- 
mêmes , les repoussèrent par leur seule bravoure. Otton 
mourut au milieu de ces désastres, laissant la couronne à 
son fils mineur Otton III, qui fit peu pour le bien de sa pa- 
trie. Habitué aux mœurs efTéminées de la Grèce et de l'Ilalie, 
les yeux sans cesse tournés vers Rome dont il affectionnait 
surtout la possession, il dédaignait la loyale énergie, la ru- 
desse naïve des Allemands. Il se montra toutefois politique 
habile et disciple reconnaissant, en donnant pour égide au 
savant Gerbert, qu'attaquaient l'ignorance et la superstition, 
la tiare pontificale qu'il porta avec gloire sous le nom de Sil- 
irestre IL 

Les natioiïs étaient alors dans l'effroi, une terreur reli- 



190 LITTERATURE DU NORD. 

gieuse avait rempli TEurope; car partout s'était répan- 
due la croyance que l'an 1000 verrait finir le monde. Le 
pieux Robert, fils de Hugues, régnait alors en France, oùU 
était vénéré comme un saint, et toute cette année redouta- 
ble se passa en prières et en jeûnes. L*humaniiéy courbée 
dans l'attente de sa fin, ne se releva que Ioi*squ'elIe crut re- 
vivre ; mais à peine relevée, elle s'abandonna tout entière à 
Teffervescence des passions. Il est cependant à remarquer 
que cette année et celles qui la suivirent immédiatement, 
loin de marquer la fin du monde furent pour FEurope une 
ère de progrès et de développement remarquables. Les 
royaumes Scandinaves, activement convertis, adoptaient 
spontanément le Christianisme ; la Hongrie, la Pologne, la 
Russie, se constituaient en états réguliers sous les auspices 
de sages législateurs; l'Italie s'ouvrait à la science; l'Es- 
pagne, elle-même, si longtemps morcelée, voyait déchoir la 
puissance des Arabes et l'union chrétienne s'affermir sous 
le sceptre de Sanche le Grand de Navarre. 

Otton ni mourut à cette époque^ sans laisser d'héritier di- 
rect, et le choix de l'Allemagne, d'abord indécis, tomba 
enfin sur un prince de la même famille, sur Henri II, alors 
duc de Bavière^ qui gouverna l'empire avec sagesse. Ami de 
l'ordre et de la paix, il sut cependant défendre sa couronne 
et maintenir l'intégrité de l'empire, soit contre le duc de Po- 
logne, soit conire les Italiens révoltés. Il fit de bonnes lois, 
veilla à leur maintien, et favorisa les établissements pieux 
avec un zèle qu'on ne saurait blâmer au milieu des passions 
violentes qui aigrissaient et abrutissaient les âmes. Aussi 
fut-il vivement regretté quand on vit s'éteindre dans sa per- 
sonne le dernier et digne représentant de la maison impé- 
riale de Saxe. A cette époque, le Christianisme répandu par 



EMPIRE ET EGLISE. 491 

la persuasion ou parla force, a^ait enfin converti tout le nord 
de l'Europe. Non - seulement les royaumes Scandinave^ 
étaient tous soumis à ses lois, non-seulement la Servie et la 
Bohème les avaient facilement adoptées sous Tinfluence d^ 
la Grèce et de rAUemagne ; mais la Pologne plus indépen- 
dante, convertie par saint Âdalbert sous le règne du duc Midsr 
las, avait vu sa puissance rehaussée et sa nationalité assurée 
par le couronnement solennel de l'intrépide roi Boleslas. L^ 
Hangrie était constituée sous le pieux roi Etienne ; et la 
Russie 9 à la voix de Vladimir, organe peu digne d'une 
pareille cause, mais utile au moins par cet acte décisif, avait 
plongé dans le Dnieper l'idole menaçante de Pérune, et 
vu bientôt le trône de Kiev honoré par les vertus de Jaros- 
lav^ sous qui naquirent les premières lois et les premières 
annales des peuples slaves. 

Pendant la période que nous venons d'esquisser, l'Europe 
fut trop agitée par les grandes crises politiques pour que leSi 
lettres pussent renaître au milieu des révolutions. Ce siècle 
avait TU proclamer Tindépendance complète de l'Allemagne, 
sa séparation de la France, sa suprématie sur Tlls^lie, brillante 
mais dangereuse conquête du nouvel empire germanique. Ce 
siècle eut toutefois des esprits pour le comprendre et des 
voix pour le raconter. Outre les chroniques fondamentales 
de Witikind et de Ditmar chez les Allemands, de Nestor et de 
Cosmas chez les Slaves, il a produit beaucoup d'annales et 
de biographies particulières en langue latine, consacrées soit 
à de riches abbayes, soit à des prélats vénérés. La vie reli- 
gieuse était la vie savante, et c'est chez elle que nous devons 
chercher ausisi le peu de monuments littéraires que pré- 
sente la langue nationale. Noiker, moine de Saint-Gall, com- 
posa en tudesque une Paraphrase des Psaumes, ouvrage ^ 



192 LITTÉRATURE DU NORD. 

prose poétique, écrit avec élan et avec force, malgré la diffi- 
culté du sujets Une traduction de Boèce et quelques autres 
écrits attestent également les efforts de Térudition mona- 
cale. 

Mais l'érudition n'est pas toujours austère, elle se dépouille 
quelquefois de sa rudesse et adopte des formes attrayanles 
plus propres à lui concilier les esprits. Cette époque si mar- 
tiale et si grave nous en offre un brillant exemple dans la 
religieuse Hroswritha, qui, au fond de son couvent de Gander- 
sheim , s'inspirant des souvenirs de la docte antiquité ro- 
maine, composa en latin les annales des Ottons, des légendes 
de saints et des pièces de théâtre , dont plusieurs nous sont 
parvenues^. Ces pièces, écrites avec pureté et avec verve, se 
rapportent toutes à des sujets chrétiens , tels que la conver- 
sion de Gallican, la résurrection de Callimaque, Termite 
Âbral^am, le martyre des saintes femmes. Le génie de la 
Saph(^ allemande lutte avec bonheur contre les difficultés de 
son stujet, et ses productions, quoique informes, sont une 
apparition importante à cette époque , puisqu'elles signalent 
le premier réveil de cet art dramatique si longtemps ignoré, 
de ce curieux théâtre du moyen âge, germe informe de tant 
de chefs-d'œuvre. 

La poésie héroïque ne fut pas non plus muette ; car nous 
possédons de cette époque le grand poérae latin de Wallher 
d'Aquitaine, extrait de chroniques nationales par Eckard, 
moine de Saint-Gall. Le texte original de celte légende guer- 
rière, qui se rattache aux invasions du cinquième siècle, 
n'est point parvenu jusqu'à nous ; mais son existence suffit 
pour prouver que beaucoup d'autres poèmes analogues ont 

1 Schilteri Thésaurus, 1727. 

* Hroswithœ opéra, Witlemberg, 1717. 



EMPIRE ET ÉGLISE. 193 

dû être composés en même temps, et que les exploits d'Atlila 
et de ses braves , les luttes des Francs , des Goths , des Bur- 
gondes, inspiraient encore les chantres de cette époque 
comme ceux du temps de Cbarlemagne ; traditions qui, per- 
pétuées dans les cloîtres par des élaborations successives, ont 
fourni de si riches fictions aux grands poètes des siècles sui- 
vants. 

« 

Les empereurs de la maison de Saxe avaient agrandi la 
puissance allemande ; ils avaient étendu les limites de l'em- 
pire en y renfermant la Flandre et la Lorraine, la Lombardie 
et l'État romain. Hais cette extension de territoire, loin d*étre 
avantageuse à TÂIlemagne , contribua plutôt à la troubler et 
à Taffaiblir par le retour continuel des dissensions et des ré- 
voltes, n était difficile que tant de peuples divers, ayant à 
leur tête des chefs intrépides, se soumissent en paix à un 
seul souverain qui souvent leur était hostile. Les vassaux 
n'obéissaient qu'aux nobles , possesseurs immédiats du 
territoire , ceux-ci aux comtes , ceux-là aux ducs , premiers 
dignitaires de Tempire et compétiteurs naturels de la cou- 
ronne, qu^ils ne servaient que dans leur intérêt. Au milieu 
des soins continuels que réclamaient tant d'ambitions in- 
quiètes, l'attention du chef de Tempire était fréquemment 
détournée, soit par les attaques des populations slaves 
qu'exaspérait un joug odieux, soit par la résistance avouée ou 
secrète que ne cessait de lui opposer l'Italie. Tel était l'état 
de l'empire lorsque Teitinction de la ligne saxonne com- 
mença pour l'Allemagne la longue série de troubles qui rem- 
plirent tout le onzième siècle. 

L'histoire de cette époque importante, qui vit naître tant 

de grands événements, qui, après quelques années de gloire, 

vit se briser la puissance impériale devant le génie inflexible 

13 



494 LITTÉRATURE DU IfORD. 

et profond qui dirigeait alors la politique romaine, omis a 
été conservée par plusieurs annalistes latins , témoins ocu- 
laires des faits qu'ils rapportent. L'un d'eux» Adain de Brème, 
a concentré son attention sur les antiquités Scandinaves et 
slavonnes. D'autres, comme Wippon, Brunon, Hermami,ne 
sont que des narrateurs sans critique. Mais dans le nomlnre 
il en est un qui se distingue par des qualités éminentes. 
Lambert d'Âschaffenbourg , qui écrivit l'histoire universdle 
depuis son origine jusqu'à la fin du onzième siède^ déj^ie, 
dans la dernière partie de son récit qui seule présente quel- 
que importance, plusieurs des qualités de l'historien véritable, 
l'exactitude, la netteté, la force. Il raconte les événements 
de son siècle dans un langage plein de nerf et de vigueur, 
imité de l'antique sans être servilement calqué, reproduisant 
des pensées modernes sans tomber dans la barbarie, alté- 
rant quelquefois, par cette élégance même, le vrai caractère 
de la vie féodale, mais oifrant cependant le modèle d'une 
pensée forte et d'une langue généralement expressive et na» 
turelle. Tel est le jugement favorable que porte de lui M. Yil- 
lemain , dont la plume énergique et brillante promet depuis 
longtemps à nos vœux, et finira par nous donner un tableau 
vivant de ce grand drame. 

A peine Henri II eut-il cessé de vivre , que des troubles 
s'élevèrent dans toute l'Allemagne : chaque seigneur profita 
de son indépendance pour se livrer aux déprédations et à la 
guerre; chaque duc, se croyant des droits à la couronne, 
s'apprêta à les soutenir par les armes. Cependant le bon es- 
prit de la nation allemande triompha encore de cette crise 
dangereuse. Les nobles se réunirent sur les bords du Rhin , 
dans un lieu situé entre Worms et Mayence ; là ils con- 
vinrent que la domination saxonne devait être remplacée 



EMPIRE ET ÉGLISE. )95 

pAv celle des Francs , et ils choisirent le plus illustre re« 
présentant de la maison de Franconie, qui fut proclamé, 
en 1024, wm le nom de Conrad II, surnommé depuis le 
Salique. L'Allemagne vit de nouveau sur le trône un prince 
digne de sa haute vocation. Conrad triompha par sa fermeté 
de tous les obstacles qui lui furent suscités, soit par Toppo* 
Hilidn de sa propre famille, soit par celle des princes indé- 
pendants. Partout il rétablit le bon ordre, fit des lois sages , 
veilla à leur maintien, défendit les querelles individuelles 
pendant quatre jours de la sejjaaine , seul résultat auquel oii 
ptiX parvenir dans ce temps d'hostilité permanente, où les 
nobles, les bourgeois, le clergé, se faisaient réciproquement 
la guerre et s'arrachaient avidement des dépouilles teintes 
dn sang de leurs tristes vassaux. Conrad réprima ces luites 
déplorables sans pouvoir les étouffer entièrement ; il eut la 
Éatisfaction de réunir le royaume de Bourgogne à Tempire, 
on détriment de Henri , roi de France ; il porta ensuite ses 
regards sur l'Italie, où sa seule présence fit tout rentrer dans 
l'ordre, et mourut après un règne heureux et justement cé- 
lèbre dans les fastes de rAllemagne. 

Son fils Henri IH se montra digne de lui et déploya des 
qualités guerrières qui lui assurèrent en peu de temps la tran- 
quille possession de la couronne. Il intervint avec autorité 
dans les affjedres de Bohême et de Hongrie , tint en respect 
tous les grands de son empire , et jouit à Rome d'une telle 
influence qu'il détermina successivement l'élection de trois 
papes, choisis d'après sa seule volonté. Jamais, dit un auteur 
contemporain, la trêve de Dieu ne fut mieux observée que 
sous son règne, qui finit par une mort prématurée au milieu 
des plus belles espérances. 

Ce fut sous ces auspices que commença, en 10K6, l^règne 



196 LITTÉRATURE DU NORD. 

si long , si agité , si malheureux de son fils Henri lY , de ce 
prince que des qualités brillantes ne purent dérober à l'in- 
fluence du vice ni à la fatalité désastreuse qui parut le pour- 
suivre toute sa vie. Il n'avait que six ans lorsqu'il perdit son 
père, et trouva d'abord dans sa mère une tutrice ferme et 
éclairée. Mais bientôt la défiance des grands suscita contre 

elle une accusation grave ; le savant et austère archevôque 

• 

de Cologne, Ânno, voulant détourner le danger, s'empara de 
la personne du jeune empereur, qui séjourna quelque temps 
auprès de lui; mais bientôt il lui fut enlevé par Âdalbert, 
archevêque de Brème , courtisan plein d'orgueil et d'astuce, 
qui flatta les inclinations de Henri , afin de captiver sa con- 
fiance, et ne craignit pas de pervertir sa jeunesse par les 
préceptes les plus pernicieux. Il osait affirmer qu'il n'y avait 
dans toute l'Allemagne que deux nobles, l'empereur et lui- 
même, que tout le reste, plongé dans l'ignorance, ne méritait 
que haine et que mépris. Â sa mort, Ânno fut rappelé à la 
cour; mais il était trop tard , le mal avait porté ses fruits , et 
le vieux prélat, indigPâé des désordres qu'il avait chaque jour 
sous les yeux, demanda lui-même à retourner dans son dio- 
cèse, agrandi et éclairé par ses soins. Henri lY commença 
son règne par une faute , en laissant éclater son inimitié 
contre les Saxons. Enlevant la Bavière à l'un de leurs princes, 
il la donna au duc Welf, tige d'une nouvelle» famille; s'al- 
liant ensuite contre eux avec le roi de Danemark, il les me- 
naça de la servitude la plus dure qu'ils ne purent éviter que 
par la révolte. Le peuple entier se leva en armes ; Henri leur 
échappa avec peine et sollicita en vain le secours des grands 
qu'il avait irrités par son orgueil. Les doutés mêmes envoyés 
aux Saxons, pour les engager à se soumettre, ne purent 
s'empêcher de s'écrier en entendant leurs justes griefs : «Nous 



EMPIRE ET EGLISE. 197 

ne vous blâmons plus d'avoir pris les armes pour défendre 
ce que vous avez de plus cher, votre liberté, vos enfants et 
vos femmes, nous vous blâmons plutôt d'avoir souffert si 
longtemps de tels outrages sans venger votre honneur. » 
Henri, accablé par la réprobation qui s'élevait de toutes parts 
contre lui, souscrivit à une paix humiliante qu'un événe- 
ment fortuit vint arrêter. L'animosité que mirent les Saxons 
à raser la forteresse de Harzbourg , qui , comme toutes les 
places fortes de la Saxe, venait de leur être abandonnée, les 
excès auxquels se porta leur fureur en profanant les autels 
et les tombeaux, indignèrent contre eux les autres peuples, 
qui répondirent à l'appel de Henri et l'aidèrent à remporter 
une victoire sanglante , suivie de la soumission entière des 
Saxons. 

Mais à peine celte apparence de succès eut-elle relevé ses 
forces et son espoir, qu'un orage beaucoup plus redoutable 
se forma du côté de l'Italie. Le pouvoir pontifical, longtemps 
précaire dans son existence, longtemps restreint et indécis 
dans ses droits, habitué par une longue soumission à fléchir 
sous le sceptre impérial, sortit tout à coup de son soipmeil et 
se leva comme un géant sur l'Europe. Personnifié dans un 
homme de génie, dans le fier et ardent Grégoire VU, ce pou- 
voir ne connut plus de bornes et se soumit les peuples et les 
rois. Le célibat forcé des prêtres, la proscription de la simo- 
nie, le partage des investitures datent de cette année 1073, 
où commença pour l'Église romaine une ère de domination 
et de splendeur qui féconda plus tard la liberté des peuples. 
En vain Henri IV voulut-il résister à des exigences excessives; 
quelque plausible que pût être sa cause , il n'avait pas su 
fonder son influence sur l'estime et l'affection de ses sujets. 
Aussi le voyons-nous bientôt exconununié, abandoiHié de 



199 LITTÉRATURE DU NORD. 

tous , passer trois jours et trois nuits, solitaire , exposé aw 
froid et à la neige , devant les murs du palais de Cabossa où 
Tattendait son superbe riva). Admis enfin m sa présence, il 
promet tout, résolu de ne rien tenir, et la honte de son 
abaissement s'accroît encore par son parjure. Dès qu'il est 
libre, il songe à la vengeance ; mais de nouveaux troubles la 
rappellent en Allemagne , où plusieurs compétiteurs lui di»* 
putent la couronne. Vainqueur par le secours de quelques 
grands, et surtout de Godefroi de Bouillon, il retourne à 
Rome pour chercher son ennemi. Grégoire YII, renfermé 
dans le château Saint -Ange, résiste à toutes les forces 
impériales, qui sont surprises et mises en fuite par Robert 
Guiscard de Calabre. Après plusieurs alternatives de reien et 
de succès, pendant lesquelles mourut le pape Grégoire, 
Henri IV crut obtenir enfin quelques instants de repos et de 
bonheur, quand Tastucieuse politique italienne excita contre 
lui son fils aine Conrad, dont la défection et la mort furent 
bientôt suivies d'une défection nouvelle, celle de Henri, son 
second fils, contre lequel il fut forcé de combattre. Fait pri- 
sonnier parce fils perfide, son courage ne fléchit pas encore; 
il sut se dérober à sa poursuite et se préparait à une résis- 
tance énergique, quand la mort termina sa malheureuse 
carrière et mit le sceptre, en 1106 , aux mains du rebelle 
Henri V. 

Tels furent les principaux événements du onzième siècle , 
de ce temps de transition et de désordre , lutte opiniâtre 
d'intérêts contraires , de vices et de vertus , de ténèbres et 
de lumières. Si ce siècle, comme on doit s'y attendre, est 
^ pauvre en œuvres littéraires, la piété, soutenue par le génie 
des arts , fonde de majestueuses cathédrales et élève jus- 
qu'aux nues la flèche de Strasbourg; des écoles florissante» 



LÉ6Em)E D'ANNO. 199 

s'organisent à Salerne, à Bologne, à Liège, à Paris. Pendant 
que Lambert d'Asebaffenbourg écrit en latin ses élégantes 
annales, Wantram de Neumbourg compose un traité de 
droit sur FOnité de FÉgUse, Willeram, moine d'Ébers- 
berg, s'essaie dans la langue nationale par une paraphrase 
éii Cantique de Salomon ; des fragments sur Tétude des 
sdences marquent sous le titre de Physiologue les premiers 
essais de prose tudesque, et les traditions héroïques se per- 
pétuait à Ton^bre des cloîtres. Il en sort une Chronique des 
empereurs, en yers rimes, histoire merveilleuse remplie de 
légendes et de faUes, mais curieuse cependant par une 
foule de détails qui peignent au naturel les mœurs de cette 
époque ^ 

Hais un autre poème plus important par sa râleur histo- 
rique et littéraire doit fixer ici notre attention et réclame 
an plas mùr examen» 



xvm 



Ugemém «'Anne» srehe¥è4«a à» C^^tt^ne* 



Au milieu des troubles et des ténèbres qui signalèrent le 
onzième siècle en Allemagne , pendant cette lutte déplorable 
des partis où les lois les plus saintes étaient foulées aux pieds, 
où Tempereur Henri IV, oppresseur de ses sujets, abdiquait 
son honneur devant le pape ; où s'élevaient de toutes parts 
des forteresses , repaires de pillage et de meurtre ; au mi- 

*■ Kaiserchronik, von HofCDoraon, it^. 



200 LITTERATURE DU NORD. 

lieu de cette lutte violente qui bouleversait les idées, une 
âme noble, un poète inspiré s'occupait de hautes médita- 
tions. Nous ignorons son nom et son pays; mais Tépoque où 
il a vécu ressort du sujet même de son poème, autant que du 
vif enthousiasme et des regrets généreux qui l'animent. Fa- 
tigué sans doute du triste spectacle qu'il avait sans cesse de- 
vant lui, désirant reporter ses pensées vers une sphère plus 
calme et plus pure, il choisit parmi les caractères de L'époque 
le plus grand, le plus vénérable à ses yeux, celui dont la vie 
exemplaire appelait l'âme à des pensées célestes, et il com- 
posa dans son pieux enthousiasme la Légende dé saint 
An no. 

Le précieux manuscrit de ce poème, dont le titre modeste 
recèle un vrai mérite, fut trouvé à Breslau dans le dix-sep- 
tième siècle, autre époque de troubles et d'égarement, par 
Opitz, premier régénérateur de la littérature allemande. Le 
manuscrit a disparu depuis ce temps; mais le texte publié 
peut suffire à la parfaite intelligence du poème *. Il est écrit 
en strophes inégales, composées chacune d'une vingtaine de 
vers, tantôt rimes, tantôt allitérés, sans autre règle que la 
simple cadence. Le langage est encore tudesque, mais se 
rapprochant déjà de l'allemanique , et marquant ainsi la 
transition insensible qui unissait déjà le nord au midi de 
TAllemagne dans les dernières années du règne de Henri lY, 
où probablement ce chant fut composé. 

Ânno, le héros du poème, est ce même archevêque 
de Cologne, qui, nommé chancelier sous Henri III, devenu 
régent à la minorité de son fils, gouverna l'empire avec fer- 
meté et sagesse et se retira ensuite dans son diocèse, où sou 

^ Lobgesang des heiligen Ànno^ von GoldmaoD, Leipzig, i816« 



LÉGENDE D'àNNO. 201 

goût éclairé pour les arts, ses mœurs austères, sa bienfai- 
sance chrétienne, son zèle pour la réforme du clergé, pour la 
fondation d'églises et d'hospices, lui concilièrent une telle vé- 
nération que, malgré les attaques de ses ennemis, suite na- 
turelle de sa -vie poliiique, il mourut en odeur de sainteté, 
auteur présumé de plusieurs miracles. Ce fut sans doute pour 
en soutenir Tévidence, pour consacrer l'autorité du nouveau 
saint et pour ranimer ainsi la piélé presque éteinte dans tant 
de cœurs troublés, qu'un témoin de ses vertus pastorales 
entreprit son panégyrique. 

Mais au lieu de se borner à exalter son héros, comme 
l'aurait fait un écrivain médiocre, le biographe, en véri- 
table poète, porte ses regards sur l'humanité ^tière. Ce 
sont nos vœux à tous, nos espérances les plus chères qu'il 
exprime et qu'il défend dans son poëme, c'est la haute vo- 
cation des âmes qu'il retrace dans la personne d'Anno. 
S'il prend un long détour pour arriver au sujet princi- 
pal, ses digressions sont entraînantes et vivifiées par une 
pensée profonde qui domine et ennoblit Tensemble. Le 
yague des tableaux historiques, dans lesquels le faux se 
mêle sans cesse au vrai, la pieuse erreur des traditions reli- 
gieuses, toutes semées de prodiges et de miracles, sont des 
faiblesses inhérentes à son temps où la science et la foi s'at- 
tachaient aux chimères ; mais ce qui lui appartient en propre, 
ce qui place son œuvre au dessus de toutes celles qui paru- 
rent à la même époque, c'est le noble sentiment qui l'anime 
et qui embrasse l'humanité entière, c'est la sagesse de ses 
réflexions et la vivacité de ses tableaux. Puisse quelqu'une 
de ces qualités se reproduire dans notre traduction, entre- 
prise pour la première fois quand nous l'écrivîmes il y a 
quinze ans ! 



202 LITTÉRATURE DU NORD. 

LÉGENDE D*ANNO. 

Wir horten ie dikke^singen 
Von alten dingen : 
Wi snelle helide vuhten, 
Wi si veste barge brachen^ 
Wi si libin winiscefte schieden^ 
Wi riche kûnige al zegiengen^ 
Nu ist ciht daz wir denken 
Wi wir selvesûlin enden* 

1. 

< Souvent nous avons entendu célébrer le passe, les com- 
bats des héros, la prise des forteresses, la rupture des al- 
liances les plus chères, la chute des plus puissants monarques ; 
il est temps que nous pensions enfin au terme de notre 
propre vie. Christ, notre bon Sauveur, nous avertit par tant 
de miracles ! Comme il vient de le faire à Sigeberg, par cet 
homme vénérable le saint évéque Ânno, d'après sa volonté 
divine, afin que nous veillions sur nous-mêmes jusqu'au mo- 
ment où de cette vie d'exil nous passerons à celle qui dure 
éternellement. 

< Au commencement du monde, quand la parole fit jaillir 
la lumière, quand la main puissante du Créateur prodaisift 
tant d^œuvres merveilleuses, elles les divisa toutes en deux 
parts : le monde visible, le monde intellectueL Combinée» 
par la sagesse divine, ces deux parts réunies formèrent 
Tbomme, corps et esprit, premier être après l'ange. Toute 
création est renfermée dans l'homme, ainsi que nous le dit 
rÉvangile; selon l'expression des Grecs, il constitue un troi* 



LÉGENDE D'àNNO. 203 

sième monde. Telle était la gloire destinée à Adam, s'il eût 
su veiller sur lui-même. 

3. 

a Quand Lucifer se livra au mal, quand Adam viola la Ij>i 
divine, Dieu fut d'autant plus courroucé qu'il voyait régner 
l'ordre dans toutes ses autres œuvres. La lune et le soleil 
répandaient leur lumière avec joie, les astres, fidèles à leur 
cours, produisaient le froid et la chaleur, le feu s'élevait aux 
hautes régions, la foudre et le vent suivaient leur vol rapide ; 
les nuages portaient la pluie féconde, les eaux s'écoulaient 
sur les pentes, les fleurs émaillaient les campagnes, le feuil- 
lage ombrageait les bois, les animaux avaient leur marche 
prescrite, le ramage des oiseaux était doux à entendre; 
chaque créature suivait la loi que le Seigneur lui avait don- 
née. Les deux êtres seulement qu'il créa les meilleurs se dé-* 
tournèrent de lui dans leur folie, première source d'une 
multitude de maux. 

4. 

c On sait comment le démon séduisit l'homme; 41 ypulut 
l'avoir pour esclave, et les cinq âges du monde furent en- 
traînés par lui aux enfers. Enfin, Dieu envoya son Fils pour 
nous affranchir du péché ; il se donna pour nous en sacrifice 
et brisa le pouvoir de la mort. Descendu sans péché, aux en- 
fers, il en triompha par sa force, et le démon perdit son em- 
pire. Appelés dès lors à la liberté, nous sommes devenus 
chrétiens par le baptême ; grâces en soient rendues au Sei- 
gneur ! 

c Christ leva l'étendard de sa croix et envoya douze mes- 
sagers sur la terre ; il les revêtit d'une force céleste qui les 



204 LITTÉRATURE DU NORD. 

fit triompher de Terreur. Pierre soumit Rome» le sage Paul 
convertit les Grecs, André fut vainqueur à Fatras, Thomas 
dans TInde, Matthieu dans l'Ethiopie, Simon et Jude en 
Perse, Jacques à Jérusalem, mais il repose maintenant dans 
li Galice. Jean prêcha avec onction à Éphèse, et de sa tombe 
sort une manne céleste qui, de nos jours encore, guérit bien 
des douleurs. Une foule d'autres martyrs, qu'il serait trop 
long de nommer, scellèrent de leur sang la volonté du Christ, 
et, par de rudes travaux, arrivèrent au Seigneur qui mainte- 
nant les comble de gloire. 

6. 

< Les Francs, ces fils de Troie, doivent rendre grâces à 
Dieu qui leur a envoyé tant de saints, réunis surtout à Co- 
logne où reposent les guerriers de saint Maurice, et les onze 
mille vierges immolées pour le Christ, et tant de vénérables 
évéques qui ^ont opéré des miracles, comme on le dit de 
saint Ânno ; louons-en le Sauveur par nos chants! 

7. 

< Il fut évéque consacré à Cologtie. Dieu soit loué que la 
plus belle de toutes les villes d'Allemagne ait eu pour chef 
l'homme le plus vertueux que le Rhin ait vu sur ses bords ! 
Ainsi la ville voit sa gloire rehaussée par Téclat d'une domi- 
nation si sage, et la vertu du saint est d'autant plus célèbre 
qu'il gouverna une si noble cité. Si Cologne est illustre 
parmi les villes, saint Ânno fut digue de sa grandeur. 

8. 

« Voulez-vous connsdtre l'origine des cités? Remontez 
avec moi dans le sombre paganisme, car c'est là que com- 
mença leur force. Niïius fut le premier homme qui entreprit 



* •■ 



LÉGENDE D'ANNO. 205 

la guerre : il saisit, dans sa soif pour la gloire, le bouclier et 
la lance, lé haubert et la cuirasse; s'armant pour le combat, 
il durcit Tacier des casques et commença des invasions hos- 
tiles. Jusque-là les hommes étaient paisibles; chacun cultivait 
son champ sans s'occuper de celui des autres, ils ignoraient le 
métier des armes, et Ninus s'en réjoujt dans son cœur. 

9. 

€ Ninus apprit à ses guerriers à supporter les travaux, à 
chevaucher en armes, à affronter les périls, à lancer et à 
parer les traits. II ne leur laissa point de repos qu'il n'eût 
conquis tout le pays d'Asie. Il y construisit une ville, large 
d'une journée de marche, longue de trois, il y fonda une 
vaste puissance et l'appela, d'après son nom, Ninive, où plus 
tard la baleine rejeta le prophète Jonas. 

10. 

€ Sa femme fut Sémiramis qui fit construire l'antique 
Babylone avec les briques que brûlèrent les géants, quand 
Faudacieux Nimrod leur conseilla dans sa folie d'élever, 
contre la volonté de Dieu, une tour de la terre jusqu'au ciel. 
Le Seigneur les en empêcha lorsque, par sa puissance, il les 
divisa dans les soixante-dix langues qui existent encore dans 
le monde. Avec les débris de ce colosse, Sémiramis bâtit un 
mur carré, de soixante-quatre lieues d'étendue; la tour s'é- 
levait à quatre mille toises. Dans cette ville les rois s'illus- 
trèrent; elle fut le siège de puissants Chaldéens, qui, après 
avoir dévasté maints pays, brûlèrent enfin Jérusalem. 

11. 
« Ce fut le temps où parla le sage Daniel, où il raconta 
comment il avait vu en songe les quatre vents du globe lut- 



«p 



» i 



> 



206 LITTÉRATURE DU NORD. 

tant au-dessus des mers, et comment du sein des mers sor- 
tirent quatre animaux terribles. Les vents sont les quatre 
anges qui veillent sur tout le globe, les animaux sont les 
quatre monarchies qui deraient embrasser le monde entier. 

12. 

c Le premier animal était une lionne douée de Tintelli* 
gence humaine. Elle marquait tous les rois de Babylone 
dont la puissance et la sagesse assurèrent la gloire de leurs 
états. 

13. 

< L'autre animal était un ours sauvage, armé de trois 
rangs de dents ; il brisait tout obstacle et l'écrasait entre ses 
griffes. Il indiquait les trois royaumes qui commencèrent à 
tout soumettre dans le temps où Cyrus et Dariu& subjuguè- 
rent l'empire d'Assyrie, où ces deux puissants rois détruisi- 
rent Babylone. 

14. 

< Le troisième animal était un léopard pourvu de quatre 
ailes d'aigle, symbole du Grec Alexandre, qui parcourut la 
terre avec ses quatre armées, jusqu'à ce qu'il vit les colonnes 
d'or qui lui marquaient l'extrémité du monde. Il pénétra 
dans les déserts de l'Inde , où il conversa avec deux arbres ; 
porté par deux griffons , il monta dans les airs ; renfermé 
dans un bocal de verre, il se fit plonger dans TOcéan. Alors 
ses serviteurs perfides jetèrent au loin les chaînes en s'écriant : 
« Si tu cherches les merveilles, nage au fond de l'abîme. » H 
vit alors flotter devant lui des monstres marins, moitié pois-* 
sons, moitié hommes, et grande était sa surprise. 



liGENDE D'ANNÛ. 207 

16. 

c Le sage roi pensa alors comment il se sauverait de ce 
danger; le flux le portait vers le fond, où le verre lui laissa 
voir mille merveilles, jusqu'à ce que de son sang il teignit la 
mer impétueuse. A peine eut-elle reçu ce sang, qu'elle rejeta 
le roi sur le rivage. Ainsi il retourna dans sou royaume où 
H fut reçu avec joie par les Grecs. Il fit encore bien des choses 
merveUleuses et s'empara des trois quarts du globe. 

16. 

< Le quatrième animal était un sanglier, symbole des in- 
trépides Romains. Ses griffes étaient de fer; qui eût pu le 
saisir ? Ses dents étaient de fer ; qui eût pu le dompter ? Ce 
sanglier sauvage indiquait bien que la liberté devait régner 
à Rome. Il portait dix cornes avec lesquelles il renversait ses 
ennemis ; sa force était irrésistible, et Rome soumit le monde 
entier. 

17. 

< Les dix cornes marquaient dix souverains qui marchë- 
irent à la guerre avec Rome. La onzième corne s'élevait jus- 
qu'au ciel et les astres luttaient contre elle ; elle avait des 
feux et une bouche, chose inouïe dans tout autre temps. 
Elle prononçait des blasphèmes contre Dieu qui sut bientôt 
en tirer vengeance. Ce signe indiquait l'Antéchrist, qui est 
encore à venir dans ce monde, et que Dieu, par sa puissance, 
précipitera dans les enfers. Ainsi fut accompli tout le songe, 
comme l'avait prescrit Fange céleste. 

18. 

c Les Romains inscrivirent sur une table d'or trois cents 
séB^urs poor protéger tes ousurs , pour veiller et le jour 



208 LITTÉRATURE DU NORD. 

et la nuit à la défense de l'honneur national. Après eux vin- 
rent les généraux , parce Rome ne voulait point de rois. Ce 
fut alors qu'elle envoya César, d'après lequel sont appelés les 
empereurs, à la tète de légions nombreuses pour soumet- 
tre la terre d'Allemagne. César y combattit mainte année, 
parce qu'il ne pouvait parvenir à soumettre des ennemis 
aussi opiniâtres. Enfin il les reçut à discrétion, et ce fut la 
cause de sa grandeur. 

19. 

« Au milieu des montagnes il lutta contre les Souabes, 
dont les ancêtres étaient venus en troupes nombreuses à 
travers l'étendue des mers. Ils avaient placé leurs tentes au- 
près du mont Suébo, d'où leur fut donné le nom de Souabes : 
peuple sage dans les conseils, habile dans la parole, souvent 
épouvé pour sa valeur guerrière, toujours prêt à user de ses 
armes, qui toutefois fléchirent devant César. 

20. 

« Quand la Bavière s'opposa à sa marche, il assiégea la 
ville de Ratisbonne. Il y trouva des casques et des cuirasses 
et maint brave guerrier qui défendait les murs. Quels hom- 
mes étaient ces guerriers, nous le voyons par les récits païens, 
où les mots noricus ensis signifient une ép^e bavaroise, et 
l'on prétend que jamais nulle épée n'a mieux mordu à tra- 
vers un casque. Ce fut la sauve-garde de ce peuple, dont les 
ancêtres vinrent jadis de l'Arménie, de cette contrée où Noé 
sortit de l'arche après que la colombe voyageuse eut rapporté 
la branche d'olivier. Les traces de l'arche existent encore sur 
la cime du mont Ararat, et l'on dit qu'il se trouve, bien loin 
encore , des peuples qui parlent allemand du côté de llnde. 



LÉGENDE D*ANNO. 209 

Les Bavarois aimèrent toujours ia guerre, et la victoire de 
César lui coûta des flots de sang. 

21. 

« L'inconstance des Saxons lui donna beaucoup de peine; 
lorsqu'il croyait les avoir subjugués , ils se levaient de nou- 
veau contre lui. Ils descendaient, dit -on, des guerriers 
d'Alexandre, qui parcourut le monde entier en douze ans ; 
lorsqu'il mourut à Babylone, quatre de ses généraux se par- 
tagèrent l'empire el prirent le titre de rois ; les autres errèrent 
jusqu'à l'Elbe où les Thuringiens s'opposèrent à eux. Comme 
ceux-ci nommaient scbxes les grands couteaux avec lesquels 
ces guerriers les vainquirent dans une attaque perfide , au 
moment de conclure la paix , ils reçurent de ces couteaux le 
nom de Saxons. Malgré toute leur résistance , ils durent se 
soumettre aux Romains. 

22. 

< César parvint alors à ses anciens alliés, aux nobles Francs, 
dont les ancêtres descendaient comme lui de l'antique ville 
de Troie détruite par les Grecs. Dieu ayant prononcé entre 
les deux armées, plusieurs des Troyens survécurent, tandis 
que les Grecs furent bannis de leur patrie. Car, pendant les 
dix années du siège, leurs femmes contractèrent de nouveaux 
liens et conspirèrent contre la vie de leurs maris. C'est ainsi 
que périt le roi Agameranon ; c^est ainsi que les autres subi- 
rent de longs revers, et que les guerriers d'Dlysse furent 
dévorés par le Cyclope. Ulysse s'en vengea par les armes en 
lui crevant l'œil dans son sommeil. La race des Cyclopes, 
établie en Sicile, était haute comme un arbre et n'avait qu'un 
œil au front; maintenant le Seigneur les a bannis loin de 
nous au milieu des forêts de l'Inde. 



Il 



2f0 LITTÉRATURE DU SÛRD. 

23. 

< Les Troyens errèrent au loin dans le inonde , eh cher^ 
chant un nouveau séjour. Hélénus, un des chefs yaincus, 
épousa la veuve de Tinfrépide Hector et posséda avec elle dans 
la Grèce une partie de Teropire de ses ennemis ; là il fonda 
une nouvelle Troie, qui subsista longtemps après lui. Ante- 
nor était parti d ^avance , parce qu'il prévoyait la chute de 
Troie ; il fonda la ville de Patavie, auprès de la rivière Timaye. 
Énée choisit l'Italie, et, lorsquMl trouva la truie et ses trente 
petits, il fonda la ville d'Àlbe, premier berceau de Rome. 
Francon s'établit avec les siens beaucoup plus loin , sur les 
bords du Rhin ; là il fonda une petite Troie et donna au tor- 
rent le nom de Santé, d'après le fleuve de sa patrie. Le Rhin, 
ils le prirent pour la mer ; et bientôt s'accrurent les tribus 
frankes, qui finirent par se soumettre à César après une cou- 
rageuse résistance. 

24. 

< Quand César voulut retourner à Rome , les Romains re- 
fusèrent de le recevoir ; ils dirent que, par son ambition, il 
avait perdu une grande partie de l'armée , qu'il avait trans- 
gressé leurs ordres en retenant si longtemps les soldats. Irrité, 
il retourne dans la terre d'Allemagne où il avait trouvé tant 
de héros ; il s'adresse aux chefs du pays, leur expose ses dan- 
gers , leur ofTre des trésors , leur promet de réparer tout le 
tort qu'il leur a fait. 

25. 

« Dès qu'ils surent son désir, ils se réunirent tous ; de la 
Gaule et de la Germanie ils vinrent en troupes nombreuses , 
couverts de casques brillants , de fortes cuirasses , de larges 
boucliers. Ils se répandirent comme un torrent dans le pays; 



LÉGENDE D'ANNO. 211 

ils approchèrent de Rome, et la crainte saisit les Romains 
lorsqu'ils virent briller tant de guerriers illustres , lorsqu'ils 
les virent lever l'étendard. Ils tremblèrent pour leurs jours; 
Caion el Pompée quittèrent Rome , le sénat tout entier s'en- 
fuit plein d'épouvante. César les poursuivit, en les combat- 
tant sans rdftche, jusqu'à la terre d'Egypte où se ralluma la 
guerre. 

26. 

f Qui pourrait compter la multitude qui s'élança de l'Orient 
contre Césa,r, ainsi que la neige couvre la cime des Alpes de 
ses masses et de ses tourbillons , ainsi que la grêle jaillit du 
sein des nuages ! D s'avança contre eux avec une armée moins 
forte, et là commença, selon l'histoire, la plus terrible ba- 
taille qui ait eu lieu dans le monde. 

27. 

c Ah ! quel fut le fracas des armes, le choc des coursiers, 
i^ son des trompettes ! Comme on vit couler des flots de sang, 
Cpmme on entendit mugir la ten*e, quel éclat éblouit tous 
les yeux pendant que l'élite des guerriers frappait du glaive ! 
Les légions tombèrent inondées de sang , leurs casques se 
brisèrent ; les guerriers de Pompée périrent sous les coups 
victorieux de César. 

28. 

c Le héros se réjouit de posséder tant d'états ; il retourna 
à Rome avec une grande puissance, et les Romains, en le re- 
cevant, établirent la coutume de se soumettre à la volonté 
d'un seul. Ce fut lui qui en eut tout l'honneur , car il régna 
dès brs sans partage. Il fit adopter cette coutume aux Ger- 
mains^ et | ouvrant le trésor public, il en tira des dons pré- 



212 LITTÉRATURE DU NORD. 

deux, de l'or et des parures qu'il remit à ses compagnons 
d'armes. Depuis ce moment les guerriers germains ont été 
aimés et respectés à Rome. 

29. 

« A la mort de César l'empire échut à son neyeu, au noble 
Auguste, dont le nom se retrouve dans la ville d'Âugsbourg, 
fondée par son beau-lSls Drusus. Alors fut envoyé Agrippa 
pour administrer le pays et pour fonder une ville qui pût en 
imposer au peuple : ce fut Cologne, qui eut depuis beaucoup 
de maîtres, mais qui d'après lui fut appelée Agrippine. 

30. 

«Dans cette ville venaient souvent les gouverneurs ro- 
mains, quoiqu'ils eussent d'autres villes dans cette contrée. 
Worms et Spire avaient été construits lorsque César subju- 
gua les Francs et qu'il voulut fortifier les bords du Rhin. 
Mayence était un château-fort que plusieurs guerriers agran- 
dirent, où est placé maintenant le sacre des empereurs et le 
siège révéré du pape. Metz fut fondé par Métius, officier de 
César. Trêves était une ville ancienne enrichie par la puis- 
sance romaine ; c'était là que, dans des tuyaux de pierre, on 
gardait sous le sol le vin délicieux destiné a^x seigneurs de 
Cologne qui jouissaient d'une haute autorité. 

31. 

c Au temps d'Auguste il arriva que Dieu jeta un regard du 
haut du ciel : alors naquit un roi possesseur de la vertu di- 
vine, Jésus-Christ, le fils de Dieu, né de la sainte Vierge Ma- 
rie. Des signes miraculeux se montrèrent aussitôt à Rome : 
une huile pure jaillit de la terre et coula au loin sur le sol, 
un cercle rouge de feu et de sang entoura le disque du so- 



LÉGENDE D'àNNO. 213 

leil ; car alors approchait pour notre salut le nouvel empire 
qui devait couvrir le monde. 

32. 

« Saint Pierre, le messager céleste, brisa à Rome la puis- 
sance du démon; il éleva le signe divin de la croix et con- 
sacra la ville au Sauveur. De là il envoya pour convertir les 
Francs trois hommes pieux, Enchère, Valère, et un troisième 
qui mourut en chemin. Les deux autres vinrent Tannoncer 
à Pierre, qui leur remit son bâton pastoral. Ils le placèrent 
sur le tombeau de Materne, en lui commandant au nom de 
saint Pierre de se réveiller du sommeil de la mort et de les 
accompagner chez les Francs. Dès qu'il entendit le nom de 
son maître, Materne leur obéit : sortant de la ferre entr'ou- 
Yerte, selon la volonté de Dieu, il saisit le gazon et quitta le 
tombeau où il avait reposé quarante jours. Sa vie fut pro- 
longée dé quarante années. Ces saints hommes prêchèrent 
d'abord à Trêves; ils convertirent ensuite Cologne, qui eut 
pour premier évèque celui qui était ressuscité des morts. 

33. ' 

< Ils soumirent ainsi au service du Seigneur un grand 
nombre de Francs dans une plus noble guerre que celle que 
leur avait livrée César : ils leur apprirent à vaincre le pé- 
ché et h devenir des serviteurs de Dieu. Leurs principes fu- 
rent fidèlement maintenus par les évéques qui siégèrent 
après eux au nombre de trente-trois, jusqu'à l'épiscopat de 
saint Ânno. Sept d'entre eux sont des saints vénérables, qui 
brillent à nos yeux comme sept astres dans la nuit. L'astre 
de saint Anno est pur et radieux, sa gloire s'unit aux autres 
gloires comme l'améthyste placée dans une bague précieuse. 



214 LITTÉRATURE DU NORD. 

34. 

f Cet homme si excellent, prenons-le pour modèle ; qu'il 
soit pour nous un miroir de vérité et de vertu. Depuis que 
rempereur Henri III lui donna sa confiante et que la volonté 
de Dieu fut accomplie par son installation solennelle à Co- 
logne, il a marché plein de force au milieu de son peuple. 
Ainsi que le soleil suspendu dans les airs éclaire à la fois le 
ciel et îa terre, ainsi Tévéque Ànno marchait entre Dieu et 
les hommes. Sa vertu était si influente au palais que tout 
Tempire obéit à ses ordres, tandis qu'il servait Dieu avec la 
dévotion d'un ange. Il sut s'assurer cette double gloire, qpii 
lui valut la vraie domination. 

38. 

< Sa bonté était connue de beaucoup de gens ; apprenez 
quel fut son caractère : il était franc dans ses paroles, imper- 
turbable dans la vérité ; auprès des grands, il était comme 
un lion; auprès des malheureux, conç^me un agneau paisible. 
Il était plein de sévérité pour le vice, plein de douceur pour 
la vertu ; les veuves et les orphelins le bénissaient ; il était 
éloquent pour prêcher et absoudre, et telle était son onction 
divine, qu'elle pénétrait tous les cœurs mortels. Ânno était 
cher au Seigneur, et le diocèse de Cologne fut heureux tant 
qu'il mérita d'avoir un tel évéque. 

36. 

< La nuit, quand le sommeil couvrait la ville, le bon pas- 
teur se levait, et, dans sa piété sainte, il allait visiter mainte 
église, et soulager par ses aumônes maint pauvre sans asile, 
qui l'attendait dans le temple du Seigneur. Quand une 
femme avec son pauvre enfant gémissait abandonnée du 



LÉGENDE D*ANNO. 215 

monde, Tévêque idiait lui-même lui préparer uu lit ; ainsi il 
fut vraiment le père des orphelins, ne cessant de leur ftrë 
secourable, et le Seigneur l'en a récompensé. 

37, 

< Le bonheur régna dans tout l'empire quand le digne 
prélat rendait la justice, quand il élevait pour le trône le jeune 
Henri. Le bruit de sa justice se répandit au loin ; les rois de 
Grèce et d'Angleterre lui envoyèrent des dons ; ainsi firent 
ceux de Danemark, de Flandre et de Russie. Il acquit ainsi 
maint trésor pour Cologne et orna de toutes parts les églises. 
Lui-même il éleva quatre temples à la gloire du Seigneur; 
le cinquième est Sigeberg, sa ville chérie, où se trouve 
maintenant son tombeau. 

38. 

« Mais pour sauver son ftme delà séduction des honneurs, 
Dieu agit envers lui comme l'orfèvre qui veut faire une 
agrafe précieuse. Il commence par épurer Tor dans la flamme , 
il le relève par la perfection du travail, par rextrémè finesse 
des filets, par les soins nombreux qu'il emploie à polir et à 
colorer les joyaux ; c'est ainsi qu'il plut au Seigneur de pré- 
parer saint Anno par mainte épreuve. 

39. 

« Souvent les grands du pays se levèrent contre l'évêque, 
mais Dieu tourna tout à sa gloire; souvent il fut trahi par 
ceux qui devaient le défendre, ou méprisé de deux qu'il avait 
promus aux honneurs. Enfin ils ne craignirent pas même dé 
Texpulser de la ville par les armes, comme jadis Absalon 
bannit le pieux David ; c'était le renouvellement du même 
crime. Le bon évêque souffrit bien des maux, bien des peines. 



• 



216 LITTÉRATURE DU NORD. 

en digne imilaleur du Christ, et Dieu l'en récompensa da 
hdfol du cicL 

40. 

« Alors commença la lutte terrible où tant d*hommes ont 
perdu vie, lorsque l'empire de Henri lY fut troublé^ lorsque 
le meurtre, le pillage, Tincendie dévastèrent les églises et les 
campagnes, depuis le Danemark jusqu'en Calabre, di^s la 
Franconie jusqu'en Hongrie. Ceux à qui personne ne pour- 
rait résister s'ils voulaient s'unir loyalement, firent la guerre 
à leurs neveux et à leurs proches ; l'empire tourna ses armes 
contre son propre cœur, et, de son bras victorieux, il se vain- 
quit lui-même. Les restes des Chrétiens gisaient sans séptd- 
ture, en proie aux loups sinistres, aux hôtes rugissants des 
forêts. Ne pouvant espérer de faire cesser le mal, saint Ânno 
souhaita de ne plus vivre. 

41. 

< U allait à Salfdd en Thuringe lorsque Dieu se manifesta 
hses yeux : un matin, à neuf heures, le ciel s'ouvrit pour lui, 
il vit une gloire céleste qu'il ne put révéler à aucun homme ; 
mais, lorsqu'au milieu de la roule il se prosterna en prières, 
sa force s'accrut tellement qu'il fallut lui atteler seize che- 
vaux. 11 eut alors une vision de Tavenir, et depuis ce temps il 
tomba malade. 

42. 

« Une nuit saint Anno se vit lui-même entrant dans une 
salle magnifique, dans un palais merveilleux, tel qu'on doit 
se figurer le ciel. 11 le vit en songe tout couvert d'or, éblouis- 
sant de pierreries, retentissant de cantiques d'allégresse. Là 
brillaient une foule d*évêques, semblables à des astres ra- 



LÉGENDE D'ANNO. 217 

dieux : on y voyait l'évèque Bardon, saint Héribert avec son 
auréole, et beaucoup d'autres prélats vénérables, n'ayant 
tous qu'un vœu, qu'une pensée. Un siège magnifique était 
vide ; saint Ânno se réjouit de cette m|irque d'honneur : il 
rendait grâce à Dieu, espérant s'y asseoir, espérant arriver à 
ce siège désirable, mais les autres prélats Ten empêchèrent 
parce qu*il avait une tache sur le cœur. 

43. 

€ L'un d'eux se leva, Arnold, jadis évêque de Worms, et, 
prenant saint Anno par la main, il le conduisit à Técart. 
€ Console-toi, lui dit-il avec douceur, fidèle serviteur du 
Très-Haut ! Efface cette tache, car c'est pour toi qu'est ré- 
servé ce siège éternel. Dans peu d'heures ces bienheureux 
t'accueilleront avec joie, mais tu ne peux encore rester au 
milieu d'eux. Christ vient de te montrer quelle pureté il 
exige; tu seras comblé d'honneurs et de bénédictions. » 
Saint Ânno s'afOigea vivement d'être forcé de retourner sur 
la terre, et, si la vision n'eût aussitôt disparu, il n'aurait pas, 
pour le monde entier, voulu quitter le paraçlis ; tant est 
grande la béatitude céleste à laquelle, vieux et jeunes, nous 
devons aspirer ! Réveillé de son sommeil, il sut bien ce qu'il 
avait à faire : il pardonna aux habitants de Cologne, quelque 
dignes qu'ils fussent de sa haine. 

44. 

€ Quand vint le moment suprême >ù Dieu voulut le ré- 
compenser, il fut châtié comme jadis le pieux Job; des pieds 
à la tête, ses membres furent une plaie. Ainsi s'éleva cette 
âme vertueuse au-dessus des misères humaines, au-dessus 
de ce corps périssable vers le bienheureux paradis. La terre 
reçut ses membres, son esprit monta dans le ciel, où notre 



218 LITTÉItATURÊ DU NORD. 

souvenir doit le suivre, où nous espérons nous-mêmes par- 
venir. 

48. 

« Arrivé en présence de Dieu, à la béatitude éternelle, le 
généreux prélat a agi envers nous comme l'aigle envers ses 
petits dont il guide le premier essor : il plane avec majesté, 
il s'élève au-dessus des montagnes, et ses aiglons lé suivent 
avec joie. C'est ainsi qu'il a voulu nous apprendre par quelle 
route nous devions le suivre, il a voulu nous faire connaître 
quel bonheur on goûte dans le ciel ; sur le tombeau où Von le 
croyait mort, il a opéré de glorieux miracles, les malades et 
les infirmes ont reçu de lui la santé. 

46. 

« Arnold, un noble chevalier, avait un vassal nommé Vol- 
precht, qui perdit par une faute la faveur de son maître. 
Alors, se détournant de Dieu, il eut recours au démon et 
l'appela en aide contre Arnold. Un soir, qu'à la recherche de 
son cheval il traversait un champ solitaire, lé démon appa- 
rut à ses yeux et lui interdît toute œuvre chrétienne. Il lui 
défendit surtout de divulguer son apparition, disant que, 
s'il en parlait à un seul homme, il serait brisé en pièces; s'il 
voulait au contraire le suivre, il l'aurait pour protecteur. 
Ces menaces et ces promesses entraînèrent le méchant vas- 
sal, il se fia à Tennemi des hommes et ne tarda pas à s'en 
repentir. 

47. 

c Le lendemain il chevauchait auprès d'Arnold, comptant 
sur la promesse du démon, et bientôt par de mauvais dis- 
cours il se mit à renier le Seigneur, à blasphémer les saints; 
sacrilège téméraire I Enfin, le méchant homme commença à 



LÉGENDE D'ANNO. 219 

outrager samt Ânno, disant qu'il savait tout, que tout n'était 
que honte et déception ; Tévéque avait toujours vécu dans le 
péché, comment donc pouvait-il faire des miracles ? Mais 
bientôt ces outrages furent punis; car soudain son œil 
gauche s'écoula comme de Teau. L'incrédule refusa de ren- 
trer en lui-même ; et soudain, punition nouvelle! un coup à 
la tête le renversa à terre et son œil droit jaillit comme un 
trait. Tombant alors sur l'herbe, il cria au secours. Tous les 
autres safsis d'épouvante se signèrent en invoquant Dieu. 

48. 

c Arnold fit aussitôt chercher des prêtres qui conduisi- 
rent cet^omme dans une église et lui apprirent à se confes- 
ser. Enfin il supplia saint Anno de lui faire grâce, de lui 
rendre la santé. Alors tous les assistants furent témoins d'un 
éclatant miracle : sous ses paupières naquirent deux nou« 
veaux yeux, et aussitôt il recouvra la vue, tant est grande la 
puissance de Diei|I 

49. 

. € Nous savons comment autrefois s'ouvrit le gouffre de la 
mer quand Moïse conduisit les Israélites de pied sec à travers 
Ijes eaux ; comment il les mena vers cette terre fortunée, ce 
pays des élus où des ruisseaux de lait coulaient entre des 
ruisseaux de miel, où Thuile et l'eau limpide jaillissaient des 
rochers, où la manne pleuvait du ciel, où tous les biens 
étaient en abondance. Dieu donna au pieux Moïse des signes 
merveilleux de ^a protection ; cependant sa propre sœur osa 
s'élever contre lui. Quelle lèpre la couvrit à l'instant ! Mais 
aussitôt son frère eut pitié d'elle. Ainsi saint Anno eut pitié 
de cet homme ; il lui fit recouvrer la santé, afin que nous 
aussi nous réconnaissions la bonté de Dieu , qui récom- 



220 LITTÉRATURE DU NCOID. 

pense ce qu'on dit à Thonneur de ses saints et qui npus a:iène 
par sa main secourable vers le bienheureux paradis. » 

Nous n'allongerons par aucune réflexion cette citation un 
peu longue en elle-même, ayant cru devoir reproduire en 
entier le monument le plus remarquable de Tépoqué qui pré- 
céda immédiatement l'âge d'or de l'épopée allemande. 



XIX 



Ère des Croisades^ Fraiiee^ Angleterre, Allemai^e. 



L'Angleterre, plus encore que 1^ Allemagne^ subit pendant 
le onzième siècle une de ces révolutions profondes, de ces 
transformations décisives qui fixent l'avenir d'un peuple et 
dominent toutes ses destinées. Le trône, conquis par la dy- 
nastie danoise qui ne brilla que sous Canut le Grand, était re- 
venu à la famille saxonne dans la personne d'Edouard le 
Confesseur. Mais les tragiques péripéties de ce drame, en 
retentissant jusqu'en France, avaient amené sur la scène, en 
opposition aux deux familles, un compétiteur plus formidable 
qui devait les supplanter toutes deux. 

La race habile et belliqueuse établie en Neuslrie par Rol- 
lon, assouplie mais non énervée au contact d'une civilisation 
nouvelle, n'avait démenti en aucune circonstance son infati- 
gable énergie. Guillaume Longue-Épée, promoteur de bonnes 
lois, avait dompté la Bretagne par les armes ; les deux Ri- 
chard de Normandie avaient été les appuis les plus fermes 
de la couronne royale de France; Robert le Diable, malgré 



ÈRE DES CROISADES. 221 

ses criminels excèis, s*était montré guerrier plein de bra- 
voure et pèlerin plein de ferveur. Sous lui on vit les fils de 
Tancrède de Hauteville , éclaireurs intrépides , partir pour 
ntalie , s'emparer par leur seule audace de la Fouille et de 
la Calabre, puis devenir sous Robert Guiscard les protec- 
teurs du pape, les rivaux de l'empereur. Non moins actif, 
plus intrépide encore, le duc Guillaume surnommé le Bâtard, 
ambitieux d'un plus noble titrç, déjà vaiuqueur de Henri V^ 
de France qui l'avait injustement attaqué, réclame tout à 
coup l'héritage d'Edouard sur la foi d'une promesse dou- 
teuse, débarque en Angleterre à la tête de ses braves et 
affronte les forces deHarold, qui, ardent, inflexible comme 
lui, combattant au nom de la patrie, invoquant les antiques 
souvenirs de la longue domination saxonne, tente à Has- 
tings, en 1666, le géiïéreux mais inutile effort dkme résis- 
tance désespérée* 

Qui ne connatt cette lutte héroïque dont les phases se pei- 
gnent à nos regards avec une réalité saisissante sur la cé- 
lèbre tapisserie de Bayeux, dont les suites se sont développées 
dans une proportion gigantesque k travers toute Thistoire 
moderne ? La bataille d'où devait surgir la nationalité an-^ 
glaise, ce mélange forluît mais vivace de tant d'éléments 
discordants, cette fusion violente mais féconde d'éléments 
celtiques, romains, angles, saxons, danois, français, fut 
digne de ses' grands résultais par l'intrépidité des deux 
armées. Les chances de la victoire eussent été pour Harold, 
si l'invasion d'un roi de Norvège, excité par des ennemis 
jaloux \ ne l'avait privé d'une partie de ses forces contre 

* On a de ce roi Harald III de Norvège, guerrier aventureux et scalde 
distingué, une élégie martiale pleine de verve adressée à Elisabeth, 
fille de JarosUv de Russie, qui consentit k Tépouser. 



222 LITTÉ|lATUR£ DU NORD. 

son redoutable rival, dont les rudes guerriei^, engageant la 
mêlée, chantaient la romance de Roncevaui : 

Taillefer^ ki mult bien cantout 
Sur un cheval ki tost alout. 
Devant li dus alout canfani 
De Karlemaine è de Roltanty 
Et d'Olivier è des vassals 
Ki moururent en Renchevals. 

Ces cris de guerre, auxquels les Angles répondaient par 
des hymnes religieux, montrent assez le contraste des deux 
peuples et leurs caractères opposés. Trois fois la discipline 
saxonne avait brisé FeiTort des oppresseurs; trois fois ils re- 
vinrent à la charge avec une impétuosité nouvelle. Enfin 
ime retraite simulée par Guillaume ayant entraîné les en- 
nemis derrière lui, il fit tout à coup volte-face, les repoussa, 
les dispersa. Harold périt dans la mêlée ; la furie française 
fit le reste. 

Guillaume le Conquérant, niaitre de l'Angleterre, ménagea 
d'abord les vaincus. Hais une révolte Payant exaspéré, il 
donna l'essor <\ sa vengeance, accabla le peuple d'impôts , 
éleva partout des forteresses, confisqua les biens des sei- 
gneurs pour les donner à ses compagnons d'armes, et créa 
ainsi une noblesse féodale qui imposa à TÂngleterre conquise 
ses mœurs, ses usages et sa jiangue, reléguant l'idiome na^- 
tional, soit parmi les serfs de la glèbe, soit dans l'Ecosse., 
restée indépendante sous Malcolm , fils de Duncan , qui avait 
triomphé de Macbeth. 

C'est dans cet idiome français du nord , dans cette langue 
d'oi opposée à la langue d'oc destinée à une autre gloire , 
que Guillaume publia le Recueil de lois qui est son plus 



ÈRE DES CaOISÂDËS. 223 

ancien monument. Ainsi, par un jUasard étrange, c'est en 
Angleterre, au centre de Londres, sous l'inspiration d'un 
chef Scandinave , que notre langue française commence à 
se fixer; c'est là aussi, dans les églises, qu^on trouve la 
première version de l'Oraison dominicale ^ Quant à Tanglo- 
saxon , il est facile de juger quelles modifications profondes 
il dut subir au contact des nouveaux vainqueurs. Pendant 
que ceux-ci affectaient d'ignorer cet idiome rustique et ser- 
"Vile, le peuple, soumis à leurs caprices, était forcé de s'appro- 
prier de son mieux les ternies usuels de la langue domi- 
nante , ceux qui avaient rapport au travail , à Fagriculture, 
à l'industrie, aux lois ou aux arts, aux fêtes ou aux combats, 
se réservant soigneusement pour eux-mêmes tous les termes 
dc^ la vie intime, toutes les vives expressions du cœur. L'an- 
glo* normand, comme une plante luxuriante transportée sur 
un sol étranger , jeta ainsi pendant un ou deux siècles ses 
bourgeons et ses feuilles au vent sans produire aucune fleur 
durable , pendant que l'anglo-saxon dédaigné , cruellemei^t 
émondé par la hache mais indestructible dans sa racine, 
grandissait en silence, fécondant de sa sève le feuillage 
d'outre-JOjier qui ombrageait ses branches , et du milieu du^* 
quel devaient jaillir ses fruits, 

Le règpe de Guillaume, troublé par des dissensions de fa- 
piille et par des rigueurs excessives, avait eu une fin préma- 
turée, et ses trois fils se disputaient entre eux la possession 
de ses ét^is , quand un fait d'une importai^ce immense vint 
tout à coup préoccuper l'Europe et tourner vers un plus no- 
ble but la violence des passions guerrières. Jérusalem, sanc- 
tuaire de la foi , antique berceau de tant de mystères et de 

' * Histoire littéraire de la France, par M. Ampère, Paris^ i830; jRe- 
cherches sur la langue anglaise , par M. Thommerel. 



224 LITTÉRATDRE DU NORÎ>- 

vérités consolantes , ouverie par les Arabés^ à la foule des 
pèlerins qui Tenaient dépuis tant de siècles prier sur la tombe 
du Sauveur, avait vu tout à coup ses temples profhnés, ses 
prêtres outragés par les Turcs Seljoucides , nouveaux con- 
quérants de l'Asie. Au pathétique récit de Pierre TErmitè, 
un cri d^indignation retentit de toutes jparts, et Tardent génie 
de Grégoire VU conçut aussitôt cette solennelle alliance qu'il 
n^eut pas le temps de provoquer lui-même, mais que son 
successeur Urbain n accomplit dans le concile dé Clermont. 
« Chrétiens, s'écria-t-il, si longtemps divisés, tournez enfin 
contre les ennemis de votre foi ces épées funestes à vos frères. 
Le moment est venu de lav^ tant de crimes dans le sang des 
Mahométans. Au lieu de quelques forts ou de quelques vil- 
lages, vous pouvez conquérir de fertiles provinces, de vastes 
et opulents royaumes. Soldats du démon, devenez soldats du 
Christ! Quoi de plus heureux que votre sort, soit que vous 
reveniez couronnés de lauriers par la main du Dieu des ar- 
mées, soit que vous périssiez dans la lutte pour rec/evoir la 
palme du martyre I Quittez donc, pour Tamour du Christ , 
vos demeures, vos femmes, vos enfants; que rien ne vous 
'arrête : rien ne saurait manquer à celui qui esfète au Sei- 
gneur ! 3> Dans l'élan du plus vif enthousiasme , rassemblée 
se sépare aux cris de « Dieu le veut! » Une croix rôuge 
marque chaque combattant qu'une foi ardente pousse à la 
guerre; les phalanges s'organisent et se donnent des chefs; 
mais aucun souverain n'entre encore dans la lice. Car Alexis 
Comnène, le plus exposé aux ennemis, concenfraSt alors 
tous ses soins sur la réorganisation de l'empire grec ; AI- 
fonse VI de Castille, avec ses paladins Rodrigue de Bïmt 
et Henri de Bourgogne, accomplissait une croisade contre 
les Maures; Henri lY d'Allemagne maintenait à peine sa 



ÈRE DES CROISADES. 225 

couronne, mise en interdit par le pape et menacée par d'in- 
cessantes révoltes. Philippe P% de France, indolent et vicieux, 
voyait fléchir ses forces devant Topposition des grands; 
Guillaume II, mal établi sur le trône chancelant d'Angleterre, 
où sa dureté le faisait haïr, laissait volontiers à son frère 
aine le périlleux honneur de protéger la foi. 

Toutefois la France et TAngleterre trouvèrent des repré- 
sentants illustres dans Godefroi de Bouillon, aussi loyal que 
brave, dans Hugues de Yermandois, Robert de Normandie, 
Robert de Flandres, Raymond de Toulouse, auxquels se 
joignirent Boémond et Tancrède de Calabre. Tous les efforts 
des musulmans échouèrent devant ces fiers guerriers, qu'en- 
flammait un pieux enthousiasme. La ville sainte fut con- 
quise après des prodiges d'héroïsme, l'étendard de la croix 
flotta au sommet du Calvaire, et Godefroi de Bouillon, élevé 
sur le pavois en 1099, proclama ses lois en langue française 
aux assises de Jérusalem. 

Le duc Robert revendique à son retour la Normandie qu'il 
a laissée en gage, et l'Angleterre dont, après Guillaume II, 
venait de s'emparer Henri P*^, son jeune frère. Une guerre 
éclate, et le malheureux Robert, fait prisonnier, dépouillé 
de ses biens, est enfermé dans une forteresse du pays de 
Galles où il languit pendant dix-huit années. On dit que , 
regardant du haut de son donjon un chêne dont la cime ma- 
jestueuse dominait la forêt voisine , il répétait souvent en 
langue d'ôï cette complainte d'une poétique tristesse : « Chêne 
planté au sein des bois d'où tu vois les flots de la Saverne 
lutter incessamment contre la mer ; chêne né sur ces hau- 
teurs que le sang a baignées, chêne balancé par les tempêtes, 
malheur à l'homme qui n'est pas assez vieux pour mourir ' ! » 

^ Essai sur la littérature anglaise, de Ghàleaubriand. 

15 



226 LITTÉRATURB DU NORD. 

Henri P*^, maître de l'Angleterre et des états de Nonnan- 



die, qu'il pacifia par sa douceur et défendit par sa bravoure 
contre les agressions de l'intrépide Louis VI, premier 
tecteur des communes et fondateur des libertés françaises ^» 
finit aussi par subir les revers que semMait mériter son avé^^» 
nement injuste. Au faite de sa puissance, yainqueur de se^ 
ennemis , il se vit tout à coup frappé dans ses affections les 
plus chères : sous ses yeux s'abima un vaisseau qui portais 
presque toute sa famille. Sa fille Mathilde , qui seul^ lui sur- 
vécut , avait d'abord épousé Henri Y, qu'une révolte parricide 
avait porté au trône d'Allemagne. Â peine proelanaé empe- 
reur, il avait tourné contre Rome le pouvoir précaire qu'il lui 
devait, et avait consumé son règne en luttes stériles, plon- 
geant ainsi TÂliemagne dans un affreux désordre» « La justice, 
dit un annaliste, était partout foulée aux pieds ; on élevait 
des forls, on rançonnait les villes, on ravageait des provinces 
entières, on s'emparait des voyageurs et des pèlerins, sans 
respect pour les serments ni pour la trêve deEKeu. » Henri V 
étant mort, haï et méprisé, Mathilde avait accordé sa main et 
ses droits sur la couronne anglaise à Geoffroi Plantagenet, duc 
d'Anjou. Mais Etienne, neveu de Guillaume le Conquérant, 
s'étant hâté de s*emparer de Londres , fut reconnu par les 
Saxons, auxquels il concéda de nombreux privilèges, et par* 
vint à se maintenir par les armes contre toute [urétention 
rivale. 

Cependant Lothaire H , duc de Saxe , avait été proclamé 
empereur d'Allemagne par les princes des divers états, jaloux 
de leur indépendance, et son caractère pacifique parut ré- 
pondre à leur attente. Toutefois sa défiance de lui-même, sa 
soumission absolue au clergé, préparèrent sous son règne 
la rivalité désastreuse des Welfes de Bavière et des WiUiugs 



èfUS DES CROISADES. 227 

de Sauabe, qui divisèrent Teippire en deux camps. Lothaire 
^tait parreau cependant à affermir son autorité, lorsqu'il 
mourut à son retour d'Italie, où il venait de vaincre Roger, 
Toi de Sicile. 

Son gendre Henri le Superbe , duc de Bavière et de Saxe , 
se croyait sûr de la couronne ; mais les princes, jaloux de sa 
puissance , lui préférèrent Conrad III de Hohensiaufen , duc 
de Souabe et de Franconie , tige de cette illustre famille qui , 
dans la paix comme dans la guerre, par ses lumières comme 
par son héroïsme, a laissé dans l'histoire d'Allemagne une 
trace glorieuse, ineffaçable. L'avènement de Conrad III, en 
1137, correspond à celui de Louis YII au trône de France. 
Sa première lutte fut avec les Welfes, dont il parvint à dé- 
jouer les efforts, en s'assurant contre eux le secours des 
margnives de Brandebourg et d'Autriche , dont les posses- 
sions s'agraoïdirent aux dépens des Slaves asservis. Mais 
bientôt les dissensions civiles qui agitaient l'Allemagne et 
la France s'apaisèrent en présence d'une lutte plus digne 
d'exciter leur ardeur. 

Le royaume de Jérusalem fondé dans la première a*oisade, 
soutenu dans son origine par l'enthousiasme de la victoire, 
mais n'ayant guère d'autres milices que les Hospitaliers et les 
Templiers, était privé d'une force suffisante pour résister 
longtemps à ses ennemis. Aussi les attaques des musulmans 
le menaçaient-elles d^une ruine prochaine, quand le pape, 
secondé par saint Bernard, fit prêcher une nouvelle croi- 
sade dans tout l'occident de l'Europe. Conrad IH s'empressa 
de se rendre à Fappel ; il fit publier une trêve dans toute 
l'Allemagne et partit à la tête de ses troupes, que joignirent à 
Nicée celles de Louis de France, indocile aux conseils du pré- 
voyant Suger. Bientôt en effet un désaccord funeste éclate 



228 LITTÉRATURE DU NORD. 

entre les deux armées ; les fatigues et les maladies les épui- 
sent, le siège de Damas est levé, et cette expédition for- 
midable est dispersée, presque anéantie. Conrad mourut 
bientôt après, assez affermi sur le trône pour le transmettre, 
du consentement des grands , à son neveu, son digne com- 
pagnon d^armes. 

Frédéric P'' Barberousse réalisa pleinement l'espoir qu'a- 
vait fait naître son avènement. Son règne, raconté par uncr 
foule d'annalistes, parmi lesquels on remarque Otton de^ 
Freysingen, Radewig, Helmold, Saxo Tantiquaire Scandi- 
nave, est le plus brillant de toute l'histoire d'Allemagne, et 
par son caractère belliqueux, chevaleresque, et par sa 
haute inOuence littéraire. Frédéric mit d'abord un terme 
aux troubles intérieurs du pays en assurant au chef des 
Welfes, Henri le Lion, la tranquille possession de la Bavière 
et de la Saxe; il établit sa suprématie en Danemark, en 
Bohème, en Pologne; et, tournant ensuite ses vues sur 
l'Italie, il songea à reconquérir le pouvoir perdu par ses 
prédécesseurs. Milan, centre de la ligue lombarde, s'était 
rendue indépendante; il l'attaque, la harcelle sans relâche 
dans plusieurs campagnes successives, et finit, vainqueur im- 
pitoyable, par détruire la cité vaincue. Rome à son tour en- 
tre dans la lice à la voix d'Alexandre IH, pape révéré pour sa 
vertu et son courage ; l'Italie entière se soulève, les villes lom- 
bardes renaissent de leurs cendres. En vain tous les hommes 
de science sympathisent-ils avec leur prolecteur ; en vain 
l'appui du clergé allemand donne-t-ii à sa cause une appa- 
rence légale . la fortune l'abandonne, ses troupes se décou- 
ragent, Henri de Saxe lui refuse son concours. Il cède enfin 
et s'humilie devant le pape ; mais c'est pour venger ailleurs 
ses affronts, pour reprendre par sa valeur guerrière tout 



ÈRE DES CROISADES. 229 

l'ascendant que lui enlei^aient ses revers. Il attaque son vas- 
sal, le poursuit à outrance à travers des obstacles sans 
nombre, et le force enfin à subir le démembrement de ses 
vastes domaines. La puissance impériale ainsi consolidée par 
un partage plus égal des provinces, il reprend dans le midi de 
ritalie l'autorité qu'il a perdue dans le nord en unissant son 
fils aîné à rhérilière du royaume de Sicile. 

L'Angleterre grandissait de son côté sous Henri II, tige de 
la maison d'Anjou et époux d'Éléonore de Guyenne, répu- 
diée par l'imprudent Louis VIL Proclamé roi en 1154, et 
maître de la moitié de la France, par la réunion des deux 
domaines, il vit cependant son pouvoir mis en péril par l'in- 
flexible Thomas Becket, dont la mort, plus funeste encore, 
fut pour Henri une source de malheurs. En vain crut-il les 
détourner par la conquête injuste mais brillante de l'Irlande, 
demeurée jusqu'alors celtique sous l'autorité de ses chefs de 
clans, des passions inquiètes, implacables, agitèrent ses 
provinces, sa famille. Ses quatre fils, Henri de Guyenne, Ri- 
chard deNormandie, GeofTroi de Bretagne, et Jean, se soule- 
vèrent tour à tour contre lui, et les chants guerriers des 
troubadours aiguisèrent leur homicide ardeur. Henri lutta 
avec un rare courage, avec une persévérance inflexible. Il 
supporta noblement ses revers, moins douloureux que ses 
succès mêmes, puisque, sous l'effort de ses armes, il vit suc- 
comber deux de ses fils au moment où Philippe H s'affermis- 
sait sur le trône de France, et qu'en mourant il dut voir les 
deux autres le glaive en main affronter son pouvoir. 

Ce fut sous ces tristes auspices que Richard V Cœur de 
Lion parvint à la couronne. Aussi sa fureur belliqueuse, que 
le remords stimulait peut-être, dut-elle embrasser avec joie 
l'occasion d'une troisième croisade contre l'ennemi le plus 



\ 



230 LITTÉRATURE DU NORD. 

terrible qu'eussent encore connu les chrétiens. Saladin, 
sultan d'Egypte, était maître de Jérusalem et menaçait de 
venger sur l'Europe les désastres de Tislamisme, quand, à la 
Toix de Guillaume de Tyr, trois puissantes nations se ligaè* 
rent. Frédéric Barberousse marche vers l'Asie mineure, 
combat avec succès, mais périt subitement en se baignant 
dans le Cydnus. Philippe-Auguste et Richard Cœur de Lion 
font flotter leurs bannières sur les côtes d'Italie et dans les 
lies de l'Archipel. Ptolémaîs est emportée d'assaut ; mais un 
dissentiment funeste désunit bientôt les deux vois , et, pen- 
dant que l'un retourne en France où le rappelle son habile 
politique, l'ardent et audacieux Richard achète au prix de 
son repos, au péril incessant de sa vie, une renommée impé- 
rissable. 

TeHe ne fut pas l'ambition de Henri VI, qui avait succédé à 
MU père dans la possession de l'Allemagne à laquelle il joi- 
^it bientôt le florissant royaume de Sicile. Sans générosité, 
avare et implacable, il aida le duc d'Autriche à venger par une 
captivité honteuse l'offense qu'il avait reçue du bouillant Ri- 
chard, et, loin de s'interposer en faveur d'un monarque alHé, 
lui vendit à prix d'or une liberté tardive. Sa conduite en Si- 
cile fut plus odieuse encore, et finit par lui coûter la vie, au 
moment où Richard, après une lutte sanglante contre Phi- 
lippe de France et contre un frère perfide, venait de périr, 
abandonnant le trône au lâche et cruel Jean Sans terre, meur- 
trier de son neveu Arthur. 

La mort de Henri YI, laissant un fils mineur, plongea l'Al- 
lemagne dans de graines désordres par Télection simuliatiée 
de deux empereurs. Car, pendant que la plupart des princes 
donnaient leurs voix à son frère Philippe de Souabe, d'au- 
tres, soutenus par le clergé, se déclarèrent pour Othojdi IV de 



'7 



ÈRE D£S CROISADES. 234 

firunâ^d£. Le pape Innocent in fomenta la discorde en 
voulant dominer les partis, qu'on vit se consumer dans des 
luttes désastreuses et pour les princes et pour les peuples^ 
pendant qu'une quatrième croisade, sous les ordres de Boni- 
facé de Hontferrat et de Baudoin de Flandres, secondés par 
Dandolo de Venise, s'emparait de Constantinople où elle fon* 
âait Tempire latin, et soumettait toute la Morée à la républi*- 
que Ténitienne. Philippe de Souabe ayant péri assassiné, 
Otton IV voulut consolider son autorité chancelante; re- 
poussé dltalie, il s'attaque à la France et soutient la révolte 
des Flamands. Hais bientôt l'heureux Philippe^Auguste, qui 
avait repris une à une toutes les provinces détachées de son 
royaume et expulsé du sol les Anglais, lui montra dans 
les champs de Bouvines ce que pouvait la valeur française. 
Otton vaincu s'enfuit comme Jean Sans Terre, qui eut peine 
à transmettre à son fils Henri III un sceptre contesté et avili, 
pendant que le jeune Frédéric II, déjà maître de la Sicile, 
était mis en possession de l'empire. 

Une cinquième croisade, vainement tentée par Jean de 
Brienne et André de Hongrie, marque le commencement de 
ce règne et de ce siècle fertile en malheurs, qui s'étendent sur 
l'Europe tout entière. L'année 1226 vit périr Louis VHI, qui 
avait terni par un zèle aveugle, dans la guerre impie des Albi- 
geois , les brillantes qualités qu'il avait reçues de son père, 
heureux du moins de laisser en mourant un saint Louis pour 
gouverner la France 1 Deux ans plus tard, Frédéric II, pour s'a- 
briter des foudres de TÉglise, entreprenait une sixième croi- 
sade, dont le succès prévu et acheté ne fit qu'exaspérer ses 
ennemis. En vain Jérusalem ouvrit ses portes et le reconnut 
comme souverain ; le malheul^eùx empereur, forcé de répri- 
mer la révolte de Henri son fils aîné, d'activer et de com- 



^ 



232 LITTÉRATURE DU NORD. 

battre tour à tour les efforts des cités italiennes qu'ensan- 
glantaient les Guelfes et les Gibelins, de voir Enzio, un autre 
de ses fils, réduit à une captivité cruelle, fut enfin solennelle^ 
ment déposé et excommunié par le pape Innocent IV, pen- 
dant que Henri III d'Angleterre tremblait devant ses barons 
révoltés. Mais Frédéric, digne de son noble aïeul, tint cons- 
tamment tête à Torage. Infatigable dans la lutte, il défendit: 
vaillamment sa couronne soit contre ses compétiteurs, le 
landgrave de Thuringe et le comte de Hollande, soit contre 
la terrible invasion des Mongols, maîtres en 1240 de la Rus- 
sie et d'une partie de la Bohême et de la Pologne. Les villes 
d'Allemagne, en présence de ces dangers, cherchèrent leur 
sûreté en unissant leurs forces dans la célèbre Ugue anséa- 
tique, pendant que les libertés anglaises, revendiquées par 
l'ardent Leicester et conquises à la pointe de l'épée, se cons- 
tituaient sous le faible Henri III. 

Au milieu de toutes ces tempêtes FEspagne chrétienne 
renaissait de ses cendres et préludait à l'anéantissement des 
Maures par les victoires de Jacques I d'Aragon et de Ferdi- 
nand III de Câstille ; et la France, libre, puissante et fière, 
respirait sous les lois équitables du plus juste, du plus ac- 
compli, du plus admirable des rois. C'était lui qui, souve- 
rain respecté du nord et du midi de la France par les diverses 
alliances de ses frères, avait consolidé la couronne sur la 
tête du roi d'Angleterre , avait refusé de s'attribuer, malgré 
l'invitation du pape, le sceptre de Frédéric II que ce prince 
malheureux put ainsi transmettre à son fils. C'était lui dont 
le pieux héroïsme, en échouant dans la septième croisade, 
avait néanmoins produit un bien immense en rendant sa 
piété respectable aux musulmans comme aux chrétiens, en 
inspirant à toutes les âmes, pendant son séjour en Orient, 



tAE DES CROISADE. 233 

m sentiment profond de sympathie pour tant de charité 
oîûte à tant de grandeur. 

Conrad IV de Souabe, élu empereur en 1250, en même 
emps que Guillaume de Hollande, réussit à se maintenir en 
ialie pendant que son rival dominait en Allemagne. Mais 
la mort prématurée de l'un et de Tautre livra bientôt Tem*- 
[ûre à une longue anarchie sous le sceptre nominal de deux 
princes étrangers, Richard de Corn ouailles et Âlfonse de Cas- 
tille. L'un prodigua vainement son or, l'autre ses conseils 
dogmatiques; TÂIlemagne, d'après le témoignage des anna- 
listes, fut réduite alors à un tel désordre, au milieu des 
guerres intestines, que toute culture intellectuelle fut prête à 
disparaître de son sol. 

En Italie, mêmes luttes et mêmes désastres. Le royaume 
de Sicile, quelque temps gouverné par Manfred, fils de Fré- 
déric II, au moment où Michel Paléologue reconquérait le 
trône de Grèce, lui avait été arraché par Charles d'Anjou, 
qui se souilla du sang innocent en mettant à mortConradin, 
dernier rejeton des Hohenslaufcn. Ainsi s'éteignit sous la 
hache du bourreau cette famille intrépide et brillante qui , 
au milieu des plus cruels revers^ avait jeté tant d'éclat sur 
l'Europe. 

Tout présageait la ruine de l'empire et la dissolution de la 
nation allemande quand parut un de ces génies tutélaires qui 
raniment l'existence des peuples, un de ces hommes qui aux 
vertus guerrières, par lesquelles ils maintiennent le pouvoir, 
unissent assez de loyauté et dé conscience pour se dévouer 
au salut de la patrie. C'était le moment où Louis IX venait 
de mourir, victime de son zèle, dans une^ huitième et der- 
nière croisade sur les brûlants rivages de Tunis ; où le faible 
Philippe Ilf montait sur le trône de France, et le fier 



234 LITTÉRATURE DU NORD. 

Edouard I sur celui d'Angleterre ; où un pontife y^ioem, 
Grégoire X employait son influence respectée pour apaiser 
les troubles d'Italie. Émus enfin d'une tardive sympathie 
pour les malheurs qui accablaient le peuple, le clergé el ks 
princes firent trêve aux dissensions et donnèrent en 1273 là 
couronne impériale à RodoUe de Habsbourg, dont le règne, 
peu poétique sans doute, mais essentiellement salutaire, 
commença par TAlIemagne et l'Europe une ère de régénéra- 
tion et de grandeur. . 

Telle est l'esquisse rapide, fort incomplète sans doute, de 
cette mémorable période qui s'étend de la fin du onzième 
siècle à la seconde moitié du treizième, période féconde en 
grands événements, en personnages célèbres, en œuvres 
éminentes qui marquent le réveil des esprits et constitoent 
un cycle littéraire digne de notre sérieuse attention. 



XX 



Ohaiits des Vronbadonm^ Ijaiii^è d^oeé 



Les croisades forment la transition du moyen âge à la re* 
naissance. Riches à la fois de résultats et d'espérances, elles 
résument l'un et préparent l'autre, en projetant leur lumière 
sur tous deux. C'est assez dire la place glorieuse qu'elles 
doivent occuper dans l'histoire, malgré leurs excès regret- 
tables, malgré leurs éclatants mécomptes. L'humanité s'a- 
gite et Dieu la mène dans la voie inconnue marquée par sa 
sagesse ; l'homme aspire à un but, et seç ardents efforts hii 



LES TROUBADOURS. 235 

servent à en atteindre un autre placé au delà de toutes ses 
prévisions. Le tombeau du Sauveur, la ville des prophètes, 
le vénérable sanctuaire de la foi , apparaissent envahis, pro- 
fanés, aux yeux de ces fiers combattants qui se disputaient 
l^urope au moyen ftge. Soudain , oubliant leurs querelles, 
faisant trêve à leurs exactions, ils s'élancent vers la terre 
promise escortés de leurs vassaux fidèles ; ils s*inspirent de 
pensées plus hautes, s'enflamment d'un plus noble cou- 
rage, apprennent à vaincre et à souffrir ensemble, à regar- 
der le ciel qui rayonne sur leurs têtes et que leur haine 
brutale ne contemplait jamais. Jérusalem conquise leur est 
bientôt ravie ; sept fois ils reviennent à la charge, et sept fois 
leurs efforts sont déjoués. Cette lutte, dont les difficultés 
augmentent à chaque épreuve, se prolonge pendant près de 
deux siècles. Que rapportent-elles donc de cette terre mysté- 
rieuse ces armées innombrables qui y cherchaient la gloire, 
la richesse, le pardon, la palme du martyre? Elles en rap- 
portent l'affranchissement des serfs, la constitution des com- 
munes, la prospérité des cités, le commerce, Tindustrie et 
les sciences de TOrient, tous les germes d'un progrès infini. 
Et pour nous borner à une sphère plus restreinte, elles en 
rapportent, comme type brillant de leur époque, la cheva- 
lerie, ses lois et sa littérature. 

C'est donc un beau et imposant spectacle que ce mouve- 
ment irrésistible qui pousse l'Europe, arrachée à sa base, 
travaillée d'un secret instinct, vers le tombeau du Sauveur du 
monde pour y puiser une existence nouvelle; pour com- 
battre, mourir et renaître à un long et glorieux avenir. Il 
est vrai que la chevalerie, qui semble être dans l'ordre litté- 
raire le fruit principal des croisades, mais qui dans l'ordre 
social n'en fut que la fleur périssable et la manifestation 



236 LITTÉRiiTURE DU NOBD. 

éphémère, remonte, quant à son origine, à une époque plus 
reculée. Si nous cherchons à découvrir les causes de ce gé- 
néreux eulhousiasme , de cette abnégation héroïque qui 
éclata au début des croisades, nous en retrouverons la pre- 
mière trace dans le caractère même des hommes du Nord. 
Ces Germains, que nous a peints Tacite, doués d^nn courage 
indomptable, pleins d'égards po_ur le sexe le plus faible, 
pleins de fidélité à la promesse donnée, possédaient déjà cet 
instinct chevaleresque qu'obscurcirent des luttes homicides, 
qu'exaspérèrent pendant plusieurs siècles, et la soif des con- 
quêtes, et l'ivresse du pouvoir, et l'enfantement de dix 
royaumes , quand leurs essaims guerriers s'abattirent sur 
l'Europe, mais qui devait recouvrer toute sa force dans des 
circonstances plus heureuses. Mêlé aux populations hellé- 
niques, latines, celtiques, ibériennes, le génie germanique 
pénétra de toutes parts, adoptant mille nuances , mais les 
dominant toutes par sa victorieuse énergie. La sève resta à 
la racine de l'arbre, toujours prête à jaillir au moment du 
danger et à rendre à chacun des rameaux l'éclat de sa pre- 
mière jeunesse. 

En même temps un autre élément non moins puissant, 
non moins irrésistible, le Christianisme sous la forme ro- 
maine, principe de discipline et d'unité, était venu se joindre 
à l'esprit belliqueux dont il devait calmer et régler les élans. 
En possession des seules sciences accessibles dans ces temps 
de ténèbres, le clergé exerçait sur le peuple, sur la noblesse, 
sur les rois mêmes, un ascendant qui laissait dans ses mains 
tout le domaine intellectuel, dont une vie incertaine et agitée 
éloigna longtemps les hommes de guerre. Ce fut ainsi que, 
dans les monastères, naquirent tant de laborieux ouvrages, 
tant d'annales, tant d'homélies, tant de paraphrases reli- 



LES TROUBADOURS. 237 

gieuses. C'est ainsi que les chants héroïques, souvenirs des 
anciens bardits que Charlemagne voulait faire revivre dans 
toute rétendue de son empire, s'éclipsèrent avec ses victoires 
sous les règnes de ses successeurs, pour renaître sous line 
forme nouvelle dans un siècle d'enthousiasme et de foi. 

c Les couvents, dit Chateaubriand dans ses réflexions si 
judicieuses, devinrent alors des espèces de forteresses, où la 
civilisation se mit à Tabri sous la bannière de quelque 
saint ; la culture de la haute intelligence s'y conserva avec 
la vérité philosophique, qui renaquit de la liberté religieuse. 
La vérité politique, ou la liberté, trouva un interprète et un 
complice dans l'indépendance des moines, qui recherchaient 
tout, disaient tout et ne craignaient rien. Les grandes dé- 
couvertes, dont l'Europe se vante, n'auraient pu avoir Heu 
dans la société barbare sans l'inviolabilité et le loisir du . 
cloître ; les livres et les langues de l'antiquité ne nous au- 
raient point été transmis, et la chaîne qui lie le passé au 
présent eût été brisée. » On vit ainsi pendant plus de cinq 
siècles la littérature monastique se borner presque exclu- 
sivement à remploi de la langue latine, sauf quelques ex- 
ceptions honorables, où de pieux et savants cénobites, 
aninoés d'un pur patriotisme, exprimaient en langue vul- 
gaire les inspirations de leur âme; où des rois, trop 
rares sans doute, se dévouant au bonheur de leurs peu- 
ples, propageaient eux-mêmes l'instruction par d'utiles et 
consciencieux ouvrages. 

La chevalerie existait cependant au sein de la féodalité 
môme, dont elle est l'expression idéale, le type poétique et 
parfait. Elle existait dans le cœur et dans les actes d'un Pe- 
lage d'Espagne, d'un Alfred d'Angleterre, d'un Eudes de 
France, d'un Henri d'Allemagne, d'une foule d'autres guer- 



238 LITTÉRATURE DU NORD. 

riers retombés dans Toubli faute dliistoriens dignes de les 
faire connaître. Mais ce fut surtout au midi de l'Europe « 
dans les comtés de Catalogne et de Provence constitués par 
Charlemagne et par Boson , en présence de ces victorieux 
Arabes^ si fiers, si spirituels, si intrépides, qu'une noUe 
émulation, s'emparant des esprits, les dépouilla de leur 
rudesse native sans rien ôter à leur valeur. L'image lumi- 
neuse de Roland , idéalisée par les moines , apparaissait 
d'ailleurs du haut des Pyrénées à ces loyaux défenseurs 
de la foi; leur vie, tournois perpétuel contre des enn^nis 
redoutables, quUls estimaient au sein même de leurs baioes, 
mettait en jeu les instincts les plus nobles, les plus géné- 
reux dévouements. Les femmes placées sous leur égide, 
protégées par leur héroïsme, se paraient à leurs yeux d'une 
grâce nouvelle que jusqu'alors ils avaient méconnue. Chré- 
tiens et musulmans rivalisaient d'ardeur pour triompher en 
guerre et en amour, et les chantres ne manquèrent pas à 
cette chevalerie naissante. L'harmonieux idiome du midi, 
connu sous le nom de langue d'oc, exprimait déjà par ses 
cadences les émotions de ces cœurs enthousiastes, pendant 
que la rigide langue d'oi ne formulait que des lois sévères, 
quand tout à coup le cri de détresse, le cri de glaire retentit 
de rOrient. Arène immense où se précipitèrent, du sein de 
leurs donjons crénelés, tous ces chefs féodaux qui remplis- 
saient d'effroi la France, l'Ânglelerre et FÂllemagne; terre 
d'épreuve où les rapides triomphes, les longs revers, les 
cruelles infortunes, le conflit des mœurs orientales et des tra- 
ditions de l'Église, opérèrent dans tous les esprits cette révo- 
lution mémorable qui convertit ces hommes de fer en cham- 
pions de la foi et de l'honneur 1 La lutte affermit leur courage, 
le malheur tempéra leur orgueil, la vue de tant d'étranges 



LES TROUBADOUflS. 239 

meireilles exalta leur imagination, en même temps que le 
génie dirétien, ce génie de dévouement et de justice, qui ré- 
tablit régalité humaine, qui émancipe reselave et sanctifie la 
femme, épurait par sa douce influence le cœur même de ses 
défenseurs. Leur devise fut : < Guerre aux infidèles, respect 
à rinnocence et au malheur ! » Noble devise, trop souvent 
oubliée, mais qu'aucun d'eux n'osa jamais renier. 

La chevalerie se constitua ainsi sous les auspices d'un 
pieux enthousiasme; les croisades étendirent ses limites, 
agrandirent son action, prolongèrent sa durée, par leurs sou* 
venirs autant que par leurs actes, à travers tout le moyen 
âge. Quand les vrais chevaliers, types parfaits d'héroïsme, 
Godirfroi de Bouillon, Rodrigue de Bivar, et les rms leurs 
admirateurs, et les moines guerriers leurs émules , et toute 
cette mvincible élite qui combattit en Palestine et en Es- 
pagne, eurent passé sur la scène dû monde, leur mémoire, 
gravée aM fond des cœurs, excita Témulation de tous; cha« 
cun voulut, du moins en apparence, imiter de si brillants 
modèles. La chevalerie, apanage du mérite, devint une ins- 
titution (rfficielle ; il fallut en conquérir les grades, en rem- 
plir les engagements. Dans la paix comme dans la guerre 
elle eut ses lois^ ses juges, ses châtiments, ses récom- 
penses. Les cours d'amour, les tribunaux d'honneur char- 
mèrent les loisirs des châteaux, où les dames, siégeant 
en souveraines, accordaient la palme aux vainqueurs. Le$ , 
tournois, vive image des combats, exerçaient sans cesse la 
bravoure, pendant qu'une passion sincère ou simulée s'exha- 
lait en amoureux soupirs. Comment la poésie, celte fleur 4e 
la pensée, n'aurait-elle pas senti ce souffle vivifiant ? Com- 
ment n'aurai l-elle pas déplpyé toutes ses nuances au con- 
tact de ces âmes enthousiastes ? Cultivée par les rpis, hono- 



. 1 



240 LITTÉRATCTRE DU TORD. 

rée des princesses, elle devint Fattribut de chaque preux, 
l'apanage de chaque chevalier. Elle fut admirée à Tégal des 
faits d'armes, qu'elle éclipsa bientôt tout en les perpétuant. 
D'ailleurs aux traditions du Nord, aux diants patriotiques 
des conquérants germains, aux légendes religieuses des 
moines venait de s'associer, dans lé souvenir de tous, le type 
éblouissant de la poésie arabe. Cette poésie, née au fond dM 
déserts, gu milieu des rares oasis, longtemps avant le Coran 
même, comme le prouvent les sept poèmes modèles sus* 
pendus au temple de la Mecque, s'était répandue sur l'aile 
des vents, avec la rapidité de la foudre, en Afrique, en Asie, 
en Espagne, avec les armées des croyants. Transportée dans 
de riants climats, elle s'était parée de leurs charmes, et les 
cours de Bagdad et de Cordoue étaient devenues, au neuvième 
siècle, sous la protection éclairée d'un AKRaschid, d'un 
Abderrame, des sanctuaires de science, des écoles de beaux- 
artS) des foyers de poésie et de lumières, où l'imagination 
orientale s'épanouissait sous mille couleurs. Des cassides, 
des ghazels, chants de regrets, chants d'amour; des contes, 
des apologues sur une foule de sujets ; d'immenses romans 
en prose cadencée, remplis d'aventures merveilleuses, occu- 
paient les loisirs des Arabes, charmaient leurs coeurs, aigui- 
saient leur bravoure. Voici, d'après Sismondi, l'analyse 
abrégée d'un des poèmes de la Mecque, de la casside d'Am- 
ralkeisi, monument primitif de leur littérature ^ : 

Le héros conduit deux de ses amis au lieu qu'occupait son 
harem maintenant désert, mais lout rempli encore du souvenir 
de ses bien-aimées. Il se rappelle ses entretiens avec Oneiza, 
avec Fathima ; il se glorifie d'avoir aimé une vierge qu'au- 

' Littiraiure du midi de V Europe^ par Sismondi, Paris, 1829. 



". 



LES TROUBADOURS. 241 

cune n'égalait en beauté : « Son cou délicat était celui de 
la gazelle lorsqu'elle le soulève pour regarder au loin ; ses 
cheveux, d'un noir d^ébène, flottaient sur ses épaules comme 
les rameaux ondoyants du palmier; sa taille était aussi fine, 
aussi souple qu'un léger cordon ; ses regards éclairaient les 
ombres^ de la nuit comme la lampe du sage qui veille pour 
méditer; ses vêtements égalaient l'azur du ciel, et leur bro- 
derie de perles ressemblait aux Pléiades quand elles se lèvent 
à l'horizon. » Il assure que pour l'obtenir il a pénétré à tra- 
vers les lances, il a bravé tous les dangers. Il loue alors et son 
propre courage et les brillantes qualités de son coursier. II 
fait le tableau d'une chasse, puis celui d'un festin, et finit 
par une riche description de la pluie qui ranime le sable du 
désert. 

A ce cliant arabe du sixième siècle , d'une verve capri- 
cieuse et abrupte, joignons comme complément un extrait du 
Schah-Ntfmeh, poème persan du dixième siècle, où an reflet 
de l'inspiration indienne qui brille dans la gracieuse Sacon- 
tala se mêle à l'exubérance musulmane dont s'animent les 
traits des houris. Un guerrier y exprime Tamour qu'il res- 
sent pour l'idole de son cœur. 

« Voyez comme les champs étincelleut de rayons d'or et dô 
pourpre. Quel est le noble cœur d'homme qui ne s'ouvrirait 
pas à la joie? Que les astres sont beaux , quel doux murmure 
de l'onde! N'est-ce pas ici le jardin d'un empereur? Les 
couleurs de la terre sont variées comme celles d'un tapis 
d'Ormus ; l'air est parfumé de musc, les eaux de ce ruisseau 
semblent formées d'essences. Ce jasmin accablé sous ses 
fleurs, ce buisson de roses odorantes semblent les divinités 
de ce jardin. Le faisan s'avance majestueusement, enor- 
gueilli de sa parure, tandis que le rossignol et la tourterelle 

16 



242 LITTÉRATCRE DU NORD. 

descendent en tremblant sur les branches les plus basses éa 
cyprès. Aussi loin que s'étend la vue sur ce ruisseau on ne 
découvre qu'un paradis. Les collines ne sont-elles pas cou^ 
Tertes de jeunes filles piqs belles que des anges ? Partout en 
effet où parait Ménisech, fille d'Âfrasiab, on doit yoir des 
hommes heureux ; c'est elle qui donne aa jardin Fédaiante 
splendeur du soleil. » 

On peut Toir par ces seules citations, que nous n'étendra» 
pas davantage mais qui en résument une foule d^autrea, 
quel a dû èlre à divers degrés, selon la proximité des lieux, 
le contact des mœurs et des races, l'influence de la poésie 
arabe sur les traditions chrétiennes du Nord, élaborées en 
France par les troubadours et les trouvères, en Angleterre 
par les ménestrels, en Allemagne par les minnesingen 

Ces diverses classes de chantres guerriers, malgré, leurs 
tendances différentes et leurs caractères souvent opposés, 
offrent entre elles une communauté d'origine, d'inspiration, 
de rhythme poétique, qui ne permet pas de les isoler l'une 
de l'autre dans une appréciation consciencieuse. Pour cob* 
naître la poésie romantique de l'Angleterre et dé TAIlema^ 
gne au douzième siècle, il faut nécessairement avoir jeté 
d'abord un coup d'œil rapide, mais attentif, sur la poésie du 
midi et du nord de la France, sur les monuments littéraires 
de la langue d'oc et de la langue d'oï*. 

La première, parlée sous un ciel magnifique qui s'étendait 
sur de riantes campagnes, sur de somptueux châteaux, sur 
de vastes cités où l'industrie amenait l'opulence, issue de 
cette riche langue latine dont elle conservait l'harmonie tout 

. * Qui ne connaît sur ce sujet, que nous ne pouvons ici qu'effleurer, 
les brillantes Leçons de littérature de M. Yiilemain, et les savants 
travaux de MM. Leclere et Ampère, inaugurés par M. Fauriel ? 



LES TROUBADOURS. 243 

en décomposant ses formes avec une gracieuse insouciance , 
abonde en coblas et en sirventes, en chants d'amour et en 
satires légères, dont les rimes se combinent et s'entrela- 
cent en une foule de mètres divers. L'autre, née sous un ciel 
nuageux, au milieu de luttes incessantes, dans des villes sans 
cesse menacées et remplies du fracas des armes, emprunte 
au type celtique une allure plus austère, une consonnance 
plus rude mais aussi mieux soutenue. Les lais, les fabliaux, 
les longs récits épiques marquent sa tendance narquoise et 
sérieuse à la fois. D'abord laissée dans l'ombre par sa bril- 
lante rivale qui la première avait pris son essor, elle dut at- 
tendre le moment favorable où ses fruits remplaceraient tant 
de fleurs éphémères qui devaient trop tôt se flétrir. Dans l'un 
et l'autre idiome, des chevaliers, des dames, des rx)is mêmes 
asi^urèrent à la palme poétique, et ornèrent de leurs nomis et 
de lenrs vers faciles la liste de ces chantres heureux. 

En tète de la littérature romane du midi figurent deux 
livres moraux et religieux, dont l'un, le Poème de Boêce, re- 
monte au delà du dixième siècle, et dont l'autre, la Nobla 
Leyczon, porte la date de l'an 1100. Celui-ci surtout, qui ren- 
fenne dans une longue suite de rimes régulières la doctrine 
évangélique des Vaudois ou Albigeois, cette secte si naïve, 
si paisible et si cruellement immolée, mérite une attention 
sérieuse sous le rapport littéraire et historique. Viennent 
ensuite les romans deJaufre et de Flamenca, puis la brillante 
série des poètes troubadours K 

Les chants des troubadours, effusions d'une muse légère, 
insouciante, vagabonde, se seraient probablement éclipséi^ 
au milieu des révolutions sans laisser aucune trace appa- 

1 Voir les Chants des troubadours^ par Raynouard; eiVHistotré 
tes langues romane»^ T^ M. Bruee Whtte, Paris, 1841 • 



244 LITTÉRATURE DU WORD. 

rente, si un bon moine de la famille de Cibo, habitant les lies 
d'Or ou de Lerins à la fin du quatorzième siècle, ne les avait 
réunis, d'après un manuscrit plus ancien composé par ordre 
d'Alfonse II d'Aragon, en un recueil richement historié qui 
existe à laVaticanede Rome. Le mérite de ces chantres faciles 
est généralement le même : c'est la grâce des pensées , la 
mélodie du style, la vivacité d'expression, une teinte de mys- 
ticisme et de tendresse qui voile la licence et exalte l'hon- 
neur. Hais leurs défauts, non moins communs, sauf quelques 
exceptions honorables, sont l'ignorance des faits, le vague 
des souvenirs, l'absence de toute pensée profonde qui eût pu 
donner à leurs œuvres un intérêt permanent et réel. 

Le plus ancien troubadour connu est Guillaume de Poi- 
tou, contemporain de Philippe I et aïeul de la fameuse Éléo- 
nore. Il participa à la première croisade, dont d'ailleurs il 
ne parle guère. Le récit de cette expédition merveilleuse 
avait, dit-on, élé composé en vers par un de ses vassaux, le 
chevalier Bechada, dont le poème est malheureusement perdu. 
Guillaume s'occupa surtout d'amour, et sut le chanter avec, 
grâce, comme dans celte cobla sur la dame de son cœur : 

« Toute joie doit se soumettre, tout souvenir doit céder h 
ma dame si noble en son accueil, si séduisante en son re- 
gard ; un homme, dût-il vivre cent ans , ne serait pas rassa- 
sié de l'aimer, 

« Son sourire suffirait pour guérir un malade, sa colère 
pour le faire mourir ; elle peut faire raffoler le sage, assom- 
brir le front du galant, changer le plus courtois en rustre, 
et le plus rustre en homme courtois. » 

Est-il besoin de dire qu'après avoir chanlé ses plaisirs, 
ses folies, ses excès condamnables, Guillaume se retira du 
monde et mourut dans la pénitence ? C'était le remède tardif, 



LES TROUBADOURS. 245 

incomplet, mais nécessaire enfin des passions de l'époque. 
 sa suite nous pourrions citer Rambaud d'Orange, célèbre 
par ses tensons avec la comtesse de Die qu'il adora et trahit 
tour à tour; Geoffroy Rudel, épris d'un amour fantastique 
pour une princesse idéale de Syrie à laquelle il dévoua sa 
muse et même sa vie; Guillaume de Cabastains, connu pour 
la délicatesse de ses vers ; Pierre Vidal, renommé pour sa 
^erve originale. Mais nous préférons nous arrêter au plus 
mélodieux, au plus brillant et au plus séduisant de ces chan- 
tres, à Bernard de Ventadour, l'Ânacréon de son époque, 
aimé des plus nobles dames, approuvé même de la reine 
Eléonore, épouse de Louis VII et de Henri II, dont il osa tout 
haut déplorer le départ. Voici une image par laquelle il peint 
son tendre et constant souvenir : 

Qnan la doss' aura venta 
Deves vostre pats^ 
M'es veiaire quHeu senta 
Odor de paradis ; 
Per amor de la genta 
Ves oui ieu suiuclis^ 
En cui ai mes m^ententa^ 
E mon coratge assis : 
Quar de toias partis 
Per lieiSj tan m'atalenta! 

€ Quand souffle le doux air qui vient de vos contrées, je 
crois vraiment sentir parfum de paradis; tel est mon. amour 
pour la belle à qui je suis dévoué , en qui repose ma pensée 
et mon cœur : aussi ai-je tout quitté pour eUe, tant elle me 
charme! » 

La vue d'une alouette dans le^ champs lui inspire cette 
gracieuse pensée : 



246 LITTÉRATURE DU NORD. 

« Quand je vois Talouette agiter pleine de joie ses ailes 
au soleil , et s'oublier et se laisser choir, tant son cœur est 
ému d'allégresse, hélas ! quel ennui me saisit d'être pri^é 
de toute jouissance, d'être même insensible aux menreiUes 
qui devraient exciter mes désirs ! » 

Voici une missive plus longue et non moins tendre : 

< En avril quand je vois verdir les prairies et fleurir les 
vergers, et scintiller les ondes et les oiseaux chanter, le par- 
fum de rherbe nouvelle et le doux concert des oiseaux font 
renaître la joie eu mon cœur. 

« Alors j'avais coutume de penser aux moyens de conqué- 
rir l'amour, aux chevaux, à la parure, aux loyaux services, 
aux riches dons ; car celui qui emploie ces moyens est sûr 
d'obtenir la victoire. 

« Maintenant je chante quand je devrais pleurer du regret 
amoureux qui me consume; je dois donc faire taire mes ac- 
cents , car peut-être n'oserai-je plus parler. Toutefois je ne 
désespère pas d'avoir lieu de chanter encore. 

« Chanson, va, traverse la mer, et, sur ma foi, dis à ma 
noble dame qu'il n'est pas jour où je ne soupire après ce 
doux visage avec lequel elle dit : Où allez-vous? que fera donc 
votre amie, cher ami, abandonnée de vous ! » 

La poésie des troubadours avait trop d'entraînement et 
trop de charme pour rester limitée aux pays où leur langue 
avait pris naissance. De la Provence et de la Catalogne elle 
rayonna sur les contrées voisines, elle captiva les esprits dis- 
tingués qui présidaient au sort des nations. L'empereur 
Frédéric Barberousse, prince accompli, très-versé dans les 
sciences et parlant toutes les langues de son temps, ayant 
reçu à Turin en H 54 la visite de Raymond Bérenger, 
comte de Provence, entouré d'un nombreux cortège de 



LES tROUEADOURS. 24T 

poètes chevaliers de toutes nations, les complimente gra- 
deusement dans ces vers devenus célèbres : 

Plas mi cavalier frances^ 
E la donna catalana^ 
' E Vonrar del Ginoes^ 
E ta conri de Casiellana ; 
lou tmiusT provençales 
E la damsa trevisamay 
E lou corps aragones, 
E là perla juliana; 
La mans e kara d\AngleSy 
E lou donzel di Toscana* 

Dès lors une vive émulation s'empara des chevaliers aile* 
mands, jaloux de s'illustrer sur les traces de leur maître. Le 
pacte intellectuel fut conclu et cimenté bientôt par la troi- 
sième croisade qui appela aux mêmes triomphes, aux mêmes 
désastres les bannières de France, d'Angleterre et d'Alle- 
magne. Henri VI, indigne de son père comme guerrier et 
comme souverain, se montra au moins son émule dans la 
culture de la poésie; car c'est sous son nom que débute le 
premier chant d'amour des minnesinger. 

L'Espagne, qu'une croisade incessante tenait haletante sous 
les armes en présence de ses envahisseurs, ne resta pas non 
plus insensible aux accents de la poésie romane. Al- 
fonse II, fils de Raymond Béreiiger, élevé par alliaoce stif 
le trône d'Aragon, et contemporain d'AIfonseYIII de GasIiHe, 
nous a laissé un chant provençal plein de grâce où il «élèbre 
te pouvoir de la beatité : 

« De toutes parts me sont prései<ilés joie, délassement, 
consolation, quand au milieu des vergers et des prés, aa 
milieu des feuilles et des fleurs que ranimis la froAcheur ma»- 



248 LITTÉRATURE DU IfORD. 

tinale, je Tois se réjouir les chantres des bocages. Mais ni 
chant, ni allégresse, ni domaines» rien ne m'aide ^ue Dieu 
et Tamour. 

« Et cependant je ne suis insensible ni au beau temps, ni 
au jour radieux, ni aux doux chants que gazouillent les oi- 
seaux, ni à l'éclat de la verdure. Hais toute autre joie doit 
fléchir devant une dame des plus accomplies; parée d'esprit 
et de beauté ; à elle seule je veux tout soumettre, et plaisir, 
et richesse, et honneur. > 

Son fils Jacques le Conquérant cultiva également la poésie 
romane dans Tintervalle de ses victoires, et ce goût se main- 
tint à la cour d'Aragon, comme à celles de Languedoc et de 
Provence, jusqu'au perfectionnement tardif de l'espagnol, de 
l'italien et du français. 



XXI 



Chaiito des trovTèreSf Iian|r*>® d'oVi 



Pendant que le midi de la France, s'éveillaut à la poésie, 
répandait son harmonieux idiome sur l'Espagne et sur l'Ita- 
lie, le nord, non moins actif dans son austérité, rayonnait 
sur l'Angleterre conquise. Le roman vsrallon parlé en deçà de 
la Loire, dans les provinces de l'ancienne Neustrie, com- 
mença à être élaboré dès le règne de Philippe I par la tra- 
duction encore informe d'ouvrages religieux et instructifs, 
}els que le Livre des rois et le Livre des créatures, ou par la 
promulgation de lois nouvelles, telles que celles de Guil* 



LES TROBYÈRES. 249 

laume le Conquérant. Il est probable aussi que des chants 
populaires, des fragments de poèmes héroïques, existaient 
dès cette époque en langue usuelle, puisque les hommes 
d'armes de Guillaume célébraient Charlemagne et ses preux. 
A côté de la chronique du faux Turpin, ou avait oelle du 
moine de Saint-Gall, germe fécond de toute une épopée, on 
avait les canons de l'Eglise exaltant les champions de la foi. 
Il n'est donc pas étonnant que la bataille de Roncevaux ait 
été le premier sujet mis en œuvre par les trouvères, quoique 
les fabuleuses légendes qui s'y rattachent n'aient été déve- 
loppées que plus tard. Si l'on est curieux de voir sur quel 
simple récit sont fondées ces merveilleuses prouesses, il suf- 
fit d'en rapprocher ce passage d'Éginhard, témoin et narra- 
teur authentique : 

« Charles, à son retour d'Espagne, eut à souffrir dans les 
Pyrénées mêmes de la perfidie des Gascons. L'armée défi- 
lait sur une ligne étroite et longue, comme l'y obUgeait la 
nature d'un terrain resserré. Les Gascons s'embusquèrent 
sur la crête de la montagne qui, par le nombre et l'épaisseur 
de ses bois, favorisait leurs artifices ; de là, se précipitant 
sur les bagages et sur Tarrière-garde qui les protégeait, ils 
la rejetèrent dans le fond de la vallée, tuèrent, après un 
combat opiniâtre, tous les hommes jusqu'au dernier, pil- 
lèrent les bagages et se dispersèrent dans les ténèbres 
épaisses de la nuit. Les Gascons avaient pour eux dans cet 
engagement la légèreté des armes et l'avantage de la posi- 
tion; la pesanteur de l'armure et la difficulté du terrain 
étaient un grand désavantage pour les Francs. Eggiard, 
maître d'hôtel du roi, Anselme, comte du palais, Roland, 
commandant des frontières de Bretagne, et plusieurs autres 
grands périrent dans cette action. » 



250 LITTÉRATURE DU NORD. 

Telle est la narration officielle d^un épisode de la Tie de 
Charlemagne, qui, dans les fictions du moyen âge, en est de- 
venu le point culmiDant. La seule défmte éprouvée par un 
prince qui n'avait connu que la victoire apparut, soua une 
forme mystique, comme l'acte du dévouement le jrius su- 
blime. Charlemagne, entouré de ses douze pairs, qui, assi* 
miles aux apôtres , l'assistaient m péril de leur vie à tne 
vers des obstacles sans nombre dans la guerre sainte contre 
les Arabes, devint le centre du grand cycle épique qui 
donna naissance à tant d'autres. 

Ce réveil d'une poésie encore biforme coïncidait pendant 
le douzième siècle avec celui de la philosophie et de la théo- 
logie scolastiques, que discutaient à l'Université de Paris les 
voix puissantes de Champeaux, d'Âbailard , et de leurs illustres 
adversaires, saint Bernard, saint Thomas d'Aquin. Cepen- 
dant les Bretons de France et d'Angleterre, ennemis des 
Anglo-Saxons et peu soucieux de la gloire des Francs, cher-- 
obèrent un type plus ancien et plus vague, en même temps 
que plus national, dans Arthur, défenseur de la foi contre 
leurs premiers envahisseurs ; et, par un accord singulier, 
le firent adq)ter des seconds. En effet Robert Wace, mé-^ 
nestrel normand, attaché vers 1155 à la cour de Henri II 
d'Angleterre, composa en vers, d'après la légende latine du 
fantastique Geoffroi de Montmouth, le poème du Brut ou des 
Bretons, dont voici le naïf début : 

Qui velt oïr, qui velt savoir^ 
De roi en roi et d'hoir en hoir^ 
Qui cil furent et dont ils vinrent 
Qui Engleterre ^primes tinrent; 
Queus roi y a en ordre eUj 
Qui ainçois et qui puis yfu ; 



LES TROUVÈRES. 251 

Maistre Guaee Va translaté 

Qui en oont^ la vérité j 

Si gîte H Hvres h devisent^* 

Le poème du Rou ou de Rollon, sur les exploits des ducs 
tie Normandie, commencé par Eustace et achevé par le même 
Robert Wace, complète cette merveilleuse histoire, dams la- 
quelle de précieux détails, des circonstances vraies et frap*^ 
pantes, se mêlent aux extravagances d'un esprit crédule et 
Jtomé. 

En même temps un trouvère champenois, Chrétien de 
Troyes, attaché vers H80 à la cour de Philippe H, dévelop- 
pait le caractère mystique et religieux de la légende d'Ar^ 
thur entouré de ses douiie paladins, chevaliers de la Table- 
Ronde, mlrépîdes défenseurs du Saingral, coupe où coula 
le sang du Sauveur, source de toutes les vertus célestes. 
€^est à hii qu'on attribue les longs poèmes de Lancelot, de 
Parceval, de Guillaume et du Chevalier au lion,typeâ'Amaâis 
d'Espagne et de Tristan le Léonais ; pendant que d'auftfes 
trouvères allégorisaient la vie d'Alexandre, c4 que la croi- 
sade de Philippe^Auguste trouvait enfin mi narrateur sérieux 
•dans Yillebardouin, son compagnon d'armes, premier pro- 
sateur national. 

Cependant la race anglo-normande, qtn gouvernait la 
moitié de la France, faisait peser son influence sur l'idiome 
du midi comme sur cdui du nord, et ce fut au milieu des 
querelles, au milieu des lattes incessantes des quatre fils de 
Henri H que le plus éloquent des troubadours , le poète- 
guerrier par excellence, donna l'essor à sa verve brûlante 
et à ses mâles inspirations. Bertrand de Bôrn, seigneur de 
Hautefort, vassal de Henri de Guyenne qu'il exdta contre 



252 LITTÉRATURE DU NORD. 

ses frères, puis de Richard Cœur de Lion qu'il excita contre 
son père, chantant et combattant sans cesse, nouveau Tyrtée, 
dévoué à ses amis, impitoyable envers ses ennemis, est an 
type historique plein de vie et un poëte plein d'inspiration. 
Soit qu'il chante ses amours, soit qu'il revendique son hon- 
neur, soit qu'il affronte ses adversaires, soit qu'il pleure 
avec effusion le jeune Henri son protecteur, son expres&ii(m 
est toujours vraie, originale et énergique. Mais c'est surtout 
dans une de ces missives provocatrices qui }m ont valu de 
la part de Dante la terrible sentence qu'il subit dans l'Enfer, 
dans un sirvente adressé à Richard pour l'exciter à une nou- 
velle guerre, que se déploie toute l'exubérance de cette ima- 
gination impétueuse ^ : 

« Bien me plaît le doux printemps qui fait renaître feuilles 
et fleurs; bien me plaît d'ouïr les oiseaux faire retentir leurs 
chants dans le bocage ! Et j'aime à voir dans les prairies 
s'élever tentes et pavillons ; et mon cœur s'anime en regar- 
dant, rangés au loin dans les campagnes, les cavaliers sur 
leurs chevaux armés. 

« Je me réjouis lorsque les éclaireurs font fuir et bergers 
et troupeaux, et que derrière eux les hommes d'armes s'é- 
lancent nombreux et frémissants. Grande et vive est mon 
allégresse quand je vois castels assiégés, murs brisés et dé- 
mantelés, armée campée sur le rivage entouré de larges 
fossés , hérissé de fortes palissades. 

« Avant tout j'aime le noble chef qui, le premier, vole à 
lattaque, sans pâlir, sur son coursier fougueux ; car ainsi il 
enflamme les siens d'une émulation généreuse. Et quand il 
rentre dans le camp, tous doivent lui témoigner dévouement 

^ Cours de littérature, de M. Yillemain. 



LES TROlfVÈRES. 253 

el joie ; car nul homme n'est digue d'estime s'il n'a reçu et 
donné maint coup de lance. 

« Quand s'engage la mêlée, nous voyons de toutes parts 
éclater lances et glaives, et boucliers solides et casques 
nuancés ; et les vassaux s'entre-tuant avec rage, et les che- 
vaux des mourants mêlés à ceux des morts. Car, au plus 
fort de la lutte, nul homme de noble sang n'aura d'autre 
pensée que de fendre têtes et bras : beaucoup mieux vaut 
mourir que de vivre sans gloire. 

« Le manger, le boire, le sommeil me flattent bien moins, 
je vous le jure» que d'entendre crier des deux côtés : Sus ! 
sus ! et d'entendre hennir les chevaux sous l'ombrage et les 
hommes s'écrier : Au secours ! au secours ! et de voir le long 
des fossés tomber sur Therbe petits et grands, et leurs corps 
transpercés par des tronçons de lances ! 

€ Barons, mettez en gage châteaux, fermes et cités, avant 
qu'on ne vous fasse la guerre. 

« Papiol, hâte- toi d'aller verg Oui et Non, et dis-lui que 
la paix se prolonge trop longtemps. > 

RichardCoBur de Lion, àqui s'adre3sentces vers, sut main- 
tenir sur le trône cette renommée guerrière qui a fait oublier 
ses excès. La part glorieuse qu'il prit à la troisième croi- 
sade, dont il fut le brillant vainqueur, sa lutte opiniâtre 
et héroïque contre le pouvoir de Saladin, les malheurs 
mêmes qu'il subit par sa faute, ont rendu sa mémoire impé- 
rissable. Tout le monde connaît l'histoire de sa captivité en 
Allemagne, où il fut pris, à la suite d'un naufrage, par Léo- 
pold d'Autriche qu'il avait insulté, puis livré à l'empereur 
Henri VI et renfermé dans un donjon sur le Danube. Voici 
les premières strophes de la complainte qi^'il composa, 
dit-on, dans sa prison, et qui ont été conservées dans les 



L-IaiSk.. 



234 LITTÉRATURE DU IIQRD. 

deux dialectes d'oc et d'oî, parlés dans ses états du mîfi 
et du nord : 

Ja nul hom prez non dira sa raznn 
Adreitamen^ se com hom doulen non ; 
Ma per conort pot cl faire eanson : 
Prou hai d'amicz, ma paûre son li ébmf 
Honta y auran se^ por ma rehexan^ 
Souyfach dos hivers prez. 

Or sachan ben miei hom e miei baron^ 
AngléSy Norman^ Peytavin et Gascon^ 
Qu'y eu non haija si paûre compagnon 
Que per avé lou laissesse en prezon ; 
Faire reproch certes yeu voli non^ 
Mas souy dos hivers prez. 



La ! nus homs pris ne dira sa raison 
Adroitement^ se dolantement non ; 
Mais por effort puet il faire chançon: 
Moût ai amis, mais poure son li don! 
Honte i amont se, por ma reançon^ 
Sui ca dos y vers pris. 

Ce sevent bien mi home et mi baron^ 
TngloiSj Norman, Poitevin et Gascon, 
Que je n'ai nul si poure compaignon 
Que por avoir je lessaisse en prison ; 
Je vous di mie por nule retraçons. 
Mais sui dos yvers pris. 

Ou sait que , la rançon enfin pajée , Il revint à temps 
pour rétablir son autorité en Angleterre , et même en 



XES TROUYERES. 255 

France où il mourut eu brave , digne disciple de Ber* 
irand de Born. Aussi la poésie des troubadours prit-elle en 
ce moment un ceiractère nouveau, à la fois plus moral et 
plus fier. Gaucelin Faidit, dans un chant noble et grave, dé- 
plora la mort de Richard; Rambaud deVaqueiras célébra en 
beaui^ vers la vue glorieuse du saint sépulcre ; Arnaud de 
Marveil chanta l'amour avec grâce et délicatesse ; Guillaume 
Figueiras flétrit avec éclat la guerre impie des Albigeois. 

Peu d'années avaient suffi en effet pour voir naître, 
briller et s'éteindre cette fleur de civilisation qui couvrait 
le midi de la France. Une épouvantable tourmente, provo- 
quée par le fanatisme, activée par la rapacité, vint fondre sur 
ces belles contrées pour en faire un sanglant désert. Ces Albi- 
geois, dont les nûves croyances, consignées dans la Nobla 
Leyczon, méritaient tout au moins l'indulgence, furent ex-^ 
terminés par milliers sous la hache de l'atroce Montfort : 
, châteaux et cités s'écroulèrent entraînant leurs populations» 
et étouffèrent les chants des troubadours, dont les rares et 
fugitifs échos ne retentirent plus que sur les rives lointaines. 
Ce fut l'époque de Giorgi de Venise, de Calvo de Gènes, de 
Sordel de Hantoue, poète célèbre par la pose majestueuse 
que Dante lui donne dans le Purgatoire, mais qui mérite de 
l'être encore par ses chants de guerre et d'amour, et sur- 
tout par son mordant sirvente sur le cœur de l'intrépide 
Blacas, qu'il offre ironiquement aux rois dégénérés. 

A la suite de tous les troubadours nous devons nommer 
encore Frédéric II d'Allemagne, intrépide défenseur des pri- 
vilèges du trône, plein d'énergie pour le bien comme pour le 
mal, cruel envers des ennemis cruels, mais plem de zèle 
pour la prospérité des lettres. A l'exemple de son aïeul et de 
•on père, l'un troubadour, l'autre minnesingeri il composa 



256 LITTÉRATURE DU NORD. 

en dialecte sicilien la première élégie italienne, à Tépoque 
où les armes victorieuses de Ferdinand III de Gastille rani- 
maient en Espagne les souvenirs chevaleresques et faisaient 
surgir le Romancero du Cid. 

Les trouvères cependant prospéraient dans les cours de 
France et d'Angleterre, où grandissait leur influence avecla 
suprématie du nord. Des princes chevaliers, comme Thibaut 
deChampagne, comme Raoul de Coucy, exprimaient en rimes 
vives et faciles, l'un son admiration poétique pour les vertus 
de Blanche de Castille, l'autre son amour vif et profond pour 
l'infortunée Gabrielle de Vergy. Les contes, les fabliaux se 
multipliaient h Tenvi, tantôt fades, tantôt licencieux, tantôt 
ingénieux et piquants, comme le conte du Renard, le lai d'Â- 
ristote, le charmant fabliau d'Âucassin et Nicolette. Le genre 
didactique n'était pas négligé, et la Bible Guyot, l'Ordène de 
chevalerie, le Castoiement des hommes et des dames, abon- 
daient en préceptes moraux assaisonnés du sel du bon vieux« 
temps. Enfin Joinville, sans autre prestige que celui de la vé- 
rité pure, dotait son siècle du manuel le plus accompli de mo- 
rale politique et religieuse en racontant, avec l'émotion du 
cœur, la vie exemplaire de Louis IX. 

La longue série des poëmes chevaleresques fut également 
continuée avec zèle, et, après le cycle du Saingral, se forma 
celui de Charlemagne. Adenez, sous Philippe le Hardi, écri- 
vit le roman de Berlhe et celui d'Ogier le Danois ; Villeneuve, 
celui de Renaud de Montauban, que d'autres complé- 
tèrent par l'histoire des Fils Aymon, par celles du Huon de 
Bordeaux et de Gérard de Vienne, et par la fabuleuse expé- 
dition de Charlemagne à Constanlinople et à Jérusalem. En- 
fin Guillaume de Lorris et son continuateur Jean de Meung 
donnèrent à l'allégorie mystique son développement le plus 



LES TROUVÈRES. 257 

complet dans le célèbre roman de la Rose, dont la renommée 
édipsa celle de toutes les œuvres précédenles. 
' Au milieu de tous ces noms, et plus anciennement qu'eux, 
brille, au début du treizième siècle, la réputation pure et 
modeste d'une femme née Française, comme elle le dit elle- 
même, mais dont le séjour habituel fut la cour normande de» 
rois d'Angleterre. Marie de France, dont on ignore la vie et 
qu'on ne connaît que sous ce prénom, a laissé dans ses lais 
et ses fables , écrits en style simple et naïf mais non dé- 
pourvu de finesse, une gracieuse et inaltérable empreinte de 
sa douce personnalité. Ses lais, tels que ceux de Lanval, de 
Gugemer, du Frêne, sont de courtes historiettes qui ont sur 
* toutes celles du même temps l'avantage d'une diction plus 
correcte, d'une marche plus naturelle, de pensées plus éle- 
vées. Ses fables au nombre de cent, comprises sous le nom 
naïf d'Esopet , n'ont pas été dédaignées de La Fontaine. 
Marie, dans sa dédicace au comte Guillaume, attribue au 
roi Alfred la traduction anglaisedu texte gréco-latin; assertion 
fort douteuse, mais qui sert à prouver la haute estime qu'on 
avait conservée, au milieu de l'Angleterre franco-normande, 
pour la science de ce grand et vertueux monarque. 

P&r amur le conte Willame, 

Le plus vaillant de nul reaime, 

Meintenur de cest livre J être 

E del angleis en romans treire. 

JEsope apelum ceste livre 

Qu'il translata e fist escrire ; 

Del griu en latin le turna^ 

Li reis Alvrez qui mut Vama^ 

Le translata puis en engieis, 

E ieo le rimee en franceis. 

17 



258 LITTÉRATURE DU NORD. 

Marie se signala aussi dans Tallégorie religieuse, genre 
de poésie très-répandu à cette époque, et dont nous trou- 
Yons un curieux exemple dans le Yoyage de saint Brandan 
dirlande au paradis terrestre, par un autre trouYère franco^ 
normand \ Le pieux abbé découvre avec ses moines, dans 
une ile inconnue, un jardin délicieux où le^ oiseaux répon«> 
dent à ses psaumes. Les oiseaux sont des Ames bienhea* 
reuses, parvenues à la pureté des anges. Il aborde ensuite à 
une autre Ile, où d'autres oiseaux aux ûles Manches Yolti« 
gent sur un arbre à feuilles rouges, nuancé des teintes de 
l'automne ; ce sont les âmes rebelles, mais repeutantes, qui 
sont reléguées dans ces lieux. Il continue à cingler en baute 
mer où des monstres s'enfuient à sa vue, où de& poissons 
étranges viennent écouter sa voix pendant qu'il célèbre la 
messe. Enfin la barque aborde en enfer, région couverte de 
noires ténèbres que sillonnent des flammes menaçantes. Sur 
une roche escarpée on aperçoit un homme nnet la tête voi« 
lée, le corps lacéré de coups et livré à d'horribles dou- 
leurs : c'est Judas, l'apôtre perfide, le plus malheureux des 
damnés. 

C'est avec des couleurs analogues» quoique plus calmes et 
moins fantastiques, que Marie a peint le purgatoire de saint 
Patrick, d'après une ancienne légende qui pt«içait sous le cou- 
vent même fondé par le premier missionnaire de Tlriande 
l'entrée de la région mystérieuse consacrée aux expiations. 

Après elle Âdara de Ross a chanté la descente de saint Paul 
en enfer, où le conduit l'archange saint Michel. Il y entre en 
tremblant et aperçoit d*abord un arbre de feu auquel sont 
suspendues les âmes des avares et des calomniateurs ; l'air 

> Essai sur la littéraiuars anglaise^ de GhàleaubriaDd. 



LES MINNESIN6ER. 259 

est rempli de démons ailés qui conduisent les méchants aux 
supplices* Au sein d'une énorme fournaise bouillonnent des 
métaux en fusion dans lesquels sont plongés les damnés. A 
mesure que le gouffre s'abaisse, les tourments deviennent 
plus affreux ; un puits scellé de sept sceaux renferme les plus 
grands criminels. Saint Paul est ému de pitié, et le Sauveur, 
exauçant sa prière, accorde aux réprouvés le repos du samedi 
au lundi, qui, dans le moyen âge, était la trêve de Dieu. 

Une description plus ancienne du paradis, du purgatoire 
et de l'enfer est attribuée en Italie à Albéric, moine du Mont- 
Cassin, qui vivait vers 1120. < Qu'est-ce que cela prouve? dit 
avec raison Ch&teaubriand : que Dante a trouvé , comme 
Homère, dans des traditions vénérées et au fond des croyances 
populaires, les germes précieux mais informes que devait vivi- 
fier son génie ; mais que son œuvre n'en est pas moins à lui. » 



xxu 



Chantii €«■ ■lmnMln|r«r allemandst 



L'enthousiasme poétique et guerrier, qui animait la France, 
l'Espagne et l'Angleterre, eut uti prompt retentissement en 
Allemagne, où le dialecte souabe méridional , élaboré à la 
cour brillante et ehevalerèsque des Hohenstaufen , prit tout 
à coup son essor au douzième siècle, pour devenir une langue 
littéraire, digne interprète de hautes inspirations. Ce siècle 
est en effet l'époque culminante de la littérature du moyen 
^e, époque où le mouvement des passions, sans rien perdre' 



260 LITTÉIIATURE DU NORD. 

de son activité , de son énergie , de sa cruauté méme^ ié^ 
pouilla.au moins cette grossièreté sauvage, ce ftarouchfl 
égoîsme qui le caractérisait , pour céder à l'impelsion et i 
rhonueur, de la religion, de Théroïsme. Les guerriers, ap^ 
pelés aux croisades par un même élan de piété et de vail- 
lance, apprirent à se connaître , à s*appréeier, à 8*lionorer 
d*une estime mutuelle en présence de Tennemi committt 
contre lequel s'unissaient leurs efforts. Cet ennemi loi* 
même excitait leur bravoure par un déploiement de forces 
imposantes, en même temps que les civilisations grecque et 
arabe, qui leur apparaissaient pour la première fois, les frap« 
paient d'une double lumière, source féconde des grande) 
inspirations. Aussi, de retour dans leur patrie, s'efforçaient'* 
ils de Tembellir par leurs souvenirs, à l'imitation de ces chaiH 
très brillants qui illustraient le midi de la France; et lorsqM 
le grand Frédéric Barberousse, ami zélé des lettres et des 
arts, passa en 1154 à Turin, où l'attendait Raymond 
de Provence entouré de ses nombreux troubadours, le 
pacte intellectuel fut conclu : rAUemagne comprit la poé- 
sie et s'élança avec une noble ardeur dans une nouvelle 
carrière d'enthousiasme et de gloire. La langue romane , 
fille du latin, fut aussitôt étudiée avec zèle; les poésies pro- 
vençales et normandes furent traduites, imitées, embellies; 
l'idiome souabe ou allcmanique, devenu dès lors naticttlal, 
fut fixé et épuré par l'usage, et bientôt l'Allemagne à son 
tour retentit de chants chevaleresques. 

Cependant les tournois, vives images de la guerre, ani-* 
maient les loisirs des châteaux; les femmes, affranchies dé 
l'esclavage, honorées, et ennoblies par la foi, donnaient aux 
mœurs une direction nouvelle, et leur bienfaisante influence 
calmait l'aigreur des di93ensiops. Bes lois d'bouneur et de 



* 



LES MINNESIN6EK. 261 

courtoisie venaient se joindre aux lois criminelles, dont l'utile 
et curieux recueil fut fait dans ce siècle, au midi et au nord, 
dans le Sckwdben^iegel el le Sachsen'-spiegel , miroirs des 
SouabefS et des Saxons. Les règlements de l'Église furent aussi 
rédigés sous Tautorité immédiate des papes, tandis que le 
droit romain continuait à être suivi et maintenu par les em- 
pereurs. L'înstHution de la chevalerie devint la plus sûre ga- 
rantie des mœurs, puisqu'elle imposait des devoirs de con- 
science qu'on ne pouvait transgresser sans félonie. Aussi fut- 
elle une digue puissante au milieu des luttes intestines qui, 
% cette époque comme à toutes les autres, déchirèrent le 
jçœur de l'Allemagne. On apprit à user de la victoire avec 
plus de calme, plus de dignité ; on apprit à respecter le mal- 
Jieur, à soulager le pauvre, à défendre l'innocence* Mais 
trop souvent ces idées généreuses, qui s'étaient fait jour dans 
tqiu les cœurs, furent étouffées par l'intérêt du moment, par 
Fentralnement d'une aveugkl colère. La colère des Allemands 
était passée en proverbe; ttais cette colère devenait noble 
et généreuse quand ils Vélanji^ent au fort de la mêlée et 
qu'ils prodiguaieitf leiir vie avec joie sur le sol consacré au 
Sauveur. Si les croisades «ont, comme on l'a dit, l'époque 
héroïque du Christianisme, nulle part ce caractère ne se peint 
jdm vivement que dans la poésie des minnesinger. 
.^AmÉés primitivement à l'école des troubadours et des 
trouvères de France, dont les chansons et les poèmes fécon- 
dèrent leur inspiration, ils s'en écartèrent bientôt pour re- 
prendre leur physionomie nationale, empreinte surtout de 
gravité et de franchise. Également éloigné de l'aimable ga- 
lanterie et de la caustique pétulance française, leur esprit plus 
méditatif, mais aussi plus vague et plus rêveur, assimila à sa 
propre nature les caractères du nord et du midi. Pendant que 



262 LIITÉaATUKE DG EKIID. 

les ménestrels français.écriTant SOUS rim[»^a8i6nda moment,' 
se mettent partout en scène avec leurs amitiés et leurs haion,; 
leurs exploitset leurs infortunes, peDdantqu'iisIanceDtdetM* 
tires acerbes contre les chefs déloyaux ou inhabiles, on qu'Hii^ 
se consolent de leurs peines en volant vers d'autres omoanj 
les minnesinger, absorbés en eux-mâmes, semblentoublier: 
scène mouvante du monde; ils n'y voient que la dame i 
leurs pensées, les prairies, les Qeuves, les oiseaux; lit • 
priment en mesures diverses, toujours pleines de douceur 4 
de gr&ce, leurs désirs, leurs plaintes, leurs regrets, le 
tardif de leur constance. Souvent ausû ils se révi 
et, sortant de cette sphère vaporeuse, ils contemplent 
signalent ses illusions, analysent ses phases si variôei. 
lors ce ne sont plus de simples chants d'amour, des ri 
et des cadences mollement enlacées, des images graeii 
et éphémères qui nous frappent d'un éclat passager : ce 
des élans religieux, des préca|4ei de vertu et de morale, 
sages et aostères réflexions sur Vinstabilité des choses h^ 
■naines et l'utile emploi de nof joufi. Enfin quand, embou- ^ 
chant la trompette guerrière, ils l'élsacenl dans le domaine 
de l'histoire, ou plutôt dans eàai de l'imagination, pour 
célébrer la gloire des héros, les lutta, les exploits, les con- 
quêtes, les vengeances éclatantes ou le triomphe sublime du 
patriotisme et de la foi, le cercle de leur poésie s'enrichit et 
s'élève, et leurs allégories embrassent toute la nature. 

Les trois tendances que nous venons de signaler dans 1m> 
Œuvres des minnesingcr correspondent aux trois genres ly- 
rique, didactique et épique, à l'exclusion du genre dranoa- 
tique, encore étranger à leur siècle. Nous débuterons par 
la poésie lyrique, la plus individuelle des trois, celle qui, 
exprimant le plus Tivcmcat les émotions intimes (te l'àms, . 



^eilM 
Qtlailfl 

1 rîWÉ 
eieuMf 



UES BtINflESINGER. 263 

idiiit plus fid^ement sussi l'imrention de chaque poêla 
revalicr. D'ailleurs, la plupart de ceux qui se sont exercés 
^(ians la romance se sont également fait connaître par des 
!mes moraux ou héroïqaes. Ce sera donc, comme pour 
trouhadours et les trouvères, une galerie de portraits que 
is passerons en revue, galerie incomplète sans douta 
itnous n'indiquerons quc les sommités, mats dont l'in- 
!t liltéraire s'appuiera du moins sur les faits. 
les épancbemonls intimes de la muse allemande, cea ca- 
leu\ curants de la pensée qu'un jour voyait souvent 
ire et s'évanouir, eussent sans doute été perdus pour 
et entraînés ilans l'abîme des Ages, si un bon patriote, 
lyal chevalier, Roger Manesse de Zurich, le dernier de 
noble élile qui ne vivait que pour combattre et pour 
tr, n'avait prisv vers l'an 1300, la résolution généreuse 
iiiciltir dans toute l'Allemagne les chants épars des 
isinger, et de les repMj^dbe en un vaste volume que 
ion fils transcrivirent M entier. Gr&ce à leur lèle et à 
Tsévérance, nowwâtons les œuvres lyriques de 
laranle poctea dVfriWème siècle, réunies dans un 
il unique, éoiife-nM une netteté remarquable et 
orné ^dessins colwléi i«|frésentant le portrait, l'armure 
complèi^ft| l'action la plus saillante de chacun des cheva- 
liers, desV'inces ou des rois qui y figurent. Ce livre, d'un 
prix inestlable, resta longtemps à la fomille Hanesse ; il 
passa en Jte par donation dans la bibliothèque de l'Élec- 
teur p^^m. et de là, pendant la guerre de trente ans, tl tal 
transité par des mains inconnues à la bibliothèque natio- 
K Taris, dont il est aujourd'hui un des plus riches 



ni était naturel que la Gavante Allemagne revendiquât, 



264 LITTÉRiTURE DU IfORD* 

sinon la possession, du moins la connaissance de fe litre 
fondamental de sa littérature au moyen âge. Aussi la France 
le confia- t-elle en 1746 aux professeurs Schœpflin de Stras* 
bourg et Bodmer de Zurich, et, grftce aux soins de ce der« 
nier, une copie complète en fut faite en quelques mois, et 
publiée bientôt après en Suisse d'où elle se répandit dans 
toute rÂllemagne. D'autres fragments découverls à léna et 
à Rome, et les copies spéciales des grands poèmes bérol* 
ques, ont porté à près de trois cents le nombre des minne- 
singer connus depuis la fin du douzième jusqu'au milieu du 
quatorzième siècle. Toutefois, la littérature provençale et 
"wallonne ayant commencé en 1100, et ayant dû promptl^» 
ment se répandre en Allemagne, il est à croire que les pre- 
miers essais de poésie allemanique n'ont pas même troufé 
place dans cette immense galerie, reproduite depuis avec zèle 
et talent par les soins patriotiques de BIH. Tieck , Benecke, 
Lachmann, Hagen, Busching i^^Simrock. 

En tète du livre des minnesinger figurent le nom et le 
portrait de Henri YI de Souabe, empereur d'Allemagne et 
roi de Sicile en 1190. Ce prince, dont les brillantes qualités 
furent ternies par la cruauté et l'avarice, a eependaot «x- 
primé dans une romance gracieuse, composée sans dcMite da 
vivant de son père, à Tâge heureux d'un premiei^ampor, 
des sentiments dignes d'une âme généreuse. Gommé crttft 
ode remonte évidemment à l'époque de son adolescence, 
Henri YI peut revendiquer la gloire d'avoir donné la première 
impulsion à la poésie lyrique des Allemands, comme son 
père, Frédéric I, l'avait fait pour la poésie provençale, 
comme son fils, Frédéric II, le fit pour celle des Italiens; 
privilège unique d'une illustre famille inaugurant trois litté- 
ratures I 



I^ MIMESIN6ER. 265 

§ 

Ich grueze mit gesange die suezeny 
Die ich vermiden nifU tvil noch enmae ; 
Do ich si von munde rehte mohte gruezen^ 
Achj leider des ist nu vit manie tag. 

c Je salue par mes diants la bien-aimée que je ne penx, 
que je ne yeux pas fuir; je voudrais la saluer de vive voix, 
hélas, je le souhaite depuis longtemps ! Quiconque récitera 
ces vers devant celle dont Tabsence me désole, que ce soit 
un chevalier ou une dame, qu'il lui offre l'hommage de ma 
loi. 

« Les états, les provinces m'appartiennent quand je suis 
auprès de ma bien-aimée; mais, à peine suis-je éloigné 
d'elle, que mon pouvoir et mes richesses s'évanouissent pour 
œ me laisser qu'un douloureux regret. Ainsi ma joie aug* 
mente ou diminue dans une succession continuelle, qui du^ 
liera, je crois, jusqu'à ma mort. 

« Depuis que je l'aime si teadrement, que je la porte dans 
ma pensée et dans moB cœur, souvent en butte à une dou- 
leur profonde, quel prix ai-je reçu de mon amour? Toutefois 
req[K>ir en est si doux qu'au lieu de renoncer à elle je renon- 
ttf|it plutôt à la couronne. 

c C'est une erreur coupable de croire que je ne passerais 
pas volontiers tous mes jours sans jamais ceindre te dîa* 
dème, plutôt que de me priver d'elle. Si je la perdais, que 
me resteraît^il ? Je ne pourrais sourire ni aux femmes ni aux 
hommes; car mon cœur serait vide de toute consolation. > 

Avec lui, le plus ancien minnesinger est Henri de Vel- 
dcck, né en West|^alie, et admis vers l'an 1180 aux cours 
de Glèves et de Thuringe. On a de lui une Enéide aile* 



26& LITTERATURE DU NORD« 

mande, le poème d'Ernest dont nous parlerons plus tard, 
et quelques romances pleines de charme, dans lesquelles 
rénergie du saxon se mêle souvent avec bonheur à la mol* 
lesse du dialecte allemanique. Son langage est généra- 
lement pur, sa sensibilité profonde; la coupe de ses vers est 
rehaussée par l'emploi judicieux de la rime : avantages qui 
doivent nécessairement disparaître dans rimitation que nous 
en donnons, et qui ne sera, comme toutes les suivantes, qa$ 
l'esquisse imparfaite d'un gracieux tableau : 

c Dans la saison de l'année où les journées s'idlongent, 
où le ciel s'éclaircit, où la linotte entonne ses chants si doux 
qui viennent nous rappeler à la joie, on doit rendre grâces à 
Dieu d'aimer sans trouble et sans regret. » 

Le chant suiv<ant forme contraste avec l'autre : 

c Depuis que le soleil penche son disque vers le nord et 
que les petits oiseaux ont cessé leurs concerts, mon cœur est 
triste : je sens venir l'hiver qui flétrit de son souffle les fleurs 
décolorées ; il m'apporte la douleur, et rien ne me console I > 

Quelqtiefois son harmonie imitalive est empreinte d'une 
mélodie touchante, comme dans cette ode sur sa Uea» 
aimée : 

c Toute ma pensée, tous mes sentiments ne tendent qu'à 
lui faire comprendre que c'est elle seule que je chante^ tt 
toujours elle, si vertueuse et si pure. 

c Quelle joie, quels transports j'éprouverais si cette belle 
âme, étrangère à la feinte, daignait enfin songer à mon 
angoisse. Je pense qu'alors elle me regarderait avec bonté, 
elle si aimable, si bienveillante ! 

c Bénie soil la pensée qui m'apprit à l'aimer et à l'aimer 
toujours davantage, comme une merveille digne d'un cons^ 
tant amour» elle si noble, si admirable ! 



LES MINNESINGER. 267 

c Hes mains se joignent, je me jette à ses pieds, afin que, 
comme Ysolde fi consolé Tristan, elle ttussi m'accorde un 
sourire; qu'elle songe à ma douleur, qu'elle mette fin à me» 
maux, elle si indulgente et si bonne ! > 

Hartmann d'Ane , son contem|>orain , parait avoir été 
originaire de Souabe et avoir pris part à la troisième croi«: 
sade. n est d'ailleurs connu par le poème héroïque d'Iwain, 
et surtout par le poème moral du Pauvre Henri. Une noble 
simplicité est son caractère distinctif ; elle respire également 
dans ses odes, moins remarquables par l'harmonie du style 
que par la force et la droiture des pensées ; témoin ce chan^ 
smr la croisade : 

c La croix exige de nous une âme pure, des moeurs chastâs; 
c'est à ce prix qu'elle nous donne le bonheur. Elle est un 
lourd fardeau pour l'homme faible qui ne sait pas dominer 
ses sens ; car elle réprime la licence de nos œuvres. Que sert- 
il de l'avoir sur Thâbit, si nous ne la portons dans le cœur? 

c Chevaliers, vouez donc votre vie, consacrez voîre cœur 
à celui de qui vous tenez et les biens et la vie. Quiconque 
ofTrit jadis son boudin «u monde pour conquérir un prix 
honorable, et le refuse maintenant au Seigneur, celui-là est 
un insensé : car la victoire obtenue dans cette lulle assure la 
gl^îjpl du monde et le salut de l'âme. 

< lie monde trompeur m'a souri, m'a appelé; et moi, 
trop confiant, j'ai suivi son appel. Longtemps j'ai coum 
après l'hameçon où personne ne trouve un appui; j'ai dé- 
siré l'atteindre longt€;mps. Aide-moi, ô Christ, mon protec- 
teur, à y renoncer enfin, par ta croix que je porte! » 

Kûrenberg, poêle chevalier de la même époque, et peut- 
être même plus ancien, a fait sur sa dame inconstante cette 
ingénieuse allégorie : 



268 LITTÉRATURE PU NORD. 

^ c J'éleTai un faucon ; pendant toute une année je r^loo- 
rai de mes soins empressés. Vous avez vu sa douceur et sa 
grâce ! Je lui dorai les ailes, et, prenant son essor, il partit 
pour les contrées lointaines* 

c J'ai revu mon oiseau chéri : son vol était noble et su- 
perbe, ses pieds traînaient mes lacs de soie, son plu- 
mage brillait sous mon or. Mais, hélas! il évitait mesre* 
gards. Que Dieu rende à chaque homme celle que chérit soo 
cœur. 

c Mon âme est attristée, mon œil humide de larmes, puis- 
qu'il faut renoncer à celle que j'aimais tant. Médisants qui 
causâtes notre triste rupture, que Dieu vous en punisse; et 
puisse-t-il bénir ceux qui me rendront avec elle le bonheur I > 



xxm 



Chsiits des MlBiiesliiir^r allemandi* 



Nous arrivons au plus brillant et au plus spirituel des 
anciens minnesinger, au loyal et chevaleresque Walier de 
Vogelweid. Ce poète, issu à la fin du douzième siècle d'une 
famille noble de Thurgovie, recueillit, par de fréquents 
voyages à travers l'Europe et l'Asie, par un séjour prolongé 
dans les universités les plus célèbres, à Paris, à Constanti- 
nople, à Bagdad, un trésor d^observâtions et de connais- 
sances aussi rares que précieuses pour son temps. Son génie 
ardent et fertile les consacrera tout entières à sa muse, tou- 
jours active, toujours animée par d'heureuses et soudaines 
inspirations. Peu soucieux de transmettre son nom aux âges 



LES ihNNESlNGËR. 269 

futurs par quelque vaste poème épique, tels que tenx qu'on 
élaborait de son temps, il se contenta de chanter dans des 
ters pleins de mélodie, quelquefois pleins de sel et de fi^ 
nesse , et toujours empreints de nobles sentiments , sed 
pensées, ses émotions journalières, sa participation aux 
scènes imposantes qui se déroulèreut devant ses yeux de 
1190 à 1230, époque féconde en grands événements poli* 
tiqueSé II en résulte que sa poésie est vivante, énergique^ 
facile à saisir, parce qu'elle peint des sentiments vrais, des 
événements consacrés par l'histoire. Soit qu'il raconte 
les luttes de l'Empire et de l'Église sous Philippe de Souabe 
et Otton de Brunswick, soit qu'il parle des brillantes croi- 
sades qui se succédèrent pendant sa vie, soit que, se repor- 
tant sur lui-même, il gémisse de ses peines ou célèbre ses 
plaisirs, nous le croyons, nous le suivons sans défiance, parce 
que la vérité ressort de ses paroles. Les sujets de ses odes 
sont aussi variés que son style est souple et facile. Essayons 
d'en reproduire quelques-unes, malgré l'imperfection inhé« 
rente à toute traduction de ce genre. 
Voici d'abord un songe d'été : 

§ 

Do der sumer komen was^ 
Und die blmmen dur daz gras 

m 

Wûnneclichen sprungen^ ■ 
Aida die vogele sungen : 
Dar kom ich gegangen 
An einen anger langen^ 
Da ein lu ter brunn enspranc;. 
Yor dent walde was sin ganc, 
Da diu mhlegale sano. 



270 LITTÉRATURE 0U IIORD. 

c Au retour de Tété, quand les fleurs énaaiHent la^erdve^ 
quand les oiseaux reprennent leurs Goneerts^ j'errais dans 
une vaste prairie qu'arrosait une source Iknpide venant du 
fond des bois où chanlele rossignol. 

c Dans cette prairie s'élevait un bel arbre favorable aux 
songes fortuivés. Évitant le soleil, je m'assis sous le tilleul qui 
répandait sur l'eau la fraîcheur de sob ombre ; et là, oo- 
btiaût mes ennuis, je m'endormis d^un doux sommeil. 

c Alors je rêvai tout à coup que j'élais matlre du monde, 
que mon ftme s'élevait vers le cid dans mon corps affranchi 
de ses liens, que j'étais exempt de toute peine. Dieu seul sait 
ce qui se passa ; mais jamais je n'ai vu plus beau rêve I » 

L'ode suivante, où il se présente au retour de ses 
voyages dans un cbftteau féodal de l'Allemagne, respire à la 
fois un enjouement aimable et un ardent patriotisme : 

c Souhailez*moi la bienvenue : c'est moi qui vous apporte 
des cliants. Jusqu'ici un vain bruit a frappé vos oreilles; 
adressez- vous à ^oi, car j'attends un hôte qui m'accueille; 
Mon offre est belle, ma voix vous charmera sans peine; ren* 
dez-moi donc Thonneur qui m'est dû. 

c Je vais offrir aux dames allemandes des chants qui les 
feront mieux apprécier du monde. Je n'exige pas un grand 
salaire ; je les respecte trop pour demander des trésors. Sou- 
mis en tout à leur puissance, je ne sollicite d'elles qu'un 
gracieux sourire. 

c En Allemagne, les hommes sont pleins d'honneur, les 
femmes ressemblent à des anges. Celui qui les blâme est 
trompé; autrement je ne puis le comprendre. Cherche-t-on 
la verlu et l'amour pur, que l'on vienne les trouver dans 
notre heureuse patrie. Âh ! puissé-je y vivre longtemps ! 

c J'ai parcouru bien des pays, j'ai remarqué tous leurs 



LES tfllVNESINGER. 371 

ayantages; maifl malheur à moi si jamais mon cœur poavait 
préférer les mcBurs étrangères ! Pourquoi Youdraîs-je le nier 
sans raison : les mœurs allemandes Remportent sur toutes les 
autres. 

« Depuis TElbe jusqu'au Rhin, et delà jusqu'en Hongrie» 
ee sont les mœurs les plus parfaites du monde. Je puis le 
prouver ; je jure sur mes hiens et ma yie que toute femme y 
tant mieux qu'ailleurs les plus grandes dames. » 

Quelquefois son patriotisme s*anime, et, prenant une ex^ 
pression plus grave au milieu des troubles et des intrigues 
qui agitèrent les règnes de Philippe et de Frédéric II, il ne 
craint pas d'adresser au pape lui-même cette réprimande 
aussi juste que hardie : 

< Seigneur pape, pour être heureux, il • faut que je tout 
obéisse. Cependant nous vous avons entendu ordonner à 
toute la chrétienté de respecter Tempereur que vous bénites 
au nom de Dieu, de l'appeler seigneur, de fléchir le genou 
devant lui. Vous avez dit de lui, pensez-y bien t Béni soit 
celui qui te bénira, maudit soit celui qui te maudira. Réflé* 
çhissez maintenant si, en le maudissant, vous avez maintenu 
rhonneur de TËglise. 

c Quand le Fils de Dieu était sur la terre, les Juifs qui k 
tentsùent lui demandèrent un jour si, dans leur liberté nou^ 
velle, ils devaient payer le tribut à l'empire. U comprit leiiî 
pensée, et demandant un denier, il leur dit : c Quelle est 
cette image? Celle de l'empereur, répondirent-ils. Rendei 
donc à César ce qui est à César ,, et à Dieuee qui est à Biesv » 

Toutefois Vogelweid est sincèrement religieux, et rien n'é- 
gale son pieux enthousiasme quand il salue pour la première 
fois la terre sainle qu'il alla visiter : 

c C'est d'aujourd^hui que ma vie est heureuse, car mon 



272 LITTÉRATURE DU NORD. 

œil pécheur a contemplé la terre sainte, le sol consacré an* 
quel partout on rend hommage. Mes prières sont enfin exau* 
cées; j'ai iru la place où Dieu se montra homme. 

c Quelque belles que soient les contrées que j'ai jusqu'ici 
parcourues, tu es belle au-dessus de toutes les autres. Quel* 
les merveilles ont signalé ta gloire : une vierge, 6 miracle 
ineffable, a mis au monde un fils pour régner sur les anges ! 

a Ici il s'est fait baptiser afin de purifier les hommes, là il 
s^est laissé vendre afin de nous affranchir ; car , sans lui, 
nous étions perdus. Salut! croix, lance, épines sanglantes; 
malheur à ceux sur qui pèse sa colère ! 

c Plein de compassion pour les hommes, il a souffert la 
mort la plus cruelle, lui puissant pour nous misérables; il a 
Toulu nous sauver de la ruine, miracle de dévouement qui 
surpasse tout miracle ! 

c Ici le Fils est entré aux enfers, de la tombe où on ra- 
yait placé, lui qui, égal au Père et à l'Esprit, se cacha ici 
sous une forme plus humble que lorsqu'il apparut à Abra-^ 
ham. 

« Après avoir remporté sur le démon une victoire plus 
glorieuse que celle de tous les rois, il revint vivant sur cette 
terre, et l'angoisse des Juifs commença; car ils virent briser 
leur puissance, ils virent reparaître au milieu d'eux la vie* 
time qu'ils avaient immolée. 

c Ici aussi le Seigneur annonça ce jour terrible où le saint 
sera vengé, où la veuve et l'opprimé pourront se plaindre 
des violences qu'ils endurent. Heureux alors celui qui aura 
réparé ses torts dans ce monde ! 

c Nous avons des juges sur la terre ; qu'aucune plainte ne 
soit étouffée : ce qui sera jugé maintenant le sera pour le 
dernier jour. Mais celui qui laisse ici des dettes^ et qui meurt 



LES MINNESINGER. 273 

sans réconciliation, ne trouvera plus alors ni caution ni ré- 
pondant. 

c Que mes paroles ne vous fatiguent pas, je vais me résu- 
mer brièvement : tout ce que Dieu a fait pour le monde a 
commencé là et doit y finir. 

« Le Seigneur y resta encore quarante jours ; ensuite il 
retourna vers Dieu ; mais son esprit continue à y régner. 
Sainte est cette terre, son nom est devant Dieu. 

€ Les Chrétiens, les Juifs et les Gentils prétendent tous 
trois qu'elle est leur héritage ; que Dieu décide au nom de 
sa Trinité. Le monde entier combat ici ; mais à nous est le 
droit, à nous sera la victoire ! » 

Exempt de toute pensée envieuse, il fut sensible au mérite 
et à Tamitié, comme le prouve cette strophe touchante sur 
la mort d'un poète contemporain : 

c Reinmar, je pleure ta perte, plus peut-être que tu ne 
pleurerais la mienne, si j'étais mort et toi vivant. Je le dirai 
franchement, je te plains moins toi-même que je ne regrette 
ton art admirable par lequel tu nous charmais tous, quand 
tu voulais en faire un noble usage. Je pleure ta bouche élo- 
quente et ton chant mélodieux. Âhl pourquoi ont-ils péri 
avant moi? Que n'as-tu pu attendre quelques instants 
encore, et je t'accompagnais; car mes chants vont finir. 
Que ton âme soit heureuse ! Je te rends grftces de tes nobles 
accents. » 

, A côté de ce génie éminemment lyrique vient se placer 
un autre poêle dont le caractère grave, l'imagination ardente 
et féconde sont plus appropriés à l'épopée, dans laquelle il 
brille au premier rang. Wolfram d'Eschenbach, issu vers 
la fin du douzième siècle d^une famille noble de Bavière; 

fut peu favorisé des dons de la fortune, auxquels il suppléa 

18 



274 LITTÉRATURE DU WORD. 

par de fortes études, par de lointains voyages, par des 
travaux immenses qui lui assurèrent, de son vivant même, 
le respect et Tadmiration de tous ses rivaux. Reçu avec dis- 
tinction à différentes cours, et particulièrement à cdles de 
Henneberg et de Thuringe, il acquit ps»* son talent poétique, 
joint à une érudition prodigieuse, le titre glorieux de prince 
de minnesinger, que la postérité lui a confirmé. Il le mérite 
par réclat de son style et la richesse de ses images ; son seul 
défaut est l'emploi trop fréquent et trop exclusif dit mer- 
veilleux. Profondément versé dans la lecture de la Bible et 
dans la connaissance des auteurs classiques, il aime à joindre 
à ces deux sources d'inspiration si pures les légendes bril- 
lantes mais fantastiques du moyen âge, les rêves orientaux, 
les traditions romanesques. Ses modèles sont les trouvères 
et les troubadours français dont il comprenait parfaitement 
la langue, et dont il a emprunté une foule de caractères 
élaborés ensuite par son imagination puissante avec une pro- 
digieuse facilité. Enthousiaste des traditions bretonnes et 
espagnoles qui se combinent dans l'histoire mystique du 
Saingral, il en a tiré les poèmes de Titurel, de Parceval, et 
probablement de Lohengrin. Son poème de Guillaume 
d'Orange, qui se rattache à l'histoire de Charlemagne, et 
des fragments de plusieurs autres chants qui lui sont égale- 
ment attribués, particulièrement dans le Livre des Héros, 
prouvent à la fois la variété de son talent et Timmensité de 
sa renommée, qui lui assurait le patronage de tout ce qui 
s'écrivait dans son temps. Ses poésies lyriques sont moins 
considérables, car l'amour lui sourit rarement ; et, eu dehors 
de la Lutte de Waribourg dont nous allons nous occuper, 
on ne peut guère citer que celte ode d'Ëschenbach, sérieuse 
et passionnée comme son génie : 



LES MINNESIKGER. 275 

« Ton cœur est contre moi si ferme, si intrépide ; com- 
ment te faire entendre mes vœux? Le plus hardi, le meilleur 
des faucons ne porte pas la poitrine aussi haute. Tes lèvres 
appellent les baisers, ton sourire pourrait seul adoucir mes 
angoisses, tant mon âme est pleine de Ion amour, 

c Ah! si je pouvais obtenir celle beauté qui est pour mes 
•vteax un but si sublime 1 Que Dieu daigne toudier son cœur 
Jusqtt'ici insensible à mes peines ! La joie est bannie loin de 
moi, et déjà mes plaintes amëres eussent amolli le rocher le 
plus dur. 

■ Ses joues gracieuses sont vermeilles comme la rose ma- 
tinale; sa beauté est sans lâche ; ses yeux triomphent de moi, 
Ils ))énèlrent mon cœur qu'enflamme et que consume le vif 
auonr que je ressens pour elle. 

« Son édal réjouit l'&me, sa bouche est un rubis. Quand 
elle sourit, toutes mes peines s'évanouissent, car elle est la 
lumière de mes yeux; quand elle s'éloigne, mon cœur dé- 
faille ; je mourrai si je n'ai son amoiir. Ténus elle-inème, si 
elle vivait encore, serait éclipsée auprès d'elle. » 

Reinmar, surnommé l'Ancien, contemporain d'Eschen- 
bach et de Vogelweid que nous avons vu déplorer sa perle, 
était également né d'une famille noble qui ha1«lait les bords 
du Rhin. Son style grave, sentencieux, quelquefois maniéré, 
lui assura de son temps une grande réputation. Il se plaint 
beaucoup des rigueurs de l'amour; mais nous choisirons de 
préférence celleromance où il célèbre son bonheur avec une 
élégance de rhythme ditGcile i reproduire : 

€ Hon cœur s'élève comme le soleil, car il a trouvé une 
femme Adèle ; sa faveur, partout où elle est, m'affram^hif de 
tout chagrin. 

< Je u'ai rien h lui offrir que moi-même qui lui appurlieiis 




276 LITTÉRATUBE DU NORD . 

en entier, et elle me donne Tespoir, Tallégresse chaque fois 
que je pense à elle. 

c Quel bonheur de Tavoir trouYée si constante ! Tous les 
lieux qu'elle habite s'embellissent à mes yeux ; dût-elle tra- 
Terser la mer orageuse, je la suitrais, car elle a tout mon 
cœur! » 

Un autre chantre du même nom, Reinmar de Zweter, 
prit part au défi poétique a^ec Biterolf et Schreiber. Ce 
dernier mérite une mention particulière ; sou véritable nom 
était Henri de Risbach, auquel ses contemporains ajoutèrent 
le surnom de Schreiber ou l'écrivain, avecrhonorableépithète 
de vertueux. Un pareil honneur ne pouvait être décerné à un 
poète médiocre, et nous trouvons en effet dans ses vers des 
sentiments purs et élevés exprimés avec un rare bonheur. 
C'est ainsi qu'il se compare au rossignol dans cette romance 
empreinte d'une douce mélancolie : 

€ C'est chanter dans la forêt que de me plaindre à la noble 
dame qui a triomphé de mon c(Bur et en triomphe encore 
tous les jours. Je suis comme le rossignol qui prodigue en 
vain ses chants et à qui sa douce mélodie ne cause que des 
maux cruels. 

« Qu'importent à la forêt sauvage les concerts des petite 
oiseaux ; quel prix obtiennent leurs harmonieux accords ? 
La forêt est trop sourde, les chasseurs trop agiles ; ils igno- 
rent ce que c'est qu'un gracieux merci. 

€ Celle dont la bonté n'égale pas les attraits, celle qui conr 
slamment fut l'objet de mes vœux, de qui j'attends toute ma 
consolation, elle me repousse, elle se rit de ma douleur, Âh ! 
si j'osais exhtiler ma colère, que ne pourrais-je lui dire ? Mais 
le respect m'arrête ! » 

Les cinq poètes dont nous venons de parler vivaient tous 



LES MlNNESlNGEtt. 277 

en 1207, et parurent ensemble dans la lutte solennelle qu'ils 
engagèrent contre deux autres poètes, non moins célèbres par 
leur génie que par leur dérense mémorable. L'un d'eux, 
Henri d'Onerding, chevalier et citoyen d'Ëisenach, longtemps 
établi à la cour d'Autriche, se distingue par un talent origi- 
nal, un esprit souple, une diction brillante, un style harmo- 
nieux et pittoresque, qualités qui ressortent toutes de son cé- 
lèbre plaidoyer de Wartbourg, ainsi que de son poème de 
Laùrin compris dans le Livre des Héros. Toutefois ces pro- 
ductions ne justifieraient pas seules la haute renommée qui 
accompagna de tout temps le nom de Henri d'Ofterding. Elle 
laisse supposer quelque autre titre de gloire dont le cours des 
siècles aurait effacé la trace ; et ce n'est pas sans une grande 
vraisemblance que les plus habiles critiques de l'Allemagne 
s'accordent à regarder OHerding comme Fauteur anonyme 
deâ Nibelunges, la plus parfaite des épopées allemandes, lui 
décernant ainsi une couronne qui lui donnerait une gloire 
homérique. 

Son ami Klingsor de Hongrie, Poracle de la cour d'An- 
dré ïï, du chef de la cinquième croisade, est moins connu 
par ses ouvrages que par sa vaste érudition et son expérience 
consommée qui, embrassant à la fois le monde classique et 
romanesque, les sciences réelles et les raisonnements sub- 
tils, l'Occident avec ses doctrines et ses souvenirs, l'Orient 
avec ses visions et ses mystères, en faisait de son temps une 
espèce de magicien, honoré des rois, respecté des poètes, 
arbitre infaillible des plus graves différends. C'est ainsi qu'il 
parut à la lutte des minnesinger pour prononcer une sen- 
tence sans appel, non sans avoir auparavant déployé toute 
l'étendue de sa science cosmopolite. 



â 



278 LlTTÉRATUaE DU HORD. 



XXIV 

Mlnnesliii^er^ liutte poétique de Waribonri^. 

r 

Nous ayons considéré isolément les plus distingués des 
anciens minnesinger ; yoyons-les maintenant en présence, 
partagés en deux camps ennemis dans un de ces défis poé- 
tiques également usités parmi les troubadours, et connus 
sous le nom de tensons par la France féodale du moyen âge. 
€ Lorsque le haut baron, dit Sismondi judicieux apprécia- 
teur de cette époque, avait invité à sa cour plénière les sei«^ 
gneurs ses voisins et les chevaliers ses vassaux, trois jours 
étaient donnés aux joutes et aux tournois, vives images de la 
guerre. Les jeunes nobles qui, sous le nom de pages, s'exer- 
çaient au métier des armes, combattaient le premier jour; 
le second était destiné aux chevaliers nouvellement armés ; 
le troisième aux vieux guerriers blanchis sous le harnais; 
et la dame du château, entourée de jeunes beautés, distri- 
buait les couronnes aux vainqueurs désignés par les juges 
du combat. Elle ouvrait ensuite son tribunal, formé sur 
le modèle des justices seigneuriales; et, de même que 
le baron s'entourait de ses pairs pour les décisions cri- 
minelles, elle aussi formait sa cour, la cour d\imour, des 
dames les plus brillantes par l'esprit et par la beauté. l 
une nouvelle carrière s'ouvrait aux concurrents ; les armes 
étaient remplacées par des vers, et le nom de tenson , donné 
à ces luttes dramatiques, signifiait en e£fet un défi. Souvent 
les chevaliers qui avaient remporté le prix de la valeur dispu- 
taient avec la même ardeur le prix de la poésie. L'un d'eux, 



LIÎTTE POÉTIQCE. 279 

une harpe entre les bras, préludait en proposant l'objet de la 
dispute ; un autre s'avançait à son tour, et, chantant sur le 
même air, répondait par une strophe de même mesure et 
souvent de mêmes rimes ; ils alternaient ainsi leurs im<- 
provisations , habituellement bornées à cinq couplets. La 
cour d'amour délibérait; elle discutait et le mérite des 
deux poètes et le fond même de la question ; et rendait le 
plus souvent en vers un arrêt d'amour qui terminait le pro- 
cès. » Ces luttes n* étaient point préparées , elles naissaient 
de l'occasion même; car toutes les tensons qui nous restent, 
telles que celles de Sordel de Mantoue contre Bertrand d'Â* 
lamannon ou de Rambaud de Yaqueiras contre Albert de 
Malespina, portent les traces évidentes d'une imprevisa* 
tion abrupte, quoique souvent fort ingénieuse, et dans 
laquelle l'imagination parait dans toute sa verve et dans tou» 
ses écarts. 

Ce caractère se manifeste avec une force et une austérité 
inconnues aux peuples du Midi, dans la Lutte de Wart-^ 
bourg où combattirent, au commencement du treizième 
siècle, les plus illustres minnesinger de l'Allemagne. 
Cette guerre poétique, unique dans son genre et dont 
l'antiquité même n'offre point de modèle, porte tou» les 
caractères d'un défi chevaleresque, d'un de ces combats 
à outrance dans lesquels la défaite équivaut à la mort. 
Seulement, au lieu de lances et d'épées, les combattants 
n'ont que leur voix et leur lyre; au lieu de coups d'estoc et 
de taille, ils n'ont que des arguments acerbes et incisifs. Bu 
reste, même acharnement, même passion, même soif de la 
gloire, même mépris de la vie ; car le bourreau se tient prêt 
à trancher la tête au vaincu ; même dévouement au prince 
qui les protège et dont Us ont éprouvé les bontés. C'est pour 




280 LITTÉRATURE DU NORD. 

lui, pour son chef féodal que combat d'abord chacun des 
fiers rivaux, jusqu'à ce que Tentralnement de la discussion 
lui fasse oublier les considérations individuelles et reporte la 
lutte tout entière sur les grandes vérités scientifiques et 
religieuses. C'est surtout sous ce dernier point de vue que 
cette guerre poétique est vraiment remarquable, puisqu'elle 
nous transmet, sous une forme mystérieuse et susceptible 
de maint commentaire, le résumé des lumières existantes à 
l'époque où elle dut avoir lieu. 

Cette époque, facile à fixer, est l'année 4206 à 4207, sous 
le règne de l'empereur Philippe de Souabe ; le lieu est le 
château de Warlbourg près d'Eisenach, appartenant au 
landgrave de Thuringe. Et ne crayons pas nous abuser en 
considérant comme une chose sérieuse une querelle en ap- 
parence si futile, en regardant comme un fait positif un 
événement si éloigné de nos mœurs. Le goût de la poésie 
avait fait de tels progrès parmi la noblesse guerrière du 
treizième siècle, que nous voyons, à la suite des empereurs 
Frédéric Barberousse et Henri YI, protecteurs ardents et 
éclairés des lettres, s'élever une foule de princes illus- 
tres par leur naissance et renommés par leurs exploits, 
les margraves d'Autriche, de Brandebourg et de Meissen, 
le landgrave de Thuringe, le comte de Henneberg, les ducs 
d'Anhalt, de Brabant et de Breslau, les rois de Bohème et de 
Hongrie, qui tous protègent et encouragent les lettres qu'ils 
cultivent eux-mêmes avec succès et qu'ils embrassent avec 
toiute l'ardeur, toute la véhémence de leur esprit chevale- 
resque. C'est à une de ces cours privilégiées, à celle de Her- 
mann de Thuringe et de sa femme la landgravine Sophie, 
que les deux manuscrits où nous retrouvons ce poème, celui 
de Zurich et celui d'iéna, placent d'un commun accord la 



LUTTE POÉTIQUE. 281 

guerre de Wartbourg. On y voit paraître d'un côté Walter 
de Vogelweid, Schreiber et Biterolf, secondés par Reinmar et 
Wolfram d'Eschenbach , de l'autre Henri d'Ofterding, d'a- 
bord seul, puis soutenu par Klingsor de Hongrie. Les juges 
sont le suaerain et la suzeraine, entourés de leurs chevaliers 
et de leurs dames; la lutte, d'abord ouverte, est suspendue 
et reprise, et se prolonge ainsi pendant une année entière 
dans la salle d'honneur de cet antique château , où , trois 
siècles plus tard, Luther traduisait la Bible et révohitionnait 
l'Europe . 

Henri d'Ofterding s'avance le premier et défie tous les 
poètes de l'Allemagne de nommer un prince qui puisse être 
comparé au margrave Lâopold d'Autriche, Fennemi 4e Ri- 
chard Cœur de Lion, se dévouant lui-même à la mort si ses 
rivaux font triompher un autre prince. Vogelweid se lève plein 
de colère, lui reproche avec aigreur sa présomption et vante 
le roi de France Philippe-Auguste. Schreiber loue Hermann 
de Thuringe, Ofterding prend alors pour arbitres Reinmar et 
Eschehbacb, et commence à plaider éloquemment sa cause, 
quand tout à coup le violent Biterolf l'interrompt avec em- 
portement et oppose au margrave d'Autriche le comte Otton 
de Henneberg. La lutte continue ainsi quelque temps, jusqu'à 
ce que Reinmar se prononce contre Henri, et que Wol- 
fram, de sa voix redoutable, le déclare coupable de blas- 
phème envers Hermann, le plus noble des princes. Cepen- 
dant Henri combat encore ; mais bientôt il se trouble, il va 
succomber, et déjà le bourreau s'apprête, quand la landgra- 
vine intervient en sa faveur et obtient pour lui la permission 
d'amener comme arbitre Klingsor de Hongrie. 

Ici la scène change, le style s'élève, l'intérêt personnel 
s'afifaiblit et s'éclipse devant la discussion profonde, pleine de 



282 LITTÉRATURE DU NORD. 

difficulté et de mystère, mais aussi pleine de force et de sens, 
qui s'ouvre entre le savant Klingsor, éclairé de tous les reflets 
de rOrient, doué même d'un pouvoir mystérieux qui soumet 
un démon à ses ordres, et le subtil et judicieux Eschenbach, 
dont la logique vive et serrée pénètre dans tous les replis de 
la science et triomphe des problèmes les plus obscurs. Les 
abus politiques, les rêves de Talchimie, les hautes vérités 
religieuses, toutes les questions vitales de cette époque sont 
traitées par les deux rivaux en énigmes qu'ils se proposent 
mutuellement et dont la solution ne se fait îamais attendre. 
Us luttent ainsi longtemps à armes égales, rarement inter- 
rompus par les autres champions, qui se contentent d'admi* 
rer leur science et les écoutent muets d'étonnement. La 
nuit suspendant le débat, un démon soumis à Klingsor vient 
questionner et tenter Wolfram, allusion probable à quelque 
songe. Le lendemain une assertion de Klingsor, qui a besoin 
d'être vérifiée, fait partir Hermann et Sophie pour Paris ; et 
ce n'est qu'à leur retour que le combat recommence et se 
soutient avec une vivacité égale, jusqu'au moment où le récit 
s'arrêle sans proclamer le nom du vainqueur. 

Ce vainqueur, facile à deviner, quoiqu'il ait refusé de se 
nommer lui-môme, est évidemment Wolfram d'Eschenbach 
qui doit être en même temps l'auteur de la narration. C'est 
en effet son langage , son génie qui domine l'ensemble du 
poëme, et la part qu'il s'y donne est trop belle pour ne pas 
laisser croire qu'il ait eu à cœur de transmettre ainsi à la 
mémoire des hommes un monument écrit de sa victoire. 
Toutefois, si cette supposition est vraie, on doit dire qu'il rend 
justice à ses rivaux, et qu'il se montre arbitre fidèle et sou- 
vent même historien naïf dans les tirades qui appartiennent 
à chacun d'eux et qui retracent parfaitement leur caractère. 



LUTTE POÉTIQUE. 2S3 

y reconnaît Tardent et enthousiaste Ofterding, le spirituel 
^elweid, le sage et prudent Schreiber, le religieux Rein- 
r et l'acerbe Bilerolf, ainsi que le docle et profond Kling- 
, que son érudition supérieure h son siècle avait fait soup- 
mer de magre. Nous retrouvons dans les paroles do 
icnn d'eux les couleurs sous lesquelles ils apparaissent 
as leurs odes ou dans les souvenirs de leurs conlempo- 
as ; nous avons donc tout lieu de croire que ces paroles 
it véritables, qu'elles ont réellement été prononcées, 
que le narrateur Wolfram n*a fait que résumer et 
rmoniser l'ensemble. Il est à regretter que ce fragment 
îcieux, cette scène vivante du moyen âge, quoique con- 
tée dans deux manuscrits, nous soit parvenue sous une 
me si obscure, avec tant d'altérations et de lacunes qu'il 
presque impossible d'en donner une traduction satisfal- 
ite. D'ailleurs les allusions qui s'y rencontrent sont tfès- 
ivent inexplicables, parce qu'elles se rapportent à des 
vrages perdus ou à des formules ignorées de nos jours, 
us devons donc nous contenter de recueillir les princi- 
IX traits de cette discussion remarquable dans laquelle, h 
it de ridicule et de folie, se mêle tant d'esprit et de science 
itable. 

LUTTE DE WARTBOURG. 

Das erste singen nu hie tuot 

Heinrich von Ofierdingen, in des edeln fûrsten don 

Von Dûringen lant^ der teilt uns ie sin guot^ 

Vnd wir im Cotes Ion, 

Der meister gat in kreises zily 

Gegen aile singern die nu leben er ufgeworfén hat : 

Die benennet er sa wening oder vil, 

AUam ein kemgfe er stat. 



û 



284 LITTÉRATURE DU NORD. 

OFTERDING. 

c Le premier chant est entonné par Henri d'ORerdiDg, 
dans le rbythme du noble prince qui règne sur le pays de 
Thuringe et qui nous accorde sa protection, dont Dieu le ré- 
compense! Le maître chanteur se présente dans la lice 
contre tous les poètes existants ; il leur jette le gage : qu'ils 
soient nombreux ou non« il saura repousser leur attaque. 
Celui qui ouvre ainsi le combat devant tous les poètes réunis 
met en balance la vertu du prince d^ Autriche contre celle des 
trois princes les plus parfaits. Si leur gloire équivaut à la 
sienne, je me déclare prisonnier et félon. 

VOGELWEID. 

c Moi aussi j'entre dans la lice, mon nom est Walter de 
Yogelweid. L'injustice excite ma colère quand je pense au 
pays d'Autriche; je hais ceux qui s'en font les vassaux, je 
repousse loin de moi leur faveur ; j'aime mieux perdre celle 
du prince lui-même que de souffrir une injustice. Je mon- 
trerai demain quel est le guerrier illustre qui, par ses qua- 
lités, l'emporte sur tous les princes : c'est le roi de France 
dont la gloire est bien autre que celle du souverain d'Au- 
triche. Celui de nous qui sera vaincu dans ce combat, je de- 
mande que la corde termine sa journée. 

SGHREIBER. 

« Seigneur Walter, laissez-le-moi aujourd'hui; moi, le 
chantre vertueux, je brûle de le combattre. Comment un 
prince en surpasserait-il trois ? Maître, prouvez-moi ses ver- 
tus, son zèle à rechercher l'approbation divine pendant le 
cours de sa carrière terrestre. Le souverain de Thuringe est 
pieux depuis sa jeunesse, un aigle au vol puissant veille tou 



LUTTE POÉTIQUE. 285 

jours auprès de lui, il a le courage du lion pour vaincre ses 
ennemis. Alexandre, dont j^ai lu Thistoire, est le héros au- 
quel il ressemble ; sa clémence rend heureux et les riches et 
les pauvres, son cœur est plein de force virile, il peut sans 
crainte affronter tous les rois. 

OFTERDmC. 

c Puisque la lutte est engagée, je suis le champion de 
TAutriche et suis prêt à répondre. Deux poètes prétendent 
que personne ne pourra réfuter leurs chants ; leurs condi- 
tions sont dures, malgré leurs douces paroles. Reinmar de 
Zvireter, je demande ton assistance, écoute-nous avec impar- 
tialité ; que l'autre arbitre soit le sage Eschenbach : ainsi 
des deux côtés, nous aurons pleine confiance. Puisse la 
Sainte Trinité me soutenir par la justice qui est son essence! 
Que le prince lie les juges sous la foi du serment ; car celui 
dont les chants emportent la peine de mort ne doit plus 
attendre ni amitié ni haine. » 

Après ce début, le dialogue alterne entre Ofterding et 
Schreiber exaltant leurs héros, jusqu'à ce qu'un nouveau 
champion, Biterolf, s'élance brusquement dons la lice, et, 
après de violentes invectives, vante à son tour le comte de 
Henneberg. Ofterding réplique ; mais Reinmar, l'un des ar- 
bitres, se déclare avec force contre lui , et bientôt Wolfram 
confirme ce jugement sévère. 

ESCHENBACH. 

c Henri d'Oflerding, sais-tu comment le Tout-Puissant 

««^nchsdna le diable à cause de sa présomption ? C'est ainsi que 

je dois, à regret, t'enchainer dans le pays de mon maître. 

Moi, Wolfram d'Eschenbach, faisant l'office de prêtre, je 

t'excommunie comme un possédé. Je serais haï de toutes 




286 LITTÉRATURE DU NORD. 

les nobles femmes si je t^accordais la victoire. Le landgrave 
de Thurlnge m'est plus cher que beaucoup de rois; car Dieu 
Ta donné pour modèle à tous les princes qui aspirent id à 
rhonneur terrestre et là haut à la faveur divine, et qui font 
les délices du monde. Henri d'Oflerding, prononce fa prière! 
Prépare-loi, car une grêle terrible va fondre sur toi à la 
lueur des éclairs. » 

Oflerding n'est point effrayé de ces menaces, il résiste 
seul à tous ses rivaux ; mais Vogelweid, par un retour ha- 
bile, condamne lui-même sa précipitation et fait à la fois 
l'éloge des souverains deThuringe et d'Autriche. Alors Henri 
crie à la trahison. 

OFT&RDING. 

c Henri d'Oflerding récuse les faux gages qu'on lui donne 
dans la lutte. Walter m'accable par un éloge perfide ; c'est 
de mauvaise foi qu'il loue le prince d'Autriche et qu'il élète 
sa gloire jusqu'au soleil. Je te rejoindrai, quand même ta 
serais audelà des mers, Klingsor de Hongrie! J'en appelle à 
loi, et je peux te choisir sans crainte, car tous les poètes 
rendent hommage à ta science. Quand tu devrais compter 
le sable de la mer et nommer chacune des étoiles , avec toi, 
je ne succomberai point. Je demande à le chercher en Hon- 
grie; il faut que Klingsor vienne, car il sait apprécier le 
noble Léopold. » 

Sa prière touche le cœUr de la princesse Sophie qui inter- 
cède en sa faveur. Il part, et longtemps le Rhin coule à grands 
fiots à travers Mayence avant qu'il ne retourne de sonvoyage.4 
II reparaît enfin avec le savant Klingsor, qui s'attaque aussi- 
tôt à Eschenbach en lui proposant ses énigmes mystiques. 

Ge(te seconde partie du poème, la plus riche, la plus in- 



LUTTE POÉTIQUE. 287 

téressante, est malheureusement aussi la plus obscure et 
la moins facile h espoeer. Les deux manuscrits de Zurich 
et d'Kna présentent même ici d'assez grandes divergences 
qui ajoutent encore à la difficulté du teste. Je me cnnlenlerai 
doDC d'en donner quelques extraits qui suffiront pour juger 
de reosemblc. 

KLINGSOR. 

« Un père criait à son enfant, endormi sur une digue de 
la mer : Réveille-loi, mon fils! c'est par amour que je t'ap- 
pelle; le vent soulève la mer, la imit s'avance. Si je te per- 
dais, ma douleur serait grande. — Cependant l'enfant conti- 
nuait à dormir. Que fait le pèreî It s'approche de lui et le 
frappe de sa canne en criant : Réveille-toi, avant qu'il ne 
soit trop fard. 

c Le père justemenl irrité sonne ensuite du cor en répé- 
tant : Réveille-toi, insensé ! — Dans sa juste colère, il saisit 
l'enfant par ses blonds cheveux et lui donne un coup sur l'o- 
reille. — Ton cœur est donc fermé, s'écrie-t-il ; il faut que je 
te laisse, puisque ni le bruit du cor ni la douleur du coup ne 
peuvent te réveiller. Toutefois, je t'aiderai encore si lu veux 
échapper aux vagues. 

< Le père, èmu de douleur, regarde de nouveau son fils 
chéri ; son âme est courroucée : il lui lance un fléau. — Re- 
garde, dit-il, regarde, le messager que je t'envoyai est Eudé- 
laon, un èlre sans malice, et tu l'as repoussé pour te confier 
au lynx qui t'a plongé dans un sommeil funeste ! — Aussitôt 
la digue se rompit et la mer délwrda de toutes parts. 

ESCHENBACH. 

c Klingsor, je délierai ces nœuds; permets, sage maître, 
qu'au nom des douze apôtres je puise la vérité au milieu de 




288 UTTÉRATURE DU NORD. 

cette mer. Si je me laisse prendre aux filets, je soufifrirai tes 
reproches sans murmure, et tu peux rire de moi si mon 
ignorance m'abuse. Je te dirai qui appela l'enfant : c'était le 
Tout-Puissant lui-même ; tout pécheur est cet enfant, le cor 
sonore, ce sont les prêtres. Ainsi mon arche Yogue sur ton 
Océan. 

« Si mes sens sont rassis, je te dirai ensuite ce qu'est la 
digue : c'est le temps que Dieu a fixé à chaque homme. Si tu 
négliges ce temps, crois-moi sans vain détour, tu romps toi- 
même la digue qui te protège. Les vagues sont tes années, 
les vents tes jours futurs* Eudémon est ton auge, le lynx est 
le démon qui t'apprête un triste salaire. Vois maintenant si 
je devine tes chants. 

c Écoute encore si je t'ai bien compris : le coup de canne, 
Dieu te le donne pour ton bien ; son premier châtiment, ce 
sont les peines du cœur. Si tu ne te corriges, il te frappe de 
maladie ; si tu persistes à dormir dans le péché, son fléau, 
c'est la mort qu'il l'envoie. Il veut que tu te repentes et que 
tu te confesses; sinon, Tenfer te reçoit pour toujours. » 

D'autres énigmes sont proposées dans le même style, et 
alternativement résolues avec le même succès par Klingsor 
et par Eschenbach. Voici l'image brillante et ingénieuse par 
laquelle ce dernier désigne la croix du Christ : 



Ein edel boum gewahsen ist 

In eime garden^ der ist gemacht mit hoher list : 

Sin wurzel kan den helle grunt erlangen^ 

Sin zol der rûret an den tron 

Da der sûze Got bescheidetfriunde Ion ; 

Sin este breit hant al die werlt bevangen. 



LUTTE POÉTIQUE. 289 

Der boum an ganzer zierde staty und Ht gelovhet schœne ; 

Dar ufe sizzent vogelin^ 

SHifies sanges wise nach ir stimme fin^ 

Ntich maniger kumt so halten sie ir gedœne. 

c Un arbre snperbe s'élève dans un jardin, arbre d'une 
forme merveilleuse ; car sa racine s'étend jusqu'au fond de 
Tenfer, et son faite atteint le trône où le bon Dieu récom- 
pense les justes. Cet arbre brille d'un vif éclat, et partout on 
vante sa beauté ; sur ses branches sont perchés des oiseaux 
qui modulent des chants harmonieux et dont les doux con- 
certs varient à l'infini. » 

Klingsor développe FaUégorie, à la grande joie de tous les 
autres poètes, dont Yogelweid exprime ainsi les sentiments : 

VOGELV^TEID. 

c Tu expliques tout si bien que je ne puis me taire, car 
des larmes.de joie remplissent mes yeux. En vérité, c'est un 
ange dé sagesse qui a voulu que Henri d'Ofterdfng commen- 
çât cette lutte poétique à laquelle nous devons cette source de 
science pure, la présence dans ces lieux d'un maître si il* 
lustre. Moi, Walter de YogelMreid, je n'ai jamais entendu des 
chants aus^i profonds, aussi sublimes, aussi propres à en- 
flammer mon cœur. A Paris j'ai trouvé une bonne école; à 
Constantinople les fruits de la science m'ont été offerts par 
les prêtres. J'ai étudié aussi à Bagdad et suivi Técole de Ba- 
bylone; trois ans j'ai consacré mes veilles à Mahomet et 
laissé flotter mes pensées dans les erreurs du paganisme. 
Mais, si les prêtres de Rome ont un Dieu, celui-ci est inspiré 
par lui! » 

Les énigmes recommencent entre les deux rivaux et se 

prolongent jusqu'à la fin du jour. Pendant la nuit, le démpn 

19 




290 LITTÉRATURE DU NORD. 

Nasian vient , d'après l'ordre deKlingsor , questionner Eschen- 
hach sur le cours mystérieux des astres ; mais celui-ci re- 
fuse de lui répondre et le bannit par le signe de la croix. Le 
démon furieux retourne auprès de Klingsor et l'engage à dé- 
ployer toutes ses ressources. Le lendemain, la lutte corn- 
mencée est interrompue par le départ du laudgrav^ qui se 
rend à Paris av^c sa femme pour y vérifier une assertion des 
deia poètes, A leur retour, Hermann et Sophie prennent place 
pour assister à la dernière épreuve. 

KLINGSOR. 

<c Henri d'Ofterding a en moi un appui ; quiconque a ce 
bouclier peut bien défendre une place. Aussi Schreiber et 
Biterolf aimeraieht-ils mieux voir près de lui un loup san- 
vage, et Waller lui-mêm^ partage leur terreur. Wolfram 
d'Ëschenbach est le bouclier de tous ; lui seul les défend 
coqtre le tranchant de Tépée. Car mes; attaques sont des 
traits acérés, elles sont trop rudes pour leurs légers écus. 

ESCHENBAOH. 

« Lorsqu'on lance des traits acérés avec autant d'art que 
Klingsor, et que cependant on résiste, comme moi, invulné- 
rable et immobile, sans reculer devant lui d'un ^ul pas, 11 
est vrai de dire que la science d'un laïque a foit honte à celle 
d'un clerc. Les prêtres allemands en conviendront eux- 
mêmes : ma marche a été vive, il ralentit la sienne, de peur 
qu'on ne Tentende jusqu'en Hongrie. > 

Après cet échange de courtoises paroles, cethonamage ré- 
ciproque des deux nobles champions, ils reprennent leur 
lutte dogmatique, dans laquelle nous ne les suivrons pas ; car, 
outre l'obscurité des énigmes, leur dialogue est araié d^une 
foule d'allusions aux traditions romanesques du moyen âge, 



iiMm RtssË. 291 

dont la bizarrerie, comme nous l'avons remarqué, sort 
souvent du domaine de la raison et échappe à tout corn- 
mentaire. Toutefois plus d'une perle précieuse est encore 
cachée sous cette rude enveloppe , plus d'une vérité im- 
portante repose au fond de cet amas confus. L'issue de la 
lutte n*est point précisée; elle est d'ailleurs de peu d'impor-» 
lance, et nous devons croire que tous ces poètes rivaux se 
retirèrent réconciliés et enrichis par la munificence du géné^ 
reilx landgrave, dont la cour était alors le sanctuaire des 
lettres. Malgré l'incohérence de cette œuvre et les lacunes 
qui la défigurent, elle est du plus haut intérêt et riche en 
graves enseignements ; car dans ce récit versifié, qui n^est 
ifi un drame ni une satire, mais un simple tableau histo- 
rique, nous trouvons le plus fidèle miroir des mœurs cheva- 
leresques du treizième siècle. 



XXV 



Mliuietliigery lÈlégie russe Algor* 

Parmi les minnesinger qui n'ont point pris part à la hitte 
de Waribourg , et qui ont cependant vécu à cette brillante 
époque d'enthousiasme poétique, le plus distingué par son 
caractère est sans contredit Gotfrld de Strasbourg, qui 
fleurit dans la première moitié du treizième siècle, et 
ftit, dit-on, moine vers 1230, mais dont la naissance et 
la vie nous sont également inconnues. Chez lui , la force 
de l'expression, la sagesse des pensées, là mélodie d* 
rhythme se joignent à une sensibilité si profonde et si vraie 



292 LITTÉRATURE DU NORD. 

qu'il est regardé avec raison comme un des plus grands 
poêles de son temps. On a de lui l'épopée de Tristan et 
Ysolde, dont nous parlerons plus tard, un hymne à la Vierge, 
et quelques odes d'autant plus remarquables qu'elles s'écar- 
tent de la sphère ordinaire de la poésie erotique pour élever 
l'âme de la beauté à la vertu suprême , des choses visibles 
aux choses spirituelles, de la créature au Créateur. C'est dans 
ce sens éminemment moral que, sous une allégorie aussi 
neuve qu'ingénieuse, il célèbre en ces mots l'amour divin : 

§ 

« Quiconque poursuit l'amour de Dieu doit- avoir le coeur 
d'un chasseur, un cœur que rien n'effraie dans cette classe 
difficile. Il a besoin d'une force^ héroïque s'il veut atteindre 
ce pur amour et s'il veut y persévérer. Lutter, combattre, il 
le doit jour et nuit pour acquérir ce bien céleste; car on ne 
l'obtient pas en dormant : il faut courir à sa poursuite ayec 
ardeur, avec droiture, avec un cœur ferme et constant. 

« L'amour de Dieu, si grand, si noble, est plein d'humilité 
et de douceur. Quiconque ne remplit pas son devoir ne 
pourra jamais en jouir; jamais ses feux si doux n'enflam- 
meront son âme. Cet amour est si plein de délices qu'il ré- 
clame notre première pensée , le sang le plus pur de notre 
cœur; sinon, nous ne pouvons le connaître. 

c Ceux qui restent étrangers à cet amour sont aveugles les 
yeux ouverts, ce sont les enfants de la terre; mais ceux qui 
le possèdent sont les enfants de Dieu. En tous pays ils goû- 
tent le prix de Tamour : leurs fruits sont fécondés par une 
rosée céleste , sur eux plane la protection de Dieu qui les 
bénit dans tous les temps , qui les élève au comble du bon- 
heur. 



ÉLÉGIE RUSSE. 293 

c Celui qui n'a point obtenu cet amour n'a jamais connu 
le l)onfaeur suprême, jamais une pensée salutaire n'a pris 
racine au fond de son cœur. Celui qui ignore cet amour est 
comme une ombre sur un mur, privé de vie, privé d'ftme et 
de sens. Celui qui le repousse est un vase vide de grâce; le 
miroir de son cœur est terni, et son corps dépouillé de la fleur 
d'innocence. 

c Moi qui parle de ce divin amour , hélas ! j'en ai si peu 
moi-même que j'ai bien raison d'en gémir. Ah ! s'il éclairait 
mon esprit pomme il pénètre les âmes pures qui savent ré- 
sister et triompher , je pourrais mieux chanter les joies cé- 
lestes ! Si maintenant, hélas ! la voix me manque, c'est que, 
pendant toute ma carrière, j'ai porté dans mon cœur si peu 
de cet amour ! » 

La sensibilité qui respire dans ces vers se retrouve dans 
toutes les poésies de Gotfrid ; souvent il aime à rentrer en 
lui-même et à ramener avec lui le lecteur à une contempla- 
tion attentive de la nature. Aussi a-t-il réussi plus que tout 
autre, et plus même que le brillant Eschenbach, à exciter 
une sympathie profonde et à devenir le poète des âmes 
tendres. 

A ce génie grave et méditatif opposons un esprit plein 
de verve , une imagination vive et légère , douée d'une 
intarissable gaieté. Nous trouverons dans Ulric de Lichtens- 
tein , issu d'une famille noble attachée à l'Autriche dès 
Tan 1280, le type parfait du chansonnier de bon ton, du 
poète galant, du courtois chevalier, dont toute la vie est 
consacrée aux dames pour lesquelles il chante et combat 
tour à tour. La pureté de son langage, la grâce et la variété 
de ses cadences et l'aimable enjouement de son humeur lui 
assurent un rang éminent, non-seulement parmi les minne- 



294 LITTÉRATURE DU NORD- 

singer , mais parmi tous les poètes erotiques de rAllemagne 
qui le proclame son Anacréon. C'est ainsi qu'étrange à 
toutes les luttes sanglantes qui désolèrent Terapire sous le 
règne de Frédéric II, il peint son heureuse insouciance dans 
ces vers pleins de mélodie : 

§ 

In dem walde susse tône 
Singent kleine vôgelin^ 
Aufder wiese blumen schône 
Blûhent gegen der sunne schin: 
Also blûht min hoher mnot. 
In gedank an deren gute^ 
Die berichert min gemûte 
Swie der iroum den armen tuoL 

« Dans les bois les petits oiseaux font entendre leurs doux 
concerts, dans les champs les fleurs odorantes s'épanouis* 
sent au soleil du printemps : ainsi s'épanouit mou oom 
lorsqu'il pense à la bonté de celle qui. le comUe chaque jour 
de richesses comme le songe enrichit l'indigent. » 

Sa pensée dominante est encore exprimée dans cette ode 
qu'il termine par une gracieuse allégorie : 

€ Malheur aux méchants qui méconnaissent la joie! Ce 
sont des lâches, car leur mélancolie leur fait perdre à la fois 
contentement et honneur. 

« Celui qu'une femme chérie ne peut rendre à Tallégresse 
par son amour et son sourire , que celui-là renonce au bon- 
heur ; jamais les roses de mai ne réjouiront ses yeux. 

c Quant à moi , j'aime une tendre rose qui sait dire de 
ïlouces paroles ; son sourire me comble de joie; elle peut, 



ÉLÉGIE RUSSE. 296 

de ses lèvres vermeilles , ôter la peine du foAd de ttiiyn 
cœur. 

« De même que l'ingénieuse abeille sait extraire le par- 
ftam des fletirs , ses jeux bannissent tout chagrin de mon 
âme ; son accueil , ses adieux sont pour moi pleins d'at- 
traits. » 

Le dialogue suivant est aussi remarquable pour Texpres- 
sion que potir le rhytbme, dont la grâce et la vivacité retldent 
admirablement l'idée du poète, mais doivent nécessairement 
pâlir dans une imitation prosaïque : 

€ Dame charmante , dame pure et bonne , je crois que le 
tendre amour vous touche et vous anime. Si jamais vous 
sentiez ses atteintes ^ votre bouche vermeille connaîtrait les 
soupirs. 

« ^ Chevalier, dites-mol ce qu'est Fàmour ; est-ce uti 
jeune homme , est-ce une jeune fille ? car je l'ignore. Pei-^ 
gùeirmoi ses traits, son allure, afin que je mè garde de lui. 

c -^ Belle dame, Tamour est si puissant que toutes les con^ 
trées lui obéissait; son pouvoir est infini. Demandes-vous 
son caractère: il est méchant et il est bon, il fait plaisir et il 
finit peine; telle est sa fantaisie. 

c ^ Chevalier, l'amour peut-il bannir toute douleur et 
toute amertume ? Peut^it rendrelajoiek l'âme, asiurerrhon^ 
ûBQT et la vertu ? IK tel est son pouvoir , il est bien grand 
sans doute. 

€ -^ Belle dame , je vous dirai de lui que ses dons sont 
inappréciables : il répand la joie et l'honneur^ il orne de 
toutes les vertus , il fifldt lexharme des yetnt et les délices dé 
Vàme. Bienheureux sont ceux qu'il favorise ! 

c — Chevalin: , comment acquérir sa faveur ? Si j*éa dois 
souffrir quelque peine, je suis trop faible, je ne ptli» m'y 




296 LITTÉRATURE DU NORD. 

soumettre. Que faire pour obtenir ses dons? J'attends votre 
réponse. 

« — Belle dame, il faut m'aimer tendrement conune je 
t'aime ; il faut que nos deux cœurs soient unis en un seul : 
tu seras à moi, et moi je serai à toi. 

« — Chevalier, cela ne^e peut; restez à vous, je reste 
à moi ! » 

Nous bornerons ici ces citations déjà trop multipliées peut- 
êlre, évitant de suivre davantage les entraînements d'un 
style enchanteur. C'est ce style, c'est ce coloris qui donne 
aux conceptions les plus légères, les plus futiles en appa- 
rence, une grâce et un éclat inimitables et rebelles à toute tra- 
duction. Nous ne chercherons donc pas à saisir dans leur vol 
tous ces poètes contemporains de Gotfrid et de Lichtenstein, 
qui ont exercé sur des riens leur imagination vagabonde, 
ne rachetant pas toujours par la finesse et la gr&ce la frivolité 
de leurs tableaux. Nous ne nous arrêterons pas à rapporteiles 
noms, et encore moins les productions nombreuses des min- 
nesinger qui, vers cette même époque, affluèrent partout en 
Allemagne. Nous savons bien que ce genre de travail, pré- 
sentant peu de fond par lui-même , fatigue l'attention assez 
vile, puisqu'il n'a guère d'autre importance que celle que 
lui donnent les personnages eux-mêmes. Qu'il nous suffise de 
citer ici Nithard , à qui ses poésies populaires et faciles ont 
acquis une célébrité peu méritée; Pfefifel, doué d'un tact 
plus fin et dont le nom fut illustré depuis par une génération 
d'hommes distingués; Henri de Morungen et Christian de 
Hamle, l'un remarquable par sa sensibilité profonde, Pautre 
par son imagination ardente et passionnée; Conrad deFled^e 
et Rodolphe de Hohenems, l'un auteur du poème de Fleur 
et Bianebefleur , l'autre de ceux d'Alexandre , de Barlaam , 



ELEGIE RUSSE. 297 

de Guillaume d'Orléans. Parmi les grands qui protégèrent 
les lettres et qui surent les cultiver avec goût , on doit nom- 
mer surtout le duc Henri de Breslau, le duc Jean de Brabani, 
le margrave Otton de Brandebourg , le margrave Henri de 
Misnie , le roi Yenceslas de Bohême, et le jeune et infortuné 
Conradin. 

Mais, avant de signaler les œuvres des derniers minne- 
singer de l'Allemagne, jetons les yeux sur les états slaves, 
sur cette vaste famille de peuples qui elle aussi avançait à 
grands pas dans la voie de la civilisation, où elle fut arrêtée 
depuis par d'épouvantables catastrophes. Quoique étrangère 
au mouvement enthousiaste qui avait poussé vers la Palestine 
tant de phalanges poétiques et guerrières, la famille slavonne 
avait puisé, dans ses rapports pacifiques ou hostiles avec les 
empires limitrophes, une émulation généreuse et de vives 
incitations au progrès. La Hongrie et la Bohême s'inspiraient 
de TAUemagne, la Servie et l'IUyrie de la Grèce ; la Pologne, 
en marchant au combat et en défendant ses frontières contre 
les Lithuanes païens, chantait en chœur le bel hymne à la 
Vierge, composé en langue nationale à une époque fort 
reculée, attribué même à saint Adalbert qui fût évêque de 
Prague au dixième siècle. La Russie, quoique morcelée et 
affaiblie par le funeste système des apanages, résistait avec 
courage aux Polovces nomades et célébrait une expédition 
hardie, tentée contre ces hordes sauvages, dans un poème en 
prose cadencée plein de mouvement et d'éclat. Le chaut d'I- 
gor, prince héréditaire de Kiev eullSS, d'abord vainqueur, 
puis captif des Polovces, brisant ensuite ses fers avec une 
rare audace et ramenant aux siens la victoire, est, d'après les 
annales de Nestor, le premier monument de l'idiome Slovène 
parlé alors simultanément par les Polonais et les Russes. 




298 LITTÉRATURE DU NORD. 

Cette élégie du douzième siècle , œuvre d'un chantre 
resté inconnu, retrouvée en Russie dans un vieux manuscrit 
dont l'authenticité a été constatée, se distingue par un style 
harmonieux, une douceur d'expressions et une mollesse de 
formes presque inexplicables.à cette époque, à moins qu'on 
ne les attribue au contact de la civilisation du Bas-Empire qui 
jetait alors son dernier éclat. On y remarque surtout une 
imagination vive et un élan tout poétique, qui se maiiifest^t 
dès le début ^ 

ÉLÉGIE d'iGOR. 

c Ne serait-il pas bien, frères, de commencer en vieux 
style le grave récit de l'expédition d'Igor, du fils de Sviatos- 
lav? Que le poëme commence donc d'après l'histoire du 
temps, et non à la manière de Boîan, l'ancien barde. Vou- 
lait-il composer un poëme : ses pensées s'égaraient connue le 
loup gris dans les bois, comme l'aigle cendré dans la plaine. 
Pensait-il à quelque guerre ancienne : il lançait dix faucons 
contre une troupe de cygnes, et le premier qui faisait une 
capture entonnait aussi le premier chant, soit sur le vieux 
Jaroslav, soit sur Mistislav Tintrépide. Ou plutôt il ne lan* 
çait pas d'oiseaux chasseurs, mais ses doigts prophétiques 
touchaient les cordes vibrantes, et d'elles-mêmes elles chan- 
taient les exploits des héros. » 

Peut-on peindre d'une manière plus vraie et plus pitto- 
resque à la fois ces effusions naïves, ces vieux chants popu- 
laires, ces vifs élans de poésie lyrique, qui chez les Grecs 
ont eu leur Tyrtée, chez les Romains leur Ennius, chez les 
Celtes leur Merlin, chez les Scandinaves leur Bragi, chez les 

* Voir notre Histoire de la littérature des Slaves^ où ce poème a été 
reproduit en entier^ et pour la première fois, en langue française» 



ÉLÉGIE RUSSE. 299 

Slaves leur Lumir et leur Boïan, immortels interprètes de 
la gloire nationale et des nobles passions qui exaltaient les 
cœurs? Voici maintenant la peinture moitié païenne de la 
fatale défaite qui accabla Igor : » • 

< Le cinquième jour de la semaine ils écrasèrent les troupes 
des PoloYce's et se répandirent comme des traits dans hi 
plaine... Mais le lendemain une aube sanglante annonce le 
jour : du côté de la mer s'élèvent des nuages noirs gon-* 
fiés de grêle, capables d'obscurcir quatre brillants so- 
leils; de leur sein volent des éclairs livides, gronde le ton-* 
nerre, jaillissent des torrents de pluie versés par le Don re- 
doutable. Ici les lances se brisent, les sabres éclatent sur les 
casques ennemis. Russes , pour vous plus de bonheur ! 
Voyez ! les vents, ces enfants de Stribc^, fondent de la mer 
comime des flèches acérées sur les vaillantes légions d'Igor., 
La terre tremble, les fleuves se troublent, la poussière roule^ 
les étendards frémissent. Les Polovces s'élancent des bords 
du Don^ des bords de la mer ; de tous côtés ils cernent les 
troupes russes. Les fils de Bies traversent la plaine en ru^s« 
sant, et nos braves Russes se retranchent derrière leurs 
boucliers rouges... Du matin au soir, du soir à Taurore, les 
traits acérés volent, les glaives tonnent sur les casques^ les 
lances durcies retentissent sur cette plage inconnue et loin-* 
taine. La terre, noircie sous les pieds des chevaux, est semée 
de membres, abreuvée de sang, pour le malheur de la Russie. 
Quel bruit, quel frémissement entends-je avant Taurore } 
Igor replie ses bataillons, car il plaint Vsevolod, son frère^ 
accablé de blessures. Us combattirent le premier jour, ils 
combattirent le second, au midi du troisième tomba la bam 
nière d'Igor. Les deux frères captifs se séparèrent sur lés 
bords de laKaîala ; ici s'épuisa le vîn sanglant, ici se termina 



* . 



V 



iMiO LITTÉRATURE DU NORD. 

le festin des braves Russes ; ils avaient abreuvé les ennemis, 
et eux-mêmes tombèrent pour leur patrie ! » 

Après cette description si pleine de verve, si brillante de 
poésie locale et de souvenirs patriotiques, citons encore les 
plaintes touchantes de Jaroslavna, femme d'Igor, sur la cap- 
tivité de son époux : 

€ Jaroslavna pleure dès l'aurore sur la terrasse de son châ- 
teau de Putivl : vents, s*écrie-t-elle , vents bienfiiisants , 
pourquoi souffler avec tant de force ?. Pourquoi lancer de tes 
ailes invincibles ces traits ennemis sur les guerriers de mon 
époux? Pourquoi, hélas! abattre sur l'herbe ce qui faisait 
tout mon bonheur ? — JaroslaVna pleure dès l'aurore sur la 
terrasse de son château : Glorieux Dnieper, s'écrie- 1 -elle, 
tu t'es frayé une route à travers les rochers des Polovces ; tu 
as porté sur tes flots les proues recourbées de Sviatoslav 
s'avançant contre les hordes de Kobiak. Ah ! porte aussi vers 
moi mon bien-aimé, afin que mes larmes matinales cessent 
enfin de couler dans la mer ! -^ Jaroslavna pleure dès l'au- 
rore sur la terrasse de son château : Soleil, s'écrie-t-elle, so- 
leil trois fois brillant, tu réchauffes et tu charmes tous les 
yeux. Mais pourquoi, hélas 1 darder tes flammes ardentes 
contre les guerriers de mon époux? Couchés sur la plaine 
aride , la chaleur a desséché leurs arcs et l'angoisse a fermé 
leurs carquois ! r> 

Nous ne multiplierons pas ces citations qui suffisent pour 
montrer le mérite de cette narration poétique, composée, au 
milieu des troubles de la Russie, dans le noble but de rap- 
procher et de concentrer tous les efiforts des princes dans 
une ligue patriotique contre de barbares agresseurs. 
Mais déjà le danger était irrésistible : les hordes mongoles 
de Gengis-^kan, s'élançant de leurs steppes sauvages^ inon- 



MAXIMES MORALES. 30^^;^^. 

dèrent bientôt toute l'Asie. Elles traversèrent TOural, en- 
yahirent la Russie, et dans deux batailles décisives, celles de 
la Kalka et de la Site, en 1224 et 1238, elles brisèrent le 
sceptre des princes et soumirent le pays à une dure servi- 
tude , à une lorpeur abrutissante qui se prolongea pendant 
plus de trois siècles. Se ruant de là sur la Pologne, où ré- 
gnait un roi enfant, elles furent vaillamment repoussées à 
Liegnitz parle généreux Henri de Breslau qui périt les armes 
à la main. Elles dévastèrent ensuite la Hongrie et s'avan^- 
cèrent jusqu'en Bohème, où le vaivode du roi Venceslas» 
rintrépide et heureux Jaroslas, les vainquit enfin à Olmutz 
et les refoula vers la Crim^ ; victoire dignement célébrée 
dans un vieux poème national. 

Henri de Breslau et Yenceslas de Bohème joignirent à la 
gloire militaire Tart gracieux des minnesinger. Il nous reste 
d'eux des chants allemands et bohèmes dont le mérite n'est 
nullement inférieur à la plupart de ceux que nous avons 
cités. Mais nous bernerons ici ces extraits dont la répétition 
paraîtrait monotone par Tidentité du sujet, pour jeter un ra- 
pide coup d'œil sur d'autres monuments de cette période. 



XXVI 

llAxtines momie* des M iBBetlnger. 

Conradin, dernier représentant de la famille impériale de 
Souabe, qui devait expier sous la hache du bourreau, par les 
ordres du farouche Charles d'Anjou, la légitime audace avec 
laquelle il revendiqua le trône de ses pères, avait cultivé en 




802 LITTÉRATURE DU NORD. 

Allemagne, dans les paisibles années de sa jeunesse, cette 
poésie douce et touchante qui était Tapanage des nobles 
cœurs. Le supplice inique qu'il subit à Naples en 1268 avec 
son ami Frédéric d'Autriche, dernier rejeton de la maison 
de Bamberg, a fait sur tous les siècles une impression pro- 
fonde qui a suffi pour immortaliser son nom. Hais ses qua- 
lités chevaleresques jointes à son talent poétique lui eussent 
assuré une autre illustration, à en juger par ces vers gracieux 
qui lui sont attribués dans la collection des ininnesinger. 

« Je me réjouis de voir les fleurs brillantes que le doux 
mois de mai nous ramène. Naguère encore Thiver les gla- 
çait ; les beaux jours effaceronfrses ravages et rendront l'al- 
légresse au monde. 

« Mais que me font les plaisirs de Tété et ses longs jours 
resplendissants de lumière? Toute ma consolation dépend 
d'une noble femme qui me cause une douleur cruelle; ne 
serait-il pas digne de sa vertu de rendre la joie à mon 
ftme? 

« Si je dois me séparer d'elle, le bonheur me fuira, et je 
mourrai de regret d'avoir jamais songé à Taimer. L'amour, 
hélas! m'était inconnu; maintenant ses rigueurs me font 
trop bien sentir que je ne suis encore qu'un enfant ! » 

 l'extinction de Tillustre famille qui avait été sa gloire et 
son appui, la muse allemande, triste et découragée, pour- 
suivie par le fracas des armes, par les horreurs de la guerre 
civile qui désolait alors tous les états, laissa tomber cette lyre 
harmonieuse qui avait fait palpiter tant de cœurs, et charmé, 
à l'ombre des vieux châteaux, tant de braves chevaliers et tant 
de nobles dames, pour se mêler à la foule vulgaire, pour sou- 
tenir et animer de rudes chansons , premiers essais discor- 
dants et informes par lesquels débutaient les meistersinger. 



MAXIMES MORiXËS. 303 

Cependant quelques sons de cette douce harmonie, qui avait 
retenti dans un siècle de gloire, vibrèrent encore de distance 
en distance avant de s'évanouir pour toujours. Ils trouvèrent 
un écho dans quelques cœurs fidèles, zélés admirateurs de 
l'antique chevalerie dont les traditions étaient encore vi- 
vantes, et c'est ainsi que Tère des minnesinger se prolongea 
jusqu'au quatorzième siècle. 

Âussitôt^ue l'inspiration s'arrête, la raison discute et ana- 
lyse ; elle recherche et signale les lois que l'inspiration a 
suivies sans les connaître ou plutôt sans les remarquer. Les 
écoles se forment et s'isolent, et les imitateurs suivent cha- 
cun leur modèle. C'est ainsi qu'à celte époque de décadence, 
où le goût de la chevalerie régnait encore mais en s'affai- 
blissant tous les jours, on avait érigé en systèmes les ten- 
dances diverses des anciens minnesinger ; chaque nouveau 
poète, choisissant parmi eux, trouva un maître dont il étu- 
diait la manière, et dont il parvenait, après de longs efforts, 
à reproduire tout, excepté le génie. Au milieu de ces imita- 
tions serviles et nécessairement décolorées, un homme doué 
d'un talent supérieur et animé d'un sincère enthousiasme 
pour les souvenirs poétiques du moyen âge, Conrad de 
Wurzbourg, qui fleurit vers 1270, avant et pendant le 
r^ne de Rodolfe I, s'efforça d'arrêter par de vastes travaux 
la destruction totale qui menaçait les lettres au milieu de 
Tabrutissement des grands et des périls imminents de la 
guerre. Son esprit souple et son heureuse mémoire lui apla- 
nissant tous les sujets, nous le voyons marquer dans le genre 
héroïque par l'épopée de la Guerre de Troie et l'allégorie de 
la Forge d'or; dans le genre didactique par des maximes et 
des fables ; dans le genre lyrique par plusieurs odes pleines 
de verve et d'éclat, quoique dénuées de cette grâce naïve qui 




304 LITTÉRATURE DU NORD. 

distingue les premiers minnesinger. Cependant rien de plus 
sincère, de plus passionné même que son ardeur poétique, 
qui eut à lutter contre tous les dédains, cx>ntrc toutes les 
violences de son temps , ce qu'il exprime lui-même avec 
goût en se comparant au rossignol solitaire qui chante sang 
écho dans une sombre forêt. Vivement ému des scènes de 
désordre qui ensanglantèrent le long interrègne, il ne cesse 
de regretter les anciens temps, d'exalter la gloii^ de la che- 
valerie et de rappeler ses contemporains au culte de l'hon- 
neur et de la beauté. Cette idée fixe, empreinte dans tous 
ses poèmes, ne se manifeste nulle part avec plus de force que 
dans cette ronde en forme de dithyrambe sur la Lutte de 
Mars et Cupidon, où la fiction mythologique et les mouve- 
ments variés de la danse sont habilement entremêlés de 
graves réflexions sur son temps.: 

c La belle Vénus est assoupie, elle qui jadis présidait à 
l'amour. Mainte noble femme, privée de son appui, se plaint 
de rester seule, oubliée de tous ceux qui, dès longtemps 
sourds à toute affection, sont entraînés par leur aveuglement 
funeste au milieu du carnage, des meurtres, des rapines. 

c Le dieu Mars domine nos contrées ; il poursuit Cupidon 
par le fer et le flamme. Les amours s'en affligent, eux qui 
régnaient sans crainte quand Rivalis et Blanchefleur exha- 
laient leurs tendres soupirs. Mais maintenant chevaliers et 
paysans préfèrent le pillage, Tincendie à toutes les douceurs 
de Famour ; ils ne craignent pas d'affliger les femmes, dont 
la pureté, la grâce, la noblesse sont cependant bien plus 
dignes d'ambition que les vils trésors quUls recherchent et 
que donne le terrible vainqueur. 

c Celui que je viens de nommer est le dieu de la guerre ; son 
pouvoir a fermé le temple du bonheur. La danse est oubliée, 



MAXIMES MORALES. 305 

les pourpoints sont proscrits, et le casque et Tépée rempla* 
cent les guirlandes de fleurs. Sur toute l'étendue de la terre 
la discorde répand des semences funestes dont les fruits en- 
traînent rhomme à abuser des biens, à se jouer de la vie de 
ses semMaUes. 

c La violence règne sur les grandes routes, la justice est 
couverte d'opprobre, le droit est plus tortueux qu'une fau- 
cille, la paijMt la pitié sont frappées de mort. Le monde ne 
peut que gémir, privé de tout bonheur, puisque le noble 
Gupidon a été sacrifié au dieu Mars, puisque ses lois sont 
violées par la déesse perfide qui entraine tant d'hommes 
à leur ruine. Quand Troie devint la proie des flammes, quand 
le galant Pftris perdit la vie, la faute en fut à la discorde. 

< Défends-toi, noble Gupidon, avant qu'ils ne t'oppriment 
entièrement ; fais-leur souffrir les peines de l'amour. Si le 
no^nde est assez insensé pour vouloir repousser tout plaisir, 
prouve-leur ta force, arrache-les aux combats. Que cette 
foule altière connaisse l'amour, que Taspect de leurs peines 
r^ouisse les yeux des femmes. Lance-leur ces flèches, ces 
traits ardents qui ont déjà percé tant de cœurs ; accable-les 
sous ta puissance. Ils connaîtront enfin la tendresse en quit- 
tant les combats, en renonçant à la guerre, en contemplant 
ces femmes si pleines de charmes. 

« Leurs courses, leurs luttes leur paraîtront odieuses ; l'a- 
mour bientôt adoucira leurs peines ; leurs vœux, les femmes 
daigneront les écouter; elles peuvent, elles veulent leur 
rendre le bonheur. 

•c Vénus, reine puissante , réveille-toi ! Gupidon est prêt à 

te suivre dans les camps. Lance tes flammes victorieuses à 

tous ceux qui combattent ; que les liens de l'amour les étrei- 

gnent et les blessent, que ses feux les étouffent jusqu'à ce 

20 




306 LITTâRATIfU DU SfOlD. 

qu'ils reoonnal99e^t que 1a douce sympatbie donne es tovt 
teittps la joie h celui qui Tadmet dana son eoiur. 

t Cbantei donc et danses , jeunes et ?ieux » avec joie ; qm 
^os cceurs épanouis oublient tous leurs chagrins; les t^ 
landes et les fleurs retrouveront leurs charmes» \m robes, 
les pourpoints reviendront en honneur, 

€ Le pillage, l'incendie fuiront devant Vamour; ewr si 
puissance est irrésistible. Nobles femmes, consolii*yotts, voi 
chagrins auront leur terme : ramour br(Uera i4us d'un cmr 
maintenant entr^né vers la guc»Te, Cette ronde vous a été 
chantée par Conrad de Wurzboui^. Puissent les scnbs Ugen 
qu'il module n'annoncer que la vérité ! 9 

Après ce noble chantre 1 mort ^ Friboui^ en Brisgau ven 
la fin du treizième siècle, la poésie chevaleresque marcha de 
plus en plus vers une décadence inévitable » signalée par ki 
extravagances de Tannh&user et de Stricker, et d'aul 
poètes plus médiocres encore. Parmi ceux qui, sans s'i 
cbir du mauvais goût dont les traces se montrûent de 
toutes parts , surent au moins rendre justice au talent da 
Conrad, on doit citer Henri de Meissen surnommé Frauep* 
lob, docteur en théologie à Mayence, où il acquit une grande 
renommée par ses vers plus corrects qu'élégants, plus s^i- 
tcncieux que réellement poétiques , et d^à parsemée de 
ces expressions vulgaires qui dénotaient la décadence. 
Toutefois telle fut l'estime dont l'entourèrent les femnm, 
fières de voir un personnage aussi grave célébrer encore 
leurs charmes et leurs vertus, qu'à sa mort, en 1318, ce fti« 
rent elles qui formèrent son cortège. Le zélé panégyriste du 
beau sexe avait une haute idée de lui*même, témoin ces vers 
sur ses devanciers : 

c Tout ce qu'ont chanté Reinmar et Cscbenbacb, tout ee 




ItAtlliSS M611ALE9. ^07 

fii'à peint Vogelwcid somde $i ricbe» craleurs, moi, Fraueu- 
kdi, je reorichto encore. Car, sad»ei-k, fls n'ont puisé que 
récmne, ils ont manqué to fond » et mot ffttteins le fond par 
kptnsée ainsi que par le langage; mee p«r<des et mes chants 
sont exempts d'illusion et m'assurent de droit la couronne. 

€ ns ont suifi les détours des routeé artificielles; sembla- 
bles à du bois sec auprès d'un arbre vert, ils doivent trouver 
en moi leur mattre. Car je sais maîtriser ma verve, j'assai- 
sonne halnlement mes pensées, et jamais les accents de ma 
¥oix n'ont franchi les bornes du bon sens. » 

La dernière lueur de poésie chevaleresque fut marquée 
par «1 ehantre d'un talent pins réel, quoique moins généra- 
lement apprécié, par Jean Hadloub qui vivait à Zurich au 
début du quatorzième siècle, et qu! ^e distingua par une déli- 
eilesse de sentimait , par une pureté de pensée et d'expres- 
skm qui rappellent les meilleursmodèles. Il fut Tami de Roger 
MMiesse, et e^est par lui que nous savons l'histoire de la 
eomposition du précieux manuscrit auquel il prit sans doute 
VM part active, quoiqu'il s'oublie entièrement lui-même 
dans ce bel éloge qu'il fait de ses protecteurs : 

< Où trouverait-on , dans tout l'empire , autant de poésies 
que dans un seul livre à Zurich ? Manesse a travaillé avec ar- 
deur à réunir tous les chants des maîtres, et maintenant il 
possède ce trésor. Que tous les poètes accourent vers lui et 
célèbrent dignement ses louanges; car, partout où il connaît 
âè beanx vers, il s'efforce de les recueillir. 

c Son fils le marguillier le seconde avec zèle ; leur cof- 
leetion est riche en vers mélodieux , ils refirent une grande 
glcnre de cette inspiration heureuse. Nobles eux-mêmes , ils 
songent aux nobles femmes et ne veulent pas laisser périr tes 
chants si doux qui leur sont consacrés. 




308 LITTÉRATURE Dïï NORD. 

c Celui qui aime les vers a le cœur magnanime. La poéâe 
est un don précieux produit par le pur amour des fanmes; 
c'est de là que nous vient toute ardeur généreuse. Que serait 
le monde sans cette beauté touchante qui réveille sans cesse 
de tendres sentiments » qui nous inspire tant d'odes et de 
poèmes , tant de chants mélodieux partant du fond des 
cœurs! » 

Après Bvoir épuisé tout ce que nous avions h dire sur les 
poésies lyriques des minnesinger, nous devons parler main** 
tenant de leurs poésies didactiques , qui sont pour la 
plupart confondues avec les premières dans le vaste recueil 
de Manesse , et présentent souvent avec elles une analogie si 
intime qu'il est impossible de les en séparer. Les chan-* 
très dont le cœur et la lyre étaient consacrés h Tamonr 
chevaleresque , non à cette passion basse et sensuelle qui 
énerve l'homme en le dégradant, mais à ce sentiment délicat 
et pur qui lui fait admirer la beauté dans la vertu » entremê- 
laient sans cesse leurs tendres plaintes d'élans religieux , de 
réflexions austères, de préceptes de sagesse et de morale qui 
sont l'essence du genre didactique. C'est ainsi que Yogelweid, 
Hartmann, Gotfrid, Conrad de Wurzbourg, peuvent êlre 
regardés comme appartenant à cette classe aussi bien qu'h 
celle des poètes lyriques, quoique le rhythme dans lequel ils 
ont écrit se rapproche plus généralement de l'ode, et que leur 
sujet principal soit l'amour. 

Mais , outre ces allusions continuelles à des sujets d'un 
ordre plus grave, il existe, soit dans la collection de Zurich, 
soit dans d'autres manuscrits séparés, un certain nombre 
de poèmes didactiques spécialement consacrés à la morale, 
et dont le rhythme ainsi que le langage indiquent l'intention 
expresse des auteurs d'instruire leurs lecteurs plutôt que de 



MAXIMES MORALES. 309 

leur plaire, de les convaincre plutôt que de les charmer, à 
rinstar des leycsons des troubadours et des castoiements 
des trouvères. 

Parmi ces poèmes qui tous remontent au treizième siècle, 
le plus remarquable est connu, sans nom d'auteur, sous le 
titre des Deux Winsbeck , faisant peut-être allusion à un 
couple contemporain, à un père et à une mère vénérables, 
supposés donner à leur fils et à leur fille les conseils qui y 
sont exprimés. Un coloris gracieux relève ce tableau de fa- 
mille, ces deux dialogues affectueux et touchants empreints 
d'une piété éclairée et d'une rare intelligence du monde. 
Quelques fragments suffiront pour les faire apprécier. 



Ein wiser man hat einen sun 
Der was in lieb als manigem ist ; 
Den wolt er leren rehte tun^ 
Und sprach also : Min sun du bist 
Mir lieb an allen valschen list; 
Bin ich dir sam du selbe dir^ so volge mir se dirrefrist . 
Die wile du lebest es ist dir guot ; 
Ob dîcA ein frœmder siehen solydu weist niht voie er ist gemuot. 

LE PÈRE. 

< Un homme sage avait un fils qu'il aimait tendrement; 
il voulut lui apprendre à bien vivre et lui dit : Mon fils , toi 
que j'aime du fond de mon cœur , si je suis pour toi ce que 
tu es pour toi-même, écoute maintenant mes conseils. Ils te 
seront utiles pendant toute ta carrière ; car , si un étranger 
devait être ton guide, tu ne saurais quels sont ses senti- 
ments. 




3i0 LITTÉRATURE DO NORD. 

c Mon fils, aime Dieu avant tout, et dàs lors ne crains «i* 
cun mal ; car il te délivrera de toute peine. Regarde te momlei 
comme il trompe ses esclaves ; vois quelle est leur dernière 
récompense! C'est le poids du péché; et ceux qui a'y sou- 
mettent perdent à la fois et leur corps et leur &me« 

€ Mon fils, remarque comme les cierges s^lumés se COR^ 
sument et se fondent en brûlant, et pense qu'il on est d« 
même pour toi, de jour en jour et d'heure en heure* Pénè- 
tre-toi de cette idée^ et songe à assurer le salut de ton âme; 
car, quelque grand que puisse être ton nom, rien ne te mû^ 
vra que ton linceul. 

< Mon fils, glorifie Dieu de qui tu as tout reçu, et qui tient 
tout en sa puissance; il t'accordera encore une existence 
sans fin et plus de bénédictions que la forêt n'a de feuilles. 
Mais, pour obtenir ces dons précieux, recherche sa bienveil- 
lance et envoie devant toi des messagers qui te préparent une 
place avant que, par son ordre, se ferment les portes du ciel. . . 

LE FILS. 

« Mon père, tu m'as donné, comme un homme sage, des 
conseils vraiment paternels. Je les suivrai de tout mon cœur, 
si Dieu m'accorde sa grâce qui accomplit toutes diQses.. h 
prie mon Sauveur de permettre que je vive sous ses lois, afin 
qu'il me reçoive un jour dans son royaume céleste. » 

Dans la suite du poème, le fils, vivement ému des avertis- 
sements de son père, lui persuade à son tour de renoncer au 
monde et d'employer leurs biens h fonder un hospioe, où ils 
consacreront le reste de leurs jours à soigner les pwvres et 
les malades. 

La mère commence alors avec sa fille ce second dialogue $1 
touchant et si vrai : 



LA ntw. 

< Une femme vertueuse dit à sa fille qu elle entourait des 
soins les plus tendres : Que je suis heureuse de te posséder; 
béni soit le Jôûf de ta naissance ! Car je puis dire avec raison, 
ftvec justice, que ton aspect est doux comme le printemps. 
LoiiOûs*en Dieu qui nous donne tant de biens. 

LA FILLE. 

c En cela, chàre mère, je suis tes bons conseils ; car je 
loue Dieu du fond de mon ftme. Pui6se*t-il m'accorder la 
force de l'avoir toujours devant les yeux I Je Ten supplie par 
sa grftce^ dans laquelle je veux vivre et trouver mon bon- 
heur. Respecter leur père et leur mère» les écouter, c'est le 
devoir des enftints ; heureux sont ceux qui s'y soumettent I 

< Gonseille*moi, chère mère, et dis^moi quelle est ta vo« 
lonté ; explique-la moi et je t'obéirai. La jeunesse veut être 
gaie et libre, mais moi je m'en abstiens ; car je saiè que la 
présomption dépare tout. Aussi veux-je humilier mon cœur ; 
mainte femme, quand elle s'y refuse, acquiert un mauvais 
renom. 

Lk MÈRE. 

c Chère enfant, conserve une douce gaieté» et vis toujours 
irréprochable ; alors ton nom sera respecté et ton front lera 
digne de la guirlande de roses. Ceux qui redierdient Thon* 
neur, salue^les avec grâce ; tiens«toi dans la pudeur» dans 
rhumble modestie, ne laisse pas errer tes regards quand des 
témoins malins t'environnent. La pudeur et la modestie sont 
deux vertus qui honorent tes femmes. Que Dieu les donne 
à ta jeunesse» et ton bonheur fleurira toujours ! > 

Le dialogue se prolonge qudque temps encore par des 
préceptes si pleins de convenance qu'ils pourraient être p§r- 



312 LITTÉRATURE DU NORD. 

faitement appliqués à un livre d'éducation mod»me. Malbeu* 
reusement la fin de ce poème manque dans le manuscrit de 
Hanesse. 

On y trouve une autre composition également morale et 
dialoguée, intitulée le Roi Tyrol, nom supposé d'un prince 
écossais qui instruit son fils par des allégories renfermant un 
sens facile à saisir sur les bons et les mauvais prêtres et sur 
les devoirs du vrai chrétien. Le ton de cette pièce n'est pas 
dépourvu de sentiment, quoique la poésie en soit moins 
suave que celle de la précédente et fasse par conséquent 
moins regretter que l'auteur ait gardé Tanonyme. 

Un autre recueil de sentences morales, connu sous le nom 
de Freidank ou Libre Penseur, parut sous le règne de Fré- 
déric n et acquit en peu de temps une popularité si graude 
qu'on l'appelait vulgairement la Bible allemande. Sans jus- 
tifier un si pompeux éloge, ce livre respire une morale pure 
exprimée dans un style correct et précis. On peut en juget 
par ce début : 

c Servir Dieu fidèlement est la base de toute sagesse. Vou- 
loir pour cette courte vie sacrifier le bonheur éternel, c'est 
s'abuser soi-même et bâtir sur Tarc-en-ciel ; car pour samer 
son âme il faut renoncer à soi. » 

Il y a moins de piété et plus de mouvement dans deux 
autres poèmes coulemporains, l'Hôte italien et le Coureur, 
dont la causticité, souvent grossière, s'attaque avec aigreur 
aux vices et aux ridicules, et assaisonne chacun de ses pré- 
ceptes du fiel amer de la satire. 

Enfin ce même siècle a produit un fabuliste qui n'est pas 
indigne de tenir aussi sa place parmi les illustrations du 
moyen âge. Boner, né en Suisse où il fut moine et prédica- 
teur, publia vers l'an 1300 un recueil de cent fables en vers. 



HAXIMES MORALES. Sift 

presque toutes imitées des ancieus, mais revêtues d'une 
forme ori^nale et empreintes de ce ton de bonhomie qui 
plaît par sa simplicité inoffensive et cache souvent des re- 
marques pleines de sens. Son livre, connu sous le titre de 
Joyau, est un de ces recueils naïfs de sagesse populaire qui 
ont exercé au moyen âge la môme influence bienfaisante sur 
les villes et les châteaux d'Allemagne que TEsopet de 
Marie sur ceux de France et d'Angleterre. 

Cette influence s'étendit aussi à cette époque sur une 
autre branche de la souche germanique, jusqu'alors restée 
étrangère aux progrès de la littérature. Les Néerlandais de 
Flandre et de Hollande, descendus des anciens Frisons et 
parlant comme eux un dialecte bas-aUemand, commencé* 
rent à composer des fables dans leur âpre mais énergique 
idiome. Bientôt^ dans le cours du même siècle, le poêle 
flamand Jacques de Maerlant publia le Miroir historique, re- 
cueil de faits et de maximes diverses, puisés dans Thistoire 
nationale et dans les écrits des trouvères, et le poète hollan- 
dais Melis Stoke composa une chronique rimée, qui se ter« 
mine par le tableau d'une victoire remportée en 1304 sur les 
Flamands par les Hollandais réunis aux Français, victoire 
qu'il décrit avec verve et qu'il célèbre avec patriotisme. En* 
fin Guillaume de Matok reproduisit le roman français du 
Renard, et Hillegersberg ébaucha des essais de poésie 
populaire. 




su LixriaATuu w non»* 



xxvu 



€ftU l#t«Mi ««■ Viruttci t% ûtë ftMMM. 



Les cbaiiU lyriques et didacUqtteii des mintiesiiiger , 
comme ceux des ménestrels et des troutèris, li'ont âté quft 
le prélude d'œuvres beaucoup plus tastes» de ooncqitioiii 
beaucoup plus hardies dont l'ensemble impoant et Uam 
constitue l'épopée du moyen Age. Il était naturcd en effet que 
les hommes qui avaient tu se dérouler dotant eux tant de 
péripéties dramatiques, tant d'émoutantes catastrophes, 
tant de solennels événements pendant la période si féconde 
du douzième el du treizième siècle, les hommes qui ataient 
tu tomber les toiles mystérieux de TOrient detant rirréiis^ 
tible effort de Thérolsme occidental, unissent dans Icilr ad» 
miration les glorieux souvenirs de leur race aux fictions 
éblouissantes d'un monde nouvellement rétélé. Il était na* 
turel que l'imagination rayonnât sans obstacle en tout sens, 
et qu'elle saisit avec ardeur le vrai et le faux, l'éclatant et 
l'obscur, le possible et l'impossible, pour les Jeter pôle-ffiéte 
sur ses tableaux : galerie immense où les rêtes les plus ab» 
surdes se mêlent aux réalités les plus frappantes, aux senti- 
ments les plus délicats, aux images les plus poétiques, quel- 
fois même aux plus hautes conceptions de la science et de 
la foi. 

La foi d'ailleurs ne pouvait manquer à une époque qui 
avait vu surgir en Italie et en Espagne saint François et saint 



CTOJS ÉPIQUE. 315 

Sominique, 00s cbefii de deux miUoes uoateUeih ei puissantes 
par leur eatbousiasme et leur ardent prosélytisme, La science 
ne pouvait sonuneiller après le réveil mémorable de la phi* 
losophie seolastique inau^rée à Paris par Cbampeaux et 
Abailard, préchée par saint Bernard et saint Tbomas d'A* 
quin, édaircie et fécondée en Allemagne et w Angleterre 
par les mémorables découvertes d'Albert le Grand et de 
Roger Bacon« La poésie surtout devait briller d'un vif édat 
dans ces esprits ouverts à tant d'idées fécondes , éclairés de 
ces reflets fantastiques qui jaillissaient du Midi et du Nord, 
du présent et du passé, de l'Asie et de TEurq^e; pénétrés 
de rimpression profonde que produisait, au milieu des 
croisades, l'institution de la cbevalerie^ où chaque exploit 
avait sa récompense et chaque tendre sourire son espoir, 
où l'amour guérissait toute blessure et la religion tout re* 
mords t où la rose s'unissait à, souvent au laurier de la 
gloire, à la palme du martyre. 

Les sujets traités par les poètes épiques dans le siècle ù 
agité des cnûsedes se ressentent de l'émotion violente, de 
l'exaltation fébrile mais généreuse qui fermentait dans 
toutes les tètes, qui pénétrait et enflammait tous les cœurs. 
Les imageir physiques et morales, palpables et surnaturelles, 
se groupant toutes ensemble à leurs yeux, leur apparaissent 
innombraUes et confuses, revêtues d'éblouissantes couleurs, 
qu'ils s'efforcent dans leur enthousiasme de reproduire sous 
tous les aspects. La terre, s'animant i^ leur voix, verse de 
son sein ces mystérieux trésors qui, cachés au fond des 
ahimes, sont confiés à la garde des nains, de ces types d'as* 
tuoe et de malice hostiles aux destinées humaines ; ies géants, 
emblèmes de force brutale, exercent la bravoure des guer- 
riers ; les dragons ravissent les vierges timides que de noblei 




316 LITTÉRATURE DU NORD. 

chevaliers rendent à la liberté; les ondines s'élèvent du sein 
des eaux pour prédire Tavenir aux mortels, et chaque arbre, 
chaque fleur qui orne la terre, présente un sens symbolique 
et moral. D'un autre côté, la mythologie grecque apparstt 
avec ses dieux et ses déesses, ses nymphes et ses sylvains; 
ia philosophie scolastique avec ses vices et ses vertus parson- 
liiflés; et l'histoire biblique et païenne, grecque et gauloise, 
romaine et germanique, vient jeter sur cette scène inunense, 
où se croisent tant de reflets divers, la foule de ses rois et de 
ses reines, de ses amants et de ses belles, de ses hommes il- 
lustres ou obscurs, qui, acquiérant dans ces jeux fantastiques 
une forme et une vie toute nouvelles, deviennent quelquefois 
le sujet des plus émouvantes conceptions ^ 

De là une foule de traditions incohérentes, le plus sou- 
vent incompatibles, constituant ensemble un même poème 
par le fil d'un récit imaginaire, par une succession fictive et 
capricieuse d'événements qui sembleraient s'exclure. De là 
aussi une grande difficulté dans la classification de ces ou- 
vrages et dans leur analyse même la plus abrégée. Toutefois 
nous rencontrons ici un appui dans la dépendance où la plu- 
part d'entre eux se trouvent à l'égard de la France, dont la 
littérature romantique, née un siècle plus tôt, rayonna avec 
tant de puissance sur l'Espagne , l'Angleterre , l'Italie et 
l'Allemagne. Car, si les chants lyriques des minnesinger sont 
généralement analogues pour la forme ainsi que pour le fond 
aux chants des troubadours de langue d'oc ; si leur poésie 
didactique, leurs satires et leurs moralités, portent les 
traces d'une double origine qui participe du Midi et du 
Nord, leur poésie épique est modelée aux trois quarts sur 

^ On trouve à ce sujel d'excellentes réflexions dans YBiêtoire de (a 
UlUraiure aUemande^ par M. Peschier, CTenève, 1836. 



€TaE ÉPIQUE. 347 

la littérature des trouvères de langue d'oii et la seule et 
glorieuse exception à cette règle, Tépopée nationale» se 
rattache intimement aux traditions des scaldes. Guidés par 
cette remarque, nous pouvons diviser les compositions épi- 
ques des minnesinger, commençant par les moins considé* 
râbles, en six séries ou cycles principaux : légendaire sacré 
et profane, cyde gréco-romain, franco-romain, britannique 
et germanique ^. 

Les légendes sacrées et purement religieuses, générale- 
ment composées dans les <;loitres, comme en France et en 
Angleterre, sont Thistoirede la Vierge par le moine Werncr, 

M 

qui vivait au milieu du douzième siècle, Thistoire du Sau- 
veur par le moine Philippe, le martyre de saint Georges,^ 
celui de sainte Martine, la légende de Barlaam par Rodolfe 
de Hohenems, et la Forge d^or par Conrad de Wurzbourg. 

Les légendes profanes ou morales, narrations biograplii'- 
ques et historiques, sont diverses chroniques universelles, 
le poème d*£rnest de Souabe par Henri de Yeldeck, celui 
de Guillaume de Brabant par Rodolfe de Hohenems, celui 
de Salomon et Morolf , et celui d'Amis par Stricker, et le tou- 
chant récit du Pauvre Henri par Hartmann d'Aue. 

Le cycle gréco-romain, capricieusement défiguré par l'i- 
magination chevaleresque du moyen âge, offre deux poèmes 
d-Alexandre le Grand, l'un par le moine Lambert, l'autre 
par Honenems; une Enéide par Veldeck, et une Guerre de 
Troie par Connu! de Wurzbourg. 

Le cycle franco-romain ou carolingien, né en France, 
mais dont la renonunée européenne représentait l'Église 
militante, a excité de bonne heure l'émulation poétique des 

* Consulter le Leitfaden der DeiUschen Literatur^ par Pischon, 
Berlin, 1836. 



31 1 LITTiiifimE M HORD. 

Alletimdi ; car ils potsèdoRt àem poèmes d# ClitrlMuigiie 
et Roland^ Tun fort nDden pir le moine Ck^Atud, l*attlre phi 
récent par Stridier; les aTosturee des TOa Ajmcm dHnf 
auteur inoomiu ; Thistoire de GttillaiiaM d^Ormige par Wol- 
fram d'Esebenbach, et les gracieuses avatars dé Fleiir el 
Blanchefleur par Conrad de Pledte. 

Un ejde pins origfinal encore par see triditiOM et par ssi 
formes est celui que nous appelons britannfqna» et dont k 
centré eal la roi Arthur eonsldéré comme béroe et eomne 
saint, double tendance dans lacpieHe see chefaliers s'effo^ 
cent dlmiter leur modèle» H en résulte deux séries de poamss, 
Tune guerrière et Tautre mystique, la premàère eooaaaii 
aux exploits des cberaliers de la Table ronde, défensmtrs ée 
la Grande-Bretagne, Tautre à la glmre du Saiiq^ on sang* 
réalt pM merreillew dans lequel tvà reçu le sang da Smufm» 
«expirant, et qui, détenu Fenblème du CbrialiaDinne, as- 
i^nrait à son possesseur le rang suprême pami Umû les fi- 
dèles. A Tune de ces séries se rsiiportent en Allemagne les 
poèmes de Lancelot du Lac par ZasidiorM, de Wîgriois par 
Gravenberg, de Wigamur, d'Iwain par Bartmann, et surtout 
h suaire élégie romantique de Tristan et Ysolde, par Gotfrid 
de Strasbourg, La ^oonde série renferme le poème de Ti- 
turd, commencé par Wcrffiram d'Eseb»badi mais noa 
achevé par lui , celm de ParceTal, chef-d'oRiTre d'Esdianbadi, 
et oeluî de Lehengrin, qu'on lui attriboe également. Ces 
trois compositions remarquables, empruntes d'une haute 
exaltatlen religiei»e, sont étroitement unies entre elles par 
ridentd du sujet. 

Enfin le C]pcle germanique etnaticiNd par excellence, eelni 
qui, affranchi de toute imitation, consacre les glorieux souve- 
nirs des conquérants goths, francs, burgondes, longbarda, 



crcxJi ÈnQm. 349 

wsoiis, nonégteo», 8«ré«ome^ deux grandei séries* L'une, 
sQiii 1q uoio de Beldenbucb ou Livre des Héros, comprend 
d'UQ coté plusieurs récits guerriers à la gloire de Tlieuderie 
le Gnuid, tels que le Gnome Laurin par Henri dH)nerding, la 
Cour de Wonus^ la Mort d'AlAirt, la Bataille de Ravenne ; de 
Tantre, les narrations poétiques de Rother, d'Otnit, de Hng 
et Wolf-Dîetridi, et le gracieux poème de Gudrune, tradition 
Scandinave tiabilement rqp»roduite par un chantre resté in« 
connu. La seconde série constitue l'épopée allemande par ex- 
ceUwce, Timmort^ poème des Nibelunges, en Thonneur de 
SigAid, le liéi*os du Nord» et de la belle et implacable Crim« 
hilde ; chef^d'csune d'un poète anonyme qu'on croit être 
Henri d*Oflerding» mouvante galerie dlmposants caractôres 
dont les tjpes se rattachent d'un côté à TEdda, de Fantre aux 
exid<nts historiques de Gundicaire, de Tbeuderic et d'Attila. 

A la vue de cette foule de poèmes qui signalèrent, du dou-* 
xi^e au quatorsième siède, sous la domination des Hohens- 
tanfen, la verve féconde des chantres de T Allemagne, on 
eemprend l'impossibilité d'analyser en quelques pages des 
prodttctioni si nombreuses, si diverses, souvent si vagnes 
et tà confuses. Sans même nous arrêter aux trois pre- 
mièrea classes composées de légendes sacrées ou pro- 
fanes, et de récits dassiques oonununs à tous les peuples et 
remplis <lt mille incohérences, nons ne pouvons donner 
sw les deux suivantes que des rsnseignements généraux et 
incomplets. Comment préciser en effet, dans le cycle carolin- 
gien» imité plus ou moins fidèlement des po4mes firançais 
tirés ou douzième siàde de la cbronique du fiaix Tarpin, le» 
inventions biiarres, quelquefois ingénieuses, mais totûonr» 
diffuses des poètes aUemandb, amplifteateors hifUigaUet 
de tons ces réeUs fimtastiquesf 




320 LITTÉftlTURE DU IfORD. 

Le premier poëme qui s'j rattache, non par la date de m 
composition, mais par la fable qui en fait la base, est cdui 
de Fleur et Blandiefleur, ou Rosier et Lys, deux amants qni 
donnèrent le jour à Berthe, mère de Gharlemagne. Éle?és 
depuis leur enfance à la cour de Fénix, père de Fleur et roi 
païen d'Espagne, une naîYe sympathie les unit jusqu'au mo- 
ment où Blanchefleur, orpheline, vendue à des marchands 
orientaux, est emmenée à la cour du sultan de Babylone. Son 
amant, qui la cherche, pénètre au harem, caché dans une 
eorbeiHe de roses ; il est découvert par le sultan, et tous deux 
vont être brûlés vifs. Toutefois ils possèdent un talisman qui 
peut sauver la vie d'une seule personne. Ni l'un ni l'autre ne 
veut en user, et le sultan, touché de leur noble constance, 
leur pardonne et les renvoie comblés de présents en Es- 
pagne, où Fénix vient de mourir et où ils régnent puissants 
et heureux. 

Le poème de Guillaume d'Orange offre un caractère his- 
torique dans le principal personnage, compagnon d'armes de 
Gharlemagne, vainqueur des Sarrasins dans l'Aquitaine, qu'il 
reçut en fief de l'empereur, et qu'il édifia par sa piété en 
embrassant la vie ascétique. Mais le poète et ses continua- 
teurs supposent qu'il enlève en Orient la princesse Arabelle, 
dont le père Terramer le poursuit et le combat à Orange. 
Vainqueur de ses ennemis, après une lutte terrible, Guil- 
laume se fait ermite, et Arabelle convertie fonde un cou-^ 
vent. 

Un intérêt plus grand s'attache à la tradition si célèbre des 
quatre fils d'Aymon de Dordogne , dont le plus jeune, Re* 
naud, est un des héros du moyen âge. Dans le poème alle- 
mand, le comte Aymon combat d'sdwrd Gharlemagne pour 
venger le meurtre de son neveu Hugues de Bourbon. L'em* 



CYCLE ÉPIQUE. 321 

pereur reconnaît ses torts, conclut la paix avec le comte et 
lai donne en mariage sa sœur Âya. Hais, au bout d*une 
vingtaine d'années, rininiitié se rallume ; Aymon et ses fils, 
appelés à la cour, assistent à un tournois où Renaud tue 
Louis, rhérilier du trône. Ses frères se réfugient en Espagne 
et de là au château de Montalban, où Charlemagne vient les 
assiéger avec toutes les forces de l'empire. Renaud perd son 
cheval Bayart, dont s'empare Roland, fils de Milon, le plus 
vaillant des preux, mais qui lui est enfin rendu par la 
science magique de Halegis. Enfin on se réconcilie, et le héros, 
renonçant au monde, se rend pieusement à Cologne dont il 
aide à construire le dôme, et où, témoin volontaire de la 
mort de son fidèle coursier, il périt en martyr sous les coups 
de ses compagnons d'œuvre. 

Mais le poème le plus curieux de cette série, en même temps 
que le plus ancien, est sans contredit celui de Charlemagne et 
Roland par le moine Conrad, qui vivait au douzième siècle 
avant l'apparition des minnesinger. Son sujet, comme il le dit 
lui-même, est puisé dans une chronique latine traduite d'un 
ancien poème roman, qui est peut-être notre chant de Rou* 
cevaux. La diction de Conrad est grave et austère, et sa 
pensée, quoique souvent abrupte, respire un enthousiasme 
véritaUe, une foi vivante et poétique. On pourra en juger par 
cette esquisse que nous empruntons à l'excellent ouvrage de 
M. Peschier : 

La scène s'ouvre par une invocation à l'Éternel, que lé 

poêle supplie de lui inspirer des chants dignes de ce noble 

empereur qui fit triompher le Christianisme aux dépens de 

Tidolâtrie vaincue. Charlemagne, informé que le culte des 

faux dieux asservissait encore l'Espagne, s'émeut de pitié 

pour ces peuples encore païens ; un ange descendu du ciel 

21 




322 LITTÉRATURE DU NORD. 

"Vient Texhorter, au nom du Christ, à opérer leur régénéra- 
tion. Aussitôt l'empereur mande auprès de lui ses douze 
sages et vertueux compagnons d'armes, jaloux de conquérir 
le ciel au prix d'une \ie consacrée à la foi. il les ha- 
rangue et leur exprime sa volonté d'anéantir le paganisme, 
et leur déclare, dans un style tout biblique, que la coilronne 
du martyre les attend, prête à élinceler sur leurs fronts 
comme l'étoile radieuse du matin. C'est un prophète revêtu 
de la cuirasse et dont l'éloquence n'est pas même surpassée 
par celle du pieux archevêque Turpin , tout pénétré de la 
lecture des psaumes qu'il imite souvent avec bonheur* 

Cependant les païens d'Espagne se décident à envoyer des 
ambassadeurs à Charlemagne. Dès que ceux-ci ont mis le 
pied sur le sol de l'empire, ils sont éblouis de tant de ma- 
gnificence, et, respectueux, ils s'avancent vers Fempereur 
qu'ils reconnaissent au feu de ses regards aussi brillants que 
le soleil du midi. A l'aspect du rameau d'olivier quUls por- 
tent dans leurs mains, comme le Sauveur des hommes à son 
entrée à Jérusalem, Charlemagne s'apaise et consent à 
écouter leurs prières. Mais une discussion s'élève au sein des 
douze, et l'archevêque conseille d'envoyer des ambassadeurs 
au roi des Maures Marsile, pour s'assurer de ses véritables 
intentions. Roland et Olivier offrent leurs services, mais l'em- 
pereur les refuse, et fixe son choix sur Ganelon, beau-père 
de Roland. Ce personnage perfide, admirablement décrit, 
se laisse gagner par les présents du roi païen. Il ose tra- 
mer la perte de Charlemagne, trahison que le poète compare 
à celle de Judas lui-même ; car si cet apôtre coupable trahit 
le Sauveur pour quelques pièces d'argent, Ganelon vend 
pour une grande somme d'or la vie de milliers de chrétiens. 
De retour de son ambassade, Ganelon transmet à l'empe- 



CYCLE ÉPIQUE. 323 

reur un faux message, et celai-ci, pour prix de son zèle pré- 
tendUy lui accorde le trône occupé par Marsilc. Mais Ganelon 
décline ce dangereux honneur et le fait conférer à Roland, qui 
est revêtu du titre de roi d^Espagne. Roland, choisi par le ciel 
pour seconder le grand empereur dans ses entreprisés reli- 
^éuses, a reçu des anges ce cor merveilleux dont le son trar 
varse d'immenses contrées, et cette épée indestructible qui 
fait Toler en éclats les montagnes. 11 part donc pour l'Esr 
pagne suivi de ses compagnons, avec toute la ferveur d'un 
croisé partant pour affranchir la Terre-Sainte. Bientôt les 
deux armées sont en présence avec des sentiments tout op- 
poséis. Les guerriers chrétiens élèvent leur âme à Dieu en 
chantant de pieux cantiques, s'humilient devant sa justice, 
déplorent leurs désordres passés et s'apprêtent à la victoire 
ou à la mort. Les infidèles, arrogants et superbes, joignent 
la ruse à la férocité ; oublieux de leur âme et du ciel, ils n'am- 
bitionnent que des jouissances terrestres pour prix d'un 
triomphe éphémère qu'ils devront à la trahison. 

La lutte est fatale aux chrétiens; Roland, enveloppé de 
foutes parts, et déjà couvert de blessures, voit son ami, le 
fidèle Olivier, qui, frappé à mort, chancelle sur son coursier 
et tombe en lui disant un dernier adieu. Vaincu parla dou- 
leur, le héros a pâli, sa tête tombe sur sa poitrine ; mais il fait 
lin suprême effort pour secourir Turpin menacé. Celui-ci 
succombe à son tour, et Roland, désespéré, fait voler en éclats 
les rochers sous les coups de sa redoutable épée, et, appro- 
chant son cor de ses lèvres mourantes, il sonne le signal 
d*alarme qui doit avertir Charlemagne. 11 meurt alors, et, au 
moment où son esprit s'échappe de son enveloppe mortelle, 
te ciel est sillonné d'éclairs, la terre tressaille, le tonnerre 
gronde, les arbres sont déracinés, le jour se voile, les astres 




324 LITTÉRATURE DU NORD. 

s'éteignent, les navires s'abîment dans les flots, les tours et 
les palais s'écroulent arrachés de leurs fondements; tout 
annonce la dissolution de la nature et l'agouie d'un monde 
qui finit. 

Cependant Charlemagne, ému de douleur, accourt, monté 
sur son coursier superbe, à la tête de ses troupes d'élite. Un 
ange lui apparaît, lui promet la victoire avec les dons ré- 
servées aux justes et le magnifique privilège de transmettre 
à ses descendants, au lieu du nom d'enfants des hommes, 
le nom glorieux d'enfants de Dieu. Le miracle de Josué se 
renouvelle pour lui ; le soleil s'arrête dans sa course» afin de 
lui laisser le temps de combattre les infidèles. Harsile est 
tué avec toute son armée, les martyrs chrétiens sont vengés , 
et le poème se termine par une touchante complainte de 
l'empereur sur la mort de Théroîque Roland. 

Le cycle britannique, élaboré en Grande-Bretagne, en 
France et en Allemagne par les ménestrels, les trouvères et 
les minnesinger, a sa source dans la chronique latine de 
Geoffroy de Honmouth, puisée elle-même dans les traditions 
religieuses et guerrières du pays de Galles. Il se divise, ainsi 
que nous l'avons dit, en deux séries ou familles deTomans. 
La première, chevaleresque et erotique, se rattache au roman 
du Brut de Robert Wace, dont le héros est Arthur, roi de 
Bretagne, fondateur de la Table ronde, sanctuaire autour 
duquel s'asseyent ses douze pairs, ses intrépides champions 
qu'inspire la sagesse de Merlin. L'histoire de chacun d'eux 
remplit plus d'un volume dans la poésie diffuse du moyen 
âge, où Chrétien de Troyes et ses imitateurs ont surtout su 
mettre en relief les caractères de Lancelot et de Tristan, au 
milieu de ce monde féerique, de ces luttes sans cesse renais- 
sautes, de ces amours tendres et tragiques, de ces meneil* 



CYCLE ÉPIQUE. 325 

\eux dévonements. Lancelot du Lac est également le héros 
d'un poème allemand d'Ulric de Zazichoven. Il y parait comme 
fils de Ban et neveu d'Arthur, élevé par la fée Viviane, la 
dame du lac. Son amour pour la reine Genièvre n'y est 
qu'indiqué ; mais le poète le transporte, à travers mille dan- 
gers suscités par la fée Horgane, dans le pays du roi Moret, 
qu'il combat et qu'il tue malgré ses armes magiques, obte- 
nant, pour prix de sa victoire, la main d*Iblis, fille du tyran. 
Le poème de Wigalois, le chevalier à la roue, par Wirnt de 
Gravenberg, nous le représente comme un pieux guerrier 
qui combat en Bretagne les dragons homicides, et délivre des 
flammes une ombre repentante qui lui révèle le nom de son 
père. Il le retrouve après de longues recherches, et épouse 
enfin la belle Lucie. Le poème de Wigamur, le chevalier à 
l'aigle, raconte des exploits analogues, et surtout la déli- 
vrance de jeunes aiglons que le guerrier arrache aux serres 
d'un vautour. Le poème d'Iwain, le chevalier au lion, par le 
chantre guerrier Hartmann d'Âue, auteur du bel hymne des 
croisés, repose sur un sujet connu et déjà traité par Chré- 
tien de Troyes. Iwain, compagnon d'armes d'Arthur, ren- 
contre dans ses courses un puits merveilleux dont il tue le 
gardien cruel. Devenu l'époux de Landine, veuve du tyran, il 
repart et oublie ses promesses; mais bientôt le remords 
l'agite, sa raison s'égare, et dans ce temps d'épreuves, il dé- 
livre un lion généreux qui devient son compagnon d'armes ; 
enfin, miraculeusement guéri, il retrouve sa fidèle Landine. 
Tous ces romans, d'un mérite médiocre, malgré quelques 
heureux détails, pâlissent devant la touchante élégie de Tris- 
tan et Ysolde, par Gotfrid de Strasbourg, ce poète sentimen- 
tal et religieuxdont nous aidons déjà admiré les beaux vers. Le 
fond de l'histoire est simple et vraisemblable : Tristan, fils 



326 LITTÉRATURE DU NORD. 

de Mélindus, roi de Léon, et neveu de Marc, roi de Cor- 
nouailles, se retire auprès de ce prince, qu'il assiste dans une 
guerre sanglante contre Argius, roi d'Irlande, son ennemi. 
Tristan s'y couvre de gloire, et finit par négocier un traité 
qui assure àHarc la main d'Ysolde, fille d'Ârgius. Il est chargé 
de la lui conduire; mais un philtre amoureux destiné au 
roi Marc par la mère de la jeune fille, est b^ imprudemment 
par Tristan, et met en défaut sa loyauté. De là la passion 
mutuelle et les malheurs des deux amants, tour à tour réu- 
nis, séparés, et mourant enfin de douleur. Marc, instruit 
trop tard de la cause tragique de leur fin, élève à leur mé- 
moire un tombeau sur lequel s^entrelacent une vigne et un 
rosier. Un trouvère, qu'on croit être Thomas de Bretagne, 
avait déjà traité le même sujet en prose; mai$ il fallait la 
touche délicate, harmonieuse et suave de Gotfrid pour don- 
ner à ces caractères toute leur vérité et leur grâce. Il fallait 
surtout son cœur sensible pour jeter tant d'intérêt sur le ré- 
cit, que malheureusement il n'a pas achevé, et qui a eu deux 
continuateurs. Tel qu'il existe, l'ensemble du poème n^ofiGre 
cependant aucun disparate ; le style fléchit, mais l'action se 
soutient et en fait une des compositions les plus gracieuses 
et les plus parfaites de cette époque. 

La seconde série du cycle britannique, plus enthousiaste 
et plus brillante, animée d'un ardent mysticisme, se rapporte 
à la légende du Saingral, dont la possession, obtenue par 
TefTort d'une vertu surhumaine, assurait au héros de la foi, 
au vainqueur des plus rudes épreuves, la royauté du monde 
chrétien, le rang suprême parmi les mortels. Cette tradition, 
née en Bretagne de la prédication des premiers mission- 
naires, et enrichie de tous les rêves d'une imagination exal- 
tée, suppose que Joseph d'Arimathée, possesseur de la coupe 



CYaE ÉPIQUE. 327 

sacrée, transmit à Merlin le plan du temple, à la fois visible 
et mystique, où elle devait être déposée. La légende des 
gardiens de ce temple, écrite en Angleterre par Robert Wace, 
et en France par Chrétien de Troyes dans les romans de 
Brut et de Parceval, inspira à Wolfram d'Eschenbach, le 
plus érudit, le plus fécond, le plus éloquent des chantres de 
la Souabe, celui qu'on a appelé le prince des minnesinger, 
ridée d'une trilogie pleine d'éclat que toutefois il n'a pas 
complétée. Un de ces poèmes, celui de Titurel, dont Eschen«- 
bach n'a fait que le début, mais qui a été longuement conti* 
nué, représente ce premier gardien du Saingral, fils d'un 
roi de Cappadoce et de la sœur de l'empereur Vespasien, 
recevant du ciel la coupe sacrée en récompense de ses ex- 
ploits. Chargé d'élever pour elle un sanctuaire, il préside à la 
construction du temple de Montsalvat , qui surgit dans les 
plaines de Galice à la voix mélodieuse des anges. Titurel 
épouse Richude, princesse d'Espagne, et devient ainsi le 
père et l'aïeul d'une postérité nombreuse et illustre, dont 
le$ aventures remplissent tout le roman. L'aîné de ses fils, 
Frimontel, un instant gardien du Saingral, est tué dans une 
lutte contre les infidèles, et laisse celte dignité à son fils 
Anfortas, blessé à son tour d'un coup de lance et transporté 
mourant dans le temple, où les chevaliers prient pour lui en 
célébrant une agape religieuse. Sa nièce Sigune, fille de Kyrt 
et de Tchoisiane, éprise d'une tendre affection pour le jeune 
chevalier Tchionatulander, lui inspire l'amour de la gloire. 
Il part pour l'Orient avec Gamuret, son parent, qui est tué ; 
mais lui-même revient triomphant, obtient la palme dans 
tous les tournois, et reçoit enfin le prix de sa constance. 
Sigune était heureuse; mais elle-même détruisit son bon« 
heur : car, apercevant un jour un chien de chasse dont le 




328 LITTÉRATURE DU NORD. 

collier portait une devise qui excite mement son attention, 
elle veut le retenir, et le voyant fuir au loin avec la rapidité 
de réclair, elle appelle à son aide Tchionatulander. Celui-ci 
atteint Tanimal; mais, pour Tarracher à son maître, il 
entreprend une lutte terrible, qui finit par lui coûter la vie. 
La mort du jeune héros, pathétiquement jicrite, plonge 
Sigune dans une douleur amère. Elle dépose d'abord son 
corps dans un arbre, et le couvre de ses rameaux, sur les^ 
quels gémit une tourterelle. Elle le transporte ensuite dans 
une chapelle qu'elle orne de peintures pieuses. Ses yeux sont 
inondés de larmes; elle arrache sa blonde chevelure, et 
chaque mois un service funèbre vient renouveler son déses- 
poir, que ne peut même calmer ni interrompre Tadmission 
de Parceval, son héroïque cousin, à la suprématie du Sain- 
gral. Elle y succombe enfin, et sa mourante voix prononce 
encore le nom de son époux. 

Le second poëme, celui de Parceval, fils de Gamuret et de 
Herzebaude, et arrière petit-fils de Titurel, est le chef-d'œuvre 
d'Eschenbach, qui a su déployer dans ce cadre toute la ri- 
chesse luxuriante et variée de son imagination et de sa science. 
Parceval est un beau caractère, plein de candeur, de modes- 
tie et de noblesse, sévère envers lui-même, indulgent pour 
les autres, unissant la charité à Théroisme. Itlevé dans une 
solitude profonde et dans l'ignorance de lui-même par sa 
mère qui, devenue veuve, voudrait le dérober aux tentations 
du monde, il grandit dans un pressentiment vague des 
hautes destinées qui l'attendent. Un chasseur qu'il rencontre 
un jour lui révèle les réalités de sa vie; sa mère alarmée les 
lui peint sous les couleurs les plus sinistres ; il part enfin, 
est armé chevalier, est initié nux rites religieux. Il délivre 
par sa bravoure la belle Cundviramur^ qui lui accorde sa 



CYaE ÉPIQUE. 329 

main au prix de nouvelles luttes ; et, dans ses courses aven- 
tureuses, il arrive au temple du Saingral dont le poète énu- 
mëre les merveilles. Mais Parceval distrait, préoccupé, passe 
outre sans faire la question à laquelle est fatalement attaché 
le rétablissement d'Anfortas, oubli qui allume contre lui 
l'indignation des templiers. Arrivé à la retraite de Sigune, 
qui pleure silencieusement la perte de son époux, il est in- 
struit par elle de sa naissance et de ses droits, et, dans son 
désespoir, il accuse le destin, il gémit de son erreur funeste, 
il se croit abandonné de Dieu. Enfin, après plusieurs épi- 
sodes, la rencontre du chevalier Gawain qui le mène à la 
cour d'Arthur, ranime en son cœur Tespérance. Le pieux 
ermite Trévizent Tinstruit des vérités chrétiennes, des ri- 
chesses de la miséricorde, du pouvoir mystique du Saingral. 
Parceval va combattre les infidèles et soutient une lutte 
meurtrière contre Fierefix, prince de Mauritanie , le plus 
redoutable d'entre eux. Il le fait prisonnier et reconnaît en 
lui son frère, né d'un premier hymen de Gamuret avec une 
princesse musulmane. Plein de joie, il l'amène à Montsalvat 
où sa présence rend la santé à Anforlas. Fierefix est baptisé, 
et Parceval, uni de nouveau à Cundviramur devenue mère 
de Lobingrin, estdéclaré roi du Saingral, et règne longtemps 
avec gloire sur le monde chrétien pacifié. Toute cette suite 
de peintures animées présente un harmonieux ensemble, 
dans lequel brillent, au milieu des fictions et des aventures 
merveilleuses, la foi la plus pure, la plus vive, et une exquise 
sensibilité. 

Le dernier poême^ celui de Lohengrin, que Ton attribue 
au même auteur, mais sans preuves concluantes, nous mon- 
tre 6e fils de Parceval, jaloux d'illustrer sa bravoure, s'em- 
barquant dans une nacelle aérienne traînée par un cygne 



330 LITTÉRATURE DU NORD. 

aux blanches ailes pour aller défendre des attaques d'un en- 
nemi Elsany, princesse de Brabant. Sorti ^ainquetir d'une 
lutte dangereuse, il obtint la main de la princesse, mais lui 
impose la condition de ne jamais ^'enquérir de son nom. H 
prête ensuite l'appui de son bras à Henri l'Oiseleur, duc de 
Saxe, qu'il assiste eu Allemagne contre les Hongrois, en Ita- 
lie contre les Sarrasins, et qu'il fait couronner empereur. D 
revient couvert de lauriers auprès de la fidèle Elsany, et, ne 
pouvant résister à ses larmes, finit par lui révéler son nom. 
Hais aussitôt reparait le cygne qui lui annonce qu'il est roi 
du Saingral. Il monte sur la nacelle magique, il s'éloigne, 
fidèle à son devoir; mais, à peine s'élève-t-il dans les airs, 
qu'Elsany tombe morte de douleur. Le sujet de ce poème 
est dramatique ; mais le style en est quelquefois sec par op- 
position au premier qui est généralement' trop diffus. La 
palme de celte brillante trilogie appartient sans contredit au 
Parceval. 



XXVIII 

Cycle épique des liong^bards et des Saxons* 

Nous arrivons enfin au cycle germanique, majestueia ré- 
pertoire national, où l'imagination des minnesinger a dé- 
ployé le plus de verve, de variété et d'abondance ; mais où, 
préoccupés sans doute de cette tâche toute patriotique qui 
remplissait leur esprit et leur cœur, ils n'ont pas songé, 
pour la plupart, à inscrire leurs noms sur leurs œuvres. Ce 
cycle, qui ressemble dans son luxuriant désordre et dans sa 



CYCLE ÉPIQUE. , 331 

naïveté souvent sublime à ces vastes cathédrales gothiques 
où s'harmonisent tant de contrastes, où se croisent tant 
d'émotions diverses, se compose d'hymnes guerriers, de ro- 
mans élégiaques, de légendes populaires, de récits tradi- 
tionnels ou fantastiques qui découlent de quatre sources 
principales. Traditions longbardes, d'où les romans féeri- 
ques de Rolher, d'Otnit, de Hug et de Wolf ; traditions go- 
thiques, d'où les légendes guerrières du Gnome Laurin, de 
la Cour de Worms, de la Mort d'Alfart, de la Bataille de Ra- 
Tenoe, se rapportant à la jeunesse de Sigfrid et de Tbeuderic ; 
traditions saxonnes, d'où le poème descriptif de Gudrline ; 
traditions burgondes, d'où le poème épique des Nibelunges. 
Les ouvrages des deux premières séries constituent l'ancien 
Heldenbuch ou Livre des héros germaniques, dans lequel se 
heurtent et se confondent les mœurs, les idées, les images 
les plus diverses, les plus extraordinaires, et qui tire de cette 
bizarrerie même, relevée par de brillauts éclairs, par des 
inspirations entrdnantes, un degré d'intérêt supérieur à 
bien des compositions régulières. On en jugera par Tana^ 
Jyse rapide de ces légendes d'époques différentes, et d'abord 
de celles qu'ont produites les traditions longbardes et 
saxonnes. 

Le poème de Rolher, le plus ancien de tous, nous montre 
ce roi imaginaire desLongbards, entièrement distinct du Ro- 
tharis véritable , sollicitant par des ambassadeurs la m^iin 
d'Hélène, fiile de l'empereur Constantin. Sa demande est re- 
jetée et ses ambassadeurs plongés dans un cachot. A cette nou- 
velle Rolher, consterné de douleur, ^asse trois jours et trois 
nuits immobile sur uue pierre. Il part enfin, déguisé en che- 
valier et suivi des deux géants Àsprian et Widolt, qui émer- 
veillent la cour impériale par leurs prouesses surnaturelles et 



332 LITTÉRATURE DU NORD. 

l'égaient pnr leur rudesse sauvage. Lui-même, auxiliaire de 
Constantin, qui ignore son véritable nom, dérait pour lui le 
roi de Babylone, obtient là délivrance des dépulés longbards 
et la promesse de Talliance désirée. Mais tout à coup sa ruse 
est découverte, et Constantin est outré de fureur. D'abord 
forcé de fuir, Rotber revient bientôt, et, cacbé sous la table en 
faabit de pèlerin pendant que les convives triomphent de son 
départ, il se fait reconnaître de la princesse en passant à ses 
doigts un anneau. Surpris de nouveau, il est saisi enfin et 
condamné au dernier supplice. Mais, arrivé au lieu fatal, il 
embouche un cor caché sous sa ceinture ; ses deux guerriers 
accourent et le délivrent. Combat terrible aux portes de 
Constantinople entre les Grecs, couverts d'or, amollis parle 
luxe, énervéï5 par une vie somptueuse, et ces trois hommes 
aux formes colossales qui exterminent des légions entières. 
Enfin l'empereur, ne pouvant résister à l'héroïsme germa- 
nique, fait fléchir son orgueil irrité pour ne pas perdre sa 
couronne ; il accorde la paix à Rother avec la main de la belle 
Hélène. 

Lepoëme d'Otnit, autre prince longbard qui a pour père 
le roi nain Albéric ou Obéron, nous le montre voguant vers 
l'Orient pour obtenir la fille de Nachaol, roi de Syrie. Re- 
poussé dans sa demande, il est forcé de combattre; et, dans 
cette lutte prolongée, opiniâtre, sa valeur est secondée sans 
qu'il s'en doute par le pouvoir magique d'Albéric, génie en- 
joué et fécond en ressources qui évente tous les pièges et 
brave toutes les colères. Tantôt, d'une main invisible, il 
soufflette le monarque musulman, qui s'agite vainement pour 
le saisir; tan lot, sous les traits de Mahomet, il reçoit les 
adorations des Sarrasins, et, dans le silence de la prière, il 
disparait en riant aux éclats. Enfin Otnit, par ses exploits 



CYCLE ÉPIQUE. 333 

guerriers, triomphe de tous les obstacles, et emmène sa bien* 
aimée en Italie où elle est baptisée sous le nom de Sydrate ; 
mais Nachaol, implacable dans sa haine, lui envoie, par un 
messager perfide, des jeunes dragons qui causeront sa mort 
décrite dans le poème suivant. 

Hug-Dielrich, prince de Constantinople, aspire à la boHe' 
Hildegarde, que son père Walgond, pour éloigner tout pré** 
tendant, enferme dans une tour inaccessible. Après bien des 
périls, Hug parvient jusqu'à elle sous un déguisement de 
femme, et, de leur union clandestine, natt un fils que la mal* 
heureuse princesse expose dans un bois solitaire. Des loups 
viennent Ty nourrir, d'où son nom de Wolf-Dietrich, quand 
son père, après de longues années, peut enfin le reconnaître 
et avouer ses premières amours. Hais, après la mort de Hug, 
ses autres fils privent Wolf de ses biens et le contraignent à 
se bannir. Dans son exil il rencontre Otnit et raccompagne 
à Jérusalem. Otnit le quitte bientôt et apprend à son retour 
les ravages causés par les dragons venimeux qui ravagent au 
loin ses états. Forcé de leur donner la chasse, il est surpris 
dans son sommeil par leur mère, qui l'enlace, Fétreint 
contre un arbre et abreuve de sou sang son horrible couvée. 
Wolf, longtemps retenu en Orient par les artifices de la fée 
Sigemine, arrive, après divers exploits, dans le royaume de 
son ami dont il apprend la fin déplorable. Il se dévoue pour 
te venger, et arrache, après une lutte terrible, sa dépouille 
mortelle aux monstres qu'il détruit. La main de Sydrate est 
le prix de sa victoire, qu'il complète par la soumission de ses 
frères et par la délivrance de ses fidèles vassaux. Haitre du 
trône, il le laisse à son fils pour se retirer pieusement dans 
un cloitre, où il soutient avant de mourir une dernière lutte 
contre les malins esprits, jaloux de son héroïque vertu. 



334 LiiréiiÀfuiE mr icord. 

A cette série plus cdrîeuse qu'instructive, plus ayentureasé 
que derrière» fins calme et plus morale qu'émouvante, se 
ratfadie une œuvre capitale de cette époque qui, avec maint 
défoot, offre de grandes beautés. Le poème de Gudrune, qui 
sous certains rapports justifie son titre d'Odyssée idUemande, 
Vélève indubitablement par sa grâce nfflive, et souvent par 
son édergie, au-dessus des plus célèbres productioiis con- 
temporaines, qu'il efface toutes, à l'exception d'une seule, 
enthousiaste et guerrière comme l'Iliade. 

Le sujet du poème de Gudrune est tiré des Sagas du Nord, 
quoiquUl soit difficile de préciser sa soujrce à la fois saxonne 
et Scandinave. Il est probable toutefois qu'elle se rapporte 
aux exploits maritimes du neuvième siècle, quand les rois pi- 
rates danois et frisons envahirent à la fois toutes les côtes, et 
fondèrent en Angleterre, en Irlande, en Belgique des colo- 
nies agressives et rivales. Il est probable aussi qu'elle se 
compose de plusieurs aventures isolées, que l'auteur inconnu 
de cette œuvre, un des plus éminents minnesinger, a su ani- 
mer de sa verve et colorer de sa poésie. La première partie 
du récit se retrouve en effet dans l'Edda de Snorro, et s'ap- 
puie sur un fragment du scalde Bragi qui vivait en Norvège 
à la fin du neuvième siècle. Mais le nœud même de l'action, 
les souffrances et la délivrance finale de Gudrune de Ner- 
lande (bien différente de Gudrune de Bourgogne, la Grimhilde 
des Nibelunges) ne se rencontrent que dans notre épopée, qui 
se compose ainsi de deux légendes distinctes, celle de Hagen 
d'Irlande et de sa fille Hilda; celle de Hettel de Frise et de sa 
fille Gudrune. 

Le poète signale dès son début la tendance douce et mo- 
rale de son œuvre, en parlant de la famille de Hagen : 



CYCLE ÉPIQUE. 335 

POÈME DE GUDRUNE. 

Es wuchs in Irelanden ein richer kônig her, 

Er tvar geheizen Sigeband, sin vaier der hiez Ger^ 

Sine muoter die hiez Ute^ der preis der kôniginne^ 

Ob irer hohen tugend geziemte wol dem ricken ire minne, 

€ En Irlande vivait un roi puissant et respecté, dont le 
nom était Sîgebaud; son père s'appelait Ger; sa mère, 
Uta, était la perle des reines, et méritait par sa vertu tout Ta- 
mour de son noble époux. 

€ Le roi Ger dominait, on le sait, sur une foule de châ- 
teaux, sur sept états princiers. Il commandait à quatre mille 
braves, avec lesquels il pouvait chaque jour accroître ses 
biens et sa gloire. 

< Le jeune Sigeband fut conduit à la cour pour y ap- 
prendre Tart si utile de chevaucher en brandissant la lance, 
de parer et de porter des coups; art nécessaire en pré- 
sence des ennemis. 

< Il grandit en maniant les armes avec toute Tassurancô 
d'un héros ; et, sachant profiter de chaque heure, il acquit en 
même temps les mille qualités qui devaient le rendre cher à 
ses amis. » 

Sgeband, devenu grand, épouse tJta de Norvège. Quand 
leur fils Hagen est âgé de sept ans, on célèbre à la cour un 
tournois magnifique, au milieu duquel le jeune prinœ dis- 
parait. Un vautour, dont les ailes obscurcissent le soleil, lé 
ravit dans ses serres cruelles. Il le porte à son nid, mais 
Tenfant tombe à terre, et se cache dans les buissons où le re- 
cueillent trois jeunes princesses, transportées comme lui au 
fond des bois. L'armure d'un naufragé frappe sa vue; il 
saisit un arc et lance au loin des traits qui tuent le vautour 




336 LITTÉRATUBE DU I«ORD. 

et sa couvée. Il fait ensuite la guerre aux animaux des bois; 
tue un lion, se revêt de sa peau, et guide ses libératrices 
jusqu'au rivage, où les reçoit une barque de pirates sarrasios. 
Hagen maintient ceux-ci par son courage, et les fait aborder 
en Irlande, où son retour remplit de surprise et de joie son 
père et sa mère désolés. Sa renommée croit avec ses années, 
et bientôt le bruit de sa valeur retentit dans tous les pays. 
Investi de la royauté d'Irlande et uni à Hilda, Fatnée des 
princesses que le vautour avait enlevée dans Tlnde, il est 
père d'une autre Hilda, qui, à peine sortie de Tenfance, at- 
tire par sa beauté les vœux d'une foule de princes que HageD, 
inflexible, repousse avec dédain. ^ 

Mais Hettel de Hegeling, roi de Frise et de Jutland, déddé 
à conquérir la main de la princesse par tous les moyens 
dont il dispose, imagine une ruse ingénieuse. Il fait cons- 
truire un superbe vaisseau, qu'il charge des objets les plus 
ricLes et que commandent deux de ses vassaux, audacieux 
et habiles comme tous les hommes du Nord. Wate et Bk>- 
rand, bien accueillis par Hagen, ainsi que leur nombreuse 
escorte, qu'ils représentent comme des bannis, déploient aux 
yeux du peuple et de la cour des marchandises du plus haut 
prix dont ils offrent au roi les prémices. Wate gagne sa 
confiance par de bons coups d'épée ; Horaud , celle de la 
reine et de sa fille par une voix pleine de mélodie qui fait 
taire les chants des oiseaux. Secrètement informée de Fa- 
mour de Hettel, la belle Hilda consent à l'enlèvement. Une 
fête est préparée sur le vaisseau, le roi et sa famille s'y ren- 
dent; mais, au signal donné, on lève l'ancre, et le père, 
resté sur le rivage, voit sa fille emportée sur les flots. Outré 
de colère, il s'embarque pour la Fr^se à la tête d'une armée 
nombreuse. Hettel, qui vient d'accueillir Hilda et de la pro» 



CYCLE épiqueI 337 

clamer son épouse, défend vaillamment sa conquête. On 
lutte des deux côtés avec acharnement ; mais tout à coup les 
deux rois se rapprochent, pénétrés d'une mutuelle estime ; 
une alliance est conclue, les haines sont oubliées, et Hagen 
satisfait retourne dans ses états, laissant Hilda sur le trône 
de Jutland^ 

Telle est la marche de cette première partie, fondée sur 
une légende Scandinave dont TËdda en prose conserve le 
souvenir, et qu'il faut détacher du reste et regarder comme 
une introduction, sous peine d'admettre un poème unique 
dont la trame s'étendrait sur trois générations. Aussi 
n'avons-nous pas cru devoir insister sur beaucoup de traits 
remarquables contenus dans ce curieux prélude, et qui 
dénotent, à défaut d'art dans la disposition de l'ensemble, 
une facilité d'invention et d'observation peu commune et un 
coloris toujours vrai dans la mise en scène des person- 
nages. Le vol du vautour ravisseur de Hagen, le courage de 
l'héroïque enfant protégeant ses timides compagnes, son 
retour auprès de ses parents, la fête splendide de son ma- 
riage, sont décrits avec beaucoup de verve. Mais ce qui fait 
surtout le charme de ce récit, c'est le tableau de la famille 
de Hagen visitée par les deux inconnus; c'est l'étonnement 
naïf de la jeune Hilda à la vue des prouesses de Wate, à 
l'ouïe des romances de Horand ; c'est la ruse et l'audace de 
ces hardis pirates qui trompent la vigilance de Hagen, et qui^ 
en levant l'ancre, se jouent de sa fureur. C'est enfin cette 
lutte terrible sur le rivage frison, cet échange de bravoure 
entre Hagen et Hettel, que désarment une mutuelle estime 
et les douces prières de Hilda. Il y a ici des réminiscences 
nombreuses de l'histoire poétique de la Grèce et de Rome, 

habilement fondues dans le sujet, ou plutôt il y a des pein- 

22 



338 LITTÉRATURE DU NORD. ' 

tures de mœurs et de passions communes à tous les peuples, 
exprimées avec force et avec grâce, qualités que la seconde 
partie, qui commence au neuvième chant, fera ressortir 
plus vivement encore. 

Hettel et Hilda, unis d'un tendre amour, ont donné te 
jour à un (ils et à vtae fille. Les brillantes qualités d'Ortwio, 
Vangélique beauté de Gudrune, frappent jl'adoûration tons 
les princes qui visitent le pays des Frisons, Hais Hetid, dé* 
daignant toute alliance qui ne relèverait pas Tédat de sa 4MMh 
ronne, repousse avec fierté les prétentions rivales déHerwig 
de Zélande, de Sigfrid de Mauritanie, de Hartmuth de Nor* 
*mandie ou plutôt de Noi*vége. Herwig marche contre lui à 
la tête de ses troupes; la lutte s'engage, les deux chefs croi- 
ent le fer; mais Gudrune, touchée de la valeur d« jeune 
prince, arrête le glaive menaçant de son père et deHiande 
Herwig pour époux. L'alliance est consentie, mais différée 
d'un an, dans Tintervalle duquel Sigfrid le Sarrasin envahit 
}a Zélande avec une flotte nombreuse, qui n'est reponssée 
qu'avec l'aide de Hettel, lequel protège le fiancé de sa fille i 
la tète de tous ses vassaux. Mais, pendant que la Frise privée 
de défenseurs est ouverte aux invasions hostiles, Hartmeth, 
secondé par son père Ludwig avec ses pirates scandinavest 
)ance sa flotte sur la mer, aborde à Matelan, et somme Gu^ 
drunede le suivre. La jeune fille refuse par ces nobles paroles: 

a Jamais il n'arrivera que le fier Hartmuth ceigne avec moi 
la couronne en présence ak nos deux nations. Herwig est le 
nom de celui auquel j'ai engagé ma foi. 

« C'est à lui que je suis promise ; il est matk époux et je sais 
son épouse. C'est à ce généreux guerrier que je souhaite 
tout honneur tant que durera sa vie, comme je veux lui ap* 
partenir aussi longtemps que durera la mienne. :i . 



CYCLE ÉPIQUE. 339 

'^' flarbnaib, blessé dans son orgueil, excité par ses farou- 
ches amis, attaque le château et le brûle, arrache Gudrune 
aux bras de Hilda, et Temmène prisonnière avec toutes ses 
compagnes. Hettel, instruit de sou malheur, suspend aussitôt 
la guerre contre les Maures, s'embarque précipitamment 
sAr des ymsseaux à l'ancre dont iiexpûke de pieux pèlerins»- 
et vole sur les traces des ravisseurs qu'il atteint dans une lie 
déserte. Une lutte terrible et poétiquement décrite s'engage 
entre les deux partis. Hettel, Herwig, Ortwin, Wate, et le 
d^8arra«n devenu leur allié, attaquent les Norvégiens avec 
ragé ; Lodvirig et Hartmuth ont peine à résister. Mais les gé- 
missements des pèlerins dépouillés provoquent une puni- 
tion du del ; Hettel doit expier sa faute : il tombe sous les^ 
eotips de Ludv^ig. La nuit qui survient et suspend le combat 
favorise la fuite des ravisseurs , et Gudrune gémissante est 
eotralnéo vers de lointains rivages. Les Frisons, leur roi et 
l'âite de leur armée , retournent tristement vers la reine 
qui , forcée dans son isolement de différer sa juste veur 
gei^ce, fait élever un vaste mausolée dans nié de Wulpen- 
sand où périrent tant de braves. 

L'arrivée de Gudrune sur les côles de Norvège, sur cette 
terre inhospitalière où l'attendent de cruels outrages , sa 
(jKgnité ealme et patiente et sa constance inébranlable, sont 
admirablement décrites au vingtième chant, où se peignent 
en mènfie temps, par un heureux contraste, et la coupable 
tncûrie de Hartomtb, et la douce sensibilité d'Ortrune sa 
sœur, et la violence brutale de Ludwig sou père, et i*astu- 
eteuse perversité de sa mère Gerlinde, vieille mégère qui 
torture son héroïque captive. En vain la couronne royale 
est-elle chaque jour offerte à Gudrune en échange des traite-i 
Bients les plus rçdes, si elle consent à épouser Hartmulh. 



340 LITTÉRATURE DU NORD. 

Elle triomphe de toutes les épreuves, se soumet aux plus fils 
travaux, et consume ses jeunes années dans une douloureuse 
servitude plutôt que de manquer à sa foi. Enfin Gerlindela 
condamne à laver sur le bord de la mer, exiK>sée aux frimas, 
les vêtements de la cour. C'est le moment où la vengeance 
s'apprête ; car une génération nouvelle s'est élevée dans le 
pays des Frisons, et Hilda, qui pendant tant d'années n'a 
cessé de pleurer sa fille, appelle aux armes tous ses guerrieii 
et équipe une flotte formidable. Le départ des hardis mate- 
lots, un calme sur mer, une grande tempête, l'arrivée aux 
côtes ennemies sont décrits avec beaucoup de verve. L'ardeur 
deHerwJg et d'Ortwin, le fiancé et le frère de 6udrttoe,à 
explorer cette terre inconnue et à chercher l'objet de kar 
amour, leurs généreux adieux à leurs compagnons d'armes 
en leur confiant le soin de les venger s'ils succombent dans 
leur tentative, amènent une scène plus attachante encore^ 
qui fait le sujet du vingt-quatrième chant. Nous laisserons 
parler le poète : 

« Ces deux femmes si dignes d'un doux repos, Ga- 
drune et Hiideburge, sa compagne, lavaient sur la plage dé- 
serte. 

c C'était pendant le carême, quand soudain elles virentsur 
les flots un oiseau qui nageait vers elles. Hélas I cher oiseau, 
s'écria la princesse, tu as donc pitié de mon sort? 

< Alors l'oiseau céleste fit entendre ces douces paroles : Je 
suis un messager du Christ, noble fille ; tu peux m'interro- 
ger sur ceux qui sont chers h ton cœur. 

« Gudrune tomba à genoux sur la rive sablonneuse en fai- 
sant le signe de la croix. Notre épreuve est finie, dit-elle à 
Hiideburge, puisque Dieu se souvient de nousl 

c Puis elle ajouta t Si le Christ t'envoie pour me consoler 



CYCLE ÉPIQCE. 341 

dans mon exil, dis-moi, bon messaginr, Hilda vit-elle en- 
core? Elle fut mère de la pauvre Gudrune !» 

A fa réponse rassurante de l'ange, Gudrune lui fait les 
mêmes questions sur son frère, son. fiancé, les amis de son 
père ; elle apprend que tous vivent et qu'elle va les revoir. 
En effet le lendemain matin, quand nu-pieds sur la neige 
elle reprend son travail avec la fidèle Hildeburge, elle aper- 
çoit une barque légère montée par deux hommes inconnus. 
Ils approchent, les jeunes filles s'enfuient ; mais, rappelées 
par eux, elles répondent à distance revêtues de leur sainte 
pudeur. Bientôt Gudrune a reconnu en eux Herwig, son 
fiancé, et Ortwin, son frère. Le premier veut fuir avec elle; 
mais Ortwin s'y oppose : c'est le fer à la main qu'il veut re- 
conquérir Gudrune et ses compagnes. Herwig cède à regret 
à la voix de Thonneur ; ils partent, mais la princesse, dans 
sa noble fierté, jette à la mer les vêtementsi qu'elle tenait et 
s'affranchit d'avance d'une indigne servitude. A son retour 
au château ellç subit les reproches et les menaces de la 
cruelle Gerlinde, qui veut la faire battre de verges. Feignant 
alors de céder à ses vœux en acceptant la main de son fils, 
elle obtient une trêve et se repose enfin, ainsi que ses tristes 
compagnes. Hartmuth l'entoure de soins affectueux ; la jeune 
et candide Ortrune se rapproche de Tamie dont elle déplore le 
sort, et un sommeil paisible, après tant de souffrances, ra- 
nime délicieusement ses forces défaillantes. 

Celte nuit même, à la lueur des étoiles, l'armée d'Ortwin 
débarque furieuse sur le rivage ; car tous ses guerriers ont 
juré de teindre en rouge de sang ces tuniques qu'a blanchies 
leur princesse outragée. Au lever de l'aurore, les casques 
étincellent autour du château de Cassian. Gudrune les voit 
venir et son cœnr s'en réjouît ; mais Hartmulh inquiet émi- 




342 LITTÉRATURE DU KORD. 

mère à Ludwig les enseignes nombreuses et Yuriées des 
peuples conjurés contre eux. Au signal donné par le neant 
Wate, dont le cor retentit à trente lieues sur les flots. Danois, 
Frisons, Sarrasins sont à cheval ; les Norvégiens armés 
s'avancent à leur rencontre. Combat terrible , et suecès in* 
décis : Hartmuth terrasse Ortwin, et Ludvirig Uesse Herwig; 
mais Gudrune, qui les voit du sommet de la toar, ranime 
par un regard son fiancé qui se relève et abat d'on seul coup 
la tête de son ennemi. Hartmulh seul se défend encore et se 
trouve en présence de Wate, dont le glaive est prêt à le frapper ; 
cependant il oublie le danger qui le presse pour arrêter d'une 
iroix menaçante le vil bourreau qui, sur la haute terrasse, 
allait égorger les captives à l'instigation de Geriinde. Ce trul 
Igénéreux assure sa propre vie; car Gudrune, à Faspecl d'Or- 
trune éplorée, gémissant sur son père et tremblant pour son 
frère, demande elle-même une trêve que Herwig n'effectue 
qu'en s'exposant lui-même aux coups furieux de Wate. A la 
suite de cette scène pathétique et touchante, qui remplit le 
vingt-huitième chant, nous voyons Hartmuth prisonnier. Or- 
trune sauvée par son amie, Gerlinde livrée au supplice qu'elle 
mérite, les plaines ravagées, les bourgs réduits en cendres, 
le butin amassé de toutes parts, et Horand préposé à la garde 
du pays, qui n'est plus qu'un vaste désert. Les vainqueurs 
reviennent auprès de Hilda, lui ramenant sa fille bien-aimée 
et un long cortège de captifs. La douce influence deGudmne 
règne dès lors au milieu de cette cour, où chevauchent tant 
de farouches guerriers de nations lointaines et ennemies. 
Elle apaise toutes les haines par d'heureuses alliances que 
lui suggère son cœur généreux. EUle rapproche d'Ortrune 
son frère Ortv^in, de Hartmuth sa fidèle Hildeburge,.de 
Sigfrid ktsœur de Herwig, qui lui-même est l'époux de wu 



CYCLE ÉPIQUE. 343 

ehob:. (hisilre mariages, célébrés avec pompe par une sérié 
de fêtes et de tournois, ciraentent une paix dès lors indisso-^ 
lubie entre les Nerl»idais, les Sarrasins, les Nonrégiens; 
^ Cette analyse succincte de la seconde partie, qui constitue 
H poêitie téritable, laisse voir suffisamment quelles sont les 
qualités et les défauts de cette œuvre importante. Les défauts 
sont la longueur du récit, la surabondance des détails, la 
mardie souvent traînante et prosaïque des événements. Les 
qualités qui rachètent toutes ces taches et donnent au poème 
im iminént mérite, sont ta peinture si vive dés caractères^ 
des mœurs et des passions des divers personnages, la vârité 
des situations, le contraste des nationalités, le conQil des 
ambitions rivales. C'est surtout la délicatesse des sentiments, 
dans les pures et chastes figures qui éclairent d*un rayon 
d'amour les luttes sinistres des guerriers : la tendresse ma- 
ternelle de Hilda, la fidéOtë de Hildeburge, la sensibilité 
d'Ortrune, la vertu sublime de Théroïne qui sort victorieuse 
des plus cruelles épreuves. Gudrune est un type admirable 
de douceur, de constance, de générosité, que Ton peut com- 
parer sans crainte aux modèles les plus purs de l'antiquité 
classique. Simple et naïve comme Nausicaa, dont elle rap- 
pelle l'image sur la rive solitaire, sa douce résignation est 
celle d'Iphigénie, sa fol inaltérable est celle de Pénélope. Uii 
Mite mérite de l'auteur est d'avoir ennobli ses guerriers^ 
ft relevé par des traits de bravoure, d'abnégation, de dé- 
vouementy ceux- mêmes que des passions ardentes entraî- 
nent à de sanglants et ces. Ainsi l'impétueux Hettel sacrifie 
ses jours pour sa fille ; ainsi le farouche Hartmuth sauve deux 
fois la vie de sa captive, et se montre par son noble cou- 
rage le digne antagoniste de Herwig. Les caractères second 
paires d^Ortwin, de Wate, de Ludwig, de Sigfridi çont par- 



344 LITTÉRATURE DU NORD. 

faitement tracés, et la sombre figure de Gerlinde» le génie 
du mal, la cruauté perverse, se dessine menaçante dans le 
fond du tableau dont elle vivifie les couleurs. Il est évident 
que le poète, dont le nom se dérobe à une gloire méritée, 
était versé dans la lecture d'Homère qu'il imite dans ses 
combats, dans ses défis, dans ses marches, dans ses dé- 
nombrements, et dont il a su s'inspirer dans TadmiraUe 
peinture de Gudrune, statue grecque sévère et ^aciense, 
éclairée d'une auréole chrétienne. Nul doute que s'il avait 
connu l'art ingénieux d'harmoniser un poème par le juste 
équilibre de tous ses éléments, il eût pu, avec ceux qu'il avait 
réunis, atteindre au premier rang de l'épopée. 



XXIX 



Cyele éplqm des Qotks et des Bari^iide** 



Les traditions des Goths, jointes à celles des Burgondes, 
des Scandinaves, des Huns, leurs ennemis ou leurs alliés, 
forment la seconde série du Livre des Héros, série plus grave, 
plus positive, plus historique que la précédente, puisqu'elle 
est fondée sur les anciens bardits, sur ces chants nationaux 
composés par les scaldes en présence des luttes gigantesques 
qu'ils étaient destinés à retracer; chants d'allégresse, de 
deuil ou de triomphe qu'a vainement cherché à faire revivre 
le puissant génie de Charlemagne, et dont le combat d'Hilde- 
brand et de son fils, dans Tancien idiome teutonique, est le 
seul et précieux débris. Toutefois leur glorieux souvenir, 



CYCLE ÉPIQUE. 345 

mvironné d'une foule de fables, s'est perpétué à travers les 
âges, animant successivement la verve des minne^nger et 
des maîtres chanteurs. C'est à ces derniers que nous devons 
les récits assez médiocres, mais cependant curieux» qui nous 
peignent» d'accord avec TEdda, la jeunesse de Sîghrid » le héros 
Scandinave rendu invulnérable par le sang d'un dragon, qu'il 
tue pour délivrer Crimhitde et dont il ravit le trésor. Une 
part plus large y est donnée à la jeunesse de Theuderic, 
qui terrasse et enchaîne trois géants dont il fait ensuite 
«es hommes d'armes ; et qui, à la cour d'Attila, protège 
par sa valeur une noble dame dont le nom lui révèle la fée 
de la fortune, dès lors attachée à son sort. Parmi les poèmes 
plus importants des minnesinger, composés du douzième au 
treizième siècle, on distingue le Gnome Laurin par Henri 
41'Oflerding, récit merveilleux et chevaleresque, plein de 
mouvement et d'éclat. Similde, fille de Biterolf, roi de Sty- 
rie, est enlevée par Laurin, nain puissant qui règne sur le 
Tyrol et qui a le don de se rendre invisible. Longtemps 
tronipé dans ses recherches, Dietlib, frère de la jeune prin- 
cesse, secondé par le duc Hildebrand, découvre enfin un jar- 
din magnifique, tout parsemé de roses qui charînent les 
regards et exhalent les parfums les plus suaves. Un de ses 
guerriers en brise la barrière , et aussitôt parait le roi de 
Tyrol, monté sur un coursier superbe. II abat à ses pieds le 
guerrier présomptueux, et provoque Dietlib lui-même. Ce- 
lui-ci, d'abord en danger sous l'action des armes enchan- 
tées dont est muni le chef des nains; est secouru par Theude- 
ric,^ qui désarme Laurin et lève le bras pour l'immoler. 
Laurin avoue alors à Dietlib que c'est lui qui a ravi sa sœur, 
et que seul il peut la lui rendre. Une trêve est conclue par 
l'entremise de Hildebrand, et les chevaliers, pleins de con- 



346 LITTÉRàTURE DU NORD. 

fiance, suivent le nain dans sa demenrè mystérieBse. Un 
palais souterrain s'ouvre à eux tout éblotmsant de merveil- 
les; et, pendant qu'ils les regardent avidanent aux sons 
d'une musique enchanteresse, le trattre leur versa un breu- 
vage qui les lui^ivre sans défense. Des géants les déponiUent 
de leurs armes et les plongent endormis dans un cacbot, <à 
les étreignent des chaînes de fer. Theuderie se révdile lé 
premier, et, telle est la fureur qui Tanime» que son haleine 
enflammée fond le fer, et que, libre, il délie ses oomps^ 
gnons. Dietlib, sauvé de son côté par la sollicitude de sâ 
sœur, restée pure et vertueuse en présence du tyran, .refoit 
d'elle un anneau magique qui déjoue tous les sortilèges. Un 
combat acharné s'engage entre les chevaliers, les nains et 
les géants. Laurin, réduit à ses propre forces, est tatiK» 
avec tous les siens par l'intrépidité de Tfaeuderic* Il est pris^ 
chargé de chaînes, et emmené comme objet de risée, pen* 
dant que Bieliib et Similde retournât dans le royaume 
paternel. 

La Gourde Worms, autre poème du même genre, peint la 
belle et puissante Crimhilde, reine des Bnrgondes, invitant 
à un brillant tournois, dans un ^arc émaillé de roses, les rois 
Attila et Theuderic, que combattront ses plus braves cheva^ 
liers. La fête a lieu; mais les hôtes étrangers en recueillent 
seuls toute la gloire. En présence du séduisant cortège de 
beautés accourues pour les voir, lès douze Amelunges, guer- 
riers goths , triomphent des douze Nibelunges , guerrier! 
burgondes; ei Sigfrid lui-même est vaincu par le noble et 
heureux Theuderic, qui reçoit le prix de la valeur. 

Ces deux romans chevaleresques et féeriques portent 11 
nom riant des Deux Jardins, et en effet l'enjouement et la 
grâce y tempèrent sans cesse l'horreur des armes, et leur 



GÏGLE ÉPIQUE. 347 

iaipresrioB générale est moins la crainte que le plaisir. Mais 
led couleurs se rembrunissent dans les deux poèmes plus 
émeuyantS) plus pathétiques, consacrés à la lutte prétendue 
de Theuderic banni, persécuté, contre son oncle Tempereur 
Ermenric, qu'appuient les ennemis du jeune prince. Les 
souTrairs des exploits véritables des deux plus illustres rois 
des Goths y sont ici rapprochés, confondus, sans égard aux 
lieux et aux époques, mais avec une verve patriotique pleine 
d'entntoement et de grandeur. Dans le poème de la Mort 
d'Alfart, un voit ce neveu de HildelHrand^ fidèle à la cause de 
Theuderic, se défendre seul du haut d'une tour avec une 
bravoure surhumaine contre des légions d'assiégeants en* 
voyés contre lui par Ermenric ; on le voit, comme le paladin 
Roland, joncher le sol d'ennemis terrassés, et ne succomber 
enfin qu'à la ruse envieuse et cruelle de Heime et de Witic. 
Venutrop tard, accablé de regrets, Theuderic combat pout 
venger son ami. 

Le dernier poème, la Bataille de Ravenne, beaucoup plus 
étendu et plus tragique encore, peint le suprême effort dé 
Theuderic pour reconquérir son royaume. Attila, roi dèi 
Buns, son allié, lui confie ses fils Scharf et Ort, qui eom^ 
battront pour lui avecDiether, son frère, etlisam, le prêtre 
guerrier ; ils défendront Vérone pendant que Theuderic mar* 
ehera hii-mème vers Ravenne au devant d'Ermenric, que 
-suivent toutes les forces de l'empire. Mais, au moment où il 
engage la lutte, les jeunes princes, n'écoutant que leur ar^ 
deur, sortent imprudemment de la ville et sont surpris par le 
burgonde Witic, qui les tue et disperse leur escorte. Theu- 
deric cependant, qui ignore ce désastre, livre le coni'^ 
bat ^ Ermenric, vainement soutenu par les Burgondes, et 
l'inamole avec toute sa race dans un épouvantable massacre. 



348 LITTÉRATURE DU NORD. 

A son retour, il apprend son malheur, pleuré amèrement les 
fils de son allié, et s'élance, ivre de vengeance, à la poursuite 
de leur cruel vainqueur qu^il force à se précipiter dans la 
mer. Puis il revient auprès d'Attila et lui fait hommage de sa 
couronne. 

Que doit-on voir au fond de cette œuvre d'une énergie si 
effrayante, si ce n'est Tanimosité héréditaire des Ostgoths, 
alliés aux Huns dans leurs invasions dévastatrices, contre les 
Vestgolhs, alliés auxBurgondes et établis comme eux dans 
la Gaule avec Fassentiment des Romains ? D'un côté^ Theu- 
deric et Attila, de Pautre Ermenric et Witic personnifient, 
sauf les anachronismes, ces deux tendances opposées, im- 
placables. 

Si les poèmes fantastiques de Tristan, de Parceval et de 
Laurin préparent l'âme aux douces rêveries par la délica- 
tesse des sentiments et le riche coloris des images, la Bataille 
de Ravenne, pleine de fiel et de haine, toute sillonnée de ces 
lueurs sinistres qui jaillissent du choc des boucliers et du 
Tol hcHiiicide des lances, l'appelle au contraire aux médita- 
tions graves, aux émotions douloureuses et profondes. C'^ 
ainsi qu'en Allemagne la muse du moyen âge préludait par 
des essais brillants, par des scènes pathétiques et variées au 
chef-d'œuvre qui devait l'illustrer; c'est ainsi qu'au mi- 
lieu de ces chants héroïques, si pleins de verve dans leur 
incohérence, si pleins de sens dans leur naïve rudesse, de- 
vait surgir l'Iliade allemande, l'immortel poème des Nibe- 
lunges. 

Le germe de cette œuvre éminente, la tradition première 
sur laquelle elle se fonde, existait, on le sait, en Allemagne 
et dans toutes les régions du Nord, longtemps avant l'époque 
des minnesinger et du grand poète qui a su l'élever au rang 



CTCLE ÉPIQUE. 349 

des productiuiis les plus sublimes. Le mythe de Sigurd ou 
Sigfrid apparaît d'abord dans l'Edda, ou plutOt dans les 
chants traditionoels qui ob( précédé de plusieurs siècles la 
rédaction du Code Scandinave. Partout ce héros, inconnu à 
l'histoire, se montre sous des traits symboliques, comme 
l'emblème le plus pur du conquérant sauvage, plein d'ar- 
deur, de force, de vaillance, et d'une abnégation généreuse 
qui doit le conduire h la mort. Victime prédestinée comme 
un nouveau Balder, il est l'amour des justes, la terreur des 
coupables ; sa vie et son trépas doivent être décisifs pour 
le sort de nations nombreuses : Scandinaves, Huns, Golhs et 
Borgondes formeront le sanglont holocauste offert à ses 
nitoes irrités. Dès sa jeunesse, ses hautes destinées se ré- 
vèlent par d'éclatants prodiges qui remplissent plusieurs 
chants de l'Edda. Retraçons d'abord ces légendes d'après 
l'esquisse brillante de M. Ozanam ' : 

( En ce temps régnait dans le Nord la royale famille des 
Voisunges. Odin en était l'aieul, Slgurd le dernier rejeton. 
L'arrêt du destin lui promettait des années courtes, mais 
glorieuses; car son nom devait être illustre sous le soleil 
parmi ceux des guerriers arbitres des combats. Les dieux lui 
avaient donné un cheval intelligent ; les nains forgèrent pour 
lui un glaive irrésistible ; lui-même il devait conquérir le 
casque merveilleux qui répand la terreur, i 

Le scalde raconte alors la défaite de Fafnir, drt^on redou- 
table, d'une force surnaturelle, à qui Slgurd arrache le cœur. 
A peine ce cœur a-t-il touché ses lèvres altérées, qu'il com- 
prend le langage des oiseaux, et les entend parler d'une 
Valkyrie condamnée par Odin à un sommeil magique. Il pctrt 



■ CtiaDU de Siguid, de Fafair, de Bruubilde, de Gudrune, 
dans Les Germain» de H. Ozanam. 



me, dlËs I 



850 LITTÉRATURE DU KORD. 

aussitôt, emportant le trésor, et court à de noavëauï ex« 
ploits. 

c Sigurd chevauche vers la montagqe ; il traverse les bra^ 
liîers ardents qui apparaissent à ses regards, pénètre jifs* 
qu'auprès de la vierge endormie, et la réveille en fendant sâ 
cuirasse. Alors Brunhilde salue le jow, et la nuit, €t la ferre 
fille de la nuit ; elle salue aussi les iieux et les déesse qri 
donnent le pouvoir et le savoir; cttt difliiiide lenotn de son 
libérateur, et, répondant à ses «fUéilièkis, lui enseigne V«A 
divin des runes et les |Mréeeptes de la sagesse. Sigurd, trans^ 
porté de joie, lui jur» un amour éternel . » 

D'autres chants, sans connexion entre eux et quelquefois 
contradictoires, peignent l'oubli funeste de Sigurd préférant 
à l'amour de Brunhilde, par l'effet d'un breuvage magfqpe, 
eehii de Gudrune, fille de Giuk et de Grimhilde, et sœur de 
Gundar, roi des Niflunges. Auxiliaire trop fidèle et trop obsé* 
quieul , il s'emparer de la Yalkyrie dans l'iritérôt de son 
beau-frère. Trois nuits il repose auprès d^elle, plaçant entre 
elle et lui une épée nue, et la remet pure et soumise 
entre les mains de son ami. Mais Brunhilde, qui n'a 
rien oublié, veut le cœur de Sigurd ou la mort. Outragée 
par Gudrune, elle excite contre lui les frères de €un^ 
dar, Hagen et Gutorm ; ce dernier le tue par trahison , 
et les trois frères s'emparent de son trésor. Gudrune ne 
veut pas lui survivre, et reste absorbée dans un muet 
désespoir : 

c Assise près du corps de Sigurd, accaMée de douleur, 
Gudrune attend la mort ; son œil n'est pas humide, elle ne 
tord pas sea mains, elle ne se plaint pas comme les autres 
femmes. 

€ Les iarles attendris s'avancent pour adoucir son, désey- 



CYOïE ÉPIQUE. 3M 

poir. Le cœur prêt à se briser de tristesse , Gudrune ne peut 

pleurer. Les îarlai superbes , les femmes couvertes de paru^ 

tes d'or, scmt près de Gudrone. Chacune d'elles raconte ses 

nm&eurs. 

^ «Giaflalige, sœuf de Giuk, lui dit : Je suis la femme 

la plus infortunée; fêl perdu cinq maris, deux filles, trois 

iœaars, huit firères, et cependant je yis encore. 

c Godrune ne peut plàirer, tant elle regrette son^poux, 
tiffll cdle soHfTre prôs^ da corps de Sigurd I 

a Herberge, reine de la terre des braves, dit : Mon destin 
est plus triste encore ; mes sept liis et mon époux sont morts 
en combattant dans tes contrées du Sud. Le vent a sur les 
flots trahi ma mère, m6n père, mes quatre frères ; les vagues 
ont brisé letn* navire. Moi-même j'ai dû leur rendre les der^ 
niers honneurs, les conduire au toml)eau et préparer leur 
sépulture. Cette même année, accablée de souffrances , pri» 
vée d'appui, je fus faite prisonnière, à l'issue d'une bataille, 
le damier jour de l'an. 11 mé fallut chaque jour chaossar et 
habiller ta femme d'un Erse, au milieu dss menaces et des 
coups. Jamais plus digne mari ti'eut une plus méchante 
fennne. 

c Gudrune ne peut pleurer, tant elle regrette son époux, 
fasl elle souffre près du corps de Sigurd ! ' • . 

« Guidraude , fille de Giuk , dit alors : Si sage que ta 
sois, mère nourricière, tu ne sais pas consoler une jeune 
feiiime. 

«: Elle veut que le corps du roi soit découvert ; elle enlève 
elle-même l'étoffe qui lé voile, et tourne le visage vers Gu- 
drune. Vois, s'écrie-t-elle y ton bien-aimé; que tes lèvres 
touchent ses lèvres, comme si tu l'embrassais vivant encore! 

c Gudrunejette un regard, et voit les cheveux du roi tadbyés 



352 LITTÉRATURE &U NORD. 

de sang, les yeux da héros fermés, la poitrine du prince 
traversée par Tépée. Elle se rejette sur son lit; les liens de 
sa chevelure se dénouent, la rougeur lui monte au visage, et 
une pluie de larmes tombe sur ses genoux. Alors Gudrune, 
fille de Giuk , pleure ; les larmes ont trouvé un passage , et 
ses oiseaux chéris répondent à ses sanglots. » 

Plus éplorée encore et plus furieuse, Bnmhilde, dont la 
sombre jalousie a causé le meurtre de Sigurd^ rassemble 
$es serviteurs et leur ordonne d'élever un bûdier sur leqpid 
elle partagera son sort : 

c Élevez-le, dit-cdlc, dans la plaine , assez large pour 
nous tous qui devons mourir avec Sigurd. Qu'on le couvre 
de voiles et de boucliers et de riches tapisseries, ^ qu'on 
brûle auprès de moi le guerrier. Qu'on brûle de l'au- 
tre côté mes serviteurs ornés de colliers précieux ; que deux 
soient à la tête avec deux éperviers; égal doit être le partage! 
Qu'entre nous on place l'épée d'or, l'épée à la pointe acérée, 
comme elle fut placée le jour où nous montâmes dans la 
même couche, où nous fûmes appelés du nom d'époux. Ainsi 
les portes étincelantes deValhalla ne retomberont pas conbre 
nous. Accompagnés de mon cortège, notre voyage ne sera 
pas sans éclat; car cinq de mes servantes l'escortent, et huit 
serviteurs de haute naissance , et l'esclave qui a bu le même 
lait que moi. J'en ai beaucoup dit; j'en dirais plus encore si 
le glaive me permettait de parler. La voix me manque , ma 
blessure s'enflamme. J'ai exprimé la vérité ; c'est ainsi qu'il 
fallait mourir ! » 

Après cette scène si pathétique, où la barbarie Scandinave 
s'allie, par un heureux contraste, avec la fidélité indienne et 
les rêves enthousiastes de l'Orient , l'Edda nous montre , 
dans un autre chant reproduit par M. Marmier, Gudrune 



CYCLE ÉPIQUE. 353 

immobile » glacée par la doulem* , insensible à toute conso- 
lation ^ 

Ailleurs TEdda nous montre enfin Gudrune revenue à la 
vie, réconciliée à ses frères, unie plusieurs années après au 
puissant Atle fils de Budle, à la cour duquel paraissent, 
avec une foule de princes, Ermenric et Thiedric, chefs des 
Goths. Mais plus tard Atle ayant tué par trahison les frères 
de Gudrune, qu'il croit coupables de la mort de Brunhilde 
sa sœur, Gudrune, en proie à la fureur, massacre ses enfants, 
son époux, met le feu à son palais, et se jette dans la mer, 
dont les vagues la portent vers de lointains rivages où sa 
vie doit continuer encore. Ainsi finit cette sanglante tragédie 
dans les chants traditionnels de i'Edda. 

Sur quelle base historique repose-t-elle? Quels événements 
du moyen âge ont pu fournir la trame complexe, incohé- 
rente de ce vaste et sombre tissu, nuancé d'éblouissants 
reflets? Si le nom de Sigurd ou Sigfrid, qui fut plus tard 
celui de plusieurs rois pirates, ne s'applique à aucun de ces 
fiers conquérants qui fondèrent leur grandeur sur les débris 
de Rome , s'il en est de même de Hagen son meurtrier, 
Gundar et ses frères, fils de Giuk , au contraire, repré- 
sentent évidemment les trois rois Gondicaire, Godomar et 
Gislahar, fils de Gibic, premiers chefs connus des Burgon- 
des, établis entre le Rhin et le Rhône vers Tannée 450, épo- 
que de rinvasion d'Attila dont le despotisme farouche est 
singulièrement affaibli dans la légende. Le Burgonde Gon- 
dicaire combattit à Chàlons, comme allié du Franc Mérovée, 
l'armée innombrable det Huns, dans laquelle pouvait se 
trouver le chef des Ostgoths Theudcric l'Ancien, que la 



Chants du Nord^ par M. Marinier, Paris, 4842. 

23 




354 LITTÉRiTURE DU NORD. 

légende confond sans cesse avec son nevea Theuderic le 
Grand, dont la domination en Italie n'eut lieu que quarante 
ans plus tard. Un anachronisme plus fort rapprodie même 
celui'Ci, dans la tradition Scandinave et germanique, d^Er- 
menric, premier conquérant golb, vaincu en Sarmatle vers 
876 par le roi des Huns Balamir. iinsi les sc^des réunis- 
saient et confondaient dans leur mémoire, par un vague 
sentiment d'admiration et de terreur, les princes et les 
peuples de cette sanglante époque , si grande, si glorieuse i 
leurs yeux, qui commençait pour eux lliistoire de la patrie 
et projetait ses lueurs sur toute l'antiquité. 

A répoque de Theuderic le Grand, et aussi de €lodv(rig oo 
Clovis, roi des Francs, qu'une inexplicable réticence a exdu 
de tous ces conflits, régnait sur les Burgondes l'astucieux 
Gondebaud, fils de Gondioc et frère de Chilpéric, qu'il avait 
tué pour parvenir au trône. La fille de celui-ci, la célèbre 
Clotilde, poussa Clovis à venger ce meurtre, qui fit couler 
le sang d'une foule de braves. Est-ce en elle qu'il faut re- 
"connaltre le type primitif de Crimhilde , la Gudrune Scan- 
dinave, d'abord si pure, si douce et si pieuse, ensuite si 
implacable et si cruelle? D'un autre côté, Brunhilde la 
Yalkyrie a-i-elle quelque rapport avec Brunehaut épouse de 
-Sigebert ; ee qui rapprocherait alors 'de Frédégonde, Crim- 
hilde, la furie vengeresse ? Aucune de ces questions n'ad- 
met une réponse précise. La présomption la plus probable 
' est que ces divers faits et ces divers caractères historiques, re- 
cueillis, célébrés par les scaldes dans leurs migrations inces- 
santes du nord au midi et du nïldi au nord, se sont enfin 
combinés sous cette forme abrupte et variable sous laquelle 
on les voit apparaître dans les traditions du huitième siècle, 
traditions modifiées à leur tour, étendues, trop souvent affai« 



CYCLE ÉPIQUE. 355 

blies dans les chants plus élaborés et plus brillants des min- 
nesinger. 

L'époque où fut composée en Allemagne la grande épopée' 
des Nibelunges , telle que nous la possédons maintenant, est 
sans contredit la fin du douzième ou le commencement du 
treizième siècle, Tépoque de la splendeur du Hobenstaufen, 
comme le prouvent, non-seulement la langue qui est Talle- 
manique le plus pur, mais encore l'introduction de certains 
personnages inconnus à la première légende, tels que Pelle- 
grin, évéque de Passau, et Rudiger ou Roger, margrave de 
Bachelar, appartenant tous deux au dixième siècle ; le der- 
nier surtout, type parfait de chevalerie, dont les courses en 
Orient, les malheurs, les exploits, retombent en partie dans 
la fable , mais dont le nom réel existe dans les chroniques 
conmie ayant gouverné rÂutriche avant Léopold de Bam- 
berg. Un autre indice, qui ressort assez clairement de l'ap- 
parition de ces deux personnages comme vassaux de la 
cour d'Attila, dont la capitale était Vienne, est la prédilection, 
du poète pour toute la contrée du Danube, en opposition aux 
bords du Rhin où périt le magnanime Sigfrid. Rien n'est 
dit en faveur de la Thuringe ou de la Saxe, qui figurent 
comme pays tributaires; rien en faveur des Magyares de 
Hongrie, dont le nom n'est pas même mentionné. Ces motifs 
joints à d'autres plus décisifs encore , fondés sur le style 
simple, austère et calme, exempt d'ornements superflus, qui 
distingue éminemment cette œuvre , ont fait exclure le bril- 
lant Eschenbach et le sentencieux Klingsor de la série des 
poètes auxquels on pouvait l'attribuer. Restent encore deux 
concurrents sérieux, Conrad de Wurzbourg et Henri d'Ofter- 
ding. L'un, auteur avoué de plusieurs grands poèmes suffi- 
sants pour absorber la vie d'un homme, offre d'ailleurs des 




356 LITTÉRATURE DU NORD. 

traces nombreuses de décadence. L'autre, jouissant pendant 
le moyen âge d'une renommée immense que rien ne justi- 
fierait, si ce n'est quelque œuvre capitale dont alors on le 
savait l'auteur, défend avec une noble audace, dans la célèbre 
lutte de Wartbourg, la maison souveraine d'Autriche contre 
celles de Thuringe, de Henneberg, de France, exaltées par 
ses adversaires ; il représente ainsi évidemment le génie de 
l'Allemagne orientale luttant, à avantage égal, contre celui 
de l'Allemagne occidentale, et opposant aux séduisantes fic- 
tions empruntées à la muse étrangère les austères souvenirs 
de la patrie. Tout semble donc se réunir pour confirmer 
l'opinion judicieuse des frères Schlegel qui proclament Henri 
d'Oflerding le chantre anonyme des Nibelunges. 

Quant au titre singulier de ce poème , il est tiré du nom 
des princes burgondes qui comptaient un roi Niflung ou 
Nibelung, fils des brouillards, parmi leurs fabuleux ancê- 
tres. Ce nom est opposé dans l'Edda à ceux des Yolsunges, 
des Amelunges et des Budiunges, héros Scandinaves, gothi- 
ques et hunniques, ancêtres de Sigurd, de Thiedricet d'Aile. 



FOEME DES NIBELDMCES. 357 



XXX 



l^oëme des Mlbelani^es. 



La première partie du poème des Nibelunges, dont le ca- 
ractère distinctif est le calme et la grâce , présente ces qua- 
lités dès le début, comme le montrent ces premiers vers 
dans leur simple et naïve harmonie : 

Uns ist in alten mâren 
Wunders vil geseit 
Von heleden lobebàren. 
Von grozer arebeit ; 
Von f rende unt hochgeciten^ 
Von tveinen unt klagen^ 
Vou kûner recken striten^ 
Môget ir no wunder hôren sagen. 

% Les anciens récits nous racontent les travaux, les ex- 
ploits des guerriers magnanimes ; maintenant leurs joies 
et leurs festins , leurs douleurs et leurs larmes , et leurs 
luttes héroïques y vont vous émerveiller encore. 

€ En Bourgogne vivait une noble fille, la plus belle qu'on 
pût voir dans le monde ; Crimhilde était le nom de cette 
princesse si belle, pour qui tant de guerriers devaient perdre 
la vie. 

< Elle était protégée par trois rois riches et nobles, Gun- 
tber et Gernot, chefs vaillants, et le jeune Giselher, le géné- 
reux guerrier. Tous trois étaient unis pour protéger leur 
sœur. » 




358 LITTÉRATURE Bt NORD. 

Le poète nomme ensuite leur mère Uta, veuve du roi 
Dankrat descendant de Nibelung, qui leur avait laissé 
Worms et son territoire défendus par de belliqueux vas- 
saux, parmi lesquels se distinguent surtout Hagen de Tro- 
neg y Dankwart son frère, et Volker son ami. Puis il nous 
ramène vers Crimhilde : 

€ Au milieu de tous ces honneurs, Crimhilde rêva un jour 
qu'elle élevait un faucon plein de force, de beauté, de cou- 
rage, que deux aigles déchirèrent sous ses yeux épouvantés 
de ce cruel spectacle. 

« Elle raconta ce songe à sa mère qui ne put l'expliquer 
d'une manière favorable : — Ce faucon élevé par toi est un 
noble chevalier. Que Dieu veille sur lui , sinon tu le per- 
dras ! » 

En vain la jeune fille se récrie et repousse toute idée de 
mariage ; le chant suivant, par un heureux contraste, amène 
sur la scène son vainqueur : 

< En Nerlande vivait le fils d'un roi puissant ; le père s^ap- 
pelait Sigismond et la mère Sigelinde. Leur château, dont 
le nom était connu au loin, s'élevait à Santen sur le Rhin. 

< Sigfrid était le nom du guerrier intrépide et agile. Son 
courage le poussa vers une foule de pays ; il signala sa force 
dans les contrées lointaines , jusqu'à ce qu'il éprouvât la 
bravoure des Burgondes. 

« Avant même d'avoir atteint l'âge d'homme, il avait de 
sa main accompli des merveilles dignes d'être à jamais célé- 
brées, mais que nous sommes forcés de passer sous si- 
lence. » 

Telle est la simple exposition du poème , tel est le cadre 
habilement tracé par l'homme de goût et de génie qui ne 
fait qu'indiquer, dans les mots qu'on vient de lire , la jeu- 



POEME DES NIBELUNGES. 359 

nesw ma^eilleose de Sigfrid, ces exploits gigaolcsqaes du 
Sigurd Scandinave, lesquels eussent détruit l'unité de son 
plan, si, à l'esemple des poètes de son époque, il avait pris 
son héros au berceau. Remarquons aussi avec quelle gr&ce 
naive se présente Crimhilde , la Gudrune de l'Edda , et quel 
reflet mélancolique jette sur elle ce songe mystérieux, 
avant-coureur de toutes ses douleurs. Ce faucon si noble et 
si fier, ce type chevaleresque de Sigrrid, ne rappelle-t-il pas, 
par une coïncidence évidemment fortuite , mais cependant 
bien digne de remarque , ce cygne aux ailes étïncelantes 
qui, dans un des plus beaux épisodes du poème indien du 
Hahabharat, fait connaître à Damayanti le héros digne de 
son amour ? 

Sigfrid, inslruit par la renommée de l'incomparable beauté 
de Crimhilde, veut s'en assurer par lui-même, et obtient, 
après de vives instances, le consentement de son père à ce 
voyage aventureux. Il part à la tête d'une brillante escorte, 
et, après plusieurs jours de marcbe, arrive aux frontières 
de la Bourgogne ; il provoque , suivant l'usage Scandinave , 
le roi lui-même h un combat singulier. Le défi est refusé, 
et le guerrier admis à faire son entrée dans la ville, où il 
est reçu avec de grands honneurs par tes paladins et par les 
dames, mais où ses yeux cherchent vainement Crimhilde. 
La princesse, cachée dans son palais, a entrevu cependant, 
h travers un treillage, le noble front, la démarche majes- 
tueuse, la beauté chevaleresque de Sigfrid; et l'amour s'em- 
pare de son cœur avant même que Sigfrid conçoive le moin- 
dre espoir. Cet amour, elle l'ignore elle-même dans sa 
douce candeur virginale ; elle ne croit rendre au jeune 
héros que Fhommage dû à sa valeur. Bientêt celte valeur 
se manifeste dans l'intérêt de ses nouveaux hâles. Les rois 




360 LITTÉRATURE DU NORD. 

de Saxe et de Danemark veillent imposer leur suzeraineté 
au roi des Burgondes, quUls menacent de la guerre. Sigfrid 
offre son bras à Gunther pour repousser cette odieuse exi- 
gence; et, dès le début du combat, il terrasse et fait prison- 
niers les deux rois qu'il livre à son ami. Gunther recon- 
naissant lui permet enfin de voir, au moment de son retoar 
triomphal, celle pour qui soupire son cœur, et dont, sans le 
savoir, il a fait la conquête : 

< Quand elle vit approcher le héros intrépide, une douce 
rougeur colora son visage : — Je vous salue, dit-elle, sei- 
gneur Sigfrid, noble chevalier! — A ces mots, le cœur du 
guerrier palpita d'allégresse. 

a S'inclinant humblement, il lui offrit la main. Ah! qu'il 
était heureux de marcher auprès d'elle, et quels regards 
d'amour, mais en toute convenance , échangèrent le cheva- 
lier et la dame ! » 

Toutefois , pour couronner ce noble et pur amour, la 
bravoure de Sigfrid, si souvent victorieuse, sera mise à une 
nouvelle épreuve. Gunther veut à son tour conquérir une 
épouse , et sa passion aventureuse le fait aspirer à Bmn- 
hilde, reine d'Islande, belliqueuse Valkyrie d'une force sur- 
humaine. Il réclame de Sigrrid son appui, dont la main de 
Crimhilde sera sa récompense. Gunther part, malgré les 
larmes de sa sœur; et le chef nerlandais l'accompagne avec 
joie vers celle terre mystérieuse hérissée de châteaux gar- 
dés par de nombreuses phalanges. Toutes obéissent à l'al- 
tière Brunhilde , qui ne reconnaîtra pour époux et pour 
maître que celui qui la vaincra dans un tournoi, où la dé- 
faite entraînerait la mort. Une foule de chevaliers ont déjà 
succombé ; Gunther, toutefois, se présente plein d'audace; 
mais ses efforts sont vains, et la forte amazone est sur le 



POEME DES NIBELCNGES. 361 

point de le terrasser, quand Sigfrid, invisible sous le cas- 
que magique qu'il conquît jadis en Norvéïçe avec le riche 
trésor des Nibelunges , renverse Bruntiilde de son che- 
val et la force à s'avouer vaincue. Gunther, son vain- 
queur apparent, est alors accepté par elle, et le brillant 
cortège, auquel se joignent les braves que Sigfrid a rame- 
nés de Norvège, des états d'Albéric dont il est suzerain, 
s'achemine vers la ville de Worms où se célèbrent les deux 



Sigfrid, messager de bonheur, est l'époux fortuné de 
Crimhilde ; mais Gunther est soumis à de tristes épreuves, 
et l'intervention mysiérieuse , mais loyale et chevaleresque 
de son ami, est nécessaire pour arracher à Brunhilde la cein- 
ture qui la rend invincible. Elle croit toutefois n'obéir qu'à 
Gunther, qui laisse bienldt partir pour Santen, Sigfrid com- 
blé d'honneurs, accompagné de sa jeune épouse, objet 
d'amour et de vénération pour le peuple que Sigismond 
son père a confié à sa royale tutelle. 

. Pendant dix ans, il règne ainsi en paix sur ses possessions 
et ses conquêtes. Un fils lui nait ainsi qu'à Gunther; une 
Tive affection semble unir les deux princes. Hais Brunhilde, 
inquiète de l'éclat qui entoure au loin sa belle-sœur, veut la 
voir paraître à la cour avec Sigfrid, qu'elle croit un oublieux 
vassal. Le roi, accédant à ses vœux, envoie des messagers à 
Sigfrid, et prépare à Worms des fêtes magnifiques pour la 
réception de son beau-frère. Les deux princesses, présentes 
à un tournoi , contemplent leurs époux avec une joie ja- 
louse : 

< —r Mon noble seigneur, dit Crimhilde, serait le digne 
chef de toutes ces provinces. 

c — Cela pourrait être, dit Brunhilde, si v 



;i vous étiez scub ^H 



362 LITTÉRATURE DU NORD. 

sur la terre ; mais jamais cela ne sera tant que vivra le roi 
mon époux. 

« — Vois, repartit Crimhilde, avec quelle majesté Sigfrid 
marche au milieu des guerriers, comme la lune éclipsant les 
étoiles ; j*ai bien raison d'en être fière ! 

€ — Quelque braire et majestueux qu'il soit, répondit vi- 
vement Brunhilde, Gunther, ton noble frère, est le plus puis- 
sant des monarques ! » 

Bientôt la querelle s'anime et s'aigrit, les cortèges des deux 
reines se séparent au moment d'entrer à l'église. Brunhilde 
humilie publiquement sa rivale, et celle-ci, outrée de colère, 
lui lance alors le plus cruel outrage, dont Texplication mys- 
térieuse lui fut jadis confiée par l'imprudent Sigfrid. Concu- 
bine ! à ce mot Brunhilde pleure , mais ses larmes deman- 
dent des flots de sang. Hagen, le plus vaillant des vassaux de 
Bourgogne, qu'une sombre envie excite contre le prince du 
Nord, lui jure de la. venger, et arrache, non sans peine, l'as- 
sentiment du roi qui doit tant à Sigfrid. En vain une récon- 
ciliation apparente a semblé rapprocher les deux princes ; on 
suppose une guerre imminente. Sigfrid ofTre son bras à ses 
hôtes ; et la crédule Crimhilde, qui tremble pour ses jours, 
indique à Hagen, qu'elle croit son ami, le seul endroit du 
corps où son époux, rendu jadis invulnérable par le sang du 
dragon de Norvège, soit encore accessible au fer ; lui don- 
nant ainsi pour protecteur celui qui a juré sa perte. On pré- 
pare alors une chasse royale qui doit précéder le départ. 
Sigfrid, étranger à toute crainte, s'y livre avec son ardeur 
impétueuse, et fournit au poète l'occasion d'une peinture 
pleine de vivacité et d'intérêt. 

Sigfrid avait dépassé tous les chasseurs; rien n'avait pu 
résister à sa force et à son courage indomptable : loups, 



POEME DES NIBELUMGES. 363 

cerfs, buffles, sangliers, expiraient pêle-mêle sous ses Iraits, 
et déjà les sons perçants du cor annonçaient le festin cham- 
pêtre, quand soudain il aperçoit un ours énorme qui s'en- 
fonçaitHans la forêt. Le poursuivre, le terrasser, le garrotter 
de fortes cordes et le suspendre au pommeau de sa selle est 
pour Sigrrid l'affaire d'un instant. Puis, arrivé au lieu du 
festin, il délie tout à coup les cordes; l'ours bondit, les 
chiens fuient, les chasseurs se dispersent en désordre, ren« 
versant les plats et les viandes. Sigfrid s'élance alors à sa 
poursuite, et son trait, rapide comme l'éclair, s'abreuve 
bientôt du sang du monstre. 

Fatigué de tant de prouesses, il prend une large part au 
festin, où s'amoncelle tout le gibier de la chasse; mais, par 
une précaution perfide, le vin a été oublié. Sigfrid, dévoré 
de soif, court sans armes vers une claire fontaine que Hagen 
lui indique de loin, et, pendant qu'il se penche sans défiance 
pour approcher ses lèvres du breuvage salutaire, le traître, 
qui l'a suivi, plonge son javelot entre ses deux épaules, à 
l'endroit vulnérable dont il savait le secret. Rien de plus 
pathétique que la mort de Sigfrid, ainsi que la décrit le 
poète : 

« Chancelant, il se redresse au bord de la fontaine, por- 
tant le javelot enfoncé dans son cœur. Il cherche un arc, ua 
glaive, pour rendre à Hagert le prix qui lui est dû. 

« Blessé grièvement, il ne trouve plus son glaive; son 
bouclier lui reste, il le relire de l'eau, s'élance vers le traître 
et l'atteint. 

€ Près de mourir, il frappe avec tant de force qu'au loin 
jaillissent les pierres précieuses et que le bouclier éclate avec 
fracas. # 

« Hagen fléchit sous sa main redoutable, la for^ retentit 




364 LITTÉRATURE DU NORD. 

de ses coups redoublés. S'il avait eu son glaive, son ennemi 
périssait, tant il était terrible en son courroux ! 

« Cependant il pâlit, ses forces l'abandonnent ; la mort 
se peint dans les traits de celui que pleureront les nobles 
femmes. 

*« L'époux de Crimhilde tombe au milieu des fleurs et son 
sang s'échappe à grands flots. Alors, dans son angoisse, il 
exhale ses plaintes contre ses perfides meurtriers : 

« — Lâches et méchants que vous êtes , vous me tyez 
pour prix de mes services, pour prix de ma fidélité; est-ce 
ainsi que vous récompensez vos amis ? 

« Ce sera pour votre race une honte inefiTaçable ; car je 
succombe à une atroce vengeance, et tout brave chevalier 
vous nommera félons ! — 

« Les guerriers en foule accoururent. Pour la plupart 
d'entre eux ce fut un jour de deuil ; car tout cœur loyal le 
plaignit ainsi qu'il l'avait mérité. 

« Le roi des Burgondes voulut aussi le plaindre ; mais le 
héros blessé à mort lui dit : — Pourquoi gémir sur le mai 
qu'on a fait? On ne mérite que blâme ; il fallait s'abstenir! 

« — Eh, pourquoi donc pleurer? reprit le cruel Hagen. 
Toutes nos peines sont finies ; car je vois peu d'ennemis qui 
puissent nous braver maintenant. Je m'applaudis d'avoir 
acqpmplis cette grande œuvre. » 

« — Vous vous vantez sans peine, dit Sigfrid ; mais si j'a- 
vais pu connaître vos pensées meurtrières, j'aurais bien su 
me garder de vos coups. C'est Crimhilde, mon épouse, pour 
qui mon cœur gémit. 

« Que Dieu ait pitié de mon fils , qui apprendra plus 
tard l'opprobre de ses proches, coupables d'un i^ssassinat! 
Que ne puis-je le celer? Je mourrais sans regret. — 



POEME DES NIBELUN6ES. 365 

c Puis il dit, accablé de douleur : — Noble Gunlher, si 
\ous voulez faire encore quelque bien sur cette terre, pre- 
nez soin de ma fidèle épouse. 

« Souvenez-Yous qu'elle est votre sœur; au nom de votre 
foi royale, protégez-la de tout votre pouvoir. Bien longue 
seraTattente de mon père, de mes braves; jamais on n'aura 
vu de plus cruel veuvage ! — 

« Cependant de toutes parts les fleurs étaient rougies du 
sang qui s'écoulait de sa blessure mortelle. Sa lutte ne fut 
pas longue; la mort trancha ses jours, et les paroles expirè- 
rent sur ses lèvres. » 

Est-il possible de lire sans émotion toute cette scène de la 
mort du héros si confiant, si brave, si résigné, si généreux? 
Ce passage, trop peu cité par les critiques entraînés par Tiu- 
térèt puissant qui s'attache aux derniers chants du poème, 
nous parait un des plus remarquables , un des plus parfaits 
de tout l'ouvrage, celui qui peint le plus vivement l'admi- 
rable caractère de Sigfrid. Le guerrier blessé par un traître 
qui lui-même est plein de force et d'audace, le domine telle- 
ment par sa vaillance que, sans armes, le javelot dans le 
cœur, il l'abat tremblant à ses pieds. Puis, pendant que sa vie 
s'échappe avec son sang, quelles nobles et touchantes paroles 
nous peignent ses sentiments intimes, son horreur de la 
perfidie, sa loyauté inaltérable, son magnanime ouUi des 
injures ! Quelle réserve et quelle dignité dans les reproches 
qu'il adresse à Gunlher ; quelle tendre délicatesse dans cet 
amour qui le porte à courber la tète devant son cruel ennemi 
pour lui recommander en mourant sa Crimhilde, son épouse 
chérie ! Nous ne craignons pas d'affirmer que les dernières 
paroles de Patrocle et d*Hector, de Mézence et de Turnus, 
dans Homère et Virgile, n'égalent pas pour le pathétique les 



366 LITTÉRATURE DU NORD. 

adieux du héros Scandinave, aussi terrible dans les combats 
que le plus brave des héros grecs, aussi résigné dans sa 
mort que Yajnadattas, le jeune brahmane, le type de la piété 
filiale, dans Tépopée indienne du Ramayan. Aussi, après la 
lecture de ces strophes, s'étonne-t-on moins, suivant ks 
mœm*s du siècle, que tant de vertu ait provoqué tant de 
larmes, et que ces larmes amères aient coûté tant de sang. 

Le féroce Hagen a déposé, par un raffinement de haine, 
le corps mutilé de Sigfrid devant la chambre même de 
Crimhilde. A son réveil, c'est le premier spectacle qui frappe 
ses yeux épouvantés. Eperdue, elle tombe en défaillance; 
puis elle entoure de ses blanches mains les restes inanimés 
de son époux ; elle voit ses traits défigurés» son bouclier in- 
tact : « C'est un meurtre, » dit-elle ; et sa pensée, prompte 
comme Féclair, se porte aussitôt sur Hagen, ministre des 
vengeances de Brunhilde. Le vieux Sigismond se réveille à 
son tour et vient se jeter sur le corps de son fils, suivi des 
guerriers nerlandais dont les regards terribles sont obscurcis 
de larmes. Les cris de douleur retentissent de tQ.utes parts; 
il s'y mêle des cris de guerre que Crimhilde s'eflforce d'a- 
paiser, se réservant plus tard le jour de la justice. Mais lors- 
qu'au convoi de Sigfrid, le roi son frère se présente devant 
elle les yeux humectés de larmes feintes, elle ne craint 
pas de l'accuser en face de connivence avec le meurtrier. 
Quant à Hagen , les plaies de sa victime qui se rouvrent à son 
aspect sont une voix du ciel qui appelle sur sa tête une ven- 
geance implacable et terrible. 

Rien ne peut consoler la noble veuve restée seule au- 
près de sa mère, après le départ de Sigismond. Vivant 
dans une austère retraite auprès du tombeau de sou 
époux, elle refuse pendant trois années d'adresser la parole 



POEME DES NIBELUNGES. 367 

à G^ttier. Ses deux autres frères, Geruot et Giselher, ce 
.^pniier surtout, modèle de loyauté, innocents tous les deux 
de la mort de Sigfrid, ont seuls accès auprès d'elle. Enfin, 
une récoBciliatiou s'opère, et Crimhilde consent à réclamer, 
par Fentremise du roi des Burgondes, le trésor de Sigfrid, 
déposé en Norvège sous la garde du nain Âlbéric. Ses ordres 
sont promptement suivis ; Albéric obéit au message de sa 
souveraine, et bientôt des monceaux d'or arrivent àWorms, 
où Crimhilde ne les emploie chaque jour qu^à des fondations 
pieuses eu l'honneur de Sigfrid. Cependant Hagen, ulcéré et 
alarmé, conseille au roi de s'emparer de ces richesses. Les 
deux autres frères s^y opposent ; mais Gunther, entraîné par 
des conseils perfides , toujours sans force contre le mal , 
laisse Hagen dérober le trésor et le précipiter dans le Rhin, 
qui, dit-on, le recèle encore. Dès lors, le ressentiment de 
Crimhilde, aigri par ce nouvel outrage, s'enfonce et s'accroît 
dans son cœur fermé désormais à toute joie. Dix années elle 
languit ainsi dans sa captivilé cruelle, isolée de tous, con- 
centrée dans sa haine, attendant du ciel la vengeance qu'elle 
invoque, sans toutefois la prévoir. 

Telle est la mise en scène de cette grande épopée con- 
sacrée à la gloire de Sigfrid, qui la remplit non-seulement par 
sa vie , mais par sa mort et par ses funérailles , source 
d'exploits merveilleux et d'horribles vengeances. Son carac- 
tère franc, noble, intrépide, prédestiné à un trépas précoce, 
irréfléchi dans sa force invincible, est exactement celui 
d'Achille , quoique la place qu'il occupe dans le poème et 
llnfluence qu'il y exerce soit plutôt celle de Patrocle vengé 
par des torrents de sang. L'instrument fatal de cette expiation 
ne sera plus, comme dans Homère, le brave des braves, ulcéré 
de la mort funeste d'un ami; mais une femme, d'abord vierge 



368 LITTÉRATURE DU NORD. 

timide, fille dévouée, épouse affectueuse, comme Androisia- 
que ou Pénélope, puis beauté incendiaire, implacable furie, , 
comme Hélène ou plutôt comme Médée. Cette transformatios 
de Crimbilde et le contraste de couleurs qui en résulte entre 
les premiers chants que nous venons d'analyser et les der- 
niers chants qui vont suivre, ont fait croire à quelques criti- 
ques que le poème n'était pas homogène, qu'il était l'œuvre 
de deux ou plusieurs poètes ; opinion d'ailleurs à la mode, 
que l'on n'a pas craint d'appliquer au plus grand de tous les 
chefs-d'œuvre, à Tlliade, l'ensemble le plus complet, le plus 
harmonieux qui existe, à l'Iliade où les caractères, vivement 
tracés dès le début, se soutiennent dans toutes les circon- 
stances, dans les complications les plus variées , avec une 
force, une netteté, une constance qui ne se démentent pas 
un instant, et qui dominent par l'unité du trait d*in- 
nombrables péripéties. Il est donc naturel que cette suppo- 
tion banale, à laquelle l'Enéide, la Divine Comédie, semble- 
raient offrir plus de prise si l'histoire n'était là pour les dé- 
fendre, ait été appliquée aux Nibelunges, dont l'auteur, plus 
mystérieux qu'Homère, reste couvert d'un voile impéné- 
trable. Toutefois nous ne pensons pas, qu'après une lecture 
attentive et dégagée de toute prévention , il soit possible de 
refuser au poète allemand plus qu'au poète grec l'unité 
d'invention, de disposition et de style, qui forment, à des 
degrés divers, leur glorieuse personnalité. 

La transformation de Crimhilde, qui agit sur tout ce qui 
l'entoure, se trouve déjà en germe dans cette première partie 
où les outrages répétés qu'elle essuie, avant et après le meur- 
tre de Sigfrid, blessent son cœur, exaltent sa fierté, et chan- 
gent son amour en vengeance. L'inflexible méchanceté de 
Haçen, personnage odieux, mais dont l'ardent courage et la 



YOEME DES NIBELUN6ES. 369 

foi fitodale tempèrent Tatrocité, ne se dément pas un instant 
^"^eommencemeht jusqu'à la fin du poème. Guntherest tou- 
jours irrésolu et faible, malgré sa bravoure personnelle, 
Gemot toujours prudent, Giselher toujours généreux. Brun- 
hilde reste vindicative et fière, quoique privée de cette 
force surhumaine dont elle conserve Timportun souvenir. 
Dankwart, le frère dévoué de Hagen, et Yolker, l'intrépide 
troubadour, commencent aussi dès le début ce rôle de cons- 
tance chevaleresque qu'ils soutiendront jusqu'à la fin du 
drame, qui sera aussi celle de leur vie. Partout les caractères 
des personnages se croisent et se combinent d'une manière 
admirable pour préparer la sanglante catastrophe qu'nmène- 
ront leurs passions indomptables. Avec Sigfrid tout ce bril- 
lant cortège, comme illuminé de sa gloire, flottait dans une 
sphère radieuse, soumis à une même destinée, aspirant 
à un même bonheur ; après lui, la nuit, la tempête, l'épou- 
vante, la lutte acharnée, les éclairs qui sillonnent les nuages, 
les coups de foudre qui frappent et qui tuent. 



XXXI 



Poëme des lVlbelmi|^efli 



La seconde partie des Nibelunges voit se développer dans 
une série de scènes de plus en plus tragiques, de plus en plus 
déchirantes et lugubres, les conséquences funestes du meurtre 
de Sigfrid qui forme le nœud de tout le poème. Au début ap- 
parat un nouveau personnage que le roman emprunte à 
l'histoire, mais qu'il façonne à son caprice, transformant 

24 



370 LITTÉRATURE DU NORDw^ 

Etzel, le terrible Attila, eu un roi crédule et débonnairç qui 
yit en paix dans ses immenses domines, sur les rives b^ 
. tilcs du Danube, entouré d'une cour magnifique à laquelle il 
ne manque qu'une reine pour briller d^uu éclat sans pareil. 
Veuf de Helke sa première femme, il songe à demander 
Crimhilde dont l'esprit et la noble constance sont. célébrés 
dans toute la Germanie. 

Daz geschah m den geciten 
Do frou Helche erstarpj 
Unt daz der chunic Ezele 
Ein ander wip warp» 
Dq ritten sine friunde 
In Buregonden lanty 
Zeiner werden witewen 
Diu frou Chriemhilt gênant. 

Ses messagers partent pour la Bourgogne, et à leur tète. 
Rudiger, margrave- d'Autricbe, type de loyauté chevaleres- 
que, que le poète, par un anachronisme volontaire, a rappro- 
ché de cette époque. Toutes ses prières échouent d^abord 
auprès de l'inflexible veuve, fidèle à son premier amour 
et peu soucieuse d'ailleurs d'épouser un païen ; une seule 
promesse parvient à l'ébranler : 

« — Séchez vos larmes, dit Rudiger, quand vous n^auriez 
dans le pays des Huns que mon épée et celles de mes amis, 
toutes vos douleurs seraient vengées. — 

< A ces mots, le cœur de Crimhilde s'épanouit : — Jurez, 
s^écrie-t-elle, que vous serez le premier à punir quiconque 
a causé mes angoisses. — Je le ferai, lui dit le margrave. — 

« Et Rudiger jura avec tous ses vassaux d'obéir à ses 
ordres et de soutenir sa cause dans le vaste pays des Bons ; 
et sa droite confirma son serment. » 



POEWΠDES NIBELUNGES. 371 

Serment irréfléchi, engagement fatal contre des ennemis 
inconnus, qui triompha soudain delà résistance de Crimhilde, 
mais d'où devaient jaillir des maux incalculables! 

La reine prend congé de ses frères, qui souscrivent avec joie 
à cette union. Un brillant et nombreux cortège de chevaliers 
et de dames raccompagne à travers la Souabe et la Bavière 
jusqu'au château de Rudiger, d*où elle s'avance vers la ville 
de Vienne. Devant les murs tous les princes tributaires, 
grecs, russes, polonais, tatares et goths, et parmi eux Dié- 
trich, le grand Theuderic lui-même, précèdent l'arrivée 
d'Etzel ou Attila, qui accueille sa nouvelle épouse avec de 
vives démonstrations de joie. Au milieu des tournois et des 
fêtes elle prend possession de son vaste royaume dont le 
centre est en Hongrie, dans le splendide palais d'Etzelburg. 
Pendant sept ans elle y règne honorée, et la naissance d'un 
fils qui reçoit le baptême met le comble à son ascendant sur 
le monarque soumis à ses moindres désirs. C'est alors que le 
ressentiment qu'elle nourrit au fond de son cœur se réveille 
tout à coup plus terrible ; car elle ose espérer la vengeance. 
Elle persuade à son confiant époux d'inviter à sa cour le roi 
des Burgondes et ses deux autres frères et leurs plus braves 
guerriers, afin de prouver à tous les yeux que Talliance qu'il 
a contractée n'est pas indigne de sa grandeur. Etzel se prête 
à ses vœux, lui laisse le choix des messagers, et Werbel et 
Swemmel, deux habiles troubadours, partent munis des ins* 
tructions de Crimhilde. Us ont ordre surtout de n'oublier 
personne dans l'invitation qu'ils vont faire; car elle sait que 
l'arrivée de ses trois frères peut seule entraîner celle de 
Hagen, l'odieux ennemi dont elle médite la punition san- 
glante et exemplaire. Les messagers sont bien reçusà Worms, 
l'invitation est acceptée ; et le roi Gunther, repoussant tout 




372 LITTÉRATURE BU NORD. 

soupçon, malgré les pressentiments de Brunhilde et de sa 
mère, se met en route avec Gernot et Giselher, avec Dankwart 
et Yolker, avec un essaim de serviteurs, et mille guerriers 
burgondes commandés pai* l'audacieux Hagen. Ils traversent 
la Francanie et arrivent sur les bords du Mein, où deux on- 
dines ou sirènes leur annoncent un présage funeste. Hais, ras- 
surés par Hagen, ils persistent, et marchent résolument où 
les conduit le sort. Le margrave de Bavière attaque leur avant- 
garde; il est tué à l'insu des trois princes. Rudiger au con- 
traire et sa femme Gotelinde les reçoivent avec l'hospitalité la 
plus cordiale dans leur châleau de Bechelar. Les charmes de 
leurjeunefilleonttouchéGiselher, qui la demande pour fiancée 
à son retour. La promesse en est faite, et des armes pré- 
cieuses sont offertes par Rudiger aux princes et aux vassaux 
comme gages d^une alliance amicale, qui doit, hélas! tourner 
contre lui-même. Rien de plus naïf et de plus touchant que 
cette réception chevaleresque, dernier repos du poète et de 
ses héros avant l'horrible catastrophe vers laquelle on marche 
à grands pas. A Giselher, le noble margrave avait promis sa 
fille, son bien le plus précieux. Â Gunlher il donne une 
riche cuirasse, à Hagen un bouclier, à Gernot un glaive; 
et ce sont ces mêmes armes qu'ils tourneront contre lui par 
une nécessité fatale, et ce sera ce glaive qui tranchera sa 
vie! 

Les Burgondes, escortés par Rudiger lui-même, arrivent 
devant le château d'Eizelbourg, où les accueille Theuderic ou 
Dîclrich de Vérone, Tilluslre roi des Goths, réfugié auprès 
d'Elzcl. Bientôt paraît Crimhilde elle-même dissimulant avec 
peine son courroux, qui éclate dans le feu de ses regards. 
Toutefois elle salue ses frères, et les conduit dans le palais ; 
mais les Huns, à son instigation, entourent eu foule Hagen et 



POEME DES KIBCLDXGES. 373 

Tolfcer, restés seuls daas la cour d'honneur, pendant qu'un 
quartier lointain est assigné aux hommes de l'escorte. Tou- 
tefois )a contenance martiale des deux guerriers, leur pose 
immobile sur leurs sièges, tient en suspens leurs nombreux 
ennemis. Alors Crimbilde s'avance, la télé ceinte du diadème, 
au milieu des troupes frémissantes : 

a A sa vue, l'audacieux Hngen place devant lui une 
épée étincelante dont le pommeau était une émeraude aussi 
verte que l'herbe des champs. Crimhilde la reconnut, c'était 
celte de Sigfrid! 

« Elle reconnut avec une vive douleur cette arme au 
fourreau d'or, aux glands de pourpre ; elle se rappela ses 
peines et se prit h pleurer : c'était ce que voulait son cruel 
ennemi. 

« Volker le troubadour saisit sa forte lyre, allongée 
comme un glaive à la lame acérée. C'est ainsi que, sans 
crainte, t'attendirent les guerriers, 

« ConHanIs dans leur vaillance, ils restèrent immobiles, 
refusant de lui rendre honneur. Alorfi, s'avançant jusqu'à 
eux, elle les salua de ces amères paroles : 

< — Dites-moi, Hagen, qui vous a invité à venir chevaucher 
dans ce paysT Après les maux affreux que j'ai soufferts de 
vous, il eût étéplus sage de nepas venir. — 

« Hagen lui répondit : — Je ne fus invité par personne; 
mais trois princes, dont je suis le vassal, se sont acheminés 
Ters ce pays, et dans aucun voyage je ne les abandonne. 

f — Pourquoi, répondit-elle, avez-vous mérité que je vous 
porte tant de haine 1 N'est-ce pas vous qui avez tué Sigfrid, 
mon époux hien-aimé que je pleurerai toujours î 

« — Eh I que peuvent les paroles ? reprit-il vivement ; c'est 
moi Hagen quiai tué Sigfrid, le héros de Nerlande ; il a été 




374 LITTÉRATURE DU NORD. 

piuii des outrages de Crimbilde envers BruuhUde, ma sou- 
veraine. 

< Je ne le niepaà, puissante reine, je suis l'unique causç 
de vos maux. Vous venge qui le voudra, homme ou femme. 
J'avoue hautement le tort que je vous ai fait ! » 

Crimhilde, en provoquant cet aveu si plein de fiel, espé< 
rait exciter l'indignation des Huns. Mais ceux-ci, atlérés à 
la vue des deux braves, se retirent sans conunencer l'attaque. 
La reine, forcée de différer encore et de dissimuler sa fureur, 
se rend à la grande salle du trône, où Elzel accueille avec hon- 
neur les trois rois, etHagen lui-même, élevé jadis à sa cour 
avec Wallher d'Aquitaine, le héros du Midi, célébré dans d'au- 
tres légendes. Dans la nuit, une nouvelle tentative est déjouée 
par la vigilance de Volker. Le lendemain le service diyiu est 
suivi d'un tumultueux tournois, où l'exaspération des deux 
partis éclate aux yeux d'Etzel lui-même. Bientôt un festia 
somptueux réunit les princes et les chefs avec leurs guerriers, 
tous en armes. Mais la vindicative Crimhilde a gagné Blodcl, 
le frère du roi des Huns, qui envahit soudain avec une troupe 
nombreuse le lointain édifice où dînaient en même temps les 
serviteurs des princes, commandés par Dankwart. Une lutte 
sanglante éclate, dans laquelle périt Blodel, mais dans la- 
quelle succombe toute la milice burgonde, à l'exception du 
seul Dankwart qui se fait jour jusqu'à la salle du trône. 

Aux armes! s'écrie-t-il, tous nos guerriers sont morts 1 
A ce cri Hagen lève çon épée et abat la tête du jeune Ortlieb, 
du fils d'Etzel, que le confiant monarque veqait de présenter 
à ses hôtes et de recommander à leur foi. La tête roule dan^ 
le sein de Crimhilde , autour d'elle s^amoncellent les victimes. 
Les rois burgondes, forcés de se joindre à la lutte, assaillis 
par les chefs des Huns, font autour d'eux un terrible carnage ; 



POEaTB DES NiBELDNfiES. 3T5 

lenrs guerriers nibelunges les soutiennent et les morts 
s'amoncellent sur les morts. Etzel tremble, Crimhilde gémit; 
ils sont sauvés par le vaillant Dietrich qui, resté neutre ainsi 
que Rudiger, les emmène hors de la salle funeste, sous l'es- 
corte de ses propres gardes. Les Burgondes, las de tuer, 
jettent au loin les cadavres ; et bientdt un nouveau combat 
s'engage contre Irîng, prince danois, qui les attaque avec une 
troupe nombreuse. Il succomlw sous les coups de Hagen, et 
le carnage se prolonge jusqu'au soir. Enfin les rois deman- 
dent une entrevue pour sauver leurs vassaux ftdèles. Gun- 
ther propose à Etzel un accord honorable ; Giselher s'adresse 
à sa sœur, au nom de son amitié fidèle, et celle-ci, par un 
dernier effort, écoule encore la voix de la nature : 

« Vous demandez un bienfait, et je n'ai reçu que des 
méfaits. Hagen fit mon malheur et chez vous et ici, où il vient 
d'immoler mon enfant. Que la peine en retombe sur ceux 
qui raccompagnent 1 

< — Mais livrez-nfoi mon ennemi en otage, et alors je 
vous laisserai vivre; car vous êtes mes frères et les fils de' 
ma mère. Je rapprocherai de vous tous ces chefs irrités. 

< — Que bieu nous en préserve, s'écria Gernot! Quand 
même nous serions mille, tous tes parents préféreraient la 
mort à la honte de livrer un seul homme en otage, 

€ — D faut mourir une fois, ajouta Giselher; mais rien ne 
nous fera renoncer & l'honneur ! Nous sommes là pour lutter 
contre qui veut comlwtlre ; jamais nous n'abandonnerons 
nos fidèles! > 

Ces paroles chevaleresques ont détruit tout espoir et 
étouffé dans le cœur de Grimhilde le dernier senlimentdê 
tendresse. Qu'on incendie la salle I s'écrie- l-elle furieuséT ' 
Bientôt les Qammes s'élèvent de toutes paris ; les six cents 




376 LITTÉRATURE DU NORD. 

Nibelunges qui survivent, étouffés de fumée et haletants de 
soif, s'abreuvent du sang des cadavres, et retrempent leur 
ardeur dans ce breuvage affreux. Aussi , attaqués de nouveau 
après cette nuit épouvantable sur les ruines brûlantes de leur 
salle, ils se défendent avec tant de rage que le roi et la reine, 
craignant pour leur trône, pour leur vie, après la perte de 
tant de milliers d'hommes, ont recours àTappui de Rudiger, 
qu'une égale amitié attache aux deux partis^ à qui une foi 
égale interdit le combat. Cette scène est la plus belle du poème. 
€ — Songez, lui dit Crimhilde, à l'amitié promise quand 
vous m'appelâtes à cette cour; chevalier, songez à vos ser- 
ments de me servir jusqu'à la mort. Jamais malheureuse 
femme n'en eut plus grand besoin ! 

« — Oui, sans doute, noble reine, repartit Rudiger, je vous 
ai engagé mon honneur et ma vie ; mais je n'ai pu jurer de 
sacrifier mon âme. Car c'est moi qui amenai vos frères dans 
ce pays. — 

« Elle dit : — Pense, Rudiger, à ta promesse sacrée ; pense 
au lieu et au temps où tu juras de venger mes angoisses. 
Chevalier vaillant et fidèle, ce serment, il faut l'accomplir!-- 
« Le puissant monarque le supplie à son tour, et tous 
deux se jettent à ses pieds ; ce qui navra le cœur du vertueux 
margrave. 

€ — Dieu ! s'écria-t-il, fallait-il voir ce jour, qui doit me 
dépouiller d'honneur, de probité, de toute vertu que tu 
commc'mdes. Que ne puis-je, ô Seigneur, m'affranchir par 
la mort ! 

« Quoi que je fasse, quoi que j'évite, j'agirai toujours 
mal; et, si je reste oisif, je serai méprisé des hommes. Oh ! 
puisse-l-il m'inspirer, le Dieu qui m'a fait naître ! — 
« Le roi et la reine redoublèrent leurs prières qui de- 



V 

POEME DES MBELCN6ES. 377 

valent amener la perte de tant de braves immolés de la 
main de Rudiger, çt celle de Rudiger lui-même, comme 
vous allez bientôt rapprendre. 

€ Il prévoyait quel mal en serait la suite fatale. Yolon* 
tiers il eut résisté aux désirs du roi et de la reine ; il savait 
qu'une victoire entraînerait sa honte. 

€ Il dit alors : — Grand roi , reprenez tous vos dons ; les 
terres et les châteaux, qu'ils me soient retirés; à pied je 
partirai pour les rives étrangères. 

«Dépouillé de mes biens, je quitterai le pays, emme- 
nant par la main et ma femme et ma fille , plutôt que de 
mourir ainsi déshonoré pour prix de cet or funeste ! — 

€ Etzellui répondit : — Et qui me défendra? Je te donne, 
Rudiger, mes châteaux et mes terres pourvu que tu me 
venges de mes ennemis; tu siégeras près de moi comme un 
puissant monarque. 

€ — Que faire ? hélas ! s'écria Rudiger : j'ai admis ces guer- 
riers sous mon toit ; je leur ai présenté aliments et breu- 
vage; ils ont reçu mes dons et je les immolerais ! 

« C'est à tort que la foule me croit pusillanime; mais 
je leur ai voué tous mes services. Quelle honte maintenant 
de les combattre et de violer les lois de rhospitalité! 

« J'ai promis ma fille à Giselher; c'était pour elle la plus 
belle des alliances : sa vertu, son honneur, sa foi et ses 
richesses font de lui un prince accompli. — 

« Crjmhilde reprit : — Noble Rudiger, prends pitié de mes 
peines et de celles de ton roi ; coi^idère que jamais souve- 
rain n'a reçu chez lui des hôtes aussi cruels. 

« — Eh bien, dit le margrave à la reine, ma vie doit 
payer aujourd'hui vos bienfaits et ceux de mon maître. Plus 
de remède, il faut que je meure ! 




378 LITTÉRATURE DU NORD. 

< le sais bien qu'aujourd'hui, sous les coups de l'un 
d'eux 9 je laisserai vacants mes diàteaux ei mes ienres ; je 
confie à tos soins et ma femme et ma fille, et tous les fogi* 
tifs qui sont à Bechelar. '^* 

€ — Que Dieu te récompense, lui dit alors le iK>i, qui pdr* 
tage l'espoir de la reine. J'aurai soin de tous tes anik; 
mais j'espère, sur mon âme, que ta vie sera sauve. — 

« Rudiger risque alors et son corps et son &me; Griin* 
hilde elle-même en verse des larmes. — Je vais remplir, dit-il, - 
ma promesse envers toi : mourir en combattant mes amis 
les plus chers ! » 

Il se rend auprès de ses braves ; tous marchent en armei 
vers la salle des Burgondes. Â leur vue les malheureux 
princes, assiégés dans leur dernier asile, croient que leur 
délivrance approche , que Rudiger s'avance pour les dé* 
fendre. 

« — Braves Nibelùnges ! s'écria le loyal chevalier, défen- 
dez-vous ; je viens, hélas ! pour vous combattre. Jadis nous 
fûmes amis, et nous sommes ennemis. 

« — Que Dieu nous en préserve ! dit aussitôt Gunther; 
renoncer à la foi, à la grande bienveillance que vous nous 
avez témoignées? Non, j'ai ferme confiance que vous ne le 
ferez pas. 

« — Je ne puis l'empêcher, répondit Rudiger; il me faut 
vous combattre et remplir ma promesse. Nobles guerriers, 
défendez-vous si la vie vous est chère ; la reine n'a pas 
voulu me rendre mon sqfment. » 

En vain Gunther rappelle au margrave Taccueil hospita- 
lier que lui doivent les Burgondes ; en vain Gernot lui mon* 
tre cette épée, don d'iynitié qu'ensanglantera la haine; en 
vain Giselher invoque pour ses amis cette alliance projetée 



POEME DES MBELUN6ES. 379 

qui faisait son bonheur. Rudiger, Cdèle à «on serment, 
mais le cœur déchiré, résiste à leur prière : 

€ — Plût à Dieu, s'écrie-l-il, que vous fussiez tranquilles 
dantTos états du Rhin, et que moi je fusse mort, conser- 
vant intact mon honneur! Puissiez-vous me survivre et 
jouir de mes dons et protéger ma femme et ma fille ! » 

Résolu de mourir, il s'élance à l'attaque, quand, du fond 
de la salle, Hagen s'écrie soudain : 

« — Arrêtez, noble Rudiger; écoutez un instant encore 
mes maîtres et moi dans nos cruelles angoisses 1 Que ga-^ 
gnera Etzel à notre triste mort 7 

« Honune magnanime , contemplez ma détresse : ce 
splendide bouclier, ce don de votre épouse, les Hans l'ont 
brisé dans mes mains qui l'avaient porté avec joie. 

« Si le. ciel permettait que j'eusse un bouclier intact 
comme celui que tu portes, Rudiger, sans cuirasse j'affronr 
terais le combat. » 

« — Volontiers je te l'offrirais , répondit le margrave, si 
j'osais le faire ici devant Crimhilde. Mais, prends-le, vaillant 
Hagen , et couvres-en ton bras , et puisses-tu l'emporter au 
pays de Bourgogne ! » 

Ce trait sublime de vertu chevaleresque provoque les 
larmes de tous ces fiers guerriers. « Ce fut, ajoute le poète, 
le dernier don qu'offrit Rudiger au moment de quitter cç 
monde, i» Hagen lui-même, tout farouche qu'il était, le reçut 
avec une émotion profonde, et jura pour lui et pour Volker 
de respecter, au plus fort de la lutte, la vie de son généveuj, 
ennemi. 

La mêlée commence acharnée et furieuse, Rudiger veut 
mourir avec gloire et remplir loyalement sa promesse ; aussi 
son bras moissonne- t-il les Burgoudes et excite-t-il l'urdeur 



M 



380 LITTÉRATURE DU NORD. 

de ses vassaux, jusqu'au moment où Gernot le provoque. 
Les héros luttent, et Gernot est blessé; mais, de cette même 
épée qu'il a jadis reçue, il immole Rudiger en expirant lui- 
même parmi des monceaux de victimes. 

Telle est la fin de ce bel épisode, le plus vrai, le plus 
émouvant, le plus parfait modèle de loyauté guerrière qu'of- 
frent les poèmes épiques du moyen âge et ceux mêmes de 
l'antiquité, sans en exclure Tlliade et l'héroïque Hector. 
Nulle part la foi chevaleresque n'a été peinte avec plus de 
pureté , d'énergie et de pathétique que dans le caractère 
de Rudiger, de ce chevalier sans peur et sans reproche, 
dont le nom et l'éminente vertu paraissent avoir fourni le 
type du Roger de Roïardo et d'Arioste , en qui se concen- 
trent et s'épurent, comme on le sait, toutes ces rares qua- 
lités trop souvent obscurcies, attribuées par les mythes à 
Renaud, à Roland, à Charlemagne et à Arthur. 

La scène suivante est encore plus lugubre. Tous les vas- 
saux de Rudiger sont morts ; son corps inanimé frappe les 
yeux d'Etzel qui rugit de douleur comme un lion furieux. Mais 
toujours inactif et lâche, ainsi que nous le peint le poète peu 
soucieux d'exalter la vertu d'un barbare qui fut l'ennemi des 
Germains, il laisse à d'autres le soin de la vengeance. Il n'a 
plus de légions à ses ordres ; mais Dietrich vit encore avec ses 
braves guerriers, Dietrich, prince indépendant, que n'atta- 
chent à la cour des Huns que les liens de la reconnaissance, 
qui réprouve la haine de Crimhilde, et qui s'était tenu jusque- 
là dans une neutralité absolue. Mais, ému de la mort de Ru- 
diger, il envoie plusieurs messagers pour la reprocher aux 
Rurgondes et pour redemander son corps. Ces messagers, 
conduits par Timpélueux Wolfart, s'arment tout à coup, en- 
traînent tous les Âmelunges, toute la garde du roi Dietrich 



POEME DES NIBELUNGES. 381 

et jusqu'au vieux Hildebrand, son tuteur et .son ami le plus 
fidèle. Une lutte affreuse s'engage, provoquée par les Nibe- 
lunges eux-mêmes, qui, décimés, épuisés, déchirés de 
blessures , mais toujours menaçants et indomptables , se dé- 
fendent jusqu'au dernier homme contre des guerriers plus 
terribles que tous ceux qu'ils eussent affrontés. Bientôt tout a 
péri, à l'exception des chers. Enfin, Volker est tué par Hilde- 
brand, pendant que Dankv^art et Helfrich, Giselher et Wol- 
fart s'entre-tuent. Hildebrand, blessé par Hâgen, se relire; 
les Goths et les Burgondes sont morls ; et, dans cette salle 
encombrée de cadavres, il n'est plus que deux hommes qui 
respirent, comme des tigres nageant dans le sang : ces hommes 
sont Gunther et Hagen, les deux meurtriers de Sigfrid ! 

Le poète, dont le génie grandit avec les événements mêmes, 
a décril avec une verve brûlante cette lamentable catastrophe. 
Les couleurs en s'assombrissant ne perdent pas cependant 
leur transparence; la voix du cœur se fait encore entendre 
au milieu de ces scènes de carnage. C'est ainsi qu'après 
avoir tracé de main de maître la rencontre de Rudiger avec 
Gernot, entraîné par un sort fatal à convertir en arme meur- 
trière le don de l'hospitalité, il trouve d'autres couleurs pour 
peindre le défi plein de courtoisie, de noblesse, adressé par 
Giselher à Wolfart, le plus vaillant des Âmelunges, et'Ia 
mort touchante de celui-ci, fier d'expirer sous les coups d'un 
héros. Enfin , il nous montre Dietrich attendant le retour 
de ses guerriers, dont il ignore l'expédition funeste, et rece- 
vant de Hildebrand cette foudroyante réponse t 

« — Tes guerriers, ils se résument en moi ; seul je t'ac- 
compagnerai, car seul je vis encore ! » 

A ces mots Dietrich pleure ses braves ; il maudit son repos 
fatal et l'aveugle confiance qui enchaîna son bras ; il s'élance 



382 LITTÉRATURE DU NORD. 

dans la salle; et, pénétré d'horreur, il s'adresse au roi Gun- 
ther et au guerrier farouche restés seuls responsables de 
tous ces maux affreux. Dans sa courtoisie généreuse, il lent 
ofiTre un accord qu'ils refusent ; une lutte s'engage bientôt 
où sa force gigantesque triomphe et de Hagen et cle Gnnflief^ 
qu'il amène enchaînés à Etzel et à Crimhildé. Celle-d pro- 
met de les épargner ; mais son coeur contredit ses lèvres. 
Elle salue son frère avec une ironie dont il comprend biea 
la portée. Bientôt Hagen est sommé par elle de livrer le trésor 
de Sigfrid, depuis longtemps plongé dans le Rhin , dams m 
gouffre connu de lui seul et des princes. Il refuse, alléguant 
le secret qu'il a juré de garder tant qu'un d'entre eux vivra. 
Aussitôt, furieuse, elle donne un signal qui fait tomber la 
tête deGunther ; et, s'armant de ce sanglant trophée, elle or- 
donne à Hagen de répondre. 

c Quand le chef audacieux aperçut la tête de son maître : 
— Eh bien, dit-il à Crimhilde, tu as rempli ton vœu ; tu as 
fait ce que j'avais prévu. 

« Le roi de Bourgogne est mort, et avec lui Giselher et 
Volker et Dankwart et Gernot. Le lieu qui recèle le trésor 
n'est désormais connu que de Dieu et de moi ; mais tes yeux 
de furie ne le verront jamais ! 

« — Tu voudrais me punir I s'écria-t-elle. Mais au moins je 
garderai Tépée de mon Sigfrid, cette épée qu'il portait quand 
vous Tavez frappé en traîtres, en assassins que vous êtes I — 
La douleur étouffa sa voix. 

1 

« Tirant aloris Tépée de son fourreau , sans que Hagen 
pût faire de résistance, elle la souleva de ses deux mains, et 
d'un coup lui abattit la tète. » 

Tout le monde reste muet à ce spectacle horrible ; mais le 
compagnon de Dietrich^ le vieux Hildebrand, indigné de 



POEME DES NIBELUIVGE8« 383 

cette froide et lâche barbarie et voulant venger les mânes do 
tant de braves, s'élance sur Crimhilde et la jette expirante 
aux pieds d'Etzel épouvanté. Ainsi finit le poème des Nibe- 
lunges. 

Cette fin atroce, qui d'abord nous répugne et laisse dans 
Véme une impression d'horreur devant laquelle s'effacent 
tous les traits qui formaient l'auréole de Crimhilde , est ce- 
pendant amenée avec art par des gradations successives qui 
expliquent^ sans la justifier, cette transformation effrayante. 
Longtemps sa vengeance légitime n'a cherché qu'à at* 
teindre Hagen, le cruel auteur de ses maux. Elle voulait 
épargner ses frères, ses vassaux, ses braves défenseurs; 
mais la fatalité l'entraîne , les rangs que le carnage entr'ouvre 
se referment sans cesse sur Hagen. Dix mille hommes ont 
péri dans celte lutte stérile ; et les deux coupables vivent 
encore. Alors l'humanité s'éteint dans le cœur ulcéré de 
Crimhilde; les mânes de Sigfrid ne sont pas assouvis , ils le 
seront par deux meurtres odieux; mais une punition immé- 
diate vengera la nature outragée, et Crimhilde mourra la der- 
nière de cette hécatombe de héros. 



384 LITTÉRATURE DD NORD. 



XXXII 



Dante en Italie» Fin éem Croisades. 



Après le poème dès Nibelunges, sublime et dernière 
expression de la muse inspirée des minnesînger, que rcste-t- 
il encore à dire d^eux, si ce n'est que cette brillante 
élite des poètes chevaliers de rAIIemagne , épuisée dans sa 
fleur comme les troubadours de Provence et les trouvères 
de Normandie, sentit bientôt sa voix s'éteindre dans le fracas 
des guerres civiles qui ébranlèrent et renversèrent enfin la 
puissance orageuse des Hohenstaufen. Les poésies lyriques 
et didactiques composées au milieu du treizième siècle 
offrent déjà , malgré leur touche hardie et leurs pensées 
souvent profondes, les symptômes d'une vague tristesse qui 
présage un épuisement prochain, ou plutôt une transforma- 
tion sociale dont la crise était imminente. La féodalité, si 
longtemps investie de ses orgueilleux privilèges, accoutumée 
à régner sans contrôle dans les conseils et dans les camps, 
et récemment encore illustrée par les lauriers cueillis en Pa- 
lestine, voyait s'élever à côté d'elle la nombreuse bourgeoisie 
des villes, dont l'émancipation s'opérait lentement mais for- 
cément par le rachat des servitudes, l'extension du com- 
merce, Tautorilé municipale, l'immunité ecclésiastique, et 
la lutte incessante du pape contre l'empereur. Les querelles 
des Guelfes et des Gibelins, agitant tout le midi de l'Europe, 
faisant surgir des haines toujours nouvelles, des représailles 



DANTE EN ITALIE. 385 

toujours sanglantes. L'anarchie désolait l'Allemagne et exas- 
pérait les esprits, transformant ces preux chevaliers , défen- 
seurs zélés de la croix, mais défenseurs plus ardents encore 
de leurs privilèges menacés, en guerriers farouches et cruels 
qui, du haut de leurs tours féodales perchées sur les bords 
escarpés du Rhin, de TElbe ou du Danube, s'élançaient sur 
les habitants des cités, sur les colons, sur les marchands, et 
leur faisaient subir mille outrages. Aussi, quand Rodolfe de 
Habsbourg reçut en 1273 le sceptre de l'empire, s'empres- 
sa-t-il, fidèle à sa mission de pacification et de justice, de 
tourner ses efforts intrépides contre les despotes subal- 
ternes qui répandaient partout l'épouvante. Les châteaux 
s'écroulèrent ^ foule sous les coups de ses vaillants hommes 
d'armes, qui dispersèrent au loin leurs derniers défenseurs. 
Quelques voix harmonieuses se firent encore entendre et ré- 
sonnèrent plaintivement sur les ruines ; mais bientôt la voix 
rauque et bruyante du peuple proclamant ses franchises les 
fit évanouir pour toujours. 

Une nouvelle expression de la pensée humaine, peu élé- 
gante, mais vive et énergique, prit naissance dans cette ère 
remarquable de réveil patriotique et populaire. Nous en 
voyons les premièreis traces dans les annalistes de Fépoque, 
dans Sigfrid, Volckmar, Albert de Strasbourg, faisant l'éloge 
du règne de Rodolfe, vainqueur d'Oltokar de Bohême, con- 
quérant de l'Autriche, pacificateur de Tempire. « Comme on 
voit, dit l'un d'entre eux, des nuages chargés de tempêtes se 
dissiper et faire place au soleil, ainsi T Allemagne désolée 
respira tout à coup sous Rodolfe. Le laboureur reprit sa 
charrue rouillée par une longue inaction , le marchand re- 
parut sur les roules qui depuis longtemps lui étaient inter- 
dites, et le brigand, naguère si redoutable, s'enfuît consterné 

25 



386 LITTÉRATURE DU NORD. 

dans les bois, j» C'est en effet la réalité pratique, opposée aux 
fictions délicates mais vaporeuses des minnesinger, c'est 
l'intérêt souvenl prosaïque mais incontestable de la vie so- 
ciale, qui est le caractère dominant de cette littérature nou- 
velle, que l'on vit naître, chose merveilleuse, non dans les 
cours ou dans les cloîtres , mais dans les ateliers des ar- 
tisans. Réunis en corporations régulières dans les villes 
protégées par le sceptre impérial , ils s'essayèrent , d'abord 
obscurément et avec fort peu de succès, mais avec une rare 
persévérance, à rimer sur tous les sujets des vers de toute 
longueur et de toute forme. Appliquant à la poésie les règles 
du compas et de l'équerre, ils s'imposèrent de rigoureuses 
entraves dans l'application de chaque rhythoie, et martelè- 
rent des milliers de vers lyriques, didactiques, dramatiques, 
soumis aux lois de la tablature, mais trop souvent re- 
belles au bon goût. Les titres d'apprenti, de compagnon, de 
maître y désignaient les divers degrés d'admission de ces 
poètes d'atelier, dont l'institution bizarre mais respectable, 
sans portée pour la science mais non pour la morale, bien 
supérieure à celle des jongleurs et des ménestrels dégénérés 
de France, subsista pendant près de trois siècles sous le nom 
de meistersinger, maîtres chanteurs. Leurs centres princi- 
paux étaient Strasbourg, Mayence, Francfort, Katisbonne, 
Nuremberg. 

Ce ne fut qu'à la fin de cette période, agitée par tant d'évé- 
nements, que les meistersinger, soutenus par la prospérité 
nationale, produisirent quelques œuvres durables. Pendant 
tout le quatorzième siècle ces écoles de chantres novices furent 
beaucoup moins le sanctuaire des lettres que celui de la fran- 
chise, du bon sens populaire, opposant une digue Invincible 
aux tentatives du despotisme. La main de Rodolfe, quoique 



DANTE EN ITALIE. 387 

ferme "^et intègre, n'avait pu raffermir tous les ressorts de 
Tempire; son existence fut de nouveau menacée par l'im- 
prudente faiblesse d'Adolphe de Nassau, par Tambilieux or- 
gueil d'Albert d'Autriche. Bientôt, en 1 308, la révolte légi- 
time de la Suisse, cet élan héroïque d'un peuple de pasteurs 
s'élançant, à la voix de Guillaume Tell, du fond de ses re- 
traites sauvages, à la défense de ses droits outragés, tint en 
échec ces armées aguerries auxquelles manquait la con- 
science d'une bonne cause. Albert périt, abandonnant 
^Allemagne à des chances nouvelles d'anarchie, si la ferme 
contenance des cités n'avait conjuré ce malheur. 

La France, après le règne de Philippe III qui l'enrichit de 
riches apanages, avait grandi encore sous le sceptre éner- 
gique mais perfide et cruel de Philippe IV, audacieux adver- 
saire du pape Boniface VIII et oppresseur de la puissance 
{K)ntificale, dont il s'arrogea la tutelle en l'enfermant dans le 
comté d'Avignon pendant qu'il livrait l'Italie aux vues ambi- 
tieuses de son frère Charles. Une vigueur active, inflexible 
distinguait également Edouard I d'Angleterre, un des cham- 
pions de la dernière croisade, appelé au trône en 137:2, après 
avoir vengé son père et courbé l'arrogance des grands sous 
l'utile contrôle des communes. La conquête du pays de 
Calles que souilla le massacre des bardes, la dévastation de 
l'Ecosse livrée à d'ambitieux prétendants, le meurtre juri- 
dique du généreux Wallace, furent des actes sanglants, inex- 
cusables ; mais une administration sage et ferme qui unit 
les nationalités diverses répandues sur le sol britannique, 
une juste répartition des impôts, les encouragements ac- 
cordés aux lettres et aux premiers essais de langue anglaise, 
de l'idiome du pauvre vulgaire, assurent à ce prince un 
rang glorieux dans les annales du moyen âge. Ce fut sous 



388 LITTÉRATURE DU NORD. 

lui que parut, au fond d'uu humble cloître, le' savant 
Roger Bacon, rival d'Albert le Grand d'Allemagne, prê- 
mier explorateur des sciences physiques ; et que Robal de 
Glocester, autre moine, rima en vers anglo-normands la 
Chronique d'Angleterre, d'après le texte latin de Geoffroi de 
Monmouth. 

La mort d'Edouard I, en 1S07, causa des regrets profonds 
qu'expriment naïvement ces stances d'un poète inconnu 
composées dans l'idiome vulgaire : 

c Que tous ceux qui ont le cœur âdèle écoutent un instant 
mes chants! La mort vient de porter un coup qui m'attriste 
et me désespère ; elle a frappé un noble chevalier qui servait 
les desseins de Dieu. Pourquoi l'a-t-elle réduit sitôt à l'inac- 
tion ? 

« Toute l'Angleterre saura qui j'exalte en mes chants : 
c'est le roi Edouard dont personne n'égala jamais la vaillance. 
Homme fidèle, homme prudent et sage ! Ah! tordons-nous 
les mains de désespoir ; car il était la fleur de toute la chré- 
tienté !» 

L'Angleterre déchut, en effet, sous le règne honteux d'E- 
douard II, livré à d'indignes favoris, humilié par les armes 
écossaises, pendant que l'Allemagne se relevait un instant 
par les vaillants efforts de Henri VU de Luxembourg, soute- 
nant les Gibelins d'Italie contre les Guelfes que protégeait 
Robert de Naples. Une fin prématurée arrêta ses exploits, et 
livra en 1314 Tempire, de nouveau divisé, aux prétentions 
rivales de Frédéric d'Autriche et de Louis V de Bavière. Ce 
dernier, resté vainqueur après une bataille mémorable, par- 
tagea généreusement le sceptre avec son ennemi prisonnier, 
et l'Allemagne tout entière applaudit à cet accord chevale- 
resque. Mais les papes français s'y opposèrent et ne cessèrent 



DANTE EN ITALIE. 389 

d'agiter Teropire, dont les Suisses se détachaient sans retour 
par les victoires de Morgarten et de Sempach. L'abaissement 
do la maison d'Autriche, après la mort de Frédéric et de son 
frère le bouillant Léopold, ne profita pas à Louis de Bavière, 
dont le courage résistait aux factions sans pouvoir désarmer 
leur fureur. 

Cependant la France, consolidée en apparence, mais inté* 
rieurement affaiblie par les trames coupables de Philippe IV, 
avait vu la couronne glisser rapidement sur la tète de ses fils 
Louis X, Philippe V, Charles IV, pour échoir enfin à leur 
cousin Philippe V[ de Valois, dont Tavénement, en 1328, 
coïncide avec celui d'Edouard III d'Angleterre, fils d'Isabelle, 
la sœur des derniers rois. On eût dit que ces deux champions 
de nations belliqueuses et rivales avaient été prédestinés, par 
l'opposition de leurs caractères, à ouvrir cette lice homicide 
dans laquelle brillèrent tant de courages. Philippe, hardi 
mais imprudent, Edouard, tenace, inébranlable, tous deux 
d'une activité rare qui bientôt devait les mettre aux prises 
sur le sol indécis et rebelle de la Flandre et de la Bretagne. 
Enfin Edouard, affermi sur son trône dont il a relevé l'éclâl 
en vengeant le meurtre de son père, las de tenir à titre de 
fief ses riches possessions de Guyenne, et d'ailleurs puissam- 
ment excité par la révolte de la Flandre, revendique la cou^ 
ronne de France comme son héritage maternel, et gagne 
dans les plaines de Crécy, à l'aide du canon jusqu'alors in« 
connu, cette victoire qui coûta la vie à l'élite de la noblesse 
française et au vieux roi Jean de Bohème, cette noble victime 
de l'honneur. La prise de Calais, aggravant ce désastre, vint 
ajouter une page touchante à l'histoire des dévouements pa- 
triotiques, sans ternir toutefois la gloire du vainqueur, docile 
aux prières de la reine Philij^a, victorieuse elle-même du roi 



390 LITTÉRATURE DU NORD. 

d'Écossc. L'éclat de ses armes fut rehaussé encore par son 
digne fils Edouard de Galles, généreux adversaire de Jean 
le Bon, de France, dont l'imprudente ardeur succomba à Poi- 
tiers, pendant qu'une politique habile et astucieuse assurait 
Tempire germanique à Charles lY de Bohème qui, à défaut 
de gloire, donna à l'Allemagne le repos. En France, au con- 
traire, la captivité du roi Jean, la perversité de Charles de Na- 
varre, la barbarie des paysans révoltés, multipliaient partout 
les désastres, tandis que l'Angleterre respirait, calme et fière, 
sous Tadministration aussi juste qu'éclairée, aussi énergique 
que prospère d'Edouard III. Mais l'avènement de Charles V 
en France, après son orageuse régence, les victoires du vail« 
lant Duguesclin en Bretagne et aux Pyrénées, les revers du 
prince de Galles malade et affaibli, sa mort et celle du roi 
Edouard, rétablirent quelque temps Téquilibre. L'Angleterre, 
dépouillée de ses possessions françaises, à l'exception de Bor- 
deaux et de Calais, dut songer à sa propre défense et prévenir 
d'imminents désastres, quand le jeune et faible Richard II 
fut placé sous la quadruple tutelle de ses oncles les ducs de 
Clarence, de Lancastre, d'York et de Glocester, inévitable 
cause de dissensions funestes. 

C'était l'époque où les Polonais et les Serbes recevaient 
leurs premiers Codes de lois des mains de Casimir III et de 
Stéphane Duchan. Charles le Sage mettait tous ses soins à 
fermer les plaies de la France, promulguant de bonnes lois, 
encourageant les arts, dotant l'université de Paris et fondant 
la bibliothèque royale, pendant que Charles IV d'Allemagne 
compensait sa soumission trop passive au Saint-Siège par les 
encouragements donnés aux lettres et la fondation de l'uni- 
versité de Prague ; heureux l'un et l'autre si leurs deux suc- 
cesseurs, l'un par une infirmité fatale, l'autre par des vices 



DANTE EN ITALIE. 391 

honteux, n'avaient amené de nouveaux désastres sur leurs 
états et sur TEurope. L*au 1380 vit l'infortuné Charles VI 
appelé, comme Richard II, trop jeune à la couronne sous la 
tutelle ambitieuse de ses oncles, an moment où Tindigne 
Venceslas saisissait le sceptre impérial. 

Arrètons*nous un instant à cette époque, où la France, 
l'Angleterre et TÂllemagne, après quelques glorieux faits 
d'armes, allaient retomber dans un sombre diaos, eu butte 
à des passions sans frein, pour contempler une autre contrée 
depuis longtemps déchirée par les luttes, les rivalités étran- 
gères, les vengeances des envahisseurs, et qui cependant, 
du sein de ces désastres, sut faire jaillir cette étincelle divine 
qui devait régénérer l'Europe. L'Italie, héritière de la Grèce, 
dès les siècles des Scipions et des Césars, puis abattue sous 
la hache des barbares, mais relevée par le Christianisme, qui 
lui rendit en influence morale plus de puissance qu'elle 
n'en avait perdu ; l'Italie, foyer inextinguible d'intelligence 
et de poésie, s'inspira de ses triomphes et de ses revers, de 
ses douleurs et de ses joies, de ses fautes sévèrement punies, 
de ses croyances ardemment propagées, et, dans la consci^ice 
de sa force, résumant le passé, inaugurant l'avenir, elle se 
refléta tout entière dans le poème immortel de Dante. Le 
début du quatorzième siècle, où parut cette œuvre gigan- 
tesque, vint donc révéler aux nations une ère nouvelle d'es- 
poir et de grandeur. Le génie reprenait son essor en brisant 
l'enveloppe du moyen âge; l'humanité s'élevait de nouveau, 
sur les ailes victorieuses de la foi, au-dessus de toutes ces. 
ténèbres accumulées par Tignorance, au-dessus de tous les 
orages fomentés par les passions brutales. Dante, l'Homère 
des temps modernes, interprète sublime du Christianisme 
sons sa forme symbolique et absolue, peintre admirable des: 




392 LITTÉRATURE DU NORD. 

émotions deTâme en présence de l'éternité, faisait comparât- 
tre dans son œuvre, dont le vrai nom serait le Drame Divin, 
l'humanité sous toutes ses faces, criminelle, repentante, épu- 
rée. L'histoire universelle, reproduite en Irails de flammes, 
semblait revivre dans ces pages énergiques qui arracbmentà 
tous les yeux des larmes de profonde sympathie. Dès son dé- 
but, Dante s'est posé à part, dédaigneux de toute imitation, 
et comme uniquement préoccupé de Taccomplissement d'oii 
grand devoir dans ces graves et solennelles paroles : 

Nel mezzo del camin di nostra vita 
Mi ritrovai per una selva oscura. 

Cette forêt est celle des égarements de Fâme ; en sortir vic- 
torieux est le devoir du chrétien. Mais quel voyage immense 
le poète va entreprendre, quels dangers il affronte, quels sou- 
venirs il rassemble, quelles images il évoque pour atteindre 
son but ! Coryphée de Phumanité pécheresse et immortelle, 
Dante est lui-même le héros de son poème : le passé, le pré- 
sent, l'avenir se dévoilent à ses regards inspirés ; son cœur 
saigne à toutes les souffrances, s'attendrit à toutes les 
épreuves et s'épanouit à toutes les joies. Son génie a suffi à 
cette tâche incroyable ; il l'a remplie, malgré ses écarts, 
autant que le pouvait l'imperfection humaine ; il a su s'y 
montrer modèle inimitable et guide toujours certain pour 
les générations futures avides de suivre son essor. 

Toutefois ce génie créateur, loin de briser la chaîne tradi- 
tionnelle qui unit à travers les siècles les interprètes sublimes 
de la pensée, loin de s'abandonner sans contrôle à sa verve 
audacieuse et puissante, annonce au contraire dès son ex- 
position, avec une précision remarquable, les deux sources 
d'inspiration qui doivent nourrir son enthousiasme: Virgile 



, DANTE EN ITALIE. 393 

OU la poésie (jassique, Béatrice ou la foi chrétienne. Au pre- 
mier, comme il le dit lui-même, il doit ce beau style inconnu 
avant lui dans une langue jusqu'alors dédaignée, ce style 
noble, émouvant, pittoresque dont il dota Florence et Tlta- 
lie ; auprenter, qui résume à ses yeux toutes les merveilles 
ée Fart iMden, il doit aussi ces rêves mythologiques, ces fables 
ingénieuses, ces riches allégories dont il orne et surcharge 
quelquefois la série bigarrée de ses tableaux. A la seconde» 
Fidole de ses pensées, l'image radieuse de sa jeunesse et 
rétoile de sou espérance, il doit ses croyances les plus 
chères, ses^ogmes religieux, ses regrets patriotiques, et sur- 
tout ses élans vers le ciel, ses aspirations si ardentes et si 
pures vers il type ineffable de la beauté céleste. C'est appuyé 
sur de tels guides, et soutenu par un cœur ferme et droit, 
qu'il parcourt, quelquefois aigri par l'infortune, mais tou- 
jours fidèle à sa conscienee, les demeures vaporeuses de 
l'enfer, du^rgatoire, du parafais; et qu'il fait surgir à nos 
yeux toutes ces apparitions vivantes , ces portraits de crimes 
et de vertus, de souffrance et de béatitude, saisis dans la réa- 
lité terrestre, et jetés palpitants dans ce monde invisible 
dont nul mortel ne connaît le secret. Et quelle vérité dans 
ces portraits, quelles riches couleurs dans ces tableaux, 
quelle frappante énergie dans ces souvenirs qui animent le 
poète inspiré en présence de chaque personnage auquel 
l'attachent les liens de l'humaine sympathie ! 

A peine l'enfer s^est-il ouvert qu'on y lit l'inscription si- 
nistre : 

Per me si va nella città dolente, 
Per me si va nelV eterno dolore, 
Per me si va tra laperduta gente; 
Lasciate ogni speranza voi che'ntrate. 



394 LITTÉRATURE DU NORD. 

Qu*alors guidé par la mémoire du cœur, il peigne avec une 
sympathie profonde la figure suave et tendre de Françoise 
de Rimini, victime d'un délirant amour ; le front majestueux 
et sombre de Farinata Uberti, revendiquant la gloire du mi- 
lieu des tortures ; les larmes généreuses de Pierre ées Tignes, 
protestant dans la mort contre la calomnie; rafTeotion pii^ 
ternelle et les regrets amers de son malheureux maître Bru- 
netto Latini : partout sa verve inépuisable suffit à toutes les' 
émotions. Les tourments s'aggravent avec les fautes ; les cris 
de désespoir retentissent de toutes parts ; et, s'armant de sa 
foudre vengeresse, le poète flétrit la papauté coupable dans 
Bonifaee VIII et Clément Y; il couvre de ténèbres livides l'ef- 
frayante transformation du brigand Yanni, cMi: faussaires 
Agnel et Buoso ; il fait surgir comme une autre Méduse la tête 
de rhomicide Bertrand de Born ; et plonge ainsi de crimes 
en crimes^ de supplices en si^pplices, jusqu'sHi fond de 
Tabime, où le drame sanglant d'Ugoliu fait pâlif^à nos yeux 
troublés l'image même de l'horrilde Satan, sur qui pèsent à 
la fois toutes les peines infernales. 

Le purgatoire, séjour d'expiations providentielles, fait re- 
naître au cœur l'espérance : 

Delee color d'oriental zafiro 
Che s'accoglieva nel sereno aspeito 
JDell'aer puro^ infino al prirno giro^ 
Agli occhi miei ricominciô dilelto. 

A la douce clarté d'un jour pur que les anges illuminent 
dans leur vol, le poète, toujours escorté par Yirgile, aperçoit 
les ombres résignées de Caseila et d'Oderis, encore épris des 
arts qu'ils aimèrent sur la terre ; et bientôt l'attitude noble et 
grave de Sordel de Mantoue et de Marc de Yenise donne un 
élan nouveau à son patriotisme, une amertume nouvelle à 



DANTE EN ITALIE. 395 

ses plninlcs contre la race de Hugues Capet, si fatale à sa 
chère lialie. Enfin l'âme épurée de Siace l'accompagne aux 
bosquets d'Éden, au séjour de r«antique innocence, où, frappé 
d'un repentir salutaire, l'âme émue à l'aspect des merveilles 
qui l'entourent et le pressent de toutes paris, il lit enfin le 
purdon de ses fautes dans le sourire céleste de Béatrice. 

Le paradis s'ouvre alors devant lui, reflétant tout l'éclat de 
la puissance divine : 

La gloria di colui che tutto muove 

Per Vuniverso pénétra e risplende. 

Les yeux fixé* sur œux de Béatrice, il s'^ve alors de 
sphère en sphère, de béatitude en béatitude, à travers les 
régions éteiUla. Il contemple les âmes bienheureuses des prii^ 
ces justes et des vrais patriotes, et rappelle à Florence le sou- 
venir des vertus qu'elle a honteusement oubliées; il contemple 
les docteurset les sages et s'abreuve des délices de la science; 
il contemplcfifes martyrs et les saints et s'enflamme des ar- 
deurs de la foi. Affranchi de ses liens mortels, il s'unit aux 
chœurs sacrés des anges, aux chants mystérieux de l'avenir; 
quand enfin une dernière extase, lui révélant la gloire de: 
Dieu même, le rejette, humblement résigné^ sur cette terre 
d'exil et d'épreuve. 

Si, à la suite de ce poète sublime, nous nommons le tendre 
et mélodieux Pétrarque, le dernier et le plus parfait des trou- 
badours, le premier et le plus actif des énidits ; si nous citons 
le spirituel Boccace et le judicieux Yillani, l'un créant la 
prose italienne, Pautre ressuscitant l'histoire; et la docte 
phalange de leurs disciples, ranimant en tous lieux les lettres 
et les arts et les faisant rayonner sur l'Europe, nous ne ren- 
drons encore qu'un incomplet hommage au glorieux réveil 
de l'Italie ! 



396 LITTÉRITDRE DD NORD. 



XXXIII 



Ballades anfflaises» Chants écossaffl. 



La France et TAngleterre suivirent de loin ses traces sous 
les règnes de Philippe YI et d'Edouard III ; non qu'il soit pos- 
sible de comparer les essais débiles d'une littérature indécise 
aux chefs-d'œuvre qui venaient de surgir dans la patrie de 
Virgile et d'Horaee ; mais au moins y voit-on apparaître cette 
heureuse tendance à l'unité et à la fixation du lid%age qui est 
la condition indispensable de tout progrès. La langue d'oc, 
l'idiome des troubadours» violemment refoulée par les 
guerres qui avaient dévasté ces florissantes provinces, avait 
perdu toute valeur littéraire ; mais son esprit si doux et si 
gracieux avait pénétré, malgré l'antagonisme, dans la langue 
d'oî, sa superbe rivale, désormais maîtresse de la France. 
Les paysans du midi et du nord continuaient à parler des 
patois opposés, selon leur origine diverse; mais l'idiome de 
la cour et des villes s'enrichissait successivement d'une foule 
de locutions générales qui se combinèrent en passant dans les 
livres. Il est vrai qu'à cette époque de transition et d'élabora- 
tion tumultueuse, où la guerre civile et étrangère sévissait 
partout avec fureur, nous trouvons en France fort peu d'é- 
crivains dont le nom ait mérité de vivre. Car c'est au siècle 
précédent qu'appartient le Roman de la Rose, qui toutefois ne 
commença qu'alors à jouir de cette haute renommée qu'il 
devait à la foule d'allusions morales, religieuses, satiriques 
jetées pêle-mêle dans ce curieux ouvrage, dont l'esprit sub- 



BALLADES ANGLAISES. 397 

til et narquois reflétait si vivement notre esprit national. Le 
Roman du Renard, étendu, commenté, eut aussi sa vogue 
populaire; partout régnait l'allégorie, dans les chansons 
joyeuses, dans les hymnes pieux, dans les mystères et les 
moralités, informes ébauches de l'art dramatique. Toutefois 
le style simple et coulant de la narration historique se mon- 
tre au temps de Philippe VI dans les Chroniques de Froissart, 
écrites avec cette insouciance facile qui amuse Tesprit sans 
toucher le cœur; et la poésie, timide encore, acquiert ce- 
pendant quelque noblesse dans les rimes de Christine de 
Pisan, admise à la cour du sage roi Charles Y, zélé protec- 
teur de toutes les sciences utiles. 

En Angleterre le long règne d'Edouard III et l'ascendant vio 
torieux dé ses armes bâtèrent un résultat plus décisif et d'une 
portée beaucoup plus grande. Jusque-là deux races enne- 
mies, les chevaliers normands, possesseurs des châteaux, les 
paysans saxons, attachés à la glèbe, occupaient le même sol 
sans se comprendre, sans jamais se rapprocher entre eux par 
l'échange mutuel des idées. Mais la guerre éclatant de toutes 
partsr, dans le pays de Galles, en Ecosse et en France, guerre 
remplie de vicissitudes et couronnée enfin de succès, unit 
par un danger commun ces natures si longtemps hostiles. 
Edouard, en habile politique, saisit cette heureuse occur- 
rence; il voulut que tous les sujetâ qui luttaient pour ses 
droits profitassent de ses grâces, et, par un édit mémorable, 
l'anglais, oe compromis étrange, cet amalgame confus mais 
fécond d'où devaient jaillir tant de chefs-d'œuvre, est déclaré 
langue nationale et consacré dans les actes publics. Déjà le 
vieil esprit populaire s'était fait jour dans de naïves ballades* 
qui peignaient les passions et If s luttes de chaque jour, 
et dans quelques mystères informes ; déjà le moine Robert de 




398 LITTÉaATURE DU NOHD. 

Brunnc aTait traduit en anglo-normand les romans nationaux 
du Brut et du Rou, composés par le trouvère Wace, ainsi que 
le Manuel du Péché, œuvre morale qu'il annonce par ces vers 
remarquables : 

For lewed men i undyrtoke 

In englyshe tonge io make thts bokâj 

For many beyn (fsuche tnanere 

Thai talys and rymys wyl blethly hère. 

c Pour le simple peuple j'ai entrepris d'écrire ce livre en 
langue anglaise, car il en est beaucoup de cette classe avir 
des d'entendre contes et rimes. » 

Bientôt le peuple, élevant la voix, trouva un énergique 
champion dans le moine Robert Longland, qui, s'armant du 
fouet de la satire dans son poème burlesque de Pierre Plow- 
man ou le Laboureur, flagella sans pilié ses confrères et sapa 
plus d'un privilège par ses rudes et mordantes épigrarames. 
Moins gai, mais plus redoutable encore par l'audace de sa 
polémique, JeanWiclef, né en 1324, et d'abord principal de 
l'université d'Oxford, où il voulut faire quelques réformes, 
puis privé de cette charge par l'autorité cléricale, s'éleva 
contre le pape lui-même, déclina sa suprématie et infirma 
les dogmes de l'Église dans de mordants écrits tolérés par 
le roi. La traduction de la Bible en langue vulgaire fut le 
fieul résultat de cette lutte éphémère mais ardente, qui 
présageait, dès 1366, la lointaine explosion de la réforme. 
C'était alors vers les combats que se portait l'enthousiasme 
général, c'étaient les hymnes de guerre et de gloire qui char* 
maient avant tout les esprits. Aussi la belliqueuse Ecosse, 
affranchie par les exploits de Robert Bruce qui avait vaincu 
le faible Edouard U, et dont les descendants résistaient à 
son fils , eutonna-t-elle dès lors la trompette héroïque dans 



BALLADES ANGLAISES. 399 

le poème de Jean Barbour, consacré au héros populaire , et 
répété au loin par Técho des montagnes. C'est là que se 
trouvent ces vers d*un style si pur, dans lesquels, comme 
le dit Chateaubriand , un sentiment immortel semble 
avoir communiqué au langage même une immortelle jeu- 
nesse : 

c Ah ! la liberté est une noble chose ! La liberté rend 
l'homme content de lui, la liberté donne toute consolation; 
ne vit heureux que celui qui vit libre ! » 

Un autre poème de la même époque, œuvre d'un poète 
aveugle, connu sous le nom de Blind Harry, fut consacré 
par la nation reconnaissante au brave et infortuné Wallace , 
victime dévouée de son patriotisme dont Téclatant exemple 
devait sauver l'Ecosse. En même temps Richard Rolle, dit 
l'Ermite, faisait parler en vers la Conscience irritée. 

Malgré ce réveil de l'anglo-normand et son élaboration si 
active, le franco-normand, parlé parles grands, resta le lan- 
gage de la cour d'Edouard III. Sa femme, la reine Philippa, 
avait Froissard pour secrétaire ; la gloire de son fils, le 
prince de Galles, fut chantée en rimes françaises par Chan- 
dos ; et le voyageur Mandeville l'écrivait mieux que sa langue 
nationale. C'est aussi en français que rima d'abord Jean Go- 
wer, écrivain ingénieux et facile, qui composa plus tard en 
idiome vulgaire sa longue Confession amoureuse, à l'imila- 
lion d'un poète plus célèbre. 

Ce poète, modèle de son époque, avant-coureur des grands 
génies qui ont perfectionné la langue anglaise, est GeofTroi 
Ghaucer, né en 1328 à Londres, et mort en 1400, comblé 
des faveurs de la cour. Sa carrière fut toutefois soumise à 
àes vicissitudes diverses qui développèrent par les épreuves 
l'activité de son esprit. La position de son père lui permit 



T^ 



400 LITTÉRATURE DU NORD. 

de recevoir une éducation libérale, et de voyager, jeune en- 
core, dans la France et les Pays-Bas. Admis parmi les pages 
d'Edouard III, enrichi par un brillant mariage, il fut attaché 
à une ambassade qui se rendait en Italie ; c'est là qu'il vit 
Pétrarque et peut-être Boccace, et qu'il s'inspira de leur 
génie. Hais, de retour dans sa patrie pendant la minorité si 
orageuse et si funeste de Richard H, il soutint le régent duc 
de Lancastre, il participa à sa disgrâce et se vit exilé en 
France. Puis, circonstance peu honorable, il abjura son parti 
politique, ne recueillit d'abord que le mépris et se retira à 
la campagne où il se consola par l'étude, jusqu'au moment 
où il rentra en grâce et fut réintégré dans tous ses biens. 

Ainsi, dans sa vie agitée, tour à tour étudiant, voyageur, 
exilé, poète de cour, Chaucer put voir l'humanité et ses 
faiblesses, que lui-même partageait amplement, sous les 
faces les plus opposées et dans les vicissitudes les plus 
diverses. Aussi son œuvre principale, les Contes de Can- 
terbury, présente-t-elle une revue pleine de verve, d'ima- 
gination et de finesse des travers de la société mouvante et 
bigarrée du moyen âge. 

Dans ces Contes, que réunit entre eux le but commun 
de tous les personnages qui font ensemble le pèlerinage de 
Canterbury, le poète individualise parfaitement le chevalier, 
le bourgeois, l'abbesse, la religieuse, le moine, l'étudiant, la 
marchand, le docteur, l'huissier, le meunier, les classes et 
les professions les plus diverses. A chacune il donne son ca- 
ractère propre dans des prologues pleins de vérité, où le co- 
mique des situations est tracé d'un crayon ferme et vif. Les 
vers sont aussi harmonieux que le permettait une langue 
encore informe, qu'il sut assouplir et étendre par d'heu- 
reuses associatipns de mots. L'ironie de Boccace, son guide 



BALLADES ANGLAISES. 401 

et son modèle, domine toute la composition, qui joint au 
mérite d'une gaieté franche celui d'une grande originalité 
puisée dans les mœurs anglaises de cette époque. Voici, par 
exemple, le portrait d^une abbesse : 

c II y avait une pieuse abbesse, chaste et naïve dans son 
sourire ; son plus grand serment était par saint Éloi ; elle 
s'appelait madame Églantine. Elle chantait parfaitement 
l'office, qu'elle modulait de sa douce voix. Elle parlait le 
français fort convenablement, le français de Stratford 
veux-je dire, car celui Je Paris lui était inconnu. 

c Quant à sa conscience, elle était si tendre, si charitable, 
qu'elle eût pleuré de voir une souris prise ou blessée dans 
une trappe. Elle avait de jolis petits chiens qu'elle nourris- 
sait de viande, de lait et de gâteaux. Houraient-ils, elle 
les pleurait amèrement; les frappait-on, elle pleurait en- 
core, tant elle avait le cœur sensible ! » 

Voici le portrait d'un jeune chevalier : 

€ Il avait déjà porté les armes en Flandre, Artois et Pi- 
cardie ; il s'était battu, mais peu de temps, dans le seul' but 
de complaire à sa dame. Son costume brodé ressemblait à 
une prairie émaillée de fleurs. Il était frais comme le mois 
de mai, chantant et jouant toute la journée. Il portait veste 
courte et longues manches ; se tenait bien à cheval, et sa* 
vait galoper avec autant de grâce qu'il faisait des ballades, 
qu'il dansait, dessinait, écrivait. » 

Vient ensuite l'opulent bourgeois: 

c II était gros propriétaire, avait été shérif dans su pro- 
vince. Son pain, son aie étaient des mieux choisis; personne 
n'avait maison mieux approvisionnée : rôtis et poissons y 
pleuvaient, perdrix et brochets y étaient en réserve avec les 
produits de chaque saison. Malheur au cuisinier qui aurait 

26 




402 LITTÉRATURE DU NORD. 

oublié de poivrer et d'aiguiser sa sauce, ou qui aurait ub 
instant laissé vide sa table dressée dans la grande salle ! » 

Vient ensuite le moine sybarite, grand chasseur, zélé ca- 
valier : 

« C'était un moine parfait et bien digne d'être abbé ; il 
avait de bons chevaux dans sa riche écurie. Laissant de côté 
les choses anciennes, il savait vivre à la moderne, et s'in- 
quiétait fort peu du texte qui déclare impies les chasseurs. 

c Quand il montait à cheval, ses rênes flottaient au vent 
et retentissaient à la ronde comme la clochette de sa cha- 
pelle. On le voyait alors les manches garnies de fine fourrure, 
le capuchon agrafé sous le menton par une épingle d'or 
formant un nœud d'amour. Sa tète chauve brillait comme 
un miroir, son visage semblait être huilé. C'était un prélat 
^e bonne mine, riche d'embonpoint, aux yeux vifs et mo- 
biles, étincelants comme du plomb fondu. 

ff Ses bottines étaient souples, son cheval bien équipé; 
oui, c'était certainement un prélat de bonne mine. Jamais il 
n'eût voulu s'exténuer comme un spectre ; il préférait man- 
ger des cygnes rôtis : » 

His bootes souple^ his hors in great estate, 
Now certainly he was a fayrprelaie! 
He was not pale as aforpynid ghost ; 
A fat swan lovde he best ofany rost. 

Près du moine on voit paraître Thuissier clérical, qui ne 
jure qu'en latin quand il est ivre; et le distributeur d'in- 
ilulgences nouvellement arrivé de Rome avec une valise 
pleine de reliques. A côté de ces portraits grotesques, où le 
poète esquisse avec esprit les principaux ridicules de son 
époque et la répulsion qu'ils soulevaient, se trouvent aussi 
des récits pathétiques; comme les touchantes amours d'Àriste 



BALLADES ANGLAISES. 403 

et d'Emilie, et des descriptions gracieuses où revivent quel- 
ques traits du pinceau de Pétrarque. 

Chaucer a aussi commencé la traduction du Roman de la 
Rose et reproduit tout le texte de Guillaume de Lorris avec 
une facilS insouciance. Il a aussi fait des ballades et composé 
quelques écrits en prose. Ce n'est pas dans ce genre qu'il 
excelle ; mais il a su explorer plusieurs voies avec un louable 
courage, et justifié ainsi, jusqu'à un certain point, son sur- 
nom poétique, et trop pompeux sans doute, d'étoile mati- 
nale de la littérature igiglaisc. 

Malheureusement le jour se fit longtemps attendre quand 
l'étoile se fut éclipsée. Depuis l'année 1380, la fin du qua- 
torzième siècle et la première moitié du quinzième furent 
marquées par d'affreux désastres, en Angleterre et en Alle- 
magne, comme en France et dans toute l'Europe. D^un c6té« 
le faible et imprudent Richard II détrôné et mis à mort par 
«on cousin Henri lY deLancastre; de l'autre, le vil et brutal 
Yenceslas dépouillé de la couronne impériale, que reçoit Ro- 
bert de Bavière sans pouvoir en soutenir le poids; la France 
livrée aux exactions des ducs d'Anjou, de Berry et de Bour- 
gogne sous la minorité du malheureux Charles YI, que bien- 
tôt sa triste démence et les intrigues d'une épouse parjure 
rendent le jouet de toutes les ambitions. LUtalie, si long- 
temps délaissée par la cour pontificale d'Avignon , voyait 
éclater le grand schisme qui devait troubler toutes les cités 
et ébranler toutes les croyances; pendant que Naples, TAra- 
gon, la Castille végétaient dans une honteuse torpeur. Le 
joug abrutissant des Mongols pesait encore sur la Russie ; 
les Turcs ottomans menaçaient l'Empire grec déjà miné par 
tant de désordres, et préludaient à sa destruction par la dé« 
faite des Serbes sous l'héroique Lazare. Tamcrlan seul arrè- 



404 LITTÉRATURE DU NORD. 

lait leurs progrès en opposant h leur valeur farouche une 
barbarie plus grande encore. Deux monarchies seulement, 
dans celte période sinistre : le Danemark et la Suède sous 
Marguerite de Waldemar, la Pologne et la Lithuanie sous 
Vladislas Jagellon, jouissaient d'un repos éphémère fondé 
sur l'union des états. 

En France, Louis d'Orléans, frère du roi, et Jean de Bour- 
gogne, possesseur de la Flandre, se disputaient violemment 
la régence. Le premier tombe sous le poignard, la guerre 
civile ensanglante toute la France ; et bientôt Henri V d'An- 
gleterre, effaçant par une action d'éclat les désordres d'une 
jeunesse licencieuse, débarque à la tète de ses troupes, et 
gagne la bataille d'Azincourt. Charles d'Orléans el Jacques I 
d'Ecosse sont prisonniers en Angleterre; l'arrogant Jean 
sans Peur est tué par trahison, et la reine Isabeau, cette 
mère dénaturée, ne le venge que trop bien en reniant son 
fils et livrant aux Anglais l'héritage de la France. L'année 4422 
montre en effet Henri VI recevant, jeune enfant, cette double 
couronne sous la tutelle de ses deux oncles, auxquels s'allie 
Philippe de Bourgogne, pendant que le dauphin Charles VU, 
sans asile, sans espoir, renonce à se défendre. C'est alors 
qu'apparaît cette \ierge inspirée, cette héroïne libératrice 
appelée par Dieu même au triomphe, au martyre. Jeanne 
d'Arc bat les Anglais, fait couronner le roi, et pérît victo- 
rieuse dans les flammes d'un bûcher. Elle périt, mais la 
France est sauvée, et Richemont, Dunois et cent vaillantes 
épées repoussent Talbot et les légions ennemies ; la natio- 
nalité française se relève, et la tempête qui a sévi contre 
elle s'appesantit plus destructive encore sur son implacable 
rivale. 

L'Allemagne, non moins troublée après l'élection de Si- 



BALLADES ANGLAISES. 405 

gîsroond, investi d'un pouvoir nominal sur la Hongrie et la 
Bobême, vit l'empereur proléger le funesle concile de Cons- 
tance, où la déposition de trois papes et le supplice cruel de 
Jean Huss, défenseur des doctrines deWiclef, ne fit qu'irriter 
les esprits et allumer un vaste incendie. La Bohème inondée 
de sang, la tiare disputée par les armes, Tltalie fractionnée 
et l'Empire affaibli, semblaient présager des maux plus 
grands encore, quand la soumission des hussites, les réfor- 
mes du concile de Bâie, et Tavénement d'ÂlbertU d'Autriche, 
qui laissa le trône affermi au pacifique Frédéric III (ou IV), 
rendirent quelque repos à l'Allemagne ; pendent que TÉglise, 
enfin reconstituée, respirait sous Nicolas Y, savant et ver- 
tueux pontife, digne émule de Cosme de Hédicis et d'Al- 
phonse de Naples accueillant les nobles exilés qui dotaient 
l'Occident des trésors de la Grèce^ 

Constantinople venait, en effet, de succomber sous les 
efforts des Turcs. En vain le vaillant Huniade les avait-il 
repoussés de la Hongrie ; en vain l'audacieux Scanderbeg 
tenait-il leurs armées en échec : le Bas-Empire s'affaissait 
sur lui-même, Constantinople succomba, et l'année 1453, 
cette date à jamais mémorable, vit l'astre intellectuel s'é- 
clipser en Orient pour dorer de ses feux l'horizon opposé. 
Les Grecs, bannis par Mahomet II, répandent au loin la 
science en Italie ; le Portugal lance ses premières flottes ; la 
France régénérée s'organise sous la prudente administration 
de Charles VU, prince ingrat, mais politique habile; TÀIle- 
magne, que menacent les musulmans, que défend mal sou 
timide empereur, est sauvée presque malgré elle par l'hé- 
roïque Hathias Corvin, pendant que Guttemberg, conque* 
rant pacifique, immortalisait la pensée. 

L'Angleterre seule, refoulée sur elle-même, expiait set 




406 LITTÉRATURE DU NORD. 

longues cruautés par les horreurs de la guerre hitesline. Le 
règne du débonnaire Henri VI n'avait été signalé que par des 
revers. Se prévalant de la faiblesse du roi, de Taltlère fierté 
de la reine, Richard d'York, héritier de la branche de Cla- 
rence, revendique la couronne qu'il prétend usurpée par la 
branche puînée de Lancaslre. Vaincu et pris à la bataille de 
Wakefield, il est froidement immolé par Marguerite, et dès 
lors la guerre des deux Roses devient une boucherie atroce. 
Les succès alternent entre les deux partis, soutenus tour à 
tour par l'intrépide Warwick. Edouard IV d'York, d'abord 
roi, puis captif, reprend à Tewksbury l'avantage sur Henri,qui 
meurt abandonné de tous ses défenseurs, et surtout deTas- 
tucieux Louis XI, qui, maître de la France depuis 1461 , était 
fils trop ingrat pour être allié fidèle. Plus perfide encore en- 
vers ses grands vassaux, qu'il poussait à s'entre-détruire, 
Louis fonda son pouvoir sur le malheur de tous ; infortuné, 
malgré tous ses succès, il sema le crime et recueillit le re- 
mords. L'aveugle ardeur de Charles le Téméraire s'était 
brisée contre les Suisses à Morat et contre les Lorrains à 
Nancy. La Bourgogne revint à la France, ainsi que les pré- 
tentions au trône de Naples; mais l'Empire, augmenté des 
Pays-Bas et de la suzeraineté de la Hongrie, l'Espagne, unie 
et pacifiée en 1480 sous le sceptre de Ferdinand et d'Isa- 
belle, formèrent de leur côté ce pacte de famille qui devait 
devenir si formidable ; pendant qu'à l'extrémité de l'Europe, 
où dominait alors la belliqueuse Pologne, Ivan III prépa- 
rait, en chassant les Tartares, le lointain avènement de la 
Russie. 

Ce fut le moment où mourut Louis XI, dont Comines a 
tracé de main de maître l'instructif et sinistre portrait; pen- 
dant qu'un prince plus criminel encore, bourreau de ses 



BALLADES ANGLAISES. 407 

amis, de ses parents, de son neveu Edouard Y, Tairoce Ri- 
chard m s'emparait de l'Angleterre^ qui devait lui échapper 
avec la vie à la journée sanglante de Bosworth, pour échoir 
à Henri VU Tudor, dont l'avènement, salué avec joie, ouvrit 
pour la nation une période de repos. 

L'Italie avait perdu son protecteur, le sage et magnanime 
Laurent de Hédicis, qui calmait par les nobles études l'am- 
bition inquiète des esprits. Aussitôt les haines se ranimèrent, 
et, au milieu des prétentions rivales suscitées par un pontife 
indigne, le jeune et aventureux Charles VIII, consolidé sur 
son trône chancelant par Fhabile politique de sa sœur, s'é- 
lance résolument dans l'arène pour faire valoir sur Naples 
les droits de ses ancêtres. On connut cette expédition bril- 
lante, cette course triomphale mais éphémère, ces revers 
rapides, irréparables, malgré une héroïque défense. Maxi- 
milieu I d'Autriche venait de recueillir en Allemagne la 
succession longuement préparée par son père, et entourée 
par lui de précieuses garanties. Grenade, dernier boulevard 
des Maures, succombait sous les armes d'Isabelle, protec- 
trice de Colomb dans cette exploration sublime qui enleva 
aux Portugais Tempire des mers, quand la mort pré* 
coce de Charles, en 1 498, mit la couronne de France aux 
mains de Louis XII d'Orléans, vassal indocile qui sut être 
un bon roi, et qui eut le bonheur de pressentir et de saluer, 
malgré les préoccupations d'une guerre infructueuse, la ma- 
jestueuse aurore qui, se levant sur l'Europe, présageait tant 
de jours glorieux. 




408 LITTÉRATURE DD NORD. 



XXXIV 



Chants de gnerrm serbes et suisses. 



L'Allemagne, dans le quatorzième siècle, agitée par des 
luttes stériles et des rivalités funestes qui minaient sa puis- 
sance, ne ressentit aucun élan, aucune aspiration vers les 
grandes choses ni vers les conquêtes de l'esprit. Les diverses 
écoles de meislersinger établies dans les villes principales s'es- 
sayaient à marteler des vers et à aligner des rimes vides de 
sens. Ce qu'elles firent de mieux fut la reproduction en 
langue usuelle, mélange confus de souabe et de saxon, de 
plusieurs légendes chevaleresques dont les sources sont 
maintenant perdues, et la composition fortuite de quelques 
chansons populaires qui leur échappaient dans la joie des 
festins. Les Pays-Bas suivaient la même voie, et les rares au- 
teurs qui s'exerçaient dans la langue néerlandaise, issue de 
Tancien frison, puisaient tous leurs romans dans les trou- 
vères français. Le Danemark, la Norvège et la Suède, rap- 
prochés un insiant par l'union de Calmar, allaient aussi 
demander à l'Islande les antiques traditions de la race Scandi- 
nave et les élaboraient dans leurs récits. Il en résulte qu'au- 
cun nom saillant ne se distingue à cette époque dans toute la 
littérature germanique, si ce n'est celui du moine Jean Tau- 
1er qui prêcha à Strasbourg vers 1350 avec un succès re- 
marquable, et dont les sermons, quoique altérés sans doute 
dans les manuscrits subséquents, n'en apparaissent pas 
moins pleins de verve et de noblesse. 



CHANTS SERBES, 409 

La vraie poésie, exilée des pays qui avaient salué ses pre- 
mières lueurs et reçu ses ins^ratious naissantes, était pas- 
sée de France en Italie, et d'Allemagne en Angleterre, douée 
d'une énergie nouvelle et pleine .d'espoir dans son avenir. 
Bientôt une élaboration puissante, en favorisant son essor, 
devait multiplier les grands exemples et poser les règles lit- 
téraires. Mais, à défaut de ces règles précises, dans des pays 
livrés à eux-mêmes et concentrés dans leurs mœurs nationales, 
on avait déjà vu s'élever spontanément des jets de poésie 
admirables, inspirés par l'amour, la douleur, la foi ou le 
patriotisme* C'est ainsi que, dans la race slavone, la 
Bohème, la Pologne, la Russie avaient fait entendre leurs 
chants de guerre en présence d'ennemis formidables, qui 
n'avaient pu étouffer leurs voix ; c'est ainsi qu'à cette épo- 
que même, sous la menace^ des armes musulmanes, au mi- 
lieu d'héroïques efforts, la Servie, opprimée par les Turcs 
sans renoncer à sa fierté native, entonna au sommet des 
montagnes, dans le fond des rochers, à Tombre des forêts, 
ces chants de douleur et de gloire qu'elle a légués à la pos- 
térité; chants sublimes par leur foi ardente et leur élan pa- 
triotique, moins vifs, moins énergiques peut-être que les 
Jbymnes belUqueux des Bohèmes, mais plus profonds, plus 
saisissants encore parleur touchante mélancolie. Animés de 
tous les souvenirs qui pouvaient exalter leur courage ou char- 
mer leurs poignants regrets, les Serbes ont chanté tour à tour 
le règne prospère de Stéphane Duchan, législateur de sa pa- 
trie, redoutable adversaire de Tempire grec; puis les trou- 
bles et les partages funestes qui suivirent la mort de ce 
prince; puis les exploits d'un héros malheureux, invincible 
dans les combats, mais contraint par une fatalité funeste à 
servir les Turcs ses ennemis. C'est ainsi que naquirent les 



4i0 LITTÉRATURE DU NORD. 

poèmes snr la succession de Stéphane, la fondation de Scu- 
tari, les exploits dcMarko, et»sur une foule de circonstances 
spéciales ou de sentiments indfviduels, toujours peints avec 
un rare bonheur. Mais un fait mémorable et terrible domine 
et résume tous les autres, et.appelle l'intérêt le plus vif et la 
plus profonde sympathie sur ce peuple généreux et héroïque, 
martyr de la foi de ses pères. Ce fait est la bataille de Kosovo, 
livrée, en 1389, contre Amurat I, sultan turc, par Lazare, der- 
nier prince des Serbes ; bataillé où le dévpuement le plus 
ardent et le courage le plus indomptable n'échouèrent devant 
la puissance ottomane que par une trahison infâme, qui 
amena la mort des deux rois et la soumission de la Servie. 
Plusieurs poèmes y sont consacrés, tous empreints d'une re- 
ligieuse terreur. Nous citerons ici le plus touchant et le plus 
simple, dans lequel une scène àe famille, plus pathétique 
encore que le récit guerrier, fait passer devant nous toutes 
ces nobles figures prédestinées à un trépas sublime, insensi- 
bles aux tendres prières et aux pieux stratagèmes de la tsa- 
rine, qui n'aspirait qu'à sauver un seul frère. Mais ses efforts 
sont vains ; ni ses frères, ni son père, ni aucun serviteur ne 
veut se dérober à la gloire du martyre; la défection d'un 
trailre les fera tous périr, mais le glaive d'un héros les ven- 
gera d' Amurat, et les Turcs pleureront leur victoire. 

Les vers de ce poëme, harmonieux et faciles, respirent 
dans leurs répétitions nombreuses un vague abandon plein 
de charme, en même temps que d'antiques traditions et des 
mœurs toutes patriarcales y sont poétiquement retracées. 
Nous essayerons de conserver ces nuances dans notre tra- 
duction littérale'. 

* Voir noire Histoire de la littérature des Slaves, Paris, i839. 



CHANTS SERBES. 4H 

BATAILLE DE KOSOVO. 

Car Lazare siede za veceru; 
Pûkrai niega earica Miliea^ 
Veli niemu earica Miiiea : 
« Cor' Lazare Srbska kruno zlatna^ 
Ty prolaziê s^ra u Kosovo 
S' sobom vodis sluge i voivode; 
A kod dmra ni kog^ ne ostavliaSy 
Care Lazo, od muz'kte glava. 

c Le Izar Lazare était assis au sôoper ; à e6té de lai la tza^ 
rino Milicia, et la tzarine Milieia lui dit : < T%«t Lazare, cou* 
ronne d'or dé Servie, demain tu pars pour le champ de Ko* 
sovo, emmenant tes serviteurs, tes vaivodetf, et n'en hissant 
aucun au palais, aucun hemme qui, chargé d'une lettre, 
puisse me rapporter ta réponse. Tu emmènes avec toi mes 
neuf frères, les neuf ûls chéris de Jug. Ah ! laisse-moi un 
seul de mes frères, un seul pour recevoir mes vœux. » 

c Lazare, prince des Serbes, lui répond : « Chère épouse, 
lequel de tes frères veux-tu que je laisse dans la blanche en- 
ceinte du palais? — c Laisse-moi, dit-elle, Bozko Jugovich. » 
Lazare, prince des Serbes, lui répond : c Chère épouse, 
tzarine Hilicia, lorsque demain Taube du jour paraîtra et 
que le soleil commencera à luire, lorsque la ville ouvrira ses 
portes, rends- toi à la sortie de la ville. Là, les guerriers défi*- 
leront en ordre, tous à cheval et la lance en main ; devant 
eux Bozko, fils de Jug, tenant l'étendard de la croix. Sou- 
haite^lui de ma part toute prospérité ; qu'à son choix il cède 
Tétendard et reste au palais avec toi. » 

« Le lendemain, quand Taube vint à paraître et qu'on ou- 
vrit Tenceinte des murs, la tzarine Milieia sortit et se plaça 



412 LITTÉRATURE DU NORD. 

aux portes de la ville. Et voici, les troupes sortirent en ordre, 
toutes à cheval et la lance en main, et devant elle, Bozko, 
fils de Jug. Son cheval bai est resplendissant d*or, et jusque 
sur le dos du cheval se déploie la grande bannière du Christ. 
Sur la bannière s'élève une pomme d'or, de la pomme jail- 
lissent des croix d'or, et des croix descendent des banderoles 
qui effleurent les épaules de BodLO. 

c La tzarine Milicia s'approche, arrête le cheval bai par la 
bride, et élevant les bras vers Bozko, elle lui parle ainsi à 
voix basse : t cher frère, Bozko Jugovich, le tzar accorde 
à ma prière que tu n'ailles pas combattre à Kosoyo. Il te sou- 
haite toute prospérité; à ton choix tu céderas l'étendard et tu 
resteras avec moi à Krusevac, afin qu'un frère puisse rece- 
voir mes vœux. » 

< Hais le fils de Jug lui répond : c Va, ma sœur, retourne 
vers la tour blanche ; mais je n'irai pas avec toi, et l'étendard 
ne quittera pas mes mains, quand le tzar me donnerait Kru- 
sevac. Voudrais-tu qu'on me montrât au doigt et qu'on dit : 
€ Voyez Bozko, le lâche, qui n'ose pas aller à Kosovo y ver- 
ser son sang pour le Christ et mourir en défendant sa foi? » 

c A ces mots, il a franchi la porte. Alors parait le vieillard 
Jug Bogdan et avec lui sept Jugoviches. Elle les appelle tous les 
sept Tun après l'autre, mais aucun d'eux ne veut voir la tza- 
fine. Elle attend quelques moments encore, et voici Voino, 
fils de Jug, eonduisant les fiers coursiers du tzar, sur les- 
quels brillent des harnais d'or. La tzarine arrête son cheval 
gris , et élevant les bras vers Voino elle lui adresse vive- 
ment ces^ paroles : « cher frère, Voino, Jugovich, le tzar 
t'accorde à ma prière. Il te souhaite toute prospérité; à ton 
choix tu remettras les coursiers, et tu resteras avec moi à 
Krusevac, afin qu'un frère puisse recevoir mes vœux. » 



CHANTS SERBES. 413 

« Mais Voino, fils de Jug, lui répond : « Va, ma sœur, re- 
tourne vers la tour blanche; mais jamais un brave guerrier 
ue recule et n'abandonne les chevaux du tzar, quand il sau- 
rait qu'il doit périr. Laisse-moi, sœur, aller à Kosovo y ver- 
ser mon sang pour le Christ, y mourir pour la foi avec mes 
frères ! » 

c A ces mots il a franchi la porte. A celte vue la tzarine 
Milicia tombe sur la froide pierre, tombe soudain évanouie. 
Alors parait le tzar Lazare lui-même ; des larmes coulent de 
ses yeux, il regarde à droite et à gauche, et appelant Golu- 
ban, son écuyer : c Goluban, fidèle serviteur, descends de 
ton cheval au cou de cygne, prends ta maîtresse par ses 
blanches mains, et ramène-la vers la tour élevée. Reste ici à 
la grâce de Dieu ; ne nous suis pas au champ de bataille, 
mais garde l'enceinte du palais. » 

€ L'écuyer Goluban a entendu ces mots, et des larmes s'é- 
chappent de ses yeux. Cependant il descend de son cheval, 
prend sa maîtresse par ses blanches mains, et la ramène vers 
la tour élevée. Mais il ne peut résister à son cœur qui l'en- 
traîne vers le champ de Kosovo ; il rejoint son cheval au cou 
de cygne, s'élance dessus et part pour Kosovo. 

c Le lendemain, quand l'aube vint à paraître, voici deux 
corbeaux noirs, venus du champ de bataille, sur la tour du 
noble Lazare. L'un croassait et l'autre s'écriait : c N'est-ce 
pas ici le palais de Lazare ? N'y a-t-il personne dans le pa- 
lais? » 

« Aucune voix ne répond dans le palais, mais la tzarine les 
avait entendus. Aussitôt elle monte sur la tour Manche, et 
parle ainsi aux deux corbeaux : c Que Dieu vous conserve, 
noirs corbeaux ! Dites-moi, d'où venez- vous dès l'am'ore; se- 
rait-ce peut-être du champ de Kosovo? Y vîlês-vous deux 




414 LITTÉRATURE DU l!fORD. 

puissantes armées? Ces armées sesont*elles baltues, et la- 
quelle est restée victorieuse ? » 

€ Les deux corbeaux répondent à la princesse : < Que Dieu 
vous sauve, tzarine Milicia ! Nous venons ce malin de Kosovo ; 
nous y avons vu deux puissantes armées qui bier ont livré 
une bataille dans laquelle les deux tzars ont péri. Des Turcs» 
il en est peu qui survivent ; mais des Serbes, ceux qui refi- 
rent encore sont tous eouf^nrls de sang et de blessures. » 

c Pendant q«e les cori3eaux parlaient, voici Técuyer Milutin, 
sout^iant sa main droite de la gauche , sillonné de dix-sept 
btessureSy et son cheval nageant dans le sang. < Qu'est-ce 
cela, malheureux Milutin, la trahison a-t-elle perdu le tzar? i 
L'écuyer Milutin lui répond : *« Maîtresse, aide-moi à des- 
cendre de cheval, humecte mon frout d'eau limpide et verse- 
moi du vin généreux ; car mes blessures ont consumé mes 
forces. » 

€ La tzarine Taide à descendre, humecte son front d'eau 
limpide et lui verse du vin généreux. Quand il a repris quel-^ 
que force, Milicia interroge Técuyer : « Dis-moi, qu'a-t*on 
fait à Kosovo ? Comment a succombé le noble Lazare? com- 
ment le vénérable Jug Bogdan? comment les neuf fils de 
Jug, et le voivode Milos, et Yuk Drankovich, et Strainia 
Banovich ? » 

« L'écuyer lui répond alors : c Ils ont péri, tzarine, h Ko- 
zovo. Là où est tombé le noble prince, on voit mille javelots 
tous brisés, mille javelots des Turcs et des Serbes; mais les 
plus nombreux sont ceux des Serbes, lancés pour la défense 
du prince, de notre glorieux souverain. Quant à Jug, au 
front de la bataille, il est tombé dès les premiers coups, et 
après lui huit de ses fils ; car le frère soutenait toujours le 
frère, tant qu'un seul d'entre eux put se mouvoir. Seul en- 



CHANTS SERBES. 415 

Gore Bozko survivait ; sa bannière flollait dans la plaine, où 
il chassait les Turcs par essamis, comme le faucon disperse 
les colombes. 

€ Là où le sang montait jusqu'aux genoux, là est mort 
Strainia, fils de Bano. HIIob, ô princesse, est tombé près des 
froides eaux du la Sîlnicia, où les Turcs ont péri en masse ; 
Uilos a tué le sultan Murât, et avec lui douze milliers de Turcs. 
Que Dieu t'en récompense ainsi que toute sa race 1 II vivra 
dans les cœurs des Serbes, dans leurs chants et dans leurs 
annales, jusqu'à ce que le monde et Kosovo s'abîment. Mais 
si tu me demandes où est Vuk ? Qu'il snit maudit ainsi que 
toute sa race I Car c'est lui qui a trahi le tzar, et qui a en- 
traîné vers les Turcs douze milliers de pai;)nres comme lui. ■ 

Voilà le chant national des Serbes, et l'on ne peut s'empé- 
dier d'être ému en lisant ce récit et si noble et si simple, 
consacrant la résistance sublime d'un peuple religieux et 
brave, dont la chute préludait alors à l'écroulement du Bas- 
Empire, et qui devait subir comme lui quatre siècles d'af- 
freux despotisme avant de renaître à l'espoir. Parmi les autre9 
peuples de même race, les Russes étaient encore courbés 
sous le joug abrutissant des Mongols, qui étoufTait tout germe 
littéraire ; les Polonais et les Hongrois, quoique libres et 
parvenus à une prospérité réelle sous des rois civilisateurs, 
soumettaient encore leurs pensées aux formes scolastiques 
du latin. Les Bohèmes seuls, entraînés par Jean Huss et par 
ses ardents sectateurs vers l'émancipation dangereuse mais 
féconde qui déjà présageait le schisme, composèrent dans 
l'idiome national, non plus des chants de guerre, mais des 
hymnes religieux, non plus des romans fantastiques, mais 
des commentaires sur la Bible; impulsion éphémère et 
bientôt étoutTée par les excès d'ane guerre dévaslalrice. 



épiiémère et ^ 
ilalrice. A 



416 LITTÉRATURE DU NORD. 

La chanson populaire sous toutes ses formes , religieuse, 
erotique, satirique ou guerrière, dominait alors en Europe 
comme expression du mouvement des esprits, comme 
symptôme de Taffrancliissement des serfs qui , délivrés des 
chaînes féodales, ne craignaient pas d'exprimer à haute 
voix, au milieu du choc des passions, leurs sentiments de 
piété ou d'amour, leurs impressions intimes, leurs élans 
enthousiastes. C'est ainsi que, sous diverses nuances ana- 
logues aux climats et aux mœurs, régnaient, en Italie, eh 
Espagne et en France, lé sonnet, la romance, le lai et la 
chanson ; c'est arnsî qu'au milieu des luttes interminables 
qui marquèrent pour elle celte époque, TAnglelerre consigna 
ses souvenirs dans ses vieilles ballades nationales, le Saule, 
Childe Waters, Robin Hood, Chevy Chace; dans cetle dernière 
surtout, image d'un défi héroïque sur la frontière indécise 
de l'Ecosse, récit bien propre à animer, à exalter le patrio- 
tisme. 

Mais nulle part ce genre de poésie ne fut plus répanda 
qu'en Allemagne ; et, quoique ces expressions fugitives delà 
vie intellectuelle d'un peuple ne parviennent généralement 
qu'allérées et appauvries h la postérité, il reste cependant 
assez de traces des chansons populaires de rAllenmgne, 
chansons nées sons une foule d'influences, soit dans les 
écoles de meislersinger, soit au foyer de famille, dans les 
rues, dans les camps, pour démontrer qu'en aucun pays 
elles n'ont eu plus de caractère. La mollesse et la grâce, 
inhérentes aux peuples romans , inhérenles aux nations 
slavones , sont étrangères à ces mâles productions que dis- 
lingue la franchise et la force. Chants de piété, chants 
d'amour, marqués d'un môme cachet, expriment générale*- 
mcnt des émulions profondes dans un style concis et abrupt. 



CHANTS SERBES. 417 

mais fait pour pénétrer les âmes. Le rhythme musical , inné 
au peuple allemand, y est toujours facile à reconnaître, 
et la variété des mesures seconde les vifs élans de l'impro- 
visateur*. 

Celte variélé se fait surtout sentir, avec une grande délica- 
tesse de tact, dans les chansons professionnelles propres aux 
corporations spéciales, dont elles expriment les habitudes, 
la physionomie, la tendance. La chanson du pécheur est mo- 
notone et sourde comme le mouvement oscillatoire des va- 
gues ; celle du chasseur est fière et saccadée comme les ro- 
chers qu'il gravit dans sa course ; celle du pâtre, calme et 
Insouciante comme la marche paisible des troupeaux. L'hon- 
nêteté, la franchise et l'espoir respirent dans la chanson du 
laboureur ; la vivacité, la pétulance daas celle du malin vi- 
gneron ; mais la plus saisissante de toutes est celle du mi- 
neur, privé de la lumière, plongé dans un monde mysté- 
rieux qu'il peuple à son gré de fantômes, et dont chacune de 
ses pensées semble refléter les terreurs. 

Les chants guerriers enfin, cette suite traditionnelle des 
anciens bardits germaniques, ont dû surgir sans cesse au mi- 
lieu des conflits qui, pendant tant de siècles, ont agité l'Em- 
pire ; mais ils s'évaporaient sous le fracas des armes, et, nés 
au moment du péril, ils disparaissaient avec lui. Il fallut 
qu'une guerre nationale, celle des Suisses contre Charles de 
Bourgogne, soulevât un peuple tout entier contre les efforts 
du despotisme, pour que les chants entonnés sous les arines 
fussent répétés après la victoire, et pour qu'un poëte véri- 
table, Veit Weber, se chargeât de les perpétuer. Né en Alle- 
magne, mais plein d'enthousiasme pour l'indépendance hel^ 

^ Histoire de la littérature allemande^ de M; Peschîer. 

27 



418 LITTÉRATURE DU NORD. 

Tétique, ce chantre martial combattit en i476 dans les 
rangs des confédérés, aux journées de Granson et de Morat, 
et, nouveau Tyrlée, anima leurs phalanges contre les vieux 
soldats de Charles le Téméraire. Son style et sa verve poi- 
gnante retracent bien racharnement des deux partis, qui ne 
respiraient que carnage. Le retour du printemps, qu'il dé- 
crit en poète, n'a pour lui de charme réel que parce qu'il 
ramènera les combats. 

€ L'hiver a été long et rigoureux, et maint petit oisçau en 
a porté le deuil ; ils chantent aujourd'hui avec joie, et les 
vertes branches des forêts retentissent de leur doux ra- 
mage. 

< Les branches se sont couvertes de feuilles, et bien des 
cœurs en ont élé charmés ; la plaine s'est parée de verdure, 
et les braves sont partis en foule. 

a L'un marche à droite et l'autre à çauche; c'est un 
bruyant tumulte, une mêlée menaçante dont le duc de Bour- 
gogne ne se réjouira guère.» 

Voici maintenant la revue des troupes d'élite envoyées par 
les divers cantons : 

< Zurich vient au son des fanfares, suivi des hommes de 
Schv^ytz, de Soleure, de Berne, de Thurgovie, de Claris, de 
Zug, de Lucerne, et d'autres districts encore. Honneur aux 
confédérés! durent s'écrier tous ceux qui les virent. 

« On les regarda beaucoup; car c'était l'élite de l'armée. 
Qu'ils étaient beaux à voir sous leurs fortes armures ! Tous 
étaient grands, sveltes et robustes ; la taille d'aucun autre 
homme n'approchait de la leur, » 

Il décrit enfin la bataille, à Ia<]p]e)le il assista lui-même, 
secondant du glaive et de la voix la belliqueuse furie des 
Suisses : 



SATIRES ALLEMANDES. 419 

« Les Bourguignons tinrent un moment ; puis on les Tit 
bientôt prendre la fuite : on les tuait en foule, cavaliers, 
fantassins; la campagne était jonchée d'armes brisées contre 
les ennemis. 

. € Ils fuyaient çà et là, en cherchant un abri ; jamais on 
ne vit calamité pareille. Une bande de fugitifs s'élança dans 
le lac, quoiqu'ils n'eussent aucun besoin de boire ; il s'y en- 
foncèrent jusqu'au cou, et furent tués comme des canards 
sauvages. On voguait vers eux en nacelle, et le lac fut teint 
de leur sang, et leurs cris de douleur firent gémir toutes 
les rives. 

€ Beaucoup d'entre eux escaladèrent les arbres et y furent 
tués comme des oiseaux; on les perça sans peine avec des 
lances, car le vent ne gonflait point leurs ailes. :» 

Telle fut la terrible vengeance des Suisses victorieux à 
Morat. 



XXXV 

Satires allemandes » Bôman da Renard* 

Le quinzième siècle, où retentirent les chants patriotiques 
de Weber, fut également marqué en Allemagne par les 
Chroniques de Tv^inger et de Rothe, de Schilling et d'Etter* 
lin, ébauches qu*il ne faut pas comparer aux Mémoires de 
Froissart ou de- Comines. La verve populaire s'épanchmt 
dans les saillies grotesques de Till Eulenspiegel, l'artisan - 
voyageur, et des mascarades dramatiques bien médiocre», 
bien grossières encore, étaient ébauchées par le barbier» 




420 LITTÉRATURE DU NORD. 

Folz et le peintre d'enseignes Rosenblût. La langue anglaise, 
privée d'inspirations, v^était dans les vers de Walton et 
d'Occleve, et la langue néerlandaise n'offrait, h rexceplîon 
d'un seul roman , celui de Charles et d'Élegaste, que des 
fables servilement traduites. Hais enfin rallégorie soutenue, 
la satire politique sous forme d'apologue, déjà popula- 
risée en France dans le fameux Roman du Renard, dont 
ridée fut, dit*on, conçue an douzième siècle par un trou- 
vère nommé Saint-Cloud, mais dont le texte énormément 
accru avait subi des bigarnires san$ nombre, fit son appa- 
rition en Allemagne dans une œuvre judicieuse, éminente. 
Sous le nom de Henri d'ÂIkmar, nom d'auteur réel ou sup- 
posé, parut à Lubeck en 1498 un poème intitulé Reinecke 
Fuchs, titre qui peint sa double origine; car, si le fond de 
rallégorie est emprunté à nos vieux trouvères, qui la 
dirigèrent, dit-on, dans l'origine contre Renard, prince 
lorrain du dixième siècle , devenu en langue d'oî par 
son esprit sournois l'homonyme du vulpes des Romains, 
son application dans le poème d'ÂIkmar est exclusivement 
germanique. Que ses traits satiriques soient dirigés contre 
un prince feudataire d'Allemagne ou contre l'çmpereur 
Maxîmih'en loî-même, trop accessible aux flatteries d'un 
fourbe qui capte sa confiance crédule, leur originalité 
piquante a une physionomie toute spéciale, un caractère 
plaisant et sérieux, profond et naïf à la fois, qui a dû 
promplcment les rendre populaires. Ce poëme en quatre 
chants a sur ses devanciers l'avantage d*une contexture 
plus nette; les animaux personnifiés y parient tous un 
langage naturel. Le récit en est intéressant, la critique 
vive et spirituelle; le tableau des travers du siècle y est 
tracé de main de maître; le dénouement est bien amené 



SÀÎIRES ALLË&tÂTiDBS. 421 

et la conclusion en est claire. Elle prouve, ironiquemeid 
sans doute et avec un blâme implicite, que dans les cours 
le savoir-faire remplace toutes les vertus et couvre tous les 
vices. La langue du poêle est le moyen-saxon, parlé dans 
le nord de l'Aliemagne, inférieur au souabe en élégance, mais 
plus concis et plus nerveux; les vers ont une cadence par*- 
faite, et leur rhythme, bref et rapide, donne à Tensemble 
une teinte inimitable de gaieté et de bonhomie. En voici le 
début un peu modernisé : 

ROMAN DU RENARD. 

Es war an einem mayentag, 

Wie blum' und laub dieknospen brach; 

Die kràuter sprossten; froh erklang 

Im hâin der vôgel lobgesang ; 

Der tag war schôn^ und balsamduft 

Erjûllte weit umher die luft : 

Als kônig Nobel^ der màchtige leu, 

Einfest gab^ und Hess mit geschrey 

Hoftag verkûnden ûberalL 

€ Au mois de mai où s'épanouissent les fleurs, où verdit 
le nouveau feuillage, où les chants des oiseaux retentissent 
dans les bois, où Tair se sature de parfums, en un beau jour de 
mai, Noble le lion, le roi des animaux, résolut de tenir cour 
plénière. Ses vassaux convoqués arrivent à grand bruit ; leur 
foule est telle qu'on ne peut les compter. Le roi avait mandé 
pour embellir la fête tout ce qui marche, qui rampe ou qui 
vole, et aucun ne manqua à l'appel, si ce n'est Reinecke le 
renard, que ses nombreux méfaits éloignaient de la cour ; 
car les méchants craignent la lumière. :» 

Aussitôt la séance ouverte, chacun d'accuser le renard. 
C'est d'abord le loup Isegrim, puis le chat Hinz, le chien, le 



422 LITTÉRATURE DU NORB. 

léopard ; bientôt parait le coq Henning à la tète tl'un triste 
cortège, apportant une poule étranglée autour de laquelle on 
chante les litanies. Le coupable est sommé de comparaître, et 
FoursBraun se charge du message. Reinecke sort de son châ- 
teau-fort etfeint d'accueillirrours, qu'il attire dans une ferme 
\ers une poutre énorme et béante. Il lui persuade qu'elle est 
remplie de miel, et l'autre y plonge la tète qu'il ne peut reti- 
rer; car le renard a fait sauter les coins, et tous les paysans 
du irillage, le curé et sa servante eh tête, rouent de coups le 
pauvre hère qui s'échappe avec peine sanglant et tout pelé. 
Le chat Hinz, envoyé à son tour, éprouve un sort semblable 
et est pris au lacet, où il laisse douloureusement sa queue. 
Puis le renard se venge sur la louve;! et , quand il a bafoué 
tous ses ennemis, il se présente de lui-même à la cour. Hais 
d'abord son éloquence est vaine ; accablé par ses accusateurs, 
il est condamné au gibet. Il demande, avant de mourir, à 
faire une confession publique, dans laquelle il accuse son 
père d'avoir jadis enfoui un riche trésor apparlenant à la cou- 
ronne et dont lui seul a le secret. A celte nouvelle le roi sus- 
pend l'arrêt ; et, sur les instances de la reine, il lui accorde 
grâce entière h condition qu'il lui livrera l'or. Nouveaux 
stratagèmes du renard qui fait emprisonner le loup, et de- 
mande à aller en Terre sainte pour se laver de ses péchés. 11 
part muni de bottes rembourrées de poil d'ours, en compa- 
gnie du bélier et du lièvre ; et bientôt il croque ce dernier, ef 
jette furtivement sa tête dans le sac du malheureux bélier, 
lequel en revenant à la cour est soupçonné du meurtre et 
scelle par son supplice la réconciliation du roi avec le loup et 
l'ours, qui en font leur pâture. 

Au commencement du deuxième chant, le roi, trompé dans 
la recherche du trésor, et instruit par le lapin et le corbeau 



SATIRES ALLEMANDES. 423 

de la supef'cherie du renard qui se cache dans sa forteresse, 
prend la résolution de l'attaquer avec ses plus braves pala- 
dins. Mais le blaireau (Grimbart, cousin de Reinecke, l'ayant 
averti du danger, il se hâte de le prévenir, prend congé de sa 
femme et se met en route vers la cour. Chemin faisant il cause 
sur les affaires du monde, et lance d'amers sarcasmes et 
de poignantes invectives contre k tyrannie des nobles et 
contre les abus du clergé. 

Au troisième chant, à son arrivée, nouvelle convocation, 
nouvel arrêt de mort. ÏI trouve cependant moyen d'obtenir 
un sursis, et raconte une série d'aventures par lesquelles en 
se disculpant, il retorque le blâme contre ceux qui l'accusent, 
énumérant les précieux cadeaux qu'il envoyait au roi et qu'on 
avait volés. C'étaient, dît-il, une bague, un peigne et un 
lîiîroif doués de propriétés merveilleuses, et dont les ingé- 
nieux dessins rappelaient les peccadilles du loup, du chat, du 
chiefi, de tous ses ennemis. Longtemps le lion l'écoute sans 
lé croire ; mais enfin là giienon Martine, dame d'honneur de 
là lionne, plaide si bien la cause du coupable qu'encore une 
fois il est relâché pour aller chercher ces richesses dont il 
doit faire hommage au roi. 

Au quatrième chant, le loup Isegrim s'oppose au départ du 
rehard et le provoque en combat singulier. Le défi accepté, 
sanctionné par le roi, Reinecke feint de vouloir se confesser 
et s'adresse de nuit au hibou qui lui fait une longue exhor- 
tation, sanglante satire des homélies des moines, où toutes les 

croyances de l'époque sont nlalîcieusement parodiées. Vient 

.. . • ■ ^ ' 

ensuite le tour du renard qui déroule la liste des exploits et 
des succès coupables qui ont rempli sa vie.* Le hibou lui ré- 
pliqué, et îuî reproche ses vices ; le renard semble ému et, 
pour âiîeùx écouter, se rapproche respectueusemen'l du con- 



424 LITTÉnATDRE DU NORD. 

fesseur, saute sur lui, l'étrangle et le croque. Le lendemain 
commence le combat décisif. Le loup, fier de sa force, a 
d'abord Tavantage, malgré la ruse du renard qui lui lance 
la poussière aux yeux; déjà Isegrim Tempoigne sous sa 
griffe et va lui porter le coup mortel, quand l'autre, par de 
feintes prières, distrait son attention, puis, tournant sur lui- 
même, le saisit à la gorge, le mutile, le déchire, et le contraint 
à s'avouer vaincu. Cette victoire le lave de toutes ses fautes; 
le roi le nomme son chancelier, et, escorté d'amis et de flat- 
teurs, il retourne triomphant dans son château de Mau- 
pertuis. 

Nous n'avons pu qu'indiquer vaguement dans cette 
brève et incomplète esquisse les traits ingénieux dont abonde 
cette histoire, où chaque acteur, quadrupède ou volatile, 
personnifiant les travers et les vices des divers rangs de l'é- 
chelle sociale, soutient admirablement son rôle et ne le dé- 
ment pas un instant; et où, sans paraître sur la scène, 
l'homme est constamment mis en jeu, soit par de piquantes 
épigrammes, soit par des réflexions sévères, comme dans ce 
dialogue du renard et du blaireau : 

« Les temps sont critiques, mon cousin; levons seulement 
les yeux vers le trône ; car, bien qu'on nous ordonne de nous 
taire, nous n'en observons et n'en pensons pas moins. Le 
roi lui-même ne pille-t-il pas ni plus ni moins qu'un autre? 
Ne laisse-t-il pas dépouiller le peuple parles loups et les ours, 
comme si c'était de droit? Et qui dira la vérité, qui osera lui 
signaler le mal? Le confesseur, le chapelain ? Ils gardent le 
silence, et pourquoi ? C'est qu'ils jouissent du larcin des 
autres, n'y gagneraient-ils qu'un habit neuf. 

« Qu'on aille donc se plaindre ! Autant vaudrait saisir 
l'air ; car^ on ne fait que perdre son temps ; mieux vaut s'as- 



SATIRES ALLEMANDES. 425 

surer de nouveaux bénéfices. Ce qui est loin, est loin ; et tout 
ce que les grands dérobent vous a jadis appartenu. On re- 
pousse les plaintes, elles fatiguent. Notre maître est un lion ; 
il croit donc de sa dignité de tout prendre. Il nous appelle 
ses gens, indiquant bien par là que tout ce que nous avons 
est sa propriété. 

€ Oserai-je parler sans détour? Le noble roi aime très 
particulièrement ceux qui arrivent à lui les mains pleines, 
et qui savent danser au son de sa musique. Les ravisseurs 
sont rentrés au conseil ; cela fera tort à bien des gens ; car 
s'ils volent et s^ils pillent, le roi les choie, et chacun regarde 
en silence, pensant que son tour viendra. 

€ Qu'un pauvre hère comme moi prenne seulement un 
poulet, tous crient haro sur le voleur, et demanderont ma vie 
pour expier ce forfait. On pend les petits escrocs, mais on 
donne des dignités aux grands. Et moi, voyant tout cela, 
je fais de même. Ma conscience, il est vrai, se réveille par- 
fois; elle me montre de loin la colère céleste et le jugement 
dernier, où il faudra répondre de tout bien injustement ac- 
quis. Alors le repentir naît dans mon âme ; mais il passe : 
car les meilleurs des hommes sont calomniés de la foule qui 
prétend tout juger et qui sans cesse invente le mal. 

« Le pire est que chacun veut régenter autrui; qu'on ap- 
prenne donc d'abord à gouverner sa femme et ses enfants 
et à bien diriger ses serviteurs. Mais comment réformer les 
gens quand chacun fait ce qui bon lui semble et veut tyran- 
niser les autres? Hélas ! de plus en plus nous tombons dans le 
mal. Médisances, vols, assassinats, entend-on parler d'autre 
chose ? Le monde est cruellement dupe des hypocrites et des 
faux prophètes. Chacun vit à sa guise, et quand on hasarde 
un conseil, on s'entend dire : Bah ! si le péché était aussi 




426 LÏTTÉaATURE DU NOÎID. 

condamfnable qu'on le prêche en tous lieux, les moines de- 
vraient donner Téxeraple et s'abstenir plus que tous de mal 
faire ! » 

Nous supprimons la longue diatribe qui suit ; mais cette 
citation suffira pour montrer avec quelle franchise et quelle 
verve le ppëte attaque de front les vices de son époque. Le 
sens profond qui se révèle ici dans ce cri d'une conscience 
indignée, et qui existe d'ailleurs dans tout le poème sous lé 
voile d'une ingénieuse allégorie, assure à Reinecke Fuchs la 
palnle sur les compositions de ce genre si abondantes au 
moyen âge, mais généralement si insipides et si diffuses. 
L'œuvre de Henri d'Alkmar se rattache, par la perfection de 
l'ensemble, aux meilleurs modèles de ce genre que nous 
offre l'antiquité classique, dans les apologues de Phèdre et 
d'Horace, dans là Balrdchomyachie des Grecs et dans l'Hîto- 
padèse des Indiens. Comme ces œuvres justement célèbres, 
le poëme allemand joint au mérite de la forme la peinturé 
énergique et rigoureusement vraie d'une époque de trans- 
formation sociale, dans laquelle l'ivraie s'élevait luxuriante 
sur un sol d'ailleurs plein de sève et propre à porter le bon 
grain. 

Les vices en effet abondaient de toutes parts, dans les 
cours, les abbayes, les villes, quoique les censeurs ne man- 
quâsseht pas, et que des avertissements énergiques fussent 
formulés non-seulement dans les livres, mais dans les chaires 
et sur les murs des temples. Car c'est vers ce temps que pa- 
rurent comme menaces significalives, après l'horrible peste 
du quatorzième siècle et les tumultueux conciles de Constance 
et de Bâle, ces Danses macabres ou Rondes des morts, que 
des mains pieuses et ferventes peignirent sous les voûtes des 
cloîtres ou daiis ^enceinte des cathédrales, afin de ramener 



SATIRES ALLEMAltDES. 427 

tous les hommes au sentiment de leur néant et de leur éga- 
lité devant la tombe. En effet, les grandeurs de la terre s'y 
trouvaient toutes représentées, et isolément entraînées à une 
danse furieuse avec la Mort. Pape, empereur, impératrice, 
roi, reine, cardinal, évêque, duc, duchesse, abbé, chevalier, 
magistrat, docteur, gentilhomme, bourgeois, marchand, 
huissier, mendiant, ermite, jeune homme, jeune fille, paysan, 
nonne, musicien, cuisinier, et jusqu'au peintre et sa famille, 
Comparaissent dans celte revue sinistre, entraînés aux sons 
du rebec que tient leur terrible adversaire. Propagées plus 
tard par la gravure, ces images grossières mais expressives 
furent accompagnées de quatrains, dont les plus anciens 
i^ont attribués au maltre-chanteur Regenbogen, mais qu'on 
a reproduits ^lus complets datis les danses macabres de Bâié 
et de Lubeck. C'est là surtout que l'on remarque la har- 
diesse avec laquelle Tesprit populaire, prêt à rompre les 
liens qui l'enchaînent, fait entendre aux heureux de la terre, 
aux favoris de la fortune, Tarrèt de la justice divhie auquel 
rien ne peut les soustraire, arrêt effrayant pour l'impie, con- 
solant pour l'infortuné. Grande devait être l'impression pro- 
duite par ces émouvants contrastes ; quelle que fût ta crudité 
des traits, leur sens était vfai et profond. 

Aussi ces solennelles images , inaugurées en Italie dans les 
peintures du Campo santo de Pfôé, s'étaient-elles répandues 
i^ous diverses formes, en Espagne dans les allégories, en 
♦"ranee dans les complaintes, en Angleterre dans les hymnes 
religieux, et spécialement dans ceux de Jean Lydgate qui 
représente, entre autres traits frappants, le sang du Chrîsf 
ondofant sur la croix comme une bannière de pourpre qui 
abrite tous les peuples et les appelle à la repentance. Mais ce 
Ait surtout en Allemtagne, dans la noble patrie de Gutem- 



'ê 



428 LITTÉRATURE DU INORD. 

berg, où la première Bible latine imprimée en 1450 avait 
dignement inauguré la plus grande découverte du génie, 
que se manifesta aussi la plus vive ardeur religieuse, la réac- 
tion la plus énergique contre la corruption du siècle. Des 
champions énergiques, enthousiastes, s'apprêtèrent partout à 
la combattre et chez le people et chez les grands ; et de 
même que Ton favorisa ces exhibitions émouvantes qui de- 
Yaieut frapper les consciences et ôter au vice sa séduisante 
saveur, de même on employa la satire la plus crue, mais aussi 
la plus efficace, pour ramener les esprits à la raison en les 
convaincant de folie. 

Un de ces hommes actifs et sincères , Sébastien Brand, 
docteur en droit à Strasbourg, professeur et chancelier à 
Bâle, renommé pour ses mœurs austères et son érudition 
variée, publia en 1494 un poème en dialecte souabe, inti- 
tulé le Vaisseau des Fous. Cette œuvre singulière, dont le 
mérite poétique est bien inférieur au Roman du Renard, offre 
une plus haute portée morale pour ses applications directes 
à tous les travers de Tesprit, à tous les égarements de la con- 
science. Dans son indignation vertueuse, mais non dépourvue 
de gaieté, l'auteur flagelle impitoyablement toutes les idoles 
du siècle auxquelles s'attache la foiile, oublieuse de ses 
devoirs et de ses destinées. Libertins, gastronomes, mé- 
lomanes, dansomanes, avares, prodigues, fous d'amour, 
d'orgueil, d'ambilion, toug ces maniaques qui se croient si 
sensés, il les embarque, ornés d'une clochette, sur son grand 
navire symbolique dont il est le digne pilote , puisque lui- 
même prend sa part de folie. 

ce Je ireux , dit-il , recommander à Dieu ce vaisseau qui 
fait voile en son nom. Ce vaisseau n'a pas à rougir da 
poète ; car qui serait capable de bien peindre les fous si 



é 



SATIRES ALLEMANDES. 429 

ce n'est moi, qui vous parle, et qui m'appelle Sébastien Brand, 
le fou ? 

€ Celui qui s'interroge sincèrement apprend qu'il doit 
s'estimer peu de chose , et ne pas se croire plus qu'il n'est 
réellement. Quel est l'homme exempt de défauts? Que le fou 
ne s'appelle donc point sage ; c'est en se voyant fou qu'on 
revient à la sagesse. 

c Je prie cependant mes lecteurs d'examiner le sens 
plutôt que les paroles. Assurément ce n'est pas sans peine 
que j'ai rassemblé tant de fous. Bien souvent j'ai veillé, soli- 
tairCy pendant que ceux auxquels je pensais s'abandonnaient 
au jeu, au vin ou au sommeil, et qu'ils ne songeaient guère 
à moi. » 

Puis vient l'énumération des folies représentées par tous 
les personnages qui se pressent successivement sur le vais- 
seau, énumération trop souvent monotone, parce qu'aucun 
nœud ne réunit le poème, et qu'aucune action ne l'anime. 
Hais on ne peut s'empêcher d'y reconnaître un zèle ardent 
pour la vertu , un patriotisme sincère , une philanthropie 
véritable y et surtout une rare modestie , puisque l'auteur, 
jnstement estimé comme une des lumières de son époque, 
déclare accepter pour lui-même la leçon qu'il veut donner 
aux autres. 

Telle fut la réputation de cet ouvrage au moment de son 
apparition et la portée morale qui lui fut attribuée, qu'un 
prédicateur distingué, Jean Geile/de Strasbourg, prit le 
Vaisseau des Fous pour texte d'une série de sermons, qu'il 
compléta par le Paradis des âmes. La prose allemande, 
encore peu cultivée , produisit , peu de temps après, ^'allé- 
gorie ià Roi Blanc, par Treitzsauerwein, histoire romanes- 
que de l'empereur Maximilien P^ ; bientôt suivie du poème 



4 

430 LITTÉRATURE DU NORD. 

de Theucrdank, composé sur le même sujet, par Melchior^ 
Pfinzinc de Nuremberg. Ces œuvres, dépourvues de poésie, 
n'en attestent pas moins l'enthousiasme qu^avait excité en 
Allemagne le caractère chevaleresque de Maximilien, qui, 
sensible sans doute aux sages avertissements qu'il reçut au 
début de son règne, se montra homme de bien et politique 
habile, et sut, par d'heureuses alliances avec Henri YII 
Tudor, pacificateur de l'Angleterre, et avec Ferdinand V 
d'Aragon, le puissant dominateur des Espaghes, rattacher 
la grandeur germanique à l'ascendant de sa propre famiUe. 
D'utiles institutions signalent son règne, favorable au ré- 
veil des lettres comme celui de son rival Louis XII, qui, 
après sa campagne d'Italie, ce brillant mais stérilç tour- 
nois où l'intrépidité française échoua au sein de la victoire 
devant l'ardent patriotisme de Jules II, avait su réparer* 
toutes les brèches et cicatriser toutes les plaies par cette 
administration si sage , si bienfaisante , si éclairée , dont 
l'histoire a conservé Timpérissable souvenir. 

Ainsi la fin du quinzième siècle offre , parmi les princes 
qui gouvernèrent les principaux états de l'Europe, des noms 
célèbres à divers titres, et dignes de servir de cortège à ceux 
de Gutemberg, de Colomb et de; Copernic, glorieux explo- 
rateurs d'une civilisation nouvelle. 



RENAISSANCE. 431 



XXXVI 

BenMfMilIce et Béforme* 

L'imprimerie venait d'être inventée, l'Inde reconnue, l'A- 
mérique, découverte, le système du monde proclamé; les 
arts illuminaient le midi de l'Europe et les sciences ger- 
maient dans le nord ; les lettres éveillaiefit de toutes parts 
l'inquiète activité des esprits ; tout était mûr pour une de ces 
crises à la fois douloureuses et fécondes, nécessaires à tra- 
vers les siècles au progrès de l'humanité. Il fallait quç le 
moule fût brisé dans lequel végétait le moyen âge,; i^ fallait 
que les entraves salutaires, mais nécessairement trop étroites, 
qui circonscrivaient la pensée dans ces temps d'élaboration, 
éprouvassent tout à coup une expansion violente prc^or- 
t ion née aux exigences nouvelles. De cet effort laborieux des^ 
esprits, s'élançant yers une sphère plq^ libjçe ps)r l'étude 
attentive du passé et le pressentiment dç l'avenir, devaient 
naturellement surgir, à travers mille excès regrçttab^çs, la 
Renaissance et la Réforme, mQSS2\gères f^talçs des temps 
modernes. 

Le dur et perfide Henri YIII régnait despotiquement en 
Angleterre ; le vif et spirituel François !•', appç^lé à la cou- 
ronne de France, voyait se dresser devant lui la fière domi- 
nation de Charles-Quint, dont l'habile fermeté tenait sous 
un même sceptre l'Espagne, l'Allemagne, le midi de l'Italie ; 
tandis qu'au centre de la civiliss^tipn chrétienne Léon X. 
perpétuait avec magnificence, les npbl^ tca^itions des Jk(é« 




4 



432 LITTÉRATURE DU NORD. 

dicis. L'Italie, deux fois héritière de la Grèce, foyer intaris- 
sable d'heureuses inspirations, lui empruntant, comme au 
siècle d'Auguste, les élans des grands poètes, les maximes 
des grands philosophes, les modèles les plus sublimes de 
l'art, inaugurait une ère nouvelle qui devait brillamment 
contraster avec les monuments du moyen âge, dépositaires 
des traditions du Nord. Aux cathédrales gothiques avec leurs 
flèches aiguës parsemées d'austères allégories , avec leurs 
arceaux gigantesques empreints d'une religieuse terreur, 
l'Italie oppo^it ses dômes somptueux, ses tours gracieuses, 
ses splendides baptistères ; aux statues des saints, silencieuses 
et sévères, ses sculptures vivantes, passionnées ; aux images 
des martyrs, résignées et naïves, ses ravissantes peintures 
pleines de vie et d'éclat ; aux graves et lourds recueils des 
docteurs et des moines, les prestiges d'un style enchan- 
teur, la fiction romanesque, l'épigramme acérée, la mollesse 
du sonnet ou l'entraînement du drame. Michel-Ange, Ra- 
phaël, Léonard, Titien, Machiavel, Arioste, noms immortels, 
auxquels s'associaient une foule d'autres noms éminents dans 
les arts, les sciences et les lettres, entraînaient dans une 
même carrière le Portugal , l'Espagne et la France, animées 
d'une vive émulation. Heureuse époque, si ces fleurs si bril- 
lantes, écloses au soleil du Midi, et dont les nuances ravis- 
sent encore nos yeux , n'avaient caché sous leur frais coloris 
tant de folies et tant de vices , qui partout pullulaient sur le 
sol ; si des abus trop manifestes n'avaient germé dans le 
sein de l'Église ; si le succès des armes et l'attrait des ri- 
chesses, captivant partout les esprits par l'image de la jouis- 
sance actuelle, par l'oubli des châtiments futurs, n'avaient 
plongé la moitié de l'Europe dans un délirant sensualisme. 
Le Nord cependant contemplait avec une antipathie pro- 



RENAISSANCE. 433 

fonde ces vices dorés, ces ruses officielles , ce pompeux des- 
potisme qu'il lui fallait subir s'il acceptait la redoutable 
alliance conclue par la maison d'Autriche. L'ascendant politi- 
que de l'Espagne et l'ascendant clérical de l'Italie aigrissaient 
ces mâles et rudes esprits, dont les passions moins insidieu- 
ses étaient plus grossières, plus \iolentes. La prudence n'é- 
tait pas la vertu de ces peuples chez qui déjà Jean Wiclef et 
Jean Huss avaient soulevé des luttes si animées ; mais Tausté- 
rité apostolique avait également disparu de Rome avec Gré- 
goire VU et Alexandre III. Depuis longtemps la satire populaire 
lançait des traits de plus en plus acerbes contre les abus du 
despotisme et les progrès de l'hypocrisie, contre la vénalité 
déplorable qui s'attachait à toutes les faveurs. La France elle- 
même prodiguait à pleines pages son esprit caustique et 
narquois pour flétrir la morale facile qui régnait dans les 
hautes régions. Résumant toute la verve des trouvères et 
toute la science des scolastiques, Rabelais heurtait d'un pied 
moqueur les somptueuses idoles de son siècle, qu'il faisait 
trembler sur leur base; pendant qn'Érasme, dans son 
flegme hollandais, les accablait de ses fines railleries. L'An- 
gleterre, épuisée par la guerre des deux Roses , réparait ses 
forces en silence; le midi de TAUemagne s'était identifié 
aux grandeurs de la maison d'Autriche ; mais l'Allemagne 
du nord, irritée, frémissante, n'attendait qu'un champion 
pour combattre. Martin Luther parut, et à sa voix tonnante, 
empreinte d'une audacieuse franchise, l'antique génie ger- 
manique parut revivre tout entier. Les esprits excités , en- 
trahiés, par cette éloquence véhémente, qui leur parle au nom 
de la patrie, de la liberté, du salut, suivent Tardent nova- 
teur dans la voie périlleuse où l'entraîne son courage in- 
domptable. Le schisme se consomme avec éclat, et la rivalité 

28 



434 LITTÉRATURE DU NORD. 

religieuse, ravivant rhoslilité des peuples, envahit la moitié 
de l'Europe. Zwingle prêche la résistance en Suisse, Calvin en 
France, Cranmer en Angleterre sous Timpulsion du cruel 
Henri VIÏI. Vainement les voix nobles et graves de Philippe 
Hélanchton et de Thomas Morus cherchent-elles à conjurer 
Forage et à rapprocher les consciences ; vainement le concile 
de Trente décrète-t-il d'importantes restrictions; il est trop 
tard, et rien ne peut calmer l'explosion des passions hai- 
neuses qui s^étaient mêlées dans les deux camps à la sin- 
cérité des convictions, et avaient transformé la question re- 
hgieuse en une lutte politique implacable. 

Nous nous garderons d'aborder ce sujet si complexe et si 
dramatique, et déjà retracé par taiit de plumes habiles, nous 
contentant de signaler ici l'influence Uttéraire et scienti- 
fique exercée sur le nord de l'Europe, au commencement du 
seizième siècle, parla Réforme et par l'homme de génie dont 
le triomphe a coûté tant dé larmes. Né en 1483 à Eisleben, 
en Saxe, fils d'un simple ouvrier mineur, Luther fit néan- 
moins de fortes et sérieuses éludes, et s'y distingua tel- 
lement qu'entré en 1505 chez les moines augustins, il 
devenait peu de temps après professeur à l'université de 
Witlemberg, et était chargé, en 1510, d'une mission impor- 
tante à Rome. On ne doit donc pas s'étonner si , une fois 
engagé dans la lutte qui devait absorber toute sa vie, sa verve 
indépendante et fièrc déborda dans cette foule d'écrits sug- 
gérés par de graves circonstances, écrits abrupts et incisifs 
dont la triviaUté impressionnait le peuple , en même temps 
que des traits plus profonds frappaient les esprits élevés. Son 
courage, grandissant avec sa cause, lui inspira bientôt, au 
milieu des dangers et sous les menaces de l'anathème, une 
œuvre colossale, la traduction complète de la Bible, faite sur 



RENAISSANCE. 435 

le texte hébreu, terminée par lui seul avec une rapidité in- 
croyable et une incontestable perfection, dans cet antique; 
diftieau de Wartbourg jadis témoin des tournois chevale- 
resques et des défis poétiques des minnesinger. Premier 
modèle de la vraie prose allemande, la Bible de Luther, 
exacte et consciencieuse, harmonisa, dans son style clair et 
ferme, les locutions flottantes des provinces, et fixa le dia- 
lecte haut-saxon, qui devint la langue littéraire encore usitée 
de nos jours. Ses sermons, son catéchisme, consacrèrent s^ 
doctrine dissidente, et des cantiques d'une onction profonde, 
composés pour les fêtes solennelles révélèrent un poète 
inspiré dans cet athlète infatigable. Parmi ces hymnes il 
suffit de citer ceux qui célèbrent la naissance, la passion 
et la résurrection du Sauveur, la lutte et le triomphe de 
la primitive Église, et surtout cette prière touchante da 
chrétien mourant dans la foi, dont il répéta les paroles, lors^ 
qu'il mourut lui-même en 1546 : 

Mitfried und freud ichfahr dahin^ 

In Gottes wille ; 
Geirost ist mir mein herz und sinn^ 

Sanft und stille ; 
Wie Gott mir verheissen hat : 
Der tod ist mein schlaf worden. 

Das macht Christ wahrer Gottes sohn^ 

Der treue heilandj 
Den du mich, Herr, hast sehen lahn, 

Und machst bekannt, 
Dass er sei das leben und heil^ 
In noth und auch im sterben l 

€ Je meurs en paix et en joie, selon la volonté de Dieu; 



436 LITTÉRATURE DU NORD. 

mon cœur et mon esprit pleins d'espoir sont hwnbles et 
calmes comme Dieu Ta ordonné ; car la mort n'est pour moi 
qu'un sommeil . 

c Grâce à Jésus, vrai fils de Dieu, sauveur fidèle , que tu 
m'as révélé, ô Seigneur, en me faisant connaître qu'il est là 
vie et le salut dans le danger et dans la mort. 

€ Lui que, par ta faveur, tu as exalté au-dessus de tous, 
conviant le monde entier à son royaume dans ta sainte et 
vivifiante parole qui doit retentir en tous lieux. 

c Lui qui est salut et lumière pour éclairer et fortifier les 
nations qui t'ignorent encore; lui de ton peuple dlsraêl la 
gloire, Fespérance et la joie ! » 

L'émule de Luther, le réformateur Zwingle, composa aussi 
dans le dialecte suisse des traités et des sermons pleins de 
verve, mais d'un style rude et incorrect. La polémique vrai- 
ment savante se faisait encore en latin, où Érasme, Mélanch- 
ton, Ulric de Hutten, le caustique adversaire des pédants dans 
fies ingénieuses épiires, se distinguèrent à la fois par la force, 
la grâce, la finesse de leur style, et par un fonds inépuisable 
d'érudition et de bon sens. Les cantiques religieux, dans ces 
jours de réveil, se multiplièrent aussi de toutes parts; les 
pasteurs, les princes m6mes s'y livrèrent avec zèle. Il en 
existe un de Frédéric de Saxe, au moment où ce malheureux 
prince succombait devant Charles-Quint. La poésie vulgaire 
des meîstersinger, remplacée par des sujets plus graves, al- 
lait s'éclipser sans retour, mais non sans avoir jeté une der- 
nière lueur, et s'être concentrée, pour ainsi dire, dans 
l'œuvre éminente d'tin digne vieillard, qui a su s'élever de 
sa modeste sphère, par la pureté des pensées et du style, au 
premier rang de ses contemporains et devenir le type du 
vrai poëte populaire. 



RENAISSANCE. 437 

Jean Sachs, le cordonnier poêle, né en 1494 à Nuremberg, 
élevé dans le simple atelier de son père, non sans quelque 
teinture des lettres, puis voyageant comme ouvrier à Stras-* 
bourg, à Francfort, à Leipsick et à Vienne , initié dans ces 
diverses villes à l'art minutieux des rimeurs dont bientôt il 
brisa les entraves, dédia, comme il le dit, sa première pièce 
de vers, non à Tamour, mais à la foi. Ses mœurs irrépro- 
chables, son heureux caractère, le rendirent bientôt cher à 
tous ses compagnons. Marié à vingt- cinq ans dans sa ville na- 
tale, il 7 vécut pendant plus d'un dcn)i-siècle, se délassant du 
travail de chaque jour par ses douces veillées poétiques ; et 
c'est ainsi qu'après avoir vu passer toute la génération con« 
temporaine il mourut en 1576, laissant dans le manuscrit 
préparé par ses soins plus de quatre mille chants de maî- 
trise et plus de deux cents drames, sans compter dix- 
huit cenis épigrammes, fables, allégories ou hymnes reli- 
gieux. Cette fécondité prodigieuse n'ajoute rien sans doute 
au mérite de chaque pièce, mais elle atteste tout au moins 
une grande activité intellectuelle, et acquiert un nouveau 
mérite par des principes irréprochables. Sachs n'est pas un 
génie original ; mais c'est une âme pieuse, expansive, uii 
esprit naïf, délicat. S'il manque souvent de nerf et de force , 
il ne manque jamais d'à-propos, et presque toujours un 
sens profond ressort de ses humbles rêveries. Sans avoir 
perfectionné le drame, si incomplet encore à son époque, 
non-seulement en Allemagne mais en France, sans avoir 
su s'affranchir de la teinte locale nurembergeoise qui do- 
mine toute sa poésie, il a cependant prouvé dans quelques 
scènes, et notamment dans le drame d'Eve repentante, qu'il 
savait peindre les émotions du cœur. Son allégorie des 
Éléments conversant avec la Vérité est pleine d'une sainte 



A38 LITTÉRATURE DU NORD. 

indignation contre l'hypocrisie et le mensonge. Sa fable de 
la Lionne et plusieurs autres ont de la vivacité et du piquant. 
Sa piété sincère respire dans ce cantique où il Tait un retour 
sur ses peines : 

Warum betrûbst du dich^ mein herz, 
Bekûmmerst dich und tràgest schmerz 
Nur um dos zeitlich gut ? 
Vertrau du deinem Herrn und Got 
D$r aile ding erschaffen hat; 
Er kann und will dich lassen nicht, 
Er weisz gar wolwas dirgebricht. 

« Pourquoi donc t'affliger, mon cœur, pourquoi gémir et 
te troubler pour un bien périssable ? Confie-toi en ton Dieu 
qui a créé toutes choses. 

« II ne veut, il ne peut jamais te délaisser; il sait ce qu'il 
me faut, et le ciel et la terre sont à lui. Mon père, mon pro- 
tecteur me tirera de peine. 

« Le Dieu qui m'a créé ne me repoussera pas, moi son en- 
fant, de son cœur paternel. Misérable grain de poussière, je 
n'ai pas d'autre appui dans le monde. 

« Une le riche se fie h ses trésors ; quant à moi, j'espérerai 
en Dieu. Car, bien qu'on me méprise, je le crois, je le sais, 
rien ne manque à celui qui possède la foi ! d 

Pendant que la muse facile de Jean Sachs effleurait ainsi 
tous les genres, d'autres auteurs en adoptèrent un seul, sans 
toutefois l'y surpasser. C'est ainsi que Burkard Waldis com- 
posa un Recueil de fables d'une bonne morale et d'un style 
châtié, mais dépounues d'originalité ; et que Jean Agricola 
développa, dans une prose coulante mais monotone, les 



RENAISSANCE. 439 

principaux Proverbes usités de son temps. Acerbe et pas- 
sionné, le moine franciscain Thomas Murner, antagoniste de 
Sachs, publia en haine du schisme ses poèmes de la Cons- 
piration des Fous et de la Corporation des Fripons, dans les- 
quels, à l'exemple de Brand, mais avec une verve plus cy- 
nique, il attaque toutes les classes, fronde toutes les 
opinions, et avilit TÉglise en voulant la défendre. Doué d'une 
gaîté plus franche et d'une imagination plus heureuse, Jean 
Fischart traduisit et commenta Rabelais dans son curieux 
roman de Gargantua, dont le titre incroyable constitue à lui 
seul la plus bizarre série de barbarismes dont soit suscep- 
tible aucune langue. Mais son poème burlesque de la Chasse 
aux Puces, et surtout la gracieuse pièce de vers intitulée 
l'Heureux Navire, dans laquelle il raconte comment, en sui- 
vant le Rhin, des rameurs de Zurich apportèrent encore 
chaude à Strasbourg une bouillie de millet préparée dans leur 
ville, montrent la souplesse et la force de cet esprit vrai- 
ment original. 

Forcé par les limites que nous nous sommes tracées de 
restreindre ici nos citations, nous remarquerons seulement 
que le style narratif commença à se former en Allemagne, et 
que plusieurs des qualités de Thistorien distinguent déjà les 
annalistes de cette époque, tels que Jean Thurnmeier, dit 
Aventinus, dans ses savantes Chroniques bavaroises, Sébas- 
tien Frank, l'anabaptiste, dans ses Origines germaniques, et 
Égide Tchudi, le patriote suisse, dans ses consciencieuses 
Chroniques helvétiques. Enfin les arts eux-mêmes trouvèrent 
un interprète dans le célèbre Albert Durer qui, avec Lucas 
Cranach, fonda l'école de peinture en Allemagne et a su con- 
signer pw: écrit plusieurs de ses précieux procédés, avide- 
ment saisis par les artistes. 



440 LITTÉRATURE DU NORD. 

Les Pays-Bas, que Jean de Bruges avait dotés de la pein- 
ture à l'huile, source féconde d'inspirations sublimes qui 
abondèrent en Italie, se personnifiait pour les lettres et 
les sciences dans Érasme de Rotterdam, le plus profond 
des érudits, le plus ingénieux des critiques, le savant le plus 
universel de son époque. Le poète Spiegel cherchait à polir le 
vers néerlandais, encore informe, dans une allégorie philoso- 
phique intitulée Miroir du cœur; et le réformateur Marnix 
donnait, dans sa Ruche de l'Église romaine, le premier 
essor à la prose. Quant au Danemark et à la Suède , à peine 
sorties du moyen âge et de l'ère poétique des Sagas, elles 
s'exerçaient timidement à traduire les livres religieux ou à 
reproduire des apologues. 

Pendant que le nord de l'Europe, plus ébranlé encore 
qu'activé par la grande impulsion de la Réforme, préludait 
timidement aux progrès qui devaient lui coûter tant de sang, 
le midi, se confiant dans son riche horizon, dont l'éclat lui 
cachait sa décadence prochaine, voyait fleurir le Tasse et Ga- 
lilée, Corrége et Murillo, Camoens et Cervantes, Lope de 
Véga et Caldéron, grands génies dont l'ascendant irrésisti- 
ble agissait fortement sur la France, et éclipsait nécessaire- 
ment à cette époque , à la cour même de François P', les 
essais imparfaits de Marot et de Ronsard. L'Angleterre, à 
qui de longs malheurs avaient presque fait oublier sa langue, 
la voyait encore repoussée par le classicisme recherché que 
le tyrannique Henri VIII, auteur de la Défense de la Foi ca- 
tholique, mêlait après sa défection à ses plus sanguinaires 
fureurs. Le latin est aussi la langue dans laquelle le gé- 
néreux Thomas Morus rédigea son Utopie, ce rêve d*un 
homme de bien, avant de mourir en martyr. Cet|^ tendance 
aux doctes études eut cependant un heureux effet, celui de 



RENAlSSAiXCE. 441 

retarder Tessor prématuré d'une langue incohérente encore, 
de lui donner la force d'unir ses éléments, de les harmoni- 
ser, de les proportionner à la marche ascendante des idées. 
C'est ainsi que grandit par des contacts variés cette langue 
bizarre et cependant si belle, qui, à travers ses phases anglo- 
saxonne, franco-normande, latine et italienne, acquit, de 
siècle en siècle, une nouvelle abondance « une force et une 
souplesse nouvelles. Sous le règne même de Henri YIII, au 
milieu des luttes religieuses et des persécutions cruelles, 
s'annoncèrent quelques heureux essais de poésie mélodieuse 
et tendre. Henri Howard, comte de Surrey, né vers 1S18, 
avait célébré Géraldine^ la dame de ses pensées, dans des 
sonnets imités de Pétrarque. Le premier il employa le vers 
blanc non rimé, en traduisant deux chants de Virgile, et 
mania avec grâce le vers alexandrin, comme dans cette élégie 
touchante qu'il composa vers 1547, pendant sa captivité à 
Windsor, où il avait eu pour ami un fils de Henri VU, mort 
à la fleur de l'âge, un frère du vil despote qui allait Tim- 
moler. 

place ofbliss^ renetver qf my ivoes! 
Give me account where is my noble f ère, 
Whom in thy walls thou didst each night enclose, 
To others leefe^ but unto me most dear ! 
EckOy alas, that doth my sorroto rue, 
Beturns thereto a hollow sound oj plaint ! 
Thus Laloncy where ail my freedom greto^ 
In prison pine, tvith bondage and restraint ; 
And with remembrance oj the greater griefs 
To banish th'less, IJind my chief relirf. 



« Os^mi 



ur de délices qui renouvelle mes peines, dis-moi 



442 LITTÉRATURE DU NORD. 

OÙ est mon noble compagnon, lui qu'en ces murs lu recevais 
chaque soir; lui, agréable à tous et si cher à mon cœur! 
Hélas ! l'écho qui partage ma tristesse ne me rend qu'un son 
sourd et lugubre! Me voici seul, là où j'étais si libre, gé- 
missant en prison, enfermé et captif; et pour calmer le cha- 
grin que j'éprouve, je n'ai d'autre secours que mes cuisants 
regrets. » 

Un ami deSurrey, sir Thomas Wyat, a laissé également des 
poésies légères; et bientôt un esprit plus grave, Thomas Sack- 
ville, comte deDorset, auteur duMiroir des Magistrats, tenta, 
dans Ferrex et Porrex, le premier essai de tragédie, et ébau- 
cha un poëme allégorique. Déjà approchait le moment où un 
autregentilhomme, sir PhilippcSidney, tenterait, danssonAr- 
cadie, d'inaugurer le roman pastoral, et où Edmond Spenser, 
s'inspîrant de l'Arioste, reproduirait dans la Reine des Fées les 
brillantes couleurs de son modèle. Le drame grandissait en 
même temps, dans sa rude mais féconde énergie, et de loin 
apparaissait déjà l'imposante figure de Shakespeare. Élo- 
quent interprèle d'un passé qui s'écroule et d'un avenir qui 
vaguement s'élève, placé comme Danle à la limite des siècles 
pour en consacrer les conquêles, ce génie gigantesque, a su 
s'approprier toutes les traditions nationales, tous les souve- 
nirs historiques ou fantastiques, romains, saxons, italiens et 
français, comme autant de véhicules puissants pour popula- 
riser ses grandes pensées, comme autant de voiles diapha- 
nes nuancés d'ombre et de lumière, à travers lesquels appa- 
raissent les vertus et les vices, les grandeurs et les revers, les 
joies et les tourments de l'humanité. Jamais œil plus perçant 
que le sien n'a plongé au fond des passions. Voilà pourquoi, 
malgré tous ses écarts, il est resté et restera toujours le 
peintre le plus accompli de Tâme humaine, un barde dont 



RENAISSANCE. A43 

la vue inspirée a reflélé toute la nature, comme il se peint 
lui-même à son insu dans ces vers pleins d'un noble en- 
thousiasme : 

ThepoeVs eye^ in a fine frenztj rolling^ 
Doth glancefrom heaven to earth^ jrom earth to heaven ; 
Andj as imagination bodiesforth 
The form of things unknoivn, thepoeVspen 
Turns them to shapesj and gives to airy nothing 
A local habitation and a name. 

« L'œil du poète, animé d'une folie sublime, erre du ciel à 
la terre, et de la terre au ciel ; et pendant que l'imagination 
réalise devant lui des types inconnus, sa plume leur prête 
un corps, et ces riens vaporeux reçoivent de lui et leur nom 
et leur place. » 

Arrêtons-nous devant ce grand génie, sur le seuil de l'his- 
toire moderne, que ni notre plan ni nos forces ne nous per- 
mettraient d'aborder. Assez de plumes brillantes et inspirées 
ont raconté ces grandes époques, où la lumière intellec- 
tuelle, après avoir surgi en Angleterre avec Shakespeare, 
Bacon, Milton, a versé ses splendeurs les plus vives, ses 
phis riches effusions sur la France dans les conceptions 
immortelles de Descartes, de Bossuet, de Fénelon, de Cor- 
neille, de Racine, de Molière, pour rayonner de là sur le 
reste de l'Europe, et donner à l'Angleterre Newton, Pope, 
Byron ; à l'Allemagne Leibnilz, Klopslock, Lessing, Herder, 
Gœlhe, Schiller ! Semblable au voyageur qui, après une lon- 
gue course h travers les forêts, les rocs et les déserts parse- 
més de quelques fleurs sauvages, s'arrête fatigué au haut de 
la montagne d'où les plaines fortunées se déploient à ses 
yeux, d*où il voit ondoyer les moissons magnifiques desti- 



444 LITTÉR4TURE DU NORD. 

nées à des mains plus habiles, nous terminons ici cette revue 
consciencieuse des luttes, des essais, des efforts qui ont valu 
à nos siècles modernes toutes les jouissances de Tintelligence, 
toutes les gloires de la ciyilisation* 



APPENDICE 



Qirn nous soit permis d'ajouter à notre revue du moyen 
âge deux morceaux de poésie moderne composés en suédois 
et eu russe, et qui, essentiellement distincts des morceaux 
que nous avons cités, et par leur date et par leur style, s'en 
rapprochent cependant assez par leur sujet pour ne pas être 
ici des hors-d'œuvre. Le premier, traduit par nous en vers 
allemands du début de la légende suédoise de Frithiof et 
Ingeborge, par le poète Tegner^ résume avec naïveté et 
avec grâce les mœurs et les croyances des anciens Scandi- 
naves et les principaux traits de leurs divinités, et reproduit 
ainsi sous des couleurs plus vives tout ce que nous avons dit 
des dogmes de TEdda. 

FAITHIOF UND INGEB0R6. 

Es wuchsen einst auf Hildings gui 
Zwel pflanzen unter pflegers but ] 
Nichts schônVes war im nord zu schauen, 
Sie grûnten berrlich auf den auen. 

Die erste eine eiche hehr ; 
Ihr stamm schoss aufrecbl wie ein speer ] 
Ibr wipfel, in dem winde schwebend, 
Glich einem helm sich amd erhebend. 

* Frithiofii Saya, af Elias Tegner, Slockholm, 4825. 



446 LITTÉRATURE DU NORD. 

Die andere ein rôschen froh , 

Da winterkàlte jûngst entfloh ^ 

Es schien der lenz, wo rosen keimen, 

Im kelchlein schlummernd noch zu traumen* 

Doch bâld wird sturm die erd umgehn 
Und heftig auf die eiche wehn ; 
Bald frûhlingslicht am himmel glûhen, 
Und sanft die purpurknospe blûhen. 

Non wuchsen sie im heitern Iraum, 
Und Frithiof hiess der junge baum ; 
Und, lâchelnd auf dem grûnen moose, 
War Ingeborg die schône rose. 

Sahst du die zwei bei sonnenstrahl, 
Du wâhntest dich in Freyas saal, 
Umflaitert von den seVgen paaren 
Mit flûglein roth und goldnen haaren. 

Und sahst du sie bei mondenschein 
Schnell hûpfen im dem schattenhain, 
Du wâhntest dass im heiFgen kranze 
Ëlfkônig mit der fûrstin tanze. 

Wie lieblich als in froher hast 
Frithiof die ersten runen fasst! 
Kein kôiiig rûhmt sich solcher ehren ; 
Gleich wollt' er Ingeborg sie lehren. 

Wie emsig trieb er seinen kahn 
Mit ihr auf blauer meeresbahn ! 
Wie hûbsch, als sich die segel wenden. 
Klatscht sie mit ihren klehien hânden ! 

Kein vogelnest auf hohem zweig 
Das nicht sein kecker muth besteig; 
Selbst adler, die in wolken schweben, 
Mûssen ihm ey'r und junge geben. 



APPENDICE. 447 



Kein strom, so wûthend er auch schlug, 
Auf dem er sienicht freudig irug; 
Wie zart, da fluthen auf sie drangen, 
Wôlbt sich ihr arm ihn zu umfangen I 

Die ersle blum in frùhlingsluft, 
Die erste frucht in gartensdnft, 
Die ersie àhre reif und golden, 
Er bringt sie treulich seiner holden. 

Doch kinderjahre fliehen schnell ; 
Es tritt der jûngling an der stell, 
Mit feuerblick, mit kraftgemûthe ; 
Die jungfrau prangt in voiler blûthe. 

Und Frithiof ziehetoftzur.jagd 
Dass er, was manchen zittern macht, 
Kûhn, ohne speer und ohne klinge, 
Den starken wilden bârn bezwinge. 

Da kâmpfen beide brust an brust; 
Blutend und stolz, mit siegerslust, 
Trâgt Frithiof heim das ungeheuer : 
Wie wàr er nicht 46r jungfrau theuer ? 

Denn m&nnermulh ist frauen lieb, 
Zur stârke neigt ^ schônheittrieb; 
Nie wollen sich die zwei verlaslèn, 
Wie helm und haupt zusammen passen. 

Qfnd las er je in wintersnacht, 
Die er beim warmen heerd durdiwacht, 
Ein lied vom «trahlenden Yalhallen 
Wo gôltinnen mit gôttern wallen, 

So dacht' er : Goîd ist Freyas haar, 
Wogenden âhten gleicht es zwar 5 
Doch Ingeborgs der tadellosen 
Ist goldgeweb auf may'n und rosen. 



448 LITTÉRATURE DU NORD. 

Mit schônen brûsten prangt Idûn, 
Hoch schwellen sie in seide grûn ; 
Doch kenn ich seide die, itn hûpfen, 
Zwei weisse elfen schimmernd lûpfen. 

Und Friggas augen sind so blau 
Wie jene lichte himmelau ; 
Doch kenn ich augen die so funkeln 
Dass sie seibst frûhlingblau verdunkeln. 

Âuch Cordas antlitz zolltman preis, 
Wienordlicht schdnt's auf blankem eis; 
Elu anililz kenn ich voiler wonne 
Wie morgenroih auf mittagsonne. 

Ich kenn cin herz so sauft, so mild, 
Wie Nannas, zwar kein gôtterbild ; 
Mit recht preist jedes skalden leier 
Dich Balder, hochbeglûckterfreier! 

schied ich einst von diesem leib 
Beweint, wie du, von Ircuem weib, 
So sanft, so herzlich ! ohne zagen 
Liess ich zu Hela mich verjagra. 

Die kônigstochter Bass «nd sttng 
. Ein heldcnlied, und tage lang 
Webt sie im tuche kriegesthaten, 
Und wogen blau, und grûne saaten. 

Auf wcisser wolle schwellen dann 
Die goldnen scbilde stolz heran; 
Und blutigroth fliegt manche lanze. 
Die panzer glûhn im silberglanze. 

Doch jede stirn im heldenreich 
Sieht immer ihrem Frithiof gleich ; 
Und, fôlU ihr blick auf den geweben, 
Errôthet sie mit frohem beben. 



APPENDICE. 449 



Er, auf der fluren weitem raum 
Schnitt 1 und F in jeden baum; 
Die runen wuchsen, wie die flammen 
Der jungen herzen, dicht zusammen. 

Erschien der frûhe morgenstern 
Tagsboi mit licfatem haar von fern, 
Da leben toat und menschen wandern, 
So dachte eines stets des andern ^ 

Erschien der spâle abendstern 
Nachtsbot mit dunkelm haar von fern, 
Da ruhe schweigt und schatten wandern, 
So tràumte eines stets vom andern : 

Du erd im deinem frûhlingsruhm 
Geschmûckt mit mancher schônen blum! 
Gâbst du sie mir im farberiglanze, 
Dem Frithiof wând' ich sie zum kranze. 

Du meer erfûllt im finstern schooss 
Mit mancher perle reich uad gross ! 
Gâbst du sie mir, sogleich empfange 
Sie Ingeborg zum halsgehânge. 

Du herold Ton AUvaters macht, 
Du sonne hehr, der welten prÏMdit] 
Wâjrst du nur mein, die goldne scbtibe 
Ein schild wâr sie dem kûhnea leibe. 

Du leuchle auf Yalhall^s hôhn, 
Du bélier mond so still und sdiôn! 
. Wârst du nur mein, dein mildes feuer 
Umgab sie wie ein silberschleier. 

Doch Hilding sagte : Pflegesohn! 
Flieh eine lid)e dîne lohn ^ 
Denn ungleich fallen hier die loose, 
Ein kônigsfcind ist ddne rose. 



29 



450 LITTÉRATURE DU NORD. 

Hinauf bis Odens sternensaal 

Steigt kônig Bêles ahnenzahl ; 

Du bist bloss Thorstens sohn, must weichen; 

Das gleiche paari sich nur zum gleicben. 

Doch Frithiof sprach : Zum todestbal 
Reicht nieder meiner ahnen zabl; 
Den waldherrn schlug ich jûngst, den rauhen. 
Sein stammrecht erbt' ich mit den klauen. 

Nie weicht der freigebome mann. 
Die welt gehôrt dem tapfern an 5 
Wo glûck gebricht, wîrd ers versôhnen ; 
Ihn kann sein muth zum kônig krônen. 

Hochedel ist die kraft, denn Thor 
Hàlt sie imlhrudwang stets empor; 
Nichl namen Irauter, nur dem werthe, 
Am beslen freit sich's mit dem schwerte. 

Ich kâmpf um meine junge braut, 
Und zûrnte selbst der DonnVer laut. 
Du reine lilie, wachs in freuden ; 
Weh dem der mich von dir will scheiden ! 

L'autre morceau, d'un sens tout différent et d'une tendance 
éminemment chrétienne, est le bel hymne à Dieu composé 
par le poète russe Derzayine^ hymne qui a excité tant d'en- 
tbousiasme, non-seulement en Europe mais en Asie, qu'il a 
été inscrit en lettres d*or dans les temples de la Chine et du 
Japon. Puissions-nous dans notre imitation française ne pas 
être resté trop au-dessous du modèle, que nous avons cher- 
ché à rendre strophe par strophe, à l'exception de l'avant- 
dernière qui nous a paru s'y rattacher naturellement. 

* Bog, ol Gabriel Derzavin, Sanl-Pélersburg, 4775. 



APPEm)ICE. 451 

HYMNE A DIEU. 

toi, dont l'existence absolue, immuable, 
De vie et de splendeur remplit l'immensité; 
Unique en ton essence et trois fois adorable, 
Seul traversant les temps en ton éternité ; 
Être pur, être saint ! qui toujours invisible 
Manifestes partout ta force irrésistible. 
Que ne borne aucun jour, que ne fixe aucun lieu; 
Dont rineffable amour embrasse la nature, 
La guide, la soutient, Tembellit et Tépure, 
Auteur de Tunivers, toi que nous nommons Dieu ! 

Quand mon esprit pourrait, par un effort sublime. 
Compter les feux du ciel, les sables des déserts, 
Et, plongeant dans les flots de l'orageux abîme. 
Mesurer d'un regard la profondeur des mers : 
En toi. Seigneur, en toi, ni nombre, ni distance! 
Les chœurs des immortels issus de ton essence 
Devant ta majesté s'arrêtent confondus ; 
Et, si jusque vers toi s'élève une pensée. 
Sous tes vives clartés elle tombe éclipsée. 
Comme, au milieu d'un siècle, un instant qui n'est plus. 

A l'aurore des temps, ta volonté suprême 
Du vide sans limite a tiré le chaos; 
Mais, avant sa naissance, immuable en toi-même. 
L'éternité marquait ton auguste repos. 
Toi seul de l'existence es la source première; 
Lumière sans déclin d'où jaillit la lumière. 
Des âges infinis tu poursuivais le cours : 
Tu parlas, et soudain le monde, ton ouvrage. 
En traits étincelants réfléchit ton image; 
Seul tu vis, tu vécus et tu vivras toujours ! 

De la création, que ton souffle pénètre, 
Tous les cercles unis se résument en toi ; 



452 LITTÉRATURE DU NORD. 

Ce qui semble périr s'éclipse pour renaître, 
Et la vie à la mort s^enchaîne par ta loi. 
Dans les champs de l'éther, fécondes étincelles, 
Jaillissent par essaims les étoiles nouvelles, 
D^innombrables soleils s'élèvent sous tes pas^ 
Tel qu^aux brises du nord, sur nos plaines neigeuses, 
Le givre, s'épanchant en perles lumineuses, 
Tourbillonne et scintille au milieu des (rimas. 

Aussi loin que s'étend ta puissance infinie, 
Ces millions do feux proclament tes décrets ; 
Dans l'immense domaine oii s'agite la vie 
Sur des êtres sans nombre ils versent tes bienfaits. 
Mais, au sommet des cieux, ces lampes rayonnantes, 
Ces sphères de cristal aux couleurs scintillantes, 
Ces globes d'or flottant sur des vagues d'azur, 
Ces gloires sillonnant les plaines élhérées, 
 ta gloire suprême un instant comparées 
Seraient ce qu'est la nuit à l'éclat d'un jour pur. 

Comme une goutte d'eau dans l'Océan perdue, 
L'univers tout entier s'efface à ta splendeur. 
Mais jusqu'où mes regards sondent-ils l'étendue, 
Et que suis-je moi-même auprès de toi, Seigneur? 
Si, peuplant à mon gré ces cavités profondes. 
Par delà tous les cieux, par delà tous les mondes. 
Je semais de soleils le gouffre aérien, 
Leur foule, accumulée en ta sainte présence^ 
Que serait-elle? Un point dans un orbite immense ; 
Et moi, vaine poussière, hélas ! je ne suis rien. 

Rien !.., mais, toujours propice, à bénir disposée. 
Ta grâce me relève en m'attirant vers toi 5 
Comme l'astre du jour colore la rosée. 
Tes divines clartés se reflètent en moi. 
Rien !... mais mon cœur s'émeut d'amour et d'allégresâe \ 
Aux célestes hauteurs, où j'aspire sans cesse. 



APPENDICE. 453 

Un vol irrésistible entraine mes esprits-, 
Ma grandeur apparaît au sein de ma misère, 
Je pense, je conçois, je médite, j'espère ; 
Yivairt, je trouve en moi la preuve que tu vis ! 

Tu visi ton existence en tous lieux se déploie, 
L^univers la publie et mon cœur la ressent ^ 
La voix de ma raison la signale avec joie ; 
Tu vis, et ce mot seul m'affranchit du néant. 
Atome de ce monde, émané de ta grâce. 
Dans la chaîne infinie elle a marqué Fespace 
Où, couronné d'honneur, je siège sans rival; 
Seul, au plus haut degré des formes corpordles, 
Non loin des sérapUns aux flammés intinortelles, . 
De tant d'êtres divers je suis Vanneau central. 

Emblème merveilleux de la nature entière, 
Soumis par tous mes sens à la fragilité, 
Je porte, en cet esprit qui dompte la matière, 
Un céleste rayon de ta divinité. 
Mon corps usé s'affaisse et se réduit en poudre ; 
Ma pensée, en son vol plus prompte que la foudre. 
Atteint les profondeurs où nul astre ne luit. 
Esclave, je suis roi, ver impur, je suis ange ! 
D'où me vient ce contraste inexplicable, étrange. 
Cet indicible accord que je n'ai pas produit? 

C'est toi, Dieu tout-puissant, c*est toi qui Tas fait naître. 
Source de l'espérance, arbitre du bonheur ; 
De ce vaste univers seul sauveur et seul maître ; 
Toi souffle de mon âme et flambeau de mon cœur I 
Ta sage Providence a voulu que cette âme. 
Avant de s'élever sur ses ailes de flamme. 
Traversât ici-bas l'abîme de la mort 5 
Et qu'ainsi, par l'épreuve au bonheur préparée, 
Elle pût s*élancer, libre, régénérée. 
Vers l'éternel séjour où tu fixas mon sort. 






454 LlTTÉaiTDRE DU NORD. 

prodige d'amour, ineffable mystère! 
Des souillures du vice affranchissant nos cœurs. 
Ta grâce révélée a paru sur la terre, 
Et ta vertu parfaite a subi nos douleurs. 
Victime expiatoire, elle a sauvé le monde; 
Elle a fait rayonner sa lumière féconde 
Dans la nuit du péché, dans Fhorreur des tombeaux; 
Et mon âme, attentive à sa sainte parole, 
S'attache triomphante au Dieu qui la console 
Lorsque la mort m'appelle à des destins nouveaux. 

Roi des rois, saint des saints ! ta bonté, ta sagesse, 
En traits mystérieux brillent de toutes parts -, 
Devant toi ma raison succombe à sa faiblesse. 
L'ombre de ta grandeur éblouit mes regards. 
Cependant, si t'aimer est mon plus doux partage, 
Si mon premier devoir est de te rendre hommage. 
Que puis-je, hélas ! si faible, en proie à tant d'erreurs? 
J'humilie, ô grand Dieu, mon âme en ta présence, 
Et, perdus dans l'éclat de ta magnificence. 
Mes yeux reconnaissants sont inondés de pleurs ! 



FIN. 



Paris. — Imprimerie de Gustate GRÂTIOT, rue Mazariue, 30. 






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