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V
TABLEAU
1»E LA
LITTÉRATURE DU NORD
AU MOYEN AGE
AVIS IMPORTANT.
L'aulMV « l'wlileui' Je col ouïrouB ea ud voluuic h rfiurïuiii: lu i
daim OD du le Ure tnilnire on loulcs les lan([ues. Ui ponnuivronl .
•a mé^b de Imw dioiti.
Le iifU Uf/i it ce ndama ■ (U Ut îi Pua, lu miDialcro de la fc
dana la loanllii moii Je novembre isax, cl ^lUl(s Ich fori]itliti<s fvc
tiaîU% Beretit remplies lUns le^ divcn Etals avec IcsqiidBla Frauee a c<
vcnlionalilU'raim.
T\l!LL
LITTÉRATIREI'I \nKH
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T^.dlOfC
3
I*
LA MÉMOIRE
DE MON PÈRE
BT
DE MA MÈRE
PRÉFACE
Dans ce siècle où le monde entier s'ouvre aux explo-
rations de la science , où de merveilleuses découvertes
ravivent les souvenirs du passé, il ne saurait être sans
intérêt de rechercher les traditions des peuples qui,
vainqueurs de l'empire romain , ont renouvelé la face
de l'Europe. Une chaine mystérieuse , infinie, unit en
effet les nations, et rattache les langues et les idées de
ces fiers habitants du Nord à l'antique foyer de lumières
qui avait éclairé le Midi. '. ' \
C'est pour fournir lés preuves de celte vérité impor-
tante qu'après avoir cherché à démontrer, dans nos
Éludes grecques sur Virgile, l'influence incessante et
féconde du génie grec sur le génie romain, nous avons
retracé en détail, dans notre Parallèle des langues jde
l'Europe et de l'Iode, la filia^oh des principaux idiomes
VÏÏI PRÉFACE.
dont la source remonte au sanscrit. Ces rapprochements,
naturellement basés sur la comparaison si riche des Ian->
gués classiques, nous avons voulu les appliquer plus
spécialement encore à des langues moins connues, dans
notre Dictionnaire des racines germaniques, notre His-
toire de la littérature des Slaves et notre Essai sur
Persépolis.
Mais une grande lacune était restée dans le plan
que nous avions conçu , lacune que nous comblons au-
jourd'hui, quoique bien imparfaitement sanis doute, par
ce Tableau général de la littérature du Nord au moyen
âge, résumé de nos divers cours aux Facultés de Lyon
et de Paris , fruit de recherches longues et nombreuses
auxquelles nous nous croirions heureux d'avoir pu
donner quelque attrait.
Âppdé par la bienveillante confiance de M. le Mi-
nistre de rinstruction publique à composer maintenant
deux Recueils de morceaux choisis allemands et anglais
destinés aux élèves des Lycées, nous saisissons avec
empressement Thoureuse coïncidence qui rattache à
cette publication tout usuelle celle d'un ouvrage pré-
paré depuis longtemps comme introduction nécessaire
à l'étude si variée des chéj^-d'œuvre du Nord.
PRÉFACE. IX
Celte étude y que chaque phase politique , chaque
progrès intellectuel ou matériel rend de plus en plus
indispensable, a été sagement instituée et généralisée en
France dans renseignement. Loin de nuire, selon nous,
à l'admiration profonde que commandent les chefs-
d'œuvre de la Grèce et de Rome, elle les fait mieux
apprécier encore en ouvrante l'esprit des aperçus nou-
veaux; elle étend la sphère des idées sans altérer en rien
leur rectitude; elle produit une sympathie plus vive pour
l'humanité tout entière. Nous ne pouvons donc que
féliciter ceux qui recherchent avidement ce précieux
avantage, dont on ne regrette jamais la possession,
qu'on la doive à ses voyages, à ses travaux, ou à des
habitudes de famille données par des parents vénérables,
comme ceux à qui s'adresse ce légitime hommage.
INDEX
DES CHAPITRES
P»g«S
I. L'Orient, la Grèce, l'Empire romain i
II. Les Gehes, les Germains et les Slaves 10
III. Les Goths; bible d'UlOlas 22
IV. Les Normans; poème de l'Edda , . 32
V. Edda, vision de Vala 44
YI. Edda, mythologie Scandinave 58
VII. Edda, chant du Havamal 73
YIII. Mythologie slavonne et finnoise 84
IX. Bardes gallois et irlandais. . . , 94
X. Les Ânglo-Saxons ; poème de Beowulf. «. . i05
XI. Les Franco- Suèves; chant de Hildebrand f\. il7
XII. Règne de Gharlemagne -. . 129
XIII. Poésie tudesque; princes carolingiens \ 139
XIV. Ghant de Ragnar ; mœurs des pirates. : 149
XV. Ghant de Zaboï; réveil des Slaves 161
XVI. Alfred le Grand; invasion des Normans. . .^ . . . . 171
XVll. Empire et Église ; Othon I",^régoire VII 185
XVIII. Légende d*Ânno, archevêque de Cologne 109
XIX. Ëre des Groisades; France, Angleterre, Allemagne. . . 220
XX. Ghants des Troubadours ; langue d'oc 234
XXI. Ghants des Trouvères; langue d'oï 248
XXII. Ghants des Minnesinger allemands 259
XXIII. Ghants des Minnesinger allemands 268
XII INDEX DES CHAPITRES.
Pages
XXIV. Minnesinger ; lutte poétique de Warlbourg. ..;... 278
XXV. Minnesinger; élégie russe d*lgor 291
XXVI. Maximes morales des Minnesinger. 301
XXVII. Cycle épique des Francs et des Bretons 314
XX VIII. Cycle épique des Longbards et des Saxons 330
XXIX. Cycle épique des Golhs et des Burgondes 344
XXX. Poème des Nibelunges 357
XXXI. Poème des Nibelunges. 369
XXXII. Dante en Italie; fin des Croisades 314
XXXIII. Ballades anglaises, chants écossais 396
XXXIV. Chants de guerre serbes et suisses. .......... 408
XXXV. Satires allemandes, roman du Renard 419
JqUCVI. Renaissance et Réforme 431
' légende suédoise traduite en vers allemands . . • 415
%mne russe traduit en vers français 4S0
. '• ♦ . * * Fipr DE l'index.
' 1
(
TABLEAU
DB LA
LITTÉRATURE DU NORD
AU MOYEN AGE.
I
Ij'OrieBtf la Ctrèee» PBmplre ronuilM.
Un fait qui, selon nous, domine Thistoire des peuples et
toute leur existence sociale, c'est le contact incessant, n^
cessaire des nationalités diverses, contact paciflqltie ou hos-
tile d'où jaillit la civilisation. Ce mouvement est aussi inhé-
rent à la vie intellectuelle des hommes que les ventiTle son}
à l'atmosphère et les marées à TOcéan. Une force itréststible,
entraînant les nations, les pousse sans cesse yers de jiou-
veaux climats, dont la possession disputée engendra des
luttes destructives, mais développe, par un heureux retour,
des germes d'émulation et d& progrès. C'éM ainsi ^qu'à
travers toute la série des siècles, au milieu des guerres et des
conquêtes, des ravages et des bouleversements causés par le
flux impétueux de tant de migrations diverses, la stcîété
humaine a grandi, s'est étendue rt développée, poursuivant
sans cesse sur le globe son long pèlerinage vers l'Occident.
De l'Orient est venue la lumièrci et de même que les cimes
1
. ^
' .t
2 LITTERATURE DU NORD.
aériennes qui couronnent le centre de TÂsie reçoivent les
premiers feux du jour, de même rhonome, plus près de son
berceau, portant l'empreinte récente de sa noble origine, a
tourné son intelligence vers l'idéal de la beauté suprémei
Interrogeons toutes les sources de l'histoire, portons les pas
sur tous les points du globe, et nous verrons partout les tra-
ditions humaines converger vers un foyer unique, vers un
riant et mystérieux Eden, où la lumière céleste rayonna aiir
les âmes. On dirait qu^une claire intuition des vérités su-
blimes de la nature a été donnée à cette race primitive qui,
«les riches vallées du Taurus, de l'Elbours, de l'Himalaya,
descendit, avec le cours des fleuves, aux rivages de la Mé-
diterranée. Nul doute que de pures conceptions sur Dieu,
sur la conscience, sur l'immortalité, n'aient guidé ces an-
tiques patriarches dans leurs premières institutions sociales,
en même temps qu'un instinct supérieur révélait à leurs
jfeux les types de tous les arts.
Mais à mesure que leur postérité étendit ses courses loin-
taines, et qu'une lutte incessante contre une nature rebelle
devint la condition de l'existence ; à mesure que les pas-
sions ardentes amenèrent des conflits homicides , les pen-^
sées s'obscurcirent, les croyances se troublèrent, et les
grands phénomènes du ciel et de la terre, et les rêves de
l'imagination, se substituèrent dans la pensée des peuples
à l'idée d'un^pouvoir immuable. De toutes parts s'élevèrent
de mystérieux emblèmes, objets d'adoration et de terreur ;
de toutes parts , dans des climats nouveaux, sous Tempire
â^éléments indomptables, les esprits, abattus par la crainte
ou entraînés par la recoonaissance, s'humilièrent en pré*
sence des plus sages, des plus forts, exaltèrent leur ascendant
#upréme et s^anéantirent devant eux.^
L'0RI£NT^ la GRECE. 3
Tel est en e£fet le caractère constant de l'ancienne civili-
sation asiatique, ea Assyrie, en Phénicie, en Egypte, dans
la Perse, dans l'Inde, dans la Chine. Partout une casie
puissante, résumant l'activité de tous, absorbe la vie intel-
lectuelle, impose la croyance religieuse et personnifie la na-
tion; partout aussi l'individualité disparait dans le pan-
théisme, et la matière divinisée ou l'esprit matérialisé
iaptive les sens sous mille formes trompeuses. D'un côté,
féconde exubérance dans la manifestation de travaux, de
progi*ès, d'inventions merveilleuses ; de l'autre, abdication
stérile de Thomme individuel perdu dans la nature, et de la
société tout entière effacée devant le souverain. Voyez les
pompeux obélisques, les majestueux palais, les pyramides
colossales de l'Egypte ; voyez les grands temples de 1 Inde^
les antiques sanctuaires de la Chine, ou ces riches monu-
ments de Ninive arrachés à la poussière des siècles ! Qu'of-
frent*ils à nos regards ? Des formes merveilleuses, d'ingé->
Dieux ornements, toutes les magnificences du luxe, toutes
les délicatesses de l'art ; mais on y voit gravées de sinistres
images, d'efTrayants attributs, des symboles menaçants. La
pensée humaine est captive dans ces palais et dans ces
temples ; elle y parcourt fatalement un cercle de formules
mystiques dont elle craindrait de pénétrer le sens, et se sou-
met découragée aux apparitions qu'elle enfante. Tel est
Aussi le caractère de l'ancienne littérature orientale : ins-
criptions lapidaires, maximes et apologues, hymnes sacrés,
codes religieux, épopées gigantesques, commentaires infinis,
tout y respire, à peu d'exceptions près, la frayeur des sens
et les terreurs de l'âme; l'éclat de l'imagination en lutfe
contre d'épaisses ténèbres , la tendresse du cœur refoulée
§ur ellc-m^e en présence d'arrôls infleiiibles, . .
4 LITTÉRATURE DU NORD.
' C*esl ainsi que rhumanité naissante, pourvue d'instincts
nobles et généreux, mais trop liée à sa nature visible pour
s'affranchir de ses entraves, a végété pendant des siècles
sous rinfluence du fatalisme, dont les emblèmes, variés de
mille manières, se reproduisent dans toutes ses œuvres.
Un seul livre, inspiré à Moïse dans le calme solennel du
désert, proclamait la vérité sainte à un peuple isolé, persé-
cuté de tous, appelé par son isolement même à conserver
intact cet auguste mystère. Le faite seul de l'édifice social,
caché aux yeux profanes, recelait la lumière destinée à des
temps meilleurs; mais la base tout entière, plongée dans les
ténèbres, pesait sur les peuples assoupis.
Il fallait que le mysticisme fécond , mais inerte , de l'an-
cienne Asie, vint toucher un sol vierge, une terre prédestinée
pour jaillir tout à coup en pensée vivifiante , heureux gage
des conquêtes de l'avenir. Il fallait qu'un reflet de TOricnt ,
parti de l'Assyrie, de l'Egypte et des extrémités de l'Inde,
vînt poindre sur l'Ida, le Parnasse et l'Olympe, pour que
l'homme, s'appréciant lui-même, revendiquât sa liberté na-
tive; et qu'en face d'un ciel pur et radieux, d'une mer étin-
celante d'azur, il se créât des dieux actifs, passionnés et
intrépides comme lui, et s'élançât hardiment sur leurs traces
dans l'arène périlleuse de la vie. Dès lors , dans sa noble
folie, poursuivant d'éblouissants fantômes, il affronte les
obstacles et multiplie les luttes, auxquelles son imagination
ardente imprinie une héroïque grandeur. La chute retentis-
sante d'une ville d'Asie fait vibrer une lyre immortelle :
Homère ouvre la route glorieuse où le génie ne pourra plus
faillir. Au caractère sévère et mystérieux du symbolisme
oriental succède une inspiration plus libre, indépendante,
individuelle, soutenue par la plus belle des langues qu'anime
l'orient, la GRÈCE. 5
la plus vive intelligence. Elle se révèle dans la poésie , dans les
arts, les sciences et les lettres; elle éclate en traits généreux,
en institutions excellentes, en inimitables chefs-d'œuvre.
' Pythagore interroge la nature ; Solon fonde la législation ;
de glorieux exploits, illuminant l'histoire, se perpétuent
sous la plume d'Hérodote. Chose étonnante , cette époque
mémorable du réveil intellectuel de l'Europe vit aussi s'ac-
complir en Asie une profonde révolution morale; car, pen-
dant que les sages de la Grèce proclamaient leurs nobles
préceptes, Zoroastre paraissait dans la Perse, Gotamas dans
rinde, Gonfucius dans la Chine; et Daniel, expliquant de sa
V(MX inspirée les oracles de David et d'Ésaîe, précisait l'ins-
tant où le monde devait attendre son Sauveur.
Qui dira les merveilles de la Grèce et ses innombrables
trophées? Ses cités, ses statues, ses temples magnifiques;
l'ode , le drame , la morale dans leur essor sublime , et les
noms de Pindare, de Sophocle, de Socrate, entourés de leur
glorieux cortège ; la philosophie reflétant le ciel dans l'âme
poétique de Platon, résumant toute la science terrestre
dans le vaste génie d'Aristote ; et Féloquence enfin per-
sonnifiée dans Démosthènes ? Et, lorsque la liberté grecque
succombe sous le poids de sa gloire, le glaive victorieux
d'Alexandre répandant au loin ces lumières, qui, modi-
fiées sous des aspects divers sans rien perdre de leur
puissance , font éclore les germes féconds d'une civilisation
nouvelle ?
C'est l'Italie qui doit la voir fleurir , l'Italie longtemps
restée sauvage, malgré l'influence bienfaisante des colonies
helléniques et étrusques, influence combattue et longtemps
repoussée par la rudesse farouche des mœurs romaines.
Rome cuirassée d'airain foulait aux pieds les peuples , peu
6 LITTÉRATURE DU NORD.
soucieuse des conquêtes de Tesprit dont l'ascendant îrrëâs-^
tible la pénétrait à son insu. Mais lorsque son pouvoir, acquis
par tant de sang, s'étendit sur Carthage, sur TEspagnc, sur
la Grèce, s'assimila la Syrie et TÉgypte, et domina tout l'an-
cien monde , son génie trop longtemps rebelle s'enflamma
d'un noble enthousiasme. La langue latine, ai flère et si
concise, se prêta à son tour , dans sa mâle énergie, aux fic-
tions poétiques, aux élans oratoires, aux leçons de l'histoire,
à la défense du droit. Virgile et Horace, Cicéron et Tadte,
et tous leurs illustres émules , disputèrent à la Grèce la
palme littéraire, qu'ils surent quelquefois lui ravir, pendant
que la législation romaine formulait le codé universel. Rome,
rapprochant tous les peuples soumis par l'effort incessant de
ses armes, leur imposa ses lois, ses croyances, ses tra-
vaux gigantesques ; et quand toutes les gi*andeurs terrestres
eurent rehaussé le sceptre des Césars, quand au fond de
ces grandeurs trompeuses se montrèrent d'innombrables
souillures enfantées par le coupable abus d'une mythologie
toute sensuelle ; quand les nations barbares, longtemps dés-
héritées, s'élancèrent de leurs âpres retraites , réclamant à
grands cris vengeance et liberté : une aurore plus brillante,
ineffable, immortelle, rayonna tout à coup de l'Orient sur
l'Europe , la foi victorieuse sortit des catacombes, le Messie
apparut, et le monde fut sauvé!
Dès lors quel horizon immense, quelle sphère d'action,
illimitée s'ouvre à l'humanité arrachée à cette base désor-
Aiais surannée , décrépite , et jetée sur une nouvelle arène
semée d'épreuves, de périls, de triomphes ! Quelle merveil-
leuse assimilation des peuples, au milieu même de leurs
luttes acharnées , sous l'influence civilisatrice du Christia-
nisme qui ennoblit la femme et affranchit l'esclave, calme
l'orient, la grège. 7
les haines et tempère les douleurs, offre pour but la perfec-
tion , Fétemité pour récompense ! Religion de paix et d'a-
mour j de dévouement et d'béroisme, toujours persécutée et
toujours \ictorieuse; souvent ensanglantée au milieu des
orages excités dans chaque siècle par les passions furieuses,
mais dominant sans cesse les vaines agitations des hommes
par ces accents de vérité sublime qui retentissent au fond
de tous les cœurs. Religion poétique par excellence, en dépit
des préjugés vulgaireSi poisqu'à tant dimpuissantes idoles
environnées d'un vain prestige, attrayantes au dehors et dif-
formes au dedans, elle substitue le magnifique emblème de
la bonté et de la beauté céleste; puisqu'aux passions elle op-
pose les devoirs, au sort aveugle la sagesse divine, au
néant l'immortalité ; puisqu'elle seule parvient à satisfaire
tous les nobles instincts de l'âme, et élève la tremblante créa-
ture à l'ineffable contemplation du Créateur.
Les martyrs avaient donné l'exemple de la foi unie h l'hé-
roïsme; les éloquents apologistes montrèrent l'humilité
jointe au génie. Du milieu de ce conflit immense sous lequel
succomba Rome païenne, du sein des ruines et des désastres
causés par ce vaste écroulement , surgissent des nations
pleines de sève, des institutions pleines d'avenir. Les chefs
guerriers constituent des états que civilisent de pieux mis-
sionnaires ; la société se retrempe dans la lutte ; les âmes
s'épurent dans les périls. Il est vrai que la forme littéraire,
si brillante et si harmonieuse dans les langues de l'antiquité,
se montra grossière et inculte à la naissance des idiomes
modernes, mélangés d'éléments contraires, nés lia contact
de races opposées, empreints de raffinement et de rudesse,
d'épuisement fébrile et de vigueur sauvage. Longtmps ces
éléments se combattirent et imposèrent à l'esprit des entraves
8 LITTÉRATURE DU NORD.
qui pesèi'ent sur lui pendant les siècles ijgyusf ement flétrie
sous le nom de moyen âge, période de labeurs et d'efforts,
de préparation douloureuse et féconde à de plus heureuses
destinées. C'est ce qu'a dit notre plus grand critique dans
son style si pur, si animé :
c Tant que les langues grecque et latine sont là vivantes ,
bien que tout le reste soit renouvelé, il y a dans cette persistance,
dans cette ténacité des anciennes formes, quelque chose qui
empêche de voir toute l'originalité créatrice qui vient de naître
avec la pensée chrétienne. Plus tard, au contraire, lorsque les
vieilles races ont été balayées de la terre, ou du moins lors*
qu'elles se sont cachées sous le costume des conquérants nou-
veaux, lorsqu'elles se sont dénaturées pour obtenir la permis-
sion de vivre ; lorsque, du choc des barbaries qui se succèdent,
sont nés des idiomes nouveaux, alors la révolution de l'esprit
humain parait dans son immensité. Sur l'ancien territoire
romain, tout est changé, bouleversé ; ce ne sont plus des
Gaulois, des Ibères devenus Romains ; ce sont des races nou-
velles avec les variétés de leur physionomie et de leurs lan-
gues ; c'est le chaos renaissant au milieu de cette uniformité
que la conquête romaine avait commencée, et que semblait
d'abord achever le Christianisme. Voilà l'état du monde où
il faut s*avancer, s'aventurer pour apercevoir, à l'origine, les
littératures et le génie des principaux peuples de l'Europe. »;
C'est ainsi que parle M. Yillemain au début de ses admi-
rables leçons, où il fait revivre à nos yeux toutes les phases
de notre propre histoire, les efforts, les revers, les succès de
cette population nouvelle née du contact hostile, mais fécond ,
des CelteSi des Romains, des Germains, population dont les
sanglantes épreuves sont empreintes de tant de grandeur.
En effet, quelles i)éripéties, quelles luttes émouvantes, héroI«
L'ORiENÎ, LA GRÈGE. 9
ques de Théodosa à Cbarlemagne, d'Otbon le Grand à Pki-
lîppe-Auguste, de saint Louis à Edouard III I Quelle audace
dans ces hordes germaniques qui abattirent la puissance
romaine ; quelle fougue ardente dans ces nuées d'Arabes qui
. inondèrent TAsie et TAfrique ; quel élan cbevaleresque dans
les croisades ; quelle opini&treté dans les guerres qui agitè-
rent plus tard TEurope chrétienne ! Mais aussi que de fruits^
excellents de dévouement, d'émulation, de science ont surgi
du milieu des ruines I Poésie harmonieuse, sages maximes,
fondations charitables, adoucissement des mœurs, épuration
des lois, afiTranchissement des serfs, formation des com-
munes, organisation des états, merveilleuses découvertes de
tout genre qui ouvrent à Thumanité ennoblie la carrière im-
mense des'temps modernes.
Développant un seul point de ce tableau, trop brillamment
hracé pour qu'on puisse le refaire, nous avons seulement
cherché à réunir ce qui se rapporte aux mœurs, aux idiomes,
aux croyances primitives de cette forte race germanique
dont l'influence a transformé l'Europe, et fait jaillir, par
. un heureux contraste, du cinquième au quinzième siècle,
des fruits si variés et si précieux. Classique par goût, par
conviction profonde, admirateur zélé d'Homère et de Vir-
gile, plein* de respect pour les nobles modèles que nous a
légués l'antiquité, nous n'irons pas sacrifier leur gloire,
d'après les préjugés du jour, aux caprices du génie in-
culte, aux types émouvants mais barbares qu'encensaient
les peuples du Nord. Mais nous dirons aussi, nous cher-
cherons à prouver^ que la littérature ancienne, épuisée
comme la société même par ses travaux et ses succès, par
ses vices et ses défaillances, avait besoin d'une crise^violente
pour y retremper sa vigueur; que la lutte acharnée du Nord
^^ LITTÉRATURE DU NORD.
et du Midi, si destructive dans ses premiers effets, a été salu-
taire et féconde dans ses résultats décisifs, et que c'est de Ta-
mon des deux principes contraires, combinés sous mille
formes, répercutés sous mille aspects dans la longue révo-
lution des âges, que sont nées en Italie, en Espagne, en Alle-
magne, en Angleterre, en France surtout, dans le centre
ratellectuel de l'Europe, les lumières de la civilisation nou-
velle qui rayonne sur le globe entier.
II
lies Celtes» les Ctennains et les Slaves*
Les anciennes traditions du Nord, qui se sont surtout ma-
nifestées dans les premiers siècles de notre ère en opposition
aux mythes brillants de la Grèce et de Tltalie, avaient leur
centre dans la vaste contrée qui s'étendait du Rhin aux Car-
patfaes et du Danube à la Baltique, contrée hérissée de forêts,
sillonnée par d'impétueux torrents et bordée par des plages
stériles, faisant face, au delà des mers, à des îles mystérieuses
et sauvages.
C'était là qu^babitaient les Germains, race forte et éner-
gique, à la taille élevée, aux cheveux roux, aux yeux bleus et
farouches, ainsi que les dépeint Tacite, leur éloquent pané-
gyriste. Avant lui César, conquérant delà Gaule, limitrophe
de la Germanie, tes a signalés sous les mêmes traits ; et,
quatre siècles plus tôt, Hérodote, dans sa peinture si animée
des Scythes possesseurs de l'Europe orientale, avait déjà
esquissé les contours de l'admirable description de Tacite.
LES CELTEây LES GERMAlAS. t1
Rudesse de mœurs, mais droiture et franchise; croyances
aveugles, mais yivement senties; fidélité à la foi conjugale,
dévouement sans bornes à leurs chefs; esprit d'association et
de hiérarchie, de poésie et d'héroïsme ; soif ardente de gloire
et de conquêtes : telles étaient les guah'tés dominantes de ces
peuples encore barbares, mais déjà dignes de donner aux
Romains, corrompus par Is^prospérité, de graves leçons et
des craintes incessantes, présages d'une immense catas-
trophe.
L'historien, dont le regard prophétique semblait lire cet
inflexible arrêt porté contre Rome criminelle, trace avec une
secrète terreur le portrait de cette race inconnue. Il croit les
Germains aborigènes, nés sur le sol où Rome vint les com-
battre et aiguillonner leur valeur, t En effet , dit-il , sans
parler des dangers d'une mer lointaine et orageuse, qui au-
rait pu songer à quitter l'Italie, ou l'Afrique, ou l'Asie pour
un pareil pays * ? » Son opinion est juste à l'égard du Midi,
des bords riants de la Méditerranée, dont les colons n'ont pu
chercher le Nord. Mais l'Asie, dans son contour immense,
ne oomprend-eile pas tous les climats, toutes les produclioifs,
toutes les races ? N'est-ce pas du haut de ce vaste plateau cou-
ronné de montagnes colossales, arrosé par des fleuves im-
menses, que sont descendus, dans des siècles dont la trace
est maintenant perdue, lés ancêtres des Celtes, des Germains,
des Grecs et des Romains eux-mêmes? N'est-ce pas l'Asie qui
a peuplé le globe ? Tacite sans doute pouvait l'ignorer ; mais
avec sa con^iencieuse bonne foi, il fournit lui-même une
preuve frappante à l'appui de ce fait maintenant avéré.
< Les Germains, dit-il, se croient issus du dieu Tuisto ou
* Tacite, Germania^ 2, 4.
.**■"
12 LITTÉRATURE M NORD*
Teuto, fils de la terre, et père de Mannus, leur législateur. »
Ailleurs il ajoute : « Ils honorent Herlha, la terre, mère com-
mune des mortels. » Nous avons donc ici trois noms qui,
dans Tancien tudesque comme dans l'allemand moderne, ont
une valeur fondamentale et positive. Or si, nous tournant
vers rOrieni, nous longeons les côtes de la mer Noire, puis
les gorges du Caucase et du Taurus jusqu'aux cimes de l'Hi-
malaya, d'où s'échappent l'Indus et le Gaifge, que rencontre-^
rons-nous sur leurs bords ? Un idiome parlé de temps immé-^
morial par un peuple venu du centre de l'Asie, et chez lequel
le mot irâ^ terre, correspond au grec Ipa, à l'allemand erde;
chez lequel deityasy génie, rappelle le grec Tcrav et l'allemand
teut et ieutsch; chez lequel enfin manusy homme, et mo^
nusyasy humain, coïncident d'une manière intime avec les
mots allemands mmi et mensch,
. Ces rapports d'ailleurs se fondent, non sur trois mots seu-
lement, mais sur des millier» d^éléments, verbes, noms,
pronoms, particules, qui sont évidemment analogues, par
une gradation régulière soumise aux lois de l'euphonie, dans
left idiomes gréco-romains, celtiques, slavons, germaniques,
et dans le parse, lezeude, le sanscrit, les antiques idiomes <
de l'Indo-Perse. Et quel doute pourrait subsister quand les
faits parlent si haut d'eux-mêmes ; quand nous reconnaissons
dans les traits des Indiens, des Persans, des Caucasiens, des
caractères tout à fait identiques à ceux des peuples de l'Eu-
rope, caractères différents du type chinois, du type ntalais,
et même des types turc et arabe, répandus dans le reste de
l'Asie ; quand nous voyons d'ailleurs, à toutes les époques de
rhistoire, la tendance continuelle des nations à se porter d'O-
rient en Occident, et les routes tracées par la nature elle-
même, à travers TÂsie-Mineure et le Bosphore, le long delà
LES CELTES, LES GERMAINS. 13
mer Caspienne et de la mer Noire ; quand enân toutes ces
inductions correspondent à Tanalogie des langues?
La linguistique et la physiologie s'accordent pour nous
montrer l'Europe occupée, dès les premiers siècles, par six
groupes ou familles de peuples formées par des migrations
successives. Au 8ud*ouest les Ibères, venus sans doute par le
littoral de l'Afrique, et se rattachant au type arabe ou numide;
au nord-est, les Finnois, descendus de TOural, et se ratta-
chant au type turc ou tartare. Au midi, les Pelages, home*
gènes auxThraces, aux Hellènes, aux Étrusques^ aux Latins;
àTouett, les Celtes ; à Test, les Vendes; et au nord, les Ger-
mains : quatre peuples de même origine, que leurs traits,
leurs idiomes, leurs traditions et leurs croyances réunissent
sous un type unique que Ton peut appeler indo-européen.
Parmi eux les Celtes ou Gaulois, ces premiers colons de
rEurope, sortis sans doute de la Haute-Asie, à une époque
antérieure à toute histoire, et poursuivant vers TOccident la
marche incessante du soleil, n'ont arrêté leur course aventu-
reuse que sur les bords de l'Océan. La tradition nous les si-
gnale ensuite refoulant les Ibères en Espagne et les Pelages
en Italie, triomphant plusieurs fois de Rome naissante et
poussant leurs dévastations jusqu'en Grèce. Divisés en deux
branches distinctes, leur centre de domination est la Gaule,
où les Celtes proprement dits constituent les florissants états
des Édues, des Séquanes, des Arvemes, des Helvètes; fran-
chissent les Alpes, les Pyrénées, et lancent des colonies
jusqu'en Irlande ; pendant que les Cimbres ou Cymres, soit
Belges, soit Armoricains, soit Bretons, occupent tous les
rivages qui s'éjiendent de la mer du Nord à l'Atlantique. Telle
est l'esquisse que nous en trace César, leur historien et leur
vainqueur, qui eut besoin de dix années de luttes etdetout«
44 UTTÉRATURË DU KOBD.
Taudace de son génie pour les incorporer à la puissance ro-
maine, dont ils subirent ensuite toutes les vicissitudes.
Les Vendes ou Slaves, venus j)lus tard et presque inconnus
aux anciens, s'arrêtèrent dans la région de Test, dont ils
couvrirent les vastes plaines, et, s'étendant progressivement
h la suite des tribus conquérantes, des Scythes et des Sar*
mates qui vinrent se fondre en eux, ils apparurent enfin dans
rhistoire sous les noms de Budines, d'^ains, de Hérules»
de Jazyges, de Serbes, et constituèrent plus tard trois vastes
groupes de peuples.
Les Teutons ou Germains S dont l'invasion est antérieure
et suivit immédiatement celle des Gaulois, durent végéter
longtemps dans leurs sombres forêts au centre et au nord de
TEurope, avant qu'un phénomène soudain, une inondation,
une famine, poussât sous Teutobog leurs hordes dévasta-
trices, unies à celles des Cimbres, sur le colosse romain, qui
défia d'abord leurs efforts et brisa cette ligue redoutable;
mais qu'ébranla bientôt la valeur d'Ârminius et Taudace in-
cessante de ces tribus guerrières dont Tacite devina les hautes
destinées.
Il montre les Germains, d'après leur propre histoire, par-
tagés anciennement en trois groupes, les Ingevones, les
Hermvones, les Istevones, habitant soit en deçà, soit autour,
soit au delà de l'immense forêt Hercynienne, qui couvrait
le milieu du pays. Énumérant ensuite les principales tri-
buS; ir cite, dans la Germanie propre, les Bataves à l'em-
bouchure du Rhin ; les Tenctères et les Chamaves le long du
fleuve ; les Cattes plus près de la forêt ; les Frisons sur la plage
^ Le nom de Germain, dans l'idiome national, s'explique par Ger^
man^ homme d'armes, comme celui de Gaulois par Gaul^ homme
lorty et c^ui de Slave par Skvin^ homme pariant.
#
LES CELTES, LES GERMAINS. 15
maritime. Plus loin les Cbauques et les Chérusques aux bords
de l'Elbe et du Veser» et les Cimbres dans la presque ile de
leur nom. Au centre dominait de son temps la vaste confédé-
ration des Suèves, dont la suprématie s'étendait du Danube
jusqu'à la Baltique, d'un côté sur les Semnons, les Longbards,
les Angles, auxquels Ptolémée ajoute les Saxons et les Dan-
cions; de l'autre sur les Marcomans, les Oses, les Lygiens^
les Gothons. Au sud de ceux-ci s^étendaient la Norique, la
Yindelicie, la Pannonie, dont les tribus parlaient un autre
idiome; au nord, les Suions, les Sitons, les Estyens végétaient
sous les glaces polaires, non loin des Vendes et des Finnois ^
Les Celtes, les Slaves, les Germains, tous trois fils de la
Haute-Asie, maisséparéspresqueau berceau, avaient donc fixé
leurs idiomes, modelé leurs mœurs et formulé leur culta
longtemps avant que la civilisation grecque ou romaine ne
vint s'implanter sur leur sol. A travers leurs migrations
nombreuses ils s'étaient diversement modifiés, mais sans
perdre l'empreinte originelle qui marqua leur première exis*
tence. Les Celtes ou Gaulois , imbus d'obscures croyances,
mais rapprochés incessamment de Rome par les guerres et
par les traités, éclairés d'ailleurs par de fréquents contacts
avec l'Étrurie et la Grèce, habitant des cités, se soumettant
aux lois d'une administration régulière, adoptèrent facile*
ment les formes sociales auxquelles se prêtaient leur esprit
sympathique, leur imagination vive et flexible. Les Vendes
pu anciens Slaves, au contraire, relégués dans leurs steppes
immenses, qu'ils parcouraient sur leurs maisons rouIanteSi
faisant pailre au hasard leurs troupeaux ou poursuivant les
animaux sauvages; privés d'asiles, de lois, de guerres
* Tacite, Germ. 28 à 46 — Plolémée, Geoyr, II, H.
m
16 LITTÉRATURE DU NORD.
même qui pussent aiguiser leur courage, Tégétërent long-*
temps dans l'indolence stérile où, selon Texpression de Ta-
cite, ils ignoraient jusqu'au désir : triste sommeil dont ils
sortirent enfin pour souffrir longtemps et pour vaincre. Les
Germains, plus actifs, plus austères au fond de leuirs
âpres vallées, toujours armés^ toujours en lutte soit entre
eux, soit contre la nature qui leur disputait ses trésors, se
préparèrent par une vie agitée, par des privations inces-
santes , au rôle décisif et fatal auquel ils étaient réservés.
Aussi n'est-ce pas sans une vague inquiétude que leur élo-
quent historien, pressentant la décadence de Rome, retrace
ainsi leurs dogmes impitoyables :
€ Ils adorent, dit-il, Hertha, la terre, comme la mère com-
mune des mortels. Ils croient qu'elle intervient dans les af-
faires humaines et visite tjuelquefois les nations. Dans une
Ile de l'Océan est un bois consacré et, dans ce bois, un char
couvert dédié à la déesse. Le prêtre seul a le droit d'y tou-
cher ; il sait le moment où la déesse est présente dans le
sanctuaire. Elle part aussitôt traînée par des génisses, et le
prêtre la suit avec une vénération profonde. Ce sont alors des
jours d'allégresse ; c'est une fête solennelle pour les lieux où
elle daigne accepter un asile. Plus de combats, plus d'armes ;
le fer est soigneusement caché ; c'est le seul temps où ces
tribus connaissent et apprécient la paix. Mais bientôt le prê-^
tre ramène dans son temple la déesse rassasiée de la vue des
mortels ; U char et ses voiles sont plongés dans un lac soli-
taire où se baigne, disent-ils, la déesse elle-même. Des es-
claves s'acquittent de cet office, et aussitôt le lac les englou-
tit. Une secrète terreur et une sainte ignorance couvrent
ainsi cet imposant mystère qu'on ne peut contempler sans
mourir. » • .
LES CELTES, LES GERMAINS. 17
Après ce récit remarquable, dont la scène parait être l'ile
de Héligoland située en face des bouches de l'Elbe, suivons
notre guide consciencieux dans le reste de la Germanie pour
en recueillir les croyances, partout faciles à reconnaître à tra-
vers le prisme erroné, mais transparent, de la mythologie
romaine.
César avait dit des Germains : Ils n*adorent d'autres dieux
que les objets visibles : le soleil, le feu, la lune ^ Tacite
ajoute en le rectifiant : « Le plus grand de leurs dieux est
Mercure, auquel dans certains jours ils immolent des vic-
times humaines ; à Hercule et à Mars ils offrent des ani-
maux. » c C'est Hercule, dit-il ailleurs, qu'ils chantent en
marchant au combat. Us prétendent même que,' bien loin
sur leurs côtes, existent des colonnes consacrées à ce dieu.
Certaines tribus vénèrent Isis qui a un vaisseau pour em-
blème ; d'autres rendent un culte à deux jumeaux désignés
sous le nom d'Âlci. Tous leurs sacrifices ont lieu dans les fo-
rêts, sous les grands arbres, qui leur inspirent une religieuse
terreur par la pensée d'un dieu invisible et présent. »
Enfin, parvenu jusqu'au cercle polaire, jusqu'aux bornes
de la Scandinavie, il décrit ainsi TOcéan glacial : « Trans
Suionas aliud mare pigimm ac prope immotum, quo cingi clu^
dique terrariim orbem hinafides^ quod extremus cadentisjam
solis fulgor in ortus edurat, adeo clarus ut sidéra hebetet.
Sonum insuper emergeniis audiri, formasque deorum et ra^
dios capitis adspici, persua^sio adjicit. Illuc usqûe, et fama
vera, tantumnatura^. » Celte mer stagnante, immobile, der-
nière ceinture du globe terrestre, cet éclat du soleil cov-
chant qui efface la lueur des étoiles, ces sourds gémissements
* César, De Bello Gallico, VI, 21 .
« Tacite, Germ. 9, 34, 40, 43. 45.
% "'tK*:
18 LITTÉRATURE DU PiORD.
(les vagues, ces feux et ces reflets fantastiques qui ressem-
blent aux roulements d'un char céleste et aux formes vapo-
reuses des dieux, ce chaos, ce vide de la nature qui s'arrête
et expire sur ces écueils, tout ce que Tacite nous dit des
croyances Scandinaves et des merveilles qui, dans ces lieux
d'horreur, saisissent l'âme d'une crainte religieuse, se re-
trace en imposantes images dans l'austère littérature du
Nord.
Avant toutefois d'en commencer l'analyse, transportons^
nous au quatrième siècle, après le règne de Constantin, et
voyons ces peuples exercés par leurs luttes, enorgueillis
panleurs succès^ refoulés tout à coup de leurs antiques de-
meures par une nuée d'ennemis sauvages qui les lancent,
éperdus et furieux, sur toutes les provinces de l'empire. Les
Huns, venus des frontières de la Chine, franchissent l'Oural
et se jettent sur les Goths qui, sous leur roi Ermenric, ve-
naient de conquérir la Sarmatie. Ceux-ci, trop faibles pour
résister à leurs sanguinaires agresseurs, doivent opter entre
la fuite ou l'esclavage ; et, pendant que les Goths de l'est
s'incorporent en partie aux vainqueurs, les Goths de l'ouest
passent le Danube et réclament des Romains un asile. Valen-
tinien venait de repousser les peuples de la Germanie anté-
rieure, quand Valens, attaqué par les Goths, périt à la ba-
taille de Nicée. La magnanimité de Tbéodose arrête un ins-
tant l'invasion ; mais elle recommence plus terrible sous ses
pusillanimes successeurs. Âlaric prend et saccage Rome, les
Vestgoths inondent et la Gaule et l'Espagne. Bientôt une
nuée de Germains et de Vendes envaliit soudain l'Italie ; Ra-
gaise est tué par Stilicon, mais les débris de cette immense
armée, Suèves, Burgondes, Vandales, Alains, se disséminent
dans les provinces dont les liens se brisent de toutes parts.
LES CELTES, LES GERMAINS. 19
Les Suèves et les Aloins s'établissent en Espagne, les Van-
dales sousGenserlc en Afrique, les Burgondes sous Gondicaire
dans l'ouest de la Gaule, pendant que les Francs, les riverains
du Rhin, soumettent à leurs armes les côtes de la Bel-
gique
Les Huns cependant, conduits par Attila, maître de toute
l'Europe orientale, entraînant à sa suite des milliers d'auxi-
liaires, menacent la Grèce, la Gaule et l'Italie. La mémorable
bataille de Châlons, gagnée par le patrice Âétius avec le se-
cours du roi franc Mérovée, sauve la civilisation européenne
sans arrêter la chute de l'empire d'Occident. Rome, terrassée
par les nations, voit bientôt le sceptre des Césars tomber des
mains d'un faible enfant dans celles du Hérule Odoacre. Son
illustre rival Theuderic, le plus sage des conquérants bar-
bares, fait respecter en Italie la domination des Ostgoths, qui
consolident les grandes institutions établies par le peuple-
roi. Dans la Gaule, Clovis, guerrier farouche, mais appelé par
un heureux destin à défendre la foi catholique menacée par
les sectaires ariens, étend la terreur de ses armes sur les Ale-
mans, les Burgondes, les Vestgoths, et fonde vers l'an 500 la
monarchie française en face de cette île de Bretagne qui
échappait aussi à la puissance romaine, au moment où les
Cymres ou Bretons, harcelés par les Gaêlsde l'Ecosse, appe-
laient les Saxons et les Angles, auxiliaires formidables qui
furent bientôt leurs maîtres. Ainsi la Germanie s'ébranle de
toutes parts pour achever la conquête de FEurope ; et lors-
que Fempire d'Orient, relevé par l'héroïsme de Bélisaire,
parvient à ressaisir l'Afrique sur les Vandales et l'Italie sur
les Ostgoths, les Longbards, sous la conduite d'Alboin, lui
ravissent de nouveau l'Italie; la Gaule reste soumise aux
Francs ; l'Espagne aux Suèves et aux Vestgoths ; la Bretagne
20 LITTÉRATURE DU INORD.
aux Ânglo-Saxons. Rome désarmée s'abrite sous la croix
devant laquelle se prosternent les barbares, et l'aigle des
Césars, humiliée et vaincue, n'a de refuge qu'à Coustanti-
nople.
Ainsi les fiers enfants du Nord avaient envahi tout l'em-
pire ; ainsi'une force irrésistible les avait lancés, du fond de
leurs retraites, du haut de leurs montagnes et de leurs
écueils, sur cette monarchie colossale dont les rameaux pe-
saient sur l'ancien monde ; force merveilleuse, mission pro-
videntielle, puisque partout cette sève puissante qui animait
et leurs cœurs et leurs bras, devait descendre à la racine
de Tarbre émondé par le fer et la flamme, et, au souffle du
Christianisme, s'épanouir en fruits immortels. D'ailleurs ces
barbares étaient frères , non-seulement des autres barbares
qu'ils laissaient derrière eux dans leur contrée natale, mais
du grand peuple qu'ils venaient de vaincre, mais des aïeux
de ce peuple en Orient. Il suffit pour s'en convaincre d'étu-
dier sommairement les principes des idiomes répandus en
Europe depuis le cinquième siècle jusqu'à nos jours, en con-
sidérant surtout ces idiomes dans leurs représentants les
plus anciens : dans l'erse, le gallois pour les langues celti-
ques ; dans le lithuane , le Slovène , le bohème pour les lan-
gues slavonnes ; dans le gothique , le tudesque , le saxon ,
l'angle, le norske, pour les langues germaniques. En appli-
quant à chacun de ces groupes les lois d'euphonie qui les
distinguent dans l'échelle naturelle des sons et dans l'échange
mutuelle des lettres , on se convaincra sur-le-champ qu'ils
ont une origine commune, que les verbes, les noms, les
particules y sont primitivement les mêmes avec des appli-
cations différentes, et qu'avec les langues littéraires de Rome,
de la Grèce et de l'Inde, ils forment un magnifique ensemble
LES CELTES, LES GERMAINS. 21.
dont tous les détails s'harmonisent. Ne pouvant ici qu'ef-
fleurer ce sujet que nous avons développé ailleurs avec tout
le soin qu'il réclame \ nous nous contenterons de placer ici
un tableau comparé des noms de nombre dans les idiomes
fondamentaux qui représentent les groupes indo-persan,
gréco-romain, germanique, slavon et celtique.
Sanscrit. Zend,
Grec.
Latin.
t
aika
aeva
iv
unus
2
dvi
dva
^0
duo
3
tri
thri
TpitÇ
très
4
éatnr
éathvar
Tirropiç
quatuor
5
panôan
panôan
irtvTt
quinque
6
sas
• •
xvas
«
sex
7
saptan
haptan
iiTra
septem
8
astan
astan
iUTtù
octo
9
navan
navan
ivvia
novem
10
daçan
daçan
^ixa
decem
Gothique. Tudesque.
Angle.
Nortke.
1
ains
einer
an
einn
2
twai
zwene
tweyen
tweir
3
threia
drie
thri
thrir
4
fldwor
flor
feower
fiorir
5
flmf
flnf
flf
flmm
6
saihs
sehs
six
sex
7
saptan
sibun
seofon
sio
8
ahtau
ahto
eahta
litta
9
niun
niun
niyon
niu
10
taihun
zehan
tyn
tiu
* Parallèle des langues de V Europe et de Vlnde^ par F.-6. Eick-
lioff. Paris, 1836.
22
LITTÉRATURE DD NORD.
Lithuan»,
Slovène.
Erse,
GaUoiê,
1 wienas
iedin
aon
un
2 dwi
dwa
da
dau
3 trys
tri
tri
tri
4 keturi
éetyri
ceatbar
pedwar
5 peDki
piaf
cuig
pump
6 sesi
• 9
sest*
•
se
chwech
7 septynl
sedm*
seacht
saith
8 astuni
osm'
oclit
wyth
9 dewynl
dewiat*
naoi
naw
10 deBimt
desiat'
deich
deg
III
lies «otilt. Bible ét^ïûium.
La plus noble des nations germaniques est sans contredit
celle des Golhs. Que l'on considère ses conquêtes , ses insti-
tutions ou ses mœurs, on la voit se signaler partout par une
glorieuse initiative et laisser une trace ineffaçable, alors
même que son règne s'évanouit. Nation nomade par ex-
cellence, puisque, du centre de l'Asie, des lointaines vallées
de la Perse et des flancs de l'Himalaya, nous la voyons s'a-
vancer victorieuse au Pont-Euxin, à la Baltique et jusqu'aux
bouches du Tibre et du Tage, Tout fait voir en elle l'arrière-
garde de la grande migration des Germains, arrière - garde
aguerrie, éclairée, par un long séjour en Orient au mi-
lieu des tribus scytbiques en contact avec l'empire des Per-
ses. Plus versés dans les arts utiles , plus avides de progrès
LES GOTHS. 23
et de gloire , plus enthousiastes dans leurs croyances et plus
confiants dans leur avenir, les Goths durent facilement domi-
ner, dès leur apparition en Europe, les peuples de même race
plus rudes et plus barbares qui précédèrent leur marche vers
rOccîdent.
Dans Tadmirable description qu'Hérodote nous donne de
l'Europe orientale au cinquième siècle avant notre ère , il
place à la droite du Danube, en face des Scythes, la nation des
Gètes, qu'il assimile aux habitants de la Thrace, mais qui,
d'après son propre témoignage , se distinguait d'eux par ses
mœurs, ses traditions religieuses et guerrières. C'est au mi-
lieu des Gètes qu'avait vécu , à une époque reculée et incon-
nue, le législateur Zalmoxis, dont la disparition dans une
sombre caverne et la réapparition après plusieurs années
symbolisa l'immortalité aux yeux de ses sectateurs enthou-
siastes, qui se précipitaient sur leurs lances pour hâter leur
affranchissement. C'est parmi eux que s'étaient montrées
les vierges hyperboréennes venues des extrémités du globe
où le soleil semble achever sa course, pour apporter l'offrande
sacrée au temple d'Apollon à Délos. C'est enfin sur les bords
du Danube qu'entre plusieurs divinités étrangères, dont les
attributs rappelaient aux Grecs ceux de Mars, de Bacchus et
de Diane , la plus puissante , celle qu'adoraient les rois et
dont ils se prétendaient issus , apparaissait sous les traits de
Mercure*.
Cent ans plus tard Pythéas de Marseille., premier explora-
teur du Nord , signale auprès des Teutons ou Germains les
Guttons établis sur la Baltique, à l'embouchure de laVistuIe ^.
En rapprochant ces deux témoignages de ceux des auteurs
« Hérodote, IV, 32, 94; V, 7.
« Pline, XXXVn, H.
24 LTTTER4TURE DU NORD.
subséquents, nous voyons les Gètes, courbés un instant sous
le joug de Darius P% se relever et résister avec courage à
Alexandre et à ses lieutenants. Nous les voyons traverser le
Danube, arrêter l'invasion des Sarmates, et former, un siècle
avant notre ère , sous leur roi Berebiste , une confédération
redoutable qui subsista jusqu'au temps où Trajan les refoula
de la Dacie vers les Carpalhes. D'un autre côté les Guthes ou
Gothons,que Tacite et Plolémée signalent près des Vendes,
en face de la Scandinavie, s'étaient montrés dès le règne de
Tibère au pied des mêmes montagnes , sur les frontières des
Marcomans. Tout semble indiquer dans cette route qui longe
le Dniester et la Yistule, l'antique lien qui réunit entre elles,
dans des temps inconnus à l'histoire, les stations successives
de cette nation illustre qui devait régénérer l'Europe. Ce
qu'Ovide nous raconte des Gètes avides de poésie et de com-
bats; ce que Tacite dit des Gothons soumis à des chefs qui
ne régnent que par l'ascendant du courage ; ce que les lé-
gendes Scandinaves attribuent à l'influence des Guthes, fon-
dateurs d'une religion guerrière, semble coïncider en un.
portrait unique plein de grandeur et d'énergie, vivifié par
les brillants reflets du symbolisme oriental. Et dans ces vier-
ges du Nord douées d'une sorte d'intuition céleste, dans ce
culte de Mercure préféré à tous les autres dieux par les chefs
riverains de la mer Noire aussi bien que par ceux de la Bal-
tique, dans ce législateur mystérieux qui appelle les Gètes
au bonheur par le sacrifice de leur vie, qui ne croirait recon-
naître clairement et les Yalkyries Scandinaves, et le culte
d'Odin et des Âses, et la fureur belliqueuse des braves qui
s'immolent pour revivre avec eux? Il n'est pas jusqu'au nom
de Zalmoxis, inexplicable aux yeux des Grecs, qui n'ait un
sens à ceux des Germains comme surnom d'un génie su-
LES GOTHS. 25
prème, ainsi que nous le verrons à l'instant, sans prétendre
toutefois trancher un^ question si controversée ^
C'est d'ailleurs sur les frootières des Gèles que nous voyons
panidtre au troisième siècle c» essaims menaçants de Goths
qui harcèlent les légions romaines et dont l'audace pousse
au. combat toutes les autres tribus germaniques. Au milieu
du siècle suivant ils s'élancent contre les Vendes et s'empa-
rent de toute la Sarmatie sous leur puissant roi Ermenric, le
glorieux aïeul des conquérants de Rome, au règne duquel
remonte l'histoire de Jornandès. Quelles étaient alors les
croyances de cette vaste nation toute païenne, tout imbue
encore des souvenirs apportés par elle de TOrient? L'histoire
en dit peu de chose, sinon qu'ils honoraient leurs dieux à
l'ombre des forêts séculaires, qu'ils croyaient à l'immortalité
de Tâme et aux rétributions d'une autre vie, qu'ils offraient
des sacrifices sanglants pour connaître les arrêts du destin,
qu'ils mêlaient aux louanges de leurs divinités celles de leurs
guerriers les plus célèbres, et entonnaient en marchant au
combat le bardit triomphal des Germains^. Pour connaître,
plus de détails et pénétrer plus avant dans leurs dogmes , il
faut avoir recours à leur langue et au long souvenir quHls
laissèrent dans le Nord ; car eux-mêmes, les Goths du Midi,
surpris par l'invasion des Huns, violemment divisés et jetés
en face de la puissance romaine qu'enfin ils devaient écraser,
trouvèrent aux frontières de l'empire, pour premier pré-
sage de victoire, l'Évangile que l'évêque Ulfilas traduisit
en 37S.
Ce monument précieux, dont l'authenticité ne peut être
^ Voir à ce sujet les savantes dissertations de Pinkerton et des
frères Grimm, de MM. Ozanam et Guigniaut.
' Jornandès, De Rébus Geticis^ iO, il.
26 LITTÉRATURE DU NORD.
révoquée en doule , el qui fut pour les Goths un foyer de
lumière en même temps qu'une ancre de salut, nous montre
leur idiome dans sa pureté native, précis, énergique, har-
monieux, se rattachant, par descendance directe et transfor-
mation régulière des divers sous du même organe, au sans-
crit, au zend, au grec et au latin, ainsi qu'aux dialectes
germaniques, parmi lesquels il est le plus parfait, tant pour
la beauté des formes que pour la variété des flexions. Son'
riche vocabulaire abonde en radicaux , en verbes , en noms
primitifs, tout empreints d'un parfum oriental*. Ainsi, pour
ne parler que de termes spéciaux, le nom même des Goths ,
' analogue à Tadjectif gods ou gui , bon , trouve comme lui
son explication dans Tadjectif indien çvddhasy pur. Nous
attribuerions volontiers la même origine au mot guth, dieu,
en norvégien jmc?, en anglais ^oe2, en allemand ^of^ , si une
dérivation ingénieuse et plausible ne le rapprochait, comme
le persan khoda^ du zende kvadat, né de soi-même. Le nom
symbolique de anses, donné par les Goths aux génies célestes,
et dans lequel on reconnut facilement les oses des Scandi-
naves, les €esir des Étrusques, et très-probablement asar, le
dieu suprême des Assyriens, rappelle les mots indiens asttSy
souffle, asuras, génie, dans les Yédas. Les noms de leurs
princes célèbres, caractérisés par la terminaison reiks ou ric^
latin rex, indien rdjy roi, offrent des syllabes initiales non
moins claires, qui nous montrent dans Theuderic, le roi de la
nation, dans Alaric, le roi de tous, dans Ermenric,le roi
de la terre. Enfin les noms des Balthes et des Amales, dy-
nasties royales des Yestgoths et des Ostgotbs , trouvent leur
^ Consulter les beaux travaux de J. Grimm, de Bopp, de Burnouf,
el notre Parallèle des langues de l'Europe,
LES GOTHS. 27
explitation naturelle dans les mots indiens balî, puissant,
amalas, irrépréhensible.
La langue des Gètes du Pont-Euxin, si rapprochés des
Goths par le nom, et que leurs migrations, leurs croyances
et leurs moeurs semblent en rapprocher plus encore, est trop
imparfaitement connue pour qu'on puisse en tirer des in-
ductions précises. Toutefois le nom de Zalmoxis, de ce lé-
gislateur mystérieux si vivement peint par Hérodote, mais ab-
S(dumait inexplicable en grec, cesse de Télre dans les langues
germaniques, si on le compare au gothique sel-mahtis ou au
norvégien sœl-matti^ mots composés signifiant bon génie.
Le nom du roi gète Berebiste s'interprète par le tudesque
bero^estiy signifiant ours robuste, d'une manière aussi sa-
tisfaisïinte que celui du roi suève Arioviste, par ero^esti^
champion robuste, ou ceux d'Ârminius ou Herman, homme
de guerre, et de Clovis ou Hlodvv^ig, glorieux chef.
Ulfilas, efi donnant aux Gôlhs de Mésie sa précieuse tra-
duction de la BiMe, inventa en même temps un alphabet
spédal, afin de les doter de l'écriture, qui jusqu'alors leur
était étrangère, ainsi qu'à tous les peuples voisins. Il est vrai
que d'antiques caractères issus de l'alphabet phénicien, im-
portés, on ne sait comment, au milieu des tribus bar-
bareS) mais dont le sens énigmatique n'était connu que des
chefs et dès prêtres, servaient, de temps immémorial, aux
sortilèges du paganisme. < Les Germains consultent le sort,
dit Tacite, au moyen de petites branches d^arbre sur les-
quelles on grave certains signes et qu'oii jette péle-méle sur
un tissu blanc. On les prend ensuite au hasard, par trois
fois, en succession diverse, et la combinaison des signes
sert à formuler le présage \ » Ces signes étaient évidemment
* Tacite^ Germ,, 10. — W. Grîmm, Deutsche Runen,
28 LITTÉRATURE DU NORD.
les runes mystérieuses du Nord qu'on a retrouvées depuis
dans la Srandinavie, en Allemagne et en Angleterre, mais qui
restèrent longtemps ignorées du vulgaire. Reçues probable-
ment des Grecs ou des Romains par les chefs et les prêtres
des tribus germaniques à l'époque incertaine où elles cam-
paient encore sur les rives colonisées du Pout-Euxin, ces
lettres furent l'apanage de la caste dominante, l'expression,
symbolique de la mythologie païenne bien longtemps après
rintroduction du Christianisme parmi les Goths. Quelque
notion qu'en ait eu Uiâlas, qui les a probablement combi-
nées avec les lettres grecques et romaines dans son œuvre
pieuse et savante, les runes n'ont été transcrites qu'au neu-
vième siècle par les soins de quelques annalistes, et ce
n'est qu'au douzième, à la chute du paganisme, qu'elles
apparurent enfin publiquement sur les monuments funé-.
raires. Elles présentent un alphabet régulier, originairement,
de seize lettres, conservées scrupuleusement en Suède, mais
qui, diversement modifiées, s'élèvent à vingt en Danemarck,
à vingt-six en Allemagne, à trente en Angleterre. Toutes
ont des noms significatifs, et certains chants traditionnels leur.
assignent un ordre bizarre. Mais en rétablissant leur série,
et en distinguant parmi elles les lettres primitives et déri-
vées, on ne peut douter un instant de leur origine gréco-
latine et par conséquent phénicienne. Il suffira pour s'en
convaincre de jeter un coup d'œil sur cette liste des vingt
lettres usitées en Scandinavie, que nous avons ramenées à
leurs types respectifs, indiqués par des majuscules romai-
nes, en marquant par des minuscules leur valeur dans Fan-
cien norvégien.
LES 60TUS.
Alphabet
runique.
À
A
a
F
g
A
>
L
1
B
B
b
T
M
m
B
P
K
N
n
ï>
D
th
R
R
r
F
F
f
H
S
s
F
V
-t
T
t
I
I
•
1
n
U
u
i
e
/L
y
F
K
k
*
X
h
29
Nous ne transcrirons pas ici Talphabet gothique d'Ulfilas,
d'une origine plus positive encore, et que nous avons donné
ailleurs avec Talphabet slavon de Cyrille*. Nous remarque-
rons seulement quelle bienfaisante lumière il dut projeter
à cette époque, où les runes n'offraient qu'un mystère plein
de menaces, sur les populations tout à coup appelées aux
dons de Tinlelligence et de la foi. La Bible d'Ulfîlas, monu-
ment vénérable de cette révolution salutaire, existe de nos
jours dans un beau manuscrit de parchemin à lettres d'ar-
gent, lequel remonte au sixième siècle, et fut successive-
ment transporté d'Italie à Werden, à Prague et à Upsal.
Augmenté de quelques palimpsestes récemment découverts
à Milan, il contient les quatre Évangiles^ les Épitres de
saint Paul presque entières, et des fragments d'Esdras et de
* Parallèle des langues de V Europe; Histoire des peuples slaves ^
par F. G. E.
30 LITTÉRÀTUR£ DU NORD.
Néhémîe ^ II est probable que la Bible complète existait ja-
dis parmi les Goths, car, d'après des témoignages contem-
porains, le peuple la lisait encore au huitième siècle. Voici
l'Oraison dominicale ainsi qu'elle s'y trouve exprimée :
Atta unsar thu in himinam, weihnai namo thein; quimai
thivdinasms theins; wairtAai wilja theins swe in himinajah
ana airthai; hlaif unsarana thana sinteinan gif uns' himmor
daga; jah aflet uns thatei skulans sijaimay swaswe jahweis
afletan thaim skulam unsaraim; jah ni briggais uns infraistu-
bnjaij ak lausei uns af thamma ubilin : unte theina ist thiu-'
dagardi,jah mahts^ jah wulthus in aiwins.
C'est dans ce livre précieux à tant de titres, seul déposi-
taire d'un idiome déjà si hautement cultivé, que les savants
philologues de TÂllemagne et à leur tête les illustres frères
Grimm ont puisé leurs principes de grammair<3 nationale,
principes lumineux et féconds qui embrassent toute la chaîne
des langues ^ C'est là qu'ils ont trouvé cette formule infail-
lible d'une échelle progressive de sons , qui explique la-
transmission des mots dans le domaine indo-germanique, ^
qu'on a étendue depuis à tout le domaine indo-européep.
Ne pouvant entrer dans les détails de cette comparaison si
curieuse, nous nous contenterons de présenter ici, en grec
et en latin pour les langues du Midi, en gothique et en tu-
desque pour celles du Nord, en slavon et en celtique pour
celles de l'Est et de TOuest, les consonnes palatales, dentales
et gutturales, qui seules sont importantes; car les autres
consonnes ne varient guère, et les voyelles varient toujours.
* Bible d'Ulfilas, éditée par Zabn; Weissenfels, i805; augmentée par
A. Mai, Milan, 1834; publiée entièrement par Gabelenlz. Leipzig, là43.
* Deutsche Grammatik^ von J. und W. Grimm.
LES GOTUS. 31
Grec, Latin. Gothiqw. Tudesque, Slavon. Celtique ^.
TP p f b, V p p,f
P b p f b b
9 f b p b bh,v
T t th d t, c t
S d t z d d
• d d t d dh
X ' c h g,h k, ch c
7 g k ch g g
X h g k z gh
LesGoths mêlés aux Romains et conyertis au Christianisme
en Italie, en Gaule, en Espagne, trop éclairés pour rejeter
des lois et des vérités si fécondes, bien qu'elles fussent obs-
curcies à leurs yeux par les erreurs de l'arianisme, en adop-
tèrent le fond et la forme, c'est-à-dire Texpression latine,
qui remplaça leur langue dans les actes publics, et finit par
Teffacer entièrement. Avec elles disparurent toutes ces lé-
gendes païennes, ces mythes héroïques et ces chants natio-
naux dont aimerait à s'enrichir la science moderne si elle
pouvait en retrouver la trace. Mais ces traditions primitives
se sont perdues chez eux sans retour, comme chez leurs frères
d'armes les Burgondes, les Longbards, les Francs, les An-
gles, incorporés à la famille celtique sous l'influence pré-
pondérante de Rome.
La même transformation eut lieu en Germanie, où, du
sixième au neuvième siècle, de pieux et zélés missionnaires
répandirent activement l'Évangile, convertissant successive-
* Exemples :Gr. iraTy,p, Lat. pater, Goih, fadar,Tud. vatar, — Gr.
çtî», L. fero, Go. baira, T. piru. — Gr. ^o, L. duo. Go. tvai, T. zuei.
— Gr. To, Go. ikaê, T. daz. — Gr. 6up«, Go. daur, T. for. — Gr. Tftvoî,
L. genuSf Go. kuni^ T. chuni.
32 LITTÉRATURE DU NORD.
uient iesSuèvcs, les Boîarcs, les Frisons, jusqu'à ce qu'enfin
de sa puissante épée Cbarlemagne renversât le colosse d'Er-
mensul, et complétât par la soumission des Saxons le triom-
phe du Christianisme en Europe. Dès lors, toute la littérature
de ces peuples, devenue essentiellement religieuse et sou-
mise à l'austérité des cloîtres, ne laissa plus percer qu'à de
rares intervalles les souvenirs de la gloire nationale, de l'en-
thousiasme ardent mêlé à tant d'erreurs, de Tantique hé-
roïsme si entaché de sang. Ce n'est donc ni dans l'empire
romain qui, vaincu par les armes mais vainqueur par la foi,
s'assimila ses nouveaux maîtres, ni dans la Germanie civi-
lisée dès le début du moyen âge, qu'il faut chercher les traces
de ces dogmes étranges, de ces mythes bizarres mais pro-
fonds qui entourèrent le berceau de ces peuples et présidè-
rent à leurs premiers exploits. Pour les trouver il faut inter-
roger une région plus lointaine, leur dernier sanctuaire.
IV
Iie§ ]WormaB§5 Poëme de l'Bdds.
Portons les yeux au nord de la Germanie, au delà d'une
mer orageuse : deux presqu'îles , de grandeur inégale, s'al-
longent vers le cercle polaire. L'une, riche et fertile à sa base
qui la rattache au continent, se termine en marécages in-
cultes envahis journellement par les flots ; l'autre, de formes
plus austères, hérissée de montagnes, ombragée de forêts,
sillonnée de grands lacs et de mines abondantes, s'abaisse
graduellement vers le cercle polaire où recommencent les
LES NORMÀKS. 33
plaines marécageuses couronnées par d'afTreux glaciers. Des
liés environnées d'écueils remplissent rintervalle des deux
■ •
terres ; et plus loin, aux limites du globe, une grande ile bru-
meuse et déserte, bouleversée par les feux souterrains, offre
un dernier asile aux traditions barbares. Tel devait être, dans
Tantiquité, l'aspect de la Scandinavie; les états de Dane-
mark , de Suède et de Norvège , les lies de la Baltique et
rislande, formaient alors un monde à part, inconnu au reste
de TEurope, et abandonné par les Germains eux-mêmes à
ses rares et sauvages habitants.
Tout nous prouve que ces premiers colons appartenaient à
deux familles distinctes: d'un côté, les Celtes qui, sous le
nom de Gimbres, occupèrent quelque temps la Chersonèse
d'où ils se répandirent ensuite sur les rives de la Belgique et
de la Grande-Bretagne; de l'autre, les Suomes ou Finnois
Tenus de TAsie boi*éale, de plaines plus tristes, plus désolées
encore que les rocs de la Scandinavie. Là au moins ils ren-
contraient la mer, riche en désastres, mais riche en espé-
rances, s'ils avaient su affronter ses périls. Mais la race fin-
noise, trop grossière, trop brute encore dans ces temps
reculés, ne tenta que des essais informes. En guerre contre
une nature avare, luttant dans les forêts contre les bêtes
féroces, ignorant l'usage des métaux, elle ne grandit qu'en
force corporelle, et constitua ce peuple gigantesque, doué de
rusé et d'énergie, mais hostile à tout progrès social, dont le
souvenir redoutable domine tous les mythes Scandinaves.
Une race plus souple et plus active, plus versée dans les
arts utiles; envahit enfin leur retraite. Des tribus germani-
ques poussées du sud-est au nord-ouest par des Inigrations
successives occupèrent les côtes de la Baltique, pénétrèrent
jusqu'au pied des Dofrines, et refoulèrent, après des luttes
3
34 LITTÉRATURE DU NORD.
sanglantes, les premiers habitants Ycrs.le pôle. Quand4s'opéra
cette révolution, quelles en furent les diverses périodeSt c'est,
ce qu'il est impossible de préciser. Mais Tacite, ainsi que.
nous l'avons vu, distingue avec une exactitude merveilleuse^
à côté des Cimbres de la Chersonèse, sur la mer dU; Nord les,
Angles, sur la mer Baltique les Suions et les Sitons ; et, ea
face d'eux, à l'embouchure de la Vistule, les Gothons et les
Oses, près des Vendes et des Finnois.
Les croyances de ces peuples, et leurs sombres eml^Iàmei:
au premier siècle de notre ère, à Tapogée de la puissance
romaine, nous les avons vus esquissés par le grand historien
des Germains. Comparons-lcfir maintenant les traditions
successives qui, transmises d'âge en âge dans les régions du
pôle, se révèlent à nos yeux, à dix siècles de distance, d^s
le code religieux de l'Edda,
En considérant- altentivement ce vaste et mystérieux sys-
tème dont Fexamen a coûté tant de veilles, et dont TexplicAr
tion est encore si douteuse, il nous, semble y reconnaîtf^:à =
la fois une base cosmogonique et historique. La .cosmogonie
et les génies élémentaires qui servent à figurer la création
nous paraissent remonter, chez les Germains compie che^
les Celtes, chez les Romains comme chez les Grecsy àJ'anti-
q^iité la; plus reculée^ aux traditions primordiales de F Asie,
iipportées par les premiers colons. Les nonis divinisés, au .
contraire, appliqués soit aux divers naondes, soit aux c)asç^<
d'êtres qui les habitent, ont, selon nous, une valeur toute
locale, qui représente en apparence les forces rivalies dç la
nature, mais en réalité les diverses races qui ont passé sqr
cette mouvante arène. Ainsi Ton a cru reconnaître avec assf^:
de vraisemblance, dans les Alfes ou gé^isf :- aériens qw
TEdda pUpe aux régions extrêmes, les Cimbres d^ famîUe
LES NORMANS. 35
celtique qui les premiers longèrent ces froids rivages;
dans les Dverges ou nains des cavernes, les Lapons cachés
dans les gorges des Dôfrines. On retrouve avec plus de cer-
titude dans les lotes ou géants, les Finnois, colotis perma-
nents et défenseurs faroudies de ces montagnes ; dans les
Yanes ou gnomes leurs adversaires, les Vendes, ancêtres
des Slaves. Dans les Mânes ou hommes, on reconnaît les
Nomrans, Angles et Suions de Tacite, Saxons et Dan-
dons de Ptolémée, qui ont colonisé les côtes de la Bal-
tique. Ekifin les Ases, appelés aussi Guds ou dieux, repré-
sentent bien les Oses et les Goths, que ces deux écrivains
sîgnatoât dans ces parages, où déjà Pythéas les avait entre-
Yus, les Goths surtout, dont la puissante influence finit par
dominer toutes ces régions ^
Nous avons fait ressortir lès preuves qui semblent ratta-
dier s&x Gètes d'Hérodote cette nation active et conquérante,
victorieuse au Midi et au Nord, pénétrée du souvenir vivace
de la mythologie orientale. Quand vint-elle des gorges du
Gauease et des rivages du Pont-Euxin porter ses armes eu
Gehnanie, envahir la zone boréale, combattre les tribus ve-
nèdes et en faire des auxiliaires forcés; puis secourir les
Mânes Scandinaves contre les agressions des lotes finnois,
et, repoussant ceux-ci dans leurs déserts , imposer aux
peuples reconnaissants ses lois, sa civilisation et son culte?
C'est ce qu'il est impossible de préciser. Mais, soit qu'on
place celte invasion après notre ère, soit qu'on la fasse re-
monta à la lutte de Mithridate contre les Romains, l'exi-
^ Les Oses, selon Tacite,^ar1aieQtlepaDnonien, dialecte de la Ger-
manie orientale, dans lequel on a cru reconnaître le lithuane ou le
gothiilae. Il die aussi un bourg d'Asoiburgiumy et Ptolémée une mon-
tagne du même nom^ Tun près du Rhin, l'autre près de l'Oder.
36 LITTÉRATURE DU NORD.
stence des Gèles ou Goths dans TAsie et leur dissémioalioa
lointaine n'en sont pas moins antérieures à toute histoire.
Peut-être pourrait-on y reconnaître l'expulsion des sectateurs
de Boudha chassés de Tlnde et des confins de la Perse par le
Brahmanisme vainqueur, et portant à travers le monde, sous
Tégide de leur foi guerrière, les noms respectés de leurs
chefs assimilés aux dieux de leur patrie.
Selon les historiens Scandinaves', les Goths ou Ases au-
raient eu pour roi le vaillant Sigge qui, entraînant après
lui les Vanes limitrophes, aurait secouru les Normans
contre les géants des montagnes, parcouru en vainqueur
toutes les iles, fondé en Suède la ville de Sigtuna, berceau
d'Upsal, en Danemark la ville d'Odensé, imposé partout sa
religion, et promis les joies du Valhalla céleste à tous ceux
qui comme lui sauraient mourir en bravés. Accueillie avec
enthousiasme, cette croyance grandit et s'étend ; elle se pro-
page dans toute la Germanie, mais son centre d'action est la
région du Nord, où le culte d'Odin ouWodan, qui esi le nom
symbolique du vainqueur, pousse les peuples dans la voie
des conquêtes à travers les plus affreux périls. Dominant à
leurs yeux toute la terre, entouré des Ases ou chefs divinisés
qui forment son cortège céleste, vainqueur des génies mal-
faisants quoique sans cesse sous leur menace, il résume pour
les Scandinaves Théroîsme qui affronte les obstacles, la per-
sévérance qui les surmonte, la sagesse surtout qui les pré-
voit. Ce trait, qui est le plus saillant dans le caractère mytho-
logique du dieu suprême, le rapproche^ non moins que son
nom Odin ou Wodan (dont la racine odh ou wuth, pensée,
traverse tous les dialectes germaniques), du Boudha des
' Voyez les commentaires sur VEdâa par Grabergde Hemso et pur
Finn Magnusen.
LES NORMANS. 3T
Indiens, génie de la sagesse, ainsi nommé da verbe budh^
concevoir. Qui ne reconnaîtrait d'ailleurs Hermès ou Mer-
cure, mentionné par Hérodote chez les Gètes et par Tacifë
chez les Germains, et dont rAllemagne offre encore tant
d'idoles, dans ce dieu législateur, inventeur des runes et des
arts, libérateur des âmes intrépides, auteur de la richesse et
du bonheur? Son culte s'est, il est vrai, assombri dans le
Nord, où le succès s'achetait par le sang, où des yictimes
humaines lui étaient immolées ; mais tel est le rapport in-
time qui unit entre elles ces trois divinités que, dans les trois
mythologies, elles président à la même planète, et que le
quatrième jour de la semaine, consacré au dieu romain Mer-
cure et devenu notre mercredi, s'appelle en norske ou nor-
végien odinsdag , en anglo-saxon weduesday^ en tudesque
ffttdenstetffy et en sanscrit budhadina.
Les autres divinités Scandinaves les plus puissantes et les
plus anciennes, celles qui président aux planètes et aux mois,
offrent les mêmes analogies ; et bien qu'on ne puisse retrou-
ver leurs noms mêmes dans le panthéon indien ou helléni-
que, il est facile d'y démêler leurs traits et d'y reconnaître
leurs attributs. Ainsi Thor, le dieu de la force (du sanscrit
j^ttro^, impétueux), armé deson marteau terrible, est bien Her-
cule terrassant les géants et entassant sur eux les montagnes
de basalte qui forment ses colonnes sur le Sund. Mais Thor
ou Donar lançant la foudre est aussi Jiq)iter tonnant, et c'est
ce dieu qu'il représente dans la planète qui lui est consacrée ;
car notre jeudi est en norvégien thorsday^ en anglais thurs-
day^ en allemand donerstag.
Son frère Balder, le dieu de la bonté (du sanscrit hali^ ex-
cellent) offre des attributs d'Apollon dans son apparition
éphémère sur le triste horizon Scandinave, qui pleure si
38 LITTÉRATURE DU NORD.
souvent son absence. Tyr ou Zio, dieu de la guerre/ souTent
représenté par un glaive nu, est Mars comme le signale Ta*
cite; en effet, notre mardi s'appelle en norvégien tysdag, en
anglais tuesday^ en allemand ziestag ou dinsiag.
Frigga ou lordha, déesse de la terre, est la Cfbjble men-
tionnée par Tacite sous le nom tudesque de HeFltia. Freyr,
dieu de l'abondance, se rapproche de Bacchus, qu'Hérodote
cite avec Mercure et Mars parmi les divinités des Gètes. Sa .
sœur Freya, déesse de l'amour (en sanscrit priyâ^ chérie)
assimilée peut-être à Isis, est en même temps chez les Scandi-
naves le génie de l'étoile du soir, de la planète Vénus, dont
le jour, vendredi, est appelé en norvégien /na(2a;,. eu anglais
friday^ en allemand /m/a$r.
Le soleil Sol ou Suna, et la lune Mani, dont le culte fut
déjà remarqué par César, et que figurent peiit-étre dans
les deux Âlci ou Alfes signalés par Tacite diez les Germains,
portent des noms analogues chez les Indiens et les Perses,
chez les Grecs et les Romains, chez les Celtes et les Slaves.
Leurs signes et leurs jours s'accordent donc naturellement
pai'tout ; en effet, notre dimanche, jadis jour du soleil, est
en norvégien sunudag^ en anglais sunday^ en allemand son-
tag; notre lundi est en norvégien manadag^ eu anglais
monday, en allemand montag.
Enfin un génie indécis, participant à la lumière et aux té-
nèbres, Loke, l'esprit tentateur, que les Angles nommaient
Soeter, présidait au septième jour consacré à Saturne, à
notre samedi, en anglais saturday, en allemand ^amstag,^
en norvégien laugardag^ jour des ablutions.
Nous n'ignorons pas que ces applications des divinités
germaniques aux planètes et aux jours datent, comme celles
des divinités romaines, d'une époque bien postérieure à Té-
LES NORMiNS. 39
tablissement des dogmes scandmayes^ Toutefois, nous
ayons cru devoir, avant d'entrer dans leur étude spéciale,
fournir cette preuve des liens qui les rattachent à Fan-
tique symbolisme oriental, à ces divinités astronomiques de
l'Assyrie, de l'Egypte et de Tlnde qui ont produit celles dé
Rome et de la Grèce, celles des Germains, des Vendes, des
Celtes et des Ibères. Car il ne serait pas difficile de démon-
trer que les génies de la Scythie et de la Gaule, mentionnés
par les écrivains latins, offrent avec ceux de la Germanie
tantôt ressemblance d'attributs, tantôt identité de noms, at-
testant la même origine ; et chez les Finnois mêmes et les
Lapons, relégués aux extrémités du globe, quelques rayons
de ces fables brillantes illuminent la nuit du chaos.
Qtiant aux dénominations qui chez les Scandinaves mar-
quent les diverses classes d'êtres surnaturels, nous avons déjà
retrouvé les Ases dans les Anses des Goths, qu'explique chez
les Indiens le mot asus, souffle, génie, dû verbe as, respirer,
exister. Le nom des lotes ou lotun, géants, af^liqué aux an-
ciens Finnois, parait signifier aborigènes, si on le rnpproclie
du norvégien getin, du gothique gitan, du sanscrit fâtas,
né, du verbe /an, produire. Le nom de Vanes, Vendes ou Ve-
nèdes, a été expliqué par le norvégien unn, le lithuanien
vandu, eau, du sanscrit und, mouiller, et signifierait dans sa
vaste extension un peuple riverain, maritime. Le nom des
^ On sait que nos jours de la semaine ont été empruntés fort tard
aux Chaldééns qui plaçaient la terre au centre du monde et rangeaient
leurs planètes dans l'ordre suivant : Saturne, Jupiter, Mars, Soleil,
Vénus, Mercure, Lune. En désignant chaque heure ^hr le nom d'une
planète, ce qui faisait pour 24 heures 7 X 3 -|- 3» i^ donnèrent k
chaque jour le nom de la première heure, et établirent ainsi cette suc-
cession bizarre qu'ils ont transmise à toute l'Europe moderne.
40 LITTÉRATURE DU NORD.
a
Dverges, nains, gardiens des caverues, trouve une interpré-
tation assez plausible dans lé norvégien <fyr, le gothique
daur^ porte, du sanscrit dvar^ couvrir. Celui des AlTes ou
génies lumineux, dans le norvégien lœfi^ flamme, qu'on
dérive du sanscrit lêp^ jaillir. Celui des Haies ou ombres,
dans le norvégien hel^ gouffre, qui se rapporte au sanscrit
Au/, cacher. Quant aux Mânes ou Normans, hommes du Nord,
leur nom, comme ceux des Germains, des Allemans, a sa
source évidente dans le sanscrit mariy penser, mimus ou
manusyaSy être pensant.
Le norvégien ou ancien Scandinave , relégué maintenant
en Islande après avoir produit le danois et le suédois, comme
le tudesque a produit Tallemand, le saxon le hollandais, Tan-
gl^ l'anglais actuel, se rapproche du gothique par son voca-
bulaire, sa structure, ses flexions générales, mais en diffère
par une touche plus sévère, une tendance plus forte aux
contractions. Longtemps celte langue et ces chants popu-
laires, que les scaldes entonnaient dans les pompes religieuses
ou au milieu des luttes guerrières, passèrent par tradition
orale de siècle en siècle et de pays en pays, sans être fixés par
récriture, malgré les vagues notions de Talphabet runique. Cet
alphabet, applicable au langage, mais soigneusement caché
par les prêtres et les chefs, depuis Tépoque où ils l'avaient
acquis sans doute par le contact des colonies grecques sur
les côtes lointaines du Pont-Ëuxin, resta longtemps une
science occulte, un objet de terreur, une source de sortilé*
ges, funeste au vrai progrès des mœurs et de la civilisatioa
nationale. Il ne fallut rien moins que le contact des mission-
naires, la conversion des chefs, l'abdication des prêtres, la
fuite du paganisme vaincu vers les lies et les glaces polaires,
pour que les runes, enfin divulguées, parussent sur les
LES NORMANS. 41
IHerrcs tumulaires, consacrant en Danemark et en Suède,
en Angleterre et en Allemagne, la mémoire de ceux qu'on
pleurait, dont on célébrait les exploits. Les ruiles y appa-
raissent sous diverses formes, toutes issues du type phéni-
cien, offrant dans leurs noms, dans leurs rangs consacrés
par un antique usage, une foule de combinaisons bizarres,
favorables à la superstition. Nous avons vu comment, selon
Tacite, s'opérait la divination; ces pratiques devinrent plus
fréquentes à mesure que les hasards de la guerre, les hittes
rivales, les invasions armées aînenèrent^des succès ou des
reverS) des massacres ou dei conquêtes. La foi superstitieuse
dut s'exalter alors ainsi que l'ardeur destructive. Les dog-
mes haineux, inflexibles, prévalurent sur les idées plus
saines, sur les vérités consolantes contenues dans les formes
symboliques ; le paganisme Scandinavie devint une religion
sanglante, et c'est sous cet aspect menaçant, qu'après une
transmission de dix siècles il apparaît à la postérité dans les
pages imposantes de l'Edda.
Quoique les runes jouassent un grand rôle dans la my-
thologie du Nord, dont elles résumaient la sagesse aux yeux
de rignorant vulgaire, pour la transmission des légendes leur
usage a été presque nul. Longtemps les dogmes religieux,
les souvenirs héroïques ont passé de bouche en bouche
et de famille en famille ; longtemps ils ont retenti sur la
harpe du scalde, excité au combat les guerriers, et charmé
les veillées de pirates, avant d'être consignés par écrit. Il
fallut, comme pour les runes elles-mêmes, qu'une catas-
trophe prochaine menaçât le paganisme afin que sa science
traditionnelle fût enfin divulguée au loin, et que d'un côté les
caractères magiques apparussent sur les pierres funéraires,
que de l'autre le poème de l'Edda fût légué à la postérité.
42 LITTERATURE DU NORD.
Encore n'est-ce pas dans les deux péninsules, berceau de
la nation Scandinave et centre de sa vie orageuse, mais à
travers les flots, aux limites du globe qu^a eu lieu cette ré-
vélation. L'Islande, terre de glace et de feu, où la sève pai%-
lysée s'arrête, où le sol dépouillé de verdure ne laisse voiir
pendant de longs mois qu'un givre épais ou des laves ltt*û-
lantes qui se perdent dans une mer en furie, avait été peuplée
au commencement du dixième siècle par une nombreuse
colonie norvégienne qui fuyait l'autorité des rois et r^dva^-
hissement du Christianisme. Relégués dans cette Oe solitaire,
ces fugitifs y transportèrent leurs mœurs, leur vie averitiï-
reuse et leur langue énergique, qui s'altéraient en Bane^
mark et en Suède par ie contact de la civilisation allemande.
Us y mamtinrent surtout leurs croyances qu'ils défendirent
le plus longtemps possible contre l'ascendant victorieut
d'une lumière plus douce et plus pure ; et, quand enfin Vir
vangile, propagé par saint Boniface, saint Anschaire et leurs
pieux disciples, finit par triompher en Islande vers la fin dft
onzième siècle, les dogmes Scandinaves, assombris sous Tin-
fluence d'une nature désolée, trouvèrent un dernier inter-
prète qui immortalisa leur souvenir.
Ce fut vers l'an 1100 que Sœmund Sigfnson, sumonatné le
Sage, issu de sang Scandinave comme tous les colons de 1%^
lande, doué d'une mémoire prodigieuse et d'une vive ins-
piration poétique, pénétré des antfques souvenirs dont Fé*
cbo retentissait autour de lui, et s'indignant dans smi
patriotisme de les voir prêts à disparaître, consacra son lèfe
et sa science à les sauver d'un injurieux oubli. Sous le nom.
d'Edda, aïeule ou loi sacrée, il publia le recueil de tous tes
chants mythologiques, didactiques, héroïques, conservés
par la tradition orale depuis le huitième et même le sixième
LES NORMANS. 43
^iède. n respecta leur vieux langage, leur rhylhme poétique,
leur teinte originale, et eut assez de tact pour n'y rien alté-
rer ; de sorte que l'étude de ce recueil précieux reporte les lec-
teurs jusqu'aux siècles antiques Où remonte son inspiration. Le
sujet dominant est la louange des Âses : Odin, Thor, Balder,
Freyr ; et le récit de leurs luttes, soit heureuses, soit' funestes,
contre les lotes on Tburses leurs perpétuels ennemis. Les
ex{doit8 des héros de Tandenne Germanie , leurs amours
Rieurs rivalités y sont également célébrés. Le style de tous
ces chants est concis et austère ; les vers brefs, de huit à dix
syllabes, sont nuancés par l'allitération qui détache les mots
principaux. La puissance des runes y est sans cesse vantée,
sans qu'on ait cru pouvoir en faire usage; car dans les deux
manuscrits de TEdda, déposés à Copenhague et à Upsal, c'est
l'alphabet romain germanisé, introduit par les missionnaires
et généralement usité dès cette époque, qui a dû servir à
tracer cette dernière protestation du paganisme.
Cent ans plus tard, au commencement du treizième siècle,
on autre patriote islandais, l'historien Snorro Sturleson,
voulant compléter l'Edda poétique et la rendre accessible à
tous, composa une Edda en prose, vaste et consciencieux
commentaire, où sont développés les dogmes, racontés les
faits historiques, expliquées les s^gories, avec cette étudl"
tion patiente mais confuse qui caractérise le moyen ftge. A
cette (suvre estimable se rattachent les Sagas ou biographies
des guerriers célèbres, composées à différentes époques et
remplies de curieux détails sur les aventures merveilleuses et
les luttes formidables de ces hardis pirates, dont l^audace
fort souvent s'élève à l'héroïsme.
I) ne saurait aitrer dans le plan de cet ouvrage de repro-
duire toutes ces richesses, qui n'ont pas même été complète-
44 LITTÉRATURE DU NORD.
ment explorées par les littérateurs nationaux, tant leur sens est
souvent obscur et leurs allusions difficiles. Mais je ne puis
résister au désir d'apporter mon tribut à cette exploration,
que mes voyages aux bords de la Baltique m'ont rendue fa-
milière et précieuse, en m'attachant d'abord au poème le plus
ancien et le plus vénérable de tous, et en reproduisant, avec
les modifications apportées à mon travail par d'obligeants
conseils, la traduction que j'en donnai à une époque où il était
presque ignoré en France, dans la cbaire de littérature étran-
gère de la Faculté de Paris.
Bdda, Vision de Vala.
La Valospà ou Vision de Vala est le premier chaut de
m
l'Edda poétique. En même temps qu'il en forme Texorde, il
en signale le dénouement et résume ainsi tous les autres;
car la création de Tunivers, sa destruction, sa renaissance,
s'y peignent en tableaux pleins d'éclat, d'enthousiasme et de
profondeur. Vala, la prétresse inspirée à qui est attribué cet
orade, est une de ces sibylles mystérieuses dont la trace se
montre dès les temps primitifs, en Asie, en Grèce, en Italie,
dans les antres de Delphes et de Cumes, ainsi que chez les
Hyperboréens, où Hérodote atteste leur existence et leur au-
torité traditionnelle. L'histoire romaine les retrouve chez les
Teutons et les Bataves, dans Aurinia, dans Véléda. Les plages
lointaines de la Scandinavie conservèrent plus longtemps en-
POEME DE L'EDDA. 45
core une confiance aveugle aux magiciennes qu'animait un
ardent enthousiasme au milieu des guerres et des périls.
C'est au moment où leur antique pouvoir luttait contre une
croyance nouvelle, au commencement du dixième siècle,
témoin des grandes migrations norvégiennes, qu'il faut
probablemeut rapporter la composition de cet hymne. Peut-
être était-il chanté dans ces fêtes i>ériodiqucs et solen-
nelles où les tribus encore païennes, habitant ces tristes para-
ges, célébraient au solstice d'été le pâle réveil de la nature.
Là, sur les confins du pôle, dans l'élan d'une joie éphémère,
en face de ce soleil douteux qui ramène un instant l'espé-
rance, la Vala, ou le scalde qui s'exprime en son nom, peint
les grandes vicissitudes du monde dont le soleil est la vivante
image, et jette sur l'avenir un prophétique regard . Elle signale
le soir et l'aurore, la révolte et l'expiation, la destruction et
la renaissance,* figurés par les mythes Scandinaves; elle
prévoit sans doute aussi le triomphe d'une religion plus
pure, qui effacera toutes les souillures sanglantes dont son
âme parait s'indigner. Mais ces fortes et nobles pensées sont
enveloppées de tant de voiles, parsemées de lant d'allusions
au système cosmogonique du Nord, qu'il eût peut-être été
nécessaire d'en faire d'abord ici un exposé complet. Toute-
fôis^dans la crainte d'affaiblir l'efTct de ce poème remarqua-
ble, nous aimons mieux le présenter de suite, sans aucun
commentaire préalable, dans sa hardiesse abrupte et sa verve
ténébreuse d'où jaillissent d'admirables éclairs, pour ne dé-
"velopper que plus tard le vaste système qu'il résume. De cette
manière ses beautés moins prévues frapperont davantage les
esprits, et les points culminants qu'il présente grandiront
par la perspective. Ainsi quand, après mille efTorts, un voya-
geur atteint avec joie une cime des Dofrines ou des Alpes
46 LITTËRATORE DU NORD.
qui se dresse menaçante vers le ciel, son aàï sarpris ne voit
d'abord que nuages, que masses vaporeuses et informes
amoncelées dans ces âpres déserts. Mais qu'un rayon de
soleil vienne à luire sur ces champs éblouissants de neige,
et, dardant au fond des glaciers, les lui peigne en palais
d'azur; ou que le souffle de Taquilon, déchirant les voiles
qui l'entourent, laisse sa vue plonger sans obstacle sur le9*
vallons, les lacs, les cascades, sur les rocs couronnés de
chalets, sur les plaines parsemées de villages, sur les flèches
d'antiques cathédrales, avec quelle curiosité avide il con-
temple chaque site, examine chaque aspect, sans jafiiais>
pouvoir épuiser tous les détails de ce taldeau sublimé ! Poisse
la Valospà, dominant les nuages^ s^illuminerainsi aux^yeux'
de nos lecteurs !
Commençons cependant par tracer un résmné succinct'
des peintures qui se déroulent avec tant de hardiesse dan»
cette ceuvre si inculte et si grande, eu suivant la série indt*
quée par les derniers commentateurs ^
Strophe 1 . Vala annonce sa mission prophétique aux Scan*
dinaves issus du dieu Heimdal. — Str. 3*3. Naissance du
monde ; emblème du chaos dans le géant Ymer , aienl def
Iote$, forces brutes de la nature. — Str. 4-S. Création de U
terre et des astres peu* les Âses ou dieux, puissances régula-
^ Le chant de Vàlospâ, si célèbre dans le Nord, a surtout été révélé &
la France par MIC. Ampère et Marmier. Notre traduction, faite en 1898,
a élé suivie de l'interprétation savante et consciencieuse de M. Berg-
mann, dans ses Poèmes islandais^ 1838. En retouchant soigneusem^i
la nôtre, nous avons essayé d'eiprimer, par des appositions et sans le
secours des notes, les images poétiques renfermées dans chaque nom
propre, ainsi que l'entendaient les Scandinave», nous attachant sur-
tout à ne pas en affaiblir Teffet.
PO£MB DE L'^DA. 47
trices. — Str. 6-7. Fixatioq du temps, invention des arts.
— Str. 8-9. Création de Thomme Qt de la femme, Ask et
Embla. — Str. 10-11. Apparition des Nornes'ou destinées;
allégorie deTarbre (^ monde. — Str. 12-19. Formation des
Dverges ou nains, moteurs de Tair, de la terre et de l'eau.
— Str. 20-23. Vocation de Vala initiée par Mimer, à la sa-
gesse d*Odin. — Str. 24-28. Souvenir du passé, première
guerre^: les Ases enlèveM. aux Yanes, génies terrestres, la
magicienne Gulvége, emblème de Tor monnayé. -**- Str^ 29-
30. Trouble dans la nature : éclipse de Freya^ déesse de la
lumière ; violence de Thor, dieu de la foudre. — Str. 31-33.
Premier meurtre : Balder, dieu de la vertu, tué par Taveugle
Hoder^et YengéparYalï; douleur de Frigga, la terre; puni-
thm de Loke, le tentateur. — Str. 34-38. Apparitions mena-
çantes : séjour des géants, séjour des réprouvés, repaire des
destructeurs du monde. — Sftr. 39-40. Sentinelles ailées
prêtes II donner Talarme. — Star. 4i-42, Imminence du dan-
ger, corruption générale des hommes. — Str. 48,-44. Pré^
diction de Tavenir^ symptômes de la fin du inonde. —
Str. 45-47 . Approche des lotes, forces destructives, s'élançant
des deux pôles sur la terre. — Str. 48-81. Dernière lutte des
Ases contre les lotes ; Odin, Freyr et Thor, tués par le loup,
la flamme et le serpent. — Str. 82-83. Triomphé de la mort,
embrasement général. — Str. 84-86. Renaissance du monde
et des dieux. — Str. 87-88. Diçiparition du mal, règne de la
vprtu, réconciliation générale. — Str. 89-60. Récompense
des fidèles réunis, pour toujours sou^.l^ lois de Forsète^ d|eu
de la justice.
48 LITTÉRATURE DU NORD.
VISION DE YALA.
HHods bid ek allar helgar kindir,
Meiri ok minni môgu Heimdallar;
Vilda ek Valjôdur vêl framtàlia,
Fornspiôll fira thau ekfràmst dfnom.
1.
Écoutez-moi, vous tous qui êtes purs, enfants de Heim-
dal forts ou faibles. Je dirai les mystères de Valfader, car j'ai
appris jadis les traditions antiques.
2.
Je me souviens des lotes les premiers nés, c'est d'eux que
j*ai reçu la science ; je me souviens des neuf mondes, des
neuf cieux, et de Tarbre central de la terre.
3.
C'était le commencement lorsqu'Ymer existait : il n'y
avait ni sable, ni mer, ni eau vive ; point de terre, point de
voûte céleste, mais le goufTre béant et stérile.
4.
Alors les fils de Bor élevèrent le firmament A placèrent au
centre la majestueuse Midgard ; le soleil du midi brilla sur
les montagnes, et aussitôt jaillit la verdure.
Le soleil du midi rayonna sur la lune à la droite de la porte
du ciel ; mais le soleil ignorait sa demeure, les étoiles igno-
raient leur séjour, la lune ignorait son pouvoir.
6.
Alors les puissances tinrent conseil, les dieux très-saints
POEME DE L'EDDA. 49
délibérèrent. Ils donnèrent des noms à la nuit et à ses pha-
ses ; ils désignèrent Tanbe et le jour, le crépuscule et le soir
pour mesurer le temps.
7.
Les Ascs se réunirent dans la plaine d'Ida; ils y élevèrent
une enceinte, un sanctU^re ; ils ouvrirent des fournaises,
forf2;èrent de riches métaux et fabriquèrent des instruments
utiles. •'
8.
Heureux ils jouaiept avec leurs jetons d'or, Tor abondait
dans le séjour céleste. Alors trois Ases de l'assemblée, puis-
sants et secourables, descendirent vers la mer, et trouvèrent
sur le triste rivage Ask et Embla manquant de destinée.
9.
Ils n'avaient ni âme ni pensée, ni sang, ni langage, ni vives
couleurs. Odin leur donna l'âme, Hénir la pensée, Loder le
sang et les vives couleurs.
10.
Alors trois vierges augustes arrivèrent du monde des lotes.
Je connais un grand arbre, son nom est Ygdrasil ; sa cime
est couronnée d'une nuée lumineuse dont la rosée s'épanche
dans les vallées ; il s'élève, toujours verdoyant, au-dessus de
la source d'Urda.
H.
De là, de cette source qu41 ombrage, sortirent trois vierges
instruites de toutes choses : la première est Urda, la seconde
Verdandi, gravant sur des tablettes ; la troisième est Skulda.
Elles instituèrent des lois, déterminèrent la vie et axèrent la
destinée des hommes.
4
50 LITTÉRATURE DU NORD.
12.
Alors les puissances tinrent conseil, les dieux très-saints
délibérèrent. Qui formera la race des Dverges du sang de
Brimer et de ses os livides?
13.
Le premier des nains fut Hodsognir, la force active ; le
second fut Durin, le principe passif. Des légions de génies,
tous à figure humaine, furent formés de la terre où domi-
nait Durin.
14.
Ces nains sont le lever et le coucher, les vents du nord,
du sud, de Test et de Touesl; les souffles constants ou folâ-
tres, caressants ou brusques dans leur vol.
18.
Ce sont les ouragans impétueux, destructeurs ; les forces
astringentes, expansives, qui, cachées sous la terre, se heur-
tent ou se combinent.
16.
Ce sont les germes actifs qui fécondent le limon et donnent
aux arbres leur feuillage. Ce sont les formes et les couleurs
changeantes et tous les puissants génies de Tair.
17.
n est temps aussi de dire aux hommes quels nains, se suc-
cédant de Dvalin qui sommeille à Lofar qui bondit, fuient du
sommet des monts jusqu'à la plaine liquide.
18.
Ce sont les gouttes légères, les torrents, les cascades ; les
ruisseaux qui serpentent et les rosées qui brillent.
POEME DE L'EDDA. 51
19.
Ce sont les neiges, les frimas et les glaces ; ce sont les
vagues retentissantes. Ainsi sera connue à travers tous les
âges la race nombreuse des génies de Teau.
20.
Vala sait où le cor de Heimdal est caché sous Tarbre grand
et saint ; elle voit qui s'abreuve à longs traits dans le gage
du père des élus. Le savez-vous ou non?
21.
Elle était assise solitaire quand vint à elle Tancien, le plus
prudent des Ases, qui lui regarda dans les yeux. Pourquoi
donc me sonder? pourquoi donc m'éprouver? Je sais, Odin»
où est caché ton œil dans la source limpide de Mimer ; cha-
que matin Mhner boit le nectar dans le gage du père des
élus. Le savez-vous ou non ?
23.
Le roi des combattants choisit alors pour elle des bagues
et des joyaux, et le don de la science et le charme de la vision.
Aussitôt ses regards embrassèrent tous les mondes.
24.
Elle vit de loin les Valkyries accourir vers le séjour des
dieux. Skulda portait le bouclier, et après elle Skogel, Gân-
nar, Hildar, Gondel, vierges dévouées au prince des combats,
avides de s'élancer dans la plaine.
28.
Elle se souvient de la première guerre du inonde, quand
ils soulevèrent Gulvege sur des piques et la brûlèrent dans
52 LITTÉRATURE DU NORD,
les hauts lieux : trois fois brûlée, elle reparut trois fois ;
brûlée souvent encore , elle existe toujours.
26.
On rappelait Heider, richesse, dans les demeures où elle
entrait. Elle dédaignait les visions de Yala, connaissait la
magie, usait de la magie ; elle était chère à la race des mé-
chants.
27.
Alors les puissances tinrent conseil, les dieux très-saints
délibérèrent. Les Âses doivent-ils expier l'offense, ou tous
les dieux en partager le prix ?
28.
n croule brisé le mur des Ases ; la ruise des Yanes a fran-
chi les remparts ! Odin se lève alors, lance son trait sur l'en-
nemi ; telle fut la première guerre du monde.
29.
Alors les puissances tinrent conseil, les dieux très-saints
délibérèrent. Qui a semé le trouble dans les airs et livré aux
lotes Freya, fiancée d'Odur ?
30.
Thor se lève seul, enflammé de colère ; il ne reste pas
calme à de pareils récits. Les serments sont violés, les pro-
messes oubliées ; tous les liens sacrés sont rompus.
31.
J'ai vu les fils d'Odin, Balder, victime sanglante ; j'ai vu
sa triste destinée. Au fond d'une belle vallée s'élève un gui
tendre et gracieux; cette lige si faible produit le trait fatal
que lancera la main de Hoder.
POEME DE L'EDDA. 53
32.
Mais bientôt iiatt le frère de Balder, le guerrier âgé d'une
seule nuit ; Teau ne touche pas ses mains ni le peigne sa
chevelure qu'il ne porte au bûcher le meurtrier de Balder.
Cependant Frigga, des profondeurs de Fensalir, gémit sur
les malheurs du Yalhali. Le savez-Yous ou non?
33.
Elle vit couché à Hveralund^ aux sources brûlantes, un
étr^s ingrat, le méchant Loke. En vain il se débat sous les
liens de Vali ; elles sont trop roides ces cordes de boyaux !
Sigyne est près de lui, étrangère à toute joie. Le savez-vous
ou non?
34.
Au nord, sur le sombre Nidafiol, s'élève le palais d'or de
la race de Sindri; à Okolnir, àTabri des frimas, est la salle
de festin du géant Brimer.
35.
Loin du soleil elle vit encore le séjour funèbre deNastrond;
les portes en sont tournées au nord, le venin distille par les
fenêtres, et les lambris sont des dos de serpents.
36.
Un fleuve coule vers l'orient dans la vallée venimeuse ;
c'est le Slidur, fleuve de bourbe et de fange. Vala voit se dé-
battre dans ses eaux croupissantes les hommes parjures ,
meurtriers, adultères; le noir dragon Nidhogre suce leurs
membres, et le loup vorace les déchire. Le savez-vous ou non?
37.
A Torient, Gygur^ la vieille géante, habite larnvid la forêt
54 LITTÉRATURE DU NORD.
de fer; elle y nourrit les louveteaux de Fenrîr, et lui*-mêmey
le plus redoutable, dont le corps monstrueux engloutira
la lune.
38.
Il se repait de la vie des hommes lâches, il rougit de sang
la demeure même des dieux. Le soleil s'éclipsera avec Tété
qui cesse, et tous les vents seront des ouragans. Le savez-vous
ou non ?
39.
Perché sur la hauteur, le gardien de Gygur, le joyeux
Egdir, fait vibrer sa harpe ; près de lui, dans le bols sonore
de Gagalvid , chante le coq Fialar au beau plumage de pourpre.
40.
Gulkamb, le coq à la crête d'or, réveille les héros dans le
palais d'Odin ; mais sous la terre se cache le coq noirâtre qui
chante dans la demeuré de Héle.
41.
Le chien Garm hurle horriblement devant Gnypehall, le
seuil sinistre : les chsdnes vont se briser, le loup Freki va
fuir ! Yala sait beaucoup de choses, car elle prévoit le cré-
puscule des Ases, la chute des dieux de la victoire !
42.
Le frère doit devenir le meurtrier du frère; tous les liens
du sang vont se rompre : temps de cruauté et d'impureté.^
ère des haches, des lances, des boucliers brisés ; ère des tem-
pêtes, des bêtes féroces, où les hommes s'entre-détrùiront
jusqu'à ce que le monde s'écroule.
43.
Les fils de l'Iote tressaillent; l'arbre central scintille
fOEME DE L'EDDA. 55
aux sons bruyants du cor dont Heimdal fait retentir les
deux ; Odin consulte la tète de Mimer.
44.
Soudain tremble le frêne Ygdrasil ; le vieil arbre frissonne,
le grand loup a brisé ses chaînes. Les ombres se précipitent
dans les sentiers de Héle ; car tout va succomber aux ardeurs
de Surtuï'.
48.
Hrjmur vient de Toiliitt, couvert d'un bouclier. Le ser-
peat I<»rmungand se roule avec fureur, et les vagues soule-
vées se hérissent ; le grand aigle agite ses ailes et déchire de
son bec les cadavres; le vaisseau des ongles Naptfare est
lancé!
46.
Le vent d'orient pousse à travers les flots l'armée du Mus-
pelheim dont Surtur est jlHote ; tous les fils de Tlote naviguent
avec Freki ; à leur bord est Loke, frère de Bileist.
47.
Surtur s'élance du sud avec ses flammes ardentes ; le soleil
resplendit sur les glaives des héros. Les dures montagnes s'é-
bnûilent, elles tremblent, les géantes ! L'enfer déV^fe les om-
lires, la voûte des cienx se tend .
48.
Que font maintenant les Ases? que font les Âlfes? Le monde
des lotes mugit|« et les Ases délibèrent ; les Dv«i^, sages
gardiens des montagnes, gémissent 1^ l'entrée de leurs ca-
vernes sacrées. Le savez-voas ou non ?
49.
La dorileur de Frigga se renouvelle quand Odin pari pour
56 LITTÉRATURE DU NORD.
combattre le loup, pendant que Freyr, le Tainqueur de Bâi^
s'avance contre l'ardent Surtùr ; car Tépoux de Hlina doit
périr ! •
50.
Mais un fils intrépide du roi des combattants, Yidar, s'est
élancé contre le monstre : dans la gueule du rejeton de Tlote
le fer entre et plonge jusqu'au cœur ; ainsi le père sâra vengé !
51.
Le héros né du sein de Hlina, le fils aine d'Odin, marche
contre le serpent. Il combat pour Midgard et frappe son
adversaire; tous les dieux ensanglantent leurs parvis ; mais
lui-mèmet le fils de Frigga, mordu par l'horrible reptile,
tombe en reculant de neuf pas.
52.
Voici le noir dragon qui s'élève du haut de Nidafiol, des
roches sombres ! Nidhogre étend ses ailes et s'abat sur la
terre; il plane sur les cadavres , et l'abîme le reçoit.
53.
Alors le soleil s'obscurcit, le continent disparait sous la
mer, les étoiles lumineuses s'éteignent. Lafumée tourbillomse
sur l'embrasement du monde dont la flamme colossale tnK
verse la voûte des cieux !
64.
Yala voit aussitôt sortir des flots d'Egir une terre nouvelle,
émaillée de verdure. Les cascades y jaillissent; sur la cime
des écueils, l'aigle plane en épiant les poissons.
55.
Les Âses se réunissent de nouveau dans Ida ; et, solK l'arbre
t
^
FOEME DE L'£I»)A. 57
du monde, ils siègent en juges puissants, se rappelant les
oracles célestes et les runes antiques du dieu suprême.
86.
Les Ases retrouvent sur l'herbe les merveilleux jetons d'or
que possédaient ao commencement des jours les princes des
dieux, rheureuse race de Fiolnir.
La moisson s'élève sans culture, le mal disparaît à jamais.
Balder revient, et avec lui Hoder habitera le palais d'Odin, la
demeure sacrée des héros. Le savez-vous ou non?
88.
. j.
Alors Hénir de retour pourra choisir sa part ; lés enfants
des deux frères vivront unis ensemble dans la vaste étendue
des airs. Le saven^vous ou non ?
89.
Vala voit un palais plus beau que le soleil surgir étince*
lant d'or dans Gimlé, Tempyrée. C'est là qu'habiteront tous
les peuples fidèles, et qu'ils jouiront d'un perpétuel bonheur.
60.
Enfin il vient d'en haut présider aux jugements , l'au-
gusie souverain qui règne sur l'univers; il proclame ses
arrêts, apaise les dissensions, et dicte sa loi sainte, invio-
lable à jamais !
58 LITTÉRATURE DU NOBD.
VI
Bddft, Mytliologle «eaBdlBSTe.
Nous venons d'entendre la prophétie de Vala, chant or-
phique, oracle sibyllin bien propre à émouvoir les cœurs ;
et, malgré son obscurité sententieuse et sa nomendatàre
bizarre, qu'il n*est pas permis d'altérer, nous avons ëlé
entraînés à admirer ces élans si hardis, ces allégories d
expressives qui se succèdent sans interruption dans cette
prédiction solennelle. Comment surtout n'y pas reconnaître
un tableau énergique et fidèle des antiques croyances Scan-
dinaves, identiques à celles de toute la Germanie, de toute
l'Europe barbare, avant le moyen âge; de ces croyances
qui, prêtes à s'éclipser devant la pure lumière de l'Évangile,
jettent encore une dernière et effrayante lueur sur les ro-
chers glacés de Tlslande? D'ailleurs un sens profond se
cache sous ces voiles artistement tissus , et les symboles
traditionnels de T Assyrie, de la Perse, de l'Egypte et de
riude, qui servirent d'enveloppes matérielles aux premières*
conceptions de Tesprit humain, se retrouvent à travers le
temps et l'espace fidèlement reproduits dans les pages de
l'Edda. Un exposé succinct de la cosmogonie Scandinave,
telle qu'elle ressort de la réunion des divers chants, servira
naturellement de commentaire au chant principal que nous
venons d'entendre '•
* Ce résumé est extrait de VEdda, commentée par Finn Magnusen;
de leiNordièke Uythologi, par Bircb, et de là Deutsche Mythologie^ par
J. Grimm.
POEME DE L'EDDA. 59
Au commencement était le vide, l'espace inanimé, im-
mense; au nord de ce gouffre régnait un froid glacial, au
sud une chaleur dévorante. Un esprit invisible, éternel, dé-
signé sous le nom de Alfader, père suprême, dominait les
principes opposé^ dont la combinaison devait produire le
monde. En effet, une source venimeuse mais féconde s'é-
lance tout à coup du Nifelheim ou pôle nord, et coule, en se
ralentissant toujours, jusque vers le centre de Tabime, où
elle se fige et se condense en une masse énorme de glace.
Le pOle sud on Muspelheim lance alors ses rayons ardents,
él M glace, amollie par la cbaleur, forme le corps d'Ymer
ou Brimer, gigantesque emblème du chaos.
Ymer dort, et pendant son sommeil naissent de lui
Hrymur, le géant des frimas, Taîeul de Tantique race des
lotes, et Surtur, le géant des flammes, hostile à toute la
création.
Cependant rintelligence suprême, suspendant leurterriMe
conflit, fait surgir la vache Audumbla, dont le lait sert à
nourrir Tmer ; et, pendant que la vadie se repait du givre
amoncelé autour d'elle, la pierre qu'elle lèche produit une
chevelure, puis une tête, puis un être entier. Ce génie
s'appela Bur, et eut un fils nommé Bor, qui, uni h la
géante Belsta, fut pèred'Od ou Odin, de Vil ou Hénir, et
de Yé ou Loder, la vie, la lumière, là chaleur. Ces trois
frères attaquent Ymer et llmmolent. Son corps en se divi-
sant produit les éléments : sa chair se change en terre, son
sang en eau, ses ossements eh montagnes, sa chevelure en
plantes ; son crâne produit la voûte céleste, sa cervelle les
nuages, ses yeux étiucelants les étoiles.
C'est ainsi que se forment les neuf mondes ou plutôt les
neuf sphères : celle de la lumière, où sont les Alfes ra-^
60 LITTÉRATURE DU NORD.
dieux ; celle du feu qu'habitent les génies yengears ; celle
des Ases ou dieux ; celle des Vanes ou gnomes; celle des
hommes nommée Midgard, région centrale ; celle des lotes
ou géants ; celle des Dverges ou nains : celle des ténèbres
qu'habitent les Aires sombres ; celle de la glace, où sont les
monstres infernaux. L'arbre Ygdrasil, emblème de la na-
ture, traverse toutes ces sphères de sa tige majestueuse,
dont le faite est émaillé d'étoiles, tandis que sa base plonge
au fond des abîmes. Trois racines le soutiennent, dont Tune
est dans le ciel, où elle ombrage la source d'Urda, qu'en-
tourent les trois Nornes ou Parques, Urda, Verdandi et
Skulda, le passé, le présent et Tayenir. La seconde radne
est sur la terre, où se trouve le puits de Mimer, le plus
sage des lotes, souvent consulté par Odin. La troisième est
dans Tenfer, où croupit Tétang de Hvegelmer, habité par
le dragon Nidhogre, qui ronge et souille tout ce qui l'en-
toure ; pendant que les monstres infernaux, Taigle Hres-
velgre, le chien Garm, le loup Fenrir ou Freki, le serpent
lormungand, et Héle, reine de la mort, attendent en
frémissant la destruction de Tunivers.
Autour de ce grand arbre qui figure Taxe du ciel, la
nuit et le jour guidés par Mani, génie mâle de la lune, par
Suna, génie femelle du soleil, parcourent successivement
leur orbite sur un char attelé d'un seul cheval. Quatre
Dverges supérieurs, placés autour du crâne d'Ymer, figu-
rent les quatre vents, nord, sud, est et ouest. Les autres
nains, répandus dans Tespace, incorporés dans les élé-
ments, président à tous les phénomènes de la nature. Enfin
les douze mois de Tannée correspondent, ainsi que les heu^
res, aux douze demeures principales dont se compose le
palais, des dieux.
POEME DE l'EDDA. 61
Ces dieux sont les Ases, puissances régulatrices qui habi-
tent le sanctuaire d'Asgard, au-dessous des Alfes, génies
lumineux des étoiles ; non loin des Vanes , gnomes ter-
restres, leurs rivaux ; non loin des lotes, les géants des mon-
tagnes, leurs ennemis irréconciliables. C'est aux Ases que
l'humanité doit sa naissance ; car de deux arbres, Ask le
frêne, Embla Torme, ils ont formé Thomme et la femme.
Odin leur a donné le souffle, Hénir, la raison, Loder, les or-
ganes ; et la légende ajoute naïvement qu'ils eurent soin de
les couvrir d'habits.
La création ainsi complétée, le récit cosmogonique s'ar-
rête pour faire place à la mythologie, à l'histoire individuelle
des dieux. Les êtres symboliques s'effacent pour laisser voir
Odin ou Wodan, isolé de ses frères qu'il exile, seul souve-
rain du ciel, assumant le rang du dieu suprême sous le nom
de Yalfader, père des élus. Régnant sur les sommets d'Ida
.ou de l'éther, dans le palais splendide du Valhall, où il ap-
pelle les guerriers morts sous les armes, il a pour monture
un coursier merveilleux, pour symbole la baguette runique,
et pour ministres la pensée et la mémoire, figurées sous la
forme de deux corbeaux. Une foule de noms divers, Herfa-
der, Hropter, Fiolnir, Fimbultyr, désignent ses principaux
attributs. Son épouse est Frigga, déesse de la terre, nom-
mée aussi lordha, Hlina, Hlodune, Rinda. Son fils aîné est
Thor, dieu de la force, armé de son marteau terrible dont
les coups produisent le tonnerre, sans cesse en guerre avec
les lotes, provoquant sans cesse leur courroux. Son second
fils est Balder, dieu de la concorde, dont l'existence assure
la paix du ciel et la conservation des mondes, dont la mort
annoncera leur fin. D'autres fils et petits-fils composent sa
èour brillante et se partagent ses divers attributs, tels que
62 LITTËRATURE DU NORD.
Tyr, dieu de la guerre ; Forsète, dieu de la justice; Bragi,
dieu de la poésie ; Hoder, le dieu aveugle ; Vidar, le diea
muet ; Vali, qui préside aux frimas ; Heimdal, à Tare-en*
ciel ; UUer, à la chasse; et Hermod, le messager céleste.
Niord, le dieu des vents, est de la race des Yanes, qui
jadis l'ont donné en otage; sa femme, Skade, soulève les
tempêtes. Freyr, leur fils, génie secourable, est le dieu de la
fécondité et des saisons ; Freya, leur fille, la plus belle des
déesses, préside à la lumière et aux amours.
Égir, dieu de la mer, est de la race des lotes ; Rane, sa
femme, est difforme et cruelle, et savoure le sang des mau-
fragés. D'autres déesses, d'un caractère plus doux, président
aux destinées humaines, telles que : Saga, déesse de la
science ; Gefione, déesse de la virginité ; Idime, déesse de la
jeunesse ; Sife, femme de Thor ; Nanna, femme de Balder ;
Gerda, femme de Freyr; Fulla, qui produit l'abondance;
Lofna, qui unit les cœurs ; Yare, qui confirme les serments ;
Hilda, qui préside aux combats, et toute la troupe des Yal-
kyries, qui choisissent les guerriers dignes de mourir en
braves.
Enfin Loke, génie astucieux et pervers, symbole de Tiro-
nie et de la malice, flotte sans cesse entre les dieux et les
démons dont il revêt la double nature. Image frappante
du tentateur, il égaie les Ases par son esprit et ses sailliçs
inépuisables, chaque fois qu'avec sa femme Sigyne il vient
visiter leur palais ; tandis qu'au fond des abîmes, uni à la
géante Gygur ou Angerbode, il a donné naissance aux
monstres infernaux, et règne en souverain sur le gouffre
d'Udgard.
Toute l'action de la mythologie Scandinave, tout le mour
vejment de ce vaste drame s'appuie sur deux grands carac-
POEME DE L EDDA. 63
tàies, celui de Thor et celui de Balder. L'un plein de courage
eMe force, mais dépourvu de toute pitié, attaque ses enne-
mis, les terrasse, les immole, est quelquefois terrassé par
eux; mais toujours fier, toujours indomptable, il revient
sans cesse à la charge, et chaque revers qu'il éprouve ne fait
qu'enflammer son ardeur. C'est lui qui a poussé les Ases à
faire la guerre aux Yanes , pour enlever Gulvege, source
mystérieuse de leurs richesses ; c'est lui qui, par ses luttes
constantes, rallume sans cesse le courroux des lotes, dont la
prudence égale la force colossale. Type vivant du guerrier
Scandinave, il ne compte jamais ses adversaires, il triomphe
des obstacles par la ruse et l'audace, et abuse cruellement
de la victoire. Balder au contraire, génie de la vertu, par-
court un cercle de bienfaits et d'épreuves ; sa physionomie
est pleine de douceur, de noblesse et de résignation. Il est
le lien qui unit tous les dieux, il est l'amour et la vie de la
nature ; dès qu'il mourra, le charme sera rompu et l'univers
marchera vers sa ruine. Belle et touchante image qui ra*-
chète tant de folies bizarres, fleur mystérieuse qui r^ose les
regards fatigués par tant d'âpres fictions I ^
Les Âses connaissent l'arrêt du destin ; ils savent que Bal-
der doit périr et qu'ils périront tous après lui. En vain, dans
ce pressentiment funeste, emploient-ils toutes les ressources
de la sagesse ; en vain les génies des éléments, convoqués
dans une adjuration solennelle, s'engagent-ils à respecter
Balder : un dieu malfaisant, Loke, a juré sa perte, sa haine
envieuse s'arme contre la vertu. Il sait que dans l'évocation
un seul être, un faible rameau de gui, a été oublié par les
Âses; il en forme un javelot qu'il trempe dans les ondes in-
fernales. Cq>endant les dieux renaissent à l'espoir, et, réu^
nis dans une fête brillante pour constater la puissance de
64 LITTÉRATURE DU NORD. ^ ""
Balder, ils lancent, en se jouant, leurs traits qui s'émoaiv
sent contre son corps invulnérable. Alors Loke place iMi-
•
javelot dans les mains du sombre Hoder, qui, aveugle, 8è
tenait à l'écart, étranger à la lutte simulée. Il l'engage à
essayer ses forces : le trait part et atteint Balder, qui tombe
baigné dans son sang. Aussitôt l'effroi saisit les dieux, le
deuil couvre la nature entière ; Balder est mort, et son om-
bre plaintive descend dans la demeure de Héle.
Le meurtre ne reste pas sans vengeance : Hoder est tué
par Vali ; Loke est lié dans le bois des serpents avec les en-
trailles de son propre fils. Cependant tous les efforts des
Ases ne peuvent rappeler Balder à la vie. Alors commence le
rigoureux hiver, avant-coureur de la fin du monde, hiver
pendant lequel est supposée vivre l'humanité contemporaine
du mythe. Deux autres hivers le suivront, plus affreux, plus
destructifs encore, et, dans ces trois périodes funestes, la
guerre s'élèvera de toutes parts; elle armera les frères con-
tre les frères, les pères contre les enfants, jusqu'à ce que la
race humaine ait complètement disparu dé la terre, que les
braves aient rempli le Yalhall et les lâches l'infernal Nas-
Irond. Alors le loup Fenrir rompra ses chsdnes et dévorera le
soleil et la lune; les étoiles s'éclipseront, la terre se brisera
sous les replis du serpent lormungand. Les géants, conduits
par Hrymur et Surlur, la glace et le feu, et par Loke, le ^
démon délivré de ses chaînes, s'embarqueront sur le vais-
seau Nagelfare construit avec les ongles des morts. Heimdal,
gardien de Tempyrée, sonnera de son cor pour avertir les
Ases. Mais en vain consulteront-ils le destin : le puit3 de
Mimer sera troublé ; les Yanes, les Alfes, les Dverges, tres-
sailleront d'épouvante; Tarbre Ygdrasil chancellera sur sa
base; l'aigle Hresvelgre dévorera les cadavres. Alors Odin,
r
POEME DE L'EDDA. 65,
^iiifH de ses fils les plus intrépides, s'élancera au combat fa-
tal^ mais bientôt il sera englouti par le grand loup, qu'étran-
glera Yidar en expirant lui-même. Tyr périra en tuant le
chien Garm ; Heimdal en immolant Loke ; Freyr succombera
soUs les coups de Surtur. Thor enfin abattra le serpent
gigantesque; mais atteint lui-même par le venin mortel, il
reculera de neuf pas, et tombera sans vie. Enfin le noir dra-
gon Nidhogre planera sur la terre dépeuplée, qui s'abîmera
avec lui sous les eaux, et la flamme victorieuse consumera
l'univers.
Dans ce moment l'Esprit éternel, invisible mais sans cesse
présent, manifestera de nouveau son pouvoir. Une terre
nouvelle sortira du chaos couronnée par de nouveaux cieux ;
un palais éblouissant d'or s'élèvera sur le sommet d'Ida ;
c'est Gimlé, le séjour des justes. Les dieux reviendront à la
vie ; ils auront oublié toutes leurs haines , les frères désunis
s'embrasseront. Plus de luttes, plus de victimes sanglantes
qui servent de pâture aux aigles, revenus à leur proie natu-
relle. Les astres, jetons célestes, reprendront leur ancien
cours; le genre humain lui-même sera renouvelé. Une
femme et un liomme, Lif et Lifthraser^ auront échappé à
TafTreuse catastrophe ; nourris de pure rosée, revêtus d'in-
nocence, ils donneront le jour à une race fortunée, soumise
désormais^ comme les Ases eux-mêmes et comme toute la
nature, à Forsète, fils de Balder, le dieu de la justice.
^ Tels sont les dogmes de cette mythologie étrange et cepen-
dant si digne d'intérêt, de ce système dont les notions in-
formes laissent entrevoir une pensée profonde, l'intime con-
science du bien et de son infaillible triomphe opposé aux
ravages du mal et à sa victoire éphémère. Si nous la com-
parons à celle des peuples les plus célèbres de raniiquiic,
66 LITTÉRATURE DU NORD.
nous y trouvons une foule de ressemblanGes, les unes aM%
dentelles, les autres positives, et ces dernières assez iiOiç-
breuses pour attester une transmission directe d'Asie en
Europe, d'orient en occident, dans des sièdes antérieurs à
toute histoire. Toutefois on ne doit pas oublier que les tradi-
tions Scandinaves, et celles de toute la Germanie, ont passé
à travers plusieurs phases qui en ont modifié la forme, et
que les événements historiques, les luttes de peuple à peuple,
les conquêtes et les revers, s'y sont mêlés et combinés d'une
manière souvent inexplicable avec les symboles primitiÊi qui
représentaient la nature. De là ces allusions obscures, ces
souvenirs confus qui altèrent et assombrissent les mythes,
mais qui ne peuvent cependant effacer ni l'unité fondamep-
tale du plan, ni son antiquité vénérable.
Toute cosmogonie commence par le chaos, parce que tout
ce qui est matériel et visible a nécessairement un commen*
cement et une fin. Mais au-dessus de cette forme matérielle
règne aussi une essence invisible, un Être immatériel, né-
cessaire, que toute cosmogonie proclame également. Il n'ap-
partenait qu'à la subtilité moderne de chercher à confondre
ces deux idées, et à substituer le mot vague de nature à la
pensée immuable de Dieu. Le simple instinct des peuples pri-
mitifs les a beaucoup mieux inspirés ; Tintelligence suprême a
été reconnue dans tous les temps et dans tous les pays, et dé-
signée sous des emblèmes divers, pâles reflets d'une perfec-
tion sans bornes. Ainsi, sans parler des Hébreux déposi- ^
taires de la vérité sainte, chez les Grecs et les Romains c'est
le destin, chez les Égyptiens et les Assyriens le pouvoir créa-
teur, chez les Perses et les Indiens Texistence absolue, chez
les Chinois c'est la raison pure. Mais partout la matière est
soumise à Tesprit, comme Talteste le début de la cosmogo-
POEltfB DE L'EDDA. 67
nie greccpie, dans Homère et Hésioile, dans Virgile et
Ovide :
MiHsipio cœlam ac tenras, camposque liquentes,
Spiritus inlus alit, totamque infusa per arlus
Mens agitât molem, et magno se corpore miscet.
ViRG.
Ante mare et terras, et quod tegit omnta cœlum,
Unus erat toto naturœ yultus in orbe;
Hano Deus aut melior iitem natura diremit.
OVID.
Partout cette vérité est inscrite sur les antiques monu-
ments de l'Asie ; elle brille surtout avec éclat dans cet exorde
du Gode de Manus, le législateur des Indiens : c Cet univers
n'était que ténèbres, incréé , informe, invisible, enseveli
dans un profond sommeil; alors le Seigneur existant par
lui-même, impénétrable et pénétrant toutes choses, principe
suprême quoique incompréhensible, se révéla dans sa splen-
deur. » Svayambhus udbabhaoy dit le texte sanscrit (en grec
«^TOfviic ISc^«vf), expression admirable, qu'on ne peut com-
parer qu'à l'expression plus sublime encore qui signale dans
Moïse le début de la Genèse : lomer Elotm : iéi 6r^ ua iei 6r;
Dieu dit : que la lumière soit, et la lumière fut.
Mais dès que l'Être souverain sort de l'idée abstraite et
gfoérale pour intervenir dans le mouvement du monde, sa
grande image pâlit devant les phénomènes qui frappent par-
tout les yeux des hommes. La nature indomptable qui dé-
joue leurs efforts, le mal qui vient troubler le bien dans toutes
les manifestations de la vie, font naître la croyance au dua-
lisme, au règne de deux principes contraires auquel le Créa-
teur abandonne l'univers. Les Titans et les Dieux chez les
Grecs, les Deityas et les Devas chez les Indiens, les génies de
ténèbres et de lumière chez les Perses et les Égyptiens, sont
68 LITTÉRATURE DU NORD.
les lotes et les Ases des peuples Scandinaves; de telle sorte
que les forces brutes de la nature sont partout antérieures
aux forces régulatrices qui représentent l'activité humaine,
et qui les courbent sous leur joug transitoire, jusqu^au mo-
ment fatal où la terre doit périr pour faire place à une création
nouvelle. Toutefois l'idée affaiblie, altérée, d'un pouvoir su-
prême et immuable se mêle souvent à ce système en donnant
naissance aux triades, où le modérateur intervient entre le
destructeur et le conservateur des mondes, comme chez les
Indiens Brahma entre Civas et Yisnus, chez les Perses Httbra
entre Âhrimane et Oromaze, chez les Scandinaves Odin entre
Thor et Balder. Une idée non moins positive, fondée en
Assyrie sur l'observation des astres, s'est attachée au nombre
sept, égal à celui des planètes qui semblent graviter autour
de nous ; et sept noms de divinités leur furent généralemeot
assignés, avant qu'avec la Bible, dans un sens plus élevé, on
appliquât ce nombre aux jours de la semaine. Ailleurs les
quatre vents ou les quatre éléments faisaient imaginer les
huit gardiens célestes, comme aussi le multiple de trois pro-
duisait l'idée <}es neuf mondes. Enfin le cours apparent du
soleil à travers les douze constellations qui constituent le
cercle de l'année a formé le cycle des douze grands dieux,
admis par tant de nations païennes, par les Égyptiens et les
Grecs, les Romains et les Scandinaves, avec un cortège d'au-
tres divinités ou personnifications successives, qui ont fini,
en s'étendant sans cesse, par embrasser tout l'univeprs.
La création de l'homme, que les Grecs, sensuels et en-
thousiastes, font surgir de cette roche, de ce marbre qu'ils
animaient avec tant d'art ; que les hidiens, plus méditatifs,
font naître de Manus, la pensée révélée, est présentée par les
Scandinaves avec beaucoup de naïveté et de grâce dans cette
POEME DE L'EDDA. 69
allégorie de la vie végétale se transformant en vie intellec-
tuelle, et s'élevànt florissante au milieu des génies appelés à
la combattre ou à la protéger. On voit l'humanité traverser,
comme chez les Orientaux et chez les Grecs, diverses phases
d'exkstence heureuse ou malheureuse, marquées par les
quatre saisons, jusqu'au renouvellement de la nature. A ce
mythe se rattache l'emblème si expressif d'Ygdrasil, le
grand arbre du monde, majestueux développement du
lotus des Indiens, et analogue à cet arbre sacré dont Timage
apparaît sur les ruines de Ninive.
Nul doute que la tradition historique, se mêlant aux fic-
tions des poêles, n'ait exercé une influence immense sur la
forme des mythes religieux. Le polythéisme grec et romain
nous en fournit la preuve certaine dans sa conlexture si bril-
lante et si habilement combinée; mais nulle part cette preuve
n'est plus palpable que dans la mythologie Scandinave, où
les génies de tous les mondes que lie entre eux Ygdrasil,
l'axe central, sont groupés en familles rivales qui représen-
tent, allégoriquement, les diverses forces de la nature, et,
historiquement, les divers peuples établis dans ces froides
régions. Nous avons déjà dit comment on avait cru recon-
naître, avec assez de vraisemblance, les Cimbres dans les
Âlfes, les Lapons dans les Dverges ; et, avec une certitude
entière, les Finnois dans les lotes, les Vendes dans les
Yanes, les Normans dans les Mânes, et les Goths dans les
Ases, chez qui an« signifie génie, et guth^ bonté suprême.
Ges fiers conquérants présents de tous côtés, à l'Orient et
à rOccident, aux diverses époques de l'histoire, apportè-
rent avec eux partout où ils parurent un souvenu* vivace des
croyances asiatiques, qui dominèrent ainsi et allégorisèrent
les traditions spéciales de chaque peuple vaincu.
70 LITTÉRATURE DU NORD.
•
La destruction du mol^e, la fin des choses visibles est une
pensée commune à tous les hommes, pensée imposante qui
réveille l'âme, et l'épure par la cro^nté et l'espoir. Elle se
retrouve dans la mythologie grecque où les Titans, du fond
de leurs abîmes, indomptables malgré leur défaite,' sdulè-
vent contre les Dieux les volcans et les mers. Elle apparaît
plus nette dans la mythologie des Perses où Oromaze et Ahri-
mane, après de longs siècles de lutles, finiront par s'absor-
ber dans Mithra; ainsi que dans celle des Indiens où les
mondes, protégés par les soins de Visnus, périssent à des
époques marquées sous le bras destructeur de Civas, pour
renaître plus brillants et plus purs au souffle créateur de
Brahma. Elle existe en Egypte dans le mythe d'Osiris ; au
Thibet dans celui de Boudha. Elle se mêle au souvenir du
déluge, qui apparaît dairement chez tous ces peuples, et
jusqu'en (Chine, jusqu'au Mexique, où les quatre destructions
du globe correspondent aux quatre éléments. Il est donc na«-
turel que, chez les Scandinaves, en présence d'un ciel triste
et d'une mer en furie, d'une terre couverte de glaces ou sil-
lonnée de flammes, et d'un sol abreuvé de saug, cette grande
et imminente catasti'ophe se peigne sous d'efl^rayantes cou-
leurs. Il est naturel que les lotes ou géants, emblèmes ven-
geurs d'un peuple humilié et des forces révoltées de la
nature, soient appelés à triompher des Âses, dieux conqué-
rants, forces civilisatrices, quand ceux-ci, s'écartant dubien,
perdront leur bienfaisant prestige ; quand les excès de Thor,
génie de l'orgueil, se répandant sur toute la terre, auront
amené l'instant fatal où périra Balder, génie de la vertu, où
le printemps de Thumanilé aura été remplacé par l'hiver.
Allégorie morale qui respire un parfum biblique et rappelle
involontairement le souvenir de Gain et d'Abel ; pensée d'ex-
POEME DE L'EDDA. 71
piation chrétienne, qai, amenant la destniclion du monde,
amène aassi sa régénération et sa béatitude finale, et fait re-
naître, à la Toie de TÉtre immuable et parfait, un Ida, un
Éden nouveau, séjour de rétributions éternelles.
Ainsi la mythologie seandinave touche à la fois, dans sa
vaste étendue, aux vérités les plus vénérables comme aux
erreurs les plus puériles; l'austère tradition orientale se
mêle en elle aux rêves de la Grèce et aux fantômes mena-
çants du Nord. Elle offre le reflet le plus complet des
croyances religieuses des Germains, croyances parties d'une
source commune, mais diversifiées dans chaque tribu, selon
que le sol, le climat, le dialecte, des mœurs pacifiques ou
guerrières, des habitudes sédentaires ou nomades, leur im-
primèrent un caractère spécial. Chez les tribus les plus occi-
dentales, poussées jusqu'aux frontières des Gaules, réduites
à une eitistence précaire, à des migrations perpétuelles, ces
Notions durent nécessairement s'affaiblir et s'appauvrir à un
tel point que César ne reconnut chez les Suèves que le culte
du soleil, de la lune et du feu. Chez les tribus permanentes
comjj^rises plus tard sons le nom de Saxons, soumises à Tau-
tovité des^ chefs, à l'influence respectée des prêtres, le sys-
tème seandinave se retrouve dans ses applications les plus
sââUantes. L'arbre du monde Ygdrasil se reconnaît dans le
colosse d^Ermensul que Charlemagne eut tant de peine à
abatfre. Le culte de Frigga, la terre, était partout connu et
respecté; celui dès trois divinités, Odin, Thor, Freyr, dieu
des saisons, dont les statues s'élevaient dans le temple
d'Dpsal avec leurs attributs respectifs, était reproduit en
Saxe dans la triade de Wodan, Donar, Zio, dieu des com-
bats. Le mythe même de Balder, plus généralement altéré à
cause de sa délicatesse et de son profond spiritualisme, a
72 LITTERATURE DU NORD.
laissé des traces évidentes dans un fragment tudesque du
neuvième siècle, récemment découvert à Mersebourg, où
tous les dieux se réunissent pour panser la blessure de
Balder. La déesse Freya, favorable aux amours, portait &i
Germanie le nom de Holda; et les Dverges et les Valkyries
du Nord y revivaient dans les Koboldes et les Nixes^ Ainsi
la mythologie germanique était tout" aussi exubérante que
celle des Grecs; et il n'est pas étonnant que Tacite, sans
avoir pu connaître les croyances Scandinaves, ait retrouvé
dans les divinités de la Germanie centrale les attributs
de Mercure, de Mars, d'Hercule et d'Isis, comme Hérodote
avait reconnu en Thrace, Mercure, Mars, Bacchus et Diane.
Ainsi les principales divinités de TEdda sont en môme
temps des génies symboliques dont l'existence remonte aux
premiers âges du monde, et s'étend du fond de l'Orient à
travers la Grèce et l'Italie jusqu'aux extrémités de l'Europe.
Les noms mêmes adoptés pour elles par les Germains et par
les Scandinaves ne sont point spéciaux à leur race ni ren-
fermés dans leurs frontières. Car, parmi les divinités celti<»
ques mentionnées chez les écrivains latins, nous remai^quons
Belen, dieu du soleil, et Taran, dieu du tonnerre, intime^
ment unis à Balder et à Thor, et peut-être au Biely et au
Tcherny des Slaves. Heus, dieu de la guerre chez les Celtes^
diffère peu de Tys ou Zio ; et Ogem, dieu de l'éloquence,
de la bouche duquel sortaient des chaînes d'or, est l'image
d'Odin ou Wodan, dispensateur de la sagesse et civilisateur:
des nations.
Il suffit d'ajouter encore, pour terminer ce parallèle, que
* Ces détails se trouvent dans la Mythologie de J. Grimm, Gœtliii-
gue, 1843, et dans Téminent ouvrage de H. Ozanam, Les Germains
et les Francs, Paris, 1847.
POEME DE L'EDDA. 73
Teut ou Tuisto, emblème du ciel chez les anciens Germains,
correspond au Titan des Grecs, fils aine du ciel luttant contre
le temps, ainsi qu'au puissant Tentâtes, à qui les druides
offraient le gui sacré, symbole de l'immortalité de Tâme;
que la déesse Frigga ou lordha des Scandinayes s'assimile à
Heriha, la terre des Germains primitifs, dont le nom est ard
chez les peuples celtiques; et qu'enfin Mannus, le chef de
leur race, le premier homme, mon chez les iCeltes, Menés
chez les Égyptiens, n'est autre que le Manus indien, révéla-
teur de la pensée divine, prototype de l'humanité.
VII
fidda, Chant da HaTanuilt
Le système religieux des Scandinaves, dont nous venons
de présenter l'esquisse, est développé avec surabondance
dans les chants variés de l'Edda poétique, qui suivent le bel
hymne de Valospa. Les scènes mythologiques de la première
partie^ qui se rapportent aux mystères de la nature soub la
forme de dialogues ou d*énigmes acerbes qu'il fallait deviner
au péril de sa vie, sont le chant de Vafthrudner, défi entre
Odin et un géant qui lui explique sans le connaître les mer-
veilles de la création ; le chant de Grimner, dans lequel Odin
lui-même décrit les douze demeures célestes ; le chant d'Âl-
vis, dans lequel un nain sage nomme à Thor les principaux
êtres dans les divers idiomes des Âses et des lotes, des Âlfes
et des Vanes, des nains et des hommes : allusion frappante
74 LITTÉRATURE DU NORD.
aux diffërentes nations qui se succédèrent sur le sol Scandi-
nave. Viennent ensuite trois chants sur les exploits de Thor,
deux sur la mort de Balder, un sur les amours de Freyr,
deux sur la généalogie des rois, et enfin le festin d'Égir,
où Loke raille les dieux assemblés et voue au ridicule ces
mythes allégoriques dont TEdda consacrait le dernier sou-
venir.
Au-dessus de toutes ces légendes, qui rappellent la Théo-
gonie d'Hésiode, mais où Ténergie des pensées, la vivacité
des sentiments sont trop souvent altérées par la trivialité
des expressions, s*élève le Havamal ou Oracle d'Odin, com-
position didactique et morale qu'on a comparée avec raison
au poème des GSuvres et des Jours. Elle est divisée en trois
parties, dont la première, la plus considérable, contient une
série de préceptes applicables surtout à la vie périlleuse et
sans cesse agitée des anciens Scandinaves.
Odin, ou le scalde qu'il inspire, s'adresse d'abord au voya-
geur : ««Examine bien chaque demeure avant d'y pénétrer,
car tu ne sais quel ennemi t'y attend. Béni soit celui qui
donne ; mi hôte lui est arrivé : où placera-t-il son siège ? U
faut du feu à celui qui vient de loin, car ses genoux sont
roidis par la gelée ; il faut de l'eau à celui qui vient de loin,
il lui faut des aliments, des habits; car il s'est fatigué à gra-
vir les rochers. »
Vient ensuite l'éloge de la prudence : « La prudence est
la chose la plus utile que puisse emporter un voyageur ; elle
lui vaut mieux que la richesse, elle le nourrira dans les dé-
serts. Mais l'ivrognerie est le fardeau le plus nuisible, c'est
un héron qui plane sur les demeures et trouble la rai-
son des convives. Les troupeaux savent quand ils doivent
quitter leurs pâturages, mais l'insensé ne sait modérer sa
POEME DE L'EDDÂ. 75
gourtnafidise. Il veille pendant des nuits entières, il tombe
de fatigue le matin, et ses soucis se succèdent sans relâche.
L'insensé croit voir des amis dans tous ceux qui le flat-
tent ; mais il se détrompe bientôt devant le juge. L'insensé
fsài bien de se taire en public ; car on ne remarque son igno-
rance que s'il parle, et l'ignorance ne se dissipe pas en par-
lant. Celui-là est sage qul^ait faire la demande et la réponse,
qui sait ce qu'il doit dire et ce qu'il doit taire. Du reste,
il vaut mieux ne pas taire ce que tout le monde finira par
savoir. »
Un autre conseil se rapporte à l'amitié : « Il faut prendre
son repas avant d'aller chez son ami, car, si la faim tourmente,
on est incapable de parler. Longue est la route qui conduit
chez un faux ami, quand même sa maison serait à côté de la
nôtre ; court est le chemin qui mène chez un ami fidèle, quand
il habiterait au milieu des écueils. Il faut savoir quitter
son ami , l'hôte ne doit pas toujours rester à la même place;
car Fami le plus cher finit par être à charge, s'il reste trop
longtemps dans la maison d'autrui.
c Voyageant une fois dans ma jeunesse, je m'égarai sur une
route solitaire. J'y rencontrai un homme, et dès lors je fus
riche ; car Thomme est la joie de son semblable. L'arbre ar-
raché à la forêt et planté seul dans un village se dessèche
bientôt et laisse tomber ses feuilles ; il en est de même de
l'homme privé d'amis. Quand l'aigle plane au-dessus des
flots, il s'agite, il se trouble, les yeux fixés sur la mer sans
rivage : c'est le sort de l'homme qui, perdu dans la foule,
n'y rencontre pas un ami. »
Sur la fortune : c La fortune nous échappe ; nos amis
meurent, nous mourons aussi ; une seule chose reste : la
sentence prononcée sur les morts. Quand l'insensé ac-
76 LITTÉRATURE DU NORD.
quiert des richesses, il devient plus fier, mais non pins sage.
Qu'on Tinterroge sur les runes sacrées , inventées par les
dieux et transmises par les prêtres : il sera forcé de garder
le silence. Ne louez la journée que ]orsqu*elle est finie, Tépée
que lorsqu'elle a frappé, la femme que lorsqu'elle s'est brû-
lée. » Allusion à la coutume indienne conservée par le paga-
nisme Scandinave.
Sur l'amour : « Aimer une femme perfide, c'est traverser
la glace sur un cheval indompté, c'est braver la tempête sur
une barque sans rames, c'est poursuivre un renne sur un ro-
cher à pic. Mais nous aussi fuyons les faux serments, et ne
trompons jamais la femme par le parjure! »
Après ces conseils et beaucoup d'autres, qui respirent en
général une morale pure rehaussée par les images locales, le
dieu raconte dans la seconde partie l'histoire de ses amours,
dont nous ne parlerons pas, et s'adresse dans le troisième à
un jeune homme dont il veut diriger la carrière. La qua^
trième, d'une forme originale, se rapporte aux runes Scan-
dinaves considérées comme des forces magiques destinées à
évoquer les dieux. Leur origine, leur transmission, leur ex-
cellence y sont énumérées, soit par le prêtre ascétique qui leâ
acquiert au prix de mortifications inouïes, soit plutôt, nous
sommes porté à le croire, par le rameau vivant où elles s6
trouvent inscrites et qui en est la personnification.
« Je sais que, pendant neuf nuits, j'ai été suspendu à un
arbre que balançaient les vents, à l'arbre dont personne né
connaît l'origine. Puis, blessé par le fer, consacré à Odin, je
n'ai goûté ni pain ni breuvage; je regardai en bas et recueil-
lis des runes, je les recueillis avec larmes, et ensuite je tom-
bai de l'arbre. »
« J'ai appris neuf chants du puissant fils de Belsta, et j'ai
POEME DE L'EDDA. 77
bu rhydromel dans la coupe céleste. C'est alors que je com-
mençai à tleurir et à songet , à grandir et à prospérer ; le
mot succéda au mot, l'œuvre à l'œuvre.
« Tu trouveras des runes tracées sur des rameaux, sur de
grands et forts rameaux, manifestées par le pontife, composées
par les dieux, inventées par le dieu suprême. Odin les ensei-
gna aux Ases, Dain aux Alfes, Dvalin aux Dvergcs, Alsvid
aux lotes; et moi aussi je les ai révélées. Sais-tu les tracer,
les deviner; sais-tu prier et sacrifier? »
Vient ensuite Ténumération des merveilles opérées par les
runes. Elles peuvent désarmer les ennemis, briser les
chaînes, arrêter les javelots, éteindre les flammes, apaiser les
tempêtes; elles peuvent même ranimer les morts. Enfin, au
terme de ses maximes, le scalde s'écrie : « Le chant su-
prême a retenti dans les hauts lieux. Qu'il soit utile aux
hommes, inutile aux géants ; qu'il rende heureux le maître
et les disciples, celui qui parle et celui qui l'écoute ! x>
La curieuse conclusion de ce poème, qui ressemble à une
espèce d'initiation, nous montre le rôle capital que jouaient
dan3 la civilisation du Nord ces runes ou caractères alphabé-
tiques empruntés aux colonies grecques ou romaines par les
chefs et les prêtres des tribus germaniques qui s'en réser-
vaient le secret. Ces caractères dont, comme nous l'avons dit,
chacun portait un nom allégorique applicable aux circon-
stances de la vie, aux passions et aux terreurs de l'âme,
étaient inscrits isolément sur de légers rameaux qu'on je-
tait sur un tissu blanc, et qu'on saisissait au hasard afin
d'en tirer des présages. Celte science de la divination, dévo-
lue aux prêtres et aux femmes après des épreuves rigou-
reuses, pouyait être prospère ou funeste, bienfaisante ou
destructive, selon qu'elle procédait d'Odin et de ses Àses, ou
78 LITTÉRATUIE DU NORD.
des ennemis du peuple Scandinave. C'est ainsi que, dans
rhymne de Valospa, la science sacrée de Vala, la prétreBse in-
spirée, est opposée aux sortilèges profanes de GoWége, la
magicienne des Vanes, le type de Tavarice. L'influence
des géantes et des naines, des femmes des Finnois et
des Lapons, était également redoutée; et le paganisme expi*
rant conçut la même crainte des femmes chrétiennes. G*est
ce qui ressort entre autres de TÉvocation de Groa, touchant
épisode de TEdda, qui termine les livres religieux et qui doit
trouver ici sa place.
Groa est morte; elle a laissé un fils qui, dans la crainte
que lui inspire l'avenir, vient la nuit au tomheau de sa mère
pour lui demander ses conseils.
LE FILS.
« Réveille-toi, ô Groa, réveille-toi, tendre mère ! C'est ton
fils qui t'appelle aux portes du sépulcre; enseigne-lui la
route de la vie. »
LA MÈRE.
c Que veux-tu de moi, ô mon unique enfant ? Quelle peiné
t'accable pour m'appeler ainsi du sein de cette poussière où
je dors oubliée ? »
LE FILS.
« Prononce pour moi un mot magique ! Épouse de mon
père, fais connaître à ton fils ce que personne n'apprend
avant Theure du trépas. »
LA MÈRE.
C Longue sera ta route, longues sont les peines des hom-
mes. Il se peut que tes souhaits s'accomplissent, mais la des*
tinée est incertaine. »
POEME OS l'edda. 79
LE FILS.
c Chante-moi des chants secourables, ma mère ; protège
ton fils ! le crains de m'ègarer dans les sentiers de la vie, car
mon âge est faible et sans défense. »
LA MÈRE.
c Je te donne pour premier conseil celui que Rane, l'eau,
reçut de Rinda, la terre : Tout fardeau qui te sera trop lourd,
rejétte-le et sache f aider toi-même. » ,
€ Voici mon second vœu : Quand tu suivras tristement la
route, que l'image d'Urda t'environne ; que le passé réjouisse
tes regards.
€ Voici mon troisième vœu : Quand les torrents menace-
ront ta vie, quand gonflés, bouillonnants, ils rouleront à
Tahlme, qu'ils s'arrêtent sans force devant toi.
c Voici mon quatrième vœu : Quand des ennemis cachés
dans la forêt seront prêts à s'élancer sur toi, que leur fureur
s'apaise à ta vue, que leur haine se change en amitié.
€ Voici mon cinquième vœu : Quand tes mains seront char-
gées de qhaines, qu'un £w secourable entoure tes membres,
que les fers dissous se détachent et tombent de tes mains et
de tes pieds.
f Void mon sixième vœu : Quand tu vogueras sur la mer
furieuse, que les vents et les flots s'apaisent devant ta barque
et t'assurent une heureuse traversée.
c Voici mon septième vœu : Quand la neige t'enveloppera
au sommet des montagnes, que le froid glacial ne saisisse pas
tes membres, que ton corps résiste à ses atteintes.
c Voici mon huitième vœu : Quand la nuit te surprendra
sur une route ténébreuse, que la Chrétienne funeste ne te
jette point de sort,
80 LITTÉRATURE DU NORD.
« Voici mon neuvième voeu : Quand lu discuteras avec un
lote armé, que du sein de Mimer, du vieux sage, te soient
données des paroles secourables.
« Poursuis ainsi ton chemin sans craindre aucun désastre;
le malheur ne peut plus t'atteindre ; air c'est appuyée sur le
rocher des âges que je t'ai consacré ces vœux.
<K Va maintenant, ô mon fils ; que les paroles de ta mère
restent gravées au fond de ton cœur ! Si tu y penses toujours,
ta vie sera heureuse. »
On ne saurait lire sans émotion cette poésie si simple et si
tendre, dans laquelle tout ce que le paganisme, encore en
lutte avec la religion nouvelle, pouvait offrir d'illusions
douces, de superstitions consolantes, est mis en œuvre par
une mère pour protéger les jours de son fils. Qui ne se rap-
pellerait, en lisant ces vers, l'admirable scène de Thétis et
d'Achille ou celle de Cyrène et d'Ârislée, ou plutôt qui ne
retrouverait au fond de son âme ce sentiment si pur et si
vrai que la bénédiction d'une bonne mère est le gage le plus
sûr du bonheur ?
La seconde partie de TEdda poétique, entièrement dis-
tincte de la précédente, renferme les légendes des conqué-
rants germains qui s'illustrèrent au moyen âge dans le nord
et le midi de l'Europe, et dont les scaldes ont entouré l'his-
toire de toute la magie des fictions. On y voit paraître, à côté
de Volund ou Wéland, l'artiste par excellence, le Dédale Scan-
dinave (mais Dédale perfide et féroce, impitoyable en sa ven-
geance), les mâles figures de Hagen, de Helgé, d'Attila, de
Gundar, de Theuderic, les types brillants de Brunhilde et de
Gudruue, Timage divinisée de Sigurd, le Sigfrid des Ger-
mains, le héros du poème de Nibelunges. Sigfrid en effet,
inconnu à l'histoire, mais exalté par la poésie depuis les
POEME DE L'EDDÂ* 81
bi;pmes du Rhin jusqu'aux glaces de l'Islande, et partout re«
présenté comme une victime fatale, comme un nouveau Bal-^
der dont la vie et la mort ont été décisives pour le sort des
Dations, apparaît sous des traits mystérieux et grandioses
dans toutes les légendes qui lui sont consacrées. Sa courte et
glorieuse carrière présente partout quelque chose de surhu-
main qui mêle à ses exploits terrestres une teinte de mélan-
colie profonde, une vive aspiration vers le ciel. Autour de lui
se groupent et s'agitent les rudes populations des Scandi-
naves, des Burgondes, des Goths et des Huns, de toutes ces
nations indomptàUes qui, s'élançant des glaces du Nord, ont
brisé et foulé aux pieds le colosse séculaire de Tempire. Ces
légendes jettent un grand jour sur les poèmes chevaleresques
de rAUemagne, dans lesquels on aime à opposer aux fictions
brillantes des minnesinger les chants sauvages mais énergi-
ques, dépourvus d'art mais pleins de poésie, des anciens
scaldes, narrateurs primitifs et quelquefois témoins de ces
iscènes d'épouvante.
L'Ëdda en prose, composée par Thistorien Snorro au
commencement du treiziàaie siècle, est un commentaire fi-r
dèle de l'Edda poétique dont elle explique et développe les
récits tant mythologiques qu'historiques. Elle se divise en
trois parties, dont la première, la plus importante, comprend
en deux cycles, ceux de Gylfi et de Bragi, la série complète
des légendes, liées entre elles par une narration continue.
La seconde, appelée Kennigar, est un vaste vocabulaire ; la
troisième, sous le nom de Skalda, contient les règles de lé,
poésie norvégienne.
: Les Sagas Scandinaves, dont la réunion imposante forme
à elle seule toute une littérature, sont des récits naïfs plus
ou moins détaillés, plus ou moins merveilleux, de l'histoire
6
82 LITTÉRATURE DtJ NOftD.
nationale et des exploits des guerriers célèbres, qae les g^
tients habitants de l'Islande, jaloux de consenr er la mémoire
de leurs pères, se racontaient dans les longues nuits d'hiter
autour du foyer domestique. Quelques-une», entremâées de
Ters généralement attribués à Bragi, scalde Ulustrè du iieii^
Tième siècle dont le nom a été donné au génie même de la
poésie, sont contemporaines des événements dont elles oon^
sacrent la mémoire; tel que le Krakamal ou légende de Ra«
gnar, le chef et le modèle des rois pirates, Taieul des fin
milles princières de Danemark, de Suède, de NôrthumMe.
D'autres, tel que le Rigmal, consacrent la législation scandt^
nave dans ses détails et dans son origine, qui te rattadiei
comme celle des castes indiennes, à la naissànoe même des
trois types nationaux, le thrœly homme serf, le kaarly homme
libre, le iarl^ homme noble, nés dans une progression ascen-
dante de Rig ou Heimdal, le dieu de Tarc-en-del, et d'Edda^
Amma et Modir, les mères primitives des humains. D'aùtfM
Sagas racontent, comme infnglinga, la succession des ^fi^
miers rois normans, ou comme la Yilkina, la Yolsunga, les
exploits des héros germaniques. Rédigées généralement dans
un style simple, dont la lucidité n'exclut pas l'enfhonsiasDtie,
ces légendes, continuées plus tard dans les Kœmpviset et tes
Folkviser, ballades populaires du Danemark et de la Suède,
sont précieuses par les faits qu'elles consacrent, les usages
qu'eUes peignent , les croyances qu'elles rappdlent. S'il est
triste de contempler l'excès d'aberration et de folie où
l'homme, abandonné à lui-même et excité par ses passions,
peut tomber dans sa lutte opiniâtre contre les obstacles qui
l'irritent, il est intéressant de voir l'activité, l'énergie, la
persévérance avec lesquelles, électrisé par une vague pensée
de progrès, il sait utiliser ses forces, multiplier son exis-
POEME DE L'EDDA. 83
tence, et s'életer à son insu vers une sphère plus haute et
plus pure ^
La religion d'Odin est le point de départ de la civilisation
Scandinave. Chacun des rois de ces côtes escarpées et de ces
Iles arMes semées sur la Baltique se glorifiait d'être issu de sa
race et voulait imiter ses exploits. D'autres chefs, leurs ri-
vaux, qui n'avaient d'asile que la mer, de domaine qu'une
barque de pirate, se précipitaient sur les contrées voisines dé-
terminés à vaincre ou à mourir. La guerre était leur seul
bonheur, l'audace leur unique ressource ; le repos leur était
odieux, et la défaite intolérable. C'est ainsi qu'au milieu des
dangers, des écueils, des vagues orageuses, au milieu des
querelles intestines, des luttes et des conquêtes sanglantes,
grandit cetteibrte race d'hommes qui devait régénérer l'Eu-
rope. C'est ainsi que les Sagas nous les montrent lançant
tem barques à travers les tempêtes, explorant, audacieux
kwps de mer, tous les rivages et tous les fleuves, et remon-
tant jusqu'au cœur des états qu'ils devaient terrifier et trans-
former. Mais ce qui surtout intéresse dans la lecture de ces
naïfs rédts, c'est de voir que ces hommes farouches, impi-
toyables envers leurs ennemis, ont senti, dans l'ivresse des
passons, tout le prix des affections de famille ; qu'ils ont aimé
leurs femmes, leurs enfants et leurs frères avec un dévoue-
ment sans bornes; que pleins de respect pour leurs vieil-
lards ils revenaient, couverts de blessures qui leur ouvraient
rentrée du Yalball, déposer les trophées de la guerre aux
pieds des représentants vénérés de l'autique gloire tiatio-
^ C'est à Tétude des Sagas Scandinaves que nous devons les savants
Uavaux de Geijer, Rask, Rafn, Turner, Kemble, Depping, Duméril,
sur les Antiquitéit du Nord, ainsi que l'admirable Histoire des Con-
quétes des Narfiumds, par Aug. Thierry,
84 LITTÉRATURE DU NORD.
nale, et entonner, au moment de mourir, Thymne de déli-
yrance en l'honneur de leurs dieux. Tant il est yrai que
Tâme humaine, miroir étrange de vices et de vertus, pré-
sente les mêmes contrastes chez tous les peuples, et que le
bien en lutte avec le mal attend partout cette étincelle divine,
cette inspiration supérieure qui finit par le faire trionipheri
VIII
■ytlioloi^le slaTOBue mt IIkko1s««
Si la mythologie des Celtes, imparfaitement connue comme
celle des Ibères, et absorbée comme elle de bonne heure et
par le polythéisme de Rome et par le Christianisme primitif»
laisse cependant entrevoir dans les noms qui nous restent des
symboles identiques à ceux de la Germanie, celle des Vendes
ou Slaves , plus caractérisée , offre un système distinct et
complet. Partie également de TOrient, mais à une époque
plus récente, et liée plus intimement aux formes plastiques
que conservent encore les dieux de Tlnde sous les voûtes sé-
culaires d'Ellora, elle revêt de noms différents, quoique pui-
sés à la même source, les grands attributs de la nature et les
passions dominantes de Thomme. Sa marche toutefois n'est
pas la même dans les diverses branches de la famille
venède, divisée, ainsi que nous l'avons dit, en Slaves du
centre, de Fest et de Touest, en branche lettonne, slovène
et polène.
Les Slaves du centre, Lettes et Lithuanes, longtemps isolés
« MYTflOLOGIE SLÀYONNE. 85
de leurs frères et du reste de l'Europe par leurs mœurs sau-
vages, leurs traditions barbares, perpétuées dans leurs som-
bres retraites, par leur idiome tout oriental, fidèle reflet de
la langue des Yédas, le furent plus complètement encore par
les dogmes de leurs croyances païennes, lesquelles survivent
encore après Itor conversion tardive dans les refrains des
chansons populaires, où se peint dans toute sa rudesse le
culte symbolique de la nature ^
Le dieu du ciel était Dievas, nom appliqué chez eux comme
chez les Celtes et les Pelages, à toutes les divinités favo-
rables. Mais, considéré comme maître du tonnerre, il por-
tait le nom de Perkunas. Armé de la foudre, il commandait
aux astres, à Saule, génie femelle du soleil, à Méno, génie
mâle de la hine, qui, fian(;é au soleil à Theure de la création,
Tabandonna pour suivre dans l'espace Ausrinne et Yaka-
rinne, les étoiles du matin et du soir. Le dieu suprême le
punit de json parjure en le fendant en deux de son glaive ;
telle est Texplication allégorique que ces peuples enfants
donnaient des lunaisons. Le génie de Tair était Padangés,
celui de la terre Zemé ou Jemyna ; le printemps obéissait à
.Pamis, l'automne à Vaisgantas ; Famour était inspiré par
Kupolas, pendant que la joie, la beauté, la fortune étaient
sous la protection de Laimé.
Qui ne reconnaîtrait, dès ce début, le reflet manifeste de
rinde, ou plutôt qui ne se croirait transporté, à deux mille
ans et deux mille lieues de distance, au sein de cette nation
antique dont les mœurs, les croyances et la langue revi-
vaient tout entiers sur les bords du Niémen? Sans parler du
nom universel de Dievas, le devca des Indiens, ^«c> (suc, des
^ Lithauische und Lettische Volkslieder, gesammelt von Mielcke ,
Bergmann^ Rhesa^ Kœnigsberg, 4800-1825.
86 LITTÉRATURE DU NORD.
Grecs, deus des Romains, dia, duv des Celtes^ le type su-
prême de la lumière, analogue dans toutes ces langues an
nom du jour, nous trouvons dans SauIé, Méno, Auisra, Ya-
kara, les mots sanscrits ^rya», soleil, màs^ lune, usrâf matin,
vasisj soir ; en latin sol, mensis, aurora^ vesperth Les noms
des éléments Zemé, la terre, Upé, Teau^ Ugnli, le fra, Vegas,
le vent, correspondent aux mots indiens ksamâ^ terre, op,
eau, agnts, feu, vâyus, vent, dont on connaît les analc^nes
grecs et latins. Pamis, le génie du printemps, se rapporte an
sanscrit pâmas, verdure ; Kupolas, le Gupidon romain, au
sanscrit kaupas^ passion ; tandis que Laimé, la déesse du
bonheur, correspond, pour le sens et pour la forme, à la
belle Laksmî indienne, épouse du bienfiiisant Yisnos. Par-
tout les liens les plus intimes unissent les Slaves du centre à
leurs premiers aïeux.
' Ces mêmes rapports se retrouvent dans les noms des divi-
nités malfaisantes, représentées par Dyvas, prodige, Deivé,
peste, Bésas, démon, Béda, famine; par Giltine, la mort ; par
Veinas, Tenfer, roi des Vélcs, omlnnes ou mânes. Enfin tonte
tendance pernicieuse se résumait par Tépittiète Tdiamas,
noir, de même que toute tendance bienfoisante était caracté-
risée par Baltas, blanc.
Nous remarquons ici, a?ec le germe du dualisme, la me-
dification profonde que les croyances indiennes, dans leur
longue migration vers TEurope, éprouvèrent en Perse et en
Médie, où le mot dev (identique à devasy dieu) fut appliqué
par antagonisme au génie du mal, et assimilé pour le sens et
la portée au mot indien badhas, en allemand bœs, méchant.
D'autres rapprochements laisseraient entrevoir dans Giltine
le mot indien gilisy absorption, dans Veinas, le mot valam^
pouvoir ; mais nous n'épuiserons pas cette mine féooi^
MYTHOLOGIE SLÀYONNE. 87
qu'il nous suffit d'avoir signalée comme méritant une étude
toute spéciale.
Les Slaves de Test et de l'ouest, Slovènes et Polènes, pro-
fessaient une croyance analogue exprimée tantôt dans les
mèoies termes, tantôt dans des termes différents, dont Tori-
gine est encoreteute indienne ^ Mais, chez eux, le dogme du
dualisme se présente d'une manière plus frappante ; car leur
divinité suprême, qu'ils appellent tantôt Bog, tantôt Perune,
est souvent scindée en deux pouvoirs contraires, caractérisés
par les épithètes Biely, Uanc, Tchemy, noir. Le mot esclavon
Bog correspond au sanscrit bhagas, destin, comme les mots
Biely, Tcherny, ou Baltas, Tcharnas, se rapportent au sans-
crit paUias^ blanc, knsnasy noir. Quant au nom de Perune ,
dieu de la foudre, le même que Perkunas chez les Lettes,
son cHrigine douteuse s'expliquerait peut-être par le sanscrit
parâjanasy premier être.
Autour dç lui se groupaient d'autres dieux qui variaient
■suivant les tribus. Stribog était le génie des vents ; Dazbog
cekii des ridiesses ; Volos celui des bergers ; Khors et Iras,
ceux des combattants. Tchur protégeait la propriété, Did, les
.eoCants et la famille. La déesse de la joie étail Lada, mère de
Ldia, l'amour, et de Polelia, l'hymen. La naissance, la vie et
la mort étaient personnifiées par Vesna, Jiva et Morana. Les
Jiois étaient protégés par les Lesie, satyres ; les campagnes
par les Yili et les Rusalki, nymphes ; tandis que les Duchy,
in|i:nes, veiUiô^ sur le foyer domestique.
Pour ne signaler que quelques-unes de ces curieuses allé-
1 Voir les sayants travaux deBobrowsky, Institutiones Slavicœ^ 1822;
de Schafarik, Slavische Sprachen und AlterthUmer^ 1826, 1844; de
M. Schnitzter, la fktsêie et la Pologne, 1835, et notre Essai sur Torigine
des Shtoûs.
88 LITTERATURE DU NORD.
gories qui offriraient matière à d'amples commentaires >
nous remarquerons que Lada, la joie, correspond en indien
à hdahâ, folâtre, et ses fils Lelia et Polelia, à liM et upaM^^
amour, félicité; que Yesna, Jiva^ Morana, se retrouyent
exactement dans les mots vasnas, existence, /ivâ, Yie, nsaraf'
nam, mort ; et que dkûJcas , le souffle , anime les Dachy,
mânes. *
L'esprit du mal était caractérisé par Di? , comme diez les
Perses ; par Bies et Bieda, comme chez les Lettes; par Kosed
et Jaga, affreux épouvantails ; et enfin par Tchudo, monstlre»
nom national des Scythes, frappé de réprobation par les
Slaves qui l'appliquent à leurs ennemis les Finnois. Desomp
bres sortilèges, des sacrifices barbares accompagnaient le
culte de ces divinités. Toute la nature fournissait des pré-
sages , particulièrement les animaux , tels que les loups , les
renards, les serpents, les éperviers, les corbeaux, les c][gnes
mêmes : autre souvenir remarquable de l'Inde, dont l'antir-
que influence se faisait sentir encore dans le dévouement des
femmes slaves à s'immoler sur le tombeau de leurs époiix.
Cette mythologie allégorique des Slaves d'orient et d'une
partie de ceux d'occident, qui n'avaient presque pas d'idoles,
avait pris chez une fraction de ces derniers, chez les rive-
rains de l'Elbe et de l'Oder , une forme plus positive et plus
précise, manifestée surtout dans l'Ile de Rugen, sanctuaine
des divinités slavonnes. Là s'élevait, dans un temple splen*
dide, la statue de Sviatovid, le lumineux, à quatre tètes tour-
nées aux quatre vents, tenant dans sa main gauche un arc
tendu, et dans sa droite une corne d'abondance; trois cents
guerriers, voués à son service, soignaient son cheval de he^^
taille, coursier blanc qui rendait des oracles. Près de lui,
Porevid ou Prové, génie de la sagesse et de la justice, repré-
MYTHOLOGIE SLÀVONNE. 89
sente avec cinq têtes, dont une sur la poitrine, touchant son
menton de la main droite, en appuyant la gauche sur son
front ; plus loin Ranovid ou Rugé, génie de la guerre, cou-
ronné de sept tètes , armé de sept épées suspendues au mènic
baudrier, et brandissant la huitième dans sa droite. Sur la
côte voisine dominaient Radegost , le dieu de Thospitalité,
couché sur un lit de pourpre ; Luarasic, le dieu-Uon, entouré
d'ossements d'animaux; Tharapit, le génie de la terre; Po-
daga, le génie de Tair, et enfin Fidole mystérieuse de Triglav,
le dieu à trois tét^s.
Ici ce ne sont plus les noms seuls , ce sont les images
mêmes qui nous ramènent vers Tlnde. Qu'est-ce en effet que
Sviatovid , dont le sens esclavon est sviet , lumière , avec la
finale vid, voyant, sens que reproduirait en indien le mot
çvaitorvid^ lumineux, sinon Brahmâ à quatre tètes, Brahmft
type du isoleil , lançant des traits de flamme à travers Tes-
pace qu'il féconde, tandis que ses trois cents guerriers repré-
sentent les jours de Tannée? Quelle image nous offre Pore-
vid , dont le nom esclavon vient de père , au-delà , avec
la même terminaison vid^ en sanscrit parârvidy très-sage,
sinon celle de Visnus ou plutôt de Ganeças, symbole de
conservation et de sagesse, dont une tête, dans l'idole
indienne, est également placée sur la poitrine dans l'atti-
tude de la méditation, tandis que les cinq réunies se rap-
portent aux cinq éléments ? Qu'est-ce enfin que Ranovid, de
l'esdavon rana^ blessure, avec la même finale, en sanscrit
ranoHvidy sanguinaire, sinon Skandas ou plutôt Civas lui-
même, symbole de destruction et de violence, dressant ses
sept têtes de dragon pour dévorer les sept planètes, et faisant
jaillir de son glaive la consternation et la mort? Il reparaît
^ous d'autres attributs dans Luarasic, le lion^roi , de l'escla-
90 LITTÉRATURE DU NORD.
von lev^ lion, raczic^ souverain; de même que le génie se*
courablc se retrouve dans Radegost, le bon hôte, de Tesdayon
rad, prospère, gosc^ hôte; et qu'enfin les trois puissances
motrices, création, conservation, destruction, consacrées
dans les triades indienne, égyptienne, grecque, Scandinave,
se résument dans Tidole de Triglav, de Tesdavon Irt, tnMS,
glava , tête , correspondant au sanscrit iri-^falas ^ h trois
têtes. Partout même filiation et même analogie, même diatne
traditionnelle de langues et de croyances, s'étendaot, flous
des nuances diverses, mais dans une parfaite harmonie, da
centre de TAsie aux confins de TAfrique et aux extrémités
de TEurope.
Cependant cette immense et incontestable influence d^one
mythologie née sous un ciel radieux, en présence d'une
nature luxuriante , n'apparatt qu'en contraste ches les
Souomes ou Finnois de race tartare, relégués de temps im-
mémorial dans leurs steppes arides ou leurs âpres montar
gnes, d'où ils ne sont sortis qu'à de rares intervalles, conuoe
des torrents dévastateurs et éphémères, promptement refoih
^ vers leur source. Les chants traditionnels qui nous restent
de ces peuples jaâls si farouches , maintenant subjugués et
paisibles, chants dont un zélé patriote a composé toute nne
épopée, nous montre les divinités finnoises, gigantesques
ébauches de la nature, écrasant sous leur masse pesante
toutes les aUégories orientales, comme le basalle des roebes
primitives pulvérise dans sa chute et le marbre et TalbMre.
Le Kaleveala, récemment réuni par les soins du doyen
Lonnrot, comme les poèmes d'Ossian par ceux de Macpher-
son , mais avec une habileté plus consciencieuse , contient
dans une suite de chants populaires tout le symbolisme
des Finnois* Leur Jumala ou dieu suprême est Wainamoi^
MYTHOLOGIE SLÀYONNË. 91
nen , le priudpe créateur , né de Kalewa , la nature féconde
q[>posée à Pobja , la nature stérile. Les voyages merveilleux
de ce dieu à travers les régions de l'espace, qu'il peuple de
oréatures nouvelles ; ses luttes avec d'autres génies nés du
choc des divers éléments , ses travaux, ses douleurs, ses vio-
toireSy forment un ensemble imposant et bizarre qui écbappe
à toute analyse, tant il contient d'images contradictoires ,
quoique toutes énergiquement tracées. Nous citerons, pour
les caractériser, les paroles de H. Leouzon-Leduc, habile
traducteur de ce poème ^ :
c La mythologie finnoise, dit-il, a quelque chose d'in-
culte et de sauvage qui pousse tout à l'extrême, ^i défie
rincroyaUe et se joue avec une audace triomphante dans la
^sphère des invraisemblances. Rien ne l'étonné, rien ne Tef-
Araye; die tient d'une main le cid et de l'autre la terre, et les
entrechoque comme des hochets. Par elle le solkil et la lune
conversent avec les hommes, les chemins pariait au voya-
genr, la barque du pécheur pleure sur la grève. Fille des ré-
gions extrêmes du Nord, die porte sur son front l'empreinte
de sa naissance. Le bruit des cataractes^ les tourbillons des
fleuves, le morne sommeil des lacs, les noires vapeurs des
nuits sont pour elle pleins d'attraits ; et le reflet brillant des
aurores boréales projette sur ses tableaux des clartés fan-
tastiques qui n'en diminuent pas la tristesse. L'hiver si long,
si dur qui pèse sur ces contrées, ces brouillards qui les cou-
vrexit comme d'un manteau de deuil, ces neiges qui pèsent
sans cesse sur elles, froides, silencieuses et solitaires, com-
muniquent à rinspiration une teinte lugubre qui jamais ne
s'efface, pas même quand le soleil d'été, rayonnant sur les
< Le Kalewàhf épopée finlandaise, traduite par H. Leouzon-Leduc,
ï^arts,4W5.
92 LITTÉRATURE DU NORD.
champs ranimés, appelle tous les cœurs à la joie; joie éphé-
mère qu'ils saYOurent à longs traits, mais dont la fuite est
trop rapide pour effacer la crainte et le regret I >
Ainsi ces peuples déshérités aspirent, par une fluctuation
incessante, vers une lumière qui sans cesse leur édiappe.
De là leur tendance iimée, irrésistible vers la magie, qui,
beaucoup plus développée chez eux que chez les tribus Scan-
dinaves, formait la base de toute croyance dans la Finlande
et dans la Laponie. Séparés du reste du monde, étrangers
aux prodiges réels créés par la civilisation humaine, ces
peuples, qui en avaient Tinsfinct sans avoir la force de les
produire, en imaginaient de factices qui dépassaient toutes
les bornes du possible. De là la prétendue sagesse obscure
et fantastique des anciens lotes, de ces farouches antago*
nistes des Ases, les fils belliqueux de TOrient. De là la lutte
des deux principes, lutte sanglante, opiniâtre et stérile sous
le ciel nuageux des régions boréales où la vérité ne pouvait
se faire jour, et n'obtint, pour dernière expression, avant le
triomphe du Christianisme, que les mythes poétiques, mus
abrupts et sauvages, consignés dans les hymnes de TEdda.
Un autre trait, qui marque également le contact hostile des
Finnois avec les anciens Vendes aussi bien qu'avec les Nor-
mans, c^est le surnom de Piru ou Perkéle, le Perune ou
Perkune des Slaves, donné par eux à Husi, le génie du mal
et le dieu de Tenfer.
Il est dans toutes les régions du globe, comme le dit avec
raison M. Leduc, des êtres matériels ou animés qui s'har-
monisent plus intimement, soit avec la nature des localités
où ils se trouvent, soit avec le caractère et les instincts de
leurs habitants. De tels êtres prennent dans la poésie popu-
laire une physionomie toute spéciale ; elle se plait à exalter
4
MYTHOLOGIE SLiVONNE. 93
leurs qualités, à célébrer leurs forces, à entourer de pro-
diges leur naissance. Telle est, chez les anciens Finnois, là
personnification du fer, né, selon eux, du lait de trois vier-
ges célestes, substance pure à son origine, mais altérée plus
tard par le venin de Tenfer. Telle est Fapothéose de Tours,
dont le type brille parmi les asires, et qu'un flocon de poil,
recueilli sur la terre, a fait grandir au milieu des forêts
sous la protection d^une déesse. Telle est aussi l'origine du
chien, le fidèle compagnon du chasseur; celle de la bière, ce
pétillant breuvage qui réchauffe les esprits engourdis; tel
est le sens allégorique attribué à la nature entière sous l'in-
fluence d'impressions étranges et toutes locales.
Cependant un lien plus ancien, évident malgré son éloigne-
ment, identique malgré les accessoires qui modifient sa pre-
mière contexture, unit les Finnois descendus de TOural
aux peuples du centre de TAsie, premier berceau de la fa-
mille humaine. Wainamoinen, disent-ils, errait au sein des
mers en élevant sa tête sur les vagues, quand un aigle, s'é-
lançant du pôle, apparut tout à coup à ses yeux. Le dieu lève
un geqou sur lequel aussitôt surgit uq tertre de verdure ;
Taigle s'y abat et y dépose sept œufs, six d'or et un septième
de fer. L'oiseau les couve, la vie y circule; le dieu sent la
chaleur, et agitant ses membres, fait rouler les œufs dans
rabtme qui tressaille en les recevant. L'oiseau s'est enfui
vers les mers ; mais les œufs, à la voix du dieu, forment dans
leur expansiou immense la terre, le ciel et les astres.
. Qui ne reconnaîtrait ici cet œuf cosmogonique dans lequel
^ le Brahma indien voguait sur les ondes du chaos, et d'où
sortit la création; et ce germe vivifiant qui contenait le
monde dans la mythologie égyptienne ; et Fesprit fécondant
les eaux dans toutes les croyaiices orientales qui remontent,
k
94 LITTÉRATURE DU NORD.
en se spirilualisant sans cesse, jusqu'à leur origine TénéraUe,
jusqu'aux saintes et mystérieuses vérités dont la Bible a
révélé les traits?
IX
Bardes gallois et lrlapteU«
En fece de la Germanie s^élëvent, dans une mer orageuse,
les lies de Grande-Bretagne et d'Irlande, autrefois AJbion et
Érin, entrevues par les flottes phéniciennes, mais longtemps
ignorées des Romains. César, qui les aperçut le premier, y
reconnut des tribus celtiques, divisées en deux grandes flh
milles, les Cymres au midi et les Gaêls au nordé Leur phy*
sionomie leurs idiomes, leurs croyances les raj^rocbaient
des habitants de la Gaule; mais leurs mœurs plus sauvages
et la barrière des flots les séparaient du reste du globe'.
Longtemps ils résistèrent aux armes romaines; longtemps,
sur leurs autels informes, et sous l'inspiration des droides
et des bardes, ils accomplirent les sombres sacrifices jHres-
crits par les croyances celtiques; mais, lorsqu'enfin leur
courage succomba sous TefTort répété des légions, les
Gf mres ou Bretons proprement dits furent prompts à adop-
ter des mœurs plus douces, et à se rapprocher de leurs
vainqueurs. La lumière de la vérité, si secourable aux na-
tions opprimées, pénétra chez eux sans obstade et refoula
chez les Gaêls du nord le culte vaporeux des mânes et deit
génies. La Bretagne vit naître le prince qui soumit Rcnne^
^ Et peniius loto difisos orbe Britannos. ^
BARDES GALLOIS. 95
l'Évangile; elle conserva la protection spéciale des succes-
seurs de Constantin jusqu'au moment où l'empire, ébranlé
par l'invasion barbare, fut forcé de concentrer ses troupes
en dégarnissant les frontières. Les Bretons, exposés tout à
coup aux attaques furieuses des Pktes et des Scots dont le
nombre et l'audace brisaient toute résistance , eurent re-
*
cours au dernier expédient que leur suggéra le désespoir
en appelant à eux des défenseurs plus dangereux encore ijue
leurs ennemis.
Toutes les côtes de la mer d'Allemagne, depuis la Scandi-
navie jusqu'à la Gaule, étaient alors couvertes de tribus bel-
liqueuses qu'aucun joug ne pouvait atteindre, et que Rome,
au faite de sa puissance, ne pouvait contempler sans terreur.
Elles sont signalées par Tacite sous les noms bien connus de
Bataves, de Frisons, de Longbards, d'Angles, noms auxquels
Ptolémée ajoute celui de Saxons. Ce dernier mot, appliqué
plus tard à toute la confédération, signifie nation sédentaire
en opposition au mot Suèves, nation nomade, qui désigne
Fâtant-garde molile des Francs, des Bolares, des ÂHemans.
Les Saxons, en effet, ne furent pas agresseurs; mais cha-
que fois que l'ambition romaine venait inquiéter leurs re*
traites, ils la repoussaient avec une énergie qui décou**
rageait toute tentative nouvelle. C'est ainsi que depuis
Vespasien ils tinrent en échec les empereurs, et défendirent
leur indépendance du fond de leurs forêts et de leurs maré-
cages. Leurs croyances étaient celles des Scandinaves et de
tous les Germains du nord, et l'tle sacrée dans laquelle Tà-
pàte {rilace le culte mystérieux de la terre avec ses sanglants
atfKâifices, n'est autre que le rocher de Heligoland^ situé à
Amabottchure de l'Elbe en face de la Cbersonèse dmbrique,
ee^ire lommun de toutes ces tribus.
96 LITTÉRATURE DU NORD.
La famille saxonne constituait, au commencement du
cinquième siècle, deux grandes divisions, denx groupes fon-
damentiux, dont l'un, s'étendant du Rhin à TElbe, à tra-
vers la Frise, la Westphalie, la Saxe actuelle, pourrait s'i^
peler Friso-saxon, pendant que Tautre, échelonné de TEIbe
à la Baltique, dans le Holstein, le Schleswig et le Jutland ac-
tuels, est connu dans Thistoire sous le nom d'Anglo-saxon.
Ce furent ces derniers peuples, indomptables pirates, haU-
tués aux courses aventureuses sous la bannière des descen-
dants d'Odin, que les Bretons^ appréciant leur valeur, aiq[>e-
lèrent imprudemment à la défense ou plutôt à la conquête
de leur tle.
En effet, à peine débarqués, en 448, sous les ordres de
leur chef Hengist, les Saxons défirent les Pietés et les Scots
et les refoulèrent vers le pôle. Mais le moindre prétexte
suffit pour les armer contre leurs alliés, dont ils enva-
hirent les provinces. Deux victoires remportées sur Vor-
tigem furent le signal de la conquête qui s'effectua dans
le cours d'un siècle, avec une persistance opiniâtre, par
des expéditions successives d'où sortirent enfin sept états.
Les Bretons, après une lutte désespérée, se retirèrent les
uns dans l'Armorique française, les autres dans la Cam-
brie ou pays de Galles, et se mêlèrent en peartie aux
vainqueurs, pendant que les montagnes d'Ecosse et les
grèves lointaines de l'Irlande servaient de refuge aux Pietés
et aux Scots. Toutes ces tribus de race celtique emportèrent
dans leurs sauvages retraites le souvenir de leurs traditions^
de leurs revers et de leur gloire ; et l'époque de leur disper-^
sionest ceUe où leurs bandes guerrières, animées par le dan-
ger commun, entonnèrent les plus mâles accents. G'eit
effectivement au septième et même au sixième siède que re*
BARDES GALLOIS. 97
•
montent les précieux fragments de poésie erse et galloise
échappés aux ravages du temps, fragments élaborés et am-
plifiés depuis par des interprètes trop habiles, trop ingénieux
pour être fidèles, mais dont le fond, parfaitement authen-
tique, subsiste encore dans la mémoire du peuple et dans
plusieurs antiques nutnuscrits K
La poésie galloise, celle des Cymres ou Bretons restés fi-
*
dèles au culte de la patrie en présence de Tini^asion saxonne,
présente une teinte ténébreuse et mystique, mélange confus
de Druidisme et de Christianisme, qui lui donne une physio-
nomie toute spéciale. La langue dans laquelle elle est écrite,
et qui est encore parlée de nos jours avec peu de modifica-
tions dans le pays de Galles et la Bretagne française, se dis-
tingue par sa flexibilité, sa concision et sa douceur. La rime, .
qui ne se montre que timidement et partiellement dans le
latin du moyen âge, a acquis dans la versification galloise
celte importance fondamentale qu'elle a conservée en fran*-
cals, et que n'ont guère connue les idiomes germaniques, qui
débutèrent par l^Aitération. Les bardes les plus anciens et
plus célèbres sont Âneurin, Taliesin, Lywarch et Merlin,
qui Vécurent pendant le sixième siècle, dans cette époque de
luttes et de revers où les Ânglo-Saxons, affluant de toutes
parts, déjouaient les efforts d'un généreux courage qu'exal-
tait vainement le désespoir. Aussi la plupart de leurs poèmes,
narratifs, lyriques ou moraux, sont-ils remplis d'allusions
douloureuses à la patrie, à là famille, à la religion menacées,
et de regrets pathétiques et touchants donnés à l'héroïsme
inalli0lireux. On croit voir ces chantres vénérables assistant
* Consulter, k ce sujçt, la Défense des Poètes gallois, par Sharon
Tumer, Londres, 1836, elles Poèmes bretonsy traduits par M. de Yil-
lemarqué, Rennes, 1851.
7
98 LITTÉRATURE DU NORD.
eux-mêmes aux batailles, la harpe en main, Toeil fixé sur le
chef qui combat sous leur inspiration , sûrs d'aTance que
leurs hymnes de gloire le suiyront dans la vie et dans la
mort. Tantôt placés sur un roc solitaire qui dominait tonte
la yallée, tantôt mêlés aux combattants, quand le dangier
réclamait leur présence, ils représentaient la patrie encoura-
geant ses défenseurs et leur payant d'ayance atec usure la
dette de la postérité. C'est ainsi qu'Aneurin célèbre un jeune
guerrier qui périt à la bataille de Catraeth :
c Gredyv était jeune et braye dans le combat; il montait
un cheyal à la crinière flottante, un léger bouclier pendait à
ses côtés ; un glaiye d'acier et des éperons d'or étincelaient
sous sa pelisse. Mais ce n*est pas à moi à te porter envie;
je ferai mieux, je te célébrerai. Hélas! une tombe san-
glante te recevra avant le lit nuptial ; les corbeaux se repaî-
tront de ta chair avant le repas de famille ; et ton coursier
lui-même sera leur proie sanglante dans la vallée où ta
trouvas la mort ! »
II peint ensuite Tarmée bretonne égarée par une latde
ivresse qui l'aveugle au milieu du combat, et succombant
jusqu'au dernier homme ; puis il s'écrie plein de douleur :
c Trois chefs et trois cent soixante hommes ornés du cd-
lier d'or marchèrent vers Calraeth; Tivresse les a perdus;
trois seulement survécurent : Âeron, Cynon et moi, qoe
protégea ma harpe.
< Que je suis malheureux d'avoir vu cette bataille, et d«
souffrir vivant les angoisses du trépas ! Une triple affliction
pèse sur moi depuis que j'ai assisté à la perte de nos braves
et entendu leurs derniers gémissements. Âneurin et la
douleur sont désormais inséparables. »
Un autre barde, Taliesin, était uni d'une étroite amitié à
BARDES GALLOIS. 99
Urien, chef breton aussi généreux qu'intrépide, dont il
chante les exploits dans plusieurs poèmes guerriers. C'est
^insi qu'il décrit la bataille d'Ârgoed« livrée contre Ida Flam-
dyn, chef des Angles de Norlhumbrie : .
c Au leyer du soleil commença le combat ; à midi il durait
encore^ Flamdyn s'élança avec quatre légions pour envahir
Godeu et Reged; elles s'étendaient d'Argoed à Arfynyd, mais
leur vie fut moiiis longue que ce jour. Flamdyn commença
par s'écrier furieux : « Donnent-ils des otages ? Font-ils
tféye? » Mais Owen, fils d'Urien, levant le bras^: « Point d'o*
tages, dit-il, point de trêve ! Notre aïeul Chenew, ce lion in«
trépide, donnait-il jamais des otages ? »
c Uri^, le prince sage, dit alors : c Réunis pour la défense
du clan, élevons nos bannières au sommet des montagnes,
franchissons nos frontières, brandissons nos javelots et [^ré-
cipitons-nmis sur l'armée de Flamdyn, pour l'abattre avec
tous ses guerriers ! »
« La plaine d'Argoed fut jonchée de cadavres ; les corbeaux
se baignèrent dans le sang ; l'heureuse nouvelle se répandit au
loin. Je veux célébrer ce grand jour, mon été est passé, ma
vie tire à sa fin ; mais je sourirai à la mort si je puis chanter
la^Unred'Urien. if
Lywarch, surnommé le vieux à cause de sa longue carrière,
Lywarch dont les malheurs ne firent qu'aiguillonner le zèle,
consacra également une série d'élégies à la mémoire de ses
^ protecteurs. C'est ainsi qu'il pleure la mort d'Urien, lâche-
ment immolé par un traître, et la fin prématurée du jeune et
Taillant Cyndylan :
c J'ai recueilli dans ma main la tête d'Urien le bienfaiteur
de son armée ; le noir corbeau déchire sa poitrine ! . . • Courez
à la poursuite du meurtrier Lofan ! »
7
100 LITTÉRATURE DU NORD.
c Le manoir de Cyndylan est plongé dans la nuit ; le foyer
est sans flamme et sans hôtes ; mes yeux sont inondés de
larmes. Le manoir de Cyndylan est eiposé aux vents; ses
feux sont à jamais éteints ; mon chef est mort, et moi je m
encore! »
Ailleurs, en décrivant la bataille de Longborth, il gémit sur
la mort de Geraint qui combattait sous les ordres d'Ar-
thur:
< A Longborth j'ai tu le carnage, et les nobles trépas et les
blessures glorieuses. J'ai vu les glaives s'entrechoquant, les
ennemis terrifiés, et le front ensanglanté de Geraint, digne
fils de son père. A Longborth furent immolés par Arthur une
foule de guerriers armés de fer ; car Arthur était le prince
et le guide du combat. »
Il est curieux de trouver ici, chez un barde contemporain,
la première mention de cet Arthur, chef de clan, sans grande
renommée à l'époque de son existence, inférieur à beaucoup
d'autres princes, et surtout au magnanime Urien, et deve-
nant, six siècles plus tard, dans la légende de Geoffroy de
Monmouth, le modèle des pliis puissants monarques, le typé
divinisé de Théroîsme. A sa suite grandit également dans
l'imagination populaire son bardé dévoué, auquel la lé-
gende attribue une science surhumaine.
Merlin n'a laissé qu'un seul poème authentique et encore
est-il si obscur qu'on ne peut en apprécier le niérite véri-
table. C*est une espèce de vision ou de tableau de sa vie, où
dominent l'exaltation de la douleur et le souvenir touchant
d'une démence passagère qui l'arma contre un de ses amis :
« Je suis uii malheureux poussant des cris d'horreur ; mon
corps est privé de vêtements. Gvirendyd me hait, elle ne
me salue pas ; jamais je n'obtiendrai le pardon deRhyderdi,
BARDES GALLOIS. 101
car je Tai privé de son fils et de sa fille ! La mort guérit les
maux; que ne vient-elle h moi I
c Aucun prince ne m'honore, aucune joie ne me charme,
aucune belle ne me sourit plus ! Et cependant à la bataille
d'Ârderyd je portais bravement le collier d*or, avant d'avoir
cruellement affligé celle qui surpasse le cygne eu blancheur !
Le nom d'Arthur, dont il était le frère d'armes, se ren-
contre aussi dans ce poème, où il prophétise son retour :
< pommier dont les branches dominent toute la forêt,
sous ton ombrage propice je prédirai le retour de Me-
drawd, et le retour d'Arthur, prince de l'armée, s'élançant à
de nouveaux combats ! »
Merlin avait sans doute composé beaucoup d'autres poèmes
dans ce style sentencieux qui fonda sa célébrité, et qui le fit
passer plus tard pour un magicien et un prophète. Taliesin
lui a adressé des vers qui prouvent Testime dont il jouissait
de son temps, et ces vers, sous forme de dialogue, semblent
offrir le germe de ces triples maximes, de ces triades histo-
riques et morales qui devinrent ensuite si populaires, et fu-
rent renouvelées à satiété par tous les bardes leurs succes-
seurs. La poésie galloise continua en effet à fleurir jusqu'au
quatorzième siècle, en présence de la littérature anglo-
^xonne, qui ne parvint jamais à l'étouffer. Une foule de
chansons guerrières, de satires nationales lancées contre les
envahisseurs, ornent son vaste répertoire que dominent
surtout les triades , sentences didactiques appliquées aux
vérités les plus banales comme aux spéculations les plus
abstraites, depuis les trois parties du jour ou les trois &ges
de la vie jusqu'aux trois migrations des âmes dans le monde
inférieur, intermédiaire et supérieur, souvenir curieux de la
métempsycose indienne qui se mêle, chez ces peuples niofs,
102 LITTÉRATURE DU NORD.
à la morale chrétienne et aux dogmes austères dont ils tarent
les zélés défenseurs.
La poésie erse, celle des Pietés et des Scots, eut des com-
mencements plus obscurs, et le voile de mystères qui la cou*
vrit longtemps dans les âpres vallées de FÉcosse et de Tlr^
lande, fovorisa singulièrement la fraude patriotique qui
s'attacha à elle avec tant de succès. Toute cette série de
poèmes expressifs et gracieux attribués à Fantique Ossian
porte évidemment le cachet d'élégance que lui imprûna
Macpherson ; mais cette élaboration si habile n'autorise nul-
lement la critique à nier l'existence même du barde, ni celle
de chants traditionnels recueillis par Tinterprète anglais, et
qui avaient retenti sur ces plages ignorées avant Tintroduc-
fion du Christianisme.
L'Irlande, habitée par des Gaêls ou Celtes, colonisée dans
l'antiquité par des migrations phéniciennes et ibériques,
maintint longtemps son indépendance sous des diefs de
clans ou de tribus, tour à tour ennemis ou alliés des cheb
de clans de la Haute-Écosse, occupée par un peuple de même
race, également soumis au culte druidique. La fréquence
des combats, des alliances, des revers, des courses qui s'é-
tendaient jusqu'en Scandinavie, dut naturellement exciter
l'enthousiasme des bardes irlandais et écossais qui, coname
ceux de Bretagne et de Galles, étaient les compagnons des
guerriers. Quoi qu'il soit impossible de fixer l'âge des chants
populaires qui nous restent et qui n'ont été que fort tard
consignés dans des manuscrits, on ne saurait douter que
plusieurs d'entre eux ne remontent à l'époque païenne, et
n'offrent cette mythologie vaporeuse, ce culte des mânes,
des esprits glorifiés, dont la trace n'est pas même efEacée de
nos jours sur ces lointains et poétiques parages. L'ombre de
BARDES GALLOIS. 103
Fingal, qu'on suppose avoir yécu au cinquième siècle, habite
encore, dans la tradition populaire, les roches basaltiques
des Hébrides ; une montagne d^Irlande porte le nom d'Os-
stan, et les exploits d'Oscar, de Gaul, de CuchuUin, char-
ment encore les veillées des Highlanders. Les noms de bar-
des contemporains, Ludina, Cubhail, Fionbell, se trouvent
placés en tête de fragments poétiques qui, bien que d'une
date plus récente, consacrent d'antiques traditions ^ L'idiome
dans lequel sont composés ces poèmes est le gaélique ou
celtique pur, plus chargé d'aspirations que le gallois, moins
élaboré dans sa forme, mais plus énergique et plus vif, mieux
adapté aux brusques élans des rudes habitants des monta-
gnes. Le zèle obséquieux des amis de Macpherson a fait
apparaître après coup, dans cette langue, une traduction
complète des poèmes briUants qu'il a placés sous le patro-
nage d'Ossian. Cette œuvre est trop élaborée pour être par-^
faitement authmtique, et il est facile de le distinguer des
fragments informes et abrupts qui remontent réellement
aux luremiers âges. On peut ranger dans ce nombre le poème
de CuchuUin, combat d'un père contre son propre âls, que
nous aurons occasion de citer en parlant de la poésie tu-
desque.
Mais ce n'est pas dans ces hymnes guerriers, plus ou
moins poétiques ou incultes, ni dans les luttes qui en furent
le sujet, qu'il faut chercher la véritable gloire des tribus
gaéliques au moyen âge. C'est dans le zèle avec lequel, im-
bues des vérités du Christianisme, elles s'empressèrent dé
les maintenir, de les étendre et de les féconder dans cette
foule d'institutions pieuses qui couvrirent le sol de Tlr-^
* Consulter VOssian de Hacfarlane, avec ses commentateurs et sei^
eriliques, et lé Précis de Poésie irlandaise^ 4e M. O'Sullivan.
404 LITTËRATURE DU NORD.
lande et s'étendirent jusqu'aux âpres écueils qui hérissent
le nord de l'Ecosse. Depuis saint Patrice, parti de Rome pour
coni^ertir les Pietés et les Scofs, jusqu'aux savants conseil-
lers que Charles appela à sa cour, jusqu'aux nobles mar-
tyrs de l'ini^asion danoise, quelle série d'hommes pieux
let instruits, dédaignant le tumulte du monde et le bruit
des passions haineuses qui sévissaient alors de toutes parts,
a perpétué dans ces parages les doctrines consolantes de
la foil Leur souvenir reste attaché aux ruines qui s'élè-
vent encore dans les vallées ou sur quelque cap solitaire,
en face de ces pierres druidiques dont ils ont effacé le
prestige et aboli les cruels sacrifices. Cfest ainsi qu'il m'a
été donné de voir, sur la mer qui baigne les Hébrides,
auprès de la grotte de Siaffa, immense colonnade basal-
tique qui dut au temps du paganisme être un objet de
religieuse terreur, l'île sainte d'Iona où s'élève une église
dont la fondation remonte au sixième siècle, lorsque le
moine irlandais Columcill vint avec quelques anachorètes
s'établir au milieu des écueils. Des ruines vénérables jon-
chent le sol, tout couvert d'inscriptions tumulaires attestant
que des prêtres, des guerriers, des chefs de clans, et tous
les rois d'Ecosse depuis Kenneth jusqu'à Duncan, ont vouhi
reposer sous ces murs consacrés par la religion. C'est de là
que partirent, en effet, une foule de fondateurs d'abbayes,
une foule de zélés missionnaires qui explorèrent les contrées
lointaines sur les traces de saint Columban et de saint Gall,
apôtres de la Gaule et de la Germanie. On ne saurait contem-
pler sans respect ces muets témoins des merveilles de la foi,
en présence des merveilles de la nature ; cet humble et pai-
sible rivage où tant d'âmes se sont vouées au ciel et s'endor-
mirent dans l'espérance, en face de ce roc sourcilleux contre
LES ANGLO-SAXONS. 105
lequel yiennent se briser les yagues, et dont les énormes por-
tiques semblent avoir abrité des géants. La mer s'engouf-
frant sous ces Toutes fait entendre des mugissements sourds,
auxquels répondent les cris aigus des cormorans et des or-
fraies, triste écho des passions humaines, tandis qu'une
croix, débris des siècles encore debout sur la rive opposée,
guide la pensée, du milieu des tombeaux, vers le séjour de
rétemel bonheur.
liCB Ami^Io-Saxoms» Poëme de Beow«lf.
Les Saxons, les Jutes et les Angles, conquérants de la Grande-
Bretagne et paisibles possesseurs de sept royaumes, adoptè-
rent promptement la civilisation à laquelle ils avaient fait la
guerre, tant est puissante l'influence des idées qui tendent à
enuoldir les âmes K Le Christianisme, déjà répandu chez une
grande partie des Bretons, fut prêché dans l'heptarchie
saxonne, au commencement du septième siècle, par saint Âus-
tin et d'autres moines romains députés par le pape Grégoire
le Grand, et tel fut le succès de leur prédication, que toutes
ces bandes dévastatrices se transformèrent en un clin d'œil
en autant de tribus sédentaires, dirigées par des prêtres
austères, gouvernées par des chefs éclairés. Aussi les tradi-
*■ Le nom des Angles, qui a fini par prévaloir, vient sans doute du
mot germanique ànge^ isthme, désignant leur pays natal, langue de
terre resserrée entre la iner du Nord et la Baltique.
106 LITTÉRATURE DU NORD.
tions mythologiques importées de la Scandma?ie rabirent-^
elles une décadence rapide, qm laissa toutefois subsister^ m»
fond même des œuvres religieuses, un vague reflet des raosun'
et des fictions consignées plus tard dans FEdda. De nombreu]^
écrits de ce genre ont été composés en latin ; mais bientôl
ridiome anglo-saxon , refoulant de toutes parts le celtique
qu'il concentra dans la Cambrie et dans TÉcosse, devint une
langue cultivée, littéraire, qui eut ses savants et ses poètes.
Cetle langue, d'origine germanique, mais dont les articula-
tions variées se nuancent d'une foule de voyelles qui s'éten-
dent à toute l'échelle des sons, répondait avec facilité à toutes
les exigences du rhythme, fondé surtout sur l'allitération et le
retour d'expressions analogues, qui lui donnent, malgré leur
redondance, quelque chose de grave et de solennel.
Le plus ancien des poètes anglo-saxons est Cedmon , qui
naquit au commencement du septième siècle, et mourut en
680, laissant un Hymne sur la Création, écrit en vers dli-
térés dont voici le début ^ :
Nu ive sceolan herigean
Heafon rices weard,
Uetodes mihte,
And his mod gethanc;
Weorc wuldor Jœder !
<c Louons maintenant le Souverain des cieux, le puissant
Créateur, et les sublimes pensées du Père de l'univers. H
créa d'abord la terre pour les enfants des hommes et
étendit sur eux la voûte céleste. Le roi, le protecteur
des êtres, le seigneur éternel, plaça la terre au centre
^ History of the Anglo^SaçoonSf by Sharon Tamer, LoAdon, 1890.
LES AlfGLO-SAlONS. 107
pour servir de séjour anx mortels; à lui appartient la puis-^
sauce 1 »
On attribue faussement au même Cedmon une Paraphrasé
plus étendue sur la cLute des anges et la création du monde.
Cette œuvre, postérieure d'un siècle, réunit au texte de la
Gaièse de curieuses réminiscences Scandinaves rappelant la
Vision de Vala :
« Rien n'existait que les ténèbres, rien que le gouffre pro-
fond et obscur. Le roi suprême regarda le chaos, il vit les
nuages noirs et sinistres passer et se presser dans Tabime ; il
les vit , et de sa parole , de sa parole puissante , naquit le
monde.
c L'Étemel, le roi des créatures, fit alors le ciel et la
terre; il éleva le del et affermit la terre sur dUnébranlabies
fondements.
c La terre n'avait point de verdure ; couverte par la mer
ténébreuse y elle n'offrait qu'un désert dans son immense
surfoce.
c Alors l'esprit de Dieu s'abaissa sur les eaux ; le prince
de la vie appela la lumière, et à son ordre la lumière parut. »
Il existe en anglo-saxon un ancien Code de lois promulgué
par Ina, roi de Wessex, qui régna de 688 à72S. Nous possé-
dons aussi la traduction de plusieurs Psaumes ; mais le monu-
mentleplus remarquable, le plus éminemment national, est le
Poème de Beowulf, roman épique sans nom d'auteur, com-
posé à la louange d'un ancien prince danois, dont l'existence
semble être historique ,* mais dont le nom , comme celui
d'Artliur, est entouré d*un fabuleux éclat. Le manuscrit
date du dixième siècle, mais le poème lui-même touchie à
l'époque; païenne, comme le prouvent les mœurs et les
croyances bizarres qui s'y mêlent aux 4ogmes chrétiens. Le
108 LITTÉRATURE DU NORD.
style d'ailleurs et la forme des vers marquent sa place dans
le huitième siècle, entre les hymnes de Cedmon et les oom«
positions postérieures, qui dénotent d'autres tendances expri-*
mées dans un style différent.
Le scalde, digne émule de ceux de la Norvège, commence
par rappeler la gloire des anciens rois du Nord, dont Beovmlf
fut l'illustre héritier * :
Hwat we gar-dena
In gear-dagum,
Theod-cyninga,
Thrym gefrunon !
Hudha œthelingas
Ellenjremedon!
« Quelle gloire des vieux Danois dans les jours de combat,
des rois puissants du peuple, n'avons-nous pas apprise!
Combien ces nobles chefs excellaient en valeur ! Que de fois,
couverts du bouclier, n'ont-ils pas enlevé à des armées en-
nemies, à des tribus nombreuses, les sièges d'honneur! I^
comte BeoMTulf se rendit redoutable ; il grandit sous le ciel,
et ses exploits brillèrent jusqu'à ce que tous ceux qui habitent
la terre lui fussent soumis et lui rendissent hommage. »
La scène se passe sur les bords de la mer du Nord, où le
poète nous montre Beowulf, prince des Jutes ou Goihs, et
vassal de Higelac, roi des Angles, jeune, brillant, intrépide
comme Sigurd, s'embarquant avec une troupe de braves à la
recherche de glorieuses aventures. Longtemps auparavant
Hrothgar, roi de Danemark, avait donné un somptueux fes-
tin à ses vassaux et à ses braves, décorés par lui de bracelets
d'or. Un scalde, présent au repas, avait chanté l'origine de
^ Poem ofBeowuiify published by J. Remble, London, 1835.
LES ANGLO-SAXONS. 109
toutes choses, la révolte des démons, la mortd'Âbel, le crime
de Gain, d'où étaient nés les lotes, les Alfes, les Orkes, tous
les êtres méchants qui persécutent la race humaine. Cette
nuit même le démon Grendel, géant doué d'un pouvoir ma-
gique, avait tué pendant leur sommeil trente des plus nobles
t^MTiers danois.
La terreur et Tindignation s'étaient emparées de toutes
les âmes, et le roi, depuis douze hivers, gémissait sur ce
meurtre impuni, quand le navire de Beowuif, voguant sur
les eaux comme un cygne qui glisse au milieu des écueils, ap-
paridt soudain sur la côte, interpellé par la garde attentive, le
jeune prince se présente comme auxiliaire du roi, et prêt à
le venger de Grendel. Admis alors à débarquer, malgré Top-
position de Wulfgar, chef des Vendes, il est reçu avec hon-
neur par Hrothgar, qui reconnaît en lui un loyal chevalier,
titre dont il se montre digne parce discours généreux et
modeste :
c Noble roi des Danois, protecteur des hommes d'armes,
je t'adresse ma requête ; écoute-moi, espoir des guerriers,
souverain chéri de ton peuple! Me voici à la tête de mes
braves ; permets-moi de combattre pour toi.
c On me dit que le géant Grendel ne redoute aucune
arme humaine. Peu m'importe, pourvu que la joie en re-
vienne an cœur, de Higelac ! Je saisis mon épée, mon large
bouclier, ma luisante cuirasse, pour engager la lutte. Sans
crainte j'attaquerai le monstre , et ma haine affrontera sa
haine.
.«Si toutefois la mort m'attendait, enlève-moi au carnage,
donne-moi la sépulture et célèbre sans larmes le repas des
funérailles. Voyageur solitaire, qu'une fleur marque ma
tombe, et que nul ne s'afflige de mon pèlerinage! »
110 LITTÉRATURE DU NORD.
Touché de ces nobles paroles , Hrothgar fait à son hôte
le plus brillant accueil. Une fête a lieu dans laquelle Beowulf,
provoqué par la jalousie d*un autre chef, raconte ses e3q[doiU
sur les lointains parages. La reine Wallheow lui offre la coupe
jd'honneur, que le héros accueille par un gracieux merci,
pendant que le scalde invoque sur le palais le retour de la
protection céleste, et qu'un joyeux espoir renaît daof tous les
cœurs.
La nuit vient, et du fond des marais surgit le malin esprit
qui vole sur les brumes des montagnes ; il traverse les rangs
des guerriers endormis, et plein de rage, s'avance vers Beo-
virulf, dont il attaque un des hommes d'armes. Le héros se
réveille , il lutte contre Grendel , et parvient à le méUie en
fuite : nouvelle joie, nouveau festin dans le palais. Le roi
donne à Beo^rulf une riche bannière , un casque , une cui-
rasse , une épée, et le comble de marques dlionneur; la
reine le salue du nom de fils , et le scalde célèbre sur sa
harpe un des exploits de Beovnilf , sa victoire sur le roi des
Finnois, qui redouble Tenthousiasme général.
Mais la nuit ramène la tristesse; car une fée redoutable,
mère de Grendel, péuètre à son tour dans le palais, et im-
mole le plus cher des amis de Beowulf. Celui-d jure dans
sa douleur d'exterminer le monstre et sa mère ; il s'arme
pour le combat , prend congé de Hrothgar , et part avec ses
braves pour le sombre marais hanté par les malins es-
prits. Soudain la fée se précipite sur lui sous la forme d'une
louve de mer; il frappe de son épée, mais la lame glisse sans
force sur la peau rocailleuse du monstre. Beovrulf va périr,
quand il voit tout à coup reluire un vieux glaive suspendu
au rocher ; il le saisit, et la pointe du glaive blesse à mort
la fée qui expire. Grendel l'attaque à son tour, et, après un
UB8 ANGLO-SAIONS. 111
combat terrible, périt également sous le glaive enchanté.
Beowulf revient triomphant, rapportant la tête de 6i*en-
dd , ei Tarifie aq^que sur laquelle Hrolhgar reconnaît les
runes du dâbge. Lëtiéros, comblé de bénédictions, retourne
«uprès de Higelac, son suzerain , qui le déclare son héritier.
Il monte ea effet sur le trône, gouyeme le royaume des
Angles, qu'il agrandit par trente Tîcfoires, et meurt après
un règne de dM|uante ans , dans un dernier combat contre
un affreux dragon, auquel il enlève son trésor.
Nous citerons ce dernier épisode d'après une traduction
que nous ne pouvons refaire, puisqu'elle réunit au plus haut
point l'exactitude à l'élégance ^ : ,
« Le héros illustre se lève chargé de son bouclier , la tête
armée du casque menaçant, et, tout couvert de sa cuirasse,
il descend au pied du rocher, se fiant à*son seul courage ;
ce n'est point la coutume des lâches. Alors il considéra le
rocher escarpé, lui le guerrier puissant qui avait si souvent
t^ité la fortune des combats , quand les bataillons se préci-
pitaient pour s'entretuer. H vit une voûte de pierre , d'où
s'édiappait un fleuve de feu ; et nul ne pouvait entrer ni
s'a^MMcher du trésor, saris traverser ces flammes que vomis-
sait le dragon couché dans la caverne. Alors le roi des An»
gles poussa du fond de sa poitrine un cri de colère. Ce héros,
au cœur fort, était irrité, sa voix retentissante pénétra sous
la pierre blandie; le gardien du trésor en frémit; il avait
reconnu la voix d'un homme, aussitôt il s'élança sur lui.
« La terre trembla ; le héros se tenait au pied de la col-
line, opposant le bouclier à son farouche ennemi ; le bon roi
leva le glaive antique qu'il reçut eu héritage, et dont le tran-
* Les Germaine et les Francs^ par M. Ozaimm.
112 LITTÉRATURE DU IfOftD.
chant fut terrible à tous ceux qu'il fallait punir. U étmidit
le bras, ce chef des Angles; il frappa flon hidaix ennemi,
selon ce que j'ai entendu conter; il le fra^^, ibaia le tran-
chant s'émoussa contre les noires écaftfieis; l'Éme imimis-
santé trompa Beowuif, réduit à la dernière extrémité. Alors
le dragon gardien s'élança d'un bond puissant, le cœur gon-
flé de rage : il vomit de sa gueule la flanune ardente, répan-
dant des tourbillons humides. En ce m^^KDt le roi des
Angles ne se vanta pas de la victoire ; l'épée avait trahi sa
main désarmée dans le combat; ce n'était pas ce qu'il de-
vait attendre de celte lame autrefois invincible. L'instant
vint où cet illustre ^s des rois eût volontiers changé de lieu:
il aurait voulu, de toute son âme, se trouver dans lés mors
de sa ville. Il était dans les angoisses, enveloppé de feux
dévorants, celui qui autrefois commandait à un peuple.
c Wiglaf , le jeune guerrier qu'il avait laissé à l'écart, vit
son seigneur succomber sous le casque, en essuyant une inr-
jure mortelle. Alors il se rappela les honneurs qu'il avait
jadis reçus de lui : les beaux domaines, la garde des routes,
le droit des jugements, tout ce qu'avait possédé son père; il
ne put se contenir; il saisit son bouclier de tilleul pAle, il
ceignit son épée, arme sans égale venue de ses aïeux. — le
me souviens , dit-il à lui-même , du temps où nous baviom
joyeusement l'hydromel; alors, dans la salle des ban-
quets, quand notre seigneur nous distribuait les bracdets
d'or, nous promettions de lui rendre ses bienfaits au jour
des combats, si jamais il était surpris par quelque dangtf
semblable à celui-ci ; nous jurions de le servir sous le cas-
que et avec le glaive !
« En même temps il se jeta dans le tourbillon des flam-
mes, s'élança tout armé au secours de son chef, en lui adre»-
1^ ANGLO-SAXONS. 113
sant ce peu de mots : Bien-airoé Beowuif, rappelle -toi
comme au temps de ta jeunesse lu promettais de ne jamais
laisser languir une vengeance ; maintenant , chef intrépide y
célèbre parant d'égCpIoits , il faut défendre ta vie de toutes
tes forces; me voici, ton fidèle, à tes côlés. — Alors le roi
retrouva ses esprits; il leva son couteau de guerre, aigu et
effilé, qu'il portait sur la cuirasse; il frappa le dragon au
milieu du œvf/fÊXL réunit tout son courage pour achever son
terrible ennemi.
< Cependant Beovirulf connut qu'il était blessé mortelle-
ment, et il parla ainsi : J'ai été maître de ce peuple durant
cinquante hivers , et il n'y avait pas de roi voisin qui osât
m'attaquer. J'ai vécu sur la ten*e le temps qui m'était donné.
J'ai gardé comme je devais ce qui était à moi; je n'ai pas
cherché de querelles injustes, et je n'ai pas souvent juré de
faux serments ; voilà pourquoi, blessé à mort, je puis encore
me réjouir; voilà pourquoi le Créateur des hommes n'aura
pas de crime à me reprocher quand mon âme se séparera de
mon corps.
c Alors j'ai ou! dire que Wiglaf, sur Tordre de son maître
blessé, pénétra dans la caverne. Il vit des coupes d'or où
s^étaient abreuvés les hommes d'autrefois ; il vit des casques
nombreux couverts de rouille, et beaucoup de bracelets tra-
vaillés avec art ; ce trésor surpasserait facilement toutes les
richesses enfouies sous la terre, quel que soit celui qui les y
ait cachées. Wiglaf vit aussi des signes d'or sculptés sur la
voûte, des signes merveilleux tracés par un art magique, et
qui jetaient assez de lumière pour que le héros pût embras-
ser des yeux le lieu où il était et sa vengeance complète.
Beowuif parla une dernière fois : Jeune et vieux, j'ai eu
coutume de distribuer l'or autour de moi ; je remercie de
8
114 LITTÉRATURE DU NOBD.
ces trésors le Dieu de gloire, le Seigneur étemel, parce qu'a-
vant le jour de ma mort j'ai pu acquérir à mes guerriers de
telles richesses ; je veux qu'on mette ces dépouiUes en réserve
pour servir aux besoins du peuple. Je ne doh phis rester
longtemps ici ; ordonnez qu'après avoir éteint mon bûcher
flamboyant , ou m'élève sur le promontoire un tertre im-
mense qui me serve de monument chez ma nation, en sorte
que les navigateurs qui sillonneront au loin |0i flots brumeux
nomment, en rapercevant, le tertre de Beowulf! >
Tel est le contenu de ce curieux poème , un des plus an-
ciens monuments des langues modernes encore incultes et
des mœurs féodales encore barbares. On y remarque, en
présence du Christianisme , dont l'influence commence à se
faire jour, l'emploi continuel des noms et des métaphores du
paganisme Scandinave, tel qu'il ressort des légendes de
l'Edda. Ainsi les principales nations du Nord, Goths, Angles,
Danois , Vendes , Finnois , y trouvent historiquement leur
place ; ainsi le souvenir des géants, lotes, Thurses ou Alfes, se
confond avec celui des démons; ainsi le dragon aux larges
ailes, vomissant des torrents de flammes, se venge en mou-
rant du héros qui l'immole , comme le dragon fatal tué par
Sigurd, comme tous ces monstrueux serpents qui» depuis
celui de la Bible, représentent, dans toutes les croyances
parties du centre de l'Asie , le principe du mal vaincu mais
non détruit , exerçant par des épreuves terribles le courage
des ftmes généreuses qui payent de leur vie leur immor-
talité.
Malgré l'incohérence du récit et le retour trop fréquentées
mêmes termes, beaucoup de détails, comme on a pu le voir,
sont traités avec vivacité et avec grâce. On dirait mtoie que
le scalde inconnu , auteur de cette composition , n'était pas
LES ANGLO-SAXONS. 115
étranger aux beautés classiques ; car il serait facile d'y si-
gnaler, au milieu de peintures locales adaptées aux usages
nationaux, plus d'une coïncidence frappante avec certains
tableaux de Virgile et d'Homère.
Le Poème de Judith, du même siècle, est une paraphrase
du récit biblique qui ne manque pas d'un certain élan. Un
autre poème, le Chant du Voyageur, rappelle dans une énu-
mération y'vie et serrée tous les pays et tous les rois connus
à cette époque, soit par Fhistoire, soit par la légende ; l'es-
pèce de confusion qui y règne n'exclut pas l'intérêt qu'excite
naturellement cette chronique naïve d'ua temps de iranfor-
mation sociale, où le Nord, enveloppé de ténèbres, cherchait,
par l'organe de ses scaldes, à saisir les reflets incertains des
révolutions du Midi.
Une érudition plus positive , quoique moins attrayante
peut-être , se révèle dans les Chroniques anglo-saxonnes de
Gildas et de ses successeurs, qui racontent en latin du moyen
âge, du sixième jusqu'au dixième siècle , l'histoire de l'hep-
tardiie et les vicissitudes de ses rois. Un prêtre nommé
Aldhelm, qui mourut en 709, composa, dit-on, des ballades
en dialecte populaire , quoiqu'il ne soit resté de lui que des
hymnes et des lettres latines déparées par un style préten*
tieux. Mais l'homme qui réellement représenta la science, et
qui sut la mettre en honneur en la popularisant de toutes
parts, fut Bède justement surnommé le Vénérable^ né
en 67d dans la Northumbrie, où il reçut l'ordination sacrée.
Doué d'une vaste mémoire, d'un jugement sain, d'un zèle
infatigable et d'une grande simplicité de cœur , il acquit
toutes les connaissances accessibles dans ces temps de trou-
ble et d'ignorance ; et animé surtout du désir de les utiliser
pour sa patrie, il écrivit en latin des Conmientaires sur la
116 LITTÉRATURE DU NORD.
Bible , une Histoire de TÉglise d'Angleterre , et une foule de
traités de science et de morale qui excitèrent un vif enthou-
siasme ; honoré des princes , respecté de ses disciples , il ne
-vécut que pour la religion et pour Tétude, dont il répandait
le goût par de sages enseignements. Il mourut en 73S , re-
gretté de tous, après avoir fondé Técole brillante d'où sortirent
Alcuin et Alfred.
Une autre gloire de Tancienne Angleterre fut Winfrid ou
Boniface, Tapôtre des Germains, qui, s'exilant volontairement
de sa patrie pour propager la foi chrétienne , convertit en
Allemagne plus de cent mille païens, fonda une foule de
monastères et d'abbayes, et fut désigné par le pape pour sa-
crer Pépin , roi des Francs. Il reste de lui plusieurs lettres
latines écrites soit aux papes, soit aux rois, et dont les ré-
ponses prouvent Teslime et le respect quinspiraient partout
ses vertus. Il subit le martyre en 755, massacré par les peu-
ples de la Frise qu'il était allé convertir.
Les habitants de ces parages , répandus du Rhin jusqu'à
TElbe, et que Ton pourrait désigner sous le nom de Friso-
Saxons, avaient en effet conservé une rudesse et une cruauté
farouches. Belliqueux descendants des Cimbres, des Gattes,
des Frisons, des Bataves, retranchés dans leurs marécages et
dans leurs forêts impénétrables, ils avaient bravé les Romains,
défait les légions impériales , et atteint Tépoque du moyen
ftge indépendants et indomptables. Leur vaste confédération
touchait, d'un côté à la Gaule, de l'autre à la Sarmatie, et
s'étendait de la mer du Nord jusqu'à la forêt hercynienne. Le
culte d'Odin régnait au milieu d'eux avec des modiflcations
diverses dont nous n'avons que de vagues notions ; leur lan-
gue, qui sert d'intermédiaire entre l'anglo-saxon et le lu-
desque, était rude et inculte comme eux , semée d'aspirations
LES FRANCO-SUÈVES. 117
qui se mêlaient à une vocalité incertaine. Plus tard y quand
ces tribus électrisées par Witikind , et courbées avec pleine
sous le glaive sanglant de Cbarlemagne , devinrent à leur
tour dominantes, leur langue, qui avait déjà produit une
Paraphrase des Évangiles, se modifia et se scinda, en formant
d'un côté le bas-allemand, qui rivalisa avec Tallemanique,
de Tautre le hollandais et le flamand actuels, dont la litléra^
ture est toute moderne.
XI
I^es FrAiicB-SaèTes» Chant de Hlldebrand.
Les peuples de la Germanie centrale, descendants . des
anciens Teutons , ont été désignés par Tacite sous le nom
générique de Suèves ou Souabes, qui dans leur langue signi-
fie nomades. Nous voyons en effet leurs tribus , qui s'éten-
daient de TEIbe jusqu'au Rhin à travers la forêt hercynienne,
sous les dénominations de Chérusques , de Ghauques , de
Quades, de Marcomans, changer sans cesse de demeures dans
leurs agressions belliqueuses , et, contenues à peine par la
puissance d'Auguste et de Trajan , refluer ensuite sur Tem-
pire et lui contester ses provinces. Dans la grande invasion
des peuples, nous voyons , à la suite des Goths , marcher
des Suèves qui pénètrent en Espagne, et des Francs, qui
s'emparent de la Gaule , pendant que les Âllemans, hom-^
mes de toutes les tribus, s'échelonnent sur les bords du
118 LITTÉRATURE DU NORD.
Rhin, pendant que les Thervinges ou Thuringîens et les
Boïares où Bavarois couvrent les deux rives du Danube.
Ces nations parlaient les dialectes d'une même langue que
l'on a désignée sous le nom de tudesque, langue alliée de près
au gothique et plus rapprochée de lui que le saxon sous le
rapport des formes grammaticales , des flexions et des dési*
nences, mais s^cn écartant sensiblement par cette ten-
dance aux consonnes fortes et aspirées qui , à travers le
francique et Tallemanique, s'est transmise à l'allemand mo-
derne. Les Francs et les Âllemans, en deçà et au delà du
Rhin , constituaient en effet les deux branches principales
de cette vaste confédération , unie dans sa haine contre
Rome, mais divisée et fractionnée ensuite par une foule de
guerres intestines.
La Gaule , où les Francs s'établirent en face des Yestgoths
et des Burgondes de race gothique, avait subi depuis quatre
siècles l'influence de la conquête romaine, au point de chan-
ger complètement de mœurs, de croyances, de langage. Les
«
traditions celtiques refoulées avec les druides dans les som-
bres vallées des Àrdennes, sur les côtes orageuses de FAr-
morique, où de longues séries de pierres levées, colonnades
informes de leurs temples , marquent encore leurs derniers
vestiges, avaient disparu du reste de la Gaule devant le poly-
théisme romain. Dévastes cités, de somptueuses demeures,
des temples, des théâtres, des aqueducs gigantesques cou-
vraient partout le sol conquis et captivaient ses habi-
tants. Les lois romaines, les sciences romaines, avaient
pénétré dans les masses; l'éloquence était en honneur,
une vive émulation animait les esprits. Bientôt le Chris-
tianisme eut en Gaule, comme en Italie et en Grèce, ses
martyrs et ses docteurs illustres ;. saint Irénée, saint
LES FRANGO-SUÈYES. 119
Hilaire, 8ûint Martin, y firent luire la lumière de la foi ; le
pouvoir impérial converti à la religion nouvelle se plut à
y fixer son séjour; les fils de Constantin, ceux de Yalen-
tinien, choisirent la Gaule pour dernier boulevard contre
Tenvabissement du monde barbare. Elle était devenue toute
romaine quand elle subit le joug de ses nouveaux vain-
queurs.
Les Francs ^ , mélange spontané et inculte des antiques
tribus de la Germanie, étaient trop rudes et trop barbares
pour imposer leur langue et leurs usages à cette civili-
sation avancée qu'ils venaient d'asservir par les armes.
Aussi voyons -nous les rois et les nobles porter seuls des
noms germaniques ; te corps de la nation resta gallo-romain,
modelé sur l'influence politique et religieuse de Rome cbré«
tienne. Quand Mérovée eut assuré Texistence de la monar-
chie naissante par sa victoire décisive sur les Huns ; quand
Ciovis, guerrier impitoyable, Feut affermie et étendue par le
glaive, qu'il eut triomphé des AUemans et incorporé de force
dans sa nation les états plus policés des Yestgoths et des
Burgondes, la religîon chrétienne, constituée en puissance
par rénergie de ses pieux défenseurs, exerça sur les conqué-
rants mêmes son influence civilisatrice. Le clergé, seul dé-
positaire des lettres partout repoussées par les armes, fonda,
à Timitation de saint Benoit, des monastères consacrés à la
science ; il retarda , autant que possible , Tinévitable déca-
dence du latin , donna au culte une forme précise , aux lois
une autorité respectée. Bientôt cependant Tantipalhie natu-
relle qui devait séparer tant d'éléments divers. Celtes , Ro-
mains, Goths, Burgondes, Atlemans, Francs, tribus de races
> On dérive généralement ce nom du mottudesque/V>afi^, fier, libre.
120 LITTÉRATURE DU NORD.
et de mœurs dijETérentes , éclata dans les guerres miles que
10 livrèrent les successeurs de Clovis. Les états de Touest et
de Test , les royaumes de Neuslrie et d'Ostrasie, résumèrent
après Clotaire P% sous Frédégonde et Brunehaut , la haine
que se portaient ces divers peuples , qui commencèrent dès
lors à se grouper en deux vastes puissances rivales.
Avec cette lutte naquit Thistoire dans la personne de
Grégoire de Tours, moine laborieux, premier annaliste de
ces temps de troubles et de ténèbres. Son histoire des Francs,
rédigée en latin, seule langue écrite à cette époque, com-
prend, outre le récit détaillé de l'établissement de TÉglise
dans la Gaule, les règnes des rois Mérovingiens depuis
leur origine jusqu'à Clotaire II, qui vivait au commence-
ment du septième siècle. Elle présente, malgré son alyle
dijETus et les pieuses erreurs dont elle abonde, une foule de
récits instructifs qu'on chercherait vainement ailleurs , et
que relèvent un fond de probité, une naïveté d'expression
et de pensée qui ne sont pas dépourvus de charme. Le plus
connu de ses continuateurs est Frédégaire, qui , après avoir
résumé avec plus de zèle que de goût de vagues notions
d'histoire universelle, a continué les annales de la première
race jusqu'aux règnes de Dagobert et de ses deux âls, sous
lesquels la domination franke s'étendit jusqu'en Germanie.
A cette époque où le pouvoir échappe aux mains débiles des
rois fainéants, où le sceptre est remplacé par l'épée dont
s'arment les maires du palais, la scission de la Neustrie et de
rOstrasie devient de plus en plus sensible ; la lutte ardente ,
individuelle , se résume dans la rivalité des chefs. En vain
les Neustriens résistent sous Ebroïn, dernier représentant du
génie celtique; une noble et forte race s'élève chez leurs ri-
vaux : des hommes tels que Pépin d'Héristal, Charles Martel,
LES FRINCO-SOÉVES. 121
Carlomip , Pépin le Bref, assurent à TOstrasie une supé-
riorité incontestable. Le premier constitue la monarchie des
Francs ; le second la sauve du joug des Arabes qui , maîtres
de la moitié de TAsie et de T Afrique, conquérants récents
de TEspague , menaçaient d'assujettir l'Europe ; les deux
derniers s'emparent de l'Aquitaine, et jettent les fondements
d'une dynastie nouvelle. Le génie germanique domine dans
toute la Gaule, et fait renaître plus brillant, plus vivace, le
souvenir de ses anciens triomphes.
Les exploits de ces chefs redoutables qui avaient vaincu
Rome au cinquième siècle, les hauts faits d'Alaric, d'Attila,
de Theuderic, joints à ceux du mystérieux Sigfrid, avaient
eu bien certainement leurs chantres, qui, comme ceux de ces
anciens Germains dont parle Tacite, entonnaient au milieu
du carnage le bardit du combat et Thymne de la victoire.
Ces chants, transmis de bouche en bouche, s'étaient perpé-
tués dans les camps; ils charmaient la joie des festins, adou-
cissaient le deuil des funérailles. Des légendes, des allusions
mythologiques en avaient rehaussé l'éclat et leur avaient
donné un caractère traditionnel et respecté. Mais presque
tous ont disparu, soit par l'opposition des moines dont la
plume se refusait à retracer les souvenirs du paganisme,
soit par l'ignorance des scaldes qui, ne sachant écrire, les
abandonnaient au hasard. Les faibles successeurs de Char-
lemagne les proscrivirent ensuite par excès de piété, et effa-
cèrent autant qu'ils le purent ces annales primitives de leur
race. Au milieu de tant de circonstances funestes à la litté-
rature tudesque, nous devons donc nous estimer heureux
de la découverte d'un précfeux fragment poétique du hui-
tième siècle, trouvé récemment à Cassel sur un manuscrit
sans nom d'auteur, et qui décrit le combat involontaire d'uu
122 LITTÉRATURE DÛ NORD.
père contre son propre fils K Le Poème de Hildebrand et Ha-
dubrand faisait partie de ce cycle héroïque consacré à la
gloire des conquérants barbares, chez qui un courage in-
flexible suppléait à toutes les vertus. Presque inexplicable à
sa première apparition, à cause de l'ancienneté du style et de
Taltération de récriture, mais épuré, commenté avec soin, et
enfin complètement éclairci à l'aide des traditions Scandi-
naves, il nous apparaît comme une scène chevaleresque pleine
de pathétique et de terreur.
Hildebrand, compagnon d'armes de Theuderic, chef des
Ostgoths, banni comme lui de l'Italie par Odoaere, roi des
Hérules, s'est réfugié auprès d'Attila, roi des Huns, pour qui
il combat pendant trente ans d^exil. Enfin il rentre en Italie
avec son prince, et apprend que son fils Hadubrand est à la
tète des phalanges ennemies. Monté sur son coursier fou-
gueux il cherche ce fils qui ne l'a jamais connu ; il le trouve
seul, en avant de ses troupes , l'appelle à lui et veut se faire
connaître. Mais Hadubrand repousse son. père avec colère,
comme un étranger et un traître ; et aussitôt s'engage entre
eux un combat acharné, terrible, dont l'issue reste indé»
cise; car ici le manuscrit s'arrête. Tel qu'il est, et malgré la
lacune qui nous prive peut-être de ses plus grandes beautés,
ce poème est le représentant fidèle de l'ancienne rudesse ger-
manique ; il nous montre un honneur farouche étoufiTant la
voix de la nature et achetant la joie de la victoire au prix des
plus saintes affections. L'idiome dans lequel il est écrit
est l'ancien franco-suève mêlé à quelques assonnances
saxonnes; son rhylhme irrégulier repose sur l'allitération.
La traduction que nous en présentons, d'après le texte soi-
* Bildehrand et Hadubrand, von W. Grimm, GœlUngue, iSâO;
Lachmana, Berlin, 1833.
LES FRANGO-SUÈYES. 123
gneusement revu, appartient à M. Michelet; nous ne sau-
rions en donner une meilleure pour Texactitude et Ténergie.
Ik gihorta that seggen^ that sih urhettun ànon muotin
Uildibraht enti Hathubrant untar keriuntiÂeniy
Sunufatar ungo; iro saro rihtun,
Garutun se iro guthhamun^ gurtun sih iro suert ana^
Helidos ubar ringa^ do sie to dero hiltu ritun.
•
c J'ai ou! dire* qu'au milieu des combats se défièrent Hil-
debrand et Hadubrand, le père et le fils. Us préparèrent
leurs armes, endossèrent leurs cuirasses, bouclèrent leurs
épées, et les deux héros marchaient Tun contre l'autre,
quand le noble fils de Heerbrand, le sage Hildebrand, concis
dans ses paroles, demande à l'autre guerrier quel était son
père parmi les hommes. — De quelle race es-tu ? lui dit-iL
Si tu me le dis, je te donne cette cuirasse à triple fil ; guerrier
de ce royaume, je connais toute race d'hommes. '— Hadu-
brand, fils de Hildebrand, lui répondit : Des gens vieux et
sages qui furent jadis m'ont dit que Hildebrand était mon
père; moi, je me nomme Hadubrand. Un jour il alla vers
l'orient, fuyant la haine d*Otaker, avec Dielric et une foule
de guerriers ; il laissa au pays une jeune épouse dans sa de-
meure, un fils enfant, une armure sans maître, et marcha
vers l'orient. Quand le malheur accabla mon cousin Die-
tric, privé d*amis, Hildebrand s'éloigna d'Oiaker, et, guer-
rier intrépide, pendant le malheur de Dielric, il était tou-
jours à la tète des troupes, il afiTectionnait les combats, il
était connu de tous les braves ; je ne crois pas qu'il vive en-
core. — Dieu du ciel, seigneur des hommes, s'écria Hilde-
brand, ne permets pas le combat entre des hommes qui sont
ainsi parents ! — Il détacha alors de son bras une chaîne
124 LITTÉRàTURE DU NORD.
tressée en bracelets que lui avait donnée le roi puissant des
Huns : Reçois, dit-il, ce don de mon amitié. — Hadubrand
lui répondit : C'est avec le javelot qu'on reçoit un tel doD.
et pointe contre pointe ! Vieux Hun, indigne espion, tu m'é-
prouves par tes paroles. A Tinstaut je te lance mon javelot*,
tu es si vieux et ne crains pas de mentir ? Us m'ont dit, ceux
qui naviguent à Touest sur la mer des Vendes, qu'il y a eu
une grande bataille et que Hildebrand, fils de Heerbrand, a
péri. — Hildebrand, fils de Heerbrand, lui Tépond : Je vois
bien à ton armure que tu ne sers pas un noble maître, et que
dans ce royaume tu n'as pas encore vaincu. Hélas ! Dieu puis-
sant, quelle destinée est la mienne ! Soixante ét^ et bivers
j'ai erré dans l'exil, jamais on ne m'a confondu dans la foule
des guerriers, jamais ennemi n'enchaina mes jambes dans
son fort, et maintenant il faut que mon propre fils me perce
de son épée, me fende de sa hache, ou que je devienne son
meurtrier ! Sans doute tu peux , si tu en as la force, enlever
l'armure d'un brave, dépouiller son cadavre, quand toutefois
tu en as le droit. Que celui-là, ajouta Hildebrand, soit le plus
vil des hommes de l'est qui voudra te détourner du combat
que tu souhaites avec tant d'ardeur ! Braves compagnons,
c'est à vous déjuger qui de nous dirigera mieux les traits,
qui se rendra maître des deux armures! — Ils lancent alors
leurs javelots aigus qui s'enfoncent dans les boucliers; ils se
précipitent l'un contre l'autre, et, de leurs haches retentis-
santes, ils fendent les boucliers luisants ; leurs cuirasses en
sont ébranlées, mais leurs corps... »
Ici s'arrête le manuscrit, et, avec lui, l'écho terrible de
Feffervescence des passions guerrières, du cri de Thonneur
étouffant la nature. Toutefois, si nous avons à regretter les
beaux vers qui probablement devaient suivre ce début et en
LES FRANCO-SUÈVES. 125
faire une narration complète, au moins ne restons^nous pas
dans une pénible incertitude sur Fissue du combat du père
contre son flls. Car le nom de Hildebrand est célèbre en Al-
lemagne, où d'anciennes traditions Tout rendu populaire.
Il se montre dans le Poème des Nibelunges, compagnon fl-
dèledeTbeudericchez Attila ; il reparait dans le Heldenbucb,
et plus parliculièrement dans les cbants des meistersinger,
qui ont reproduit sa légende avec toutes les circonstances
qui s'y rattachent. Mais nulle part la lutte de Hildebrand et
de son flls n'est présentée d'une manière plus complète que
dans la Yilkina-saga, recueil Scandinave composé dans le
treizième siècle, par l'ordre d'un roi de Norvège jaloux de
recueillir toutes les traditions de l'Allemagne, dont plusieurs
auraient péri sans lui. Ce sera dans cette parapbrase, entre-
mêlée de quelques incidents nouveaux, que nous verrons le
dénouement de cette scène si grande dans sa rudesse sau-
vage.
Le récit, prosaïque et diffus, comme le sont généralement
les Sagas^ nous représente Hildebrand quittant avec Tbeu-
deric la cour du roi Attila pour reconquérir l'Italie. Il ap-
prend que son fils, qu*il n'a pas vu depuis sa naissance,
commande à Vérone l'armée ennemie, et il s'avance seul à
sa rencontre.
c Hildebrand se dirigea vers la ville de Vérone et rencon-
tra en chemin son flls Alebrand monté sur un blanc cour-
sier, armé comme on le lui avait décrit, le faucon au poing,
un chien à ses côtés. Hildebrand vit qu'il se tenait bien à
cheval; soudain il s'élança contre lui, et Alebrand le
reçut en homme de cœur ; leurs javelots volèrent avec tant
de force qu'ils se rompirent sur leurs boucliers. Mettant aus-
sitôt pied à terre, ils tirèrent leurs épées et combattirent à
126 LITTÉRATURE DU NORD.
outrance ; ils s'assirent ensuite pour prendre quelque repos.
— Dis-moi ton nom, s'écria alors Alebrand, "vieillard qai
m'as combattu si longtemps, dis-moi ton nom, ou de gré ou
de force tu deviendras mon prisonnier. — Il leva bIgts son
épée de ses deux mains et frappa Hildebrand, qui lui riposta
aussitôt; ils combattirent longtemps, jBt, enfin fatigués, ils
se reposèrent pour la seconde fois. — Dis-moi ton nom, s'é-
cria alors Alebrand, ou de gré ou de force tu périras. — Il
leva de nouveau son épée et frappa à grands coups le vieil-
lard qui se défendit vaillamment. — Si tu es de la race des
Yœlûng, s'écria alors Hildebrand, dis-moi ton nom ou tu
moun*as. — Si tu aimes ta vie, répondit Alebrand, dis-moi
tôt) nom sur-le-champ ; je ne suis pas un Yœlfing, la vieil-
lesse qui t'aveugle a pu seule te porter à me parler ainsi. —
Le combat recommença alors, et Hildebrand porta un coup
si fort à la hanche d'Âlebrand, que sa cuirasse fut rompue et
qu'il ne put se soutenir. — Un démon conduit ton bras, s'é-
cria alors Alebrand, il faut que je te rende les armes, car je
n'ai plus la force de combattre; voici mon épée : —Hais
lorsque Hildebrand allait saisir Tépée, Alebrand la leva
pour lui abattre les mains ; Hildebrand avançant son bour
clier lui dit : Ce coup tu l'as appris d'une femme et non de
ton père! — Il s'élança alors sur lui avec tant d'impétuosité,
qu' Alebrand tomba à la renverse, entraînant dans sa chute
Hildebrand qui lui frappait la poitrine du ponuneau de son
épée, en s'écriant : Ton nom ou ta vie I — Ha vie, répondit
Alebrand, a maintenant peu de prix pour moi, puisque j'ai
été vaincu par un vieillard. — Si tu veux conserver la vie,
dit Hildebrand, dis-moi si tu es mon fils Alebrand, et recon-
nais en moi ton père ! — Tous deux se relevèrent alors,
s'embrassèrent avec joie, et, remontant à cheval, se rendir
LES FRÂNGO-SUÈYES. 127
rent à Vérone. Âlebrand demanda alors à son père comment
il avait quitté la roi Dietric. Hildebrand lui répondit en lui
racontant tout. Alors Ute, la femme de Hildebrand, la mère
du jeune guerrier, vint au devant d'eux, et lorsqu'elle vit son
fils tout sanglant, elle se prit à pleurer et dit : Mon cher fils,
' commentes-tu blessé, et quel est cet homme qui te suit? —
Je n'ai pas honte de cette blessure, dit Âlebrand, car elle
me vient de mon père, du seigneur Hildebrand que voici. —
La m^re se réjouit alors ; elle reçut avec transports son fils
et son époux, et tous furent rendus au bonheur. »
Malgré tout ce que le récit a perdu de force dans cette pa-
raphrase, malgré les' détails oiseux qui s'y trouvent et l'im-
passibilité cruelle avec laquelle l'auteur prolonge ce combat
parricide, sans une plainte, sans un seul regret, on aime à
y trouver pour dénouement du drame la reconnaissance des
deux guerriers et leur retour amical auprès d'une épouse
et d*une mère. C'est ainsi que le plus grand des poètes, au
milieu de ses fictions sublimes, a peint l'entrevue d'Ulysse
avec Télémaque, avec ce fils qu'il trouve après vingt ans
d'absence, et qui croit voir en lui un messager du ciel : |
« Je ne suis pas un dieu, dit Ulysse, reconnais ton père
que tu pleures, ton père dont l'absence t'a causé tant de
maux ! Aussitôt il Tembrasse, baigne son visage de larmes
et le serre fortement sur son cœur. »
Hais teUe n'est pas la tradition primitive, la forme orien-
tale du mythe germanique, conservée dans l'ancienne lé-
gende persane, où le héros Rustan combat son fils Zorab
qu'il tue sans le reconnaître, et qu'il pleure amèrement ;
et dans plusieurs légendes des anciens Celtes, dont l'une,
celle de CuchuUin poëte guerrier de l'Irlande , nous le
montre combattant sur le rivage natal, et tuant sans leçon-
128 LITTÉRATURE DU NORD.
naître son fils Conloch, qui, fidèle aux injonctions d'une
mère jalouse, avait refusé de déclarer son nom.
« Alors et malgré eux , les chefs commencèrent le com-
bat; l'honneur réireilla leurs forces assoupie. Terribles
étaient les coups que portaient leurs bras vaillants , et long-
temps leurs destins demeurèrent indécis; car, jusqu'à celte
heure, l'œil n'avait jamais vu combat soutenu de la sorte,
victoire si rudement disputée. A la fin, la colère et la honte
soulevèrent l'âme de CuchuUin ; il poussa sa lance étincielante
avec une habileté fatale, et jeta sur le champ de bataille le
jeune guerrier mourant.
« — Noble jeune homme, cette blessure, je le crains, n'est
pas de celles qu'on peut guérir ! Maintenant donc, fais-nous
savoir ton nom et ton lignage , d'où et pourquoi tu viens,
afin que nous puissions t'élever une tombe qui t'honore , et
qu'un chant de gloire immortalise ta louange.
< — Approche, réplique le jeune blessé, plus près, plus près
de moi. Oh ! que je meure sur cette terre chérie et dans tes
bras bien-aimés ! Ta main, mon père, guerrier malheureux!
Et vous , défenseurs de notre lie , approchez pour entendre
ce qui fait mon angoisse ; car je vais briser le cœur d'un
père. le premier des héros, écoute ton fils, reçois le der-
nier soupir de Conloch! Vois le nourrisson de Danscaik, vois
l'héritier chéri de Dundalgan; vois ton malheureux fils
trompé par les artifices d'une femme et par une fatale pro*
messe! n succombe, triste victime d'une mort prématurée.
^0 mon père , n'as-tu pas reconnu que je n'étais qu'à moitié
ton ennemi, et que ma lance, dardée contre toi, se détour-
nait de ta poitrine ? »
CHÀRLEUAGNE. 1 29
xu
L'avénement de la maison ducale d'Ostrasie à la domina-
tion de la monarchie franke dans la personne de Charles
Martel, vainqueur des Sarrasins, conquérant de l'Aquitaine,
chef redouté des tribus germaniques , prépare une ère nou-
Yelle dans rbistoire , une révolution dans la littérature. La
France et TÂUemagne, qui ne s'étaient connues qu'au milieu
des cris de guerre et du fracas des armes , se rapprochent
tout à coup d'une manière plus intime sous le sceptre de
Pépin le Bref, qui, appelé au trône par le vœu des provinces
fatiguées d'une longue anarchie, conçoit le premier cette
grande pensée d'union et d'assimilation nationales que devait
accomplir ei féconder le génie puissant de Charlemagne.
Charlemagne! ce nom a traversé les siècles, entouré d'une
auréole de gloire que chaque génération a vue s'accroltre,dx)nt
chaque siècle a rehaussé Téclat. Il y a sans doute de l'entrat-
nemeût dans cette admiration traditionnelle, dans ce concert
de louanges souvent peu motivées que l'on prodigue à un
grand caractère. Une réflexion plus calme a le droit de s'en
méfier aussi souvent qu'il s'agit d'actions tout extérieures,
d'une vie qui ne se manifeste à nous que dans les moments
sdfennels. Mais il n'eu est pas ainsi de la vie de Charlemagne ;
nous pouvons la voir, l'observer, la scruter dans ses
moindres détails ; toute la conduite de ce prince est exposée
à nos yeux dans les chroniques contemporaines; nous y dé-
couvrons ses qualités et ses faiblesses avec autant de précision
9
430 LITTÉRATURE DU NORD.
et de certitude que nous connaissons celles de Jules-Césdr,
de Louis XIV, de Napoléon. Le génie de Charlemagne, ainsi
examiné, soutient cette épreuve difficile; il s'y montre,
malgré ses défauts , plein de noblesse et d'héroïsme , actif,
éclairé, intrépide, comme cehii d'un des plus grands hommes
gui aient jamais paru dans l'histoire.
Nous ne considérerons pas ici le guerrier, le conquérant
de tant de peuples divers , le vainqueur des Longlmrds, des
Arabes, des Slaves, des Avares, des Saxons, le terrible adver*
saire de Witikind et d'Abderrame, l'allié puissant de Haroun
et d'Irène, le régénérateur de l'empire d'Occident; nous ne
chercherons à connaître que le sage législateur, le réforma-
teur des mœurs, le protecteur des lettres. Charlemagne ,
persuadé que l'éclat des victoires ne suffit pas au bonheur
d'un empire , que ce bonheur est fondé sur le respect des
lois, sur le progrès des sciences, sur la sécurité des fron-
tières , sur le développement de Tindustrie , promulgua ses
Capitulaires sur les diverses parties de l'administration »
sur les crimes et délits , sur la gestion des biens , sur la
constitution ecclésiastique. Investi depuis Tan 800, par le
rétablissement de l'empire , d'un pouvoir absolu en France ,
en Allemagne, en Italie, protecteur de la papauté seule force
civilisatrice de cette époque, il apporta dans les affaires de
l'Église, comme dans celles de Tadministration civile, ce 2^e
actif et judicieux qui caractérisait tous ses actes. Le sentiment
du beau et de Tutile semble Tavoir constamment dirigé ;«il
respire dans son respect pour Rome, le foyer des sciences et
des lettres ; dans son admiration éclairée pour les arts ; dans
les grands monuments de son règne : la cathédrale d'Aix-la-
Chapelle, le château d'Ingelheim, le pont de Mayence; dans
ces routes, ces ports, ces forteresses, premiers berceaux de
GUÀRLEMAGNS- 1 31
villes florissantes , telles que Halle , Magdebourg et Ham-
bourg. Ses qualités furent ternies par Torgueil, écueil ordi-
naire des grandes &mes , et jpeut-être par d'autres défauts
que nous ne cherchons pas à pénétrer; souvent sa force
dégénéra en rudesse, son ardeur belliqueuse en cruauté.
Hais dès qu'il rentrait en lui-même , dès que le bruit des
armes avait cessé , il était calme , humain , compatissant ,
dévoué à Tamitié, aux doux liens de famille, à la simplicité
de la vie intime qu'il menait au milieu de ses enfants, de
ses proches , des savants étrangers qu'il avait attirés à sa
60ur. C'était dans ce cercle choisi qu'il méditait ses utiles
réformes , ses plans d'étude , ses améliorations progressives
dont il se faisait le premier adepte. C'était là que, dans son
palais transformé en académie, dont chaque membre portait
un nom allégorique , il dictait ses Capitulaires , réformait le
plain-chant , épurait le texte des Évangiles , tandis que sa
main guerrière, plus habituée au glaive qu'à la plume,
s'exerçait avec peine à tracer quelques lettres qu'il ne forma
jamais qu'imparfaitement. Hais c'était surtout la langue tu-
desque, l'énergique idiome de sa patrie, négligé, corrompu
de plus en plus au milieu de la confusion des peuples , qu'il
cherchait par tous les moyens à relever, à répandre, à enno-
blir. Non content de la faire enseigner, de concert avec le
latin, dans les nombreuses écoles ouvertes sous ses auspices,
il composa lui-même des éléments de grammaire , donna
des noms tudesques aux vents et aux mois , et fit recueillir
avec le phis grand soin tous les chants, toutes les poésies
populaires qui célébraient la gloire des anciens conquérants,
premiers chefs de la nation allemande.
Parmi les savants qui, de toutes les contrées, se pressaient
autour de ce trône où les lettres retrouvaient un édat et
132 LITTÉRATURE DU NORD.
une sécurité si longtemps compromis, l'Italie comptait Pierre
de Pise et Paul Diacre, représentants de l'érudition classique,
des traditions grecques et romaines bien obscurcies sans
doute, mais douées cependant de cette force d'impulsion et de
civilisation qu'elles ne perdirent jamais. L'austère et religieuse
Irlande envoya Clément et Claudius , qui consacrèrent leur
zèle évangélique à la fondation et à la propagation des écoles
dans toute l'étendue de l'empire. Mais deux hommes, Alcuin
etÉginhard, d'origine différente et de caractères opposés^
unis par l'affection sincère qu'ils portaient tous deux à Tem^
pereur, ont contribué plus que tous les autres à Tillustra-
tion de son règne. Âlcuin , disciple de Bède , dépositaire de
la science anglo-saxonne, dialecticien habile, d'une érudition
rare quoique indigeste, auteur d'une foule d'ouvrages latins
sur la rhétorique et la morale utilement appliquées aux
études , donna à Charlemagne les conseils les plus sages , et
fut le guide et le flambeau de cette Académie palatine, dont
l'existence, bien qu'éphémère, était un gage certain de la
naissance des autres. L'empereur lui avait confié l'éducation
de ses trois fils , Charles , Pépin et Louis. Voici le dialogue
d'Alcuin avec l'un d'eux sur les éléments de la science, mé-
lange curieux de pensées profondes jointes aux plus simples
lieux communs :
« Qu'est-ce que l'écriture ? demande le maître à son dis-
ciple. — La gardienne de l'histoire.
« Qu'est-ce que la parole î — L'interprète de l'âme*
« Qu'est-ce que la vie ? — Le bonheur des élus, le malheur
des réprouvés , l'attente de la mort^
« Qu'est-ce que l'homme ? -^ Un voyageur qui passe.
« Quels sont ses compagnons ? — La chaleur, le froid , la
sécheresse, l'humidité.
CHARLEMAG^E. 133
« Quelles sont ses sensations? — La faim, la satiété, le
repos , le travail, le sommeil, le réveil.
« Quelle est sa liberté ? — LMnnocence. »
Alcuin jouit pendant toute sa vie de la faveur entière de
Charlemagne, qui l'appelait son conseiller, son modèle, et
le €omblait de marques de déférence.
Un sentiment non moins affectueux, et rendu plus vif en-
core par une parfaite identité de pensées, unissait ce prince
à Éginhard, son secrétaire intime, que Ton prétend même
avoir été sou gendre. Il est à regretter que la légende si
naïve, si gracieuse de ses premières amours, ne puisse s'ap-
pliquer à aucun des noms que l'histoire donne aux filles de
Charlemagne. Quoi qu'il en soit de ce merveilleux récit, Égin-
hard, moins érudit qu' Alcuin, mais doué d'une conception
p'us haute, parait avoir apprécié avec justesse toute la gran-
deur du génie de son maître. Élevé sous ses yeux, compa-
gnon de ses études, initié à ses sentiments les plus secrets,
il nous a légué un monument précieux dans son Histoire
latine de la vie de Charlemagne S livre aussi remarqua-
1)Ie par la pureté du style qui rappelle les beaux temps de
Rome, que par la régularité du plan, la clarté du récit, la
justesse et la hauteur des pensées. La noble tendance qui
y règne se reconnaît dès son début, dont nous puisons la
traduction dans la belle collection historique publiée par
H. Guizot.
« Ayant formé le. projet d'écrire la vie, l'histoire privée
et la pluparf des actions du maître qui daigna me nourrir,
le roi Charles, le plus excellent et le plus justement fameux
des princes, je Tai exécuté en aussi peu de mots que je l'ai
1 Eginharti Fiia Caroli Magni, Helmstad, 1806.
134 LITTÉRATURE DU NORD.
pu faire ; j'ai mis tous mes soins à ne rien omettre des choses
parvenues à ma connaissance, et à ne point rebuter par la
prolixité les esprits qui rejettent avec dédain tous les écrits
nouveaux. Peut-être cependant n* est-il aucun moyen de ne
pas fatiguer, par un nouvel ouvrage, des gens qui mépri-
sent même les chefs-d'œuvre anciens sortis des mains
des hommes les plus érudits et les plus éloquents. Ce
n'est pas que je ne croie que plusieurs de ceux qui s'a-
donnent aux lettres et au repos ne regardent point les choses
du temps présent comme tellement à néglige que tout ce
qui se fait soit indigne de mémoire, et doive être passé sous
silence ou condamné à l'oubli; tourmentés du besoin de
l'immortalité, ils aimeraient mieux, je le sais, rapporter,
dans des ouvrages tels quels, les actions illustres des autres
hommes, que de frustrer la postérité de la renommée de leur
propre nom en s'abstenant d'écrire. Cette réflexion ne m'a
pas déterminé toutefois à abandonner mon entreprise ; cer-
tain d'une part que nul ne pourrait raconter avec plus de
vérité les faits auxquels je ne demeurai pas étranger, dont je
fus le spectateur, et que je connus, comme on dit, par le té-
moignage de mes yeux, je n'ai pas réussi de l'autre à sa*
voir positivement si quelque autre se chargerait on non de les
recueillir. J'ai cru d'ailleurs qu'il valait mieux courir le
risque de transmettre, quoique pour ainsi dire de sodélé
avec d'autres auteurs, les mêmes choses à nos ileveax, qMds
laisser perdre dans les ténèbres de l'oubli la gloriease^ié-
moire d'un roi vraiment grand et supérieur à tous les princes
de son siècle, et des actes éminents que pourraient à peine
imiter les hommes des temps modernes. Un autre motif,
qui ne me semble pas déraisonnable, suffirait seul, au sur-
plus, pour me décider h composer un ouvrage : nourri par
CHARLEMAGNE. 135
ce monarque du moment où je commençai d'élre admis
à sa cour, j'ai vécu avec lui et ses enfants dans une amitié
constante qui m'a imposé envers lui, après sa mort comme
pendant sa vie, tous les liens de la reconnaissance. On serait
donc autorisé à me croire et à me déclarer bien justement
ingrat, si, ne gardant aucun souvenir des bienfaits accumu-
lés sur moi, je ne disais pas un mot des hautes et magni-
fiques actions d'un prince qui s'est acquis tant de droils à
ma gratitude, et si je consentais que sa vie restât comme
s'il n'eût jamais existé, sans un souvenir écrit et sans le
tribut d'éloges qui lui est dû.
< Pour remplir dignement et dans tous ses détails une
pareille tâche, la faiblesse d'un talent aussi médiocre, mi-
sérable et complètement nul que le mien, est loin de suffire ;
et ce né serait pas trop de tous les efforts de l'éloquence de
Tullius. Voici cependant, lecteur, cette histoire de l'homme
le plus grand et le plus célèbre; à l'exception de ses actions,
tu n'y trouveras rien que tu puisses admirer, si ce n'est peut-
être l'audace d'un barbare peu exercé dans la langue des
Romains, qui a cru pouvoir écrire en latin, d'un style cor-
rect et facile, et s'est laissé entraîner à un tel orgueil, que de
ne tenir aucun compte de ce que Cicéron dit dans le premier
livre desTuscuIanes, en parlant des écrivains latins. On y lit :
Confier à l'écriture ses pensées sans être en état de bien
lai diiposer, ni de les embellir et d'y répandre un charme
qui attire le lecteur, 6st d'un homme qui abuse h l'excès et de
son loisir et des lettres. — Certes, cette sentence d'un si par-
fait orateur anmit euf le pouvoir de me détourner d'écrire,
si je n'eusse été fermement résolu de m'exposer à la cri-
tique des hommes, et de donner en composant une mince
opinion de mon talent, plutôt que de laisser, par ménage-
136 LITTÉRATURE DU NORD.
ment pour mon amour-propre, périr la mémoire d'un si
grand homme. » /
Ces sentiments, pleins de simplicité et de noblesse, sont
reproduits dans tout le cours de Touvrage. Soit qu*il nous
raconte d'année en année les guerres et les victoires du con-
quérant, soit qu'il nous peigne sa vie domestique, son amour
de l'étude, ses vertus de famille, Éginhard est toujours à la
hauteur de son sujet ; rapide, élégant, judicieux, également
exempt de sécheresse et d*emphase, défaut ordinaire des an-
nalistes de ce temps. Charlemagne est d'autant plus grand
dans cet écrit qu'il s'y montre sous ses traits véritables,
dans cette sphère d'activité utile qui marqua tout le cours
de sa vie. Si nous voulous le voir sous une autre face,
moins vraie peul-étre, mais plus vive, plus saillante ; si nous
voulons connaître les récits populaires qui se répandirent
peu de temps après sa mort, soit sur ses entretiens officiels,
sur ses moments d'inlimité et d^abandon, soit sur ses ex-
ploits merveilleux, sur ses traits de génie et d'héroïsme,
ouvrons la vie anecdotique de Charlemagne publiée dans le
siècle suivant, sous le règne d'un de ses petits-fils, par un
moine du couvent de Saint-Gall, d'après le récit de deux de
ses vassaux ^ Nous verrons tout ce qu'un crédule enthou-
siasme ajoutait déjà à cette histoire si vaste, tout ce qu'il
accueillait avec avidité en le commentant et l'amplifiant sans
cesse ; nous y verrons le type du conquérant dont le nom a
inspiré tant de poèmes, le germe fécond du cycle épique
dont Charlemagne est devenu le héros. C'est ainsi qu'en-
traîné comme malgré lui par les glorieux souvenirs qui l'en-
tourent, le simple anachorète, généralement assez trivial^
^ Chronique du moine de Saint-Gall, dans la CoUeclion des histo-
riens de France.
CHARLEMÀ6NE. 137
nous a tracé un tableau tout homérique de l'expédition de
Charlemagne chez les Longbards :
« Quelques années auparavant, un des grands du royaume,
nommé Ogier, avait encouru la colère du terrible Charles,
et s'était réfugié près de Didier, roi des Longbards. Quand
tous deux apprirent que le redoutable souverain des Francs
s^approchait, ils montèrent au sommet d'une tour d'oùils pou-
vaient le voir arriver de loin, et, regardant de tous côtés, ils
aperçurent d^abord des machines de guerre telles qu'il en
aurait fallu aux légions de Darius ou de César. — Charles, de-
manda le roi des Longbards à Ogier, n'est-il point avec cette
armée? — Non, répondit celui-ci. Didier, voyant ensuite
une troupe immense de simples soldats assemblés de tous
les points de l'empire, dit de nouveau à Ogier : Certes,
Charles s'avance triomphant au milieu de cette foule? — Non,
pas encore, répondit l'autre. — Que pourrons-nous donc
faire? répondit Didier inquiet, s'il vient avec un plus grand
nombre de guerriers ? — Vous le verrez tel qu'il est, quand
il arrivera, reprit Ogier; mais pour ce qu'il en sera de nous,
je l'ignore.
. € Pendant qu'il disait ces paroles, parut le corps des gardes,
qui jamais ne connaît le repos ; à cette vue, Didier épouvanté
s'écria : Cette fois c'est Charles! — Non, pas encore, re-
prit Ogier. A la suite de leurs bataillons venaient les évo-
ques, les elercs de la chapelle royale et les confies. Didier
crut alors voir venir la mort avec eux, et il s'écria tout en
pleurs : Oh I descendons et cachons-nous dans les entrailles
de la terre, loin de la face et de la fureur d'un si terrible
ennemi. Mais Ogier, quoique tremblant, car il savait par
expérience ce qu'étaient la force et la puissance de Charles,
l'arrêta, certain qu'il n'était pas encore parmi cette troupe, et
138 LITTÉRATURE DU NORD.
•
lui dit : roi ! quand vous verrez les moissons s'agiter dans les
champs et coucher leurs épis comme au souffle d^une tempête;
quand vous verrez le Pô et le Tésin épouvantés inonder les
murs de votre ville de leurs flots noircis par le fer, alors yoos
pourrez croire que c'est Charles le Grand qui s'avance.
«A peine achevait-il ces paroles que l'on commença à aper-
cevoir vers le couchant comme un nuage ténébreux soulevé
par le vent du nord-est. Aussitôt le jour, qui était pur, se
couvrit d'ombres; puis, du milieu de ce nuage, l'édat des
armes fit luire un jour plus sombre que la nuit. Alors parut
Charles lui-même ; Charles, cet homme de fer, la télé cou*
verte d'un casque de fer, les mains garnies de gantelets de
fer, sa poitrine puissante et ses larges épaules défendues par
une cuirasse de fer, sa main gauche armée d'une lance de fer;
sur son bouclier on ne voyait que du fer, son cheval lui-
même avait la couleur et la force du fer; tous ceux qui pré-
cédaient le monarque, tous ceux qui marchaient près de lui,
tous ceux qui le suivaient, tout le gros de l'armée avaient
des armes semblables. Le fer couvrait les champs, le fer cou-
vrait les chemins, ce fer si dur était porté par un peuple d'un
cœur aussi dur que lui. L'éclat du fer répandait la terreur
dans les rues de la cité, et chacun se mit à fuir épouvanté en
criant : Que de fer ! hélas ! que de fer ! »
U y a dans ce vivant tableau le germe de tout un poème
épique. En le considérant même de sang froid, en le rédui-
sant à ses proportions les plus étroites , il offre toujours la
preuve incontestable d'une immense renommée militaire.
Mais ce n'est pas seulement comme guerrier, c'est ausa
comme homme que Charlemagne brille dans ce naïf recueil
d'anecdotes, et ici encore la noblesse du sujet soutient le
style de l'humble narrateur.
POÉSIE TUDESQUE. 139
« Charles se trouvant dans un port de la Gaule narbon-
naise, des corsaires normans s'en approchèrent pour y exer-
cer leurs pirateries. Hais, à peine se furent-ils aperçus de sa
présence, qu'ils s'éloignèrent à toutes voiles avec une incon-
cevable rapidité, évitant non-seulement les glaives, mais les
yeux mêmes des Francs qui les poursuivaient. Le religieux
Charles se leva alors de table et se mit à une fenêtre qui re-
gardait l'orient ; il y demeura longtemps immobile et les
yeux baignés de larmes; personne n'osait l'interroger. —Mes
fidèles, dit-il aux grands qui l'environnaient, savez-vous
pourquoi je pleure ? Je ne crains pas pour «loi ces pirates ;
mais je m'afflige que, moi vivant, ils aient osé insulter ce
rivage, car je ne prévois que trop les maux qu'ils feront souf-
frir à mes descendants et à leurs peuples. »
Ces paroles et ces larmes sont dignes d'un grand prince^
d'un roi dévoué au bien de ses sujets, qu'il sut défendre,
tant qu'il vécut^ contre toute agression étrangère. L'équi-
table postérité eu a su gré à Gharlemagne, dont le génie pres-
sentait à la fois et les malheurs et la gloire de la France.
xm
P^oésie tndesQae, Princes carolini^iens.
Le but que se proposait Charlemagne d'unir en un fais-
ceau tous ses vastes états était trop grand, trop gigantesque
pour que sou génie même pût l'atteindre. Aussi avait-il foit
de son vivant le partage de ses provinces entre ses trois fils«
et lorsque la mort prématurée des deux aines, suivie de celle
140 LITTÉRATURE DU NORD.
de Tempereur lui-même, eut laissé le plus jeune d'entre eux
en possession de cet immense empire, ses faibles mains «e
purent soutenir un fardeau qui tendait à s'échapper de toutes
parts. Sous les noms de Neustrie et d'Ostrasie, d'Aquitaine
et de Bourgogne, de Saxe et de Bavière, de Lombardie et de
Toscane, fermentaient les éléments si divers du nord et du
midi de la France, de TAIlemagne et de lltalie. Louis I, que
ses contemporains ont appelé le Pieux, mais que la postérité
moins indulgente a surnommé le Débonnaire , possédait
toutes les vertus privées , la douceur, la justice, la piété,
mais pas une des qualités énergiques indispensables à an
puissant monarque. Sa douceur dégénérait en faiblesse, sa
justice en minutie, sa piété en superstition. Toutefois ses
fautes furent plutôt le prétexte que la cause des fréquentes
révoltes provoquées par l'antipathie des peuples et par Tin-
satiable ambition de ses fils. Lothaire, son successeur à l'em-
pire, longtemps établi en Italie, représentait dans cette lutte
déplorable la nationalité italienne, tandis que Louis de Ba-
vière s'identifiait avec l'Allemagne, Pépin d'Aquitaine avec la
France du midi, Charles de Neustrie avec la France du nord.
Tout, sous le règne de Louis I, tendait à la dissolution de
l'empire, dont l'intégrité n'était plus défendue que par les
efforts impuissants du clergé.
L'histoire de cette lutte si animée n'a pas manqué de nar-
rateurs fidèles. Les hommes formés par le grand empe-
reur étaient là pour combattre et pour écrire ; et, si leur
épée ne put arrêter les désastres qu'entraînait la force même
des choses, si presque tous, fatigués d'un monde qui ne leur
offrait qu'humiliations et que regrets, se sont sagement re-
tirés à l'ombre tutélaire des cloîtres, leur plume du moins
ne resta point oisive, et leurs chroniques latines se succédé-
POESIE TUDESQUE. 141
rent avec ordre, consignant exactement tous les faits qui se
rattachaient à ce terrible drame. Â leur tête reparait Egin-
hard, dont les annales s'étendent du règm* de lépin le Bref
jusqu'aux premières années de celui de Louis I, époque où
l'impulsion donnée par Cbarlemague semblait encore se
prcdonger après lui et promettre à son successeur un règne
de prospérité et de gloire. Eginhard vécut toutefois assez
pour être témoin des malheurs qui suivirent, et la lettre
toudiante qu'il adressa 5 Lothaire, son ancien disciple, pour
lé détourner de la révolte contre son père, fait à la fois hon-
neur au courage et à la fidélité qui l'ont dictée. Cette narra-
tion est continuée par Thégan, prêtre de l'église de Trêves,
qui a tracé d'un style ferme et rapide les vertus et les fautes
de Louis, en butte aux dissensions intestines, victime de sa
propre bonté, exposé par les malheurs du temps aux humi-
liations les plus profondes. Son récit, écrit avec verve et co-
lère, n'atteint point cependant la fin de ce règne. Mais ce qui
lui manque est amplement compensé par uae autre chro-
nique contemporaire composée par un anonyme , désigné
conune astronome de la cour. Cette histoire complète de la
vie de Louis I, remplie des détails les plus circonstanciés,
nous montre dès son début la vénération profonde que les
vertus de ce prince inspiraient à ses sujets, sentifpent qui ne
fut affaibli que par son abaissement volontaire et par l'effer-
vescence funeste qui finit par s'emparer des esprits. Nous
y voyons l'héritier de Charlemagne poursuivi, persécuté
par ses fils, deux fois déposé, rétabli deux fois, toujours
loyal et équitable comme homme, toujours faible et incon-
séquent comme roi. Nous y retrouvons aussi les portraits de
ses fils tour à tour désunis ou ligués contre lui, la perversité
de Lothaire, la mollesse de Pépin, la fougue de Louis le Ger«
142 LITTERATURE DU NORD.
manique, aussi prompt dans le mal que dans le bien, lliabi*
leté de Charles le Chauve, qui obtient tout sans jamais rien
risquer. Il nous conduit ainsi jusqu'à la mort de Tempereur
qui laisse encore indécise cette grande lutte de laquelle dé-
pendait le sort de tant de peuples.
Un autre annaliste, le moine Ermold, a célébré Louis I
dans un poème latin, qui, malgré son style souvent barbare,
contient beaucoup de détails intéressants. Mais le plus dis-
tingué de ces historiens, autant par son talent que par sa
naissance, est Nithard, petit-fils de Charlemagne , neveu et
confident de Louis, dont il continua à défendre la cause en
servant Charles, son fils favori. Ce fut à la demande de ce
prince qu'il raconta toutes les tristes circonstances qui si-
gnalèrent les querelles des quatre frères. Supérieur aux
écrivains de son époque par la pureté et Téclat de son style,
il l'est aussi par ses pensées mêmes, par Ténergie de ses sen-
timents. Il présente en tableaux pleins de force toutes les
vicissitudes de ces temps de troubles et le long déchiremrat
d'un empire trop vaste pour subsister sans partage. Dans son
récit brefetanimé,-Pépin s'éclipse promptement de la scène,
Lothaire se pose à part comme un mauvais génie dont la
domination n'est fondée que sur le crime, Louis d'Allemagne
et Charles de France apparaissent comme les véritables re-
présentants des peuples, chargés de la mission d'établir et de
consolider deux vastes états. Rien de plus pathétique et de
plus solennel que l'entrevue de ces deux princes victorieux,
après la bataille de Fontenay, concluant à Strasbourg, en
842, une alliance entre leurs deux armées composées d'Alle-
mands et de Français. Le serment mutuel qu'ils y prêtèrent,
l'un en langue tudesque et l'autre en langue romane, textuel-
lement reproduit par Nitbard, est un des monuments les
POÉSIE TUDE8QUË. 143
plus précieux du moyen âge, puisqu'il nous révèle d'un côté
l'antique contexture de l'allemand, de l'autre, la première
formation du français à peine détaché de la langue latine.
Louis prononça la formule en roman et Charles en tudesque,
afin d'être compris de leurs peuples respectifs \
SERMENT DE LOUIS.
Pro Deo amur et pro Christian poblo et nostro commun salva^
mentOj dist di in avant ^ in quant Deus savir et podir me dunal,
si salvarai eo cist rneonfradre Karlo et in adjuda et in cadhuna
cosa, si eum om per dreit sonfradre salvar distj in o quid il mi
altresi fazet; et ab Lvdher nul plaid numquam prendrai^ qui
meon vol cist rneonfradre Karlo in damno sit.
SERMENT DE CHARLES.
In Godes minnn ind um tes christianes folches ind unser
bedhero gehaltnissi^fon thesemo dage frammordeSy so fram so
mir Got geweizi indi mahd furgibit, so hald ih tesan minan
bruodher soso man mit rehtu sinan bruodher scalj intkiu thaz er
mih soso mac duon; indi mit Luther en inno hheinni thing n»
gegangan zhe minan willon imo ce scadhen werdhe*
Voici le sens de ces serments, exactement calqués l'un
sur Tautre : « Pour l'amour de Dieu et pour le peuple chré-
tien et notre commun salut, de ce jour en avant, et tant que
Dieu me donnera de savoir et de pouvoir , je soutiendrai
mon frère ici présent par aide et en toute chose, comme il
est juste qu'on soutienne son frère, tant qu'il fera de même
pour moi ; et jamais avec Lothaire je ne ferai aucun accord
> Extrait de la Chronique de Nithard, dans la Collection des histo-
riens de FraBce.
1 44 LITTÉRATURE DU NORD.
qui de ma volonté soit au détriment de mon frère. % Cette
alliance fut suivie de près du traité de Verdun , qui termina
enfin la guerre civile eu partageant entre les trois rivaux
l'Italie, TÂlIemagne et la France.
Jetons maintenant un regard en arrière, et considérons
le siècle de Louis I et de ses fils dans son influence sur la
littérature. Ici nous avons à regretter la perte des monu-
ments recueillis par Charlemagne, de ces anciens chants en
langue tudesque qui célébraient la gloire des vieux guerriers,
et dont il n'est resté que le fragment de Hildebrand. La
pieuse ferveur de Louis I, qui lui faisait rejeter toute œiivre
profane comme dangereuse et entachée de péché, le porta à
anéantir ces restes curieux du paganisme et à étouffer ainsi
dans son germe la poésie héroïque des Germains. Hais d'un
autre côté la littérature religieuse, à laquelle se mêlaient des
réminiscences classiques, était cultivée avec le plus grand
soin dans les monastères de la règle de saint Benoit qui
couvraient la surface de Tempire, et particulièrement dans
les célèbres abbayes de Saint-Gall, de Fulde, de Saint-Denis,
de Reims , régénérées par la docte influence de Raban , de
Hincmar, d'Érigène.
Raban Maur, à l'exemple d'Alcuin, dont il fut le plus zélé
disciple , fonda des écoles, étendit l'enseignement et renri-
chit par de savants ouvrages latins, tels qu'un Traité sur
l'Univers, et un autre sur les Langues, dans lequel $e trou-
vent des documents précieux sur les anciens caractères
runiques qu'il fit connaître le premier. Hincmar, arche-
vêque de Reims et conseiller intime de Charles le Chauve,
favorisa le progrès des lettres , et appela d'Irlande Scot Éri-
gène, métaphysicien ingénieux et hardi, pendant que lui-
même, par ses écrits et par ses actes, protégeait la puis-
POÉSIE TUDESQUE. 145
sance royale contre les exigences de Rome, et préparait dès
le neuYième siècle les libertés de TÉglise gallicane ^
La poésie latine n'était pas négligée, malgré l'austérité
des cloîtres ; elle vivait même dans le langage du peuple
comme le prouvent les vers en latin barbare que chantaient
les guerriers de Louis II, fils de Lothaire, prisonnier du duc
de Bénévent, quand ils marchaient à sa délivrance et le sau-
vaient au péril de leur vie.
La littérature tudesque, qui naît à cette époque, nous offre
parmi les écrits religieux , entremêlés de traductions , plu-
sieurs hymnes en vers allitérés, dont le plus remarquable est
celui qu'on a découvert dans le cloître de ^Yeissenbrunn, et
dont voici à peu près le sens :
€ J'ai appris des vieillards les plus sages qu'il n'y avait
d'abord ni terre , ni voûte céleste , ni arbre , ni montagne ;
qu'on ne voyait ni étoile, ni soleil, ni lune, ni vaste mer. Sans
commencement, sans fin. Dieu existait seul tout-puissant,
type parfait de la bonté humaine , et avec lui la foule des
esprits bienheureux. Dieu saint, Dieu tout-puissant, qui créas
le ciel et la terre , et qui donnas aux hommes tant de biens ,
accorde-moi par ta grâce une foi sincère, une volonté droite,
une sagesse, une prudence, une force, une énergie, qui me
fassent résister au démon et triompher du mal en observant
tes lois ! »
Le style et le fond de cette prière tirée de la Genèse rap-
pellent à la fois l'hymne de Cedmon, qui ouvre la littérature
anglo-saxonne , et le chant cosmogonique de l'Edda , qui en
contient le premier germe.
Un autre hymne tudesque, d'un rhythme solennel, pré-
^ Études sur VHistoire de France^ par M. Guizot.
10
146 LITTÉRATURE DU NORD.
sente TOraison dominicale sous la forme la plus ancienne
dans cet idiome. Des fragments considérables en prose de
la Règle bénédictine du moine Kero, et de la Traduction
bibliqne attribuée à Tatian, sont surtout curieux pour la
philologie * ; mais deux œuvres en vers d'un mérite réel, les
Harmonies ou Paraphrases évangéliques d'Otfrid et de Hé-
liand , composées par ordre de Louis le Débonnaire , pour
être répandues Tune dans le midi et Tautre dans le nord de
l'Allemagne, prouvent que Tinspiration poétique n'était pas
complètement étrangère à ce siècle de luttes et de boulever-
sements.
L'Harmonie d'Otfrid, moine de Wî^sembourg, est écrite
en vers tudesqnes rimes, dont la cadei^co est encore appré-
ciable ; son style se distingue généralement par la douceur,
la sensibilité. Ce poème s'ouvre par quelques quatrmns dé-
diés au roi, son protecteur; puis, dans un exorde plein
d'onction , il déplore la décadence des lettres, Tétat de ru-
desse et d'abandon dans lequel végète son idiome national ;
il exprime le désir de le répandre et de l'ennoblir s'il en a
le pouvoir , et commence ensuite cette œuvre de patience où
les sages préceptes, les réflexions morales, les élévations
pieuses s'enchaînent sans confusion au texte des Évangiles,
qu'il rend avec simplicité et harmonie, comme on peut en
juger par ce passage (St. Luc n) ^ :
Thô wârum thar in lante
Hirta haltente^
Tliefehes dâtun warta
Widarfianta.
* Schilteri Thésaurus. — Altdeutsche Proben.
* Otfrids Evangelien-harmonie, von Graff, Kœnigsberg, 1831.
POÉSIE TDDESQUÈ. 147
Zi in quam boto scôni
Engil scinenti ;
Joh wurtun sie inliuhte
Fon himilisgen liohte.
« Il y avait aux champs des bergers qui s'y tenaient pour
garder les troupeaux contre toute attaque ennemie ; soudain
Tinrent de beaux messagers, des anges radieux, qui les illu-
minèrent du reflet de leur lumière céleste. »
Au milieu des touchants récits dont se compose la vie du
Sauveur , Offrid né dans le midi de TAIlemagne , au sein
d'une civilisation toute imbue des vérités chrétiennes , jette
souvent un regard sur lui-même, sur sa vocation, sur ses
devoirs , sur les trésors de la bonté divine qu'il ne saurait
assez faire connaître , assez glorifier dans ses chants. Ce fut
Fœuvre de toute sa vie; aussi quand, après sa longue course,
il touche au but de ses efforts, il s'écrie avec enthousiasme :
« Avec l'aide du Christ et par sa grâce, me voici en vue du
rivage ; il m'est permis de revoir mes foyers ; ma navigation
est à son terme ; je vais maintenant plier mes voiles, et lais-
ser mes rames dans le port. »
Plus loin il ajoute, à la fin de son livre : « Me voici plein
de joie dans le port protecteur; je bénis la grâce qui m'y
ramène ; honneur à la toute-puissance divine dans le ciel et
sur la terre, chez les anges et chez les hommes, d'éternité en
éternité ! »
Tel n'est pas le style de l'Harmonie de Héliand, moine
saxon dont l'imagination ardente, exaltée p^r les fictions du
Yalhall, se détache avec peine de ses souvenirs d'enfance
qu'elle entremêle aux vérités bibliques. Destinée aux Saxons
nouvellement soumis, à ces fiers habitants des forêts , chez
qui la chute de l'idole d'Ërmensul sous le glaive victorieux de
148 LITTÉRATURE DU NORD.
Charlemagne n'avait quMmparfaitement effacé le paganisme,
ce poème en langue friso-saxonne, d'un style sentencieux et
grave, est plein d'austérité et d'énergie ; son rbythme même
dénote celte tendance, comme le prouvent ces vers pris au
hasard' :
Geng imu thé thé Godes sunu^ endi isjungaronmid imu^
Waldandfan themu wihe, ail sô is willjo geng ;
Jac imu uppen ihene berg gistég, bom drohtines.
« Alors marcha le Fils de Dieu et ses disciples avec lui, en
s'éloignant du temple selon sa volonté; et l'enfant du sei-
gneur monta sur la montagne. »
Parmi lés scènes de la vie du Sauveur et ses paraboles
instructives, Héliand s'arrête avec prédilection aux tableaux
propres à frapper l'âme, à épouvanter la conscience, à reflé-
ter les fortes couleurs quUnspire Taustère nature du Nord.
C'est ainsi que le massacre des Innocents, les souffrances du
Christ , le Jugement dernier , sont peints sous les traits les
plus sombres , et que les allégories païennes du Nifel et du
Huspel , mondes de glace et de flamme, s'y entremêlent aux
oracles sacrés. Nul doute que cette œuvre remarquable n'ait
fait à cette époque une impression profonde sur les guerriers
farouches qu'elle devait éclairer, et préparer par la religion
à une phase supérieure d'existence, que devaient précéder
encore bien des désastres.
^ Heliands Evangelien-harmonie , von Schmeller, Mûnchen, 1830.
CHANT DE RÀGNAR. 149
XIV
Chant de Raf^nar, Maenr* de* pirate*.
Les larmes que répandit Charleinagne sur les malheurs
réservés à ses peuples ne furent que trop justifiées après sa
mort par les dissensions de ses petits4ils et par les agrès*»
sions de ces hardis pirates dont les barques redoutables
avaient Trappe ses yeux. Ce fut en effet dans ce neuvième
siècle, où ritalie, la France et TAIlemagne ébauchaient leur
nationalité au milieu de luttes incessantes, où Theptarchie
anglaise, réunie sous Egbert de Wessex, essayait ses forces
incertaines, où l'Espagne, courbée sous les Arabes, sMsoIait
des autres nations, que la Scandinavie, sanglant domaine
d'Odin, prit tout à coup un essor formidable en déversant sur
le reste de l'Europe ses essaims de dévastateurs. Ces chefs de
bandes sans foyer, sans asile, lancés sur les vagues ora^
geuses, poussés au hasard par les vents, s'abattaient comme
les oiseaux de proie, ou comme les loups dont ils prenaient
le nom, sur les côtes laissées sans défense et exposées à leur
rapacité. Leur mépris du danger et leur soif de la mort, qui
ouvrait aux braves le Yalhall, leur donnaient une force in-
Tincible et une infatigable ardeur. Les défaites, s'ils en
éprouvaient, ne faisaient qu'aiguiser leur courage; leur avi-
dité était sans bornes et leur cruauté inouïe. Aussi les peu-
ples effrayés fuyaient-ils en foule devant eux ; monastères,
palais et cités se dépeuplaient à leur aspect ou devenaient la
150 LITTÉRATURE DU NORD.
proie des flammes, laissant leurs trésors entassés dans les
mains de ces hommes indomptables.
Le plus célèbre de ces rois pirates et le plus anciennement
connu est Ragnar Lodbrok, fils de SigurdRing, qui régna
quelque temps sur le Danemark et la Suède. Mais, repoussé
par des compétiteurs puissants, Ragnar n'hérita de son père
que le yain titre de roi des îles. Exilé ainsi sur la mer, avec
ses intrépides frères d'armes, il sut au milieu de sa flotte se
créer une puissance nouvelle. Ce fut au milieu des revers
qu'éclata le génie de Ragnar, génie sauvage et sangui-
naire, mais en même temps plein de force et d'éclat. Plu-
sieurs Sagas exaltent sa gloire, et, dans ces récits entremêlés
de fables mais basés sur un fond historique, nous le voyons,
répée à la main, disputant sa première femme à un monstre,
épousant, après elle, une héroïne douée des plus brillantes
qualités, sillonnant la mer sur ses barques pour courir aux
dangers et aux pillages, et étendant ses courses.redontables
non-seulement en Suède et en Russie, mais en Belgique, en
France, en Angleterre, où il périt après cinquante victoires.
Ses fils, formés à son exemple, suivirent ses traces en le
vengeant.
Le nom de Ragnar est souvent cité dans les annales du
moyen âge, avec ce sentiment de terreur qui s'attache aux
guerriers redoutables. Nous en voyons une preuve dans cette
vieille chronique anglo-normande, où l'on prétend qu'en
848, sous le règne de Charles le Chauve, Ragnar Lodbrok
et trois de ses fils remontèrent la Seine jusqu'à Paris qu'ils
furent sur le point d'incendier :
Cil Lothebroc e ses treizfiz
Furent de tute gent haiz;
Kar uthlages furent en mer ;
CHANT DE RAGNÀR. 15!
Unques nefuierent de rober,
Tuz jurs vesquirent de rapine;
Tere ne cuntree veisine
TTest près d'els, ou ils a la run
TTeusent feit envasiun.
Toutefois, le nom de ce hardi forban n'a été réellement il-^
lustré que par sa mort. Ayant voulu poursuivre ses exploits
eo attaquant Ella, un des rois de Northumbrie indépendants
des rois de Wessex, il construisit deux vaisseaux beaucoup
plus grands que ceux que montaient habituellement les pi-*
rates. Ces lourds navires ayant échoué sur la côte, il fut forcé
de combattre à terre des ennemis bien supérieurs en nombre,
et, après une résistance désespérée, il fut pris et condamné à
mourir dans un donjon rempli de vipères. Ce fut dans cette
affreuse prison, au milieu des souffrances les plus atroces^
que, se reportant aux souvenirs du passé et charmant sa
douleur par l'image de sa gloire, il entonna, dit-on^ l'hymne
célèbre qui a été conservé sous son nom, et qui parait avoir
été son chant de guerre lorsqu'il combattait à la tête de ses
braves ^ Les premières strophes énumèrent en effet toutes
ses courses et tous ses exploits, et les dernières, soit qu'il les
ait prononcées au moment même de son agonie, soit qu'elles
aient été ajoutées plus tard par Kraka ou Âsloga, sa seconde
femme, peignent avec une rare énergie son noble mépris de
la mort. L'ensemble de cette composition, dont l'authenticité
parait prouvée par sa transmission successive et intacte dans
les chroniques contemporaines et par le respect traditionnel
dont l'entourent tous les Scandinaves, est digne en effet du
plus grand intérêt comme monument de mœurs, comme
*■ Krakumal, \pn Rafn, Kopenhagcn, 1826.
452 LITTÉRATURE DU NORD.
empreinte de génie, comme expression de sentiments pro-
fonds dans une àme encore rude et barbare. Il est surtout
curieux de la comparer aux chants de triomphe des Frases
et des Angles, qui datent presque de la même époque, et
d^entendre ainsi le cri de guerre retentir à la fois dans trois
camps.
L'ode de Ragnar est composée de strophes écrites en nor-
végien et en yers libres, dont rallitération imparfaite peint
bien le rude langage du neuvième siècle. Le style en est vif
et abrupt, conforme aux passions qu'elle exprime et aux
scènes de carnage qu'elle décrit. Chaque strophe, commençant
par un refrain guerrier, énumère une victoire da héros.
Dans la première, comme Sigurd et Beowulf, il tue le 8^^
pcnt de Gotiande, ou peut-être un pirate nommé Orm, pour
lui enlever sa première femme Thora. Dans les huit strophes
suivantes, il combat sur le Sund, sur la Duna, à Helsingen
Finlande, à Scarpey en Norvège, à Ulleragre en Suède, con-
tre Eysten son beau-père; puis dans les lies d'Einder et de
Bomholm. À la dixième strophe sa course atteint la Flandre
et s'étend ensuite sur les cotes d'Angleterre, où il dévaste
successivement les parages de Kent, de Perth, des Orcades,
de Northumbrie et des Hébrides. Il se porte de là en Irlande,
où il pleure la mort de ses âls; il s'en venge dans Tile de
Sky, sur les côtes dlla, de Lindisfarne et d'Ânglesea. Enfin,
par un retour sur lui-même et sur la fortune des combats, il
se recueille pour flétrir la lâcheté, pour vanter la bravoure
guerrière ; il s'étonne qu'après tant de victoires, il ait pu
succomber sous Ella. Il se ranime toutefois par le souvenir
de sa gloire, par celui de sa femme la noble Asloga, et de ses
fils qui vengeront sa mort. Enfin, au dernier moment, il
compte encore le nombre de ses triomphes, et meurt sans
GHANT DE RAGNAR. 153
une seule plainte en invoquant Odin. Cette fin, d'un pathé-
tique sublime, couronne dignement les scènes terribles, les
étranges et frappantes images dont celte ode est toute par-
semée, et qui prouvent d'une manière évidente son origine
antique et païemie. Sans parler du nom même de Lodbrok,
qui signifie culottes velues, pour indiquer le vêtement lai-
neux qui préserva Ragnar des morsures du serpent, la
guerre y est appelée le jeu de Hilda ; un vaisseau, le coursier
de Nefler, la chaussure d'Égil, la monture d'Egir ; une cui-
rasse, la cotte de Hamder ou de Skogul ; un bouclier, la tente
de HIaka; un loup, le coursier de Fala; une ^pée, la torche
mortelle; un javelot, le dragon homicide; une flèche, la
vierge messagère. Partout la mythologie Scandinave poétise
et relève l'expression par ces souvenirs religieux ou hé-
roïques qui excitaient l'enthousiasme des braves. Odin, leur
rémunérateur, y parait sous une foule de noms, accumulés
surtout dans les dernières strophes, où l'intrépide guerrier,
en proie à mille tortures, brûlé par le venin des vipères,
sait recueiltif^ toute sa force d'âme pour triompher de cette
épreuve suprême. Il meurt enfin, sûr d'être vengé par des
fils formés à son exemple, laissant les spectateurs dans un
muet étonnement pour tant de barbarie jointe à tant de
grandeur.
CHANT DE RAGNAR.
Hiuggu ver medh kiôrvi!
Hitt var ei Jyrir laungu
Er a Gautlande gengu
A t grafvitnis mordhi ;
Thafengu ver Thoru.
1.
< Nous avons frappé du glaive ! Naguère , nous allâmes
154 LITTÉRATURE DU NORD.
enGotlande exterminer le malicieux reptile, et je reçus Thora
pour épouse. Les guerriers me nommèrent Lodbrok dans
ce combat où je perçai Fanguille de la bruyère , où mon
acier d'une trempe brillante s'enfonça dans ses anneaux tor-
tueux.
2.
« Nous avons frappé du glaive ! J'étais bien jeune encore
quand nous voguâmes à Test du Sund , où nous préparâmes
une curée abondante aux loups et aux aigles dorés. Les hauts
cimiers retentissaient sous le fer, les vagues se gonflaient de
toutes parts, et le corbeau nageait dans le sang.
3.
« Nous avons frappé du glaive ! J'ai levé la lance avec
fierté , j'ai rougi mon épée quand , à Tâge de vingt ans , je
combattis huit chefs , à l'orient , aux bouches de la Duua.
Nous donnâmes un ample repas aux loups, pendant qu'une
sueur sanglante s'écoulait dans la mer et que les guerriers
perdaient la vie.
4.
« Nous avons frappé du glaive I Hilda nous fut favorable
quand nous envoyâmes les Hcisingiens peupler le palais
d'Odin. Nous remontâmes le cours de l'ifa ; aussitôt Tépée
mordit, le sang chaud bouillonna dans les vagues, le fer re-
tentit sur les cuirasses , et la hache fendit les boucliers.
8.
d Nous avons frappé du glaive ! Personne , je le sais , ne
songea à la fuite avant que , sur les coursiers de Hefler,
Herrauder ne tombât dans la lutte. Jamais, sur les chaus-
sures d'Égil, aucun chef plus illustre ne voguera vers le port
CHANT DE RAGNAR. 155
à travers la plaine des pétrels. Ce roi portait dans le combat
un cœur inébranlable.
6.
« Nous avons frappé du glaive ! Les combattants jetèrent
leurs boucliers quand le fer homicide assaillit leur poitrine.
Le dard mordit à Scarpascère , Torbe du bouclier fut rougi
jusqu'à ce que tombât le roi Rafn. La sueur bouillante des
héros coula le long de leurs cuirasses.
7.
< Nous avons frappé du glaive ! Les lances rugirent avant
que le roi Eysten ne succombât à Ullaragre. Les faucons
brillants d*or volèrent à leur repas ; la torche mortelle brisa
dans le conflit les boucliers ensanglantés , et le vin suintant
des blessures se répandit sur les épaules.
8.
c< Nous avons frappé du glaive ! Devant les iles de Einder,
les corbeaux purent déchirer leur proie , et les coursiers de
Fala trouvèrmit une abondante curée. Dès le lever du soleil,
l*œil ne pouvait embrasser toute la lutte ; je vis les jets de
Tare voler de toutes parts , et le fer s'enfoncer dans les cas-
ques.
9.
« Nous avons frappé du glaive ! Nous baignâmes de sang
nos boucliers quand nous brandîmes la lance devant Tile de
Burgundholm. Une grêle de traits brisa les cuirasses, Tonne
flexible fil voler le fer. Vulner périt, le plus puissant des
rois; les cadavres couvrirent le rivage, et le loup savoura
^«6on iestin.
10.
< Nous avons frappé du glaive ! Le combat fut indécis
156 LITTÉRATURE DU NORD.
jusqu'à ce que le roi Frcyr tombât sur la côte de Flemmîn-
gie. Le poinçon noir, ensanglanté, perça dans le combat la
cotte dorée de Hœgen ; au matin, la jeune vierge pleura, car
les loups eurent une ample proie.
H.
< Nous avons frappé du glaive ! Je vis des centaines
d'hommes tomber dans les barques d'Eynefer, sur la c6(e
d'Englanœs. Nous voguâmes six jours avant de combattre ;
enfin , au lever du soleil , nous célébrâmes la messe des
lances, et Yaltbiofer dut tomber sous nos coups.
12.
c Nous avons frappé du glaive ! La rosée coula des épées
dans le détroit de Barda , les éperviers se repurent de cada-
vres. L'arc résonnait pendant que le fer déchirait les cottes
d'armes durcies pour le combat ; la lance serpentait dans la
plaie , inondée de venin et de sang.
13.
a Nous avons frappé du glaive ! Nous levâmes fièrement
Fécu de guerre, pour le jeu sanglant de Hilda, devant la baie
de Hedning. Alors nos ennemis purent voir comment nous
fendions les boucliers, comment nos épées, poissons voraces,
brisaient les casques avec fracas. Ce n'était pas comme lors-
qu'une belle fiancée nous accompagne au lit nuptial.
14.
€ Nous avons frappé du glaive ! Une tempête violente as-
saillit les boucliers et les cadavres couvrirent la terref^ 8i#
les côtes de Nordhumbrie. Il ne fut pas nécessaire le matin
d'exciter les hommes aux combats, où leurs traits éiincelants
GDANT DE RAGNAR. 157
s'enfonçaient dans les casques. J'ai vu les écus de guerre se
rompre et jes guerriers expirer de toutes parts.
18.
< Nous avons frappé du glaive I II fut donné à Herthiof de
vaincre nos troupes à Sy derœr. Au milieu d'une pluie de fer
Rœgnwald tomba, deuil affreux pour nos braves ! Les guer-
riers, agitant leurs casques, lançaient avec force leurs jave-
lots.
16.
c Nous avons frappé du glaive ! Les corps s'entassaient sur
les corps, le vautour s'est réjoui dans le fracas des armes.
Marstan, qui régnait sur l'Irlande, ne laissa jeûner ni les
aigles ni les loups, pendant que le fer heurtait les boucliers.
Le <torbeau , dans le golfe de Yedra , trouva une abondante
pâture.
17.
€ Nous avons frappé du glaive ! J'ai vu des centaines d'hom-
mes succomber sous nos coups, le matin au fort de la mêlée.
Trop tôt, hélas ! le dard funeste pénétra dans le cœur de mon
fils : Égil enleva la vie à l'intrépide Agnar. Les épées reten-
tirent sur les noires cottes de mailles, les enseignes brillèrent
au soleil.
18.
€ Nous avons frappé du glaive ! J'ai vu les fils d'Endil ,
les vaillants mariniers , tailler aux loups une ample pâture.
Ce n'était pas dans la baie de Skède comme lorsque de jeunes
"^^icrfes nous offrent le vin. Plus d'une monture d'Egir fut
dépeuplée par le choc des javelots, plus d'une cuirasse rom-
pue dans la mêlée des rois.
158 LITTÉRATURE DU NORD.
19.
< Nous avons frappé du glaive ! Un matin , an sud de
Lindesœr , nous jouâmes de l'épéc contre trois rois. Peu
d'hommes purent se vanter d'avoir échappé à cette lutte, car
beaucoup tombèrent sous la gueule du loup et Fépervier dé-
chira leurs cadavres. Le sang d'Érin coula à flots dans le sein
de la mer limpide.
20.
< Nous avons frappé du glaive ! J'ai vu dans cette matinée
le guerrier aux beaux cheveux , l'amant des jeunes filles,
succomber à la lutte. Ce n'était pas dans le détroit d'AIa,
jusqu'au moment où périt le roi Orn, comme lorsque la bai-
gneuse nous apporte un bain chatid , comme lorsqu'au banc
d'honneur nous embrassons une tendre vierge.
21.
« Nous avons frappé du glaive! Les épées mordirent les
boucliers, tandis que les lances éclatantes retentissaient sur
les cuirasses. Llle d'Angul attestera pendant des siècles
comment nos chefs savent jouer des armes. Dès le matin ,
devant le promontoire , le dragon homicide fut rougi de
sang.
22.
« Nous avons frappé du glaive ! Un guerrier est-il plus près
de la mort quand, sous la grêle des traits , il combat le pre-
mier? Souvent la vie échappe à celui que rien n'enflamme.
Car il est difficile d'exciter un lâche à la lutte ; le cœur est
nul dans l'homme pusillanime.
23.
« Nous avons frappé du glaive ! Pour moi j'appelle une
CHANT DE RAGNAR. 159
lutte équitable celle où , dans le conflit des armes , chaque
guerrier attaque un guerrier. Qu'aucun homme ne fuie un
autre homme 1 telle est depuis longtemps la loi des braves.
Toujours l'amant d'une vierge doit être intrépide dans la
lutte ; toujours il doit être intrépide I
24.
€ Nous avons frappé du glaive! D'ailleurs, j'en suis bien
convaincu, nous suivons tous l'arrêt du sort ; il en est peu
qui échappent aux Nornes. Jamais je n'aurais cru qu'Ella
dût m'enlever la vie, quand, pour rassasier les faucons san-
guinaires, je lançais mes planches sur les flots, et qu'au loin
dans les golfes d'Ecosse nous donnions aux loups leur pâ-
ture.
25.
c Nous avons frappé du glaive ! Je mé réjouis toujours en
pensant que, dans la salle du père de Balder , les bancs sont
prêts pour les convives. Bientôt nous boirons la bière dans
les branches recourbées des crânes. Le brave ne gémit point
de la mort dans le palais magnifique de Fiolner ; ce ne sera
point avec des cris d'angoisse que j'arriverai à la salle de
Vidrer,
26.
€ Nous avons frappé du glaive ! Ici tous les fils d'Asloga
engageraient la lutte avec leurs fortes armes s'ils savaient les
tourments que j'endure, les serpenfs venimeux qui me ron-
gent de toutes parts. La mère que j'ai donnée à mes fils a
mis dans leur cœur le courage.
27.
« Nous avons frappé du glaive! Le dernier moment appro-
169 LITTÉRATURE DU' NORD.
che : la rage des serpents me déchire , la vipère habite dan?
mon cœur. Bientôt, j'espère, le dard de Yidrer s'enfoncera
dans le cœur d'Ella. Mes fils s'irriteront du meurtre de leur
père ; ces braves guerriers ne resteront point en repos.
28.
<K Nous avons frappé du glaive ! Cinquante et une fois j'ai
livré des batailles annoncées par la flèche messagère. Jamais
je n'ai pensé que parmi les hommes, moi qui si jeune encore
ai rougi mon épée , aucun roi ne me serait supérieur. Les
Âses vont m'inviter; ma mort n^est pas à plaindre. Je veux
finir ! Les Dises envoyées par Odin m'appellent dans la salle
des héros. Plein de joie je vais boire la bière sur un trône, à
côté des Ases. Les heures de ma vie sont passées ; je souris
en mourant ! ]>
Les vœux du roi Ragnar si énergiquement exprimés , soit
par lui-même, soit par cette Asloga, dont la fière et poétique
figure rappelle la Yéléda de Tacite , la Yala prophétique de
l'Edda, furent promptement entendus de ses fils, dont la
vengeance fut complète et terrible. Les deux ahiés, Erik et
Âgnar, avaient péri dans les plaines d'Upsal; mais quatre
lui restaient encore : Ingvar, Hubbo, Biorn et Sigurd. Les
trois premiers s'embarquent pour l'Angleterre, s^élancent
sur les côtes de Northumbrie, s'emparent d'Ella qu'ils font
mourir dans les plus horribles supplices ; puis ils dévastent
ses états, poussent leurs conquêtes contre tous les royaumes
formés par les Anglo-Saxons, et font trembler dans Londres
les successeurs d'Egbert. Maîtres de la moitié de l'heptar-
chie , après des cruautés sans nombre , Ingvar et Hubbo pé-
rissent en Angleterre , ou triomphe le génie d'Alfred ; mais
Biorn s'empare du trône de Suède, et Sigurd de celui de Da-
CHIOT DE ZABOÏ. 161
nemark, où rÉvangile prêché par saiut Anschaire préparait
à leur race un glorieux avenir.
La Norvège, cinquante ans plus tard, avait pour roi Harald
le Chevelu, dont la domfaiation absolue , en dispersant tous
ses rivaux, imprima un nouvel essor à leurs courses aventu-
reuses. C'était répoque où Gorm l'Ancien préparait Tunité
du Danejnai^ , où bientôt Erik le Victorieux allait fonder
celle de la Suède ; où le paganisme expirant tentait ses der-
nières séductions sur la lyre frémissante des scaldes, ardents
frères d'armes des guerriers exilés dont ils aiguillonnaient
Faudace^
Aussi voyons-nous dans ce siècle, où les barques Scandi-
naves sillonnaient toutes les mers , Rurik vainqueur sur les
côtes de Russie, Hasting sur celles d'Allemagne et dé France,
Rolf maître de la Normandie, pendant qu'Ingolf, colonisant
l'Islande, y transporte le culte de ses pères dont les souvenirs
constitueront l'Edda, et pousseront, énergiques et vivaces,
Leif Erikson jusqu'aux plages d'Amérique.
XV
ClMUit de SaboVf BéTell des SlaTes.
A l'hymne guerrier de Ragnar, le héros Scandinave, image
saisissante et terrible du sanglant enthousiasme des secta-
teurs d'Odin , opposons , chez un autre peuple de mœurs
plus douces quoique incultes et grossières, plus généreuses
quoique sans cesse aigries par des attaques violentes vct
11
162 LITTÉRÂTDRE DV NORD.
cruelles, opposons le cri de liberté diez les Slaves de Bohème
et de Pologne, revendiquant contre Toppression germanique
l'indépendance de leur patrie et le culte antique de leurs
dieux.
Le huitième et le neuvième siècle furent Tépoque du réveil
et de la première organisation des peuples slaves. Après de
longues années de ténèbres passées sous TinflueDce de hordes
envahissantes, ils sentirent le besoin de se grouper, ée se
constituer en états réguliers , et de s'assurer enfin la posses-
sion du vaste territoire sur lequel si longtemps ils avaiait
végété sans honneur. Ainsi se formèrent au midi, en opposi-
tion aux Avares et aux Bulgares, et sous la protection de
Fempire grec, les principautés de Servie et de Croatie, pen-
dant qu'à l'est Burik et ses Yarègues normans jetaient an
milieu des Slovènes les fondements de la puissance russe. A
l'ouest, les Liekhes et les Polènes s'organisaient sous Piast
pour résister aux Lithuaniens ; les Horaves et les Tchekhes for-
maient une ligne puissante contre les envahissements de l'Al-
lemagne, et échappaient par leur mâle énergie au sort des
Polabes, desCarniens, Slaves déshérités dont le nom national
s'est changé en celui d'esclaves. Les Tchekhes, au contraire,
les aïeux des Bohèmes, sur qui régna vers l'an 700 une ama-
zone, la noble Libussa, savaient combattre et chanter avec
une égale énergie, comme le prouvent plusieurs précieux
fragments d'ancienne poésie guerrière retrouvés à diverses
époques sous les débris de donjons ou d'églises. Parmi ceux-ci
il en existe deux où figure Libussa elle-même , représentée
comme législatrice dans une discussion orageuse, et faisant
choix de l'époux le plus digue de défendre ses droits me-
nacés. Mais nous préférons à ces pièces d'une antiquité
contestable un poème plein de verve et d'éclat, tiré du
CHANT DE ZÂBOÏ. 163
manuscrit précieux découvert à Koniginhof, et intitulé
Victoire deZabo!; poème d'une authenticité irrécusable, re-
traçant admirablement les mœurs, les douleurs, les croyances
de ces populations naïves, longtemps hostiles au Chris-
tianisme qu'on leur imposait par le fer ^
Zaboî, chef d'une tribu bohème, qui, après la mort de son
prince, s'était vue opprimée par les Germains et forcément sou-
mise à leur foi, réunit secrètement ses amis, les exhorte à une
défense généreuse, et, joignant sa troupe à celle de Slavoî, son
frère d'armes, il fond sur les ennemis commandés par Ludiek,
4ue leur chef, en fïiit un grand carnage, et rend la liberté à
isa patrie. Tel est , dans sa simplicité , le sujet de ce chant
T^narquable, dont l'enthousiasme et Ténergie dénotent un
témoin ociflaîre. On croit voir le chantre inspiré, comme les
bardes et les scaldes du Nord, animant lui-même par ses ac-
-centis les nobles défenseurs de la patrie, et excitant leur ardeur
vengeresse contre d'arrogants oppresseurs. On croit surtout
entendre le génie expirant, mais encore indompté du paga-
nisme, se roidissant une dernière fois contre l'ascendant
irrésistible qui, par la persuasion ou par la force, imposa à
l'Europe une religion nouvelle. Aussi appelle-t-il à son aide
et le nom de Lumir, le chantre des vieux temps, et celui du
Wisehrad, berceau de la nation bohème, et les austères
images des Bogi, dieux, de Bies, le démon, de Tras, l'épou-
▼ante, de Yesna et Morana, la naissance et la mort, et des
oiseaux sacrés et des monstres féroces, exécuteurs des cé-
testes vengeances. Tout con*espond , dans ces croyances
pideunes , à l'hymne Scandinave de Ragnar , si ce n'est
qu'une émotion mélancolique et généreuse , expression d'un
< Kralodioùtski Rukopis, de Hanka et Swoboda, Prague, 1829. —
¥oir aussi flotte BiHoire littéraire des Shwes.
164 LITTÉRATURE DU NORD.
par patriotisme, tempère par sa douceur les horreurs du
carnage et communique à l'âme une profonde sympathie.
CHANT DE ZABOÎ.
S orna Usa vystupuie skala;
Na skalu vystupi silny Zaboï ;
Obzira kraiiny na vse strany,
Zamuti sie ot kraiin ote vlech.
I zastena plaéem holuhinym ,
Sedie dluho^ i dluho sie mutie.
c Dans la forêt noire s'élève un rocher; sur ce rocher s'é-
lance le fier Zaboï; il contemple les campagnes, et les campa-
gnes affligent ses regards. Gémissant comme le ramier sau-
vage, longtemps il reste assis, et longtemps il s'afflige. Tout à
coup il bondit comme le cerf à travers la forêt solitaire; il court
de l'homme à l'homme, du guerrier au guerrier, dans toute
l'étendue de la contrée; il dit en secret quelques brèves pa-
roles, s'incline devant les dieux et continue sa marche.
< Un jour s'écoule, un autre jour s'écoule ; mais quand la
lune éclaire la troisième nuit, les hommes sont réunis dans la
sombre forêt. Zaboi vient à eux, les mène dans la vallée,
dans la vallée la plus profonde du bois. Il descend bien loin
an-dessous d%ux et prend en main sa guitare mélodieuse :
c — Amis aux cœurs de frères, aux yeux de flammes, ce
chant qu'ici j'entonne en cette vallée profonde, il part de mon
cœur , du fond de mon cœur plongé dans une sombre tris-
tesse. Notre père a rejoint ses ancêtres ; il a laissé ici ses en-
fants, ses compagnes, sans dire à aucun d'entre nous : Ami,
donne-leur des conseils paternels 1
< — Et l'étranger est venu avec violence ; il nous commande
dans une l^gue inconnue, et, les coutumes de la terre étran-
CBÂNT DE ZABOÎ. 165
gère il faut que, du matin au soir, nos enfants, nos femmes
s'y soumettent ; il faut qu'une seule épouse nous accompagne
depuis Yesna jusqu'à Morana.
c — Us ont chassé les épenriers de nos bois ; et les dieux
qu'ils adorent il faut qu'on les invoque ! Nous n'osons plus
frapper nos fronts devant nos dieux , leur apporter les mets
au crépuscule , où notre père venait leur en ofTrir , où il ve-
nait chanter leurs louanges. Ils ont abattu tous les arbres, et
ils ont brisé tous les dieux !
c — Âh! Zabo!, tes chants vont droit au cœur ; tes chants,
empreints de tristesse , ressemblent à ceux de Lumir , dont
la voix et la lyre émeuvent le Wisehrad et les extrémités de
la terre ! Tous nos frères l'ont senti comme moi ; oui , un
noble barde est cher aux dieux. Chante! c'est à toi qu'il est
donné d'enflammer nos âmes contre l'ennemi.
c Zaboi a remarqué d'un regard les yeux étincelants de
Slavo!, et ses chants continuent à pénétrer les âmes :
c Deux des fils dont la voix marquait l'adolescence sorti*
rent de la forêt profonde ; armés de l'épée , de la hache , du
javelot, ils exercèrent leurs bras novices ; cachés à tous les
yeux, ils revinrent avec joie ; et, les bras affermis en vigueur,
les esprits mûris à la lutte, entourés de frères du même âge,
tous fondirent sûr l'ennemi commun, et leur fureur fut celle
de la tempête, et le bonheur, le bonheur d'autrefois revint
enfin visiter leur patrie !
c Tous aussit6t descendent vers Zaboî, tous le pressent
dans leurs bras nerveux ; le cœur répond au cœur et les mains
s'entrelacent^ et de sages discours se succèdent. La nuit va
faire place à l'aurore ; ils remontent sans bruit de la vallée ,
et longeant isolément les arbres , ils quittent de toutes parts
la forêt.
166 LITTÉRATURE DU NORD.
c Un jour s'écoule, un autre jour s'écoule ; mais après )a
troisième journée , quand la nuit a répandu ses ombres , Za-
bo! s'ai^ance dans la forêt, et avec lui une troupe de guerriers;
Slavoï s'avance à sa rencontre , et avec lui une troupe de
guerriers ; tous pleins de confiance dans leurs cbefs , tous
brûlant de haine contre le roi, tous le menaçant de leurs
armes.
c — Slavoï , frère bien-aimé, vois-tu cette montagne bleue
qui domine les plaines d'alentour? C'est là que nous portons
nos pas. Au levant de la montagne , vois-tu cette forêt som-
bre? C'est laque s'unirontnos mains. Cours-y à pas de renard;
j'y marche de mon côté.
c — Frère Zaboî, pourquoi donc nos armes ne puiseraient-
elles leur force qu'au haut de cette montagne ? D'ici même
attaquons en face les hordes homicides du roi ! »
« — Frère Slavoï, veux-tu écraser le dragon? Marche-lui
sur la tête ; et sa tête est là-bas !
« Aussitôt la troupe, divisée dans le bois, se partage à
droite et à gauche ; les uns suivent les ordres de Zaboî , les
autres ceux de l'ardent Slavoï. Tous marchent vers la mon-
tagne bleue à travers les forêts profondes.
< Cinq fois le soleil avait paru quand de nouveau ils se
tendirent les mains, quand de loin leurs yeux de renard
observèrent les cohortes royales.
< — Que Ludiek réunisse ses légions, toutes ses légions
aous un coup de nos haches! Ah! Ludiek, lu n'es
qu un vassal parmi tous les vassaux du roi, va dire à ton
maître superbe que ses décrets ne sont qu'une vaine
fumée I
« Ludiek s'irrite, et son prompt appel a aussitôt réuni les
cohortes. Leur reflet remplit l'étendue, et le soleil resplendit
CHANT DE ZâBOI. 167
sur lèur^ armes ; tous les pieds sont prêts à marcher » toutes
les mains à frapper au signai de Ludielc.
c — Slavoiy frère bien-aimé, cours ici à pas de renard »
pendant que je les attaquerai de front !
c Et , comme la grêle , Zaboï les charge en face ; comme
la grêle, Slavoï les charge en flanc.
c — FrèreS) voici ceux qui ont brisé nos dieux» qui ont
déraciné nos arbres, qui ont chassé les éperviers des bois.
Les djeux eux-mêmes les livrent à nos coups !
< Aussitôt, du milieu des ennemis, la rage entraîne Ludiek
contre Zaboï ; et , les yeux étincêlants de colère , Zaboi se
précipite contre Ludiek. Comme les chênes s*abatlent sur les
diêues arrachés du sein de la forêt, Zaboï et Ludiek ç'élan-
cent en avant de Tarmée entière.
a Ludiek frappe de sa forte épée, et traverse trois plaques
du bouclier; Zaboï lève sa hache d'armes sur Ludiek qui
l'évite; la hache rencontre un drlMTÇ qui s'abime sur la
fbule, et trente des combattants ont rejoint leurs aïeux.
c — Ah! s'écrie Ludiek en fureur, monstre homicide,
exécrable dragon, essaie contre moi ton épée !
c Zaboi a saisi son épée et écbancré le bouclier ennemi ;
Ludiek brandit la sienne, mais elle glisse sur Técu rabo*
teux. Tous deux s'excitent à redoubler leurs coups , et leurs
coups ont brisé leurs armures ; leur sang coule, le sang jailUt
à flots sur les guerriers dans cette lutte implacable.
c Le soleil atteint son midi, et du midi il s'incline vers le
soir ^ cependant on combat encore , sans céder d'un côté ni
de l'autre ; ici combat Zaboi, et là Slavoï, son frère.
c — Meurtrier ! Bies te réclame ; assez tu as bu notre sangl
< Zaboï brandit sa hadie, Ludiek s'est détourné; Zaboï
tiève ça hache et la lance sur l'ennemi ; dans son vol eUe
168 LITTÉRATtJRË DU NORD.
fend le bouclier, et, sous le bouclier , la poitrine de Lodiek.
L'âme a frémi devant la hache puissante, et la hache entraîne
l'âme à cinq toises dans les rangs.
c Un cri d'effroi dans la bouche des ennemis, un cri de
joie dans celle de nos braves, des braves compagnons de
Zaboï, un rayon de joie dans leurs yeux.
« — Frères, les dieux nous donnent la victoire. Une
troupe à droite, une autre troupe à gauche! Amenez les
chevaux des vallées ; qu'ils hennissent dans toute la forêt !
c — Frère Zaboï, lion intrépide, que rien ne fetarde ta
poursuite !
c Zaboï a jeté son bouclier : l'épée d'une mdn, la hache de
l'autre, il se fraie de larges sentiers à travers lea cohortes
royales. Ils hurlent, ils fuient, nos oppresseurs! Ttus les re-
pousse du champ de bataille et la terreur leur arradie de
grands cris.
< Les chevaux hennissent dans la forêt : A cheval , à dbe-
val, à la suite des ennemis, à travers la forêt tout entière I
Coursiers agiles , portez notre vengeance , portez-la vers nos
oppresseurs !
c Nos guerriers s'élancent sur les chevaux; pas à pas ils
poursuivent les ennemis , coup sur coup ils assouvissent leur
rage ; et les plaines , les montagnes , les forêts disparaissent
à droite et à gauche.
« Devant eux mugit un torrent dont les vagues s'amoncè-
lent sur les vagues : l'un sur l'autre ils s'y précipitent, tous
affrontent ses noirs tourbillons. L'onde engloutit en foule les
étrangers; mais elle porte les fils de la patrie, elle les porte
au rivage opposé.
c A travers toutes les plaines, bien loin, bien loin encore, le
milan étend ses vastes ailes et poursuit avidement les passe-
CHANT DE ZABOÏ. 169
reaux. Les guerriers de Zaboï se précipitent et sillonnent de
toutes parts la contrée, culbutant, abattant les ennemis sous
les pieds de leurs coursiers agiles « Furieux, ils les poursui-
vent aux lueurs de la lune, à l'éclat du soleil, dans la nuit té-
nébreuse, et au lever du jour ils les poursuivent encore.
. c Devant eux mugit un torrent dont les vagues s'amon-
cèlent sur les vagues : Tun sur Tautre ils s'y précipitent,
tous affrontent ses noirs tourbillons. L'onde engloutit en
foule les étrangers ; mais elle porte les fils de la patrie, elle
les porte aa rivage opposé.
c — Là^bas, vers la montagne grise, que là s'arrête notre
vengeance I
€ — fiegarde, Zabo! mon frère, nous ne sommes plus loin
de la montagne; regarde cette faible troupe d'ennemis,
comme ils invoquent notre pitié !
« -^ En arrière, à travers les plaines, toi par id, moi par
là I périsse tout ce qui vient du roi !
c Les vents grondent dans tout le pays, dans tout le pays
grondent les armées ; à droite, à gauche, en rangs serrés,
elles font entendre leurs cris de triomphe
« — Frère, vois cette montagne lumineuse ! C'est laque les
dieux nous donnèrent la victoire ; c'est là que les âmes par
essaims voltigent maintenant d'arbre en arbre, efTrayant les
oiseaux, les bètcs fauves et redoutées de tous, excepté des
hiboux. Allons sur le sommet ensevelir les corps et présen-
ter aux dieux lés mets du sacrifice ; aux dieux qui nous sau-
vèrent sacrifions avec joie, et chantons un hymne à leur
gloire, en leur offrant les dépouilles des vaincus ! »
Quelle est maintenant cette victoire célébrée par le chantre
slavon, dont tout semble attester ici la véracité historique?
Quelle est cette glorieuse délivrance dont le souvenir a tra-
170 LITTÉRATURE DU NORD.
versé les &ges? Quelques critiques, frappés de son impor-
tance et de l'analogie lointaine des noms, ont cru recon-
naître dans Zaboï ce Samo contemporain de Dagobert, qui
vainquit Tannée des Francs à Yoigtberg en Moravie, à une
époque, selon nous, trop lointaine pour qu'on puisse y rat-
tacher un poème d'une contexture déjà si parfaite. D'autres
ont cru voir dans Ludiek, chef de l'armée ennemie. Tempe*
reur Louis le Germanique, qui fit effectivement la guerre aux
Slaves ; mais cette supposition tombe d'elle-même par Tenon-
dation même de l'auteur qui reproche à ce chef de n'être
qu'un vassal. Toutefois c'est une époque bien rapprochée de
ce règne, peut-être celle du règne de ses trois fils qu'il faut
assigner à ce poème et au fait d'armes qui en es^ le sujet,
puisque nous voyons au dixième siècle, à Textiiiction des
Carolingiens, le Christianisme partout professé, partout ad-
mis chez les peuples slaves, qui, cessant d'être ses adver-
saires, devinrent ses zélés défenseurs.
Cette grande révolution qui fit entrer ces peuples dans la
famille européenne et prépara, quoique lentement encore,
leur émancipation intellectuelle et politique, fut accomplie
par deux pieux missionnaires, Cyrille et Méthode, partis de
Constantinople en 860, et admis, dans plusieurs voyages
i^uccessiCs, chez les Bulgares, les Serbes, les Moraves^ dont ils
convertirent successivement les princes, dotant ces tribus
arriérées, mais avides de lumières et de progrès, d'une tra-
duction des Évangiles en vieux Slovène leur idiome national,
écrit à l'aide d'un alphabet nouveau. Heureux imitateurs
d'Ulfilas, ils firent, à cinq siècles de distance, aux Slaves
qu'ils venaient convertir, ce même don intellectuel et reli-
gieux qu'avaient reçu des Goths les tribus germaniques.
L'alphabet de Cyrille habilement combiné de lettres grecques,
ALFBED LE GRAP^D. 171
coptes et arméniennes, et admis par les Serbes et les Russes
qui Tont conservé jusqu'à nos jours, est le plus complet qui
existe en Europe. Le succès de cette prédication éloquente
et toute nationale , en excitant l'émulation , la jalousie
même des prêtres latins établis en Bohême et en Pologne,
où leur alphabet fut maintenu, fit rayonner d'autant plus
promptement la foi nouvelle sur toute la contrée. Des chefs
bdliqueux et de cruels despotes courbèrent la tète sous ce
joug salutaire, et avant un siècle tous les Slaves à Test et à
Vouest d^ Garpathes étaient soumis au Christianisme, tout
prêts à partager ses épreuves et sa gloire.
XVI
Alfred le drand^ IiiTmsIoM des Normansi
Pendant que Louis le Germanique et Charles le Chauve,
se disputant l'héritage de Lothaire, agitaient le midi de l'Eu-
rope et léguaient à leurs fils des dissensions funestes , la
France était ouverte aux courses des Normans qui deve-
naient toujours plus menaçantes. Robert le Fort, leur vail-
lant adversaire, avait péri à la bataille de Briserte; et leurs
barques, remontant tous les fleuves, pénétraient dans le cœur
du royaume. L'Escaut, la Somme, la Seine et la Loire étaient
rougis de sang et chargés de dépouilles ; Paris même était
menacé, et les attaques subites, les surprises meurtrières se
multipliaient de toutes parts.
Au milieu de cqs péripéties cruelles qui tenaient en éveil
172 LITTÉRATURE DU NORD.
toutes les populations, chaque succès remporté sur les enya-
hisseurs excitait le plus vif enthousiasme. Quelquefois le cri
de délivrance, s'élevant du milieu des cloîtres, revêtait une
forme poétique pleine d'élan et d'onction religieuse, comme
nous le voyons par le chant tudesque composé en l'honneur
de Louis UI, petit-fils de Charles le Chauve, qui a^ait, en
881, vaincu les Normans à Saucourt K II est écrit en disti-
ques rimes, dans le style ferme et concis que semblait récla-
mer le sujet, et avec toute l'effusion de la foi jointe à Tamoiir
de la patrie. Le combat n'y est qu'indiqué; Tidée d'une
délivrance providentielle est celle qui domine toutes les
autres ; mais le caractère du roi Louis, collègue généreux de
son frère Carloman, n'en ressort pas moins avec noblesse du
milieu de ce naïf récit.
CHANT DE LOUIS UI.
Einan kuning weiz ih^
Heizit herro Hlt^dwig^
Ther gerno Gode dionot;
Wol er imo8 lonot.
Kind warth er faterlosj
Thés warth ima sar buoz;
Holoda inan iruhtin^
Magazogo warth ersin.
c Je connais un souverain, le roi Louis, fidèle au culte de
Dieu qui le récompense de sa foi.
c Jeune encore, il perdit son père. Dans ce malheur, Dieu
lui-même l'accueillit et voulut devenir son guide.
c II lui donna pour compagnons des chevaliers intrépides;
1 Dos Ludtoigslied, von Docen, MUociieii, 1813.
ALFRED LE GRAND. 173
il lui donna un trône dans le pays des Francs. Puisse-t-il en
jouir de longues années ! •
c Louis partagea le trône avec Carloman, soti frère, par
un accord équitable et loyal.
c Après ce pacte, Dieu voulut réprouver ; il voulut voir
sll siïpp(Nrt^ait les peines.
c II permit que les guerriers païens envahissent ses états,
que les Francs devinssent leur esclaves.
c Les uns se perdirent aussitôt, les autres furent vivement
tentés; quiconque s'abstenait du mal était accablé d'ou-
trages.
« Chaque brigand armé, enrichi de rapines, enlevait un
château et devenait ainsi noble.
« L'un vivait de mensonge, l'autre d'assassinat, l'autre de
défection ; chacun s'en glorifiait.
c Le roi était troublé, le royaume en désordre ; Christ
étant iirité permettait ces malheurs.
c Mais Dieu eut pitié de nous; il connaissait notre dé-
tresse, il ordonna à Louis de marcher en toute hâte.
c roi Louis! secours mon peuple, car les Normans l'op-
priment avec dureté.
c Louis répondit alors : Seigneur, je le ferai; la mort. ne
m'empêchera pas de suivre tes commandements.
c D'après l'ordre de Dieu il leva l'oriflamme, il marcha par
la France au devant des Normans.
c II rendait grâces à Dieu, en attendant sa venue, il disait :
Seigneur, nous voici pour t'attendre.
c Alors ruiustre Louis s'écria d'une voix forte : Courage,
guerriers, compagnons de mon sort !
c — Dieu m'a conduit ici ; mais il faut que je sache si c'est
d'après vos vœux que je marche au combat.
174 LITTÉRATURE DU NORD.
c — Je m'exposerai à tout, pouiTu qnè je vous sauve.
Qu'ils me suivent tous ceux qui sont fidèles à Dieu I
€ — Cette vie nous est acquise tant que Cbrist nous rac-
corde ; nos corps sont sous sa garde, c'est kii qui veille sur
nous.
ff — Quiconque, servant Dieu avec lèle, sortira vivant de
cette lutte, aura de moi une récompense ; s'il meort^ ce se-
ront ses enfants.
c II s'arme à ces mots de l*écu et de la lance, il vole sur
-son coursier pour punir ses ennemis.
€ 11 ne fut pas longtemps à trouver les Normans. — Dieu
aoit loué! s'écrie-t-il, en voyant ceux qu'il cherdie.
« Chevauchant vaillamment^ il entonne l'hymne sacré, et
tous chantent ensemble : Seigneur, fiie pitié de nous !
c L'hymne fut chanté, le combat commencé, le sang bai«>
igna le visage des Francs qui jouaient de l^rs armes.
« Les chevaliers se vengèrent, mais surtout le roi Louis«
-Prompt et intrépide, telle était sa coutume.
c 11 frappait l'un, il perçait l'autre ; il abreuvait ses emi^
mis d'amertume, et leurs âmes s'échappaient de leurs corps.
« Bénie soit la puissance de Dieu ! Le roi Louis fut vain-
queur. Grâces soient rendues à tous les saints ! A lui fut la
victoire.
c Le roi Louis fut heureux ; autant il était prompt, autant
aussi il fut ferme dans l'épreuve. Haintiens-le, ô Seigneur^
dans toute sa majesté ! »
Dans cet hymne plus religieux que guerrier, la pieuse re-
connaissance du poète montre bien l'imminence du danger,
qui devait renaître plus terrible quand une nouvelle inva-
sion des Normans coûta le trône à Charles le Gros, faible et
indigne héritier de la vaste puissance de Cbarlemagne. Ses
khmm LE GRAND. 1^5
successeurs, Eudes en France et Ârnoul en Allemagne,
r'épârèrent sa honte par de brillantes victoires, Tun à Paris^
l'autre dans le Brabant. Mais les ennemis revinrent à là
charge ; la Loire et la Seine, envahies, ravagées par les
-)>andes de Hasting et de Rollon, ne purent être enfin déli-
^rrées que par la cession d'une province française et Tad^
mission légale des vainqueurs.
L'Angleterre ouverte sur toutes les mers, remplie de mo-
nastères et d'abbayes qui en faisaient depuis plusieurs siècles
un foyer de civilisation chrétienne, divisée d'ailleurs entre
des princes rivaux, malgré son union apparente sous le
sceptre des successeurs d'Egbert, excitait encore plus que la
France l'insatiable avidité des Scandinaves. Aussi la défaite
et la mort de Ragnar n'aTaient-elles fait que grossir la tem-
pête en précipitant sur l'Angleterre les hordes dévastatrices
de ^es fils. La Northumbrie était devenue leur proie, la Mer-
cie tremblait devant eux ; partout Tincendie, le pillage , le
massacre des guerriers et des prêtres, la destruction de toute
culture, Fanéantissement de toute science. Enfin' le royaume
de Wessex, qui avait rapidement décliné sous les règnes
éphémères de trois fils d'Ethelwolf, allait succomber à son
tour, et entraîner l'asservissement de File et le triomphe
sanglant du paganisme, quand un jeune homme inconnu
jusqu'alors, dernier rejeton de la famille royale, compa-
gnon fidèle de son père dans un pèlerinage à Rome sous
Léon lY, auxiliaire modeste de ses frères, étranger à toute
ambition, fut suscité par la Providence pour sauver et régé-
nérer son peuple.
Alfred le Grand appartient à la fois à la politique, à la phi-
losophie, aux belles-lettres. Chacune d'elles revendique à
l'envi cet admirable caractère dont la perfection avérée dé-
176 LITTÉRATURE DU NORD.
daigne le secours des fictions. Bien différent d'Ârthnf de
Bretagne idéalisé par les légendes, Alfred est une réalité "rif
Tante dont Texistence, dans ses moindres détails, nous est
connue et révélée par ses écrits et par ses actes, autant que
par le témoignage irrécusable et désintéressé de ses con-
temporains. Rien ne saurait nous être suspect dans ce qu'on
raconte de sa vie ; rien n'a pu être exagéré ilans ce tjpe
d'une âme généreuse, épurée par l'adversité, activée et
ennoblie par le succès.
Sa vie politique se partage en deux phases : phase d'hu-
miliation où jeune, sans expérience, appelé à un trône chan-
, celant qui plusieurs fois s'affaissa sous ses pieds, il se Toyait
vaincu par les fiers Scandinaves, forcé de fuir, de se.cadier,
serviteur dans la chaumière d'ua pâtre ou scalde dans le camp
des ennemis, subissant l'oubli, l'insulte même de ses suh
jets irrités et ingrats; phase de prospérité et de gloire quand,
triomphant enfin de tant d'obstacles, il eut de son épée vio
torieuse affermi la couronne sur sa tête, et amené à son
obéissance tous les états de l'heptarchic. Dans la preniièr8|
qu'il souffre ou qu'il agisse, son caractère constant est la ré-
signation, la force d'âme mêlée à la douceur et au repentir
de faiblesses passagères qu'il répare en les avouant. Dans la
seconde, c'est le zèle éclairé, la sollicitude infatigable pour
la moralisation de son peuple, pour la prospérité des lettres,
de rindustrie, de l'agriculture, pour la grandeur future de
l'Angleterre dont il fut le vrai fondateur. Il eut la chance
heureuse, et si rare pour les rois, d'avoir des conseillers
austères. Son guide, pendant ses infortunes, fut Néot, per-
sonnage vénérable, issu du sang royal et retiré du monde ;
son ami et son biographe fut le pieux et loyal Asser. Dès
qu'Alfred put renoncer à la guerre, et que les Scandînavà,
ê *
ALFRED LE GRAND. 177,
OU repousses par les armes, ou admis à son alliance en em-
l3rassant le Cfaristianisme, laissèrent respirer ses sujets, il
songea à fermer toutes les plaies de la misère et de l'igno-
xance en activant partout le travail et semant partout la lu-
laière. Malade lui-même, accablé de souffrances, il poursui-
Tit pendant vingt ans cette lâche difficile et glorieuse,
promulguant des lois sages et les faisant observer, discipli-
nant les troupes, se créant une marine, appelant à la culture
des champs toutes ces bandes fugitives échappées au car-
nage. Hais ce fût surtout la science dans son acception la
plus haute, la religion, la philosophie, Thistoire, qui atti-
rèrent ses regards attentifs, au milieu du pays dévaslé, il
voyait les cloîtres déserts, les églises en ruine, les manus-
crits brûlés, l'intelligence humaine privée de tout secours.
Non content de s'entourer de savants qu'il attirait à grands
frais à sa cour et dont il se faisait le disciple zélé, il résolut de
se dévouer lui-même à Tinstruction de ses compatriotes, étu-
diant jour et nuit pour comprendre les livres dont la propa-
gation pouvait leur être utile, pendant que son ardente cha-
rité s'étendait jusqu'aux chrétiens de Tlnde. Maître enfin de
cette langue latine qui recelait tant de trésors, et dont les
ptenûm sons Tavaient frappé dans Rome où son père Pavait
conduit enfant ; doué d'une connaissance exquise des res-
sources de la langue anglo-saxonne, dont il savait par cœur
les vieux poèmes nationaux, il se mit alors à tra<luire, avec
une ardeur sanségale, les Lettres pastorales de saint Grégoire,
les Instructions de saint Âustin, l'Histoire ecclésiastique de
Bède, l'Histoire universelle d'Orose, dans laquelle il eut soin
d'insérer une esquisse de l'ancienne Allemagne et le voyage
çiirieux de deux explorateurs du Nord. Tous ces ouvrages
distribués par feuillets et envoyés aux chefs et aux prêtres,
0*
178 LITTÉRATURE DU NORD.
ranimaient parmi eux le goût de la lecture et des saines tra-
ditions qu'ils transmettaient au peuple. Lui-mtoie dans ses
méditations avait choisi pour texte de ses pensées et pour ri-
sumé de sa morale la Consolation de Boèce, qu'il se plut, non-
seulement à traduire, mais à paraphraser, à développer dans
sa langue et sous l'inspiration de son cœur ' . C'est surtout dans
ce miroir, plus pur encore que celui de Marc-Aurèle, que
l'âme d'Âirred se reflète tout entière par les effusions les
plus douces , par les élans les plus sublimes. Ne pouvant
reproduire d'une manière étendue ces nobles confessioDS
d'un roi modèle, contentons-nous de quelques maximes
prises au hasard dans ce livre précieux :
< Dieu sait que je n'ai souhaité ni recherché cette cou-
ronne terrestre par ambition ou par cupidité ; ce que j'û
désiré, ce sont les ressources nécessaires pour Tceuvre qui
m'était imposée, c'est le pouvoir de la bien accomplir.
« Mon vœu le plus cher a été de vivre selon la justice, et
d'attacher à ma mémoire le souvenir de quelques bonnes ae«
tions.
c Souhaiter la gloire sans la vertu est une erreur des plus
funestes.
< Ne t'enorgueillis jamais de ta noblesse; tous les hommes
n'ont-ils pas la même origine? Dieu, en unissant l'àrae m
corps, adonné à tous la noblesse native. Quel droit t'arroges-
tu donc par ta naissance sur les autres hommes tes égaux,
si tu ne les surpasses en bonnes actions?
c Un roi pourrait-il aimer la couronne s'il n'avait sous ses
* Konqt Alfred, von Rask, Kiobenhavn, t8t6; Analecta Saxoniea
by B. Thorpe, London, 1834; History of the Anglo-Saxons^ by S.
Turner; Angelsœchiiche Prçben,
r
ALFRED LE GRAND* 179
ordres que des esclaves? C'est dans la liberté de ses sujets
que réside sa dignité réelle. »
Ces paroles sont bien dignes du prince qui affranchit tous
les serfs de ses domaines, et dont la main traça cette
maxime mémorable : < Les Anglais doivent être libres comme
leurs pensées! » Elle est digne de celui qui, pour mieux ré-
sister aux passions ennemies de ses devoirs, implora du Ciel
et souffrit avec joie le mal cruel dont il était atteint. Elle
est digne de celui dont la piété ardente et l'inépuisable cha-
rité, exprimées dans tous ses écrits et manifestées dans tous
ses actes, se résument, et dans cette prière qu'il ne cessait
d'appliquer à lui-même, et dans ces derniers conseils adres*
ses à son fils Edouard :
c Je te cherche, ô mon Dieu, ouvre mon cœur, et dis^moi
comment on vient à (oi ? Je ne puis t'offrir que ma bonne
volonté^ car je ne puis rien faire par moi-même. Mais je ne
connais rien de plus excellent que de t'aimer au-dessus de
toutes choses, toi seul sage, seul pur, seul éternel !
c Viens ici, mon fils, assieds-toi pour entendre encore mes
conseils. Mon heure approche, mon corps s'affaiblit, mes
jours sont écoulés, il faut nous séparer. Un autre monde
m'appelle, tu posséderas mes biens. Je t'en supplie, par l'a-
qtiofir que je te porte, sois le père et le défenseur de ton
peuple ; sois Tappui de la veuve et le père de l'orphelin ! Se-
cours les pauvres, protège les faibles, et, de tout ton pouvoir,
répare les injustices. Soumets-toi toujours à la loi, et alors
tu seras aimé de Dieu, que jamais tu n'invoqueras en vain et
qui t'assistera de sa sagesse ! »
La noble figure d'Alfred , survivant à la chute de sa race
et à l'asservissement de ses compatriotes après la bataille
d'Hastings, a inspiré à ses ennemis mêmes ^admiration pro«
180 LITTÉRATURE DU NORD,
fonde exprimée dans ces vers d'une ancienne chronique an-
glo-normande :
Alfred he was on Englelond a king well swithe strong;
He was king and clerk^ well he luved God's werk;
He was wise on his word^ and war on his speeche;
He was the wiseste man that lived on Englelond.
Si Ton considère en effet la carrière morale, politique,
et littéraire d'Alfred; si Ton songe qu'un tiers de sa vie
s'écoula dans une inaction forcée, un autre dans un péril-
leux exil où son courage fut sans cesse à l'épreuve, et qu'en-
fin établi sur le trône, il accomplit au milieu de souffrances
et de difficultés sans nombre tant de grandes et utiles ré-
formes, et jeta les bases inébranlables de la civilisation et de
la puissance anglaises , on ne peut s'empêcher de reconnaî-
tre en lui un type de perfection presque idéale, un des plus
nobles cœurs et des plus beaux génies qui aient jamais orné
l'humanité ^
La haute renommée d'Alfred avait rangé sans effort sous
ses lois tous les états de l'heptarchie , et cette union intiiïie
des Saxons et des Angles se maintint sous ses descendants.
Mais, si la force de résistance s'accrut par l'heureuse concen-
tration du pouvoir, la violence de l'attaque n'en devint que
plus terrible, et les Danois, débarqués sur les côtes en es-
cadres toujours plus nombreuses, oblinrent l'appui de l'Ecosse
et de l'Irlande, pays celtiques et hostiles aux Saxons. Âthel-
* Aussi est-ce avec une pénible surprise qu'en parcourant les salles
splendides du nouveau Parlement britannique, nous y avons vu par-
tout les images des conquérants normands et angevins, dont la gloire
a coûté tant de larmes, et nulle part celle du roi-modèle, du héros
vraiment national, dont chaque Anglais devrait, avant tout, être fier.
ALFRED LE GRAND. 181
stan, petit-fils d'Alfred, régnait alors sur TAngleterre. Atta-
qué par Anlaf, chef des Danois, et par Constantin, roi d'Ecosse,
il éprouva d'abord des revers qui mirent en danger sa cou-
ronne ; mais tout à coup, retrempant son courage au noble
souvenir de son aietil, il surprit en 938 avec son frère
Edmond et ses braves, les confédérés à Brunanburg, et»
après une lutte désespérée, remporta sur eux une victoire
décisive, dont un chant anglo-saxon nous a conservé le sou-
venir * :
CHANT d'ATHELSTAN.
c Le roi Afhelstan, le chef des comtes, qui distribue les
colliers d'honneur, le frère aîné du noble Edmond, a conquis
dans la lutte, à la pointe de l'épée, une gloire immortelle à
Brunanburg.
c Ils ont rompu le mur des boucliers, ils ont abattu les
bannières, les vaillants fils d'Edouard suivis de leur famille.
Car il est naturel que, nés de tels ancêtres, ils défendent dans
la guerre, contre tout ennemi, leur patrie, leurs biens, leurs
foyers.
c Ils ont vaincu et détruit l'armée écossaise et la flotte. Les
guerriers tombant morts ensanglantèrent la plaine, depuis
rheure matinale où le plus grand des astres, le soleil^ brilla
sur la terre, jusqu'à ce que le flambeau du Très-Haut, le globe
majestueux eût atteint le couchant.
c Pes milliers de guerriers gisaient frappés de la lance :
c'éiaient les fiers Normans que leurs boucliers ne purent
défendre , c'étaient les Écossais succombant au carnage.
€ Les West-Saxons, pendant toute cette journée, formés
* Anglo-Saxon Chronicle,
182 LITTÉRATURE DU NORD.
en corps d'élite, pressèrent les fugitifs. Tous ceux qu'ils ren-
contraient, ils les frappaient vivement du tranchant de leurs
glaives nouvellement aiguisés.
< Les Ânglo-Merciens ne refusèrent pas non plus la lutte
sanglante contre les ennemis, qui, fendant sous Ânlaf la mer
dans leurs vaisseaux, étaient venus porter la guerre sur ce
rivage.
< Cinq jeunes rois jonchèrent le champ de bataille, assou-
pis par l'épée homicide ; avec eux sept lieutenants d' Anlaf,
les marins de la flotte et les bandes écossaises.
< Le chef danois vaincu, suivi d*une faible escorte, fut
poussé par le sort sur la poupe de son vaisseau ; le vaisseau
fut lancé sur les vagues : ce fut ainsi qu'il sauva sa vie.
« Vaincu aussi, fuyant jusqu'aux frontières du nord, Con-
stantin, le vieux serviteur d'Hilda, n'eut pas lieu de vanter
ses exploits. 11 était le seul débris de sa famille ; tous ses
amis , frappés dans la mêlée , étaient morts sur le champ de
bataille.
« Son fils aussi, il le laissa sur la plaine, jeune encore,
atteint d'un coup mortel. Il ne put, le vieillard perfide,
trouver sa joie dans cette blonde chevelure quQ déchiraient
des becs dévorants.
« Ânlaf et le reste de ses hommes ne purent plus se vanter
dès lors d'être les plus habiles , sur le champ du carnage, à
abattre les bannières, à affronter les traits, à soutenir la
mêlée , à croiser les épées , quand ils jouaient des armes
contre les fils d'Edouard.
€ Les Normans, tristes débris de la lutte, portés dans
leurs vaisseaux sur une mer orageuse, fendirent l'abtme
pour rejoindre Dublin, pour retrouver l'Irlande dans leur
détresse.
ALFRED LE GRAND. 183
c Mais les deux frères, le roi et le prince, retournèrent dans
Weslsex, leur patrie. Ils laissèrent derrière eux toute la co-
horte criarde, Tavide corneille, le sinistre milan, le corbeau
noir au bec infatigable, le crapaud mugissant, Taigle afTamé
de chair, i'épervier belliqueux et l'affreux loup des bois.
e Jamais plus grand combat ne s'est vu dans cette île, jamais
tant de guerriers n'ont péri par le glaive, s'il faut en croire
le récit des vieux sages , depuis que de l'orient les Angles et
les Saxons vinrent sur la vaste mer attaquer les Bretons ;
lorsque ces msdtres dans l'art de la guerre vainquirent les
Celtes , et que , chefs honorés , ils obtinrent l'empire du
pays. »
Ce chant guerrier, dans sa rude énergie, forme un frap-
pant contraste avec celui du roi Louis III, où tout est douceur
et prière. La voix du scalde saxon, bien difTérente de celle
du cénobite, semble toute dominée par des réminiscences
païennes , qui se manifestent dans le récit du combat et sur-
tout dans celui de la curée laissée aux animaux vengeurs.
Son ensemble, coïncidence curieuse , rappelle exactement
le chant t)ohéme de Zaboï. On y trouve mêmes croyances,
mêmes mœurs , même succès ; succès trop éphémère sans
doute , puisque l'opiniâtreté germanique finit par asservir
les deux nations.
Toutefois la victoire d'Athelstan eût affermi le pouvoir
dans sa famille que protégeaient d'illustres souvenirs , si
des dissensions intestines , sous le coup d'invasions inces-
santes , n'eussent bientôt précipité sa chute. Aussi le règne
pacifique d'Edgar, sous lequel le savant Âlfric travailla avec
zèle à la propagation des sciences par ^es écrits et par ses
leçons , ne fut-il que le calme qui précède la tempête. Elle
éclata irrésistible quand, sous le règne de l'indigne Éthel-
184 LITTÉRATURE DU NORD.
red II, les Normans reviurent, non plus païens et aYedglés
par des passions féroces , mais chrétiens , unissant à leurs
lumières nouvelles l'indomptable énergie de leur naturel Ce
n'étaient plus des ravages passagers , c'étaient des établisse-
ments solides, des conquêtes permanentes qui flattaient leur
audace et qui activaient leurs efforts. Déjà les descendants de
Rollon avaient fait fleurir en Neustrie les lois, l'industrie, le'
commerce ; déjà Olav de Suède et Olav de NiMT ége avaient
adopté le Christianisme, lorsque Canut le Grand, maître da
Danemark et de l'Angleterre conquise sur le brave Edmond 0,
vint montrer à son tour ce que pouvait la foi sur une Ame
inculte, mais généreuse. L'Angleterre, soumise à son sceptre
si sage, crut presque voir renaître les jours d'Alfred. Danois,
Saxons , Gallois se réunirent pour célébrer la grandeur de
leur prince ; mais lui , par cette image simple et frappante
de la marée montant malgré ses ordres et renlourant de ses
flots menaçants, proclama hautement le néant de sa puis^
sance comparée à celle du Très-Haut. Dès lors les Scandi-
naves s'étaient élevés au rang des nations les plus nobles ;
on reconnut que cette race d'élite dominerait partout où elle
porterait ses pas , et qu'à celte source devait se retremper
toute la civilisation européenne.
CMPIRE Et ÉGLISE. 1S5
XVII
Bmpire et lÊfflise, Otton I*"', «réffoire VII.
La monarcbie de Charlemagne s'était dissoute avant Tex-
tinclion de sa race, moins encore par l'incapacité des princes
que par l'antipathie des peuples, qui, s'éjoignant instinctive-
ment les uns des autres, revendiquaient leur nationalité sous
Tégide de leurs chefs naturels. Ainsi la couronne impériale
attachée au royaume d'Italie changeait à chaque instant de
maîtres, passant des princes carolingiens aux ducs de Frioul
ou de Toscane. La Provence , érigée en royaume par Boson,
était désormais séparée de l'héritage de Charles le Chauve.
La France même, au commencement du dixième siècle,
opposait à ses descendants, Charles le Simple, Louis IV,
Lothaire, types d'une fusion devenue impossible, la race
Traiment française du comte Robert le Fort, défenseur de la
patrie menacée, le roi Eudes, le roi Raoul, le comte Hugues,
jusqu'à ce que l'avènement officiel et héréditaire d'une
dynastie nouvelle , proclamée par les grands feudataires »
consacrât irrévocablement ce principe de nationalité dont
l'Allemagne avait donné l'exemple.
L'Allemagne, que le roi Ârnoul, fils de Charlemagne, avait
gouvernée quelque temps avec gloire, en repoussant coura-
geusement les Normans , mais à laquelle ensuite il avait
imposé, contre les invasions des Slaves, la dangereuse alliance
des Magyares qui devaient bientôt la dévaster, avait été me-
nacée d'une ruine totale à sa mort et à celle de son fils. Hais
186 LITTÉRATURE DU NORD.
Tesprit allemand, mûri par les revers et ennobli par maintes
victoires, avait déployé toute sa force dans cette circonstanœ
solennelle. Les peuples principaux. Francs, Saxons, Souabes,
Bavarois, au lieu de se fractionner et de combattre à l'extinc-
tion de la race impériale, résolurent d'un commun accord,
parTorgane des grands et des nobles, d'élire an de leurs
ducs pour roi ou chef suprême, auquel tous prêteraient
serment de fidélité. La longue domination des Francs fit
offrir, par un sentiment d'équité, la couronne à Otton, dac
de Saxe et descendant de Witikind. Hais, par une modéra-
tion rare , le vieux guerrier refusa cet honneur, en faisant
lui-même tomber le choix sur Conrad, duc de Franconie.
Conrad 1", monté sur le trône, en 911, mit tous ses soins
à s'en rendre digne. C'était un prince juste et brave, à gui il
ne manqua que le temps pour accomplir le bien qu'il proje-
tait de faire. Hais la courte durée de son règne, les attaques
incessantes des Slaves et des Hagyarés, paralysèrent ses in-
tentions louables. Préférant le salut de la patrie à Fagran-
dissement de sa famille, il pria, en mourant, tous les grands
feudataires de choisir pour chef Henri de Saxe. Ce prince
fut donc proclamé roi d'Allemagne avec l'assentiment du
frère de Conrad, et montra bientôt, par ses nobles qualités,
combien il était digne de la couronne.
Les événements de ce règne et des suivants ont été consi-
gnés dans deux chroniques latines. Tune rédigée par Witi-
kind, moine de Corvey, écrivain rude, mais d'une âme éle-
vée et d'une franchise chevaleresque ; l'autre par Dttmar,
évêque de Hersebourg, dont le style obscur est racheté par
une exactitude de détails et une érudition de recherches
qui font de lui un guide précieux pour l'étude des traditions
allemandes et slavonnes.
EMPIRE ET ÉGLISE. 187
Henri F, appelé l'Oiseleur à cause de sa passion pour la
chasse, mais qui eût mérité un plus noble surnom, vain-
quit d*abord les Normans et les Bohèmes, rétablit Tordre
par des lois sages, et profita des années de loisir pour fonder
des Tilles , construire des forteresses , honorer la bravoure
militaire par Tinstitution des tournois et s'entourer ainsi
d^auxiliaires fidèles. Ainsi préparé, il se vit en état de résis-
ter à tous âes ennemis, et quand les Magyares, maîtres de la
Hongrie, comptant sur la terreur de leurs armes, vinrent
impérieusement réclamer le tribut accordé jusqu'alors, Henri
convoqua une assemblée du peuple où il prononça ces pa-
roles : € Vous savez de quels périls est maintenant délivré ce
royaume, naguère troublé par des dissensions et par des
guerres sans cesse renaissantes. Enfin, par la protection de
Dieu, par nos efforts et par votre courage, la patrie est tran-
quille, les ennemis réprimés. Les Hongrois seuls nous me-
nacent encore; jusqu'ici pour les satisfaire j'ai dû appauvrir
vos fils et vos filles, maintenant il faudrait dépouiller nos
églises, car ils possèdent tous nos trésors. Choisissez : vou-
lez-vous que j'enlève ce qui appartient au culte de Dieu pour
obtenir de nos ennemis une paix honteuse, ou voulez-vous,
dignes de votre patrie, vous confier en Celui qui règne au haut
du ciel, certains qu'il nous protégera dans la lutte?» Lé
peuple entier demanda la guerre ; elle fut conduite avec zèle
et bonheur. Un corps de Hongrois parvint à passer le Rhin,
d'où il se répandit sur la France et î'Ilalie, mais le gros de
leur armée fut détruit, et l'Allemagne affranchie de leur
joug.
Henri eut pour successeur son fils Otton P', dont le règne
fut d'abord moins paisible, parce qu'il ne possédait pas l'es-
prit conciliant qui distinguait éminemment son père. Hais
Î88 LITTÉRATURE DU NORD.
de grandes et brillantes qualités couvrirent bientôt ses pre-
mières fautes et mirent fin aux guerres intestines qu'il ayaU
d^abord provoquées en Allemagne, et pendant lesquelles,
selon Witikind, témoin occulaire de cette époque, le
meurtre, l'incendie, le parjure, régnaient impunément de
toutes parts, les notions du bien et du mal semblaient à ja-
mais confondues. Après avoir forcé ses frères à une récon-
ciliation équitable, il saisit habilement l'occasion de s'empa-
rer de l'Italie divisée, remporta, peu de temps après, une
victoire signalée sur les Hongrois et les Carniens, et appelé
de nouveau h Rome en 962, il y reçut la couronne impériale
et rétablit l'empire germanique. Maître de l'Italie et de toute
l'Allemagne, à laquelle se rattachaient la Lorraine et la
Bourgogne, Otton, favorisé parla victoire, obtint de ses con-
temporains le nom de Grand. Dès lors, l'éclat de sa puis-
sance donnant aux esprits une impulsion nouvelle, fit aussi
renaître en Allemagne quelques germes de cette littérature
qui, languissante dans les temps d'orages, flétrie et brisée
par les guerres, refleurit à chaque lueur de fortune, à chaque
retour d'un soleil pur. Pendant cette prospérité éphémère,
les sciences furent cultivées avec zèle, la lecture des anciens
fut reprise, l'instruction répandue par le clergé, à la tête du-
quel trois puissants archevêques, ceux de Hayence, de Colo-
gne et de Trêves, balançaient par leur autorité l'influence
souvent précaire du pape. Les princes souverains se rappro-
chèrent du trône en acceptant les grandes charges de la cou-
ronne ; ils favorisèrent les fondations pieuses, et des écoles
s'ouvrirent sous leurs auspices.
Aux abbayes depuis longtemps célèbres de Saint-Gall, de
Corvey, deFulde, s'étaient jointes celles de Hildesheim, d'Ein-
siedeln, de Reichenau, nobles retraites consacrées à Tétudç
EMPIRE ET ÉGLISE. 189
dont les fruits devaient briller plus tard. Brunon, frère de
l'empereur et archevêque de Cologne, protégeait efficace-
ment les sciences qu'il cultivait lui-même avec succès, et
(îerbert, Français d*origîne, accueilli avec faveur par Olton
comme il le fut plus tard par Hugues Capet promu au trône
de France en 987, révélait alors à l'Europe les précieuses
découvertes des Arabes. Ainsi tout annonçait sous Otton P'
un avenir de civilisation et de gloire, qui ne fut obscurci et
retardé que par la violence des passions guerrières. Elles se
firent déjà jour sous Otton H, son faible et présomptueux
successeur, qui, malgré des succès momentanés contre la
France, perdit en Allemagne et en Italie tous les avantages
si péniblement acquis. Fier de son union avec une princesse
• grecque, il aspira à l'empire de l'Orient et attaqua d'abord
les Grecs de Calabre, qui, aidés des Arabes de Sicile, lui
firent essuyer une défaite complète, dans laquelle périt,
selon le récit d'un annaliste, la fleur la plus brillante de la
noblesse allemande. Les Slaves, de leur côté, envahissaient
les provinces du nord, d'où les habitants, abandonnés à eux-
mêmes , les repoussèrent par leur seule bravoure. Otton
mourut au milieu de ces désastres, laissant la couronne à
son fils mineur Otton III, qui fit peu pour le bien de sa pa-
trie. Habitué aux mœurs efTéminées de la Grèce et de l'Ilalie,
les yeux sans cesse tournés vers Rome dont il affectionnait
surtout la possession, il dédaignait la loyale énergie, la ru-
desse naïve des Allemands. Il se montra toutefois politique
habile et disciple reconnaissant, en donnant pour égide au
savant Gerbert, qu'attaquaient l'ignorance et la superstition,
la tiare pontificale qu'il porta avec gloire sous le nom de Sil-
irestre IL
Les natioiïs étaient alors dans l'effroi, une terreur reli-
190 LITTERATURE DU NORD.
gieuse avait rempli TEurope; car partout s'était répan-
due la croyance que l'an 1000 verrait finir le monde. Le
pieux Robert, fils de Hugues, régnait alors en France, oùU
était vénéré comme un saint, et toute cette année redouta-
ble se passa en prières et en jeûnes. L*humaniiéy courbée
dans l'attente de sa fin, ne se releva que Ioi*squ'elIe crut re-
vivre ; mais à peine relevée, elle s'abandonna tout entière à
Teffervescence des passions. Il est cependant à remarquer
que cette année et celles qui la suivirent immédiatement,
loin de marquer la fin du monde furent pour FEurope une
ère de progrès et de développement remarquables. Les
royaumes Scandinaves, activement convertis, adoptaient
spontanément le Christianisme ; la Hongrie, la Pologne, la
Russie, se constituaient en états réguliers sous les auspices
de sages législateurs; l'Italie s'ouvrait à la science; l'Es-
pagne, elle-même, si longtemps morcelée, voyait déchoir la
puissance des Arabes et l'union chrétienne s'affermir sous
le sceptre de Sanche le Grand de Navarre.
Otton ni mourut à cette époque^ sans laisser d'héritier di-
rect, et le choix de l'Allemagne, d'abord indécis, tomba
enfin sur un prince de la même famille, sur Henri II, alors
duc de Bavière^ qui gouverna l'empire avec sagesse. Ami de
l'ordre et de la paix, il sut cependant défendre sa couronne
et maintenir l'intégrité de l'empire, soit contre le duc de Po-
logne, soit conire les Italiens révoltés. Il fit de bonnes lois,
veilla à leur maintien, et favorisa les établissements pieux
avec un zèle qu'on ne saurait blâmer au milieu des passions
violentes qui aigrissaient et abrutissaient les âmes. Aussi
fut-il vivement regretté quand on vit s'éteindre dans sa per-
sonne le dernier et digne représentant de la maison impé-
riale de Saxe. A cette époque, le Christianisme répandu par
EMPIRE ET EGLISE. 491
la persuasion ou parla force, a^ait enfin converti tout le nord
de l'Europe. Non - seulement les royaumes Scandinave^
étaient tous soumis à ses lois, non-seulement la Servie et la
Bohème les avaient facilement adoptées sous Tinfluence d^
la Grèce et de rAUemagne ; mais la Pologne plus indépen-
dante, convertie par saint Âdalbert sous le règne du duc Midsr
las, avait vu sa puissance rehaussée et sa nationalité assurée
par le couronnement solennel de l'intrépide roi Boleslas. L^
Hangrie était constituée sous le pieux roi Etienne ; et la
Russie 9 à la voix de Vladimir, organe peu digne d'une
pareille cause, mais utile au moins par cet acte décisif, avait
plongé dans le Dnieper l'idole menaçante de Pérune, et
vu bientôt le trône de Kiev honoré par les vertus de Jaros-
lav^ sous qui naquirent les premières lois et les premières
annales des peuples slaves.
Pendant la période que nous venons d'esquisser, l'Europe
fut trop agitée par les grandes crises politiques pour que leSi
lettres pussent renaître au milieu des révolutions. Ce siècle
avait TU proclamer Tindépendance complète de l'Allemagne,
sa séparation de la France, sa suprématie sur Tlls^lie, brillante
mais dangereuse conquête du nouvel empire germanique. Ce
siècle eut toutefois des esprits pour le comprendre et des
voix pour le raconter. Outre les chroniques fondamentales
de Witikind et de Ditmar chez les Allemands, de Nestor et de
Cosmas chez les Slaves, il a produit beaucoup d'annales et
de biographies particulières en langue latine, consacrées soit
à de riches abbayes, soit à des prélats vénérés. La vie reli-
gieuse était la vie savante, et c'est chez elle que nous devons
chercher ausisi le peu de monuments littéraires que pré-
sente la langue nationale. Noiker, moine de Saint-Gall, com-
posa en tudesque une Paraphrase des Psaumes, ouvrage ^
192 LITTÉRATURE DU NORD.
prose poétique, écrit avec élan et avec force, malgré la diffi-
culté du sujets Une traduction de Boèce et quelques autres
écrits attestent également les efforts de Térudition mona-
cale.
Mais l'érudition n'est pas toujours austère, elle se dépouille
quelquefois de sa rudesse et adopte des formes attrayanles
plus propres à lui concilier les esprits. Cette époque si mar-
tiale et si grave nous en offre un brillant exemple dans la
religieuse Hroswritha, qui, au fond de son couvent de Gander-
sheim , s'inspirant des souvenirs de la docte antiquité ro-
maine, composa en latin les annales des Ottons, des légendes
de saints et des pièces de théâtre , dont plusieurs nous sont
parvenues^. Ces pièces, écrites avec pureté et avec verve, se
rapportent toutes à des sujets chrétiens , tels que la conver-
sion de Gallican, la résurrection de Callimaque, Termite
Âbral^am, le martyre des saintes femmes. Le génie de la
Saph(^ allemande lutte avec bonheur contre les difficultés de
son stujet, et ses productions, quoique informes, sont une
apparition importante à cette époque , puisqu'elles signalent
le premier réveil de cet art dramatique si longtemps ignoré,
de ce curieux théâtre du moyen âge, germe informe de tant
de chefs-d'œuvre.
La poésie héroïque ne fut pas non plus muette ; car nous
possédons de cette époque le grand poérae latin de Wallher
d'Aquitaine, extrait de chroniques nationales par Eckard,
moine de Saint-Gall. Le texte original de celte légende guer-
rière, qui se rattache aux invasions du cinquième siècle,
n'est point parvenu jusqu'à nous ; mais son existence suffit
pour prouver que beaucoup d'autres poèmes analogues ont
1 Schilteri Thésaurus, 1727.
* Hroswithœ opéra, Witlemberg, 1717.
EMPIRE ET ÉGLISE. 193
dû être composés en même temps, et que les exploits d'Atlila
et de ses braves , les luttes des Francs , des Goths , des Bur-
gondes, inspiraient encore les chantres de cette époque
comme ceux du temps de Cbarlemagne ; traditions qui, per-
pétuées dans les cloîtres par des élaborations successives, ont
fourni de si riches fictions aux grands poètes des siècles sui-
vants.
«
Les empereurs de la maison de Saxe avaient agrandi la
puissance allemande ; ils avaient étendu les limites de l'em-
pire en y renfermant la Flandre et la Lorraine, la Lombardie
et l'État romain. Hais cette extension de territoire, loin d*étre
avantageuse à TÂIlemagne , contribua plutôt à la troubler et
à Taffaiblir par le retour continuel des dissensions et des ré-
voltes, n était difficile que tant de peuples divers, ayant à
leur tête des chefs intrépides, se soumissent en paix à un
seul souverain qui souvent leur était hostile. Les vassaux
n'obéissaient qu'aux nobles , possesseurs immédiats du
territoire , ceux-ci aux comtes , ceux-là aux ducs , premiers
dignitaires de Tempire et compétiteurs naturels de la cou-
ronne, qu^ils ne servaient que dans leur intérêt. Au milieu
des soins continuels que réclamaient tant d'ambitions in-
quiètes, l'attention du chef de Tempire était fréquemment
détournée, soit par les attaques des populations slaves
qu'exaspérait un joug odieux, soit par la résistance avouée ou
secrète que ne cessait de lui opposer l'Italie. Tel était l'état
de l'empire lorsque Teitinction de la ligne saxonne com-
mença pour l'Allemagne la longue série de troubles qui rem-
plirent tout le onzième siècle.
L'histoire de cette époque importante, qui vit naître tant
de grands événements, qui, après quelques années de gloire,
vit se briser la puissance impériale devant le génie inflexible
13
494 LITTÉRATURE DU IfORD.
et profond qui dirigeait alors la politique romaine, omis a
été conservée par plusieurs annalistes latins , témoins ocu-
laires des faits qu'ils rapportent. L'un d'eux» Adain de Brème,
a concentré son attention sur les antiquités Scandinaves et
slavonnes. D'autres, comme Wippon, Brunon, Hermami,ne
sont que des narrateurs sans critique. Mais dans le nomlnre
il en est un qui se distingue par des qualités éminentes.
Lambert d'Âschaffenbourg , qui écrivit l'histoire universdle
depuis son origine jusqu'à la fin du onzième siède^ déj^ie,
dans la dernière partie de son récit qui seule présente quel-
que importance, plusieurs des qualités de l'historien véritable,
l'exactitude, la netteté, la force. Il raconte les événements
de son siècle dans un langage plein de nerf et de vigueur,
imité de l'antique sans être servilement calqué, reproduisant
des pensées modernes sans tomber dans la barbarie, alté-
rant quelquefois, par cette élégance même, le vrai caractère
de la vie féodale, mais oifrant cependant le modèle d'une
pensée forte et d'une langue généralement expressive et na»
turelle. Tel est le jugement favorable que porte de lui M. Yil-
lemain , dont la plume énergique et brillante promet depuis
longtemps à nos vœux, et finira par nous donner un tableau
vivant de ce grand drame.
A peine Henri II eut-il cessé de vivre , que des troubles
s'élevèrent dans toute l'Allemagne : chaque seigneur profita
de son indépendance pour se livrer aux déprédations et à la
guerre; chaque duc, se croyant des droits à la couronne,
s'apprêta à les soutenir par les armes. Cependant le bon es-
prit de la nation allemande triompha encore de cette crise
dangereuse. Les nobles se réunirent sur les bords du Rhin ,
dans un lieu situé entre Worms et Mayence ; là ils con-
vinrent que la domination saxonne devait être remplacée
EMPIRE ET ÉGLISE. )95
pAv celle des Francs , et ils choisirent le plus illustre re«
présentant de la maison de Franconie, qui fut proclamé,
en 1024, wm le nom de Conrad II, surnommé depuis le
Salique. L'Allemagne vit de nouveau sur le trône un prince
digne de sa haute vocation. Conrad triompha par sa fermeté
de tous les obstacles qui lui furent suscités, soit par Toppo*
Hilidn de sa propre famille, soit par celle des princes indé-
pendants. Partout il rétablit le bon ordre, fit des lois sages ,
veilla à leur maintien, défendit les querelles individuelles
pendant quatre jours de la sejjaaine , seul résultat auquel oii
ptiX parvenir dans ce temps d'hostilité permanente, où les
nobles, les bourgeois, le clergé, se faisaient réciproquement
la guerre et s'arrachaient avidement des dépouilles teintes
dn sang de leurs tristes vassaux. Conrad réprima ces luites
déplorables sans pouvoir les étouffer entièrement ; il eut la
Éatisfaction de réunir le royaume de Bourgogne à Tempire,
on détriment de Henri , roi de France ; il porta ensuite ses
regards sur l'Italie, où sa seule présence fit tout rentrer dans
l'ordre, et mourut après un règne heureux et justement cé-
lèbre dans les fastes de rAllemagne.
Son fils Henri IH se montra digne de lui et déploya des
qualités guerrières qui lui assurèrent en peu de temps la tran-
quille possession de la couronne. Il intervint avec autorité
dans les affjedres de Bohême et de Hongrie , tint en respect
tous les grands de son empire , et jouit à Rome d'une telle
influence qu'il détermina successivement l'élection de trois
papes, choisis d'après sa seule volonté. Jamais, dit un auteur
contemporain, la trêve de Dieu ne fut mieux observée que
sous son règne, qui finit par une mort prématurée au milieu
des plus belles espérances.
Ce fut sous ces auspices que commença, en 10K6, l^règne
196 LITTÉRATURE DU NORD.
si long , si agité , si malheureux de son fils Henri lY , de ce
prince que des qualités brillantes ne purent dérober à l'in-
fluence du vice ni à la fatalité désastreuse qui parut le pour-
suivre toute sa vie. Il n'avait que six ans lorsqu'il perdit son
père, et trouva d'abord dans sa mère une tutrice ferme et
éclairée. Mais bientôt la défiance des grands suscita contre
elle une accusation grave ; le savant et austère archevôque
•
de Cologne, Ânno, voulant détourner le danger, s'empara de
la personne du jeune empereur, qui séjourna quelque temps
auprès de lui; mais bientôt il lui fut enlevé par Âdalbert,
archevêque de Brème , courtisan plein d'orgueil et d'astuce,
qui flatta les inclinations de Henri , afin de captiver sa con-
fiance, et ne craignit pas de pervertir sa jeunesse par les
préceptes les plus pernicieux. Il osait affirmer qu'il n'y avait
dans toute l'Allemagne que deux nobles, l'empereur et lui-
même, que tout le reste, plongé dans l'ignorance, ne méritait
que haine et que mépris. Â sa mort, Ânno fut rappelé à la
cour; mais il était trop tard , le mal avait porté ses fruits , et
le vieux prélat, indigPâé des désordres qu'il avait chaque jour
sous les yeux, demanda lui-même à retourner dans son dio-
cèse, agrandi et éclairé par ses soins. Henri lY commença
son règne par une faute , en laissant éclater son inimitié
contre les Saxons. Enlevant la Bavière à l'un de leurs princes,
il la donna au duc Welf, tige d'une nouvelle» famille; s'al-
liant ensuite contre eux avec le roi de Danemark, il les me-
naça de la servitude la plus dure qu'ils ne purent éviter que
par la révolte. Le peuple entier se leva en armes ; Henri leur
échappa avec peine et sollicita en vain le secours des grands
qu'il avait irrités par son orgueil. Les doutés mêmes envoyés
aux Saxons, pour les engager à se soumettre, ne purent
s'empêcher de s'écrier en entendant leurs justes griefs : «Nous
EMPIRE ET EGLISE. 197
ne vous blâmons plus d'avoir pris les armes pour défendre
ce que vous avez de plus cher, votre liberté, vos enfants et
vos femmes, nous vous blâmons plutôt d'avoir souffert si
longtemps de tels outrages sans venger votre honneur. »
Henri, accablé par la réprobation qui s'élevait de toutes parts
contre lui, souscrivit à une paix humiliante qu'un événe-
ment fortuit vint arrêter. L'animosité que mirent les Saxons
à raser la forteresse de Harzbourg , qui , comme toutes les
places fortes de la Saxe, venait de leur être abandonnée, les
excès auxquels se porta leur fureur en profanant les autels
et les tombeaux, indignèrent contre eux les autres peuples,
qui répondirent à l'appel de Henri et l'aidèrent à remporter
une victoire sanglante , suivie de la soumission entière des
Saxons.
Mais à peine celte apparence de succès eut-elle relevé ses
forces et son espoir, qu'un orage beaucoup plus redoutable
se forma du côté de l'Italie. Le pouvoir pontifical, longtemps
précaire dans son existence, longtemps restreint et indécis
dans ses droits, habitué par une longue soumission à fléchir
sous le sceptre impérial, sortit tout à coup de son soipmeil et
se leva comme un géant sur l'Europe. Personnifié dans un
homme de génie, dans le fier et ardent Grégoire VU, ce pou-
voir ne connut plus de bornes et se soumit les peuples et les
rois. Le célibat forcé des prêtres, la proscription de la simo-
nie, le partage des investitures datent de cette année 1073,
où commença pour l'Église romaine une ère de domination
et de splendeur qui féconda plus tard la liberté des peuples.
En vain Henri IV voulut-il résister à des exigences excessives;
quelque plausible que pût être sa cause , il n'avait pas su
fonder son influence sur l'estime et l'affection de ses sujets.
Aussi le voyons-nous bientôt exconununié, abandoiHié de
199 LITTÉRATURE DU NORD.
tous , passer trois jours et trois nuits, solitaire , exposé aw
froid et à la neige , devant les murs du palais de Cabossa où
Tattendait son superbe riva). Admis enfin m sa présence, il
promet tout, résolu de ne rien tenir, et la honte de son
abaissement s'accroît encore par son parjure. Dès qu'il est
libre, il songe à la vengeance ; mais de nouveaux troubles la
rappellent en Allemagne , où plusieurs compétiteurs lui di»*
putent la couronne. Vainqueur par le secours de quelques
grands, et surtout de Godefroi de Bouillon, il retourne à
Rome pour chercher son ennemi. Grégoire YII, renfermé
dans le château Saint -Ange, résiste à toutes les forces
impériales, qui sont surprises et mises en fuite par Robert
Guiscard de Calabre. Après plusieurs alternatives de reien et
de succès, pendant lesquelles mourut le pape Grégoire,
Henri IV crut obtenir enfin quelques instants de repos et de
bonheur, quand Tastucieuse politique italienne excita contre
lui son fils aine Conrad, dont la défection et la mort furent
bientôt suivies d'une défection nouvelle, celle de Henri, son
second fils, contre lequel il fut forcé de combattre. Fait pri-
sonnier parce fils perfide, son courage ne fléchit pas encore;
il sut se dérober à sa poursuite et se préparait à une résis-
tance énergique, quand la mort termina sa malheureuse
carrière et mit le sceptre, en 1106 , aux mains du rebelle
Henri V.
Tels furent les principaux événements du onzième siècle ,
de ce temps de transition et de désordre , lutte opiniâtre
d'intérêts contraires , de vices et de vertus , de ténèbres et
de lumières. Si ce siècle, comme on doit s'y attendre, est
^ pauvre en œuvres littéraires, la piété, soutenue par le génie
des arts , fonde de majestueuses cathédrales et élève jus-
qu'aux nues la flèche de Strasbourg; des écoles florissante»
LÉ6Em)E D'ANNO. 199
s'organisent à Salerne, à Bologne, à Liège, à Paris. Pendant
que Lambert d'Asebaffenbourg écrit en latin ses élégantes
annales, Wantram de Neumbourg compose un traité de
droit sur FOnité de FÉgUse, Willeram, moine d'Ébers-
berg, s'essaie dans la langue nationale par une paraphrase
éii Cantique de Salomon ; des fragments sur Tétude des
sdences marquent sous le titre de Physiologue les premiers
essais de prose tudesque, et les traditions héroïques se per-
pétuait à Ton^bre des cloîtres. Il en sort une Chronique des
empereurs, en yers rimes, histoire merveilleuse remplie de
légendes et de faUes, mais curieuse cependant par une
foule de détails qui peignent au naturel les mœurs de cette
époque ^
Hais un autre poème plus important par sa râleur histo-
rique et littéraire doit fixer ici notre attention et réclame
an plas mùr examen»
xvm
Ugemém «'Anne» srehe¥è4«a à» C^^tt^ne*
Au milieu des troubles et des ténèbres qui signalèrent le
onzième siècle en Allemagne , pendant cette lutte déplorable
des partis où les lois les plus saintes étaient foulées aux pieds,
où Tempereur Henri IV, oppresseur de ses sujets, abdiquait
son honneur devant le pape ; où s'élevaient de toutes parts
des forteresses , repaires de pillage et de meurtre ; au mi-
*■ Kaiserchronik, von HofCDoraon, it^.
200 LITTERATURE DU NORD.
lieu de cette lutte violente qui bouleversait les idées, une
âme noble, un poète inspiré s'occupait de hautes médita-
tions. Nous ignorons son nom et son pays; mais Tépoque où
il a vécu ressort du sujet même de son poème, autant que du
vif enthousiasme et des regrets généreux qui l'animent. Fa-
tigué sans doute du triste spectacle qu'il avait sans cesse de-
vant lui, désirant reporter ses pensées vers une sphère plus
calme et plus pure, il choisit parmi les caractères de L'époque
le plus grand, le plus vénérable à ses yeux, celui dont la vie
exemplaire appelait l'âme à des pensées célestes, et il com-
posa dans son pieux enthousiasme la Légende dé saint
An no.
Le précieux manuscrit de ce poème, dont le titre modeste
recèle un vrai mérite, fut trouvé à Breslau dans le dix-sep-
tième siècle, autre époque de troubles et d'égarement, par
Opitz, premier régénérateur de la littérature allemande. Le
manuscrit a disparu depuis ce temps; mais le texte publié
peut suffire à la parfaite intelligence du poème *. Il est écrit
en strophes inégales, composées chacune d'une vingtaine de
vers, tantôt rimes, tantôt allitérés, sans autre règle que la
simple cadence. Le langage est encore tudesque, mais se
rapprochant déjà de l'allemanique , et marquant ainsi la
transition insensible qui unissait déjà le nord au midi de
TAllemagne dans les dernières années du règne de Henri lY,
où probablement ce chant fut composé.
Ânno, le héros du poème, est ce même archevêque
de Cologne, qui, nommé chancelier sous Henri III, devenu
régent à la minorité de son fils, gouverna l'empire avec fer-
meté et sagesse et se retira ensuite dans son diocèse, où sou
^ Lobgesang des heiligen Ànno^ von GoldmaoD, Leipzig, i816«
LÉGENDE D'àNNO. 201
goût éclairé pour les arts, ses mœurs austères, sa bienfai-
sance chrétienne, son zèle pour la réforme du clergé, pour la
fondation d'églises et d'hospices, lui concilièrent une telle vé-
nération que, malgré les attaques de ses ennemis, suite na-
turelle de sa -vie poliiique, il mourut en odeur de sainteté,
auteur présumé de plusieurs miracles. Ce fut sans doute pour
en soutenir Tévidence, pour consacrer l'autorité du nouveau
saint et pour ranimer ainsi la piélé presque éteinte dans tant
de cœurs troublés, qu'un témoin de ses vertus pastorales
entreprit son panégyrique.
Mais au lieu de se borner à exalter son héros, comme
l'aurait fait un écrivain médiocre, le biographe, en véri-
table poète, porte ses regards sur l'humanité ^tière. Ce
sont nos vœux à tous, nos espérances les plus chères qu'il
exprime et qu'il défend dans son poëme, c'est la haute vo-
cation des âmes qu'il retrace dans la personne d'Anno.
S'il prend un long détour pour arriver au sujet princi-
pal, ses digressions sont entraînantes et vivifiées par une
pensée profonde qui domine et ennoblit Tensemble. Le
yague des tableaux historiques, dans lesquels le faux se
mêle sans cesse au vrai, la pieuse erreur des traditions reli-
gieuses, toutes semées de prodiges et de miracles, sont des
faiblesses inhérentes à son temps où la science et la foi s'at-
tachaient aux chimères ; mais ce qui lui appartient en propre,
ce qui place son œuvre au dessus de toutes celles qui paru-
rent à la même époque, c'est le noble sentiment qui l'anime
et qui embrasse l'humanité entière, c'est la sagesse de ses
réflexions et la vivacité de ses tableaux. Puisse quelqu'une
de ces qualités se reproduire dans notre traduction, entre-
prise pour la première fois quand nous l'écrivîmes il y a
quinze ans !
202 LITTÉRATURE DU NORD.
LÉGENDE D*ANNO.
Wir horten ie dikke^singen
Von alten dingen :
Wi snelle helide vuhten,
Wi si veste barge brachen^
Wi si libin winiscefte schieden^
Wi riche kûnige al zegiengen^
Nu ist ciht daz wir denken
Wi wir selvesûlin enden*
1.
< Souvent nous avons entendu célébrer le passe, les com-
bats des héros, la prise des forteresses, la rupture des al-
liances les plus chères, la chute des plus puissants monarques ;
il est temps que nous pensions enfin au terme de notre
propre vie. Christ, notre bon Sauveur, nous avertit par tant
de miracles ! Comme il vient de le faire à Sigeberg, par cet
homme vénérable le saint évéque Ânno, d'après sa volonté
divine, afin que nous veillions sur nous-mêmes jusqu'au mo-
ment où de cette vie d'exil nous passerons à celle qui dure
éternellement.
< Au commencement du monde, quand la parole fit jaillir
la lumière, quand la main puissante du Créateur prodaisift
tant d^œuvres merveilleuses, elles les divisa toutes en deux
parts : le monde visible, le monde intellectueL Combinée»
par la sagesse divine, ces deux parts réunies formèrent
Tbomme, corps et esprit, premier être après l'ange. Toute
création est renfermée dans l'homme, ainsi que nous le dit
rÉvangile; selon l'expression des Grecs, il constitue un troi*
LÉGENDE D'àNNO. 203
sième monde. Telle était la gloire destinée à Adam, s'il eût
su veiller sur lui-même.
3.
a Quand Lucifer se livra au mal, quand Adam viola la Ij>i
divine, Dieu fut d'autant plus courroucé qu'il voyait régner
l'ordre dans toutes ses autres œuvres. La lune et le soleil
répandaient leur lumière avec joie, les astres, fidèles à leur
cours, produisaient le froid et la chaleur, le feu s'élevait aux
hautes régions, la foudre et le vent suivaient leur vol rapide ;
les nuages portaient la pluie féconde, les eaux s'écoulaient
sur les pentes, les fleurs émaillaient les campagnes, le feuil-
lage ombrageait les bois, les animaux avaient leur marche
prescrite, le ramage des oiseaux était doux à entendre;
chaque créature suivait la loi que le Seigneur lui avait don-
née. Les deux êtres seulement qu'il créa les meilleurs se dé-*
tournèrent de lui dans leur folie, première source d'une
multitude de maux.
4.
c On sait comment le démon séduisit l'homme; 41 ypulut
l'avoir pour esclave, et les cinq âges du monde furent en-
traînés par lui aux enfers. Enfin, Dieu envoya son Fils pour
nous affranchir du péché ; il se donna pour nous en sacrifice
et brisa le pouvoir de la mort. Descendu sans péché, aux en-
fers, il en triompha par sa force, et le démon perdit son em-
pire. Appelés dès lors à la liberté, nous sommes devenus
chrétiens par le baptême ; grâces en soient rendues au Sei-
gneur !
c Christ leva l'étendard de sa croix et envoya douze mes-
sagers sur la terre ; il les revêtit d'une force céleste qui les
204 LITTÉRATURE DU NORD.
fit triompher de Terreur. Pierre soumit Rome» le sage Paul
convertit les Grecs, André fut vainqueur à Fatras, Thomas
dans TInde, Matthieu dans l'Ethiopie, Simon et Jude en
Perse, Jacques à Jérusalem, mais il repose maintenant dans
li Galice. Jean prêcha avec onction à Éphèse, et de sa tombe
sort une manne céleste qui, de nos jours encore, guérit bien
des douleurs. Une foule d'autres martyrs, qu'il serait trop
long de nommer, scellèrent de leur sang la volonté du Christ,
et, par de rudes travaux, arrivèrent au Seigneur qui mainte-
nant les comble de gloire.
6.
< Les Francs, ces fils de Troie, doivent rendre grâces à
Dieu qui leur a envoyé tant de saints, réunis surtout à Co-
logne où reposent les guerriers de saint Maurice, et les onze
mille vierges immolées pour le Christ, et tant de vénérables
évéques qui ^ont opéré des miracles, comme on le dit de
saint Ânno ; louons-en le Sauveur par nos chants!
7.
< Il fut évéque consacré à Cologtie. Dieu soit loué que la
plus belle de toutes les villes d'Allemagne ait eu pour chef
l'homme le plus vertueux que le Rhin ait vu sur ses bords !
Ainsi la ville voit sa gloire rehaussée par Téclat d'une domi-
nation si sage, et la vertu du saint est d'autant plus célèbre
qu'il gouverna une si noble cité. Si Cologne est illustre
parmi les villes, saint Ânno fut digue de sa grandeur.
8.
« Voulez-vous connsdtre l'origine des cités? Remontez
avec moi dans le sombre paganisme, car c'est là que com-
mença leur force. Niïius fut le premier homme qui entreprit
* •■
LÉGENDE D'ANNO. 205
la guerre : il saisit, dans sa soif pour la gloire, le bouclier et
la lance, lé haubert et la cuirasse; s'armant pour le combat,
il durcit Tacier des casques et commença des invasions hos-
tiles. Jusque-là les hommes étaient paisibles; chacun cultivait
son champ sans s'occuper de celui des autres, ils ignoraient le
métier des armes, et Ninus s'en réjoujt dans son cœur.
9.
€ Ninus apprit à ses guerriers à supporter les travaux, à
chevaucher en armes, à affronter les périls, à lancer et à
parer les traits. II ne leur laissa point de repos qu'il n'eût
conquis tout le pays d'Asie. Il y construisit une ville, large
d'une journée de marche, longue de trois, il y fonda une
vaste puissance et l'appela, d'après son nom, Ninive, où plus
tard la baleine rejeta le prophète Jonas.
10.
€ Sa femme fut Sémiramis qui fit construire l'antique
Babylone avec les briques que brûlèrent les géants, quand
Faudacieux Nimrod leur conseilla dans sa folie d'élever,
contre la volonté de Dieu, une tour de la terre jusqu'au ciel.
Le Seigneur les en empêcha lorsque, par sa puissance, il les
divisa dans les soixante-dix langues qui existent encore dans
le monde. Avec les débris de ce colosse, Sémiramis bâtit un
mur carré, de soixante-quatre lieues d'étendue; la tour s'é-
levait à quatre mille toises. Dans cette ville les rois s'illus-
trèrent; elle fut le siège de puissants Chaldéens, qui, après
avoir dévasté maints pays, brûlèrent enfin Jérusalem.
11.
« Ce fut le temps où parla le sage Daniel, où il raconta
comment il avait vu en songe les quatre vents du globe lut-
«p
» i
>
206 LITTÉRATURE DU NORD.
tant au-dessus des mers, et comment du sein des mers sor-
tirent quatre animaux terribles. Les vents sont les quatre
anges qui veillent sur tout le globe, les animaux sont les
quatre monarchies qui deraient embrasser le monde entier.
12.
c Le premier animal était une lionne douée de Tintelli*
gence humaine. Elle marquait tous les rois de Babylone
dont la puissance et la sagesse assurèrent la gloire de leurs
états.
13.
< L'autre animal était un ours sauvage, armé de trois
rangs de dents ; il brisait tout obstacle et l'écrasait entre ses
griffes. Il indiquait les trois royaumes qui commencèrent à
tout soumettre dans le temps où Cyrus et Dariu& subjuguè-
rent l'empire d'Assyrie, où ces deux puissants rois détruisi-
rent Babylone.
14.
< Le troisième animal était un léopard pourvu de quatre
ailes d'aigle, symbole du Grec Alexandre, qui parcourut la
terre avec ses quatre armées, jusqu'à ce qu'il vit les colonnes
d'or qui lui marquaient l'extrémité du monde. Il pénétra
dans les déserts de l'Inde , où il conversa avec deux arbres ;
porté par deux griffons , il monta dans les airs ; renfermé
dans un bocal de verre, il se fit plonger dans TOcéan. Alors
ses serviteurs perfides jetèrent au loin les chaînes en s'écriant :
« Si tu cherches les merveilles, nage au fond de l'abîme. » H
vit alors flotter devant lui des monstres marins, moitié pois-*
sons, moitié hommes, et grande était sa surprise.
liGENDE D'ANNÛ. 207
16.
c Le sage roi pensa alors comment il se sauverait de ce
danger; le flux le portait vers le fond, où le verre lui laissa
voir mille merveilles, jusqu'à ce que de son sang il teignit la
mer impétueuse. A peine eut-elle reçu ce sang, qu'elle rejeta
le roi sur le rivage. Ainsi il retourna dans sou royaume où
H fut reçu avec joie par les Grecs. Il fit encore bien des choses
merveUleuses et s'empara des trois quarts du globe.
16.
< Le quatrième animal était un sanglier, symbole des in-
trépides Romains. Ses griffes étaient de fer; qui eût pu le
saisir ? Ses dents étaient de fer ; qui eût pu le dompter ? Ce
sanglier sauvage indiquait bien que la liberté devait régner
à Rome. Il portait dix cornes avec lesquelles il renversait ses
ennemis ; sa force était irrésistible, et Rome soumit le monde
entier.
17.
< Les dix cornes marquaient dix souverains qui marchë-
irent à la guerre avec Rome. La onzième corne s'élevait jus-
qu'au ciel et les astres luttaient contre elle ; elle avait des
feux et une bouche, chose inouïe dans tout autre temps.
Elle prononçait des blasphèmes contre Dieu qui sut bientôt
en tirer vengeance. Ce signe indiquait l'Antéchrist, qui est
encore à venir dans ce monde, et que Dieu, par sa puissance,
précipitera dans les enfers. Ainsi fut accompli tout le songe,
comme l'avait prescrit Fange céleste.
18.
c Les Romains inscrivirent sur une table d'or trois cents
séB^urs poor protéger tes ousurs , pour veiller et le jour
208 LITTÉRATURE DU NORD.
et la nuit à la défense de l'honneur national. Après eux vin-
rent les généraux , parce Rome ne voulait point de rois. Ce
fut alors qu'elle envoya César, d'après lequel sont appelés les
empereurs, à la tète de légions nombreuses pour soumet-
tre la terre d'Allemagne. César y combattit mainte année,
parce qu'il ne pouvait parvenir à soumettre des ennemis
aussi opiniâtres. Enfin il les reçut à discrétion, et ce fut la
cause de sa grandeur.
19.
« Au milieu des montagnes il lutta contre les Souabes,
dont les ancêtres étaient venus en troupes nombreuses à
travers l'étendue des mers. Ils avaient placé leurs tentes au-
près du mont Suébo, d'où leur fut donné le nom de Souabes :
peuple sage dans les conseils, habile dans la parole, souvent
épouvé pour sa valeur guerrière, toujours prêt à user de ses
armes, qui toutefois fléchirent devant César.
20.
« Quand la Bavière s'opposa à sa marche, il assiégea la
ville de Ratisbonne. Il y trouva des casques et des cuirasses
et maint brave guerrier qui défendait les murs. Quels hom-
mes étaient ces guerriers, nous le voyons par les récits païens,
où les mots noricus ensis signifient une ép^e bavaroise, et
l'on prétend que jamais nulle épée n'a mieux mordu à tra-
vers un casque. Ce fut la sauve-garde de ce peuple, dont les
ancêtres vinrent jadis de l'Arménie, de cette contrée où Noé
sortit de l'arche après que la colombe voyageuse eut rapporté
la branche d'olivier. Les traces de l'arche existent encore sur
la cime du mont Ararat, et l'on dit qu'il se trouve, bien loin
encore , des peuples qui parlent allemand du côté de llnde.
LÉGENDE D*ANNO. 209
Les Bavarois aimèrent toujours ia guerre, et la victoire de
César lui coûta des flots de sang.
21.
« L'inconstance des Saxons lui donna beaucoup de peine;
lorsqu'il croyait les avoir subjugués , ils se levaient de nou-
veau contre lui. Ils descendaient, dit -on, des guerriers
d'Alexandre, qui parcourut le monde entier en douze ans ;
lorsqu'il mourut à Babylone, quatre de ses généraux se par-
tagèrent l'empire el prirent le titre de rois ; les autres errèrent
jusqu'à l'Elbe où les Thuringiens s'opposèrent à eux. Comme
ceux-ci nommaient scbxes les grands couteaux avec lesquels
ces guerriers les vainquirent dans une attaque perfide , au
moment de conclure la paix , ils reçurent de ces couteaux le
nom de Saxons. Malgré toute leur résistance , ils durent se
soumettre aux Romains.
22.
< César parvint alors à ses anciens alliés, aux nobles Francs,
dont les ancêtres descendaient comme lui de l'antique ville
de Troie détruite par les Grecs. Dieu ayant prononcé entre
les deux armées, plusieurs des Troyens survécurent, tandis
que les Grecs furent bannis de leur patrie. Car, pendant les
dix années du siège, leurs femmes contractèrent de nouveaux
liens et conspirèrent contre la vie de leurs maris. C'est ainsi
que périt le roi Agameranon ; c^est ainsi que les autres subi-
rent de longs revers, et que les guerriers d'Dlysse furent
dévorés par le Cyclope. Ulysse s'en vengea par les armes en
lui crevant l'œil dans son sommeil. La race des Cyclopes,
établie en Sicile, était haute comme un arbre et n'avait qu'un
œil au front; maintenant le Seigneur les a bannis loin de
nous au milieu des forêts de l'Inde.
Il
2f0 LITTÉRATURE DU SÛRD.
23.
< Les Troyens errèrent au loin dans le inonde , eh cher^
chant un nouveau séjour. Hélénus, un des chefs yaincus,
épousa la veuve de Tinfrépide Hector et posséda avec elle dans
la Grèce une partie de Teropire de ses ennemis ; là il fonda
une nouvelle Troie, qui subsista longtemps après lui. Ante-
nor était parti d ^avance , parce qu'il prévoyait la chute de
Troie ; il fonda la ville de Patavie, auprès de la rivière Timaye.
Énée choisit l'Italie, et, lorsquMl trouva la truie et ses trente
petits, il fonda la ville d'Àlbe, premier berceau de Rome.
Francon s'établit avec les siens beaucoup plus loin , sur les
bords du Rhin ; là il fonda une petite Troie et donna au tor-
rent le nom de Santé, d'après le fleuve de sa patrie. Le Rhin,
ils le prirent pour la mer ; et bientôt s'accrurent les tribus
frankes, qui finirent par se soumettre à César après une cou-
rageuse résistance.
24.
< Quand César voulut retourner à Rome , les Romains re-
fusèrent de le recevoir ; ils dirent que, par son ambition, il
avait perdu une grande partie de l'armée , qu'il avait trans-
gressé leurs ordres en retenant si longtemps les soldats. Irrité,
il retourne dans la terre d'Allemagne où il avait trouvé tant
de héros ; il s'adresse aux chefs du pays, leur expose ses dan-
gers , leur ofTre des trésors , leur promet de réparer tout le
tort qu'il leur a fait.
25.
« Dès qu'ils surent son désir, ils se réunirent tous ; de la
Gaule et de la Germanie ils vinrent en troupes nombreuses ,
couverts de casques brillants , de fortes cuirasses , de larges
boucliers. Ils se répandirent comme un torrent dans le pays;
LÉGENDE D'ANNO. 211
ils approchèrent de Rome, et la crainte saisit les Romains
lorsqu'ils virent briller tant de guerriers illustres , lorsqu'ils
les virent lever l'étendard. Ils tremblèrent pour leurs jours;
Caion el Pompée quittèrent Rome , le sénat tout entier s'en-
fuit plein d'épouvante. César les poursuivit, en les combat-
tant sans rdftche, jusqu'à la terre d'Egypte où se ralluma la
guerre.
26.
f Qui pourrait compter la multitude qui s'élança de l'Orient
contre Césa,r, ainsi que la neige couvre la cime des Alpes de
ses masses et de ses tourbillons , ainsi que la grêle jaillit du
sein des nuages ! D s'avança contre eux avec une armée moins
forte, et là commença, selon l'histoire, la plus terrible ba-
taille qui ait eu lieu dans le monde.
27.
c Ah ! quel fut le fracas des armes, le choc des coursiers,
i^ son des trompettes ! Comme on vit couler des flots de sang,
Cpmme on entendit mugir la ten*e, quel éclat éblouit tous
les yeux pendant que l'élite des guerriers frappait du glaive !
Les légions tombèrent inondées de sang , leurs casques se
brisèrent ; les guerriers de Pompée périrent sous les coups
victorieux de César.
28.
c Le héros se réjouit de posséder tant d'états ; il retourna
à Rome avec une grande puissance, et les Romains, en le re-
cevant, établirent la coutume de se soumettre à la volonté
d'un seul. Ce fut lui qui en eut tout l'honneur , car il régna
dès brs sans partage. Il fit adopter cette coutume aux Ger-
mains^ et | ouvrant le trésor public, il en tira des dons pré-
212 LITTÉRATURE DU NORD.
deux, de l'or et des parures qu'il remit à ses compagnons
d'armes. Depuis ce moment les guerriers germains ont été
aimés et respectés à Rome.
29.
« A la mort de César l'empire échut à son neyeu, au noble
Auguste, dont le nom se retrouve dans la ville d'Âugsbourg,
fondée par son beau-lSls Drusus. Alors fut envoyé Agrippa
pour administrer le pays et pour fonder une ville qui pût en
imposer au peuple : ce fut Cologne, qui eut depuis beaucoup
de maîtres, mais qui d'après lui fut appelée Agrippine.
30.
«Dans cette ville venaient souvent les gouverneurs ro-
mains, quoiqu'ils eussent d'autres villes dans cette contrée.
Worms et Spire avaient été construits lorsque César subju-
gua les Francs et qu'il voulut fortifier les bords du Rhin.
Mayence était un château-fort que plusieurs guerriers agran-
dirent, où est placé maintenant le sacre des empereurs et le
siège révéré du pape. Metz fut fondé par Métius, officier de
César. Trêves était une ville ancienne enrichie par la puis-
sance romaine ; c'était là que, dans des tuyaux de pierre, on
gardait sous le sol le vin délicieux destiné a^x seigneurs de
Cologne qui jouissaient d'une haute autorité.
31.
c Au temps d'Auguste il arriva que Dieu jeta un regard du
haut du ciel : alors naquit un roi possesseur de la vertu di-
vine, Jésus-Christ, le fils de Dieu, né de la sainte Vierge Ma-
rie. Des signes miraculeux se montrèrent aussitôt à Rome :
une huile pure jaillit de la terre et coula au loin sur le sol,
un cercle rouge de feu et de sang entoura le disque du so-
LÉGENDE D'àNNO. 213
leil ; car alors approchait pour notre salut le nouvel empire
qui devait couvrir le monde.
32.
« Saint Pierre, le messager céleste, brisa à Rome la puis-
sance du démon; il éleva le signe divin de la croix et con-
sacra la ville au Sauveur. De là il envoya pour convertir les
Francs trois hommes pieux, Enchère, Valère, et un troisième
qui mourut en chemin. Les deux autres vinrent Tannoncer
à Pierre, qui leur remit son bâton pastoral. Ils le placèrent
sur le tombeau de Materne, en lui commandant au nom de
saint Pierre de se réveiller du sommeil de la mort et de les
accompagner chez les Francs. Dès qu'il entendit le nom de
son maître, Materne leur obéit : sortant de la ferre entr'ou-
Yerte, selon la volonté de Dieu, il saisit le gazon et quitta le
tombeau où il avait reposé quarante jours. Sa vie fut pro-
longée dé quarante années. Ces saints hommes prêchèrent
d'abord à Trêves; ils convertirent ensuite Cologne, qui eut
pour premier évèque celui qui était ressuscité des morts.
33. '
< Ils soumirent ainsi au service du Seigneur un grand
nombre de Francs dans une plus noble guerre que celle que
leur avait livrée César : ils leur apprirent à vaincre le pé-
ché et h devenir des serviteurs de Dieu. Leurs principes fu-
rent fidèlement maintenus par les évéques qui siégèrent
après eux au nombre de trente-trois, jusqu'à l'épiscopat de
saint Ânno. Sept d'entre eux sont des saints vénérables, qui
brillent à nos yeux comme sept astres dans la nuit. L'astre
de saint Anno est pur et radieux, sa gloire s'unit aux autres
gloires comme l'améthyste placée dans une bague précieuse.
214 LITTÉRATURE DU NORD.
34.
f Cet homme si excellent, prenons-le pour modèle ; qu'il
soit pour nous un miroir de vérité et de vertu. Depuis que
rempereur Henri III lui donna sa confiante et que la volonté
de Dieu fut accomplie par son installation solennelle à Co-
logne, il a marché plein de force au milieu de son peuple.
Ainsi que le soleil suspendu dans les airs éclaire à la fois le
ciel et îa terre, ainsi Tévéque Ànno marchait entre Dieu et
les hommes. Sa vertu était si influente au palais que tout
Tempire obéit à ses ordres, tandis qu'il servait Dieu avec la
dévotion d'un ange. Il sut s'assurer cette double gloire, qpii
lui valut la vraie domination.
38.
< Sa bonté était connue de beaucoup de gens ; apprenez
quel fut son caractère : il était franc dans ses paroles, imper-
turbable dans la vérité ; auprès des grands, il était comme
un lion; auprès des malheureux, conç^me un agneau paisible.
Il était plein de sévérité pour le vice, plein de douceur pour
la vertu ; les veuves et les orphelins le bénissaient ; il était
éloquent pour prêcher et absoudre, et telle était son onction
divine, qu'elle pénétrait tous les cœurs mortels. Ânno était
cher au Seigneur, et le diocèse de Cologne fut heureux tant
qu'il mérita d'avoir un tel évéque.
36.
< La nuit, quand le sommeil couvrait la ville, le bon pas-
teur se levait, et, dans sa piété sainte, il allait visiter mainte
église, et soulager par ses aumônes maint pauvre sans asile,
qui l'attendait dans le temple du Seigneur. Quand une
femme avec son pauvre enfant gémissait abandonnée du
LÉGENDE D*ANNO. 215
monde, Tévêque idiait lui-même lui préparer uu lit ; ainsi il
fut vraiment le père des orphelins, ne cessant de leur ftrë
secourable, et le Seigneur l'en a récompensé.
37,
< Le bonheur régna dans tout l'empire quand le digne
prélat rendait la justice, quand il élevait pour le trône le jeune
Henri. Le bruit de sa justice se répandit au loin ; les rois de
Grèce et d'Angleterre lui envoyèrent des dons ; ainsi firent
ceux de Danemark, de Flandre et de Russie. Il acquit ainsi
maint trésor pour Cologne et orna de toutes parts les églises.
Lui-même il éleva quatre temples à la gloire du Seigneur;
le cinquième est Sigeberg, sa ville chérie, où se trouve
maintenant son tombeau.
38.
« Mais pour sauver son ftme delà séduction des honneurs,
Dieu agit envers lui comme l'orfèvre qui veut faire une
agrafe précieuse. Il commence par épurer Tor dans la flamme ,
il le relève par la perfection du travail, par rextrémè finesse
des filets, par les soins nombreux qu'il emploie à polir et à
colorer les joyaux ; c'est ainsi qu'il plut au Seigneur de pré-
parer saint Anno par mainte épreuve.
39.
« Souvent les grands du pays se levèrent contre l'évêque,
mais Dieu tourna tout à sa gloire; souvent il fut trahi par
ceux qui devaient le défendre, ou méprisé de deux qu'il avait
promus aux honneurs. Enfin ils ne craignirent pas même dé
Texpulser de la ville par les armes, comme jadis Absalon
bannit le pieux David ; c'était le renouvellement du même
crime. Le bon évêque souffrit bien des maux, bien des peines.
•
216 LITTÉRATURE DU NORD.
en digne imilaleur du Christ, et Dieu l'en récompensa da
hdfol du cicL
40.
« Alors commença la lutte terrible où tant d*hommes ont
perdu vie, lorsque l'empire de Henri lY fut troublé^ lorsque
le meurtre, le pillage, Tincendie dévastèrent les églises et les
campagnes, depuis le Danemark jusqu'en Calabre, di^s la
Franconie jusqu'en Hongrie. Ceux à qui personne ne pour-
rait résister s'ils voulaient s'unir loyalement, firent la guerre
à leurs neveux et à leurs proches ; l'empire tourna ses armes
contre son propre cœur, et, de son bras victorieux, il se vain-
quit lui-même. Les restes des Chrétiens gisaient sans séptd-
ture, en proie aux loups sinistres, aux hôtes rugissants des
forêts. Ne pouvant espérer de faire cesser le mal, saint Ânno
souhaita de ne plus vivre.
41.
< U allait à Salfdd en Thuringe lorsque Dieu se manifesta
hses yeux : un matin, à neuf heures, le ciel s'ouvrit pour lui,
il vit une gloire céleste qu'il ne put révéler à aucun homme ;
mais, lorsqu'au milieu de la roule il se prosterna en prières,
sa force s'accrut tellement qu'il fallut lui atteler seize che-
vaux. 11 eut alors une vision de Tavenir, et depuis ce temps il
tomba malade.
42.
« Une nuit saint Anno se vit lui-même entrant dans une
salle magnifique, dans un palais merveilleux, tel qu'on doit
se figurer le ciel. 11 le vit en songe tout couvert d'or, éblouis-
sant de pierreries, retentissant de cantiques d'allégresse. Là
brillaient une foule d*évêques, semblables à des astres ra-
LÉGENDE D'ANNO. 217
dieux : on y voyait l'évèque Bardon, saint Héribert avec son
auréole, et beaucoup d'autres prélats vénérables, n'ayant
tous qu'un vœu, qu'une pensée. Un siège magnifique était
vide ; saint Ânno se réjouit de cette m|irque d'honneur : il
rendait grâce à Dieu, espérant s'y asseoir, espérant arriver à
ce siège désirable, mais les autres prélats Ten empêchèrent
parce qu*il avait une tache sur le cœur.
43.
€ L'un d'eux se leva, Arnold, jadis évêque de Worms, et,
prenant saint Anno par la main, il le conduisit à Técart.
€ Console-toi, lui dit-il avec douceur, fidèle serviteur du
Très-Haut ! Efface cette tache, car c'est pour toi qu'est ré-
servé ce siège éternel. Dans peu d'heures ces bienheureux
t'accueilleront avec joie, mais tu ne peux encore rester au
milieu d'eux. Christ vient de te montrer quelle pureté il
exige; tu seras comblé d'honneurs et de bénédictions. »
Saint Ânno s'afOigea vivement d'être forcé de retourner sur
la terre, et, si la vision n'eût aussitôt disparu, il n'aurait pas,
pour le monde entier, voulu quitter le paraçlis ; tant est
grande la béatitude céleste à laquelle, vieux et jeunes, nous
devons aspirer ! Réveillé de son sommeil, il sut bien ce qu'il
avait à faire : il pardonna aux habitants de Cologne, quelque
dignes qu'ils fussent de sa haine.
44.
€ Quand vint le moment suprême >ù Dieu voulut le ré-
compenser, il fut châtié comme jadis le pieux Job; des pieds
à la tête, ses membres furent une plaie. Ainsi s'éleva cette
âme vertueuse au-dessus des misères humaines, au-dessus
de ce corps périssable vers le bienheureux paradis. La terre
reçut ses membres, son esprit monta dans le ciel, où notre
218 LITTÉItATURÊ DU NORD.
souvenir doit le suivre, où nous espérons nous-mêmes par-
venir.
48.
« Arrivé en présence de Dieu, à la béatitude éternelle, le
généreux prélat a agi envers nous comme l'aigle envers ses
petits dont il guide le premier essor : il plane avec majesté,
il s'élève au-dessus des montagnes, et ses aiglons lé suivent
avec joie. C'est ainsi qu'il a voulu nous apprendre par quelle
route nous devions le suivre, il a voulu nous faire connaître
quel bonheur on goûte dans le ciel ; sur le tombeau où Von le
croyait mort, il a opéré de glorieux miracles, les malades et
les infirmes ont reçu de lui la santé.
46.
« Arnold, un noble chevalier, avait un vassal nommé Vol-
precht, qui perdit par une faute la faveur de son maître.
Alors, se détournant de Dieu, il eut recours au démon et
l'appela en aide contre Arnold. Un soir, qu'à la recherche de
son cheval il traversait un champ solitaire, lé démon appa-
rut à ses yeux et lui interdît toute œuvre chrétienne. Il lui
défendit surtout de divulguer son apparition, disant que,
s'il en parlait à un seul homme, il serait brisé en pièces; s'il
voulait au contraire le suivre, il l'aurait pour protecteur.
Ces menaces et ces promesses entraînèrent le méchant vas-
sal, il se fia à Tennemi des hommes et ne tarda pas à s'en
repentir.
47.
c Le lendemain il chevauchait auprès d'Arnold, comptant
sur la promesse du démon, et bientôt par de mauvais dis-
cours il se mit à renier le Seigneur, à blasphémer les saints;
sacrilège téméraire I Enfin, le méchant homme commença à
LÉGENDE D'ANNO. 219
outrager samt Ânno, disant qu'il savait tout, que tout n'était
que honte et déception ; Tévéque avait toujours vécu dans le
péché, comment donc pouvait-il faire des miracles ? Mais
bientôt ces outrages furent punis; car soudain son œil
gauche s'écoula comme de Teau. L'incrédule refusa de ren-
trer en lui-même ; et soudain, punition nouvelle! un coup à
la tête le renversa à terre et son œil droit jaillit comme un
trait. Tombant alors sur l'herbe, il cria au secours. Tous les
autres safsis d'épouvante se signèrent en invoquant Dieu.
48.
c Arnold fit aussitôt chercher des prêtres qui conduisi-
rent cet^omme dans une église et lui apprirent à se confes-
ser. Enfin il supplia saint Anno de lui faire grâce, de lui
rendre la santé. Alors tous les assistants furent témoins d'un
éclatant miracle : sous ses paupières naquirent deux nou«
veaux yeux, et aussitôt il recouvra la vue, tant est grande la
puissance de Diei|I
49.
. € Nous savons comment autrefois s'ouvrit le gouffre de la
mer quand Moïse conduisit les Israélites de pied sec à travers
Ijes eaux ; comment il les mena vers cette terre fortunée, ce
pays des élus où des ruisseaux de lait coulaient entre des
ruisseaux de miel, où Thuile et l'eau limpide jaillissaient des
rochers, où la manne pleuvait du ciel, où tous les biens
étaient en abondance. Dieu donna au pieux Moïse des signes
merveilleux de ^a protection ; cependant sa propre sœur osa
s'élever contre lui. Quelle lèpre la couvrit à l'instant ! Mais
aussitôt son frère eut pitié d'elle. Ainsi saint Anno eut pitié
de cet homme ; il lui fit recouvrer la santé, afin que nous
aussi nous réconnaissions la bonté de Dieu , qui récom-
220 LITTÉRATURE DU NCOID.
pense ce qu'on dit à Thonneur de ses saints et qui npus a:iène
par sa main secourable vers le bienheureux paradis. »
Nous n'allongerons par aucune réflexion cette citation un
peu longue en elle-même, ayant cru devoir reproduire en
entier le monument le plus remarquable de Tépoqué qui pré-
céda immédiatement l'âge d'or de l'épopée allemande.
XIX
Ère des Croisades^ Fraiiee^ Angleterre, Allemai^e.
L'Angleterre, plus encore que 1^ Allemagne^ subit pendant
le onzième siècle une de ces révolutions profondes, de ces
transformations décisives qui fixent l'avenir d'un peuple et
dominent toutes ses destinées. Le trône, conquis par la dy-
nastie danoise qui ne brilla que sous Canut le Grand, était re-
venu à la famille saxonne dans la personne d'Edouard le
Confesseur. Mais les tragiques péripéties de ce drame, en
retentissant jusqu'en France, avaient amené sur la scène, en
opposition aux deux familles, un compétiteur plus formidable
qui devait les supplanter toutes deux.
La race habile et belliqueuse établie en Neuslrie par Rol-
lon, assouplie mais non énervée au contact d'une civilisation
nouvelle, n'avait démenti en aucune circonstance son infati-
gable énergie. Guillaume Longue-Épée, promoteur de bonnes
lois, avait dompté la Bretagne par les armes ; les deux Ri-
chard de Normandie avaient été les appuis les plus fermes
de la couronne royale de France; Robert le Diable, malgré
ÈRE DES CROISADES. 221
ses criminels excèis, s*était montré guerrier plein de bra-
voure et pèlerin plein de ferveur. Sous lui on vit les fils de
Tancrède de Hauteville , éclaireurs intrépides , partir pour
ntalie , s'emparer par leur seule audace de la Fouille et de
la Calabre, puis devenir sous Robert Guiscard les protec-
teurs du pape, les rivaux de l'empereur. Non moins actif,
plus intrépide encore, le duc Guillaume surnommé le Bâtard,
ambitieux d'un plus noble titrç, déjà vaiuqueur de Henri V^
de France qui l'avait injustement attaqué, réclame tout à
coup l'héritage d'Edouard sur la foi d'une promesse dou-
teuse, débarque en Angleterre à la tête de ses braves et
affronte les forces deHarold, qui, ardent, inflexible comme
lui, combattant au nom de la patrie, invoquant les antiques
souvenirs de la longue domination saxonne, tente à Has-
tings, en 1666, le géiïéreux mais inutile effort dkme résis-
tance désespérée*
Qui ne connatt cette lutte héroïque dont les phases se pei-
gnent à nos regards avec une réalité saisissante sur la cé-
lèbre tapisserie de Bayeux, dont les suites se sont développées
dans une proportion gigantesque k travers toute Thistoire
moderne ? La bataille d'où devait surgir la nationalité an-^
glaise, ce mélange forluît mais vivace de tant d'éléments
discordants, cette fusion violente mais féconde d'éléments
celtiques, romains, angles, saxons, danois, français, fut
digne de ses' grands résultais par l'intrépidité des deux
armées. Les chances de la victoire eussent été pour Harold,
si l'invasion d'un roi de Norvège, excité par des ennemis
jaloux \ ne l'avait privé d'une partie de ses forces contre
* On a de ce roi Harald III de Norvège, guerrier aventureux et scalde
distingué, une élégie martiale pleine de verve adressée à Elisabeth,
fille de JarosUv de Russie, qui consentit k Tépouser.
222 LITTÉ|lATUR£ DU NORD.
son redoutable rival, dont les rudes guerriei^, engageant la
mêlée, chantaient la romance de Roncevaui :
Taillefer^ ki mult bien cantout
Sur un cheval ki tost alout.
Devant li dus alout canfani
De Karlemaine è de Roltanty
Et d'Olivier è des vassals
Ki moururent en Renchevals.
Ces cris de guerre, auxquels les Angles répondaient par
des hymnes religieux, montrent assez le contraste des deux
peuples et leurs caractères opposés. Trois fois la discipline
saxonne avait brisé FeiTort des oppresseurs; trois fois ils re-
vinrent à la charge avec une impétuosité nouvelle. Enfin
ime retraite simulée par Guillaume ayant entraîné les en-
nemis derrière lui, il fit tout à coup volte-face, les repoussa,
les dispersa. Harold périt dans la mêlée ; la furie française
fit le reste.
Guillaume le Conquérant, niaitre de l'Angleterre, ménagea
d'abord les vaincus. Hais une révolte Payant exaspéré, il
donna l'essor <\ sa vengeance, accabla le peuple d'impôts ,
éleva partout des forteresses, confisqua les biens des sei-
gneurs pour les donner à ses compagnons d'armes, et créa
ainsi une noblesse féodale qui imposa à TÂngleterre conquise
ses mœurs, ses usages et sa jiangue, reléguant l'idiome na^-
tional, soit parmi les serfs de la glèbe, soit dans l'Ecosse.,
restée indépendante sous Malcolm , fils de Duncan , qui avait
triomphé de Macbeth.
C'est dans cet idiome français du nord , dans cette langue
d'oi opposée à la langue d'oc destinée à une autre gloire ,
que Guillaume publia le Recueil de lois qui est son plus
ÈRE DES CaOISÂDËS. 223
ancien monument. Ainsi, par un jUasard étrange, c'est en
Angleterre, au centre de Londres, sous l'inspiration d'un
chef Scandinave , que notre langue française commence à
se fixer; c'est là aussi, dans les églises, qu^on trouve la
première version de l'Oraison dominicale ^ Quant à Tanglo-
saxon , il est facile de juger quelles modifications profondes
il dut subir au contact des nouveaux vainqueurs. Pendant
que ceux-ci affectaient d'ignorer cet idiome rustique et ser-
"Vile, le peuple, soumis à leurs caprices, était forcé de s'appro-
prier de son mieux les ternies usuels de la langue domi-
nante , ceux qui avaient rapport au travail , à Fagriculture,
à l'industrie, aux lois ou aux arts, aux fêtes ou aux combats,
se réservant soigneusement pour eux-mêmes tous les termes
dc^ la vie intime, toutes les vives expressions du cœur. L'an-
glo* normand, comme une plante luxuriante transportée sur
un sol étranger , jeta ainsi pendant un ou deux siècles ses
bourgeons et ses feuilles au vent sans produire aucune fleur
durable , pendant que l'anglo-saxon dédaigné , cruellemei^t
émondé par la hache mais indestructible dans sa racine,
grandissait en silence, fécondant de sa sève le feuillage
d'outre-JOjier qui ombrageait ses branches , et du milieu du^*
quel devaient jaillir ses fruits,
Le règpe de Guillaume, troublé par des dissensions de fa-
piille et par des rigueurs excessives, avait eu une fin préma-
turée, et ses trois fils se disputaient entre eux la possession
de ses ét^is , quand un fait d'une importai^ce immense vint
tout à coup préoccuper l'Europe et tourner vers un plus no-
ble but la violence des passions guerrières. Jérusalem, sanc-
tuaire de la foi , antique berceau de tant de mystères et de
' * Histoire littéraire de la France, par M. Ampère, Paris^ i830; jRe-
cherches sur la langue anglaise , par M. Thommerel.
224 LITTÉRATDRE DU NORÎ>-
vérités consolantes , ouverie par les Arabés^ à la foule des
pèlerins qui Tenaient dépuis tant de siècles prier sur la tombe
du Sauveur, avait vu tout à coup ses temples profhnés, ses
prêtres outragés par les Turcs Seljoucides , nouveaux con-
quérants de l'Asie. Au pathétique récit de Pierre TErmitè,
un cri d^indignation retentit de toutes jparts, et Tardent génie
de Grégoire VU conçut aussitôt cette solennelle alliance qu'il
n^eut pas le temps de provoquer lui-même, mais que son
successeur Urbain n accomplit dans le concile dé Clermont.
« Chrétiens, s'écria-t-il, si longtemps divisés, tournez enfin
contre les ennemis de votre foi ces épées funestes à vos frères.
Le moment est venu de lav^ tant de crimes dans le sang des
Mahométans. Au lieu de quelques forts ou de quelques vil-
lages, vous pouvez conquérir de fertiles provinces, de vastes
et opulents royaumes. Soldats du démon, devenez soldats du
Christ! Quoi de plus heureux que votre sort, soit que vous
reveniez couronnés de lauriers par la main du Dieu des ar-
mées, soit que vous périssiez dans la lutte pour rec/evoir la
palme du martyre I Quittez donc, pour Tamour du Christ ,
vos demeures, vos femmes, vos enfants; que rien ne vous
'arrête : rien ne saurait manquer à celui qui esfète au Sei-
gneur ! 3> Dans l'élan du plus vif enthousiasme , rassemblée
se sépare aux cris de « Dieu le veut! » Une croix rôuge
marque chaque combattant qu'une foi ardente pousse à la
guerre; les phalanges s'organisent et se donnent des chefs;
mais aucun souverain n'entre encore dans la lice. Car Alexis
Comnène, le plus exposé aux ennemis, concenfraSt alors
tous ses soins sur la réorganisation de l'empire grec ; AI-
fonse VI de Castille, avec ses paladins Rodrigue de Bïmt
et Henri de Bourgogne, accomplissait une croisade contre
les Maures; Henri lY d'Allemagne maintenait à peine sa
ÈRE DES CROISADES. 225
couronne, mise en interdit par le pape et menacée par d'in-
cessantes révoltes. Philippe P% de France, indolent et vicieux,
voyait fléchir ses forces devant Topposition des grands;
Guillaume II, mal établi sur le trône chancelant d'Angleterre,
où sa dureté le faisait haïr, laissait volontiers à son frère
aine le périlleux honneur de protéger la foi.
Toutefois la France et TAngleterre trouvèrent des repré-
sentants illustres dans Godefroi de Bouillon, aussi loyal que
brave, dans Hugues de Yermandois, Robert de Normandie,
Robert de Flandres, Raymond de Toulouse, auxquels se
joignirent Boémond et Tancrède de Calabre. Tous les efforts
des musulmans échouèrent devant ces fiers guerriers, qu'en-
flammait un pieux enthousiasme. La ville sainte fut con-
quise après des prodiges d'héroïsme, l'étendard de la croix
flotta au sommet du Calvaire, et Godefroi de Bouillon, élevé
sur le pavois en 1099, proclama ses lois en langue française
aux assises de Jérusalem.
Le duc Robert revendique à son retour la Normandie qu'il
a laissée en gage, et l'Angleterre dont, après Guillaume II,
venait de s'emparer Henri P*^, son jeune frère. Une guerre
éclate, et le malheureux Robert, fait prisonnier, dépouillé
de ses biens, est enfermé dans une forteresse du pays de
Galles où il languit pendant dix-huit années. On dit que ,
regardant du haut de son donjon un chêne dont la cime ma-
jestueuse dominait la forêt voisine , il répétait souvent en
langue d'ôï cette complainte d'une poétique tristesse : « Chêne
planté au sein des bois d'où tu vois les flots de la Saverne
lutter incessamment contre la mer ; chêne né sur ces hau-
teurs que le sang a baignées, chêne balancé par les tempêtes,
malheur à l'homme qui n'est pas assez vieux pour mourir ' ! »
^ Essai sur la littérature anglaise, de Ghàleaubriand.
15
226 LITTÉRATURB DU NORD.
Henri P*^, maître de l'Angleterre et des états de Nonnan-
die, qu'il pacifia par sa douceur et défendit par sa bravoure
contre les agressions de l'intrépide Louis VI, premier
tecteur des communes et fondateur des libertés françaises ^»
finit aussi par subir les revers que semMait mériter son avé^^»
nement injuste. Au faite de sa puissance, yainqueur de se^
ennemis , il se vit tout à coup frappé dans ses affections les
plus chères : sous ses yeux s'abima un vaisseau qui portais
presque toute sa famille. Sa fille Mathilde , qui seul^ lui sur-
vécut , avait d'abord épousé Henri Y, qu'une révolte parricide
avait porté au trône d'Allemagne. Â peine proelanaé empe-
reur, il avait tourné contre Rome le pouvoir précaire qu'il lui
devait, et avait consumé son règne en luttes stériles, plon-
geant ainsi TÂliemagne dans un affreux désordre» « La justice,
dit un annaliste, était partout foulée aux pieds ; on élevait
des forls, on rançonnait les villes, on ravageait des provinces
entières, on s'emparait des voyageurs et des pèlerins, sans
respect pour les serments ni pour la trêve deEKeu. » Henri V
étant mort, haï et méprisé, Mathilde avait accordé sa main et
ses droits sur la couronne anglaise à Geoffroi Plantagenet, duc
d'Anjou. Mais Etienne, neveu de Guillaume le Conquérant,
s'étant hâté de s*emparer de Londres , fut reconnu par les
Saxons, auxquels il concéda de nombreux privilèges, et par*
vint à se maintenir par les armes contre toute [urétention
rivale.
Cependant Lothaire H , duc de Saxe , avait été proclamé
empereur d'Allemagne par les princes des divers états, jaloux
de leur indépendance, et son caractère pacifique parut ré-
pondre à leur attente. Toutefois sa défiance de lui-même, sa
soumission absolue au clergé, préparèrent sous son règne
la rivalité désastreuse des Welfes de Bavière et des WiUiugs
èfUS DES CROISADES. 227
de Sauabe, qui divisèrent Teippire en deux camps. Lothaire
^tait parreau cependant à affermir son autorité, lorsqu'il
mourut à son retour d'Italie, où il venait de vaincre Roger,
Toi de Sicile.
Son gendre Henri le Superbe , duc de Bavière et de Saxe ,
se croyait sûr de la couronne ; mais les princes, jaloux de sa
puissance , lui préférèrent Conrad III de Hohensiaufen , duc
de Souabe et de Franconie , tige de cette illustre famille qui ,
dans la paix comme dans la guerre, par ses lumières comme
par son héroïsme, a laissé dans l'histoire d'Allemagne une
trace glorieuse, ineffaçable. L'avènement de Conrad III, en
1137, correspond à celui de Louis YII au trône de France.
Sa première lutte fut avec les Welfes, dont il parvint à dé-
jouer les efforts, en s'assurant contre eux le secours des
margnives de Brandebourg et d'Autriche , dont les posses-
sions s'agraoïdirent aux dépens des Slaves asservis. Mais
bientôt les dissensions civiles qui agitaient l'Allemagne et
la France s'apaisèrent en présence d'une lutte plus digne
d'exciter leur ardeur.
Le royaume de Jérusalem fondé dans la première a*oisade,
soutenu dans son origine par l'enthousiasme de la victoire,
mais n'ayant guère d'autres milices que les Hospitaliers et les
Templiers, était privé d'une force suffisante pour résister
longtemps à ses ennemis. Aussi les attaques des musulmans
le menaçaient-elles d^une ruine prochaine, quand le pape,
secondé par saint Bernard, fit prêcher une nouvelle croi-
sade dans tout l'occident de l'Europe. Conrad IH s'empressa
de se rendre à Fappel ; il fit publier une trêve dans toute
l'Allemagne et partit à la tête de ses troupes, que joignirent à
Nicée celles de Louis de France, indocile aux conseils du pré-
voyant Suger. Bientôt en effet un désaccord funeste éclate
228 LITTÉRATURE DU NORD.
entre les deux armées ; les fatigues et les maladies les épui-
sent, le siège de Damas est levé, et cette expédition for-
midable est dispersée, presque anéantie. Conrad mourut
bientôt après, assez affermi sur le trône pour le transmettre,
du consentement des grands , à son neveu, son digne com-
pagnon d^armes.
Frédéric P'' Barberousse réalisa pleinement l'espoir qu'a-
vait fait naître son avènement. Son règne, raconté par uncr
foule d'annalistes, parmi lesquels on remarque Otton de^
Freysingen, Radewig, Helmold, Saxo Tantiquaire Scandi-
nave, est le plus brillant de toute l'histoire d'Allemagne, et
par son caractère belliqueux, chevaleresque, et par sa
haute inOuence littéraire. Frédéric mit d'abord un terme
aux troubles intérieurs du pays en assurant au chef des
Welfes, Henri le Lion, la tranquille possession de la Bavière
et de la Saxe; il établit sa suprématie en Danemark, en
Bohème, en Pologne; et, tournant ensuite ses vues sur
l'Italie, il songea à reconquérir le pouvoir perdu par ses
prédécesseurs. Milan, centre de la ligue lombarde, s'était
rendue indépendante; il l'attaque, la harcelle sans relâche
dans plusieurs campagnes successives, et finit, vainqueur im-
pitoyable, par détruire la cité vaincue. Rome à son tour en-
tre dans la lice à la voix d'Alexandre IH, pape révéré pour sa
vertu et son courage ; l'Italie entière se soulève, les villes lom-
bardes renaissent de leurs cendres. En vain tous les hommes
de science sympathisent-ils avec leur prolecteur ; en vain
l'appui du clergé allemand donne-t-ii à sa cause une appa-
rence légale . la fortune l'abandonne, ses troupes se décou-
ragent, Henri de Saxe lui refuse son concours. Il cède enfin
et s'humilie devant le pape ; mais c'est pour venger ailleurs
ses affronts, pour reprendre par sa valeur guerrière tout
ÈRE DES CROISADES. 229
l'ascendant que lui enlei^aient ses revers. Il attaque son vas-
sal, le poursuit à outrance à travers des obstacles sans
nombre, et le force enfin à subir le démembrement de ses
vastes domaines. La puissance impériale ainsi consolidée par
un partage plus égal des provinces, il reprend dans le midi de
ritalie l'autorité qu'il a perdue dans le nord en unissant son
fils aîné à rhérilière du royaume de Sicile.
L'Angleterre grandissait de son côté sous Henri II, tige de
la maison d'Anjou et époux d'Éléonore de Guyenne, répu-
diée par l'imprudent Louis VIL Proclamé roi en 1154, et
maître de la moitié de la France, par la réunion des deux
domaines, il vit cependant son pouvoir mis en péril par l'in-
flexible Thomas Becket, dont la mort, plus funeste encore,
fut pour Henri une source de malheurs. En vain crut-il les
détourner par la conquête injuste mais brillante de l'Irlande,
demeurée jusqu'alors celtique sous l'autorité de ses chefs de
clans, des passions inquiètes, implacables, agitèrent ses
provinces, sa famille. Ses quatre fils, Henri de Guyenne, Ri-
chard deNormandie, GeofTroi de Bretagne, et Jean, se soule-
vèrent tour à tour contre lui, et les chants guerriers des
troubadours aiguisèrent leur homicide ardeur. Henri lutta
avec un rare courage, avec une persévérance inflexible. Il
supporta noblement ses revers, moins douloureux que ses
succès mêmes, puisque, sous l'effort de ses armes, il vit suc-
comber deux de ses fils au moment où Philippe H s'affermis-
sait sur le trône de France, et qu'en mourant il dut voir les
deux autres le glaive en main affronter son pouvoir.
Ce fut sous ces tristes auspices que Richard V Cœur de
Lion parvint à la couronne. Aussi sa fureur belliqueuse, que
le remords stimulait peut-être, dut-elle embrasser avec joie
l'occasion d'une troisième croisade contre l'ennemi le plus
\
230 LITTÉRATURE DU NORD.
terrible qu'eussent encore connu les chrétiens. Saladin,
sultan d'Egypte, était maître de Jérusalem et menaçait de
venger sur l'Europe les désastres de Tislamisme, quand, à la
Toix de Guillaume de Tyr, trois puissantes nations se ligaè*
rent. Frédéric Barberousse marche vers l'Asie mineure,
combat avec succès, mais périt subitement en se baignant
dans le Cydnus. Philippe-Auguste et Richard Cœur de Lion
font flotter leurs bannières sur les côtes d'Italie et dans les
lies de l'Archipel. Ptolémaîs est emportée d'assaut ; mais un
dissentiment funeste désunit bientôt les deux vois , et, pen-
dant que l'un retourne en France où le rappelle son habile
politique, l'ardent et audacieux Richard achète au prix de
son repos, au péril incessant de sa vie, une renommée impé-
rissable.
TeHe ne fut pas l'ambition de Henri VI, qui avait succédé à
MU père dans la possession de l'Allemagne à laquelle il joi-
^it bientôt le florissant royaume de Sicile. Sans générosité,
avare et implacable, il aida le duc d'Autriche à venger par une
captivité honteuse l'offense qu'il avait reçue du bouillant Ri-
chard, et, loin de s'interposer en faveur d'un monarque alHé,
lui vendit à prix d'or une liberté tardive. Sa conduite en Si-
cile fut plus odieuse encore, et finit par lui coûter la vie, au
moment où Richard, après une lutte sanglante contre Phi-
lippe de France et contre un frère perfide, venait de périr,
abandonnant le trône au lâche et cruel Jean Sans terre, meur-
trier de son neveu Arthur.
La mort de Henri YI, laissant un fils mineur, plongea l'Al-
lemagne dans de graines désordres par Télection simuliatiée
de deux empereurs. Car, pendant que la plupart des princes
donnaient leurs voix à son frère Philippe de Souabe, d'au-
tres, soutenus par le clergé, se déclarèrent pour Othojdi IV de
'7
ÈRE D£S CROISADES. 234
firunâ^d£. Le pape Innocent in fomenta la discorde en
voulant dominer les partis, qu'on vit se consumer dans des
luttes désastreuses et pour les princes et pour les peuples^
pendant qu'une quatrième croisade, sous les ordres de Boni-
facé de Hontferrat et de Baudoin de Flandres, secondés par
Dandolo de Venise, s'emparait de Constantinople où elle fon*
âait Tempire latin, et soumettait toute la Morée à la républi*-
que Ténitienne. Philippe de Souabe ayant péri assassiné,
Otton IV voulut consolider son autorité chancelante; re-
poussé dltalie, il s'attaque à la France et soutient la révolte
des Flamands. Hais bientôt l'heureux Philippe^Auguste, qui
avait repris une à une toutes les provinces détachées de son
royaume et expulsé du sol les Anglais, lui montra dans
les champs de Bouvines ce que pouvait la valeur française.
Otton vaincu s'enfuit comme Jean Sans Terre, qui eut peine
à transmettre à son fils Henri III un sceptre contesté et avili,
pendant que le jeune Frédéric II, déjà maître de la Sicile,
était mis en possession de l'empire.
Une cinquième croisade, vainement tentée par Jean de
Brienne et André de Hongrie, marque le commencement de
ce règne et de ce siècle fertile en malheurs, qui s'étendent sur
l'Europe tout entière. L'année 1226 vit périr Louis VHI, qui
avait terni par un zèle aveugle, dans la guerre impie des Albi-
geois , les brillantes qualités qu'il avait reçues de son père,
heureux du moins de laisser en mourant un saint Louis pour
gouverner la France 1 Deux ans plus tard, Frédéric II, pour s'a-
briter des foudres de TÉglise, entreprenait une sixième croi-
sade, dont le succès prévu et acheté ne fit qu'exaspérer ses
ennemis. En vain Jérusalem ouvrit ses portes et le reconnut
comme souverain ; le malheul^eùx empereur, forcé de répri-
mer la révolte de Henri son fils aîné, d'activer et de com-
^
232 LITTÉRATURE DU NORD.
battre tour à tour les efforts des cités italiennes qu'ensan-
glantaient les Guelfes et les Gibelins, de voir Enzio, un autre
de ses fils, réduit à une captivité cruelle, fut enfin solennelle^
ment déposé et excommunié par le pape Innocent IV, pen-
dant que Henri III d'Angleterre tremblait devant ses barons
révoltés. Mais Frédéric, digne de son noble aïeul, tint cons-
tamment tête à Torage. Infatigable dans la lutte, il défendit:
vaillamment sa couronne soit contre ses compétiteurs, le
landgrave de Thuringe et le comte de Hollande, soit contre
la terrible invasion des Mongols, maîtres en 1240 de la Rus-
sie et d'une partie de la Bohême et de la Pologne. Les villes
d'Allemagne, en présence de ces dangers, cherchèrent leur
sûreté en unissant leurs forces dans la célèbre Ugue anséa-
tique, pendant que les libertés anglaises, revendiquées par
l'ardent Leicester et conquises à la pointe de l'épée, se cons-
tituaient sous le faible Henri III.
Au milieu de toutes ces tempêtes FEspagne chrétienne
renaissait de ses cendres et préludait à l'anéantissement des
Maures par les victoires de Jacques I d'Aragon et de Ferdi-
nand III de Câstille ; et la France, libre, puissante et fière,
respirait sous les lois équitables du plus juste, du plus ac-
compli, du plus admirable des rois. C'était lui qui, souve-
rain respecté du nord et du midi de la France par les diverses
alliances de ses frères, avait consolidé la couronne sur la
tête du roi d'Angleterre , avait refusé de s'attribuer, malgré
l'invitation du pape, le sceptre de Frédéric II que ce prince
malheureux put ainsi transmettre à son fils. C'était lui dont
le pieux héroïsme, en échouant dans la septième croisade,
avait néanmoins produit un bien immense en rendant sa
piété respectable aux musulmans comme aux chrétiens, en
inspirant à toutes les âmes, pendant son séjour en Orient,
tAE DES CROISADE. 233
m sentiment profond de sympathie pour tant de charité
oîûte à tant de grandeur.
Conrad IV de Souabe, élu empereur en 1250, en même
emps que Guillaume de Hollande, réussit à se maintenir en
ialie pendant que son rival dominait en Allemagne. Mais
la mort prématurée de l'un et de Tautre livra bientôt Tem*-
[ûre à une longue anarchie sous le sceptre nominal de deux
princes étrangers, Richard de Corn ouailles et Âlfonse de Cas-
tille. L'un prodigua vainement son or, l'autre ses conseils
dogmatiques; TÂIlemagne, d'après le témoignage des anna-
listes, fut réduite alors à un tel désordre, au milieu des
guerres intestines, que toute culture intellectuelle fut prête à
disparaître de son sol.
En Italie, mêmes luttes et mêmes désastres. Le royaume
de Sicile, quelque temps gouverné par Manfred, fils de Fré-
déric II, au moment où Michel Paléologue reconquérait le
trône de Grèce, lui avait été arraché par Charles d'Anjou,
qui se souilla du sang innocent en mettant à mortConradin,
dernier rejeton des Hohenslaufcn. Ainsi s'éteignit sous la
hache du bourreau cette famille intrépide et brillante qui ,
au milieu des plus cruels revers^ avait jeté tant d'éclat sur
l'Europe.
Tout présageait la ruine de l'empire et la dissolution de la
nation allemande quand parut un de ces génies tutélaires qui
raniment l'existence des peuples, un de ces hommes qui aux
vertus guerrières, par lesquelles ils maintiennent le pouvoir,
unissent assez de loyauté et dé conscience pour se dévouer
au salut de la patrie. C'était le moment où Louis IX venait
de mourir, victime de son zèle, dans une^ huitième et der-
nière croisade sur les brûlants rivages de Tunis ; où le faible
Philippe Ilf montait sur le trône de France, et le fier
234 LITTÉRATURE DU NORD.
Edouard I sur celui d'Angleterre ; où un pontife y^ioem,
Grégoire X employait son influence respectée pour apaiser
les troubles d'Italie. Émus enfin d'une tardive sympathie
pour les malheurs qui accablaient le peuple, le clergé el ks
princes firent trêve aux dissensions et donnèrent en 1273 là
couronne impériale à RodoUe de Habsbourg, dont le règne,
peu poétique sans doute, mais essentiellement salutaire,
commença par TAlIemagne et l'Europe une ère de régénéra-
tion et de grandeur. .
Telle est l'esquisse rapide, fort incomplète sans doute, de
cette mémorable période qui s'étend de la fin du onzième
siècle à la seconde moitié du treizième, période féconde en
grands événements, en personnages célèbres, en œuvres
éminentes qui marquent le réveil des esprits et constitoent
un cycle littéraire digne de notre sérieuse attention.
XX
Ohaiits des Vronbadonm^ Ijaiii^è d^oeé
Les croisades forment la transition du moyen âge à la re*
naissance. Riches à la fois de résultats et d'espérances, elles
résument l'un et préparent l'autre, en projetant leur lumière
sur tous deux. C'est assez dire la place glorieuse qu'elles
doivent occuper dans l'histoire, malgré leurs excès regret-
tables, malgré leurs éclatants mécomptes. L'humanité s'a-
gite et Dieu la mène dans la voie inconnue marquée par sa
sagesse ; l'homme aspire à un but, et seç ardents efforts hii
LES TROUBADOURS. 235
servent à en atteindre un autre placé au delà de toutes ses
prévisions. Le tombeau du Sauveur, la ville des prophètes,
le vénérable sanctuaire de la foi , apparaissent envahis, pro-
fanés, aux yeux de ces fiers combattants qui se disputaient
l^urope au moyen ftge. Soudain , oubliant leurs querelles,
faisant trêve à leurs exactions, ils s'élancent vers la terre
promise escortés de leurs vassaux fidèles ; ils s*inspirent de
pensées plus hautes, s'enflamment d'un plus noble cou-
rage, apprennent à vaincre et à souffrir ensemble, à regar-
der le ciel qui rayonne sur leurs têtes et que leur haine
brutale ne contemplait jamais. Jérusalem conquise leur est
bientôt ravie ; sept fois ils reviennent à la charge, et sept fois
leurs efforts sont déjoués. Cette lutte, dont les difficultés
augmentent à chaque épreuve, se prolonge pendant près de
deux siècles. Que rapportent-elles donc de cette terre mysté-
rieuse ces armées innombrables qui y cherchaient la gloire,
la richesse, le pardon, la palme du martyre? Elles en rap-
portent l'affranchissement des serfs, la constitution des com-
munes, la prospérité des cités, le commerce, Tindustrie et
les sciences de TOrient, tous les germes d'un progrès infini.
Et pour nous borner à une sphère plus restreinte, elles en
rapportent, comme type brillant de leur époque, la cheva-
lerie, ses lois et sa littérature.
C'est donc un beau et imposant spectacle que ce mouve-
ment irrésistible qui pousse l'Europe, arrachée à sa base,
travaillée d'un secret instinct, vers le tombeau du Sauveur du
monde pour y puiser une existence nouvelle; pour com-
battre, mourir et renaître à un long et glorieux avenir. Il
est vrai que la chevalerie, qui semble être dans l'ordre litté-
raire le fruit principal des croisades, mais qui dans l'ordre
social n'en fut que la fleur périssable et la manifestation
236 LITTÉRiiTURE DU NOBD.
éphémère, remonte, quant à son origine, à une époque plus
reculée. Si nous cherchons à découvrir les causes de ce gé-
néreux eulhousiasme , de cette abnégation héroïque qui
éclata au début des croisades, nous en retrouverons la pre-
mière trace dans le caractère même des hommes du Nord.
Ces Germains, que nous a peints Tacite, doués d^nn courage
indomptable, pleins d'égards po_ur le sexe le plus faible,
pleins de fidélité à la promesse donnée, possédaient déjà cet
instinct chevaleresque qu'obscurcirent des luttes homicides,
qu'exaspérèrent pendant plusieurs siècles, et la soif des con-
quêtes, et l'ivresse du pouvoir, et l'enfantement de dix
royaumes , quand leurs essaims guerriers s'abattirent sur
l'Europe, mais qui devait recouvrer toute sa force dans des
circonstances plus heureuses. Mêlé aux populations hellé-
niques, latines, celtiques, ibériennes, le génie germanique
pénétra de toutes parts, adoptant mille nuances , mais les
dominant toutes par sa victorieuse énergie. La sève resta à
la racine de l'arbre, toujours prête à jaillir au moment du
danger et à rendre à chacun des rameaux l'éclat de sa pre-
mière jeunesse.
En même temps un autre élément non moins puissant,
non moins irrésistible, le Christianisme sous la forme ro-
maine, principe de discipline et d'unité, était venu se joindre
à l'esprit belliqueux dont il devait calmer et régler les élans.
En possession des seules sciences accessibles dans ces temps
de ténèbres, le clergé exerçait sur le peuple, sur la noblesse,
sur les rois mêmes, un ascendant qui laissait dans ses mains
tout le domaine intellectuel, dont une vie incertaine et agitée
éloigna longtemps les hommes de guerre. Ce fut ainsi que,
dans les monastères, naquirent tant de laborieux ouvrages,
tant d'annales, tant d'homélies, tant de paraphrases reli-
LES TROUBADOURS. 237
gieuses. C'est ainsi que les chants héroïques, souvenirs des
anciens bardits que Charlemagne voulait faire revivre dans
toute rétendue de son empire, s'éclipsèrent avec ses victoires
sous les règnes de ses successeurs, pour renaître sous line
forme nouvelle dans un siècle d'enthousiasme et de foi.
c Les couvents, dit Chateaubriand dans ses réflexions si
judicieuses, devinrent alors des espèces de forteresses, où la
civilisation se mit à Tabri sous la bannière de quelque
saint ; la culture de la haute intelligence s'y conserva avec
la vérité philosophique, qui renaquit de la liberté religieuse.
La vérité politique, ou la liberté, trouva un interprète et un
complice dans l'indépendance des moines, qui recherchaient
tout, disaient tout et ne craignaient rien. Les grandes dé-
couvertes, dont l'Europe se vante, n'auraient pu avoir Heu
dans la société barbare sans l'inviolabilité et le loisir du .
cloître ; les livres et les langues de l'antiquité ne nous au-
raient point été transmis, et la chaîne qui lie le passé au
présent eût été brisée. » On vit ainsi pendant plus de cinq
siècles la littérature monastique se borner presque exclu-
sivement à remploi de la langue latine, sauf quelques ex-
ceptions honorables, où de pieux et savants cénobites,
aninoés d'un pur patriotisme, exprimaient en langue vul-
gaire les inspirations de leur âme; où des rois, trop
rares sans doute, se dévouant au bonheur de leurs peu-
ples, propageaient eux-mêmes l'instruction par d'utiles et
consciencieux ouvrages.
La chevalerie existait cependant au sein de la féodalité
môme, dont elle est l'expression idéale, le type poétique et
parfait. Elle existait dans le cœur et dans les actes d'un Pe-
lage d'Espagne, d'un Alfred d'Angleterre, d'un Eudes de
France, d'un Henri d'Allemagne, d'une foule d'autres guer-
238 LITTÉRATURE DU NORD.
riers retombés dans Toubli faute dliistoriens dignes de les
faire connaître. Mais ce fut surtout au midi de l'Europe «
dans les comtés de Catalogne et de Provence constitués par
Charlemagne et par Boson , en présence de ces victorieux
Arabes^ si fiers, si spirituels, si intrépides, qu'une noUe
émulation, s'emparant des esprits, les dépouilla de leur
rudesse native sans rien ôter à leur valeur. L'image lumi-
neuse de Roland , idéalisée par les moines , apparaissait
d'ailleurs du haut des Pyrénées à ces loyaux défenseurs
de la foi; leur vie, tournois perpétuel contre des enn^nis
redoutables, quUls estimaient au sein même de leurs baioes,
mettait en jeu les instincts les plus nobles, les plus géné-
reux dévouements. Les femmes placées sous leur égide,
protégées par leur héroïsme, se paraient à leurs yeux d'une
grâce nouvelle que jusqu'alors ils avaient méconnue. Chré-
tiens et musulmans rivalisaient d'ardeur pour triompher en
guerre et en amour, et les chantres ne manquèrent pas à
cette chevalerie naissante. L'harmonieux idiome du midi,
connu sous le nom de langue d'oc, exprimait déjà par ses
cadences les émotions de ces cœurs enthousiastes, pendant
que la rigide langue d'oi ne formulait que des lois sévères,
quand tout à coup le cri de détresse, le cri de glaire retentit
de rOrient. Arène immense où se précipitèrent, du sein de
leurs donjons crénelés, tous ces chefs féodaux qui remplis-
saient d'effroi la France, l'Ânglelerre et FÂllemagne; terre
d'épreuve où les rapides triomphes, les longs revers, les
cruelles infortunes, le conflit des mœurs orientales et des tra-
ditions de l'Église, opérèrent dans tous les esprits cette révo-
lution mémorable qui convertit ces hommes de fer en cham-
pions de la foi et de l'honneur 1 La lutte affermit leur courage,
le malheur tempéra leur orgueil, la vue de tant d'étranges
LES TROUBADOUflS. 239
meireilles exalta leur imagination, en même temps que le
génie dirétien, ce génie de dévouement et de justice, qui ré-
tablit régalité humaine, qui émancipe reselave et sanctifie la
femme, épurait par sa douce influence le cœur même de ses
défenseurs. Leur devise fut : < Guerre aux infidèles, respect
à rinnocence et au malheur ! » Noble devise, trop souvent
oubliée, mais qu'aucun d'eux n'osa jamais renier.
La chevalerie se constitua ainsi sous les auspices d'un
pieux enthousiasme; les croisades étendirent ses limites,
agrandirent son action, prolongèrent sa durée, par leurs sou*
venirs autant que par leurs actes, à travers tout le moyen
âge. Quand les vrais chevaliers, types parfaits d'héroïsme,
Godirfroi de Bouillon, Rodrigue de Bivar, et les rms leurs
admirateurs, et les moines guerriers leurs émules , et toute
cette mvincible élite qui combattit en Palestine et en Es-
pagne, eurent passé sur la scène dû monde, leur mémoire,
gravée aM fond des cœurs, excita Témulation de tous; cha«
cun voulut, du moins en apparence, imiter de si brillants
modèles. La chevalerie, apanage du mérite, devint une ins-
titution (rfficielle ; il fallut en conquérir les grades, en rem-
plir les engagements. Dans la paix comme dans la guerre
elle eut ses lois^ ses juges, ses châtiments, ses récom-
penses. Les cours d'amour, les tribunaux d'honneur char-
mèrent les loisirs des châteaux, où les dames, siégeant
en souveraines, accordaient la palme aux vainqueurs. Le$ ,
tournois, vive image des combats, exerçaient sans cesse la
bravoure, pendant qu'une passion sincère ou simulée s'exha-
lait en amoureux soupirs. Comment la poésie, celte fleur 4e
la pensée, n'aurait-elle pas senti ce souffle vivifiant ? Com-
ment n'aurai l-elle pas déplpyé toutes ses nuances au con-
tact de ces âmes enthousiastes ? Cultivée par les rpis, hono-
. 1
240 LITTÉRATCTRE DU TORD.
rée des princesses, elle devint Fattribut de chaque preux,
l'apanage de chaque chevalier. Elle fut admirée à Tégal des
faits d'armes, qu'elle éclipsa bientôt tout en les perpétuant.
D'ailleurs aux traditions du Nord, aux diants patriotiques
des conquérants germains, aux légendes religieuses des
moines venait de s'associer, dans lé souvenir de tous, le type
éblouissant de la poésie arabe. Cette poésie, née au fond dM
déserts, gu milieu des rares oasis, longtemps avant le Coran
même, comme le prouvent les sept poèmes modèles sus*
pendus au temple de la Mecque, s'était répandue sur l'aile
des vents, avec la rapidité de la foudre, en Afrique, en Asie,
en Espagne, avec les armées des croyants. Transportée dans
de riants climats, elle s'était parée de leurs charmes, et les
cours de Bagdad et de Cordoue étaient devenues, au neuvième
siècle, sous la protection éclairée d'un AKRaschid, d'un
Abderrame, des sanctuaires de science, des écoles de beaux-
artS) des foyers de poésie et de lumières, où l'imagination
orientale s'épanouissait sous mille couleurs. Des cassides,
des ghazels, chants de regrets, chants d'amour; des contes,
des apologues sur une foule de sujets ; d'immenses romans
en prose cadencée, remplis d'aventures merveilleuses, occu-
paient les loisirs des Arabes, charmaient leurs coeurs, aigui-
saient leur bravoure. Voici, d'après Sismondi, l'analyse
abrégée d'un des poèmes de la Mecque, de la casside d'Am-
ralkeisi, monument primitif de leur littérature ^ :
Le héros conduit deux de ses amis au lieu qu'occupait son
harem maintenant désert, mais lout rempli encore du souvenir
de ses bien-aimées. Il se rappelle ses entretiens avec Oneiza,
avec Fathima ; il se glorifie d'avoir aimé une vierge qu'au-
' Littiraiure du midi de V Europe^ par Sismondi, Paris, 1829.
".
LES TROUBADOURS. 241
cune n'égalait en beauté : « Son cou délicat était celui de
la gazelle lorsqu'elle le soulève pour regarder au loin ; ses
cheveux, d'un noir d^ébène, flottaient sur ses épaules comme
les rameaux ondoyants du palmier; sa taille était aussi fine,
aussi souple qu'un léger cordon ; ses regards éclairaient les
ombres^ de la nuit comme la lampe du sage qui veille pour
méditer; ses vêtements égalaient l'azur du ciel, et leur bro-
derie de perles ressemblait aux Pléiades quand elles se lèvent
à l'horizon. » Il assure que pour l'obtenir il a pénétré à tra-
vers les lances, il a bravé tous les dangers. Il loue alors et son
propre courage et les brillantes qualités de son coursier. II
fait le tableau d'une chasse, puis celui d'un festin, et finit
par une riche description de la pluie qui ranime le sable du
désert.
A ce cliant arabe du sixième siècle , d'une verve capri-
cieuse et abrupte, joignons comme complément un extrait du
Schah-Ntfmeh, poème persan du dixième siècle, où an reflet
de l'inspiration indienne qui brille dans la gracieuse Sacon-
tala se mêle à l'exubérance musulmane dont s'animent les
traits des houris. Un guerrier y exprime Tamour qu'il res-
sent pour l'idole de son cœur.
« Voyez comme les champs étincelleut de rayons d'or et dô
pourpre. Quel est le noble cœur d'homme qui ne s'ouvrirait
pas à la joie? Que les astres sont beaux , quel doux murmure
de l'onde! N'est-ce pas ici le jardin d'un empereur? Les
couleurs de la terre sont variées comme celles d'un tapis
d'Ormus ; l'air est parfumé de musc, les eaux de ce ruisseau
semblent formées d'essences. Ce jasmin accablé sous ses
fleurs, ce buisson de roses odorantes semblent les divinités
de ce jardin. Le faisan s'avance majestueusement, enor-
gueilli de sa parure, tandis que le rossignol et la tourterelle
16
242 LITTÉRATCRE DU NORD.
descendent en tremblant sur les branches les plus basses éa
cyprès. Aussi loin que s'étend la vue sur ce ruisseau on ne
découvre qu'un paradis. Les collines ne sont-elles pas cou^
Tertes de jeunes filles piqs belles que des anges ? Partout en
effet où parait Ménisech, fille d'Âfrasiab, on doit yoir des
hommes heureux ; c'est elle qui donne aa jardin Fédaiante
splendeur du soleil. »
On peut Toir par ces seules citations, que nous n'étendra»
pas davantage mais qui en résument une foule d^autrea,
quel a dû èlre à divers degrés, selon la proximité des lieux,
le contact des mœurs et des races, l'influence de la poésie
arabe sur les traditions chrétiennes du Nord, élaborées en
France par les troubadours et les trouvères, en Angleterre
par les ménestrels, en Allemagne par les minnesingen
Ces diverses classes de chantres guerriers, malgré, leurs
tendances différentes et leurs caractères souvent opposés,
offrent entre elles une communauté d'origine, d'inspiration,
de rhythme poétique, qui ne permet pas de les isoler l'une
de l'autre dans une appréciation consciencieuse. Pour cob*
naître la poésie romantique de l'Angleterre et dé TAIlema^
gne au douzième siècle, il faut nécessairement avoir jeté
d'abord un coup d'œil rapide, mais attentif, sur la poésie du
midi et du nord de la France, sur les monuments littéraires
de la langue d'oc et de la langue d'oï*.
La première, parlée sous un ciel magnifique qui s'étendait
sur de riantes campagnes, sur de somptueux châteaux, sur
de vastes cités où l'industrie amenait l'opulence, issue de
cette riche langue latine dont elle conservait l'harmonie tout
. * Qui ne connaît sur ce sujet, que nous ne pouvons ici qu'effleurer,
les brillantes Leçons de littérature de M. Yiilemain, et les savants
travaux de MM. Leclere et Ampère, inaugurés par M. Fauriel ?
LES TROUBADOURS. 243
en décomposant ses formes avec une gracieuse insouciance ,
abonde en coblas et en sirventes, en chants d'amour et en
satires légères, dont les rimes se combinent et s'entrela-
cent en une foule de mètres divers. L'autre, née sous un ciel
nuageux, au milieu de luttes incessantes, dans des villes sans
cesse menacées et remplies du fracas des armes, emprunte
au type celtique une allure plus austère, une consonnance
plus rude mais aussi mieux soutenue. Les lais, les fabliaux,
les longs récits épiques marquent sa tendance narquoise et
sérieuse à la fois. D'abord laissée dans l'ombre par sa bril-
lante rivale qui la première avait pris son essor, elle dut at-
tendre le moment favorable où ses fruits remplaceraient tant
de fleurs éphémères qui devaient trop tôt se flétrir. Dans l'un
et l'autre idiome, des chevaliers, des dames, des rx)is mêmes
asi^urèrent à la palme poétique, et ornèrent de leurs nomis et
de lenrs vers faciles la liste de ces chantres heureux.
En tète de la littérature romane du midi figurent deux
livres moraux et religieux, dont l'un, le Poème de Boêce, re-
monte au delà du dixième siècle, et dont l'autre, la Nobla
Leyczon, porte la date de l'an 1100. Celui-ci surtout, qui ren-
fenne dans une longue suite de rimes régulières la doctrine
évangélique des Vaudois ou Albigeois, cette secte si naïve,
si paisible et si cruellement immolée, mérite une attention
sérieuse sous le rapport littéraire et historique. Viennent
ensuite les romans deJaufre et de Flamenca, puis la brillante
série des poètes troubadours K
Les chants des troubadours, effusions d'une muse légère,
insouciante, vagabonde, se seraient probablement éclipséi^
au milieu des révolutions sans laisser aucune trace appa-
1 Voir les Chants des troubadours^ par Raynouard; eiVHistotré
tes langues romane»^ T^ M. Bruee Whtte, Paris, 1841 •
244 LITTÉRATURE DU WORD.
rente, si un bon moine de la famille de Cibo, habitant les lies
d'Or ou de Lerins à la fin du quatorzième siècle, ne les avait
réunis, d'après un manuscrit plus ancien composé par ordre
d'Alfonse II d'Aragon, en un recueil richement historié qui
existe à laVaticanede Rome. Le mérite de ces chantres faciles
est généralement le même : c'est la grâce des pensées , la
mélodie du style, la vivacité d'expression, une teinte de mys-
ticisme et de tendresse qui voile la licence et exalte l'hon-
neur. Hais leurs défauts, non moins communs, sauf quelques
exceptions honorables, sont l'ignorance des faits, le vague
des souvenirs, l'absence de toute pensée profonde qui eût pu
donner à leurs œuvres un intérêt permanent et réel.
Le plus ancien troubadour connu est Guillaume de Poi-
tou, contemporain de Philippe I et aïeul de la fameuse Éléo-
nore. Il participa à la première croisade, dont d'ailleurs il
ne parle guère. Le récit de cette expédition merveilleuse
avait, dit-on, élé composé en vers par un de ses vassaux, le
chevalier Bechada, dont le poème est malheureusement perdu.
Guillaume s'occupa surtout d'amour, et sut le chanter avec,
grâce, comme dans celte cobla sur la dame de son cœur :
« Toute joie doit se soumettre, tout souvenir doit céder h
ma dame si noble en son accueil, si séduisante en son re-
gard ; un homme, dût-il vivre cent ans , ne serait pas rassa-
sié de l'aimer,
« Son sourire suffirait pour guérir un malade, sa colère
pour le faire mourir ; elle peut faire raffoler le sage, assom-
brir le front du galant, changer le plus courtois en rustre,
et le plus rustre en homme courtois. »
Est-il besoin de dire qu'après avoir chanlé ses plaisirs,
ses folies, ses excès condamnables, Guillaume se retira du
monde et mourut dans la pénitence ? C'était le remède tardif,
LES TROUBADOURS. 245
incomplet, mais nécessaire enfin des passions de l'époque.
 sa suite nous pourrions citer Rambaud d'Orange, célèbre
par ses tensons avec la comtesse de Die qu'il adora et trahit
tour à tour; Geoffroy Rudel, épris d'un amour fantastique
pour une princesse idéale de Syrie à laquelle il dévoua sa
muse et même sa vie; Guillaume de Cabastains, connu pour
la délicatesse de ses vers ; Pierre Vidal, renommé pour sa
^erve originale. Mais nous préférons nous arrêter au plus
mélodieux, au plus brillant et au plus séduisant de ces chan-
tres, à Bernard de Ventadour, l'Ânacréon de son époque,
aimé des plus nobles dames, approuvé même de la reine
Eléonore, épouse de Louis VII et de Henri II, dont il osa tout
haut déplorer le départ. Voici une image par laquelle il peint
son tendre et constant souvenir :
Qnan la doss' aura venta
Deves vostre pats^
M'es veiaire quHeu senta
Odor de paradis ;
Per amor de la genta
Ves oui ieu suiuclis^
En cui ai mes m^ententa^
E mon coratge assis :
Quar de toias partis
Per lieiSj tan m'atalenta!
€ Quand souffle le doux air qui vient de vos contrées, je
crois vraiment sentir parfum de paradis; tel est mon. amour
pour la belle à qui je suis dévoué , en qui repose ma pensée
et mon cœur : aussi ai-je tout quitté pour eUe, tant elle me
charme! »
La vue d'une alouette dans le^ champs lui inspire cette
gracieuse pensée :
246 LITTÉRATURE DU NORD.
« Quand je vois Talouette agiter pleine de joie ses ailes
au soleil , et s'oublier et se laisser choir, tant son cœur est
ému d'allégresse, hélas ! quel ennui me saisit d'être pri^é
de toute jouissance, d'être même insensible aux menreiUes
qui devraient exciter mes désirs ! »
Voici une missive plus longue et non moins tendre :
< En avril quand je vois verdir les prairies et fleurir les
vergers, et scintiller les ondes et les oiseaux chanter, le par-
fum de rherbe nouvelle et le doux concert des oiseaux font
renaître la joie eu mon cœur.
« Alors j'avais coutume de penser aux moyens de conqué-
rir l'amour, aux chevaux, à la parure, aux loyaux services,
aux riches dons ; car celui qui emploie ces moyens est sûr
d'obtenir la victoire.
« Maintenant je chante quand je devrais pleurer du regret
amoureux qui me consume; je dois donc faire taire mes ac-
cents , car peut-être n'oserai-je plus parler. Toutefois je ne
désespère pas d'avoir lieu de chanter encore.
« Chanson, va, traverse la mer, et, sur ma foi, dis à ma
noble dame qu'il n'est pas jour où je ne soupire après ce
doux visage avec lequel elle dit : Où allez-vous? que fera donc
votre amie, cher ami, abandonnée de vous ! »
La poésie des troubadours avait trop d'entraînement et
trop de charme pour rester limitée aux pays où leur langue
avait pris naissance. De la Provence et de la Catalogne elle
rayonna sur les contrées voisines, elle captiva les esprits dis-
tingués qui présidaient au sort des nations. L'empereur
Frédéric Barberousse, prince accompli, très-versé dans les
sciences et parlant toutes les langues de son temps, ayant
reçu à Turin en H 54 la visite de Raymond Bérenger,
comte de Provence, entouré d'un nombreux cortège de
LES tROUEADOURS. 24T
poètes chevaliers de toutes nations, les complimente gra-
deusement dans ces vers devenus célèbres :
Plas mi cavalier frances^
E la donna catalana^
' E Vonrar del Ginoes^
E ta conri de Casiellana ;
lou tmiusT provençales
E la damsa trevisamay
E lou corps aragones,
E là perla juliana;
La mans e kara d\AngleSy
E lou donzel di Toscana*
Dès lors une vive émulation s'empara des chevaliers aile*
mands, jaloux de s'illustrer sur les traces de leur maître. Le
pacte intellectuel fut conclu et cimenté bientôt par la troi-
sième croisade qui appela aux mêmes triomphes, aux mêmes
désastres les bannières de France, d'Angleterre et d'Alle-
magne. Henri VI, indigne de son père comme guerrier et
comme souverain, se montra au moins son émule dans la
culture de la poésie; car c'est sous son nom que débute le
premier chant d'amour des minnesinger.
L'Espagne, qu'une croisade incessante tenait haletante sous
les armes en présence de ses envahisseurs, ne resta pas non
plus insensible aux accents de la poésie romane. Al-
fonse II, fils de Raymond Béreiiger, élevé par alliaoce stif
le trône d'Aragon, et contemporain d'AIfonseYIII de GasIiHe,
nous a laissé un chant provençal plein de grâce où il «élèbre
te pouvoir de la beatité :
« De toutes parts me sont prései<ilés joie, délassement,
consolation, quand au milieu des vergers et des prés, aa
milieu des feuilles et des fleurs que ranimis la froAcheur ma»-
248 LITTÉRATURE DU IfORD.
tinale, je Tois se réjouir les chantres des bocages. Mais ni
chant, ni allégresse, ni domaines» rien ne m'aide ^ue Dieu
et Tamour.
« Et cependant je ne suis insensible ni au beau temps, ni
au jour radieux, ni aux doux chants que gazouillent les oi-
seaux, ni à l'éclat de la verdure. Hais toute autre joie doit
fléchir devant une dame des plus accomplies; parée d'esprit
et de beauté ; à elle seule je veux tout soumettre, et plaisir,
et richesse, et honneur. >
Son fils Jacques le Conquérant cultiva également la poésie
romane dans Tintervalle de ses victoires, et ce goût se main-
tint à la cour d'Aragon, comme à celles de Languedoc et de
Provence, jusqu'au perfectionnement tardif de l'espagnol, de
l'italien et du français.
XXI
Chaiito des trovTèreSf Iian|r*>® d'oVi
Pendant que le midi de la France, s'éveillaut à la poésie,
répandait son harmonieux idiome sur l'Espagne et sur l'Ita-
lie, le nord, non moins actif dans son austérité, rayonnait
sur l'Angleterre conquise. Le roman vsrallon parlé en deçà de
la Loire, dans les provinces de l'ancienne Neustrie, com-
mença à être élaboré dès le règne de Philippe I par la tra-
duction encore informe d'ouvrages religieux et instructifs,
}els que le Livre des rois et le Livre des créatures, ou par la
promulgation de lois nouvelles, telles que celles de Guil*
LES TROBYÈRES. 249
laume le Conquérant. Il est probable aussi que des chants
populaires, des fragments de poèmes héroïques, existaient
dès cette époque en langue usuelle, puisque les hommes
d'armes de Guillaume célébraient Charlemagne et ses preux.
A côté de la chronique du faux Turpin, ou avait oelle du
moine de Saint-Gall, germe fécond de toute une épopée, on
avait les canons de l'Eglise exaltant les champions de la foi.
Il n'est donc pas étonnant que la bataille de Roncevaux ait
été le premier sujet mis en œuvre par les trouvères, quoique
les fabuleuses légendes qui s'y rattachent n'aient été déve-
loppées que plus tard. Si l'on est curieux de voir sur quel
simple récit sont fondées ces merveilleuses prouesses, il suf-
fit d'en rapprocher ce passage d'Éginhard, témoin et narra-
teur authentique :
« Charles, à son retour d'Espagne, eut à souffrir dans les
Pyrénées mêmes de la perfidie des Gascons. L'armée défi-
lait sur une ligne étroite et longue, comme l'y obUgeait la
nature d'un terrain resserré. Les Gascons s'embusquèrent
sur la crête de la montagne qui, par le nombre et l'épaisseur
de ses bois, favorisait leurs artifices ; de là, se précipitant
sur les bagages et sur Tarrière-garde qui les protégeait, ils
la rejetèrent dans le fond de la vallée, tuèrent, après un
combat opiniâtre, tous les hommes jusqu'au dernier, pil-
lèrent les bagages et se dispersèrent dans les ténèbres
épaisses de la nuit. Les Gascons avaient pour eux dans cet
engagement la légèreté des armes et l'avantage de la posi-
tion; la pesanteur de l'armure et la difficulté du terrain
étaient un grand désavantage pour les Francs. Eggiard,
maître d'hôtel du roi, Anselme, comte du palais, Roland,
commandant des frontières de Bretagne, et plusieurs autres
grands périrent dans cette action. »
250 LITTÉRATURE DU NORD.
Telle est la narration officielle d^un épisode de la Tie de
Charlemagne, qui, dans les fictions du moyen âge, en est de-
venu le point culmiDant. La seule défmte éprouvée par un
prince qui n'avait connu que la victoire apparut, soua une
forme mystique, comme l'acte du dévouement le jrius su-
blime. Charlemagne, entouré de ses douze pairs, qui, assi*
miles aux apôtres , l'assistaient m péril de leur vie à tne
vers des obstacles sans nombre dans la guerre sainte contre
les Arabes, devint le centre du grand cycle épique qui
donna naissance à tant d'autres.
Ce réveil d'une poésie encore biforme coïncidait pendant
le douzième siècle avec celui de la philosophie et de la théo-
logie scolastiques, que discutaient à l'Université de Paris les
voix puissantes de Champeaux, d'Âbailard , et de leurs illustres
adversaires, saint Bernard, saint Thomas d'Aquin. Cepen-
dant les Bretons de France et d'Angleterre, ennemis des
Anglo-Saxons et peu soucieux de la gloire des Francs, cher--
obèrent un type plus ancien et plus vague, en même temps
que plus national, dans Arthur, défenseur de la foi contre
leurs premiers envahisseurs ; et, par un accord singulier,
le firent adq)ter des seconds. En effet Robert Wace, mé-^
nestrel normand, attaché vers 1155 à la cour de Henri II
d'Angleterre, composa en vers, d'après la légende latine du
fantastique Geoffroi de Montmouth, le poème du Brut ou des
Bretons, dont voici le naïf début :
Qui velt oïr, qui velt savoir^
De roi en roi et d'hoir en hoir^
Qui cil furent et dont ils vinrent
Qui Engleterre ^primes tinrent;
Queus roi y a en ordre eUj
Qui ainçois et qui puis yfu ;
LES TROUVÈRES. 251
Maistre Guaee Va translaté
Qui en oont^ la vérité j
Si gîte H Hvres h devisent^*
Le poème du Rou ou de Rollon, sur les exploits des ducs
tie Normandie, commencé par Eustace et achevé par le même
Robert Wace, complète cette merveilleuse histoire, dams la-
quelle de précieux détails, des circonstances vraies et frap*^
pantes, se mêlent aux extravagances d'un esprit crédule et
Jtomé.
En même temps un trouvère champenois, Chrétien de
Troyes, attaché vers H80 à la cour de Philippe H, dévelop-
pait le caractère mystique et religieux de la légende d'Ar^
thur entouré de ses douiie paladins, chevaliers de la Table-
Ronde, mlrépîdes défenseurs du Saingral, coupe où coula
le sang du Sauveur, source de toutes les vertus célestes.
€^est à hii qu'on attribue les longs poèmes de Lancelot, de
Parceval, de Guillaume et du Chevalier au lion,typeâ'Amaâis
d'Espagne et de Tristan le Léonais ; pendant que d'auftfes
trouvères allégorisaient la vie d'Alexandre, c4 que la croi-
sade de Philippe^Auguste trouvait enfin mi narrateur sérieux
•dans Yillebardouin, son compagnon d'armes, premier pro-
sateur national.
Cependant la race anglo-normande, qtn gouvernait la
moitié de la France, faisait peser son influence sur l'idiome
du midi comme sur cdui du nord, et ce fut au milieu des
querelles, au milieu des lattes incessantes des quatre fils de
Henri H que le plus éloquent des troubadours , le poète-
guerrier par excellence, donna l'essor à sa verve brûlante
et à ses mâles inspirations. Bertrand de Bôrn, seigneur de
Hautefort, vassal de Henri de Guyenne qu'il exdta contre
252 LITTÉRATURE DU NORD.
ses frères, puis de Richard Cœur de Lion qu'il excita contre
son père, chantant et combattant sans cesse, nouveau Tyrtée,
dévoué à ses amis, impitoyable envers ses ennemis, est an
type historique plein de vie et un poëte plein d'inspiration.
Soit qu'il chante ses amours, soit qu'il revendique son hon-
neur, soit qu'il affronte ses adversaires, soit qu'il pleure
avec effusion le jeune Henri son protecteur, son expres&ii(m
est toujours vraie, originale et énergique. Mais c'est surtout
dans une de ces missives provocatrices qui }m ont valu de
la part de Dante la terrible sentence qu'il subit dans l'Enfer,
dans un sirvente adressé à Richard pour l'exciter à une nou-
velle guerre, que se déploie toute l'exubérance de cette ima-
gination impétueuse ^ :
« Bien me plaît le doux printemps qui fait renaître feuilles
et fleurs; bien me plaît d'ouïr les oiseaux faire retentir leurs
chants dans le bocage ! Et j'aime à voir dans les prairies
s'élever tentes et pavillons ; et mon cœur s'anime en regar-
dant, rangés au loin dans les campagnes, les cavaliers sur
leurs chevaux armés.
« Je me réjouis lorsque les éclaireurs font fuir et bergers
et troupeaux, et que derrière eux les hommes d'armes s'é-
lancent nombreux et frémissants. Grande et vive est mon
allégresse quand je vois castels assiégés, murs brisés et dé-
mantelés, armée campée sur le rivage entouré de larges
fossés , hérissé de fortes palissades.
« Avant tout j'aime le noble chef qui, le premier, vole à
lattaque, sans pâlir, sur son coursier fougueux ; car ainsi il
enflamme les siens d'une émulation généreuse. Et quand il
rentre dans le camp, tous doivent lui témoigner dévouement
^ Cours de littérature, de M. Yillemain.
LES TROlfVÈRES. 253
el joie ; car nul homme n'est digue d'estime s'il n'a reçu et
donné maint coup de lance.
« Quand s'engage la mêlée, nous voyons de toutes parts
éclater lances et glaives, et boucliers solides et casques
nuancés ; et les vassaux s'entre-tuant avec rage, et les che-
vaux des mourants mêlés à ceux des morts. Car, au plus
fort de la lutte, nul homme de noble sang n'aura d'autre
pensée que de fendre têtes et bras : beaucoup mieux vaut
mourir que de vivre sans gloire.
« Le manger, le boire, le sommeil me flattent bien moins,
je vous le jure» que d'entendre crier des deux côtés : Sus !
sus ! et d'entendre hennir les chevaux sous l'ombrage et les
hommes s'écrier : Au secours ! au secours ! et de voir le long
des fossés tomber sur Therbe petits et grands, et leurs corps
transpercés par des tronçons de lances !
€ Barons, mettez en gage châteaux, fermes et cités, avant
qu'on ne vous fasse la guerre.
« Papiol, hâte- toi d'aller verg Oui et Non, et dis-lui que
la paix se prolonge trop longtemps. >
RichardCoBur de Lion, àqui s'adre3sentces vers, sut main-
tenir sur le trône cette renommée guerrière qui a fait oublier
ses excès. La part glorieuse qu'il prit à la troisième croi-
sade, dont il fut le brillant vainqueur, sa lutte opiniâtre
et héroïque contre le pouvoir de Saladin, les malheurs
mêmes qu'il subit par sa faute, ont rendu sa mémoire impé-
rissable. Tout le monde connaît l'histoire de sa captivité en
Allemagne, où il fut pris, à la suite d'un naufrage, par Léo-
pold d'Autriche qu'il avait insulté, puis livré à l'empereur
Henri VI et renfermé dans un donjon sur le Danube. Voici
les premières strophes de la complainte qi^'il composa,
dit-on, dans sa prison, et qui ont été conservées dans les
L-IaiSk..
234 LITTÉRATURE DU IIQRD.
deux dialectes d'oc et d'oî, parlés dans ses états du mîfi
et du nord :
Ja nul hom prez non dira sa raznn
Adreitamen^ se com hom doulen non ;
Ma per conort pot cl faire eanson :
Prou hai d'amicz, ma paûre son li ébmf
Honta y auran se^ por ma rehexan^
Souyfach dos hivers prez.
Or sachan ben miei hom e miei baron^
AngléSy Norman^ Peytavin et Gascon^
Qu'y eu non haija si paûre compagnon
Que per avé lou laissesse en prezon ;
Faire reproch certes yeu voli non^
Mas souy dos hivers prez.
La ! nus homs pris ne dira sa raison
Adroitement^ se dolantement non ;
Mais por effort puet il faire chançon:
Moût ai amis, mais poure son li don!
Honte i amont se, por ma reançon^
Sui ca dos y vers pris.
Ce sevent bien mi home et mi baron^
TngloiSj Norman, Poitevin et Gascon,
Que je n'ai nul si poure compaignon
Que por avoir je lessaisse en prison ;
Je vous di mie por nule retraçons.
Mais sui dos yvers pris.
Ou sait que , la rançon enfin pajée , Il revint à temps
pour rétablir son autorité en Angleterre , et même en
XES TROUYERES. 255
France où il mourut eu brave , digne disciple de Ber*
irand de Born. Aussi la poésie des troubadours prit-elle en
ce moment un ceiractère nouveau, à la fois plus moral et
plus fier. Gaucelin Faidit, dans un chant noble et grave, dé-
plora la mort de Richard; Rambaud deVaqueiras célébra en
beaui^ vers la vue glorieuse du saint sépulcre ; Arnaud de
Marveil chanta l'amour avec grâce et délicatesse ; Guillaume
Figueiras flétrit avec éclat la guerre impie des Albigeois.
Peu d'années avaient suffi en effet pour voir naître,
briller et s'éteindre cette fleur de civilisation qui couvrait
le midi de la France. Une épouvantable tourmente, provo-
quée par le fanatisme, activée par la rapacité, vint fondre sur
ces belles contrées pour en faire un sanglant désert. Ces Albi-
geois, dont les nûves croyances, consignées dans la Nobla
Leyczon, méritaient tout au moins l'indulgence, furent ex-^
terminés par milliers sous la hache de l'atroce Montfort :
, châteaux et cités s'écroulèrent entraînant leurs populations»
et étouffèrent les chants des troubadours, dont les rares et
fugitifs échos ne retentirent plus que sur les rives lointaines.
Ce fut l'époque de Giorgi de Venise, de Calvo de Gènes, de
Sordel de Hantoue, poète célèbre par la pose majestueuse
que Dante lui donne dans le Purgatoire, mais qui mérite de
l'être encore par ses chants de guerre et d'amour, et sur-
tout par son mordant sirvente sur le cœur de l'intrépide
Blacas, qu'il offre ironiquement aux rois dégénérés.
A la suite de tous les troubadours nous devons nommer
encore Frédéric II d'Allemagne, intrépide défenseur des pri-
vilèges du trône, plein d'énergie pour le bien comme pour le
mal, cruel envers des ennemis cruels, mais plem de zèle
pour la prospérité des lettres. A l'exemple de son aïeul et de
•on père, l'un troubadour, l'autre minnesingeri il composa
256 LITTÉRATURE DU NORD.
en dialecte sicilien la première élégie italienne, à Tépoque
où les armes victorieuses de Ferdinand III de Gastille rani-
maient en Espagne les souvenirs chevaleresques et faisaient
surgir le Romancero du Cid.
Les trouvères cependant prospéraient dans les cours de
France et d'Angleterre, où grandissait leur influence avecla
suprématie du nord. Des princes chevaliers, comme Thibaut
deChampagne, comme Raoul de Coucy, exprimaient en rimes
vives et faciles, l'un son admiration poétique pour les vertus
de Blanche de Castille, l'autre son amour vif et profond pour
l'infortunée Gabrielle de Vergy. Les contes, les fabliaux se
multipliaient h Tenvi, tantôt fades, tantôt licencieux, tantôt
ingénieux et piquants, comme le conte du Renard, le lai d'Â-
ristote, le charmant fabliau d'Âucassin et Nicolette. Le genre
didactique n'était pas négligé, et la Bible Guyot, l'Ordène de
chevalerie, le Castoiement des hommes et des dames, abon-
daient en préceptes moraux assaisonnés du sel du bon vieux«
temps. Enfin Joinville, sans autre prestige que celui de la vé-
rité pure, dotait son siècle du manuel le plus accompli de mo-
rale politique et religieuse en racontant, avec l'émotion du
cœur, la vie exemplaire de Louis IX.
La longue série des poëmes chevaleresques fut également
continuée avec zèle, et, après le cycle du Saingral, se forma
celui de Charlemagne. Adenez, sous Philippe le Hardi, écri-
vit le roman de Berlhe et celui d'Ogier le Danois ; Villeneuve,
celui de Renaud de Montauban, que d'autres complé-
tèrent par l'histoire des Fils Aymon, par celles du Huon de
Bordeaux et de Gérard de Vienne, et par la fabuleuse expé-
dition de Charlemagne à Constanlinople et à Jérusalem. En-
fin Guillaume de Lorris et son continuateur Jean de Meung
donnèrent à l'allégorie mystique son développement le plus
LES TROUVÈRES. 257
complet dans le célèbre roman de la Rose, dont la renommée
édipsa celle de toutes les œuvres précédenles.
' Au milieu de tous ces noms, et plus anciennement qu'eux,
brille, au début du treizième siècle, la réputation pure et
modeste d'une femme née Française, comme elle le dit elle-
même, mais dont le séjour habituel fut la cour normande de»
rois d'Angleterre. Marie de France, dont on ignore la vie et
qu'on ne connaît que sous ce prénom, a laissé dans ses lais
et ses fables , écrits en style simple et naïf mais non dé-
pourvu de finesse, une gracieuse et inaltérable empreinte de
sa douce personnalité. Ses lais, tels que ceux de Lanval, de
Gugemer, du Frêne, sont de courtes historiettes qui ont sur
* toutes celles du même temps l'avantage d'une diction plus
correcte, d'une marche plus naturelle, de pensées plus éle-
vées. Ses fables au nombre de cent, comprises sous le nom
naïf d'Esopet , n'ont pas été dédaignées de La Fontaine.
Marie, dans sa dédicace au comte Guillaume, attribue au
roi Alfred la traduction anglaisedu texte gréco-latin; assertion
fort douteuse, mais qui sert à prouver la haute estime qu'on
avait conservée, au milieu de l'Angleterre franco-normande,
pour la science de ce grand et vertueux monarque.
P&r amur le conte Willame,
Le plus vaillant de nul reaime,
Meintenur de cest livre J être
E del angleis en romans treire.
JEsope apelum ceste livre
Qu'il translata e fist escrire ;
Del griu en latin le turna^
Li reis Alvrez qui mut Vama^
Le translata puis en engieis,
E ieo le rimee en franceis.
17
258 LITTÉRATURE DU NORD.
Marie se signala aussi dans Tallégorie religieuse, genre
de poésie très-répandu à cette époque, et dont nous trou-
Yons un curieux exemple dans le Yoyage de saint Brandan
dirlande au paradis terrestre, par un autre trouYère franco^
normand \ Le pieux abbé découvre avec ses moines, dans
une ile inconnue, un jardin délicieux où le^ oiseaux répon«>
dent à ses psaumes. Les oiseaux sont des Ames bienhea*
reuses, parvenues à la pureté des anges. Il aborde ensuite à
une autre Ile, où d'autres oiseaux aux ûles Manches Yolti«
gent sur un arbre à feuilles rouges, nuancé des teintes de
l'automne ; ce sont les âmes rebelles, mais repeutantes, qui
sont reléguées dans ces lieux. Il continue à cingler en baute
mer où des monstres s'enfuient à sa vue, où de& poissons
étranges viennent écouter sa voix pendant qu'il célèbre la
messe. Enfin la barque aborde en enfer, région couverte de
noires ténèbres que sillonnent des flammes menaçantes. Sur
une roche escarpée on aperçoit un homme nnet la tête voi«
lée, le corps lacéré de coups et livré à d'horribles dou-
leurs : c'est Judas, l'apôtre perfide, le plus malheureux des
damnés.
C'est avec des couleurs analogues» quoique plus calmes et
moins fantastiques, que Marie a peint le purgatoire de saint
Patrick, d'après une ancienne légende qui pt«içait sous le cou-
vent même fondé par le premier missionnaire de Tlriande
l'entrée de la région mystérieuse consacrée aux expiations.
Après elle Âdara de Ross a chanté la descente de saint Paul
en enfer, où le conduit l'archange saint Michel. Il y entre en
tremblant et aperçoit d*abord un arbre de feu auquel sont
suspendues les âmes des avares et des calomniateurs ; l'air
> Essai sur la littéraiuars anglaise^ de GhàleaubriaDd.
LES MINNESIN6ER. 259
est rempli de démons ailés qui conduisent les méchants aux
supplices* Au sein d'une énorme fournaise bouillonnent des
métaux en fusion dans lesquels sont plongés les damnés. A
mesure que le gouffre s'abaisse, les tourments deviennent
plus affreux ; un puits scellé de sept sceaux renferme les plus
grands criminels. Saint Paul est ému de pitié, et le Sauveur,
exauçant sa prière, accorde aux réprouvés le repos du samedi
au lundi, qui, dans le moyen âge, était la trêve de Dieu.
Une description plus ancienne du paradis, du purgatoire
et de l'enfer est attribuée en Italie à Albéric, moine du Mont-
Cassin, qui vivait vers 1120. < Qu'est-ce que cela prouve? dit
avec raison Ch&teaubriand : que Dante a trouvé , comme
Homère, dans des traditions vénérées et au fond des croyances
populaires, les germes précieux mais informes que devait vivi-
fier son génie ; mais que son œuvre n'en est pas moins à lui. »
xxu
Chantii €«■ ■lmnMln|r«r allemandst
L'enthousiasme poétique et guerrier, qui animait la France,
l'Espagne et l'Angleterre, eut uti prompt retentissement en
Allemagne, où le dialecte souabe méridional , élaboré à la
cour brillante et ehevalerèsque des Hohenstaufen , prit tout
à coup son essor au douzième siècle, pour devenir une langue
littéraire, digne interprète de hautes inspirations. Ce siècle
est en effet l'époque culminante de la littérature du moyen
^e, époque où le mouvement des passions, sans rien perdre'
260 LITTÉIIATURE DU NORD.
de son activité , de son énergie , de sa cruauté méme^ ié^
pouilla.au moins cette grossièreté sauvage, ce ftarouchfl
égoîsme qui le caractérisait , pour céder à l'impelsion et i
rhonueur, de la religion, de Théroïsme. Les guerriers, ap^
pelés aux croisades par un même élan de piété et de vail-
lance, apprirent à se connaître , à s*appréeier, à 8*lionorer
d*une estime mutuelle en présence de Tennemi committt
contre lequel s'unissaient leurs efforts. Cet ennemi loi*
même excitait leur bravoure par un déploiement de forces
imposantes, en même temps que les civilisations grecque et
arabe, qui leur apparaissaient pour la première fois, les frap«
paient d'une double lumière, source féconde des grande)
inspirations. Aussi, de retour dans leur patrie, s'efforçaient'*
ils de Tembellir par leurs souvenirs, à l'imitation de ces chaiH
très brillants qui illustraient le midi de la France; et lorsqM
le grand Frédéric Barberousse, ami zélé des lettres et des
arts, passa en 1154 à Turin, où l'attendait Raymond
de Provence entouré de ses nombreux troubadours, le
pacte intellectuel fut conclu : rAUemagne comprit la poé-
sie et s'élança avec une noble ardeur dans une nouvelle
carrière d'enthousiasme et de gloire. La langue romane ,
fille du latin, fut aussitôt étudiée avec zèle; les poésies pro-
vençales et normandes furent traduites, imitées, embellies;
l'idiome souabe ou allcmanique, devenu dès lors naticttlal,
fut fixé et épuré par l'usage, et bientôt l'Allemagne à son
tour retentit de chants chevaleresques.
Cependant les tournois, vives images de la guerre, ani-*
maient les loisirs des châteaux; les femmes, affranchies dé
l'esclavage, honorées, et ennoblies par la foi, donnaient aux
mœurs une direction nouvelle, et leur bienfaisante influence
calmait l'aigreur des di93ensiops. Bes lois d'bouneur et de
*
LES MINNESIN6EK. 261
courtoisie venaient se joindre aux lois criminelles, dont l'utile
et curieux recueil fut fait dans ce siècle, au midi et au nord,
dans le Sckwdben^iegel el le Sachsen'-spiegel , miroirs des
SouabefS et des Saxons. Les règlements de l'Église furent aussi
rédigés sous Tautorité immédiate des papes, tandis que le
droit romain continuait à être suivi et maintenu par les em-
pereurs. L'înstHution de la chevalerie devint la plus sûre ga-
rantie des mœurs, puisqu'elle imposait des devoirs de con-
science qu'on ne pouvait transgresser sans félonie. Aussi fut-
elle une digue puissante au milieu des luttes intestines qui,
% cette époque comme à toutes les autres, déchirèrent le
jçœur de l'Allemagne. On apprit à user de la victoire avec
plus de calme, plus de dignité ; on apprit à respecter le mal-
Jieur, à soulager le pauvre, à défendre l'innocence* Mais
trop souvent ces idées généreuses, qui s'étaient fait jour dans
tqiu les cœurs, furent étouffées par l'intérêt du moment, par
Fentralnement d'une aveugkl colère. La colère des Allemands
était passée en proverbe; ttais cette colère devenait noble
et généreuse quand ils Vélanji^ent au fort de la mêlée et
qu'ils prodiguaieitf leiir vie avec joie sur le sol consacré au
Sauveur. Si les croisades «ont, comme on l'a dit, l'époque
héroïque du Christianisme, nulle part ce caractère ne se peint
jdm vivement que dans la poésie des minnesinger.
.^AmÉés primitivement à l'école des troubadours et des
trouvères de France, dont les chansons et les poèmes fécon-
dèrent leur inspiration, ils s'en écartèrent bientôt pour re-
prendre leur physionomie nationale, empreinte surtout de
gravité et de franchise. Également éloigné de l'aimable ga-
lanterie et de la caustique pétulance française, leur esprit plus
méditatif, mais aussi plus vague et plus rêveur, assimila à sa
propre nature les caractères du nord et du midi. Pendant que
262 LIITÉaATUKE DG EKIID.
les ménestrels français.écriTant SOUS rim[»^a8i6nda moment,'
se mettent partout en scène avec leurs amitiés et leurs haion,;
leurs exploitset leurs infortunes, peDdantqu'iisIanceDtdetM*
tires acerbes contre les chefs déloyaux ou inhabiles, on qu'Hii^
se consolent de leurs peines en volant vers d'autres omoanj
les minnesinger, absorbés en eux-mâmes, semblentoublier:
scène mouvante du monde; ils n'y voient que la dame i
leurs pensées, les prairies, les Qeuves, les oiseaux; lit •
priment en mesures diverses, toujours pleines de douceur 4
de gr&ce, leurs désirs, leurs plaintes, leurs regrets, le
tardif de leur constance. Souvent ausû ils se révi
et, sortant de cette sphère vaporeuse, ils contemplent
signalent ses illusions, analysent ses phases si variôei.
lors ce ne sont plus de simples chants d'amour, des ri
et des cadences mollement enlacées, des images graeii
et éphémères qui nous frappent d'un éclat passager : ce
des élans religieux, des préca|4ei de vertu et de morale,
sages et aostères réflexions sur Vinstabilité des choses h^
■naines et l'utile emploi de nof joufi. Enfin quand, embou- ^
chant la trompette guerrière, ils l'élsacenl dans le domaine
de l'histoire, ou plutôt dans eàai de l'imagination, pour
célébrer la gloire des héros, les lutta, les exploits, les con-
quêtes, les vengeances éclatantes ou le triomphe sublime du
patriotisme et de la foi, le cercle de leur poésie s'enrichit et
s'élève, et leurs allégories embrassent toute la nature.
Les trois tendances que nous venons de signaler dans 1m>
Œuvres des minnesingcr correspondent aux trois genres ly-
rique, didactique et épique, à l'exclusion du genre dranoa-
tique, encore étranger à leur siècle. Nous débuterons par
la poésie lyrique, la plus individuelle des trois, celle qui,
exprimant le plus Tivcmcat les émotions intimes (te l'àms, .
^eilM
Qtlailfl
1 rîWÉ
eieuMf
UES BtINflESINGER. 263
idiiit plus fid^ement sussi l'imrention de chaque poêla
revalicr. D'ailleurs, la plupart de ceux qui se sont exercés
^(ians la romance se sont également fait connaître par des
!mes moraux ou héroïqaes. Ce sera donc, comme pour
trouhadours et les trouvères, une galerie de portraits que
is passerons en revue, galerie incomplète sans douta
itnous n'indiquerons quc les sommités, mats dont l'in-
!t liltéraire s'appuiera du moins sur les faits.
les épancbemonls intimes de la muse allemande, cea ca-
leu\ curants de la pensée qu'un jour voyait souvent
ire et s'évanouir, eussent sans doute été perdus pour
et entraînés ilans l'abîme des Ages, si un bon patriote,
lyal chevalier, Roger Manesse de Zurich, le dernier de
noble élile qui ne vivait que pour combattre et pour
tr, n'avait prisv vers l'an 1300, la résolution généreuse
iiiciltir dans toute l'Allemagne les chants épars des
isinger, et de les repMj^dbe en un vaste volume que
ion fils transcrivirent M entier. Gr&ce à leur lèle et à
Tsévérance, nowwâtons les œuvres lyriques de
laranle poctea dVfriWème siècle, réunies dans un
il unique, éoiife-nM une netteté remarquable et
orné ^dessins colwléi i«|frésentant le portrait, l'armure
complèi^ft| l'action la plus saillante de chacun des cheva-
liers, desV'inces ou des rois qui y figurent. Ce livre, d'un
prix inestlable, resta longtemps à la fomille Hanesse ; il
passa en Jte par donation dans la bibliothèque de l'Élec-
teur p^^m. et de là, pendant la guerre de trente ans, tl tal
transité par des mains inconnues à la bibliothèque natio-
K Taris, dont il est aujourd'hui un des plus riches
ni était naturel que la Gavante Allemagne revendiquât,
264 LITTÉRiTURE DU IfORD*
sinon la possession, du moins la connaissance de fe litre
fondamental de sa littérature au moyen âge. Aussi la France
le confia- t-elle en 1746 aux professeurs Schœpflin de Stras*
bourg et Bodmer de Zurich, et, grftce aux soins de ce der«
nier, une copie complète en fut faite en quelques mois, et
publiée bientôt après en Suisse d'où elle se répandit dans
toute rÂllemagne. D'autres fragments découverls à léna et
à Rome, et les copies spéciales des grands poèmes bérol*
ques, ont porté à près de trois cents le nombre des minne-
singer connus depuis la fin du douzième jusqu'au milieu du
quatorzième siècle. Toutefois, la littérature provençale et
"wallonne ayant commencé en 1100, et ayant dû promptl^»
ment se répandre en Allemagne, il est à croire que les pre-
miers essais de poésie allemanique n'ont pas même troufé
place dans cette immense galerie, reproduite depuis avec zèle
et talent par les soins patriotiques de BIH. Tieck , Benecke,
Lachmann, Hagen, Busching i^^Simrock.
En tète du livre des minnesinger figurent le nom et le
portrait de Henri YI de Souabe, empereur d'Allemagne et
roi de Sicile en 1190. Ce prince, dont les brillantes qualités
furent ternies par la cruauté et l'avarice, a eependaot «x-
primé dans une romance gracieuse, composée sans dcMite da
vivant de son père, à Tâge heureux d'un premiei^ampor,
des sentiments dignes d'une âme généreuse. Gommé crttft
ode remonte évidemment à l'époque de son adolescence,
Henri YI peut revendiquer la gloire d'avoir donné la première
impulsion à la poésie lyrique des Allemands, comme son
père, Frédéric I, l'avait fait pour la poésie provençale,
comme son fils, Frédéric II, le fit pour celle des Italiens;
privilège unique d'une illustre famille inaugurant trois litté-
ratures I
I^ MIMESIN6ER. 265
§
Ich grueze mit gesange die suezeny
Die ich vermiden nifU tvil noch enmae ;
Do ich si von munde rehte mohte gruezen^
Achj leider des ist nu vit manie tag.
c Je salue par mes diants la bien-aimée que je ne penx,
que je ne yeux pas fuir; je voudrais la saluer de vive voix,
hélas, je le souhaite depuis longtemps ! Quiconque récitera
ces vers devant celle dont Tabsence me désole, que ce soit
un chevalier ou une dame, qu'il lui offre l'hommage de ma
loi.
« Les états, les provinces m'appartiennent quand je suis
auprès de ma bien-aimée; mais, à peine suis-je éloigné
d'elle, que mon pouvoir et mes richesses s'évanouissent pour
œ me laisser qu'un douloureux regret. Ainsi ma joie aug*
mente ou diminue dans une succession continuelle, qui du^
liera, je crois, jusqu'à ma mort.
« Depuis que je l'aime si teadrement, que je la porte dans
ma pensée et dans moB cœur, souvent en butte à une dou-
leur profonde, quel prix ai-je reçu de mon amour? Toutefois
req[K>ir en est si doux qu'au lieu de renoncer à elle je renon-
ttf|it plutôt à la couronne.
c C'est une erreur coupable de croire que je ne passerais
pas volontiers tous mes jours sans jamais ceindre te dîa*
dème, plutôt que de me priver d'elle. Si je la perdais, que
me resteraît^il ? Je ne pourrais sourire ni aux femmes ni aux
hommes; car mon cœur serait vide de toute consolation. >
Avec lui, le plus ancien minnesinger est Henri de Vel-
dcck, né en West|^alie, et admis vers l'an 1180 aux cours
de Glèves et de Thuringe. On a de lui une Enéide aile*
26& LITTERATURE DU NORD«
mande, le poème d'Ernest dont nous parlerons plus tard,
et quelques romances pleines de charme, dans lesquelles
rénergie du saxon se mêle souvent avec bonheur à la mol*
lesse du dialecte allemanique. Son langage est généra-
lement pur, sa sensibilité profonde; la coupe de ses vers est
rehaussée par l'emploi judicieux de la rime : avantages qui
doivent nécessairement disparaître dans rimitation que nous
en donnons, et qui ne sera, comme toutes les suivantes, qa$
l'esquisse imparfaite d'un gracieux tableau :
c Dans la saison de l'année où les journées s'idlongent,
où le ciel s'éclaircit, où la linotte entonne ses chants si doux
qui viennent nous rappeler à la joie, on doit rendre grâces à
Dieu d'aimer sans trouble et sans regret. »
Le chant suiv<ant forme contraste avec l'autre :
c Depuis que le soleil penche son disque vers le nord et
que les petits oiseaux ont cessé leurs concerts, mon cœur est
triste : je sens venir l'hiver qui flétrit de son souffle les fleurs
décolorées ; il m'apporte la douleur, et rien ne me console I >
Quelqtiefois son harmonie imitalive est empreinte d'une
mélodie touchante, comme dans cette ode sur sa Uea»
aimée :
c Toute ma pensée, tous mes sentiments ne tendent qu'à
lui faire comprendre que c'est elle seule que je chante^ tt
toujours elle, si vertueuse et si pure.
c Quelle joie, quels transports j'éprouverais si cette belle
âme, étrangère à la feinte, daignait enfin songer à mon
angoisse. Je pense qu'alors elle me regarderait avec bonté,
elle si aimable, si bienveillante !
c Bénie soil la pensée qui m'apprit à l'aimer et à l'aimer
toujours davantage, comme une merveille digne d'un cons^
tant amour» elle si noble, si admirable !
LES MINNESINGER. 267
c Hes mains se joignent, je me jette à ses pieds, afin que,
comme Ysolde fi consolé Tristan, elle ttussi m'accorde un
sourire; qu'elle songe à ma douleur, qu'elle mette fin à me»
maux, elle si indulgente et si bonne ! >
Hartmann d'Ane , son contem|>orain , parait avoir été
originaire de Souabe et avoir pris part à la troisième croi«:
sade. n est d'ailleurs connu par le poème héroïque d'Iwain,
et surtout par le poème moral du Pauvre Henri. Une noble
simplicité est son caractère distinctif ; elle respire également
dans ses odes, moins remarquables par l'harmonie du style
que par la force et la droiture des pensées ; témoin ce chan^
smr la croisade :
c La croix exige de nous une âme pure, des moeurs chastâs;
c'est à ce prix qu'elle nous donne le bonheur. Elle est un
lourd fardeau pour l'homme faible qui ne sait pas dominer
ses sens ; car elle réprime la licence de nos œuvres. Que sert-
il de l'avoir sur Thâbit, si nous ne la portons dans le cœur?
c Chevaliers, vouez donc votre vie, consacrez voîre cœur
à celui de qui vous tenez et les biens et la vie. Quiconque
ofTrit jadis son boudin «u monde pour conquérir un prix
honorable, et le refuse maintenant au Seigneur, celui-là est
un insensé : car la victoire obtenue dans cette lulle assure la
gl^îjpl du monde et le salut de l'âme.
< lie monde trompeur m'a souri, m'a appelé; et moi,
trop confiant, j'ai suivi son appel. Longtemps j'ai coum
après l'hameçon où personne ne trouve un appui; j'ai dé-
siré l'atteindre longt€;mps. Aide-moi, ô Christ, mon protec-
teur, à y renoncer enfin, par ta croix que je porte! »
Kûrenberg, poêle chevalier de la même époque, et peut-
être même plus ancien, a fait sur sa dame inconstante cette
ingénieuse allégorie :
268 LITTÉRATURE PU NORD.
^ c J'éleTai un faucon ; pendant toute une année je r^loo-
rai de mes soins empressés. Vous avez vu sa douceur et sa
grâce ! Je lui dorai les ailes, et, prenant son essor, il partit
pour les contrées lointaines*
c J'ai revu mon oiseau chéri : son vol était noble et su-
perbe, ses pieds traînaient mes lacs de soie, son plu-
mage brillait sous mon or. Mais, hélas! il évitait mesre*
gards. Que Dieu rende à chaque homme celle que chérit soo
cœur.
c Mon âme est attristée, mon œil humide de larmes, puis-
qu'il faut renoncer à celle que j'aimais tant. Médisants qui
causâtes notre triste rupture, que Dieu vous en punisse; et
puisse-t-il bénir ceux qui me rendront avec elle le bonheur I >
xxm
Chsiits des MlBiiesliiir^r allemandi*
Nous arrivons au plus brillant et au plus spirituel des
anciens minnesinger, au loyal et chevaleresque Walier de
Vogelweid. Ce poète, issu à la fin du douzième siècle d'une
famille noble de Thurgovie, recueillit, par de fréquents
voyages à travers l'Europe et l'Asie, par un séjour prolongé
dans les universités les plus célèbres, à Paris, à Constanti-
nople, à Bagdad, un trésor d^observâtions et de connais-
sances aussi rares que précieuses pour son temps. Son génie
ardent et fertile les consacrera tout entières à sa muse, tou-
jours active, toujours animée par d'heureuses et soudaines
inspirations. Peu soucieux de transmettre son nom aux âges
LES ihNNESlNGËR. 269
futurs par quelque vaste poème épique, tels que tenx qu'on
élaborait de son temps, il se contenta de chanter dans des
ters pleins de mélodie, quelquefois pleins de sel et de fi^
nesse , et toujours empreints de nobles sentiments , sed
pensées, ses émotions journalières, sa participation aux
scènes imposantes qui se déroulèreut devant ses yeux de
1190 à 1230, époque féconde en grands événements poli*
tiqueSé II en résulte que sa poésie est vivante, énergique^
facile à saisir, parce qu'elle peint des sentiments vrais, des
événements consacrés par l'histoire. Soit qu'il raconte
les luttes de l'Empire et de l'Église sous Philippe de Souabe
et Otton de Brunswick, soit qu'il parle des brillantes croi-
sades qui se succédèrent pendant sa vie, soit que, se repor-
tant sur lui-même, il gémisse de ses peines ou célèbre ses
plaisirs, nous le croyons, nous le suivons sans défiance, parce
que la vérité ressort de ses paroles. Les sujets de ses odes
sont aussi variés que son style est souple et facile. Essayons
d'en reproduire quelques-unes, malgré l'imperfection inhé«
rente à toute traduction de ce genre.
Voici d'abord un songe d'été :
§
Do der sumer komen was^
Und die blmmen dur daz gras
m
Wûnneclichen sprungen^ ■
Aida die vogele sungen :
Dar kom ich gegangen
An einen anger langen^
Da ein lu ter brunn enspranc;.
Yor dent walde was sin ganc,
Da diu mhlegale sano.
270 LITTÉRATURE 0U IIORD.
c Au retour de Tété, quand les fleurs énaaiHent la^erdve^
quand les oiseaux reprennent leurs Goneerts^ j'errais dans
une vaste prairie qu'arrosait une source Iknpide venant du
fond des bois où chanlele rossignol.
c Dans cette prairie s'élevait un bel arbre favorable aux
songes fortuivés. Évitant le soleil, je m'assis sous le tilleul qui
répandait sur l'eau la fraîcheur de sob ombre ; et là, oo-
btiaût mes ennuis, je m'endormis d^un doux sommeil.
c Alors je rêvai tout à coup que j'élais matlre du monde,
que mon ftme s'élevait vers le cid dans mon corps affranchi
de ses liens, que j'étais exempt de toute peine. Dieu seul sait
ce qui se passa ; mais jamais je n'ai vu plus beau rêve I »
L'ode suivante, où il se présente au retour de ses
voyages dans un cbftteau féodal de l'Allemagne, respire à la
fois un enjouement aimable et un ardent patriotisme :
c Souhailez*moi la bienvenue : c'est moi qui vous apporte
des cliants. Jusqu'ici un vain bruit a frappé vos oreilles;
adressez- vous à ^oi, car j'attends un hôte qui m'accueille;
Mon offre est belle, ma voix vous charmera sans peine; ren*
dez-moi donc Thonneur qui m'est dû.
c Je vais offrir aux dames allemandes des chants qui les
feront mieux apprécier du monde. Je n'exige pas un grand
salaire ; je les respecte trop pour demander des trésors. Sou-
mis en tout à leur puissance, je ne sollicite d'elles qu'un
gracieux sourire.
c En Allemagne, les hommes sont pleins d'honneur, les
femmes ressemblent à des anges. Celui qui les blâme est
trompé; autrement je ne puis le comprendre. Cherche-t-on
la verlu et l'amour pur, que l'on vienne les trouver dans
notre heureuse patrie. Âh ! puissé-je y vivre longtemps !
c J'ai parcouru bien des pays, j'ai remarqué tous leurs
LES tfllVNESINGER. 371
ayantages; maifl malheur à moi si jamais mon cœur poavait
préférer les mcBurs étrangères ! Pourquoi Youdraîs-je le nier
sans raison : les mœurs allemandes Remportent sur toutes les
autres.
« Depuis TElbe jusqu'au Rhin, et delà jusqu'en Hongrie»
ee sont les mœurs les plus parfaites du monde. Je puis le
prouver ; je jure sur mes hiens et ma yie que toute femme y
tant mieux qu'ailleurs les plus grandes dames. »
Quelquefois son patriotisme s*anime, et, prenant une ex^
pression plus grave au milieu des troubles et des intrigues
qui agitèrent les règnes de Philippe et de Frédéric II, il ne
craint pas d'adresser au pape lui-même cette réprimande
aussi juste que hardie :
< Seigneur pape, pour être heureux, il • faut que je tout
obéisse. Cependant nous vous avons entendu ordonner à
toute la chrétienté de respecter Tempereur que vous bénites
au nom de Dieu, de l'appeler seigneur, de fléchir le genou
devant lui. Vous avez dit de lui, pensez-y bien t Béni soit
celui qui te bénira, maudit soit celui qui te maudira. Réflé*
çhissez maintenant si, en le maudissant, vous avez maintenu
rhonneur de TËglise.
c Quand le Fils de Dieu était sur la terre, les Juifs qui k
tentsùent lui demandèrent un jour si, dans leur liberté nou^
velle, ils devaient payer le tribut à l'empire. U comprit leiiî
pensée, et demandant un denier, il leur dit : c Quelle est
cette image? Celle de l'empereur, répondirent-ils. Rendei
donc à César ce qui est à César ,, et à Dieuee qui est à Biesv »
Toutefois Vogelweid est sincèrement religieux, et rien n'é-
gale son pieux enthousiasme quand il salue pour la première
fois la terre sainle qu'il alla visiter :
c C'est d'aujourd^hui que ma vie est heureuse, car mon
272 LITTÉRATURE DU NORD.
œil pécheur a contemplé la terre sainte, le sol consacré an*
quel partout on rend hommage. Mes prières sont enfin exau*
cées; j'ai iru la place où Dieu se montra homme.
c Quelque belles que soient les contrées que j'ai jusqu'ici
parcourues, tu es belle au-dessus de toutes les autres. Quel*
les merveilles ont signalé ta gloire : une vierge, 6 miracle
ineffable, a mis au monde un fils pour régner sur les anges !
a Ici il s'est fait baptiser afin de purifier les hommes, là il
s^est laissé vendre afin de nous affranchir ; car , sans lui,
nous étions perdus. Salut! croix, lance, épines sanglantes;
malheur à ceux sur qui pèse sa colère !
c Plein de compassion pour les hommes, il a souffert la
mort la plus cruelle, lui puissant pour nous misérables; il a
Toulu nous sauver de la ruine, miracle de dévouement qui
surpasse tout miracle !
c Ici le Fils est entré aux enfers, de la tombe où on ra-
yait placé, lui qui, égal au Père et à l'Esprit, se cacha ici
sous une forme plus humble que lorsqu'il apparut à Abra-^
ham.
« Après avoir remporté sur le démon une victoire plus
glorieuse que celle de tous les rois, il revint vivant sur cette
terre, et l'angoisse des Juifs commença; car ils virent briser
leur puissance, ils virent reparaître au milieu d'eux la vie*
time qu'ils avaient immolée.
c Ici aussi le Seigneur annonça ce jour terrible où le saint
sera vengé, où la veuve et l'opprimé pourront se plaindre
des violences qu'ils endurent. Heureux alors celui qui aura
réparé ses torts dans ce monde !
c Nous avons des juges sur la terre ; qu'aucune plainte ne
soit étouffée : ce qui sera jugé maintenant le sera pour le
dernier jour. Mais celui qui laisse ici des dettes^ et qui meurt
LES MINNESINGER. 273
sans réconciliation, ne trouvera plus alors ni caution ni ré-
pondant.
c Que mes paroles ne vous fatiguent pas, je vais me résu-
mer brièvement : tout ce que Dieu a fait pour le monde a
commencé là et doit y finir.
« Le Seigneur y resta encore quarante jours ; ensuite il
retourna vers Dieu ; mais son esprit continue à y régner.
Sainte est cette terre, son nom est devant Dieu.
€ Les Chrétiens, les Juifs et les Gentils prétendent tous
trois qu'elle est leur héritage ; que Dieu décide au nom de
sa Trinité. Le monde entier combat ici ; mais à nous est le
droit, à nous sera la victoire ! »
Exempt de toute pensée envieuse, il fut sensible au mérite
et à Tamitié, comme le prouve cette strophe touchante sur
la mort d'un poète contemporain :
c Reinmar, je pleure ta perte, plus peut-être que tu ne
pleurerais la mienne, si j'étais mort et toi vivant. Je le dirai
franchement, je te plains moins toi-même que je ne regrette
ton art admirable par lequel tu nous charmais tous, quand
tu voulais en faire un noble usage. Je pleure ta bouche élo-
quente et ton chant mélodieux. Âhl pourquoi ont-ils péri
avant moi? Que n'as-tu pu attendre quelques instants
encore, et je t'accompagnais; car mes chants vont finir.
Que ton âme soit heureuse ! Je te rends grftces de tes nobles
accents. »
, A côté de ce génie éminemment lyrique vient se placer
un autre poêle dont le caractère grave, l'imagination ardente
et féconde sont plus appropriés à l'épopée, dans laquelle il
brille au premier rang. Wolfram d'Eschenbach, issu vers
la fin du douzième siècle d^une famille noble de Bavière;
fut peu favorisé des dons de la fortune, auxquels il suppléa
18
274 LITTÉRATURE DU WORD.
par de fortes études, par de lointains voyages, par des
travaux immenses qui lui assurèrent, de son vivant même,
le respect et Tadmiration de tous ses rivaux. Reçu avec dis-
tinction à différentes cours, et particulièrement à cdles de
Henneberg et de Thuringe, il acquit ps»* son talent poétique,
joint à une érudition prodigieuse, le titre glorieux de prince
de minnesinger, que la postérité lui a confirmé. Il le mérite
par réclat de son style et la richesse de ses images ; son seul
défaut est l'emploi trop fréquent et trop exclusif dit mer-
veilleux. Profondément versé dans la lecture de la Bible et
dans la connaissance des auteurs classiques, il aime à joindre
à ces deux sources d'inspiration si pures les légendes bril-
lantes mais fantastiques du moyen âge, les rêves orientaux,
les traditions romanesques. Ses modèles sont les trouvères
et les troubadours français dont il comprenait parfaitement
la langue, et dont il a emprunté une foule de caractères
élaborés ensuite par son imagination puissante avec une pro-
digieuse facilité. Enthousiaste des traditions bretonnes et
espagnoles qui se combinent dans l'histoire mystique du
Saingral, il en a tiré les poèmes de Titurel, de Parceval, et
probablement de Lohengrin. Son poème de Guillaume
d'Orange, qui se rattache à l'histoire de Charlemagne, et
des fragments de plusieurs autres chants qui lui sont égale-
ment attribués, particulièrement dans le Livre des Héros,
prouvent à la fois la variété de son talent et Timmensité de
sa renommée, qui lui assurait le patronage de tout ce qui
s'écrivait dans son temps. Ses poésies lyriques sont moins
considérables, car l'amour lui sourit rarement ; et, eu dehors
de la Lutte de Waribourg dont nous allons nous occuper,
on ne peut guère citer que celte ode d'Ëschenbach, sérieuse
et passionnée comme son génie :
LES MINNESIKGER. 275
« Ton cœur est contre moi si ferme, si intrépide ; com-
ment te faire entendre mes vœux? Le plus hardi, le meilleur
des faucons ne porte pas la poitrine aussi haute. Tes lèvres
appellent les baisers, ton sourire pourrait seul adoucir mes
angoisses, tant mon âme est pleine de Ion amour,
c Ah! si je pouvais obtenir celle beauté qui est pour mes
•vteax un but si sublime 1 Que Dieu daigne toudier son cœur
Jusqtt'ici insensible à mes peines ! La joie est bannie loin de
moi, et déjà mes plaintes amëres eussent amolli le rocher le
plus dur.
■ Ses joues gracieuses sont vermeilles comme la rose ma-
tinale; sa beauté est sans lâche ; ses yeux triomphent de moi,
Ils ))énèlrent mon cœur qu'enflamme et que consume le vif
auonr que je ressens pour elle.
« Son édal réjouit l'&me, sa bouche est un rubis. Quand
elle sourit, toutes mes peines s'évanouissent, car elle est la
lumière de mes yeux; quand elle s'éloigne, mon cœur dé-
faille ; je mourrai si je n'ai son amoiir. Ténus elle-inème, si
elle vivait encore, serait éclipsée auprès d'elle. »
Reinmar, surnommé l'Ancien, contemporain d'Eschen-
bach et de Vogelweid que nous avons vu déplorer sa perle,
était également né d'une famille noble qui ha1«lait les bords
du Rhin. Son style grave, sentencieux, quelquefois maniéré,
lui assura de son temps une grande réputation. Il se plaint
beaucoup des rigueurs de l'amour; mais nous choisirons de
préférence celleromance où il célèbre son bonheur avec une
élégance de rhythme ditGcile i reproduire :
€ Hon cœur s'élève comme le soleil, car il a trouvé une
femme Adèle ; sa faveur, partout où elle est, m'affram^hif de
tout chagrin.
< Je u'ai rien h lui offrir que moi-même qui lui appurlieiis
276 LITTÉRATUBE DU NORD .
en entier, et elle me donne Tespoir, Tallégresse chaque fois
que je pense à elle.
c Quel bonheur de Tavoir trouYée si constante ! Tous les
lieux qu'elle habite s'embellissent à mes yeux ; dût-elle tra-
Terser la mer orageuse, je la suitrais, car elle a tout mon
cœur! »
Un autre chantre du même nom, Reinmar de Zweter,
prit part au défi poétique a^ec Biterolf et Schreiber. Ce
dernier mérite une mention particulière ; sou véritable nom
était Henri de Risbach, auquel ses contemporains ajoutèrent
le surnom de Schreiber ou l'écrivain, avecrhonorableépithète
de vertueux. Un pareil honneur ne pouvait être décerné à un
poète médiocre, et nous trouvons en effet dans ses vers des
sentiments purs et élevés exprimés avec un rare bonheur.
C'est ainsi qu'il se compare au rossignol dans cette romance
empreinte d'une douce mélancolie :
€ C'est chanter dans la forêt que de me plaindre à la noble
dame qui a triomphé de mon c(Bur et en triomphe encore
tous les jours. Je suis comme le rossignol qui prodigue en
vain ses chants et à qui sa douce mélodie ne cause que des
maux cruels.
« Qu'importent à la forêt sauvage les concerts des petite
oiseaux ; quel prix obtiennent leurs harmonieux accords ?
La forêt est trop sourde, les chasseurs trop agiles ; ils igno-
rent ce que c'est qu'un gracieux merci.
€ Celle dont la bonté n'égale pas les attraits, celle qui conr
slamment fut l'objet de mes vœux, de qui j'attends toute ma
consolation, elle me repousse, elle se rit de ma douleur, Âh !
si j'osais exhtiler ma colère, que ne pourrais-je lui dire ? Mais
le respect m'arrête ! »
Les cinq poètes dont nous venons de parler vivaient tous
LES MlNNESlNGEtt. 277
en 1207, et parurent ensemble dans la lutte solennelle qu'ils
engagèrent contre deux autres poètes, non moins célèbres par
leur génie que par leur dérense mémorable. L'un d'eux,
Henri d'Onerding, chevalier et citoyen d'Ëisenach, longtemps
établi à la cour d'Autriche, se distingue par un talent origi-
nal, un esprit souple, une diction brillante, un style harmo-
nieux et pittoresque, qualités qui ressortent toutes de son cé-
lèbre plaidoyer de Wartbourg, ainsi que de son poème de
Laùrin compris dans le Livre des Héros. Toutefois ces pro-
ductions ne justifieraient pas seules la haute renommée qui
accompagna de tout temps le nom de Henri d'Ofterding. Elle
laisse supposer quelque autre titre de gloire dont le cours des
siècles aurait effacé la trace ; et ce n'est pas sans une grande
vraisemblance que les plus habiles critiques de l'Allemagne
s'accordent à regarder OHerding comme Fauteur anonyme
deâ Nibelunges, la plus parfaite des épopées allemandes, lui
décernant ainsi une couronne qui lui donnerait une gloire
homérique.
Son ami Klingsor de Hongrie, Poracle de la cour d'An-
dré ïï, du chef de la cinquième croisade, est moins connu
par ses ouvrages que par sa vaste érudition et son expérience
consommée qui, embrassant à la fois le monde classique et
romanesque, les sciences réelles et les raisonnements sub-
tils, l'Occident avec ses doctrines et ses souvenirs, l'Orient
avec ses visions et ses mystères, en faisait de son temps une
espèce de magicien, honoré des rois, respecté des poètes,
arbitre infaillible des plus graves différends. C'est ainsi qu'il
parut à la lutte des minnesinger pour prononcer une sen-
tence sans appel, non sans avoir auparavant déployé toute
l'étendue de sa science cosmopolite.
â
278 LlTTÉRATUaE DU HORD.
XXIV
Mlnnesliii^er^ liutte poétique de Waribonri^.
r
Nous ayons considéré isolément les plus distingués des
anciens minnesinger ; yoyons-les maintenant en présence,
partagés en deux camps ennemis dans un de ces défis poé-
tiques également usités parmi les troubadours, et connus
sous le nom de tensons par la France féodale du moyen âge.
€ Lorsque le haut baron, dit Sismondi judicieux apprécia-
teur de cette époque, avait invité à sa cour plénière les sei«^
gneurs ses voisins et les chevaliers ses vassaux, trois jours
étaient donnés aux joutes et aux tournois, vives images de la
guerre. Les jeunes nobles qui, sous le nom de pages, s'exer-
çaient au métier des armes, combattaient le premier jour;
le second était destiné aux chevaliers nouvellement armés ;
le troisième aux vieux guerriers blanchis sous le harnais;
et la dame du château, entourée de jeunes beautés, distri-
buait les couronnes aux vainqueurs désignés par les juges
du combat. Elle ouvrait ensuite son tribunal, formé sur
le modèle des justices seigneuriales; et, de même que
le baron s'entourait de ses pairs pour les décisions cri-
minelles, elle aussi formait sa cour, la cour d\imour, des
dames les plus brillantes par l'esprit et par la beauté. lÂ
une nouvelle carrière s'ouvrait aux concurrents ; les armes
étaient remplacées par des vers, et le nom de tenson , donné
à ces luttes dramatiques, signifiait en e£fet un défi. Souvent
les chevaliers qui avaient remporté le prix de la valeur dispu-
taient avec la même ardeur le prix de la poésie. L'un d'eux,
LIÎTTE POÉTIQCE. 279
une harpe entre les bras, préludait en proposant l'objet de la
dispute ; un autre s'avançait à son tour, et, chantant sur le
même air, répondait par une strophe de même mesure et
souvent de mêmes rimes ; ils alternaient ainsi leurs im<-
provisations , habituellement bornées à cinq couplets. La
cour d'amour délibérait; elle discutait et le mérite des
deux poètes et le fond même de la question ; et rendait le
plus souvent en vers un arrêt d'amour qui terminait le pro-
cès. » Ces luttes n* étaient point préparées , elles naissaient
de l'occasion même; car toutes les tensons qui nous restent,
telles que celles de Sordel de Mantoue contre Bertrand d'Â*
lamannon ou de Rambaud de Yaqueiras contre Albert de
Malespina, portent les traces évidentes d'une imprevisa*
tion abrupte, quoique souvent fort ingénieuse, et dans
laquelle l'imagination parait dans toute sa verve et dans tou»
ses écarts.
Ce caractère se manifeste avec une force et une austérité
inconnues aux peuples du Midi, dans la Lutte de Wart-^
bourg où combattirent, au commencement du treizième
siècle, les plus illustres minnesinger de l'Allemagne.
Cette guerre poétique, unique dans son genre et dont
l'antiquité même n'offre point de modèle, porte tou» les
caractères d'un défi chevaleresque, d'un de ces combats
à outrance dans lesquels la défaite équivaut à la mort.
Seulement, au lieu de lances et d'épées, les combattants
n'ont que leur voix et leur lyre; au lieu de coups d'estoc et
de taille, ils n'ont que des arguments acerbes et incisifs. Bu
reste, même acharnement, même passion, même soif de la
gloire, même mépris de la vie ; car le bourreau se tient prêt
à trancher la tête au vaincu ; même dévouement au prince
qui les protège et dont Us ont éprouvé les bontés. C'est pour
280 LITTÉRATURE DU NORD.
lui, pour son chef féodal que combat d'abord chacun des
fiers rivaux, jusqu'à ce que Tentralnement de la discussion
lui fasse oublier les considérations individuelles et reporte la
lutte tout entière sur les grandes vérités scientifiques et
religieuses. C'est surtout sous ce dernier point de vue que
cette guerre poétique est vraiment remarquable, puisqu'elle
nous transmet, sous une forme mystérieuse et susceptible
de maint commentaire, le résumé des lumières existantes à
l'époque où elle dut avoir lieu.
Cette époque, facile à fixer, est l'année 4206 à 4207, sous
le règne de l'empereur Philippe de Souabe ; le lieu est le
château de Warlbourg près d'Eisenach, appartenant au
landgrave de Thuringe. Et ne crayons pas nous abuser en
considérant comme une chose sérieuse une querelle en ap-
parence si futile, en regardant comme un fait positif un
événement si éloigné de nos mœurs. Le goût de la poésie
avait fait de tels progrès parmi la noblesse guerrière du
treizième siècle, que nous voyons, à la suite des empereurs
Frédéric Barberousse et Henri YI, protecteurs ardents et
éclairés des lettres, s'élever une foule de princes illus-
tres par leur naissance et renommés par leurs exploits,
les margraves d'Autriche, de Brandebourg et de Meissen,
le landgrave de Thuringe, le comte de Henneberg, les ducs
d'Anhalt, de Brabant et de Breslau, les rois de Bohème et de
Hongrie, qui tous protègent et encouragent les lettres qu'ils
cultivent eux-mêmes avec succès et qu'ils embrassent avec
toiute l'ardeur, toute la véhémence de leur esprit chevale-
resque. C'est à une de ces cours privilégiées, à celle de Her-
mann de Thuringe et de sa femme la landgravine Sophie,
que les deux manuscrits où nous retrouvons ce poème, celui
de Zurich et celui d'iéna, placent d'un commun accord la
LUTTE POÉTIQUE. 281
guerre de Wartbourg. On y voit paraître d'un côté Walter
de Vogelweid, Schreiber et Biterolf, secondés par Reinmar et
Wolfram d'Eschenbach , de l'autre Henri d'Ofterding, d'a-
bord seul, puis soutenu par Klingsor de Hongrie. Les juges
sont le suaerain et la suzeraine, entourés de leurs chevaliers
et de leurs dames; la lutte, d'abord ouverte, est suspendue
et reprise, et se prolonge ainsi pendant une année entière
dans la salle d'honneur de cet antique château , où , trois
siècles plus tard, Luther traduisait la Bible et révohitionnait
l'Europe .
Henri d'Ofterding s'avance le premier et défie tous les
poètes de l'Allemagne de nommer un prince qui puisse être
comparé au margrave Lâopold d'Autriche, Fennemi 4e Ri-
chard Cœur de Lion, se dévouant lui-même à la mort si ses
rivaux font triompher un autre prince. Vogelweid se lève plein
de colère, lui reproche avec aigreur sa présomption et vante
le roi de France Philippe-Auguste. Schreiber loue Hermann
de Thuringe, Ofterding prend alors pour arbitres Reinmar et
Eschehbacb, et commence à plaider éloquemment sa cause,
quand tout à coup le violent Biterolf l'interrompt avec em-
portement et oppose au margrave d'Autriche le comte Otton
de Henneberg. La lutte continue ainsi quelque temps, jusqu'à
ce que Reinmar se prononce contre Henri, et que Wol-
fram, de sa voix redoutable, le déclare coupable de blas-
phème envers Hermann, le plus noble des princes. Cepen-
dant Henri combat encore ; mais bientôt il se trouble, il va
succomber, et déjà le bourreau s'apprête, quand la landgra-
vine intervient en sa faveur et obtient pour lui la permission
d'amener comme arbitre Klingsor de Hongrie.
Ici la scène change, le style s'élève, l'intérêt personnel
s'afifaiblit et s'éclipse devant la discussion profonde, pleine de
282 LITTÉRATURE DU NORD.
difficulté et de mystère, mais aussi pleine de force et de sens,
qui s'ouvre entre le savant Klingsor, éclairé de tous les reflets
de rOrient, doué même d'un pouvoir mystérieux qui soumet
un démon à ses ordres, et le subtil et judicieux Eschenbach,
dont la logique vive et serrée pénètre dans tous les replis de
la science et triomphe des problèmes les plus obscurs. Les
abus politiques, les rêves de Talchimie, les hautes vérités
religieuses, toutes les questions vitales de cette époque sont
traitées par les deux rivaux en énigmes qu'ils se proposent
mutuellement et dont la solution ne se fait îamais attendre.
Us luttent ainsi longtemps à armes égales, rarement inter-
rompus par les autres champions, qui se contentent d'admi*
rer leur science et les écoutent muets d'étonnement. La
nuit suspendant le débat, un démon soumis à Klingsor vient
questionner et tenter Wolfram, allusion probable à quelque
songe. Le lendemain une assertion de Klingsor, qui a besoin
d'être vérifiée, fait partir Hermann et Sophie pour Paris ; et
ce n'est qu'à leur retour que le combat recommence et se
soutient avec une vivacité égale, jusqu'au moment où le récit
s'arrêle sans proclamer le nom du vainqueur.
Ce vainqueur, facile à deviner, quoiqu'il ait refusé de se
nommer lui-môme, est évidemment Wolfram d'Eschenbach
qui doit être en même temps l'auteur de la narration. C'est
en effet son langage , son génie qui domine l'ensemble du
poëme, et la part qu'il s'y donne est trop belle pour ne pas
laisser croire qu'il ait eu à cœur de transmettre ainsi à la
mémoire des hommes un monument écrit de sa victoire.
Toutefois, si cette supposition est vraie, on doit dire qu'il rend
justice à ses rivaux, et qu'il se montre arbitre fidèle et sou-
vent même historien naïf dans les tirades qui appartiennent
à chacun d'eux et qui retracent parfaitement leur caractère.
LUTTE POÉTIQUE. 2S3
y reconnaît Tardent et enthousiaste Ofterding, le spirituel
^elweid, le sage et prudent Schreiber, le religieux Rein-
r et l'acerbe Bilerolf, ainsi que le docle et profond Kling-
, que son érudition supérieure h son siècle avait fait soup-
mer de magre. Nous retrouvons dans les paroles do
icnn d'eux les couleurs sous lesquelles ils apparaissent
as leurs odes ou dans les souvenirs de leurs conlempo-
as ; nous avons donc tout lieu de croire que ces paroles
it véritables, qu'elles ont réellement été prononcées,
que le narrateur Wolfram n*a fait que résumer et
rmoniser l'ensemble. Il est à regretter que ce fragment
îcieux, cette scène vivante du moyen âge, quoique con-
tée dans deux manuscrits, nous soit parvenue sous une
me si obscure, avec tant d'altérations et de lacunes qu'il
presque impossible d'en donner une traduction satisfal-
ite. D'ailleurs les allusions qui s'y rencontrent sont tfès-
ivent inexplicables, parce qu'elles se rapportent à des
vrages perdus ou à des formules ignorées de nos jours,
us devons donc nous contenter de recueillir les princi-
IX traits de cette discussion remarquable dans laquelle, h
it de ridicule et de folie, se mêle tant d'esprit et de science
itable.
LUTTE DE WARTBOURG.
Das erste singen nu hie tuot
Heinrich von Ofierdingen, in des edeln fûrsten don
Von Dûringen lant^ der teilt uns ie sin guot^
Vnd wir im Cotes Ion,
Der meister gat in kreises zily
Gegen aile singern die nu leben er ufgeworfén hat :
Die benennet er sa wening oder vil,
AUam ein kemgfe er stat.
û
284 LITTÉRATURE DU NORD.
OFTERDING.
c Le premier chant est entonné par Henri d'ORerdiDg,
dans le rbythme du noble prince qui règne sur le pays de
Thuringe et qui nous accorde sa protection, dont Dieu le ré-
compense! Le maître chanteur se présente dans la lice
contre tous les poètes existants ; il leur jette le gage : qu'ils
soient nombreux ou non« il saura repousser leur attaque.
Celui qui ouvre ainsi le combat devant tous les poètes réunis
met en balance la vertu du prince d^ Autriche contre celle des
trois princes les plus parfaits. Si leur gloire équivaut à la
sienne, je me déclare prisonnier et félon.
VOGELWEID.
c Moi aussi j'entre dans la lice, mon nom est Walter de
Yogelweid. L'injustice excite ma colère quand je pense au
pays d'Autriche; je hais ceux qui s'en font les vassaux, je
repousse loin de moi leur faveur ; j'aime mieux perdre celle
du prince lui-même que de souffrir une injustice. Je mon-
trerai demain quel est le guerrier illustre qui, par ses qua-
lités, l'emporte sur tous les princes : c'est le roi de France
dont la gloire est bien autre que celle du souverain d'Au-
triche. Celui de nous qui sera vaincu dans ce combat, je de-
mande que la corde termine sa journée.
SGHREIBER.
« Seigneur Walter, laissez-le-moi aujourd'hui; moi, le
chantre vertueux, je brûle de le combattre. Comment un
prince en surpasserait-il trois ? Maître, prouvez-moi ses ver-
tus, son zèle à rechercher l'approbation divine pendant le
cours de sa carrière terrestre. Le souverain de Thuringe est
pieux depuis sa jeunesse, un aigle au vol puissant veille tou
LUTTE POÉTIQUE. 285
jours auprès de lui, il a le courage du lion pour vaincre ses
ennemis. Alexandre, dont j^ai lu Thistoire, est le héros au-
quel il ressemble ; sa clémence rend heureux et les riches et
les pauvres, son cœur est plein de force virile, il peut sans
crainte affronter tous les rois.
OFTERDmC.
c Puisque la lutte est engagée, je suis le champion de
TAutriche et suis prêt à répondre. Deux poètes prétendent
que personne ne pourra réfuter leurs chants ; leurs condi-
tions sont dures, malgré leurs douces paroles. Reinmar de
Zvireter, je demande ton assistance, écoute-nous avec impar-
tialité ; que l'autre arbitre soit le sage Eschenbach : ainsi
des deux côtés, nous aurons pleine confiance. Puisse la
Sainte Trinité me soutenir par la justice qui est son essence!
Que le prince lie les juges sous la foi du serment ; car celui
dont les chants emportent la peine de mort ne doit plus
attendre ni amitié ni haine. »
Après ce début, le dialogue alterne entre Ofterding et
Schreiber exaltant leurs héros, jusqu'à ce qu'un nouveau
champion, Biterolf, s'élance brusquement dons la lice, et,
après de violentes invectives, vante à son tour le comte de
Henneberg. Ofterding réplique ; mais Reinmar, l'un des ar-
bitres, se déclare avec force contre lui , et bientôt Wolfram
confirme ce jugement sévère.
ESCHENBACH.
c Henri d'Oflerding, sais-tu comment le Tout-Puissant
««^nchsdna le diable à cause de sa présomption ? C'est ainsi que
je dois, à regret, t'enchainer dans le pays de mon maître.
Moi, Wolfram d'Eschenbach, faisant l'office de prêtre, je
t'excommunie comme un possédé. Je serais haï de toutes
286 LITTÉRATURE DU NORD.
les nobles femmes si je t^accordais la victoire. Le landgrave
de Thurlnge m'est plus cher que beaucoup de rois; car Dieu
Ta donné pour modèle à tous les princes qui aspirent id à
rhonneur terrestre et là haut à la faveur divine, et qui font
les délices du monde. Henri d'Oflerding, prononce fa prière!
Prépare-loi, car une grêle terrible va fondre sur toi à la
lueur des éclairs. »
Oflerding n'est point effrayé de ces menaces, il résiste
seul à tous ses rivaux ; mais Vogelweid, par un retour ha-
bile, condamne lui-même sa précipitation et fait à la fois
l'éloge des souverains deThuringe et d'Autriche. Alors Henri
crie à la trahison.
OFT&RDING.
c Henri d'Oflerding récuse les faux gages qu'on lui donne
dans la lutte. Walter m'accable par un éloge perfide ; c'est
de mauvaise foi qu'il loue le prince d'Autriche et qu'il élète
sa gloire jusqu'au soleil. Je te rejoindrai, quand même ta
serais audelà des mers, Klingsor de Hongrie! J'en appelle à
loi, et je peux te choisir sans crainte, car tous les poètes
rendent hommage à ta science. Quand tu devrais compter
le sable de la mer et nommer chacune des étoiles , avec toi,
je ne succomberai point. Je demande à le chercher en Hon-
grie; il faut que Klingsor vienne, car il sait apprécier le
noble Léopold. »
Sa prière touche le cœUr de la princesse Sophie qui inter-
cède en sa faveur. Il part, et longtemps le Rhin coule à grands
fiots à travers Mayence avant qu'il ne retourne de sonvoyage.4
II reparaît enfin avec le savant Klingsor, qui s'attaque aussi-
tôt à Eschenbach en lui proposant ses énigmes mystiques.
Ge(te seconde partie du poème, la plus riche, la plus in-
LUTTE POÉTIQUE. 287
téressante, est malheureusement aussi la plus obscure et
la moins facile h espoeer. Les deux manuscrits de Zurich
et d'Kna présentent même ici d'assez grandes divergences
qui ajoutent encore à la difficulté du teste. Je me cnnlenlerai
doDC d'en donner quelques extraits qui suffiront pour juger
de reosemblc.
KLINGSOR.
« Un père criait à son enfant, endormi sur une digue de
la mer : Réveille-loi, mon fils! c'est par amour que je t'ap-
pelle; le vent soulève la mer, la imit s'avance. Si je te per-
dais, ma douleur serait grande. — Cependant l'enfant conti-
nuait à dormir. Que fait le pèreî It s'approche de lui et le
frappe de sa canne en criant : Réveille-toi, avant qu'il ne
soit trop fard.
c Le père justemenl irrité sonne ensuite du cor en répé-
tant : Réveille-toi, insensé ! — Dans sa juste colère, il saisit
l'enfant par ses blonds cheveux et lui donne un coup sur l'o-
reille. — Ton cœur est donc fermé, s'écrie-t-il ; il faut que je
te laisse, puisque ni le bruit du cor ni la douleur du coup ne
peuvent te réveiller. Toutefois, je t'aiderai encore si lu veux
échapper aux vagues.
< Le père, èmu de douleur, regarde de nouveau son fils
chéri ; son âme est courroucée : il lui lance un fléau. — Re-
garde, dit-il, regarde, le messager que je t'envoyai est Eudé-
laon, un èlre sans malice, et tu l'as repoussé pour te confier
au lynx qui t'a plongé dans un sommeil funeste ! — Aussitôt
la digue se rompit et la mer délwrda de toutes parts.
ESCHENBACH.
c Klingsor, je délierai ces nœuds; permets, sage maître,
qu'au nom des douze apôtres je puise la vérité au milieu de
288 UTTÉRATURE DU NORD.
cette mer. Si je me laisse prendre aux filets, je soufifrirai tes
reproches sans murmure, et tu peux rire de moi si mon
ignorance m'abuse. Je te dirai qui appela l'enfant : c'était le
Tout-Puissant lui-même ; tout pécheur est cet enfant, le cor
sonore, ce sont les prêtres. Ainsi mon arche Yogue sur ton
Océan.
« Si mes sens sont rassis, je te dirai ensuite ce qu'est la
digue : c'est le temps que Dieu a fixé à chaque homme. Si tu
négliges ce temps, crois-moi sans vain détour, tu romps toi-
même la digue qui te protège. Les vagues sont tes années,
les vents tes jours futurs* Eudémon est ton auge, le lynx est
le démon qui t'apprête un triste salaire. Vois maintenant si
je devine tes chants.
c Écoute encore si je t'ai bien compris : le coup de canne,
Dieu te le donne pour ton bien ; son premier châtiment, ce
sont les peines du cœur. Si tu ne te corriges, il te frappe de
maladie ; si tu persistes à dormir dans le péché, son fléau,
c'est la mort qu'il l'envoie. Il veut que tu te repentes et que
tu te confesses; sinon, Tenfer te reçoit pour toujours. »
D'autres énigmes sont proposées dans le même style, et
alternativement résolues avec le même succès par Klingsor
et par Eschenbach. Voici l'image brillante et ingénieuse par
laquelle ce dernier désigne la croix du Christ :
Ein edel boum gewahsen ist
In eime garden^ der ist gemacht mit hoher list :
Sin wurzel kan den helle grunt erlangen^
Sin zol der rûret an den tron
Da der sûze Got bescheidetfriunde Ion ;
Sin este breit hant al die werlt bevangen.
LUTTE POÉTIQUE. 289
Der boum an ganzer zierde staty und Ht gelovhet schœne ;
Dar ufe sizzent vogelin^
SHifies sanges wise nach ir stimme fin^
Ntich maniger kumt so halten sie ir gedœne.
c Un arbre snperbe s'élève dans un jardin, arbre d'une
forme merveilleuse ; car sa racine s'étend jusqu'au fond de
Tenfer, et son faite atteint le trône où le bon Dieu récom-
pense les justes. Cet arbre brille d'un vif éclat, et partout on
vante sa beauté ; sur ses branches sont perchés des oiseaux
qui modulent des chants harmonieux et dont les doux con-
certs varient à l'infini. »
Klingsor développe FaUégorie, à la grande joie de tous les
autres poètes, dont Yogelweid exprime ainsi les sentiments :
VOGELV^TEID.
c Tu expliques tout si bien que je ne puis me taire, car
des larmes.de joie remplissent mes yeux. En vérité, c'est un
ange dé sagesse qui a voulu que Henri d'Ofterdfng commen-
çât cette lutte poétique à laquelle nous devons cette source de
science pure, la présence dans ces lieux d'un maître si il*
lustre. Moi, Walter de YogelMreid, je n'ai jamais entendu des
chants aus^i profonds, aussi sublimes, aussi propres à en-
flammer mon cœur. A Paris j'ai trouvé une bonne école; à
Constantinople les fruits de la science m'ont été offerts par
les prêtres. J'ai étudié aussi à Bagdad et suivi Técole de Ba-
bylone; trois ans j'ai consacré mes veilles à Mahomet et
laissé flotter mes pensées dans les erreurs du paganisme.
Mais, si les prêtres de Rome ont un Dieu, celui-ci est inspiré
par lui! »
Les énigmes recommencent entre les deux rivaux et se
prolongent jusqu'à la fin du jour. Pendant la nuit, le démpn
19
290 LITTÉRATURE DU NORD.
Nasian vient , d'après l'ordre deKlingsor , questionner Eschen-
hach sur le cours mystérieux des astres ; mais celui-ci re-
fuse de lui répondre et le bannit par le signe de la croix. Le
démon furieux retourne auprès de Klingsor et l'engage à dé-
ployer toutes ses ressources. Le lendemain, la lutte corn-
mencée est interrompue par le départ du laudgrav^ qui se
rend à Paris av^c sa femme pour y vérifier une assertion des
deia poètes, A leur retour, Hermann et Sophie prennent place
pour assister à la dernière épreuve.
KLINGSOR.
<c Henri d'Ofterding a en moi un appui ; quiconque a ce
bouclier peut bien défendre une place. Aussi Schreiber et
Biterolf aimeraieht-ils mieux voir près de lui un loup san-
vage, et Waller lui-mêm^ partage leur terreur. Wolfram
d'Ëschenbach est le bouclier de tous ; lui seul les défend
coqtre le tranchant de Tépée. Car mes; attaques sont des
traits acérés, elles sont trop rudes pour leurs légers écus.
ESCHENBAOH.
« Lorsqu'on lance des traits acérés avec autant d'art que
Klingsor, et que cependant on résiste, comme moi, invulné-
rable et immobile, sans reculer devant lui d'un ^ul pas, 11
est vrai de dire que la science d'un laïque a foit honte à celle
d'un clerc. Les prêtres allemands en conviendront eux-
mêmes : ma marche a été vive, il ralentit la sienne, de peur
qu'on ne Tentende jusqu'en Hongrie. >
Après cet échange de courtoises paroles, cethonamage ré-
ciproque des deux nobles champions, ils reprennent leur
lutte dogmatique, dans laquelle nous ne les suivrons pas ; car,
outre l'obscurité des énigmes, leur dialogue est araié d^une
foule d'allusions aux traditions romanesques du moyen âge,
iiMm RtssË. 291
dont la bizarrerie, comme nous l'avons remarqué, sort
souvent du domaine de la raison et échappe à tout corn-
mentaire. Toutefois plus d'une perle précieuse est encore
cachée sous cette rude enveloppe , plus d'une vérité im-
portante repose au fond de cet amas confus. L'issue de la
lutte n*est point précisée; elle est d'ailleurs de peu d'impor-»
lance, et nous devons croire que tous ces poètes rivaux se
retirèrent réconciliés et enrichis par la munificence du géné^
reilx landgrave, dont la cour était alors le sanctuaire des
lettres. Malgré l'incohérence de cette œuvre et les lacunes
qui la défigurent, elle est du plus haut intérêt et riche en
graves enseignements ; car dans ce récit versifié, qui n^est
ifi un drame ni une satire, mais un simple tableau histo-
rique, nous trouvons le plus fidèle miroir des mœurs cheva-
leresques du treizième siècle.
XXV
Mliuietliigery lÈlégie russe Algor*
Parmi les minnesinger qui n'ont point pris part à la hitte
de Waribourg , et qui ont cependant vécu à cette brillante
époque d'enthousiasme poétique, le plus distingué par son
caractère est sans contredit Gotfrld de Strasbourg, qui
fleurit dans la première moitié du treizième siècle, et
ftit, dit-on, moine vers 1230, mais dont la naissance et
la vie nous sont également inconnues. Chez lui , la force
de l'expression, la sagesse des pensées, là mélodie d*
rhythme se joignent à une sensibilité si profonde et si vraie
292 LITTÉRATURE DU NORD.
qu'il est regardé avec raison comme un des plus grands
poêles de son temps. On a de lui l'épopée de Tristan et
Ysolde, dont nous parlerons plus tard, un hymne à la Vierge,
et quelques odes d'autant plus remarquables qu'elles s'écar-
tent de la sphère ordinaire de la poésie erotique pour élever
l'âme de la beauté à la vertu suprême , des choses visibles
aux choses spirituelles, de la créature au Créateur. C'est dans
ce sens éminemment moral que, sous une allégorie aussi
neuve qu'ingénieuse, il célèbre en ces mots l'amour divin :
§
« Quiconque poursuit l'amour de Dieu doit- avoir le coeur
d'un chasseur, un cœur que rien n'effraie dans cette classe
difficile. Il a besoin d'une force^ héroïque s'il veut atteindre
ce pur amour et s'il veut y persévérer. Lutter, combattre, il
le doit jour et nuit pour acquérir ce bien céleste; car on ne
l'obtient pas en dormant : il faut courir à sa poursuite ayec
ardeur, avec droiture, avec un cœur ferme et constant.
« L'amour de Dieu, si grand, si noble, est plein d'humilité
et de douceur. Quiconque ne remplit pas son devoir ne
pourra jamais en jouir; jamais ses feux si doux n'enflam-
meront son âme. Cet amour est si plein de délices qu'il ré-
clame notre première pensée , le sang le plus pur de notre
cœur; sinon, nous ne pouvons le connaître.
c Ceux qui restent étrangers à cet amour sont aveugles les
yeux ouverts, ce sont les enfants de la terre; mais ceux qui
le possèdent sont les enfants de Dieu. En tous pays ils goû-
tent le prix de Tamour : leurs fruits sont fécondés par une
rosée céleste , sur eux plane la protection de Dieu qui les
bénit dans tous les temps , qui les élève au comble du bon-
heur.
ÉLÉGIE RUSSE. 293
c Celui qui n'a point obtenu cet amour n'a jamais connu
le l)onfaeur suprême, jamais une pensée salutaire n'a pris
racine au fond de son cœur. Celui qui ignore cet amour est
comme une ombre sur un mur, privé de vie, privé d'ftme et
de sens. Celui qui le repousse est un vase vide de grâce; le
miroir de son cœur est terni, et son corps dépouillé de la fleur
d'innocence.
c Moi qui parle de ce divin amour , hélas ! j'en ai si peu
moi-même que j'ai bien raison d'en gémir. Ah ! s'il éclairait
mon esprit pomme il pénètre les âmes pures qui savent ré-
sister et triompher , je pourrais mieux chanter les joies cé-
lestes ! Si maintenant, hélas ! la voix me manque, c'est que,
pendant toute ma carrière, j'ai porté dans mon cœur si peu
de cet amour ! »
La sensibilité qui respire dans ces vers se retrouve dans
toutes les poésies de Gotfrid ; souvent il aime à rentrer en
lui-même et à ramener avec lui le lecteur à une contempla-
tion attentive de la nature. Aussi a-t-il réussi plus que tout
autre, et plus même que le brillant Eschenbach, à exciter
une sympathie profonde et à devenir le poète des âmes
tendres.
A ce génie grave et méditatif opposons un esprit plein
de verve , une imagination vive et légère , douée d'une
intarissable gaieté. Nous trouverons dans Ulric de Lichtens-
tein , issu d'une famille noble attachée à l'Autriche dès
Tan 1280, le type parfait du chansonnier de bon ton, du
poète galant, du courtois chevalier, dont toute la vie est
consacrée aux dames pour lesquelles il chante et combat
tour à tour. La pureté de son langage, la grâce et la variété
de ses cadences et l'aimable enjouement de son humeur lui
assurent un rang éminent, non-seulement parmi les minne-
294 LITTÉRATURE DU NORD-
singer , mais parmi tous les poètes erotiques de rAllemagne
qui le proclame son Anacréon. C'est ainsi qu'étrange à
toutes les luttes sanglantes qui désolèrent Terapire sous le
règne de Frédéric II, il peint son heureuse insouciance dans
ces vers pleins de mélodie :
§
In dem walde susse tône
Singent kleine vôgelin^
Aufder wiese blumen schône
Blûhent gegen der sunne schin:
Also blûht min hoher mnot.
In gedank an deren gute^
Die berichert min gemûte
Swie der iroum den armen tuoL
« Dans les bois les petits oiseaux font entendre leurs doux
concerts, dans les champs les fleurs odorantes s'épanouis*
sent au soleil du printemps : ainsi s'épanouit mou oom
lorsqu'il pense à la bonté de celle qui. le comUe chaque jour
de richesses comme le songe enrichit l'indigent. »
Sa pensée dominante est encore exprimée dans cette ode
qu'il termine par une gracieuse allégorie :
€ Malheur aux méchants qui méconnaissent la joie! Ce
sont des lâches, car leur mélancolie leur fait perdre à la fois
contentement et honneur.
« Celui qu'une femme chérie ne peut rendre à Tallégresse
par son amour et son sourire , que celui-là renonce au bon-
heur ; jamais les roses de mai ne réjouiront ses yeux.
c Quant à moi , j'aime une tendre rose qui sait dire de
ïlouces paroles ; son sourire me comble de joie; elle peut,
ÉLÉGIE RUSSE. 296
de ses lèvres vermeilles , ôter la peine du foAd de ttiiyn
cœur.
« De même que l'ingénieuse abeille sait extraire le par-
ftam des fletirs , ses jeux bannissent tout chagrin de mon
âme ; son accueil , ses adieux sont pour moi pleins d'at-
traits. »
Le dialogue suivant est aussi remarquable pour Texpres-
sion que potir le rhytbme, dont la grâce et la vivacité retldent
admirablement l'idée du poète, mais doivent nécessairement
pâlir dans une imitation prosaïque :
€ Dame charmante , dame pure et bonne , je crois que le
tendre amour vous touche et vous anime. Si jamais vous
sentiez ses atteintes ^ votre bouche vermeille connaîtrait les
soupirs.
« ^ Chevalier, dites-mol ce qu'est Fàmour ; est-ce uti
jeune homme , est-ce une jeune fille ? car je l'ignore. Pei-^
gùeirmoi ses traits, son allure, afin que je mè garde de lui.
c -^ Belle dame, Tamour est si puissant que toutes les con^
trées lui obéissait; son pouvoir est infini. Demandes-vous
son caractère: il est méchant et il est bon, il fait plaisir et il
finit peine; telle est sa fantaisie.
c ^ Chevalier, l'amour peut-il bannir toute douleur et
toute amertume ? Peut^it rendrelajoiek l'âme, asiurerrhon^
ûBQT et la vertu ? IK tel est son pouvoir , il est bien grand
sans doute.
€ -^ Belle dame , je vous dirai de lui que ses dons sont
inappréciables : il répand la joie et l'honneur^ il orne de
toutes les vertus , il fifldt lexharme des yetnt et les délices dé
Vàme. Bienheureux sont ceux qu'il favorise !
c — Chevalin: , comment acquérir sa faveur ? Si j*éa dois
souffrir quelque peine, je suis trop faible, je ne ptli» m'y
296 LITTÉRATURE DU NORD.
soumettre. Que faire pour obtenir ses dons? J'attends votre
réponse.
« — Belle dame, il faut m'aimer tendrement conune je
t'aime ; il faut que nos deux cœurs soient unis en un seul :
tu seras à moi, et moi je serai à toi.
« — Chevalier, cela ne^e peut; restez à vous, je reste
à moi ! »
Nous bornerons ici ces citations déjà trop multipliées peut-
êlre, évitant de suivre davantage les entraînements d'un
style enchanteur. C'est ce style, c'est ce coloris qui donne
aux conceptions les plus légères, les plus futiles en appa-
rence, une grâce et un éclat inimitables et rebelles à toute tra-
duction. Nous ne chercherons donc pas à saisir dans leur vol
tous ces poètes contemporains de Gotfrid et de Lichtenstein,
qui ont exercé sur des riens leur imagination vagabonde,
ne rachetant pas toujours par la finesse et la gr&ce la frivolité
de leurs tableaux. Nous ne nous arrêterons pas à rapporteiles
noms, et encore moins les productions nombreuses des min-
nesinger qui, vers cette même époque, affluèrent partout en
Allemagne. Nous savons bien que ce genre de travail, pré-
sentant peu de fond par lui-même , fatigue l'attention assez
vile, puisqu'il n'a guère d'autre importance que celle que
lui donnent les personnages eux-mêmes. Qu'il nous suffise de
citer ici Nithard , à qui ses poésies populaires et faciles ont
acquis une célébrité peu méritée; Pfefifel, doué d'un tact
plus fin et dont le nom fut illustré depuis par une génération
d'hommes distingués; Henri de Morungen et Christian de
Hamle, l'un remarquable par sa sensibilité profonde, Pautre
par son imagination ardente et passionnée; Conrad deFled^e
et Rodolphe de Hohenems, l'un auteur du poème de Fleur
et Bianebefleur , l'autre de ceux d'Alexandre , de Barlaam ,
ELEGIE RUSSE. 297
de Guillaume d'Orléans. Parmi les grands qui protégèrent
les lettres et qui surent les cultiver avec goût , on doit nom-
mer surtout le duc Henri de Breslau, le duc Jean de Brabani,
le margrave Otton de Brandebourg , le margrave Henri de
Misnie , le roi Yenceslas de Bohême, et le jeune et infortuné
Conradin.
Mais, avant de signaler les œuvres des derniers minne-
singer de l'Allemagne, jetons les yeux sur les états slaves,
sur cette vaste famille de peuples qui elle aussi avançait à
grands pas dans la voie de la civilisation, où elle fut arrêtée
depuis par d'épouvantables catastrophes. Quoique étrangère
au mouvement enthousiaste qui avait poussé vers la Palestine
tant de phalanges poétiques et guerrières, la famille slavonne
avait puisé, dans ses rapports pacifiques ou hostiles avec les
empires limitrophes, une émulation généreuse et de vives
incitations au progrès. La Hongrie et la Bohême s'inspiraient
de TAUemagne, la Servie et l'IUyrie de la Grèce ; la Pologne,
en marchant au combat et en défendant ses frontières contre
les Lithuanes païens, chantait en chœur le bel hymne à la
Vierge, composé en langue nationale à une époque fort
reculée, attribué même à saint Adalbert qui fût évêque de
Prague au dixième siècle. La Russie, quoique morcelée et
affaiblie par le funeste système des apanages, résistait avec
courage aux Polovces nomades et célébrait une expédition
hardie, tentée contre ces hordes sauvages, dans un poème en
prose cadencée plein de mouvement et d'éclat. Le chaut d'I-
gor, prince héréditaire de Kiev eullSS, d'abord vainqueur,
puis captif des Polovces, brisant ensuite ses fers avec une
rare audace et ramenant aux siens la victoire, est, d'après les
annales de Nestor, le premier monument de l'idiome Slovène
parlé alors simultanément par les Polonais et les Russes.
298 LITTÉRATURE DU NORD.
Cette élégie du douzième siècle , œuvre d'un chantre
resté inconnu, retrouvée en Russie dans un vieux manuscrit
dont l'authenticité a été constatée, se distingue par un style
harmonieux, une douceur d'expressions et une mollesse de
formes presque inexplicables.à cette époque, à moins qu'on
ne les attribue au contact de la civilisation du Bas-Empire qui
jetait alors son dernier éclat. On y remarque surtout une
imagination vive et un élan tout poétique, qui se maiiifest^t
dès le début ^
ÉLÉGIE d'iGOR.
c Ne serait-il pas bien, frères, de commencer en vieux
style le grave récit de l'expédition d'Igor, du fils de Sviatos-
lav? Que le poëme commence donc d'après l'histoire du
temps, et non à la manière de Boîan, l'ancien barde. Vou-
lait-il composer un poëme : ses pensées s'égaraient connue le
loup gris dans les bois, comme l'aigle cendré dans la plaine.
Pensait-il à quelque guerre ancienne : il lançait dix faucons
contre une troupe de cygnes, et le premier qui faisait une
capture entonnait aussi le premier chant, soit sur le vieux
Jaroslav, soit sur Mistislav Tintrépide. Ou plutôt il ne lan*
çait pas d'oiseaux chasseurs, mais ses doigts prophétiques
touchaient les cordes vibrantes, et d'elles-mêmes elles chan-
taient les exploits des héros. »
Peut-on peindre d'une manière plus vraie et plus pitto-
resque à la fois ces effusions naïves, ces vieux chants popu-
laires, ces vifs élans de poésie lyrique, qui chez les Grecs
ont eu leur Tyrtée, chez les Romains leur Ennius, chez les
Celtes leur Merlin, chez les Scandinaves leur Bragi, chez les
* Voir notre Histoire de la littérature des Slaves^ où ce poème a été
reproduit en entier^ et pour la première fois, en langue française»
ÉLÉGIE RUSSE. 299
Slaves leur Lumir et leur Boïan, immortels interprètes de
la gloire nationale et des nobles passions qui exaltaient les
cœurs? Voici maintenant la peinture moitié païenne de la
fatale défaite qui accabla Igor : » •
< Le cinquième jour de la semaine ils écrasèrent les troupes
des PoloYce's et se répandirent comme des traits dans hi
plaine... Mais le lendemain une aube sanglante annonce le
jour : du côté de la mer s'élèvent des nuages noirs gon-*
fiés de grêle, capables d'obscurcir quatre brillants so-
leils; de leur sein volent des éclairs livides, gronde le ton-*
nerre, jaillissent des torrents de pluie versés par le Don re-
doutable. Ici les lances se brisent, les sabres éclatent sur les
casques ennemis. Russes , pour vous plus de bonheur !
Voyez ! les vents, ces enfants de Stribc^, fondent de la mer
comime des flèches acérées sur les vaillantes légions d'Igor.,
La terre tremble, les fleuves se troublent, la poussière roule^
les étendards frémissent. Les Polovces s'élancent des bords
du Don^ des bords de la mer ; de tous côtés ils cernent les
troupes russes. Les fils de Bies traversent la plaine en ru^s«
sant, et nos braves Russes se retranchent derrière leurs
boucliers rouges... Du matin au soir, du soir à Taurore, les
traits acérés volent, les glaives tonnent sur les casques^ les
lances durcies retentissent sur cette plage inconnue et loin-*
taine. La terre, noircie sous les pieds des chevaux, est semée
de membres, abreuvée de sang, pour le malheur de la Russie.
Quel bruit, quel frémissement entends-je avant Taurore }
Igor replie ses bataillons, car il plaint Vsevolod, son frère^
accablé de blessures. Us combattirent le premier jour, ils
combattirent le second, au midi du troisième tomba la bam
nière d'Igor. Les deux frères captifs se séparèrent sur lés
bords de laKaîala ; ici s'épuisa le vîn sanglant, ici se termina
* .
V
iMiO LITTÉRATURE DU NORD.
le festin des braves Russes ; ils avaient abreuvé les ennemis,
et eux-mêmes tombèrent pour leur patrie ! »
Après cette description si pleine de verve, si brillante de
poésie locale et de souvenirs patriotiques, citons encore les
plaintes touchantes de Jaroslavna, femme d'Igor, sur la cap-
tivité de son époux :
€ Jaroslavna pleure dès l'aurore sur la terrasse de son châ-
teau de Putivl : vents, s*écrie-t-elle , vents bienfiiisants ,
pourquoi souffler avec tant de force ?. Pourquoi lancer de tes
ailes invincibles ces traits ennemis sur les guerriers de mon
époux? Pourquoi, hélas! abattre sur l'herbe ce qui faisait
tout mon bonheur ? — JaroslaVna pleure dès l'aurore sur la
terrasse de son château : Glorieux Dnieper, s'écrie- 1 -elle,
tu t'es frayé une route à travers les rochers des Polovces ; tu
as porté sur tes flots les proues recourbées de Sviatoslav
s'avançant contre les hordes de Kobiak. Ah ! porte aussi vers
moi mon bien-aimé, afin que mes larmes matinales cessent
enfin de couler dans la mer ! -^ Jaroslavna pleure dès l'au-
rore sur la terrasse de son château : Soleil, s'écrie-t-elle, so-
leil trois fois brillant, tu réchauffes et tu charmes tous les
yeux. Mais pourquoi, hélas 1 darder tes flammes ardentes
contre les guerriers de mon époux? Couchés sur la plaine
aride , la chaleur a desséché leurs arcs et l'angoisse a fermé
leurs carquois ! r>
Nous ne multiplierons pas ces citations qui suffisent pour
montrer le mérite de cette narration poétique, composée, au
milieu des troubles de la Russie, dans le noble but de rap-
procher et de concentrer tous les efiforts des princes dans
une ligue patriotique contre de barbares agresseurs.
Mais déjà le danger était irrésistible : les hordes mongoles
de Gengis-^kan, s'élançant de leurs steppes sauvages^ inon-
MAXIMES MORALES. 30^^;^^.
dèrent bientôt toute l'Asie. Elles traversèrent TOural, en-
yahirent la Russie, et dans deux batailles décisives, celles de
la Kalka et de la Site, en 1224 et 1238, elles brisèrent le
sceptre des princes et soumirent le pays à une dure servi-
tude , à une lorpeur abrutissante qui se prolongea pendant
plus de trois siècles. Se ruant de là sur la Pologne, où ré-
gnait un roi enfant, elles furent vaillamment repoussées à
Liegnitz parle généreux Henri de Breslau qui périt les armes
à la main. Elles dévastèrent ensuite la Hongrie et s'avan^-
cèrent jusqu'en Bohème, où le vaivode du roi Venceslas»
rintrépide et heureux Jaroslas, les vainquit enfin à Olmutz
et les refoula vers la Crim^ ; victoire dignement célébrée
dans un vieux poème national.
Henri de Breslau et Yenceslas de Bohème joignirent à la
gloire militaire Tart gracieux des minnesinger. Il nous reste
d'eux des chants allemands et bohèmes dont le mérite n'est
nullement inférieur à la plupart de ceux que nous avons
cités. Mais nous bernerons ici ces extraits dont la répétition
paraîtrait monotone par Tidentité du sujet, pour jeter un ra-
pide coup d'œil sur d'autres monuments de cette période.
XXVI
llAxtines momie* des M iBBetlnger.
Conradin, dernier représentant de la famille impériale de
Souabe, qui devait expier sous la hache du bourreau, par les
ordres du farouche Charles d'Anjou, la légitime audace avec
laquelle il revendiqua le trône de ses pères, avait cultivé en
802 LITTÉRATURE DU NORD.
Allemagne, dans les paisibles années de sa jeunesse, cette
poésie douce et touchante qui était Tapanage des nobles
cœurs. Le supplice inique qu'il subit à Naples en 1268 avec
son ami Frédéric d'Autriche, dernier rejeton de la maison
de Bamberg, a fait sur tous les siècles une impression pro-
fonde qui a suffi pour immortaliser son nom. Hais ses qua-
lités chevaleresques jointes à son talent poétique lui eussent
assuré une autre illustration, à en juger par ces vers gracieux
qui lui sont attribués dans la collection des ininnesinger.
« Je me réjouis de voir les fleurs brillantes que le doux
mois de mai nous ramène. Naguère encore Thiver les gla-
çait ; les beaux jours effaceronfrses ravages et rendront l'al-
légresse au monde.
« Mais que me font les plaisirs de Tété et ses longs jours
resplendissants de lumière? Toute ma consolation dépend
d'une noble femme qui me cause une douleur cruelle; ne
serait-il pas digne de sa vertu de rendre la joie à mon
ftme?
« Si je dois me séparer d'elle, le bonheur me fuira, et je
mourrai de regret d'avoir jamais songé à Taimer. L'amour,
hélas! m'était inconnu; maintenant ses rigueurs me font
trop bien sentir que je ne suis encore qu'un enfant ! »
 l'extinction de Tillustre famille qui avait été sa gloire et
son appui, la muse allemande, triste et découragée, pour-
suivie par le fracas des armes, par les horreurs de la guerre
civile qui désolait alors tous les états, laissa tomber cette lyre
harmonieuse qui avait fait palpiter tant de cœurs, et charmé,
à l'ombre des vieux châteaux, tant de braves chevaliers et tant
de nobles dames, pour se mêler à la foule vulgaire, pour sou-
tenir et animer de rudes chansons , premiers essais discor-
dants et informes par lesquels débutaient les meistersinger.
MAXIMES MORiXËS. 303
Cependant quelques sons de cette douce harmonie, qui avait
retenti dans un siècle de gloire, vibrèrent encore de distance
en distance avant de s'évanouir pour toujours. Ils trouvèrent
un écho dans quelques cœurs fidèles, zélés admirateurs de
l'antique chevalerie dont les traditions étaient encore vi-
vantes, et c'est ainsi que Tère des minnesinger se prolongea
jusqu'au quatorzième siècle.
Âussitôt^ue l'inspiration s'arrête, la raison discute et ana-
lyse ; elle recherche et signale les lois que l'inspiration a
suivies sans les connaître ou plutôt sans les remarquer. Les
écoles se forment et s'isolent, et les imitateurs suivent cha-
cun leur modèle. C'est ainsi qu'à celte époque de décadence,
où le goût de la chevalerie régnait encore mais en s'affai-
blissant tous les jours, on avait érigé en systèmes les ten-
dances diverses des anciens minnesinger ; chaque nouveau
poète, choisissant parmi eux, trouva un maître dont il étu-
diait la manière, et dont il parvenait, après de longs efforts,
à reproduire tout, excepté le génie. Au milieu de ces imita-
tions serviles et nécessairement décolorées, un homme doué
d'un talent supérieur et animé d'un sincère enthousiasme
pour les souvenirs poétiques du moyen âge, Conrad de
Wurzbourg, qui fleurit vers 1270, avant et pendant le
r^ne de Rodolfe I, s'efforça d'arrêter par de vastes travaux
la destruction totale qui menaçait les lettres au milieu de
Tabrutissement des grands et des périls imminents de la
guerre. Son esprit souple et son heureuse mémoire lui apla-
nissant tous les sujets, nous le voyons marquer dans le genre
héroïque par l'épopée de la Guerre de Troie et l'allégorie de
la Forge d'or; dans le genre didactique par des maximes et
des fables ; dans le genre lyrique par plusieurs odes pleines
de verve et d'éclat, quoique dénuées de cette grâce naïve qui
304 LITTÉRATURE DU NORD.
distingue les premiers minnesinger. Cependant rien de plus
sincère, de plus passionné même que son ardeur poétique,
qui eut à lutter contre tous les dédains, cx>ntrc toutes les
violences de son temps , ce qu'il exprime lui-même avec
goût en se comparant au rossignol solitaire qui chante sang
écho dans une sombre forêt. Vivement ému des scènes de
désordre qui ensanglantèrent le long interrègne, il ne cesse
de regretter les anciens temps, d'exalter la gloii^ de la che-
valerie et de rappeler ses contemporains au culte de l'hon-
neur et de la beauté. Cette idée fixe, empreinte dans tous
ses poèmes, ne se manifeste nulle part avec plus de force que
dans cette ronde en forme de dithyrambe sur la Lutte de
Mars et Cupidon, où la fiction mythologique et les mouve-
ments variés de la danse sont habilement entremêlés de
graves réflexions sur son temps.:
c La belle Vénus est assoupie, elle qui jadis présidait à
l'amour. Mainte noble femme, privée de son appui, se plaint
de rester seule, oubliée de tous ceux qui, dès longtemps
sourds à toute affection, sont entraînés par leur aveuglement
funeste au milieu du carnage, des meurtres, des rapines.
c Le dieu Mars domine nos contrées ; il poursuit Cupidon
par le fer et le flamme. Les amours s'en affligent, eux qui
régnaient sans crainte quand Rivalis et Blanchefleur exha-
laient leurs tendres soupirs. Mais maintenant chevaliers et
paysans préfèrent le pillage, Tincendie à toutes les douceurs
de Famour ; ils ne craignent pas d'affliger les femmes, dont
la pureté, la grâce, la noblesse sont cependant bien plus
dignes d'ambition que les vils trésors quUls recherchent et
que donne le terrible vainqueur.
c Celui que je viens de nommer est le dieu de la guerre ; son
pouvoir a fermé le temple du bonheur. La danse est oubliée,
MAXIMES MORALES. 305
les pourpoints sont proscrits, et le casque et Tépée rempla*
cent les guirlandes de fleurs. Sur toute l'étendue de la terre
la discorde répand des semences funestes dont les fruits en-
traînent rhomme à abuser des biens, à se jouer de la vie de
ses semMaUes.
c La violence règne sur les grandes routes, la justice est
couverte d'opprobre, le droit est plus tortueux qu'une fau-
cille, la paijMt la pitié sont frappées de mort. Le monde ne
peut que gémir, privé de tout bonheur, puisque le noble
Gupidon a été sacrifié au dieu Mars, puisque ses lois sont
violées par la déesse perfide qui entraine tant d'hommes
à leur ruine. Quand Troie devint la proie des flammes, quand
le galant Pftris perdit la vie, la faute en fut à la discorde.
< Défends-toi, noble Gupidon, avant qu'ils ne t'oppriment
entièrement ; fais-leur souffrir les peines de l'amour. Si le
no^nde est assez insensé pour vouloir repousser tout plaisir,
prouve-leur ta force, arrache-les aux combats. Que cette
foule altière connaisse l'amour, que Taspect de leurs peines
r^ouisse les yeux des femmes. Lance-leur ces flèches, ces
traits ardents qui ont déjà percé tant de cœurs ; accable-les
sous ta puissance. Ils connaîtront enfin la tendresse en quit-
tant les combats, en renonçant à la guerre, en contemplant
ces femmes si pleines de charmes.
« Leurs courses, leurs luttes leur paraîtront odieuses ; l'a-
mour bientôt adoucira leurs peines ; leurs vœux, les femmes
daigneront les écouter; elles peuvent, elles veulent leur
rendre le bonheur.
•c Vénus, reine puissante , réveille-toi ! Gupidon est prêt à
te suivre dans les camps. Lance tes flammes victorieuses à
tous ceux qui combattent ; que les liens de l'amour les étrei-
gnent et les blessent, que ses feux les étouffent jusqu'à ce
20
306 LITTâRATIfU DU SfOlD.
qu'ils reoonnal99e^t que 1a douce sympatbie donne es tovt
teittps la joie h celui qui Tadmet dana son eoiur.
t Cbantei donc et danses , jeunes et ?ieux » avec joie ; qm
^os cceurs épanouis oublient tous leurs chagrins; les t^
landes et les fleurs retrouveront leurs charmes» \m robes,
les pourpoints reviendront en honneur,
€ Le pillage, l'incendie fuiront devant Vamour; ewr si
puissance est irrésistible. Nobles femmes, consolii*yotts, voi
chagrins auront leur terme : ramour br(Uera i4us d'un cmr
maintenant entr^né vers la guc»Te, Cette ronde vous a été
chantée par Conrad de Wurzboui^. Puissent les scnbs Ugen
qu'il module n'annoncer que la vérité ! 9
Après ce noble chantre 1 mort ^ Friboui^ en Brisgau ven
la fin du treizième siècle, la poésie chevaleresque marcha de
plus en plus vers une décadence inévitable » signalée par ki
extravagances de Tannh&user et de Stricker, et d'aul
poètes plus médiocres encore. Parmi ceux qui, sans s'i
cbir du mauvais goût dont les traces se montrûent de
toutes parts , surent au moins rendre justice au talent da
Conrad, on doit citer Henri de Meissen surnommé Frauep*
lob, docteur en théologie à Mayence, où il acquit une grande
renommée par ses vers plus corrects qu'élégants, plus s^i-
tcncieux que réellement poétiques , et d^à parsemée de
ces expressions vulgaires qui dénotaient la décadence.
Toutefois telle fut l'estime dont l'entourèrent les femnm,
fières de voir un personnage aussi grave célébrer encore
leurs charmes et leurs vertus, qu'à sa mort, en 1318, ce fti«
rent elles qui formèrent son cortège. Le zélé panégyriste du
beau sexe avait une haute idée de lui*même, témoin ces vers
sur ses devanciers :
c Tout ce qu'ont chanté Reinmar et Cscbenbacb, tout ee
ItAtlliSS M611ALE9. ^07
fii'à peint Vogelwcid somde $i ricbe» craleurs, moi, Fraueu-
kdi, je reorichto encore. Car, sad»ei-k, fls n'ont puisé que
récmne, ils ont manqué to fond » et mot ffttteins le fond par
kptnsée ainsi que par le langage; mee p«r<des et mes chants
sont exempts d'illusion et m'assurent de droit la couronne.
€ ns ont suifi les détours des routeé artificielles; sembla-
bles à du bois sec auprès d'un arbre vert, ils doivent trouver
en moi leur mattre. Car je sais maîtriser ma verve, j'assai-
sonne halnlement mes pensées, et jamais les accents de ma
¥oix n'ont franchi les bornes du bon sens. »
La dernière lueur de poésie chevaleresque fut marquée
par «1 ehantre d'un talent pins réel, quoique moins généra-
lement apprécié, par Jean Hadloub qui vivait à Zurich au
début du quatorzième siècle, et qu! ^e distingua par une déli-
eilesse de sentimait , par une pureté de pensée et d'expres-
skm qui rappellent les meilleursmodèles. Il fut Tami de Roger
MMiesse, et e^est par lui que nous savons l'histoire de la
eomposition du précieux manuscrit auquel il prit sans doute
VM part active, quoiqu'il s'oublie entièrement lui-même
dans ce bel éloge qu'il fait de ses protecteurs :
< Où trouverait-on , dans tout l'empire , autant de poésies
que dans un seul livre à Zurich ? Manesse a travaillé avec ar-
deur à réunir tous les chants des maîtres, et maintenant il
possède ce trésor. Que tous les poètes accourent vers lui et
célèbrent dignement ses louanges; car, partout où il connaît
âè beanx vers, il s'efforce de les recueillir.
c Son fils le marguillier le seconde avec zèle ; leur cof-
leetion est riche en vers mélodieux , ils refirent une grande
glcnre de cette inspiration heureuse. Nobles eux-mêmes , ils
songent aux nobles femmes et ne veulent pas laisser périr tes
chants si doux qui leur sont consacrés.
308 LITTÉRATURE Dïï NORD.
c Celui qui aime les vers a le cœur magnanime. La poéâe
est un don précieux produit par le pur amour des fanmes;
c'est de là que nous vient toute ardeur généreuse. Que serait
le monde sans cette beauté touchante qui réveille sans cesse
de tendres sentiments » qui nous inspire tant d'odes et de
poèmes , tant de chants mélodieux partant du fond des
cœurs! »
Après Bvoir épuisé tout ce que nous avions h dire sur les
poésies lyriques des minnesinger, nous devons parler main**
tenant de leurs poésies didactiques , qui sont pour la
plupart confondues avec les premières dans le vaste recueil
de Manesse , et présentent souvent avec elles une analogie si
intime qu'il est impossible de les en séparer. Les chan-*
très dont le cœur et la lyre étaient consacrés h Tamonr
chevaleresque , non à cette passion basse et sensuelle qui
énerve l'homme en le dégradant, mais à ce sentiment délicat
et pur qui lui fait admirer la beauté dans la vertu » entremê-
laient sans cesse leurs tendres plaintes d'élans religieux , de
réflexions austères, de préceptes de sagesse et de morale qui
sont l'essence du genre didactique. C'est ainsi que Yogelweid,
Hartmann, Gotfrid, Conrad de Wurzbourg, peuvent êlre
regardés comme appartenant à cette classe aussi bien qu'h
celle des poètes lyriques, quoique le rhythme dans lequel ils
ont écrit se rapproche plus généralement de l'ode, et que leur
sujet principal soit l'amour.
Mais , outre ces allusions continuelles à des sujets d'un
ordre plus grave, il existe, soit dans la collection de Zurich,
soit dans d'autres manuscrits séparés, un certain nombre
de poèmes didactiques spécialement consacrés à la morale,
et dont le rhythme ainsi que le langage indiquent l'intention
expresse des auteurs d'instruire leurs lecteurs plutôt que de
MAXIMES MORALES. 309
leur plaire, de les convaincre plutôt que de les charmer, à
rinstar des leycsons des troubadours et des castoiements
des trouvères.
Parmi ces poèmes qui tous remontent au treizième siècle,
le plus remarquable est connu, sans nom d'auteur, sous le
titre des Deux Winsbeck , faisant peut-être allusion à un
couple contemporain, à un père et à une mère vénérables,
supposés donner à leur fils et à leur fille les conseils qui y
sont exprimés. Un coloris gracieux relève ce tableau de fa-
mille, ces deux dialogues affectueux et touchants empreints
d'une piété éclairée et d'une rare intelligence du monde.
Quelques fragments suffiront pour les faire apprécier.
Ein wiser man hat einen sun
Der was in lieb als manigem ist ;
Den wolt er leren rehte tun^
Und sprach also : Min sun du bist
Mir lieb an allen valschen list;
Bin ich dir sam du selbe dir^ so volge mir se dirrefrist .
Die wile du lebest es ist dir guot ;
Ob dîcA ein frœmder siehen solydu weist niht voie er ist gemuot.
LE PÈRE.
< Un homme sage avait un fils qu'il aimait tendrement;
il voulut lui apprendre à bien vivre et lui dit : Mon fils , toi
que j'aime du fond de mon cœur , si je suis pour toi ce que
tu es pour toi-même, écoute maintenant mes conseils. Ils te
seront utiles pendant toute ta carrière ; car , si un étranger
devait être ton guide, tu ne saurais quels sont ses senti-
ments.
3i0 LITTÉRATURE DO NORD.
c Mon fils, aime Dieu avant tout, et dàs lors ne crains «i*
cun mal ; car il te délivrera de toute peine. Regarde te momlei
comme il trompe ses esclaves ; vois quelle est leur dernière
récompense! C'est le poids du péché; et ceux qui a'y sou-
mettent perdent à la fois et leur corps et leur &me«
€ Mon fils, remarque comme les cierges s^lumés se COR^
sument et se fondent en brûlant, et pense qu'il on est d«
même pour toi, de jour en jour et d'heure en heure* Pénè-
tre-toi de cette idée^ et songe à assurer le salut de ton âme;
car, quelque grand que puisse être ton nom, rien ne te mû^
vra que ton linceul.
< Mon fils, glorifie Dieu de qui tu as tout reçu, et qui tient
tout en sa puissance; il t'accordera encore une existence
sans fin et plus de bénédictions que la forêt n'a de feuilles.
Mais, pour obtenir ces dons précieux, recherche sa bienveil-
lance et envoie devant toi des messagers qui te préparent une
place avant que, par son ordre, se ferment les portes du ciel. . .
LE FILS.
« Mon père, tu m'as donné, comme un homme sage, des
conseils vraiment paternels. Je les suivrai de tout mon cœur,
si Dieu m'accorde sa grâce qui accomplit toutes diQses.. h
prie mon Sauveur de permettre que je vive sous ses lois, afin
qu'il me reçoive un jour dans son royaume céleste. »
Dans la suite du poème, le fils, vivement ému des avertis-
sements de son père, lui persuade à son tour de renoncer au
monde et d'employer leurs biens h fonder un hospioe, où ils
consacreront le reste de leurs jours à soigner les pwvres et
les malades.
La mère commence alors avec sa fille ce second dialogue $1
touchant et si vrai :
LA ntw.
< Une femme vertueuse dit à sa fille qu elle entourait des
soins les plus tendres : Que je suis heureuse de te posséder;
béni soit le Jôûf de ta naissance ! Car je puis dire avec raison,
ftvec justice, que ton aspect est doux comme le printemps.
LoiiOûs*en Dieu qui nous donne tant de biens.
LA FILLE.
c En cela, chàre mère, je suis tes bons conseils ; car je
loue Dieu du fond de mon ftme. Pui6se*t-il m'accorder la
force de l'avoir toujours devant les yeux I Je Ten supplie par
sa grftce^ dans laquelle je veux vivre et trouver mon bon-
heur. Respecter leur père et leur mère» les écouter, c'est le
devoir des enftints ; heureux sont ceux qui s'y soumettent I
< Gonseille*moi, chère mère, et dis^moi quelle est ta vo«
lonté ; explique-la moi et je t'obéirai. La jeunesse veut être
gaie et libre, mais moi je m'en abstiens ; car je saiè que la
présomption dépare tout. Aussi veux-je humilier mon cœur ;
mainte femme, quand elle s'y refuse, acquiert un mauvais
renom.
Lk MÈRE.
c Chère enfant, conserve une douce gaieté» et vis toujours
irréprochable ; alors ton nom sera respecté et ton front lera
digne de la guirlande de roses. Ceux qui redierdient Thon*
neur, salue^les avec grâce ; tiens«toi dans la pudeur» dans
rhumble modestie, ne laisse pas errer tes regards quand des
témoins malins t'environnent. La pudeur et la modestie sont
deux vertus qui honorent tes femmes. Que Dieu les donne
à ta jeunesse» et ton bonheur fleurira toujours ! >
Le dialogue se prolonge qudque temps encore par des
préceptes si pleins de convenance qu'ils pourraient être p§r-
312 LITTÉRATURE DU NORD.
faitement appliqués à un livre d'éducation mod»me. Malbeu*
reusement la fin de ce poème manque dans le manuscrit de
Hanesse.
On y trouve une autre composition également morale et
dialoguée, intitulée le Roi Tyrol, nom supposé d'un prince
écossais qui instruit son fils par des allégories renfermant un
sens facile à saisir sur les bons et les mauvais prêtres et sur
les devoirs du vrai chrétien. Le ton de cette pièce n'est pas
dépourvu de sentiment, quoique la poésie en soit moins
suave que celle de la précédente et fasse par conséquent
moins regretter que l'auteur ait gardé Tanonyme.
Un autre recueil de sentences morales, connu sous le nom
de Freidank ou Libre Penseur, parut sous le règne de Fré-
déric n et acquit en peu de temps une popularité si graude
qu'on l'appelait vulgairement la Bible allemande. Sans jus-
tifier un si pompeux éloge, ce livre respire une morale pure
exprimée dans un style correct et précis. On peut en juget
par ce début :
c Servir Dieu fidèlement est la base de toute sagesse. Vou-
loir pour cette courte vie sacrifier le bonheur éternel, c'est
s'abuser soi-même et bâtir sur Tarc-en-ciel ; car pour samer
son âme il faut renoncer à soi. »
Il y a moins de piété et plus de mouvement dans deux
autres poèmes coulemporains, l'Hôte italien et le Coureur,
dont la causticité, souvent grossière, s'attaque avec aigreur
aux vices et aux ridicules, et assaisonne chacun de ses pré-
ceptes du fiel amer de la satire.
Enfin ce même siècle a produit un fabuliste qui n'est pas
indigne de tenir aussi sa place parmi les illustrations du
moyen âge. Boner, né en Suisse où il fut moine et prédica-
teur, publia vers l'an 1300 un recueil de cent fables en vers.
HAXIMES MORALES. Sift
presque toutes imitées des ancieus, mais revêtues d'une
forme ori^nale et empreintes de ce ton de bonhomie qui
plaît par sa simplicité inoffensive et cache souvent des re-
marques pleines de sens. Son livre, connu sous le titre de
Joyau, est un de ces recueils naïfs de sagesse populaire qui
ont exercé au moyen âge la môme influence bienfaisante sur
les villes et les châteaux d'Allemagne que TEsopet de
Marie sur ceux de France et d'Angleterre.
Cette influence s'étendit aussi à cette époque sur une
autre branche de la souche germanique, jusqu'alors restée
étrangère aux progrès de la littérature. Les Néerlandais de
Flandre et de Hollande, descendus des anciens Frisons et
parlant comme eux un dialecte bas-aUemand, commencé*
rent à composer des fables dans leur âpre mais énergique
idiome. Bientôt^ dans le cours du même siècle, le poêle
flamand Jacques de Maerlant publia le Miroir historique, re-
cueil de faits et de maximes diverses, puisés dans Thistoire
nationale et dans les écrits des trouvères, et le poète hollan-
dais Melis Stoke composa une chronique rimée, qui se ter«
mine par le tableau d'une victoire remportée en 1304 sur les
Flamands par les Hollandais réunis aux Français, victoire
qu'il décrit avec verve et qu'il célèbre avec patriotisme. En*
fin Guillaume de Matok reproduisit le roman français du
Renard, et Hillegersberg ébaucha des essais de poésie
populaire.
su LixriaATuu w non»*
xxvu
€ftU l#t«Mi ««■ Viruttci t% ûtë ftMMM.
Les cbaiiU lyriques et didacUqtteii des mintiesiiiger ,
comme ceux des ménestrels et des troutèris, li'ont âté quft
le prélude d'œuvres beaucoup plus tastes» de ooncqitioiii
beaucoup plus hardies dont l'ensemble impoant et Uam
constitue l'épopée du moyen Age. Il était naturcd en effet que
les hommes qui avaient tu se dérouler dotant eux tant de
péripéties dramatiques, tant d'émoutantes catastrophes,
tant de solennels événements pendant la période si féconde
du douzième el du treizième siècle, les hommes qui ataient
tu tomber les toiles mystérieux de TOrient detant rirréiis^
tible effort de Thérolsme occidental, unissent dans Icilr ad»
miration les glorieux souvenirs de leur race aux fictions
éblouissantes d'un monde nouvellement rétélé. Il était na*
turel que l'imagination rayonnât sans obstacle en tout sens,
et qu'elle saisit avec ardeur le vrai et le faux, l'éclatant et
l'obscur, le possible et l'impossible, pour les Jeter pôle-ffiéte
sur ses tableaux : galerie immense où les rêtes les plus ab»
surdes se mêlent aux réalités les plus frappantes, aux senti-
ments les plus délicats, aux images les plus poétiques, quel-
fois même aux plus hautes conceptions de la science et de
la foi.
La foi d'ailleurs ne pouvait manquer à une époque qui
avait vu surgir en Italie et en Espagne saint François et saint
CTOJS ÉPIQUE. 315
Sominique, 00s cbefii de deux miUoes uoateUeih ei puissantes
par leur eatbousiasme et leur ardent prosélytisme, La science
ne pouvait sonuneiller après le réveil mémorable de la phi*
losophie seolastique inau^rée à Paris par Cbampeaux et
Abailard, préchée par saint Bernard et saint Tbomas d'A*
quin, édaircie et fécondée en Allemagne et w Angleterre
par les mémorables découvertes d'Albert le Grand et de
Roger Bacon« La poésie surtout devait briller d'un vif édat
dans ces esprits ouverts à tant d'idées fécondes , éclairés de
ces reflets fantastiques qui jaillissaient du Midi et du Nord,
du présent et du passé, de l'Asie et de TEurq^e; pénétrés
de rimpression profonde que produisait, au milieu des
croisades, l'institution de la cbevalerie^ où chaque exploit
avait sa récompense et chaque tendre sourire son espoir,
où l'amour guérissait toute blessure et la religion tout re*
mords t où la rose s'unissait à, souvent au laurier de la
gloire, à la palme du martyre.
Les sujets traités par les poètes épiques dans le siècle ù
agité des cnûsedes se ressentent de l'émotion violente, de
l'exaltation fébrile mais généreuse qui fermentait dans
toutes les tètes, qui pénétrait et enflammait tous les cœurs.
Les imageir physiques et morales, palpables et surnaturelles,
se groupant toutes ensemble à leurs yeux, leur apparaissent
innombraUes et confuses, revêtues d'éblouissantes couleurs,
qu'ils s'efforcent dans leur enthousiasme de reproduire sous
tous les aspects. La terre, s'animant i^ leur voix, verse de
son sein ces mystérieux trésors qui, cachés au fond des
ahimes, sont confiés à la garde des nains, de ces types d'as*
tuoe et de malice hostiles aux destinées humaines ; ies géants,
emblèmes de force brutale, exercent la bravoure des guer-
riers ; les dragons ravissent les vierges timides que de noblei
316 LITTÉRATURE DU NORD.
chevaliers rendent à la liberté; les ondines s'élèvent du sein
des eaux pour prédire Tavenir aux mortels, et chaque arbre,
chaque fleur qui orne la terre, présente un sens symbolique
et moral. D'un autre côté, la mythologie grecque apparstt
avec ses dieux et ses déesses, ses nymphes et ses sylvains;
ia philosophie scolastique avec ses vices et ses vertus parson-
liiflés; et l'histoire biblique et païenne, grecque et gauloise,
romaine et germanique, vient jeter sur cette scène inunense,
où se croisent tant de reflets divers, la foule de ses rois et de
ses reines, de ses amants et de ses belles, de ses hommes il-
lustres ou obscurs, qui, acquiérant dans ces jeux fantastiques
une forme et une vie toute nouvelles, deviennent quelquefois
le sujet des plus émouvantes conceptions ^
De là une foule de traditions incohérentes, le plus sou-
vent incompatibles, constituant ensemble un même poème
par le fil d'un récit imaginaire, par une succession fictive et
capricieuse d'événements qui sembleraient s'exclure. De là
aussi une grande difficulté dans la classification de ces ou-
vrages et dans leur analyse même la plus abrégée. Toutefois
nous rencontrons ici un appui dans la dépendance où la plu-
part d'entre eux se trouvent à l'égard de la France, dont la
littérature romantique, née un siècle plus tôt, rayonna avec
tant de puissance sur l'Espagne , l'Angleterre , l'Italie et
l'Allemagne. Car, si les chants lyriques des minnesinger sont
généralement analogues pour la forme ainsi que pour le fond
aux chants des troubadours de langue d'oc ; si leur poésie
didactique, leurs satires et leurs moralités, portent les
traces d'une double origine qui participe du Midi et du
Nord, leur poésie épique est modelée aux trois quarts sur
^ On trouve à ce sujel d'excellentes réflexions dans YBiêtoire de (a
UlUraiure aUemande^ par M. Peschier, CTenève, 1836.
€TaE ÉPIQUE. 347
la littérature des trouvères de langue d'oii et la seule et
glorieuse exception à cette règle, Tépopée nationale» se
rattache intimement aux traditions des scaldes. Guidés par
cette remarque, nous pouvons diviser les compositions épi-
ques des minnesinger, commençant par les moins considé*
râbles, en six séries ou cycles principaux : légendaire sacré
et profane, cyde gréco-romain, franco-romain, britannique
et germanique ^.
Les légendes sacrées et purement religieuses, générale-
ment composées dans les <;loitres, comme en France et en
Angleterre, sont Thistoirede la Vierge par le moine Werncr,
M
qui vivait au milieu du douzième siècle, Thistoire du Sau-
veur par le moine Philippe, le martyre de saint Georges,^
celui de sainte Martine, la légende de Barlaam par Rodolfe
de Hohenems, et la Forge d^or par Conrad de Wurzbourg.
Les légendes profanes ou morales, narrations biograplii'-
ques et historiques, sont diverses chroniques universelles,
le poème d*£rnest de Souabe par Henri de Yeldeck, celui
de Guillaume de Brabant par Rodolfe de Hohenems, celui
de Salomon et Morolf , et celui d'Amis par Stricker, et le tou-
chant récit du Pauvre Henri par Hartmann d'Aue.
Le cycle gréco-romain, capricieusement défiguré par l'i-
magination chevaleresque du moyen âge, offre deux poèmes
d-Alexandre le Grand, l'un par le moine Lambert, l'autre
par Honenems; une Enéide par Veldeck, et une Guerre de
Troie par Connu! de Wurzbourg.
Le cycle franco-romain ou carolingien, né en France,
mais dont la renonunée européenne représentait l'Église
militante, a excité de bonne heure l'émulation poétique des
* Consulter le Leitfaden der DeiUschen Literatur^ par Pischon,
Berlin, 1836.
31 1 LITTiiifimE M HORD.
Alletimdi ; car ils potsèdoRt àem poèmes d# ClitrlMuigiie
et Roland^ Tun fort nDden pir le moine Ck^Atud, l*attlre phi
récent par Stridier; les aTosturee des TOa Ajmcm dHnf
auteur inoomiu ; Thistoire de GttillaiiaM d^Ormige par Wol-
fram d'Esebenbach, et les gracieuses avatars dé Fleiir el
Blanchefleur par Conrad de Pledte.
Un ejde pins origfinal encore par see triditiOM et par ssi
formes est celui que nous appelons britannfqna» et dont k
centré eal la roi Arthur eonsldéré comme béroe et eomne
saint, double tendance dans lacpieHe see chefaliers s'effo^
cent dlmiter leur modèle» H en résulte deux séries de poamss,
Tune guerrière et Tautre mystique, la premàère eooaaaii
aux exploits des cberaliers de la Table ronde, défensmtrs ée
la Grande-Bretagne, Tautre à la glmre du Saiiq^ on sang*
réalt pM merreillew dans lequel tvà reçu le sang da Smufm»
«expirant, et qui, détenu Fenblème du CbrialiaDinne, as-
i^nrait à son possesseur le rang suprême pami Umû les fi-
dèles. A Tune de ces séries se rsiiportent en Allemagne les
poèmes de Lancelot du Lac par ZasidiorM, de Wîgriois par
Gravenberg, de Wigamur, d'Iwain par Bartmann, et surtout
h suaire élégie romantique de Tristan et Ysolde, par Gotfrid
de Strasbourg, La ^oonde série renferme le poème de Ti-
turd, commencé par Wcrffiram d'Eseb»badi mais noa
achevé par lui , celm de ParceTal, chef-d'oRiTre d'Esdianbadi,
et oeluî de Lehengrin, qu'on lui attriboe également. Ces
trois compositions remarquables, empruntes d'une haute
exaltatlen religiei»e, sont étroitement unies entre elles par
ridentd du sujet.
Enfin le C]pcle germanique etnaticiNd par excellence, eelni
qui, affranchi de toute imitation, consacre les glorieux souve-
nirs des conquérants goths, francs, burgondes, longbarda,
crcxJi ÈnQm. 349
wsoiis, nonégteo», 8«ré«ome^ deux grandei séries* L'une,
sQiii 1q uoio de Beldenbucb ou Livre des Héros, comprend
d'UQ coté plusieurs récits guerriers à la gloire de Tlieuderie
le Gnuid, tels que le Gnome Laurin par Henri dH)nerding, la
Cour de Wonus^ la Mort d'AlAirt, la Bataille de Ravenne ; de
Tantre, les narrations poétiques de Rother, d'Otnit, de Hng
et Wolf-Dîetridi, et le gracieux poème de Gudrune, tradition
Scandinave tiabilement rqp»roduite par un chantre resté in«
connu. La seconde série constitue l'épopée allemande par ex-
ceUwce, Timmort^ poème des Nibelunges, en Thonneur de
SigAid, le liéi*os du Nord» et de la belle et implacable Crim«
hilde ; chef^d'csune d'un poète anonyme qu'on croit être
Henri d*Oflerding» mouvante galerie dlmposants caractôres
dont les tjpes se rattachent d'un côté à TEdda, de Fantre aux
exid<nts historiques de Gundicaire, de Tbeuderic et d'Attila.
A la vue de cette foule de poèmes qui signalèrent, du dou-*
xi^e au quatorsième siède, sous la domination des Hohens-
tanfen, la verve féconde des chantres de T Allemagne, on
eemprend l'impossibilité d'analyser en quelques pages des
prodttctioni si nombreuses, si diverses, souvent si vagnes
et tà confuses. Sans même nous arrêter aux trois pre-
mièrea classes composées de légendes sacrées ou pro-
fanes, et de récits dassiques oonununs à tous les peuples et
remplis <lt mille incohérences, nons ne pouvons donner
sw les deux suivantes que des rsnseignements généraux et
incomplets. Comment préciser en effet, dans le cycle carolin-
gien» imité plus ou moins fidèlement des po4mes firançais
tirés ou douzième siàde de la cbronique du fiaix Tarpin, le»
inventions biiarres, quelquefois ingénieuses, mais totûonr»
diffuses des poètes aUemandb, amplifteateors hifUigaUet
de tons ces réeUs fimtastiquesf
320 LITTÉftlTURE DU IfORD.
Le premier poëme qui s'j rattache, non par la date de m
composition, mais par la fable qui en fait la base, est cdui
de Fleur et Blandiefleur, ou Rosier et Lys, deux amants qni
donnèrent le jour à Berthe, mère de Gharlemagne. Éle?és
depuis leur enfance à la cour de Fénix, père de Fleur et roi
païen d'Espagne, une naîYe sympathie les unit jusqu'au mo-
ment où Blanchefleur, orpheline, vendue à des marchands
orientaux, est emmenée à la cour du sultan de Babylone. Son
amant, qui la cherche, pénètre au harem, caché dans une
eorbeiHe de roses ; il est découvert par le sultan, et tous deux
vont être brûlés vifs. Toutefois ils possèdent un talisman qui
peut sauver la vie d'une seule personne. Ni l'un ni l'autre ne
veut en user, et le sultan, touché de leur noble constance,
leur pardonne et les renvoie comblés de présents en Es-
pagne, où Fénix vient de mourir et où ils régnent puissants
et heureux.
Le poème de Guillaume d'Orange offre un caractère his-
torique dans le principal personnage, compagnon d'armes de
Gharlemagne, vainqueur des Sarrasins dans l'Aquitaine, qu'il
reçut en fief de l'empereur, et qu'il édifia par sa piété en
embrassant la vie ascétique. Mais le poète et ses continua-
teurs supposent qu'il enlève en Orient la princesse Arabelle,
dont le père Terramer le poursuit et le combat à Orange.
Vainqueur de ses ennemis, après une lutte terrible, Guil-
laume se fait ermite, et Arabelle convertie fonde un cou-^
vent.
Un intérêt plus grand s'attache à la tradition si célèbre des
quatre fils d'Aymon de Dordogne , dont le plus jeune, Re*
naud, est un des héros du moyen âge. Dans le poème alle-
mand, le comte Aymon combat d'sdwrd Gharlemagne pour
venger le meurtre de son neveu Hugues de Bourbon. L'em*
CYCLE ÉPIQUE. 321
pereur reconnaît ses torts, conclut la paix avec le comte et
lai donne en mariage sa sœur Âya. Hais, au bout d*une
vingtaine d'années, rininiitié se rallume ; Aymon et ses fils,
appelés à la cour, assistent à un tournois où Renaud tue
Louis, rhérilier du trône. Ses frères se réfugient en Espagne
et de là au château de Montalban, où Charlemagne vient les
assiéger avec toutes les forces de l'empire. Renaud perd son
cheval Bayart, dont s'empare Roland, fils de Milon, le plus
vaillant des preux, mais qui lui est enfin rendu par la
science magique de Halegis. Enfin on se réconcilie, et le héros,
renonçant au monde, se rend pieusement à Cologne dont il
aide à construire le dôme, et où, témoin volontaire de la
mort de son fidèle coursier, il périt en martyr sous les coups
de ses compagnons d'œuvre.
Mais le poème le plus curieux de cette série, en même temps
que le plus ancien, est sans contredit celui de Charlemagne et
Roland par le moine Conrad, qui vivait au douzième siècle
avant l'apparition des minnesinger. Son sujet, comme il le dit
lui-même, est puisé dans une chronique latine traduite d'un
ancien poème roman, qui est peut-être notre chant de Rou*
cevaux. La diction de Conrad est grave et austère, et sa
pensée, quoique souvent abrupte, respire un enthousiasme
véritaUe, une foi vivante et poétique. On pourra en juger par
cette esquisse que nous empruntons à l'excellent ouvrage de
M. Peschier :
La scène s'ouvre par une invocation à l'Éternel, que lé
poêle supplie de lui inspirer des chants dignes de ce noble
empereur qui fit triompher le Christianisme aux dépens de
Tidolâtrie vaincue. Charlemagne, informé que le culte des
faux dieux asservissait encore l'Espagne, s'émeut de pitié
pour ces peuples encore païens ; un ange descendu du ciel
21
322 LITTÉRATURE DU NORD.
"Vient Texhorter, au nom du Christ, à opérer leur régénéra-
tion. Aussitôt l'empereur mande auprès de lui ses douze
sages et vertueux compagnons d'armes, jaloux de conquérir
le ciel au prix d'une \ie consacrée à la foi. il les ha-
rangue et leur exprime sa volonté d'anéantir le paganisme,
et leur déclare, dans un style tout biblique, que la coilronne
du martyre les attend, prête à élinceler sur leurs fronts
comme l'étoile radieuse du matin. C'est un prophète revêtu
de la cuirasse et dont l'éloquence n'est pas même surpassée
par celle du pieux archevêque Turpin , tout pénétré de la
lecture des psaumes qu'il imite souvent avec bonheur*
Cependant les païens d'Espagne se décident à envoyer des
ambassadeurs à Charlemagne. Dès que ceux-ci ont mis le
pied sur le sol de l'empire, ils sont éblouis de tant de ma-
gnificence, et, respectueux, ils s'avancent vers Fempereur
qu'ils reconnaissent au feu de ses regards aussi brillants que
le soleil du midi. A l'aspect du rameau d'olivier quUls por-
tent dans leurs mains, comme le Sauveur des hommes à son
entrée à Jérusalem, Charlemagne s'apaise et consent à
écouter leurs prières. Mais une discussion s'élève au sein des
douze, et l'archevêque conseille d'envoyer des ambassadeurs
au roi des Maures Marsile, pour s'assurer de ses véritables
intentions. Roland et Olivier offrent leurs services, mais l'em-
pereur les refuse, et fixe son choix sur Ganelon, beau-père
de Roland. Ce personnage perfide, admirablement décrit,
se laisse gagner par les présents du roi païen. Il ose tra-
mer la perte de Charlemagne, trahison que le poète compare
à celle de Judas lui-même ; car si cet apôtre coupable trahit
le Sauveur pour quelques pièces d'argent, Ganelon vend
pour une grande somme d'or la vie de milliers de chrétiens.
De retour de son ambassade, Ganelon transmet à l'empe-
CYCLE ÉPIQUE. 323
reur un faux message, et celai-ci, pour prix de son zèle pré-
tendUy lui accorde le trône occupé par Marsilc. Mais Ganelon
décline ce dangereux honneur et le fait conférer à Roland, qui
est revêtu du titre de roi d^Espagne. Roland, choisi par le ciel
pour seconder le grand empereur dans ses entreprisés reli-
^éuses, a reçu des anges ce cor merveilleux dont le son trar
varse d'immenses contrées, et cette épée indestructible qui
fait Toler en éclats les montagnes. 11 part donc pour l'Esr
pagne suivi de ses compagnons, avec toute la ferveur d'un
croisé partant pour affranchir la Terre-Sainte. Bientôt les
deux armées sont en présence avec des sentiments tout op-
poséis. Les guerriers chrétiens élèvent leur âme à Dieu en
chantant de pieux cantiques, s'humilient devant sa justice,
déplorent leurs désordres passés et s'apprêtent à la victoire
ou à la mort. Les infidèles, arrogants et superbes, joignent
la ruse à la férocité ; oublieux de leur âme et du ciel, ils n'am-
bitionnent que des jouissances terrestres pour prix d'un
triomphe éphémère qu'ils devront à la trahison.
La lutte est fatale aux chrétiens; Roland, enveloppé de
foutes parts, et déjà couvert de blessures, voit son ami, le
fidèle Olivier, qui, frappé à mort, chancelle sur son coursier
et tombe en lui disant un dernier adieu. Vaincu parla dou-
leur, le héros a pâli, sa tête tombe sur sa poitrine ; mais il fait
lin suprême effort pour secourir Turpin menacé. Celui-ci
succombe à son tour, et Roland, désespéré, fait voler en éclats
les rochers sous les coups de sa redoutable épée, et, appro-
chant son cor de ses lèvres mourantes, il sonne le signal
d*alarme qui doit avertir Charlemagne. 11 meurt alors, et, au
moment où son esprit s'échappe de son enveloppe mortelle,
te ciel est sillonné d'éclairs, la terre tressaille, le tonnerre
gronde, les arbres sont déracinés, le jour se voile, les astres
324 LITTÉRATURE DU NORD.
s'éteignent, les navires s'abîment dans les flots, les tours et
les palais s'écroulent arrachés de leurs fondements; tout
annonce la dissolution de la nature et l'agouie d'un monde
qui finit.
Cependant Charlemagne, ému de douleur, accourt, monté
sur son coursier superbe, à la tête de ses troupes d'élite. Un
ange lui apparaît, lui promet la victoire avec les dons ré-
servées aux justes et le magnifique privilège de transmettre
à ses descendants, au lieu du nom d'enfants des hommes,
le nom glorieux d'enfants de Dieu. Le miracle de Josué se
renouvelle pour lui ; le soleil s'arrête dans sa course» afin de
lui laisser le temps de combattre les infidèles. Harsile est
tué avec toute son armée, les martyrs chrétiens sont vengés ,
et le poème se termine par une touchante complainte de
l'empereur sur la mort de Théroîque Roland.
Le cycle britannique, élaboré en Grande-Bretagne, en
France et en Allemagne par les ménestrels, les trouvères et
les minnesinger, a sa source dans la chronique latine de
Geoffroy de Honmouth, puisée elle-même dans les traditions
religieuses et guerrières du pays de Galles. Il se divise, ainsi
que nous l'avons dit, en deux séries ou familles deTomans.
La première, chevaleresque et erotique, se rattache au roman
du Brut de Robert Wace, dont le héros est Arthur, roi de
Bretagne, fondateur de la Table ronde, sanctuaire autour
duquel s'asseyent ses douze pairs, ses intrépides champions
qu'inspire la sagesse de Merlin. L'histoire de chacun d'eux
remplit plus d'un volume dans la poésie diffuse du moyen
âge, où Chrétien de Troyes et ses imitateurs ont surtout su
mettre en relief les caractères de Lancelot et de Tristan, au
milieu de ce monde féerique, de ces luttes sans cesse renais-
sautes, de ces amours tendres et tragiques, de ces meneil*
CYCLE ÉPIQUE. 325
\eux dévonements. Lancelot du Lac est également le héros
d'un poème allemand d'Ulric de Zazichoven. Il y parait comme
fils de Ban et neveu d'Arthur, élevé par la fée Viviane, la
dame du lac. Son amour pour la reine Genièvre n'y est
qu'indiqué ; mais le poète le transporte, à travers mille dan-
gers suscités par la fée Horgane, dans le pays du roi Moret,
qu'il combat et qu'il tue malgré ses armes magiques, obte-
nant, pour prix de sa victoire, la main d*Iblis, fille du tyran.
Le poème de Wigalois, le chevalier à la roue, par Wirnt de
Gravenberg, nous le représente comme un pieux guerrier
qui combat en Bretagne les dragons homicides, et délivre des
flammes une ombre repentante qui lui révèle le nom de son
père. Il le retrouve après de longues recherches, et épouse
enfin la belle Lucie. Le poème de Wigamur, le chevalier à
l'aigle, raconte des exploits analogues, et surtout la déli-
vrance de jeunes aiglons que le guerrier arrache aux serres
d'un vautour. Le poème d'Iwain, le chevalier au lion, par le
chantre guerrier Hartmann d'Âue, auteur du bel hymne des
croisés, repose sur un sujet connu et déjà traité par Chré-
tien de Troyes. Iwain, compagnon d'armes d'Arthur, ren-
contre dans ses courses un puits merveilleux dont il tue le
gardien cruel. Devenu l'époux de Landine, veuve du tyran, il
repart et oublie ses promesses; mais bientôt le remords
l'agite, sa raison s'égare, et dans ce temps d'épreuves, il dé-
livre un lion généreux qui devient son compagnon d'armes ;
enfin, miraculeusement guéri, il retrouve sa fidèle Landine.
Tous ces romans, d'un mérite médiocre, malgré quelques
heureux détails, pâlissent devant la touchante élégie de Tris-
tan et Ysolde, par Gotfrid de Strasbourg, ce poète sentimen-
tal et religieuxdont nous aidons déjà admiré les beaux vers. Le
fond de l'histoire est simple et vraisemblable : Tristan, fils
326 LITTÉRATURE DU NORD.
de Mélindus, roi de Léon, et neveu de Marc, roi de Cor-
nouailles, se retire auprès de ce prince, qu'il assiste dans une
guerre sanglante contre Argius, roi d'Irlande, son ennemi.
Tristan s'y couvre de gloire, et finit par négocier un traité
qui assure àHarc la main d'Ysolde, fille d'Ârgius. Il est chargé
de la lui conduire; mais un philtre amoureux destiné au
roi Marc par la mère de la jeune fille, est b^ imprudemment
par Tristan, et met en défaut sa loyauté. De là la passion
mutuelle et les malheurs des deux amants, tour à tour réu-
nis, séparés, et mourant enfin de douleur. Marc, instruit
trop tard de la cause tragique de leur fin, élève à leur mé-
moire un tombeau sur lequel s^entrelacent une vigne et un
rosier. Un trouvère, qu'on croit être Thomas de Bretagne,
avait déjà traité le même sujet en prose; mai$ il fallait la
touche délicate, harmonieuse et suave de Gotfrid pour don-
ner à ces caractères toute leur vérité et leur grâce. Il fallait
surtout son cœur sensible pour jeter tant d'intérêt sur le ré-
cit, que malheureusement il n'a pas achevé, et qui a eu deux
continuateurs. Tel qu'il existe, l'ensemble du poème n^ofiGre
cependant aucun disparate ; le style fléchit, mais l'action se
soutient et en fait une des compositions les plus gracieuses
et les plus parfaites de cette époque.
La seconde série du cycle britannique, plus enthousiaste
et plus brillante, animée d'un ardent mysticisme, se rapporte
à la légende du Saingral, dont la possession, obtenue par
TefTort d'une vertu surhumaine, assurait au héros de la foi,
au vainqueur des plus rudes épreuves, la royauté du monde
chrétien, le rang suprême parmi les mortels. Cette tradition,
née en Bretagne de la prédication des premiers mission-
naires, et enrichie de tous les rêves d'une imagination exal-
tée, suppose que Joseph d'Arimathée, possesseur de la coupe
CYaE ÉPIQUE. 327
sacrée, transmit à Merlin le plan du temple, à la fois visible
et mystique, où elle devait être déposée. La légende des
gardiens de ce temple, écrite en Angleterre par Robert Wace,
et en France par Chrétien de Troyes dans les romans de
Brut et de Parceval, inspira à Wolfram d'Eschenbach, le
plus érudit, le plus fécond, le plus éloquent des chantres de
la Souabe, celui qu'on a appelé le prince des minnesinger,
ridée d'une trilogie pleine d'éclat que toutefois il n'a pas
complétée. Un de ces poèmes, celui de Titurel, dont Eschen«-
bach n'a fait que le début, mais qui a été longuement conti*
nué, représente ce premier gardien du Saingral, fils d'un
roi de Cappadoce et de la sœur de l'empereur Vespasien,
recevant du ciel la coupe sacrée en récompense de ses ex-
ploits. Chargé d'élever pour elle un sanctuaire, il préside à la
construction du temple de Montsalvat , qui surgit dans les
plaines de Galice à la voix mélodieuse des anges. Titurel
épouse Richude, princesse d'Espagne, et devient ainsi le
père et l'aïeul d'une postérité nombreuse et illustre, dont
le$ aventures remplissent tout le roman. L'aîné de ses fils,
Frimontel, un instant gardien du Saingral, est tué dans une
lutte contre les infidèles, et laisse celte dignité à son fils
Anfortas, blessé à son tour d'un coup de lance et transporté
mourant dans le temple, où les chevaliers prient pour lui en
célébrant une agape religieuse. Sa nièce Sigune, fille de Kyrt
et de Tchoisiane, éprise d'une tendre affection pour le jeune
chevalier Tchionatulander, lui inspire l'amour de la gloire.
Il part pour l'Orient avec Gamuret, son parent, qui est tué ;
mais lui-même revient triomphant, obtient la palme dans
tous les tournois, et reçoit enfin le prix de sa constance.
Sigune était heureuse; mais elle-même détruisit son bon«
heur : car, apercevant un jour un chien de chasse dont le
328 LITTÉRATURE DU NORD.
collier portait une devise qui excite mement son attention,
elle veut le retenir, et le voyant fuir au loin avec la rapidité
de réclair, elle appelle à son aide Tchionatulander. Celui-ci
atteint Tanimal; mais, pour Tarracher à son maître, il
entreprend une lutte terrible, qui finit par lui coûter la vie.
La mort du jeune héros, pathétiquement jicrite, plonge
Sigune dans une douleur amère. Elle dépose d'abord son
corps dans un arbre, et le couvre de ses rameaux, sur les^
quels gémit une tourterelle. Elle le transporte ensuite dans
une chapelle qu'elle orne de peintures pieuses. Ses yeux sont
inondés de larmes; elle arrache sa blonde chevelure, et
chaque mois un service funèbre vient renouveler son déses-
poir, que ne peut même calmer ni interrompre Tadmission
de Parceval, son héroïque cousin, à la suprématie du Sain-
gral. Elle y succombe enfin, et sa mourante voix prononce
encore le nom de son époux.
Le second poëme, celui de Parceval, fils de Gamuret et de
Herzebaude, et arrière petit-fils de Titurel, est le chef-d'œuvre
d'Eschenbach, qui a su déployer dans ce cadre toute la ri-
chesse luxuriante et variée de son imagination et de sa science.
Parceval est un beau caractère, plein de candeur, de modes-
tie et de noblesse, sévère envers lui-même, indulgent pour
les autres, unissant la charité à Théroisme. Itlevé dans une
solitude profonde et dans l'ignorance de lui-même par sa
mère qui, devenue veuve, voudrait le dérober aux tentations
du monde, il grandit dans un pressentiment vague des
hautes destinées qui l'attendent. Un chasseur qu'il rencontre
un jour lui révèle les réalités de sa vie; sa mère alarmée les
lui peint sous les couleurs les plus sinistres ; il part enfin,
est armé chevalier, est initié nux rites religieux. Il délivre
par sa bravoure la belle Cundviramur^ qui lui accorde sa
CYaE ÉPIQUE. 329
main au prix de nouvelles luttes ; et, dans ses courses aven-
tureuses, il arrive au temple du Saingral dont le poète énu-
mëre les merveilles. Mais Parceval distrait, préoccupé, passe
outre sans faire la question à laquelle est fatalement attaché
le rétablissement d'Anfortas, oubli qui allume contre lui
l'indignation des templiers. Arrivé à la retraite de Sigune,
qui pleure silencieusement la perte de son époux, il est in-
struit par elle de sa naissance et de ses droits, et, dans son
désespoir, il accuse le destin, il gémit de son erreur funeste,
il se croit abandonné de Dieu. Enfin, après plusieurs épi-
sodes, la rencontre du chevalier Gawain qui le mène à la
cour d'Arthur, ranime en son cœur Tespérance. Le pieux
ermite Trévizent Tinstruit des vérités chrétiennes, des ri-
chesses de la miséricorde, du pouvoir mystique du Saingral.
Parceval va combattre les infidèles et soutient une lutte
meurtrière contre Fierefix, prince de Mauritanie , le plus
redoutable d'entre eux. Il le fait prisonnier et reconnaît en
lui son frère, né d'un premier hymen de Gamuret avec une
princesse musulmane. Plein de joie, il l'amène à Montsalvat
où sa présence rend la santé à Anforlas. Fierefix est baptisé,
et Parceval, uni de nouveau à Cundviramur devenue mère
de Lobingrin, estdéclaré roi du Saingral, et règne longtemps
avec gloire sur le monde chrétien pacifié. Toute cette suite
de peintures animées présente un harmonieux ensemble,
dans lequel brillent, au milieu des fictions et des aventures
merveilleuses, la foi la plus pure, la plus vive, et une exquise
sensibilité.
Le dernier poême^ celui de Lohengrin, que Ton attribue
au même auteur, mais sans preuves concluantes, nous mon-
tre 6e fils de Parceval, jaloux d'illustrer sa bravoure, s'em-
barquant dans une nacelle aérienne traînée par un cygne
330 LITTÉRATURE DU NORD.
aux blanches ailes pour aller défendre des attaques d'un en-
nemi Elsany, princesse de Brabant. Sorti ^ainquetir d'une
lutte dangereuse, il obtint la main de la princesse, mais lui
impose la condition de ne jamais ^'enquérir de son nom. H
prête ensuite l'appui de son bras à Henri l'Oiseleur, duc de
Saxe, qu'il assiste eu Allemagne contre les Hongrois, en Ita-
lie contre les Sarrasins, et qu'il fait couronner empereur. D
revient couvert de lauriers auprès de la fidèle Elsany, et, ne
pouvant résister à ses larmes, finit par lui révéler son nom.
Hais aussitôt reparait le cygne qui lui annonce qu'il est roi
du Saingral. Il monte sur la nacelle magique, il s'éloigne,
fidèle à son devoir; mais, à peine s'élève-t-il dans les airs,
qu'Elsany tombe morte de douleur. Le sujet de ce poème
est dramatique ; mais le style en est quelquefois sec par op-
position au premier qui est généralement' trop diffus. La
palme de celte brillante trilogie appartient sans contredit au
Parceval.
XXVIII
Cycle épique des liong^bards et des Saxons*
Nous arrivons enfin au cycle germanique, majestueia ré-
pertoire national, où l'imagination des minnesinger a dé-
ployé le plus de verve, de variété et d'abondance ; mais où,
préoccupés sans doute de cette tâche toute patriotique qui
remplissait leur esprit et leur cœur, ils n'ont pas songé,
pour la plupart, à inscrire leurs noms sur leurs œuvres. Ce
cycle, qui ressemble dans son luxuriant désordre et dans sa
CYCLE ÉPIQUE. , 331
naïveté souvent sublime à ces vastes cathédrales gothiques
où s'harmonisent tant de contrastes, où se croisent tant
d'émotions diverses, se compose d'hymnes guerriers, de ro-
mans élégiaques, de légendes populaires, de récits tradi-
tionnels ou fantastiques qui découlent de quatre sources
principales. Traditions longbardes, d'où les romans féeri-
ques de Rolher, d'Otnit, de Hug et de Wolf ; traditions go-
thiques, d'où les légendes guerrières du Gnome Laurin, de
la Cour de Worms, de la Mort d'Alfart, de la Bataille de Ra-
Tenoe, se rapportant à la jeunesse de Sigfrid et de Tbeuderic ;
traditions saxonnes, d'où le poème descriptif de Gudrline ;
traditions burgondes, d'où le poème épique des Nibelunges.
Les ouvrages des deux premières séries constituent l'ancien
Heldenbuch ou Livre des héros germaniques, dans lequel se
heurtent et se confondent les mœurs, les idées, les images
les plus diverses, les plus extraordinaires, et qui tire de cette
bizarrerie même, relevée par de brillauts éclairs, par des
inspirations entrdnantes, un degré d'intérêt supérieur à
bien des compositions régulières. On en jugera par Tana^
Jyse rapide de ces légendes d'époques différentes, et d'abord
de celles qu'ont produites les traditions longbardes et
saxonnes.
Le poème de Rolher, le plus ancien de tous, nous montre
ce roi imaginaire desLongbards, entièrement distinct du Ro-
tharis véritable , sollicitant par des ambassadeurs la m^iin
d'Hélène, fiile de l'empereur Constantin. Sa demande est re-
jetée et ses ambassadeurs plongés dans un cachot. A cette nou-
velle Rolher, consterné de douleur, ^asse trois jours et trois
nuits immobile sur uue pierre. Il part enfin, déguisé en che-
valier et suivi des deux géants Àsprian et Widolt, qui émer-
veillent la cour impériale par leurs prouesses surnaturelles et
332 LITTÉRATURE DU NORD.
l'égaient pnr leur rudesse sauvage. Lui-même, auxiliaire de
Constantin, qui ignore son véritable nom, dérait pour lui le
roi de Babylone, obtient là délivrance des dépulés longbards
et la promesse de Talliance désirée. Mais tout à coup sa ruse
est découverte, et Constantin est outré de fureur. D'abord
forcé de fuir, Rotber revient bientôt, et, cacbé sous la table en
faabit de pèlerin pendant que les convives triomphent de son
départ, il se fait reconnaître de la princesse en passant à ses
doigts un anneau. Surpris de nouveau, il est saisi enfin et
condamné au dernier supplice. Mais, arrivé au lieu fatal, il
embouche un cor caché sous sa ceinture ; ses deux guerriers
accourent et le délivrent. Combat terrible aux portes de
Constantinople entre les Grecs, couverts d'or, amollis parle
luxe, énervéï5 par une vie somptueuse, et ces trois hommes
aux formes colossales qui exterminent des légions entières.
Enfin l'empereur, ne pouvant résister à l'héroïsme germa-
nique, fait fléchir son orgueil irrité pour ne pas perdre sa
couronne ; il accorde la paix à Rother avec la main de la belle
Hélène.
Lepoëme d'Otnit, autre prince longbard qui a pour père
le roi nain Albéric ou Obéron, nous le montre voguant vers
l'Orient pour obtenir la fille de Nachaol, roi de Syrie. Re-
poussé dans sa demande, il est forcé de combattre; et, dans
cette lutte prolongée, opiniâtre, sa valeur est secondée sans
qu'il s'en doute par le pouvoir magique d'Albéric, génie en-
joué et fécond en ressources qui évente tous les pièges et
brave toutes les colères. Tantôt, d'une main invisible, il
soufflette le monarque musulman, qui s'agite vainement pour
le saisir; tan lot, sous les traits de Mahomet, il reçoit les
adorations des Sarrasins, et, dans le silence de la prière, il
disparait en riant aux éclats. Enfin Otnit, par ses exploits
CYCLE ÉPIQUE. 333
guerriers, triomphe de tous les obstacles, et emmène sa bien*
aimée en Italie où elle est baptisée sous le nom de Sydrate ;
mais Nachaol, implacable dans sa haine, lui envoie, par un
messager perfide, des jeunes dragons qui causeront sa mort
décrite dans le poème suivant.
Hug-Dielrich, prince de Constantinople, aspire à la boHe'
Hildegarde, que son père Walgond, pour éloigner tout pré**
tendant, enferme dans une tour inaccessible. Après bien des
périls, Hug parvient jusqu'à elle sous un déguisement de
femme, et, de leur union clandestine, natt un fils que la mal*
heureuse princesse expose dans un bois solitaire. Des loups
viennent Ty nourrir, d'où son nom de Wolf-Dietrich, quand
son père, après de longues années, peut enfin le reconnaître
et avouer ses premières amours. Hais, après la mort de Hug,
ses autres fils privent Wolf de ses biens et le contraignent à
se bannir. Dans son exil il rencontre Otnit et raccompagne
à Jérusalem. Otnit le quitte bientôt et apprend à son retour
les ravages causés par les dragons venimeux qui ravagent au
loin ses états. Forcé de leur donner la chasse, il est surpris
dans son sommeil par leur mère, qui l'enlace, Fétreint
contre un arbre et abreuve de sou sang son horrible couvée.
Wolf, longtemps retenu en Orient par les artifices de la fée
Sigemine, arrive, après divers exploits, dans le royaume de
son ami dont il apprend la fin déplorable. Il se dévoue pour
te venger, et arrache, après une lutte terrible, sa dépouille
mortelle aux monstres qu'il détruit. La main de Sydrate est
le prix de sa victoire, qu'il complète par la soumission de ses
frères et par la délivrance de ses fidèles vassaux. Haitre du
trône, il le laisse à son fils pour se retirer pieusement dans
un cloitre, où il soutient avant de mourir une dernière lutte
contre les malins esprits, jaloux de son héroïque vertu.
334 LiiréiiÀfuiE mr icord.
A cette série plus cdrîeuse qu'instructive, plus ayentureasé
que derrière» fins calme et plus morale qu'émouvante, se
ratfadie une œuvre capitale de cette époque qui, avec maint
défoot, offre de grandes beautés. Le poème de Gudrune, qui
sous certains rapports justifie son titre d'Odyssée idUemande,
Vélève indubitablement par sa grâce nfflive, et souvent par
son édergie, au-dessus des plus célèbres productioiis con-
temporaines, qu'il efface toutes, à l'exception d'une seule,
enthousiaste et guerrière comme l'Iliade.
Le sujet du poème de Gudrune est tiré des Sagas du Nord,
quoiquUl soit difficile de préciser sa soujrce à la fois saxonne
et Scandinave. Il est probable toutefois qu'elle se rapporte
aux exploits maritimes du neuvième siècle, quand les rois pi-
rates danois et frisons envahirent à la fois toutes les côtes, et
fondèrent en Angleterre, en Irlande, en Belgique des colo-
nies agressives et rivales. Il est probable aussi qu'elle se
compose de plusieurs aventures isolées, que l'auteur inconnu
de cette œuvre, un des plus éminents minnesinger, a su ani-
mer de sa verve et colorer de sa poésie. La première partie
du récit se retrouve en effet dans l'Edda de Snorro, et s'ap-
puie sur un fragment du scalde Bragi qui vivait en Norvège
à la fin du neuvième siècle. Mais le nœud même de l'action,
les souffrances et la délivrance finale de Gudrune de Ner-
lande (bien différente de Gudrune de Bourgogne, la Grimhilde
des Nibelunges) ne se rencontrent que dans notre épopée, qui
se compose ainsi de deux légendes distinctes, celle de Hagen
d'Irlande et de sa fille Hilda; celle de Hettel de Frise et de sa
fille Gudrune.
Le poète signale dès son début la tendance douce et mo-
rale de son œuvre, en parlant de la famille de Hagen :
CYCLE ÉPIQUE. 335
POÈME DE GUDRUNE.
Es wuchs in Irelanden ein richer kônig her,
Er tvar geheizen Sigeband, sin vaier der hiez Ger^
Sine muoter die hiez Ute^ der preis der kôniginne^
Ob irer hohen tugend geziemte wol dem ricken ire minne,
€ En Irlande vivait un roi puissant et respecté, dont le
nom était Sîgebaud; son père s'appelait Ger; sa mère,
Uta, était la perle des reines, et méritait par sa vertu tout Ta-
mour de son noble époux.
€ Le roi Ger dominait, on le sait, sur une foule de châ-
teaux, sur sept états princiers. Il commandait à quatre mille
braves, avec lesquels il pouvait chaque jour accroître ses
biens et sa gloire.
< Le jeune Sigeband fut conduit à la cour pour y ap-
prendre Tart si utile de chevaucher en brandissant la lance,
de parer et de porter des coups; art nécessaire en pré-
sence des ennemis.
< Il grandit en maniant les armes avec toute Tassurancô
d'un héros ; et, sachant profiter de chaque heure, il acquit en
même temps les mille qualités qui devaient le rendre cher à
ses amis. »
Sgeband, devenu grand, épouse tJta de Norvège. Quand
leur fils Hagen est âgé de sept ans, on célèbre à la cour un
tournois magnifique, au milieu duquel le jeune prinœ dis-
parait. Un vautour, dont les ailes obscurcissent le soleil, lé
ravit dans ses serres cruelles. Il le porte à son nid, mais
Tenfant tombe à terre, et se cache dans les buissons où le re-
cueillent trois jeunes princesses, transportées comme lui au
fond des bois. L'armure d'un naufragé frappe sa vue; il
saisit un arc et lance au loin des traits qui tuent le vautour
336 LITTÉRATUBE DU I«ORD.
et sa couvée. Il fait ensuite la guerre aux animaux des bois;
tue un lion, se revêt de sa peau, et guide ses libératrices
jusqu'au rivage, où les reçoit une barque de pirates sarrasios.
Hagen maintient ceux-ci par son courage, et les fait aborder
en Irlande, où son retour remplit de surprise et de joie son
père et sa mère désolés. Sa renommée croit avec ses années,
et bientôt le bruit de sa valeur retentit dans tous les pays.
Investi de la royauté d'Irlande et uni à Hilda, Fatnée des
princesses que le vautour avait enlevée dans Tlnde, il est
père d'une autre Hilda, qui, à peine sortie de Tenfance, at-
tire par sa beauté les vœux d'une foule de princes que HageD,
inflexible, repousse avec dédain. ^
Mais Hettel de Hegeling, roi de Frise et de Jutland, déddé
à conquérir la main de la princesse par tous les moyens
dont il dispose, imagine une ruse ingénieuse. Il fait cons-
truire un superbe vaisseau, qu'il charge des objets les plus
ricLes et que commandent deux de ses vassaux, audacieux
et habiles comme tous les hommes du Nord. Wate et Bk>-
rand, bien accueillis par Hagen, ainsi que leur nombreuse
escorte, qu'ils représentent comme des bannis, déploient aux
yeux du peuple et de la cour des marchandises du plus haut
prix dont ils offrent au roi les prémices. Wate gagne sa
confiance par de bons coups d'épée ; Horaud , celle de la
reine et de sa fille par une voix pleine de mélodie qui fait
taire les chants des oiseaux. Secrètement informée de Fa-
mour de Hettel, la belle Hilda consent à l'enlèvement. Une
fête est préparée sur le vaisseau, le roi et sa famille s'y ren-
dent; mais, au signal donné, on lève l'ancre, et le père,
resté sur le rivage, voit sa fille emportée sur les flots. Outré
de colère, il s'embarque pour la Fr^se à la tête d'une armée
nombreuse. Hettel, qui vient d'accueillir Hilda et de la pro»
CYCLE épiqueI 337
clamer son épouse, défend vaillamment sa conquête. On
lutte des deux côtés avec acharnement ; mais tout à coup les
deux rois se rapprochent, pénétrés d'une mutuelle estime ;
une alliance est conclue, les haines sont oubliées, et Hagen
satisfait retourne dans ses états, laissant Hilda sur le trône
de Jutland^
Telle est la marche de cette première partie, fondée sur
une légende Scandinave dont TËdda en prose conserve le
souvenir, et qu'il faut détacher du reste et regarder comme
une introduction, sous peine d'admettre un poème unique
dont la trame s'étendrait sur trois générations. Aussi
n'avons-nous pas cru devoir insister sur beaucoup de traits
remarquables contenus dans ce curieux prélude, et qui
dénotent, à défaut d'art dans la disposition de l'ensemble,
une facilité d'invention et d'observation peu commune et un
coloris toujours vrai dans la mise en scène des person-
nages. Le vol du vautour ravisseur de Hagen, le courage de
l'héroïque enfant protégeant ses timides compagnes, son
retour auprès de ses parents, la fête splendide de son ma-
riage, sont décrits avec beaucoup de verve. Mais ce qui fait
surtout le charme de ce récit, c'est le tableau de la famille
de Hagen visitée par les deux inconnus; c'est l'étonnement
naïf de la jeune Hilda à la vue des prouesses de Wate, à
l'ouïe des romances de Horand ; c'est la ruse et l'audace de
ces hardis pirates qui trompent la vigilance de Hagen, et qui^
en levant l'ancre, se jouent de sa fureur. C'est enfin cette
lutte terrible sur le rivage frison, cet échange de bravoure
entre Hagen et Hettel, que désarment une mutuelle estime
et les douces prières de Hilda. Il y a ici des réminiscences
nombreuses de l'histoire poétique de la Grèce et de Rome,
habilement fondues dans le sujet, ou plutôt il y a des pein-
22
338 LITTÉRATURE DU NORD. '
tures de mœurs et de passions communes à tous les peuples,
exprimées avec force et avec grâce, qualités que la seconde
partie, qui commence au neuvième chant, fera ressortir
plus vivement encore.
Hettel et Hilda, unis d'un tendre amour, ont donné te
jour à un (ils et à vtae fille. Les brillantes qualités d'Ortwio,
Vangélique beauté de Gudrune, frappent jl'adoûration tons
les princes qui visitent le pays des Frisons, Hais Hetid, dé*
daignant toute alliance qui ne relèverait pas Tédat de sa 4MMh
ronne, repousse avec fierté les prétentions rivales déHerwig
de Zélande, de Sigfrid de Mauritanie, de Hartmuth de Nor*
*mandie ou plutôt de Noi*vége. Herwig marche contre lui à
la tête de ses troupes; la lutte s'engage, les deux chefs croi-
ent le fer; mais Gudrune, touchée de la valeur d« jeune
prince, arrête le glaive menaçant de son père et deHiande
Herwig pour époux. L'alliance est consentie, mais différée
d'un an, dans Tintervalle duquel Sigfrid le Sarrasin envahit
}a Zélande avec une flotte nombreuse, qui n'est reponssée
qu'avec l'aide de Hettel, lequel protège le fiancé de sa fille i
la tète de tous ses vassaux. Mais, pendant que la Frise privée
de défenseurs est ouverte aux invasions hostiles, Hartmeth,
secondé par son père Ludwig avec ses pirates scandinavest
)ance sa flotte sur la mer, aborde à Matelan, et somme Gu^
drunede le suivre. La jeune fille refuse par ces nobles paroles:
a Jamais il n'arrivera que le fier Hartmuth ceigne avec moi
la couronne en présence ak nos deux nations. Herwig est le
nom de celui auquel j'ai engagé ma foi.
« C'est à lui que je suis promise ; il est matk époux et je sais
son épouse. C'est à ce généreux guerrier que je souhaite
tout honneur tant que durera sa vie, comme je veux lui ap*
partenir aussi longtemps que durera la mienne. :i .
CYCLE ÉPIQUE. 339
'^' flarbnaib, blessé dans son orgueil, excité par ses farou-
ches amis, attaque le château et le brûle, arrache Gudrune
aux bras de Hilda, et Temmène prisonnière avec toutes ses
compagnes. Hettel, instruit de sou malheur, suspend aussitôt
la guerre contre les Maures, s'embarque précipitamment
sAr des ymsseaux à l'ancre dont iiexpûke de pieux pèlerins»-
et vole sur les traces des ravisseurs qu'il atteint dans une lie
déserte. Une lutte terrible et poétiquement décrite s'engage
entre les deux partis. Hettel, Herwig, Ortwin, Wate, et le
d^8arra«n devenu leur allié, attaquent les Norvégiens avec
ragé ; Lodvirig et Hartmuth ont peine à résister. Mais les gé-
missements des pèlerins dépouillés provoquent une puni-
tion du del ; Hettel doit expier sa faute : il tombe sous les^
eotips de Ludv^ig. La nuit qui survient et suspend le combat
favorise la fuite des ravisseurs , et Gudrune gémissante est
eotralnéo vers de lointains rivages. Les Frisons, leur roi et
l'âite de leur armée , retournent tristement vers la reine
qui , forcée dans son isolement de différer sa juste veur
gei^ce, fait élever un vaste mausolée dans nié de Wulpen-
sand où périrent tant de braves.
L'arrivée de Gudrune sur les côles de Norvège, sur cette
terre inhospitalière où l'attendent de cruels outrages , sa
(jKgnité ealme et patiente et sa constance inébranlable, sont
admirablement décrites au vingtième chant, où se peignent
en mènfie temps, par un heureux contraste, et la coupable
tncûrie de Hartomtb, et la douce sensibilité d'Ortrune sa
sœur, et la violence brutale de Ludwig sou père, et i*astu-
eteuse perversité de sa mère Gerlinde, vieille mégère qui
torture son héroïque captive. En vain la couronne royale
est-elle chaque jour offerte à Gudrune en échange des traite-i
Bients les plus rçdes, si elle consent à épouser Hartmulh.
340 LITTÉRATURE DU NORD.
Elle triomphe de toutes les épreuves, se soumet aux plus fils
travaux, et consume ses jeunes années dans une douloureuse
servitude plutôt que de manquer à sa foi. Enfin Gerlindela
condamne à laver sur le bord de la mer, exiK>sée aux frimas,
les vêtements de la cour. C'est le moment où la vengeance
s'apprête ; car une génération nouvelle s'est élevée dans le
pays des Frisons, et Hilda, qui pendant tant d'années n'a
cessé de pleurer sa fille, appelle aux armes tous ses guerrieii
et équipe une flotte formidable. Le départ des hardis mate-
lots, un calme sur mer, une grande tempête, l'arrivée aux
côtes ennemies sont décrits avec beaucoup de verve. L'ardeur
deHerwJg et d'Ortwin, le fiancé et le frère de 6udrttoe,à
explorer cette terre inconnue et à chercher l'objet de kar
amour, leurs généreux adieux à leurs compagnons d'armes
en leur confiant le soin de les venger s'ils succombent dans
leur tentative, amènent une scène plus attachante encore^
qui fait le sujet du vingt-quatrième chant. Nous laisserons
parler le poète :
« Ces deux femmes si dignes d'un doux repos, Ga-
drune et Hiideburge, sa compagne, lavaient sur la plage dé-
serte.
c C'était pendant le carême, quand soudain elles virentsur
les flots un oiseau qui nageait vers elles. Hélas I cher oiseau,
s'écria la princesse, tu as donc pitié de mon sort?
< Alors l'oiseau céleste fit entendre ces douces paroles : Je
suis un messager du Christ, noble fille ; tu peux m'interro-
ger sur ceux qui sont chers h ton cœur.
« Gudrune tomba à genoux sur la rive sablonneuse en fai-
sant le signe de la croix. Notre épreuve est finie, dit-elle à
Hiideburge, puisque Dieu se souvient de nousl
c Puis elle ajouta t Si le Christ t'envoie pour me consoler
CYCLE ÉPIQCE. 341
dans mon exil, dis-moi, bon messaginr, Hilda vit-elle en-
core? Elle fut mère de la pauvre Gudrune !»
A fa réponse rassurante de l'ange, Gudrune lui fait les
mêmes questions sur son frère, son. fiancé, les amis de son
père ; elle apprend que tous vivent et qu'elle va les revoir.
En effet le lendemain matin, quand nu-pieds sur la neige
elle reprend son travail avec la fidèle Hildeburge, elle aper-
çoit une barque légère montée par deux hommes inconnus.
Ils approchent, les jeunes filles s'enfuient ; mais, rappelées
par eux, elles répondent à distance revêtues de leur sainte
pudeur. Bientôt Gudrune a reconnu en eux Herwig, son
fiancé, et Ortwin, son frère. Le premier veut fuir avec elle;
mais Ortwin s'y oppose : c'est le fer à la main qu'il veut re-
conquérir Gudrune et ses compagnes. Herwig cède à regret
à la voix de Thonneur ; ils partent, mais la princesse, dans
sa noble fierté, jette à la mer les vêtementsi qu'elle tenait et
s'affranchit d'avance d'une indigne servitude. A son retour
au château ellç subit les reproches et les menaces de la
cruelle Gerlinde, qui veut la faire battre de verges. Feignant
alors de céder à ses vœux en acceptant la main de son fils,
elle obtient une trêve et se repose enfin, ainsi que ses tristes
compagnes. Hartmuth l'entoure de soins affectueux ; la jeune
et candide Ortrune se rapproche de Tamie dont elle déplore le
sort, et un sommeil paisible, après tant de souffrances, ra-
nime délicieusement ses forces défaillantes.
Celte nuit même, à la lueur des étoiles, l'armée d'Ortwin
débarque furieuse sur le rivage ; car tous ses guerriers ont
juré de teindre en rouge de sang ces tuniques qu'a blanchies
leur princesse outragée. Au lever de l'aurore, les casques
étincellent autour du château de Cassian. Gudrune les voit
venir et son cœnr s'en réjouît ; mais Hartmulh inquiet émi-
342 LITTÉRATURE DU KORD.
mère à Ludwig les enseignes nombreuses et Yuriées des
peuples conjurés contre eux. Au signal donné par le neant
Wate, dont le cor retentit à trente lieues sur les flots. Danois,
Frisons, Sarrasins sont à cheval ; les Norvégiens armés
s'avancent à leur rencontre. Combat terrible , et suecès in*
décis : Hartmuth terrasse Ortwin, et Ludvirig Uesse Herwig;
mais Gudrune, qui les voit du sommet de la toar, ranime
par un regard son fiancé qui se relève et abat d'on seul coup
la tête de son ennemi. Hartmulh seul se défend encore et se
trouve en présence de Wate, dont le glaive est prêt à le frapper ;
cependant il oublie le danger qui le presse pour arrêter d'une
iroix menaçante le vil bourreau qui, sur la haute terrasse,
allait égorger les captives à l'instigation de Geriinde. Ce trul
Igénéreux assure sa propre vie; car Gudrune, à Faspecl d'Or-
trune éplorée, gémissant sur son père et tremblant pour son
frère, demande elle-même une trêve que Herwig n'effectue
qu'en s'exposant lui-même aux coups furieux de Wate. A la
suite de cette scène pathétique et touchante, qui remplit le
vingt-huitième chant, nous voyons Hartmuth prisonnier. Or-
trune sauvée par son amie, Gerlinde livrée au supplice qu'elle
mérite, les plaines ravagées, les bourgs réduits en cendres,
le butin amassé de toutes parts, et Horand préposé à la garde
du pays, qui n'est plus qu'un vaste désert. Les vainqueurs
reviennent auprès de Hilda, lui ramenant sa fille bien-aimée
et un long cortège de captifs. La douce influence deGudmne
règne dès lors au milieu de cette cour, où chevauchent tant
de farouches guerriers de nations lointaines et ennemies.
Elle apaise toutes les haines par d'heureuses alliances que
lui suggère son cœur généreux. EUle rapproche d'Ortrune
son frère Ortv^in, de Hartmuth sa fidèle Hildeburge,.de
Sigfrid ktsœur de Herwig, qui lui-même est l'époux de wu
CYCLE ÉPIQUE. 343
ehob:. (hisilre mariages, célébrés avec pompe par une sérié
de fêtes et de tournois, ciraentent une paix dès lors indisso-^
lubie entre les Nerl»idais, les Sarrasins, les Nonrégiens;
^ Cette analyse succincte de la seconde partie, qui constitue
H poêitie téritable, laisse voir suffisamment quelles sont les
qualités et les défauts de cette œuvre importante. Les défauts
sont la longueur du récit, la surabondance des détails, la
mardie souvent traînante et prosaïque des événements. Les
qualités qui rachètent toutes ces taches et donnent au poème
im iminént mérite, sont ta peinture si vive dés caractères^
des mœurs et des passions des divers personnages, la vârité
des situations, le contraste des nationalités, le conQil des
ambitions rivales. C'est surtout la délicatesse des sentiments,
dans les pures et chastes figures qui éclairent d*un rayon
d'amour les luttes sinistres des guerriers : la tendresse ma-
ternelle de Hilda, la fidéOtë de Hildeburge, la sensibilité
d'Ortrune, la vertu sublime de Théroïne qui sort victorieuse
des plus cruelles épreuves. Gudrune est un type admirable
de douceur, de constance, de générosité, que Ton peut com-
parer sans crainte aux modèles les plus purs de l'antiquité
classique. Simple et naïve comme Nausicaa, dont elle rap-
pelle l'image sur la rive solitaire, sa douce résignation est
celle d'Iphigénie, sa fol inaltérable est celle de Pénélope. Uii
Mite mérite de l'auteur est d'avoir ennobli ses guerriers^
ft relevé par des traits de bravoure, d'abnégation, de dé-
vouementy ceux- mêmes que des passions ardentes entraî-
nent à de sanglants et ces. Ainsi l'impétueux Hettel sacrifie
ses jours pour sa fille ; ainsi le farouche Hartmuth sauve deux
fois la vie de sa captive, et se montre par son noble cou-
rage le digne antagoniste de Herwig. Les caractères second
paires d^Ortwin, de Wate, de Ludwig, de Sigfridi çont par-
344 LITTÉRATURE DU NORD.
faitement tracés, et la sombre figure de Gerlinde» le génie
du mal, la cruauté perverse, se dessine menaçante dans le
fond du tableau dont elle vivifie les couleurs. Il est évident
que le poète, dont le nom se dérobe à une gloire méritée,
était versé dans la lecture d'Homère qu'il imite dans ses
combats, dans ses défis, dans ses marches, dans ses dé-
nombrements, et dont il a su s'inspirer dans TadmiraUe
peinture de Gudrune, statue grecque sévère et ^aciense,
éclairée d'une auréole chrétienne. Nul doute que s'il avait
connu l'art ingénieux d'harmoniser un poème par le juste
équilibre de tous ses éléments, il eût pu, avec ceux qu'il avait
réunis, atteindre au premier rang de l'épopée.
XXIX
Cyele éplqm des Qotks et des Bari^iide**
Les traditions des Goths, jointes à celles des Burgondes,
des Scandinaves, des Huns, leurs ennemis ou leurs alliés,
forment la seconde série du Livre des Héros, série plus grave,
plus positive, plus historique que la précédente, puisqu'elle
est fondée sur les anciens bardits, sur ces chants nationaux
composés par les scaldes en présence des luttes gigantesques
qu'ils étaient destinés à retracer; chants d'allégresse, de
deuil ou de triomphe qu'a vainement cherché à faire revivre
le puissant génie de Charlemagne, et dont le combat d'Hilde-
brand et de son fils, dans Tancien idiome teutonique, est le
seul et précieux débris. Toutefois leur glorieux souvenir,
CYCLE ÉPIQUE. 345
mvironné d'une foule de fables, s'est perpétué à travers les
âges, animant successivement la verve des minne^nger et
des maîtres chanteurs. C'est à ces derniers que nous devons
les récits assez médiocres, mais cependant curieux» qui nous
peignent» d'accord avec TEdda, la jeunesse de Sîghrid » le héros
Scandinave rendu invulnérable par le sang d'un dragon, qu'il
tue pour délivrer Crimhitde et dont il ravit le trésor. Une
part plus large y est donnée à la jeunesse de Theuderic,
qui terrasse et enchaîne trois géants dont il fait ensuite
«es hommes d'armes ; et qui, à la cour d'Attila, protège
par sa valeur une noble dame dont le nom lui révèle la fée
de la fortune, dès lors attachée à son sort. Parmi les poèmes
plus importants des minnesinger, composés du douzième au
treizième siècle, on distingue le Gnome Laurin par Henri
41'Oflerding, récit merveilleux et chevaleresque, plein de
mouvement et d'éclat. Similde, fille de Biterolf, roi de Sty-
rie, est enlevée par Laurin, nain puissant qui règne sur le
Tyrol et qui a le don de se rendre invisible. Longtemps
tronipé dans ses recherches, Dietlib, frère de la jeune prin-
cesse, secondé par le duc Hildebrand, découvre enfin un jar-
din magnifique, tout parsemé de roses qui charînent les
regards et exhalent les parfums les plus suaves. Un de ses
guerriers en brise la barrière , et aussitôt parait le roi de
Tyrol, monté sur un coursier superbe. II abat à ses pieds le
guerrier présomptueux, et provoque Dietlib lui-même. Ce-
lui-ci, d'abord en danger sous l'action des armes enchan-
tées dont est muni le chef des nains; est secouru par Theude-
ric,^ qui désarme Laurin et lève le bras pour l'immoler.
Laurin avoue alors à Dietlib que c'est lui qui a ravi sa sœur,
et que seul il peut la lui rendre. Une trêve est conclue par
l'entremise de Hildebrand, et les chevaliers, pleins de con-
346 LITTÉRàTURE DU NORD.
fiance, suivent le nain dans sa demenrè mystérieBse. Un
palais souterrain s'ouvre à eux tout éblotmsant de merveil-
les; et, pendant qu'ils les regardent avidanent aux sons
d'une musique enchanteresse, le trattre leur versa un breu-
vage qui les lui^ivre sans défense. Des géants les déponiUent
de leurs armes et les plongent endormis dans un cacbot, <à
les étreignent des chaînes de fer. Theuderie se révdile lé
premier, et, telle est la fureur qui Tanime» que son haleine
enflammée fond le fer, et que, libre, il délie ses oomps^
gnons. Dietlib, sauvé de son côté par la sollicitude de sâ
sœur, restée pure et vertueuse en présence du tyran, .refoit
d'elle un anneau magique qui déjoue tous les sortilèges. Un
combat acharné s'engage entre les chevaliers, les nains et
les géants. Laurin, réduit à ses propre forces, est tatiK»
avec tous les siens par l'intrépidité de Tfaeuderic* Il est pris^
chargé de chaînes, et emmené comme objet de risée, pen*
dant que Bieliib et Similde retournât dans le royaume
paternel.
La Gourde Worms, autre poème du même genre, peint la
belle et puissante Crimhilde, reine des Bnrgondes, invitant
à un brillant tournois, dans un ^arc émaillé de roses, les rois
Attila et Theuderic, que combattront ses plus braves cheva^
liers. La fête a lieu; mais les hôtes étrangers en recueillent
seuls toute la gloire. En présence du séduisant cortège de
beautés accourues pour les voir, lès douze Amelunges, guer-
riers goths , triomphent des douze Nibelunges , guerrier!
burgondes; ei Sigfrid lui-même est vaincu par le noble et
heureux Theuderic, qui reçoit le prix de la valeur.
Ces deux romans chevaleresques et féeriques portent 11
nom riant des Deux Jardins, et en effet l'enjouement et la
grâce y tempèrent sans cesse l'horreur des armes, et leur
GÏGLE ÉPIQUE. 347
iaipresrioB générale est moins la crainte que le plaisir. Mais
led couleurs se rembrunissent dans les deux poèmes plus
émeuyantS) plus pathétiques, consacrés à la lutte prétendue
de Theuderic banni, persécuté, contre son oncle Tempereur
Ermenric, qu'appuient les ennemis du jeune prince. Les
souTrairs des exploits véritables des deux plus illustres rois
des Goths y sont ici rapprochés, confondus, sans égard aux
lieux et aux époques, mais avec une verve patriotique pleine
d'entntoement et de grandeur. Dans le poème de la Mort
d'Alfart, un voit ce neveu de HildelHrand^ fidèle à la cause de
Theuderic, se défendre seul du haut d'une tour avec une
bravoure surhumaine contre des légions d'assiégeants en*
voyés contre lui par Ermenric ; on le voit, comme le paladin
Roland, joncher le sol d'ennemis terrassés, et ne succomber
enfin qu'à la ruse envieuse et cruelle de Heime et de Witic.
Venutrop tard, accablé de regrets, Theuderic combat pout
venger son ami.
Le dernier poème, la Bataille de Ravenne, beaucoup plus
étendu et plus tragique encore, peint le suprême effort dé
Theuderic pour reconquérir son royaume. Attila, roi dèi
Buns, son allié, lui confie ses fils Scharf et Ort, qui eom^
battront pour lui avecDiether, son frère, etlisam, le prêtre
guerrier ; ils défendront Vérone pendant que Theuderic mar*
ehera hii-mème vers Ravenne au devant d'Ermenric, que
-suivent toutes les forces de l'empire. Mais, au moment où il
engage la lutte, les jeunes princes, n'écoutant que leur ar^
deur, sortent imprudemment de la ville et sont surpris par le
burgonde Witic, qui les tue et disperse leur escorte. Theu-
deric cependant, qui ignore ce désastre, livre le coni'^
bat ^ Ermenric, vainement soutenu par les Burgondes, et
l'inamole avec toute sa race dans un épouvantable massacre.
348 LITTÉRATURE DU NORD.
A son retour, il apprend son malheur, pleuré amèrement les
fils de son allié, et s'élance, ivre de vengeance, à la poursuite
de leur cruel vainqueur qu^il force à se précipiter dans la
mer. Puis il revient auprès d'Attila et lui fait hommage de sa
couronne.
Que doit-on voir au fond de cette œuvre d'une énergie si
effrayante, si ce n'est Tanimosité héréditaire des Ostgoths,
alliés aux Huns dans leurs invasions dévastatrices, contre les
Vestgolhs, alliés auxBurgondes et établis comme eux dans
la Gaule avec Fassentiment des Romains ? D'un côté^ Theu-
deric et Attila, de Pautre Ermenric et Witic personnifient,
sauf les anachronismes, ces deux tendances opposées, im-
placables.
Si les poèmes fantastiques de Tristan, de Parceval et de
Laurin préparent l'âme aux douces rêveries par la délica-
tesse des sentiments et le riche coloris des images, la Bataille
de Ravenne, pleine de fiel et de haine, toute sillonnée de ces
lueurs sinistres qui jaillissent du choc des boucliers et du
Tol hcHiiicide des lances, l'appelle au contraire aux médita-
tions graves, aux émotions douloureuses et profondes. C'^
ainsi qu'en Allemagne la muse du moyen âge préludait par
des essais brillants, par des scènes pathétiques et variées au
chef-d'œuvre qui devait l'illustrer; c'est ainsi qu'au mi-
lieu de ces chants héroïques, si pleins de verve dans leur
incohérence, si pleins de sens dans leur naïve rudesse, de-
vait surgir l'Iliade allemande, l'immortel poème des Nibe-
lunges.
Le germe de cette œuvre éminente, la tradition première
sur laquelle elle se fonde, existait, on le sait, en Allemagne
et dans toutes les régions du Nord, longtemps avant l'époque
des minnesinger et du grand poète qui a su l'élever au rang
CTCLE ÉPIQUE. 349
des productiuiis les plus sublimes. Le mythe de Sigurd ou
Sigfrid apparaît d'abord dans l'Edda, ou plutOt dans les
chants traditionoels qui ob( précédé de plusieurs siècles la
rédaction du Code Scandinave. Partout ce héros, inconnu à
l'histoire, se montre sous des traits symboliques, comme
l'emblème le plus pur du conquérant sauvage, plein d'ar-
deur, de force, de vaillance, et d'une abnégation généreuse
qui doit le conduire h la mort. Victime prédestinée comme
un nouveau Balder, il est l'amour des justes, la terreur des
coupables ; sa vie et son trépas doivent être décisifs pour
le sort de nations nombreuses : Scandinaves, Huns, Golhs et
Borgondes formeront le sanglont holocauste offert à ses
nitoes irrités. Dès sa jeunesse, ses hautes destinées se ré-
vèlent par d'éclatants prodiges qui remplissent plusieurs
chants de l'Edda. Retraçons d'abord ces légendes d'après
l'esquisse brillante de M. Ozanam ' :
( En ce temps régnait dans le Nord la royale famille des
Voisunges. Odin en était l'aieul, Slgurd le dernier rejeton.
L'arrêt du destin lui promettait des années courtes, mais
glorieuses; car son nom devait être illustre sous le soleil
parmi ceux des guerriers arbitres des combats. Les dieux lui
avaient donné un cheval intelligent ; les nains forgèrent pour
lui un glaive irrésistible ; lui-même il devait conquérir le
casque merveilleux qui répand la terreur, i
Le scalde raconte alors la défaite de Fafnir, drt^on redou-
table, d'une force surnaturelle, à qui Slgurd arrache le cœur.
A peine ce cœur a-t-il touché ses lèvres altérées, qu'il com-
prend le langage des oiseaux, et les entend parler d'une
Valkyrie condamnée par Odin à un sommeil magique. Il pctrt
■ CtiaDU de Siguid, de Fafair, de Bruubilde, de Gudrune,
dans Les Germain» de H. Ozanam.
me, dlËs I
850 LITTÉRATURE DU KORD.
aussitôt, emportant le trésor, et court à de noavëauï ex«
ploits.
c Sigurd chevauche vers la montagqe ; il traverse les bra^
liîers ardents qui apparaissent à ses regards, pénètre jifs*
qu'auprès de la vierge endormie, et la réveille en fendant sâ
cuirasse. Alors Brunhilde salue le jow, et la nuit, €t la ferre
fille de la nuit ; elle salue aussi les iieux et les déesse qri
donnent le pouvoir et le savoir; cttt difliiiide lenotn de son
libérateur, et, répondant à ses «fUéilièkis, lui enseigne V«A
divin des runes et les |Mréeeptes de la sagesse. Sigurd, trans^
porté de joie, lui jur» un amour éternel . »
D'autres chants, sans connexion entre eux et quelquefois
contradictoires, peignent l'oubli funeste de Sigurd préférant
à l'amour de Brunhilde, par l'effet d'un breuvage magfqpe,
eehii de Gudrune, fille de Giuk et de Grimhilde, et sœur de
Gundar, roi des Niflunges. Auxiliaire trop fidèle et trop obsé*
quieul , il s'emparer de la Yalkyrie dans l'iritérôt de son
beau-frère. Trois nuits il repose auprès d^elle, plaçant entre
elle et lui une épée nue, et la remet pure et soumise
entre les mains de son ami. Mais Brunhilde, qui n'a
rien oublié, veut le cœur de Sigurd ou la mort. Outragée
par Gudrune, elle excite contre lui les frères de €un^
dar, Hagen et Gutorm ; ce dernier le tue par trahison ,
et les trois frères s'emparent de son trésor. Gudrune ne
veut pas lui survivre, et reste absorbée dans un muet
désespoir :
c Assise près du corps de Sigurd, accaMée de douleur,
Gudrune attend la mort ; son œil n'est pas humide, elle ne
tord pas sea mains, elle ne se plaint pas comme les autres
femmes.
€ Les iarles attendris s'avancent pour adoucir son, désey-
CYOïE ÉPIQUE. 3M
poir. Le cœur prêt à se briser de tristesse , Gudrune ne peut
pleurer. Les îarlai superbes , les femmes couvertes de paru^
tes d'or, scmt près de Gudrone. Chacune d'elles raconte ses
nm&eurs.
^ «Giaflalige, sœuf de Giuk, lui dit : Je suis la femme
la plus infortunée; fêl perdu cinq maris, deux filles, trois
iœaars, huit firères, et cependant je yis encore.
c Godrune ne peut plàirer, tant elle regrette son^poux,
tiffll cdle soHfTre prôs^ da corps de Sigurd I
a Herberge, reine de la terre des braves, dit : Mon destin
est plus triste encore ; mes sept liis et mon époux sont morts
en combattant dans tes contrées du Sud. Le vent a sur les
flots trahi ma mère, m6n père, mes quatre frères ; les vagues
ont brisé letn* navire. Moi-même j'ai dû leur rendre les der^
niers honneurs, les conduire au toml)eau et préparer leur
sépulture. Cette même année, accablée de souffrances , pri»
vée d'appui, je fus faite prisonnière, à l'issue d'une bataille,
le damier jour de l'an. 11 mé fallut chaque jour chaossar et
habiller ta femme d'un Erse, au milieu dss menaces et des
coups. Jamais plus digne mari ti'eut une plus méchante
fennne.
c Gudrune ne peut pleurer, tant elle regrette son époux,
fasl elle souffre près du corps de Sigurd ! ' • .
« Guidraude , fille de Giuk , dit alors : Si sage que ta
sois, mère nourricière, tu ne sais pas consoler une jeune
feiiime.
«: Elle veut que le corps du roi soit découvert ; elle enlève
elle-même l'étoffe qui lé voile, et tourne le visage vers Gu-
drune. Vois, s'écrie-t-elle y ton bien-aimé; que tes lèvres
touchent ses lèvres, comme si tu l'embrassais vivant encore!
c Gudrunejette un regard, et voit les cheveux du roi tadbyés
352 LITTÉRATURE &U NORD.
de sang, les yeux da héros fermés, la poitrine du prince
traversée par Tépée. Elle se rejette sur son lit; les liens de
sa chevelure se dénouent, la rougeur lui monte au visage, et
une pluie de larmes tombe sur ses genoux. Alors Gudrune,
fille de Giuk , pleure ; les larmes ont trouvé un passage , et
ses oiseaux chéris répondent à ses sanglots. »
Plus éplorée encore et plus furieuse, Bnmhilde, dont la
sombre jalousie a causé le meurtre de Sigurd^ rassemble
$es serviteurs et leur ordonne d'élever un bûdier sur leqpid
elle partagera son sort :
c Élevez-le, dit-cdlc, dans la plaine , assez large pour
nous tous qui devons mourir avec Sigurd. Qu'on le couvre
de voiles et de boucliers et de riches tapisseries, ^ qu'on
brûle auprès de moi le guerrier. Qu'on brûle de l'au-
tre côté mes serviteurs ornés de colliers précieux ; que deux
soient à la tête avec deux éperviers; égal doit être le partage!
Qu'entre nous on place l'épée d'or, l'épée à la pointe acérée,
comme elle fut placée le jour où nous montâmes dans la
même couche, où nous fûmes appelés du nom d'époux. Ainsi
les portes étincelantes deValhalla ne retomberont pas conbre
nous. Accompagnés de mon cortège, notre voyage ne sera
pas sans éclat; car cinq de mes servantes l'escortent, et huit
serviteurs de haute naissance , et l'esclave qui a bu le même
lait que moi. J'en ai beaucoup dit; j'en dirais plus encore si
le glaive me permettait de parler. La voix me manque , ma
blessure s'enflamme. J'ai exprimé la vérité ; c'est ainsi qu'il
fallait mourir ! »
Après cette scène si pathétique, où la barbarie Scandinave
s'allie, par un heureux contraste, avec la fidélité indienne et
les rêves enthousiastes de l'Orient , l'Edda nous montre ,
dans un autre chant reproduit par M. Marmier, Gudrune
CYCLE ÉPIQUE. 353
immobile » glacée par la doulem* , insensible à toute conso-
lation ^
Ailleurs TEdda nous montre enfin Gudrune revenue à la
vie, réconciliée à ses frères, unie plusieurs années après au
puissant Atle fils de Budle, à la cour duquel paraissent,
avec une foule de princes, Ermenric et Thiedric, chefs des
Goths. Mais plus tard Atle ayant tué par trahison les frères
de Gudrune, qu'il croit coupables de la mort de Brunhilde
sa sœur, Gudrune, en proie à la fureur, massacre ses enfants,
son époux, met le feu à son palais, et se jette dans la mer,
dont les vagues la portent vers de lointains rivages où sa
vie doit continuer encore. Ainsi finit cette sanglante tragédie
dans les chants traditionnels de i'Edda.
Sur quelle base historique repose-t-elle? Quels événements
du moyen âge ont pu fournir la trame complexe, incohé-
rente de ce vaste et sombre tissu, nuancé d'éblouissants
reflets? Si le nom de Sigurd ou Sigfrid, qui fut plus tard
celui de plusieurs rois pirates, ne s'applique à aucun de ces
fiers conquérants qui fondèrent leur grandeur sur les débris
de Rome , s'il en est de même de Hagen son meurtrier,
Gundar et ses frères, fils de Giuk , au contraire, repré-
sentent évidemment les trois rois Gondicaire, Godomar et
Gislahar, fils de Gibic, premiers chefs connus des Burgon-
des, établis entre le Rhin et le Rhône vers Tannée 450, épo-
que de rinvasion d'Attila dont le despotisme farouche est
singulièrement affaibli dans la légende. Le Burgonde Gon-
dicaire combattit à Chàlons, comme allié du Franc Mérovée,
l'armée innombrable det Huns, dans laquelle pouvait se
trouver le chef des Ostgoths Theudcric l'Ancien, que la
Chants du Nord^ par M. Marinier, Paris, 4842.
23
354 LITTÉRiTURE DU NORD.
légende confond sans cesse avec son nevea Theuderic le
Grand, dont la domination en Italie n'eut lieu que quarante
ans plus tard. Un anachronisme plus fort rapprodie même
celui'Ci, dans la tradition Scandinave et germanique, d^Er-
menric, premier conquérant golb, vaincu en Sarmatle vers
876 par le roi des Huns Balamir. iinsi les sc^des réunis-
saient et confondaient dans leur mémoire, par un vague
sentiment d'admiration et de terreur, les princes et les
peuples de cette sanglante époque , si grande, si glorieuse i
leurs yeux, qui commençait pour eux lliistoire de la patrie
et projetait ses lueurs sur toute l'antiquité.
A répoque de Theuderic le Grand, et aussi de €lodv(rig oo
Clovis, roi des Francs, qu'une inexplicable réticence a exdu
de tous ces conflits, régnait sur les Burgondes l'astucieux
Gondebaud, fils de Gondioc et frère de Chilpéric, qu'il avait
tué pour parvenir au trône. La fille de celui-ci, la célèbre
Clotilde, poussa Clovis à venger ce meurtre, qui fit couler
le sang d'une foule de braves. Est-ce en elle qu'il faut re-
"connaltre le type primitif de Crimhilde , la Gudrune Scan-
dinave, d'abord si pure, si douce et si pieuse, ensuite si
implacable et si cruelle? D'un autre côté, Brunhilde la
Yalkyrie a-i-elle quelque rapport avec Brunehaut épouse de
-Sigebert ; ee qui rapprocherait alors 'de Frédégonde, Crim-
hilde, la furie vengeresse ? Aucune de ces questions n'ad-
met une réponse précise. La présomption la plus probable
' est que ces divers faits et ces divers caractères historiques, re-
cueillis, célébrés par les scaldes dans leurs migrations inces-
santes du nord au midi et du nïldi au nord, se sont enfin
combinés sous cette forme abrupte et variable sous laquelle
on les voit apparaître dans les traditions du huitième siècle,
traditions modifiées à leur tour, étendues, trop souvent affai«
CYCLE ÉPIQUE. 355
blies dans les chants plus élaborés et plus brillants des min-
nesinger.
L'époque où fut composée en Allemagne la grande épopée'
des Nibelunges , telle que nous la possédons maintenant, est
sans contredit la fin du douzième ou le commencement du
treizième siècle, Tépoque de la splendeur du Hobenstaufen,
comme le prouvent, non-seulement la langue qui est Talle-
manique le plus pur, mais encore l'introduction de certains
personnages inconnus à la première légende, tels que Pelle-
grin, évéque de Passau, et Rudiger ou Roger, margrave de
Bachelar, appartenant tous deux au dixième siècle ; le der-
nier surtout, type parfait de chevalerie, dont les courses en
Orient, les malheurs, les exploits, retombent en partie dans
la fable , mais dont le nom réel existe dans les chroniques
conmie ayant gouverné rÂutriche avant Léopold de Bam-
berg. Un autre indice, qui ressort assez clairement de l'ap-
parition de ces deux personnages comme vassaux de la
cour d'Attila, dont la capitale était Vienne, est la prédilection,
du poète pour toute la contrée du Danube, en opposition aux
bords du Rhin où périt le magnanime Sigfrid. Rien n'est
dit en faveur de la Thuringe ou de la Saxe, qui figurent
comme pays tributaires; rien en faveur des Magyares de
Hongrie, dont le nom n'est pas même mentionné. Ces motifs
joints à d'autres plus décisifs encore , fondés sur le style
simple, austère et calme, exempt d'ornements superflus, qui
distingue éminemment cette œuvre , ont fait exclure le bril-
lant Eschenbach et le sentencieux Klingsor de la série des
poètes auxquels on pouvait l'attribuer. Restent encore deux
concurrents sérieux, Conrad de Wurzbourg et Henri d'Ofter-
ding. L'un, auteur avoué de plusieurs grands poèmes suffi-
sants pour absorber la vie d'un homme, offre d'ailleurs des
356 LITTÉRATURE DU NORD.
traces nombreuses de décadence. L'autre, jouissant pendant
le moyen âge d'une renommée immense que rien ne justi-
fierait, si ce n'est quelque œuvre capitale dont alors on le
savait l'auteur, défend avec une noble audace, dans la célèbre
lutte de Wartbourg, la maison souveraine d'Autriche contre
celles de Thuringe, de Henneberg, de France, exaltées par
ses adversaires ; il représente ainsi évidemment le génie de
l'Allemagne orientale luttant, à avantage égal, contre celui
de l'Allemagne occidentale, et opposant aux séduisantes fic-
tions empruntées à la muse étrangère les austères souvenirs
de la patrie. Tout semble donc se réunir pour confirmer
l'opinion judicieuse des frères Schlegel qui proclament Henri
d'Oflerding le chantre anonyme des Nibelunges.
Quant au titre singulier de ce poème , il est tiré du nom
des princes burgondes qui comptaient un roi Niflung ou
Nibelung, fils des brouillards, parmi leurs fabuleux ancê-
tres. Ce nom est opposé dans l'Edda à ceux des Yolsunges,
des Amelunges et des Budiunges, héros Scandinaves, gothi-
ques et hunniques, ancêtres de Sigurd, de Thiedricet d'Aile.
FOEME DES NIBELDMCES. 357
XXX
l^oëme des Mlbelani^es.
La première partie du poème des Nibelunges, dont le ca-
ractère distinctif est le calme et la grâce , présente ces qua-
lités dès le début, comme le montrent ces premiers vers
dans leur simple et naïve harmonie :
Uns ist in alten mâren
Wunders vil geseit
Von heleden lobebàren.
Von grozer arebeit ;
Von f rende unt hochgeciten^
Von tveinen unt klagen^
Vou kûner recken striten^
Môget ir no wunder hôren sagen.
% Les anciens récits nous racontent les travaux, les ex-
ploits des guerriers magnanimes ; maintenant leurs joies
et leurs festins , leurs douleurs et leurs larmes , et leurs
luttes héroïques y vont vous émerveiller encore.
€ En Bourgogne vivait une noble fille, la plus belle qu'on
pût voir dans le monde ; Crimhilde était le nom de cette
princesse si belle, pour qui tant de guerriers devaient perdre
la vie.
< Elle était protégée par trois rois riches et nobles, Gun-
tber et Gernot, chefs vaillants, et le jeune Giselher, le géné-
reux guerrier. Tous trois étaient unis pour protéger leur
sœur. »
358 LITTÉRATURE Bt NORD.
Le poète nomme ensuite leur mère Uta, veuve du roi
Dankrat descendant de Nibelung, qui leur avait laissé
Worms et son territoire défendus par de belliqueux vas-
saux, parmi lesquels se distinguent surtout Hagen de Tro-
neg y Dankwart son frère, et Volker son ami. Puis il nous
ramène vers Crimhilde :
€ Au milieu de tous ces honneurs, Crimhilde rêva un jour
qu'elle élevait un faucon plein de force, de beauté, de cou-
rage, que deux aigles déchirèrent sous ses yeux épouvantés
de ce cruel spectacle.
« Elle raconta ce songe à sa mère qui ne put l'expliquer
d'une manière favorable : — Ce faucon élevé par toi est un
noble chevalier. Que Dieu veille sur lui , sinon tu le per-
dras ! »
En vain la jeune fille se récrie et repousse toute idée de
mariage ; le chant suivant, par un heureux contraste, amène
sur la scène son vainqueur :
< En Nerlande vivait le fils d'un roi puissant ; le père s^ap-
pelait Sigismond et la mère Sigelinde. Leur château, dont
le nom était connu au loin, s'élevait à Santen sur le Rhin.
< Sigfrid était le nom du guerrier intrépide et agile. Son
courage le poussa vers une foule de pays ; il signala sa force
dans les contrées lointaines , jusqu'à ce qu'il éprouvât la
bravoure des Burgondes.
« Avant même d'avoir atteint l'âge d'homme, il avait de
sa main accompli des merveilles dignes d'être à jamais célé-
brées, mais que nous sommes forcés de passer sous si-
lence. »
Telle est la simple exposition du poème , tel est le cadre
habilement tracé par l'homme de goût et de génie qui ne
fait qu'indiquer, dans les mots qu'on vient de lire , la jeu-
POEME DES NIBELUNGES. 359
nesw ma^eilleose de Sigfrid, ces exploits gigaolcsqaes du
Sigurd Scandinave, lesquels eussent détruit l'unité de son
plan, si, à l'esemple des poètes de son époque, il avait pris
son héros au berceau. Remarquons aussi avec quelle gr&ce
naive se présente Crimhilde , la Gudrune de l'Edda , et quel
reflet mélancolique jette sur elle ce songe mystérieux,
avant-coureur de toutes ses douleurs. Ce faucon si noble et
si fier, ce type chevaleresque de Sigrrid, ne rappelle-t-il pas,
par une coïncidence évidemment fortuite , mais cependant
bien digne de remarque , ce cygne aux ailes étïncelantes
qui, dans un des plus beaux épisodes du poème indien du
Hahabharat, fait connaître à Damayanti le héros digne de
son amour ?
Sigfrid, inslruit par la renommée de l'incomparable beauté
de Crimhilde, veut s'en assurer par lui-même, et obtient,
après de vives instances, le consentement de son père à ce
voyage aventureux. Il part à la tête d'une brillante escorte,
et, après plusieurs jours de marcbe, arrive aux frontières
de la Bourgogne ; il provoque , suivant l'usage Scandinave ,
le roi lui-même h un combat singulier. Le défi est refusé,
et le guerrier admis à faire son entrée dans la ville, où il
est reçu avec de grands honneurs par tes paladins et par les
dames, mais où ses yeux cherchent vainement Crimhilde.
La princesse, cachée dans son palais, a entrevu cependant,
h travers un treillage, le noble front, la démarche majes-
tueuse, la beauté chevaleresque de Sigfrid; et l'amour s'em-
pare de son cœur avant même que Sigfrid conçoive le moin-
dre espoir. Cet amour, elle l'ignore elle-même dans sa
douce candeur virginale ; elle ne croit rendre au jeune
héros que Fhommage dû à sa valeur. Bientêt celte valeur
se manifeste dans l'intérêt de ses nouveaux hâles. Les rois
360 LITTÉRATURE DU NORD.
de Saxe et de Danemark veillent imposer leur suzeraineté
au roi des Burgondes, quUls menacent de la guerre. Sigfrid
offre son bras à Gunther pour repousser cette odieuse exi-
gence; et, dès le début du combat, il terrasse et fait prison-
niers les deux rois qu'il livre à son ami. Gunther recon-
naissant lui permet enfin de voir, au moment de son retoar
triomphal, celle pour qui soupire son cœur, et dont, sans le
savoir, il a fait la conquête :
< Quand elle vit approcher le héros intrépide, une douce
rougeur colora son visage : — Je vous salue, dit-elle, sei-
gneur Sigfrid, noble chevalier! — A ces mots, le cœur du
guerrier palpita d'allégresse.
a S'inclinant humblement, il lui offrit la main. Ah! qu'il
était heureux de marcher auprès d'elle, et quels regards
d'amour, mais en toute convenance , échangèrent le cheva-
lier et la dame ! »
Toutefois , pour couronner ce noble et pur amour, la
bravoure de Sigfrid, si souvent victorieuse, sera mise à une
nouvelle épreuve. Gunther veut à son tour conquérir une
épouse , et sa passion aventureuse le fait aspirer à Bmn-
hilde, reine d'Islande, belliqueuse Valkyrie d'une force sur-
humaine. Il réclame de Sigrrid son appui, dont la main de
Crimhilde sera sa récompense. Gunther part, malgré les
larmes de sa sœur; et le chef nerlandais l'accompagne avec
joie vers celle terre mystérieuse hérissée de châteaux gar-
dés par de nombreuses phalanges. Toutes obéissent à l'al-
tière Brunhilde , qui ne reconnaîtra pour époux et pour
maître que celui qui la vaincra dans un tournoi, où la dé-
faite entraînerait la mort. Une foule de chevaliers ont déjà
succombé ; Gunther, toutefois, se présente plein d'audace;
mais ses efforts sont vains, et la forte amazone est sur le
POEME DES NIBELCNGES. 361
point de le terrasser, quand Sigfrid, invisible sous le cas-
que magique qu'il conquît jadis en Norvéïçe avec le riche
trésor des Nibelunges , renverse Bruntiilde de son che-
val et la force à s'avouer vaincue. Gunther, son vain-
queur apparent, est alors accepté par elle, et le brillant
cortège, auquel se joignent les braves que Sigfrid a rame-
nés de Norvège, des états d'Albéric dont il est suzerain,
s'achemine vers la ville de Worms où se célèbrent les deux
Sigfrid, messager de bonheur, est l'époux fortuné de
Crimhilde ; mais Gunther est soumis à de tristes épreuves,
et l'intervention mysiérieuse , mais loyale et chevaleresque
de son ami, est nécessaire pour arracher à Brunhilde la cein-
ture qui la rend invincible. Elle croit toutefois n'obéir qu'à
Gunther, qui laisse bienldt partir pour Santen, Sigfrid com-
blé d'honneurs, accompagné de sa jeune épouse, objet
d'amour et de vénération pour le peuple que Sigismond
son père a confié à sa royale tutelle.
. Pendant dix ans, il règne ainsi en paix sur ses possessions
et ses conquêtes. Un fils lui nait ainsi qu'à Gunther; une
Tive affection semble unir les deux princes. Hais Brunhilde,
inquiète de l'éclat qui entoure au loin sa belle-sœur, veut la
voir paraître à la cour avec Sigfrid, qu'elle croit un oublieux
vassal. Le roi, accédant à ses vœux, envoie des messagers à
Sigfrid, et prépare à Worms des fêtes magnifiques pour la
réception de son beau-frère. Les deux princesses, présentes
à un tournoi , contemplent leurs époux avec une joie ja-
louse :
< —r Mon noble seigneur, dit Crimhilde, serait le digne
chef de toutes ces provinces.
c — Cela pourrait être, dit Brunhilde, si v
;i vous étiez scub ^H
362 LITTÉRATURE DU NORD.
sur la terre ; mais jamais cela ne sera tant que vivra le roi
mon époux.
« — Vois, repartit Crimhilde, avec quelle majesté Sigfrid
marche au milieu des guerriers, comme la lune éclipsant les
étoiles ; j*ai bien raison d'en être fière !
€ — Quelque braire et majestueux qu'il soit, répondit vi-
vement Brunhilde, Gunther, ton noble frère, est le plus puis-
sant des monarques ! »
Bientôt la querelle s'anime et s'aigrit, les cortèges des deux
reines se séparent au moment d'entrer à l'église. Brunhilde
humilie publiquement sa rivale, et celle-ci, outrée de colère,
lui lance alors le plus cruel outrage, dont Texplication mys-
térieuse lui fut jadis confiée par l'imprudent Sigfrid. Concu-
bine ! à ce mot Brunhilde pleure , mais ses larmes deman-
dent des flots de sang. Hagen, le plus vaillant des vassaux de
Bourgogne, qu'une sombre envie excite contre le prince du
Nord, lui jure de la. venger, et arrache, non sans peine, l'as-
sentiment du roi qui doit tant à Sigfrid. En vain une récon-
ciliation apparente a semblé rapprocher les deux princes ; on
suppose une guerre imminente. Sigfrid ofTre son bras à ses
hôtes ; et la crédule Crimhilde, qui tremble pour ses jours,
indique à Hagen, qu'elle croit son ami, le seul endroit du
corps où son époux, rendu jadis invulnérable par le sang du
dragon de Norvège, soit encore accessible au fer ; lui don-
nant ainsi pour protecteur celui qui a juré sa perte. On pré-
pare alors une chasse royale qui doit précéder le départ.
Sigfrid, étranger à toute crainte, s'y livre avec son ardeur
impétueuse, et fournit au poète l'occasion d'une peinture
pleine de vivacité et d'intérêt.
Sigfrid avait dépassé tous les chasseurs; rien n'avait pu
résister à sa force et à son courage indomptable : loups,
POEME DES NIBELUMGES. 363
cerfs, buffles, sangliers, expiraient pêle-mêle sous ses Iraits,
et déjà les sons perçants du cor annonçaient le festin cham-
pêtre, quand soudain il aperçoit un ours énorme qui s'en-
fonçaitHans la forêt. Le poursuivre, le terrasser, le garrotter
de fortes cordes et le suspendre au pommeau de sa selle est
pour Sigrrid l'affaire d'un instant. Puis, arrivé au lieu du
festin, il délie tout à coup les cordes; l'ours bondit, les
chiens fuient, les chasseurs se dispersent en désordre, ren«
versant les plats et les viandes. Sigfrid s'élance alors à sa
poursuite, et son trait, rapide comme l'éclair, s'abreuve
bientôt du sang du monstre.
Fatigué de tant de prouesses, il prend une large part au
festin, où s'amoncelle tout le gibier de la chasse; mais, par
une précaution perfide, le vin a été oublié. Sigfrid, dévoré
de soif, court sans armes vers une claire fontaine que Hagen
lui indique de loin, et, pendant qu'il se penche sans défiance
pour approcher ses lèvres du breuvage salutaire, le traître,
qui l'a suivi, plonge son javelot entre ses deux épaules, à
l'endroit vulnérable dont il savait le secret. Rien de plus
pathétique que la mort de Sigfrid, ainsi que la décrit le
poète :
« Chancelant, il se redresse au bord de la fontaine, por-
tant le javelot enfoncé dans son cœur. Il cherche un arc, ua
glaive, pour rendre à Hagert le prix qui lui est dû.
« Blessé grièvement, il ne trouve plus son glaive; son
bouclier lui reste, il le relire de l'eau, s'élance vers le traître
et l'atteint.
€ Près de mourir, il frappe avec tant de force qu'au loin
jaillissent les pierres précieuses et que le bouclier éclate avec
fracas. #
« Hagen fléchit sous sa main redoutable, la for^ retentit
364 LITTÉRATURE DU NORD.
de ses coups redoublés. S'il avait eu son glaive, son ennemi
périssait, tant il était terrible en son courroux !
« Cependant il pâlit, ses forces l'abandonnent ; la mort
se peint dans les traits de celui que pleureront les nobles
femmes.
*« L'époux de Crimhilde tombe au milieu des fleurs et son
sang s'échappe à grands flots. Alors, dans son angoisse, il
exhale ses plaintes contre ses perfides meurtriers :
« — Lâches et méchants que vous êtes , vous me tyez
pour prix de mes services, pour prix de ma fidélité; est-ce
ainsi que vous récompensez vos amis ?
« Ce sera pour votre race une honte inefiTaçable ; car je
succombe à une atroce vengeance, et tout brave chevalier
vous nommera félons ! —
« Les guerriers en foule accoururent. Pour la plupart
d'entre eux ce fut un jour de deuil ; car tout cœur loyal le
plaignit ainsi qu'il l'avait mérité.
« Le roi des Burgondes voulut aussi le plaindre ; mais le
héros blessé à mort lui dit : — Pourquoi gémir sur le mai
qu'on a fait? On ne mérite que blâme ; il fallait s'abstenir!
« — Eh, pourquoi donc pleurer? reprit le cruel Hagen.
Toutes nos peines sont finies ; car je vois peu d'ennemis qui
puissent nous braver maintenant. Je m'applaudis d'avoir
acqpmplis cette grande œuvre. »
« — Vous vous vantez sans peine, dit Sigfrid ; mais si j'a-
vais pu connaître vos pensées meurtrières, j'aurais bien su
me garder de vos coups. C'est Crimhilde, mon épouse, pour
qui mon cœur gémit.
« Que Dieu ait pitié de mon fils , qui apprendra plus
tard l'opprobre de ses proches, coupables d'un i^ssassinat!
Que ne puis-je le celer? Je mourrais sans regret. —
POEME DES NIBELUN6ES. 365
c Puis il dit, accablé de douleur : — Noble Gunlher, si
\ous voulez faire encore quelque bien sur cette terre, pre-
nez soin de ma fidèle épouse.
« Souvenez-Yous qu'elle est votre sœur; au nom de votre
foi royale, protégez-la de tout votre pouvoir. Bien longue
seraTattente de mon père, de mes braves; jamais on n'aura
vu de plus cruel veuvage ! —
« Cependant de toutes parts les fleurs étaient rougies du
sang qui s'écoulait de sa blessure mortelle. Sa lutte ne fut
pas longue; la mort trancha ses jours, et les paroles expirè-
rent sur ses lèvres. »
Est-il possible de lire sans émotion toute cette scène de la
mort du héros si confiant, si brave, si résigné, si généreux?
Ce passage, trop peu cité par les critiques entraînés par Tiu-
térèt puissant qui s'attache aux derniers chants du poème,
nous parait un des plus remarquables , un des plus parfaits
de tout l'ouvrage, celui qui peint le plus vivement l'admi-
rable caractère de Sigfrid. Le guerrier blessé par un traître
qui lui-même est plein de force et d'audace, le domine telle-
ment par sa vaillance que, sans armes, le javelot dans le
cœur, il l'abat tremblant à ses pieds. Puis, pendant que sa vie
s'échappe avec son sang, quelles nobles et touchantes paroles
nous peignent ses sentiments intimes, son horreur de la
perfidie, sa loyauté inaltérable, son magnanime ouUi des
injures ! Quelle réserve et quelle dignité dans les reproches
qu'il adresse à Gunlher ; quelle tendre délicatesse dans cet
amour qui le porte à courber la tète devant son cruel ennemi
pour lui recommander en mourant sa Crimhilde, son épouse
chérie ! Nous ne craignons pas d'affirmer que les dernières
paroles de Patrocle et d*Hector, de Mézence et de Turnus,
dans Homère et Virgile, n'égalent pas pour le pathétique les
366 LITTÉRATURE DU NORD.
adieux du héros Scandinave, aussi terrible dans les combats
que le plus brave des héros grecs, aussi résigné dans sa
mort que Yajnadattas, le jeune brahmane, le type de la piété
filiale, dans Tépopée indienne du Ramayan. Aussi, après la
lecture de ces strophes, s'étonne-t-on moins, suivant ks
mœm*s du siècle, que tant de vertu ait provoqué tant de
larmes, et que ces larmes amères aient coûté tant de sang.
Le féroce Hagen a déposé, par un raffinement de haine,
le corps mutilé de Sigfrid devant la chambre même de
Crimhilde. A son réveil, c'est le premier spectacle qui frappe
ses yeux épouvantés. Eperdue, elle tombe en défaillance;
puis elle entoure de ses blanches mains les restes inanimés
de son époux ; elle voit ses traits défigurés» son bouclier in-
tact : « C'est un meurtre, » dit-elle ; et sa pensée, prompte
comme Féclair, se porte aussitôt sur Hagen, ministre des
vengeances de Brunhilde. Le vieux Sigismond se réveille à
son tour et vient se jeter sur le corps de son fils, suivi des
guerriers nerlandais dont les regards terribles sont obscurcis
de larmes. Les cris de douleur retentissent de tQ.utes parts;
il s'y mêle des cris de guerre que Crimhilde s'eflforce d'a-
paiser, se réservant plus tard le jour de la justice. Mais lors-
qu'au convoi de Sigfrid, le roi son frère se présente devant
elle les yeux humectés de larmes feintes, elle ne craint
pas de l'accuser en face de connivence avec le meurtrier.
Quant à Hagen , les plaies de sa victime qui se rouvrent à son
aspect sont une voix du ciel qui appelle sur sa tête une ven-
geance implacable et terrible.
Rien ne peut consoler la noble veuve restée seule au-
près de sa mère, après le départ de Sigismond. Vivant
dans une austère retraite auprès du tombeau de sou
époux, elle refuse pendant trois années d'adresser la parole
POEME DES NIBELUNGES. 367
à G^ttier. Ses deux autres frères, Geruot et Giselher, ce
.^pniier surtout, modèle de loyauté, innocents tous les deux
de la mort de Sigfrid, ont seuls accès auprès d'elle. Enfin,
une récoBciliatiou s'opère, et Crimhilde consent à réclamer,
par Fentremise du roi des Burgondes, le trésor de Sigfrid,
déposé en Norvège sous la garde du nain Âlbéric. Ses ordres
sont promptement suivis ; Albéric obéit au message de sa
souveraine, et bientôt des monceaux d'or arrivent àWorms,
où Crimhilde ne les emploie chaque jour qu^à des fondations
pieuses eu l'honneur de Sigfrid. Cependant Hagen, ulcéré et
alarmé, conseille au roi de s'emparer de ces richesses. Les
deux autres frères s^y opposent ; mais Gunther, entraîné par
des conseils perfides , toujours sans force contre le mal ,
laisse Hagen dérober le trésor et le précipiter dans le Rhin,
qui, dit-on, le recèle encore. Dès lors, le ressentiment de
Crimhilde, aigri par ce nouvel outrage, s'enfonce et s'accroît
dans son cœur fermé désormais à toute joie. Dix années elle
languit ainsi dans sa captivilé cruelle, isolée de tous, con-
centrée dans sa haine, attendant du ciel la vengeance qu'elle
invoque, sans toutefois la prévoir.
Telle est la mise en scène de cette grande épopée con-
sacrée à la gloire de Sigfrid, qui la remplit non-seulement par
sa vie , mais par sa mort et par ses funérailles , source
d'exploits merveilleux et d'horribles vengeances. Son carac-
tère franc, noble, intrépide, prédestiné à un trépas précoce,
irréfléchi dans sa force invincible, est exactement celui
d'Achille , quoique la place qu'il occupe dans le poème et
llnfluence qu'il y exerce soit plutôt celle de Patrocle vengé
par des torrents de sang. L'instrument fatal de cette expiation
ne sera plus, comme dans Homère, le brave des braves, ulcéré
de la mort funeste d'un ami; mais une femme, d'abord vierge
368 LITTÉRATURE DU NORD.
timide, fille dévouée, épouse affectueuse, comme Androisia-
que ou Pénélope, puis beauté incendiaire, implacable furie, ,
comme Hélène ou plutôt comme Médée. Cette transformatios
de Crimbilde et le contraste de couleurs qui en résulte entre
les premiers chants que nous venons d'analyser et les der-
niers chants qui vont suivre, ont fait croire à quelques criti-
ques que le poème n'était pas homogène, qu'il était l'œuvre
de deux ou plusieurs poètes ; opinion d'ailleurs à la mode,
que l'on n'a pas craint d'appliquer au plus grand de tous les
chefs-d'œuvre, à Tlliade, l'ensemble le plus complet, le plus
harmonieux qui existe, à l'Iliade où les caractères, vivement
tracés dès le début, se soutiennent dans toutes les circon-
stances, dans les complications les plus variées , avec une
force, une netteté, une constance qui ne se démentent pas
un instant, et qui dominent par l'unité du trait d*in-
nombrables péripéties. Il est donc naturel que cette suppo-
tion banale, à laquelle l'Enéide, la Divine Comédie, semble-
raient offrir plus de prise si l'histoire n'était là pour les dé-
fendre, ait été appliquée aux Nibelunges, dont l'auteur, plus
mystérieux qu'Homère, reste couvert d'un voile impéné-
trable. Toutefois nous ne pensons pas, qu'après une lecture
attentive et dégagée de toute prévention , il soit possible de
refuser au poète allemand plus qu'au poète grec l'unité
d'invention, de disposition et de style, qui forment, à des
degrés divers, leur glorieuse personnalité.
La transformation de Crimhilde, qui agit sur tout ce qui
l'entoure, se trouve déjà en germe dans cette première partie
où les outrages répétés qu'elle essuie, avant et après le meur-
tre de Sigfrid, blessent son cœur, exaltent sa fierté, et chan-
gent son amour en vengeance. L'inflexible méchanceté de
Haçen, personnage odieux, mais dont l'ardent courage et la
YOEME DES NIBELUN6ES. 369
foi fitodale tempèrent Tatrocité, ne se dément pas un instant
^"^eommencemeht jusqu'à la fin du poème. Guntherest tou-
jours irrésolu et faible, malgré sa bravoure personnelle,
Gemot toujours prudent, Giselher toujours généreux. Brun-
hilde reste vindicative et fière, quoique privée de cette
force surhumaine dont elle conserve Timportun souvenir.
Dankwart, le frère dévoué de Hagen, et Yolker, l'intrépide
troubadour, commencent aussi dès le début ce rôle de cons-
tance chevaleresque qu'ils soutiendront jusqu'à la fin du
drame, qui sera aussi celle de leur vie. Partout les caractères
des personnages se croisent et se combinent d'une manière
admirable pour préparer la sanglante catastrophe qu'nmène-
ront leurs passions indomptables. Avec Sigfrid tout ce bril-
lant cortège, comme illuminé de sa gloire, flottait dans une
sphère radieuse, soumis à une même destinée, aspirant
à un même bonheur ; après lui, la nuit, la tempête, l'épou-
vante, la lutte acharnée, les éclairs qui sillonnent les nuages,
les coups de foudre qui frappent et qui tuent.
XXXI
Poëme des lVlbelmi|^efli
La seconde partie des Nibelunges voit se développer dans
une série de scènes de plus en plus tragiques, de plus en plus
déchirantes et lugubres, les conséquences funestes du meurtre
de Sigfrid qui forme le nœud de tout le poème. Au début ap-
parat un nouveau personnage que le roman emprunte à
l'histoire, mais qu'il façonne à son caprice, transformant
24
370 LITTÉRATURE DU NORDw^
Etzel, le terrible Attila, eu un roi crédule et débonnairç qui
yit en paix dans ses immenses domines, sur les rives b^
. tilcs du Danube, entouré d'une cour magnifique à laquelle il
ne manque qu'une reine pour briller d^uu éclat sans pareil.
Veuf de Helke sa première femme, il songe à demander
Crimhilde dont l'esprit et la noble constance sont. célébrés
dans toute la Germanie.
Daz geschah m den geciten
Do frou Helche erstarpj
Unt daz der chunic Ezele
Ein ander wip warp»
Dq ritten sine friunde
In Buregonden lanty
Zeiner werden witewen
Diu frou Chriemhilt gênant.
Ses messagers partent pour la Bourgogne, et à leur tète.
Rudiger, margrave- d'Autricbe, type de loyauté chevaleres-
que, que le poète, par un anachronisme volontaire, a rappro-
ché de cette époque. Toutes ses prières échouent d^abord
auprès de l'inflexible veuve, fidèle à son premier amour
et peu soucieuse d'ailleurs d'épouser un païen ; une seule
promesse parvient à l'ébranler :
« — Séchez vos larmes, dit Rudiger, quand vous n^auriez
dans le pays des Huns que mon épée et celles de mes amis,
toutes vos douleurs seraient vengées. —
< A ces mots, le cœur de Crimhilde s'épanouit : — Jurez,
s^écrie-t-elle, que vous serez le premier à punir quiconque
a causé mes angoisses. — Je le ferai, lui dit le margrave. —
« Et Rudiger jura avec tous ses vassaux d'obéir à ses
ordres et de soutenir sa cause dans le vaste pays des Bons ;
et sa droite confirma son serment. »
POEWŒ DES NIBELUNGES. 371
Serment irréfléchi, engagement fatal contre des ennemis
inconnus, qui triompha soudain delà résistance de Crimhilde,
mais d'où devaient jaillir des maux incalculables!
La reine prend congé de ses frères, qui souscrivent avec joie
à cette union. Un brillant et nombreux cortège de chevaliers
et de dames raccompagne à travers la Souabe et la Bavière
jusqu'au château de Rudiger, d*où elle s'avance vers la ville
de Vienne. Devant les murs tous les princes tributaires,
grecs, russes, polonais, tatares et goths, et parmi eux Dié-
trich, le grand Theuderic lui-même, précèdent l'arrivée
d'Etzel ou Attila, qui accueille sa nouvelle épouse avec de
vives démonstrations de joie. Au milieu des tournois et des
fêtes elle prend possession de son vaste royaume dont le
centre est en Hongrie, dans le splendide palais d'Etzelburg.
Pendant sept ans elle y règne honorée, et la naissance d'un
fils qui reçoit le baptême met le comble à son ascendant sur
le monarque soumis à ses moindres désirs. C'est alors que le
ressentiment qu'elle nourrit au fond de son cœur se réveille
tout à coup plus terrible ; car elle ose espérer la vengeance.
Elle persuade à son confiant époux d'inviter à sa cour le roi
des Burgondes et ses deux autres frères et leurs plus braves
guerriers, afin de prouver à tous les yeux que Talliance qu'il
a contractée n'est pas indigne de sa grandeur. Etzel se prête
à ses vœux, lui laisse le choix des messagers, et Werbel et
Swemmel, deux habiles troubadours, partent munis des ins*
tructions de Crimhilde. Us ont ordre surtout de n'oublier
personne dans l'invitation qu'ils vont faire; car elle sait que
l'arrivée de ses trois frères peut seule entraîner celle de
Hagen, l'odieux ennemi dont elle médite la punition san-
glante et exemplaire. Les messagers sont bien reçusà Worms,
l'invitation est acceptée ; et le roi Gunther, repoussant tout
372 LITTÉRATURE BU NORD.
soupçon, malgré les pressentiments de Brunhilde et de sa
mère, se met en route avec Gernot et Giselher, avec Dankwart
et Yolker, avec un essaim de serviteurs, et mille guerriers
burgondes commandés pai* l'audacieux Hagen. Ils traversent
la Francanie et arrivent sur les bords du Mein, où deux on-
dines ou sirènes leur annoncent un présage funeste. Hais, ras-
surés par Hagen, ils persistent, et marchent résolument où
les conduit le sort. Le margrave de Bavière attaque leur avant-
garde; il est tué à l'insu des trois princes. Rudiger au con-
traire et sa femme Gotelinde les reçoivent avec l'hospitalité la
plus cordiale dans leur châleau de Bechelar. Les charmes de
leurjeunefilleonttouchéGiselher, qui la demande pour fiancée
à son retour. La promesse en est faite, et des armes pré-
cieuses sont offertes par Rudiger aux princes et aux vassaux
comme gages d^une alliance amicale, qui doit, hélas! tourner
contre lui-même. Rien de plus naïf et de plus touchant que
cette réception chevaleresque, dernier repos du poète et de
ses héros avant l'horrible catastrophe vers laquelle on marche
à grands pas. A Giselher, le noble margrave avait promis sa
fille, son bien le plus précieux. Â Gunlher il donne une
riche cuirasse, à Hagen un bouclier, à Gernot un glaive;
et ce sont ces mêmes armes qu'ils tourneront contre lui par
une nécessité fatale, et ce sera ce glaive qui tranchera sa
vie!
Les Burgondes, escortés par Rudiger lui-même, arrivent
devant le château d'Eizelbourg, où les accueille Theuderic ou
Dîclrich de Vérone, Tilluslre roi des Goths, réfugié auprès
d'Elzcl. Bientôt paraît Crimhilde elle-même dissimulant avec
peine son courroux, qui éclate dans le feu de ses regards.
Toutefois elle salue ses frères, et les conduit dans le palais ;
mais les Huns, à son instigation, entourent eu foule Hagen et
POEME DES KIBCLDXGES. 373
Tolfcer, restés seuls daas la cour d'honneur, pendant qu'un
quartier lointain est assigné aux hommes de l'escorte. Tou-
tefois )a contenance martiale des deux guerriers, leur pose
immobile sur leurs sièges, tient en suspens leurs nombreux
ennemis. Alors Crimbilde s'avance, la télé ceinte du diadème,
au milieu des troupes frémissantes :
a A sa vue, l'audacieux Hngen place devant lui une
épée étincelante dont le pommeau était une émeraude aussi
verte que l'herbe des champs. Crimhilde la reconnut, c'était
celte de Sigfrid!
« Elle reconnut avec une vive douleur cette arme au
fourreau d'or, aux glands de pourpre ; elle se rappela ses
peines et se prit h pleurer : c'était ce que voulait son cruel
ennemi.
« Volker le troubadour saisit sa forte lyre, allongée
comme un glaive à la lame acérée. C'est ainsi que, sans
crainte, t'attendirent les guerriers,
« ConHanIs dans leur vaillance, ils restèrent immobiles,
refusant de lui rendre honneur. Alorfi, s'avançant jusqu'à
eux, elle les salua de ces amères paroles :
< — Dites-moi, Hagen, qui vous a invité à venir chevaucher
dans ce paysT Après les maux affreux que j'ai soufferts de
vous, il eût étéplus sage de nepas venir. —
« Hagen lui répondit : — Je ne fus invité par personne;
mais trois princes, dont je suis le vassal, se sont acheminés
Ters ce pays, et dans aucun voyage je ne les abandonne.
f — Pourquoi, répondit-elle, avez-vous mérité que je vous
porte tant de haine 1 N'est-ce pas vous qui avez tué Sigfrid,
mon époux hien-aimé que je pleurerai toujours î
« — Eh I que peuvent les paroles ? reprit-il vivement ; c'est
moi Hagen quiai tué Sigfrid, le héros de Nerlande ; il a été
374 LITTÉRATURE DU NORD.
piuii des outrages de Crimbilde envers BruuhUde, ma sou-
veraine.
< Je ne le niepaà, puissante reine, je suis l'unique causç
de vos maux. Vous venge qui le voudra, homme ou femme.
J'avoue hautement le tort que je vous ai fait ! »
Crimhilde, en provoquant cet aveu si plein de fiel, espé<
rait exciter l'indignation des Huns. Mais ceux-ci, atlérés à
la vue des deux braves, se retirent sans conunencer l'attaque.
La reine, forcée de différer encore et de dissimuler sa fureur,
se rend à la grande salle du trône, où Elzel accueille avec hon-
neur les trois rois, etHagen lui-même, élevé jadis à sa cour
avec Wallher d'Aquitaine, le héros du Midi, célébré dans d'au-
tres légendes. Dans la nuit, une nouvelle tentative est déjouée
par la vigilance de Volker. Le lendemain le service diyiu est
suivi d'un tumultueux tournois, où l'exaspération des deux
partis éclate aux yeux d'Etzel lui-même. Bientôt un festia
somptueux réunit les princes et les chefs avec leurs guerriers,
tous en armes. Mais la vindicative Crimhilde a gagné Blodcl,
le frère du roi des Huns, qui envahit soudain avec une troupe
nombreuse le lointain édifice où dînaient en même temps les
serviteurs des princes, commandés par Dankwart. Une lutte
sanglante éclate, dans laquelle périt Blodel, mais dans la-
quelle succombe toute la milice burgonde, à l'exception du
seul Dankwart qui se fait jour jusqu'à la salle du trône.
Aux armes! s'écrie-t-il, tous nos guerriers sont morts 1
A ce cri Hagen lève çon épée et abat la tête du jeune Ortlieb,
du fils d'Etzel, que le confiant monarque veqait de présenter
à ses hôtes et de recommander à leur foi. La tête roule dan^
le sein de Crimhilde , autour d'elle s^amoncellent les victimes.
Les rois burgondes, forcés de se joindre à la lutte, assaillis
par les chefs des Huns, font autour d'eux un terrible carnage ;
POEaTB DES NiBELDNfiES. 3T5
lenrs guerriers nibelunges les soutiennent et les morts
s'amoncellent sur les morts. Etzel tremble, Crimhilde gémit;
ils sont sauvés par le vaillant Dietrich qui, resté neutre ainsi
que Rudiger, les emmène hors de la salle funeste, sous l'es-
corte de ses propres gardes. Les Burgondes, las de tuer,
jettent au loin les cadavres ; et bientdt un nouveau combat
s'engage contre Irîng, prince danois, qui les attaque avec une
troupe nombreuse. Il succomlw sous les coups de Hagen, et
le carnage se prolonge jusqu'au soir. Enfin les rois deman-
dent une entrevue pour sauver leurs vassaux ftdèles. Gun-
ther propose à Etzel un accord honorable ; Giselher s'adresse
à sa sœur, au nom de son amitié fidèle, et celle-ci, par un
dernier effort, écoule encore la voix de la nature :
« Vous demandez un bienfait, et je n'ai reçu que des
méfaits. Hagen fit mon malheur et chez vous et ici, où il vient
d'immoler mon enfant. Que la peine en retombe sur ceux
qui raccompagnent 1
< — Mais livrez-nfoi mon ennemi en otage, et alors je
vous laisserai vivre; car vous êtes mes frères et les fils de'
ma mère. Je rapprocherai de vous tous ces chefs irrités.
< — Que bieu nous en préserve, s'écria Gernot! Quand
même nous serions mille, tous tes parents préféreraient la
mort à la honte de livrer un seul homme en otage,
€ — D faut mourir une fois, ajouta Giselher; mais rien ne
nous fera renoncer & l'honneur ! Nous sommes là pour lutter
contre qui veut comlwtlre ; jamais nous n'abandonnerons
nos fidèles! >
Ces paroles chevaleresques ont détruit tout espoir et
étouffé dans le cœur de Grimhilde le dernier senlimentdê
tendresse. Qu'on incendie la salle I s'écrie- l-elle furieuséT '
Bientôt les Qammes s'élèvent de toutes paris ; les six cents
376 LITTÉRATURE DU NORD.
Nibelunges qui survivent, étouffés de fumée et haletants de
soif, s'abreuvent du sang des cadavres, et retrempent leur
ardeur dans ce breuvage affreux. Aussi , attaqués de nouveau
après cette nuit épouvantable sur les ruines brûlantes de leur
salle, ils se défendent avec tant de rage que le roi et la reine,
craignant pour leur trône, pour leur vie, après la perte de
tant de milliers d'hommes, ont recours àTappui de Rudiger,
qu'une égale amitié attache aux deux partis^ à qui une foi
égale interdit le combat. Cette scène est la plus belle du poème.
€ — Songez, lui dit Crimhilde, à l'amitié promise quand
vous m'appelâtes à cette cour; chevalier, songez à vos ser-
ments de me servir jusqu'à la mort. Jamais malheureuse
femme n'en eut plus grand besoin !
« — Oui, sans doute, noble reine, repartit Rudiger, je vous
ai engagé mon honneur et ma vie ; mais je n'ai pu jurer de
sacrifier mon âme. Car c'est moi qui amenai vos frères dans
ce pays. —
« Elle dit : — Pense, Rudiger, à ta promesse sacrée ; pense
au lieu et au temps où tu juras de venger mes angoisses.
Chevalier vaillant et fidèle, ce serment, il faut l'accomplir!--
« Le puissant monarque le supplie à son tour, et tous
deux se jettent à ses pieds ; ce qui navra le cœur du vertueux
margrave.
€ — Dieu ! s'écria-t-il, fallait-il voir ce jour, qui doit me
dépouiller d'honneur, de probité, de toute vertu que tu
commc'mdes. Que ne puis-je, ô Seigneur, m'affranchir par
la mort !
« Quoi que je fasse, quoi que j'évite, j'agirai toujours
mal; et, si je reste oisif, je serai méprisé des hommes. Oh !
puisse-l-il m'inspirer, le Dieu qui m'a fait naître ! —
« Le roi et la reine redoublèrent leurs prières qui de-
V
POEME DES MBELCN6ES. 377
valent amener la perte de tant de braves immolés de la
main de Rudiger, çt celle de Rudiger lui-même, comme
vous allez bientôt rapprendre.
€ Il prévoyait quel mal en serait la suite fatale. Yolon*
tiers il eut résisté aux désirs du roi et de la reine ; il savait
qu'une victoire entraînerait sa honte.
€ Il dit alors : — Grand roi , reprenez tous vos dons ; les
terres et les châteaux, qu'ils me soient retirés; à pied je
partirai pour les rives étrangères.
«Dépouillé de mes biens, je quitterai le pays, emme-
nant par la main et ma femme et ma fille , plutôt que de
mourir ainsi déshonoré pour prix de cet or funeste ! —
€ Etzellui répondit : — Et qui me défendra? Je te donne,
Rudiger, mes châteaux et mes terres pourvu que tu me
venges de mes ennemis; tu siégeras près de moi comme un
puissant monarque.
€ — Que faire ? hélas ! s'écria Rudiger : j'ai admis ces guer-
riers sous mon toit ; je leur ai présenté aliments et breu-
vage; ils ont reçu mes dons et je les immolerais !
« C'est à tort que la foule me croit pusillanime; mais
je leur ai voué tous mes services. Quelle honte maintenant
de les combattre et de violer les lois de rhospitalité!
« J'ai promis ma fille à Giselher; c'était pour elle la plus
belle des alliances : sa vertu, son honneur, sa foi et ses
richesses font de lui un prince accompli. —
« Crjmhilde reprit : — Noble Rudiger, prends pitié de mes
peines et de celles de ton roi ; coi^idère que jamais souve-
rain n'a reçu chez lui des hôtes aussi cruels.
« — Eh bien, dit le margrave à la reine, ma vie doit
payer aujourd'hui vos bienfaits et ceux de mon maître. Plus
de remède, il faut que je meure !
378 LITTÉRATURE DU NORD.
< le sais bien qu'aujourd'hui, sous les coups de l'un
d'eux 9 je laisserai vacants mes diàteaux ei mes ienres ; je
confie à tos soins et ma femme et ma fille, et tous les fogi*
tifs qui sont à Bechelar. '^*
€ — Que Dieu te récompense, lui dit alors le iK>i, qui pdr*
tage l'espoir de la reine. J'aurai soin de tous tes anik;
mais j'espère, sur mon âme, que ta vie sera sauve. —
« Rudiger risque alors et son corps et son &me; Griin*
hilde elle-même en verse des larmes. — Je vais remplir, dit-il, -
ma promesse envers toi : mourir en combattant mes amis
les plus chers ! »
Il se rend auprès de ses braves ; tous marchent en armei
vers la salle des Burgondes. Â leur vue les malheureux
princes, assiégés dans leur dernier asile, croient que leur
délivrance approche , que Rudiger s'avance pour les dé*
fendre.
« — Braves Nibelùnges ! s'écria le loyal chevalier, défen-
dez-vous ; je viens, hélas ! pour vous combattre. Jadis nous
fûmes amis, et nous sommes ennemis.
« — Que Dieu nous en préserve ! dit aussitôt Gunther;
renoncer à la foi, à la grande bienveillance que vous nous
avez témoignées? Non, j'ai ferme confiance que vous ne le
ferez pas.
« — Je ne puis l'empêcher, répondit Rudiger; il me faut
vous combattre et remplir ma promesse. Nobles guerriers,
défendez-vous si la vie vous est chère ; la reine n'a pas
voulu me rendre mon sqfment. »
En vain Gunther rappelle au margrave Taccueil hospita-
lier que lui doivent les Burgondes ; en vain Gernot lui mon*
tre cette épée, don d'iynitié qu'ensanglantera la haine; en
vain Giselher invoque pour ses amis cette alliance projetée
POEME DES MBELUN6ES. 379
qui faisait son bonheur. Rudiger, Cdèle à «on serment,
mais le cœur déchiré, résiste à leur prière :
€ — Plût à Dieu, s'écrie-l-il, que vous fussiez tranquilles
dantTos états du Rhin, et que moi je fusse mort, conser-
vant intact mon honneur! Puissiez-vous me survivre et
jouir de mes dons et protéger ma femme et ma fille ! »
Résolu de mourir, il s'élance à l'attaque, quand, du fond
de la salle, Hagen s'écrie soudain :
« — Arrêtez, noble Rudiger; écoutez un instant encore
mes maîtres et moi dans nos cruelles angoisses 1 Que ga-^
gnera Etzel à notre triste mort 7
« Honune magnanime , contemplez ma détresse : ce
splendide bouclier, ce don de votre épouse, les Hans l'ont
brisé dans mes mains qui l'avaient porté avec joie.
« Si le. ciel permettait que j'eusse un bouclier intact
comme celui que tu portes, Rudiger, sans cuirasse j'affronr
terais le combat. »
« — Volontiers je te l'offrirais , répondit le margrave, si
j'osais le faire ici devant Crimhilde. Mais, prends-le, vaillant
Hagen , et couvres-en ton bras , et puisses-tu l'emporter au
pays de Bourgogne ! »
Ce trait sublime de vertu chevaleresque provoque les
larmes de tous ces fiers guerriers. « Ce fut, ajoute le poète,
le dernier don qu'offrit Rudiger au moment de quitter cç
monde, i» Hagen lui-même, tout farouche qu'il était, le reçut
avec une émotion profonde, et jura pour lui et pour Volker
de respecter, au plus fort de la lutte, la vie de son généveuj,
ennemi.
La mêlée commence acharnée et furieuse, Rudiger veut
mourir avec gloire et remplir loyalement sa promesse ; aussi
son bras moissonne- t-il les Burgoudes et excite-t-il l'urdeur
M
380 LITTÉRATURE DU NORD.
de ses vassaux, jusqu'au moment où Gernot le provoque.
Les héros luttent, et Gernot est blessé; mais, de cette même
épée qu'il a jadis reçue, il immole Rudiger en expirant lui-
même parmi des monceaux de victimes.
Telle est la fin de ce bel épisode, le plus vrai, le plus
émouvant, le plus parfait modèle de loyauté guerrière qu'of-
frent les poèmes épiques du moyen âge et ceux mêmes de
l'antiquité, sans en exclure Tlliade et l'héroïque Hector.
Nulle part la foi chevaleresque n'a été peinte avec plus de
pureté , d'énergie et de pathétique que dans le caractère
de Rudiger, de ce chevalier sans peur et sans reproche,
dont le nom et l'éminente vertu paraissent avoir fourni le
type du Roger de Roïardo et d'Arioste , en qui se concen-
trent et s'épurent, comme on le sait, toutes ces rares qua-
lités trop souvent obscurcies, attribuées par les mythes à
Renaud, à Roland, à Charlemagne et à Arthur.
La scène suivante est encore plus lugubre. Tous les vas-
saux de Rudiger sont morts ; son corps inanimé frappe les
yeux d'Etzel qui rugit de douleur comme un lion furieux. Mais
toujours inactif et lâche, ainsi que nous le peint le poète peu
soucieux d'exalter la vertu d'un barbare qui fut l'ennemi des
Germains, il laisse à d'autres le soin de la vengeance. Il n'a
plus de légions à ses ordres ; mais Dietrich vit encore avec ses
braves guerriers, Dietrich, prince indépendant, que n'atta-
chent à la cour des Huns que les liens de la reconnaissance,
qui réprouve la haine de Crimhilde, et qui s'était tenu jusque-
là dans une neutralité absolue. Mais, ému de la mort de Ru-
diger, il envoie plusieurs messagers pour la reprocher aux
Rurgondes et pour redemander son corps. Ces messagers,
conduits par Timpélueux Wolfart, s'arment tout à coup, en-
traînent tous les Âmelunges, toute la garde du roi Dietrich
POEME DES NIBELUNGES. 381
et jusqu'au vieux Hildebrand, son tuteur et .son ami le plus
fidèle. Une lutte affreuse s'engage, provoquée par les Nibe-
lunges eux-mêmes, qui, décimés, épuisés, déchirés de
blessures , mais toujours menaçants et indomptables , se dé-
fendent jusqu'au dernier homme contre des guerriers plus
terribles que tous ceux qu'ils eussent affrontés. Bientôt tout a
péri, à l'exception des chers. Enfin, Volker est tué par Hilde-
brand, pendant que Dankv^art et Helfrich, Giselher et Wol-
fart s'entre-tuent. Hildebrand, blessé par Hâgen, se relire;
les Goths et les Burgondes sont morls ; et, dans cette salle
encombrée de cadavres, il n'est plus que deux hommes qui
respirent, comme des tigres nageant dans le sang : ces hommes
sont Gunther et Hagen, les deux meurtriers de Sigfrid !
Le poète, dont le génie grandit avec les événements mêmes,
a décril avec une verve brûlante cette lamentable catastrophe.
Les couleurs en s'assombrissant ne perdent pas cependant
leur transparence; la voix du cœur se fait encore entendre
au milieu de ces scènes de carnage. C'est ainsi qu'après
avoir tracé de main de maître la rencontre de Rudiger avec
Gernot, entraîné par un sort fatal à convertir en arme meur-
trière le don de l'hospitalité, il trouve d'autres couleurs pour
peindre le défi plein de courtoisie, de noblesse, adressé par
Giselher à Wolfart, le plus vaillant des Âmelunges, et'Ia
mort touchante de celui-ci, fier d'expirer sous les coups d'un
héros. Enfin , il nous montre Dietrich attendant le retour
de ses guerriers, dont il ignore l'expédition funeste, et rece-
vant de Hildebrand cette foudroyante réponse t
« — Tes guerriers, ils se résument en moi ; seul je t'ac-
compagnerai, car seul je vis encore ! »
A ces mots Dietrich pleure ses braves ; il maudit son repos
fatal et l'aveugle confiance qui enchaîna son bras ; il s'élance
382 LITTÉRATURE DU NORD.
dans la salle; et, pénétré d'horreur, il s'adresse au roi Gun-
ther et au guerrier farouche restés seuls responsables de
tous ces maux affreux. Dans sa courtoisie généreuse, il lent
ofiTre un accord qu'ils refusent ; une lutte s'engage bientôt
où sa force gigantesque triomphe et de Hagen et cle Gnnflief^
qu'il amène enchaînés à Etzel et à Crimhildé. Celle-d pro-
met de les épargner ; mais son coeur contredit ses lèvres.
Elle salue son frère avec une ironie dont il comprend biea
la portée. Bientôt Hagen est sommé par elle de livrer le trésor
de Sigfrid, depuis longtemps plongé dans le Rhin , dams m
gouffre connu de lui seul et des princes. Il refuse, alléguant
le secret qu'il a juré de garder tant qu'un d'entre eux vivra.
Aussitôt, furieuse, elle donne un signal qui fait tomber la
tête deGunther ; et, s'armant de ce sanglant trophée, elle or-
donne à Hagen de répondre.
c Quand le chef audacieux aperçut la tête de son maître :
— Eh bien, dit-il à Crimhilde, tu as rempli ton vœu ; tu as
fait ce que j'avais prévu.
« Le roi de Bourgogne est mort, et avec lui Giselher et
Volker et Dankwart et Gernot. Le lieu qui recèle le trésor
n'est désormais connu que de Dieu et de moi ; mais tes yeux
de furie ne le verront jamais !
« — Tu voudrais me punir I s'écria-t-elle. Mais au moins je
garderai Tépée de mon Sigfrid, cette épée qu'il portait quand
vous Tavez frappé en traîtres, en assassins que vous êtes I —
La douleur étouffa sa voix.
1
« Tirant aloris Tépée de son fourreau , sans que Hagen
pût faire de résistance, elle la souleva de ses deux mains, et
d'un coup lui abattit la tète. »
Tout le monde reste muet à ce spectacle horrible ; mais le
compagnon de Dietrich^ le vieux Hildebrand, indigné de
POEME DES NIBELUIVGE8« 383
cette froide et lâche barbarie et voulant venger les mânes do
tant de braves, s'élance sur Crimhilde et la jette expirante
aux pieds d'Etzel épouvanté. Ainsi finit le poème des Nibe-
lunges.
Cette fin atroce, qui d'abord nous répugne et laisse dans
Véme une impression d'horreur devant laquelle s'effacent
tous les traits qui formaient l'auréole de Crimhilde , est ce-
pendant amenée avec art par des gradations successives qui
expliquent^ sans la justifier, cette transformation effrayante.
Longtemps sa vengeance légitime n'a cherché qu'à at*
teindre Hagen, le cruel auteur de ses maux. Elle voulait
épargner ses frères, ses vassaux, ses braves défenseurs;
mais la fatalité l'entraîne , les rangs que le carnage entr'ouvre
se referment sans cesse sur Hagen. Dix mille hommes ont
péri dans celte lutte stérile ; et les deux coupables vivent
encore. Alors l'humanité s'éteint dans le cœur ulcéré de
Crimhilde; les mânes de Sigfrid ne sont pas assouvis , ils le
seront par deux meurtres odieux; mais une punition immé-
diate vengera la nature outragée, et Crimhilde mourra la der-
nière de cette hécatombe de héros.
384 LITTÉRATURE DD NORD.
XXXII
Dante en Italie» Fin éem Croisades.
Après le poème dès Nibelunges, sublime et dernière
expression de la muse inspirée des minnesînger, que rcste-t-
il encore à dire d^eux, si ce n'est que cette brillante
élite des poètes chevaliers de rAIIemagne , épuisée dans sa
fleur comme les troubadours de Provence et les trouvères
de Normandie, sentit bientôt sa voix s'éteindre dans le fracas
des guerres civiles qui ébranlèrent et renversèrent enfin la
puissance orageuse des Hohenstaufen. Les poésies lyriques
et didactiques composées au milieu du treizième siècle
offrent déjà , malgré leur touche hardie et leurs pensées
souvent profondes, les symptômes d'une vague tristesse qui
présage un épuisement prochain, ou plutôt une transforma-
tion sociale dont la crise était imminente. La féodalité, si
longtemps investie de ses orgueilleux privilèges, accoutumée
à régner sans contrôle dans les conseils et dans les camps,
et récemment encore illustrée par les lauriers cueillis en Pa-
lestine, voyait s'élever à côté d'elle la nombreuse bourgeoisie
des villes, dont l'émancipation s'opérait lentement mais for-
cément par le rachat des servitudes, l'extension du com-
merce, Tautorilé municipale, l'immunité ecclésiastique, et
la lutte incessante du pape contre l'empereur. Les querelles
des Guelfes et des Gibelins, agitant tout le midi de l'Europe,
faisant surgir des haines toujours nouvelles, des représailles
DANTE EN ITALIE. 385
toujours sanglantes. L'anarchie désolait l'Allemagne et exas-
pérait les esprits, transformant ces preux chevaliers , défen-
seurs zélés de la croix, mais défenseurs plus ardents encore
de leurs privilèges menacés, en guerriers farouches et cruels
qui, du haut de leurs tours féodales perchées sur les bords
escarpés du Rhin, de TElbe ou du Danube, s'élançaient sur
les habitants des cités, sur les colons, sur les marchands, et
leur faisaient subir mille outrages. Aussi, quand Rodolfe de
Habsbourg reçut en 1273 le sceptre de l'empire, s'empres-
sa-t-il, fidèle à sa mission de pacification et de justice, de
tourner ses efforts intrépides contre les despotes subal-
ternes qui répandaient partout l'épouvante. Les châteaux
s'écroulèrent ^ foule sous les coups de ses vaillants hommes
d'armes, qui dispersèrent au loin leurs derniers défenseurs.
Quelques voix harmonieuses se firent encore entendre et ré-
sonnèrent plaintivement sur les ruines ; mais bientôt la voix
rauque et bruyante du peuple proclamant ses franchises les
fit évanouir pour toujours.
Une nouvelle expression de la pensée humaine, peu élé-
gante, mais vive et énergique, prit naissance dans cette ère
remarquable de réveil patriotique et populaire. Nous en
voyons les premièreis traces dans les annalistes de Fépoque,
dans Sigfrid, Volckmar, Albert de Strasbourg, faisant l'éloge
du règne de Rodolfe, vainqueur d'Oltokar de Bohême, con-
quérant de l'Autriche, pacificateur de Tempire. « Comme on
voit, dit l'un d'entre eux, des nuages chargés de tempêtes se
dissiper et faire place au soleil, ainsi T Allemagne désolée
respira tout à coup sous Rodolfe. Le laboureur reprit sa
charrue rouillée par une longue inaction , le marchand re-
parut sur les roules qui depuis longtemps lui étaient inter-
dites, et le brigand, naguère si redoutable, s'enfuît consterné
25
386 LITTÉRATURE DU NORD.
dans les bois, j» C'est en effet la réalité pratique, opposée aux
fictions délicates mais vaporeuses des minnesinger, c'est
l'intérêt souvenl prosaïque mais incontestable de la vie so-
ciale, qui est le caractère dominant de cette littérature nou-
velle, que l'on vit naître, chose merveilleuse, non dans les
cours ou dans les cloîtres , mais dans les ateliers des ar-
tisans. Réunis en corporations régulières dans les villes
protégées par le sceptre impérial , ils s'essayèrent , d'abord
obscurément et avec fort peu de succès, mais avec une rare
persévérance, à rimer sur tous les sujets des vers de toute
longueur et de toute forme. Appliquant à la poésie les règles
du compas et de l'équerre, ils s'imposèrent de rigoureuses
entraves dans l'application de chaque rhythoie, et martelè-
rent des milliers de vers lyriques, didactiques, dramatiques,
soumis aux lois de la tablature, mais trop souvent re-
belles au bon goût. Les titres d'apprenti, de compagnon, de
maître y désignaient les divers degrés d'admission de ces
poètes d'atelier, dont l'institution bizarre mais respectable,
sans portée pour la science mais non pour la morale, bien
supérieure à celle des jongleurs et des ménestrels dégénérés
de France, subsista pendant près de trois siècles sous le nom
de meistersinger, maîtres chanteurs. Leurs centres princi-
paux étaient Strasbourg, Mayence, Francfort, Katisbonne,
Nuremberg.
Ce ne fut qu'à la fin de cette période, agitée par tant d'évé-
nements, que les meistersinger, soutenus par la prospérité
nationale, produisirent quelques œuvres durables. Pendant
tout le quatorzième siècle ces écoles de chantres novices furent
beaucoup moins le sanctuaire des lettres que celui de la fran-
chise, du bon sens populaire, opposant une digue Invincible
aux tentatives du despotisme. La main de Rodolfe, quoique
DANTE EN ITALIE. 387
ferme "^et intègre, n'avait pu raffermir tous les ressorts de
Tempire; son existence fut de nouveau menacée par l'im-
prudente faiblesse d'Adolphe de Nassau, par Tambilieux or-
gueil d'Albert d'Autriche. Bientôt, en 1 308, la révolte légi-
time de la Suisse, cet élan héroïque d'un peuple de pasteurs
s'élançant, à la voix de Guillaume Tell, du fond de ses re-
traites sauvages, à la défense de ses droits outragés, tint en
échec ces armées aguerries auxquelles manquait la con-
science d'une bonne cause. Albert périt, abandonnant
^Allemagne à des chances nouvelles d'anarchie, si la ferme
contenance des cités n'avait conjuré ce malheur.
La France, après le règne de Philippe III qui l'enrichit de
riches apanages, avait grandi encore sous le sceptre éner-
gique mais perfide et cruel de Philippe IV, audacieux adver-
saire du pape Boniface VIII et oppresseur de la puissance
{K)ntificale, dont il s'arrogea la tutelle en l'enfermant dans le
comté d'Avignon pendant qu'il livrait l'Italie aux vues ambi-
tieuses de son frère Charles. Une vigueur active, inflexible
distinguait également Edouard I d'Angleterre, un des cham-
pions de la dernière croisade, appelé au trône en 137:2, après
avoir vengé son père et courbé l'arrogance des grands sous
l'utile contrôle des communes. La conquête du pays de
Calles que souilla le massacre des bardes, la dévastation de
l'Ecosse livrée à d'ambitieux prétendants, le meurtre juri-
dique du généreux Wallace, furent des actes sanglants, inex-
cusables ; mais une administration sage et ferme qui unit
les nationalités diverses répandues sur le sol britannique,
une juste répartition des impôts, les encouragements ac-
cordés aux lettres et aux premiers essais de langue anglaise,
de l'idiome du pauvre vulgaire, assurent à ce prince un
rang glorieux dans les annales du moyen âge. Ce fut sous
388 LITTÉRATURE DU NORD.
lui que parut, au fond d'uu humble cloître, le' savant
Roger Bacon, rival d'Albert le Grand d'Allemagne, prê-
mier explorateur des sciences physiques ; et que Robal de
Glocester, autre moine, rima en vers anglo-normands la
Chronique d'Angleterre, d'après le texte latin de Geoffroi de
Monmouth.
La mort d'Edouard I, en 1S07, causa des regrets profonds
qu'expriment naïvement ces stances d'un poète inconnu
composées dans l'idiome vulgaire :
c Que tous ceux qui ont le cœur âdèle écoutent un instant
mes chants! La mort vient de porter un coup qui m'attriste
et me désespère ; elle a frappé un noble chevalier qui servait
les desseins de Dieu. Pourquoi l'a-t-elle réduit sitôt à l'inac-
tion ?
« Toute l'Angleterre saura qui j'exalte en mes chants :
c'est le roi Edouard dont personne n'égala jamais la vaillance.
Homme fidèle, homme prudent et sage ! Ah! tordons-nous
les mains de désespoir ; car il était la fleur de toute la chré-
tienté !»
L'Angleterre déchut, en effet, sous le règne honteux d'E-
douard II, livré à d'indignes favoris, humilié par les armes
écossaises, pendant que l'Allemagne se relevait un instant
par les vaillants efforts de Henri VU de Luxembourg, soute-
nant les Gibelins d'Italie contre les Guelfes que protégeait
Robert de Naples. Une fin prématurée arrêta ses exploits, et
livra en 1314 Tempire, de nouveau divisé, aux prétentions
rivales de Frédéric d'Autriche et de Louis V de Bavière. Ce
dernier, resté vainqueur après une bataille mémorable, par-
tagea généreusement le sceptre avec son ennemi prisonnier,
et l'Allemagne tout entière applaudit à cet accord chevale-
resque. Mais les papes français s'y opposèrent et ne cessèrent
DANTE EN ITALIE. 389
d'agiter Teropire, dont les Suisses se détachaient sans retour
par les victoires de Morgarten et de Sempach. L'abaissement
do la maison d'Autriche, après la mort de Frédéric et de son
frère le bouillant Léopold, ne profita pas à Louis de Bavière,
dont le courage résistait aux factions sans pouvoir désarmer
leur fureur.
Cependant la France, consolidée en apparence, mais inté*
rieurement affaiblie par les trames coupables de Philippe IV,
avait vu la couronne glisser rapidement sur la tète de ses fils
Louis X, Philippe V, Charles IV, pour échoir enfin à leur
cousin Philippe V[ de Valois, dont Tavénement, en 1328,
coïncide avec celui d'Edouard III d'Angleterre, fils d'Isabelle,
la sœur des derniers rois. On eût dit que ces deux champions
de nations belliqueuses et rivales avaient été prédestinés, par
l'opposition de leurs caractères, à ouvrir cette lice homicide
dans laquelle brillèrent tant de courages. Philippe, hardi
mais imprudent, Edouard, tenace, inébranlable, tous deux
d'une activité rare qui bientôt devait les mettre aux prises
sur le sol indécis et rebelle de la Flandre et de la Bretagne.
Enfin Edouard, affermi sur son trône dont il a relevé l'éclâl
en vengeant le meurtre de son père, las de tenir à titre de
fief ses riches possessions de Guyenne, et d'ailleurs puissam-
ment excité par la révolte de la Flandre, revendique la cou^
ronne de France comme son héritage maternel, et gagne
dans les plaines de Crécy, à l'aide du canon jusqu'alors in«
connu, cette victoire qui coûta la vie à l'élite de la noblesse
française et au vieux roi Jean de Bohème, cette noble victime
de l'honneur. La prise de Calais, aggravant ce désastre, vint
ajouter une page touchante à l'histoire des dévouements pa-
triotiques, sans ternir toutefois la gloire du vainqueur, docile
aux prières de la reine Philij^a, victorieuse elle-même du roi
390 LITTÉRATURE DU NORD.
d'Écossc. L'éclat de ses armes fut rehaussé encore par son
digne fils Edouard de Galles, généreux adversaire de Jean
le Bon, de France, dont l'imprudente ardeur succomba à Poi-
tiers, pendant qu'une politique habile et astucieuse assurait
Tempire germanique à Charles lY de Bohème qui, à défaut
de gloire, donna à l'Allemagne le repos. En France, au con-
traire, la captivité du roi Jean, la perversité de Charles de Na-
varre, la barbarie des paysans révoltés, multipliaient partout
les désastres, tandis que l'Angleterre respirait, calme et fière,
sous Tadministration aussi juste qu'éclairée, aussi énergique
que prospère d'Edouard III. Mais l'avènement de Charles V
en France, après son orageuse régence, les victoires du vail«
lant Duguesclin en Bretagne et aux Pyrénées, les revers du
prince de Galles malade et affaibli, sa mort et celle du roi
Edouard, rétablirent quelque temps Téquilibre. L'Angleterre,
dépouillée de ses possessions françaises, à l'exception de Bor-
deaux et de Calais, dut songer à sa propre défense et prévenir
d'imminents désastres, quand le jeune et faible Richard II
fut placé sous la quadruple tutelle de ses oncles les ducs de
Clarence, de Lancastre, d'York et de Glocester, inévitable
cause de dissensions funestes.
C'était l'époque où les Polonais et les Serbes recevaient
leurs premiers Codes de lois des mains de Casimir III et de
Stéphane Duchan. Charles le Sage mettait tous ses soins à
fermer les plaies de la France, promulguant de bonnes lois,
encourageant les arts, dotant l'université de Paris et fondant
la bibliothèque royale, pendant que Charles IV d'Allemagne
compensait sa soumission trop passive au Saint-Siège par les
encouragements donnés aux lettres et la fondation de l'uni-
versité de Prague ; heureux l'un et l'autre si leurs deux suc-
cesseurs, l'un par une infirmité fatale, l'autre par des vices
DANTE EN ITALIE. 391
honteux, n'avaient amené de nouveaux désastres sur leurs
états et sur TEurope. L*au 1380 vit l'infortuné Charles VI
appelé, comme Richard II, trop jeune à la couronne sous la
tutelle ambitieuse de ses oncles, an moment où Tindigne
Venceslas saisissait le sceptre impérial.
Arrètons*nous un instant à cette époque, où la France,
l'Angleterre et TÂllemagne, après quelques glorieux faits
d'armes, allaient retomber dans un sombre diaos, eu butte
à des passions sans frein, pour contempler une autre contrée
depuis longtemps déchirée par les luttes, les rivalités étran-
gères, les vengeances des envahisseurs, et qui cependant,
du sein de ces désastres, sut faire jaillir cette étincelle divine
qui devait régénérer l'Europe. L'Italie, héritière de la Grèce,
dès les siècles des Scipions et des Césars, puis abattue sous
la hache des barbares, mais relevée par le Christianisme, qui
lui rendit en influence morale plus de puissance qu'elle
n'en avait perdu ; l'Italie, foyer inextinguible d'intelligence
et de poésie, s'inspira de ses triomphes et de ses revers, de
ses douleurs et de ses joies, de ses fautes sévèrement punies,
de ses croyances ardemment propagées, et, dans la consci^ice
de sa force, résumant le passé, inaugurant l'avenir, elle se
refléta tout entière dans le poème immortel de Dante. Le
début du quatorzième siècle, où parut cette œuvre gigan-
tesque, vint donc révéler aux nations une ère nouvelle d'es-
poir et de grandeur. Le génie reprenait son essor en brisant
l'enveloppe du moyen âge; l'humanité s'élevait de nouveau,
sur les ailes victorieuses de la foi, au-dessus de toutes ces.
ténèbres accumulées par Tignorance, au-dessus de tous les
orages fomentés par les passions brutales. Dante, l'Homère
des temps modernes, interprète sublime du Christianisme
sons sa forme symbolique et absolue, peintre admirable des:
392 LITTÉRATURE DU NORD.
émotions deTâme en présence de l'éternité, faisait comparât-
tre dans son œuvre, dont le vrai nom serait le Drame Divin,
l'humanité sous toutes ses faces, criminelle, repentante, épu-
rée. L'histoire universelle, reproduite en Irails de flammes,
semblait revivre dans ces pages énergiques qui arracbmentà
tous les yeux des larmes de profonde sympathie. Dès son dé-
but, Dante s'est posé à part, dédaigneux de toute imitation,
et comme uniquement préoccupé de Taccomplissement d'oii
grand devoir dans ces graves et solennelles paroles :
Nel mezzo del camin di nostra vita
Mi ritrovai per una selva oscura.
Cette forêt est celle des égarements de Fâme ; en sortir vic-
torieux est le devoir du chrétien. Mais quel voyage immense
le poète va entreprendre, quels dangers il affronte, quels sou-
venirs il rassemble, quelles images il évoque pour atteindre
son but ! Coryphée de Phumanité pécheresse et immortelle,
Dante est lui-même le héros de son poème : le passé, le pré-
sent, l'avenir se dévoilent à ses regards inspirés ; son cœur
saigne à toutes les souffrances, s'attendrit à toutes les
épreuves et s'épanouit à toutes les joies. Son génie a suffi à
cette tâche incroyable ; il l'a remplie, malgré ses écarts,
autant que le pouvait l'imperfection humaine ; il a su s'y
montrer modèle inimitable et guide toujours certain pour
les générations futures avides de suivre son essor.
Toutefois ce génie créateur, loin de briser la chaîne tradi-
tionnelle qui unit à travers les siècles les interprètes sublimes
de la pensée, loin de s'abandonner sans contrôle à sa verve
audacieuse et puissante, annonce au contraire dès son ex-
position, avec une précision remarquable, les deux sources
d'inspiration qui doivent nourrir son enthousiasme: Virgile
, DANTE EN ITALIE. 393
OU la poésie (jassique, Béatrice ou la foi chrétienne. Au pre-
mier, comme il le dit lui-même, il doit ce beau style inconnu
avant lui dans une langue jusqu'alors dédaignée, ce style
noble, émouvant, pittoresque dont il dota Florence et Tlta-
lie ; auprenter, qui résume à ses yeux toutes les merveilles
ée Fart iMden, il doit aussi ces rêves mythologiques, ces fables
ingénieuses, ces riches allégories dont il orne et surcharge
quelquefois la série bigarrée de ses tableaux. A la seconde»
Fidole de ses pensées, l'image radieuse de sa jeunesse et
rétoile de sou espérance, il doit ses croyances les plus
chères, ses^ogmes religieux, ses regrets patriotiques, et sur-
tout ses élans vers le ciel, ses aspirations si ardentes et si
pures vers il type ineffable de la beauté céleste. C'est appuyé
sur de tels guides, et soutenu par un cœur ferme et droit,
qu'il parcourt, quelquefois aigri par l'infortune, mais tou-
jours fidèle à sa conscienee, les demeures vaporeuses de
l'enfer, du^rgatoire, du parafais; et qu'il fait surgir à nos
yeux toutes ces apparitions vivantes , ces portraits de crimes
et de vertus, de souffrance et de béatitude, saisis dans la réa-
lité terrestre, et jetés palpitants dans ce monde invisible
dont nul mortel ne connaît le secret. Et quelle vérité dans
ces portraits, quelles riches couleurs dans ces tableaux,
quelle frappante énergie dans ces souvenirs qui animent le
poète inspiré en présence de chaque personnage auquel
l'attachent les liens de l'humaine sympathie !
A peine l'enfer s^est-il ouvert qu'on y lit l'inscription si-
nistre :
Per me si va nella città dolente,
Per me si va nelV eterno dolore,
Per me si va tra laperduta gente;
Lasciate ogni speranza voi che'ntrate.
394 LITTÉRATURE DU NORD.
Qu*alors guidé par la mémoire du cœur, il peigne avec une
sympathie profonde la figure suave et tendre de Françoise
de Rimini, victime d'un délirant amour ; le front majestueux
et sombre de Farinata Uberti, revendiquant la gloire du mi-
lieu des tortures ; les larmes généreuses de Pierre ées Tignes,
protestant dans la mort contre la calomnie; rafTeotion pii^
ternelle et les regrets amers de son malheureux maître Bru-
netto Latini : partout sa verve inépuisable suffit à toutes les'
émotions. Les tourments s'aggravent avec les fautes ; les cris
de désespoir retentissent de toutes parts ; et, s'armant de sa
foudre vengeresse, le poète flétrit la papauté coupable dans
Bonifaee VIII et Clément Y; il couvre de ténèbres livides l'ef-
frayante transformation du brigand Yanni, cMi: faussaires
Agnel et Buoso ; il fait surgir comme une autre Méduse la tête
de rhomicide Bertrand de Born ; et plonge ainsi de crimes
en crimes^ de supplices en si^pplices, jusqu'sHi fond de
Tabime, où le drame sanglant d'Ugoliu fait pâlif^à nos yeux
troublés l'image même de l'horrilde Satan, sur qui pèsent à
la fois toutes les peines infernales.
Le purgatoire, séjour d'expiations providentielles, fait re-
naître au cœur l'espérance :
Delee color d'oriental zafiro
Che s'accoglieva nel sereno aspeito
JDell'aer puro^ infino al prirno giro^
Agli occhi miei ricominciô dilelto.
A la douce clarté d'un jour pur que les anges illuminent
dans leur vol, le poète, toujours escorté par Yirgile, aperçoit
les ombres résignées de Caseila et d'Oderis, encore épris des
arts qu'ils aimèrent sur la terre ; et bientôt l'attitude noble et
grave de Sordel de Mantoue et de Marc de Yenise donne un
élan nouveau à son patriotisme, une amertume nouvelle à
DANTE EN ITALIE. 395
ses plninlcs contre la race de Hugues Capet, si fatale à sa
chère lialie. Enfin l'âme épurée de Siace l'accompagne aux
bosquets d'Éden, au séjour de r«antique innocence, où, frappé
d'un repentir salutaire, l'âme émue à l'aspect des merveilles
qui l'entourent et le pressent de toutes paris, il lit enfin le
purdon de ses fautes dans le sourire céleste de Béatrice.
Le paradis s'ouvre alors devant lui, reflétant tout l'éclat de
la puissance divine :
La gloria di colui che tutto muove
Per Vuniverso pénétra e risplende.
Les yeux fixé* sur œux de Béatrice, il s'^ve alors de
sphère en sphère, de béatitude en béatitude, à travers les
régions éteiUla. Il contemple les âmes bienheureuses des prii^
ces justes et des vrais patriotes, et rappelle à Florence le sou-
venir des vertus qu'elle a honteusement oubliées; il contemple
les docteurset les sages et s'abreuve des délices de la science;
il contemplcfifes martyrs et les saints et s'enflamme des ar-
deurs de la foi. Affranchi de ses liens mortels, il s'unit aux
chœurs sacrés des anges, aux chants mystérieux de l'avenir;
quand enfin une dernière extase, lui révélant la gloire de:
Dieu même, le rejette, humblement résigné^ sur cette terre
d'exil et d'épreuve.
Si, à la suite de ce poète sublime, nous nommons le tendre
et mélodieux Pétrarque, le dernier et le plus parfait des trou-
badours, le premier et le plus actif des énidits ; si nous citons
le spirituel Boccace et le judicieux Yillani, l'un créant la
prose italienne, Pautre ressuscitant l'histoire; et la docte
phalange de leurs disciples, ranimant en tous lieux les lettres
et les arts et les faisant rayonner sur l'Europe, nous ne ren-
drons encore qu'un incomplet hommage au glorieux réveil
de l'Italie !
396 LITTÉRITDRE DD NORD.
XXXIII
Ballades anfflaises» Chants écossaffl.
La France et TAngleterre suivirent de loin ses traces sous
les règnes de Philippe YI et d'Edouard III ; non qu'il soit pos-
sible de comparer les essais débiles d'une littérature indécise
aux chefs-d'œuvre qui venaient de surgir dans la patrie de
Virgile et d'Horaee ; mais au moins y voit-on apparaître cette
heureuse tendance à l'unité et à la fixation du lid%age qui est
la condition indispensable de tout progrès. La langue d'oc,
l'idiome des troubadours» violemment refoulée par les
guerres qui avaient dévasté ces florissantes provinces, avait
perdu toute valeur littéraire ; mais son esprit si doux et si
gracieux avait pénétré, malgré l'antagonisme, dans la langue
d'oî, sa superbe rivale, désormais maîtresse de la France.
Les paysans du midi et du nord continuaient à parler des
patois opposés, selon leur origine diverse; mais l'idiome de
la cour et des villes s'enrichissait successivement d'une foule
de locutions générales qui se combinèrent en passant dans les
livres. Il est vrai qu'à cette époque de transition et d'élabora-
tion tumultueuse, où la guerre civile et étrangère sévissait
partout avec fureur, nous trouvons en France fort peu d'é-
crivains dont le nom ait mérité de vivre. Car c'est au siècle
précédent qu'appartient le Roman de la Rose, qui toutefois ne
commença qu'alors à jouir de cette haute renommée qu'il
devait à la foule d'allusions morales, religieuses, satiriques
jetées pêle-mêle dans ce curieux ouvrage, dont l'esprit sub-
BALLADES ANGLAISES. 397
til et narquois reflétait si vivement notre esprit national. Le
Roman du Renard, étendu, commenté, eut aussi sa vogue
populaire; partout régnait l'allégorie, dans les chansons
joyeuses, dans les hymnes pieux, dans les mystères et les
moralités, informes ébauches de l'art dramatique. Toutefois
le style simple et coulant de la narration historique se mon-
tre au temps de Philippe VI dans les Chroniques de Froissart,
écrites avec cette insouciance facile qui amuse Tesprit sans
toucher le cœur; et la poésie, timide encore, acquiert ce-
pendant quelque noblesse dans les rimes de Christine de
Pisan, admise à la cour du sage roi Charles Y, zélé protec-
teur de toutes les sciences utiles.
En Angleterre le long règne d'Edouard III et l'ascendant vio
torieux dé ses armes bâtèrent un résultat plus décisif et d'une
portée beaucoup plus grande. Jusque-là deux races enne-
mies, les chevaliers normands, possesseurs des châteaux, les
paysans saxons, attachés à la glèbe, occupaient le même sol
sans se comprendre, sans jamais se rapprocher entre eux par
l'échange mutuel des idées. Mais la guerre éclatant de toutes
partsr, dans le pays de Galles, en Ecosse et en France, guerre
remplie de vicissitudes et couronnée enfin de succès, unit
par un danger commun ces natures si longtemps hostiles.
Edouard, en habile politique, saisit cette heureuse occur-
rence; il voulut que tous les sujetâ qui luttaient pour ses
droits profitassent de ses grâces, et, par un édit mémorable,
l'anglais, oe compromis étrange, cet amalgame confus mais
fécond d'où devaient jaillir tant de chefs-d'œuvre, est déclaré
langue nationale et consacré dans les actes publics. Déjà le
vieil esprit populaire s'était fait jour dans de naïves ballades*
qui peignaient les passions et If s luttes de chaque jour,
et dans quelques mystères informes ; déjà le moine Robert de
398 LITTÉaATURE DU NOHD.
Brunnc aTait traduit en anglo-normand les romans nationaux
du Brut et du Rou, composés par le trouvère Wace, ainsi que
le Manuel du Péché, œuvre morale qu'il annonce par ces vers
remarquables :
For lewed men i undyrtoke
In englyshe tonge io make thts bokâj
For many beyn (fsuche tnanere
Thai talys and rymys wyl blethly hère.
c Pour le simple peuple j'ai entrepris d'écrire ce livre en
langue anglaise, car il en est beaucoup de cette classe avir
des d'entendre contes et rimes. »
Bientôt le peuple, élevant la voix, trouva un énergique
champion dans le moine Robert Longland, qui, s'armant du
fouet de la satire dans son poème burlesque de Pierre Plow-
man ou le Laboureur, flagella sans pilié ses confrères et sapa
plus d'un privilège par ses rudes et mordantes épigrarames.
Moins gai, mais plus redoutable encore par l'audace de sa
polémique, JeanWiclef, né en 1324, et d'abord principal de
l'université d'Oxford, où il voulut faire quelques réformes,
puis privé de cette charge par l'autorité cléricale, s'éleva
contre le pape lui-même, déclina sa suprématie et infirma
les dogmes de l'Église dans de mordants écrits tolérés par
le roi. La traduction de la Bible en langue vulgaire fut le
fieul résultat de cette lutte éphémère mais ardente, qui
présageait, dès 1366, la lointaine explosion de la réforme.
C'était alors vers les combats que se portait l'enthousiasme
général, c'étaient les hymnes de guerre et de gloire qui char*
maient avant tout les esprits. Aussi la belliqueuse Ecosse,
affranchie par les exploits de Robert Bruce qui avait vaincu
le faible Edouard U, et dont les descendants résistaient à
son fils , eutonna-t-elle dès lors la trompette héroïque dans
BALLADES ANGLAISES. 399
le poème de Jean Barbour, consacré au héros populaire , et
répété au loin par Técho des montagnes. C'est là que se
trouvent ces vers d*un style si pur, dans lesquels, comme
le dit Chateaubriand , un sentiment immortel semble
avoir communiqué au langage même une immortelle jeu-
nesse :
c Ah ! la liberté est une noble chose ! La liberté rend
l'homme content de lui, la liberté donne toute consolation;
ne vit heureux que celui qui vit libre ! »
Un autre poème de la même époque, œuvre d'un poète
aveugle, connu sous le nom de Blind Harry, fut consacré
par la nation reconnaissante au brave et infortuné Wallace ,
victime dévouée de son patriotisme dont Téclatant exemple
devait sauver l'Ecosse. En même temps Richard Rolle, dit
l'Ermite, faisait parler en vers la Conscience irritée.
Malgré ce réveil de l'anglo-normand et son élaboration si
active, le franco-normand, parlé parles grands, resta le lan-
gage de la cour d'Edouard III. Sa femme, la reine Philippa,
avait Froissard pour secrétaire ; la gloire de son fils, le
prince de Galles, fut chantée en rimes françaises par Chan-
dos ; et le voyageur Mandeville l'écrivait mieux que sa langue
nationale. C'est aussi en français que rima d'abord Jean Go-
wer, écrivain ingénieux et facile, qui composa plus tard en
idiome vulgaire sa longue Confession amoureuse, à l'imila-
lion d'un poète plus célèbre.
Ce poète, modèle de son époque, avant-coureur des grands
génies qui ont perfectionné la langue anglaise, est GeofTroi
Ghaucer, né en 1328 à Londres, et mort en 1400, comblé
des faveurs de la cour. Sa carrière fut toutefois soumise à
àes vicissitudes diverses qui développèrent par les épreuves
l'activité de son esprit. La position de son père lui permit
T^
400 LITTÉRATURE DU NORD.
de recevoir une éducation libérale, et de voyager, jeune en-
core, dans la France et les Pays-Bas. Admis parmi les pages
d'Edouard III, enrichi par un brillant mariage, il fut attaché
à une ambassade qui se rendait en Italie ; c'est là qu'il vit
Pétrarque et peut-être Boccace, et qu'il s'inspira de leur
génie. Hais, de retour dans sa patrie pendant la minorité si
orageuse et si funeste de Richard H, il soutint le régent duc
de Lancastre, il participa à sa disgrâce et se vit exilé en
France. Puis, circonstance peu honorable, il abjura son parti
politique, ne recueillit d'abord que le mépris et se retira à
la campagne où il se consola par l'étude, jusqu'au moment
où il rentra en grâce et fut réintégré dans tous ses biens.
Ainsi, dans sa vie agitée, tour à tour étudiant, voyageur,
exilé, poète de cour, Chaucer put voir l'humanité et ses
faiblesses, que lui-même partageait amplement, sous les
faces les plus opposées et dans les vicissitudes les plus
diverses. Aussi son œuvre principale, les Contes de Can-
terbury, présente-t-elle une revue pleine de verve, d'ima-
gination et de finesse des travers de la société mouvante et
bigarrée du moyen âge.
Dans ces Contes, que réunit entre eux le but commun
de tous les personnages qui font ensemble le pèlerinage de
Canterbury, le poète individualise parfaitement le chevalier,
le bourgeois, l'abbesse, la religieuse, le moine, l'étudiant, la
marchand, le docteur, l'huissier, le meunier, les classes et
les professions les plus diverses. A chacune il donne son ca-
ractère propre dans des prologues pleins de vérité, où le co-
mique des situations est tracé d'un crayon ferme et vif. Les
vers sont aussi harmonieux que le permettait une langue
encore informe, qu'il sut assouplir et étendre par d'heu-
reuses associatipns de mots. L'ironie de Boccace, son guide
BALLADES ANGLAISES. 401
et son modèle, domine toute la composition, qui joint au
mérite d'une gaieté franche celui d'une grande originalité
puisée dans les mœurs anglaises de cette époque. Voici, par
exemple, le portrait d^une abbesse :
c II y avait une pieuse abbesse, chaste et naïve dans son
sourire ; son plus grand serment était par saint Éloi ; elle
s'appelait madame Églantine. Elle chantait parfaitement
l'office, qu'elle modulait de sa douce voix. Elle parlait le
français fort convenablement, le français de Stratford
veux-je dire, car celui Je Paris lui était inconnu.
c Quant à sa conscience, elle était si tendre, si charitable,
qu'elle eût pleuré de voir une souris prise ou blessée dans
une trappe. Elle avait de jolis petits chiens qu'elle nourris-
sait de viande, de lait et de gâteaux. Houraient-ils, elle
les pleurait amèrement; les frappait-on, elle pleurait en-
core, tant elle avait le cœur sensible ! »
Voici le portrait d'un jeune chevalier :
€ Il avait déjà porté les armes en Flandre, Artois et Pi-
cardie ; il s'était battu, mais peu de temps, dans le seul' but
de complaire à sa dame. Son costume brodé ressemblait à
une prairie émaillée de fleurs. Il était frais comme le mois
de mai, chantant et jouant toute la journée. Il portait veste
courte et longues manches ; se tenait bien à cheval, et sa*
vait galoper avec autant de grâce qu'il faisait des ballades,
qu'il dansait, dessinait, écrivait. »
Vient ensuite l'opulent bourgeois:
c II était gros propriétaire, avait été shérif dans su pro-
vince. Son pain, son aie étaient des mieux choisis; personne
n'avait maison mieux approvisionnée : rôtis et poissons y
pleuvaient, perdrix et brochets y étaient en réserve avec les
produits de chaque saison. Malheur au cuisinier qui aurait
26
402 LITTÉRATURE DU NORD.
oublié de poivrer et d'aiguiser sa sauce, ou qui aurait ub
instant laissé vide sa table dressée dans la grande salle ! »
Vient ensuite le moine sybarite, grand chasseur, zélé ca-
valier :
« C'était un moine parfait et bien digne d'être abbé ; il
avait de bons chevaux dans sa riche écurie. Laissant de côté
les choses anciennes, il savait vivre à la moderne, et s'in-
quiétait fort peu du texte qui déclare impies les chasseurs.
c Quand il montait à cheval, ses rênes flottaient au vent
et retentissaient à la ronde comme la clochette de sa cha-
pelle. On le voyait alors les manches garnies de fine fourrure,
le capuchon agrafé sous le menton par une épingle d'or
formant un nœud d'amour. Sa tète chauve brillait comme
un miroir, son visage semblait être huilé. C'était un prélat
^e bonne mine, riche d'embonpoint, aux yeux vifs et mo-
biles, étincelants comme du plomb fondu.
ff Ses bottines étaient souples, son cheval bien équipé;
oui, c'était certainement un prélat de bonne mine. Jamais il
n'eût voulu s'exténuer comme un spectre ; il préférait man-
ger des cygnes rôtis : »
His bootes souple^ his hors in great estate,
Now certainly he was a fayrprelaie!
He was not pale as aforpynid ghost ;
A fat swan lovde he best ofany rost.
Près du moine on voit paraître Thuissier clérical, qui ne
jure qu'en latin quand il est ivre; et le distributeur d'in-
ilulgences nouvellement arrivé de Rome avec une valise
pleine de reliques. A côté de ces portraits grotesques, où le
poète esquisse avec esprit les principaux ridicules de son
époque et la répulsion qu'ils soulevaient, se trouvent aussi
des récits pathétiques; comme les touchantes amours d'Àriste
BALLADES ANGLAISES. 403
et d'Emilie, et des descriptions gracieuses où revivent quel-
ques traits du pinceau de Pétrarque.
Chaucer a aussi commencé la traduction du Roman de la
Rose et reproduit tout le texte de Guillaume de Lorris avec
une facilS insouciance. Il a aussi fait des ballades et composé
quelques écrits en prose. Ce n'est pas dans ce genre qu'il
excelle ; mais il a su explorer plusieurs voies avec un louable
courage, et justifié ainsi, jusqu'à un certain point, son sur-
nom poétique, et trop pompeux sans doute, d'étoile mati-
nale de la littérature igiglaisc.
Malheureusement le jour se fit longtemps attendre quand
l'étoile se fut éclipsée. Depuis l'année 1380, la fin du qua-
torzième siècle et la première moitié du quinzième furent
marquées par d'affreux désastres, en Angleterre et en Alle-
magne, comme en France et dans toute l'Europe. D^un c6té«
le faible et imprudent Richard II détrôné et mis à mort par
«on cousin Henri lY deLancastre; de l'autre, le vil et brutal
Yenceslas dépouillé de la couronne impériale, que reçoit Ro-
bert de Bavière sans pouvoir en soutenir le poids; la France
livrée aux exactions des ducs d'Anjou, de Berry et de Bour-
gogne sous la minorité du malheureux Charles YI, que bien-
tôt sa triste démence et les intrigues d'une épouse parjure
rendent le jouet de toutes les ambitions. LUtalie, si long-
temps délaissée par la cour pontificale d'Avignon , voyait
éclater le grand schisme qui devait troubler toutes les cités
et ébranler toutes les croyances; pendant que Naples, TAra-
gon, la Castille végétaient dans une honteuse torpeur. Le
joug abrutissant des Mongols pesait encore sur la Russie ;
les Turcs ottomans menaçaient l'Empire grec déjà miné par
tant de désordres, et préludaient à sa destruction par la dé«
faite des Serbes sous l'héroique Lazare. Tamcrlan seul arrè-
404 LITTÉRATURE DU NORD.
lait leurs progrès en opposant h leur valeur farouche une
barbarie plus grande encore. Deux monarchies seulement,
dans celte période sinistre : le Danemark et la Suède sous
Marguerite de Waldemar, la Pologne et la Lithuanie sous
Vladislas Jagellon, jouissaient d'un repos éphémère fondé
sur l'union des états.
En France, Louis d'Orléans, frère du roi, et Jean de Bour-
gogne, possesseur de la Flandre, se disputaient violemment
la régence. Le premier tombe sous le poignard, la guerre
civile ensanglante toute la France ; et bientôt Henri V d'An-
gleterre, effaçant par une action d'éclat les désordres d'une
jeunesse licencieuse, débarque à la tète de ses troupes, et
gagne la bataille d'Azincourt. Charles d'Orléans el Jacques I
d'Ecosse sont prisonniers en Angleterre; l'arrogant Jean
sans Peur est tué par trahison, et la reine Isabeau, cette
mère dénaturée, ne le venge que trop bien en reniant son
fils et livrant aux Anglais l'héritage de la France. L'année 4422
montre en effet Henri VI recevant, jeune enfant, cette double
couronne sous la tutelle de ses deux oncles, auxquels s'allie
Philippe de Bourgogne, pendant que le dauphin Charles VU,
sans asile, sans espoir, renonce à se défendre. C'est alors
qu'apparaît cette \ierge inspirée, cette héroïne libératrice
appelée par Dieu même au triomphe, au martyre. Jeanne
d'Arc bat les Anglais, fait couronner le roi, et pérît victo-
rieuse dans les flammes d'un bûcher. Elle périt, mais la
France est sauvée, et Richemont, Dunois et cent vaillantes
épées repoussent Talbot et les légions ennemies ; la natio-
nalité française se relève, et la tempête qui a sévi contre
elle s'appesantit plus destructive encore sur son implacable
rivale.
L'Allemagne, non moins troublée après l'élection de Si-
BALLADES ANGLAISES. 405
gîsroond, investi d'un pouvoir nominal sur la Hongrie et la
Bobême, vit l'empereur proléger le funesle concile de Cons-
tance, où la déposition de trois papes et le supplice cruel de
Jean Huss, défenseur des doctrines deWiclef, ne fit qu'irriter
les esprits et allumer un vaste incendie. La Bohème inondée
de sang, la tiare disputée par les armes, Tltalie fractionnée
et l'Empire affaibli, semblaient présager des maux plus
grands encore, quand la soumission des hussites, les réfor-
mes du concile de Bâie, et Tavénement d'ÂlbertU d'Autriche,
qui laissa le trône affermi au pacifique Frédéric III (ou IV),
rendirent quelque repos à l'Allemagne ; pendent que TÉglise,
enfin reconstituée, respirait sous Nicolas Y, savant et ver-
tueux pontife, digne émule de Cosme de Hédicis et d'Al-
phonse de Naples accueillant les nobles exilés qui dotaient
l'Occident des trésors de la Grèce^
Constantinople venait, en effet, de succomber sous les
efforts des Turcs. En vain le vaillant Huniade les avait-il
repoussés de la Hongrie ; en vain l'audacieux Scanderbeg
tenait-il leurs armées en échec : le Bas-Empire s'affaissait
sur lui-même, Constantinople succomba, et l'année 1453,
cette date à jamais mémorable, vit l'astre intellectuel s'é-
clipser en Orient pour dorer de ses feux l'horizon opposé.
Les Grecs, bannis par Mahomet II, répandent au loin la
science en Italie ; le Portugal lance ses premières flottes ; la
France régénérée s'organise sous la prudente administration
de Charles VU, prince ingrat, mais politique habile; TÀIle-
magne, que menacent les musulmans, que défend mal sou
timide empereur, est sauvée presque malgré elle par l'hé-
roïque Hathias Corvin, pendant que Guttemberg, conque*
rant pacifique, immortalisait la pensée.
L'Angleterre seule, refoulée sur elle-même, expiait set
406 LITTÉRATURE DU NORD.
longues cruautés par les horreurs de la guerre hitesline. Le
règne du débonnaire Henri VI n'avait été signalé que par des
revers. Se prévalant de la faiblesse du roi, de Taltlère fierté
de la reine, Richard d'York, héritier de la branche de Cla-
rence, revendique la couronne qu'il prétend usurpée par la
branche puînée de Lancaslre. Vaincu et pris à la bataille de
Wakefield, il est froidement immolé par Marguerite, et dès
lors la guerre des deux Roses devient une boucherie atroce.
Les succès alternent entre les deux partis, soutenus tour à
tour par l'intrépide Warwick. Edouard IV d'York, d'abord
roi, puis captif, reprend à Tewksbury l'avantage sur Henri,qui
meurt abandonné de tous ses défenseurs, et surtout deTas-
tucieux Louis XI, qui, maître de la France depuis 1461 , était
fils trop ingrat pour être allié fidèle. Plus perfide encore en-
vers ses grands vassaux, qu'il poussait à s'entre-détruire,
Louis fonda son pouvoir sur le malheur de tous ; infortuné,
malgré tous ses succès, il sema le crime et recueillit le re-
mords. L'aveugle ardeur de Charles le Téméraire s'était
brisée contre les Suisses à Morat et contre les Lorrains à
Nancy. La Bourgogne revint à la France, ainsi que les pré-
tentions au trône de Naples; mais l'Empire, augmenté des
Pays-Bas et de la suzeraineté de la Hongrie, l'Espagne, unie
et pacifiée en 1480 sous le sceptre de Ferdinand et d'Isa-
belle, formèrent de leur côté ce pacte de famille qui devait
devenir si formidable ; pendant qu'à l'extrémité de l'Europe,
où dominait alors la belliqueuse Pologne, Ivan III prépa-
rait, en chassant les Tartares, le lointain avènement de la
Russie.
Ce fut le moment où mourut Louis XI, dont Comines a
tracé de main de maître l'instructif et sinistre portrait; pen-
dant qu'un prince plus criminel encore, bourreau de ses
BALLADES ANGLAISES. 407
amis, de ses parents, de son neveu Edouard Y, Tairoce Ri-
chard m s'emparait de l'Angleterre^ qui devait lui échapper
avec la vie à la journée sanglante de Bosworth, pour échoir
à Henri VU Tudor, dont l'avènement, salué avec joie, ouvrit
pour la nation une période de repos.
L'Italie avait perdu son protecteur, le sage et magnanime
Laurent de Hédicis, qui calmait par les nobles études l'am-
bition inquiète des esprits. Aussitôt les haines se ranimèrent,
et, au milieu des prétentions rivales suscitées par un pontife
indigne, le jeune et aventureux Charles VIII, consolidé sur
son trône chancelant par Fhabile politique de sa sœur, s'é-
lance résolument dans l'arène pour faire valoir sur Naples
les droits de ses ancêtres. On connut cette expédition bril-
lante, cette course triomphale mais éphémère, ces revers
rapides, irréparables, malgré une héroïque défense. Maxi-
milieu I d'Autriche venait de recueillir en Allemagne la
succession longuement préparée par son père, et entourée
par lui de précieuses garanties. Grenade, dernier boulevard
des Maures, succombait sous les armes d'Isabelle, protec-
trice de Colomb dans cette exploration sublime qui enleva
aux Portugais Tempire des mers, quand la mort pré*
coce de Charles, en 1 498, mit la couronne de France aux
mains de Louis XII d'Orléans, vassal indocile qui sut être
un bon roi, et qui eut le bonheur de pressentir et de saluer,
malgré les préoccupations d'une guerre infructueuse, la ma-
jestueuse aurore qui, se levant sur l'Europe, présageait tant
de jours glorieux.
408 LITTÉRATURE DD NORD.
XXXIV
Chants de gnerrm serbes et suisses.
L'Allemagne, dans le quatorzième siècle, agitée par des
luttes stériles et des rivalités funestes qui minaient sa puis-
sance, ne ressentit aucun élan, aucune aspiration vers les
grandes choses ni vers les conquêtes de l'esprit. Les diverses
écoles de meislersinger établies dans les villes principales s'es-
sayaient à marteler des vers et à aligner des rimes vides de
sens. Ce qu'elles firent de mieux fut la reproduction en
langue usuelle, mélange confus de souabe et de saxon, de
plusieurs légendes chevaleresques dont les sources sont
maintenant perdues, et la composition fortuite de quelques
chansons populaires qui leur échappaient dans la joie des
festins. Les Pays-Bas suivaient la même voie, et les rares au-
teurs qui s'exerçaient dans la langue néerlandaise, issue de
Tancien frison, puisaient tous leurs romans dans les trou-
vères français. Le Danemark, la Norvège et la Suède, rap-
prochés un insiant par l'union de Calmar, allaient aussi
demander à l'Islande les antiques traditions de la race Scandi-
nave et les élaboraient dans leurs récits. Il en résulte qu'au-
cun nom saillant ne se distingue à cette époque dans toute la
littérature germanique, si ce n'est celui du moine Jean Tau-
1er qui prêcha à Strasbourg vers 1350 avec un succès re-
marquable, et dont les sermons, quoique altérés sans doute
dans les manuscrits subséquents, n'en apparaissent pas
moins pleins de verve et de noblesse.
CHANTS SERBES, 409
La vraie poésie, exilée des pays qui avaient salué ses pre-
mières lueurs et reçu ses ins^ratious naissantes, était pas-
sée de France en Italie, et d'Allemagne en Angleterre, douée
d'une énergie nouvelle et pleine .d'espoir dans son avenir.
Bientôt une élaboration puissante, en favorisant son essor,
devait multiplier les grands exemples et poser les règles lit-
téraires. Mais, à défaut de ces règles précises, dans des pays
livrés à eux-mêmes et concentrés dans leurs mœurs nationales,
on avait déjà vu s'élever spontanément des jets de poésie
admirables, inspirés par l'amour, la douleur, la foi ou le
patriotisme* C'est ainsi que, dans la race slavone, la
Bohème, la Pologne, la Russie avaient fait entendre leurs
chants de guerre en présence d'ennemis formidables, qui
n'avaient pu étouffer leurs voix ; c'est ainsi qu'à cette épo-
que même, sous la menace^ des armes musulmanes, au mi-
lieu d'héroïques efforts, la Servie, opprimée par les Turcs
sans renoncer à sa fierté native, entonna au sommet des
montagnes, dans le fond des rochers, à Tombre des forêts,
ces chants de douleur et de gloire qu'elle a légués à la pos-
térité; chants sublimes par leur foi ardente et leur élan pa-
triotique, moins vifs, moins énergiques peut-être que les
Jbymnes belUqueux des Bohèmes, mais plus profonds, plus
saisissants encore parleur touchante mélancolie. Animés de
tous les souvenirs qui pouvaient exalter leur courage ou char-
mer leurs poignants regrets, les Serbes ont chanté tour à tour
le règne prospère de Stéphane Duchan, législateur de sa pa-
trie, redoutable adversaire de Tempire grec; puis les trou-
bles et les partages funestes qui suivirent la mort de ce
prince; puis les exploits d'un héros malheureux, invincible
dans les combats, mais contraint par une fatalité funeste à
servir les Turcs ses ennemis. C'est ainsi que naquirent les
4i0 LITTÉRATURE DU NORD.
poèmes snr la succession de Stéphane, la fondation de Scu-
tari, les exploits dcMarko, et»sur une foule de circonstances
spéciales ou de sentiments indfviduels, toujours peints avec
un rare bonheur. Mais un fait mémorable et terrible domine
et résume tous les autres, et.appelle l'intérêt le plus vif et la
plus profonde sympathie sur ce peuple généreux et héroïque,
martyr de la foi de ses pères. Ce fait est la bataille de Kosovo,
livrée, en 1389, contre Amurat I, sultan turc, par Lazare, der-
nier prince des Serbes ; bataillé où le dévpuement le plus
ardent et le courage le plus indomptable n'échouèrent devant
la puissance ottomane que par une trahison infâme, qui
amena la mort des deux rois et la soumission de la Servie.
Plusieurs poèmes y sont consacrés, tous empreints d'une re-
ligieuse terreur. Nous citerons ici le plus touchant et le plus
simple, dans lequel une scène àe famille, plus pathétique
encore que le récit guerrier, fait passer devant nous toutes
ces nobles figures prédestinées à un trépas sublime, insensi-
bles aux tendres prières et aux pieux stratagèmes de la tsa-
rine, qui n'aspirait qu'à sauver un seul frère. Mais ses efforts
sont vains ; ni ses frères, ni son père, ni aucun serviteur ne
veut se dérober à la gloire du martyre; la défection d'un
trailre les fera tous périr, mais le glaive d'un héros les ven-
gera d' Amurat, et les Turcs pleureront leur victoire.
Les vers de ce poëme, harmonieux et faciles, respirent
dans leurs répétitions nombreuses un vague abandon plein
de charme, en même temps que d'antiques traditions et des
mœurs toutes patriarcales y sont poétiquement retracées.
Nous essayerons de conserver ces nuances dans notre tra-
duction littérale'.
* Voir noire Histoire de la littérature des Slaves, Paris, i839.
CHANTS SERBES. 4H
BATAILLE DE KOSOVO.
Car Lazare siede za veceru;
Pûkrai niega earica Miliea^
Veli niemu earica Miiiea :
« Cor' Lazare Srbska kruno zlatna^
Ty prolaziê s^ra u Kosovo
S' sobom vodis sluge i voivode;
A kod dmra ni kog^ ne ostavliaSy
Care Lazo, od muz'kte glava.
c Le Izar Lazare était assis au sôoper ; à e6té de lai la tza^
rino Milicia, et la tzarine Milieia lui dit : < T%«t Lazare, cou*
ronne d'or dé Servie, demain tu pars pour le champ de Ko*
sovo, emmenant tes serviteurs, tes vaivodetf, et n'en hissant
aucun au palais, aucun hemme qui, chargé d'une lettre,
puisse me rapporter ta réponse. Tu emmènes avec toi mes
neuf frères, les neuf ûls chéris de Jug. Ah ! laisse-moi un
seul de mes frères, un seul pour recevoir mes vœux. »
c Lazare, prince des Serbes, lui répond : « Chère épouse,
lequel de tes frères veux-tu que je laisse dans la blanche en-
ceinte du palais? — c Laisse-moi, dit-elle, Bozko Jugovich. »
Lazare, prince des Serbes, lui répond : c Chère épouse,
tzarine Hilicia, lorsque demain Taube du jour paraîtra et
que le soleil commencera à luire, lorsque la ville ouvrira ses
portes, rends- toi à la sortie de la ville. Là, les guerriers défi*-
leront en ordre, tous à cheval et la lance en main ; devant
eux Bozko, fils de Jug, tenant l'étendard de la croix. Sou-
haite^lui de ma part toute prospérité ; qu'à son choix il cède
Tétendard et reste au palais avec toi. »
« Le lendemain, quand Taube vint à paraître et qu'on ou-
vrit Tenceinte des murs, la tzarine Milieia sortit et se plaça
412 LITTÉRATURE DU NORD.
aux portes de la ville. Et voici, les troupes sortirent en ordre,
toutes à cheval et la lance en main, et devant elle, Bozko,
fils de Jug. Son cheval bai est resplendissant d*or, et jusque
sur le dos du cheval se déploie la grande bannière du Christ.
Sur la bannière s'élève une pomme d'or, de la pomme jail-
lissent des croix d'or, et des croix descendent des banderoles
qui effleurent les épaules de BodLO.
c La tzarine Milicia s'approche, arrête le cheval bai par la
bride, et élevant les bras vers Bozko, elle lui parle ainsi à
voix basse : t cher frère, Bozko Jugovich, le tzar accorde
à ma prière que tu n'ailles pas combattre à Kosoyo. Il te sou-
haite toute prospérité; à ton choix tu céderas l'étendard et tu
resteras avec moi à Krusevac, afin qu'un frère puisse rece-
voir mes vœux. »
< Hais le fils de Jug lui répond : c Va, ma sœur, retourne
vers la tour blanche ; mais je n'irai pas avec toi, et l'étendard
ne quittera pas mes mains, quand le tzar me donnerait Kru-
sevac. Voudrais-tu qu'on me montrât au doigt et qu'on dit :
€ Voyez Bozko, le lâche, qui n'ose pas aller à Kosovo y ver-
ser son sang pour le Christ et mourir en défendant sa foi? »
c A ces mots, il a franchi la porte. Alors parait le vieillard
Jug Bogdan et avec lui sept Jugoviches. Elle les appelle tous les
sept Tun après l'autre, mais aucun d'eux ne veut voir la tza-
fine. Elle attend quelques moments encore, et voici Voino,
fils de Jug, eonduisant les fiers coursiers du tzar, sur les-
quels brillent des harnais d'or. La tzarine arrête son cheval
gris , et élevant les bras vers Voino elle lui adresse vive-
ment ces^ paroles : « cher frère, Voino, Jugovich, le tzar
t'accorde à ma prière. Il te souhaite toute prospérité; à ton
choix tu remettras les coursiers, et tu resteras avec moi à
Krusevac, afin qu'un frère puisse recevoir mes vœux. »
CHANTS SERBES. 413
« Mais Voino, fils de Jug, lui répond : « Va, ma sœur, re-
tourne vers la tour blanche; mais jamais un brave guerrier
ue recule et n'abandonne les chevaux du tzar, quand il sau-
rait qu'il doit périr. Laisse-moi, sœur, aller à Kosovo y ver-
ser mon sang pour le Christ, y mourir pour la foi avec mes
frères ! »
c A ces mots il a franchi la porte. A celte vue la tzarine
Milicia tombe sur la froide pierre, tombe soudain évanouie.
Alors parait le tzar Lazare lui-même ; des larmes coulent de
ses yeux, il regarde à droite et à gauche, et appelant Golu-
ban, son écuyer : c Goluban, fidèle serviteur, descends de
ton cheval au cou de cygne, prends ta maîtresse par ses
blanches mains, et ramène-la vers la tour élevée. Reste ici à
la grâce de Dieu ; ne nous suis pas au champ de bataille,
mais garde l'enceinte du palais. »
€ L'écuyer Goluban a entendu ces mots, et des larmes s'é-
chappent de ses yeux. Cependant il descend de son cheval,
prend sa maîtresse par ses blanches mains, et la ramène vers
la tour élevée. Mais il ne peut résister à son cœur qui l'en-
traîne vers le champ de Kosovo ; il rejoint son cheval au cou
de cygne, s'élance dessus et part pour Kosovo.
c Le lendemain, quand l'aube vint à paraître, voici deux
corbeaux noirs, venus du champ de bataille, sur la tour du
noble Lazare. L'un croassait et l'autre s'écriait : c N'est-ce
pas ici le palais de Lazare ? N'y a-t-il personne dans le pa-
lais? »
« Aucune voix ne répond dans le palais, mais la tzarine les
avait entendus. Aussitôt elle monte sur la tour Manche, et
parle ainsi aux deux corbeaux : c Que Dieu vous conserve,
noirs corbeaux ! Dites-moi, d'où venez- vous dès l'am'ore; se-
rait-ce peut-être du champ de Kosovo? Y vîlês-vous deux
414 LITTÉRATURE DU l!fORD.
puissantes armées? Ces armées sesont*elles baltues, et la-
quelle est restée victorieuse ? »
€ Les deux corbeaux répondent à la princesse : < Que Dieu
vous sauve, tzarine Milicia ! Nous venons ce malin de Kosovo ;
nous y avons vu deux puissantes armées qui bier ont livré
une bataille dans laquelle les deux tzars ont péri. Des Turcs»
il en est peu qui survivent ; mais des Serbes, ceux qui refi-
rent encore sont tous eouf^nrls de sang et de blessures. »
c Pendant q«e les cori3eaux parlaient, voici Técuyer Milutin,
sout^iant sa main droite de la gauche , sillonné de dix-sept
btessureSy et son cheval nageant dans le sang. < Qu'est-ce
cela, malheureux Milutin, la trahison a-t-elle perdu le tzar? i
L'écuyer Milutin lui répond : *« Maîtresse, aide-moi à des-
cendre de cheval, humecte mon frout d'eau limpide et verse-
moi du vin généreux ; car mes blessures ont consumé mes
forces. »
€ La tzarine Taide à descendre, humecte son front d'eau
limpide et lui verse du vin généreux. Quand il a repris quel-^
que force, Milicia interroge Técuyer : « Dis-moi, qu'a-t*on
fait à Kosovo ? Comment a succombé le noble Lazare? com-
ment le vénérable Jug Bogdan? comment les neuf fils de
Jug, et le voivode Milos, et Yuk Drankovich, et Strainia
Banovich ? »
« L'écuyer lui répond alors : c Ils ont péri, tzarine, h Ko-
zovo. Là où est tombé le noble prince, on voit mille javelots
tous brisés, mille javelots des Turcs et des Serbes; mais les
plus nombreux sont ceux des Serbes, lancés pour la défense
du prince, de notre glorieux souverain. Quant à Jug, au
front de la bataille, il est tombé dès les premiers coups, et
après lui huit de ses fils ; car le frère soutenait toujours le
frère, tant qu'un seul d'entre eux put se mouvoir. Seul en-
CHANTS SERBES. 415
Gore Bozko survivait ; sa bannière flollait dans la plaine, où
il chassait les Turcs par essamis, comme le faucon disperse
les colombes.
€ Là où le sang montait jusqu'aux genoux, là est mort
Strainia, fils de Bano. HIIob, ô princesse, est tombé près des
froides eaux du la Sîlnicia, où les Turcs ont péri en masse ;
Uilos a tué le sultan Murât, et avec lui douze milliers de Turcs.
Que Dieu t'en récompense ainsi que toute sa race 1 II vivra
dans les cœurs des Serbes, dans leurs chants et dans leurs
annales, jusqu'à ce que le monde et Kosovo s'abîment. Mais
si tu me demandes où est Vuk ? Qu'il snit maudit ainsi que
toute sa race I Car c'est lui qui a trahi le tzar, et qui a en-
traîné vers les Turcs douze milliers de pai;)nres comme lui. ■
Voilà le chant national des Serbes, et l'on ne peut s'empé-
dier d'être ému en lisant ce récit et si noble et si simple,
consacrant la résistance sublime d'un peuple religieux et
brave, dont la chute préludait alors à l'écroulement du Bas-
Empire, et qui devait subir comme lui quatre siècles d'af-
freux despotisme avant de renaître à l'espoir. Parmi les autre9
peuples de même race, les Russes étaient encore courbés
sous le joug abrutissant des Mongols, qui étoufTait tout germe
littéraire ; les Polonais et les Hongrois, quoique libres et
parvenus à une prospérité réelle sous des rois civilisateurs,
soumettaient encore leurs pensées aux formes scolastiques
du latin. Les Bohèmes seuls, entraînés par Jean Huss et par
ses ardents sectateurs vers l'émancipation dangereuse mais
féconde qui déjà présageait le schisme, composèrent dans
l'idiome national, non plus des chants de guerre, mais des
hymnes religieux, non plus des romans fantastiques, mais
des commentaires sur la Bible; impulsion éphémère et
bientôt étoutTée par les excès d'ane guerre dévaslalrice.
épiiémère et ^
ilalrice. A
416 LITTÉRATURE DU NORD.
La chanson populaire sous toutes ses formes , religieuse,
erotique, satirique ou guerrière, dominait alors en Europe
comme expression du mouvement des esprits, comme
symptôme de Taffrancliissement des serfs qui , délivrés des
chaînes féodales, ne craignaient pas d'exprimer à haute
voix, au milieu du choc des passions, leurs sentiments de
piété ou d'amour, leurs impressions intimes, leurs élans
enthousiastes. C'est ainsi que, sous diverses nuances ana-
logues aux climats et aux mœurs, régnaient, en Italie, eh
Espagne et en France, lé sonnet, la romance, le lai et la
chanson ; c'est arnsî qu'au milieu des luttes interminables
qui marquèrent pour elle celte époque, TAnglelerre consigna
ses souvenirs dans ses vieilles ballades nationales, le Saule,
Childe Waters, Robin Hood, Chevy Chace; dans cetle dernière
surtout, image d'un défi héroïque sur la frontière indécise
de l'Ecosse, récit bien propre à animer, à exalter le patrio-
tisme.
Mais nulle part ce genre de poésie ne fut plus répanda
qu'en Allemagne ; et, quoique ces expressions fugitives delà
vie intellectuelle d'un peuple ne parviennent généralement
qu'allérées et appauvries h la postérité, il reste cependant
assez de traces des chansons populaires de rAllenmgne,
chansons nées sons une foule d'influences, soit dans les
écoles de meislersinger, soit au foyer de famille, dans les
rues, dans les camps, pour démontrer qu'en aucun pays
elles n'ont eu plus de caractère. La mollesse et la grâce,
inhérentes aux peuples romans , inhérenles aux nations
slavones , sont étrangères à ces mâles productions que dis-
lingue la franchise et la force. Chants de piété, chants
d'amour, marqués d'un môme cachet, expriment générale*-
mcnt des émulions profondes dans un style concis et abrupt.
CHANTS SERBES. 417
mais fait pour pénétrer les âmes. Le rhythme musical , inné
au peuple allemand, y est toujours facile à reconnaître,
et la variété des mesures seconde les vifs élans de l'impro-
visateur*.
Celte variélé se fait surtout sentir, avec une grande délica-
tesse de tact, dans les chansons professionnelles propres aux
corporations spéciales, dont elles expriment les habitudes,
la physionomie, la tendance. La chanson du pécheur est mo-
notone et sourde comme le mouvement oscillatoire des va-
gues ; celle du chasseur est fière et saccadée comme les ro-
chers qu'il gravit dans sa course ; celle du pâtre, calme et
Insouciante comme la marche paisible des troupeaux. L'hon-
nêteté, la franchise et l'espoir respirent dans la chanson du
laboureur ; la vivacité, la pétulance daas celle du malin vi-
gneron ; mais la plus saisissante de toutes est celle du mi-
neur, privé de la lumière, plongé dans un monde mysté-
rieux qu'il peuple à son gré de fantômes, et dont chacune de
ses pensées semble refléter les terreurs.
Les chants guerriers enfin, cette suite traditionnelle des
anciens bardits germaniques, ont dû surgir sans cesse au mi-
lieu des conflits qui, pendant tant de siècles, ont agité l'Em-
pire ; mais ils s'évaporaient sous le fracas des armes, et, nés
au moment du péril, ils disparaissaient avec lui. Il fallut
qu'une guerre nationale, celle des Suisses contre Charles de
Bourgogne, soulevât un peuple tout entier contre les efforts
du despotisme, pour que les chants entonnés sous les arines
fussent répétés après la victoire, et pour qu'un poëte véri-
table, Veit Weber, se chargeât de les perpétuer. Né en Alle-
magne, mais plein d'enthousiasme pour l'indépendance hel^
^ Histoire de la littérature allemande^ de M; Peschîer.
27
418 LITTÉRATURE DU NORD.
Tétique, ce chantre martial combattit en i476 dans les
rangs des confédérés, aux journées de Granson et de Morat,
et, nouveau Tyrlée, anima leurs phalanges contre les vieux
soldats de Charles le Téméraire. Son style et sa verve poi-
gnante retracent bien racharnement des deux partis, qui ne
respiraient que carnage. Le retour du printemps, qu'il dé-
crit en poète, n'a pour lui de charme réel que parce qu'il
ramènera les combats.
€ L'hiver a été long et rigoureux, et maint petit oisçau en
a porté le deuil ; ils chantent aujourd'hui avec joie, et les
vertes branches des forêts retentissent de leur doux ra-
mage.
< Les branches se sont couvertes de feuilles, et bien des
cœurs en ont élé charmés ; la plaine s'est parée de verdure,
et les braves sont partis en foule.
a L'un marche à droite et l'autre à çauche; c'est un
bruyant tumulte, une mêlée menaçante dont le duc de Bour-
gogne ne se réjouira guère.»
Voici maintenant la revue des troupes d'élite envoyées par
les divers cantons :
< Zurich vient au son des fanfares, suivi des hommes de
Schv^ytz, de Soleure, de Berne, de Thurgovie, de Claris, de
Zug, de Lucerne, et d'autres districts encore. Honneur aux
confédérés! durent s'écrier tous ceux qui les virent.
« On les regarda beaucoup; car c'était l'élite de l'armée.
Qu'ils étaient beaux à voir sous leurs fortes armures ! Tous
étaient grands, sveltes et robustes ; la taille d'aucun autre
homme n'approchait de la leur, »
Il décrit enfin la bataille, à Ia<]p]e)le il assista lui-même,
secondant du glaive et de la voix la belliqueuse furie des
Suisses :
SATIRES ALLEMANDES. 419
« Les Bourguignons tinrent un moment ; puis on les Tit
bientôt prendre la fuite : on les tuait en foule, cavaliers,
fantassins; la campagne était jonchée d'armes brisées contre
les ennemis.
. € Ils fuyaient çà et là, en cherchant un abri ; jamais on
ne vit calamité pareille. Une bande de fugitifs s'élança dans
le lac, quoiqu'ils n'eussent aucun besoin de boire ; il s'y en-
foncèrent jusqu'au cou, et furent tués comme des canards
sauvages. On voguait vers eux en nacelle, et le lac fut teint
de leur sang, et leurs cris de douleur firent gémir toutes
les rives.
€ Beaucoup d'entre eux escaladèrent les arbres et y furent
tués comme des oiseaux; on les perça sans peine avec des
lances, car le vent ne gonflait point leurs ailes. :»
Telle fut la terrible vengeance des Suisses victorieux à
Morat.
XXXV
Satires allemandes » Bôman da Renard*
Le quinzième siècle, où retentirent les chants patriotiques
de Weber, fut également marqué en Allemagne par les
Chroniques de Tv^inger et de Rothe, de Schilling et d'Etter*
lin, ébauches qu*il ne faut pas comparer aux Mémoires de
Froissart ou de- Comines. La verve populaire s'épanchmt
dans les saillies grotesques de Till Eulenspiegel, l'artisan -
voyageur, et des mascarades dramatiques bien médiocre»,
bien grossières encore, étaient ébauchées par le barbier»
420 LITTÉRATURE DU NORD.
Folz et le peintre d'enseignes Rosenblût. La langue anglaise,
privée d'inspirations, v^était dans les vers de Walton et
d'Occleve, et la langue néerlandaise n'offrait, h rexceplîon
d'un seul roman , celui de Charles et d'Élegaste, que des
fables servilement traduites. Hais enfin rallégorie soutenue,
la satire politique sous forme d'apologue, déjà popula-
risée en France dans le fameux Roman du Renard, dont
ridée fut, dit*on, conçue an douzième siècle par un trou-
vère nommé Saint-Cloud, mais dont le texte énormément
accru avait subi des bigarnires san$ nombre, fit son appa-
rition en Allemagne dans une œuvre judicieuse, éminente.
Sous le nom de Henri d'ÂIkmar, nom d'auteur réel ou sup-
posé, parut à Lubeck en 1498 un poème intitulé Reinecke
Fuchs, titre qui peint sa double origine; car, si le fond de
rallégorie est emprunté à nos vieux trouvères, qui la
dirigèrent, dit-on, dans l'origine contre Renard, prince
lorrain du dixième siècle , devenu en langue d'oî par
son esprit sournois l'homonyme du vulpes des Romains,
son application dans le poème d'ÂIkmar est exclusivement
germanique. Que ses traits satiriques soient dirigés contre
un prince feudataire d'Allemagne ou contre l'çmpereur
Maxîmih'en loî-même, trop accessible aux flatteries d'un
fourbe qui capte sa confiance crédule, leur originalité
piquante a une physionomie toute spéciale, un caractère
plaisant et sérieux, profond et naïf à la fois, qui a dû
promplcment les rendre populaires. Ce poëme en quatre
chants a sur ses devanciers l'avantage d*une contexture
plus nette; les animaux personnifiés y parient tous un
langage naturel. Le récit en est intéressant, la critique
vive et spirituelle; le tableau des travers du siècle y est
tracé de main de maître; le dénouement est bien amené
SÀÎIRES ALLË&tÂTiDBS. 421
et la conclusion en est claire. Elle prouve, ironiquemeid
sans doute et avec un blâme implicite, que dans les cours
le savoir-faire remplace toutes les vertus et couvre tous les
vices. La langue du poêle est le moyen-saxon, parlé dans
le nord de l'Aliemagne, inférieur au souabe en élégance, mais
plus concis et plus nerveux; les vers ont une cadence par*-
faite, et leur rhythme, bref et rapide, donne à Tensemble
une teinte inimitable de gaieté et de bonhomie. En voici le
début un peu modernisé :
ROMAN DU RENARD.
Es war an einem mayentag,
Wie blum' und laub dieknospen brach;
Die kràuter sprossten; froh erklang
Im hâin der vôgel lobgesang ;
Der tag war schôn^ und balsamduft
Erjûllte weit umher die luft :
Als kônig Nobel^ der màchtige leu,
Einfest gab^ und Hess mit geschrey
Hoftag verkûnden ûberalL
€ Au mois de mai où s'épanouissent les fleurs, où verdit
le nouveau feuillage, où les chants des oiseaux retentissent
dans les bois, où Tair se sature de parfums, en un beau jour de
mai, Noble le lion, le roi des animaux, résolut de tenir cour
plénière. Ses vassaux convoqués arrivent à grand bruit ; leur
foule est telle qu'on ne peut les compter. Le roi avait mandé
pour embellir la fête tout ce qui marche, qui rampe ou qui
vole, et aucun ne manqua à l'appel, si ce n'est Reinecke le
renard, que ses nombreux méfaits éloignaient de la cour ;
car les méchants craignent la lumière. :»
Aussitôt la séance ouverte, chacun d'accuser le renard.
C'est d'abord le loup Isegrim, puis le chat Hinz, le chien, le
422 LITTÉRATURE DU NORB.
léopard ; bientôt parait le coq Henning à la tète tl'un triste
cortège, apportant une poule étranglée autour de laquelle on
chante les litanies. Le coupable est sommé de comparaître, et
FoursBraun se charge du message. Reinecke sort de son châ-
teau-fort etfeint d'accueillirrours, qu'il attire dans une ferme
\ers une poutre énorme et béante. Il lui persuade qu'elle est
remplie de miel, et l'autre y plonge la tète qu'il ne peut reti-
rer; car le renard a fait sauter les coins, et tous les paysans
du irillage, le curé et sa servante eh tête, rouent de coups le
pauvre hère qui s'échappe avec peine sanglant et tout pelé.
Le chat Hinz, envoyé à son tour, éprouve un sort semblable
et est pris au lacet, où il laisse douloureusement sa queue.
Puis le renard se venge sur la louve;! et , quand il a bafoué
tous ses ennemis, il se présente de lui-même à la cour. Hais
d'abord son éloquence est vaine ; accablé par ses accusateurs,
il est condamné au gibet. Il demande, avant de mourir, à
faire une confession publique, dans laquelle il accuse son
père d'avoir jadis enfoui un riche trésor apparlenant à la cou-
ronne et dont lui seul a le secret. A celte nouvelle le roi sus-
pend l'arrêt ; et, sur les instances de la reine, il lui accorde
grâce entière h condition qu'il lui livrera l'or. Nouveaux
stratagèmes du renard qui fait emprisonner le loup, et de-
mande à aller en Terre sainte pour se laver de ses péchés. 11
part muni de bottes rembourrées de poil d'ours, en compa-
gnie du bélier et du lièvre ; et bientôt il croque ce dernier, ef
jette furtivement sa tête dans le sac du malheureux bélier,
lequel en revenant à la cour est soupçonné du meurtre et
scelle par son supplice la réconciliation du roi avec le loup et
l'ours, qui en font leur pâture.
Au commencement du deuxième chant, le roi, trompé dans
la recherche du trésor, et instruit par le lapin et le corbeau
SATIRES ALLEMANDES. 423
de la supef'cherie du renard qui se cache dans sa forteresse,
prend la résolution de l'attaquer avec ses plus braves pala-
dins. Mais le blaireau (Grimbart, cousin de Reinecke, l'ayant
averti du danger, il se hâte de le prévenir, prend congé de sa
femme et se met en route vers la cour. Chemin faisant il cause
sur les affaires du monde, et lance d'amers sarcasmes et
de poignantes invectives contre k tyrannie des nobles et
contre les abus du clergé.
Au troisième chant, à son arrivée, nouvelle convocation,
nouvel arrêt de mort. ÏI trouve cependant moyen d'obtenir
un sursis, et raconte une série d'aventures par lesquelles en
se disculpant, il retorque le blâme contre ceux qui l'accusent,
énumérant les précieux cadeaux qu'il envoyait au roi et qu'on
avait volés. C'étaient, dît-il, une bague, un peigne et un
lîiîroif doués de propriétés merveilleuses, et dont les ingé-
nieux dessins rappelaient les peccadilles du loup, du chat, du
chiefi, de tous ses ennemis. Longtemps le lion l'écoute sans
lé croire ; mais enfin là giienon Martine, dame d'honneur de
là lionne, plaide si bien la cause du coupable qu'encore une
fois il est relâché pour aller chercher ces richesses dont il
doit faire hommage au roi.
Au quatrième chant, le loup Isegrim s'oppose au départ du
rehard et le provoque en combat singulier. Le défi accepté,
sanctionné par le roi, Reinecke feint de vouloir se confesser
et s'adresse de nuit au hibou qui lui fait une longue exhor-
tation, sanglante satire des homélies des moines, où toutes les
croyances de l'époque sont nlalîcieusement parodiées. Vient
.. . • ■ ^ '
ensuite le tour du renard qui déroule la liste des exploits et
des succès coupables qui ont rempli sa vie.* Le hibou lui ré-
pliqué, et îuî reproche ses vices ; le renard semble ému et,
pour âiîeùx écouter, se rapproche respectueusemen'l du con-
424 LITTÉnATDRE DU NORD.
fesseur, saute sur lui, l'étrangle et le croque. Le lendemain
commence le combat décisif. Le loup, fier de sa force, a
d'abord Tavantage, malgré la ruse du renard qui lui lance
la poussière aux yeux; déjà Isegrim Tempoigne sous sa
griffe et va lui porter le coup mortel, quand l'autre, par de
feintes prières, distrait son attention, puis, tournant sur lui-
même, le saisit à la gorge, le mutile, le déchire, et le contraint
à s'avouer vaincu. Cette victoire le lave de toutes ses fautes;
le roi le nomme son chancelier, et, escorté d'amis et de flat-
teurs, il retourne triomphant dans son château de Mau-
pertuis.
Nous n'avons pu qu'indiquer vaguement dans cette
brève et incomplète esquisse les traits ingénieux dont abonde
cette histoire, où chaque acteur, quadrupède ou volatile,
personnifiant les travers et les vices des divers rangs de l'é-
chelle sociale, soutient admirablement son rôle et ne le dé-
ment pas un instant; et où, sans paraître sur la scène,
l'homme est constamment mis en jeu, soit par de piquantes
épigrammes, soit par des réflexions sévères, comme dans ce
dialogue du renard et du blaireau :
« Les temps sont critiques, mon cousin; levons seulement
les yeux vers le trône ; car, bien qu'on nous ordonne de nous
taire, nous n'en observons et n'en pensons pas moins. Le
roi lui-même ne pille-t-il pas ni plus ni moins qu'un autre?
Ne laisse-t-il pas dépouiller le peuple parles loups et les ours,
comme si c'était de droit? Et qui dira la vérité, qui osera lui
signaler le mal? Le confesseur, le chapelain ? Ils gardent le
silence, et pourquoi ? C'est qu'ils jouissent du larcin des
autres, n'y gagneraient-ils qu'un habit neuf.
« Qu'on aille donc se plaindre ! Autant vaudrait saisir
l'air ; car^ on ne fait que perdre son temps ; mieux vaut s'as-
SATIRES ALLEMANDES. 425
surer de nouveaux bénéfices. Ce qui est loin, est loin ; et tout
ce que les grands dérobent vous a jadis appartenu. On re-
pousse les plaintes, elles fatiguent. Notre maître est un lion ;
il croit donc de sa dignité de tout prendre. Il nous appelle
ses gens, indiquant bien par là que tout ce que nous avons
est sa propriété.
€ Oserai-je parler sans détour? Le noble roi aime très
particulièrement ceux qui arrivent à lui les mains pleines,
et qui savent danser au son de sa musique. Les ravisseurs
sont rentrés au conseil ; cela fera tort à bien des gens ; car
s'ils volent et s^ils pillent, le roi les choie, et chacun regarde
en silence, pensant que son tour viendra.
€ Qu'un pauvre hère comme moi prenne seulement un
poulet, tous crient haro sur le voleur, et demanderont ma vie
pour expier ce forfait. On pend les petits escrocs, mais on
donne des dignités aux grands. Et moi, voyant tout cela,
je fais de même. Ma conscience, il est vrai, se réveille par-
fois; elle me montre de loin la colère céleste et le jugement
dernier, où il faudra répondre de tout bien injustement ac-
quis. Alors le repentir naît dans mon âme ; mais il passe :
car les meilleurs des hommes sont calomniés de la foule qui
prétend tout juger et qui sans cesse invente le mal.
« Le pire est que chacun veut régenter autrui; qu'on ap-
prenne donc d'abord à gouverner sa femme et ses enfants
et à bien diriger ses serviteurs. Mais comment réformer les
gens quand chacun fait ce qui bon lui semble et veut tyran-
niser les autres? Hélas ! de plus en plus nous tombons dans le
mal. Médisances, vols, assassinats, entend-on parler d'autre
chose ? Le monde est cruellement dupe des hypocrites et des
faux prophètes. Chacun vit à sa guise, et quand on hasarde
un conseil, on s'entend dire : Bah ! si le péché était aussi
426 LÏTTÉaATURE DU NOÎID.
condamfnable qu'on le prêche en tous lieux, les moines de-
vraient donner Téxeraple et s'abstenir plus que tous de mal
faire ! »
Nous supprimons la longue diatribe qui suit ; mais cette
citation suffira pour montrer avec quelle franchise et quelle
verve le ppëte attaque de front les vices de son époque. Le
sens profond qui se révèle ici dans ce cri d'une conscience
indignée, et qui existe d'ailleurs dans tout le poème sous lé
voile d'une ingénieuse allégorie, assure à Reinecke Fuchs la
palnle sur les compositions de ce genre si abondantes au
moyen âge, mais généralement si insipides et si diffuses.
L'œuvre de Henri d'Alkmar se rattache, par la perfection de
l'ensemble, aux meilleurs modèles de ce genre que nous
offre l'antiquité classique, dans les apologues de Phèdre et
d'Horace, dans là Balrdchomyachie des Grecs et dans l'Hîto-
padèse des Indiens. Comme ces œuvres justement célèbres,
le poëme allemand joint au mérite de la forme la peinturé
énergique et rigoureusement vraie d'une époque de trans-
formation sociale, dans laquelle l'ivraie s'élevait luxuriante
sur un sol d'ailleurs plein de sève et propre à porter le bon
grain.
Les vices en effet abondaient de toutes parts, dans les
cours, les abbayes, les villes, quoique les censeurs ne man-
quâsseht pas, et que des avertissements énergiques fussent
formulés non-seulement dans les livres, mais dans les chaires
et sur les murs des temples. Car c'est vers ce temps que pa-
rurent comme menaces significalives, après l'horrible peste
du quatorzième siècle et les tumultueux conciles de Constance
et de Bâle, ces Danses macabres ou Rondes des morts, que
des mains pieuses et ferventes peignirent sous les voûtes des
cloîtres ou daiis ^enceinte des cathédrales, afin de ramener
SATIRES ALLEMAltDES. 427
tous les hommes au sentiment de leur néant et de leur éga-
lité devant la tombe. En effet, les grandeurs de la terre s'y
trouvaient toutes représentées, et isolément entraînées à une
danse furieuse avec la Mort. Pape, empereur, impératrice,
roi, reine, cardinal, évêque, duc, duchesse, abbé, chevalier,
magistrat, docteur, gentilhomme, bourgeois, marchand,
huissier, mendiant, ermite, jeune homme, jeune fille, paysan,
nonne, musicien, cuisinier, et jusqu'au peintre et sa famille,
Comparaissent dans celte revue sinistre, entraînés aux sons
du rebec que tient leur terrible adversaire. Propagées plus
tard par la gravure, ces images grossières mais expressives
furent accompagnées de quatrains, dont les plus anciens
i^ont attribués au maltre-chanteur Regenbogen, mais qu'on
a reproduits ^lus complets datis les danses macabres de Bâié
et de Lubeck. C'est là surtout que l'on remarque la har-
diesse avec laquelle Tesprit populaire, prêt à rompre les
liens qui l'enchaînent, fait entendre aux heureux de la terre,
aux favoris de la fortune, Tarrèt de la justice divhie auquel
rien ne peut les soustraire, arrêt effrayant pour l'impie, con-
solant pour l'infortuné. Grande devait être l'impression pro-
duite par ces émouvants contrastes ; quelle que fût ta crudité
des traits, leur sens était vfai et profond.
Aussi ces solennelles images , inaugurées en Italie dans les
peintures du Campo santo de Pfôé, s'étaient-elles répandues
i^ous diverses formes, en Espagne dans les allégories, en
♦"ranee dans les complaintes, en Angleterre dans les hymnes
religieux, et spécialement dans ceux de Jean Lydgate qui
représente, entre autres traits frappants, le sang du Chrîsf
ondofant sur la croix comme une bannière de pourpre qui
abrite tous les peuples et les appelle à la repentance. Mais ce
Ait surtout en Allemtagne, dans la noble patrie de Gutem-
'ê
428 LITTÉRATURE DU INORD.
berg, où la première Bible latine imprimée en 1450 avait
dignement inauguré la plus grande découverte du génie,
que se manifesta aussi la plus vive ardeur religieuse, la réac-
tion la plus énergique contre la corruption du siècle. Des
champions énergiques, enthousiastes, s'apprêtèrent partout à
la combattre et chez le people et chez les grands ; et de
même que Ton favorisa ces exhibitions émouvantes qui de-
Yaieut frapper les consciences et ôter au vice sa séduisante
saveur, de même on employa la satire la plus crue, mais aussi
la plus efficace, pour ramener les esprits à la raison en les
convaincant de folie.
Un de ces hommes actifs et sincères , Sébastien Brand,
docteur en droit à Strasbourg, professeur et chancelier à
Bâle, renommé pour ses mœurs austères et son érudition
variée, publia en 1494 un poème en dialecte souabe, inti-
tulé le Vaisseau des Fous. Cette œuvre singulière, dont le
mérite poétique est bien inférieur au Roman du Renard, offre
une plus haute portée morale pour ses applications directes
à tous les travers de Tesprit, à tous les égarements de la con-
science. Dans son indignation vertueuse, mais non dépourvue
de gaieté, l'auteur flagelle impitoyablement toutes les idoles
du siècle auxquelles s'attache la foiile, oublieuse de ses
devoirs et de ses destinées. Libertins, gastronomes, mé-
lomanes, dansomanes, avares, prodigues, fous d'amour,
d'orgueil, d'ambilion, toug ces maniaques qui se croient si
sensés, il les embarque, ornés d'une clochette, sur son grand
navire symbolique dont il est le digne pilote , puisque lui-
même prend sa part de folie.
ce Je ireux , dit-il , recommander à Dieu ce vaisseau qui
fait voile en son nom. Ce vaisseau n'a pas à rougir da
poète ; car qui serait capable de bien peindre les fous si
é
SATIRES ALLEMANDES. 429
ce n'est moi, qui vous parle, et qui m'appelle Sébastien Brand,
le fou ?
€ Celui qui s'interroge sincèrement apprend qu'il doit
s'estimer peu de chose , et ne pas se croire plus qu'il n'est
réellement. Quel est l'homme exempt de défauts? Que le fou
ne s'appelle donc point sage ; c'est en se voyant fou qu'on
revient à la sagesse.
c Je prie cependant mes lecteurs d'examiner le sens
plutôt que les paroles. Assurément ce n'est pas sans peine
que j'ai rassemblé tant de fous. Bien souvent j'ai veillé, soli-
tairCy pendant que ceux auxquels je pensais s'abandonnaient
au jeu, au vin ou au sommeil, et qu'ils ne songeaient guère
à moi. »
Puis vient l'énumération des folies représentées par tous
les personnages qui se pressent successivement sur le vais-
seau, énumération trop souvent monotone, parce qu'aucun
nœud ne réunit le poème, et qu'aucune action ne l'anime.
Hais on ne peut s'empêcher d'y reconnaître un zèle ardent
pour la vertu , un patriotisme sincère , une philanthropie
véritable y et surtout une rare modestie , puisque l'auteur,
jnstement estimé comme une des lumières de son époque,
déclare accepter pour lui-même la leçon qu'il veut donner
aux autres.
Telle fut la réputation de cet ouvrage au moment de son
apparition et la portée morale qui lui fut attribuée, qu'un
prédicateur distingué, Jean Geile/de Strasbourg, prit le
Vaisseau des Fous pour texte d'une série de sermons, qu'il
compléta par le Paradis des âmes. La prose allemande,
encore peu cultivée , produisit , peu de temps après, ^'allé-
gorie ià Roi Blanc, par Treitzsauerwein, histoire romanes-
que de l'empereur Maximilien P^ ; bientôt suivie du poème
4
430 LITTÉRATURE DU NORD.
de Theucrdank, composé sur le même sujet, par Melchior^
Pfinzinc de Nuremberg. Ces œuvres, dépourvues de poésie,
n'en attestent pas moins l'enthousiasme qu^avait excité en
Allemagne le caractère chevaleresque de Maximilien, qui,
sensible sans doute aux sages avertissements qu'il reçut au
début de son règne, se montra homme de bien et politique
habile, et sut, par d'heureuses alliances avec Henri YII
Tudor, pacificateur de l'Angleterre, et avec Ferdinand V
d'Aragon, le puissant dominateur des Espaghes, rattacher
la grandeur germanique à l'ascendant de sa propre famiUe.
D'utiles institutions signalent son règne, favorable au ré-
veil des lettres comme celui de son rival Louis XII, qui,
après sa campagne d'Italie, ce brillant mais stérilç tour-
nois où l'intrépidité française échoua au sein de la victoire
devant l'ardent patriotisme de Jules II, avait su réparer*
toutes les brèches et cicatriser toutes les plaies par cette
administration si sage , si bienfaisante , si éclairée , dont
l'histoire a conservé Timpérissable souvenir.
Ainsi la fin du quinzième siècle offre , parmi les princes
qui gouvernèrent les principaux états de l'Europe, des noms
célèbres à divers titres, et dignes de servir de cortège à ceux
de Gutemberg, de Colomb et de; Copernic, glorieux explo-
rateurs d'une civilisation nouvelle.
RENAISSANCE. 431
XXXVI
BenMfMilIce et Béforme*
L'imprimerie venait d'être inventée, l'Inde reconnue, l'A-
mérique, découverte, le système du monde proclamé; les
arts illuminaient le midi de l'Europe et les sciences ger-
maient dans le nord ; les lettres éveillaiefit de toutes parts
l'inquiète activité des esprits ; tout était mûr pour une de ces
crises à la fois douloureuses et fécondes, nécessaires à tra-
vers les siècles au progrès de l'humanité. Il fallait quç le
moule fût brisé dans lequel végétait le moyen âge,; i^ fallait
que les entraves salutaires, mais nécessairement trop étroites,
qui circonscrivaient la pensée dans ces temps d'élaboration,
éprouvassent tout à coup une expansion violente prc^or-
t ion née aux exigences nouvelles. De cet effort laborieux des^
esprits, s'élançant yers une sphère plq^ libjçe ps)r l'étude
attentive du passé et le pressentiment dç l'avenir, devaient
naturellement surgir, à travers mille excès regrçttab^çs, la
Renaissance et la Réforme, mQSS2\gères f^talçs des temps
modernes.
Le dur et perfide Henri YIII régnait despotiquement en
Angleterre ; le vif et spirituel François !•', appç^lé à la cou-
ronne de France, voyait se dresser devant lui la fière domi-
nation de Charles-Quint, dont l'habile fermeté tenait sous
un même sceptre l'Espagne, l'Allemagne, le midi de l'Italie ;
tandis qu'au centre de la civiliss^tipn chrétienne Léon X.
perpétuait avec magnificence, les npbl^ tca^itions des Jk(é«
4
432 LITTÉRATURE DU NORD.
dicis. L'Italie, deux fois héritière de la Grèce, foyer intaris-
sable d'heureuses inspirations, lui empruntant, comme au
siècle d'Auguste, les élans des grands poètes, les maximes
des grands philosophes, les modèles les plus sublimes de
l'art, inaugurait une ère nouvelle qui devait brillamment
contraster avec les monuments du moyen âge, dépositaires
des traditions du Nord. Aux cathédrales gothiques avec leurs
flèches aiguës parsemées d'austères allégories , avec leurs
arceaux gigantesques empreints d'une religieuse terreur,
l'Italie oppo^it ses dômes somptueux, ses tours gracieuses,
ses splendides baptistères ; aux statues des saints, silencieuses
et sévères, ses sculptures vivantes, passionnées ; aux images
des martyrs, résignées et naïves, ses ravissantes peintures
pleines de vie et d'éclat ; aux graves et lourds recueils des
docteurs et des moines, les prestiges d'un style enchan-
teur, la fiction romanesque, l'épigramme acérée, la mollesse
du sonnet ou l'entraînement du drame. Michel-Ange, Ra-
phaël, Léonard, Titien, Machiavel, Arioste, noms immortels,
auxquels s'associaient une foule d'autres noms éminents dans
les arts, les sciences et les lettres, entraînaient dans une
même carrière le Portugal , l'Espagne et la France, animées
d'une vive émulation. Heureuse époque, si ces fleurs si bril-
lantes, écloses au soleil du Midi, et dont les nuances ravis-
sent encore nos yeux , n'avaient caché sous leur frais coloris
tant de folies et tant de vices , qui partout pullulaient sur le
sol ; si des abus trop manifestes n'avaient germé dans le
sein de l'Église ; si le succès des armes et l'attrait des ri-
chesses, captivant partout les esprits par l'image de la jouis-
sance actuelle, par l'oubli des châtiments futurs, n'avaient
plongé la moitié de l'Europe dans un délirant sensualisme.
Le Nord cependant contemplait avec une antipathie pro-
RENAISSANCE. 433
fonde ces vices dorés, ces ruses officielles , ce pompeux des-
potisme qu'il lui fallait subir s'il acceptait la redoutable
alliance conclue par la maison d'Autriche. L'ascendant politi-
que de l'Espagne et l'ascendant clérical de l'Italie aigrissaient
ces mâles et rudes esprits, dont les passions moins insidieu-
ses étaient plus grossières, plus \iolentes. La prudence n'é-
tait pas la vertu de ces peuples chez qui déjà Jean Wiclef et
Jean Huss avaient soulevé des luttes si animées ; mais Tausté-
rité apostolique avait également disparu de Rome avec Gré-
goire VU et Alexandre III. Depuis longtemps la satire populaire
lançait des traits de plus en plus acerbes contre les abus du
despotisme et les progrès de l'hypocrisie, contre la vénalité
déplorable qui s'attachait à toutes les faveurs. La France elle-
même prodiguait à pleines pages son esprit caustique et
narquois pour flétrir la morale facile qui régnait dans les
hautes régions. Résumant toute la verve des trouvères et
toute la science des scolastiques, Rabelais heurtait d'un pied
moqueur les somptueuses idoles de son siècle, qu'il faisait
trembler sur leur base; pendant qn'Érasme, dans son
flegme hollandais, les accablait de ses fines railleries. L'An-
gleterre, épuisée par la guerre des deux Roses , réparait ses
forces en silence; le midi de TAUemagne s'était identifié
aux grandeurs de la maison d'Autriche ; mais l'Allemagne
du nord, irritée, frémissante, n'attendait qu'un champion
pour combattre. Martin Luther parut, et à sa voix tonnante,
empreinte d'une audacieuse franchise, l'antique génie ger-
manique parut revivre tout entier. Les esprits excités , en-
trahiés, par cette éloquence véhémente, qui leur parle au nom
de la patrie, de la liberté, du salut, suivent Tardent nova-
teur dans la voie périlleuse où l'entraîne son courage in-
domptable. Le schisme se consomme avec éclat, et la rivalité
28
434 LITTÉRATURE DU NORD.
religieuse, ravivant rhoslilité des peuples, envahit la moitié
de l'Europe. Zwingle prêche la résistance en Suisse, Calvin en
France, Cranmer en Angleterre sous Timpulsion du cruel
Henri VIÏI. Vainement les voix nobles et graves de Philippe
Hélanchton et de Thomas Morus cherchent-elles à conjurer
Forage et à rapprocher les consciences ; vainement le concile
de Trente décrète-t-il d'importantes restrictions; il est trop
tard, et rien ne peut calmer l'explosion des passions hai-
neuses qui s^étaient mêlées dans les deux camps à la sin-
cérité des convictions, et avaient transformé la question re-
hgieuse en une lutte politique implacable.
Nous nous garderons d'aborder ce sujet si complexe et si
dramatique, et déjà retracé par taiit de plumes habiles, nous
contentant de signaler ici l'influence Uttéraire et scienti-
fique exercée sur le nord de l'Europe, au commencement du
seizième siècle, parla Réforme et par l'homme de génie dont
le triomphe a coûté tant dé larmes. Né en 1483 à Eisleben,
en Saxe, fils d'un simple ouvrier mineur, Luther fit néan-
moins de fortes et sérieuses éludes, et s'y distingua tel-
lement qu'entré en 1505 chez les moines augustins, il
devenait peu de temps après professeur à l'université de
Witlemberg, et était chargé, en 1510, d'une mission impor-
tante à Rome. On ne doit donc pas s'étonner si , une fois
engagé dans la lutte qui devait absorber toute sa vie, sa verve
indépendante et fièrc déborda dans cette foule d'écrits sug-
gérés par de graves circonstances, écrits abrupts et incisifs
dont la triviaUté impressionnait le peuple , en même temps
que des traits plus profonds frappaient les esprits élevés. Son
courage, grandissant avec sa cause, lui inspira bientôt, au
milieu des dangers et sous les menaces de l'anathème, une
œuvre colossale, la traduction complète de la Bible, faite sur
RENAISSANCE. 435
le texte hébreu, terminée par lui seul avec une rapidité in-
croyable et une incontestable perfection, dans cet antique;
diftieau de Wartbourg jadis témoin des tournois chevale-
resques et des défis poétiques des minnesinger. Premier
modèle de la vraie prose allemande, la Bible de Luther,
exacte et consciencieuse, harmonisa, dans son style clair et
ferme, les locutions flottantes des provinces, et fixa le dia-
lecte haut-saxon, qui devint la langue littéraire encore usitée
de nos jours. Ses sermons, son catéchisme, consacrèrent s^
doctrine dissidente, et des cantiques d'une onction profonde,
composés pour les fêtes solennelles révélèrent un poète
inspiré dans cet athlète infatigable. Parmi ces hymnes il
suffit de citer ceux qui célèbrent la naissance, la passion
et la résurrection du Sauveur, la lutte et le triomphe de
la primitive Église, et surtout cette prière touchante da
chrétien mourant dans la foi, dont il répéta les paroles, lors^
qu'il mourut lui-même en 1546 :
Mitfried und freud ichfahr dahin^
In Gottes wille ;
Geirost ist mir mein herz und sinn^
Sanft und stille ;
Wie Gott mir verheissen hat :
Der tod ist mein schlaf worden.
Das macht Christ wahrer Gottes sohn^
Der treue heilandj
Den du mich, Herr, hast sehen lahn,
Und machst bekannt,
Dass er sei das leben und heil^
In noth und auch im sterben l
€ Je meurs en paix et en joie, selon la volonté de Dieu;
436 LITTÉRATURE DU NORD.
mon cœur et mon esprit pleins d'espoir sont hwnbles et
calmes comme Dieu Ta ordonné ; car la mort n'est pour moi
qu'un sommeil .
c Grâce à Jésus, vrai fils de Dieu, sauveur fidèle , que tu
m'as révélé, ô Seigneur, en me faisant connaître qu'il est là
vie et le salut dans le danger et dans la mort.
€ Lui que, par ta faveur, tu as exalté au-dessus de tous,
conviant le monde entier à son royaume dans ta sainte et
vivifiante parole qui doit retentir en tous lieux.
c Lui qui est salut et lumière pour éclairer et fortifier les
nations qui t'ignorent encore; lui de ton peuple dlsraêl la
gloire, Fespérance et la joie ! »
L'émule de Luther, le réformateur Zwingle, composa aussi
dans le dialecte suisse des traités et des sermons pleins de
verve, mais d'un style rude et incorrect. La polémique vrai-
ment savante se faisait encore en latin, où Érasme, Mélanch-
ton, Ulric de Hutten, le caustique adversaire des pédants dans
fies ingénieuses épiires, se distinguèrent à la fois par la force,
la grâce, la finesse de leur style, et par un fonds inépuisable
d'érudition et de bon sens. Les cantiques religieux, dans ces
jours de réveil, se multiplièrent aussi de toutes parts; les
pasteurs, les princes m6mes s'y livrèrent avec zèle. Il en
existe un de Frédéric de Saxe, au moment où ce malheureux
prince succombait devant Charles-Quint. La poésie vulgaire
des meîstersinger, remplacée par des sujets plus graves, al-
lait s'éclipser sans retour, mais non sans avoir jeté une der-
nière lueur, et s'être concentrée, pour ainsi dire, dans
l'œuvre éminente d'tin digne vieillard, qui a su s'élever de
sa modeste sphère, par la pureté des pensées et du style, au
premier rang de ses contemporains et devenir le type du
vrai poëte populaire.
RENAISSANCE. 437
Jean Sachs, le cordonnier poêle, né en 1494 à Nuremberg,
élevé dans le simple atelier de son père, non sans quelque
teinture des lettres, puis voyageant comme ouvrier à Stras-*
bourg, à Francfort, à Leipsick et à Vienne , initié dans ces
diverses villes à l'art minutieux des rimeurs dont bientôt il
brisa les entraves, dédia, comme il le dit, sa première pièce
de vers, non à Tamour, mais à la foi. Ses mœurs irrépro-
chables, son heureux caractère, le rendirent bientôt cher à
tous ses compagnons. Marié à vingt- cinq ans dans sa ville na-
tale, il 7 vécut pendant plus d'un dcn)i-siècle, se délassant du
travail de chaque jour par ses douces veillées poétiques ; et
c'est ainsi qu'après avoir vu passer toute la génération con«
temporaine il mourut en 1576, laissant dans le manuscrit
préparé par ses soins plus de quatre mille chants de maî-
trise et plus de deux cents drames, sans compter dix-
huit cenis épigrammes, fables, allégories ou hymnes reli-
gieux. Cette fécondité prodigieuse n'ajoute rien sans doute
au mérite de chaque pièce, mais elle atteste tout au moins
une grande activité intellectuelle, et acquiert un nouveau
mérite par des principes irréprochables. Sachs n'est pas un
génie original ; mais c'est une âme pieuse, expansive, uii
esprit naïf, délicat. S'il manque souvent de nerf et de force ,
il ne manque jamais d'à-propos, et presque toujours un
sens profond ressort de ses humbles rêveries. Sans avoir
perfectionné le drame, si incomplet encore à son époque,
non-seulement en Allemagne mais en France, sans avoir
su s'affranchir de la teinte locale nurembergeoise qui do-
mine toute sa poésie, il a cependant prouvé dans quelques
scènes, et notamment dans le drame d'Eve repentante, qu'il
savait peindre les émotions du cœur. Son allégorie des
Éléments conversant avec la Vérité est pleine d'une sainte
A38 LITTÉRATURE DU NORD.
indignation contre l'hypocrisie et le mensonge. Sa fable de
la Lionne et plusieurs autres ont de la vivacité et du piquant.
Sa piété sincère respire dans ce cantique où il Tait un retour
sur ses peines :
Warum betrûbst du dich^ mein herz,
Bekûmmerst dich und tràgest schmerz
Nur um dos zeitlich gut ?
Vertrau du deinem Herrn und Got
D$r aile ding erschaffen hat;
Er kann und will dich lassen nicht,
Er weisz gar wolwas dirgebricht.
« Pourquoi donc t'affliger, mon cœur, pourquoi gémir et
te troubler pour un bien périssable ? Confie-toi en ton Dieu
qui a créé toutes choses.
« II ne veut, il ne peut jamais te délaisser; il sait ce qu'il
me faut, et le ciel et la terre sont à lui. Mon père, mon pro-
tecteur me tirera de peine.
« Le Dieu qui m'a créé ne me repoussera pas, moi son en-
fant, de son cœur paternel. Misérable grain de poussière, je
n'ai pas d'autre appui dans le monde.
« Une le riche se fie h ses trésors ; quant à moi, j'espérerai
en Dieu. Car, bien qu'on me méprise, je le crois, je le sais,
rien ne manque à celui qui possède la foi ! d
Pendant que la muse facile de Jean Sachs effleurait ainsi
tous les genres, d'autres auteurs en adoptèrent un seul, sans
toutefois l'y surpasser. C'est ainsi que Burkard Waldis com-
posa un Recueil de fables d'une bonne morale et d'un style
châtié, mais dépounues d'originalité ; et que Jean Agricola
développa, dans une prose coulante mais monotone, les
RENAISSANCE. 439
principaux Proverbes usités de son temps. Acerbe et pas-
sionné, le moine franciscain Thomas Murner, antagoniste de
Sachs, publia en haine du schisme ses poèmes de la Cons-
piration des Fous et de la Corporation des Fripons, dans les-
quels, à l'exemple de Brand, mais avec une verve plus cy-
nique, il attaque toutes les classes, fronde toutes les
opinions, et avilit TÉglise en voulant la défendre. Doué d'une
gaîté plus franche et d'une imagination plus heureuse, Jean
Fischart traduisit et commenta Rabelais dans son curieux
roman de Gargantua, dont le titre incroyable constitue à lui
seul la plus bizarre série de barbarismes dont soit suscep-
tible aucune langue. Mais son poème burlesque de la Chasse
aux Puces, et surtout la gracieuse pièce de vers intitulée
l'Heureux Navire, dans laquelle il raconte comment, en sui-
vant le Rhin, des rameurs de Zurich apportèrent encore
chaude à Strasbourg une bouillie de millet préparée dans leur
ville, montrent la souplesse et la force de cet esprit vrai-
ment original.
Forcé par les limites que nous nous sommes tracées de
restreindre ici nos citations, nous remarquerons seulement
que le style narratif commença à se former en Allemagne, et
que plusieurs des qualités de Thistorien distinguent déjà les
annalistes de cette époque, tels que Jean Thurnmeier, dit
Aventinus, dans ses savantes Chroniques bavaroises, Sébas-
tien Frank, l'anabaptiste, dans ses Origines germaniques, et
Égide Tchudi, le patriote suisse, dans ses consciencieuses
Chroniques helvétiques. Enfin les arts eux-mêmes trouvèrent
un interprète dans le célèbre Albert Durer qui, avec Lucas
Cranach, fonda l'école de peinture en Allemagne et a su con-
signer pw: écrit plusieurs de ses précieux procédés, avide-
ment saisis par les artistes.
440 LITTÉRATURE DU NORD.
Les Pays-Bas, que Jean de Bruges avait dotés de la pein-
ture à l'huile, source féconde d'inspirations sublimes qui
abondèrent en Italie, se personnifiait pour les lettres et
les sciences dans Érasme de Rotterdam, le plus profond
des érudits, le plus ingénieux des critiques, le savant le plus
universel de son époque. Le poète Spiegel cherchait à polir le
vers néerlandais, encore informe, dans une allégorie philoso-
phique intitulée Miroir du cœur; et le réformateur Marnix
donnait, dans sa Ruche de l'Église romaine, le premier
essor à la prose. Quant au Danemark et à la Suède , à peine
sorties du moyen âge et de l'ère poétique des Sagas, elles
s'exerçaient timidement à traduire les livres religieux ou à
reproduire des apologues.
Pendant que le nord de l'Europe, plus ébranlé encore
qu'activé par la grande impulsion de la Réforme, préludait
timidement aux progrès qui devaient lui coûter tant de sang,
le midi, se confiant dans son riche horizon, dont l'éclat lui
cachait sa décadence prochaine, voyait fleurir le Tasse et Ga-
lilée, Corrége et Murillo, Camoens et Cervantes, Lope de
Véga et Caldéron, grands génies dont l'ascendant irrésisti-
ble agissait fortement sur la France, et éclipsait nécessaire-
ment à cette époque , à la cour même de François P', les
essais imparfaits de Marot et de Ronsard. L'Angleterre, à
qui de longs malheurs avaient presque fait oublier sa langue,
la voyait encore repoussée par le classicisme recherché que
le tyrannique Henri VIII, auteur de la Défense de la Foi ca-
tholique, mêlait après sa défection à ses plus sanguinaires
fureurs. Le latin est aussi la langue dans laquelle le gé-
néreux Thomas Morus rédigea son Utopie, ce rêve d*un
homme de bien, avant de mourir en martyr. Cet|^ tendance
aux doctes études eut cependant un heureux effet, celui de
RENAlSSAiXCE. 441
retarder Tessor prématuré d'une langue incohérente encore,
de lui donner la force d'unir ses éléments, de les harmoni-
ser, de les proportionner à la marche ascendante des idées.
C'est ainsi que grandit par des contacts variés cette langue
bizarre et cependant si belle, qui, à travers ses phases anglo-
saxonne, franco-normande, latine et italienne, acquit, de
siècle en siècle, une nouvelle abondance « une force et une
souplesse nouvelles. Sous le règne même de Henri YIII, au
milieu des luttes religieuses et des persécutions cruelles,
s'annoncèrent quelques heureux essais de poésie mélodieuse
et tendre. Henri Howard, comte de Surrey, né vers 1S18,
avait célébré Géraldine^ la dame de ses pensées, dans des
sonnets imités de Pétrarque. Le premier il employa le vers
blanc non rimé, en traduisant deux chants de Virgile, et
mania avec grâce le vers alexandrin, comme dans cette élégie
touchante qu'il composa vers 1547, pendant sa captivité à
Windsor, où il avait eu pour ami un fils de Henri VU, mort
à la fleur de l'âge, un frère du vil despote qui allait Tim-
moler.
place ofbliss^ renetver qf my ivoes!
Give me account where is my noble f ère,
Whom in thy walls thou didst each night enclose,
To others leefe^ but unto me most dear !
EckOy alas, that doth my sorroto rue,
Beturns thereto a hollow sound oj plaint !
Thus Laloncy where ail my freedom greto^
In prison pine, tvith bondage and restraint ;
And with remembrance oj the greater griefs
To banish th'less, IJind my chief relirf.
« Os^mi
ur de délices qui renouvelle mes peines, dis-moi
442 LITTÉRATURE DU NORD.
OÙ est mon noble compagnon, lui qu'en ces murs lu recevais
chaque soir; lui, agréable à tous et si cher à mon cœur!
Hélas ! l'écho qui partage ma tristesse ne me rend qu'un son
sourd et lugubre! Me voici seul, là où j'étais si libre, gé-
missant en prison, enfermé et captif; et pour calmer le cha-
grin que j'éprouve, je n'ai d'autre secours que mes cuisants
regrets. »
Un ami deSurrey, sir Thomas Wyat, a laissé également des
poésies légères; et bientôt un esprit plus grave, Thomas Sack-
ville, comte deDorset, auteur duMiroir des Magistrats, tenta,
dans Ferrex et Porrex, le premier essai de tragédie, et ébau-
cha un poëme allégorique. Déjà approchait le moment où un
autregentilhomme, sir PhilippcSidney, tenterait, danssonAr-
cadie, d'inaugurer le roman pastoral, et où Edmond Spenser,
s'inspîrant de l'Arioste, reproduirait dans la Reine des Fées les
brillantes couleurs de son modèle. Le drame grandissait en
même temps, dans sa rude mais féconde énergie, et de loin
apparaissait déjà l'imposante figure de Shakespeare. Élo-
quent interprèle d'un passé qui s'écroule et d'un avenir qui
vaguement s'élève, placé comme Danle à la limite des siècles
pour en consacrer les conquêles, ce génie gigantesque, a su
s'approprier toutes les traditions nationales, tous les souve-
nirs historiques ou fantastiques, romains, saxons, italiens et
français, comme autant de véhicules puissants pour popula-
riser ses grandes pensées, comme autant de voiles diapha-
nes nuancés d'ombre et de lumière, à travers lesquels appa-
raissent les vertus et les vices, les grandeurs et les revers, les
joies et les tourments de l'humanité. Jamais œil plus perçant
que le sien n'a plongé au fond des passions. Voilà pourquoi,
malgré tous ses écarts, il est resté et restera toujours le
peintre le plus accompli de Tâme humaine, un barde dont
RENAISSANCE. A43
la vue inspirée a reflélé toute la nature, comme il se peint
lui-même à son insu dans ces vers pleins d'un noble en-
thousiasme :
ThepoeVs eye^ in a fine frenztj rolling^
Doth glancefrom heaven to earth^ jrom earth to heaven ;
Andj as imagination bodiesforth
The form of things unknoivn, thepoeVspen
Turns them to shapesj and gives to airy nothing
A local habitation and a name.
« L'œil du poète, animé d'une folie sublime, erre du ciel à
la terre, et de la terre au ciel ; et pendant que l'imagination
réalise devant lui des types inconnus, sa plume leur prête
un corps, et ces riens vaporeux reçoivent de lui et leur nom
et leur place. »
Arrêtons-nous devant ce grand génie, sur le seuil de l'his-
toire moderne, que ni notre plan ni nos forces ne nous per-
mettraient d'aborder. Assez de plumes brillantes et inspirées
ont raconté ces grandes époques, où la lumière intellec-
tuelle, après avoir surgi en Angleterre avec Shakespeare,
Bacon, Milton, a versé ses splendeurs les plus vives, ses
phis riches effusions sur la France dans les conceptions
immortelles de Descartes, de Bossuet, de Fénelon, de Cor-
neille, de Racine, de Molière, pour rayonner de là sur le
reste de l'Europe, et donner à l'Angleterre Newton, Pope,
Byron ; à l'Allemagne Leibnilz, Klopslock, Lessing, Herder,
Gœlhe, Schiller ! Semblable au voyageur qui, après une lon-
gue course h travers les forêts, les rocs et les déserts parse-
més de quelques fleurs sauvages, s'arrête fatigué au haut de
la montagne d'où les plaines fortunées se déploient à ses
yeux, d*où il voit ondoyer les moissons magnifiques desti-
444 LITTÉR4TURE DU NORD.
nées à des mains plus habiles, nous terminons ici cette revue
consciencieuse des luttes, des essais, des efforts qui ont valu
à nos siècles modernes toutes les jouissances de Tintelligence,
toutes les gloires de la ciyilisation*
APPENDICE
Qirn nous soit permis d'ajouter à notre revue du moyen
âge deux morceaux de poésie moderne composés en suédois
et eu russe, et qui, essentiellement distincts des morceaux
que nous avons cités, et par leur date et par leur style, s'en
rapprochent cependant assez par leur sujet pour ne pas être
ici des hors-d'œuvre. Le premier, traduit par nous en vers
allemands du début de la légende suédoise de Frithiof et
Ingeborge, par le poète Tegner^ résume avec naïveté et
avec grâce les mœurs et les croyances des anciens Scandi-
naves et les principaux traits de leurs divinités, et reproduit
ainsi sous des couleurs plus vives tout ce que nous avons dit
des dogmes de TEdda.
FAITHIOF UND INGEB0R6.
Es wuchsen einst auf Hildings gui
Zwel pflanzen unter pflegers but ]
Nichts schônVes war im nord zu schauen,
Sie grûnten berrlich auf den auen.
Die erste eine eiche hehr ;
Ihr stamm schoss aufrecbl wie ein speer ]
Ibr wipfel, in dem winde schwebend,
Glich einem helm sich amd erhebend.
* Frithiofii Saya, af Elias Tegner, Slockholm, 4825.
446 LITTÉRATURE DU NORD.
Die andere ein rôschen froh ,
Da winterkàlte jûngst entfloh ^
Es schien der lenz, wo rosen keimen,
Im kelchlein schlummernd noch zu traumen*
Doch bâld wird sturm die erd umgehn
Und heftig auf die eiche wehn ;
Bald frûhlingslicht am himmel glûhen,
Und sanft die purpurknospe blûhen.
Non wuchsen sie im heitern Iraum,
Und Frithiof hiess der junge baum ;
Und, lâchelnd auf dem grûnen moose,
War Ingeborg die schône rose.
Sahst du die zwei bei sonnenstrahl,
Du wâhntest dich in Freyas saal,
Umflaitert von den seVgen paaren
Mit flûglein roth und goldnen haaren.
Und sahst du sie bei mondenschein
Schnell hûpfen im dem schattenhain,
Du wâhntest dass im heiFgen kranze
Ëlfkônig mit der fûrstin tanze.
Wie lieblich als in froher hast
Frithiof die ersten runen fasst!
Kein kôiiig rûhmt sich solcher ehren ;
Gleich wollt' er Ingeborg sie lehren.
Wie emsig trieb er seinen kahn
Mit ihr auf blauer meeresbahn !
Wie hûbsch, als sich die segel wenden.
Klatscht sie mit ihren klehien hânden !
Kein vogelnest auf hohem zweig
Das nicht sein kecker muth besteig;
Selbst adler, die in wolken schweben,
Mûssen ihm ey'r und junge geben.
APPENDICE. 447
Kein strom, so wûthend er auch schlug,
Auf dem er sienicht freudig irug;
Wie zart, da fluthen auf sie drangen,
Wôlbt sich ihr arm ihn zu umfangen I
Die ersle blum in frùhlingsluft,
Die erste frucht in gartensdnft,
Die ersie àhre reif und golden,
Er bringt sie treulich seiner holden.
Doch kinderjahre fliehen schnell ;
Es tritt der jûngling an der stell,
Mit feuerblick, mit kraftgemûthe ;
Die jungfrau prangt in voiler blûthe.
Und Frithiof ziehetoftzur.jagd
Dass er, was manchen zittern macht,
Kûhn, ohne speer und ohne klinge,
Den starken wilden bârn bezwinge.
Da kâmpfen beide brust an brust;
Blutend und stolz, mit siegerslust,
Trâgt Frithiof heim das ungeheuer :
Wie wàr er nicht 46r jungfrau theuer ?
Denn m&nnermulh ist frauen lieb,
Zur stârke neigt ^ schônheittrieb;
Nie wollen sich die zwei verlaslèn,
Wie helm und haupt zusammen passen.
Qfnd las er je in wintersnacht,
Die er beim warmen heerd durdiwacht,
Ein lied vom «trahlenden Yalhallen
Wo gôltinnen mit gôttern wallen,
So dacht' er : Goîd ist Freyas haar,
Wogenden âhten gleicht es zwar 5
Doch Ingeborgs der tadellosen
Ist goldgeweb auf may'n und rosen.
448 LITTÉRATURE DU NORD.
Mit schônen brûsten prangt Idûn,
Hoch schwellen sie in seide grûn ;
Doch kenn ich seide die, itn hûpfen,
Zwei weisse elfen schimmernd lûpfen.
Und Friggas augen sind so blau
Wie jene lichte himmelau ;
Doch kenn ich augen die so funkeln
Dass sie seibst frûhlingblau verdunkeln.
Âuch Cordas antlitz zolltman preis,
Wienordlicht schdnt's auf blankem eis;
Elu anililz kenn ich voiler wonne
Wie morgenroih auf mittagsonne.
Ich kenn cin herz so sauft, so mild,
Wie Nannas, zwar kein gôtterbild ;
Mit recht preist jedes skalden leier
Dich Balder, hochbeglûckterfreier!
schied ich einst von diesem leib
Beweint, wie du, von Ircuem weib,
So sanft, so herzlich ! ohne zagen
Liess ich zu Hela mich verjagra.
Die kônigstochter Bass «nd sttng
. Ein heldcnlied, und tage lang
Webt sie im tuche kriegesthaten,
Und wogen blau, und grûne saaten.
Auf wcisser wolle schwellen dann
Die goldnen scbilde stolz heran;
Und blutigroth fliegt manche lanze.
Die panzer glûhn im silberglanze.
Doch jede stirn im heldenreich
Sieht immer ihrem Frithiof gleich ;
Und, fôlU ihr blick auf den geweben,
Errôthet sie mit frohem beben.
APPENDICE. 449
Er, auf der fluren weitem raum
Schnitt 1 und F in jeden baum;
Die runen wuchsen, wie die flammen
Der jungen herzen, dicht zusammen.
Erschien der frûhe morgenstern
Tagsboi mit licfatem haar von fern,
Da leben toat und menschen wandern,
So dachte eines stets des andern ^
Erschien der spâle abendstern
Nachtsbot mit dunkelm haar von fern,
Da ruhe schweigt und schatten wandern,
So tràumte eines stets vom andern :
Du erd im deinem frûhlingsruhm
Geschmûckt mit mancher schônen blum!
Gâbst du sie mir im farberiglanze,
Dem Frithiof wând' ich sie zum kranze.
Du meer erfûllt im finstern schooss
Mit mancher perle reich uad gross !
Gâbst du sie mir, sogleich empfange
Sie Ingeborg zum halsgehânge.
Du herold Ton AUvaters macht,
Du sonne hehr, der welten prÏMdit]
Wâjrst du nur mein, die goldne scbtibe
Ein schild wâr sie dem kûhnea leibe.
Du leuchle auf Yalhall^s hôhn,
Du bélier mond so still und sdiôn!
. Wârst du nur mein, dein mildes feuer
Umgab sie wie ein silberschleier.
Doch Hilding sagte : Pflegesohn!
Flieh eine lid)e dîne lohn ^
Denn ungleich fallen hier die loose,
Ein kônigsfcind ist ddne rose.
29
450 LITTÉRATURE DU NORD.
Hinauf bis Odens sternensaal
Steigt kônig Bêles ahnenzahl ;
Du bist bloss Thorstens sohn, must weichen;
Das gleiche paari sich nur zum gleicben.
Doch Frithiof sprach : Zum todestbal
Reicht nieder meiner ahnen zabl;
Den waldherrn schlug ich jûngst, den rauhen.
Sein stammrecht erbt' ich mit den klauen.
Nie weicht der freigebome mann.
Die welt gehôrt dem tapfern an 5
Wo glûck gebricht, wîrd ers versôhnen ;
Ihn kann sein muth zum kônig krônen.
Hochedel ist die kraft, denn Thor
Hàlt sie imlhrudwang stets empor;
Nichl namen Irauter, nur dem werthe,
Am beslen freit sich's mit dem schwerte.
Ich kâmpf um meine junge braut,
Und zûrnte selbst der DonnVer laut.
Du reine lilie, wachs in freuden ;
Weh dem der mich von dir will scheiden !
L'autre morceau, d'un sens tout différent et d'une tendance
éminemment chrétienne, est le bel hymne à Dieu composé
par le poète russe Derzayine^ hymne qui a excité tant d'en-
tbousiasme, non-seulement en Europe mais en Asie, qu'il a
été inscrit en lettres d*or dans les temples de la Chine et du
Japon. Puissions-nous dans notre imitation française ne pas
être resté trop au-dessous du modèle, que nous avons cher-
ché à rendre strophe par strophe, à l'exception de l'avant-
dernière qui nous a paru s'y rattacher naturellement.
* Bog, ol Gabriel Derzavin, Sanl-Pélersburg, 4775.
APPEm)ICE. 451
HYMNE A DIEU.
toi, dont l'existence absolue, immuable,
De vie et de splendeur remplit l'immensité;
Unique en ton essence et trois fois adorable,
Seul traversant les temps en ton éternité ;
Être pur, être saint ! qui toujours invisible
Manifestes partout ta force irrésistible.
Que ne borne aucun jour, que ne fixe aucun lieu;
Dont rineffable amour embrasse la nature,
La guide, la soutient, Tembellit et Tépure,
Auteur de Tunivers, toi que nous nommons Dieu !
Quand mon esprit pourrait, par un effort sublime.
Compter les feux du ciel, les sables des déserts,
Et, plongeant dans les flots de l'orageux abîme.
Mesurer d'un regard la profondeur des mers :
En toi. Seigneur, en toi, ni nombre, ni distance!
Les chœurs des immortels issus de ton essence
Devant ta majesté s'arrêtent confondus ;
Et, si jusque vers toi s'élève une pensée.
Sous tes vives clartés elle tombe éclipsée.
Comme, au milieu d'un siècle, un instant qui n'est plus.
A l'aurore des temps, ta volonté suprême
Du vide sans limite a tiré le chaos;
Mais, avant sa naissance, immuable en toi-même.
L'éternité marquait ton auguste repos.
Toi seul de l'existence es la source première;
Lumière sans déclin d'où jaillit la lumière.
Des âges infinis tu poursuivais le cours :
Tu parlas, et soudain le monde, ton ouvrage.
En traits étincelants réfléchit ton image;
Seul tu vis, tu vécus et tu vivras toujours !
De la création, que ton souffle pénètre,
Tous les cercles unis se résument en toi ;
452 LITTÉRATURE DU NORD.
Ce qui semble périr s'éclipse pour renaître,
Et la vie à la mort s^enchaîne par ta loi.
Dans les champs de l'éther, fécondes étincelles,
Jaillissent par essaims les étoiles nouvelles,
D^innombrables soleils s'élèvent sous tes pas^
Tel qu^aux brises du nord, sur nos plaines neigeuses,
Le givre, s'épanchant en perles lumineuses,
Tourbillonne et scintille au milieu des (rimas.
Aussi loin que s'étend ta puissance infinie,
Ces millions do feux proclament tes décrets ;
Dans l'immense domaine oii s'agite la vie
Sur des êtres sans nombre ils versent tes bienfaits.
Mais, au sommet des cieux, ces lampes rayonnantes,
Ces sphères de cristal aux couleurs scintillantes,
Ces globes d'or flottant sur des vagues d'azur,
Ces gloires sillonnant les plaines élhérées,
 ta gloire suprême un instant comparées
Seraient ce qu'est la nuit à l'éclat d'un jour pur.
Comme une goutte d'eau dans l'Océan perdue,
L'univers tout entier s'efface à ta splendeur.
Mais jusqu'où mes regards sondent-ils l'étendue,
Et que suis-je moi-même auprès de toi, Seigneur?
Si, peuplant à mon gré ces cavités profondes.
Par delà tous les cieux, par delà tous les mondes.
Je semais de soleils le gouffre aérien,
Leur foule, accumulée en ta sainte présence^
Que serait-elle? Un point dans un orbite immense ;
Et moi, vaine poussière, hélas ! je ne suis rien.
Rien !.., mais, toujours propice, à bénir disposée.
Ta grâce me relève en m'attirant vers toi 5
Comme l'astre du jour colore la rosée.
Tes divines clartés se reflètent en moi.
Rien !... mais mon cœur s'émeut d'amour et d'allégresâe \
Aux célestes hauteurs, où j'aspire sans cesse.
APPENDICE. 453
Un vol irrésistible entraine mes esprits-,
Ma grandeur apparaît au sein de ma misère,
Je pense, je conçois, je médite, j'espère ;
Yivairt, je trouve en moi la preuve que tu vis !
Tu visi ton existence en tous lieux se déploie,
L^univers la publie et mon cœur la ressent ^
La voix de ma raison la signale avec joie ;
Tu vis, et ce mot seul m'affranchit du néant.
Atome de ce monde, émané de ta grâce.
Dans la chaîne infinie elle a marqué Fespace
Où, couronné d'honneur, je siège sans rival;
Seul, au plus haut degré des formes corpordles,
Non loin des sérapUns aux flammés intinortelles, .
De tant d'êtres divers je suis Vanneau central.
Emblème merveilleux de la nature entière,
Soumis par tous mes sens à la fragilité,
Je porte, en cet esprit qui dompte la matière,
Un céleste rayon de ta divinité.
Mon corps usé s'affaisse et se réduit en poudre ;
Ma pensée, en son vol plus prompte que la foudre.
Atteint les profondeurs où nul astre ne luit.
Esclave, je suis roi, ver impur, je suis ange !
D'où me vient ce contraste inexplicable, étrange.
Cet indicible accord que je n'ai pas produit?
C'est toi, Dieu tout-puissant, c*est toi qui Tas fait naître.
Source de l'espérance, arbitre du bonheur ;
De ce vaste univers seul sauveur et seul maître ;
Toi souffle de mon âme et flambeau de mon cœur I
Ta sage Providence a voulu que cette âme.
Avant de s'élever sur ses ailes de flamme.
Traversât ici-bas l'abîme de la mort 5
Et qu'ainsi, par l'épreuve au bonheur préparée,
Elle pût s*élancer, libre, régénérée.
Vers l'éternel séjour où tu fixas mon sort.
454 LlTTÉaiTDRE DU NORD.
prodige d'amour, ineffable mystère!
Des souillures du vice affranchissant nos cœurs.
Ta grâce révélée a paru sur la terre,
Et ta vertu parfaite a subi nos douleurs.
Victime expiatoire, elle a sauvé le monde;
Elle a fait rayonner sa lumière féconde
Dans la nuit du péché, dans Fhorreur des tombeaux;
Et mon âme, attentive à sa sainte parole,
S'attache triomphante au Dieu qui la console
Lorsque la mort m'appelle à des destins nouveaux.
Roi des rois, saint des saints ! ta bonté, ta sagesse,
En traits mystérieux brillent de toutes parts -,
Devant toi ma raison succombe à sa faiblesse.
L'ombre de ta grandeur éblouit mes regards.
Cependant, si t'aimer est mon plus doux partage,
Si mon premier devoir est de te rendre hommage.
Que puis-je, hélas ! si faible, en proie à tant d'erreurs?
J'humilie, ô grand Dieu, mon âme en ta présence,
Et, perdus dans l'éclat de ta magnificence.
Mes yeux reconnaissants sont inondés de pleurs !
FIN.
Paris. — Imprimerie de Gustate GRÂTIOT, rue Mazariue, 30.
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