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FROM THE GIFT OF
ARCHIBALD CARY COOLIDGE
(Glau of 1S87)
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TABLETTES
D'UNE FEMME
PENDANT I.A COMMDNK
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Impressions d'une femme. — Portraits et méditations ,
par M™" BlaxNChecotte.
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LE PUV. — TyP. ET LITH MARCHESSOU
TABLETTES
D'UNE FEMME
PENDANT LA COMMUNE
M'"' A. -M. BLANCHECOTTE
DIDIER ETC", LIBRAIRES-EDITEURS,
QUll DES AVGVaTLNS, 3 5.
1872
c de tous d
r\j'TFiip'ê?^/>fsFô^»IfTC>^/»îPSro^WT'^^
INTRODUCTION
Comme autrefois, durant la guerre, ma croix
d'ambulance me donnait accès à travers les rangs
ennemis^ laissant passage à la charité univer-
selle et neutre^ ma pensée arbore, elle aussi^ au-
jourd'hui , la croix rouge d* ambulance ^ ma
pensée revendique son privilège de neutre : lais-
sei passer la pensée d'une femme. En ces temps
bouleversés et troublés, les opinions sont un
champ de bataille, Vhumaniié est une grande
malade, la vie nest qu'une sombre ambulance,
des divisions infinies séparent les esprits blessés,
la passion aveugle les vainqueurs, la • haine per^
veriit les vaincus, place, dis-je, à la parole
neuii^e, sereine, pacificatrice, place au drapeau
parlementaire !
La meilleure condition pour juger d'un spec-
tacle, c'est de 7î' en point faire partie, c'est d'être
absolument désintéressé dans l'action qui se
joue, La Commune ne saurait être jugée im-
partialement ni par ses adversaires, ni par ses
VI INTRODUCTION.
amis. Les premiers avaient à défendre le pajs,
les autres à défendre leurs personnes. Le calme
n'était possible ni à ceux-ci, ni à ceux-là. J'a-
joute que les gens de la Commune, moins que
personne, pourraient parler en dernier lieu de
la physionomie des choses, des scènes définitiîfes
de la représentation communale. Hormis ceux
qui se sont fait tuer et qui, naturellement, n'ont
rien pu dire, les autres n'ont littéralement rien
vu de Ventrée des troupes ni de la victoire de
Versailles, occupés qu'ils étaient à se cacher
profondément ou à s'enfuir à toute vitesse.
Cette période, à jamais sinistre^ a eu ses his-
toriens militaires, elle aura ses historiens poli-
tiques. Mes Tablettes n'ont aucune prétention
d'aucun genre; elles représentent i' aspect d'une
ville, comme la photogi^aphie reproduit ses rui-
nes.
Les scènes que je retrace, je les ai vues; elles
se sont imposées à mon observation incessante :
ce sont de vifs détails d'intérieur , de rapides .
analyses détachées , tandis qu'à grands traits
des plumes autorisées ont saisi les lignes d'en-
semble, les perspectives principales, la synthèse.
Ne voyant rien qu'au point de vue humain,
revêtue de ma prérogative de femme bienheu-
INTRODUCTION. ' Vil
i^eusement dispensée de drapeau et de politique^
c'est V éternelle étude humaijie qui s'est poursui-
vie dans ma pensée parmi ce chaos de tant de
folies j au travers de tant de massacres.
Ces notes ne s'arrêtent point à la chute de
rinsurrectioji, je les ai continuées un mois apt^ès
la défaite de Patois. C'est que tout n'était pas
fini après la semaine c(e mai. La vibration du
canon durait encorde dans les oreilles, Véh^an-
lement des esprits ne s'apaisait point , l'acca-
blement de la ville morte persistait malgré le
réveil des consciences arrachées aux torpeurs
récentes.
Telle, après l'incendie^ la maison brûle encof^e ;
la convalescence d'un malade est timide^ effarée
et ne reprend que peu à peu la sensation et la
certitude de la vie.
J'ai écrit mon livre neutre ^w bruit des mi-
trailleuses, sous le feu des fusillades ^ à l'éclair
des bombes y en plein danger personnel ^ et je
le dédie au désarmement des esprits, à la paix,
à l'union, à la concorde, à la guérison des
partis et, s'il est possible ^ à l'efitente publique,
au sens communs
Je m'inquiète peu de plaire ou de ne pas
plaire; les bravos des uns, les sifflets des au^
VIII INTRODUCTION.
très — selon le vent qui souffle — n'effleurent
que peu le bouclier de l'âme. La pratique de la
vérité comporte avec ' elle y Dieu soit loué ! la
joie de la dignité^ la beauté du devoir rempli^
la suprême indifférence du reste.
Je Vài dit et redit avec béatitude tout le long
de ma vie : Quel bonheur de nêtre rien, c'est-
m
à-dire de n'être que femme ^ de pouvoir j comme
les enfants traités sans conséquence^ penser^ tout
et le penser tout haut^ ignorer tout et porter
sans contradiction sa robe d'ignorance ! Quel
bonheur de n'avoir rien à démêler avec le gou-
vernement du pays (ce difficile ^ si difficile ma-
niement des esprits I)^ avec la lanterne magique
des honneurs et de la politique !
Entendez-vous parler de complots ^ de conspi-
f^ations, de coups d'Etat ^ vous ose\ vous écrier :
Moi aussi Je conspire — car vraiment la per^
fection n'est encore d'aucun côté en ce monde;
— Je conspire pour l'avènement du bien, pour
le règne du bon ^ pour le sceptre de la dou-
ceur y pour la courojtne de la charité et de la
Justice, pour la dynastie de toutes les vertus clé-^
mentes et charmantes. Pendant que s'opère le
désarmement des fusils, vous ose^ décréter le dé-
sarmemefit des colères!
INTRODUCTION. IX
Les petites mosaïques de ces Tablettes inti-
mes, recueillies et vécues au jour le jour ^ sont
rhistoire d'un quartier ^ d'une maison, d'une
barricade. Ainsi l'histoire générale se compose
d'histoires particulières. Peut-être^ dans la nuit
profonde où nous plongeaient les événements ,
n'aurais-je pas réuni ces pages familières ^ si je
n'avais aussi assisté -au siège qui a précédé ,
provoqué, qui explique tant de choses. La fèvre
cérébrale du pays ne s'est point manifestée tout
de suite sous son vrai cai^actère. Fièvre patrio-
tique durant le siège ^ elle est devenue et s'est
déclarée j sous la Commune, fièvre chaude, alié-
nation mentale. Les esprits bourgeois de notre
époque n'étaient point préparés aux émotions
tumultueuses qu'allaient susciter la guerre et les
défaites. L'exaltation brouilla les cervelles; les
grands exemples de villes héroïques : Moscou,
Venise, Sarragosse, proposés par /'Officiel trans-
fof*mé en Plutarque français , éi^eillèrent , dans
la cité vaillante, une émulation incomparable
de sublime résistance, et Paris fut superbe. Mais,
hélas! le brillant et ardent pays ne devint hé^
roïque qu'à la condition de devenir fou.
Pauvre Paris, si beau, si naij et si grand ,
si admirable durant les souffrances du siège,
INTRODUCTION.
voici qu après les douleurs sont venus les affronts.
Théâtre de la lutte sanglante, déchiré par les
siens après avoir été profané deux Journées ,
mor^ibond au cœur désolé, ses médecins Jiaturels
l'abandonnent. Paris fi'est plus la chère capi-
tale, Paris est mis hors la loi, ou plutôt, Paris
ne pouvant cesser d'être Paris, va devenir V ap-
pât, le danger, la ville éternellement menaçaiite
et remuante. Qu'on nous permette — en ces
temps positifs — une comparaison réaliste :
Paris cessant d'être paisibleme?it l'épouse légi-
time de la France, va devenir l'autre !
la maîtresse fascinante, provoquante, attirante,
in^ésistible, le fruit défendu et voulu. Les aven-
turiers de tous les mondes viendront y élire do-
micile (i).
La maison qui reste sans maîtres est la pi^oie
des valets, le rende:{-vous des larrons. Paris a
besoin de tutelle, mais il a besoin d'apaise-
ment, il a faim et soif de repos et de protec-
tion. L'édifice social est à recojistruire , et ce
n'est pas à distance que l'architecte peut dres-
(i) Une personne qui était en Amérique au moment où l'on
y apprit la proclamation de la Commune racontait qu'immédia-
tement une multitude de gens sans aveu s'embarquèrent pour
la France.
INTRODUCTION. XI
ser des plans ^ ce n'est pas loin du malade que le
médecin peut appliquer des remèdes.
Des chefs! des chefs ! nous manquons de chefs!
nous voulons des chefs ! Telles étaient ^ durant la
guerre^ la réclamation et la plainte unanimes.
Le peuple de l'émeute a vu quels pauvres chefs
lui avait donnés la Commune! Ambitieux —
presque tous — qui poussaient devant soi /<?
troupeau et Fabandonnaiefit sans vergogne,
« And ail the while they set the populace on
fire, they seemed to hâve little other design in
the conflagration than the roasting of their own
eggs (i). ))
A très -peu d'exceptions près, aucun de ces
maîtres improvisés na soutenu V attitude de son
rôle. Les procès des conseils de guerre sont^ peut^
être, la leçon la plus instructive que puisse recevoir
le peuple. Dénégations^ faiblesses, excuses, contra-
dictions, désaveux, point de fermeté, aucun carac-
tère, aucune individualité ^ fiulle acceptation et re-
vendication d'une idée^ aucune affirmation Jii dé-
claration de conduite. Ils se dérobaient tous à la
(i) « Et, pendant qu'ils mettaient la population en feu, ils
semblaient, dans l'embrasement général, préoccupés uniquement
de cuire tout doucement leurs œufs. » Bulwer. — Le règne de
la Terreur; ses causes et résultats.
XII INTRODUCTION.
responsabilité de leurs actes . Est-ce ainsi que Voit
a la foi y est-ce ainsi qu'on la communique?
Cette pusillanimité écœurante est peut-être
ce qui a le plus dessillé les yeux des adeptes,
le plus consterné les fidèles. Sans compter les
délations personnelles^ Vaffreuse peur fermant
les portes et dénonçant les fugitifs ! Combien de
ces derniers refusés et repoussés de tous les
seuils, si largement ouverts la veille^ ont été,
en désespoir de cause, se constituer eux-mêmes
prisonniers !
Oui, des chefs ! de vrais chefs ! pour que le
peuple ne se laisse plus persuader au mal ni
surprendre; pour qu'il sache et comprenne que
la rébellion est un crime, que Vijîsurrection
armée n est jamais justifiable, que Vidée marche
sans fusils ! Des chefs , de vrais chefs ! pour
que Vhorrible guerre civile ne soit plus che:^
nous jamais possible!
L'instruction est tellement la lumière qu'on
peut suivre aujourd'hui l'évidence des faits. Ce
ne sont pas les classes instruites qu'on entraîne,
ce sont toujours et toujours les classes illettrées,
les masses ignorantes !
Quand elles verront clair, elles rejetteront
bien loin d'elles le chassepot fratricide; elles
INTRODUCTION. XIII
refuseront les théories décevantes et ne se lais-
seront plus séduire par d* absurdes chimères
désastreuses !
O pionniers des intelligences ! ouvriers de la
vigne du Seigneur! défriche^ les esprits, rani-
me\ la foi religieuse, ressuscite^ dans les cons-
ciences Vhonneur et le vieil idéal, faites que
le £OÛt du beau leur vienne, que la soif de la
vérité les attire, cultive^ le sens commun, pré-
parei le désir de Véiude, alors point ne sera
besoin de loi pour envoyer les enfants à V école,
les parents voudront y aller eux-mêmes ! .
Vous ne réfère^ pas le monde, nous dit-on à
nous autres, raisonneurs obstinés. Sans doute,
nous ne le referons pas. Mais de ce que Von
ne peut obtenir tout ce que Von demande, poui^-
quoi ne pas accepter le peu qu'on nous accorde?
Ce qu'ofi ne peut faire ni tenter en gt^and, il
faut ressayer en petit, ne pas dédaigner les
conquêtes modestes. Ne serait-ce pas déjà un
succès précieux que d'aider à ce que les bons —
parmi le peuple — ne soient pas confondus avec
les mauvais; que les timides et les faibles ne
soient pas entraînés et dépravés par les auda-
cieux et les criminels? De ce qu'un chirurgien
ne peut pas sauver tout son monde, s'ensuit-il ,
XIV INTRODUCTION.
qu'il doive renoncer aux cas isolés de guérisons
particulières ?
g3 a marqué la révolte de la bourgeoisie
contre la noblesse; ji a signalé la révolte du
prolétariat cofitre la bourgeoisie. Les mora-
listes n'igfiorent pas oîi gît la fêlure des cer-
veaux; ils ont suivi les évolutions populaires ;
ils peuvent et doivent — en tenant compte des as-
pirations et améliorations légitimes — démasquer
V utopie fallacieuse ou perfide. L'humanité nest
pas faite d'une pièce. S'il 7i' est jamais permis
d'espérer à outrance, il est défendu de désespérer
sans ressource!
En avant! en avant! Pas de De profundis
pour la cher pajs parisien, pas de drap mor-
tuaire pour la noble et belle France! Regardons-
nous en face, expliquons-nous en face, compi^e-
no7îs-nous, réconcilions-nous, pardonnons-nous !
Sursum corda !
Paris, 1 5 Décembre 1871.
A. -M. BLANCHECOTTE.
TABLETTES
D'UNE FEMME
PENDANT LA COMMUNE
^ /v/<k /- yo /\y%^V^ .i^v/ « ^ "^^vy^**'
Paris, le samedi i! mars iSyr.
Le gouvernement des buttes. — C'est
ainsi que plaisamment on appela le gouver-
nement quij prenant sa source aux buttes
Montmartre j passa par l'Hôtel -de -Ville et
expira aux buttes Chaumont. Qui ne se rap-
pelle, aux derniers jours de février, au mo-
ment, hélas! de l'imminente entrée prussienne,
les étranges cortèges rencontrés rue de Ri-
voli, lesquels (singulière vision !) entraînaient
au pas de course des canons et des mitrail-
2 Tablettes d'une Femme.
leuses? Hommes du peuple, femmes^ enfants,
toute une population chantante attelée à des
pièces d'artillerie les emmenait en triomphe
et les sauvait ainsi des parcs découverts, — peu
sûrs, selon eux, — où l'ennemi victorieux
et audacieux eût pu les prendre.
Ce jeu, — car tout devient jeu pour le peu-
ple de Paris , — était fort du goût des ga-
mins et des désœuvrés. Après les proces-
sions patriotiques — hommes et canons —
autour de l'inévitable Bastille, vint la parade
des canons gardés à vue, ces mêmes canons
qu'on avait enlevés et ensuite transportés
jusque sur les hauteurs de Montmartre.
Personne, jusqu'ici, ne s'était occupé de ce
déplacement. Aucun homme sérieux n'avait
pris la peine de faire observer au peuple om-
brageux que les canons ne cessaient point
de lui appartenir parce qu'ils appartenaient
à la nation et devaient rentrer dans les ar-
senaux.
On laissa prendre à cette parodie les
proportions d'une révolte armée; les batail-
lons de Belleville, organisés en jalouses sen-
tinelles, firent de Montmartre une menaçante
forteresse et considérèrent comme leur pro-
ii'i2 mars. 3
priété particulière les batteries que, de leur
propre autorité, ils y avaient rassemblées et
installées.
Pour le peuple à. impressions courtes , faites
d'images et non d'idées, le temps était trop
proche, la sensation trop récente, des dernières
souscriptions du siège, des dernières offrandes
nationales où Tobole du pauvre s'était empres-
sée et multipliée jusqu'au dernier sou, jusqu'au
dernier anneau de cuivre pour la fonte de ca-
nons, hélas ! aussi décevants qu'inutiles!
Dimanche, 12 mars. — Une animation
extraordinaire règne, ce soir, dans mon quar-
tier : les cafés du boulevard Saint-Michel
retentissent de discussions. La légende des
canons de Montmartre prend de jour en jour
plus de consistance. Certains bataillons de
garde nationale veulent et prétendent avoir
sauvé ainsi quelques pauvres bribes de la
patrie. A onze heures, une bande compacte
de jeunes gens passe dans ma rue en chan-
tant avec une émotion très-vive :
« La République n*est pas morte,
u Nous renaîtrons! »
Tablettes d'une Femme.
Les passants font cortège et répètent en
chœur ce refrain, les fenêtres s'ouvrent^ des
voix d'étudiants répondent aux chants de la
rue, c'est une vraie manifestation ^ bientôt
illuminée de torches
Bruxelles. — Dimanche matin, ig mars
iSji . — 11 fait untemps délicieux, le chaud so-
leil du printemps réjouit les blanches maisons
de la ville et réveille le vieil espoir dans
les cœurs les plus tristes. Le ciel magnifi-
que verse sa paix sur ce 'petit morceau de
terre que les géographes nomment « Bruxel-
les » et que j'appelle mon « home »^ lés
jours de mes courses belges.
Allons au Jardin zoologique ! les animaux
sont une si douce chose naturelle — même
ceux censément féroces — et j'aime tant faire
amitié avec eux ! Eux seuls^ dans cette vie
lugubre^ m'ont consolée des décevants amis.
Bien ! la sève monte aux arbres, les bour-
geons se gonflent, une fraîche odeur de ver-
dure — pressentiment d'avril — dilate et
fortifie nos oppressées poitrines. Quelle ri-
che couleur ont les heureux oiseaux ! Quel
I () mars. 5
contentement dans leur frémissement d'ailes !
Mon Dieu ! faites-moi la grâce de vivre
un jour dans quelque cottage avec un bon
chien, un beau chat, de chères petites poules,
un âne famiher et de libres oiseaux plein
Tair et plein l'espace, au-dessus de grands
bois voisins!
Mais trêve à ces bucoliques ! ma visite, ce
matin, est une visite sérieuse -, me voici face
à face avec Tours, que dis-je! avec Tours?
avec un ours, deux ours, trois ours, qua-
tre ours : deux sont blancs, deux sont fau-
ves. Ils répondent à mes politesses par des
coquetteries qui , pour être sauvages , n'en
sont pas moins charmantes. Leur double
maison mitoyenne est vaste , leur double
fosse, somptueuse; un grand arbre, dans cha-
cune d'elles, se prête à leur gymnastique au-
dacieuse ; un bassin — presque un étang —
est leur voluptueuse baignoire. Leurs jeux
de tête, leurs poses allongées, nonchalantes,
caressantes, me donnent une fois de plus le
spectacle de la grâce dans la force, de la
beauté inhérente à toute forme de l'être. Rien
n'est discordant, rien n'est heurté dans ces
Tablettes d'une Femme.
mouvements surprenants de souplesse. Ours,
mon ami, j'aimerais mieux pour toi les soli-
tudes farouches, les antres inaccessibles, les
espaces illimités; mais, même ici, ours Mar-
tin , dans cette artificielle demeure, tu es
beau, malgré les geôliers; oui, même ici,
dans ces conditions opprimées et restreintes,
tu me plais et tu m'intéresses.
Et tandis que je rêve à cette puissante
beauté des choses^ à cette perfection accom-
plie des œuvres de la nature ^ — quel que
soit le degré de Téchelle d'où je la contem-
ple : lion ou gazelle, — ce même matin et
à cette même heure de ma promenade son-
geuse, là-bas, à Paris, les hommes, plus in-
sociables que les bêtes se déchaînent, se me-
nacent, se mesurent, se fusillent; un vertige
de sang leur monte à la face, ils ne respirent
plus que la haine. Une révolution nouvelle
a éclaté dans Paris, Paris, ce brûlant cratère
d'où sort éternellement l'incendie. Les hom-
mes , vis-à-vis d'autres hommes , leurs voi-
sins, leurs compatriotes, leurs camarades
s'arment, pleins de colère. Le gouvernement
actuel comptait un mois déjà, il est vieux^
usé, honni, bon à jeter au panier. Les vieilles
7 9 mars. 7
rancunes font explosion, les. convoitises s'allu-
ment, le drapeau national change de coulçur,
les mairies, les ministères, les administrations
publiques sont balayées; THôtel-de-Ville —
Tuileries des jours d'émeutes — s'emplit de
nouvelles figures. Vite des barricades sur
les quais, sur les ponts, sur les places ! Vite
des canons ! la ville tout entière dans la rue !
Peuple souverain^ voici l'heure !
LA COMMUNE EST NOMMÉE.
Et il y a de braves cœurs sous ces blou-
ses; il y a^ ô démence! 'd'honnêtes pères de
famille dodelinant des berceaux à travers ces
rudes révoltés, dans les rangs de ces hordes
sauvages. Certaines réformes qu'ils réclament
ont leur raison d'être^ plus tard, quand on
pourra parler, quand on pourra s'entendre.
Oui, la guerre a tout bouleversé; oui, il y
a beaucoup à refaire. Mais le peuple inflam-
mable de Paris est impatient -, ce qu'il en-
trevoit , il le veut ; pas d'attente quand il
s'insurge. Il ne remonte pas aux causes de la
misère publique; il ne reconnaît que les ef-
s Tablettes d'une Femme,
fets dont il souffre ; il s'acharne dans ses hal-
lucinations après d'imaginaires coupables.
Et la procédure est sommaire : A mort! à
mort ! Celui-là était un acclamé hier ; mais
il n a pas réussi dans son mandat^ il a perdu,
les événements ont été plus forts que lui :
A mort ! à mort ! Nous avons vu défiler
tous ces jugements des places publiques;
nous avons entendu crier les révélations
Roîihev^ le dossier Jules Favre, le procès Tro-
chu, nous ne manquerons pas d'avoir la con-
damnation Thiers,.. Le gamin de Paris est
facilement saisi d'une folie furieuse; lesidées^
pour lui, disparaissent; il ne voit guère que
les personnes. Demain il se laissera de
nouveau museler comme un chien, mener
comme un mouton; mais aujourd'hui, sen-
tinelles, prenez garde à vous! A mort! à
mort !
Une fois de plus me revient en pensée ce
passage d'une lettre amie : « Insignifiance de
la vie »
Oui, à voir jouer ce jeu sanglant, à se
trouver dans ce duel d'hommes, on perd,
sur l'importance de la mort, la grave idée
ly mars. ^
qu'on s'était faite. Une fièvre s'empare d'un
peuple, et voici les enfants d'une même ville
qui jouent aux quilles ayec leurs os; c'est
à qui abattra les autres.; ils sont pris d'une
joie féroce à voir en tas tomber leurs frères.
La vie, cette force de la nature^ passe, in-
consciemment peut-être, par des convulsions
où les hommes, choses accessoires, éclatent
comme des machines. Les grandes lois de
l'univers n'en sont que peu troublées, peut-
être _, et des moissons nouvelles surgiront
luxuriantes de cet engrais
Soir dufneme jour. — Ce soir, Tantithèse
est plus ironique et plus saisissante encore. Au
grand calme de ce matin, dans la ville enso-
leillée, a succédé, ce soir, sous un commence-
ment de lune pâle, une agitation vertigineuse.
Cest aujourd'hui la mi-carême, et la Belgique
n'a point les raisons de la France pour se pri-
ver de mascarades. La Folie agite ses grelots.
C'est une foule bruyante, bariolée, débordant
des rues, des places, des boulevards-, le bour-
geois-artisan admire de tous ses yeux et de
toute sa naïve conscience les incessants et les
10 Tablettes d'une Femme.
bouffons cortèges. J'ai peine à passer et à re-
gagner mon gîte au travers de tant de pier-
rots...
Mais quoi! Ce n'est point un songe! la
Marseillaise! ici! la Marseillaise! Oui, une
troupe de masques, garçons, filles, arlequins,
colombines, crie à tue-tête :
Aux armes, citoyens !
Formez vos bataillons!
Marchons, marchons!...
La parole me manque pour dire ce que
j'éprouve ; je revois — comme dans une mai-
son de fous — les heures sombres du siège,
ma tête bourdonne, et je murmure, en m 'en-
fuyant ces deux vieux vers de Lamartine :
OijrTacite! tout ton génie
Raille moins fort l'orgueil humain !
^vy ^^^ ^vT'.r'y»
ig mars, ii
COMITE CENTRAL DE LA GARDE NATIONALE.
h Les habitants limitrophes des grandes
« voies de communication servant au trans-
« port des vivres pour J'alimentation de Pa-
« ris, sont invités à disposer leurs barrica-
« des de manière à laisser libre la circulation
« des piétons et voitures.
tt Paris, ce 19 mars 1871.
ce Pour le Comité central,
<( Gastioni, g. Arnold,
(( A. BOINT. »
(Extrait d'un journal) .
Ces barricades^ qui ne barrent rien du tout,
ne font-elles pas rêver? Les voitures passent,
les chevaux passent, les hommes passent,
tout passe... — « Frère, on ne passe pas! »
osait dire sérieusement un apprenti d'insur-
rection à un autre ouvrier de même besogne,
et celui-ci passait majestueusement avec tout
un matériel de famille
î2 Tablettes d'une Femme.
Chère petite soupape de la sottise hu-
maine, comme on est sûr de vous trouver
partout !
Mardi matùiy 21 mars^ — Paris* — « Ces
Parisiens ! ils vont bien ! » disait hier ^ sur la
promenade de Lille, -=— sorte de bois de Bou-
logne du crû^ — un bon bourgeois de la lo-
calité qui lisait et songeait, son journal à la
main.
Une panique^ une de ces grandes pani-
ques de province dont il faut avoir vu quel-
que chose pour s'en faire une idée, planait
de tous côtés depuis deux jours. Une circu-
laire de M. Thiers, adressée aux préfets et
affichée dans toutes les gares^ interdisait aux
militaires l'entrée de la capitale.
Paris! Paris! ce mot épouvantait tout le
monde; il était déjà question de tenir Paris
en quarantaine, de ne plus laisser aucun
train parvenir jusque-là. C'était un grand
malade^ pris de fièvre; il fallait éviter la
contagion; un régiment avait fraternisé avec
l'émeute : qu'aucun soldat n'approche désor-
mais! L'anxiété affolait jusqu'aux locomoti-
21 mars. i3
ves; aux civils qui osaient demander des
billets pour Paris : « Y songez-vous! » avait*
on l'air de dire; « qui sait si, selon les
nouvelles, nous irons aussi loin ! »
Des prisonniers revenaient d'Allemagne,
désolés, impatients, sombres. Quoi! défense
d'entrer dans Paris! humiliés par ici! humi-
liés par-là! une telle guerre lugubre après
une telle paix sinistre! La plupart avaient
mis de côté l'uniforme; les sabres d'offi-
ciers, gaîne et lame, ballotaient dans des
fourreaux de parapluies; le képi seul était
maintenu, décoré de galons selon les grades.
On discutait la cause probable de l'émeute ;
on attribuait le mécontentement de Paris à la
loi — au moins maladroite — sur les échéan-
ces. J'écoutais passionnément toutes ces cho-
ses, car j'aime mon cher Paris malheureux,
et je souffre quahd on l'attaque. J'avais à
côté de moi des généraux : j'ai su depuis
leurs noms connus. Quand le train s'arrêtait,
ils allaient ardemment aux nouvelles.
« Quelle est la dernière dépêche? »
— Rien de nouveau, général, rien nest
venu depuis Arras.
14 Tablettes d'une Femme.
Les uns et les autres descendirent à Chan-
tilly pour se diriger, de là^ sur Versailles.
Moi, j'allais jusqu'au bout. Il faisait encore
nuit quand nous entrâmes en gare. Point de
lumières : seulement des armes^ des sentinel-
nes; il est vrai qu'elles dorment.
Les grilles sont fermées^ nous sommes pri-
sonniers. Comment faire? Les timides propo-
sent d'attendre le jour dans les salles et de re-
prendre le premier train pour retourner d'où
ils viennent. Les autres (je suis des autres)
tiennent à rentrer chez eux. Quelques-uns se
décident vite , ils escaladent les grilles : sau-
vés ^ mon Dieu! C'est une gymnastique libé-
ratrice. Mais les femmes ne peuvent user de
ce moyen; faut-il donc nous abandonner tou-
tes? Un chevalier se dévoue; il forcera le chef
de gare quelconque, fidèle ou insurgé, à ve-
nir nous ouvrir les portes. Au besoin, il fera
à lui tout seul une émeute. On n'y regarde
plus de si près
Cette intimidation réussit; je ne sais qui se
procure les clés, nous sommes enfin déli-
vrées
Trois ou quatre voitures, certainement cap-
turées dans la récente bagarre, sont dehors.
21 mars.
muettes, s'imposant à prix d'or. On les prend,
coûte que coûte. L'aube se dessine, blafarde;
la ville offre un aspect étrange; de hautes
barricades hâtives, tumultueuses^ entravent
Tabord des rues; la place de la Bourse reten-
tit du pas de soldats; la rue de la Banque est
gardée sévèrement à chaque bout par des mi-
litaires. Mon véhicule subit plusieurs interro-
gatoires , mais passe outre. Les Halles sont
désertes de marchandises, mais déjà vivantes
et encombrées. Beaucoup, cette nuit, sont res-
tés là; beaucoup, cette nuit, n'ont pas dormi;
on s'en aperçoit aux lueurs de lampes encore
toutes rouges dans les maisons.
- Le Panthéon^ — mon proche voisin gigan-
tesque et terrible, — est armé de six canons,
gros calibre.
Cinq heures sonnent lorsque, enfin! je gra-
vis mon gîte. Deux coups de canon formida-
bles, avec un retentissement plein Tespace,
me saluent comme j'ouvre ma fenêtre. Ils me
semblent partir de Bicêtre, dans la direction
de Vincennes
i6 Tablettes d'une Femme.
i8'2i mars. — Le lendemain de sa victoire
communale, le peuple moutonnier de Paris
était en fête : c'était dimanche, et il faisait
beau. La population s'est payé, ce dimanche
19 mars, une manifestation /?rome«^/02re qui
rappelait la manifestation buissonniere du di-
manche 4 septembre. Il y aurait tout un livre
à écrire sous ce titre : De Viîijlvence des jours
de la semaine et du baromètre sur les Parisiens.
Ce cher peuple, amoureux de changement
et passionné de promenades, est le peuple le
plus manifestant de la terre. Toute nouveauté
lui est bonne, — quelle qu'en soit la cause,
— du moment qu'il y a quelque part des tam-
bours, des drapeaux, des trompettes, et qu'on
joue au soldat.
Un étranger venant de la lune ou tombant
d'une étoile et débarquant tout -à -coup sur
nos principaux boulevards, aurait pu croire,
ce tantôt de dimanche, au pays fabuleux de
Cocagne.
Et hier, — journée historique du 18 mars,
— hier, on s^assassinait, hier, on se fusillait,
et le gouvernement effaré prenait la fuite...;.
18-21 mars» 77
Entrefilet de journaux belges : « On fait
courir^ en ville, le bruit que des généraux au-
raient été fusillés par les insurgés de Paris.
Nous pouvons affirmer, de la manière la plus
formelle, que rien n'autorise à ajouter foi à
cette nouvelle lamentable »
Hélas! cette nouvelle lamentable n'était que
strictement vraie!
Mardi soir y 21 mars, — Me voici revenue
de ma rapide course bruxelloise. Que de chan-
gements dans ces huit jours! Le gouverne-
ment est parti, les ministères Font rejoint à
Versailles ; deux ou trois quartiers de Paris ,
— premier arrondissement et deuxième , —
essaient seuls de tenir bon et protestent dans
la débâcle générale. Le drapeau rouge flotte
à peu près partout • Lamartine n'est plus là
pour protéger le drapeau tricolore. La place
est vide, Paris est abandonné ; je ne puis m'en-
pêcher de croire que c'est une faute; Témeute
est maîtresse du terrain; l'anarchie remplace
ce que nous voulions bien, faute de tnieux,
considérer comme de Tordre : la Commune de
Paris est installée à l'Hôtel-de- Ville. .
/(V Tablettes d'une Femme.
Des groupes stationnent sur les places pu-
bliques, commentant les faits accomplis; des
femmes s'en mêlent. L'assassinat des généraux
Clément Thomas et Lecomte défraie toutes
les polémiques. J'assiste/ place Saint-Sulpice^
à une vraie bataille de dames peu parlemen-
taire. C'est un duel. L'une^ grosse fille du peu-
ple, joufflue,, avec un énorme panier au bras,
représente la démocratie : sans doute qu'un
héros révolutionnaire, orateur de clubs peut-
être, gît en son cœur et lui donne le la de ses
convictions.
«
— « Allez-vous-en donc avec votre général,
avec votre Clément Thomas, vous pouvez
bien le mettre devant votre cheminée comme
un Chinois de paravent, //// qui nous a fait la
rue Transnofiain !!! (Ceci, n'est-il pas vrai, est
superbe !) Ce Clément Thomas avec sa jfièche à
la Sylla !!! »
— « Quand on ne sait pas un mot d'his-
toire et qu'on est aussi stupide, on ferait bien
mieux de se taire et d'aller au marché acheter
des huîtres, riposte l'autre, bourgeoise en cha-
peau, très-animée ettrès-scandalisée. Je vous
dis, moi, que l'assassinat n'est pas de la poli-
tique, et que la manière de s'entendre n'est
pas de commencer par se tuer »
2i'2i mars. ig
— « A Taristocrate ! à Texploiteuse ! » etc.,
etc.^ ceci se perdait dans les aménités de la
partie adverse , tandis qu'une pauvre vieille
créature, à peu près en haillons, disait entre
ses dents et pleurant de ses yeux ridés tout ce
qui pouvait lui rester de larmes : « La bour-
geoise a pourtant raison, faut arranger tout ça
au Heurs d'y mettre encore du sang. »
Je ne connaissais ni Tun ni l'autre de ces
deux généraux^ premières victimes de la fu-
reur du peuple; mais je me rappelais, en me
sauvant des groupes, ces paroles prophétiques
pour lui-même, de Clément Thomas à ses
visiteurs du i^** janvier , chefs de bataillons
et lieutenants-colonels de la garde nationale :
— « Serrons-nous la main aujourd'hui, car
beaucoup d'entre nous sont destinés à ne pas
se revoir. »
Mercredi^ 22 mars, — Manifestation de
LA PLACE Vendôme. — « Assembler les hom-
mes, c'est les émouvoir », a dit judicieuse-
ment le cardinal de Retz. Chez nous, — et
peut-être chez tous les peuples du monde ,
— on aime trop à manifester. Déjà, hier, il
:>o Tablettes d'une Femme.
y a eu de grandes promenades à travers Pa-
ris^ sous prétexte de rétablir l'ordre. Une
manifestation pour Tordre provoque inévi-
tablement le désordre. Se réunir, répétons-
le^ c'est s'enflammer.
Qui peut répondre — au lendemain surtout
d'une grave émeute où le sang des victimes
fume encore — qui peut répondre, dis-je ,
d'une grande masse d'hommes composée in-
dividuellement de tant d'éléments, j'allais dire
de tant de tempéraments divers? Des me-
neurs, loups perfides, intéressés au crime, ne
peuvent-ils prendre l'habit de paix, revêtir le
déguisement de leurs moutons ? Qui peut ré-
pondre du vent d'orage qui peut souffler ? Le
flot humain est comme la mer avec son im-
prévu terrible : imprudence , précipitation ,
zèle maladroit, passion, colère^ un fusil qui
part, une fenêtre qui s'ouvre, rumeur subite,
panique épouvantable
J'ai, ce matin, traversé la place Vendôme ;
des gardes nationaux prenaient des ordres, des
estafettes allaient et venaient incessamment
de l'état-major aux différents postes ; des fu-
sils en faisceaux tout le long de la rue de la
Paix en faisaient une avenue militaire.
22 mars, 21
Grand mouvement pacifique aux alentours :
une démonstration des « Amis de TOrdre «^
composée de tout ce que la bourgeoisie con-
ciliatrice avait pu réunir de citoyens sans
armes, s'organisait sur les boulevards , à la
hauteur du Nouvel-Opéra. Par-ci par-là, de
très-rares uniformes ; pour tous insignes un
petit ruban bleu attaché à la boutonnière; et,
portés comme des bannières dans une proces-
sion, des drapeaux paisibles, ^ans inscription
pour la plupart ; quelques - uns seulement ,
ceux d'hier, avec cette adresse : « Réunion
des Amis de VOrdre », circulaient tranquille-
ment dans la foule.
La garde nationale de l'Ordre, cette bonne
bourgeoisie, issue de i83o , fidèle aux tradi-
tions de Lafayette, et sur qui les révolutions
successives n'ont fait qu'une impression lé-
gère, venait honnêtement et consciencieuse-
ment proposer la concorde à l'autre garde na-
tionale, celle de 1848, de 1871, celle du présent
Comité central, qu'on appelait déjà fédérée :
celle-ci, commandée par le général Bergeret
lui-même, occupait l'Etat-Major de la place
La première, avons-nous dit, qui allait repré-
senter tout le Paris disponible et manifestant,
le Paris anti-révolutionnaire et conciliateur de
2 2 Tablettes d'une Femhw.
la population raisonnable^ arrivait en bour-
geoiSj sans armes, par les boulevards, du
côté du Grand-Hôtel et du Nouvel-Opéra.
Tout-à-coup une émotion indescriptible sai-
sit la foule; il n'était guère plus d'une heure;
une terreur inexprimable parcourt l'espace;
les boutiques se ferment; les boulevards, en
un clin d'œil, s'éclaircissent et se vident; des
délégués d'ambulance se précipitent du Grand-
Hôtel vers la rue de la Paix, précédés d'un
parlementaire avec la croix rouge et portant
des brancards; des bourgeois effarés débou-
chent des rues Neuve-Saint- Augustin et des
Capucines : celui-ci n'a plus de chapeau, celui-
là, le paletot déchiré, montre, sur sa manche,
deux ou trois trous de balles. « Trahison ! tra-
hison ! )> toujours le même cri depuis le pre-
mier siège ! On a tiré sur la manifestation.
Il y a de nombreuses victimes ; la place Ven-
dôme est cernée, l'alarme est partout donnée,
les voitures publiques rentrent aux dépôts.
De quel côté est parti le premier coup de
feu ? Est-ce traîtreusement d'une fenêtre ?
Est-ce du milieu des groupes passionnés, en-
flammés, fous? les uns et les autres s'appelant
mutuellement bandits, assassins, lâches! ces
horribles invectives révolutionnaires?
22'2y2'j mars. 23
Encore une fois, le sang a coulé^ la guerre
civile est engagée^ Paris est consterné
Samedi, 25 mars, — L'amiral Saisset^ qui
commandait les gardes nationales restées fi-
dèles^ renonce à la lutte et quitte Paris. Les
patriotes^ groupés au quartier de la Bourse
et de. la Banque et qui occupaient encore la
mairie du Louvre^ se sentent découragés^ se
disent abandonnés et, n'ayant plus de chef
qui les rallie^ cèdent la place et laissent la par-
tie; Les élections communales> déjà deux fois
différées, ont lieu définitivement demain. La
tentative conciliatrice des maires de Paris,
vis-à vis de l'Assemblée, a échoué. Nous en-
trons dans un inconnu formidable.
Lundi soir y 2j mars. — Le jeu terrible conti-
nue : les élections communales ont eu lieu
hier; et, aujourd'hui, THôtel-de- Ville est en
fête. L'Assemblée nationale se montre de plus
en plus offensée, et les canons restent braqués
sur les places. Que dis-je ? on les renforce,
on en amène encore. Et les clairons sonnent
leurs appels, les tambours battent aux champs.
24 Tablettes d'une Femme.
les fanfares acclament les bataillons qui pas-
sent.
Infatigables gardes civiques ! Il y en a qui,
depuis soixante heures, sont sous les armes.
Cette effrayante parade les amuse. Le peuple,,
il est vrai, ne s'en émeut guère ; les petits in-
dustriels de la rue maintiennent à même le
trottoir, jusque sous les pieds des passants,
l'étalage de leurs marchandises. On fait la cui-
sine çà et là entre deux menaçantes mitrailleu-
ses ; voici des crêpes, voici du café. La poêle
à marrons prend la revanche de l'hiver. Puis,
voyez ces beaux ballons rouges! A dix-neuf
sous ! Qui en veut ?
Je parle du théâtre même de l'action, de la
place de l'Hôtel-de-Ville, rue de Rivoli. J'a-
chète, sous la gueule d'un canon, deux oranges
et, contournant une barricade faite artistement
de voitures, je me heurte à un débonnaire
vélocipède. A ce moment, une panique se pro-
duit, un fusil s'est déchargé tout seul, tout le
monde se sauve; le vélocipède tient bon, il
pirouette avec toutes ses grâces, et l'habile
écuyer salue tranquillement un ami qu'il re-
connaît, venant du quai, une ligne à pêcher
sur l'épaule
2'] -28 mars, 2^
Comme cette badauderie est bien plus natu-
relle^ bien plus parisienne encore que la gym-
nastique féroce de l'émeute, feu croisé de fu-
sils qui tuent !
Je songe à toutes ces choses en rentrant en
biais par l'avenue Victoria. Un grand tapage
s'élève, acclamations des héros du jour, et
trouble tant soit peu un souper militaire qui
m'intéresse et qui s'apprête, comme au camp,
sur un feu de pavés, dans une petite marmite
de fonte. Une vieille enseigne, que je connais
bien, me fait comme d'habitude lever les yeux :
« Repos, dimatiches et fêtes, »
Repos ! le repos n'est qu-e sur ta façade,
pauvre boutique du coin de rue. Quelle iro-
nie qu'un mot pareil ! Quelle ironie ou
quelle censure !
Un enfant, un bourrelet sur la tête, épèle
près de* moi ce mot railleur, fait de grandes
lettres majuscules. La sentinelle qui garde
les faisceaux prend un air redoutable et nous
dit à tous deux : « On ne stationne pas ! »
Mardis 28 , quatre heures. — Coups de ca-
non , salves joyeuses , triomphales , comme
2(j Tablettes d'une Femme.
au jour d'une fête : de Saint-Philippe , de
Saint-Napoléon, i^^ mai, 29 juillet, i5 août,
que sais-je ? Il fait aussi beau que si Tex-em-
pereur passait une grande revue. Mais, à
ce tour de fortune d'aujourd'hui, ce n'est
pas le canon des Invalides qui tonne, c'est
celui de THôtel-de-Ville. C'est, par elle-même,
en grande pompe, du haut d'une estrade pa-
voisée , au milieu d'une foule retentissante ,
la proclamation de la Commune parisienne. Et
les musiques lancent l'émouvante Marseillaise,
des chœurs immenses chantent les Girondins,
des panaches multicolores flottent au-dessus
des têtes ; quelle que soit la scène qui se joue,
quelle qu'en soit plus tard la redoutable is-
sue, la foule est contente du spectacle; la
population, grisée de ces couleurs éclatantes,
bat des mains
Eh bien! ce n'est pas une imagination, j'ai
vu, de mes yeux vu, là, aujourd'hui, en pleine
apothéose d'Hôtel-de-Ville , un vieux reste
de drapeaux tricolores mêlés encore, devant
la statue voilée de feu Henri IV, aux nom-
breux trophées des jeunes drapeaux rouges.
Je rencontre notre poëte patriote, Auguste
Barbier, qui a fait si énergiquement acte de
'j^'2(/ mars. 'jj
citoyen durant le siège et ce commencement
d'émeute; je lui dis mes remarques sur cet
oubli ou cette intention de ces drapeaux con-
tradictoires, et nous causons du temps passé;
nous nous ressouvenons de Lamartine.
Le drapeau rouge, cette obstination des
uns, avait commencé avant le i8 mars (la
colonne de Juillet en sait quelque chose) ; le
drapeau tricolore, cette protestation des au-
tres, veut continuer, attestons-le, de vivre,
même après la Commune.
Mercredi^ 2g mars, — Paris est à plus de
mille lieues de Versailles , Versailles est à
plus de mille lieues de Paris ; d'une ville à
l'autre, c'est un nouvel hémisphère. J'ai fait
aujourd'hui le voyage : je ne juge 'rien, je
constate. J'allais voir des malades, des dépu-
*
tés, entre autres. Un monde de pensées m'a
envahie, mes visites ont été à vau-l'eau. Une
vieille femme, qui m'avait suivie dès la gare
peut-être , sur mon air songeur , c'est-à-dire
préoccupé et sombre, m'interpelle boulevard
du Roi :
« — Ah ! madame ! quelles nouvelles? Ah !
3
2èi Tablettes d'une Femme.
madame; les Parisiens sont bien coupables !
Marie- Antoinette ! »
Je regarde cette évocatrice, contemporaine^
peut-être, d'une autre révolution. Elle en est
toujours au spectre des échafauds. Ce qu'on
voit ici, là-bas, de tous côtés, au travers
des débuts sinistres, c'est donc à jamais la
guillotine !
Jeudi y 3o, Les tristesses du siège sont
recommencées; l'administration des postes
rejoint, elle aussi ! le gouvernement disparu ;
Paris est à peu près fermé, plus de commu-
nications avec la province. Que va devenir la
maison sans maîtres? ou plutôt qu'allons-
nous devenir avec nos nouveaux maîtres ?
Vendredi, 3î mars. — Quel est ce bruit?
D'où vient cette fumée, que signifient ces
salves d'artillerie ? Le bombardement a-t-il
recommencé ? Mes fenêtres s'ouvrent , les
vitres volent en éclats. L'armée de Versailles
est-elle dans Paris? Sont-ce les Prussiens qui
nous attaquant ? Quelle heure est-il ? Je re-
3i mars. 'jrj
garde toujours l'heure^ au moment des cir-
constances graves. Il est quatre heures moins
un quart. Je descends dans la rue à travers
des nuages de poudre. Ce tapage de canons à
toute volée est une sérénade populaire pour
féter^ à grand fracas^ la pose du drapeau
rouge hissé au faîte vertigineux du Panthéon^
à la place de cette belle croix qui semblait
un îabarum dans le ciel. Au péril de plu-
sieurs vies^ cette croix superbe qui dominait
toutes les hauteurs^ qui apparaissait^ les
jours de solennité religieuse ^ comme une
étoile de feu détachée dans l'espace _, cette
croix si ailée et si fière a été sciée et abattue
par des fanatiques de la Commune, adora-
rateurs du Rien, aux acclamations insensées
de la foule. C'est ainsi qu'on veut aider le
pauvre à marcher dans la vie! en lui ôtânt
son aide, son appui, son confort et son sou-
tien suprêmes. Allez en haut, dit^on à son
esprit, et sous ses pieds on lui retire l'échelle.
Mais les délégués sont contents d'eux; de
nombreux bataillons pavoises font des ronds
sur la place 3 des fanfares défilent autour du
Panthéon. Un des plus grands signes de
l'allégresse publique est de tourner avec des
3o Tablettes d'une Femme.
drapeaux, des flûtes et des trombonnes au-
tour de quelque chose.
Dimanche, 2 avril. — Aujourd'hui, commen-
cement de l'action sérieuse ; toute la matinée,
le canon ; les insurgés, commandés par Berge •
ret lui-même, qui de sa personne s'était rendu à
Neuillfy ont tenté une sortie en masse et voulu
essayer une trouée ; mais l'armée avait pris d'a-
vance l'offensive. Donc, première lutte achar-
née entre Versaillais et Parisiens : ceux-ci sont
refoulés jusque sous les remparts ; tués, bles-
sés, affolés, en déroute, c'est un retour qui rap-
pelle le douloureux 19 septembre, cette émo-
tion si vive de Châtillon. Cette réciproque atta-
que a eu pour théâtre Courbevoie et Neuilly
et a été très-meurtrière pour les fédérés. Ils
avouent eux-mêmes que l'armée de l'As-
semblée eût pu leur faire encore beaucoup
plus de mal si, disent-ils, « on ne- les avait
pas économisés. * »
Economisés ! Quels mots lugubres on em-
ploie maintenant dans la guerre !
Ce soir, groupes considérables rue de Ri-
voli, dans les environs de l'Hôtel-de- Ville;
2-3 avril, 3i
rassemblements à peu près partout, et nom-
breux passages de gardes nationaux exaltés :
Vive la Commune! A bas Versailles ! Nous avons
des pruneaux de Tours pour les ruraux ! A
bas Trochu ! A bas Jules Favre ! A bas les
capitulards ! A bas les traîtres !
Voilà ce qu'on entend bien distinctement.
Je photographie.
Lundi, 3 avril. — C'est à propos de cette
sortie d'hier qu'on a pu lire de tous les côtés,
sur les murs, la proclamation fameuse :
« Ils ont attaqué ;
« Ils ont attaqué ;
« Ils ont attaqué. »
Voici cette affiche de VOfficiel parisien :
(i Paris, le 2 avril 1871.
« A la garde nationale de Paris,
« Les conspirateurs royalistes ont attaqué.
« Malgré la modération de notre attitude,
ils ont attaqué.
32 Tablettes d'une Femme,
« Ne pouvant plus compter sur larmée
française, ils ont attaqué avec les zouaves
pontificaux et la police impériale.
« Non contents de couper les correspon-
dances avec la province et de faire de vains
efforts pour nous réduire par la famine^ ces
furieux ont voulu imiter jusqu'au bout les
Prussiens et bombarder la capitale.
« Ce matin, les chouans de Gharette,
les Vendéens de Gathelineau, les Bretons de
Trochu, flanqués des gendarmes de Valentin,
ont couvert de mitraille et d'obus le village
inoffensif de Neuilly et engagé la guerre ci-
vile avec nos gardes nationaux.
« II y a eu des morts et des blessés.
« Elus par la population de Paris, notre
devoir est de défendre la grande cité contre
ces coupables agresseurs. Avec votre aide,
nous la défendrons.
« La Commission executive,
« BERGEKET, EUDES, DUVAL, LEFRANÇAIS,
« FÉLIK PYAT, G. TRIDON^ E. VAILLANT. »
J>' avril. 33
De son côté, le Journal officiel de Versail-
les affiche ceci :
« Le Chef du Pouvoir exécutif aux Préfets :
u Versailles, dimanche 2 avril, 7 h. 4g m. du soir.
« Plusieurs milliers de gardes nationaux,
obéissant au Comité central, étaient sortis
de Paris et occupaient Courbevoie, Puteaux
et le pont de Neuilly.
« Ils ont été mis en déroute.
« Les barricades, défendues par les insur-
gés, ont été enlevées par les troupes avec
beaucoup d'entrain.
« Il y a eu de nombreux prisonniers. La
fuite est générale dans toutes les directions.
« L'effet jnoral est excellent, »
(\\ s'agit d'hommes, non de quilles de bois
ou de soldats de plomb; mais les désinvol-
tures du style sont féroces.)
La note suivante termine ainsi cette dé-
pêche :
«« Les misérables que la France est réduite
à combattre ont commis un nouveau crime.
3^ Tablettes d'une Femme.
Le chirurgien en chef de Tarmée, M. Pasquier,
s' étant avancé seul et sans armes trop près
des postes ennemis, a été indignement assas-
siné. ))
La violence des insurgés leur fait écrire:
« Une pension de jeunes filles, qui sor-
tait de l'église de Neuilly, a été littérale-
ment hachée par la mitraille des soldats de
MM. Favre et Thiers. »
La colère des Versaillais leur fait répondre :
« La guerre a été déclarée par les bandits
de Paris.
« Hier, avant-hier, aujourd'hui, ils m'ont
assassiné mes soldats.
« C'est une guerre sans trêve ni pitié que je
déclare à ces assassins.
« J'ai dû faire un exemple ce matin, qu'il
soit salutaire ; je désire ne pas en être réduit
de nouveau à une pareille extrémité. N'ou-
bliez pas que le pays, que la loi, que le droit,
par conséquent, sont à Versailles et à l'As-
semblée nationale, et non pas avec la grotes-
que assemblée de Paris, qui s'intitule Con>
mune.
u Le général commandant la brigade,
« Gallifet. »
.V avril. 3^
— L'incendie s'allume^ la littérature s'en
mêle. Dans ce même numéro d'aujourd'hui,
le Journal officiel de rinsurrection publie un
article véhément^ signé J.-B. Clément^ sur
les « Rouges et les Pâles. » On voit cela d'ici.
Les Pales sont les privilégiés^ les Rouges les
déshérités de la vie : « N'est-ce pas que les
Pâles sont une espèce odieuse et que les Rou-
ges seuls sont les vrais hommes ?... Dites-
le à vos amis de province, à vos parents de
la campagne... Dites-leur que les Pâles sont
les dévorants de chair humaine et que les
Rouges sont les mangeurs de pain... Dites-
leur enfin que les pauvres, les travailleurs,
les honnêtes gens sont des Rouges, que vous
en êtes, que la nature en est, que Lamennais
et Proudhon en étaient, et que Dieu, s'il
existait, serait avec nous! »
L'article commençait ainsi : « On a toujours
trompé le peuple. . . »
Qui donc le trompe plus que vous, ce peu-
ple crédule et passionné, ô prétendus amis
qui attisez ainsi sa haine! Etonnez- vous,
après cela, d'entendre dans les groupes un
ouvrier, à figure honnête, vous dire naïve-
ment : « Oui, pour moi, J'assassinerais /roi-
30 Tablettes d'une Femme.
dément, de mes propres mains, un légitimiste »>,
et une ménagère lui répondre : » Et moi, si
je n avais rien dans les mains pour fy^apper les
VersaillaiSj je les morderaisl »
Mercredi, 5 avril. — Au bruit du canon.
— « Pardonnez-leur, Seigneur! car ils ne sa-
vent ce qu'ils font! *» ni ceux-ci, ni ceux-là,
ni personne. Cette révolution, qu'on veuille
ou non le reconnaître, — est plus sociale que
politique. Des ambitieux peuvent être à la sur-
face , des insensés aux premiers rangs , des
ignorants — pauvres machines — au fond de
l'horrible mêlée , avec des criminels réfugiés
derrière; oui, tout cela peut être; oui, tout
cela est. Mais, inconsciemment pour les me-
neurs eux-mêmes, l'idée émancipatrice fait
son œuvre. Le sillage autrefois commencé
marque sa ligne mystérieuse. A travers la
boue, à travers le sang, au milieu des nuages
de poudre, le Progrès, voulu par les siècles,
reprend son ornière profonde. Les canons de
la butte Montmartre! II s'agit bien de cela
pour le voyant qui juge l'action des hauts som-
mets de la pensée !
5 avril, 3j
La lutte entre les classes : l'impatience, la
précipitation de ceux-ci ; la répulsion, la résis-
tance de ceux-là; le triste aveuglement de tous,
voilà Tobjet de nos misères! Le prolétariat —
comme autrefois la bourgeoisie — aspire à la
lumière ; le prolétariat veut respirer et vivre ;
il entrevoit son droit aux sphères intellectuel-
les, aux régions supérieures des sociétés hu-
maines; d'un coup, sans transition, par la
seule force d'une volonté sans frein, il croit
s'élancer à ces premiers échelons, il brise du
pied ce qui l'opprime; et, pour s'asseoir au
faîte des choses, il renverse ceux qui s'y trou-
vent.
En face , les élus du monde, ceux à qui la
naissance, le loisir, la fortune, le développe-
ment de facultés heureusement et librement
cultivées ont remis les pouvoirs d'ici-bas, re-
gardent avec un dédain trop souvent mépri-
sant cette évolution de leurs frères infimes.
Ils sont le salon du monde, les autres en sont
l'atelier; les premiers ont toutes les élégances,
les derniers toutes les rudesses (d\i moins,
c'est ainsi qu'on en juge), et l'homme bien
mis répugne à voir auprès de lui des haillons. . .
Il suffirait d'un peu moins de hauteur ici ,
;y<V Tablettes d'une Femme.
d'un peu plus de modération là-bas, pour
se comprendre et s'agréer. La bourgeoisie a
bien sa place ; le prolétariat, un jour, ajira la
sienne. Mais il faut, pour cela, des deux cô-
tés, l'intelligence et la patience. Mésintelli-
gence : inintelligence. L'éducation, jusqu'ici
privilège du petit nombre, doit devenir le pa-
trimoine de tous. Quand les petits, ces enfants
mineurs , étudieront et comprendront , les
grands, ces frères majeurs, serreront comme
ils le doivent leurs mains douces ou rudes.
Mais, plus de mépris, vous d'en haut ! mais,
plus de violence et plus de haine, vous d'en
bas ! Jusqu'ici, la m'ême ignorance, la même
inintelligence absolue les uns des autres vous
enveloppe et vous sépare.
J'ai passé ma vie, disant des vérités à tous,
à être malmenée par tous. Ce monde est un
monde de passion, de parti-pris, de préjugés
trop souvent invincibles. Une opinion toute
faite détermine, sans réiiexion, le jugement des
uns et des autres. « Les riches nous exploi-
tent )) , disent les pauvres. « Les pauvres
nous envient » , disent les riches. Et avec cette
belle formule on s'ignore et l'on se déteste.
Très-peu arrivent à consentir à cette vérité
fondamentale, que Thomme, vis-à-vis d'un
autre homme, est son semblable aux yeux de
Dieu et ne devient son supérieur que par l'u-
tile et généreux emploi qu'il fait de son intel-
ligence.
Au lieu de parler, l'on se hait ; au lieu de
s'entendre, on se bat. Des canons, des fusils
ne sont pas des raisons, n'est-il pas vrai, Sei-
gneur? Eh bien ! ce sont les seuls arguments
qu'aux jours d'émeute on sait trouver et l'on
emploie! Français contre Français, citoyens
contre citoyens, Parisiens contre Parisiens,
parents contre parents, uniformes contre uni-
formes, entendez ces détonations furieuses!
C'est le canon qui vomit la mort. Ecoutez
cette fusillade ! les rangs ennemis ici se mê-
lent ! Ce grincement horrible de mitrailleuses
fait taire et domine les ressentiments de ceux-
ci, calme pour jamais l'exaltation et l'aberra-
tion de ceux-là. Cette fauchaison sinistre, c'est
le silence, ou plutôt, que dis-je! c'est l'élo-
quence effroyable, l'éloquence impérieuse du
fait sur l'idée, de la brutalité sur l'intelli-
gence, de ce qui est contre ce qui veut être
Et, comme témoignage de ce que j'avançais
tout-à-l'heure sur l'inintelligence et le malen-
40 Tablettes d'une Femme,
tendu des classes entre elles^ voici une note
prise en passant^ cueillie au vif de toutes ces
haines. C'était Tautre matin : je traversais —
par extraordinaire — la place de THôtel-de-
Ville qui, par ce temps de Commune mysté-
rieuse, n'est pas tous les jours accessible et
publique. Les hommes , gardes nationaux de
service, avaient passé la nuit sur cette place ;
des pavés, fumants encore, marquaient la for-
me ronde de leurs marmites; d autres avaient
servi d'oreillers concurremment avec des sacs.
Beaucoup de ces pauvres hères étaient encore
allongés dans leur fatigue, sinon dans leur
sommeil, et les sentinelles, seules^ debout, de
long en large rompaient les rangs exténués.
Cependant un jeune garçon plus courbaturé
encore que les autres essayait d'enrouler au-
tour de son maigre corps une couverture de
cheval bien revêche, je vous assure, et peu
propre à ramener sur lui la chaleur qu'il cher-
chait; ce n'était rien moins que du cache-
mire-, on eût dit du crin qui vous piquait la
vue...
Eh bien! c'était du luxe, du luxe asiatique
aux yeux des autres; et un camarade, avisant
ce sybaritisme, ne put s'empêcher de lui mar-
5 ^^'''î*^' 41
quer son dédain : <' C'est un aristo », dit41 en
me regardant, « c'est un Versailleux. »
Ainsi, Versailles, en ce moment,pour le peu-
ple aveuglé, ne représente pas tel ou tel sys-
tème politique, telle ou telle forme de gou-
vernement, légal ou oppressif, — tel ou tel
antagonisme avec Paris libre, Paris en école
buissonnière et en rupture de ban ; Versailles
représente et signifie le privilège, les posses-
seurs de couvertures en face du pauvre sans
draps ni linge. L'idée de la Commune, que le
peuple ne comprend pas du tout et qu'il n'es-
saie même pas de comprendre, disparaît de-
vant cette seule imagination qu'il se fait : le
riche en présence du pauvre, Thomme ganté
en présence de l'homme aux mains noires;
le fonctionnaire officiel et rétribué en présence
de rouvrier besoigneux
Encore S avrils mercredi soir. — C'en est
fait; avec toutes ces improvisations militai-
res, Paris promène un carnaval funèbre. Le
rouge est partout, couleur de sang. La prise
d'armes de dimanche a inauguré l'ère des
tueries; à présent, entre Paris et Versailles,
4'2 Tablettes d'une Femme,
on se bat tous les jours, on se tue tous les
jours. Le colonel Flourens^ fils belliqueux
d'un père paisible, a été traversé d'un coup
de sabre, à Chatou, hier. Qui ne se rappelle
son équipée en Crète? Involontairement, mal-
gré rhorreur de l'heure présente, on est hanté
d'un air funambulesque; on aurait voulu,
hélas ! chanter à ce chef d'émeute : Pars pour
la Crète! pars pour la Crète! Mais il est
défendu de plaisanter. Toutes ces choses sont
lugubres.
L'Hôtel-de -Ville se hérisse de canons de
tous les calibres. Ce matin, par un soleil
d'or, les passants s'extasiaient, juste au-des-
sous de l'horloge, devant trois mitrailleuses
blindées , percées chacune de trente-sept
trous. Trente-sept trous! trente-sept fois des
balles! Trente -sept fois la mort! Une belle
fille du peuple, admirablement découplée, les
contemple avec enthousiasme; elle circule ici
comme chez elle et prêche, dans les grou-
pes, la résistance. Elle propose aux fédérés
de faire marcher devant eux les femmes des
sergents de ville restées à Paris, afin que l'ar-
mée de Versailles ne tire pas. Tête nue, avec
de beaux cheveux blonds, figure intelligente
5 avril, 4^
et convaincue, elle produit un grand effet
autour d'elle; ce soir, j'ai remarqué une
autre de ses camarades oratrices. C'est une
blonde également, décemment mise, sérieuse
et distinguée. J'ai déjà entendu cette voix;
elle rappelle avec véhémence les douleurs du
premier siège; elle évoque le pain noir d'alors
qu'elle appelle « le brouet national » ; elle con-
clut, comme la première, à la résistance;
des fédérés la regardent et l'admirent, bou-
che béante ; des cavaliers extraordinaires, dé-
corés de toutes sortes de plumes, s'élancent
avec fracas dans la direction des quais et
traversent la conférence ; mais ce n'est qu'un
repos, la prédication reprend de plus belle.
Et l'on meurt, et l'on enterre, et l'imagina-
tion du peuple est frappée de tant de spec-
tacles. Tantôt, escortée d'une foule innom-
brable, la dépouille du commandant Henri,
frère du général, conduite théâtralement à
Montmartre, traînait à son char les illustra-
tions communales. L'œil enchanté des ba-
dauds, cts flottants éternels, voyait à travers
les fusils, les épées, les drapeaux, les échar-
pes, les bouquets d'immortelles, les héros tout
neufs de la capitale : Paschal Grousset, Assi,
44 Tablettes d'une Femme.
Vallès, etc.. Des citoyennes avaient aussi
des insignes rouges
Jeudi soir, 6 avril. — Oui, Ton tue, oui,
Ton enterre, et, à ce régime de mort, le peu-
ple achève de perdre la tête. Aujourd'hui
ont été promenées sur les grands boulevards
les trente-trois victimes de dimanche der-
nier. Trois immenses chars funèbres, pavoi-
ses de drapeaux rouges et de palmes ver-
tes et surchargés de couronnes^ exhibaient
les cercueils superposés. Revêtus de leurs
insignes, les membres de la Commune, De-
lescluze en avant, conduisaient le deuil. La
population tout entière, ardente et surexcir
tée, suivait cette immense procession de la
mort...
Tout-à-r heure, après une journée accablée,
j'ai traversé les ponts et fait un tour de
quais. Nulle part de lumière; les lanternes
sont absentes. Jamais soir ne m'a semblé
plus sinistre, même aux temps les plus som-
bres du siège. Les abords de THôtel-de-Ville
sont gardés : que se prépare-t-il? Deux fem-
mes, sur mon chemin, s'apostrophent; Tune,
ti'j avril» 4^
— une vraie femme, — déclare à l'autre
qu'il faut sauver de ces horreurs maris^ fils
et frères. Des fédérés mornes, fusil renversé,
bouquet d'immortelles au képi, à travers
toute cette nuit, reviennent du cimetière.
Vendredi^ 7 avril. — - Aujourd'hui, avec
grand concours de curieux, auto-da-fé par
le peuple de la guillotine, place et boule-
vard Voltaire.
Je laisse la parole, en cette circonstance,
•au Mot d'Ordre de Henri Rochefort :
« Aujourd'hui, à dix heures du matin, le
peuple a brûlé l'échafaud sur le boulevard
Voltaire. L'idée était bonne et le hûi^vard
bien choisi. Mais à quoi bon, je le demande,
cet auto-da-fé accompli sur le bois de justice
si, en détruisant l'échafaud^ nous conservons
la peine capitale, avec cette seule nuance
que la guillotine est remplacée par le chas-
sepot ?
« Les Français sont décidément des êtres
surprenants. Ils sont tous d'accord pour pro-
clamer l'inviolabilité de la vie humaine, mais
cette inviolabilité consiste à déclarer qu'au-
4fi Tablettes d'une Femme.
cun individu, à quelque sexe qu'il appar-
tienne et quelque crime qu'il ait commis, ne
sera désormais appelé à grimper les degrés
de la fatale machine qui a emprunté son
nom au docteur Guillotin.
« En revanche, il paraît convenu entre
nous, qu'adosser un homme contre un mur
et lui envoyer douze balles dans le corps,
ne s'appelle pas violer la vie humaine.
« Le mode d'exécution ne nous inquiète
pas, c'est l'exécution elle-même qui nous
préoccupe. Si même il fallait choisir entre .
le fusil ou la guillotine, j'ai idée que je pré-
férerais encore cette dernière, eu 'égard aux
derniers préparatifs qui exigent un certain
temps, tandis qu'il n'y a rien comme une
arme à feu pour rayer avec promptitude
un citoyen du nombre des vivants.
« La terrible guerre que nous traversons
n'établit que trop irréfutablement la vérité
de ce que j'avance. — Ce que nous voulons,
ce n'est pas l'incendie de l'échafaud, c'est
l'abolition de la peine de mort. »»
7 ^^^''- 41
La fumée du canon. — Des hauteurs du Tro-
CADÉRO. — C'est une fumée comme toutes
les fumées : la fumée d'un train de chemin
de fer qui passe^ le beau panache de fumée
d'un navire en mer, le léger flocon d'un
nuage au ciel ; cela vous fait rêver dans ce
doux paysage de collines; et c'est... vous
la voyez bien^ cette blanche fumée vapo-
reuse, c'est la fumée du canon meurtrier,
c'est l'aveugle mort qui s'élance au hasard,
flamme de colère, flamme de folie et flamme
de haine ! Ce bruit de lointain tonnerre, l'é-
cho de ce douloureux bruit, ce jet terrible
de fumée^ c'est le canon mêlé au grincement
des mitrailleuses, au crépitement des fusils
dont l'éclair étincelle!...
Oui, dans ce printemps^ dans ce soleil,
dans celte verdure naissante, dans ces chants
délicieux d'oiseaux, à travers les prairies, au
milieu des grands arbres, au doux frémisse-
ment des sources, les hommes s'ajustent, les
hommes se mitraillent, les hommes se tuent !
Voyez- vous ces rouges taches sur l'herbe
sombre! C'est du sang; ne marchez point
par-là, vous dis-je, prenez garde, c'est du
sa^g !
^S Tablettes d'une Femme.
A quelques mètres de ces fumées, dans une
avenue, des enfants, costumés en soldatS3 cou-
rent sur leurs vélocipèdes. Vous descendez aii
bord de l'eau, de graves bourgeois pèchent à
la ligne ; vous rentrez dans le Paris des quais ,
des boulevards et des squares, des jeunes gens
devisent, analysant la lutte horrible, le cigare
à la bouche, autre fumée qui, elle aussi, fait
nuage le long des rues
A six heures , ce soir, ouverture sur Paris
du bombardement de Versailles.
SZ-yJ^-^ 4./~\/'*/V yJ -> s/'V*.- Wx'V •'•./%
Même jour de Vendt*edi-Satnt .
Rue de Buci, dix heures du soir.
Scène rkauste. — Un afficheur, qui se croit
seul. (Très-affâiré, il promène sur la muraille
son pinceau, de haut en bas, de bas en haut.
Le seau de colle est à côté, et dans un sac
sont des affiches.
7^<y avril. 4y
— « Ça m' dégoûte d'afficher toujours des
sottises pareilles. »
(Yx le pinceau de taper en collant la chose.)
— « Et tous ces imbéciles qui gobVont
ça! .,,.. Depuis c' n^atin que je n m^arréte !
Ah! mais..,., ça m'emb...! oui! qu ça
m' emb..* ! — Et puis, les pressés d' lire (as-
tu fini 1 malheur!) qu'empêchent ma besogne,
qu' ça veut avaler avant que j'aie collé ! Quoi
qu' c'est que ça! »
J'étais toute seule ; pas une ombre dans la
rue; peu de gaz^ point de réverbères. Çà et"
là seulement, par hasard, une lanterne de
chiffonnier : un ciel noir, lourd, ciel de pluie et
d'orage. Je revenais de chez la charmante
marquise de ***...., restée à Paris, comme un
bon ange, tout le temps des deux sièges*
Samedi, S avril. — Ce matin, en plein soleil,
il fait un vent inouï, extraordinaire, lugubre.
Le ciel éblouissant est labouré de vagues ;
la nature elle-même reproduiraitrelle nos tem-^
pêtes ?
Il y a eu taute la journée des filçs de dé-
méhagenj^nts de pauvrçs« Je rne souviens des
Tablettes d'une Femme.
premiers temps du siège ; on déménageait alors
contre les Prussiens, pour les travaux de la
défense. On a déménagé ensuite contre le bom-
bardement. On déménage aujourd'hui contre
les propriétaires. L'Assemblée tavorisait trop
les propriétaires et ne tenait pas assez compte
de la misère publique. La Commune favorise
trop le locataire ; le décret de Versailles, à
propos des loyers, était sans générosité ; le dé-
cret de la Commune est sans justice. Il est
radical et supprime la dette du locataire. Aussi,
quelle procession interminable de mobiliers
indigents; c'est comme une fuite, comme une
déroute de guerre civile ! Des manifestations
ont lieu au sujet de toutes ces charettess c'est
à qui fera sa harangue ; les uns — en très-petit
nombre — disent ce que je pense : au point de
vue de la charité, c'est bien ; au point de vue
de l'équité, c'est mal; un moyen terme était à
prendre et devait être laissé à l'initiative indi-
viduelle. La vanité et la publicité aidant, les
propriétaires les plus farouches pouvaient
trouver leur compte à se montrer bons prin-
ces. — En ce moment, selon l'expression po-
pulaire, on les tombe avec enthousiasme : et c'est
ainsi qu'on fait l'éducation du pauvre, en
■À
6* avril. 5^
faussant chez lui toute notion de justice. Au
lieu de Téclairer en servant sa cause si in-
téressante, on flatte ses instincts passionnés,
on l'égaré. C'est l'éternel enfant volontaire
qu'on veut empêcher de crier.
Grande nouvelle : le citoyen Gaillard père
est nommé Grand-Maître des barricades. Mi-
nistre des barricades, et successeur de Roch£-
fort à qui cet honneur pesait trop, mesurez-
vous cette gloire immense? Bien des gens
courent après leur vocation et n'atteignent
jamais leur rêve : le père Gaillard a réalisé
le sien. Le père Gaillard, autrement dit le
père des barricades^ est l'homme du pavé, le
héros de la rue. Cordonnier de son état, —
paraît-il, — il tapait sur la semelle avant de
taper sur le moellon. Son premier métier, qui
ne semblait guère devoir le mener à l'autre ,
lui a fait entrevoir des visions de marteaux
et de pioches. Haussmann faisait , le père
Gaillard défait; il a l'extraordinaire, l'incom-
parable mission de démolir. Ministre des
barricades! Concevez-vous un plus beau titre!
Le vertige lui monte à la tète, le génie de la
■«»' «
' ./«à
^2 ' Tablettes d'une Femme,
situation l'inspire. Tout lui est bon : pavés,
traverses de trottoir^ pierres à bâtir, omnibus
par^ci, par-là, voire niême à Tîle Saint-Louis
des bateaux renversés, sacs innombrables de
terre, tronçons d'arbres, Paris en révolte est
sa chose ; Paris à Tenvers^ sens dessus des-
sous, troué ici, barré là, impraticable partout,
avec des meurtrières pour tirer sur ses meil-
leurs amis , Paris est sa création , Paris est
sgn champ de manœuvres, Paris est son
bouquet de fleurs
Au bruit de la fusillade. — Trocaoéro.— Ce
qui s'appelle victoire là-bas est désastre ici ;
les chants de triomphe par ici sont des cla-
meurs de rage plus loin* D'un côté la face
d'une chose; de l'autre côté le rebours et
Tenvers de cette seule et même chose ; dé*
menti absolu, renversement complet des idées
les plus claires. Te Deum et lampions sur
cette rive. Requiem et consternation sur l'au-
tre berge. Dieu^ pris pour juge dans les deux
camps-, Dieu, protecteur des deux armées^
béni par ceux-ci, réclamé par ceux-^là. Dieu
maudit peut-être tout le tnonde
cy-9 avril. 53
Sur le versant de cette colline la cause juste
eât suppliée , la conscience humaine crie ses
rêves. Sur le versant opposé de cette même
côte, la tradition, l'honneur, Tantique croyance
sont la devise des assaillants. Et ce sont des
frères qui se combattent, ce sont des voisins
qui se tuent. Je parle de Paris où nous som-
mes^ de Versailles si ami et si proche. Nous
disons en parlant d'eux, ils disent en parlant
de nous : Vennemi!
Oui, tout cela n'est point un songe; leurs
obus nous déciment, nos boulets leur répon- *
dent ] nous jouons à la balle avec nos têtes ;
et, dans ce jeu épouvantable de la mort, c'est
celui qui a renversé le plus de camarades,
celui qui, plantant son drapeau sur le plus
de cadavres, est arrivé premier dans tout ce
sang, c'est celui-là qui crie : Hourrah ! hour-
rah ! et vive la France .'....
p avril, samedi. — En pleine guerre civile
et en plein orage de canon :
« Les Délassements-Comiques obtiennent
un grand succès avec les Contes de fées, féerie
en douze tableaux, admirablement jouée par
^4 Tablettes d'une Femme.
^^mes Eudoxic LauFcnt^ Gouvion^ Daudoird,
MM . Heuzey , Dumoulin et vingt-cinq jolies
femmes »
Vingt-cinq jolies femmes! toujours les mê-
mes, messieurs nos compatriotes ! O coulisses
de la vie ! les calamités les plus cruelles n'y
font rien!
Vingt-cinq jolies femmes !
Lundi de Pâques y lo avi^il. — « Allons voir
les barricades ! )> Tout le monde va voir les
barricades. C'est jour férié aujourd'hui^ lundi
de Pâques, et le bourgeois de Paris manque
rarement sa promenade hebdomadaire. A
plus forte raison quand on peut faire di-
manche le lundi. Alors la fête est complète.
On a terminé hier la besogne, on ne re-
commencera que demain la semaine. Tout est
spectacle pour cette bonne ville de Paris. Ju-
gez donc ! On bombarde les Champs-Elysées :
nous irons jusqu'à la barrière de l'Etoile. Les
chevaux de bois tournent sur leur axe^ et,
vienne la pluie d'obus, les enfants auront fait
quand même un tour du cercle.
Et Guignol ! Que Polichinelle est invitant
10 avril. 55
aujourd'hui ! Polichinelle n a pas encore démé-
nagé. Polichinelle n'a fait que reculer un peu
son joyeux théâtre, son chat, son commissaire
et son gendarme.
Du reste, en plein boulevard, non loin de
la Madeleine, je copie cette affiche de spec-
tacle entre deux décrets terribles de la Com-
mune :
PALAIS-ROYAL.
Le Canai^d à trois becs.
On commencera à sept heures.
Heureux pays, qui passe si allègrement du
grave au doux, du noir sinistre au rose ten-
dre ! C'est vraiment très-gentil de contourner
ainsi les barricades. A côté des grandes, im-
posantes, sérieuses, il y en a beaucoup d'im-
provisées ce tantôt, des barricades de poche,
si j'ose le dire. Car, selon une rumeur, on ne
sait d'où elle est venue, les Prussiens (je me
trompe : les Versaillais, mais on s'y perd, on
ne sait plus où l'on en est avec Vennemî) me-
nacent d'entrer demain. Parions qu'il y aura
4*
^G Tablettes d'une Femme.
des lorgnettes derrière les fenêtres les plus,
exposées
Des bataillons passent ; quoique représen-
tant les plus pauvres quartiers^ les fédérés sont
mieux habillés qu'en semaine. On s'en aper-
çoit à leurs cravates et à leurs faux-cols. Leur
figure n'est ni une figure de mardi, ni même
une figure de samedi, c'est une figure de di-
manche. Il y a là-bas, devant l'Hôtel-de-Ville,
à côté de hardies sentinelles surveillant les ca-
nons, de vigoureuses parties de piquet enga-
gées, je vous en réponds ; je vois là de rudes
champions, la- pipe aux moustaches, qui
jouent frénétiquement au loto. Dieu des ba-
tailles ! voici, sur la berge, au rebord d'un
bateau, un sonneur de fanfares qui, le clairon
en bandoulière, pêche gravement à la ligne et
ramène en triomphe des goujons pacifiques !
Ces Fra-Diavolo — en récréation — sont ca-
pables dé rontler tous profondément tout-à-
l'heure !
En attendant, ils gesticulent, ils se passion-
nent, ils se disputent comme si la journée dé-
pendait d'une quinte majeure, d'un quine ou
d'une carpe de Seine !
Cependant cette place de l'Hôtel-de-Villé,
jO'j I avril. 57
si bien gardée^ ne se laisse traverser que d'un
côté , celui de la rue de Rivoli. Le long des
quais, en face, il faut descendre sous les ponts.
C'est ce que je fais, sans me fâcher, sans exhi-
ber la moindre carte, aimant d'instinct le bord
de l'eau. Ici, de grands bateaux sont à l'an-
cre; je vois de tout près le clairon -pécheur
dont l'ardeur m'intéresse; il est là, environné
de camarades-, des vétérans, tambours de la
compagnie, ont leurs baguettes à la ceinture
et enfilent pieusement des hameçons
Ce sera de leur part un immense sacrifice
s'il leur faut, tout d'un coup, laisser là lignes
et asticots, pour aller battre et rebattre le
rappel, et, farouchement, sonner et resonner,
à plein clairon, la générale !
Mardi, 11 avril. — Des manifestes con-
ciliateurs essaient de nouveau l'apaisement.
Les Francs-Maçons avec leurs insignes ca-
balistiques vont, bannières déployées, du Lou-
vre à l'Hôtel-de-Ville, de l'Hôtel-de-Ville
aux Champs-Elysées. Nouveau spectacle pour
la population flottante. Des femmes, elles
aussi, se groupent et défilent en colonnes.
ScV Tablettes d'une Femme.
Le beau temps continue et devient complice
de toutes ces promenades civiques. Le re-
crutement forcé s'accentue. Un tambour de
la garde fédérée , dit mon journal , parcou-
rait Auteuil en compagnie d'un garde national
et de deux officiers de son corps. Appel était
fait à tous les braves de dix-sept à trente-
cinq ans. Après quelques roulements de tam-
bour, suivis de quelques coups de crosses de
fusils dans les portes closes, un garde na-
tional criait :
« Quiconque refuseront de maixher seront
désarmés, perdront ses droits civiques et seront
fusillés, »
Pendant que le sang coule à flots; savez-
vous ce que font les Prussiens? Ils font ve-
nir d'Allemagne des appareils de photogra-
phie, et, s'avançant le plus près qu'ils peu-
vent dans la presqu'île de Gennevilliers, ils
prennent des vues du combat.
Mercredi y 12 avril. — Et aujourd'hui^
qu'ont-ils fait de cette chose si grave : la
vie ?
Ce matin, le canon, les mitrailleuses, le
l'j avril. . y^
chassepot^ comme hier^ comme toujours. Le
soleil brille, les coqs chantent, les oiseaux
babillent
Tantôt, instant de trêve : le temps d'é-
crire de Paris : Nous avons gagné; le temps
d'écrire de Versailles : Ils ont perdu !
Et ce soir la furieuse canonnade recom-
mence; le ciel est déchiré d'éclairs ; les ar-
bres noirs s'illuminent comme des spectres,
et, là-bas, en haut, vers Montretout, là-bas
aussi vers Neuilly, le crépitement des feux
de peloton fait frémir en nous ce qui peut
nous rester de cœur
La ligue de la vie. — En face de ces
choses de la mort, formons la Ligue de la
vie. La lutte horrible ne peut durer-, protes-
tons, toutes et tous. Ne jugeons pas, interve-
nons. Levons-nous, toutes et tous, avec nos
cœurs pour oriflammes ^ le pays entier souf-
fre et saigne. Que tant de sang répandu
suffise! Trêve à la mort!
J'en appelle aux mères, aux sœurs, aux
ùo Tablettes d'une Femme,
filles, aux femmes sans distinction de politique;
j en appelle aux pères, aux frères, aux fils,
aux hommes de tous drapeaux et de toutes
armes. Qu'est-ce que ces mots géographi-
ques : Paris, Versailles, Versailles, Paris?
C'est la France, la grande France qui se
tue! C'est rhumanité, l'humanité civilisée qui
se suicide !
Que le canon se taise ! écoutons-nous !
Hommes intelligents, parlons aux hommes
intelligents ; hommes de cœur , parlons aux
hommes de cœur; femmes, soyons le trait
d'union miséricordieux et pacifique. Il n'y
a, dans toute cause humaine, que des mal-
heureux pour nous, femmes; il n'y a, d'au-
cun côté, il n'y a jamais, pour nous, de cou-
pables.
Quoi donc ! la mitraille est-elle en ce mo-
ment la seule langue patriotique? Notre belle
langue française^ cette langue de la diploma-
tie universelle est-elle réduite pour nous à
ce jurement de canons, ce craquement de fu-
sils, ce cruel éclaboussement de mitrailleuses?
Est-ce ainsi que des Français, s'adressant à
des Français, s'expriment?
Levons-nous^ toutes et tous, je le répète;
1 2' j^ avril. 6i
otfrons-nous, toutes et tous, faisons cesser
tout ce délire. Venons, les bras ouverts, dou-
ces et doux pour les. deux camps; faisons
tomber ces armes criminelles. Le moi à' ennemi
a-t-il un sens possible pour nous. Français,
chez des Français ?
Obtenons silence : la Patrie, à Theure de
la mort, assemble un conseil de famille. En-
fants de la même famille, n'achevons pas de
nos mains notre mère moribonde. Quand le
silence se sera tait, quand^ dans le calme et
Téquité, on consentira de sang-froid, frères
et fils, à se regarder, c'est-à-direi à s'enten-
dre, alors, n'est*ce-pas? vous toutes et tous,
alors on ne se battra plus, on ne se tuera
plus!
/vyv/N/v/vrv/v/v/v^v/"
Jeudi y i3 avril, — « Je n'aurai plus peur
de l'orage, moi qui m'évanouissais devant un
éclair » 3 disait, l'autre soir, boulevard Saint-
Michel, au milieu d'un groupe, une toute
jeune fille descendue affolée comme tout le
monde au bruit de la terrible mitraillade de
ce mardi, ii avril, à jamais sinistre
fj'2 Tablettes d'une Femme,
Le ciel rouge n'était qu'un incendie ; les
arbres lugubrement illuminés du Luxembourg
semblaient des spect^-es, et le pétillement
des fusillades répercutait dans l'étendue son
horrible feu d'artifice.
En effet, mon enfant, après ce funèbre
baptême d'angoisse et de douleur, après ce
baptême de sang, nous ne ferons plus atten-
tion dans la vie aux choses futiles et secon-
daires. Après ce honteux spectacle national
d'une guerre française à la suite d'une guerre
prussienne, après cette effrayante représenta-
tion d'ambitions, de faiblesses, d'aberrations
et de sottises, après cet inexprimable combat
de l'homme civilisé contre l'homme civilisé,
son semblable, toute autre tragédie — même
intime — (ce plus dur drame!) semblera jeu
de foire et de Polichinelle. Nous marcherons
d'un pas plus large dans la vie après cette
exhibition barbare de la mort. Le point de
vue de la conscience : désintéressement, dé*»
vouerrient, sacrifice, semblera plus dégagé,
plus lumineux encore. Cette vie n'est bonne,
mon enfant, qu'en préparation de la mort.
Non, ni vous, ni moi, ni bien d'autres,
nous n'aurons plus jamais peur de l'orage.
i3'i4 avril, 63
Nous venons d'assister aux seules vraies tem-
pêtes : le déchaînement de Fhomme contre
rhomme , le brisement — dans les flots —
du navire, que les pilotes eux-mêmes ont fait
sombrer
Vefidredij 14 avril, — Enterrement de
Pierre Leroux.- - Ce pacifique songeur dont
Tesprit philosophique a remué tant d'idées,
a été enterré ce matin, au cimetière Mont-
parnasse. Il s'est éteint tout à côté, dans
une retraite de pauvre — paisible autrefois !
— mais, hélas ! troublée aujourd'hui par le
bruit incessant des obus. Vous voyez d'ici ce
n° 168 du boulevard, non loin de la fourche
que fait la rue d'Enfer et tout près de l'Ob-
servatoire. Un drapeau d'ambulance flotte à
l'une des fenêtres de la petite maison; un
marchand de vins tient l'étroit rez-de-chaus-
sée. Que de fois, jadis, j'ai traversé ces pa-
rages quand notrje vieil ami Béranger (le dé-
ménageur éternel !; habitait ^on petit ermitage
de la barrière d'Enfer !
La cérémonie était annoncée pour dix heu-
res; mais on est en retard ou l'on n'a pas
G4 Tablettes d'une Femme,
bien lu. Et puis, il y a tant de disparus ou
d'absents! Peu de monde sur la chaussée:
chacun regarde curieusement les figures }
nous évoquons nos souvenirs de 48 et nous
voulons retrouver le passé. Il doit y avoir
ici d'anciens représentants de Tancienne Ré-
publique.
Moi, j'avise une belle tête d'homme du
peuple,, haute en couleur, énergique et hon-
nête. Il porte un grand chapeau rond, une
large blouse bleue très-nette, serrée soigneu-
sement à la ceinture. Cet homme-là doit être
quelque chose et quelqu'un parmi les ou-
vriers : je ne m'étonnerais pas qu'il eût joué
un rôle politique quelconque et qu'il fût un
proscrit d'autrefois. Il mange à pleines dents
un gros morceau de pain dur, et je Tentends
dire : « Les riches ont plus soutfert que nous
des privations du siège, ils deviennent plus
facilement malades ; nous, nous n'avons rien,
nous nous en contentons et nous nous por-
tons bien. »
Cependant Tassistance s'est grossie ; le cor-
billard est à la porte; des délégués de la
Commune avec leurs insignes se mêlent sans
façon aux casquettes, ce qui remplit d'admi-
ration les humblevS mortels du trottoir; la
famille est arrivée; le convoi, comme tous
les convois du monde, va se mettre en mar-
che, les hommes en avant, les femmes à la
suite.
Mais, halte-là! le citoyen Verdure, avec
sa belle écharpe, s'il vous plaît, et la décora-
tion communale à la boutonnière, fait un
signe et tient ce petit discours improvisé :
« Citoyens, ce corbillard est le convoi de
la philosophie, le cortège de la démocratie,
les dames doivent être en avant : citoyens,
laissez passer les citoyennes ; citoyennes ,
veuillez passer »
Nous passâmes. Je me trouvai ainsi en
tète du cortège, à côté d'une vieille amie de
la famille qui me raconta surabondamment
qu'elle avait failli épouser Pierre Leroux et
que lui ayant toute la vie conservé son ami-
tié, elle avait reçu son dernier soupir.
Pauvres doux songeurs qui, en toute sim-
plicité et en toute innocence, étiez si inofFen-
sifs envers le prochain, qui, de votre vie^
n'avez fait de mal à personne, par quelle pu-
nition du ciel étes-vous sur votre tombe as-
sassinés de tant de discours ?
fJG Tablettes dune Femme,
D'abord , mais celui-là fut beau et bon^
juste, net et bien dit^ ce fut le discours de
famille, de M. D..., neveu — m'apprit-on —
du philosophe illustre, qui retraça avec émo-
tion sa carrière. Mais un, deux, trois^ quatre
autres panégyriques se préparaient, avec ti^é-
pidation, si j'ose dire.
La foule est en rond , comme elle a pu,
sur les tertres, autour des tombes, au bord
des trous. Le citoyen Ostyn, — un des con-
vaincus, je vous prie, — se fraie passage; il
se hausse le plus qu'il peut. Les citoyennes
sont haletantes derrière lui, criant déjà avant
qu'il ait parlé : Vive la Commune ! vive la
République universelle ! vive la famille so-
ciale !
Cette ardeur enflamme Torateur.
« Moi-z-aussi, citoyennes, moi-z-aussi, ci-
toyens, oui, moi-z-aiissi, j ai voulu, au nom
de la Commune de Paris, apporter mon honl-
mage au philosophe, notre maître^ qui repose à
présent sous nos pieds. L'humanité te salue,
Pierre Leroux, toi qui fus dans tes livres
l'initiateur et le précurseur du mouvement
socialiste, auquel je vous dis, rrioi-z-aussi ,
que viendront se rallier les mondes. Citoyen-
i3'i4 avril, 6j
nés qui m'écoutez (Bravo ! bravo ! vive Pierre
Leroux! vive la République démocratique
et sociale !) et vous aussi, chers citoyens, qui
n'avez pas manqué ce rendez-vous des in-
telligences, vous honorez ainsi un des chefs
de la révolution socialiste, un proscrit de
juin, qui ne sépara pas sa cause de celle
des vaincus. Et vous parlez d'enterrement
civil ! Vous voyez ce que c'est, citoyennes, ci-
toyens! (Oui! oui! très-bien! très-bien! bravo Ij
moi-z-aussi je tiens à un enterrement civil,
comm' ça, entre soi, eh ! bien ! ce n est pas
plus difficile que cela ! »
(Acclamations. Applaudissements prolon-
gés.}
Le citoyen Martelet s'avance. Il est jeune
et blond :
« Citoyennes, citoyens, ce n'est pas que,
malgré mon jeune âge, oui, messieurs et
mesdames, à cause de mon jeune âge que
la Commune de Paris m'a fait l'insigne hon-
neur de me déléguer à la représenter en son
sixième arrondissement, sur cette tombe. J'en
sens tout l'honneur; je sens, malgré mon
jeune âge, le prix de cette faveur immense.
Ce n'est pas que j'aie encore pu lire les li-
(ià( Tablettes d'une Femme,
vres dont auxquels que je voudrais vous
parler^ notamment le célèbre Circulus (?????) ;
mais^ excusez, citoyennes et citoyens, un
jeune fonctionnaire au début de la vie; en
faveur de mon jeune âge, écoutez^moi, s'il
vous plaît^ avec bienveillance* Car je m'as-
socie à toutes les pensées du philosophe
Pierre Leroux; je lirai ses doctrines, et quand,
plus tard, que j'en pourrai parler, vous aurez
ma méthode complète. Et vous saurez tout
de suite que mon jeune âge — tel que vous
le voyez — ne m'empêche pas d'appartenir
à la révolution. Car, moi aussi, comme les
hommes éminents de cette époque, j'ai eu
un cousin transporté en juin 1848. »
— Faites finir votre ami ! pour Tamour de
la philosophie, citoyen, arrêtez le citoyen Mar-
telet, disaient irrévérencieusement — je suis
bien obligée de Tavouer — d'impatientes ci-
toyennes, lesquelles tiraient par toutes les
basques de son habit communal le citoyen
Verdure, qui était le plus près de l'orateur.
O détresse d'un membre du gouvernement,
jadis maître d'école! Le citoyen Verdure
avait, lui aussi, un discours en poche ; on en
voyait les menaçants feuillets dépasser. C'é-
i3-i4 avril. h(j
tait peut-être le plus sensé et le mieux écrit
de la série; mais^ en homme bien élevée
devant ces démonstrations féminines peu en-
courageantes, le citoyen Verdure (qui pour-
rait dignement célébrer cet héroïsme !) fit à
son amour-propre littéraire le plus éclatant
sacrifice : il renfonça son discours^ tira par
la manche le citoyen Martelet que Tardeur
de son jeune âge allait rendre inépuisable^
et ne dit rien !
Mais 4e citoyen Babick ne s arrête pas à
des considérations si minces. Il est frisé, il
est fougueux; un mouchoir de fine batiste
dépasse d'une poche ; un ardent revolver
étincelle à sa ceinture; son écharpe flotte
avec des franges magnifiques ; il saisit son
képi doré avec une telle véhémence que
nous nous imaginons, nous les candides,
que, pris d'un beau mouvement oratoire, il
va le précipiter dans la fosse.
« Adieu, Pierre, s'écrie-t-il ; adieu, noble
ami des vaincus d'autrefois; t'as été pour
le peuple, toi! C'est bien.
^ Ainsi soit-il ! »
l'out en feu, tout ému de sa ficre élo-
quence, ce dernier orateur s'en allait dans
-jo Tablettes d'une Femme,
sa gloire quand, à la sortie du cimetière, il
reconnaît avec enthousiasme le citoyen Ge-
niller.
Le citoyen Babick saute au cou du citoyen
Geniller (celui-ci restait froid; et T embrasse
sur les deux joues en lui disant : « Com-
ment! citoyen! vous ne me reconnaissez
pas, moi' Babick! votre élève! Vous m'a-
vez formé, vous m'avez fait! Je vous dois
d'être ce que je suis! Aujourd'hui je vous
fais honneur, j'ai profité de vos leçons; le
peuple vous a récompensé en me nommant
membre de la Commune. »
Le citoyen Geniller est un professeur in-
struit, érudit, un brave et honnête homme
de beaucoup de sens, et surtout de sang-
froid : républicain, d'ailleurs, qui a vécu en
exil après le 2 décembre, mais qui, à l'heure
qu'il est, par cette température de Com-
mune, pourrait passer pour un rêac, aux
yeux de nos gouvernants parisiens.
Au fond, ceux qui le connaissent et qui
étaient témoins 'de cette scène d'effusion,
trouvaient que le citoyen Geniller ne devait
pas être aussi flatté que le croyait le citoyen
Babick, et quelqu'un a même ajouté : « Si
14 avril. -j 1
Babick savait ce que Geniller pense aujour-
d'hui, il le ferait arrêter. »
J'ai passé, paraît-il, pour M""^ Sand, dans
cette foule d'illustres et d'obscurs, de con-
nus et d'inconnus, d'astres levants et de so-
leils couchés. Sur cette belle imagination, tous
les journaux ont parlé d'elle. Je m'explique
ainsi tant de persistants regards qui venaient
me chercher sous mon voile...
Même jour y 14 avril, — L'ère des pros-
criptions est commencée; la vieille haine
du peuple contre l'Eglise est habilement ex-
ploitée par les chefs, et des arrestations
nombreuses lui sont données chaque jour
en pâture. Toujours ce préjugé des privilè-
ges ! Ce n'est pas tout : des exécutions som-
maires ayant été faites à Versailles (général
Duval et cinq autres .fédérés) la Commune a
décrété, en manière de représailles , la loi
terrifiante des otages. L'archevêque est à
Mazas.
Qu'on juge des mesures générales par cet
échantillon d'une ordonnance contre les prê-
tres :
5*
-i TablctteM âmne Femme.
• Attendu que ies prêtres sont des ban*
« dits et que les églises sont des repaires
« où ils ont assassiné moralement les mas-
* ses^ en courbant la France sous la griffe
• des infâmes Bonaparte. Fa\Te et Trochu,
« Le délég:ué civil des Carrières, près
« lex-préfecture de police, ordoime que Té*
• glise Saint-Pierre -Montmartre sera fer-
* mée, et décrète l'arrestation des prêtres et
" des ignorantins.
« Le Moussu.
«» Dix-huiiième arrondissfmeHt . »
Continuation du vendredi soir^ 14 avrxL —
A côté de la bourgeoisie intelligente et
relativement éclairée de Paris qui arbore
l opinion de son journal, en fait un article
de foi et raisonne en vertu de cet évangile
sur les agissements des affaires publiques,
il y a le singulier type du conset^vateur éter-
nel qui adopte d'emblée tout gouvernement
établi — quel qu'il soit — sous le prétexte
emprunté à La Palisse que, pour en avoir
un meilleur, il faudrait renverser celui-ci.
La Commune n'est certes point le gouver-*
i4 avril. 7.V
nement de son cœur-, mais la Commune
existe ; n'importe par quel sortilège^ la Com-
mune représente actuellement le pouvoir; la
Commune est en ce moment le gouverne-
ment <iVc/; TAssemblée, à ses yeux, est deve-
nue le gouvernement d'en face, et même
n'est plus le gouvernement du tout. Quel
que soit le plat du jour, cet ami de l'immo-
bilité et du repos l'accepte et le digère.
Vous savez ce raisonnement- du petit com-
merçant ayant boutique sur rue :
« Mon Dieu! moi, mon cher ami, vous
savez mes sentiments; pourvu que les affai-
res • marchent, je n'en demande pas davan-
tage. Qu'est-ce qu'il nous faut, à nous? de
la tranquillité! Que ce soit celui-ci ou celui-
là qui règne, que nous soyons en républi-
que ou en monarchie, qu'est-ce que cela
peut me faire, je vous demande un peu,
qu'est-ce que cela me fait? La Commune
a du bon, en définitive, puisque nous l'a-
vons; que ces gens-là soient raisonnables
et que les affaires reprennent, il ne nous
faut rien de plus, à nous autres. »
Et, durant ce temps, les prêtres sont dirigés
vers Tex-préfecture , emmenés comme des
7^ Tablettes d'une Femme,
malfaiteurs et des conspirateurs. Tout soup-
çon d'intelligences quelconques avec ,Ver-
sailles était prétexte à mandats d'amener.
Voici le texte du décret lui-nième :
« Article premier. — Toute personne pré-
venue de complicité avec le gouvernement de
Versailles sera immédiatement décrétée d'ac-
cusation et incarcérée.
« Art. 2. — Un jury d'accusation sera
institué dans les vingt-quatre heures pour
connaître les crimes qui lui seront déférés.
« Art. 3. — Le jury statuera dans les qua-
rante-huit heures.
« Art. 4. — Tous accusés détenus par le
verdict du jury d'accusation seront les otages
du peuple de Paris.
« Art. 5. — Toute exécution d'un prison-
nier de guerre ou d'un partisan du gouver-
nement régulier de la (^ommune de Paris
sera^ sur-le-champ, suivie de l'exécution
d'un nombre triple des otages retenus en vertu
de l'article 4, et qui seront désignés par le
sort.
« Art. 6. — Tout prisonnier de guerre
sera traduit devant le jury d'accusation, qui
décidera s'il sera immédiatement remis en
liberté ou retenu comme otage. »
14 avril.
/.*>
Mon excellent voisin 1 abbé — M. l'au-
mônier de la Clinique — vient, m'apprendon,
d'être arrêté à Tarchevêché où il était allé,
avec plus de cœur et de charité que de pru-
dence et de politique, chercher des nouvelles
de son archevêque. Cette arrestation remon-
terait même à deux jours et Ton était pro-
fondément inquiet de sa disparition ; mais il
n'avait pu, jusqu'ici, donner signe de vie, et
Tanxiété , pour avoir changé de nature, n'en
est que plus vive à l'heure qu'il est. Me
voilà priée et suppliée d'intervenir, de faire
des démarches, de le tirer d'affaire.
Intervenir ! faire des démarches ! Je ne
sens, pour me guider en ceci, que ténèbres
profondes. Ma tète serait dans un sac à char-
bon que je n'y verrais pas moins clair. Et
cependant, oui, je vais agir, je vais agir tout
de suite. Comment ? c'est un problème pour
moi-même. J'ai refusé de quitter Paris, pré-
cisément en prévision de ce qui arrive : cette
possibilité et, par conséquent, ce devoir, à un
moment donné , de n'être pas absolument
inutile. La meilleure manière d'obtenir des
autres une. bonne action, c'est de leur faire
croire qu'ils en sont capables. Faisons appel
jb Tablettes d'une Femme.
aux bons sentiments de ma connaissance.
Ecrivons.
Ecrivons ! cela m'est bien facile à dire !
Mais m'écoutera-t-on? Dans cette guerre émi-
nemment sociale qui se préparait depuis
longtemps dans les idées, j'étais incriminée
dans les deux camps. Les riches ne me par-
donnent pas — en ce temps de République
qu'ils abhorrent — d'être l'avocat despauvres,
ces grands malades du destin. Les pauvres —
intolérants et exclusifs — ne me pardonnent
pas de rendre justice aux riches, ces favori-
sés du monde, et s'impatientent de mes em-
pressés respects, de mon admiration attendrie
vis-à-vis d'exquises natures supérieures et
charmantes. Toujours la vieille tyrannie : Ce
qui 71* est pas avec nous est contre nous. Et moi,
ma religion est d'aimer, partout où ils se
trouvent, en bas, en haut, qu'importe, sous
le satin ou sous Tindienne, dans le salon ou
la mansarde , dans l'atelier ou le bazar , le
bien et le beau que Dieu a répandus, sans
distinction de castes, à travers ce triste bas
monde.
Je viens de tracer le mot religion; encore
une mauvaise note contre moi dans l'estime
14 avril.
/ /
des maîtres du jour : je ne suis pas une libre-
penseuse! J'ai la simplicité de croire en Dieu,
d'y croire même de tout mon esprit et de tout
mon cœur.
Nimpôfte, écrivons!
J'écris au citoyen Arthur Arnould , Tun
des plus intelligents et des plus littéraires
parmi les membres de la Commune. Il y a
bien des années que je ne Tai rencontré; il
est allé en avant , frayant des routes nouvel-
les; moi, je suis restée dans les vieilles routes,
ou plutôt dans Tornière, à la façon des fos-
siles antédiluviens; mais le souvenir du vieux
Béranger qui ralliait autour de son fauteuil
tant de bannières différentes, ce doux souve-
nir d'une chère mémoire peut et doit, dans
ce péril de la patrie qu'il aimait tant, venir en
aide à mon entreprise. « Une même amitié
rend un peu parents à travers la vie. » Je cite
ici les paroles d'un maître en délicatesse, le
regretté Sainte-Beuve.
Le citoyen Arthur Arnould présidait une
séance de la Commune; sa réponse me fut
apportée sur-le-champ.
7^ Tablettes d'une Femme.
Voici cette réponse :
« Commune de Paris.
« Commission des relatio?is extérieures.
« Paris, le i5 avril 1871.
« Chère madame,
« La seule chose que je puisse faire pour
votre protégé, c'est de transmettre votre ré-
clamation, en la recommandant à son atten-
tion et à son activité, au citoyen Protot, délé-
gué à la justice.
« Cette transmission sera faite aujourd'hui
à deux heures, et si, en effet, il y a erreur,
elle sera bientôt réparée.
« Salut fraternel.
tf Arthur Arnould. »
Cette réponse fut apportée à Tétat de dé-
pêche, par une estafette qui sentait toute son
importance d'officier ordinaire et extraordi-
naire de la Commune, mais qui portait avec
bonhomie sa dignité nouvelle, dans son grand
bonheur d'être dispensé du chassepot et des
avant-postes.
Samedi , i5 avril. — Les nuits sont tou-
jours émouvantes; on dirait partout Tincen-
die. Le ciel n'a plus sa couleur naturelle, il
semble refléter nos orages; les étoiles sont
phosphorescentes. Sous cette impression vi-
sionnaire où le jour continue l'oppression
de la nuit, j'ai été heureuse aujourd'hui d'une
vraie tempête illuminée d'éclairs et traver-
sée de grêle. Ce bombardement du ciel, —
pensais-je, — moins redoutable et plus inno-
cent que l'autre, fera cesser cet autre, ce ter-
rible bombardement de la terre : Dieu parle,
les hommes feront silence. J'étais dehors sous
cette tourmente, sans un refuge pour m'abri-
ter, mais je ne sentais que la joie de cet in-
stant de trêve! Les Champs-Elysées, où je
viens tous les jours , sont si dangereux ,
même pour les passants expérimentés, qui
croient saisir l'instant propice! Je veux ici
raconter un de nos périls quotidiens. C'était
mardi. Je copie mon journal de ce jour :
La matinée a été calme. Tout au plus, à
ào Tablettes d'une Femme.
de rares intervalles, a-t*-on> par-ci, par-là, en-
tendu quelques coups de canon. Je vais *—
par les quais — avenue Montaigne; et là,
jyjme ***^ inquiète du sort d'une maison direc-
tement menacée par les obus, accepte ma
proposition d'y aller voir; sa peur disparaît
devant mon assurance, nous partons* Nous
montons ensemble, jusqu'au Rond-Point de
l'Etoile, l'avenue à peu près déserte des
Champs-Elysées. Il n'y a guère, dans tout le
chemin, que des fédérés attendant; arme au
pied, un signal. Sur la chaussée, stationnent
des voitures d'ambulance
Cependant le calme sur lequel nous comp-
tions pour effectuer notre course difficile n'é-
tait qu'une apparence trompeuse. Les obus
pieu vent autour de TArc-de-Triomphe. Nous,
continuons néanmoins, nous avons affaire au-
delà. Le numéro de la rue de Presbourg que
nous voulons atteindre dépasse Tex-avenue
de l'ex-Impératrice, maintenant avenue du
Général-Ulrich. Il faudra traverser toutes ces
grandes voies bombardées : avenue de TAlma,
avenue d'Iéna, avenue du Roi-de-Rome, ave-
nue Joséphine, avenue d'Eylau, enfin l'ave-
nue de la Grande-Armée.
/5 (îï'W/. <V/
N'importe ! nous sommes en route : allons
toujours. Aussi bien, nous pourrons parler
des dégâts d'ici. Avenue des Champs-Ely-
sées, avenue de l'Aima^ rue Vernet^ rue Ga-
lilée, rue de Presbourg, il y a de furieuses
marques de mitraille j loê obus ont partout si-
gnalé leur passage, et voici nombre de lan-
ternes par terre.
Nous parvenons tant mal que bien — en
courant^ lorsqu'il le faut — à la maison finale
•
qui nous occupe» Mais s'il était peu facile d'y
arriver, il paraît à peu près impossible d'en
sortir. Le bombardement, qu'on eût pu croire
apaisé ce tantôt, reprend avec frénésie. Il est
quatre heures et demie. Pendant quarante
minutes ce sont des détonations à droite, à
gauche, devant, derrière, c'est un fracas d'ex-
plosions immédiates à croire à tout moment à
notre dernière heure. .
Toutefois,^ une apparence d'accalmie de cinq
minutes peut-être semble se produire. Nous
nous élançons dans la rue, et non, jamais
le moment n'aurait pu être pirement choisi.
Comme si nous eussions nous-mêmes servi
de point de mire, nous sommes positivement
poursuivies par un obus qui éclate, non à deux
(?2 Tablettes d'une Femme,
pas, mais à un pas de nous. M""^ *** se jette
par terre sur sa petite chienne qu'elle voulait
protéger du terrible projectile et qu'elle écrase
à moitié sous son étreinte désespérée.
Moi, je ne me baisse pas. Quoique peu ras-
surée, sans doute, je ne puis savoir ce que
c'est que la peur et j -observe (hélas '^î je ne
puis m'empécher d'observer, quel que soit le
danger qui me presse!}; je remarque la singu-
lière posture des gardes de la Commune, si
pompeux tout-à-r heure et si fringants, et si
profondément aplatis en ce moment par terre
avec M""^ ***, et je ne puis me défendre de rire
de la piteuse figure de ma compagne qui n'ose
plus se relever, qui, en toute conscience, se
croit morte et de qui le chien pousse, dans
ses bras crispés, des hurlements lamentables.
« Si vous me survivez, me dit M""^ **^ sans
prendre garde que j'ai couru — pour le moins
— le même danger qu'elle, à la seule diffé-
rence près qu'elle était par terre et que j'étais
debout, qu'elle a reçu une éclaboussure au
pied et que j'ai été écorchée au visage, si vous
me survivez, voici la cachette où j'ai enfoui
mon argent, sous le troisième pilier, dans la se-
conde cave, près de Técurie. Il est là pour
75 avril. 83
ma fille; ce sont mes épargnes pour elle...;
rappelez-vous-le^ car, pour mon mari, pour
le bon vieux, il en a d'autre qu'il ne me dit
pas ; ça m'est égal ! Je l'aime bien, pourtant, je
Tai toujours aimé de tout mon cœur, mais ça
m'est égal ! Mon Dieu ! pourvu que je n'étouffe
pas sa chienne ! Il ne me le pardonnerait pas !
Le pauvre homme ne s'en consolerait jamais ! »
Enfin elle se relève, enfin elle veut bien
consentir à reconnaître qu'elle n'est pas morte.
Elle se précipite à travers une porte ouverte :
. w Nous ne sommes pas des voleuses ! je
viens d'être tuée par un obus », crie-t-elle à
une vieille femme effarée qui s'empresse de
lui jeter toute l'eau de sa loge sur la tète...
— Ce n'est pas pour dire, mesdames, fait
un pharmacien sur le pas de sa boutique qu'il
referme comme nous avançons, mais c'est très-
imprudent d'être dehors par un bombarde-
ment et dans un quartier pareils. Oui, mesda-
mes, vous ne m'empêcherez pas de vous le
dire, c'est très-imprudent. »
En même temps, il nous fermait au nez le
dernier auvent de sa devanture, le volet de
sa porte
Cette journée, et surtout cette soirée de
84 Tablettes dune Femme.
mardi fera, du reste, époque dans nos souve-
nirs du second siège. Je relève ceci dans mes
notes rapides, écrites aux lueurs du feu :
Ce soir, à neuf heures, pour terminer si-
nistrement la journée, j'ai vu du Luxembourg
les plus sanglants éclairs qu'ait jamais pu of-
frir le siège. L'horizon est déchiré de flammes,-
c'est un vacarme épouvantable, des estafettes
courent à bride abattue, suivies de membres
de la Commune que la foule acclame et in-
terroge, demandant à tout prix des nouvelles.
Tout le monde affolé est dehors. La descrip-
tion de pareilles scènes est impossible. Com-
bat enragé à Châtillon ; Montrouge et l'Ob-
servatoire semblent des volcans.
Je ressonge — durant cet orage de tan-
tôt — à cette soirée funèbre. De chères pe-
tites chèvres blanches broutent, sans se trou-
bler, l'herbe rare du Trocadéro.
Encore i5 avril, samedi, — Graves, le fu-
sil renversé, un bouquet d'immortelles rou-
ges à la boutonnière, ils défilent tous, tous,
ces malheureux bataillons des faubourgs}
beaucoup de vieillards dans leurs rangs, hà-
/5 avril, (Vj
ves, exténués, misérables : linge absent,
chaussures trouées. C'est encore un convoi
qui passe, dramatique et terrible. Le cortège
fait halte auprès de la statue du maréchal
Moncey, entourée de canons, et je lis sur
une plaque fixée derrière le corbillard, cette
inscription en gros caractères :
« Bellot, capitaine du 91%
« Tué par les assassins de Versailles, »>
Pas de drap mortuaire sur le mince cer-
cueil; seule, une capote grise, maculée de
sang à Tendroit du cœur. Une musique très-
lente joue une marche funèbre, singulière;
on dirait un chant de montagne. Des femmes
du peuple lèvent les bras au ciel avec une
expression de stupeur. Sous ce régime de pou-
dre, de drapeaux rouges et de tuerie, le pays
court à* l'aliénation mentale.
Le citoyen Arnould ayant dû donner mon
nom et annoncer à ses collègues mes démar-
ches, j'écris au citoyen P rot ot , délégué à la
justice, pour la prompte libération de mon
voisin l'abbé. Etre arrêté comme otage, sous
Hb Tablettes d'une Femme.
la seule inculpation capitale d'être prêtre et
d'avoir des attaches à rarchevèché, c'est une
grosse affaire en ce temps de fureur impie.
Mieux vaudrait avoir contre soi une accu-
sation véritable : vol ou meurtre, comme vous
voudrez. Ayant fait quelque chose, on pour-
rait s'en défendre; mais avec cette unique
raison de représenter des otages, comment
se tirer d'affaire?
Chacun a peur de ce nouveau g3 qu'on
voit possible; raison de plus pour agir et
réconforter tant d'àmes timorées. Je signe de
ma plus grosse écriture ma lettre de protesta-
tion au citoyen Protot.
Lundi, 77 avril. — Bataille d'Asnières. —
« Il se passa, raconte un journal fé-
déré, une scène affreuse sur le tronçon qui
tenait à la rive d'Asnières.
« Les fuyards s'y engagèrent. Les premiers
rangs, arrivés à la coupure et pressés par
ceux qui suivaient, se couchèrent, afin de ne
point tomber dans le fleuve. La foule, deve-
nant de plus en plus grande et de plus en
plus affolée, les hommes s'entassèrent les uns
l'j avril, Sj
sur les autres. C'est dans 1 affreux désordre
qui suivit^ que plusieurs gardes tombèrent
dans la Seine et s y noyèrent.... »
Un journal de Versailles raconte le même
fait^ et ajoute :
a Versailles, 17 avril, 7 h. 20 m.
« Aujourd'hui nos troupes ont exécuté un
brillant fait d'armes. »
Je lis encore dans une feuille qui essaie la
conciliation et veut se maintenir en bons ter-
mes avec Versailles :
« Après une heure de fusillade environ,
presque à bout portant, les hommes se sont
abordés corps à corps, à la baïonnette. La
mêlée a été horrible et si acharnée des deux
parts, que les malheureux habitants de Co-
lombes, témoins forcés de ce spectacle dou-
blement cruel, ont pris la fuite, épouvantés ,
quittant leurs maisons où ils s'abritaient^ au
risque d'être tués cent fois par les obus qui
arrivaient autour des combattants. »
« Le fort du combat a été entre les
deux ponts. On s'est fusillé là avec achar-
i
SS Tablettes d'une Femme.
nement. Parfois ceux qu'une balle atteignait
étaient précipités à bas du talus et roulaient
dans Teau. Un garde national blessé^ et qui
essayait de remonter^ a été rejeté dans Teau
à coups de crosse de fusil par un gen-
darme. »
Je revenais ce tantôt de Grenelle, très-
songeuse, préoccupée d'une pauvre famille
que la guerre a laissée sans asile et sans pain :
j'avais négligé de prendre garde au nom des
rues et je ne savais plus où retrouver l'om-
nibus, mon équipage ordinaire et extraordi-
naire.
Un jeune garçon passait, avec une boîte au
lait à la main et un petit paquet sous le bras.
Je Taccoste et je lui demande mon chemin :
« — Je vais, dit-il, vous y conduire, je vais
par là. » 11 avait une casquette de drap très-
nette, une cravate nouée gentiment , une
veste bien brossée.
« — Je vais porter à papa son dîner,
voyez-vous, et je me dépêche pour que le
bouillon soit encore chaud. Et même j'ai pris
ses pantoufles, car on le fait beaucoup mar-
cher et ses pieds saignent.
« — Où est votre père?
H
.%
// avril. ^y
« Mon pâpa^ — répondit mon jeune guide
en se rengorgeant fièrement^ — il est au
ChampKie-Mars , c'est un capitaine!
« — - Capitaine!
« — Oui^ il est capitaine 1 mais il a beau-
coup de mal avec ses hommes, il ne peut
en venir à bout 3 et, comme la cantine est
trop chère pour lui , songez donc ! cela lui
revient à vingts-quatre 50US3 et il faut encore
payer pour laver la boîte ! ma sœur lui fait
la soupe et je la lui porte, comme vous
voyez, tous les jours. Voilà trois nuits qu'il
ne s'est pas déshabillé ; on s'attend toujours
à partir : on les fait tant courir! Tout d'un
coup l'ordre est donné d'aller au fortd'Issy;
puis ça change, il faut se rendre àl'Etat'-Ma-*
jor de la place qui vous renvoie à Montrouge,
d'où l'on revient au Trocadéro, sans comp-
ter les allées et venues^ toute la journée, delà
place Vendôme â l'Hôtel- de-Ville Mon
papa est un si bon homme! Quand il peut
épargner les soldats, il prend pour lui toute
la fatigue
« — Vous avez dit que votre sœur faisait
la soupe, vous n'avez donc plus de mère ?
« — Hélas ! non, madame^ elle est morte à
yo Tablettes d'une Femme,
la peine! et nous sommes cinq. Moi^ j'ai seize
ans et demi; la sœur est Taînée^ elle a vingt-
quatre ans, c'est elle qui tient le ménage; elle
est lingère de son état^ mais le métier ne va
pas. J'ai un petit frère qui est boiteux^ il s'est
un jour cassé la jambe; j'en ai un autre qui
est poitrinaire; et puis, il y a le grand, celui-
là gagne sa vie, il est dans la marine, chau-
dronnier à Toulon^ sur un bâtiment de l'Etat;
il a déjà fait un long voyage au bout du monde,
et j'espère bien faire comme lui. Et d'abord,
moi, je veux devenir un bon ouvrier^ comme
papa; j'apprends le métier de mécanicien;
j'étais dans une usine sur le quai; mais
tous les ateliers sont fermés, et puis les pa-
trons sont partis ; mon papa non plus n'a pas
d'ouvrage , et depuis bien longtemps , depuis
la guerre; il s'est bien battu contre les Prus-
siens, même qu'il a été blessé le dernier jour
à la sortie de Buzenval ; maintenant nous n'a-
vons - pour ne pas mourir — que sa sblde
de capitaine «
J'ai fait demander un laissez-passer : l'em-
prisonnement de mon voisin l'abbé ne me fait
plus rêver que Mazas et je veux activer
ces démarches
ij-iS avril, yi
Voici là teneur de ce premier laissez-pas-
ser :
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
Mairie de V Hôtel - de - Ville,
« Laissez entrer à THôtel-de- Ville la ci-
toyenne Blanchecotte.
Affaires urgentes,
« Le 17 avril 1871.
« Le membre de la Commission
9
communale^
a L. Du Bail. »
Mardi, 18 avril. -- Père-Lachaise. — Le
peuple est avide d'émotions fortes^ il va, par
plaisir, voir défiler les enterrements ; il se dé-
lecte si quelque exhibition féroce de morts non
reconnus lui donne TafFreux spectacle de biè-
res ouvertes.
J'ai entendu de gentilles ouvrières aux doux
yeux raconter complaisamment ces impres-
sions de cimetière. De jeunes femmes y mè-
nent leurs enfants : ceux-ci sont contents, ils
tf-i Tablettes d'une Femme,
ont vu les cadavres et le disent avec orgueil
aux autres.
Quelle est cette grande femme toute rigide,
aux traits durs? Elle paraît plus vieille que
son âge ; ses cheveux sont encore blonds, sa
peau est encore blanche ; ses yeux sont intel-
ligents et expressifs. Seules, sur son front sé-
vère, de nombreuses lignes profondes mar-
quent le sillon des années. Elle tient un enfant
par la main, son petit-fils, sans doute. Ce pau-
vre être a vu trop tôt des choses tragiques;
son rire étrange est presque idiot; cette figure
fait mal. Et pourtant romme il regarde avec
amour cette grand'mère terrible, et, comme à
son tour, elle Tembrasse! Que de protection
et de tendresse dans ces chauds baisers?
Quelle est cette grande femme rigide?
C'est Marthe la fossoyeuse, femme de Pierre
le fossoyeur. Elle suit son mari, la pauvre
ame! dans sa besogne quotidienne. L'enfant
allait à Téçole autrefois; mais la guerre est
venue, puis la famine, puis le froid, puis tou-
tes les privations ensemble. Elle a pris le gar-
çon avec elle; il n'a manqué de rien, je vous
jure; elle inventait pour lui du lait et des tar-
tines» A défaut de feu dans le poêle, elle lui
/(V avril. ry.V
mettait ses jupons 3 Tenroulait de son chàle
de laine ; voyez ! elle tricote toujours ; il a des
bas et des mitaines> il a aux pieds de beaux
chaussons. Et puis le métier de Pierre est si
bon ! pas de chômage au cimetière !
Quand Paris eut ouvert ses portes^ on pou-
vait grossir la marmite, renvoyer le marmot
eil classe. Mais c'eût été trop dur de s'en sé-
parer, le cœur manqua à la grand'mère. « Sa
pente, dit- elle ^ n eût pas étéjîgiirable. Tant qu'il
aura une chaise pour s' assir, V enfant jouera dans
la chambrée, »
Elle a été jeune, Marthe la vieille. Pierre
en son temps Ta trouvée belle; Marthe a trouvé
Pierre à son gré. Les fleurs poussent au ci-
metière, les oiseaux v fêtent leurs nids. Mar^
the a eu sa saison de roses, Marthe a eu sa
saison d'amour; Marthe, à présent la fos-
soyeuse, Marthe, cette grande femme rigide,
cette vieille grand'mère aux traits durs
Et maintenant, — férocement, — comme
une chose naturelle, Marthe monte à toute
heure, tenue par l'enfant à sa jupe, voir der-
rière la chapelle l'horrible tranchée béante où
soixante fédérés attendent qu'on les recon-
naisse. ««Celui-ci s dit elle, « n'a plus de tête>
(t4 Tablettes d'une Femme.
mais il a encore son képi; cet autre avait le
ventre ouvert, on a mis dessus un foulard ;
une particulière vient d'en reconnaître un ;
c'était son frère, à ce qu'il paraît; c'était peut-
être aut' chose; on n' peut pas savoir »
Et l'enfant répète en jouant aux billes et
sifflant l'air de :
C'est Monsieur de Badinguut
Qui s'en va-t-en guerre ;
" Oui, celui-ci avait plus dUête, et celui-là
avait quun bras, »
Jeudi, 20 avril. — Bonne réponse verbale
ayant été faite à ma lettre de l'autre jour ,
j'écris aujourd'hui de nouveau à notre délégué
de la justice pour lui entretenir la mémoire.
Je dis au citoyen Protot que , ministre de la
justice, il doit être heureux d'une occasion
de rendre la justice, et que cette justice est
de libérer au plus tôt les otages
Nuit du 20-21 avril. — Minuit. — Est-ce
le vent qui continue la tempête sinistre ? Oui,
20-21 avril, y s
c'est le vent, orageujj et terrible, mais domi-
né par le bruit plus formidable encore et plus
retentissant que jamais du canon. Et toutrà-
coup le clairon d'appel, impérieux, haletant,
désespéré. Puis le roulement des tambours
battant lugubrement la générale. On dirait
tous ces tambours voilés de crêpe. Jamais
oreilles humaines n'entendirent, dans la vie,
pareille marche funèbre. Et le ciel se déchire
d'éclairs : éclairs de bataille, éclairs de sang.
II pleut; çà et là de rares lanternes fumantes,
sombres; les maisons s'étoilent successive-
ment de lumières : taches rouges de dis-
tance en distance, du rez-de-chaussée à la
mansarde ; des gardes nationaux effarés
passent rapides; des estafettes courent bride
abattue, faisant, sur les pavés, jaillir Tétincelle;
purs des piquets, des patrouilles, des déta-
chements, des compagnies entières vont à
Tordre , escortées d'officiers; quelques-uns
sifflent pour se donner du cœur. Les chiens
éplorés gémissent Trompés par tout ce
bruit, les coqs se réveillent ; dans leur in-
nocence, les coqs chantent
^6 Tablettes d'une Femme.
♦
Vendredi^ 21 avril. --- J'ai la réponse
du citoyen Protot. Voici sa lettre :
MINISTERE
de la
JUSTICE.
a Paris, 21 avril 1S71.
Cabinet
du
GARDE DES SCEAUX. « Citovenne ,
(' Je m^empresse de vous informer que
l'affaire dont vous me parlez est en voie d'in-
struction. — Soyez persuadée, à l'avance, que
bonne noie a été prise de votre réclamation
et qu'il y sera fait droit, si, comme je le
suppose , elle est marquée au coin de la
justice.
« Agréez, citoyenne, mes sincères sa-
lutations.
tt p. le Membre de la Commune
délégué à la 'justice :
u Le Juf(C d'instruction,
(c MoiRK. »
/
2i-'j2 avril, (jj
« P. 'S, — Si vous avez besoin de renseigne^
ments, vous pouvez* vous adresser^ tous les
jours, dans raprès-midi^ au dépôt de la pré-
fecture de police où je suis, ou m'écrire^ si
vous le préférez. »
Samedi, 22 avril. — Il y a une profonde
différence, une non-entente absolue entre moi
et les gens du monde, je parle des esprits dis-
tingués, de ceux-là qu'on dit bien pensants,
et cette non-entente, les événements s'aggra-
vant chaque jour, s'accentue chaque jour da-
vantage. Et voici la raison de ce désaccord :
c'est que le monde juge les individus avec la
passion, le ressentiment, la colère, la partialité
de personnalités engagées dans la lutte, per-
sonnalités menacées ou compromises, et se
prononce d'après ses impressions troublées \
tandis que moi (je le dis sans fierté, mais sans
réticence;, quelque ruine qui m'atteigne, quel^
que souffrance qui me paralyse, je pense sur
les grandes questions d'ici-bas exactement la
même chose qu'en temps ordinaire et paisible.
Ma pensée me semble un rocher que tous les
flots de la mer n'ébranleraient ni n'entraine-^
9cV Tablettes d'une Femme,
raient. L'ardu problème de la vie^ le mystère
sombre de la mort ne perdent pas à mes yeux
de leur importance, parce qu'en ce moment
des masses affolées se battent, se massacrent,
se précipitent dans l'éternité sur un soupçon
de haine ou de démence.
Ces hommes quelconques, ceux de là-bas,
ceux d'ici, ces braves de Versailles, ces égarés
de Paris, tous ces pauvres ennemis aveuglés
sont des hommes, je le répète ; leur destinée
me touche et m Intéresse; et, de même qu'un
médecin s'attache à son sujet dont le cas par-
ticulier sollicite le plus toute sa science, l'hu-
manité en délire, l'humanité telle. que nous
Ta faite la guerre, tait vibrer en moi toutes
les fibres de la pitié, de l'anxiété, du dévoue-
ment et de la miséricorde.
Utopie ! direz-vous. — Pensez ce que vous
voudrez, répondrai-je. Les malades sont des
malades : ils ont droit à nos soins. Dans cette
grande ambulance de la vie, je ne demande
pas à ceux qu'on peut guérir : Etes-vous de
Seine-et'Oise ? ou étes-vous honteusement de
Paris ?
« Qii'on les tue tous ! qu'on les tue vite !■ » di-
sait de toute la population de Paris, multi-
2 2 avril. c)f)
tude insurgée et condamnée^ une charmante
jeune femme, vêtue des plis les plus soyeux^
habituée aux rêves les plus roses
O mes contemporains farouches ! le senti-
ment du monde varie, hélas ! selon Tatmos-
phère. Aujourd'hui, — période de tempête,
— il est à l'extermination et à la vengeance.
Le devoir d'aujourd'hui ressemble, — pour
moi, — au devoir d'hier : ramener ceux-ci,
fortifier ceux-là. La miséricorde de demain
sera, — pour moi, — pareille à la miséricorde
légitime d'hier : éclairer, encourager et sauver.
O luttes criminelles dans la grande famille !
Caïn ! Gain ! qu'as-tu fait de ton frère ?
J'ai fait aujourd'hui un effort extraordinaire :
le post-scriptum de cette lettre d'hier m'ou-
vrant des horizons possibles, je me suis or-
donné un grand courage et je suis allée au
dépôt de l'ex-préfecture. Je dis que c'était un
grand effort, parce que j'aime peu à montrer
ma figure; une démarche personnelle est ce qui
me coûte le plus au monde. Je ne connaissais
rien à ces bâtiments de police ; de toute ma
vie je n'y ai mis le pied, et je- me perdais
dans ces cours nombreuses. Il pleuvait à
verse ; un fédéré, de service à la porte, vint
100 Tablettes d'une Femme,
— très-obligeamm^nt^ je dois le dire, — me
servir de cicérone sous cette pluie diluvienne.
Le malheureux n'avait que le souffle ; celui-là,
certes, n'était pas ivre, on eût dit un squelette
en uniforme. Comme je le remerciais de sa
complaisance :
^ Ah ! mais, » fit-il « on n'est pas des ser-
gents de ville ! »
De la crosse de son fusil ilirappe pour moi
à une porte garnie de chaînes : un grand bruit
de verroux se produit à Tintérieur et j'entre, '
au milieu de sentinelles, dans une salle noirc
encombrée de monde.
Le juge d'instruction n'est pas là, mais il
va Venir, il faut attendre. Je présente ma carte
et dis la raison qui m'amène à Toffi-
cier de garde dont les dorures brillent dans
toute cette nuit; ma grande signature Tirité-
resse et me Vaut, de sa part, l'unique chaise
du lieu ; me voici au haut de la salle, sur la
sellette.
Que de figures! que de figures! Beaucoup
de femmes; elles viennent implorer une en-
trevue de cinq minutes avec des prisonniers,
elles apportent de menues provisions et même
des livres. Le tout est soigneusement in-
. I
22 avril, ICI
specté^ de peur qu'il ne s'y trouve papier ou
lettre. Je n'avais jamais vu toutes ces choses.
Que de plis et de replis dans cette sombre
étude humaine!
Une jeune fille ^ je devrais dire une pe-
tite fiUe^ à côté de moi, nu-tète^ en taille, un
nœud vert au chignon , un petit nez très-
éveillé mais sans malice, mange et pleure
à la fois ; Tun chez elle n'empêche pas Tau-
tre ; elle a un petit panier au bras où je vois
luire encore des tartines.
» Je suis ici pour mon père, me dit-elle ;
voilà xjuinze jours qu'on l'a arrêté comme an-
cien sergent de ville; ce n'est pas vrai;
mon père est cordonnlùr et ne fait que son
état; tous les gens du quartier ont signé
une pétition, on a promis sa grâce à ma
mère qui vient ici tant qu'elle peut; hioi^
j'apporte mon déjeûner pour ne pas man-
quer le juge d'instruction. On me dit tous
les jours que mon père va sortir ; mais c'est
tous les jours la même chose, et voilà plus
d'une semaine que ça dure ; je ne peux pas
saisir ce juge d'instruction ; telle que vous
me voyez, je l'attends encore, je ne l'ai jamais
VU; croyez-vous qu'il \îenne? Et vous, pour
102 Tablettes d'une Femme,
qui venez-vous? Est-ce pour votre mari? »
Des sanglots , non^ des cris se firent en-
tendre; une lourde porte grillée venait de
tourner sur ses gonds, et une femme se
précipitait où nous étions, en proie au plus
violent désespoir. . .
« Je Tai vu ! je Tai vu! j'ai vu mon enfant ! »
« — Oh ! ça, c'est affreux ! me dit ma petite
voisine , cette pauvre petite fille de sergent de
ville. La malheureuse femme! son fils — de
quinze ans — a tué en jouant son camarade.
Il lui disait en riant, avec un fusil qu'il ne
savait pas chargé : « Veux-tu que je te tue! »
L'autre, en riant aussi, s'est mis en posture
et a répondu : « Allons-y ! » Le coup part, il
était mort ! »
J'ai vu le citoyen Moiré, ce juge d'instruc-
tion introuvable ; il a été très-courtois, atten-
tif à ma cause. J'ai reconnu sur son bureau une
des bonnes lettres chaleureuses qu'écrit, lui
aussi, pour mon prisonnier, M. le Direc-
teur de la Clinique, homme d'esprit , très-
distingué, qui tient à son aumônier et le ré-
clame. Puisque je suis écoutée en ce lieu, je
ne manque pas cette occasion de parler des
Jà
2 2 avril. io3
autres otages. Je veux persuader à la justice
du jour que la déférence est son premier de-
voir^ d'abord^ la libération ensuite. Le substi-
tut qui interroge en ce moment les détenus et
qui va ce soir même à Mazas est là et prend
des notes. Je lui fais écrire mon nom. celui
de Tabbé et la promesse — d'honneur —
de l'élargir tout de suite. C'est un homme
jeune^ élégant, songeur^ renfermé , presque
mélancolique. Je ne m'étonnerais' point qu'il
ait commis des vers dans sa vingtième an-
née
Séance tenante, j'obtiens aussi du citoyen
Moiré — décidément gracieux — un second
laissez-passer pour mes courses. Le minis-
tère de la justice, que je voudrais transformer
en ministère des grâces, est gardé comme
une forteresse, un sauf-conduit est néces-
saire
Cette faveur d'exception, cette largesse de
laissez-passer n'est point sans éveiller des
craintes. Le citoyen Moiré lève la tête en
l'écrivant, et il me dit :
« Ceci est la plus grande marque de con-
fiance qui se puisse donner , nous n'avons
rien de cela nous-mêmes. »
104 Tablettes^ d'une Fetiime,
Voici ce second laissez-passer :
MINISTERE (( Laissez-passer madame Blan-
DK LA JUSTICE checottc pouF arrivcr à la déléga-
ET DES CULTES tjon dc la justicc.
^. . M P. le Membre de la Commune,
. dê\ég\Jté à la justice :
GARDE DES SCEAUX. « Lc JugfC (t instructiott ,
— a Moiré. »
C'est très-bien. Mais un geôlier, sortant
tout-à«coup d'une cellule avec une casquette
de prison, un carrick et un trousseau de clefs^
figure dont je n^oublierai jamais Pair farou-
che, ne voulait-il pas me retenir et m'écrouer?
Il y eut des pourparlers : j'étais prisonnière.
Un certain temps se passa. 11 fallut un nouvel
ordre écrit du juge d'instruction, une sorte
de verdict en ma faveur, et enfin, j'entendis
une voix : « Oui, laisse^-la passer; laissez
sortir madame B »
Dimanche, 23 avril, — Le pauvre Emile
Deschamps est mort : son billet d'enterré-
ment pour demain m'arrive. Sainte Poésie !
J'en parlerai plus tard , en des temps moins
troublés. Il était adorable pour moi, ce
doux poète, plein d'esprit et de grâce.
Lundi, 24 avril, — Il faisait aujourd'hui
un temps charmant; il était question d'un
armistice pour les malheureux bombardés
de Neuilly. L'accord n'a point encore eu
lieu, an se bat au nord comme au sud;
mais le canon est comme un grondernent
d'orage : on lève les yeux au ciel, oubliant
que la tempête est uniquement sur la terre...
Je suis sortie de Paris une heure; ce
Paris douloureux m'oppressait : j'ai passé
la porte de Charenton, sansi consentir à
m'apercevoir des casques prussiens ou des
bérets bavarois qui sont là et, suivant, son-
geuse, le bord de l'eau, j'ai gagné le château
de Conflans. Quelles belles fleurs j'ai rap-
portées! De^ Ulas de toutes nuances, toute
une gerbe magnifique. Et voici que je ren-
trais avec ma moisson embaumée par la
porte de Montrouge, le long du boulevard
Saint-Michel. Il faisait soleil, ai-je dit;
loG Tablettes d'une Femme.
les malades de Tambulance du Luxem-
bourg étaient dans les jardins de Tancienne
pépinière^ avec leurs grandes capotes grises.
« — Madame! madame! » fait une voix.
Je me retourne, c'était un des blessés qjii
m'appelait : figure d'Afrique, de grands yeux
noirs sur un teint mat. Sa tête était envelop-
pée de linges...
« — Ah! madame! ces beaux lilas! cela
me ferait du bien si j'en avais une branche!
Je suis de la campagne ! j'aime tant les
fleurs! »
Tandis qu'en souriant et lui demandant
son nom je défaisais mon bouquet pour le
contenter, il était allé, clopin-clopant, cueil-
lir quelque chose...
« — Et moi! et moi! » dirent soudain,
un à un, tous ses camarades.'
Et voilà, comme je lève les yeux pour
distribuer mes grappes de lilas blancs et
mauves, qu'ils me présentent, comme en
chœur, un et tous, en échange, des giro-
flées, des muguets, des petites fleurs de mar-
ronniers, tout ce qu'ils avaient pu trouver...
« — En souvenir des blessés du Luxem-
bourg! » me dit le plus âgé, ce jeune sol-
à
24 avril. loj
^— ^— ~ - . - ■ ■ ■ » ■ ■ ■ — ■ -■ ■ ».. ■_■-■■■■■■■ IM ■■■ ■- ■ - ■ ^ _^l.. ■ I. I ■ T — - . - - ■ ■ ■
dat d'Afrique qui^ le premier, avait con-
voité mes lilas...
Je leur avais donné mon bouquet, et j'em-
portais le leur...
Le mien parlait de larmes, le leur par-
lait de sang...
De grandes voitures les avaient amenés
Tavant-veille où s'était passée une chaude
affaire...
« En souvenir des blessés du Luxembourg! »
Ces fleurs me font du mal à regarder.
Eh bien! non! je le redis et le répète :
l'humanité n'est pas faite tout d'une pièce!
On se bat, on s'acharne, on s'estropie, un
chirurgien vient vous amputer bras ou jambe ;
et cela n'empêche pas d'aimer le soleil, un
sourire, de beaux et doux lilas pleins de
rosée !
Bonne nouvelle : le citoyen Cournet rem-
place le citoyen Raoul Rigault à la déléga-
tion de la préfecture de police; ce dernier
n'est guère favorable aux élargissements de
prêtres. Profitons de ce passage du citoyen
Cournet. J'ai confiance en cette figure qui
fait ressonger à Monselet : beaucoup de clar-
té, une vraie bonhomie qui n'exclut pas la
7*
/o<y Tablettes d'une Femme,
finesse, de l'honnêteté. Ceci me rappelle ce
que me disait l'autre jour un notaire, à pro-
pos de notre fantasmagorie communale :
« Il y a de tout dans cette représentation
parisienne : des fous, des niais, des idéolo-
gues, des fanatiques, des ambitieux, des con-
vaincus, des repris de justice, et même
des honnêtes gens. »
Mardi, 25 avril. — Je fais un nouvel ef-
fort très-grand; notre prisonnier ignore sans
doute les démarches qui sont faites; il se
désespère, m'apprend-on, et devient malade.
Allons à l'Hôtel-de-Ville ; une nouvelle dé-
marche personnelle déterminera peut-être
bien des choses. Tous ceux qui me con-
naissent savent si bien ma vive résistance
à me montrer, le battement de cœur aigu
que me cause une visite à faire! Je n'ai pas
vu le citoyen Arthur Arnould depuis le vieux
temps de Béranger, de Lamartine et de Sainte-
Beuve. Il mesurera la gravité de la cause
qui m'occupe à l'étonnement extraordinaire
que lui produira ma présence.
Oui, l'étonnement a été extraordinaire;
oui, l'impression a été ce que j'en attendais.
Le citoyen Arthur Arnould, membre de 1«
• 'i
25 avril. log
Commune^ est redevenu un moment le
modeste et obligeant littérateur d'autrefois^
Técrivain non politique de contes; et de nou-
velles, et il a écouté ma requête ni plus ni
moins que s'il m'eût rencontrée — comme
jadis — dans la petite chambre du chan-
sonnier.
Et j'ai causé longuement, pour que cha-
cune de mes paroles fût répétée — s'il se
pouvait — à son collègue de la justice. Il
ne faut point manquer de dire ses vérités
au poiivoii^; j'ai été jusqu'à parler de la
Prusse, faisant valoir que notre otage étant
d'origine alsacienne, il pourrait — avec un
profond regret pour son patriotisme, car
son cœur est ardemment et à jamais fran-
çais — réclamer une intervention alle-
mande
Et puis, cette grande conquête sur moi-
même étant obtenue, d'avoir fait aujour-
d'hui une démarche difficile, je me suis payé
le solçil du bon Dieu, j'ai fait par ce beau
temps toutes rues courses; j'ai porté rpoi-
même à son Ministère une dernière et toute
pressante n^issive au citoyen Protot, et j'ai
regardé avec une vraie commisération tpus ces
iio Tablettes d'une Femme,
pauvres hères qu'on fait tant marcher pour
trente sous! Une conviction de trente sous!
Mon Dieu ! que ne suis-je moins pauvre! Je
donnerais à chacun de ces hommes trois francs
en belle monnaie blanche pour aller se cou-
cher ! Cette seconde conviction serait bien plus
persuasive que la première.
Comme je sors de Tenceinte fortifiée de la
place Vendôme, un officier qui gardait ren-
trée, — très-galonné, excessivement décoré,
— me présente les armes et, lisant mon lais-
sez-passer :
« — Vous méritez, me dit-il^ d'être de Té-
ta t-maj or. »
« — Oui, j'en veux être, répondis- je; de
Tétat-major de la pensje, de la conscience, du
beau, du bien et du bon dans la vie; ce sera
là mon grand cordon de la Lqgion d'honneur.
C'est un crime de se révolter, c'est une honte
de se battre ! Par ce beau soleil pourquoi ces
canons ? »
Toute chose dite très- doucement, avec la
tendresse dans la voix que prête la com-
passion des misères de la vie , acquiert — je
l'ai vu — une autorité surprenante. C'est le
mépris, témoigné par le regard, le geste, la
2^ avril, III
parole^ qui aigrit et envenime sans ressource
nos adversaires; c'est la pitié calme, magné-
tique, fraternelle, qui les dompte et les sauve.
Quelle belle musique place de la Concorde !
Car — j'ai oublié de le dire — il y a décidé-
ment armistice aujourd'hui pour le déména-
gement dans Paris des pauvres bombardés
de Neuilly et des Ternes. Le général Dom-
browski se donne à lui-même une petite revue
de fédérés. Des bataillons, très-empanachés,
circulent en rond autour de son état-major;
les fanfares militaires jouent avec toute la
verve d'une belle journée et d'un beau soleil :
« Mourir pour la patrie » et notre immortelle
Marseillaise. Le peuple, le même peuple, qui
bientôt criera : A mort ! à mort ! n'a pas assez
de poumons aujourdliui pour crier •: Vive
Dombrowski! vive la Commune!
Huit heures du soir. — Victoire ! Beaucoup
d3 monde sur le seuil de ma porte; j'entends
mon nom avant d'y être. Une grande dépêche
communale marquée de timbres officiels et
portant l'indication : pressée, cause l'émotion
/ / 2 Tablettes d'une Femme.
extraordinaire du voisinage. J'en fais publi-
quement la lecture :
DÉLÉGATION République française .
m
de la
JUSTICE
i3, place Vendôme.
COMMUNE DE PARIS.
Paris, le 2 5 avril 1871
« Madame Blancheçotte^ rue.
« J'aurais voulu répondre plus tôt à votre
lettre du 33,nîais je n'ai pu le faire en raison
des nombreux travaux qui m'accabbnt tous
les jours. Je compte aller à Mazas dans la
soirée et je vous donne^ dès maintenant, l'as-
surance que le citoyen *** fera partie de ceux
que je mettrai en liberté.
" Salut fraternel.
« Moiré, »
« Jitgc d'instntctmi* »
Dix heurtes. — En elfet, Tabbé rentre; j'en^
tends l'explosion de joie de sa domestiqua.
Je ne veux pas qu'il me remercie; je suis
assez récompensé^ d'avoir réussi. C'est peut-
être la seule joie que j'aie eue de ma vie!
Un seul j, un seul pauvre jour n'avoir pas été
absolument inutile !
Mercredi, i$6 avril. — Une visite à la mairie
du quiniième arrondis^ment ,
Je venais d'être poursuivie de sifflements
d'obus, rue Blomet, rue de l' Abbé-Groult,
rue Mademoiselle^ le fort d'Issy, selon son
habitude, faisait rage; les canonnières s'enmê^
laient sur la Seine, et c'étaient, de tous côtés,
des ripostes terribles \ enfin, j'arrive place de
la Mairie • justice de paix, maison de ville;
Vaugirard et Grenelle n'ont qu'une municipa-
lité; j'avais fait sous le bombardement une
route insensée.
Une foule de pauvres se çhauftaient comme
des lézards au soleil; des gens assignés en
conciliation (j'allais dire en contestatiQti) atten-
daient sur les marches, Des femmes en mar-
mottes,vieilles, abruties, répugnantes,venaient
solliciter des journées de pavés ou de barri-
cades et s'apostrophaient mutuellement d'in-
114 Tablettes d'une Femme,
jures. Elles « s'aboyaient »>, pour me servir
élégamment d'une de leurs expressions.
Je vais à travers toutes ces gens et tous
ces genres : masculin, féminin, neutre, et
pénètre dans une salle, je ne sais laquelle.
Personne d'officiel. Je m'assieds à côté de
beaucoup d'autres aspirants, sur un banc de
bois. Mais un fédéré, dès la rue et la place,
m'avait prise à mon insu sous sa protection.
Il portait, en guise de ceinture, une belle
écharpe violette frangée d'or. Grand et mince,
l'air très-mouton, du reste, il marchait et se
balançait en se souriant très-agréablement et
complaisamment.
Avec force saluts, force bonnetades (selon
l'expression de Montaigne) et une bonne
volonté qui n'eût pas demandé mieux que de
soulever des montagnes :
« — Qu'y a-t-il pour votre service, ma-
dame? Madame, qu'est-ce que nous pouvons
faire pour vous? »
J'avais besoin d'une légalisation de signa-
tures pour tirer d'embarras un pauvre diable
de locataire de qui l'on allait vendre les
débris de meubles; je le lui dis.
« — Madame, le citoyen délégué n'est pas
26 avril, ^ iis
là; mais^ aussitôt qu'il va entrer dans son
cabinet, j'aurai celui de vous l'annoncer tout
de suite. »
En effet, à peine avais- je eu le temps de
regarder, pour m'amuser, les curieuses figu-
res qui m'entouraient, que la belle écharpe
violette frangée d'or reparaissait à l'horizon,
me faisant des cérémonies ni plus ni moins
que s'il se fût agi d'une présentation à la
Cour.
J'étais devant le citoyen délégué, grand-
lama ordinaire et extraordinaire du quinzième
arrondissement, aujourd'hui adjoint et ami
du citoyen membre de la Commune, Jules
Vallès.
J'ai nommé le citoyen Georges, blond,
jeune, aimable, courtois, ahuri, tout à tous,
tout à toutes, et perdant la tête.
Car c'était le temps où la Commune ve-
nait de décréter que, pour contracter ma-
riage, il n'était besoin que de se présenter,
homme et femme, et de dire : « Je la
veux, je le veux », ce à quoi le maire n'a-
vait qu'à répondre : « J'y consens. » Un au-
tre décret portait que les veuves des fédé-
rés, morts pour la défense, auraient droit.
iib Tablettes d'une Femme.
mariées ou hoHj à une rente viagère. En-
fin^ des indemnités étaient incessamment ré-
clamées et accordées à des femmes, tou-
jours mariées ou non, dont les maris, époux
à vie ou à terme, à poste fixe ou provi-
soire, servaient le drapeau rouge. Puis, ve-
naient à la suite les menues besognes, les infi-
nis honneurs de l'administration en détail :
les écoles, l'assistance publique, etc., etc.
« — Citoyen délégué, un bon s'il vous
plaît, pour avoir un crayon » ; — « citoyen dé-
légué, un permis,, je vous prie, pour porter la
soupe -à mon homme »; — « citoyen Georges,
voilà huit jours que mon mari est malade, et,
sous prétexte qu'il ne fait pas son service,
il ne reçoit plus sa solde et je n'ai plus mes
quinze sous. »
Je tombais dans tout ce tourbillon.
« — Citoyen, dis-je, vous êtes extrême-
ment occupé, je suis moi-même fort pressée,
vous n'avez pas besoin de comprendre ce
que je viens vous demander, c'est tout-à-fait
inutile^ cela prendrait du temps, je vois d'a-
vance que vous avez confiance en moi. Veuil-
lez uniquement et sirqplement (et je lui pré-
sentai des papiers que j'avais préparés
26 avril. iij
moi-mêmç) (i)^ me mettre ici des ronds,
des sceaux, des cachets, des signatures, beau-^
coup de timbres; j'ai besoin de tiwbrer des
gens ; il me faut pas mal de sceaux^ le reste
sera mon affaire. »
Le citoyen Georges secoua galamment ses
cheveux blonds^ ne lut pas, et fit très-gra-
cieusement ce que je lui demandais : tous
les sceaux, tous les cachets, tous les timbres
diversement colorés de l'administration y
passèrent; mes papiers représentaient à eux
tout seuls le quinzième arrondissement tout
entier; et, de plus, de sa blanche main d^
délégué, le citoyen Georges y apposa cet
autographe :
tt Vue et aprouvé :
« Le délégué adjoin,
« GEORGE. »
• i) Voici un de ces papiers que, dans Tintérét du pauvre
diable en question, je présentais à U légalisation commu-
nale :
« Je soussigné^ ayant dû quitter la France, ma femme
qui était restée étant morte, étant moi-même malade à Vho-
pital et mes enfants étant sans pain, reconnais n avoir point
payé à mon propriétaire, M***, les trois termes échus pen-
dant la guerre. » (Il reconnaissait ainsi une dette et s'en-
gageait, Touvrage reprenant, à la payer.)
//(V Tablettes d'une Femme,
Mais, comme le citoyen Georges me remet-
tait le tout, un scrupule inattendu le saisit, la
responsabilité de la dignité communale gonfla
ses tempes qui rougirent, et il s'écria :
« J'espère bien, madame, que vous n'êtes
pas pour les Proprilliétaires ! »
Je le regardai d un air qui, certainement,
a dû signifier, dans son esprit tranquillisé :
« — Pour qui me prenez- vous !!!!! »
« — Eh bien! madame, êtes- vous contente?
avez -vous, madame, tout ce que vous dési-
riez? ») vint me dire, en se balançant et se
souriant, la belle écharpe violette frangée d or
qui, pour me resaluer un dernier coup , quit-
tait un groupe très-décoré
Samedi, 28 avriL — Je suis allée à Saint-De-
nis; c'est par là qu'il faut essayer d'avoir ses
lettres; Taffluence des Parisiens est énorme;
quant à nos ennemis, ils sont ici comme chez
eux, ils font la police et surveillent en vrais
sergents de ville la circulation des voitures; il y
a toujours un marché dans les rues; les Prus-
siens fraternisent avec la population, on fume
ensemble une série de pipes, on s'assied en-
28 avril.
1^9
semble sur les mêmes brancards de légumes.
Des belles se font admirer dans leurs toilet-
tes d'avril-, la beauté est cosmopolite : amis
et ennemis font chorus pour elle. Quelle dif-
férence d'aspect avec le Saint-Denis du.siége^
quand j'y venais^ en plein bombardement,
pour les ambulances! Cette solitude sévère
seyait mieux à l'impression de nos désastres.
Aujourd'hui , les trous de bombes sont rac-
commodés^ les Prussiens disent des Parisiens :
« Pas sage ! Paris ! pas sage ! «
Et ils font de la musique là-dessus.
Que dis-je! de la musique! Tandis que
nous entrons, nous autres, Parisiens de l'or-
dre, dans une période d'angoisses^ il y a spec-
tacle ici pour les réfugiés de la capitale. Je co-
pie une affiche :
Ce soir, 28 avril :
SI j'ÉTAIS-T-INVISIBLE.
MON OSCAR.
LA BOITE MYSTÉRIEUSE.
Mes yeux lisent bien! Et voilà la vie hu
maine !
120 Tablettes d'une Femme.
Samedi, 2g avril, — Les journaux parisiens
continuent les légendes du siège et achèvent
de griser abominablement les fédérés crédu-
les. Exemple :
« Le 75*" et le 89*" de ligne ont été décimés
avant-hier au soir.
« Ils s'étaient avancés au pas de course sur
le fort d'Issy; on les laissa arriver à une cen-
taine de mètres^ et une décharge de mitraille
et de mitrailleuses les coucha sur le terrain.
Plus de quinze cents hommes furent mis hors
de combat »>
Et cependant la raison de quelques-uns pro-
teste contre ces prétendus succès (succès !) ex-
traordinaires : ceux-ci poursuivent la lutte
pour ce qu'ils appellent Thonneur de la cause ;
leur conscience d'insurgés les y oblige , mais
ils prennent, ils le disent eux-mêmes^ tm bil-
let d^entei^rement, et ne se dissimulent pas Fis*
sue inévitable de ce conflit féroce. Je regar-
dais tantôt^ dans l'omnibus qui me ramenait
chez moi, une figure d'adolescent si naïve, si
enjouée, si jeune et si communicative sous son
attirail de sabre et de fusil que je ne pus m'en-
pécher de m' écrier :
^2 g avril. - . 221
« — Mais, mon enfant, quel âge avez-vous?
« — Dix-sept anSj madame. Je suis un vo-
lontaire, car, voyez-vous, je suis du peuple;
mon grand-père a été tué en Juin, mon père
est mort de chagrin^ ma mère m^'a dit : « Venge-
les ! » Ce n'est pas que nous gagnerons^ nous
ne gagnerons jamais. Nous sommes les mou-
ions, nous serons toujours tondus »
Certitude de la défaite, vengeance désespé-
rée^ haine sociale^ j'^ai trouvé bien des fois
ces sentiments-là combinés ensemble. Mères
plébéiennes^ c'est là maintenant ïa prière du
matin et du soir que vous enseignez à vos
fils! J'aimais mieux Tautre : « Notre Père_,
qui êtes aux cieux^... que votre règne ar-
rive ! )> Avec ce bouleversement des conscien-
ces exaspérées et ensanglantées^ ce n'est pas
le règne du ciel qui arrive, c'est le règne de
l'enfer !
Dispute tout-à-l' heure place de la Bourse
où j'étais pour affaires : un lieutenant et un
capitaine se jetant l'un sur l'autre, avec une
avalanche d'injures, voulaient réciproquement
s'arracher ieur croix :
Tablettes dune FemfJte.
« — Tu ne l'as pas gagnée!
« — Et toi^ tu l'as volée! »
Des coups de sabre s'ensuivirent ; — et,
tout à côté^ rue de Richelieu, des musiques
fédérées avec des drapeaux^ des rubans aux
fusils^ des emblèmes au képi et des fleurs à
la boutonnière exécutaient de grands airs d'o-
péra. C'étaient des quêtes républicaines. Des
cantinières aux plumes rouges et aux cein-
tures flamboyantes tendaient leur tire-lire aux
passants , et , fixées au bout de longues pi-
ques^ des boîtes s'offraient aux fenêtres et re-
cevaient^ au rhythme d'une polka ou d'une
marche funèbre, l'offrande des maisons sym-
pathiques.
Durant ce temps la manifestation concilia-
trice des francs-maçons, tous revêtus de leurs
insignes et décorés de leurs bannières^ of-
frait aux promeneurs des boulevards et des
Champs-Elysées l'ondoyant spectacle de cou-
leurs fantastiques; et l'on voyait des soleils,
des lunes, des croissants, des équerres^ tou-
tes sortes de choses symboliques et cabalis-
tiques reluire en or et en argent sur les
écharpes de hauts dignitaires. Il s'agit de faire
un appel suprême à Versailles, de planter jus-
'2 y avril, i23
que sur les remparts, sous le feu même du
Mont-Valérien, le drapeau fraternel et huma-
nitaire de Tapaisement des âmes.
Et comme c'est une belle chose, après tout,
de suivre cette procession surnaturelle^ les
passants se pressent^ nombreux et fascinés;
chacun cherche s'il n'a pas aussi ^ — dans
un fond de tiroir^ — quelque emblème de
franc-maçonnerie .
Apaisement des esprits! désarmement des
âmes! nous ne voulons que cela^ nous, fem-
mes désolées et impuissantes ! Le fusil nous
fait horreur, la vue des blessés nous fend le
cœur, la pensée du sang répandu nous con-
sterne et nous terrifie; si, au lieu d'un drapeau,
un holocauste humain pouvait être propice ,
c'est avec joie qu'entre les deux camps, le
cœur ferme et les bras ouverts, j'irais, moi
qui parle, offrir bienheureusement ma vie.
Mais la conciliation est-elle possible? Une
transaction quelconque, c'est une acceptation.
Versailles ne peut pas accepter Paris. La Com-
mune dit : Conciliation^ c'est trahison. Il est
bien d'élever la voix, il est bien d'essayer d'a-
gir; ces bannières innocentes font bien d'aller
se planter sous les balles; mais toute inter-
':M
/!'-/ Tablettes d'une Femme,
vention est inutile ; le plus fort seulement vain-
cra le plus faible; c'est un duel à mort d'ar-
tillerie ; faites silence : !e canon parle !
Dimanche soir, 3o avril. — De ma haute
fenêtre je vois au loin^ dans ia direction des
Champs-Elysées, un feu d'incendie considé-
rable; le ciel n'est qu'un foyer là-bas ; les
toits de maisons semblent des fournaises!....
On m'apprend qu'en effet c'est un incendie
allumé par les bombes ; THippodrome brûle,
ainsi que plusieurs propriétés environnan-
tes.
L'issue certaine de toutes ces choses gagne
du terrain chaque jour; le fort d'ïssy, qui
lutte en désespéré comme un navire désem-
paré sous la tempête, a dû se taire^ paraît-
il^ aujourd'hui. Tous les hommes jeunes qui
ne sont pas sans ressource fuient comme ils
peuvent à travers tous les dangers des portes;
la Commune^ qui se sent faiblir, réclame impi^
toyablement des défenseurs; le décret de ser-
vice forcé pour tout individu qui ti'a pas
quarante ans reçoit son application rigou^
reuse. Quelle contradiction cependant qiie
3o avril. — /«'•' mai. 12^
[
cette tyrannie! Si vous violentez ma con-
science^ si vous supprimez la liberté de mon
choix, quel pauvre soldat je vais faire! Etre
révolutionnaire me semble par-dessus tout
être volontaire. La révolte, c'est la sponta-
néité, c'est l'initiative, c'est la responsabilité
individuelle. Ici , c'est Tenrôlement exigé,
la contrainte obligatoire, absolue. Toutes les
libertés, du reste, s'en vont à vau-l'eau sous
ce régime d'émancipations prétendues ) les
journaux sont supprimés, les églises devien*
nent des clubs , les citoyens-soldats dénon*
cent les citoyens-civils. Aussi, comme Paris
est désert, comme Paris est mélancolique ! Je
me crois en province \ j'ai de grands efforts
de raisonnement à me faire pour me persua-
der dans la journée que je suis bien véri-
blement à Paris, la pauvre capitale !
Lundi j i^^ mai,
« Aujourd*hui premier mai, date où mon cœur s'arrête,
V. Du hameau paternel c'était aussi la fête.»...
« G mon Dieu! que la terre est pleine de bonheur !
»
i2(j Tablettes d'une Femme,
Pourquoi donc ces vers de Jocelyn me
chantent-ils dans la mémoire ? Quelle contra -
diction que nous autres ! Je dirais volontiers
avec le vieux Faust : « Pourquoi donc, chants
du Ciel, chants puissants et doux, me cher-
chez-vous dans la poussière ? Retentissez
pour ceux que vous touchez encore »
Oui, quelle contradiction que nous autres !
Aujourd'hui , i^"" mai , la Commune, sur
la proposition du citoyen J. Miot, a dé-
crété la création d'un Comité 'de Salut
public.
Article premier. — Un Comité de Salut
public sera immédiatement organisé.
Art. 2. — Il sera composé de cinq mem-
bres, nommés par la Commune, au scrutin
individuel.
Art. 3. — Les pouvoirs les plus étendus
sur toutes les délégations et commissions
sont donnés à ce Comité, qui ne sera respon-
sable qu'à la Commune. »
Cette mesure révolutionnaire , renouvelée
de 93, va épouvanter la population pari-
sienne.
Quelle figure douce et placide pourtant,
quelle physionomie digne et pure que cette
er
WWZ. 12^]
tête philanthropique et philosophique du ci-
toyen Miot! Il y a de Futopie, à coup sur,
mais de T élévation et de la contemplation
dans cette pensée. Rochefort s'étonne aussi
et dit dans son Mot d'Ordre:
« M. Miot^ Tex-pharmacien populaire, va
peut-être un peu loin en manifestant dans
les séances de la Commune que, selon les
circonstances, il ne faudrait pas reculer devant
la nécessité de couper des têtes. Ceci n'est
plus de la pharmacie, c'est de la chirurgie
au premier chef, et la chirurgie a pour l'in-
stant suffisamment à faire aux ambulances. »
Notre voisin l'abbé, qui est tout-à-fait
rentré dans ses fonctions charitabies, me
raconte un gros regret qui lui est resté sur
le cœur : le jour de son arrestation à l'arche-
vêché, on a consigné tous les objets qui se
trouvaient sur lui, et, parmi ces objets remis
ensuite au commissaire central , le citoyen
Henri , il y avait une montre à laquelle
s'attachait peur lui un souvenir précieux. Je
l'engage à faire la réclamation de cette res-
titution légitime ; mais l'ex-préfecture lui
inspirant des réflexions peu rassurantes, je
m'offre d'y aller voir moi-même , puisque
128 Tablettes d'une Femme,
j'ai pu réussir en des démarches plus graves.
Je suis donc allée au bureau de la Per^
manence (entrée par le quai des Orfèvres),
Je crois que ce côté de l'ex-préfecture s'ap-
pelait autrefois rue de Jérusaleniy ou du moins
je m'imagine avoir lu cela dans des romans
tragiques. Dans tous les cas, ce nom
de rue de Jérusalem s'associait dans ma pen-
sée à une signification de voleurs, d'assassins,
de choses effroyables et abominables; mes
ressouvenirs y rattachaient toutes sortes
d'évocations sinistres.
Et maintenant je pourrai parler aussi de
la rue de Jérusalem! Je pourrai même en
parler longuement, car j'ai été si étonnée
de me trouver en ce lieu extraordinaire,
que je me propose de retracer à loisir ces
impressions étranges...
Mercredi soir , 3 mai. — Je suis allée à Ver-
sailles; je ne crois pas qu'il soit absolument
impossible — en dehors de tout programme
inacceptable — d'essayer quelque chose pour
notre archevêque, et je me mets volontiers
à la tête de celte entreprise, surtout s'il y a
du danger. Nul ne saura, du reste, mes ten-
tatives ou mes efforts jusqu'à ce. jour; en ces
^
.3 mai. i2q
temps si troublés, il faut assumer — toute
seule — la responsabilité périlleuse de ses
actes.
Beaucoup de monde, hier, pour sortir de
Paris \ chacun se raconte les stratagèmes de
ses voisins pour échapper à la conscription
révolutionnaire. Un restaurateur — philan-
thrope — a sauvé tout son personnel, c'est-
à-dire dix-neuf employés, en les insérant, la
nuit , dans dix-neuf tonneaux de bière. Ils
sont arrivés ainsi sains et saufs chez son cor-
respondant de Versailles.
Ce voyage de Versailles est une aventure.
Il faut passer sous les obus de Gennevillers
et de Colombes, sans compter les émotions
de l'arrêté qu'on se rappelle :
« Toute personne prévenue de complicité
avec le gouvernement de Versailles sera im-
médiatement décrétée d'accusation et incarcé-
rée . »*
Cette complicité avec le gouvernement de
V^ersailles peut consister en une lettre inoffen-
sive reçue de ce département réactionnaire,
à plus forte raison est-il comprornettant d'y
faire un voyage. Paris vous soupçonne parce
que vous allez à Versailles ; Versailles vous
i3o Tablettes d'une Femme.
suspecte parce que vous venez de Paris :
passion des deux côtés ; des deux côtés la me-
nace. Seigneur, quelles ténèbres profondes!
J'ai été rassurer des parentes, mais j'ai
voulu rentrer chez moi. Qui sait si je n'aurai
pas à y être utile? Je ne déserte pas ma
vilte natale; si je ne puis désarmer qu'un
bras, si je ne puis pacifier qu'une âme, je
désarmerai ce bras, je pacifierai cette âme.
L'atmosphère de Paris m'oppresse, l'atmos-
phère de Versailles m'étouffe. L'exaspéra-
tion est ici à son comble; je comprends ce
sentiment vis-à-vis des chefs de la Com-
mune triomphante ; je ne le comprends
plus vis-à-vis des prisonniers vaincus, ce
troupeau d'inconscients, d'égarés, de sacri-
fiés des deux côtés, ces parias de l'émeute :
tuez-les dans la bataille; enchaînez-les, em-
prisonnez-les, jugez-les, condamnez-les dans la
défaite ; ne les insultez pas : ils sont par terre !
Je n'ai pas vu ces convois de prisonniers
qui débouchaient sur la place d'Armes; j'ai
mis ma main devant mes yeux pour ne rien
voir ni des vainqueurs, ni des vaincus;
mais, hélas ! mes oreilles n'ont pas pu s'em-
pêcher d'entendre; et parmi des malédictions
À
passionnées^ j'ai distingué — est-il possible !
— des voix de femmes !
« Pas de prisonniers ! la crosse de fusil
est encore trop bonne pour eux ! à mort les
bandits! »
Ce qu'il y a d'affreux dans un tel cata-
clysme social, c'est, après la folie de meur-
tre des hommes, l'absence de pitié des
femmes. L'irritation a envahi toute la pro-
vince! Paris est l'opprobre du monde.....
« Notre Père, qui êtes aux cieux, que vo-
tre règne arrive ! »
Vendredi, 5 mai. — Je suis retournée à la
Permanence pour cette montre introuvable
et que l'on me promet pourtant de me ren-
dre. Que de choses j'ai vues ! horribles et
grotesques ! Les dénonciations contre les ré-
fractaires sont à l'ordre du jour; aussi, que
de vengeances sous prétexte de patriotisme !
Le crime de ce temps — crime commencé
dès le siège — est d'avoir fait appel aux pires
instincts de l'homme, à ses sentiments les plus
vils par cette émulation de police citoyenne !
Si j'étais quelque chose — dans cette confu-
i32 Tablettes d'une Femme.
sion des aberrations parisiennes — je com-
mencerais par faire arrêter les dénonciateurs.
Je n'ai jamais vu de démoralisation plus
grande inscrite sur plus de figures avec une
expression de cynisme plus lamentable qu'en
ces occasions de mes démarches aux bureaux
de police. C'est le renversement de toute no-
tion d'honneur et de conscience. J'affirme
qu'à travers la vie je n'avais rien vu de sem-
blable jusqu'à ce jour. J'en ferai un récit dis-
tinct. Et des figures jeunes et naïves se
meuvent dans ce milieu épais I De pimpants
secrétaires — que les accusés nomment wa-
jors — procèdent aux interrogatoires^ avec
une branche de muguet à la boutonnière,
un nœud de cravate bleu de ciel et des man-
chettes éclatantes sur des mains effilées !
Est-il bien vrai que nous ne rêvons pas?
Je n'ai pas encore eu la montre et, ren-
voyée de Caïphe à Pilate, dans mes récla-
mations aux différents services, j'ai passé là
presque toute ma journée. En rentrant, par
le beau soleil que mai nous continue, j'avise
dans les espaces des ballons qui voya-
gent. Ce sont , paraît-il , des messagers qui
vont en province semer, par un mécanisme
5-6^ mai. i33
de la nacelle j des pluies de proclamations
dans tous les genres : invitation à la paix^
proclamations francs-maçonniques; — invi-
tation à la résistance , proclamations de la
Commune aux grandes villes.
6 mai, samedi. — Une proclamation de
citoyennes, signée : Un groupe de citoyennes,
et affichée dans tout Paris avant-hier, de-
mandait à tout prix la fin des hostilités.
Cette proclamation commençait ainsi : « Les
femmes de Paris, au nom de la Patrie, au
nom de l'honneur, au nom même de Vhumani-
té, demandent un armistice »; et finissait par
ceci : « Les plus calmes comme les plus
exaltées, au fond de leur cœur, réclament de
Paris et de Versailles la paix! la paix! » Au-
jourd'hui, un autre groupe d'autres citoyen-
nes proteste contre cette faiblesse, et Ton
peut lire sur tous les murs de manifeste :
« Manifeste du Comité central de r Union des
Femmes pour la défense de Paris et des soins
aux blessés ;
" Au nom de la révolution sociale que
i34 Tablettes d'une Femme.
nous acclamons, au nom de la revendica-
tion des droits du travail, de Tégalité et de
la justice, TUnion des Femmes pour la dé-
fense de Paris et des soins aux blessés
proteste de toutes ses forces contre Tindi-
gne proclamation aux citoyennes, parue et
affichée avant-hier, émanant d^un groupe
anonyme de réactionnaires.
« Ladite proclamation porte que les femmes
de Paris en appellent à la générosité de
Versailles et demandent la paix à tout prix
« La générosité de lâches assassins!
« Une conciliation entre la liberté et le
despotisme, entre le peuple et ses bourreaux !
« Non, ce n'est pas la paix, mais bien la
guerre à outrance que les travailleuses de
Paris viennent réclamer !
« Aujourd'hui, une conciliation serait une
trahison!,.. Ce serait renier toutes les aspi-
rations ouvrières, acclamant la rénovation
sociale absolue, l'anéantissement de tous les
rapports juridiques et sociaux existant actuel-
lement, la suppression de tous les privilè-
ges, de toutes les exploitations, la substitu-
tion du règne du travail à celui du capital,
en un mot, Taffranchissement du travailleur
par lui-même!...
'* ^
6 mai, i3
« Six mois de souffrances et de trahison
pendant le siège, six semaines de lutte gi-
gantesque contre les exploiteurs coalisés, les
flots de sang versés pour la cause de la li-
berté^ sont nos titres de gloire et de ven-
geance !
« La lutte actuelle ne peut avoir pour is-
sue que le triomphe de la cause populaire,..
Paris ne reculera pas, car il porte le dra-
peau de Tavenir. L'heure suprême a sonné;...
Place aux travailleurs, arrière à leurs bour-
reaux !
« Des actes, de Fénergie!
« L'arbre de la liberté croît, arrosé par le
sang de ses ennemis!
« Toutes unies et résolues, grandies et
éclairées par les souffrances que les crises
sociales entraînent toujours à leur suite,
profondément convaincues que la Commune,
représentante des principes internationaux
et révolutionnaires des peuples, porte en elle
les germes de la révolution sociale, les fem-
mes de Paris prouveront à la France et au
monde qu'elles aussi sauront, au moment
du danger suprême, — aux barricades, sur
les remparts de Paris, si la réaction forçait
/.'>v; 1 ablettes d'une Femme.
les portes, — donner comme leurs frères
leur sang et leur vie pour la défense et le
triomphe de la Commune, c'est-à-dire du
peuple !
« Alors, victorieux, à même de s'unir et
de s'entendre sur leurs intérêts communs,
travailleurs et travailleuses, tous solidaires,
par un dernier effort, anéantiront à jamais
tout vestige d'exploitation et d'exploiteurs!
« Vive la République sociale et univer-
selle î . . .
« Vive le travail I . . .
« Vive la Commune!...
u Paris, le 6 mai 1871.
w La Commission executive du Comité central,
« LE MEL, JACQUIN, LEFÈVRE,
C( LELOUP, DMITRIEFF. »
Avec cette appréciation des choses^ avec
ces surexcitations incendiaires, je ne sais
si les pierres ne finiront pas par sauter
d'elles-mêmes, mais il est indubitable que
les esprits sauteront.
D'abord excitées par les hommes, les fem^
ù mai. i3j
Oies à Igur tpur excitent les hommes : les
voilà en plein dans la lutte ; ce qu'il y a de
généreux et 4e l^gitfme dans 1^ revendica-
tion des drpits du peuple enflamme leur
piepsee et décuple leur courage. Nous ne
cessons de le dire^ nous qui rue faisons point
d^ politique^ nqijs qui ne savons ce que
c'e§t que la politique^ ceci est une guerre,
sociale, pas autre chose.
j^rmées idu chasseppt, un revolver k la
ceinture, une .éçharpe rouge en bandoulière,
celles-ci animent et accompagnent les com-
battants ; dan§ leur zèle patriotique ou plutôt
révolutiormaire, on en voit faire le rôle de
sergents de vjlle, jarrêtier les citoyens tièdes
ou récalcitranjts. Celles-là montent en chaire
dans les églises et proclament Tavènement
de la raison humaine. D'autres, munies de
brevets professionnels et nommées par la
commission d'enseignement, s'installent dans
les asiles let chassent les sœurs-grises. Ici,
révolution nouvelle. Les enfants ne veulent
pas de ces maîtresses laïques, ils tiennent
à leijrs bonnes sœurs ; et, malgré gâteaux et
confitures, mettent sens dessus dessous bancs
et tables, s'insurgent et quittent l'école
JS Tablettes d'une Femme,
Dimariche, 7 mai, — Et le bombardement
continue de plus belle ^ c'est dimanche; quelle
vue magnifique et grandiose on doit avoir
de Paris bombardé, du haut de la terrasse
de Saint-Germain ! Ecoutons un des specta-
teurs jde ce rare spectacle :
« Paris j la grande révoltée, gisait à nos
pieds, entourée de fer et de feu. Du haut
de toutes les positions d'où Tarmée de Ver-
sailles menace son enceinte, la foudre s'a-
battait sur ses murailles, dans ses rues, sur
ses boulevards, allumant quelque maison
criminelle, écrasant quelques troupes de sol-
dats fratricides; et, par les cent bouches de
ses batteries, la cité rebelle répondait d'une
voix qui va s'affaiblissant d'heure en heure^
et n'aura bientôt plus d'autre puissance que
celle du défi... »
Lundi y 8 mai, — Il y a un an, à pareil jour
c'était un dimanche;, les Parisiens, contents
d'eux-mêmes, s'étaient donné une petite fête
à eux-mêmes ; ils avaient voté toute la jour-
née, et, le soir, partout où ils avaient pu en
famille s'en passer la fantaisie, ils s'étaient al-
H mai. i3(t
lumé des lampions, voire même des lanternes
de papier. Les gamins — qui ne perdent ja-
mais une occasion de tapage — s'étaient li-
vrés à une consommation effroyable de pé-
tards ; et, par-dessus toute cette musique, on
entendait, se répondant Tune Tautre, des fan-
fares de cors de chasse, ni plus ni moins qu'un
jour de carnaval.
Aujourd'hui, descendant du Père-Lachaise,
je m'arrête interdite devant la mairie du on-
zième arrondissement. L'immense bâtiment
est entièrement enveloppé de noir. Une grande
bande, ponctuée de larmes blanches et reliée
de drapeaux rouges sur le fronton, parcourt
le long de la façade avec ces mots :
Deuil public.
A imiver saille du 8 mai i8jo.
Plébiscite impérial.
Un écusson richement orné supporte au
milieu un éclatant faisceau de drapeaux noirs
et rouges, traversés d'inscriptions. Des bande-
roUes flottantes, également rouges et noires,
rendent çà et là plus sinistre encore l'effet lu-
gubre de la décoration-
140 Tablettes d'ïinë Femme,
Sur le bôlilëVàrd de rex-Pririce-Eilgèné des
compagnies de marche,- &aé aii dos^ ai-me au
pied, prêtes au départ, attendent le signal du
clairon. Quel départ? Neuiily? Montrougé?
Tennemi (s'appeler entre soi eptnefni! ô pauvre
pays de France !), Tennemi de Paris ri'êst pas
loin. Je le sais par la pluie des ôbUS.
Une femme, je devrais dire une créature,
passé eri calèche ; on réritoure^ on râcclàme ;
cette feriiWe est en toilette de soie, àVec man-
telet dé dentelle. Elle a fait un acte dé patrio-
tisme, pdraît-il, cette élégante citoyenne ! Oui,
elle a fait cette actidn méritoire dé dénoncer
et faire arrêter un réfractaire, son amant pour
le moins. La morale publique en est là. C'était
un infidèle, sans doute. Une autre — une vraie
femme — se serait tUéé j5eut-étre dans son
chagrin. Elle le fait hier. Cest hideux!
La statue de Voltaire, assise et calme, voit
impassiblement passer ces choses. Le dieu iro-
nique de ce pauvre Paris sceptique garde son
immobilité de pierre. Des indigents sont au-
tour, oubliant de mendier. Des convois défi-
lent, c'est rheure des cortèges. On a fini par
installer à poste fixe à l'entrée du cimetière
des musiques générales, ne pouvant plus suf-
fire aux politesses particulières. Cest la fan-
A'-f; tîhii. 141
fàre de cérémonie qui doit faire accueil aux
morts rouges, indépendamment des musiques
spéciales qui précèdent chacun d'eux. Le ca-
non, dont le grondement incessant se rappro-
che^ accentue de sa basse profonde et rh>lhme
avec solennité les sombres marches funérai-
res .....
Mardi, g mai. — Stupeur publique. A midi,
prise du fort d'Issy. Ce pauvre fort qui ne te-
nait plus que par miracle, criblé par des mil-
liers et des milliers d'obus et dont la résistance
désespérée semblait un prodige, était Torgueil
des fédérés. L'abandon du fort d'Issy marque
le commencement de l'inévitable défaite...
Mornes, accablés, tète basse, des débris de
bataillons descendaient de Montrouge. C'é-
taient de petits groupes, isolés, silencieux.
L'affiche suivante venait d'être placardée dans
Paris :
c. Midi et demi.
« Le drapeau tricolore flotte sur le fort
i4'2 Tahlettes d'une Femme.
d'Issy, abandonné hier soir par la garni-
son.
w Le délégué à la guerre,
a ROSSEL. »
« Trahison ! trahison ! » s'écrie la Com-
mune, qui n'admet pas les mauvaises nou-
velles.
Un démenti officiel s'affiche présentement
à la porte des mairies :
« Il est faux que le drapeau flotte sur le fort
d'Issy. Les Versaillais ne l'occupent pas et ne
l'occuperont pas. La Commune vient de pren-
dre les mesures énergiques que comporte la
situation.
a Hôtel-de- Ville, 9 mai, 8 h. du soir. »
Cette déclaration ne persuade personne, la
confiance de l'insurrection est évanouie, les
fédérés n'ont plus la foi. Quel effarement de-
puis une semaine ! Je ne sais quel journal rap-
portait ceci : « qu'eu quatre joints le fort d'Issy
a eu treize gouveryieiirs , »
Rossel, ce brillant capitaine fourvoyé par
g mai. 148
mauvaise humeur parmi nos * mascarades
étranges^ insulté par la Commune, décrété
d'accusation par le Comité de Salut public ,
donne sa démission en ces termes dignes et
péremptoires :
u Paris, le y mai J871.
« Citoyens membres de la Commune,
« Chargé par vous, à titre provisoire, de la
délégation de la guerre, je me sens inca-
pable de porter plus longtemps la respon-
sabilité d'un commandement où tout le monde
délibère et où personne n'obéit
« Hier, pendant que chacun devait
être au travail ou au feu, les chefs de légions
délibéraient pour substituer un nouveau
système d'organisation à celui que j'avais
adopté, afin de suppléer à l'imprévoyance
de leur autorité, toujours mobile et mal
obéie
y*
144 1 ablettes dune Femme.
« Je me retire, et jai l'honneur de vous
demander une cellule à Mazas.
« ROSSEL. »
Dépêche de Versailles, g mai i8ji .
M 7 h. du soir.
« L'habile direction dé nos travaux, secon-
dée par la bravoure de nos troupes, a aujour-i
d'hui obtenu un succès éclatant
« Le fort de Vanves est dans un état qui ne
lui permettra guère de prolonger sa résis-
tance.
« Du reste, la conquête du fort d'Issy
suffit seule pour assurer le succès du plan
d'attaque actuellement entrepris »
Mercredi, lo mai. — Le citoyen Ch. Deles-
cluze eist norhmé délégué civil à la guerre, en
remplacement du citoyen Rossel. Voici quel-
ques lignes de sa proclamation belliqueuse :
io hiai. i4s
« A la garde natioyiale.
« Citoyens,
« La Commune m'a délégué au ministère
de la guerre; elle a pensé que son représen-
tant dans l'administration militaire devait ap-
partenir à l'élément civil. Si je ne consultais
que mes forces, j'aurais décliné cette fonc-
tion périlleuse ] mais j'ai compté sur votre
patriotisme pour m'en rendre l'accomplisse-
ment plus facile
• •••• ••••••••••
« Nos remparts sont solides comme vos
bras, comme vos cœurs; vous n'ignorez pas,
d'ailleurs, qiie vous combattez pour votre li-
berté et poîtr Végalité sociale, cette promesse
qiii vous a si longtemps échappé; que si vOs poi-
trines sont exposées aux balles et aux obus des
Versaillais , le prix qui vous est assuré, c'est
VaffraJichisseffieiîi de la Frayice et dit monde , ta
sêtnrité de votre fojer et la vie de vos fetnmes
et de vos enfants.
7^6 Tablettes d'une Femme,
« Vous vaincrei donc; le monde, qui vous con-
temple et applaudit à vos magnanimes ej^orts, s'ap-
prête à célébrer votre triomphe, qui sera le salut
pour tous les peuples.
« Vive la République universelle !
» Vive la Commune!
u Paris, le lo mai 1871.
« Le délégué civil à la guerre^
« DELESCLUZE. »
Vous combatte^ pour votre liberté et pour
légalité sociale, cette promesse qui vous a si long-
temps échappé
Ainsi parle au peuple crédule le dictateur
du jour, au peuple si facile à déchaîner et
si facile à conduire. Car c'est un peuple
facile à mener, cette pauvre multitude igno-
rante que de telles promesses irréalisables
enflamment jusqu'au martyre. O chefs im-
provisés de ce troupeau docile ^ idoles du
moment qui entraînez cette population inin-
telligente, impressionnable, candide, affamée
et leurrée jusque sous les roues du Fatum
sanguinaire, qui ressuscitez pour ces croyants
10 mai. 14'j
fanatisés l'antique légende indienne de l'im-
pitoyable Wischnou et renouvelez en son hon-
neur les sacrifices humains des barbaries
passées, quelle responsabilité que la vôtre !
Ils vous croient , ils se précipitent, et ils
meurent !
Je me rappelle un de ces exemples de cré-
dulité populaire qu'il faut avoir vu, de ses yeux
vu^ pour mesurer jusqu'où peut aller le fa-
natisme des classes pauvres. C'était en 48,
après l'ébranlement de Février qui avait, lui
aussi, mis à nu bien des misères. L'apôtre
de la foi nouvelle ne faisait point appel aux
armes. Loin de là. Il prêchait la concorde ,
la fraternité, Tunion des âmes; et — chose
rare — il pratiquait ses théories, il était doux
et charitable.
Cabet rêvait le communisme, il en croyait
l'application possible et il annonçait partout
cette bonne nouvelle d'un règne d'amour.
« Quittons ce continent maudit où l'exploi-
teur pressure l'exploité, où les vieux préjugés
oppriment la liberté du monde. Allons dans
une terre neuve établir le règne de l'égalité.
Le communisme, c'est l'Evangile; suivons en-
fin la loi du Christ! Partons au pays d'I-
carie! »
14*^' Tablettes d'une Femme,
J'ai lu alors ces merveilles idéales du pays
d Icarie; la société nouvelle était une société
de saints. Personne n'avait rien et donnait
tout aux autres, ou plutôt^ dans cette incom-
parable terre du Bien, les choses venaient
d'elles-mêmes, et on se les partageait entre
tous. Chacun faisait hommage à tous de ses
aptitudes particulières, et vous n'iniaginezpas
l'harmonieuse perfection de la future église.
Ainsi se trouvait réalisé ce vieux refrain de-
venu maxime :
Djnnc-moi de quoi qu' /'it.'?,
Je te donnerai de quoi qu j'ai !
Les femmes surtout jouaient un rôle ad-
mirable dans la colonie icarienne : nourrices,
ménagères , institutrices. C'était, dans l'ap-
port commun de ces trésors d'âmes, des
joyaux de cœur qui défient toute comparaison.
Je me souviens d'Une de ces sœurs; elle
se nommait Henriette; c'était à faire incon-
tinent le voyage d'Icarie pour presser avec
vénération sa main douce et charmante.
Mais où était ce fantastique pays d'Icarie ?
Dans des déserts sauvages, absolument
sauvages de l'Amérique du Nord, où nul êtfé
civilisé n'avait pénétré encore let ii'àvait pro-
fané — ^ par conâôqùertt — la primitive na-
ture. Les animaux , non corrompus par
rhoWme^ étaient restés puissants, féroces ,
terribles. La beauté des choses le disputait
dans ces solitudes ail danger permanent des
rencontres inévitables. La fécondité sans
culture dti sol extibél-ànt était telle qu'il y
fallait la hache pdut- se frayer un passage
ail travers de ces Hchesëës aussi inextricables
que magnifiques...
Maintenant la contrée a changé d'aspect.
Les élégances de Sail-Francisco ont^ bien loin
à la ronde, détrôiié l'élément sauvage ; mais,
aii temps où je pàHe, les profondeurs de
la vieille Californie étaient dignes des pre-
miers temps du globe et offraient à Tamateur
un état de barbaries sans mélange.
« Quittez tout, ou plutôt emmenez tout »,
disait avec attendrissement l'apôtre, le père
du cotnmUnisme] « emmenez vos pères^ vos
mères, vos femmes, vos fils. Vendez vos meu-
bles personnels, ces témoignages de vanité
et d'égôïsmë; là-bas il y a dés arbres; ndUs fe-
rons pour la cotnmunauté des lits, des tables
et des chaises. Et puis , noUs simplifierons
I >o Tablettes d'une Femme.
.")
tant la vie ! nous allons briser tant d'entra-
ves ! Adieu aux liens de l'ancien monde ! Par-
tons au pays d'I carie, »
Cabet avait déjà fait le voyage et avait ob-
tenu pour la colonie de ses rêves la conces-
sion d'un terrain vierge considérable.
Il était stipulé que chaque famille ayant
tout vendu : nippes, mobilier, propriété vaine
et superflue, apporterait pour son passage
six cents francs, et puis qu'on ne verrait plus
vestige de monnaie en ce monde. La loi d a-
mour ferait couler là-bas des flots de miel et
de bonheur. Les frères et sœurs , parvenus
à la terre promise, c'étaient tous les paradis à
la fois : le paradis de l'ancienne Bible; le pa-
radis, mille fois plus beau, de la philanthro-
pie nouvelle.
Nulle ombre dans ce ciel d'utopie ne fai-
sait charitablement pressentir que l'homme
ne cesse pas d'être homme, parce qu'il change
d'habitudes ; qu'il emporte avec soi ses mi-
sères , ses inégalités profondes, ses convoiti-
ses, ses jalousies, ses défaillances; que l'u-
niformité n'est pas possible avec cette variété,
cette diversité d'humeurs, de volonté, d'acti-
vité ou de négligence, d'indifférence ou de
10 mai, i^i
:èle, d'insensibilité ou de passion qui consti-
ue dans son ensemble toute société hu-
naine. Toujours, toujours ce brillant mirage :
2 bonheur , l'immédiate jouissance ! Jamais
e plus salutaire des enseignements : T effort
•ersonnel, le devoir!
Non! aucun nuage, dis-je, dans ce ciel d'u-
3pie. Le programme était insensé. Eh bien !
^s disciples de Cabet ont cru aveuglément à
Dûtes ces féeries. On a réuni six cents francs;
eux qui n'avaient rien pu réunir ont été
-mmenés tout de même. Ces émigrants du
>onheur s'en allaient avec enthousiasme.
Pour cette terre de l'inconnu redoutable, de
eunes femmes emmenaient des enfants à
a mamelle. C'était une exaltation extraor-
linaire, le vertige et l'extase. La chanson
les Girondîfîs était retournée ; ce n'était pas :
Hourir poî47^ la patrie; c'était : Vivre pour la
atrie !
Travailleurs, que notre industrie
Nous emmène au-delà des mers!
Vive la nouvelle patrie !
Communauté de Tunivers! ....
I K-j Tablettes d'une Femme,
Les départs avaient lieu à la gare Saint-La-
zare , à huit heures du Soir^ par deS trains
spéciaux. Awaj^ ! away ! En avatit pour le
Havre ! en avant pour T Atlôntique ! pas de
bagage : pourquoi faire ? Tous emportaient
leur volonté d'amour. Les hommes avaient
un certain costume de circonstance : ja-
quette de velours, tenue dé chasseurs huma-
nitaires ; les femmes — illuminées de certi-
tude — semblaient presque coquettes avec
leurs bonnets des dimanches, égayés de fa-
veurs bleu de ciel.
De ces émigrants du bonheur aticun n'est
revenu raconter les drames de son rêvé :
les môrts^ ceux des forêts ou ceux des gtè-
ves, n'ont pas redit leurs luttes farouches ;
les solitudes sont restées muettes. Cabet^ le
doux et pacifique apôtre, est seul reparu en
Europe où il a fini obscurément de cha-
grin, peut-être !
Vendredi, 12 mai. — Le Comité de Salut
public a décrété hier la démolition de Thô-
tel de M. Thiers, place Saint-Georges. Les
passants de ces parages-là ont pu voir depuis
/i' mai. i^J
qùélqlies joiifâ flotter â la porté le pàvillôfi
rouge. C'est une frénésie de démolition^ à
#
coininencer par la colonne Vendôtiie que
ïùti prépare tout dëuêeftlefît, avec pioches
et marteaux, à sa chute immiiiente; on a
condamné à la même mestife le monu-
ment de Louis XVI, et les vexatiotîs de-
viennent sérieuses dans les couvents et les
églises ) ririsùrrectioti se sent perdue et
croit imposer par un appareil de terreur.
J'ai pris aujourd'hui ma carte d'ambulance,
cette vieille compagne du premier siège, et
je suis entrée au Val-de-Grâce visiter iin
pauvre troupier, en traitemeht depuis dé-
cembre.
Un air de flûte singulièrement doux m'at-
tire dans une division voisine, où des con-
valescents se chauffaient au soleil : le mu-
sicien était un jeune soldat — dît-huit ans
— volontaire dans .là guerre prussienne.
Une balle liii a emporté les yeux; il a les
deux yeiix crevés.
« — Je m'apprends à jouer de la flûte,
me dit-il, car il faut à présent que je men-
die; mes parents sont chargés de famille;
j'avais un bon état, et voilà que je ne puis
/ 5-/ Tablettes d'une Femme,
plus rien faire; malheureusement, je ne suis
pas mort »
Ces choses de la vie réelle, conséquences
de nos guerres prétendues nationales, se pas-
sent de commentaires...
Dix-huit soldats de la ligne ont subi ici
l'amputation de bras ou de jambes ; deux de
ces pauvres garçons, vivants encore par mi-
racle, n'ont plus qu'un torse. C'est effroyable.
Samedi, i3 mai, — L'église Notre-Dame-
de-Lorette était hier un club : je lis sur les
murs cette pancarte d'une main féminine :
« Convoqation pour vendredit à sept heures. »
Aujourd'hui c'est une succursale de lex-
préfecture. La petite porte de la rue Flé-
chier est gardée par des sentinelles installées
sur les marches, mangeant et buvant. Dans
toutes les affaires populaires de ce monde,
on mange et l'on boit avec bonhomie, —
comme de simples mortels, — n'importe
où l'on se trouve; chefs et subordonnés
fraternisent : c'est l'heure où les intéressés
devraient tenter une politique de concilia-
tion
i3 mai, 755
A tout moment sont amenés les récalci-
trants de la Commune , pris dans les filets
de la souricière organisée d'une façon im-
pitoyable dans ces parages voisins de Thô-
tel Thiers. Quiconque, en ce quartier, n'a
pas, hélas! quarante ans et a cru pouvoir
impunément ce tantôt sortir de sa cachette,
est appréhendé comme traître à la patrie,
transfuge de la sainte République et n'ob-
tient grâce que si, incontinent, il se laisse,
dans la sacristie convertie en vestiaire, re-
vêtir de Tuniforme sacré. Il ne lui sert de
rien d'être monté en fiacre, de s'être ju-
ché sur l'impériale d'un omnibus, de s'ê-
tre attelé à une charrette de légumes :
fiacre , omnibus , charrette sont inspectés
avec la dernière rigueur, et la population
masculine est traduite — pour refus d'en-
thousiasme — devant les doux gardes na-
tionaux de l'église transformés en conseil
militaire.
Des badauds , durant ce temps , sont
plantés comme des points d'admiration de-
vant la maison de la place Saint-Georges;
ils acclament chaque moellon qui tombe et
rien ne dérange leur immobilité satisfaite.
I ^h Tablettes ^' une Femme.
.■)
11 arrive à chaque instant que cette chasse
à l'homme devient une chasse à Toiseau.
L'individu arrêté, — jeune, nécessairement,
— joue lestement des jambes et le garde
national chargé de l'atteindre, embarrassé
de son fourniment, n'y arrive que difficile-
ment, et même n'y arrive pas du toijt. Il
faut voir alors ces courses vertigineuses des
poursuivants, des poursuivis, des blouses, des
paletots , des tuniques ! C'est un branle-
bas auquel la population flqttante des cu-
rieux disponibles ajoute un cortège innom-
brable. Les femmes — immanquablement —
s'en mêlent. La plupart du temps, elles cri-
tiquent.
— Ce pauvre Hector! c'est bien lui qui
s'ensauvait tout-à-V heure ! T vas aller pré-
venir sa famille ponr qu'on le réclame au
dépôt. — Bonté du Ciel! c'est Achille! Qu'est-
ce qu'il venait dottc faire par ici! Dans quel
temps vivons-nous, Marne Robert, dans
quel temps !
Quelquefois les gardes nationaux eux-
mêmes ont regret et honte du métier qu'ils
font : il y a, parmi les fédérés, de vrais
enfants qui avaient commencé par s amuser
i3 mai. 1^7
2S mascarades et qui sentent des remords.
$ tambours ni trompettes, profitant de la
générale , ceux-ei s'en vont ; ils rega.-
it leurs hauteurs, mansardes ou galetas.
- J'en ai asse^ cojifessé aujourd'hui ! Bon-
la compag^iie !
2ci était dit par un pauvre petit diable
)atriote qui se dépêchait de disparaître.
5 ses sourcils, menaçants et terribles il
t les plus doux yeux du monde , avec
:épi crânement posé sur Toreillc
.rvy*v~^^^^ r^j ./-
? point de vue! Oui, ce que Sainte-Beuve
dait si poétiquement et si judicieusement
mni de pue, j'y suis arrivée. Je suis
/ée à cette heure de la vie où la pers-
ive est complète, la pensée absolue.
;cension est terminée^ les mille accidents
paysage qui interceptaient ou interrom-
înt mon jugement ont disparu sans re-
r. Je possède virilement mon âme. Le
nde ne saurait entamer mon armure.
/ S'V Tablettes d une Femme,
Je ne pense pas comme le monde, je le tiens
sous mon observation rigoureuse; mais le
monde ne me connaît pas. Je me suis résolue
au silence , les discussions ne pouvant rien
dans la ditiérence incurable des esprits;
ce qui me sépare des autres m'en sépare
à jamais.
Chacun regarde au détail, s'accroche à des
personnalités exigeantes; moi^ je ne me sers
du détail que pour une harmonie d'ensemble
qui rend infiniment doux le verdict le plus dur.
Où Ton voit les sectes,, les partis, les an-
tagonismes, les barrières, Thorreur et Tim-
puissance présentes, je vois la progressive,
la triomphante humanité , touchante sous
ses innombrables aspects d'efforts, de souf-
frances, d'activités égarées ou perdues, de
courages individuels et sublimes. •Le monde
hait, raille et méprise. Je ne hais rien, car
j'ai pitié de tout; je ne raille rien, car j'ai
respect de bien des circonstances ignorées
qui expliquent et éclairent , sinon justifient ,
bien des fautes. Quant à mépriser qui que
ce soit, — dans cette rude traversée où nous
sombrons, — j'ai trop vécu avec les malades
pour n'être pas émue d'une compassion sou-
i3 mai, i ^(j
^eraine à la vue des naufrages humains.
Le mépris en ce monde achève de tuer bien
ies âmes Je ne serai pas avec les bour-
reaux inconscients dont Tamer dédain pré-
:ipite plus avant encore dans Tabîme les
aibles et les coupables. Si je ne puis sau-
ver qu'une àme dans le tas condamné des
naudits, je tendrai infatigablement ma main
i ceux-là, ne me rebutant pas si nul ne la
œut prendre. Les justes n'ont pas besoin
le mes prières,, les bien portants n'ont pas
besoin de mes soins
Le monde ne me comprend pas et je ne
:omprendspas le monde. A chacun sa route.
La mienne est dans le soleil, la volonté et
le silence
• vy^/fcy^*'
(a* soir, répétition sur ma route des ar-
restations et des scènes de tantôt. Il est vrai
qu'il me faut passer devant Tex-préfecture,
et ce voisinage explique mes rencontres.
I- temps , aujourd'hui , gros d'orage , gris,
lu
i6o Tablettes d'une Femme,
sévère, lourd, est sombre et noir à présent.
Peu de lanternes allumées; les quais, traver-
sés du pas des soldats, présentent un aspect
saisissant ; la Seine roule à coup sûr des ca-
davres sous ses longs flpts de çouleuf d'encre.
Je suis sur le Pont-Neuf. Un cri aigu se fait
entendre au milieu d'un brviit jd^arme à feu.
Un fédéré qui, avec trois camarades, entraî-
nait un traître, s'est embarrassé le pied
dans un trou de pierre ; il e§t tombé sur un
bout de trottoir et son propre ^sil, écla-
tant tout-à-coup, Ta tué roide....,
Dimanche, 14 mai. — Un pauvre homme vient
de- se suicider, tout à côté : il a un fils dans
Tarméc de Versailles; la Commune lui a pris
de force les deux autres enfants qu'il avait
essayé de cacher et qui n'ont pu s'échap-
per : ouvriers cordonniers; la mère est morte.
Le malheureux a été pris de désespoir, il
s'est brûlé la cervelle.
L'Officiel de Vinsiirrectioti met de plus en plus
le feu aux esprits :
« Nous signalons à l'indignation publique
et à la mémoire des Parisiens le colonel corn-
14 f^^i' if^i
mandant le 3ç>' dé ligfië. Lorsqtîê les Vêrséil-
lâîs <;'en1paréf-l^tit dil paré dé Méùilly, èe ifni-
séràble fit pàSSer par les armes dix -huit
prisonniers fédérés, jiifëiit qu'il en fei-àit àti-
tàtll à tous les Pariàiëhs qui lui tofnbëfdieilt
sous là rnâitl.
« Qii'il àé gdfdë de tdmbef sblis les hiâihs
des Parisiens !
Afinistërê de la guerre.
« Paris, le 14 mai 1871. »
Ils ont peur, ils perdent la tête, ils le mon-
trent, les chefs effarés de Témeute ! Le désar-
niêmèht à domicilei Tàrrestation dans la rue,
les vexations de toute heure ne suffisent plus ]
Uti dédtèt de ce jour exige dé tout individu
^rte carte d'idetltité qui atteste ^on noiti, Son
âge, sa profession. Cetix qui n'ont pu partir
doivent s'enfouir de. plus en plUS profondé-
^^ent dans les càVes; la châsse atroce devient
f^rlfeuse ; les dénonciations abjectes se multi-
plient. Quand l'aberration d'un parti est aussi
^^niplète et qu'il se Sert de moyens aussi dé-
^^^pérés, c'est que la crise est imminente,
^st que la solution est prochaine.
i(j2 Tablettes d'une Femme.
Lundi, i5 mai, — Préfecture de police. —
Encore l' ex-préfecture ! J'ai donné ma parole
de retrouver la montre ecclésiastique dont le
signalement a été transmis par moi à tous les
services, et je suis obstinée. Ici, c'est peut-être
l'obstination du désespoir; car, contrairement
à l'axiome scientifique : « Rien ne se perd, et
rien ne se crée >» , tout se perd dans ces bureaux
funambulesques, et rien ne se retrouve.
Je sais bien que je vois des choses dont
aucun récit ne peut donner l'idée. Mon per-
sonnage ignoré s'impose à ces gens que
j'ignore^ et, tandis qu'ils me parlent, j'oublie
quelquefois de leur répondre^ dans l'ébahis-
sement où me plongent leurs déguisements
de carnaval.
Peut-être vais-je dire une sottise! Mais que
ceux qui sont sans sottise sur la conscience
me jettent la première pierre! Eh bien! à
part la réalité féroce^ il me semble que le
peuple est pareil aux enfants qui^ en l'ab-
sence des parents et des maîtres^ jouent aux
grandes personnes.
Le peuple, tout d'un coup, sans tuteurs et
sans chefs , joue au pouvoir, au gouverne-
ment, au commandement, à Tautorité. Il se
nomme général, ministre, ambassadeur, pro-
cureur de la République, maître d'école.
Nous avons un ministre des affaires étran-
gères, s'il vous plaît, le citoyen Paschal Grous-
set , qui a envoyé , ni plus ni moins qu'un
Lamartine, son manifeste aux différents ca-
binets d'Europe et qui a reçu les hommages
— tout le monde l'a su — de Son Excellence
^e représentant de la République de l'Equa-
feur. Rien ne nous manque, voyez- vous.
Et l'on s'affuble d'habits magnifiques, bro-
dés, chamarrés, avec des galons en or sur
toiates les coutures. Les puritains de la Com-
ïn.\ine ont voulu faire des observations; il y a
^^ même des décrets et des admonestations
PO\ir refréner cette intempérance de décors; les
généraux peu sages n'ont rien entendu, ils
cc>ritinuent à éblouir la foule. Ainsi, tantôt, le
^c>mmandant de la place, un de nos chefs
^Redoutables, celui-là, un de ceux qui, dun
froncement de sourcils et sur une simple
si^gnature illisible , peuvent envoyer un
^Omme entre quatre fusils, quatre revolvers
^^ quatre sabres courir de la place Vendôme
^ la place Dauphine, de la place Dauphine
^ la prison militaire ( Cherche-Midi ) , de la
loi
iij4 Tablettes d'une Femme.
prison militàif le ( Cherchë^Midi ) à Mazdâ ou
à la Roquette, eh bien ! ce fier conïniarldant
de Id place^ ce chef saris répliqilê^ m'avait
fixée d admiration devant sori étotinânt cos-
tume. Ce chef-là était tout brodé efl ât-gent,
et il y avait, eh argent, dis-jè, sur cet titii-
fdrmé mâjestuellx, tant de petites bêteS, ai-
lées ou à pattes, que je me fis à îftoi-fhêihe
lin cours de Jardin des Plantes. Sa vdix de
commâhdarlt surpris ttie tihà de rilâ zoolo-
gie :
« Vous savez. Madame, qiie cè 4^e je
fais là pour vous téinôignc d'urife excessive
côriiplaisdrice. jamais, soU§ àilfcun gbiîvër-
riehiërit, un lieutenant général (?) ne s'est âbâi^
se à cette besogne dé bureaucrate. Je Viëiis
de faire pbUr vôUs le ménage; ôUi^ niâdarhè,
le rtléndge dans toutes les Salles, et, je dois iê
dire, je n'ai rien trouve. L'ancienne Perriia-
nence a relégué les registres je rie sais où,
là nouvelle Permanence rie tient de comptes
qiiè depuis le i8 avril, et votre réclariiatidii
rehiorite au 1 1 . »
■*/\/ r\ "'^.v/ r" r* f\
7 5 ^^iài, ifis
— « T'àPôuè donc, iôt? » dirait tantôt à
un ëd-ârrêté, lin des rionibreux prisonniers
de là GdîiitiiUiie, qlie huit fédérés farouches
véiiàiënt, bàïbrtttelté âii vèht, d'ameher àvee
un papier à là préfecture. C'était une fi-
guffe àbjëctë^ ufiiè de ces faces répughàntes
que les révblutidtls bflt lé ttisté privilège dé
reitiëttrë â flot. « àH! t'avoue, tût, fnbi,
ftiifdlié jnHtais ! ^>
>ï — Moî, j'àyoUe », répdildit ràlitre, ce-
Itii à 4Ui il parlait, « oui, j'àvbUë, je suis
ùh Voleur! »
Je regardai cette seconde figure, âuda-
cieuse, étrange, brutale, filais Itiniineuse et
^Intelligente. C'était un gaillard de vingt-cinq
^ris à peine, aux traits de brigand, mais
étîërglquêS, ëi^ressifs et réguliers. Ces yëux-
1^ ne se baissâieiîi pas.
« — Oiii, réprit-il, je siiis un voleur, et
Ç^ thé plaît, à nîoi, d'être lih voleur! Èh!
t^ifeiii quoi! j'ai chapardé une couverture
^<à cheval; mon seul regret est de n'avoir
P^s pris le cheval avec!...
« — Pfovisdirëmênt, je retiens tout le
^^onde », fit d'une voix impérative le mâ-
Sistrat du lieu.
ih() Tablettes d'une Fenwte.
9
« — Naturablement » , répliqua le voleur
qui^ sans souci sur sa destination nouvelle,
n'était pas fâché — n'importe comment —
de s'asseoir^ permission qui lui fut accordée.
Comme je suivais le quai, je vis Ferré
qui devisait chaudement avec un collègue.
Quelqu'un l'ayant nommé l'autre jour
devant moi — du côté de l'Hôtel-de- Ville
— je regardai avec attention ce petit homme
qui doit être doué d'un bel entêtement dans
la vie ordinaire. Je ne sais s'il a beaucoup
d'idées et si elles tiennent ensemble; mais
il doit, lui, tenir singulièrement à ce qu'il
appelle ses principes.
Mardi y i6 mai, — « Tu sais la Co-
lonne! Eh bien! elle est dansée! »
C'est en ces termes que, ce soir, à six
heures, un fédéré qui revenait de Texécu-
tion de cette pauvre Colonne, l'apprenait à
un autre fédéré, son ami, comme je pas*
sais devant le Louvre.
Oui, cette pauvre Colonne avait vécu!
elle avait rendu le dernier soupir entre cinq
heures et demie et six heures. Pauvre vieux
i(j mai. lij-j
Bé ranger^ si fier de nos gloires nationales^
qu'est-ce que ton ombre de chansonnier
populaire rencontrant ton ami Charlet^ ton
autre ami Horace Vernet et bien d'autres,
aura pensé et aura dit en entendant jus-
qu'au fond des entrailles de la terre l'ébran-
lement de cette chute insensée?
J'ai là justement — devant les yeux —
ua dessin^ bien rare à présent, de Charlet :
uu ouvrier de rude allure^ maître forgeron
pour le moins, recommande à un Frère de
la doctrine chrétienne l'éducation de ses
garçons, deux bambins résolus, de solide
c^^arpente comme leur père : l'un a huit
^i^s^ l'autre dix, tout au plus.
^— « Faites-leur chanter la Colonne, à mes
^^fants! C'est le Cantique des Cantiques!... ma
^^o/onne f... mon grand Empereur... !
Chapeau bas. Frère ! »
Le bras levé, l'œil dans l'extase, c'est la
*^i populaire elle-même que personnifie cette
^âle figure. On sent là des visions gigan-
tesques, on entend là des chants de victoire.
Cet enthousiasme a gagné l'un des écoliers;
^^ bras levé comme son père, comme son
père il s'écrie : Vive la Colonne ! L'autre tout
i68 Tablettes d'iinè Fenwie,
recueilli, tout sorigéùr, sa petite casquette à
la main, ses cahiers d'école sous le bras,
ne veut pas perdre une de cfes belles pa-
roles; on dirait qu'il écoute une belle fable.
Son céil contemplatif s'illumine; la piété
paternelle inonde sa petite âriie. Quant au
Frère, attentif, tête baissée, la mdin à son
chapeau de prêtre, il semble dirfe : Il y a
donc Un autre dieu que Dieu ; Napoléon est son
Prophète,
Oui, pauvre vieux Bérângèr, pàilvi'e grande
âme de patriote, qu'aurafe-tii dit dé ce dé-
boulonnement de là Colorine! Dàtis nos hu-
miliations présentes il nous restait à peme
ce vestige des gloires anciennes; la Colonne
toute seule semblait dire : Nous n'avons pas
toiijours été vaincus; il fut uil tenips où,
nous aussi, nous avions les canons des au-
tres ! Un vers du vieux chansonnier, — non
de victoire, rion de gloriole, — niais d'ac-
cablement et de défaite, traverse obstiné-
ment ma pensée et semble, hélas! de cir-
constance :
On vit de honte, on n'en meurt plus !
i(i mai, lôy
Majs revenons à la Colonne.
Sur la proposition dy citoyen Félfx Pygt,
qyi Iqi portait une haine particulière^ la
Comnîwne lav.ait, le 12 avril, décidé en ces
terraes sa suppression irrévocat^le :
« LA COMMUNE DE PARIS,
« Considérant que la Colonne impériale
de la place Vendôme est un monument de
barbarie, . un symbole de force brute et de
fausse gloire , une affirmation du milita-
risme, une négation du droit international,
une insulte permanente des vainqueurs aux
vaincus, un attentat perpétuel à l'un des trois
grands principes de la République française,
la fraternité,
a DÉCRÈTE :
« Article unique. — La Colonne de la place
Vendôme sera démolie. »
La date de l'exécution n'avait pas été dé-
terminée le jour même, mais il était enten-
du que la cérémonie aurait lieu dans le dé^
i-jo Tablettes d'une Femme,
lai le plus rapproché et qu'on allait activer
les préparatifs nécessaires.
Dès lors des paris furent organisés. Pile
ou face : tombera-t-elle? ne tombera-t-elle
pas ? Les plus craintifs, ceux d'humeur ti-
mide, qui tenaient au fond de leur cœur à
cette grande aiguille de bronze, jugeaient ir-
révérencieuse cette condamnation révolu-
lionnaire. Quoi! plus de colonne Vendôme!
Et qu'est-ce donc que les provinciaux vont
penser, eux qui ne viennent à Paris que
pour la Colonne et pour le Jardin des
Plantes?... Le peuple, le vrai peuple, celui
qui veut du nouveau et qu'un vol de pi-
geon contente, qui s'arrête avec admiration
devant la frégate-école et dont la suprême
indifférence crie avec la même béatitude :
Vive ceci! à bas cela! le peuple des rues»
des clubs en plein vent et des barrièresp»
ne dissimulait pas son plaisir et même soa
impatience.
Le peuple est ainsi fait : on le tourne et
on le retourne sur le même sujet de la fa-
çon la plus contradictoire. Ce qu'il aime avant
tout, c'est le spectacle. Or, depuis plus de
quinze jours on lui avait promis ce renver-
i6 mai. 171
sèment de la Colonne; chaque matin, il ve-
nait voir où en était l'ouvrage , et elle était
toujours debout!
La solennité fut annoncée sans remise
, pour le 8 mai; ce jour-là, — c'était un lundi, —
la population entière était à son poste. Mais,
hélas ! cette grande entreprise n'alla pas toute
seule ; on rencontra tout-à-coup des obstacles
inattendus ; il fallait, de la base au faîte, dé-
boulonner tronçon par tronçon pour arriver à
éraouvoir la géante. Coups de marteau et
coups de pioche rivalisèrent la nuit et le jour
pour ébranler la condamnée. Des cables fu-
rent hissés jusqu'à son sommet, et le pauvre
C>ncle P^ faisait piteuse figure au milieu de tous
ces cordages ...
Aujourd'hui, définitivement, les préparatifs
éta.nt terminés, la démolition tant de fois an-
noncée ne tenant plus qu'à un fil, la dernière
heure de la Colonne était sonnée.
La foule était immense rue de Castiglione,
^Ue de Rivoli, sur les marches des Tuileries,
rUe Mogador, rue Saint-Honoré, rue Neuve-
ies-Petits-Champs, rue Neuve-Saint-Augus-
^^n- mais surtout elle était formidable de
^ autre côté, place du Nouvel-Opéra et sur le
boulevard.
//^ Tablettes, d'une Femme.
Des étrangers de distinction — Anglais et
Russes — favorisés d'invitations spéciales
garnissaient les balcons de la place. Quant
aux ennemis intimes de la Colonne : Courbet,
Lefrançais, Vallès, ils ne dissimulaient pas
leur triomphe.
Le grand Empereur visiblement incline
déjà du côté où il allait tomber (sur une épais»
seur de fumier, ô misère!) faisait d'avance
bien ridicule figure avec une grande corde
passée au cou, celle qui allait aider à le préci-
piter à terre, et, par dérision, un drapeau
tricolore dans les bras.
Des cavaliers très-parés, gardes d'honneu
de la Commune, se tenaient, panache
képi, mousqueton au poing, à Tentrée de l
rue de la Paix ; ils maintenaient la foule e ^
surveillaient la circulation des voitures, ce qu^ 5
n* empêcha pas de nombreuses paniques, ca:«
les voitures aussi voulaient voir.
Toutes les maisons d'alentour avaient coll^^
aux fenêtres des croisements et entre-crois& -
ments de papier, treillage improvisé contre
l'éclat présumé des vitres; car, malgré les prâr
cautions prises, des accidents étaient à crain- '
dre.
Les assistants, il faut le dire, avaient grand' -
i6 mai. ij3
peur. Les sentiments qui les tenaient surplace
étaient très-mélangés. Partagés entre Tadmi-
ration de voir totnber la Colonne et la crainte
d'en recevoir des morceaux, ils s'interro-
geaient anxieusement du regard, au milieu de
conversations çà et là entrecoupées de mur-
mures et traversées de hurrahs. Des fanfares
frénétiques entretenaient Tenthousiasme non
unanime; des membres de la Commune eux-
mêmes passaient pompeusement au galop; lais-
sant derrière eux des sillages d'écharpes rou-
ges^ de plumets rouges, d'étendards rouges.
Des orateurs montés sur la plate-forme pro-
nonçaient l'oraison funèbre de la Colonne ex-
pirante et descendaient de ce pavois au son
de toutes les musiques fédérées conviées à la
féie. — Elle tombe ... Elle va tomber!
Elle ne tombera pas Bah! cane sera pas
encore pour aujourd'hui c'est tous les
jours la même chose ça finit par être en-
^^Uyeux! .....
La Colonne, passant à l'état de défunte^ sus-
Citait déjà des regrets. Lassés d'attendre et
P^Ur se désennuyer, quelques-uns criti-
quaient : « Qu'est-ce qu'elle leur avait fait^ la
^^lonne ? Pourquoi ne V avoir pas laissée Iran-
i'j4 Tablettes d'une Femme.
quille ? Ny avait-il pas des choses plus près-
sées ?
Et voilà que l'heure avançait^ voilà qu'Use
faisait tard^ voilà qu'il se faisait faim; les plus
intrépides songeaient à leurs rôtis de veau;
le vent de l'indifférence passait sur les pa-
triotes; les rangs serrés s'éclaircissaient : la
suite à demain j disaient-ils
Et cependant le grand Empereur penchait,
penchait visiblement ; le colosse de bronz&
se disloquait ; les orateurs avaient fui à distance
respectueuse ; plus de fanfares, un mystéri
silence ! L'air s'agite étrangement^ Tépaiss
couche de fumier reçoit un choc en plusieur
coups : la Colonne se meurt^ la Colonne e
morte!
Me voici chez moi ; à ma porte un gran
/ond de monde autour d'une musique ; je nt ^
* puis passer, je regarde. C'est une petite Cat»^ "
lane qui danse en s'accompagnant de son tanr^-"
bourin. Jamais je n'ai vu figure d'enfant pi
étrange et plus belle. C'est l'impassibilité e
personne ; pas un muscle de son visage i»^
bouge ; cet air sérieux est fatidique^ on dirait Y '^-'^
mage de la Fatalité. Grelots au cou^ aux main
i6-ij mai. ij^
aux oreilles^ tout vibre sur elle; rien ne vibre
dans elle. Regard immobile,, rigide indiffé-
rence de camée. Sait-elle seulement qu'elle
existe ? De graves fédérés sont là^ armés jus-
qu'aux dents ; ils applaudissent avec fureur :
ceux-là se soucient bien de la Colonne ! On
voit même, dominant le cercle, deux ou trois
têtes de nos vrais maîtres, messieurs du Co-
mité central, qui n'a jamais abdiqué, celui-
là!
Mercredi, ly mai. — H y a querelle au camp
d'Achille; la Commune est violemment agitée :
la dictature du Comité de Salut public révolte
les modérés qui répudient la responsabilité de
ses décrets. La minorité, qui ne voulait, disait-
clle, que les élections de Paris et les franchises
nnunicipales, déclare son fait à la majorité ré-
volutionnaire et se sépare nettement d'elle. La
déclaration officielle de cette rupture éclatante
f^it l'objet d'un manifeste affiché par la mi-
norité qui, dans sa protestation véhémente,
^^ retire de Faction et rentre dans les mairies.
^^jures publiques, arrestations entre soi, ac-
cusations scandaleuses, condamnations des
i-jO Tablettes d'une Femme,
cours martiales, rien ne manque. Les chefs
se remplacent et se ressemblent 3 accompa-
gnés des mêmes outrages.
« - -^ Nous nous succédons avec une telle
rapidité 3 disait Tun deux^ que nous n'avons
même pas le temps de nous asseoir, A peine
nommés , nous sommes déjà remplacés par
d'autres »
On lit dans le Réveil du peuple :
« Nous avons vu un modèle en relief d'une
barricade pour les grandes voies, modèle très-
facile et très-prompt à exécuter et que nous
recommandons à qui de droit. Un jouet a
particulièrement appelé notre attention^ c'est
Vapant'garde^ barricade-escarmouche. Cette bar-
ricade mobile, légère, mue par un ressort, est
appelée à rendre de grands services »
Que dites-vous de cette barricade de po-
che ! . . .
La même feuille contient, entre autres eu*
riosités, un décret qui ferait la joie d'un col-
lectionneur :
« Sur la proposition de la Commission fé-
dérale des Artistes, considérant que la place
d'architecte du Luxembourg est inutile, puis-
qu'il n'y a point de travaux à faire exécuter.
le citoyen Lemaire^ architecte actuel^ est ré-
voqué de ses fonctions. »
A propos de Fédération des Artistes, notons
qu'il y a des fêtes aussi à travers nos tueries.
La Commune se donne des spectacles et s'or-
ganise des concerts. Après la besogne du jour
et avant celle — insondable — de la nuit, nos
chefs se montrent aux populations dans les
loges — autrefois corrompues — ■ des tyrans,
maintenant sévères loges républicaines. L'hé-
roïsme des aïeux cornéliens hausse le cœur,
rharmbnie des sons renfle les courages ; ser-^
vez^nous vos chefs-d'œuvre, vous, admirable
Comédie-Française, tout-à-l' heure ambulance^
maintenant redevenue le théâtre, roi des rois.
Et vous, scène de l'Opéra, versez-nous l'en*
chantement suprême, le nectar des dieux, la
musique ! Aussi bien, nous régénérons le ré-
pertoire ; vous allez voir dans leur puissance
les talents inconnus, méconnus, incompris, les
vrais génies de notre époque. Nous ordon-
nons le plaisir3 nous décrétons les réjouissan-
ces.
Pour le peuple, les coquetteries étaient sans
pareilles. C'est aux Tuileries qu'ont lieu les
concerts populaires. Pour cinquante centimes.
7^6' Tablettes d'une Femme.
on pourra voir ; pour un franc, on pourra en-
tendre. Vous qui n'avez pas assisté au démé-
nagement de 48, qui n'avez jamais mis le pied
dans ces antres de la tyrannie, venez voir les
salons d'un monarque, venez voir les coulisses
d'un trône! Vous n'avez pas besoin de mettre
— comme les Turcs — vos babouches à la
porte . Tout le monde entre ici, tout le monde
est chez soi, tout le monde est maître.
Et les concerts — en ce palais des rois —
se ressentent de la grandeur des temps. A
ce mouton d'hier, lion aujourd'hui : le peu-
ple! donnons l'hymne sans rivale, cantique
de nos révolutions : la Marseillaise! La Mar-
seillaise, c'est la France en armes, indignée,
frémissante, invincible; c'est la fierté, c'est la
vengeance et c'est la gloire ; trompette héroï-
que du champ de bataille, coursier hennis-
sant du combat!
Hélas! aujourd'hui 17 mai, fierté contre
qui? vengeance et gloire contre qui?
Ces choses ne sont pas venues toutes seu-
les, ni tout d'un coup. Qui ne se souvient
des surexcitations du siège, qui n'a entendu
raconter l'effet frénétique, dans les clubs, dans
les cafés, aux petits théâtres de la Marseil-
1-j mai, iy(f
laise du peuple^ spécialement composée pour
lui plaire et chantée à plein gosier par une
cantatrice vigoureuse dont le nom éclatait
sur les murs : M""® Bordas? ]e n'ai jamais as-
sisté à rien de ce genre; depuis un an je porte
le grand deuil de la Patrie, et il ne me vien-
drait pas plus à la pensée d'aller au spectacle
que ridée ne m'en serait venue le lendemain
d'un enterrement de famille. Mais j'ai acheté
cette Marseillaise régnante et j'ai compris l'im-
pression qu'elle devait produire à travers l'ef-
fervescence publique et l'ébuUition sociale
qu'on sentait dans l'espace.
Malgré ma répugnance incorrigible à tra-
cer certains mots où se cabre la plume, voici
le titre de cette chanson d'alors : La Canaille,
et, du reste, je vais — pour mon édification
— la recopier tout-à-l'heure.
Et d'abord une observation , toujours la
même, observation inutile : la cause du peu-
ple est sacrée, la cause du peuple est divine;
c'est, pour tout cœur loyal, la cause de la jus-
tice et de la charité ; pourquoi ne pas se ser-
vir d'expressions dignes d'elle ? Pourquoi
tremper cette cause blanche dans le ruisseau
et dans Tégout? Pourquoi, ô serviteurs du
II*
/(V() Tablettes d'une Femme,
peuple, vous abaissez-vous éternellement a
la grossièreté de son vocabulaire, au lieu de
l'élever à la dignité de votre pensée, à la pu-
reté de votre langage? C'est une insulte que
vous lui faites, c'est du mépris que vous lui
montrez, sachez-le bien. Votre client ne s en
aperçoit pas, parce qu'hélas! il n'y regarde
jamais de très-près. Pour aller chez vos pa-
reils, votre pensée revêt de beaux habits; pour
venir chez le peuple, vous l'injuriez; permet-
tez-moi de vous le dire, votre langage prend
des haillons.
Ceci dit (et que de fois ne l'ai-je pas dit ?)
revenons à la chanson : La Canaille^ qui a bien
son mérite, du reste,, un vrai mérite de cir-
constance et qui caractérise, plus qu'aucune
autre peut-être, le travail visible des esprits.
LA CANAILLE.
L
Dans la vieille cité française
Existe une race de fer>
Dont rdmc comme une fournaise
A de son feu bronzé la chair.
i-j mai. ib(i
Tous ses fiis naissent sur la paille^
Pour palais ils n'ont qu'un taudis!...
C'est !a canaille !
Eh bien; j'en suis!
H.
Ce n'est pas le pilier du bagne ;
C'est l'honnête homme dont la main
Par la plume ou le marteau gagne
En suant son môt'cèau de pain.
C'est le père enfih qui ti*availle
Les jours et quelquefois les nuits.
C'est la canaille !
Eh bien ! j'en suis !
m.
C'est l'artiste, c'est le bohêtne.
Qui sans souper rime, rêveur^
Un sonnet à celle qu'il aime^
Trompant l'estomac par le cœur;
C'est à crédit qu'il fait ripaille,
Qu'il loge et qu'il a des habita.
C'est la canaille !
Kh bien ! j'en suis !
IV.
c^est l'homme à là face terreuse^
Au corps maigre, à l'œil de hibou.
Au bras de fer, à main nervéusô.
Qui, sortant d*on ne s^lt pàd où.
/ s 2 Tablettes d'une Femme.
Toujours avec esprit vous raille,
Se riant de votre mépris
Cest la canaille!
Eh bien ! j*en suis !
V.
Cest Tenfant que la destinée
Force à rejeter ses haillons
Quand sonne sa vingtième année,
Pour entrer dans nos bataillons.
Chair à canon de Id bataille.
Toujours il succombe sans cris....
Cest la canaille!
Eh bien ! j*en suis î
VI.
Us fredonnaient la Marseillaise ^
Nos pères, les vieux vagabonds,
Attaquant en quatre-vingt-treize
Les bastilles dont les canons
Défendaient la vieille muraille
Que de tremblcurs ont dit depuis :
a Cest la canaille ! »
Eh bien ! j*en suis !
VII.
Les uns travaillent par la plume,
Le front dégarni de cheveux ;
Les autres martellent Tenclume,
Va se soûlent pour être heureux.
l'j mai, i83
Car la misère en sa tenaille
Fait saigner leurs flancs amaigris.
Cest la canaille !
Eh bien ! j*en suis !
VIII.
Enfin, c'est une armée immense,
Vêtue en haillons, en sabots,
Mais qu'aujourd'hui la vieille France
Les appelle sous ses drapeaux^
On les verra dans la mitraille.
Ils feront dire aux ennemis :
u C'est la canaille ! »
Eh bien ! j'en suis î
3 nous sommes loin du chef-d'œuvre du
, l'immortelle Chanson de la Chemise!
Travailler, travailler, travailler !
Avant l'aube, après les étoiles !
Travailler, travailler, travailler !
Sans jamais le répit d'une heure !
as essaierons, nous aussi, des chansons,
itre! Nous pourrons nous inspirer de
plainte divine du grand poète améri-
î^4 Tablettes d'une Femme.
cain Th. Hood; mais jamais, jamais^ sous
le prétexte de mettre en relief la saine vi-
gueur, le robuste courage, la dure condi-
tion de nos frères pauvres, nous n'ap-
pellerons le peuple populace ou canaille I
Paris succombe; et, comme un mourant
qui appelle à son secours^ Paris appelle à
son aide les grandes villes de France; ceci
est le cri suprême. Versailles resserre au-
tour de nous soft étreinte^ on sent que
larmée approche avec une sûreté irrésistible.
Je note pour moi-même quelques passages
de cet appel désespéré :
'< Aux GRANDES VILLES,
« Après deux mois d'une bataille de tou-
tes les heures, Paris n'est ni las ni entamé —
Paris lutte toujours, sans trêve, sans fepos
infatigable , héroïque, invaincu, Paris a faL
un pacte avec la mort! Derrière ses fort
il a ses murs^ ses barricades j derrière ses
barricades, ses maisons, qu'il faudra lui
arracher une à une et qu'il ferait sauter
plutôt que de se rendre à merci»
« Grandes villes de France, assisterez-
V0US3 immobiles et impassibles 3 à ce duel à
mort de l'avenir contre le passé,, de la Républi-
que contre la monarchie? ......
« Attendez-vous que Paris soit trans-
formé en cimetière et chacune de ses mai-
sons en tombeau? » »
« Assez de sympathies platoniques; vous
avez des fusils et des munitions : aux armés !
villes de France ! *
Encore ij mai^ mercredi. — Explosion
AU Champ-de-Mars. — On ne sait plus
où l'on en est; cette vie fantastique est l'en-
fer, et chaque jour apporte son émotion nou-
velle. Le bombardement vérsaillais a été ter-
rible : c'est au travers de grands dangers
que j'ai gravi tantôt les Champs-Elysées pour
atteindre l'avenue Montaigne et que j'ai tra-
versé à mon retour le pont de l'Aima. Les
i86 Tablettes d'une Femme,
obus pleuvaient littéralement dans cette direc-
tion; la batterie enfantine installée au Troca-
déro nous attire d'affreuses représailles. Deux
personnes qui passaient ont été tuées à l'en-
trée de la rue de Chaillot; on emportait au
même moment sur une civière deux fédérés
au coin de la rue d'Angoulêrhe. Il faut en-
tendre ce que disent ces malheureux enrôlés
de l'émeute : entraînés de force^ fusillés s'ils
résistent, perdus ici, perdus là-bas, enjeu sa-
crifié d'avance et condamné de toutes maniè-
res, ils maudissent les uns et les autres
Ce que gémit mon silence , ce que songe
ma pensée dans cette suite non interrompue
de réciproques massacres, au milieu de cette
odieuse guerre civile, aucune plume t~ sur-
tout la mienne — ne saurait l'écrire. Je n'é-
chappe au cauchemar incessant de la vie qu'en
me réfugiant dans l'asile des morts
J'étais donc au Père-Lachaise à la fin de
mes nombreuses tâches; assise sur un rebord
de tombe, j'assistais au défilé mortuaire des
cortèges, lisant tour-à-tour sur bien des vi-
sages, questionnant surtout dans ma pensée
ces figures de femmes fédérées, ministres , fa-
tales, presque toutes fort jeunes, quelques—
i-j mai. iS'j
unes très-belles, quand tout-à-coup^ (il était
six heures moins dix minutes ) une sorte de
tremblement de terre secoue le sol^ une vi-
bration extraordinaire se produit dans l'es-
pace , une détonation se prologeant à T infini
remplit Tair, un effroi indescriptible cloue sur
place les passants; et bientôt hommes, fem-
mes, enfants, tous se précipitent sur la hau-
teur, à gauche de la chapelle, pour se ren-
dre compte de l'événement. Un mort qu'on
allait enterrer est laissé là et doit attendre.
« — C'est Montrouge qui a sauté ! c'est
Bicétre ! » On ne parle en ce moment que de
faire sauter les forts.
Non! ce n'est pas l'explosion d'un fort;
^'immenses fumées noires, bientôt traver-
sées de flammes rouges, s'élèvent du côté
^^s Invalides, dans la direction du Champ-
d^-Mars
Paris est dans l'épouvante, c'est la cartou-
cHerie de l'avenue Rapp qui a éclaté. Gomme
^e coutume, on élève à des proportions fabu-
^^Vases le nombre des victimes. Des groupes
^^ forment au coin des rues. Des soupçons
^n^sensés, des accusations affolées prennent
/rV<y Tablettes d'une Femme.
feu dans ce tumulte : Cest Versailles quia
fait le coup pour anéantir nos provisions !
La démence générale du pauvre Paris fa-
vorise ces absurdités. Malheureusement^ hé-
las! une chose est trop vraie : il y a beaucoup
de morts sous les décombres I Ce sont des mu**
tilations affreuses; des lambeaux de meiû»
hres humains — débris saignants et fumants
— consternent de tous côtés le regard
Les esprits sont fous^ les coeurs sentent la
poudre^ l'air est embrasé, la situation entière
n'est qu'un incendie; peut -on s'étonner
qu'une cartoucherie saute ?
Je n'ai manqué que de peu, moi-même ,
cette catastrophe.
FIN DE RECIT D UN JOURNAL :
«t Un bruit mais rien ! ce n ét^^^
rien!... » C'étaient des tirailleurs qui décha^'^
geaient leurs armes sur une patrouille de caP^"
lerie
ij mai. itV^
Polichinelle a dû décidément déménager ;
je ne Tai plus retrouvé aujourd'hui^ les obus
pleùvaient trop dans toute l'avenue] Poli-
chinellCj en danger de mort aux Champs-
Elysées, s'est réfugié au Palais-Royal.
Même hier, oui, hier, encore hier^ sous les
formidables détonations du bombardement^
en face du Trocadéro armé de sa fameuse
batterie^ comme je redescendais et traversais
Je pont d'Iéna^ je rencontrai tout équipé,
en uniforme pimpant , galonné , avec fusil ,
sabre et cartouchière, un garde national fé-
déré à vélocipède !
Non! la mort elle-même, la mort lancée
par le chassepot et par la bombe , n'est qu'un
jeu pour l'espèce humaine ] et, dans les inter-
valles, dans les intermèdes de ce jeu féroce, les
hommes jouent à d'autres jeux, voilà tout.
Exemples : le bouchon, saute -mouton , le
vélocipède.
« — Les balles sont faites pour siffler »,
chantait tout auprès de moi le plus brillant
des capitaines en essayant — pour s'amu-
ser — sa carabine sur un groupe d'ennemis
qu'il s'imaginait voir défiler au loin
« — Il est interdit aux officiers de tout
/6/0 Tablettes d'une Femme,
grade de paraître à leurs bataillons avec des
fusils » , dit un récent arrêté de Delescluze.
« Pour le plaisir de tirer sur les Versaillais,
ces citoyens négligent d'exercer sur les hom-
mes qu'ils commandent, Taction que leur
réserve leur grade »
^r\ ^\^ ** - ^ /\^ r* *%/***
SCFNK PHOTOGRAPHIEE.
Trocadéro, 3 h. de l'après-midi.
Blouse grise, casquette, ceinturon rouge,
un homme du peuple , ivre, soutenu au
bras par une femme jeune, charmante, les
yeux tristes
« — Laisse-moi ! je nVeux pas être
mené comm'ça ! Laisse-moi , que je te
dis! Non! je veux pas! je m'en reviens
pas! J'veux pas que tu me mènes!
« — Qui est-ce qui te mène^ Jean ! dis'^^
moi y qui est-ce qui te mène? »
Jamais, jamais je n'ai entendu de voi^
ly-i^ mai, lyi
plus douce , plus indulgente et en même
temps plus douloureuse!
L'homme — ce censé protecteur — malme-
nait la pauvre créature, la rudoyait, en ré-
pétant d'un air aussi menaçant qu'hébété :
« — Non ! jVeux pas m'en v'nir ! J'veux
m'en aller où jVeux, là ! J'veux pas que
tu me mènes ! »
Elle le fit monter, en le portant presque,
dans l'omnibus de la station; il y tomba
comme une masse et s'endormit.
Elle — la voiture ne partant pas encore
— s'assit à l'écart — par terre ; — et, de
son tablier cachant sa figure, elle pleura
Sourdement toutes ses larmes
Hélas ! la malheureuse ! que de charité ,
de désolation, de résignation, de courage et
de sacrifice dans le son étouffé de sa voix :
*« Qiii est-ce qui te mène y Jean ?. . . »
Vingt-cinq ans à peine , blonde comme
les blés, de grands yeux à rêver tous les
ï^êves !....
Jeudi, I S mars, — Ascension. Quatre heures
<iu matin. — Qu'est devenu le temps où ,
iy'2 Tablettes d'une Pemmè,
petite fille, dans ma chère église de Saint-
Germain-l'Auxerrois où j'ai fait ma première
communion, je croyais, ce jour de l'Ascen-
sion, les yeux fixés sur la grande croix qui
fait face à la chaire, voir s'envoler dans les
cieux le Christ crucifié et clbué ! Ce pauvre
Lamartine ! comme il riait de bon cœur
en entendant mes confessions , et comme il
m'appelait naïve, la plus naïve personne, di-
sait-il, qui fût au monde !
Quel ciel pur ! comme la journée sera belle !
O mon Dieu ! pourquoi, pourquoi nous aban-
donnez-vous ! . . .
J'entends des cloches ; eh ! oui ! c'est un
carillon de chapelle ! Dieu peut-il donc encore
être adoré quelque part sans courir le risque
d'être arrêté!...
C'est tout-à-fait coupable, ce que je vais
dire ! mais je me ressouviens avec délices
'dans ce moment!) de quelque chose. Je re-
vois — oui ! que Dieu me pardonne ! —
oui, je revois, grâce à ce carillon extraor-
dinaire, la pittoresque ville de Bruges ; voilà
que je suis la rotation de moulins à vent bien-
aimés ; il me semble rentrer dans le Béguinage
et...! sommes-nous bien en guerre civile'."
i8 mai. if)3
Ces misérables d'ici, ces misérables de là-bas
s observent-ils seulement pour s'ajuster avec
plus de précision! Est-ce que la guerre, la
tuerie^ veux-je dire^ est chose mathématique ?
Merci, mon Dieu^ d avoir fait de moi une
ignorante ! Je ne sais rien de toutes ces
choses^ je veux n'en jamais rien savoir ! Mais
le carillon continue, et, là-bas, là-bas, dans
le soleil qui se lève, derrière ces nuages, ma-
gnifiques barres de pourpre et d'or, j'en-
tends le canon implacable !
Au bruit de cette douce cloche d'église :
Heure charmante du matin,
Heure sans tache, heure bénie,
Oh! dans ce bleu silence et ce brouilUrd lointain
Qu^Ue quiétude infinie !
Chanter, ojseaux, passe^j, raj^ons,
Brises^ frissonnez dans les haies 1
Est-ll dans le pays du ciel où nous irons
Songerie et douceur plus vraies !
Horreur! dans ce lointain brouillard^
Là-bas où va ma songerie,
Horreur! le canon joue! horreur! c'est le rempart !
Ce bleu silence est la tuerie !
iff4 Tablettes d'une Femme.
Horreur ! parmi ces chants d*oiseaux^
Parmi ces brises et ces haies,
L'homme tombe sur Thomme et, gonilant les roisseauX;
Le sang coule de mille plaies!
Heure charmante du matin.
Heure sans tache, heure bénie,
Ici c'est Y Angélus et là-bas le tocsin,
O lumière ! et c'est Tagonie! ...
Ce n'est pas de rétonnement, c'est de la
stupéfaction que nous cause le spectacle de
ces folies. De plus en plus on se croit somnam-
bule. Gomment des gens raisonnables — et
tous ne sont pas insensés dans la Commune
— peuvent-ils prendre au sérieux leur impro-
visation de titres, leur affublement de « fonc-
tions publiques! »
Quoi! il faut un long apprentissage pour
toutes choses dans la vie^ il faut même — •
avant d'être quelqu'un — faire l'apprentis-
sage de cette chose si naturelle, si inhérente
à l'homme : la douleur ! il faut apprendre à
souffrir, à savoir souffrir ; vous ne sauriez,
sans être du métier, tourner un bâton de
chaise, nous servir proprement un manche
de parapluie je ne parle pas d'un rouage
i6' mai, ly^
mpliqué d'horloge, d'un mouvement in-
nieux de montre) et l'on devient d'emblée,
esseigneurs! ministres^ généraux, magis-
its, financiers, diplomates !
Ce n'est pas tout. On conçoit à la rigueur
en se plaçant au point de vue de la co-
êdie — que des acteurs jouant un rôle se
pproprient si bien qu'ils s'imaginent un mo-
snt être les personnages qu'ils représentent ;
îis la galerie, mais les spectateurs, mais
\ désintéressés qui sont dans la salle et non
r la scène, ceux-là savent bien que ces
îndeurs sont fausses, ils savent bien que
s royautés sont fictives !
Eh bien! dans cette extraordinaire féerie
Comité central, de la Commune, des Cours
irtiales, du Comité de Salut public, il se
•uve des spectateurs, de simples assistants
i prennent au pied de la lettre l'horrible
ichemar et qui dans la plénitude de
ir sang-froid, avec discernement, de propos
libéré, acceptent .... des emplois! ....
La Commune a décrété la réorganisation de
tiseignement; voici des instituteurs et des in-
tutrices; un nouveau système d'impôts est
ordre du jour, voici des économistes,
12
t()6 Tablettes d'une Femme.
Quant aux absurdités^ qui tout de suite, (mt
repris créance contre le clergé parmi le peu-
ple , les termes me manquent pour qualifier
ces inexprimables sottises. Exemples : les
squelettes de Saint-Laurent, la sainte Aurélie
des Petits-Pères
Un mot, en passant, sur cette pauvre sainte
Aurélie qui ne s'attendait guère à jouer ja-
mais après sa mort ce rôle grotesque. Sainte
Aurélie est une belle sainte de cire, très-bien
imitée, et gratifiée d*une blonde perruque
éplorée (une des reliques les plus vénérées
des fidèles^ s'il vous plaît!) Ecoutez mainte-
nant la légende : ,
Horrible découverte sous les degrés du mai"
tre-autel d'un cadavre tout frais d'une belle jeut^
Jille blonde. Dix-neuf ans au plus. Ses longs ch^
veux sont tout dénoués et tout soyeux encore»
Chacun peut voiir voir^ chacun peut vmir tot^"
cher sa chevehwe admirable I
A propos, nous sortons de la fiction, nOtiS
rentrons ici dans le drame ; les fédérés ot^^
pillé aujourd'hui cette jolie église de Notr^
Dame-des-Victoires
\
i^'ijf mai. i^j
Nuit, iS^ig mai. — Quelle nuit, quelle nuit
terrible î La canonnade me semble plus furieuse
\ que celle — si violente, pourtant I — de la nuit
dernière* On prétendait — dans les premiers
temps — que ce tapage signifiait de simples
démonstrations inoffensives pour faire croire
à des Combats imaginaires. Il n y a pas à s'y
tromper maintenant ; les omnibus — de Mont^
rouge — rapportent le matin des chargements
lugubres» Ces omnibus — rouges ~ ont Tin*-
téfieur rempli de morts • sur l'impériale sont
les vivants \ ceux qui ne dorment pas chan-
tent!.. Il y en a qui sonnent le clairon^ don-
nant ainsi le .signal aux autres
Etifiti, voici le jour ! Le quartier peU à peu
se réveille; il y en a qui oilt fâirti', boucheries,
boulangeries, épiceries sont ouvertes : corn-
nient peut-on avoir faiin !
Un ttiendlaïit chante Sous ma fenêtre; sa
Voix en cheveux gris tne rappelle la Voix émue
et chevfotante de mon pauvfe grand-père.
Quelle Ironie ! chanter pour exprimer la chose
physique la plus lamentable de ce monde : la
niisère ! Gagner en notes de plaisir et de gau"
boiserie la Croûte de pain affamée de la dou-
leur! Réveiller dans ceUîc qui passent le sen-
iy8' Tablettes d'une Femme,
timent de la jeunesse, pour que ces indifférent
remarquent les haillons, le tremblement et 1
décrépitude de la vieillesse ! S'accompagner, ^
moquerie sinistre! d un violon fêlé, d'une gui-
tare édentée pour rendre sensible la vibration
de la souffrance et du besoin !
Ce vieux-là chante du Béranger, et rironîc
est complète ; car , plus morte encore que sa
dépouille éteinte , la mémoire du grand
chansonnier est bien effacée en nos jours de
honte. L'on croirait entendre un bruit d os-
selets dans une kermesse de cimetière
Vendredi, ig mai, — Les tâches que je rem-
plis sont vraiment périlleuses à travers tant
de courses lointaines. Mais ce qu'on doit
faire, il faut le faire; allons notre chemin, tovit
droit, sans regarder derrière. AU is right!
Les figures sont anxieuses aujourd'hui, ch^"
que nouvelle affiche est l'occasion d'un ras-
semblement. Tout le monde lit, personne n^
parle, ce silence est funèbre.
A propos de figures, j'étais ce matin dan^
l'omnibus de La Chapelle, me rendant à 1^
gare du Nord et lisant je ne sais quelle feuille
I () mai. lyy
fédérée. L'intensité d'un regard qui pesait sur
naoi de Tautre bout de la voiture me força
de lever les yeux. On connaît ce despotisme
du regard. C'était Jourde, notre délégué com-
munal aux finances. Je n'ai jamais eu à lui
adresser la parole^ n'ayant rien eu à lui de-
mander pour les autres; mais je l'ai maintes
fois rencontré dans mes courses pour les ota-
ges, et je l'ai attentivement regardé mo^-
même : voilà qu'il s'en souvient et qu'il me
regarde à son tour. Physionomie claire^ sé-
rieuse^ pensive^ intelligente, c'est une des ra-
res capacités de la Commune, qui pullule* de
tant d'êtres étranges; il doit s'être détaché
de la majorité, et je m'étonnerais qu'il eût voté
pour le Comité de Salut public. Pourquoi est-
il là, que fait-il et qu' est-il, politique ou fi-
nancier, dans cette parade parisienne ? Je ne
'démêle rien, sa figure ne peut pas tout
dire
Comme je retombe toujours dans mon in-
curable manie des portraits! Je pars réguliè-
ï*^nient avec un livre, et j'aboutis invariable-
ment à ne lire que les figures !
C'est une véritable affliction ; car si je ren-
contre par-ci par-là des physionomies intéres-
12^
•joo Tablettes d'une Femme.
santés^ des études sympathiques^ je fais quel-
quefois des découvertes épouvantables. Ainsi,
sous ce règne de Commune où Ton dit
qu'on a ouvert les prisons^ j'ai vu^ positi-.
vement vu un forçai. C'était place de la Bas-
tille. Comme si j'avais tenu en mains son
dossier^ cet individu me révélait dans toute
sa personne un passé et peut-être un pré-
sent de crimes; je suis sûre d'avoir vu là
un assassin et je m'en éloignai avec eflFroi.Mon
regard exprima mes pensées à cet hommes
car je lui fis peur, et il baissa la tête*..
Beaucoup de Parisiens aujourd'hui étaient
à Saint-Denis, et pourtant les difficultés de cir-
culer redoublent, les vexations fédérées s'ag*
gravent; on dit, au reste, qu'on va supprimer
même ces petites sorties, quoique nous les
fassions à peu près comme des prisonniers sous
l'œil soupçonneux de gendarmes. Il est si bon*
pourtant de respirer un peu ! Il est vrai, qu'on
entend le canon de partout! Aucune trêve
dans nos angoisses ! L'assaut des forts cha-
que nuit, et chaque jour le bombardement.
Aucune lettre, nulle réponse ne me vient.
Je poursuis cependant — sans rien dire •—
un projet réalisable peut-être pour notre
jn mai. joi
malheureux archevêque. L'on m'affirmait
l'autre semaine, à la préfecture, qu'il ne cou-
rait pas de danger; mais des jours, c'est-
à-dire des siècles se sont écoulés depuis cette
parole, et l'on respire partout l'odeur du
sang. N'importe ! si je n'obtiens pas (quand
il se pourra) autre chose/ j'obtiendrai tou-
jours, à mes risques et périls, des per-
missions de visites.
Un double ,. ou -plutôt un triple spectacle
frappe mes yeux quand je rentre dans Paris :
de jeunes réfractaires, obstinés contre la
Commune, passent enchaînés : ils ont les
ïHenottes ! On va les fusiller^ dit en ricanant
un patriote. Quel patriote t Des officiers prus-
siens, parfaitement reconnaissàbles à leur
tournure et parlant, du- reste, leur langue
^llemande^ circulent avec non moins d 'arro-
gance que de liberté sur le trottoir. Enfin ,
^^ orchestre très-animé joue en marchant
des fanfares ambulantes; c'est, encore une
fois, une de ces quêtes ré|)ublicaines, qui
complètent bien la figure bariolée de Paris j
^^ ce temps de choses si contradictoires.
^ entends d'ici ce que n'aurait pas manqué
de répéter le moqueur Sainte-Beuve ; « Comme
joi' Tablettes d'une Femme,
tout cela se tourne le dos ! » aurait-il dit!
Regardez un peu : l'église Sainte -Elisabeth
(en haut de la rue du Temple) a des accom-
modements, je ne dirai pas avec le ciel,
mais avec la terre. A gauche, c'est la cha-
pelle de la Vierge, c'est le mois de Marie,
qui a pieusement continué ses offices. A
droite, c'est.... le club des femmes! Quand
1 un a fini, l'autre commence. Le jour est
laissé à Dieu, Thomme vient, s'emparer du
soir.
Allons au cimetière! C'est ainsi, presque
toujours, que finissent mes journées. Là, je
puis souffrir seule, en compagnie de ceux qui
ne souffrent plus. Montmartre est un peu ma
maison de famille; presque tous les miens
sont là...
Mais les obus sifflent dur; les enterrements
sont suspendus à Montmartre, le danger de-
venait trop grand. A travers les frémissements
d'arbres, sur le marbre écorné des tombes,
au fond des trous béants de fosses ouvertes,
ce bruit d'obus et de mitraille est ce que
j'ai entendu de plus surnaturel au monde
iy-2 mai. 2o3
Minuit, jp'2omai, — La passion supprime
non-seulement la lumière du cœur, mais
encore la lumière des yeux. Plus de com-
passion, plus de charité, plus d'humanité,
cela va sans dire. Des femmes — avec de
doux accents dans la voix — ne cessent de vous
répéter, à propos des malheureux insurgés,
exaltés par leurs chefs (les coupables, ceux-là !
pauvre bétail de gens qui vont ou qui revien-
nent, exténués, noirs, à demi-morts : « On ne
les tue pas asseï! je voudrais qu'il n'en revînt
pas un! »
— Mais, madame, de même que toutes les
larmes de mon cœur et toutes les angoisses
de ma pensée sont aux chers soldats de
Versailles, nos parents dans cette guerre fra-
tricide, de même je plains avec une douleur
vive ces jeunes garçons d'ici (des enfants,
presque tous !; qui, pareils à ceux de là-bas,
pnt des pères, des mères, des sœurs trem-
blantes, une famille inquiète et désolée
« Qu'on écrase aussi leurfamille ! Et d' ailleurs ^
^oye:^ ces figures ! Quel air de bandits ! So7it-ils
faits! n
—' Pardon, chère madame, mais tous ces
S^ns-là, question politique ou sociale à part.
204 Tablettes d'une Femme.
sont de pauvres gefls sans éducation pour
se défendre et nous comprendre^ $ans res-
sources pour se sauver, qui n'auraient pas pu
s" en aller comme les riches et qui viennent de
passer huit jours, dix ou quinze peut*être,
dans les tranchées ou sous les forts. Où
auraient-ils pu se débarbouiller, se brosser,
se cirer, se changer ? La plupart n'ont même
pas, depuis bien longtemps, pu ôter leurs
chaussures. Placez dans les mêmes conditions
de misère les hommes du monde les plus
élégants; privez-les, ne fut-ce qu'une se^
maine, de leur nécessaire de toilette, de leur
beau linge, de leurs souliers frais , de leurs
beaux habits. Au lieu de leur plume, — ivoire
et or, — de leur badine armoriée et damasqui-
née, faites-les manipuler des fusilsj de la pou*
dre et des cartouches; qu'ils ne sûchfent plus
ce que c'est qu'un lit et qu'ils n'aient pour s'é-*
tendre qu'un dessous de porte, une couche
de fumier ou un creux de ruisseaUi ^t^ la
main sUr la conscience, vous m'en direz des
nouvelles....
(Il a été possible. Seigneur ! à notre époque
civilisée, de voir tant de barbarie chez les
hommes, tant d'inhumanité chez les femmes!
.al
ue'
les'
it)'-2^ mat. 20^
(^~*-ie de sauva^rie sur ce tout petit coin du
nrM^onde !)
Ceci me rappelle une autre impression
d'^^jne autre ^roque^ dont le souvenir sera
toiijours aus^ aigu que dcKiloureux dans ma
na^moire. C était en 1848. Jetais bien jeune
alors, bien enfant encore^ mais déjà toute
attandonnée à mes pensées scmgeuses et
solitaires. La terrible émeute de Juin venait
d'avoir lieu; il j avait eu des représailles
féroces. J'ai assisté — de ncKre quartier po-
puleux — à bien des hcMTeurs. L'insurrection
était vaincue, les rebelles écrasés; ceux qui
ix" étaient point morts allaient être jugés :
c'était justice.
Mais où la loi commence, le silence doit
se faire; si ce n'est par pitié pour les coupa-
l^les, c'est au moins par respect pour les ju-
ges.
t)'un coup de filet — dans le premier em-
portement des colères vengeresses — on avait
^iTêté une masse énorme d'insurgés, et on les
^vait entassés^ accumulés^ empilés aux Tuile-
^Gs,sous la terrasse du bord de Teau. Dans
' encombrement de la première heure^ TautO'
'2 6 Tablettes d'une Femme,
rite ne pouvait procéder autrement; c'était
légitime autant qu'inévitable. Mais quelle con-
dition pour des créatures vivantes !
11 n'y avait, pour tant de respirations hu-
maines, que de toutes petites ouvertures ron-
des ( étroits œils-de-bœuf ) dont je vois encore
les gros fils de fer. il s'échappait de là de;
miasmes épouvantables ; des plaintes lugubre:
sortaient de ces soupiraux Il était impos.-
sible, je le répète, que l'autorité eût agi autre -
ment. Les crimes sont des crimes et doivem^
tout de suite être expiés en crimes; mais, j ^
le répète aussi, fallait-il au moins n'en pa.
rire !
Eh bien ! des jeunes filles , des jeun^
femmes, en rose, en bleu, en vert tendre, e
lilas, souriantes, alertes, contentes, se pou
saient et se bousculaient pour coller à XoxM-
de rôle sur ces trous noirs leurs jolis visage
et apercevoir les hâves spectres des prison-
niers.
« — Qu'on tue tous ces oiseaux, disaient-
elles! Que ne tue-t-on en masse tous ce^
oiseaux ! »
Voilà ce que, moi, temme, étrangère à iH
politique, mais rattachée de toutes mes fibrtf5
ig'20 mai. 'joj
et. tout ce qui gémit et souffre, j'ai eu i'inex-
f>:M:*imable confusion pour mon sexe de voir
e "t d'entendre un jour
Je revenais^ hier, triste et absorbée sous
V impression de ces souvenirs et du rappro-
ctîement dans ma pensée de ces deux époques.
J " ctais dans mon omnibus vert, ce quotidien
équipage du Panthéon. Les obus sifflaient
au-dessus des Champs-Elysées, des fumées
s' élevaient encore des effroyables décombres
dvj Champ-de-Mars. Une jeune voix mascu-
line parlait à ma gauche, je me tournai de ce
^<oté. C'était un jeune artilleur, de dix-huit ans
^^ plus. Il revenait d'Auteuil, sa tète dodeli-
sit sur son épaule.
— Je voudrais m'endormir pour trois mois,
isait-il; je voudrais ne me réveiller qu'au
t>out de trois mois, quand tout serait fini :
^^ut cela est si triste !
Le pauvre garçon tenait à la main un poli-
^^hinelle qu'il venait d'acheter pour un petit
frère; u;ie feuille de soldats à un sou dépas-
sait de sa poche
« Qii'on les tue tous ! Qu'on les tue vite! qu'il
n'en reste pas un ! » Ces paroles d'une femme
i3
2oS Tablettes d'une Femme.
à une autre femme me sonnaient dans la
tête; ces paroles ne me quittaient pas!
Hélas! ma prière (stupide^ paraît- il!) eûtétéj
pour moi^ éternellement celle-ci : Paris, ne
tuez pas Versailles! Versailles, ne tuez pas
Paris !
^ */\/V\/ V \/>A»i/W>/N/ •
2 mai, 20 g
Le samedi, 20 mai. — La commune. — le
MITÉ DE SALUT PUBLIC. — DELESCLUZE. —
itais malade ce matin, il me semblait que
as les maux de l'humanité s'étaient conju-
5 contre moi; je sentais que je ne pourrais
s marcher, et c'était tristement débuter
»ur une journée de samedi, toujours sur-
argée .
Mais je n'ai pas le temps d'y penser. Mon
ùsin M. l'abbé me fait passer un mot très-
essé , me demandant instamment si je puis
ce voir tout de suite une sœur de charité
li, dit-il, a besoin de moi. A peine ai-je
i tracer un mot que tous deux se préci-
tent dans ma chambre. La sœur de charité,
larmante et douce personne (vêtue en
ame, la cornette étant trop dangereuse par
i temps de persécution), m'expose ce qui
lit :
— M. le curé de Saint-Séverin — l'abbé
lauléon — arrêté comme otage depuis les
'cmiers jours d'avril, a trouvé le moyen de
210 Tablettes d'une Femme,
faire savoir à sa famille que , par suite .du
décret d'hier (Comité de Salut public)^ con-
cernant l'exécution immédiate des otages , il
était tout personnellement condamné à mort
et se trouvait l'un des premiers désignés.
— Je vous en supplie^ me dit M. l'abbé,
vous qui avez déjà obtenu tant de choses^,
voyez, allez, agissez!
La bonne sœur ajoute : « Des dames de li
paroisse, voulant essayer ce qui a été fait e^^t
ce qui a réussi autrefois pour M. le curé d e
Saint-Eustache , avaient organisé ce mat i n
une démonstration avec pétitions et drapeau- x
pour attendrir THôtel- de -Ville et réclam^^r
M. Mauléon. Cette pieuse démarche a ^^ n
lieu \ ce n'étaient point des femmes du peuJ-
pie, mais des dames bien posées dans le
quartier, de notoriété dans le voisinage. Je
m'étais jointe à elles. Hélas! le résultat de
notre manifestation — toute de cœur — a
été, d'abord, qu'on ne nous a point reçues,
ensuite, que des arrestations ont été faites.
Echec complet. Comment faire? N'est-
il pas déjà trop tard? Mais vous, madame,
vous qu'on a écoutée déjà, je vous en supplie,
refaites ce que vous avez fait »
2 mat. 211
La situation est bien changée^ pensais-je ;
la générosiic, ou tout simplement la pure jus-
tice et une certaine courtoisie étaient encore
possibles le mois dernier. Sans cela, n'eussé-
je pas brusqué les choses pour Monseigneur
l'archevêque? Les événements n'étaient point
encore au pire; nos maîtres ne se sentaient
point aussi perdus qu'il le sont, ils n'avaient
point encore aussi peur ni des uns ni des au-
tres, ils pouvaient à l'occasion se prêter des
grâces.
J'ai pu étonner quelques-uns de ces mes-
sieurs et, par là même, les désarmer et ob-
tenir d'eux ce qu'ils n'avaient point l'inten-
tion première de m'accorder. Aujourd'hui,
c'est bien différent : les situations se sont af-
folées, les esprits sont envenimés ; les indivi-
dus sont frappés de vertige ; des maladresses,
des impatiences peut-être, du côté de Ver-
sailles, ont été commises (affaire manquée des
brassards tricolores) : imprudences dangereu-
ses en ce temps d'exaspérations réciproques ;
la haine ici, déjà violente, la haine aveugle est
devenue de la fureur Essayons, pourtant !
La bonne sœur a raison : il faut agir !
Et, tout de suite, j'ose entrevoir que M. **\
2IJ Tablettes d'une Femme.
ancien ami de Delescluze, parfait honnête
homme^ patriote éprouvé^ cœur admirable^
ne me refusera pas^ quoique fâché maintenant
avec cet ex-arni farouche, de me donner un
mot de présentation pour ce tout-puissant dic-
tateur^ le citoyen délégué à la guerre.
Je lui écris une supplique en ce sens et je
charge la bonne sœur de la lui porter.
— Vous ne dites pas qui je suis^ je vous en
prie_, me fait-elle observer.
— Soyez tranquille, je ne donne jamais que
mon nom, répliquai-je. En toute circonstance,
je n'aventure jamais que moi, je n'expose ab-
solument que ma personne.
Je pars; ma fatigue, je le répète, était ex-
trême; des douleurs rhumatismales aiguës
faisaient de chacun de mes pas un supplice.
J'arrive à l'Hôtel-de-Ville où je voulais es-
sayer de persuader quelqu'un. Personne. Un
va-et-vient extraordinaire de fédérés, voilà
tout; au milieu d'eux, un grand chien noir,
superbe. Je vais, ou plutôt je crois aller à la
mairie du quatrième arrondissement, direc-
tement située derrière la préfecture de la Seine.
Je dis : je crois aller, car, dans ma précipita-
tion et mon trouble, j'entre tout droit et sans
1*0 mai.. 2i3
douter de rien, à la caserne Napoléon. La sen-
tinelle ne s'étonne pas de me voir passer^ on
ne s'étonne plus de rien à présent ; maiSj très-
doucement et même aimablement, ce fac-
tionnaire me dit : « — Seulement, il faut que
je vous fasse accompagner; c'est ma consi-
gne. «
— C'est très-juste, très-naturel, fais-je
comme en songe; il faut toujours exécuter
sa consigne ; et, d'ailleurs, une escorte ne me
déplaît pas; que mon escorte me suive !
Et c'étaient des uniformes invraisemblables,
des plumets, des cocardes, des franges, des
écharpes, des chevaux, des caissons, des bou-
lets, des canons, des soldats faisant l'exercice,
des officiers commandant le feu, des estafettes
empanachées, sortant, entrant, sortant encore,
des entre-croisements d'armes de toutes sor-
tes, tout cela cornme en rêve. Je croyais sin-
cèrement être à la mairie de l'Hôtel-de-Ville,
et j'étais absorbée par mes réflexions au point
de tout laisser faire et tout laisser dire autour
de moi sans essayer de comprendre.
Je ne fus tirée de mon erreur qu'en pré-
sence d'une série d'escaliers et au milieu
d'une cour immense. Je ris de ma méprise
•ji4 Tablettes d'une Femme.
bizarre, je ris de la surprise des autres; mais
toujours comme en rêve : Que mon escorte
me reconduise ! fis-je très-doucement aux fé-
dérés qui suivaient pacifiquement chacun de
mes pas inutiles.
Je sors du fantastique, et j'arrive enfin —
pour de bo7i — à la mairie du quatrième. Je
comptais y trouver le citoyen délégué ***, mem-
bre de la Commune, qui, lors de mes pre-
mières démarches : 1 1-25 avril, m'avait très-
obligeamment appuyée. Personne ici non
plus , la mairie est déserte. La Commune est
à l'agonie ; une sorte de sauve-qui-peut géné-
ral commence pour les uns et les autres. Je
ne me tiens pas pour battue, les minutes va-
lent des siècles, je cherche, je veux l'adresse
du citoyen ***. Puisque je la veux, on me la
donne.
C'est très-loin ; il faut que Dieu m'assiste,
car vraiment la force me manque. Il fait un
temps superbe, gai soleil de mai : quel con-
traste ! Je ne puis m' empêcher de voir cette
ironie, de sentir ce sarcasme.
Je n'obtiens mon audience si laborieusement
poursuivie qu'en déclinant mon nom vis-à-vis
des dames de la maison : femme et mère, qui
2 mat, 21::
n'admettaient pas volontiers de visites auprès
de leur époux et fils, citoyen membre de la
Commune.
Enfin, je vois celui-ci.
« — Vous jugez, m'écriai-je, qu'il faut une
circonstance bien grave, plus que grave, mor-
telle, n'est-ce pas? vous le sentez, pour que
je vienne, comme je le fais, jusqu'ici, moi-
même, vous forcer jusque dans votre retraite,
pour que je me présente ainsi jusque chez
vous! Vous me connaisse;?, vous savez ma
sauvagerie invétérée, vous connaissez ma ré-
pugnance et ma résistance à me montrer.
Je lui expose ma requête.
— Le décret a-t-il été exécuté ? Est-il trop
tard? Je vous en conjure, répondez-moi. Est-
il trop tard ?
— Je n'en sais rien, fait le citoyen ***. Vous
savez que je me suis retiré de toutes ces vio-
lences, que je m'y suis absolument et énergi-
quement opposé. Vous avez vu que j'ai donné
ma démission, ainsi que certains collègues,
que je me suis séparé des membres de la
majorité, et que je ne fais plus partie que de
la minorité — non agissante — de la Com-
mune.
i3»
2iO Tablettes d'une Femme.
— Je le sais, je le sais, lui dis-^je; vous voyez
bien que je le sais, puisqueje viens à vous.
Et je vous fais compliment de votre résolu-
tion, je vous en félicite, vous ne pouviez et ne
deviez agir autrement. Vous avez bien fait....
— Oui, mais je suis suspect; ce que j ai pu
faire autrefois, il me serait absolument impos-
sible de le tenter aujourd'hui. Je vous en
prie à mon tour, ne me nommez à personne;
ne dites à personne que vous m'avez vu; je
comprends votre démarche, je l'approuve, je
voudrais des deux mains l'appuyer; mais je
ne suis rien , je ne puis rien. Je suis amère-
ment incapable de vous aider. Vos sentiments
d'humanité sont justes; vous avez toute rai-
son de faire ce que vous faites, mais, je le ré-
pète, vous ne pourriez sans m'exposer aux
pires vengeances de la part de mes confrères,
leur laisser voir que je vous comprends, que
je vous encourage, que je souhaite à votre
démarche succès et réussite.
— Monsieur, m'écriai-je, ce que je fais, je
le fais de ma part, sous ma seule responsabi-
lité, de ma propre initiative, acceptant, reven-
diquant même tous les périls qui peuvent
s'ensuivre. Je ne partage avec personne au-
20 mai. 217
cun danger j je les veux tous* Je vous réitère
simplement cette question : Est-il trop tard ? »
Un convoi militaire passait sous les fenê-
treSj un de ces dramatiques cortèges très-im-
posant d'aspect, très-émouvant sous sa déco-
ration sinistre, dont nous avons vu tant de
représentations quotidiennes. Le peuple s'en-
tend à ces mises en scène populaires, à ces
arrangements saisissants et grandioses. Enfant
jusque sur Téchafaud, il lui faut ces couleurs
éclatantes et parlantes. Ces corbillards aux
trophées rouges , recouverts d'immortelles
écarlates, posées sur des capotes trouées de
balles, tachées de sang, précédés de fanfares
funèbres toujours très-expressives, scandées
parjespas réguliers de bataillons nombreux,
rhythmées et accentuées çà et là par le roule-
ment sinistre du canon qui bombardait tou-
jours de côté ou d'autre à Thorizon, ces chars
révolutionnaires, dis-je, étaient d'un grand
effet sur Timagination des pauvres et exal-
taient jusqu'au délire ces fanatiques compa-
gnons du cimetière.
Ce matin, plus que jamais, mon rêve sui-
vait cette musique tragique. En face d'un
de ces maîtres du jour qui avaient fanatisé
'ji^ Tablettes d'une Femme.
Paris et organisé la- folie révolutionnaire : En-
core une victime, disais-je, ô pauvre mort!
de ces entraînements effroyables. Chez nous
l'idée mobile devient vite fait rapide. Classe
contre classe, les malheureux et les ignorants
s'évertuent ; sacrifiés à des théories fallacieu-
ses^ ils meurent sans rien comprendre et de-
viennent fatalement des martyrs pour ceux-ci,
des assassins pour ceux-là
Cependant le citoyen *** m'avait répondu :
« — Nous, membres de la minorité, nous
sommes sans pouvoir ; personne de nous, en
ce moment, ne possède la moindre influence.
Je ne crois pas — sans pouvoir l'affirmer,
néanmoins, — que le décret en question, ce
décret contre les otages, ait reçu le moindre
commencement d'exécution. Cette loi des
otages n'était — vous avez pu en juger vous-
même — qu'une intimidation inoffensive pour
sauvegarder nos gardes nationaux prisonniers.
La garde nationale de Paris a été admirable,
et la violence de Versailles est sans pitié contre
elle. Pas de prisonniers ! répétaient à qui vou-
lait l'entendre nos ennemis furieux. Dans les
premiers jours de nos luttes, nous avons ainsi
perdu beaucoup de monde. Que de malheu-
2 mai. 21 ff
reux fusillés sur place ! Les fossés des remparts
en savent quelque chose. Tous nos malheu-
reux fédérés y auraient passé. La loi des otages
y a remédié. Pour en revenir à ce qui vous
amène^ c'est le Comité de Salut public, lui tout
seul qui, à l'heure qu'il est, sait quelque chose
et peut quelque chose. Le Comité de. Salut
public est le pouvoir suprême. C'est là qu'il
faut porter vos démarches, c'est là qu'il faut
vous adresser. Les membres, soi-disant fé-
roces qui le composent, sont, au fond, de
bons garçons, fort poltrons au reste, et qui
ne font les fanfarons que parce qu'ils ont peur.
Répétez-leur^ sans me nommer, ce que vous
venez de me dire; je ne doute pas qu'ils n'y
accordent une attention sérieuse. »
Le fait est que je venais de décharger ma
conscience. Je n'ai peur ni des gens ni des
choses en ce monde ; et quand une occasion
se présente pour moi de dire une vérité quel-
conque, je ne manque jamais d'en profiter ;
je saisis avec passion cette circonstance pro-
pice
Trois choses étaient à considérer, même
en se plaçant à l'étrange point de vue du gou-
vernement extraordinaire de la Commune.
2 20 Tablettes d'une Femme.
Les Prussiens sont là^ guettant le moment
d'intervenir avec leur férule^ c'est-à-dire de
tout écraser. J'en ai parfaitement reconnu^ se
promenant comme des inspecteurs^ sous habits
bourgeois, à travers nos rues et nos places,
au milieu de nos barricades : honte, mépris
et le reste, à nos portes, sous nos murs, dans
710S murs. Ensuite, quel droit aurez- vous de
reprocher des violences aux autres, si, tou-
jours à votre point de vue, vous ne valez pas
mieux que vos adversaires, si vous commettez
précisément les cruautés dont vous les accu-
sez ? Celui-là seul a le droit pour lui, qui a la
raison et qui a la douceur. Avez- vous la rai-
son ? avez- vous la douceur ? Je ne fais pas ici
de la politique, je n'entends rien à aucune
politique, je traite d'une vérité humaine, très-
familière. Un pouvoir ne s'affirme que par Té-
quité, c'est-à-dire la modération, la sagesse
et le calme. Vous voulez vivre, dit votre
parti, et vous faites se suicider à jamais l'o-
pinion que vous représentez en la déshonorant
de crimes injustifiables, irréparables. Ayez rai-
son, vous, si les autres ont tort. La colère
n'explique rien, n'atténue rien, n'absout rien.
Enfin, vous vous déclarez libres-penseurs, et
20 mai, 2'ji
vops débutez par une intolérance inqualifia-
ble : despotisme d'un nouveau genre, permet-
tez-moi de le dire. En haine de l'Eglise qui
ordonne de croire^ vous ordonnez à la con-
science de ne pas croire. Eh bien ! je vous le
déclare^ et il n'est pas besoin d'une profonde
clairvoyance pour parler ainsi, en persécutant
les prêtreSj vous les rétablissez dans leurs pri-
vilèges ; vous faites^ messieurs^ • les affaires de
l'Eglise; vous ressuscitez la foi endormie^
vous rendez à la religion un service que ses
meilleurs amis ne savaient pas lui rendre;
grâce à vous, la voici en lumière ; les plus
tièdes vont revenir à elle^ les plus indifférents
vont la défendre. La première tête d'otage
que vous ferez tomber sera votre condamna-
tlon suprême ; vous donnez à la religion la
couronne du martyre ; de votre fait^ la voilà
triomphante
La Commune ne sait rien, la Commune
^e peut rien^ le Comité de Salut public est
1^ maître, allons au Comité de Salut pu-
Wic, en permanence à l'Hôtel-de-Ville. J'ai
^®ÇU autrefois chez moi, à l'état de gar-
• » •> •>
Tablettes d'une Femme,
çon bien élevé, de talent et d avenir, le
secrétaire-général actuel dudit Comité san-
guinaire, le citoyen ''**j jadis un poëte! Je
lui ferai passer ma carte, il se rappellera
mon nom et je parlerai.
Voici que je retourne à THôtel-de- Ville,
Quel changement de décor pour qui se
souvient des élégances et des cérémonies
passées! Quel- désarroi dans le palais! C'est
un flot de monde partout dans les cours,
dans les escaliers, dans les corridors; on
dirait le passage de la mer Rouge. Certai-
nement une panique a couru par ici. Un
déménagement à fond a eu lieu dans les
appartements, à travers les galeries. Plus
rien que des hommes. Ceci n est plus tin
palais, c'est une caserne. La belle salle
du Trône n'est qu'un immense campe-
merît. Je me demande, en jetant les yeux
sur la place formidablement armée et gar-
dée, s'il n'y a pas encore plus d'hommes
dedans que dehors. Paille, couvertures^ sacs,
fusils, hommes couchés, hommes debout,-
hommes courant, c'est un singulier gouver-
nement de la fatigue, de la peur et de la
déroute que je vois ainsi fourmiller sous
2 mai. 2 23
mes yeux. Encore un chien, exténué aussi^
:elui-là. Ses longues pattes étendues me gè-
lent au passage ; je ne lui dis rien cepen-
:antj il a de si bons yeux! et j'arrive avec
n gros battement de cœur au bureau des
uissiers. Car il y a des huissiers, malgré
>ut, comme sous les autres gouvernements :
gauche pour le préfet, l'ex-préfet, veux-je
ire, aujourd'hui commandant du vaisseau
ie l'Etat, à droite pour le secrétaire-géné-
al. Les forces vives sont de ce côté-là.
^'est dans le cabinet des anciens secrétai-
res-généraux que siège le citoyen ***, au-
trefois poëte, maintenant contre-signataire
officieux et officiel des hautes-œuvres du
Comité de Salut public, un personnage re-
doutable, vous voyez.
— Eh! qu'est-ce que cela me fait à moi,
^ le curé tel ou tel de qui vous venez me
parler, — est-ce que cela mlntéresse? Est-
ce que je connais ces gens-là? répond à
n^a requête ce personnage redoutable. Pour
quelle raison au monde voulez-vous m'at-
•^ndrir? Je trouve même étonnant que vous
^siez demander quelque chose à la pure
République, vous, une protégée de Badin-
'Z'24. Tablettes d'une Femme»
— Je ne sais pas, monsieur^ ce que vous
voulez dire.
— ]J Indépendance belge a rapporté ce fait,
et vous ne l'avez pas démenti.
— Pardon^ monsieur^ mais iorsqu on ne
sait même pas ce qui se passe à Pantin,
comment voulez-vous, les communications
étant fermées, que Ton sache ce qui se
passe à Bruxelles? Et d ailleurs, que m'im-
porte! s'il plaît à tel ou tel journal d'im-
primer sur moi une invention quelconque,
croyez-vous que je m'en occupe, et pensez-
vous que cela me trouble? Les injustices,
les sottises, les injures? qu'est-ce que vous
voulez que cela me fasse? L'important dans
la vie, l'essentiel — absolument — est de
ne pas les mériter. Le reste ne me regarde
pas. Et, puisque vous rappelez mes souve-
nirs, oui; en effet, si c'est de cela que les
journaux ont voulu parler à propos des pa-
piers des Tuileries, j'ai reçu de l'Empereur
une lettre, très-obligeante, au sujet de mon
premier livre, paru sans nom, presque sans
titre, jeté à la mer sans pilote. Est-ce que
l'Empereur n'avait pas le droit de m'écrire?
Vous m'avez bien écrit, vous et les autres?
Les journaux et les livres ne sont-ils pas du
2 mat. 2 2
domaine public? montant et descendant la
grande échelle sociale^ du palais à la chau-
mière et du salon à l'atelier? Moi! une pro-
tégée de quelqu'un ou de quelque chose!
Mais regardez-moi donc! Je viens ici avec
mon sac deprofesseuse^ entre une leçon que
j'ai donnée ce matin et une autre que je
donnerai tantôt^ ce dont je ne me plains
pas, je TOUS jure. J'appartiens à la rude
corporation du travail, et j'espère bien tra-
vailler toute ma vie.
— ^ Madame, une personne qui se respecte
ne se laisse pas écrire par ces gens-là. Vous
Voyez bien que Badinguet vous a écrit, et
Vous venez maintenant — pour je ne sais
qui — implorer notre clémence. Cela fait
pitié !
- — Laissons mes affaires personnelles : je
n'ai ni à les expliquer, ni à les justifier, je
ï^ougirais de me défendre. Mais vous qui
^e parlez, est-ce que je ne rêve pas, est-ce
bieii' yous, êtes-vous bien le même *** qui
^'eniez chez moi et qui, car la passion ne
in'égare pas, moi, je dis maintenant ce que
)^ disais autrefois, — qui, dis-je, étiez Tau-
t^ur de si beaux vers!...
'j-jd Tablettes d'une Femme.
— Ah! oui! ces vers que vous ne m'a-
vez jamais rendus!
Cette infamie mettait le comble à tout le
reste. Je ne pus m'empêcher de penser que
si le citoyen secrétaire-général eût été seul,
son impertinence vis-à-vis d'une femnie eût
été moindre. Mais les amis étaient là, ceux du
Comité de Salut public et bien d'autres.
C'était faire œuvre civique, patriotique, mé-
ritoire, c'était montrer du zèle, c'était admi-
rable que d'insulter ainsi une femme. Us
étaient là, tous, tous, et, l'émulation les ga-
gnant, je ne sais plus ce qu'ils me dirent, à
tour de rôle ou tous ensemble.
— Mais laissez donc, parvins-je à répon-
dre, ma personne cent fois hors de cause..
Les opinions sont libres, gardez les vôtres.
Il me faut un renseignement , sinon une
promesse. Je viens ici pour une question
d'humanité.
— De l'humanité! pour les prêtres! des
vipères! Et les caveaux de Saint-Laurent!
Les folles de Picpus ! Les squelettes des
Petits-Pères!
: — Je ne comprends pas!
Il paraît que je dis ce : Je ne comprends pas !
20 mai. 22J
îî
d'une façon tout-à-fait extraordinaire, car il
se fit un apaisement dans les injures. Mais
cet intervalle ne fut que le silence d'une
minute, le temps pour eux de respirer.
— Que si ! vous comprenez ! car vous
êtes une personne intelligente ^ seulement
vous faites de votre intelligence l'emploi le
plus déplorable; oui^ vous faites de votre
talent^ — car nous vous reconnaissons aussi
du talent , nous autres , — l'usage le plus
détestable , le plus méprisable et le plus
ridicule (i)
— Et le plus dangereux ! dit quelqu'un
de qui je ne voyais pas la figure.
— Les femmes sont plus dangereuses
que les hommes^ s'écria un grand individu
sec et pâle, en me montrant le poing, pour ac-
centuer ses paroles. (Je venais d'oser redire :
^o,ccomplis une mission de femme, je ne suis
qu'une femme,)
— Oui^ reprit le même individu mena-
(0 Pourquoi la pensée suivanie, si familière à Béranger^ me
revint-elle à l'idée devant cette insulte nouvelle : a Le plus bel
^niploi qu'on puisse faire de son intelligence , c'est d'en faire de
H ^a vertu? »
2 28 Tablettes d'une Femme,
çant et colèce^ les femmes sont plus dan-
gereuses que les hommes. Elles font faire
à certains citoyens membres de la Commune
absolument le contraire de ce qu'ils vou-
laient faire. (Allusion à ma première libé-
ration d'otage.) Quant à moi, à côté de la
cellule des prêtres, je mettrais les femmes
qui viennent parler pour eux. La vôtre est. i
toute prête , citoyenne ; vous entendez ce
que parler veut dire, vous comprenez, n'est-
ce pas ? »
Je comprenais si bien, qu'ayant déjà donné
ma carte, avec mon nom et mon adresse,
au citoyen secrétaire-général, retourné du
reste à ses papiers durant ces apostrophes
d'amis, je laissai même indication au grand
individu sec et pâle, afin que, venant m'ar-
rêter, on ne se trompât ni de nom, ni de
rue, ni de porte.
C'est ainsi que j'ai peur. Et pourtant des
visions de fédérés en armes m'étaient bien
permises !
J'ai l'honneur d'avoir inspiré cette dernière
proclamation du Comité de Salut public :
« Vos enfants, que vous aviez rêvés
libres, resteront esclaves; les prêtres vont re-
20 mai. 22y
prendre leur jeunesse ; vos filles^ que vous
aviez vues belles et chastes^ vont rouler flé-
tries dans les bras de ces bandits.
« Aux armes ! aux armes !
« Pas de pitié. — Fusille^ ceux qui pour-
raient leur tendre la main!... »
Cependant mon voisin ^ M. l'aumônier ,
attendait avec anxiété mon retour.
— Je suis prise^ monsieur Tabbé^ je vais
sûrement être arrêtée. A la volonté de Dieu !
Je me suis jetée dans le trou_, je m'en tire-
rai. Et même, tant mieux, je suis contente !
Songez donc! être en prison, ce sera enfin
du repos ! Je marche toujours, je n'en puis
plus! En attendant, je ne suis arrivée à rien^
je vais trouver le chef suprême, je vais al-
ler chez Delescluze
— Y pensez-vous! après ce qui vient de
vous arriver !
— Monsieur l'abbé, je vais aller chez De-
lescluze.
Le mot de présentation que j'ai fait de-
mander ce matin était chez moi. J'avais bien
raison de compter sur le brave cœur que
je sollicitais. Voici la substance de ce billet
rapide :
23o Tablettes d'une Femme.
« Mon cher ami, je ne puis refuser à la
personne qui m'en prie vivement et qui vous
porte cette lettre un mot de recommanda-
tion pour vous. C'est, sans doute^ encore pour
un prisonnier »
Ainsi je me remets en route.
Quelque rude et périlleuse qu'ait été la tâche
déjà faite, on n'a pas encore assez fait^ on
n'a encore rien fait, s'il reste encore quelque
chose de possible à faire.
Et pourtant, une sorte de découragement^
aggravé de ce que je souffrais, venait traverse**
ma pensée : N'ai-je pas fait tout ce que j a
pu? Il est vrai que je n'ai pas réussi
Mais puis-je davantage? Oui, je puis da-
vantage, puisque ma mission n'est pas rem
plie, allons jusqu'au bout de ma tache...
Le temps d'aller — comme tous les jeu
— aux Champs-Elysées où j'avais affaire et d'
rencontrer — comme tous les jours — par-c ^
par-là quelque éclatement d'obus, et j'étais
chez Delescluze. Je re verrai toujours ce bou-'^
de rue, cette grande porte.
Il est cinq heures et demie, M. Delescluze
n'y est pas.
— Vous feriez mieux de laisser cette lettrt?-?
2 mai. 23 1
dit le citoyen concierge. M. Delesciuze n'est
que rarement chez lui et ne fait que passer,
il pose à peine.
— C'est très-grave_, dis-je_, ce qui m'amène,
c'est très-pressé, j'ai à le voir personnelle-
ment.
— Eh bien ! essayez au ministère.
Reprenons le bâton de voyage, repartons
pour le ministère.
Je n'avais jamais mis le pied au ministère
de la guerre. Quelles proportions grandio-
ses ! Les salons du rez-de-chaussée sont spé-
pécialement affectés aux estafettes, au va-
Gt-vient continuel des officiers, c'est un vrai
bazar militaire. Les chevaux arrivent ici jus-
que dans la maison ; j'en ai vu, comme à
Franconi , franchir en se jouant les degrés
du perron. Le délégué à la guerre, — sou-
verain actuel de Paris, — dictateur suprême
de la dernière heure, occupe, avec son état-
niajor, les splendides appartements du pre-
mier ^ étage.
Beaucoup d'allants et venants jusque sur
l^s paliers, transformés en salons d'attente ;
l^s uniformes étincellent.
Je remets avec une carte ma lettre à un
14
232 Tablettes d^une Femme,
huissier^ fonctionnaire en habit noir, comme
autrefois. Quel affreux désordre dans la
grande pièce où je suis introduite ! — Pour-
quoi^ quelque écrasant souci qui m'accable^
ne puis-je m'empêcher de voir autour de moi
ce qui se passe ? C'est comme en rêve, mais
Tobsession de l'analyse ne me fait grâce de
rien. Ironie ou pitié, j'ai toujours eu l'en-
tier spectacle, l'entier supplice, veiix-je dire.
Une petite femme est là avec un grand
gaillard en chapeau rond. Ils me semblent
tous deux du beau pays d'Auvergne, Elle
attend depuis trois heures, paraît-il ; de-
puis trois heures, elle gesticule; c'est la
quatrième fois qu'elle revient sans plus de
succès depuis une semaine.
— Encore, il n'y a pas si longtemps, mur-
murait-elle, du temps de Blanchet, dit Pa-
nille Ou Pourille, je ne sais pas lequel,
ça m'est bien égal : Pourille ou Panille, eh
bien ! on était reçu ! C'est bien la peine, à
présent , au milieu de si grands airs , de
traiter les gens comme on fait ! Non! ce
n'était pas pire autrefois, quand c'étaient de
vrais ministres, avec de vrais laquais, dan»
de vrais ministères.
2 mai, 233
. — Dites donc^ garçon ! eh bien ! est-ce que
ce sera pour aujourd'hui ? Vous savez^ je vous
donne jusqu'à sept heures ! Ce Delescluze !
faire ainsi le seigneur !
— - Mon Dieu^ madame ! mais M. le Dé-
légué est occupé ! Ce n'est pas sa faute, ce
n'est pas la mienne ! — Venez par ici, tenez,
si vous voulez, ça vous changera toujours
un peu.
L'homme au grand chapeau rond ne di-
sait rien et laissait faire sa compagne tur-
bulente. Ils disparurent tous les deux dans
je ne sais quelle autre antichambre.
Ma lettre avait été remise avec ma carte;
un secrétaire vint des appartements inté-
rieurSj et, m'appelant par mon nom :
— M. Delescluze est désolé, madame, de
vous faire attendre; il vous demande mille
pardons; si vous êtes trop pressée ce
soir et que vous veuilliez bien revenir
demain matin, à neuf heures, il sera moins
occupé et sera plus longuement à votre dis-
position.
— Je verrai M. Delescluze ce soir : j'at-
tendrai.
Et de fait, je n'attendis guère. On m'ap-
234 Tablettes d'une Femme.
pela dans un salon encombré de bureaux
et obstrué de monde : secrétaires, employés,
officiers ; on parlait, on écrivait, on marchait.
La porte d'un cabinet attenant à cette grande
pièce s'ouvrit ^le beau jardin vu des fenêtres ! ;
un personnage , le maître du moment,
achevait une discussion avec un autre per-
sonnage qu'il reconduisait et qui le saluait,
plein de déférence. Ses yeux errèrent dans
tout le salon , me cherchant et me nom-
mant.
Je n'oublierai jamais cette figure pâle en
paletot gris.
— Qui est-ce qui m'a apporté la lettre
de *^* ?
Ces mots, dits d'une voix vibrante, an-
xieuse, émue, passionnée, me firent regarder
plein la face celui qui me cherchait.
— C'est moi, fis-je au citoyen Delescluze.
J'ai à vous parler.
— Vous avez attendu, vous m'excusez,
n'est-ce pas? Vous comprenez que je ne suis
pas libre. Je vous demande pardon.
J'étais assise, il était debout. Non, jamais,
je le répète, je n'oublierai cette figure ardente,
concentrée, énergique, déguisant mal ou plu-
2 mai. 23^
tôt ne déguisant point du tout une agitation
singulière.
Je lui exposai ma démarche brèvement, ar-
demment. 11 ignorait ce que je lui appris de
la manifestation du matin à l'Hôtel-de- Ville.
Je dédaignai de lui raconter les injures et
les menaces à mon sujet du Comité de Salut
public.
— Vous pouvez être tranquille, me répon-
dit-ilj il n'a rien été fait contre l'otage dont vous
Vous inquiétez. Je vous donne ma parole qu'il
est vivant ; j'ajoute que jusqu'à présent il n'est
point menacé, et votre recommandation sur lui
Sera comptée. Pour le moment, vous pou-
vez en toute sécurité rassurer sa famille. Mais
si je réponds de moi, si je réponds de l'ins-
^Q^nt où nous sommes, je ne réponds pas des
^Utres^ je ne réponds pas de l'avenir
11 s'animait extraordinairement ; je m'étais
-l<^vée, et, me prenant le bras, le secouant
^Vec force^ plongeant dans mes yeux atten-
^^ntifs un regard enflammé, il reprit avec pas-
sion :
- — Nous n'avons fait aucune exécution d'ô-
^^ge; non, nous n^avons point fait cela ; mais
Versailles nous assassine, Versailles viole et as-
23G Tablettes d'une Femme.
sassirie nosfemmes (i) ! — Vous avez vu celd
Vous suivez la politique^ n'est-ce pas? vou:
lisez les journaux ? — Eh bien I A l'on nou!
y contraint, nous agirons à notre tour _.
oui, si Ion nous y force, nous le ferons, nouî
le ferons !
Secouée par cette tnain ardente, scrut6
par ce regard de feu/ j'osai répondre cepen*
dant; je redis ce soir en quelques mots a
que j'avais dit si longuement ce matin :
— ^ Si ces violences versaillaises sont vraies_ — >
eh bien ! raison de plus pour valoir mieux qu^^^
votre adversaire, pour ne pas commettre pré— ^*
cisément les atrocités que vous lui repro — •"
chez
— Je le répète, me dit41 d'un ton plu^^ -^
doux et comme s'il eût écouté lui-même si^^^^
pensée, oubliant qu'il parlait à Voix haule^^^ "^^
la personne pour laquelle vous êtes venue^^^
me prier est sauve, vous pouvez l'affirmer^^^ ^
aux autres; et tant que la volonté, tant qu(
l'effort de quelqu'un -^ en présence dei
(i) Les journaux fédérés n*étaient pleins, tous ces dernien^
jours^ que d*un récit de viol et de meurtre d*une cantinièfe—
atnbulànclèrc par des soldats de Tafrtiée.
20 mai, 2Jy
mes de Versailles — pourra signifier quel-
e chose, aucune exécution n'est imminente,
cune extrémité n'est à craindre »
y./vr\^\/\/\y%/\/ y^y\/vrv
Je n'ai pas perdu ma journée ; quelque
u que ce soit, j'ai souffert pour la justice;
a fait du bien, cela rassérène. J'éprouve
:ela une grande joie, et j'y sens une vraie
Ice : rester dans la théorie est si amère-
^nt inutile ; entrer dans l'action , dans le
7, est si bon ! Agir ! agir ! c'est la loi de
nscience !
Cette figure de Delescluze âpre, fanatique,
Dlente, attendrie est singulièrement émoii-
nte. Je ressongeais en l'écoutant à son li-
e que j'ai lu durant le siège : De Paris à
ifennê, journal d'un transporté^ bien éloi-
lée alors de supposer que je pourrais un
ur en voir l'auteur. J'avais copié en ce
mps-là des passages qui me plaisaient,
îrce qu'ils étaient fiers :
« — Tu as bien fait de marcher au de-
238 Tablettes d'une Femme,
voir... Plus d'autre religion que le bien^ plus
d autre foi que la morale, tel est le cri des
serviteurs de la vérité, et leur voix n'ira pas
se perdre dans le désert... Soldat du devoir,
je savais que c'était un maître jaloux et
sévère, auquel on ne donnait point assez,
même en donnant tout
« — L'humanité appelle de tous ses
vœux la fin de ces duels gigantesques où
les peuples se ruent les uns sur les autres,
sans savoir pourquoi la plupart du temps,
et qui leur coûtent le plus pur de leur sang
« — Une pudeur invincible me défend les
plaintes. 11 m'a toujours semblé que l'on ne
saurait, sans se manquer à soi-même, lais-
ser envahir sa pensée par le sentiment des
souffrances subies...
« — La situation la moins séduisante com-
porte une somme de ressources qu'il suffit
de savoir trouver...
« — Quand une idée vraie a jailli lumi-
neuse sur les nations, tout vient la servir,
jusqu'à ce qu'elle devienne souveraine, pour
servir ensuite de point de départ à de nou-
velles conquêtes... »
2 mai, 23g
Pourquoi^ ô philosophe ! vous que je relis et
d'autres^ pourquoi^ pouvant être des pasteurs
de peuples , devenez-vous des bourreaux?
Quant au citoyen secrétaire-général qui
m'a^ ce tantôt^ si vivement insultée^ qu'il ne
croie pas, — si jamais il y songe, — que
je lui en veuille de sa conduite. Mes amis,
eux seuls, peuvent me faire joie ou peine.
Je ne sais en quel lieu l'enverra la défaite;
mais, en quelque solitude que ce soit, je lui
adresse comme représaille unique un miroir
de lui-même, ces vers qu'il m'a copiés et
qu'il vint m'apporter jadis avec courtoisie.
Qu'il s'y regarde, qu'il s'y retrouve, s'il est
possible, et qu'il compare. Ceci pourra s'ap-
P^ler la vengeance d'une femme.
^^êsie du citoyen secrétaire-général du Comité de Salut public,
Henry Bris sac, jadis poète.
« La gaieté s'en va, disent nos grands'mères :
M On veut des refrains tristement vêtus;
w Cupidon lui-même a les yeux sévères;
« Il vole toujours, mais ne chante plus.
« La jeunesse pense et devient morose;
w Cette folle abeille, accusant le ciel,
« Cherche le secret caché dans la rose,
w Et non le nectar qui ferait son miel.
'^40 Tablettes d'une Femme,
a Pourtant, la nature a sa robe verte
a Quand Avril joyeux revient l'épouser!
« Si nous avons soif, sa mamelle ouverte
tt  toujours du lait pour nous apaiser.
a L'art anime encor le marbre et la toiU,
« La volupté veille au fond des boudoirs,
tt Et deux yeux remplis de lueurs d'étoile
a Ont toujours besoin de dçux soleils noirs !
u C'est mal de semer le^ belles années
a Dans un sol glacé qui ne peut fleurir :
u Puisque le plaisir vous les a données,
vc Vous devez, enfants, les rendre au plaisir 1 ))
— Elles disent vrai, ces voix du vieil âge,
La jeunesse rêve un autre horizon;
Et comme un oiseau mouillé par l'orage.
Elle ne veut pas dire sa chanson'
Les dieux d'autrefois sont livrés aux flammes,
Leur cendre subit l'aflront de ses pas,
Des besoins nouveaux tourmentent nos âmes.
Eprises d'un ciel qui ne s'ouvre pas.
Mais que voulons*nous? quand nous pourrions vivre
Ardents au plaisir, sans souci du mal
Si l'esprit de l'homme allait tomber ivre {
S'il était déjà trop plein d'idéal if
Autour du coursier sans frein qui t'emporte,
Mazeppal les loups vont-ils s'attrouper ?
Arbre! n'as-tu plus qu'une sève morte,
Et le bûcheron va-t-il te frapper?
20 mai, 241
Non ! ne craignons pas une défaillance
De l'humanité jetant ses haillons!
La source jaillit pour nous : la science \
Qui mettra Tépi dans tous nos sillons.
Nous buvons ses flots avec son écume?
Qu'importe! ayons foi dans notre cerveau :
S'il donne souvent des fruits d'amertume,
11 ne porte pas l'herbe du tombeau.
Car l'homme vainqueur, domptant la matière,
Jamais n'apparut si grand qu'aujourd'hui.
Et n'osa fouiller, d'une main plus fièfe.
Le monde caché qui palpite en lui !
Quel est votre mal? Pourquoi l'âme pleure?
Pourquoi les soucis plissent notre front?
— Pauvres! le génie a-t-il sonné l'heure
De la grande agape où tous paraîtront ?
Valets! sommes-nous las de nos livrées?
De l'oppression déguisée en loi?
Des cultes forgeant des chaînes doréeaf
Pour lier l'esprit et servir la foi {
Tueurs! avons-nous brisé notre glaive?
L'échafaud maudit est-il consumé?
Les lauriers du sang n'ont-ils plus de sève?
Les héros du meurtre ont-ils désarmé ?
Ne voyons-nous plus leurs troupeaux serviles,
Cadavres sans âme et sans volonté,
Frapper la pensée avec leurs mains vilesi
Ramasser l'honneur dans la cruauté?
24'2 Tablettes d'une Femme.
Est ce qu^un labeur brutal ou stupide
Ne nous courbe plus ainsi qu*un bétail'r
Et rhomme a-t-il mis ce nimbe splendide,
Le plaisir et Tart au front du travail?
On gémit de voir ligués contre Tarche
Les fous qu'elle doit plus tard abriter !
L'éternel désir pressant notre marche,
Et nos lois d'un jour voulant l'arrêter î
L'ignorance humaine accusant la vie.
Frappant à la fois d'un même abandon
L'enfant qui souvent contient le génie
Et le sol qui peut donner la moisson.
Le rire s'éteint quand la faim assiège
Le bouge où le corps du pauvre est rivé.
Et que le vieillard, tremblant sous la neige,
A pour seul abri le froid du pavé ;
Quand la pauvreté fond sur l'ouvrière.
Pour la mettre, enfant, dans l'infâme égoul.
L'enfouir vivante en ce cimetière
Où, comme son corps, son cœur se dissout !
Ah! le rire franc, la chair frémissante
Sous le luxe, l'art et la volupté,
L'esprit qui s'élève, et le cœur qui chante
Son hymne d'amour et de liberté !
Le bonheur, enfin! l'étoile polaire.
Le but et l'instinct de l'Humanité,
11 n'est pas foulé sous notre colère
Par la passion de l'austérité!
2 mai, 243
Nous croyons qu'il faut rompre toute chaîne,
Et que ce tyran de nos premiers pas,
Que la croix antique est honteuse et vaine,
Si le sang d'un Christ ne la rougit pas!
La douleur sans but n'est qu'un vil symbole î
Le bonheur est saint et non criminel!
Mais nous le brisons, ainsi qu'une idole.
Quand les pleurs d'autrui souillent son autel !
Contemplons, heureux, cette sombre flamme
Aujourd'hui mêlée au regard humain!
Elle est le reflet d'une plus grande âme.
D'un plus large amour né dans notre sein !
Si Pair semble plein d'échos de la tombe.
Ecoutons, joyeux î car ce bruit contient,
Au lieu des soupirs d'un vieillard qui tombe,
Le cri de la mère à l'enfant qui vient î
Henrv Brissac.
Dimanche, 21 mai, — Et dire que, au
lieu de se donner honorablement tant de mal,
si souvent inutile, il suffirait de connaître la
couturière- de la femme de chambre de la ci-
toyenne d'un citoyen puissant, de faire recom-
mander, de boudoir en boudoir, Ja pure et
sainte réclame, jusqu'à ce que, parvenue à
la bien-aimée du jour, celle-ci dît au bien-
i5
'244 Tablettes d'une Femme.
aimé de Theure : lu vas faire cela, Henry;
je t'ordonne telle chose, Paschal ; tu vas m'ac-
• corder cette libération, Raoul !
J'ai écrit ce matin à Tex-ami de Delescluze
pour le remercier de son obligeante recom-
mandation d'hier, puis j'ai écrit aussi à De-
lescluze; ma lettre achève ce que je n'ai
pu entièrement lui dire, car on ne peut ja-
mais tout dire, la pensée est trop pleine !
Comme il était ému en tenant, dans ses m^ms^
le nom et l'écriture de son ex-ami ! « Qiii est-
ce qui m* a apporté la lettre de *** ? » Qu'il y a
loin de là au tapage forcené des Raoul Rigault
et consorts !
J'apprends ce matin que, saisie de pitié à
la pensée des violences probables, une femme,
d'une main mystérieuse et charmante, a, elle
aussi, écrit dernièrement à Delescluze. En
possession du secret de sa vie, — une chère
histoire de cœur, — elle l'adjurait, au nom
d'une mémoire aimée, de dépouiller la haine,
d'abjurer la vengeance, d'être clément et gé-
néreux
La lettre ne portait pas de signature, mais
se terminait ainsi :
« UNE FEMME. »
21 mai. 24^
A-t-il cru que j'étais cette femtne ?
Le témoignage dune amitié^ l'évocation
d'une passion^ toutes deux également perdues^
n'ont-elles pas un instant attendri sa rudesse ?
V^V/V/X^yV/V^^U-XAT rtr- rv/\ /■
Très-peu de grands établissements^ — écoles
ou lycées^ — ont pu échapper aux tyrannies
communales. La plupart, traités en monu-
ments publics, ont dû, coûte que coûte, lais-
ser arborer le fameux drapeau rouge. Beau-
coup, du reste, imitant la prudence des églises,
se sont fermés, maîtres et élèves allant au loin
attendre des conditions meilleures.
Seul, le collège municipal Chaptal, avec une
vaillance qui réussit toujours, a continué cou-
rageusement les études et maintenu le fidèle
drapeau tricolore, malgré les injonctions im-
pératives des citoyens délégués à l'Instruction
publique et le froncement de sourcils (plus
menaçant que celui de Jupiter olympien) du
tout-puissant Hôtel-de-Ville.
« — N'y a-t-il point, parmi vous, de pères
de famille 7 Qui donc, parmi vous, oserait jeter
•24*) Tablettes d'une Femme.
dans la rue des entants sans défense ? dit dé-
libérément le directeur aux fédérés chargés
d'arrêter le maître et d'occuper' la maison.
Revenez en nombre, si vous persistez. Car,
nous vous le déclarons tous, nous ne céderons
' qu'à la force »
Cette petite manifestation courageuse avait
lieu hier ; et, aujourd'hui, pour donner
plus de poids encore à l'unanime protestation
du collège, MM. les aumôniers, à la tête
des élèves, sont allés célébrer la messe à l'é-
glise de Saint-Louis-d'Antin.
C'est à n'y pas croire ! il y a encore concert
aujourd'hui ! Oui, concert populaire aux Tui-
leries et place de la Concorde. Il y â de tout
dans la Commune : tonnerre et soleil! la
C'ommune frappe et caresse ! Il faut que le
peuple s'amuse ! On annonce de. plus, pour
demain, une grande représentation extraordi-
naire à r Opéra
On me dit à l'instant que la place de la
Concorde est gardée par des seatinelles ; le
21 mai, 24j
Festival n'ira pas jusque-là, les obus y arri-
vent. Voilà la seule musique que j'ai trop
entendue, moi et bien d'autres : clairons ef-
farés, rappels ahuris, mitraille forcenée !
Rougeurs intenses à Thorizon, c'est le fort
de Montrouge qui saute. N'ayant pu faire
sauter le fort d'Issy, les fédérés ont fait sau-
ter celui-là. Un immense cri semble flotter
dans Tair : Tout est perdu !
Tout est sauvé ! disent ceux qui attendent
ardemment les troupes libératrices. Tout est
sauvé ! mais à quel prix !
On connaît la dramatique évacuation du
fort de Vanves. Que de malheureux et de
malheureuses y ont péri, à travers Thorrible
nuit des catacombes par où les survivants
espéraient se sauver! A demi-noyés dans les
eaux mortes des carrières, couverts de plâtre,
de gravats, de ruines, suffoqués au milieu
des vapeurs épaisses , se reconnaissant aux
gémissements étouffés dont s'emplissait Tom-
bre, quelle agonie et quelle terreur !
Onie heures du soir, — La ville prend un
aspect sinistre; des patrouilles précipitées
24<V Tablettes d'une Femme.
parcourent les rues; le clairon sonne ^ la
générale appelle aux armes^ le tocsin fait en-
tendre sa voix lugubre. Hormis ce seul cri :
Aux armes! aux armes! un silence de mort
accroît l'épouvante. Au calme inquiétant de
la journée a succédé une panique mortelle.
L'heure de la bataille suprême a sonné :
Dieu ait pitié de nous! On dit l'armée de
Versailles entrée par Auteuil. Est-ce vrai ?
Nuit de dimanche a lundi, 21-22 mai. —
Dès onze heures du soir, ai-je dit^ géné-
rale , tocsin, branle-bas solennel, rumeurs
d'une émotion croissante ; des voitures d'ar-
tillerie passent au grand galop sur le boule-
vard Saint-Michel. Je me suis levée^ je me
suis tenue debout à ma fenêtre toute la nuit.
Magnifique nuit, avec des palpitations d'étoi-
les incomparables, une clarté de ciel radieuse,
et, à Torient, dans la trouée que font par ici
les maisons, des pressentiments d'aurore où
tout-à-rheure poindra le jour tranquille.
Le marchand de vins d'en face est resté
ouvert; des malheureux, sac au dos et fusil
à l'épaule, vont y puiser un peu de fièvre
•ji-'j:* mai. '24(j
et beaucoup de vertige^ seul courage dont^
en guerre civile^ un homme armé soit capa-
ble vis-à-vis de son camarade.
Le glas imposant des cloches domine
l'incessant roulement des tambours^ Tappel
désespéré des clairons. Des hommes isolés
passent devant ma fenêtre. Sous la lumière
du réverbère, leur forme s'allonge^ s'allonge
dans la traînée rouge comme de , grands
spectres fantastiques Trois ou quatre
fenêtres sont éclairées : foyer sombre^ tout
paraît de sang. Et^ à travers cela^ les coqs
chantent et^ de distance en distance^ se répon-
dent comme des sentinelles; des chats tra-
versent la rue^ agiles et effrayés. On a muselé
les chiens^ pourtant ils pleurent.
Parmi ces hommes qui partent et dont si
peu, si peu reviendront^ il y en a qui sifflent;
j'en entends qui rient; ils entonnent sur Tair
le plus faux du mondé quelque bribe patrio-
tique de chansons guerrières. Et la sommation
des tambours devient plus pressante, plus
sinistre; le canon de tous côtés roule son ton-
nerre; des pas multipliés, innombrables si-
gnalent des bataillons en marche : ils pas-
sent, ils sont passés. Quelques cavaliers au
i> 50 Tablettes d'une Femme.
grand trot, peu solides sur leur monture
grossière, courent au rendez-vous de l'alerte
qui est proche; le drame se joue à notre
porte ; une surprise se sera encore produite
contre les fédérés toujours surpris. Tout-à-
l'heure, avant que le soleil ait lui, ils revien-
dront^ décimés, harassés, démoralisés, noirs
de poudre, et criant : Trahison! trahison î
Cinq hernies du matin. — En voilà déjà qui
reviennent, un bataillon tout entier a été écra-
sé. Que disais-je! C'est bien cela! Trahison!
trahison ! tout le monde aux armes !
Le tocsin n a pas cessé, la générale précipite
encore plus son Deprofundis, les maisons s'ou-
vrent, des groupes s'animent. Des petites filles,
à peine habillées, sautent à la corde
LES SEPT JOURNÉES.
Du lundi 22 mai au^ dimanche 28
f\\j .r^'> ' " .-y
PREMIERE JOURNEE.
Lundi 22 mai iSji.
« Que tous les bons citoyens se lèvent !
« Aux barricades ! Tennemi est dans nos
inurs !
'< Pas d'hésitation !
« En avant! pour la République, pour la
Commune et pour la liberté !
« Alix armes !
u Paris, le 22 mai 1871.
« LE COMITÉ DE SALUT PUBLIC. »
Après le branle-bas de la nuit^ il fallait bien
comprendre que nous touchions à la crise
i5»
i>^:> Tablettes d'une Femme*
finale. Oui^ nous sommes au dernier mo-
ment, expirants, sinon tout-à-fait morts. L'ar-
mée de Versailles est entrée dans Paris par
une large brèche pratiquée au bois 'de Boulo-
gne (i). Dieu soit loué! il n'y aura pas d'as-
saut ! Le pays attend sa délivrance, comme
certains malades attendent l'amputation, avec
un frémissement plein d'épouvante.
Paris se couvre de barricades.
« Le peuple de Paris aux soldats de Versailles :
« Frères !
« L'heure du grand combat des peuples
contre leurs oppresseurs est arrivée.
« N'abandonnez pas la cause des travail-
leurs !
« Faites comme vos frères du 1 8 mars !
« Unissez-vous au peuple dont vous faitef?
partie.
« Laissez les aristocrates, les privilégiés:.
(i) I/armée est entrée par la porte de Saint-Cloud, gnlce à
la courageuse initiative de M. Ducatcl.
2 2 mai. 2 ^^3
les bourreaux de rhumanité se défendre eux-
mêmeSj et le règne de la justice sera facile
à établir.
« Quittez vos rangs !
« Entrez dans nos demeures.
« Venez à nous, au milieu de nos familles.
« Vous serez accueillis fraternellement et
avec joie.
« Le peuple de Paris a confiance en votre
patriotisme.
« Vive la République !
« Vive la Commune !
« La Commune de Paris. »
Des débris de bataillons reviennent. Quelles
figures sombres, découragées, effarées, pe-
naudes ! C'est le retour de la bataille. Nous
avions vu cela dans les livres, nous le voyons
dans la vie. Il y a plus que de la conster-
nation sur ces visages, il y a de la stupéfac-
tion : on sent que la terre tourne autour de
leurs regards. Beaucoup ne peuvent aller plus
loin, ils s'affaissent sur les chaises des cafés,
sur les bancs du boulevard. Et pourtant tous
prétendent avoir tué leur homme. On fait
1'^^ Tablettes d'une Femme,
cercle autour d'eux. Des civières défilent :
morts ou blessés^ des tas ensemble.
Vous qui n'aurez point vu ces choses, ne
croyez pas vous en faire une idée. Les bou-
tiques sont fermées, les chaussées vides ; on
les dépave : terre et cailloux, tout sert. Un
silence oppressif remplit Tespace. Et puis des
gardes nationaux accourent, muets aussi, en
rangs ; ceux-là vont où Ton se bat, du côté
de Montrouge. « Des barricades ! partout
« des barricades! Fortifiez le cinquième ar-
« rondissement ! le Panthéon est une cita-
« délie! Des barricades sérieuses aux ciii-
« quième et sixième ! » Ainsi, pistolet à 1^
ceinture, sabre au poing, baïonnette au fusil •>
ordonnent des estafettes anxieuses.
<' Le Comité de Salut public arrête. :
« Article premier. — Les persieilnes ox^
volets de toutes les fenêtres demeureroix*^
ouverts.
« Art. il — Toute maison de laquelle par-'
tira un seul coup de fusil ou une agression
quelconque contre la garde nationale sera
immédiatement brûlée.
2 2 mai, 2
-.•>-■>
« Art. III. — La garde nationale est char-
gée de veiller à l'exécution stricte du présent
arrêté »
Vous rappelez- vous, en Juin 1848, Tetfet
inexprimable de ce grand cri répercuté, le
soir, sur toutes les maisons de la ville morte :
« Sentinelles, prenez garde à vous ! » Des
lampions mornes aux fenêtres, pas de lu-
mière chez les habitants. Cette fois-ci^ la ru-
meur est plus funèbre encore : « Aux armes !
aux armes ! » Les affiches, lues à haute voix_,
se succèdent avec ce cri unique : « Aux ar-
mes! >»
« Aux armes ! Que Paris se hérisse de
barricades ! Que derrière ses remparts im-
provisés, Paris jette encore à ses ennemis
son cri de guerre, cri d'orgueil, cri de défi,
mais aussi cri de victoire! ... Que les rues
soient toutes dépavées ! . . . Ces pavés, nou-
veaux moyens de défense, devront être ac-
cumulés, de distance en distance, sur les bal-
cons des étages supérieurs des maisons ...
Faites sauter ou incendier les maisons qui
gênent votre système de défense !...
« Que le Paris révolutionnaire , le Paris
l'S^i Tablettes d'une Femme.
des grands jours fasse son devoir ; la Com-
mune et le Comité de Salut public feront
le leur. »
Et dire qu'il y a, en ce même moment où
Paris devient champ de bataille, des retrai-
tes ombreuses , pacifiques et charmantes,
des forets où passe la brise avec de gais oi-
seaux chantants, des oasis de calme où le
rêve suit son vol radieux ! Et puis, des
bords de mer tranquilles avec le grand Océan .
bleu diapré de soleil, murmurant douce-
ment , doucement , et caressant à Thori-
zon quelque svelte voile blanche frangée
d'écume
Mais il n'y a pas, il n'y a nulle part,
n'est-ce pas, Seigneur? dans notre France
humiliée et blessée, des indifférents qui font
cercle , rient , chantent , avec émulation de
toilettes et de broderies, vont aux spectacles
et aux fêtes, tandis que nous, ici, nous mou-
rons ? Il n'y a pas en France de Français qui
s'amusent, n'est-ce pas. Seigneur?
L'heure sonne, inexorable , impassible, ses
quarts , ses demies , ses trois quarts , ses
heures, et c'est une impression inexprimable
que ce bruit régulier des cloches insensibles
2 2-23 mai, 2jyy
dans tout ce déchaînement et ce fracas
d'horreurs. — Le Destin ny prend pas
garde! Le Temps remplit sa tâche! La vie
passe et marque ses secondes. Ainsi fait le
jour. O sérénité implacable !
— Halte-là ! qui vive!
— Avancez au mot de ralliement!
— Commune!
DEUXIÈME JOURNÉE.
Mardi, 23 mai.
— Hahe-là ! qui vive !
— Amis !
— Il n'y a pas d'amis!
' — Halte-là ! qui vive !
— Ronde major !
Et voilà , toute la nuit , sous le dôme
étincelant du ciel, ce qu'on entend à mon
coin de rue. J'ai une barricade à ma porte :
des femmes et des enfants l'ont faite au
chant de la Marseillaise. Quatre autres s'é-
lèvent, à côté, en face, à droite, à gauche.
'jj^<y Tablettes d^iine Femme.
Les femmes fédérées qui siégeaient à TEcole
de droit se sont mises, elles aussi, en tenue
de campagne. Celles qui semblent mener les
autres portent de grandes écharpes rouges
sur une robe noire ; elles ont, de plus, une
cocarde sur la poitrine.
Nos voisins ont cru sauvegarder leur
petite maison basse en y attachant un dra-
peau italien. Quel danger! ceci parut un
drapeau tricolore, et tout de suite un poste
entier vint, avec force menaces, le faire
enlever impérieusement.
On voit des choses qui semblent vision-
naires. Ainsi, sur les toits, de vraies appari-
tions de fantômes. Que font ces blouses
blanches qui, avec mille précautions, parais-
sent, disparaissent, comme mues par un
ressort, s'ensevelissent dans des profondeurs.,
et tout d'un coup surgissent de nouveau?
I/une de ces blouses aperçut mon ombre
à ma fenêtre; Téclair d'un fiisil brilla vers
ma personne ; mais une femme fédérée mit
le bras sur cette arme ; et, me désignant :
— Ce n'est pas un homme, s'écria-t-elle;
c'est une femme.
Je fermai ma fenêtre.
l'i' mai. lij^t/
Les gardes des barricades, sentinelles de la
le, ont veillé fièrement leurs pavés; quel-
les-uns pourtant sont tombés de fatigue.
5 gisent allongés sur les pierres du terrain
en face : on dirait déjà des morts.
Nous avons le clairon et le rappel, comme
1 campagne. La générale bat au loin. Des
ïtafettes soucieuses viennent voir les choses :
les Versaillais avancent, avancent » , disent-
les. « Depuis, ajoutent-elles, qu'un traître
ur a livré nos portes, le faubourg Saint-
ermain est à eux; ils atteindront bientôt
Observatoire ; le Panthéon doit se montrer
^roïque; ces barricades sont insignifiantes;
faut les faire plus sérieuses; il y faut des
nons, des fusils, de la poudre. »
Et le bombardement continue toujours,
► obus arrivent de toutes parts ; cette guerre
: la rage , la folie de la barbarie. Juin était
L jeu au prix d'elle, ceci est l'extermination
i monde.
Midi. — Par une issue dérobée traversant
te la rue étroite, j'ai gravi le haut belvédère
^ la terrasse voisine , situation d'où Ton
3mine entièrement Paris. Quelques per-
2 ho Tablettes d'une Femme.
sonnes étaient là^ couchées à plat ventre,
ne laissant à peine dépasser que leurs, têtes,
danger très-grand encore, car les fédérés
occupent les toits environnants; le moindre
mouvement leur paraît suspect; ils tirent sur
tout ce qui remue. Mais quelle représentation
d'enfer ! quelle vue incomparable! Qui n'a pas
contemplé le feu d artifice du bombardement
dans la frénésie de sa fureur, avec tous les
sillonnements d'éclairs des obus, le fracas
des explosions, au nord, au sud, de près, de
loin, de partout, à côté, là-bas, dans toutes
les directions, avec Tincendie des maisons
qui s'allument, non, qui n'a pas vu cela,
sous ce radieux soleil de mai, n'a rien vu,
n'a le droit de parler de rien! Qui na pas,
d'un observatoire pareil, assisté à ce jeu de
hasard des bombes lancées rageusement sur
une ville, ne peut imaginer cet effrayant
spectacle. Les oiseaux eux-mêmes sont épou-
vantés. Des hirondelles passent, poussant
des cris corpme des oiseaux de mer et tom-
bent etfarées.
Le tocsin sonne; j'oublie qu'il faut se ca-
cher; des fusils sont pointés contre nous
du haut de cheminées voisines, il faut des-
23 mai. 261
cendre. Depuis le siège prussien^ Tenneini —
pour le peuple affolé — est partout. Un chat
trotterait imprudemment sur les toits que
vous entendriez ce cri : Trahison ! trahison !
Six heures et demie. — Des coups de feu
sont tirés d'une maison : cinq, six^ sur les
fédérés de la barricade Soufïlot. Un artilleur
qui ajustait sa pièce a été tué roide.
Ordre de fermer les fenêtres et de tenir
les portes des maisons ouvertes. On entend
la fusillade, le combat se rapproche, le champ
de bataille se ressçrre.
Un jeune délégué, à Técharpe rouge, citoyen
membre de la Commune, préposé à la garde
d'un canon qui attend son affût et sçs ar-
tilleurs, est resté des heures et des heures à
ce coin de la rue Cujas. Pâle, inquiet, agité, on
voyait sur sa figure fiévreuse passer le trem-
blement de sa pensée. Des cavaliersà chapeaux
tyroliens, à vestes bariolées, traversées de bran-
debourgs, portant les insignes du Comité cen-
tral, sillonnaient la chaussée dépavée. Ce sont
les Enfants-Perdus, paraît-il; les gardes na-
tionaux de la barricade s'appellent entre
eux : les Fédérés de la Mort.
jh'j Tablettes dune Femme.
Le jeune délégué pâle reste engourdi dans
sa torpeur. Un orgue trouve moyen de ve-
nir naziller la Marseillaise; il Técoute stu-
pidement, rien n'éclaire ses yeux mornes.
« — Plus solides que cela! vous dis-je!
tout-à-fait sérieuses ! tout-à-fait fortifiées, les
barricades d'ici ! » répètent, du haut de leurs
montures, d'importants personnages, vive-
ment acclamés par la foule :
— Vive la Commune ! vive Paris !
— Oui, les amis, et vive la mort!
Ainsi se trouve réalisée l'inscription ré-
volutionnaire du haut fronton de T Ecole de
droit :
Liberté, Egalité, Fraternité
ou la mort!
Il ny a ni liberté, ni égalité, ni frater-
nité, en effet , sous l'émeute ; il n'y a que la
mort, rien que la mort!
Un espace a été ménagé autour de nos
barricades pour la circulation des voitures
de service destinées à la défense du Pan-
théon. Ce sont des prolonges d'artillerie, des
camions de chemin de fer, deç véhicules
'jj mai. 263
de tout calibre j avec des caissons de pou-
dre, des tonneaux de munitions^ des em-
pilements de cartouches et d'obus, des traî-
nées de canons tout chargés. Le tragique
défilé est interminable. Tout ce qui va nous
faire sauter passe en détail devant nos
yeux.
Est-ce que tout cela est réel? Sommes-
nous éveillés? Ne rêvons-nous pas un horri-
ble rêve? Est-ce bien là de la vie humaine?
Oui, cela est réel : cette sanglante tragé-
die est vivante ; voici, comme hier, la veil-
lée des barricades.
— Qui vive !
— Ronde major !
— Avance à l'ordre!
— Patrouille!
— Vive la Commune !
-— Va pour la Commune!
Et tout d'un coup, quel embrasement du
Jel! Les Tuileries brûlent, l'Hôtel -de-
ille brûle. Qu'est-ce que vous dites-là? Je
^"Us dis que tout Paris brûle!
2h4 Tablettes d'une Fefnme.
TROISIÈME JOURNÉE.
Mercredi, 24 f7tai.
Cette journée du 24 mai 1871 a été la plus
terrible de la terrible semaine. Par ici, tout le
monde a cru faire sa dernière prière. On s'est
tellement tué de part et d'autre^ dans cet
emmêlement et cet acharnement de colère et
de haine, que cette journée, dis-je, — cen-
sément saint Donatien sur le calendrier, —
peut bien s'appeler la Saint-Barthélémy de
la rue.
La nuit a été épouvantable de récipro-
ques fureurs. Obus, boîtes à mitraille, ca-
nonnade, fusillade, tout éclatait à la fois
dans un concert affreux. Le ciel lui-même
est rouge ; les éclairs de massacre Tont
incendié : l'action est tout près, au Luxem-
bourg; on voit le feu et Tardente fumée du
combat ; on tire de partout, des toits, des
fenêtres, des caves Et puis, c'est bien
vrai! les Tuileries brûlent, THôtel- de -Ville
brûle, quantité de maisons, des rues mêmes
sont en flammes I
24 ^^'^di' -6» 5
Trois heures du matin. — Des voitures
d'ambulance passent, rouges de sang; sous
des couvertures trop courtes ballotent des
cahotements de morts : c'est par charretées
qu'on les ramasse.
Depuis deux jours je suis prisonnière; les
rares passants qui ont le courage d'aller
chercher du pain doivent mettre leur pavé
aux barricades. On ne me ferait jamais met-
tre un pavé à une barricade, on me tuerait
avant de m'y forcer.
Quoi! pour la défense ou pour l'attaque
un pavé peut représenter mort d'hommes, et
ma main de femme y consentirait ! Je mour-
rais plutôt comme Ugolin dans sa tour.
Notre barricade, selon l'expression des fédé-
rés, est devenue sérieuse; on Ta faite, nousla-
vons vu, en famille ; les enfants du quartier, au
milieu de pères et de mères. Tout construite en
chantant; des hommes graves, ceux-ci: Ven-
ffeurs de Flourens, y appliquèrent les règles de
Tart; une distribution de bouteilles vint ajouter
à la verve commune; les travaux allèrent
vite; cette barricade est un modèle. On y a
pratiqué des meurtrières, une mitrailleuse y
est déjà installée, et un gros canon attend
2hh Tablettes d'une Femme.
sa place. Un artilleur^ chargé de ce détail su-
prême, est à cheval sur ce gros canon immo-
bile. C'est un garçon de vingt ans, hardiment
découplé, de figure très-soucieuse et très-fine.
Il a les bras croisés et il rêve, il rêve infini-
ment; c'est à peine s'il répond à ceux qui lui
parlent. Des caissons de poudre passent et
passent sans cesse, empilés les uns sur les
autres, augmentant encore la réserve ef-
frayante du Panthéon.
Les vieux, ceux qui ne peuvent se battre
comme les jeunes, ont fait la veillée des
barricades. Le gardien de la nôtre — cette
nuit — était un vieillard qui grelottait sous sa
mince vareuse, mal protégée d^un drap de
lit. Sa tète est toute blanche; il a bien 70 ans;
son fusil tremblait dans ses mains, et son corps
vacillait sur ses jambes; une vieille femme est
venue, ce matin, lui apporter la soupe.
On vivait à la porte, ne pouvant songer à
son lit et ne devant point se hasarder aux fe-
nêtres. Des âmes compatissantes ont envoyé à
ces malheureux des matelas et du linge. « Ce
sont des matelas perdus, » me dit un fédéré,
très-âgé aussi, et qui ne cessait de répéter :
Ma pauvre femme ! mes pauvres enfants ! si nous
24 ynai. 26 j
pouvions mourir ensemble! Quel malheur d'être
pauvre! — Oui, madame, ce sont des matelas
perdus, car^ voyez- vous, les hommes sont
ivres; comment les en empêcher? On sait
qu'on est sacrifié, on voit la mort d'avance,
alors on boit....
— Mais sauvez- vous donc! sauvez-vous!
Laissez cette horrible bataille! Allez à vos
pauvres femmes et à vos enfants!
— Le moyen de le faire! ceux qui ne sont
pas pris en avant sont pris en arrière! Des
«
postes sont à toutes les portes. Nous savons
bien que nous sommes perdus! Le père a été
tué hier, peut- on abandonner les autres?
Voyez ce vétéran grand-père, là-bas! Croyez-
vous qu'il se fasse illusion? Non, il sera tué
comme les autres, et il reste comme les autres. . .
Oh! si; par un miracle de charité divine, on
avait pu, même aujourd'hui, faire tomber les
armes et sauver ce qui peut encore être sauvé
de Paris !
Dix heures et demie, — L'affiche suivante est
collée à notre porte et se répète activement
sur tous les murs :
16
268 Tablettes d'une Femme,
« COMMUNE DE PARIS.
« Fédération de la garde nationale.
« COMITÉ CENTRAL.
« Soldats de l'armée de Versailles !
« Nous sommes des pères de famille.
« Nous combattons pour empêcher nos en-
fants d'être un jour, comme vous^ sous le des-
potisme militaire.
« Vous serez, un jour, pères de famille. Si
vous tirez sur le peuple aujourd'hui^ vos fils
vous maudiront comme nous maudissons les
soldats qui ont déchiré le^ entrailles du peu-
ple en juin 1848 et en décembre i85i.
« Il y a deux mois, au 18 mars, vos frères
de Tarmée de Paris, le cœur ulcéré contre les
lâches qui ont vendu la France^ ont f rater ^
nisé avec le peuple; imitez-les!
« Soldats, nos enfants et nos frères, écou-
tez bien ceci, et que votre conscience décide :
« Lorsque la consigne est infâme , la dé-
sobéissance est un devoir !
« 5 prairial, an 79.
« LE COMITÉ CENTRAL. »
Côte à côte, ces deux dernières proclama-
tions du Comité de Salut public :
« commune: de paris.
« Comité de Salut public.
« Citoyens de Paris,
« La trahison a ouvert les portes à l'en-
nemi ; il est dans Paris; il nous bombarde, il ,
tue nos femmes et nos enfants.
« Citoyens, l'heure suprême de la grande
lutte a sonné. Demain, ce soir, le prolétariat
sera retombé sous le joug ou affranchi pour
Téternité. Si Thiers est vainqueur, si T Assem-
blée, triomphe, vous savez la vie qui vous at-
tend : le travail sans résultat, la misère sans
trêve. Plus d'avenir! plus d'espoir!
270 Tablettes d'une Femme.
« Vos enfants, que vous aviez rêvés libres,
resteront esclaves ; les prêtres vont reprendre
leur jeunesse; vos filles, que vous aviez vues
belles et chastes, vont rouler flétries dans les
bras de ces bandits.
(( Aux armes ! aux armes !
« Pas de pitié. — Fusille^ ceux qui pour-
raient leur tefidre la main! Si vous étiez défaits,
ils ne vous épargneraient point. Malheur à
ceux qu'on dénoncera comme les soldats du
droit ! malheur à ceux qui auront de la pou-
dre aux doigts ou de la fumée sur le visage!
« Feu! feu!
« Pressez-vous autour du drapeau rouge,
sur les barricades, autour du Comité de Sa-
lut public. Il ne vous abandonnera pas!
<( Nous ne vous abandonnerons pas non
plus. Nous nous battrons avec vous jusqu'à la
dernière cartouche, derrière le dernier pavé.
« Vive la République! vive la Commune!
vive le Comité de Salut public.
a LE COMITÉ DE SALUT PUBUC. »
« Soldats de Tarmée de Versailles, "
« Le peuple de Paris ne croira jamais que
24 yyy^i- 2y I
m
/ous puissiez diriger contre lui vos armes
juand sa poitrine touchera les vôtres; nos
nains reculeraient devant un acte qui serait
m véritable fratricide.
« Comme nous , vous êtes prolétaires ;
comme nous, vous avez intérêt à ne plus lais-
ser aux monarchistes conjurés le droit de
boire votre sang, comme ils boivent vos sueurs.
« Ce que vous avez fait au i8 mars^ vous
le ferez encore, et le peuple n'aura pas la dou-
leur de combattre des hommes qu'il regarde
comme des frères et qu'il voudrait voir s'as-
seoir avec lui au banquet civique de la liberté
et de r égalité.
« Venez à nous, frères, venez à nous, nos
bras vous sont ouverts!
« LE COMITÉ DE SALUT PUBLEC. »
Le feu couvre les barricades voisines, le
canon tonne tout près de nous, la fusillade
devient pressante; un membre de la Com-
mune, décoré de tous ses insignes, sa grande
écharpe rouge au vent, escalade le monticule
de terre crénelée que fait en bas la barricade
Saint-Jacques. Celui-ci est venu à pied ; il
porte un simple képi sur la tête, mais des pis-
i>7- Tablettes d'une Femme.
tolets sont à sa ceinture^ et il parle ^ le sabre
à la main. Sa voix est forte et assurée; les
fédérés sont dans la tranchée profonde, à plat
ventre sur des matelas, chargeant leurs fusils
et les disposant par les trous des meurtrières.
« — Encore une fois^ s'écrie-t-il, le peuplé
est vaincu, encore une fois la cause du peu-
ple est perdue. A la mort! à la mort! Tous
dans la mort ! Mais en mourant, n'épargnez
rien! »
En même temps,- sur le boulevard Saint-
Michel se produit une rumeur immense et
passe à fond de train une charge de cavalerie.
Les fédérés se massent, une musique extraor-
dinaire, passionnée rallie les gardes nationaux
dispersés à travers ce vertige et distribue les
forces proportionnellement aux barricades.
Cette fanfare est un commandement.
Je n'ai jamais entendu musique rouge plus
entraînante et plus ardente. C'était une rare
mise en scène pour le dernier acte de la tue-
rie. Toutes les fibres de mon âme palpitèrent,
il semblait qu'un appel était fait à nous au-
tres, les songeurs inutiles.
Les musiciens sont en tête des troupes de
combat, stimulant, harmonisant, enflammant
l'ardeur guerrière : ainsi dans la vie doivent
marcher les poètes, en tête des penseurs, ces
soldats militants^ ces combattants au pas de
charge de l'humanité !
Après cette émotion de la barricade, j'é-
tais montée au faîte de la maison juger
du progrès des incendies. A gauche les
Tuileries, en face la Préfecture de police,
à droite THôtel-de-Ville : trois foyers aux
grands jets de flammes, gerbes de feu d'où
^'envolait toute notre histoire. L'Hôtel-de-
Ville, surtout, cette perle de nos palais pari-
siens, occupait et atterrait mes regards. Il
était impossible , étant née à Paris, de ne
pas aimer chèrement l'Hôtel-de- Ville. Je vis
s'effondrer la tour du milieu avec des éclats
et des pétillements de phosphore étincelantS}
et, de cet élégant pavillon embrasé que sur-
montaient si fièrement les armes de la
ville (le traditionnel vaisseau de TEtat), s'é-
levèrent à plein ciel des papiers innom-
brables.
Au milieu des archives, parmi des do-
cuments sans prix, mêlé à toutes ces ri-
chesses disparues, ainsi périt, je dois le dire,
un mien manuscrit qui me fut emprunté
'2'j4 Tablettes d'une Femme. .
jadis^ ne fut jamais lu, ne me fut jamais
rendu et resta profondément oublié dans
les armoires municipales : histoire très-jeune
de pensée, encore plus jeune de style^ mais
où, sous ce titre : Deux cœurs de femmes,
j'avais résumé, à ma manière, cette théorie
vieille comme le monde de la passion et du
devoir. C'est là une belle mort pour mes
héroïnes, un dénouement que je n'aurais
guère inventé : autant en emporte le vent!
Mais je n'ai pas le temps de songer à
ces fictions et à ces rêves. Un bruit épou-
vantable retentit dans tout le quartier, la
maison oscille, la toiture tombe à nos pieds,
toutes les vitres éclatent, toutes les portes
s'ouvrent. « C'est un saut de mine, dit
quelqu'un, ce n'est pas un obus! »
C'est l'explosion de la poudrière du Lu-
xembourg. Le chef de barricade avait bien
dit : N'épargnei rien! A quand l'explosion
du Panthéon?
11 était une heure.
Le combat était commencé. Ils sont là,
quatorze fédérés, des femmes préparent les
fusils, les hommes tirent. Le canon tonne
et crache, la mitrailleuse grince et rage.
'24 fJ^ai. i>75
[mpossible de se tenir chez soi, les balles
sifflent à travers les fenêtres. Ce coin de
rue est une lanterne. Impossible de se tenir
dans Tescalier qui vacille; les caves elles-
mêmes sont peu sûres ^ car la bataille est
acharnée à la porte; on croit à chaque in-
stant que cette mince porte va céder; le
moindre mouvement de ce côté serait mor-
tel; la riposte des insurgés est effroyable;
on dirait que des pavés s'écroulent, et c'est
toujours la fusillade. A travers ce vacarme,
des gémissements de blessés qui tombent;
puis, ce sont de grands cris :
« — Rendez-vous! rendez-vous!
« — Vive la Commune! »
Ils ne se rendent pas!
A trois heures un bruit de chevaux nous
fait penser que les soldats de Versailles sont
maîtres. Non! la bataille est, au contraire^
encore plus véhémente. Les fédérés se lais-
sent tuer; la fumée des canons nous en-
veloppe, et Ton entend distinctement les
urons des uns, les imprécations des autres,
es plaintes suprêmes de ceux qui meurent :
« — A bas Versailles ! vive Paris !
« — Vive la Commune ! »
2^ G . Tablettes d'une Femme,
Quand on voit tant d'êtres ignorants mou-
rir si héroïquement pour une mauvaise
cause, on est pris^ soi, d'une envie irrésistir
ble de mourir aussi vaillamment pour une
cause généreuse. Pourquoi les honnêtes
gens^ — plus que faibles (entre nous !), —
ne sont-ils pas humiliés et jaloux de cette
supériorité des autres sur eux, et ne tien-
nent-ils pas à honneur d'égaler, sinon sur-
passer cette bravoure ?
J'ai dit que tout le monde avait fait sa
dernière prière; et pourtant ils n'avaient
pas entendu, les autres! perdus dans leurs
plaintes et leurs réminiscences bruyantes et
d'ailleurs cachés tout de suite au fond des
caves, ce que j'avais, moi, distinctement
retenu de Timpérieux discours des barri-
cades, cet effrayant « N'épargne^ rien! » Je
rassure comme je puis la maison éplorée
en faisant valoir que ce que nous pouvions
craindre de pire, nous l'avions eu : l'ex-
plosion du Luxembourg. Et je savais —
l'ayant entendu — que cela n'était rien, car
ils Tont dit et redit, ces Fédérés de la Mor
qui tuent , que Ton tue et qui tombent ^
ils ont dit et redit : Que le Panthéon saute î
24 wia/. '2'j']
J'aurais pu compter tout ce qui a passé
de barils et de caisses pour laccomplisse-
ment de cet acte immanquable...
— Taisez-vous ! mais taisez-vous ! ne puis-
je m empêcher de dire à des femmes qui
racontaient en larmes des histoires féroces ,
s'efFrayant encore mutuellement de lamen-
tations puériles. Qui donc peut songer à
autre chose qu'à recommander son âme à
Dieu et à faire sa prière I
La position était intolérable ; le râcle-
ment de la mitrailleuse, la canonnade du
Panthéon ébranlant la maison et la criblant
d'obus, la fusillade furieuse qui semblait
devoir enfoncer la porte et la trouait de
balles, le tapage des pavés, les clameurs
des combattants, la chute des- corps, la cer-
titude de l'explosion prochaine , tout cela
parut durer une éternité, tout cela dura sept
heures !
Et pendant ces horreurs que la plume est
impuissante à décrire, un bel enfant étendu
sur les genoux de sa mère dormait, blanc
et rose, avec un souffle paisible, et, sur sa petite
bouche entr'ouverte, un sourire ! 11 n'entendait
rien de ce vacarme épouvantable ; ces in-
'2-; 8 Tablettes d'une Femme.
famies de la terre n'arrivaient point à son
cœur d'ange; les cris eux-mêmes des mou-
rants ne troublaient en rien sa vision du
ciel. Ce beau sommeil n'eut pas un. frissonne-
ment....
« — En avant ! en avant ! »> Une charge
de cavalerie par ici, une charge à la baïon-
nette par là, en avant ! en avant ! Des fan-
tassins courant , escaladant les barricades ,
arrachant les drapeaux rouges, plantant les
drapeaux tricolores, « en avant ! en avant ! ■
Ce sont les pantalons rouges , nous sommes
délivrés, c'est Versailles !
Le feu était au Panthéon , l'incendie avait
commencé ; quelques minutes encore, tout
le quartier sautait !
Et les autres? mettez la main devant
vos yeux, ne descendez pas à la porte , ne
regardez pas à la fenêtre ! Ce sont des morts,
partout des morts ! . . .
« — Faites Tappel, dit à son lieutenant
le jeune capitaine du 38^" qui, son tro-
phée de drapeau rouge à la main, — le
drapeau de notre barricade, — venait si
brillamment de nous sauver. Comptez vos
hommes, prenez la liste !
'24 i^tai. '^79
(( — Capitaine ! sur trente-deux, dix-neuf
manquent.
" — Laissez les noms en blanc. C'est
bien! La lutte a été rude! »
11 y avait du sang partout, plein la
porte, plein le trottoir, le ruisseau était
rouge; des loques jonchaient le sol : tron-
çons de baïonnettes, débris de ceintures ,
pans de tuniques, morceaux de blouses,
képis, cartouchières, chaussures
De Fautre côté de la barricade, là où par
tas gisaient des morts, les jeunes soldats
du 38^ rejetèrent ces défroques, et, bravement,
exténués de lassitude et de besoin, seule-
ment séparés des autres par un mince
parapet de pavés, ils firent la soupe et man-
gèrent.
Après la bataille acharnée la victoire si-
lencieuse. Les habitants ne sont pas encore
sûrs d'avoir échappé à la mort, ils se .tà-
tent; mais le sentiment de la résurrection
remporte, toutes les fenêtres se garnissent
de drapeaux tricolores, quelques poltrons
illuminent
Sous rimpression du jour qui tombe, ces
drapeaux et ces oriflammes, cette ville pavoi-
»7
28 Tablettes d'une Femme,
sée et tremblante, ce deuil qui prend un air
de fête, portent à l'âme une tristesse indéfi-
nissable
La veillée de cette nuit peut s'appeler la
veillée des morts
QUATRIEME JOURNEE.
Jeudi, 25 mai ïSyi,
Et puis, à côté de ces autres qui
dormaient du sommeil éternel^ les soldats,
après avoir mangé la soupe , ont fait un
somme
Je voulais ne pas voir, mais comment se re-
poser? comment dégager sa pensée? La nuit
était limpide, avec un recommencement de
lune claire; le regard tombait sur trois grands
garçons fusillés, allongés sur la terrée L un
était ce pauvre artilleur de vingt ans, si
songeur, hier matin, sur son canon sans af-
fût. Lorsqu'on lui cria : Rendez-vous! il
'JK mat. 281
'.•5
ouvrit sa veste, découvrit sa poitrine et fut
frappé au cœur. Les bras ouverts^ la face
haute, le corps tout droite il a encore une
fière mine ; le cœur n'est qu'une grande pla-
que de sang : toute sa jeunesse a jailli
là!
On dit Delescluze tué ; alorSj qu'est deve-
nue sa promesse ? que sont devenus les ota-
ges? On dit Raoul Rigault tué aussi. Ce
grand bruit que nous avons entendu hier^
vers trois heures^ était une sommation dé se
rendre. Tous répondaient : « Vive la Com-
mune! » Il était là.
« A trois heures de l'après-midi , — dit
« le National, — Tex-délégué à la sûreté gé-
« nérale, l'ex-procureur de la Commune,
« Raoul Rigault, était venu donner des or-
« dres aux fédérés du cinquième arrondis-
« sèment. Il portait le costume de chef d'esca-
« dron d'état-major. Un premier coup de feu
« tiré sur lui ne l'atteignit pas. Cependant les
« soldats le saisissaient dans une maison où il
« essayait de se cacher. On lui fit des-
« cendre la rue Gay - Lussac pour Ta-
« mener au Luxembourg. A la hauteur de
" la rue Royer-^Collard, à quelques pas du
•28 '2 Tablettes d'une Femme,
« boulevard Saint - Michel ^ Tescorte ren-
« contre un colonel d'état-major, qui s'in-
« forme du nom du prisonnier.
« Celui-ci répond par ce cri : Vive la
(( Commune ! à bas les assassins !
« Aussitôt, il est acculé contre le mur et
« passé par les armes.
(( Son cadavre est resté à la même place.
« Une main charitable Ta recouvert de paille
« et a placé là un écriteau sur lequel on
« lit :
« Respect aux morts!
« Pitié pour son malheureux père ! »
Des personnes du quartier, qui ont pu ren-
contrer Raoul Rigault vivant, affirment,
d'autre part, que ce cadavre n'est pas le
sien.
Oh ! comme on serait tenté de dire avec
le grand poète américain Th. Hood :
u Any where, any where, oui of ihe world ! »
(N* importe ow, n'importe oit, en dehors du monde!.... ^
•>
« Vous n'avez donc pas peur de la mort :
me disaient, la semaine dernière, les for-
2^ mai. 28-3
cenés du Salut public. Et je répondais^ dans
mon grand contentement de mourir pour
quelque chose : La mort est la plus belle
chose de la vie!
Oui, la mort utile^ la mort bonne à une
cause de dévouement ou de sacrifice _, cette
mort qui peut profiter à quelqu'un, est envia-
ble et désirable; mais l'affreuse mort inutile
que nous avons failli subir hier^ cette mort que
l'explosion imminente du Panthéon semblait
rendre infaillible^ cette mort-là était dou-
blement effroyable^ car elle ne servait à rien,
ni à personne
Notre petit coin tout seul est délivré; la
fusillade continue très- vive dans le voisinage.
Que fera la future humanité de tout ce rouge
engrais de morts ? .
La légende se mêle déjà à l'histoire. On ra-
conte qu'une très-belle fille fédérée, arrêtée
parmi les combattants, tenait, pressé sur sa
poitrine, un drapeau rouge portant ces mots :
Nf toucheipas! Cette créature était si résolue
que, malgré le vertige de l'heure, les militai-
res ne la fusillèrent qu'à regret, chacun vou-
lant laivSser à d'autres cette besogne. Qua-
rante-deux compagnons, — tout une bande
2^4 Tablettes d'une Femme.
mdomptable, — furent, du reste, exécutés
sommairement avec elle.
Autre récit rapporté par un témoin, blessé
dans la bagarre.
C'était hier, boulevard d'Italie, yS. Les in-
surgés avaient élevé là une redoute monstre,
véritable fortification à triple étage, avec
tranchées, souterrains, meurtrières. D'abord
défendue par cent cinquante hommes, la bar-
ricade se trouva réduite à cinq. Ces cinq ne
se rendirent pas. Leur forteresse improvisée
fut bombardée, la maison incendiée; une
jeune fille de vingt-deux ans, qu'on n'avait
pu emporter et qui s'était réfugiée dans une
cave, mourut de frayeur. A côté de ce jeune
cadavre qui allait brûler, au milieu des cent
quarante-cinq camarades hors de combat,
après irenie-neuf heures de bataille y les cinq ne
se rendirent pas : ils furent passés par les
armes.
Que vont devenir ces trois grands garçons
fusillés (je ne parle que de ceux de ma porte),
ceux-ci que je ne puis m 'empêcher de voir à
chacun de mes moindres mouvements vers
les fenêtres? 11 y a, de tous les côtés, de som-
bres tas immobiles, les fossés des barricades,
sont combles : pantalons rouges, pantalons
i'5 '"^^- '-^^5
noirs ; mais je ne veux pas parler de ces im-
mobilités-là -, non, je n'en veux pas parler.
J'ai reconnu, dis-je, le grand artilleur d'hier;
il y a, près de lui, un gros ouvrier en blouse
bleue. Le malheureux avait mal aux dents, il
a un bandeau sur la joue; la tête contre terre,
une main sur ses yeux, on dirait qu'il dort ;
l'autre main a laissé échapper un revolver.
Le troisième, — c'était un chasseur fédéré^ —
oh ! le troisième .... est chose horrible ! sa tête
crépue est décollée ; son bras, qui faisait un
signe, avait, rigide, conservé l'attitude de ce
geste. Un mouchoir a été jeté sur cette pau-
vre tête hérissée ; mais, à chaque instant, des
femmes du peuple le soulèvent. Ces femmes
du quartier — déjà toutes en noir — vien-
nent reconnaître leurs hommes ; elles cher-
chent dans chaque tas leurs maris ou leurs
pères
Notre petit coin tout seul, — ai-je dit, —
est délivré dans le voisinage ; mais de nom-
breux combats sont engagés partout. Cette
nuit a été sanglante comme toutes les autres -,
il faut renoncer à reparler des mêmes choses,
car les mêmes mots nécessairement revien-
nent : canonnade, mitraillade, bombardement.
i>fV^> Tablettes d'une Femme,
. "«ta
fusillade. Des incendies se propagent de tous
côtés et se rejoignent. C'est horrible, mais
d'une horreur superbe.
Aujourd'hui, les omnibus vont; ils vont
même beaucoup, non pour les vivants, ils
vont pour les morts. Les véhicules ne suffi-
sent pas, barricade après barricade, pour tout
ramasser. Aussi voit-on d'énormes fourgons
de la compagnie funèbre, de grands brecksde
chemin de fer. Des toiles sont jetées par-des-
sus, mais tout ballote, tout cahote, tout dé-
passe. Des individus, manches retroussées,
bras rouges, arrivent avec des brancards, po-
sent là-dessus les corps et jettent le tout dans
les voitures. Quelle peine pour faire entrer
tous ces membres roidis, largement étendus,
inflexibles ! Les empreintes de toutes ces for-
mes restent visibles sur le sol, comme des
peintures
« — Y a-t-il encore des cadavres à em-
porter? » — demande un de ces porte-faix
aux bras rouges , conducteur - brancardier
des lourdes voitures.
Un autre a pitié lui-même du métier qu'il
fait; ses bras, ensanglantés jusqu'à Tépaulc,
lui font horreur.
i>5 mai. 2^j
« — Il n'y a donc pas de fontaines par
ici? » s'écrie-t-il.
Oh ! oui ! ce ne sont pas des seaux d'eau,
ce ne sont pas des tonnes d'eau, ce ne sont
pas des fontaines qu'il faudrait dans les rues;
avec ce soleil, il faudrait des rivières.....
Les chiffonniers venaient ensuite, croche-
tant les livrets perdus, les papiers tombés,
les lettres éparpillées et gisantes, les débris
de chaussettes, les morceaux de ceintures.
Des chirurgiens d'ambulance me racon-
taient durant le siège que ce qui, après le
combat, caractérisait un champ de bataille,
c'était la quantité extraordinaire de papiers
et de lettres qu'on trouvait amoncelés : je
me rappelais,, ce matin, ce détail, en voyant
dans la rue tous. ces papiers par terre : la
rue, en effet, a bien été un champ de bataille !
Un militaire à ses camarades :
« — C étions bien des insurgés que j' avons
tués; autrement pour lors quand j' on entrés, ils
s'auf^aient rendus! »
On raconte que la rue Vavin a sauté ,
que le carrefour de la Croix-Rouge a sauté,
que la rue Royale est en flammes, que la
rue de Lille fume encore...
17*
i>cV(V Tablettes d'une Femme,
¥x, durant ces auto-da-fé sauvages, des in-
surgés faisaient de la musique !
Un témoin de l'incendie de la rue Royale
— bien près d'être une victime — a écrit ce
qui suit. Il était enfermé au cercle du n° i,
qui lui a dû d'être préservé.
« Plusieurs d'entre eux (parmi ces fédé-
rés) s'étaient retirés dans une pièce du fond,
contiguë à la terrasse du cercle; le malheu-
reux piano gémissait sous leurs doigts. L'un
d'eux, cependant, était d'une certaine force
et exécutait successivement des valses et
des polkas que la bande, hommes et femmes,
dansait avec grand renfort de contorsions et
de quolibets. Pendant ce temps, la mitraillade
et la fusillade ne cessaient pas. Les danseurs
se plaignaient, disant qu'il était impossible
d'aller en mesure avec un vacarme pareil. — »
Des bruits odieux circulent de nouveau
dans notre petit coin de rive gauche. On
affirme de nouveau que l'archevêque et
d'autres otages ont été massacrés.
Voici la nuit; des patrouilles fouillent les
rues.
« — Serrez les rangs ! arrêtez-les ! arrêtez-
les! feu! feu! »
2^-26 mai, 2(S(/
Puis Téclair d'un coup de fusil : des hommes
tombent^ blouses et tuniques, par terre.
C'étaient des fédérés qui se sauvaient et
avaient cru la place vide.
Il est neuf heures du soir.
Les obus pleuvent dans le quartier^ chez
nous. Des rougeurs de nouveaux incendies
embrasent l'orient; c'est, du côté de la Bas-
tille, le Grenier d'abondance qui brûle;
Le Luxembourg est transformé en cour
martiale : on entend les feux de pelotons
K/-^y- /V* f\^-W\I ./^j'\^\rw
CINQUIEME JOURNÉE.
Vendredi, 26.
On a oublié d'éteindre les deux pauvres
uniques réverbères qui, toute cette nuit, ont
veillé notre deuil et nos larmes : leurs pau-
vres lueurs blafardes, mortuaires sous le so-
leil naissant, n'ont étonné personne; on les a
laissés vivre, ou plutôt expirer^ comme ils ont
voulu.
Quatre-vingts obus ont passé ^u-dessus de
'jf/o Tablettes d'une Femme,
la maison, et deux ont éclaté sur elle. J'ai cru
être en mer, sous l'orage... Il était cinq heu-
res du matin. Des voisines entrent chez moi,
affolées.
Osera-t-on sortir? osera-t-on marcher? Où
poser les pieds? Le double voisinage du Pan-
théon et du Luxembourg fait frémir. Il n'y a
pas à s'y méprendre : ce que l'on voit, ces
grandes plaques rouges , ces grandes mares ,
c'est du sang!
Un convoi d'insurgés, — une quarantaine,
hommes et femmes , — défilent , enchaînés ,
tète basse, au milieu de soldats qui les con-
duisent au peloton d'exécution. Je prends en
abomination une fille du peuple qui ose dire
en souriant : Je pais voir ça!
Cette capture a été opérée dans des chan-
tiers de démolition, dans des fossés, derrière
des pierres. Après le spectacle épouvantable
des barricades, je ne sache rien de lugubre
comme ce cortège silencieux de prisonniers...
Oui, il faut sortir; il faut, regardant où Ton
marche, aller faire des reconnaissances, s'infor-
mer des uns et des autres. J'ai ainsi traversé
les dégâts de la poudrière du Luxembourg,
tout cet emplacement d'ambulance o'ù, il y a
'2b mai. 2yi
eu de jours encore, j'avais vu des blessés,
les a évacués au Sénat ; mais les débris
:oute sorte sont affreux : lits de fer tordus^
aquements calcinés^ on dirait une char-
nerie. Les arbres qui ne sont pas morts
t mourants. Les petites maisons basses
entour se sont effondrées; les plus hautes
les yeux crevés; plus une vitre aux fenê-
. On marche sur du verre pilé.
iidi, — Un grand coup de feu : j'imagine
c'est un obus , les oreilles croient y être
îs! Des soldats prennent les armes et'cou-
t; j'étais derrière le Panthéon, rue de l'Es-
)ade. J'interroge un des militaires.
- Nonl cest pas le bombardement! C'en est
mcore qu'on fusille! Ils Vont pas volé!
]'était le citoyen membre de la Commune
lière, qui venait d'être exécuté sur les mar-
s du Panthéon, à la même place où lui-
ne, Tavant-veille, avait fait fusiller dix-huit
^rés qui refusaient de se battre.
]t les sombres voitures d'hier emportent,
ime hier, leur sombre marchandise. Heu-
sement il pleut, il pleut même très-fort,
chef arabe, en brillant costume, chamarré
2(f'2 Tablettes d'une Femme,
de décorations, vient, dans un coupé de maî-
tre, reconnaître à l'amphithéâtre de l'Ecole
de droit un cadavre; une femme du monde
en grand deuil l'accompagne.
Après le déménagement des corps,. le démé-
nagement des dépouilles. Aujourd'hui, Ton
vient ramasser la ferraille : sabres, fusils,
baïonnettes, pistolets, tronçons de toute es-
pèce jetés et brisés en hâte dans la mêlée.
Quant aux balles, cartouches, biscaïens, c est
un tel jonchement sur le sol qu'on en trouvera
jusqu'à la fin de Paris, entre les pierres
Que va-t-il rester de la ville, la glorieuse
ville, jadis si fière?On assure que des fem-
mes — est-ce possible? — ont aidé à la des-
truction en versant partout du pétrole : c'est
de l'huile sur le feu, c'est de la rage. Comme
autrefois l'Ange exterminateur marquait d'une
croix rouge les maisons condamnées , il
y avait aussi, de tous côtés, dans Paris, des
maisons désignées pour périr. On bouche avec
du plâtre tous les soupiraux des caves, on
garde et veille toutes les issues.
Mot d'un insurgé qui sortait de tuer son
chef, lequel venait de se rendre, c'est-à-dire,
selon lui, de trahir :
'j6 mai, 2q3
« — Et maintenant comment le cacher ^
comment robscurcir? «
Cinquante francs^ — le prix du sang^ —
étaient promis^ affirme-t-on^ à chaque fédéré
qui, par passion patriotique, aurait tué de sa
main un réfractaire.
•Je répéterai éternellement la même chose :
Est-ce possible?
Et que promettait-on aux malheureuses
qui, fanatisées par Thomme (la seule pas-
sion patriotique de la femme, presque tou-
jours!), consentaient sur ses traces à faire,
elles aussi!!! le coup de feu, et à incen-
dier les maisons?
Les Tuileries, le ministère des finances,
le Palais-Royal flambent encore. L'Hôtel-
de-Ville n'est qu'une ruine. Sur son reste
de squelette, fantôme de façade, Tinscription
.qui surmontait la grande porte du niilieu,
au-dessus de la statue équestre de Henti IV, a
subsisté intacte avec ses grandes lettres d'or :
LIBERTÉ, ÉGALITÉ, FRATERNITÉ.
O songeurs! est-il une ironie plus forte?
La rive droite est aussi en partie délivrée.
'2i^4 Tablettes d'une. Femme,
L'armée a enlevé, en un tour de main,
Montmartre. Les insurgés, de plus en plus
repoussés, se refoulent sur les hauteurs des
buttes Chaumont et de Belleville.
Ce soir, c'est l'immense entrepôt des
docks de la Villette qui brûle et nous donne
l'incomparable représentation dû feu. De-
puis mardi, c'est l'apothéose d'enfer qui
termine, hélas ! immanquablement, le dernier
acte de chaque journée!
^^\^^^>^ 'y.n r\y\f\^ r\ \/
SIXIÈME JOURNÉE.
Samedi, 2y ,
De l'avenue Montaigne qui a peu souf- '
fert. Dieu soit loué! j'allais chaque jour •
par là rassurer tout un monde ^, je revenais
tantôt avec un bouquet de roses toutes fraî-
ches écloses au jardin. C est aujourd'hui
le 27 mai anniversaire de mon petit frère!);
donc, c'est bien la saison des roses; c'est
leur devoir d'embaumer et de s'épanouir à
présent. Eh bien! tout le monde séton-
nait de mes roses : le frais bouquet faisait
scandale. Il semblait qu'il manquât de cœur
et fût une indélicatesse. Il disait la fête du
printemps; et, au milieu des ruines som-
bres où nous sommes, ces couleurs claires
faisaient du mal.
J'aurais voulu cacher mes roses; et, pour-
tant, comme elles me sont chères! comme
elles protestent de toute leur beauté contre
l'horreur des choses présentes!
C'est que tout Paris a pris Un aspect li-
vide; le ciel lui-même, le ciel si magnifi-
que des jours derniers s'est mis de la par-
tie. Il pleut, le vent gémit; de lourds nuages
voilent la cité; les arbres, les arbres bien-
aimés eux-mêmes ont fait la guerre! La
riche et uniforme verdure du printemps a
pris des teintes d'automne; les branches
^ui ne sont pas tornbées à terre, à travers
le coup de foudre des canons et l'explosion
ies poudrières, sont brûlées, jaunies, dessé-
chées, elles sont mortes! Cet effet inexpri-
mable est douloureux aux Champs-Elysées,
1 est navrant au Luxembourg
— Pourquoi souriez-vous ? semblaient dire
i mes roses les passants de la rue.
.>yO Tablettes d'une Femme.
Nous sommes si tristes^ nous ! Nous som-
mes tous en deuil et en larmes!
Les voici dans un vase, riches, éclatantes,
orgueilleuses et confiantes comme la jeunesse
qui sort victorieuse de toutes les épreuves
et survit de toute sa plénitude de vie à
toutes nos agonies, à toutes nos épouvantes!
Six heures, — Le canon tonne avec un fra-
cas désespéré. J'ai cru ne pouvoir traverser
les ponts. L'attaque et la riposte sont in-
fernales. C'est Montmartre qui, de ses hau-
teurs souveraines , mitraille la Roqiiette et
Belleville ; c'est la Roquette et Belleville qui
répliquent à Montmartre,
L'impression que je vais essayer de ren-
dre est d'une nature que je n'avais pas en-
core éprouvée. Il fallait toutes ces choses
pour la connaître : c'est l'appréhension de
marcher, l'oppression des découvertes quon
peut faire^ des nouvelles qu'on peut ap-
prendre au milieu de tant d'incendies , de
tant de chaos, de tant de ruines. Les aoûs
2j mai, 2^7
qu'on vient voir existent-ils encore ? Les
maisons où ils demeuraient sont-elles encore
debout ? On commence par aller à la re-
cherche de ces maisons. On se dit : J'irai
par là, je passerai devant, et, selon la fir
gure qu'elles auront encore ^ j'oserai ou je
n'oserai pas entrer. Et l'on va à travers les
décombres,, on franchit des poutres fuman-
tes, on pose le pied sur des tessons de verre,
et l'on demande à toutes ces choses mortes :
Y a-t-il encore des vivants par ici ?
J'ai dû repasser devant le cadavre oublié
d'un pauvre cheval qui, avec le canon qu'il
traînait, est roulé, sur notre boulevard, dans
le fossé profond d'une barricade, et y est
resté par-dessus d'autres tas humains qui,
eux aussi, y gisent encore. On ne peut
pas tout faire. De tous côtés ce sont, dans
la boue, des amoncellements d'uniformes.
La bataille, éteinte sur un point, reprend
sur d'autres. L'enlèvement complet de ces
tumulus de vêtements et d'armes, n'aura lieu
qu'après l'entière victoire.
La victoire ! oui, la victoire ! d'autant plus
méritante qu'elle aura été plus douloureuse,
qu'elle est plus meurtrière ! Que de pauvres sol-
'2y8 Tablettes d'une Femme,
dats croyaient rentrer dans leur famille et sont
là^ massacrés !
Aussi la folie sur tous les tons a-t-elle
repris de plus belle. Chacun se suspecte,
chacun s'espionne. Les brassards tricolores
refleurissent -, ce sont des arrestations insen-
sées. Le mot de pétrole est dans toutes les
bouches ; j'entends un millier de récits sur
des seaux , des pompes incendiaires^ des
pinceaux et des tonnes. Et puis^ il y a le
désespoir expansif de celles qui attendent
et ne voient rien venir! Une femme du
peuple me supplie en pleurant d'écouter son
chagrin :
« — Ah ! madame ! si vous saviez ! voilà
quatre jours qu'il n'est pas revenu ! Et quel
honnête homme ! Il y a bien des innocents
dans tout ça, oh ! oui, allez ! On Ta pris sur sa
porte. . . . On a fusillé, vous savez? le phormacien
d'à côté qui n'a pas voulu livrer son pétrole.
Sa boutique a été cassée. C'étaient des enragés,
voyez-vous ! Ils vous disaient en ricanant :
Eh bien ! quoi ! on va mett' le feu chez vous !
Allez- vous-en ! vous avez cinq minutes ! »
Quand on n*a, soi, échappé qu'à grand peine
au désastre, on se représente facilement Pan—
goisse de ces malheureux , chassés des mai-
sons en flammes , et y laissant plus que
leurs vieux meubles, y abandonnant leurs
reliques de pauvres : leurs souvenirs !
J'ai donc franchi les voies incendiées : on
touche cela, on n'y croit pas! C'est un tel cata-
clysme! le sens de ces fureurs échappe. La
place de la Concorde est bouleversée ; les lam-
padaires, les candélabres gisent renversés et
brisés ; les nymphes des fontaines ont les seins
déchirés; leurs bras sont n'importe où. Les
statues sont affreusement mutilées. Que n'ont-
elles gardé sur leurs yeux de pierre le bandeau
de crêpe que le patriotisme parisien y avait
attaché le jour de l'occupation prussienne? La
pauvre ville de Strasbourg, objet pendant le
siège de tant de m'anifestations et de pèlerina-
ges, a été la plus maltraitée ; la pauvre ville
tîéroïque est criblée de blessures. . .
Le onzième arrondissement tient encore ;
:'est au Père-Lachaise que s'est acculée l'é-
meute : de là le bombardement sur nos têtes.
Dombrowski a été tué, paraît-il, dans le cime-
tière. Au moins, celui-là n'a pas, comme tant
d'autres, délaissé les siens. Chef d'insurgés,
il est mort en soldat insurgé. La place de la
Joo Tablettes d*une flemme.
Bastille n'est pas encore dégagée. Je distingue
dans cette direction des redoublements d'in-
cendies ; c'est la rue de la Roquette qui saute.
Et les otages ? L'affreuse nouvelle est-elle
certaine? L'archevêque et l'abbé Degueny
massacrés, le président Bonjean massacré,
Gustave Chaudey massacré, et tant d autres I!!
/w/-j>/%/\/«^., .-n/v^^/o*
SEPTIÈME ET DERNIERE JOURNÉE.
Dimanche, 28 mai, — Pentecôte,
Cette nuit, grande alerte dans la maison.
Des soldats, qui poursuivaient une femme fé-
dérée^ avaient cru lui voir franchir notre porte,
s'y réfugier et s'y cacher. Ils firent ouvrir; il
n'y avait rien, ni personne.
Le vent soufflait en foudre; une pluie de
tempête fouettait les vitres, on eût dit les hou-
les de l'Océan. Le canon de Montmartre tèr-
rible, vertigineux^ frappait les hauteurs de Bel-
leville et Ménilmontant. Les insurgés répli-
quaient avec rage, à tort et à travers, lançant
sur Paris un déluge d'obus. Cette résistance
28 mai. 3oi
uprême résume l'effort désespéré Je l'émeute :
rente mille hommes sont, dit-on , cernés sur
e point de Paris. Ils y ont accumulé desbar-
icades formidables, géantes, véritables forte-
esses â peu près imprenables autrement que
>ar la mine. On les fera sauter, s'il le faut,
.'ordre est donné de ne reculer devant rien.
Is se sont ménagé, de rempart en rempart,
es escaliers intérieurs qui communiquent de
un à l'autre, et, de bas en haut, de haut
1 bas, servent pour la défense ou pour la
lite.
Il paraît que cette improvisation de maçon-
lerie est d'une habileté surprenante. Ceux qui
ont là périront tous; ils y sont résolus : selon
eurs conventions dernières, aucun ne doit se
endre.
On me rapporte à ce propos un fait étrange,
bsolument authentique. A cette heure dér-
iière où toute l'émeute — hotmis ce point —
tait écrasée, où toute résistance était folle,
îs Bellevillois, non convaincus encore, déta-
hèrent un parlementaire, lequel, s' avançant
ers les Versaillais, leur dit : « Rendei-voiis !!!»
En attendant, ce que ne faisait pas le chas-
epot, où ne suffisait plus le canon, la mî^
Jo'j Tablettes d'une Femme.
trailleuse faisait son œuvre. Jusqua deux
heures, le bruit combiné de l'attaque et de la
défense a été acharné, le crépitement de la
fusillade dominait l'effrayant concert, ponctué
de sifflements d'obus. Puis, peu à peu, le
bruit se ralentit, le canon respire, voici des
intervalles de silence ; le combat s'éloigne, il
s'apaise ; plus rien, on n'entend plus rien!
Sont-ils tous morts?
C'est dimanche, il est vrai, le jour où l'ou-
vrier fatigué s'arrête; cette semaine^ Tunique
ouvrier, ça été la mort ! La mort a été le tra-
vailleur sinistre; La mort, toujours la mort!
La rude besogne est-elle achevée ? L'enfer a-
t-il fini son œuvre ? Satan lui-même féte-t-il
le dimanche ?
On n'entend plus rien. Sont-ils tous morts?
11 est quatre heures.
Ce sont les artilleurs qui ont enlevé cette
position épouvantable.
Soir. — Pour la première fois depuis tant
de semaines et tant de jours, plus de canon!
Ce silence inaccoutumé repose. Plus de
canon ! plus de bombardement ! plus de mi-
traille ! plus de fusillade ! O bienheureux si-
'28 mai, 3o3
lence! silence de paix, silence de mort, veux-
je dire ! Hélas ! comme tu nous fais du bien,
pourtant! comme tu nous renouvelles, comme
tu nous changes !
Ainsi, nous devions sauter ! On sait déjà le
sort de certains quartiers, trop nombreux, hé-
las! dans Paris. Nos beaux monuments ne
sont plus. Le Louvre a failli brûler!!!. Notre
Panthéon n'a échappé au pire destin que par
un miracle de l'armée. Si tout le voisinage
de rinstitut — selon le plan infernal des fédérés
d'alentour — n'a pas péri, cherchez vous
trouverez peut-être non loin de là, qui
sait? une influence voilée, courageuse et
charmante. L'idylle se mêle quelquefois à la
tragédie, n'est-ce pas, messieurs les Vengeurs
de Flourens, messieurs les Enfant-Perdus,
messieurs les Fédérés de la Mort ?
Je n'entends rien aux choses de la guerre ;
mais, par ce que j'ai vu, par ce que j'ai en-
tendu, par le spectacle jour à jour de cette
semaine "dramatique, la prise de Paris, triom-
phe, de l'armée de Versailles, me semble une
manoeuvre admirable. Il est impossible d'a-
voir mieux préparé une action décisive, de
l'avoir mieux menée et plus sûrement au but,
i8
3o4 Tablettes d'une Femme,
au travers de difficultés gigantesques. Le
mouvement tournant qui à enveloppé et en-
fermé toute la ville doit représenter un chef-
d'œuvre de stratégie.
Et les otages ?
Je lis dans un journal du soir :
(( Aujourd'hui dimanche^ à sept heures du
« matin, un régiment de la ligne A ouvert
« la Roquette et mis en liberté les prison-
« niers détenus.
« Partis ce matin :
« M. Tabbé Bayle, vicaire général promo-
« teur;
« M. Mauléon, curé de Saint-Séverirt ;
«' M. Lamazou, vicaire à la Madeleine;
« M. Bucuès^ professeur au séminaire de-
« Saint-Sulpice ;
« Père Bazin, Compagnie de Jésus.
« D'après ces messieurs, auraient été Ai—
« siiles dans la prison, — le 24 :
h S. G. l'archevêque;
« M. Deguerry;
« M. Bonjean, premier président ;
« Père Ducoudray, supérieur dé Técol^
« Sainte-Geneviève.
2fVi-2^ mai* J^03
« Le 26 ; Père Olivain, Compagnie de
Jésus ;
« PèredeBougy, id.;
« Père Gaubert, id.,
« et d'autres, dont le chiffre s'élève à dix-
« huit prêtres. »
A deux heures et demie, a passé sur le
boulevard une colonne de six mille prison-
niers qui viennent de se rendre à Belleville,
cernés et privés de munitions.
Lundi 2g mai. — .... J'ai bien lu, oui, j'ai
bien lu cela hier soir. Parmi les otages déli-
vrés, on cite nominativement :
M. l'abbé Bayle;
M. Mauléon
Les journaux du matin répètent la même
chose : « M. Mauléon, curé de Saint-Séperin....»
Alors, Dieu soit loué ! cela peut être vrai.
Je n'y pouvais rien, ni moi, ni personne,
le 20 mai, quand je suis allée me faire in-
sulter au Comité de Salut public et quand
j'ai ensuite été trouver Delescluze. A cette
^yoh Tablettes d'une Femme,
limite d'extrême fureur, la promesse elle-
même du dictateur attendri ne pouvait pas
non plus signifier quelque chose. Les flots
déchaînés étaient plus forts que lui, et d'ail-
leurs il s'est fait tuer tout de suite, sur une
barricade. Un miracle tout seul pouvait ré-
compenser ma démarche inutile. Si ce mi-
racle a été fait, je sentirai toute ma vie la
douceur de cette bénédiction divine. Mais
je veux en être sûre-, je fais porter une let-
tre à mon voisin M. Tabbé, je le prie instam-
ment d'aller aux sources; je veux au plus
tôt des nouvelles.
Voici sa réponse :
« Madame,
« Je m'empresse de vous dire que j'ai été
" voir M. le curé de Saint-Séverin, votre
« heureux protégé. C'est hier qu'il a échappé
« comme par miracle aux mains des canni-
« baies. Il est comme un revenant de l'autre
« monde, pâle, défiguré, décharné; il a perdu
« presque la vue. Il m'a embrassé, me di-
« sant : « Je ne m'appartiens plus; je ne dois
2c^ mai. 3oj
« plus vivre que pour Dieu et pour le sa-
« lut des âmes »
Je le répète : ma démarche était inutile^
mais le miracle a eu lieu. Je sentirai toute
ma vie la douceur de cette bénédiction
divine.
■ /--/V ^ ,
Boutade racontée par un officier qui a
coopéré à l'entrée de Paris :
« Un capitaine et ses hommes devaient
occuper une maison importante^ sorte de
monument public. On allait enfoncer les
grilles , naturellement. Illuminé d'une idée
subite, le jeune chef dit à sa troupe : Si
nous sonnions à la porte! peut-être qu'on nous
ouvrirait !
« On sonna à la porte y un domestique
vint en etfet ouvrir. Ce procédé si simple
sauva l'immeuble, et la prise de possession
ne souffrit pas d'entrave. »
Lundi soir. — Ai-je besoin de dire que ces
Vo^v I ablettes dune Femme,
férocités : incendies, massacres d'otages, des-
truction de Paris, barbarie sans précédents
d'aucun genre dans Thistoire, vont pour moi
jusqu'à rimcompréhensible^ jusqu à Tinvrai-
sembiabie ? La pitié que Ton me reproche si
étrangement d'avoir pour des pauvres, pour
des égarés, pour des ignorants, pour des sots,
n'a rien à faire avec des criminels, avec des
incendiaires, avec des assassins qui me font
plus qu'horreur, qui me pétrifient dans mon
raisonnement et mon intelligence. Ces êtres
fauves, sauvages, furieux, exécutant avec pré-
méditation le meurtre entier d une ville, n'ap-
partiennent que de forme à Thumaine es*
pèce : ce sont des monstres dont il faut
établir la classification en zoologie; ce ne
sont pas des hommes.
A certaines époques troublées la liq des
bas-fonds remuée par des commotions vio-
lentes — cataclysmes de l'humanité — re-
monte à la surface et engendre l'ivresse ef-
frénée du crime. Il semble même — à y
regarder de près — qu'il y ait une sorte de
régularité déterminée et périodique dans le
retour et le déchaînement de ces explosions,
produits de fermentations incessantes.
2ç mai. 3Qif
Dans notre pauvre pays volcanique^ travaillé
de passions irréconciliables, la crise se prépare
vingt, trente ans ; mais lapparence de calme
ae dépasse guère cette période d'années. Une
révolution est imminente, une révolution est
certaine che^ nous à peu près trois fois en
un siècle. La guerre continuelle des es-
prits amène immanquablement, fatalement la
guerre des rues.
Ce que nous proposons donc pour ce
grand malade, pour ce malheureux Paris
qui m'est cher, c'est, après cette fièvre
chaude, c'est, après cette saignée terrible,
un système d'hygiène, une sorte de médica-
tion morale continue qui essaie de prévenir
de nouveaux accès de folie. La surexcitation
ardente de notre littérature, de notre politi-
que, de nos assemblées doit s'atténuer et
s'assainir. La simple raison humaine, le com-
mun bon sens doivent prendre avec tran-
quillité la direction importante du pays. Le
pays souffre, il succombe , gardez-vous de
le rudoyer, gardez-vous, au moins autant,
de l'épouvanter et de le désespérer en lui pro-
posant — tout de suite — avant la conva-
lescence, de trop difficiles mesures.
Jio Tablettes d'une Femme,
C'est pas à pas qu'un malade se remet
à marcher; c'est bouchée à bouchée, c'est
goutte à goutte qu'il reprend le pain et le
breuvage de vie. Le tremblement de terre a
été effrayant; aidons tout le monde à re-
bâtir sa hutte ou sa maison. Trop d'exécu-
tions précipitées ont été faites! C'était iné-
vitable. La colère aveugle tout le monde :
les justes, aussi bien que les coupafcles! Après
avoir tant vu mourir, faisons l'effort, ayons
la volonté et donnons-nous réciproquement
l'exemple et le courage de vivre, d'agir, de
croire et d'espérer
« A Taction î à Taction ! lago meurt sur la place ! »
Lundi soir y 2 g mai. — ... Et maintenant
que nous ne sommes pas morts, nous nous
accusons les uns les autres. C'est le mo-
ment de panser nos plaies, mais la raison
n'a rien à voir dans nos affaires, nous en-
venimons encore nos blessures. Le navire
ayant sombré sous l'orage ne s'en prend
pas aux flots colères, aux vents funestes, à
l'inclémence et à la rigueur des cieux, il
2^-30 mai, 3ii
s'en prend aux matelots du bord , voire
même à l'inoffensif équipage.
Mardi, 3o maix — Ce qu'il y a de ras-
surant dans les plus grandes combinaisons
humaines, c'est la certitude de sottises qui
ne'peuvent manquer, à un moment donné, de
faire échouer les plans les plus formidables.
Vous aurez, contre tels ou tels maraudeurs,
fermé avec soin telle ou telle fissure invi-
sible, mais vous n'aurez pas manqué d'ou-
blier quelque ouverture bien large et bien
commode : vous aurez négligé de fermer la
porte principale. Oui , l'on peut toujours
compter — Dieu soit loué! — sur l'incu-
rie ou la bêtise humaines.
Aux derniers jours de la Commune, l'on
ne pouvait aller à Saint-Denis, seul pas-
sage .permis, passage prussien, qu'après
une visite préalable , une fouille dans les
sacs ou les poches : 'de femmes pour les fem-
mes, d'hommes pour les hommes. Cette
vexation avait pour objet d'empêcher qu'on
emportât de Paris des lettres pour la pro-
vince. Mais, ô aigles de la Commune , ô
3i2 Tablettes d'une Femme,
prévoyants et admirables fouilleurs , mes
amis! on n allait à Saint-Denis que pour
y écrire ses lettres. Point n'était besoin de
les emporter de Paris. Et Ion répondait
ainsi^ séance tenante^ aux lettres qu'on ve-
nait chercher. Au bureau de poste même,
sur des tables en plein air toutes prépa-
rées d'avance^ vous trouviez — qui vous
attendaient — plumes^ papier^ encre, en-
veloppes , cire et pains à cacheter ; voire
même des cachets avec initiales, sans comp-
ter des timbres de toutes les couleurs
Les profonds politiques qui prétendaient
dérober aux yeux tous les préparatifs et
tous les travaux de défense, exécutés à
huis'clos place de la Concorde ! ne comp-
taient pas avec les innombrables badauds
qui n'ont rien à faire que de venir voir;
ils ne songeaient pas un instant qu'il était
aussi facile de venir de Versailles à Paris
que d'aller de Paris à Versailles, et que
tous les secrets du monde sont secrets de
Polichinelle, dès qu'un individu pourvu de
deux yeux veut bien prendre la peine de
regarder ce qu'il voit.
Espions ! espions ! disait-on tout le tem J>
3o mai. 3i3
_a . .
de cette atroce guerre, quand on ne disait
pas : Trahison ! trahison !
Hommes à barbe grise, mes contempo-
rains, vous serez jusqu'à la mort inclusive-
ment des enfants et des étourneaux. Quand
vous aurez bien préparé une lanterne^ vous ne
vous apercevrez pas que vous n'avez ou-
blié qu'une chose : de 1 allumer. On ne pou-
vait pas franchir, certes, on ne pouvait pas
enjamber la célèbre barricade Saint-Florentin-
Rivoli, mais rien n'empêchait de tourner
derrière. Les remparts, ici et là, étaient
défendus , mais ils laissaient couler la ri-
vière , on pouvait passer sous les ponts :
témoin ce filet d'eau nommé la Bièvre, qui
rendit si grandement service à Tarmée.
Sans compter, sans compter, ô soldats ter-
ribles! qu'il y a toujours un moment où
l'on dort, où l'on mange, où l'on joue au
bouchon, où l'on oublie qu'il ne faut rien
oublier, où l'on s'affirme tranquillement, en
ne prenant plus garde à rien, qu'on est
tout -à-fait imprenable
Vendredi, 2 juin, — Sentiment de la pro-
3i4 Tablettes d'une Femme,
vince, tandis que nous nous débattions dans
Tagonie :
« Qiiand donc les Parisiens auront^ils Jini^
pour que les Prussiens s'en aillent? »
Du particulier au général, tous de même,
les hommes, nos prétendus frères : on .sent
sa peine; on nie, on raille celle des autres.
Ces Parisiens sont incorrigibles!
La province avait en abomination, —
comme une sujette envieuse et jalouse, — la
ville élégante et charmante, ce cher Paris
si magnifique I Cette haine à présent est de-
venue de la passion, de la colère et du dé-
lire ; c'est le mépris, et c'est la rage ! Sa
chute a ébranlé le sol de toute la France,
ses terribles combats ont réveillé les plus
endormis.....
— Bien fait! bien joué, ô vile Babylone!
ce n'est pas notre argent, notre honnête ar-
gent de sous-préfecture qui ira raccommoder
tes fiers monuments !
Oui ! mais on veut voir ! L'incendie des
Tuileries, de l'ex-Préfecture, de l'Hôtel-de-
Ville a monté toutes les têtes. On ne peut
pas l'avouer : quel scandale ! Alors
on s'est insinué parmi les pompiers, ces
2 juin, -^^5
vrais héros sans rancune et sans peur !
Moi qui vous parle, j'ai eu l'indicible
amusement de reconnaître^ sous des casques
invraisemblables , des rentiers pacifiques ,
lesquels, jusqu'ici, n'avaient vu de feu que
la flambée de leur poéle^ et d'eau que l'é-
tang où ils pèchent à la ligne. Ce sont des
fonctionnaires importants — au village —
et qui en auront pour toute leur vie à
raconter leurs impressions, entre la partie de
piquet de M. le curé et la partie de billard de
M. le maire.
Et les Incendies brûlent encore; des flam-
mes livides jaillissent, non maîtrisées en-
core, des foyers embrasés, et les vrais pom-
piers sont admirables dans leur œuvre de
sauvetage et de péril; leur casque de cui-
vre, à travers ce feu^ ces fumées, ces rui-
nes, dans cette gymnastique aérienne de dé-
combres , fait passer devant les yeux des
éclairs de visions : ainsi pensais- je, ce
matin, en traversant le carrefour incandes-
cent de la Croix-Rouge:
Soir dinnemejour. — De ce que, ne- pou-
3i6 Tablettes d'une Femme,
vant coucher tout-à-fait à la belle étoile,
nous avons pour la plupart remis quelques
vitres aux fenêtres; de ce que quelques-unes
de nos maisons, — quoique écorchées de bal-
les et trouées de mitraille, — ne sont pas
tout-à-fait par terre et permettent encore
de monter l'escalier, les francs-fuyeufs, les
gens raisonnables et raisonneurs qui re-
viennent de Versailles ou d ailleurs trem-
blants encore, mais reposés et impatients de
voir la ville incendiée, ces chers prudents nous
disent : Nous le pensions bien, les Parisiens
exagèrent ; l'imagination, chez vous autres,
s'est mise de la partie ; vous avez cru
souffrir^ mais vous n'avez pas souffert ce
que vous dites; vous avez encore des as-
siettes et des verres. Tout devait sauter^ di-
sait-on, Paris tout entier devait flamber;
et en définitive, très-peu de chose a
sauté, presque rien; on a surfait le désastre,
beaucoup de vos maisons sont debout
Rien n'a sauté!
Que répondre à ces choses d*un pyrami-
dal égoïsme? Feue la colonne Vendôme
n'était pas aussi gigantesque!
3 juin, 3ij
Samedi, 3 Juin, — Revenus le^ vélocipè-
des! Paris oubliera, Paris pourra oublier!
Ce matin j'ai pris par les rues pour aller
avenue Montaigne, et, traversant les ponts,
j'ai contourné l'Hôtel-de- Ville. Quellis ruine
magnifique! Oserai-je le dire? j'aime les
ruines. Ces belles fenêtres à jour, en plein
ciel, ces splendides arcades aériennes où
tant de mystères avec tant de vent incon-
nu doivent aimer à passer le soir; ces portes
sans chambres, fantastiques ; ces escaliers
vertigineux, insensés, sans raison d'être, sus-
pendus dans le vide, sans issue que l'es-
pace-, ces statues par hasard préservées^ ces
aspects visionnaires que présentent ces grands
restes, sont tout simplement du rêve et sai-
sissent fortement l'imagination la plus froide.
Après l'Hôtel-de-Ville, ce qui impressionne
presque autant, c'est l'effet grandiose des
arcades superposées et seules restées debout
de l'ex-ministère des Finances-, cela fait son-
ger aux grandes ruines romaines, au Coli-
sée; et je comprends que des artistes des-
sinent avidement ces fantômes superbes. De
3ièi Tablettes d'une Femme.
l'autre côté de Teau, l'ex-Cour des Comptes
présente, elle aussi, un imposant spectacle.
Que ne laisse-t-on, dans leur majesté désolée,
tout ce mélancolique reste de choses !
J'ai acheté, devant THôtel-de-Ville^ une de
ces chansons populaires, illustrées d'images,
qui surgissent comme par enchantement des
pavés de Paris, chaque fois que ces pavés de-
viennent des barricades. Progrès absent, suc-
cès fidèle. Celle-ci s'appelle les Pétroleuses.
(Air de la Lionne ou Pauvre Paris.)
Lorsqu'ils viendront visiter le vieux Louvre,
Les étrangers verront avec horreur
Ces faits hideux que l'univers réprouve.
Qui marqueront le temps de la terreur.
Le monde entier aura peine à le croire,
Paris devait s'écrouler, c'est certain.
Car la Commune, aujourd'hui c'est notoire.
Aux pétroleuses avait fait le chemin !
Pour le peuple tout est chanson, ou tout
est spectacle. Comme elle va à la Morgue,
la foule va aller à l'Archevêché voir^ sur son
lit de parade, notre malheureux Archevêque :
ces émotions épouvantables ne lui font point
horreur.
5 juin. Jicj
Lundi, S Juin. — Quand le pauvre Paris
reprendra-t-il sa physionomie sympha tique?
Les morts sont charriés, les défroques sont
encore éparses. La place du Prince-Eugène
en est encombrée; la lutte ici a été chaude.
Le gouvernement de la Commune avec
toutes ses forces insurgées s'était transporté
à cette mairie du onzième arrondissement.
C'est de là qu'ont fui ceux qui n'ont pas
été tués. La rue de la Roquette est funèbre
à monter : à jamais plane sur elle l'affreux
supplice des otages. Le cœur se serre en
passant devant la prison lugubre, dernière
étape des condamnés. Des milliers de pri-
sonniers s'y succèdent : des femmes sont là,
sauvagement infatigables, épiant et de nuit
et de jour le rapide passage d'un des leurs.
Les vieilles s'asseyent par terre, dans la
boue. Des soldats les maintiennent ; puis,
compatissants à tant d'angoisses, ils s'offrent
d'eux-mêmes à faire passer des billets et des
provisions. Humanité complexe! hier on se
tue, demain on s'entr'aide! Les moralistes
ne peuvent dans les livres établir de grandes
J'jo Tablettes d'tine Femme,
lignes qu'après une infinie appréciation de
nuances prises dans la vie
Mardi, 6 juin. — Au retour d'une course
d' AuTEUiL. — Les curieux de profession, ceux
pour qui toute catastrophe n'est qu'un spec-
tacle et qui courent avidement à toute re-
présentation nouvelle, n'ont pas beaucoup
à se déranger en cet épouvantable écroule-
ment où nous sommes. De quelque côté
qu'on se tourne, ruine, deuil, trace de ba-
taille, terre fraîchement remuée, — silencieux
indice de la mort, — renflement de pavés non
encore rentrés dans le calme. Les maisons
de Paris qui ne sont pas brûlées ont toutes
reçu des blessures. Toutes les maisons de
Paris, à très-peu d'exceptions près (quar-
tier privilégié de la Chaussée-d'Antin, de la
rue Laffîtte, du Nouvel Opéra et du centre^
ont été d'une façon quelconque atteintes et
maltraitées. Les vitriers ne suffisent pas au
raccommodage des fenêtres; nous devons,
presque tout le monde, dormir encore quel-
que temps en plein air. Les bienheureux de
qui la rue n'a pas été un champ de bataille
^je n'ai pas eu, hélas! ce bonheur!; ont été
f) juin. 3 21
OU incendiés ou bombardés,^ sans compter la
surprise d'explosion de maintes poudrières
qui secouent un quartier comme un navire
sous l'orage.
Oui, je le répète, curieux, indifférents,
étrangers, provinciaux, promeneurs, touris-
tes qui allez venir en partie de plaisir, votre
lorgnette en bandoulière, visiter les décom-
bres de notre pauvre Paris, vous n'aurez
que l'embarras du choix. De la place 'de la
Concorde à la place de T Hôtel- de- Ville, en
comprenant dans votre itinéraire la rue
Royale et la place Vendôme, vous aurez —
en ce seul parcours du ministère de la Ma-
rine à la caserne Napoléon — toutes les
émotions et tous les aspects de ruines : Tui-
leries, ministère des Finances, ministère
d'Etat, Palais-Royal, ex-Préfecture de la
Seine, voilà des décors superbes! L'imagi-
nation ne saurait se les représenter, il faut
voir ces horreurs.
Vos affaires sont-elles de l'autre côté de
l'eau, sur la rive gauche de la Seine ? Je vous
recommande le bout de la rue du Bac, tra-
versé par la rue de Lille, aboutissant au quai,
et je n'ai pas besoin de vous signaler les ma-
J^2 2 Tablettes d'une Femme.
gnifiques squelettes du palais de la Cour des
Comptes, de la Légion-d'Honneur, etc.^ etc.
Ces fantômes d'arcades, grandis encore par
l'immensité du vide en plein ciel , sont d'un
eftet babylonien. Je ne suffirais pas à la no-
menclature, Paris n'a plus rien à envier à
Rome. Il lui manquait cette consécration su-
prême d'une infortune sans rivale dans les siè-
cles. Paris mitraillé, incendié, bombardé^ Pa-
ris dans le sang et la flamme a eu les hon-
neurs d'un bûcher sans précédent au monde.
N'insultez plus la cité-reine! Il fallait voir,
comme je Tai vu, du haut de ma maison va-
cillante, l'embrasement incomparable de la
ville condamnée. Aucune description n'en
donne l'idée. Les Tuileries, l'ex- Préfecture de
police et le Palais de Justice, l'Hôtel-de-VilIe^
trois brasiers incomparables remplissaient la
moitié du ciel. A travers les flammes rouges,
passait l'éclair sec, rapide, phosphorescent du
canon, et les papiers de l'ex-Préfecture de la
Seine s'élevaient et voltigeaient transparents
dans l'air, caractères de feu qui, lumineux
dans l'espace et en relief au-delà de toute ex-
pression, subitement étaient cendres et anéan-
tissaient notre histoire.
6 juin. 323
Ce déchaînement inouï de fureur humaine
était bien l'enfer : les sifflements d'obus , le
roulement des canons, le grincement des mi-
trailleuses, le crépitement des fusillades étaient
l'orchestre fantastique, méphistophélique de
cette mise en scène, la plus tragique, mais
la plus splendide, la plus invraisemblable
qu'il soit donné à des regards humains de
contempler.
Non, — je ne cesserai de le redire, — ceux
qui n'ont pas, de leurs yeux effarés mais fasci-
nés, vu par eux-mêmes ce magnifique pano-
rama de feu , ne pourront , par aucun récit,
s'en faire même une pâle idée
Mais redescendons de ces hauteurs vertigi-
neuses. En quelque lieu, je le répète, où vous
portiez vos pas dispos ou fatigués , le specta-
cle sévère est là, une ruine s'effondre, quelque
champ de bataille atteste une lutte visible et re-
trouvable encore; les traces de mitraille sont
saignantes et béantes de toutes parts
Ici, les vitraux d'église ne sont plus que de
la guipure; là-bas les arbres ont été arra-
chés, troués de balles, noircis de poudre, brû-
lés, renversés. Les pauvres chers arbres du
printemps, qui ont survécu à tant de fureur,
19*
3^4 Tablettes d'une Femme.
sont jËUnes, roux, dépouillés corrime des ar-
bres d'automne.
La ville des morts n'a pas été plus épargnée
que la cité des vivants. Le Père Lachaise^
refuge suprême des fédérés ^ porte tragique-
ment de rudes cicatrices. Çà et là y quelque
balle égarée^ — ceci est plus mélancolique en-
core , — a frappé quelque tombe lointaine.
Ces marques du dernier combat, vestige des
dernières résistances, du réciproque achar-
nement désespéré de tous mettent au com-
ble la songerie funèbre Et, de place en
place, des monceaux de défroques et d'artïies
souillées, déchirées et brisées : tronçOtiS de fu-
sils , fourreaux de baïonnettes, itlorceâtii de
ceintures, képis roulés à terre, Uniformes en-
tassés, débris lamentables de toutes sortes,
depuis les chaussettes gluantes de sang jusqu'à
la vareuse criblée de balles, papiers et lettres,
livrets tombés des poches, tout cela est sinis-
tre, tout cela, — pour qui le veut, — peut se
voir et se toucher encore
Hélas! comme il s'est resserré, comme il
s'est rétréci, le cercle de bataille! Comme la
guerre est venue jusqu'à nous! Ce devait être
la Prusse, ce fut la France; ce fut Forbach,
6-7 juin. J/i\5
ce fut Reischoffen, ce fut Wissembourg, ce
fut Sedan, ce fut Mézières. Bientôt ce fut
presque toute la province, approchant^ tou-
jours approchant de Paris. Le flot montait^
montait toujours. Ce fut Champigny, le Bour-
get, le plateau d'Avron, Buzenvàl; et puis, et
puis ce furent les forts ; et puis et puis,
ce furent les remparts; et puis et puis, ce
fut Paris, le Paris dés rues^ des boulevards,
des quais, des maisons, le cœur de la France
dévoré par elle-même !
Des barricades hérissèrent toutes les voies^
et toute barricade devint un champ de bataille.
Tout ce qu'ont jamais pu décrire, représenter;,
dépeindre l'histoire et les livres, nous l'avons
eu sous nos yeux, à nos pieds, nous l'avons
vu de hos fenêtres. Nous avons eu à tous rlos
étages l'ébranlement du canon, l'odeur de la
poudre, la vapeur du sang, le gémissement
des blessés, l'affreux silence des morts.
Mercredi, 'j juin, — Extrait du Petit Mo-
niteur- : — « Qui le croirait? une foire sè
tient en ce moment à Bellëville, sur les bou-
3'j<) Tablettes dune Femme,
levards extérieurs. Le trombone enroué fait
entendre sa voix rauque là même où , il y a
huit jours à peine, sifflaient les obus et les bal-
les, et les saltimbanques étalent leurs triviales
gaietés aux endroits où paradaient naguère les
queues rouges de l'insurrection. »
Je lis plus loin :
« Près de certains égouts, notamment dans
celui de la Bièvre, rue Geoffroy-Saint-Hilaire,
des factionnaires stationnent toujours devant
les bouches ouvertes; on craint que certains
individus , compromis dans les dernières af-
faires, restent cachés dans ce dédale de cent
trente-cinq lieues de parcours et où l'on peut
leur faire passer des vivres. On assure qu'il
y en a de réfugiés dans les catacombes dont
les galeries sont en communication avec cer-
taines caves du faubourg Saint-Jacques »
Et les chefs?
Enfuis, comme toujours; comme toujours
poussant devant eux le troupeau imbécile et
l'abandonnant aux représailles du vainqueur!
Opinion d'un fédéré, échappé comme par mi-
racle aux lâchetés des uns , aux colères des
autres :
« Je ne suis qu'un garde Jiaiionau »^ disait-
7 juin. 32^
il, « mais j'ai de l'honneur. Pour les chefs,
ce son^t des traîtres. Les rois ne feraient pas
pire! »
Le 23 mai au soir, tandis que l'incendie de
l'Hôtel-de- Ville s'allumait par son ordre , le
commandant de la place, Pindy, fit monter
de malheureux enfants jusque dans le clocher
pour s'assurer que l'armée ne tirait pas dans
cette direction. Quand ils redescendirent , il
n'y avait plus personne : les flammes enve-
loppaient déjà le palais, l'Hôtel-de- Ville allait
sauter !
Même jour, mercredi , 7 juin. — Funé-
railles DE Monseigneur l'Archevêque. —
Hélas!' que j'en ai vu mourir, des arche-
vêques I
Oui, que j'en ai vu mourir! et pour-
tant je n'ai pas cent ans, je ne suis pas une
vieille à cheveux blancs! Oui, que j'en ai vu
mourir !
Que de fois j'ai vu — avec destination pa-
reille — passer le beau char tout dxoré, re-
vêtu d'argent, aux roues blanches, aux
superbes. panaches, aux six chevaux capara-
32^ Tablettes d'une Femme,
çonnés et illustrés de palmes et d'étoiles!
L'écusson seul est modifié. Une lettrç glisse
à la place d'une autre, initiale du nouveau
défunt : c'est tout I
Je me rappelle avec une grande précision
la figure de Monseigneur Affre. C'est de son
temps que j'ai fait ma première communion,
et c'est lui qui m'a confirmée. Cette figure
toute frêle, toute pâle, fortement expressive
ce jour de grande cérémonie (Saint -Ger-
main -l'Auxerrois), était restée dans ma
mémoire, et aussi sa toute petite main dépas-
sant de longues dentelles.
Plus tard, peu d'années après, je devais le
retrouver île Saint -■ Louis , sur son lit de
parade , martyr de Juin 1 848 : date sinistre ,
moins douloureuse, hélas! que la crise cruelle
d'où nous sortons à peine. Je re verrai toujours
cette face de mort — très-blanche — transpa-
rente, effilée, d'un beau calme sous les lueurs
de cierges qui l'entouraient et l'illuminaient.
J'étais avec mon père. Nous avions traversé
le jardin de l'Archevêché fleuri, embaumé,
magnifique, le soleil étoilait les rosaces de la
chapelle; des officiers, tout en or, venaient
devant l'estrade faire parader leurs épées
7 juin. 32fj
brillantes : Timpression était ddUce, atten-
drissante, noti farouGJie et lilgubrê.
Ensuite, ee fut le touf de monseigneur
Sibour, assassirlé à Sàirite-GenevièVe. Je tie
comprenais pas beaucoup ce fait horrible^
même à présent la folie du crime n'a pti en-
core se faire vraisemblable dans mon cerveau.
Mais je vis le cortège, ce même char — na-
turellement — qu'aujourd'hui. Il y avait un
S au lieu d'un D, voilà l'unique différence.
Et puis^ à ce cortège^ il y eut de la niiu-
sique.
Aujourd'hui , pour qUe la solennité fût
plus émouvailte, plus grandiose^ pluâ reli-
gieuse encore^ l'on n'a entendu aUcUn roule-
ment de tambours, aUcune marche funèbre.
Ce complet silence, rhythtné seulement du pas
régulier des soldats, des chevaux, du gron-
dement sourd des caissons d'artillerie, cette
physionomie de cduvoi sous un ciel gris, le
long des quais, en face de ruines fumantes
encore, entre des haies de spectateurs recueil-
lis et sévères, offrait Un grhnd aspect de deuil
incomparable. Je rie citerai pas les illustra-
tions présentes, les joUrnaUx en seront char-
gés; mais je ne puis passer sous silence
33() Tablettes d'une Femme,
l'étrange vision qu'offrit à tous les yeux
l'attitude fantastique d'une femme aux traits
invisibles, trois ou quatre fois enveloppée de
crêpe, toute seule et toute mystérieuse der-
rière le dernier cheval de la dernière escorte
de cuirassiers, qui terminait le long et noir
cortège.
Quelle était cette énigme?
A l'imitation d'un célèbre roman anglais
contemporain, on eut pu appeler cette femme,
non « la Femme en blanc », mais « la Femme
en noir. »
— « Une étrangère! » disaient les uns;
« Une folle », répliquaient les autres, ceux
qui ne disaient pas : « Une excentrique! »
Pour moi, en ce temps gros de trouble,
de haine, de vengeance, de représailles^ où
la poudre se respire encore dans Tair pas-
sionné et enflammé, je ne pouvais m'empêcher
de craindre un projet mauvais. Qui sait?
quelque rêve homicide de tentative coupa-
ble sur un des nombreux officiers généraux
qui allaient se masser dans l'église.
Mac-Mahon était en tête d'un brillant état-
major-, ne s'offrait-il pas de lui-même à la
foule?
7 juin. 33 1
Rien ne s'est passé ; le mystère reste mystère,
tout est pour le mieux. Ce que l'on voit,
ce que l'on sait, ce que l'on comprend, ce
que l'on touche n'est presque pas intéressant
en ce temps d'hallucination et d'aberration
si complètes.
Je n'ai pas essayé de pénétrer à Notre-
Dame, il fallait une invitation, et je ne suis
guère une des privilégiées en quoi que ce
soit des choses de ce monde.
J'ai vu le défilé d'une fenêtre. C'est d'une
fenêtre que je comparais, me souvenais et
songeais. Avant de rentrer chez moi, j'ai
fait seulement un tour du côté du Parvis,
malgré ma crainte et mon souci d'y rencon-
trer peut-être des figures officielles et pro-
tectrices de ma connaissance. Tout était
terminé, du reste; le dernier coup de canon,
était tiré, on vendait sur la place : Vordre
et la fnarche . . . avec une complainte que
je ne puis résister à l'amusement pittoresque
de transcrire :
332 Tablettes d'une Femme,
GRANDE COMPLAINTE
SVK
LA MORT DE MONSEIGNEUR LARCHEVÊQtJE DE PARIS.
(Air de Fualdès.)
I.
Ecoutez, peuple fidèle,
Les lamentables récits, *
Tous les malheurs de Paris
Et les souffrances cruelles.
Chacun pledre avec effroi
La mort de Monseigneur Darboy
II.
Que d'innocentes victimes,
(^ue de prctres égorgés.
Par des hommes enragés
Et tous avides de crimes.
Oui, l'histoire flétrira
Le massacre de ces prélats.
j juin. 333
m.
A Mazas, à la Roquette,
Q.ue de sang est répandu,
Des plaintes sont entendues ;
Et de tous côtés Ton répète
Qu'un crime affreux est commis
Sur l'archevêque de Paris.
IV.
Cest au pied d^une muraille
Qu'on met ces pauvres martyrs;
Monseigneur, sans tressaillir,
Dit aux hommes sans entrailles :
La justice des tyrans
Arrive bien lentement.
V.
Dernières paroles de Monseigneur Darboy :
Ne profanez pas, de grâce,
Le saint nom de liberté,
Car vous l'avez effacé
Par vos crimes et votre audace.
Pour la liberté, la foi
Meurt l'archevêque Darboy.
O éducation des masses ! ô iristfUdtlon du
334 Tablettes d'une Femme.
peuple ! soi-disant progrès humain, combien
il te reste à faire ! Depuis la complainte de
Geneviève de Brabant, qui donc oserait dire
que nous avons avancé ?
Pauvre monseigneur Darboy! il a bien
mérité l'auréole. Quel martyre que Tafifreuse
captivité qui précéda le sombre dernier acte !
Quel drame que cette prison en trois parties :
Préfecture, Mazas, la Roquette! Là ont été
les vives souffrances, là ont pu être comptées
par Dieu les pulsations de l'agonie suprême !
Et, à travers ces horreurs, je ne puis ou-
blier, juste en face de TArchevêché, un doux
jardin bien fermé, bien ombreux, avec de
grands arbres, une belle pelouse, des lapins
qui couraient en liberté, sans compter de chè-
res petites poules et des chats, où Tamitié
toute simple, toute familière, toute charmante
amenait souvent l'illustre et bienveillant voi-
sin. Que de bonnes causeries évangéliques
et fortifiantes ont été échangées là, à Tombre
ensoleillée de vieux tilleuls ! Les esprits les
plus énergiques sont souvent les cœurs les
plus attendris, ce sont toujours les âmes les
plus aimables.
-j-S juin, 33^
Et, ce matin, tandis qu'au passage du dra-
matique cortège je ressongeais tous mes vieux
songes, il me venait lumineusement à la pen-
sée rimage de ceux, réguliers, irréguliers, sol-
dats, insurgés, civils, militaires, vainqueurs,
vaincus, acclamés, déshonorés qui gisent
par mille et mille obscurs et pêle-mêle dans
les tranchées, dans les casemates, aux fosses
communes, sans compter ceux que roule le
flot des fleuves, ceux qu'ont recouverts à ja-
mais les pavés hâtifs des barricades
Jtudi matin, 8 juin, — Ce malheureux peu- ,
pie, conduit stupidement ou férocement à la
boucherie, et à qui l'on peut mettre criminel-
lement un fusil à la main, comme il vit et
meurt dans l'enfantillage ! Rapproché de lui, af-
faire de pauvre à pauvre, d'échoppe à échoppe,
de rue à rue, de mansarde à mansarde, le ser-
gent de ville lui est particulièrement odieux.
Le sergent de ville représente à ses yeux la
loi, la surveillance, la police immédiate, la
répression, la chambre correctionnelle : il ne
peut le voir en face et met sur son compte
toutes les vexations et toutes les barbaries.
336 Tablettes d'une Femme.
Le gendarme, à un degré moindre mais con-
sidérable encore, participe de cette aversion,
est aussi sa bête noire. Le gendarme ne fait
pas seutement peur aux enfants, le gendarme
terrifie la multitude ignorante. Aussi, dans
cette période à jamais douloureuse dont nous
sortons à peine, les fédérés voyaient-^ils par-
tout dans les adversaires de Versailles leurs
ennemis intimes, des sergents de ville et des
gendarmes. Ils avaient beau trouver devant
eux — aux nombreuses escarmouches d'a-
vant-postes — tous les uniformes connus, re-
connus et traditionnels de la ligne (le peuple
ne pouvait s'y tromper, car le peuple pari-
sien est né militaire), ils ne voulaient voir
partout, ils ne voyaient positivement de tous
côtés que des sergents de ville déguisés ^ des
gendarmes transformés en troupiers. Cette
hallucination ne les a jamais quittés.
Illusion invétérée, bien facile, du reste, à
comprendre ! Ayant chacun des frères , des
cousins, des camarades dans larmée, ils n'ont
cessé de penser — jusqu'à la minute irrévo-
cable de l'écrasement — que la force qui les
domptait, les désabusait ou les enchaînait aux
pied des barricades n'était point de leur fa-
8 juin, 33 j
mille, mais représentait la toute-puissante in^
tervention des sergents de ville et des gen-
darmes, ces cauchemars de leurs insomnies.
Soir du même jour. — « Les lâches ! il y en
avait qui pleuraient! » C'est ainsi, avec un
sourire méprisant et tout-à-fait dégagé, que
la jolie petite ***, aimée et recherchée de tout
une cour, me racontait tantôt que quatre cents
insurgés obstinés (i) — aux dernières barrica-
des de Belleville — avaient ét.é fusillé^ par son
frère, je me trompe, par ordre de son frère,
offii^ier distingué dans l'armée. <« Les lâches!
ils pleuraient ! » Par quel renversemeat de
sens moral, ô mon Dieu ! advient-il en temp§
de révolution qu'une charmante femme de
cœur soit aussi insensible !...
« Les lâches ! ils pleuraient ! » Ils avaient,
au service d'une idée qu'ils n'ont jamais com-
prise, instruments et victimes de projets qu'ils
ne s'expliquaient point, patriotes forcés ou
égarés, proie du vainqueur ou du vaincu,
mille fois déjà risqué leur vie, taxée au prix
,i) Forte exagération de chiffres, sans aucun doute.
33é< Tablettes d'une Femme.
honteux de i fr. 5o. Ils pouvaient se rendre,
ils ont tenu. Les voici en face de mitrailleu-
ses, ou à portée des feux de pelotons, alignés
en rangs pour la mort. Ils ressongent à leur
vieille mère infirme, à leur pauvre femme
mendiante, à leurs enfants vagabonds et mau-
dits, la vision leur revient d'un atelier paisi-
ble, d'une charrue abandonnée; au dernier
moment ils défaillent. « Les lâches ! » dit une
jolie femme, « ils pleuraient ! »
On me dit avec raison qu'il y avait des re-
pris de justice, des échappés du bagne dans
ces gens-là. D'accord. Mais on me permettra
bien de ne pas m'occuper de ceux-ci, quand
je parle; une femme n'est pas tenue de salir
sa pensée de ces choses hideuses ; ma pensée
à moi ne hante guère ces monstruosités ab-
jectes des cours d'assises. C'est bien assez
d'avoir devant soi le crime de l'émeute, sans
évoquer encore d'autres sujets d'horreur !
Vendredi, g juin. — Et aujourd'hui c'é-
taient les obsèques d'une autre regrettée vic-
time, d'un autre malheureux otage, c'était le
service de M. Deguerry, curé de la Madc-
/y >m//î. 33g
leine. Combien de fois cette sanglante dé-
pouille martyrisée n'a-t-elle pas été déplacée,
secouée et promenée ? Que de stations dans
ce Calvaire ! La première fois où ce pauvre
corps est sorti vivant, c'était l'arrestation à
domicile; ensuite : Dépôt de l'ex-préfecture,
Mazas, la Roquette, le Père-Lachaise, la Ma-
deleine, Notre-Dame, et enfin, suprême et
dernier retour à la Madeleine, sa chère église,
de laquelle selon son prophétique désir,
il ne sortira plus !
J'ai beaucoup rencontré dans le monde
M. Deguerry, ancien curé de Saint-Eusta-
che, où si souvent, hélas! pour les miens,
s'est répété l'office des morts! M. Deguer-
ry, très-recherché et invité, était une illus-
tration parisienne. La dernière fois que j'ai
entendu en chaire sa parole éloquente, fa-
cilement véhémente et passionnée, c'était
durant le siège, le jeudi 3 novembre, à
l'occasion d'une messe de charité pour les
victimes de la guerre où fut exécuté, à la
Madeleine, l'admirable Requiem de Cheru-
bini.
Aujourd'hui, au son de la même musique
qui enterrait les autres, les meurtriers!
20
340 Tablettes d'une Femme.
aux accompagnements de ces mêmes fan-
fares démocratiques^ sa bien-aimée paroisse
célèbre en grand ses funérailles. AfHuence
énorme. Beaucoup de prêtres. Ils ont encore,
pour la plupart, la barbe qui les déguisait
et les défigurait durant la Commune. C'est
M. le curé de Saint-Germain-r Auxerrois ,
l'abbé Legrand qui officie. L'émotion de
chacun se lit sur les visages; chacun ras-
semble ses souvenirs et se retrace Içs
sombres péripéties de la tragique his-
toire.
Le recueillement de cette cérémonie ne
ressemble à aucune ^utre impression de ce
genre. Nous sommes plus que les assistants
d'un convoi, nous sommes les témoins d'un
drame
Samedi^ jo juin, — « Si vous m'avie^ dit
cela! que n'ai-Je su cela! » me dirent et me
répètent sur tous les tons de protection les
rares personnes à qui je raconte mes diffi-
cultés, durant la Commune, au sujet des
prêtres-otages. « J'ai tant de connaissances »,
— continue chacune d'elles, — « j'aurais
10 juin. 341
fait intervenir ks uns et les autres, J* aurais
obtehu cela tout de suite »
C'est à n'y pas croire.
— Vraiment, mesdames, devrais-je oser
leur dire, mais c'est votre condamnation
que vous prôhoncez là! Conîtnerlt! tous
pouviez tout faire et vouâ fl'àVez fîetl fait!
Puisque vous aviez autant d'influencé, ce
dont je ne doute aucunement, car, moi, j'ai
bien peu de pouvoir, j'habite les sous-sols
de la vie, je n'ai pas lé moindre marche-
pied sur la terre et je vous admire de très-
loin sur vos éminences, comment ne vous
êtes-vous pas servies de cette influence pour
sauver le plus vite possible nos chers pri-
sonniers? Leur épreuve la plus cruelle, aU
milieu même de leurs supplices, a dû être
lapparente indifférence de notre inconceva-
ble inaction féminine. C'eût été une telle
félicité pour vous-mêmes! Quand moi, qui
représente un tel lêro dans la société, je n'ai
point absolument échoué, que ri'eussiez-vous
réalisé, vous, avec votre autorité, votre
rang, vos relations, votre baguette de fée
dans ce monde, avec votre fortune, ce ta-
lisman suprême
34'-^ Tablettes d'une Femme.
— Nota bene. — N'incriminons personne.
Elles étaient à la campagne, et les" maris
étaient dans des caves.
Samedi, lojuin. — « Marthe! Marthe! vous
vous occupe^ à beaucoup de choses! une seule est
nécessaire! » Oui, une seule chose est néces-
saire pour nous, femmes : la bonté, la charité.
Notre force est dans la puissance voilée de
notre cœur. Nous devons soigner les blessés,
nous ne devons pas, ô horreur! infliger nous-
mêmes des blessures. Ces brutalités sont de
rhomme. Notre héroïsme, — pour nous ser-
vir de ce mot devenu trop commun de nos
jours, — consiste à les empêcher, s'il se
peut, à y remédier quand le crime est fait.
Car c'est un crime que l'émeute; la révolte
à main armée, l'odieuse agression du chas-
sepot n'est jamais justifiable. C'est là, selon
moi, le plus grand forfait des chefs d'in-
surrection : de persuader à la masse igno-
rante qu'une raison armée d'un fusil peut
représenter une cause juste, une revendi-
cation clémente et légitime. Le sens moral
étant ainsi perverti, toutes les énormités de-
/ juin, 343
viennent possibles^ et c'est avec stupéfaction
qu'on lit ces lignes :
« A la défense de Montmartre, cent fem-
mes ont résisté, à elles seules , au premier
assaut des troupes de ligne. Plusieurs ont
été tuées ou fusillées sur place, et les au-
tres se sont repliées, d'abord place Pigalle
d'où elles ont d'abord été délogées; le reste
s'est enfui vers la barricade du boulevard
Magenta. On vient de retrouver les trois der-
nières survivantes de cette lutte acharnée. »
L'entier accomplissement de son devoir
— avec douceur — avec tolérance et bien-
veillance autour de soi — amène ce résul-
tat : de faire douter les autres sur leur pro-
pre compte. — Si je m'étais trompé ! doivent-
ils dire. Jusqu'ici aurais-je fait fausse route?
C'est déjà un succès d'ébranler une
croyance mauvaise...
L'intolérance des libres-penseurs est au
moins aussi tyrannique et encore plus ab-
solue que l'intolérance apparente de la foi :
despotisme en bas, despotisme en haut.
Ceux-ci ordonnent de croire; ceux-là or-
donnent de ne pas croire; les uns visi-
20*
344- Tablettes d'une Femme,
tent et sollicitent ma conscience^ les autres
y pénètrent et s'y installent de forée. Au-
cune alternative n'est laissée à ma faculté
de discernement} ils n'admettent points ces
anciens ou ces nouveaux apôtres, l'inclina-
tion naturelle de chacun, le devoir intérieur
éclaire d'en haut, le choix loyal d'un esprit
respectueux ; oppression ou compression ;
laissez respirer ma prière! Ce choix, pour
quiconque sent et pense, ne peut être du côté
des athées, ces tristes fossoyeurs des âmes. . . . .■
L'intolérance des idées nouvelles est éga-
lement exclusive et jalouse pour Ids senti-
ments et les choses de la vie.
Opinion d'une femme libre-penséuse qui
me raille et me ridiculise sur ce qu'elle ap-
pelle mon impartialité incurable :
— Pourquoi, lui disais-je, m'empêchèriez-
vous de rendre à chacun la justice qUi lui
est due, aux riches comrrie aux pauvfes, se-
lon le cas évident qui se présente? Pour-
quoi, de votre côté, ce parti'-pris contre les
riches, simplement parce qu'ils sont riches?...
— Parce qu'assez d'autres s'occupent
d'eux, répondit-elle, les riches ne nous re-
gardent pas : les riches n'existent pas pour
10-12 juin. 34>,
nous; nous n'avons^ nous, à nous occuper
que des pauvres...
Avec les meilleures intentions généreuses
on arrive avec ceci à un catéchisme so-
cialiste de préjugé, d'aVeràion et de haine.
Lundi, 12 juin. — « Aux ruines de Pa-
ris! » Les trains de plaisir ont 'commencé^
Paris déborde de monde. La province cu-
rieuse, — et non fâchée, — vient voir la
capitale incendiée. Çà et là persistent en-
core sur les murailles de vieilles affiches
communeuses :
Ce soir, à trois heures.
PARIS LIBRE,
LE PILORI DES MOUCHARDS,
Journal politique quotidien.
MARDI PROCHAIN,
LA JUSTICE,
Journal politique et littéraire,
()f rue d*Aboukir.
.y^/; Tablettes dune Femme.
Plus loin :
LE MOT D'ORDRE,
Par HENRI ROCHEFORT.
Paris libre! Quel sombre plaisanterie!
quelle mystification sinistre!
N'importe ! ces derniers débris de pa-
pier, ces vestiges révolutionnaires non en-
core arrachés feront plaisir à nos touristes.
Je ne doute pas que les jeunes miss let-
trées n'en prennent note sur leurs carnets
dorés, n'en fassent part dans leurs prochaines
missives à leurs bonnes amies d'Angle-
terre, qui jalousent bien un peu ce voyage
fantaisiste
Les rimies de Paris ! Quelle attraction !
Songez donc ! ces deux mots-là : Paris
détruit s'accordent si mal ensemble!
Les photographes qui prennent des vues
de nos misères vont sûrement faire for-
tune. On emportera sans aucun doute —
comme souvenir — bien des petites pierres
volcaniques, tout ce que l'on pourra dé-
tacher en petits cailloux noirs; mais on ne
manquera pas d'acheter toute la série des
vues ; car, visiter en détail chaque ruine et
12 juin. 34'j
chaque décombre mènerait loin le voya-
geur.
Et puis, hélas! hélas! on raccommode
déjà , on gâte ces splendides horreurs. Le
Parisien n'entend rien aux beautés saisis-
santes des grands désastres. On a hâte,
chez nous, de plâtrer les trous et de badi-
geonner les murs. Vous n'avez pas plutôt
quelque chose d'imposant qu'il faut le ra-
tisser, Tarrondir et le déformer. Partout des
échafaudages ! Toutes les maisons ont des
emplâtres^ en attendant qu'on les peinturlure.
Le Parisien n'est pus artiste ; il est gamin,
ou il est bourgeois, le sens du pittoresque
ne lui est jamais venu. Voilà ce magnifique
décor d'Hôtel-de- Ville — relique admirable
s'il en fut — déjà emprisonné de palissa-
des!
C'est à désespérer de son pays. Les sau-
vages, j'imagine, sont moins pressés de re-
dresser leurs huttes quand la foudre du
ciel ou quelque vent terrible a tout jeté par
terre
Heureusement qu'une vraie ruine, — non
défigurée, — reste telle qu'elle est pour les
amateurs. Je parle de la colonne Vendôme.
34^ Tablettes d'une Femme.
La Colonne est tellement une légende qu'on
y va même absente. On veut en voir
la base, le support^ la place ^ le tiiausolée^
les écailles^ les tronçons, là poussière. On
va oh était la Colonne. Le fétichisme de la
campagne pour la colonne Vendôme aurait
dû faire réfléchir ses détracteurs, je me trompe,
ses démolisseurs
Nuit du i3-i4 juin. — Cette nuit^ en-
tre minuit et une heure, singuliers roule-
ments d'omnibus sourds, lugubres, étranges,
auxquels on ne peut se méprendre quand
on les a une fois entendus j ce sont, à tra-
vers Paris, des déterrements de morts.
Ce bruit lourd du charroi des morts ne
ressemble en rien au bruit alerte des voi-
tures vivantes ; un poids inconnu semble
enfoncer en terre les chargements fiinè-
bres
Quelle succession de bruits depuis près
d'une année ! Le moins épouvantable était
encore celui du bombardement prussien
qui trouait nos demeures. Ce bruit d'obus,
que je croyais incomparable, n'était qu'une
i3-i4 juin. 34(j
musique innocente à côté de ces derniers
bruits. Le plus navrant, le plus inoubliable
a été — entre Panthéon et Luxembourg —
le bruit nocturne^ tout une semaine^ des
feux incessants de peloton, ces rapides dé-
cisions de la justice humaine
Ouij Ton déterre cette nuit les njorts tout
de suite et n'importe où enterrés. La popu-
lation est supposée endormie. Bienheureux,
oh! oui, bienheureux ceux qui dprrnent!
L'affreuse besogne s'imagine être 3il|encieu§j3,
cornme elle s'jmagine être sans témoins. La
pioche découvre sourdement les pavés, en-
lève sourdement les cadavres et recouvre
sourdement les grand trous. Une lanterne
fumeuse éclaire vivants et morts. Les tra-
vailleurs disent peu de mots : « Y en a-
t*-il encore? Est-ce bien tout ? Dépêchons^nons, »
Je reconnaîtrai à jamais les places; ma
pensée pose sur chacune d'elles une prière...
De station en station s'accomplit la tâ-
che hâtive ; les squares offriront demain
matin une terre fraîchement remuée, comme
bêchée par des jardiniers invisibles. Les om-
nibus, une fois complets, la file funéraire —
long convoi sans cortège — se rejoindra
J:^() Tablettes d'une Femme.
pour verser avant le jour leurs voyageurs
muets aux cimetières...
Jeudi, I S Juin, — Je détache des différents
journaux d'aujourd'hui cette lettre dont la
forme est assurément inventée, mais dont
ridée est absolument vraie pour quiconque
connaît à fond Tindifférence politique du
bourgeois parisien. Un locataire quittant
Paris le i8 mars^ après l'affaire des canons
de Montmartre, laisse par écrit ses instruc-
tions à sa concierge :
« Ma chère madame Dupont , .
« Tout bien considéré, j'aime mieux, après
« vous les avoir expliquées, vous laisser par
« écrit mes instructions en ce qui touche la
« façon dont vous devez vous comporter en
« tout événement pendant mon absence.
« D'abord vous garderez vous-même la clé
« de la cave , qui contient du vin et du bois
« et celle de mon appartement; dans une
« salle à manger vous trouverez sur la table
I s juin. 3 SI
« trois rouleaux qui sont ainsi numérotés :
«( nM, n° 2, n° 3.
« Si les émeutiers viennent taire une barri-
« cade rue Sainte- Apolline , près de la mai-
« son, vous ouvrirez le rouleau n° i , et, pre-
« nant le drapeau rouge qui y est contenu ,
« vous l'attacherez au bâton que j'ai moi-
« même ficelé au balcon ; il y a des agrafes
•< à l'étoffe, vous n'aurez qu'à les accrocher.
« Si les émeutiers menaçaient mon appar-
« tement, vous leur diriez que je suis très-
« connu pour aimer le peuple et que je leur
« ottre de l' eau-de-vie pour trinquer à ma
» santé et du bois pour faire du feu, la nuit,
« dans la barricade.
« Si la barricade venait à être prise par les
« Versaillais , vous ôteriez vivement le dra-
« peau rouge et mettriez immédiatement le
« drapeau n° 2, qui est tricolore; vous ottri-
« riez du vin aux soldats et vous leur donne-
<• riez du bois , s'ils bivouaquaient dans le
« quartier.
« Si les Prussiens se mêlaient de l'afFaire ,
«' vous cacheriez les drapeaux n^ i et 2 et ac-
'« crocheriez vous-même le n"* 3, qui est un
« drapeau prussien.
31
3^ 2 Tablettes d'une Femme.
(( Vous donneriez du vin de Champagne et
« du bois.
« Je ne crois pas devoir vous en dire da-
« vantage et je vous salue.
« Signé : L. D. »
Samedi, 17 juifi. — Un cortège de cinq ou
six prisonniers passait aux Champs-Elysées;
je regarde, songeuse. Un garde national d a-
vant-hier, brave homme d'ordre s'il en fut,
regardait aussi. Il s'avance près de moi en ri-
canant :
« C'est de bonne prise ^ n'est^e pas? » fiait-il.
« — Je me demande », lui dis-je, « d'où
ils viennent et où on les mène, »
Je comprends la bataille , la fièvre afireuse
de lafFreux combat -, je ne comprends pas^ à
l'heure sévère de la justice, le ricanement de
la galerie.
Je voudrais en ce moment habiter la lune
pour ne pas rencontrer ces processions si tris-
tes; mais puisque, hélas I je suis ici, et puisque,
hélas I j'ai mes deux yeux, je ne puis échapper
au spectacle. Je vois un autre prisonnier, rue
Chàteaudun, près de l'église Notre-Dame-dc-»
ij" If/ juin. J§Jf
Lorette; c'est un vieillard à cheveux blancs;
sa figure n'est que rides; il pleure, la foule
dit : « Misérable! »
A deux pas de là, comme on se sert de tout
chez nous, en guise d'actualité attrayante, je
lis sur une enseigne, rue Saint-Lazare, 90 :
An Phare pitrolien.
Aujourd'hui est décidément un jour de pri-
sonniers. Comme je rentrais chez moi, j'en
croise quelques-uns encore quon dirigeait
vers la gare Montparnasse.
Un curieux de trottoir dit à l'un de ces fé-
dérés qu'on emmène :
« Bonjour, hein! tu ne fais plus ton malin! »
L individu interpellé répond tranquillement :
« Bonsoir, vieux! tuy viefidras aussi »
Lundi, Kj juin. — C est maintenant qu'il
faudrait, déposant ses prétentions personnel-
les, abdiquant ses vanités réciproques, faire du
journalisme un intermédiaire de paix^ de
bonne entente et de concorde. Le pays est
malade, il faut sauver la France, sans préoc-
3^4 Tablettes d'une Femme.
cupation de jalousies étroites. Que diriez-vous
de médecins appelés en consultation et ne
s'occupant que d'eux-mêmes? Cette image
me vient à l'esprit , parce que c'est la repré-
sentation trop exacte de nos luttes quotidien-
nes. Chaque feuille s' escrime à décrier la feuille
voisine, oubliant totalement sa cliente et sa
cause. Le Siècle raillera ï Univers y V Univers
confondra le Pays, le Pays attaquera le Temps y
le Temps réfutera les Débats, et voilà com-
ment, avec désintéressement et dignité, nous
servons la cause populaire
Et voici que je tombe dans le travers
commun : l'horizon aussi s'est rétréci pour
moi, nos affaires toutes seules m'intéressent,
on dirait qu'il n'y a plus que nous au monde.
Parce que le vent brûlant d'été nous rap-
porte chaque soir les senteurs acres des in-
cendies, nous ne voyons nos impressions qu'à
travers les torches livides de la Commune;
nous ne regardons plus le soleil qui luit avec
sérénité pour d'autres. Le mot d'un riche
voyageur me revient en mémoire ; « On riait
singulièrement de vous à r étranger » , me di-
sait-il tantôt.
On riait de nous !
iy'20 juin. 3s5
Je feuillette mes notes de commencement
d'année^ entre Siège et Commune, et je ren-
contre celle-ci qui semble une raillerie nou-
velle : « L'ambassade chinoise, dont on a
annoncé l'arrivée en France, est en ce mo-
ment à Bordeaux, où elle vient apporter au
nouveau gouvernement de la France les of-
fres de réparation du Fils du Céleste- Empire
pour la sanglante injure faite à notre pays par
le massacre de Tien-Tsin. »
Qu'est devenue cette ambassade, et où en
est la réparation promise?
Mardi, 20 juin, — Oui, inconsciemment,
fatalement , pour Tesprit , comme pour le
corps, se respire Tatmosphère qui nous envi-
ronne. N'entends-je pas tous les jours et à
toutes les heures dans la rue siffler par les
hommes, chanter par les enfants l'air funèbre
des convois d'insurgés, et cela sans prémédi-
tation aucune? Durant le siège les hommes
sittlaient — aussi inconsciemment — Tair de la
Marseillaise, et les enfants, ces cruels imita-
teurs, jouaient avec leurs petites charrettes
aux blessés d ambulance...
.y>// Tablettes dune Femme.
Je m'explique ainsi la di£férence incurable,
la séparation inouïe des esprits de Paris et de
ceux de Versailles : ceux-ci ont respiré Tair
de Versailles^ ils ont raison ; ceux-là ont res-
piré Tair de Paris, il n'ont point tort. J'ai fait
aujourd'hui une rapide course versaillaise, et
j'ai retrouvé à l'adresse des vaincus, des con-
damnés, veux-je dire, les mêmes inconscien-
tes cruautés qu'il y a deux mois, proférées
aussi naturellement, avec la même douce mu-
sique d accent et de regard, par de ravissan-
tes lèvres roses :
...£"/ quelles figures! quelles hordes! quand,
avenue de Paris^ nous arrivaient ces brutes de
prisonniers, avec leurs vêtements en désordre^
leurs mines hagardes^ leurs mains noires et sa-
• Vu • • • •
Mais, gentille Edmée, mais, chère Alice,
comment vouliez- vous donc qu'ils vous arri-
vassent? En tenue de bal, avec des gants
blancs? Est-ce qu'il y avait un seul riche parmi
eux ?
Ce soir, comme j allais à la gare, j'ai ren-
contré un fédéré amené de Paris, entre deux
gendarmes. C'était un paysan .joufflu , très-
surpris de son personnage. Blouse d'ouvrier^
2 0-21 juin. 3^y
chapeau de meunier, il portait à la main,
dans un mouchoir à carreaux, toutes ses har-
dés et semblait tout joyeux en promenade
d'agrément
Mercredi, 21 juin. — Deux coupures de
journal :
« On avait annoncé récemment qu'on venait
d'arrêter aux Batignolles le caporal du 88^ de
ligne, qui avait commandé le peloton d'exé-
cution chargé de mettre à mort les généraux
Lecomte et Clément Thomas. Le véritable
chef de ce peloton d'assassins a été saisi, il y
a quelques jours, à Orléans. Il se nomme
Charles Lagrange, est originaire de Poitiers,
et âgé de trente-quatre ans. Ancien soldat
au 2'' régiment de zouaves, il exerçait depuis
sa sortie de l'armée la profession de commis
marchand à Paris et avait été élu lieutenant
dans la garde nationale. C'est en cette qua-
lité qu'il remplit l'abominable mission de don-
ner le signal du lâche massacre qui inau-
gura l'insurrection du 18 mars. Lagrange a
lui-même révélé son crime, étant en état
3^8 Tablettes d'une Femme.
d'ivresse^ et, revenu à la raison, il a confirmé
ses aveux. »
Combien de fois n a-t-on pas arrêté le véri-
table chef de ceci/ le véritable auteur de cela?
Où sont, en effet, les vrais assassins ? Dans
ces accès de fiireur atroce, quand c'est le
moment lui-même, lair tout entier qui est
fou et assassin, toutes les mains qui sont là
semblent être assassines; toutes les pensées,
noires de poudre, semblent être criminelles.
{) conducteurs de peuples, directeurs de l'es-
prit des masses, prévenez avant l'explosion
ces démences féroces, empêchez tout ache-
minement à ces déchaînements sauvages, dé-
fendez la révolte, retenez la folie !
« On relevait, à Neuilly, les débris d'un
immeuble de la Grande-Rue. Après quelques
coups de pioche, une odeur fétide s'échappa
des décombres. Les autorités furent mandées.
On continua les travaux de déblaiement, et
on mit bientôt à découvert soixante-dix cada-
vres de fédécés dont la mort remontait à un
mois au moins.
« Selon toutes les probabilités, ils étaient
dans cette maison quand elle s'est effondrée
par suite du bombardement. Ils se trouvaient
21^23 juin. 3^(^
dans une des salles du rez-de-chaussée, et, au
craquement qui précéda la débâcle, ils se
pressèrent vers la porte : c'est là qu'ils furent
écrasés péle-méle. »
— Ceci est une des mille actualités du
jour; telles sont /hélas! nos découvertes!
Aucun besoin de commentaire.
Vendredi, 23 juin. — J'ai failli être tuée
tantôt par la chute d'objets, d'un déména-
gement opéré d'une fenêtre. Ceci se passant
en plein jour, ce n'était pas un déménage-
ment ordinaire. — C'était, du haut de l'entre-
sol d'un magasin, parmi les bâtiments du
nouveau tribunal de commerce, le démé-
nagement expéditif de tout une fabrique de
brancards, de drapeaux et de croix d'ambu-
lance, jetés brutalement et pêle-mêle dans
de grandes tapissières, avancées jusque sur
le trottoir. Ces brancards étaient neufs, ces
drapeaux et ces croix n'avaient jamais servi.
La création de cette fabrique importante,
dun détail considérable, remontait aux der-
niers jours du siège, lors de la fièvre de
souscription des canons. Le besoin semblait
21*
36o Tablettes d'une Femme.
se faire sentir d'un nombre illimité de ci-
vières...
On va faire du feu de toutes ces choses,
à moins qu'on n'en fasse des soldats de
bois, des brouettes et des jouets d'enfants.
On ne peut pas dire : È Jiniia la comedia !
Hélas ! la pièce était trop lugubre ! Si seule-^
ment on pouvait dire : 11 est fini, le drame !
Samedi soir, 24 juin. — Premier apaise-
ment que j'aie éprouvé depuis toute cette
guerre : j'ai vu enfin d'honnêtes gens non
passionnés qui, tout en flétrissant et exé-
crant les atrocités suprêmes des derniers jours,
n'englobaient pas tout le pauvre monde dans
leur mépris et plaignaient les malheureux
entraînés, égarés, inconscients, stupides. Oui,
j'ai vu enfin aujourd'hui une honnête femme,
une pieuse femme , chez qui la vertu n'ex-
cluait pas la pitié et qui, causant avec moi
des innocents fusillés dans la bagarre , a
consenti à dire : Les pauvres gens !
Jusqu'ici la violence des modérés avait
pour expression habituelle ce que l'homme
d'ordre^ zélé négociant et père de famille, **%
24-i^Ji'2 0' juin. 36 1
réfugié d'abord dans ses caves, parti ensuite
dans un tonneau^ sauvé sous un bonnet de
femme, revenu après triomphant, me disait
de sa voix de stentor mardi soir, en pleine
rue du Quatre-Septembre : « Moi, j'aurais
voulu trois morts pour chacun de ces misé-
rables ; la mitrailleuse était trop douce ;
j'aurais voulu pour chacun d'eux la guillotine,
Técartèlement, l'étranglement. » (Textuel.)
Dimanche, 25 juin, — Je vois dans les jour-
naux : « Le général délégué à la préfecture de
police croit devoir recommander aux person-
nes qui veulent voyager à l'intérieur ou à l'ex-
térieur, d'avoir à se munir d'un passeport. »
Le général délégué à la préfecture de police !
Ne croirait-on pas être encore aux beaux jours
de la Commune? Les formules sont restées
les mêmes ; on retrouve le cauchemar affreux.
Lundi, 26 juin, — J'ai encore eu affaire
dans ce quartier lamentable et à jamais taché
de crimes de la Roquette. Encore une fois j'ai
passé devant la mairie du onzième arrondis-
362 Tablettes d'une Femme.
sèment, cette mairie de sinistre mémoire. Des
brancards de rebut étaient encore à la porte;
ceux-ci, hélas! avaient servi. L'un porte en-
core une marque de tête ; ce rouge sang, de-
venu noir, me rappelle la sombre civière jetée
aux ordures et oubliée tant de jours devant
mes fenêtres. En voici une autre recouverte
de toile cirée ; même ici les traces horribles
n'ont pu s'effacer.. . .
Il faisait autour de moi un de ces silences
qui semblent interrompre l'activité humaine et
plongent dans l'infini la pensée immobile.
Les arbres du square désert, brûlés et noirs,
sous un ciel houleux couvert de nuages, don-
naient un aspect fantastique à la mélancolie
de cette solitude.
l{n redescendant la longue rue, je vis des
cordons de sentinelles; des perquisitions
avaient lieu dans les maisons détruites; on
entendait parmi les ruines résonner le pas des
soldats, et des têtes apparaissaient au travers
des brèches calcinées. Croit-on trouver des
hommes, où des corbeaux tout seuls demeu-
rent? Au n"* i3,une enseigne est restée intacte
et comme suspendue dans le vide, au milieu
de Teffondrement voisin : Fabrique générale de
^y'i'j juin. 363
soufflets. Sous ce déchaînement d'incendies^ à
travers ces tempêtes humaines plus formida-
bles qu'aucun vent d'orage, entre ces flammes
furibondes, passions et haines attisées, que
dites-vous de cette ironie ?
Mardi, 2^ juin. — « Que pensent de toutes
ces choses ces deux sphinx immobiles ? »
Ainsi me disais-je tantôt devant la figure de
pierre des deux sphinx des Tuileries, restés,
sous le déluge de feu, témoins impassibles et
intacts dans leur fixité de mystère et de songe.
Et, presque aussi songeuse que l'énigme
muette, j'atteignais, tète baissée, la rue de Ri-
voli, lorsqu'une voix me tira de mon rêve :
— Que pensez- vous de toutes ces choses ?
me demandait en me saluant quelqu'un.
C était Auguste Barbier, qui méditait
aussi. Depuis longtemps je n'avais vu per-
sonne. Les uns et les autres étaient partis;
les rares intrépides qui n'avaient pas fui veil-
laient, chacun chez soi, à leur sûreté mena-
cée. Cette voix ressuscitait un .vieux monde, il
me sembla revoir de chères ombres disparues;
il est donc vrai, nous sommes vivants!
364 Tablettes d'une Femme.
Nous causâmes beaucoup, nous causâmes
de la prodigieuse crédulité du pauvre peuple,
de Taudace, étonnée d'elle-même, de la mi-
norité factieuse, renversant, pour son triom-
phe d'un jour, toute loi, toute autorité, toute
règle. Je dis ïaudace étonnée d'elle-même^ car
ils ne croyaient pas à leur succès durable,
les chefs improvisés du mouvement ; aucun
ne se faisait illusion sur ce gouvernement
galvanisé, mais non viable. Nul des acteurs
de l 'étrange parade ne prenait au sérieux la
responsabilité de son rôle, et tous se suspec-
taient entre eux.
« Le dégoût me prend, disait Vermorel, au
milieu de tant de sottise, de tant de préten-
tion, de tant de lâcheté. Le parti est perdu.
L'idée communale était bonne, mais nous
n'avions pour la servir que des imbéciles, des
fripons ou des traîtres : instruments vils ou
ridicules. Point de caractère, aucune bonne
foi, rien que des personnalités grotesques ou
monstrueuses; de vraies pantalonnades. Je
n'espère en rien, je ne crois en rien de ce que
je vois et de ce qui m'approche. »
On sait la parole de Vermorel s'élançant
sur une barricade : « Je ne viens pas pour
i'7 juin. J^Oj;
me défendre, je viens pour me faire tuer. »
Il s'est fait tuer.
De ce jugement sévère, porté dédaigneuse-
ment entre soi par les membres éclairés et
désabusés de la Commune, je rapproche ce
fragment d'une lettre personnelle, apprécia-
tion d'un esprit honnête, convaincu et triste :
« Je pensais que vous aviez probable-
ment quitté Paris, car vous n'êtes point dans
cette lutte, vous, autrement que pour en souf-
frir. On n'y connaît plus que àt% partis. Hors
le peuple qui se bat, les hommes qui la con-
duisent { la majorité ) sont détestables ; mais
la cause est grande, et cela suffit à qui met
sa foi au-dessus de sa personnalité — pour
qui a la foi, bien entendu, »
Cette conversation de tantôt , ces noms
de vivants ou de morts un moment réveil-
lés , me font refeuilleter ce soir, dans ma
solitude, quelques figures de la Commune :
album curieux plus tard, pour quiconque
évoquera cette histoire! Et puisque nous
causions de Vermorel, relisons mes notes
— seulement indiquées — sur son portrait :
« Ce n'est point par ce que Vermorel
a pu jadis écrire de malin ou de satiri-
366 Tablettes d'une Femme,
que sur mon compte dans le Courrier fran-
çais ^ fantaisie à laquelle, du reste, je n'ai
jamais répondu^ non plus qu'à aucune au-
tre, que je le jugerai, et ce n'est guère à
cause d'un ressouvenir que je n'ai pas
gardé que j'irai nier Tintelligence évidente
de cette physionomie studieuse. Vermorel
aussi est mort; bien ou mal, à tort ou à
travers, consciemment ou inconsciemment,
il a fait sa tâche : la besogne de sa vie
est remplie. Je gagerais qu'il y avait dans
cette nature une ténacité excessive, une du-
reté à soi-même, une acceptation de tra-
vail et une volonté peu communes. Le
mécontentement se lit dans ses traits, ce mé-
contentement qui se traduit en haine de
la société, de la part des ardents déclas-
sés. Au moins, comme Flourens, comme
Delescluze, celui-ci a été au danger : il eh
est mort. La parole qu'on lui attribue sur
l'un de ses ex-collègues, Félix Pyat, est bien
amère : « L'homme qui pousse et l'homme qui
fuit »
La lâcheté! Après la défaite, quand, vain-
cus de la même cause, on avait droit pour
se sauver ou se cacher de compter les uns
2 7 juin, 30 j
sur les autres , quelle volte-face ! Quel re-
commencement éternel des * mêmes pusilla-
nimités invincibles ! Quoi ! ces leçons, toujours
les mêmes, seront-elles donc toujours per-
dues? « Je ne vous connais pas! » dit le
flatteur de la veille au banni du lendemain.
(( Ceci dépasse toutes nos misères, disaient
de vieux insurgés, en apparence les plus
endurcis et les plus insensibles^, et pleurant
alors à chaudes larmes. Autant mourir sur
une pierre. C'est à qui nous fera prendre!
Un mouchoir oublié par nous ferait peur :
on dénoncerait ce mouchoir; on jetterait aux
gendarmes notre sac de nuit, on ferait ar-
rêter nos savates! »
Hélas ! vous tous ! vous avez donc vécu
les yeux fermés, que vous vous étonnez de
ces choses ? C'est ici, ne vous en déplaise,
que vous ressemblez aux monarques! La
Commune est morte : à bas la Commune!
Quoi donc ! innocents porteurs de panaches,
croyiez-vous donc encore à votre cour pom-
peuse, maintenant que ces tristes panaches,
hier si fringants, sont par terre?
Mais revenons à mes portraits qui, eux
aussi, font triste mine.
:ihiS' Tablettes dune Fetnme.
Voici Flourens. Cette figure est un carac-
tère. Gustave Flourens est né révolté. Oui,
il a pu^ dès ses plus jeunes ans, s'appliquer
ce vers d'un contemporain :
Je suis né, je mourrai parmi les révoltés.
L'œil est inquiet, ardent, visionnaire. La
lièvre s* est logée dans ce front, a plissé le
nez , agité la lèvre. Flourens n'a dû respi-
rer largement que dans l'émeute. Où se
trouvait la révolution, que ce fût en Grèce,
que ce fut en France, que ce fût en Asie,
que ce fût en Europe, Flourens était là.
C'était sa mission. Fils tumultueux d'un
père impassible, Gustave Flourens, le général
Flourens, devrais-je dire, a ressuscité chez
nous le bouillant Achille. Aussi est-il mai-
gre, nerveux, toujours vibrant de tout son
être. Mais au moins celui-là était-il coura-
geux : la flamme d'action ne le quittait pas.
Au 3 1 octobre il était là ; au 22 janvier il
tenait le premier rang ; et, dès l'aurore de la
Commune, dans ces tout premiers jours d'a-
vril où fleurissait l'épaulette, il donna telle-
ment carrière à son humeur belliqueuse qu'il
fut massacré à Chatou, d'un coup de sabre
de gendarme.
i>7 juin. 3f)(f
Parmi toutes les folies qui étonnèrent d'a-
bord, qui épouvantèrent ensuite, cette ar-
deur certainement héroïque se détache avec
relief de cette physionomie entreprenante et
aventureuse.
Passons à une autre, un contraste.
Paschal Grousset, dont il a si fort été ques-
tion dans la triste affaire d'Auteuil (lo jan-
vier 1870, ce qui l'avait tout de suite désigné
aux faveurs des sommités communales, a été
le joli cœur, le héros romanesque et l'Adonis
de la troupe. Comment a-t-il jamais pu attein-
dre les proportions d'un conspirateur? Je vois
sur cette image un souci de moustaches, une
recherche de coiffure, une coquetterie de cra-
>'atc , une habitude de roulements d'yeux et
d'œillades assassines, qui déconcertent tout-à-
fait ce que j'aurais pu jadis penser de cet
homme politique, à la lecture de ses articles
français-corses et au récit de ses emporte-
ments de témoin dans le fâcheux procès de
Tours. Il n'est pas sans quelque ressemblance
avec Arthur Arnould, TArnould jeune, quand
celui-ci n était que littérateur humoriste, cen-
sément employé de l'Hôtel-de-Ville. Ce jeune
brun semble plutôt fait pour danser des pol-
3j() Tablettes d'une Femme,
kas audacieuses que pour siéger avec la grande
écharpe rouge sur les chaises communales de
la préfecture ou pour diriger, avec le père Gail-
lard, le tumulte peu stratégique des barricades.
On Ta, paraît-il, arrêté sous un déguisement
de femme; cela m'étonne ; à l'exception des
moustaches dont il a dû faire douloureuse-
ment le sacrifice, cette figure molle et parfu-
mée est essentiellement féminine. Encore une
âme qui s'était trompée de corps. Comment
la police, sous cette tournure si naturelle de
femme, a-t-elle pu reconnaître un garçon?
Malgré Tétude toute particulière où m'en-
traînerait — entre autres- la figure fusionniste
de Babick , le visionnaire et Tilluminé, je ne
puis continuer ma revue de Commune. D'au-
tres figures passent dans ma pensée et me
voilent ce que j'ai sous les yeux. Ce sont les
figures des otages : la belle tète du président
Bonjean, si énergique et si sereine, avec son
auréole d'admirable droiture; le noble visage,
clément et résigné, de l'archevêque; les phy-
sionomies vives et chevaleresques des jeunes
dominicains d'Arcueil Ainsi le rêve vient
toujours recouvrir la vie
jé^ juin, -^7^
Mercredi, 28 juin, — Les conseils de guerre
vont fonctionner. Quel bonheur de n'être que
femme, c'est-à-dire de ne rien être! Car il va
falloir être inexorable, il va falloir et juger et pu-
nir. La plupart des meneurs ont pu se sauver,
c'est le menu peuple qui s'est laissé prendre;
et les irresponsables, abandonnés, auront
à payer pour les responsables sains et saufs.
Cet abandon des chefs de file est la conclu-
sion prévue, immanquable de toute émeute.
iMais cela devrait-il être? Personne ne tient
donc à honneur de soutenir sa cause, au mo-
ment seul où elle devient respectable, c'est-à-
dire quand elle est périlleuse? « Allez- vous-
cn, vous autres, auraient dû dire à leurs niais
complices , comparses de la pièce , les gens
un peu fiers de la Commune. C'est nous qui
avons conspiré, c'est nous seuls qui devons
périr! »>
Et nous, femmes, nous qui avons horreur
du crime, nous avons pitié des misérables,
quelle que soit la couleur des partis. C'est
absurde peut-être , mais c'est ainsi -, une
femme qui n'a point de pitié est une fausse
femme. Après la bataille sanglante qui a dé-
3^2 Tablettes d'une Femme.
soie et déchiré nos cœurs , après la stupé-
faction des lâchetés égoïstes, nous ne pou-
vons sans épouvante envisager pour lavenir
les exils, les déportations, les pontons, ces
dénouements infaillibles, inévitables des guer-
res civiles!
Oh ! il faut empêcher que ces malheurs re-
viennent ! Nous ne pouvons pas, nous, fem-
mes, ne pas être navrées! Nous ne pouvons
pas, nous, femmes, ne pas plaindre ceux qui
souffrent, ceux qui gémissent! Qu'on nous ap-
pelle du nom qu'on voudra, c'est notre po-
litique. Nous supplions ceux qui sont quelque
chose dans la vie, ceux qui peuvent quelque
chose dans notre pauvre pays de France, de
prévenir à jamais le retour de pareilles folies.
N'aigrissez plus les esprits, n'irritez plus
les passions, n'envenimez plus les conscien-
ces, n'attisez plus le feu des haines! Il faut
déjà un grand effort de raisonnement pour
se convaincre qu'on est ennemi entre diffé-
rents peuples, comment se persuader qu'on
est ennemi entre Français, dans la même
ville^ sous le même toit, au milieu des mê-
mes humiliations, des mêmes ressouvenirs,
des mêmes deuils et des mêmes tristesses!
'2iS''3o juin, 3j3
Vendredi, 3o juin, — Sous l'impression de
mes pensées d'hier, j'ai gravi aujourd'hui
les buttes Chaumont; j'ai traversé, sous un
ciel gris, ces solitudes ri y a un mois si
populeuses! Des jardiniers bêchaient la terre;
on les eût pris pour des fossoyeurs; il faut
combler les trous, niveler les bosses, rap-
peler les fleurs exilées. Peu de promeneurs;
seulement, par petits groupes, des touristes,
armés de longues-vues qiarines. Les docks
de la Villette fument encore. L'imagination
reconstruit facilement l'entier panorama de
l'émeute. Partout, de grands trous d'obus,
des murailles écorchées ou noircies. Une
rage expirante s'est efforcée là.
Des enfants jouent dans les champs va-
gues, çà et là renflés d'épaisseurs suspectes.
Par les brèches de clôtures, où passaient et
sifflaient des balles de fusils, ils font passer
et repasser leurs balles élastiques. Les mai-
sons d'alentour sont désertes. Plus bas, en
redescendant vers Belleville, voici sur la
place une foire; eh bien! oui, cela vous
étonne? une foire, des baraques, et un
théâtre, et des musiques, et des chevaux.
3j4 Tablettes d'une Femme.
de bois/ et des saltimbanques. Tout cela
tourne, crie, boit, jure, grince, lance une
ritournelle, vend des mirlitons et paraît
content.
J'ai trouvé en rentrant chez moi des let-
tres découragées : « La cwilisation française
est terminée », m'écrit-on de toutes parts.
Je n'admets pas qu'on entonne ainsi le
De profundis de la France. La preuve que
la France est robuste, c'est qu'après une
aussi terrible maladie, elle n'est point morte.
Il faut être vigoureusement constituée pour
surmonter des crises pareilles. La France
vit toujours! Vive la France!
Que demandait, à l'unanimité, durant le
siège, la population tout entière, soldats
et bourgeois : Des chefs! des chefs! nous
manquons de chefs!
Que les chefs de l'intelligence, de la pen-
sée, de la plumé et de la parole prennent
en main la direction morale du pays ! Au-
paravant de servir au peuple les aliments
substantiels que sa faim d'esprit réclame,
écoles et livres , donnons-lui le goût et
le désir des bonnes choses. La maladie ne
peut être traitée efficacement sans la parti-
3o juin. 3j^
cipatiôn du malade : relevez les caractères^
avant de relever les institutions!
Je n'admets pas non plus qu'on méprise
comme on le fait et qu'on découronne dé
son titre la pauvre capitale. Paris a tant
souttert que la pénitence doit être finie.
Toutes les fibres de la France se rattachent
à la grande ville; la paralyser, c'est partout
arrêter la vie!...
Pour un banni — prince ou prolétaire —
qu'est-ce que rentrer en France^ sinon ren-
trer dans Paris, la chère capitale? Cette
soit du pays absent, cette joie du pays re-
trouvé, cette ivresse du retour, cette béné-
diction du sol natal, c'est le rêve, le regret,
l'attente, la passion de la patrie dans la pa-
trie. Ce n'est pas à Lille, ce n'est pas à
Grenoble, ce n'est pas à Bordeaux, ce n'est
pas à Rouen, à Brest, à Lyon ou à Quim-
per qu'on revient aimer et posséder la belle
France; c'est à Paris qu'on accourt, malgré
les ruines, malgré les explosions, malgré les
haines, malgré les injustices, les dangers pré-
tendus, la désertion des uns ou l'inquiétude
des autres. On n'est chez soi qu'ici. Ainsi un
enfant revient à sa mère... chez sa mère!
22
Jji) Tablettes d'une Femme.
Ne désespérons pas! Les égarés qui ont
passé par tant d'épreuves et qui ont , si
cruellement, expérimenté de nouveau la tra-
hison et rincapacité de leurs pareils, auront
Tesprit attentif aux exhortations pacifiques
d'autres maîtres. La souffrance rend humble
et assoupli; à côté de Terreur qui tue, il y
a la vérité qui fait vivre. Persuader au pays
qu'il doit croire en lui, c'est déjà Taider à
renaître.
Le voyageur, en marche pour un pays
lointain, voyant qu'il s'est trompé de route,
revient sur ses pas et, résolument, quittant
le chemin mauvais, reprend le chemin vé-
ritable.
Ne désespérons pas! Stirsùm corda!
Souvent un simple pli de terrain dérobe
le plus beau paysage : un détour, et vous
aurez l'entier spectacle. Ainsi dans la vie :
un effort de plus, et la victoire sera gagnée.
Vous n'avez rien obtenu et vous pouvez
douter de tout succès, tant que vous n avez
pas atteint l'extrême hauteur de la montée.
Jusque-là, — comme à mi-chemin des mon-
tagnes, — tout est chaos^ obscurité, abîme.
Quels que soient les obstacles franchis, quelles
Jo juin. Jjy
que soient les haltes qui vous attirent, quel-
que découragement suprême qui vous sai-
sisse, un peu de volonté encore, quelques
derniers pas de plus, et, au moment où
vous désespérez de tout, la perspective do
lumière et d espace se déroulera magniliquc.
Là est la paix, Ui est le repos. 11 y a quel-
quefois si peu de distance et une barrière
si mince entre l'accablement et le réveil, en-
tre la défaite et la victoire! Tout-à-l'heure,
au bout du défilé affreux, le voyageur sera
dans Textase; il ne lui manquait que d af-
fronter ce dernier passage : l'air libre lui est
rendu, le soleil inonde la campagne, tous les
oiseaux du ciel chantent sur sa tète!
Ne désespérons pas! Si/rsùm corda!
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