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Full text of "Tablettes d'une femme pendant la Commune"

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FROM THE GIFT OF 

ARCHIBALD CARY COOLIDGE 

(Glau of 1S87) 



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TABLETTES 



D'UNE FEMME 



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LE PUV. — TyP. ET LITH MARCHESSOU 



TABLETTES 



D'UNE FEMME 



PENDANT LA COMMUNE 



M'"' A. -M. BLANCHECOTTE 




DIDIER ETC", LIBRAIRES-EDITEURS, 

QUll DES AVGVaTLNS, 3 5. 



1872 
c de tous d 




r\j'TFiip'ê?^/>fsFô^»IfTC>^/»îPSro^WT'^^ 



INTRODUCTION 



Comme autrefois, durant la guerre, ma croix 
d'ambulance me donnait accès à travers les rangs 
ennemis^ laissant passage à la charité univer- 
selle et neutre^ ma pensée arbore, elle aussi^ au- 
jourd'hui , la croix rouge d* ambulance ^ ma 
pensée revendique son privilège de neutre : lais- 
sei passer la pensée d'une femme. En ces temps 
bouleversés et troublés, les opinions sont un 
champ de bataille, Vhumaniié est une grande 
malade, la vie nest qu'une sombre ambulance, 
des divisions infinies séparent les esprits blessés, 
la passion aveugle les vainqueurs, la • haine per^ 
veriit les vaincus, place, dis-je, à la parole 
neuii^e, sereine, pacificatrice, place au drapeau 
parlementaire ! 

La meilleure condition pour juger d'un spec- 
tacle, c'est de 7î' en point faire partie, c'est d'être 
absolument désintéressé dans l'action qui se 
joue, La Commune ne saurait être jugée im- 
partialement ni par ses adversaires, ni par ses 



VI INTRODUCTION. 



amis. Les premiers avaient à défendre le pajs, 
les autres à défendre leurs personnes. Le calme 
n'était possible ni à ceux-ci, ni à ceux-là. J'a- 
joute que les gens de la Commune, moins que 
personne, pourraient parler en dernier lieu de 
la physionomie des choses, des scènes définitiîfes 
de la représentation communale. Hormis ceux 
qui se sont fait tuer et qui, naturellement, n'ont 
rien pu dire, les autres n'ont littéralement rien 
vu de Ventrée des troupes ni de la victoire de 
Versailles, occupés qu'ils étaient à se cacher 
profondément ou à s'enfuir à toute vitesse. 

Cette période, à jamais sinistre^ a eu ses his- 
toriens militaires, elle aura ses historiens poli- 
tiques. Mes Tablettes n'ont aucune prétention 
d'aucun genre; elles représentent i' aspect d'une 
ville, comme la photogi^aphie reproduit ses rui- 
nes. 

Les scènes que je retrace, je les ai vues; elles 
se sont imposées à mon observation incessante : 
ce sont de vifs détails d'intérieur , de rapides . 
analyses détachées , tandis qu'à grands traits 
des plumes autorisées ont saisi les lignes d'en- 
semble, les perspectives principales, la synthèse. 

Ne voyant rien qu'au point de vue humain, 
revêtue de ma prérogative de femme bienheu- 



INTRODUCTION. ' Vil 



i^eusement dispensée de drapeau et de politique^ 
c'est V éternelle étude humaijie qui s'est poursui- 
vie dans ma pensée parmi ce chaos de tant de 
folies j au travers de tant de massacres. 

Ces notes ne s'arrêtent point à la chute de 
rinsurrectioji, je les ai continuées un mois apt^ès 
la défaite de Patois. C'est que tout n'était pas 
fini après la semaine c(e mai. La vibration du 
canon durait encorde dans les oreilles, Véh^an- 
lement des esprits ne s'apaisait point , l'acca- 
blement de la ville morte persistait malgré le 
réveil des consciences arrachées aux torpeurs 
récentes. 

Telle, après l'incendie^ la maison brûle encof^e ; 
la convalescence d'un malade est timide^ effarée 
et ne reprend que peu à peu la sensation et la 
certitude de la vie. 

J'ai écrit mon livre neutre ^w bruit des mi- 
trailleuses, sous le feu des fusillades ^ à l'éclair 
des bombes y en plein danger personnel ^ et je 
le dédie au désarmement des esprits, à la paix, 
à l'union, à la concorde, à la guérison des 
partis et, s'il est possible ^ à l'efitente publique, 
au sens communs 

Je m'inquiète peu de plaire ou de ne pas 
plaire; les bravos des uns, les sifflets des au^ 



VIII INTRODUCTION. 



très — selon le vent qui souffle — n'effleurent 
que peu le bouclier de l'âme. La pratique de la 
vérité comporte avec ' elle y Dieu soit loué ! la 
joie de la dignité^ la beauté du devoir rempli^ 
la suprême indifférence du reste. 

Je Vài dit et redit avec béatitude tout le long 
de ma vie : Quel bonheur de nêtre rien, c'est- 

m 

à-dire de n'être que femme ^ de pouvoir j comme 
les enfants traités sans conséquence^ penser^ tout 
et le penser tout haut^ ignorer tout et porter 
sans contradiction sa robe d'ignorance ! Quel 
bonheur de n'avoir rien à démêler avec le gou- 
vernement du pays (ce difficile ^ si difficile ma- 
niement des esprits I)^ avec la lanterne magique 
des honneurs et de la politique ! 

Entendez-vous parler de complots ^ de conspi- 
f^ations, de coups d'Etat ^ vous ose\ vous écrier : 
Moi aussi Je conspire — car vraiment la per^ 
fection n'est encore d'aucun côté en ce monde; 
— Je conspire pour l'avènement du bien, pour 
le règne du bon ^ pour le sceptre de la dou- 
ceur y pour la courojtne de la charité et de la 
Justice, pour la dynastie de toutes les vertus clé-^ 
mentes et charmantes. Pendant que s'opère le 
désarmement des fusils, vous ose^ décréter le dé- 
sarmemefit des colères! 



INTRODUCTION. IX 



Les petites mosaïques de ces Tablettes inti- 
mes, recueillies et vécues au jour le jour ^ sont 
rhistoire d'un quartier ^ d'une maison, d'une 
barricade. Ainsi l'histoire générale se compose 
d'histoires particulières. Peut-être^ dans la nuit 
profonde où nous plongeaient les événements , 
n'aurais-je pas réuni ces pages familières ^ si je 
n'avais aussi assisté -au siège qui a précédé , 
provoqué, qui explique tant de choses. La fèvre 
cérébrale du pays ne s'est point manifestée tout 
de suite sous son vrai cai^actère. Fièvre patrio- 
tique durant le siège ^ elle est devenue et s'est 
déclarée j sous la Commune, fièvre chaude, alié- 
nation mentale. Les esprits bourgeois de notre 
époque n'étaient point préparés aux émotions 
tumultueuses qu'allaient susciter la guerre et les 
défaites. L'exaltation brouilla les cervelles; les 
grands exemples de villes héroïques : Moscou, 
Venise, Sarragosse, proposés par /'Officiel trans- 
fof*mé en Plutarque français , éi^eillèrent , dans 
la cité vaillante, une émulation incomparable 
de sublime résistance, et Paris fut superbe. Mais, 
hélas! le brillant et ardent pays ne devint hé^ 
roïque qu'à la condition de devenir fou. 

Pauvre Paris, si beau, si naij et si grand , 
si admirable durant les souffrances du siège, 



INTRODUCTION. 



voici qu après les douleurs sont venus les affronts. 

Théâtre de la lutte sanglante, déchiré par les 
siens après avoir été profané deux Journées , 
mor^ibond au cœur désolé, ses médecins Jiaturels 
l'abandonnent. Paris fi'est plus la chère capi- 
tale, Paris est mis hors la loi, ou plutôt, Paris 
ne pouvant cesser d'être Paris, va devenir V ap- 
pât, le danger, la ville éternellement menaçaiite 
et remuante. Qu'on nous permette — en ces 
temps positifs — une comparaison réaliste : 
Paris cessant d'être paisibleme?it l'épouse légi- 
time de la France, va devenir l'autre ! 

la maîtresse fascinante, provoquante, attirante, 
in^ésistible, le fruit défendu et voulu. Les aven- 
turiers de tous les mondes viendront y élire do- 
micile (i). 

La maison qui reste sans maîtres est la pi^oie 
des valets, le rende:{-vous des larrons. Paris a 
besoin de tutelle, mais il a besoin d'apaise- 
ment, il a faim et soif de repos et de protec- 
tion. L'édifice social est à recojistruire , et ce 
n'est pas à distance que l'architecte peut dres- 



(i) Une personne qui était en Amérique au moment où l'on 
y apprit la proclamation de la Commune racontait qu'immédia- 
tement une multitude de gens sans aveu s'embarquèrent pour 
la France. 



INTRODUCTION. XI 



ser des plans ^ ce n'est pas loin du malade que le 
médecin peut appliquer des remèdes. 

Des chefs! des chefs ! nous manquons de chefs! 
nous voulons des chefs ! Telles étaient ^ durant la 
guerre^ la réclamation et la plainte unanimes. 

Le peuple de l'émeute a vu quels pauvres chefs 
lui avait donnés la Commune! Ambitieux — 
presque tous — qui poussaient devant soi /<? 
troupeau et Fabandonnaiefit sans vergogne, 
« And ail the while they set the populace on 
fire, they seemed to hâve little other design in 
the conflagration than the roasting of their own 
eggs (i). )) 

A très -peu d'exceptions près, aucun de ces 
maîtres improvisés na soutenu V attitude de son 
rôle. Les procès des conseils de guerre sont^ peut^ 
être, la leçon la plus instructive que puisse recevoir 
le peuple. Dénégations^ faiblesses, excuses, contra- 
dictions, désaveux, point de fermeté, aucun carac- 
tère, aucune individualité ^ fiulle acceptation et re- 
vendication d'une idée^ aucune affirmation Jii dé- 
claration de conduite. Ils se dérobaient tous à la 



(i) « Et, pendant qu'ils mettaient la population en feu, ils 
semblaient, dans l'embrasement général, préoccupés uniquement 
de cuire tout doucement leurs œufs. » Bulwer. — Le règne de 
la Terreur; ses causes et résultats. 



XII INTRODUCTION. 

responsabilité de leurs actes . Est-ce ainsi que Voit 
a la foi y est-ce ainsi qu'on la communique? 

Cette pusillanimité écœurante est peut-être 
ce qui a le plus dessillé les yeux des adeptes, 
le plus consterné les fidèles. Sans compter les 
délations personnelles^ Vaffreuse peur fermant 
les portes et dénonçant les fugitifs ! Combien de 
ces derniers refusés et repoussés de tous les 
seuils, si largement ouverts la veille^ ont été, 
en désespoir de cause, se constituer eux-mêmes 
prisonniers ! 

Oui, des chefs ! de vrais chefs ! pour que le 
peuple ne se laisse plus persuader au mal ni 
surprendre; pour qu'il sache et comprenne que 
la rébellion est un crime, que Vijîsurrection 
armée n est jamais justifiable, que Vidée marche 
sans fusils ! Des chefs , de vrais chefs ! pour 
que Vhorrible guerre civile ne soit plus che:^ 
nous jamais possible! 

L'instruction est tellement la lumière qu'on 
peut suivre aujourd'hui l'évidence des faits. Ce 
ne sont pas les classes instruites qu'on entraîne, 
ce sont toujours et toujours les classes illettrées, 
les masses ignorantes ! 

Quand elles verront clair, elles rejetteront 
bien loin d'elles le chassepot fratricide; elles 



INTRODUCTION. XIII 



refuseront les théories décevantes et ne se lais- 
seront plus séduire par d* absurdes chimères 
désastreuses ! 

O pionniers des intelligences ! ouvriers de la 
vigne du Seigneur! défriche^ les esprits, rani- 
me\ la foi religieuse, ressuscite^ dans les cons- 
ciences Vhonneur et le vieil idéal, faites que 
le £OÛt du beau leur vienne, que la soif de la 
vérité les attire, cultive^ le sens commun, pré- 
parei le désir de Véiude, alors point ne sera 
besoin de loi pour envoyer les enfants à V école, 
les parents voudront y aller eux-mêmes ! . 

Vous ne réfère^ pas le monde, nous dit-on à 
nous autres, raisonneurs obstinés. Sans doute, 
nous ne le referons pas. Mais de ce que Von 
ne peut obtenir tout ce que Von demande, poui^- 
quoi ne pas accepter le peu qu'on nous accorde? 
Ce qu'ofi ne peut faire ni tenter en gt^and, il 
faut ressayer en petit, ne pas dédaigner les 
conquêtes modestes. Ne serait-ce pas déjà un 
succès précieux que d'aider à ce que les bons — 
parmi le peuple — ne soient pas confondus avec 
les mauvais; que les timides et les faibles ne 
soient pas entraînés et dépravés par les auda- 
cieux et les criminels? De ce qu'un chirurgien 
ne peut pas sauver tout son monde, s'ensuit-il , 



XIV INTRODUCTION. 



qu'il doive renoncer aux cas isolés de guérisons 
particulières ? 

g3 a marqué la révolte de la bourgeoisie 
contre la noblesse; ji a signalé la révolte du 
prolétariat cofitre la bourgeoisie. Les mora- 
listes n'igfiorent pas oîi gît la fêlure des cer- 
veaux; ils ont suivi les évolutions populaires ; 
ils peuvent et doivent — en tenant compte des as- 
pirations et améliorations légitimes — démasquer 
V utopie fallacieuse ou perfide. L'humanité nest 
pas faite d'une pièce. S'il 7i' est jamais permis 
d'espérer à outrance, il est défendu de désespérer 
sans ressource! 

En avant! en avant! Pas de De profundis 
pour la cher pajs parisien, pas de drap mor- 
tuaire pour la noble et belle France! Regardons- 
nous en face, expliquons-nous en face, compi^e- 
no7îs-nous, réconcilions-nous, pardonnons-nous ! 

Sursum corda ! 

Paris, 1 5 Décembre 1871. 

A. -M. BLANCHECOTTE. 



TABLETTES 



D'UNE FEMME 



PENDANT LA COMMUNE 



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Paris, le samedi i! mars iSyr. 



Le gouvernement des buttes. — C'est 
ainsi que plaisamment on appela le gouver- 
nement quij prenant sa source aux buttes 
Montmartre j passa par l'Hôtel -de -Ville et 
expira aux buttes Chaumont. Qui ne se rap- 
pelle, aux derniers jours de février, au mo- 
ment, hélas! de l'imminente entrée prussienne, 
les étranges cortèges rencontrés rue de Ri- 
voli, lesquels (singulière vision !) entraînaient 
au pas de course des canons et des mitrail- 



2 Tablettes d'une Femme. 



leuses? Hommes du peuple, femmes^ enfants, 
toute une population chantante attelée à des 
pièces d'artillerie les emmenait en triomphe 
et les sauvait ainsi des parcs découverts, — peu 
sûrs, selon eux, — où l'ennemi victorieux 
et audacieux eût pu les prendre. 

Ce jeu, — car tout devient jeu pour le peu- 
ple de Paris , — était fort du goût des ga- 
mins et des désœuvrés. Après les proces- 
sions patriotiques — hommes et canons — 
autour de l'inévitable Bastille, vint la parade 
des canons gardés à vue, ces mêmes canons 
qu'on avait enlevés et ensuite transportés 
jusque sur les hauteurs de Montmartre. 

Personne, jusqu'ici, ne s'était occupé de ce 
déplacement. Aucun homme sérieux n'avait 
pris la peine de faire observer au peuple om- 
brageux que les canons ne cessaient point 
de lui appartenir parce qu'ils appartenaient 
à la nation et devaient rentrer dans les ar- 
senaux. 

On laissa prendre à cette parodie les 
proportions d'une révolte armée; les batail- 
lons de Belleville, organisés en jalouses sen- 
tinelles, firent de Montmartre une menaçante 
forteresse et considérèrent comme leur pro- 



ii'i2 mars. 3 



priété particulière les batteries que, de leur 
propre autorité, ils y avaient rassemblées et 
installées. 

Pour le peuple à. impressions courtes , faites 
d'images et non d'idées, le temps était trop 
proche, la sensation trop récente, des dernières 
souscriptions du siège, des dernières offrandes 
nationales où Tobole du pauvre s'était empres- 
sée et multipliée jusqu'au dernier sou, jusqu'au 
dernier anneau de cuivre pour la fonte de ca- 
nons, hélas ! aussi décevants qu'inutiles! 



Dimanche, 12 mars. — Une animation 
extraordinaire règne, ce soir, dans mon quar- 
tier : les cafés du boulevard Saint-Michel 
retentissent de discussions. La légende des 
canons de Montmartre prend de jour en jour 
plus de consistance. Certains bataillons de 
garde nationale veulent et prétendent avoir 
sauvé ainsi quelques pauvres bribes de la 
patrie. A onze heures, une bande compacte 
de jeunes gens passe dans ma rue en chan- 
tant avec une émotion très-vive : 



« La République n*est pas morte, 
u Nous renaîtrons! » 



Tablettes d'une Femme. 



Les passants font cortège et répètent en 
chœur ce refrain, les fenêtres s'ouvrent^ des 
voix d'étudiants répondent aux chants de la 
rue, c'est une vraie manifestation ^ bientôt 
illuminée de torches 



Bruxelles. — Dimanche matin, ig mars 
iSji . — 11 fait untemps délicieux, le chaud so- 
leil du printemps réjouit les blanches maisons 
de la ville et réveille le vieil espoir dans 
les cœurs les plus tristes. Le ciel magnifi- 
que verse sa paix sur ce 'petit morceau de 
terre que les géographes nomment « Bruxel- 
les » et que j'appelle mon « home »^ lés 
jours de mes courses belges. 

Allons au Jardin zoologique ! les animaux 
sont une si douce chose naturelle — même 
ceux censément féroces — et j'aime tant faire 
amitié avec eux ! Eux seuls^ dans cette vie 
lugubre^ m'ont consolée des décevants amis. 
Bien ! la sève monte aux arbres, les bour- 
geons se gonflent, une fraîche odeur de ver- 
dure — pressentiment d'avril — dilate et 
fortifie nos oppressées poitrines. Quelle ri- 
che couleur ont les heureux oiseaux ! Quel 



I () mars. 5 

contentement dans leur frémissement d'ailes ! 
Mon Dieu ! faites-moi la grâce de vivre 
un jour dans quelque cottage avec un bon 
chien, un beau chat, de chères petites poules, 
un âne famiher et de libres oiseaux plein 
Tair et plein l'espace, au-dessus de grands 
bois voisins! 

Mais trêve à ces bucoliques ! ma visite, ce 
matin, est une visite sérieuse -, me voici face 
à face avec Tours, que dis-je! avec Tours? 
avec un ours, deux ours, trois ours, qua- 
tre ours : deux sont blancs, deux sont fau- 
ves. Ils répondent à mes politesses par des 
coquetteries qui , pour être sauvages , n'en 
sont pas moins charmantes. Leur double 
maison mitoyenne est vaste , leur double 
fosse, somptueuse; un grand arbre, dans cha- 
cune d'elles, se prête à leur gymnastique au- 
dacieuse ; un bassin — presque un étang — 
est leur voluptueuse baignoire. Leurs jeux 
de tête, leurs poses allongées, nonchalantes, 
caressantes, me donnent une fois de plus le 
spectacle de la grâce dans la force, de la 
beauté inhérente à toute forme de l'être. Rien 
n'est discordant, rien n'est heurté dans ces 



Tablettes d'une Femme. 



mouvements surprenants de souplesse. Ours, 
mon ami, j'aimerais mieux pour toi les soli- 
tudes farouches, les antres inaccessibles, les 
espaces illimités; mais, même ici, ours Mar- 
tin , dans cette artificielle demeure, tu es 
beau, malgré les geôliers; oui, même ici, 
dans ces conditions opprimées et restreintes, 
tu me plais et tu m'intéresses. 

Et tandis que je rêve à cette puissante 
beauté des choses^ à cette perfection accom- 
plie des œuvres de la nature ^ — quel que 
soit le degré de Téchelle d'où je la contem- 
ple : lion ou gazelle, — ce même matin et 
à cette même heure de ma promenade son- 
geuse, là-bas, à Paris, les hommes, plus in- 
sociables que les bêtes se déchaînent, se me- 
nacent, se mesurent, se fusillent; un vertige 
de sang leur monte à la face, ils ne respirent 
plus que la haine. Une révolution nouvelle 
a éclaté dans Paris, Paris, ce brûlant cratère 
d'où sort éternellement l'incendie. Les hom- 
mes , vis-à-vis d'autres hommes , leurs voi- 
sins, leurs compatriotes, leurs camarades 
s'arment, pleins de colère. Le gouvernement 
actuel comptait un mois déjà, il est vieux^ 
usé, honni, bon à jeter au panier. Les vieilles 



7 9 mars. 7 

rancunes font explosion, les. convoitises s'allu- 
ment, le drapeau national change de coulçur, 
les mairies, les ministères, les administrations 
publiques sont balayées; THôtel-de-Ville — 
Tuileries des jours d'émeutes — s'emplit de 
nouvelles figures. Vite des barricades sur 
les quais, sur les ponts, sur les places ! Vite 
des canons ! la ville tout entière dans la rue ! 
Peuple souverain^ voici l'heure ! 

LA COMMUNE EST NOMMÉE. 



Et il y a de braves cœurs sous ces blou- 
ses; il y a^ ô démence! 'd'honnêtes pères de 
famille dodelinant des berceaux à travers ces 
rudes révoltés, dans les rangs de ces hordes 
sauvages. Certaines réformes qu'ils réclament 
ont leur raison d'être^ plus tard, quand on 
pourra parler, quand on pourra s'entendre. 
Oui, la guerre a tout bouleversé; oui, il y 
a beaucoup à refaire. Mais le peuple inflam- 
mable de Paris est impatient -, ce qu'il en- 
trevoit , il le veut ; pas d'attente quand il 
s'insurge. Il ne remonte pas aux causes de la 
misère publique; il ne reconnaît que les ef- 



s Tablettes d'une Femme, 



fets dont il souffre ; il s'acharne dans ses hal- 
lucinations après d'imaginaires coupables. 
Et la procédure est sommaire : A mort! à 
mort ! Celui-là était un acclamé hier ; mais 
il n a pas réussi dans son mandat^ il a perdu, 
les événements ont été plus forts que lui : 
A mort ! à mort ! Nous avons vu défiler 
tous ces jugements des places publiques; 
nous avons entendu crier les révélations 
Roîihev^ le dossier Jules Favre, le procès Tro- 
chu, nous ne manquerons pas d'avoir la con- 
damnation Thiers,.. Le gamin de Paris est 
facilement saisi d'une folie furieuse; lesidées^ 
pour lui, disparaissent; il ne voit guère que 
les personnes. Demain il se laissera de 
nouveau museler comme un chien, mener 
comme un mouton; mais aujourd'hui, sen- 
tinelles, prenez garde à vous! A mort! à 
mort ! 

Une fois de plus me revient en pensée ce 
passage d'une lettre amie : « Insignifiance de 
la vie » 

Oui, à voir jouer ce jeu sanglant, à se 
trouver dans ce duel d'hommes, on perd, 
sur l'importance de la mort, la grave idée 



ly mars. ^ 

qu'on s'était faite. Une fièvre s'empare d'un 
peuple, et voici les enfants d'une même ville 
qui jouent aux quilles ayec leurs os; c'est 
à qui abattra les autres.; ils sont pris d'une 
joie féroce à voir en tas tomber leurs frères. 
La vie, cette force de la nature^ passe, in- 
consciemment peut-être, par des convulsions 
où les hommes, choses accessoires, éclatent 
comme des machines. Les grandes lois de 
l'univers n'en sont que peu troublées, peut- 
être _, et des moissons nouvelles surgiront 
luxuriantes de cet engrais 



Soir dufneme jour. — Ce soir, Tantithèse 
est plus ironique et plus saisissante encore. Au 
grand calme de ce matin, dans la ville enso- 
leillée, a succédé, ce soir, sous un commence- 
ment de lune pâle, une agitation vertigineuse. 
Cest aujourd'hui la mi-carême, et la Belgique 
n'a point les raisons de la France pour se pri- 
ver de mascarades. La Folie agite ses grelots. 
C'est une foule bruyante, bariolée, débordant 
des rues, des places, des boulevards-, le bour- 
geois-artisan admire de tous ses yeux et de 
toute sa naïve conscience les incessants et les 



10 Tablettes d'une Femme. 



bouffons cortèges. J'ai peine à passer et à re- 
gagner mon gîte au travers de tant de pier- 
rots... 

Mais quoi! Ce n'est point un songe! la 
Marseillaise! ici! la Marseillaise! Oui, une 
troupe de masques, garçons, filles, arlequins, 
colombines, crie à tue-tête : 

Aux armes, citoyens ! 
Formez vos bataillons! 
Marchons, marchons!... 

La parole me manque pour dire ce que 
j'éprouve ; je revois — comme dans une mai- 
son de fous — les heures sombres du siège, 
ma tête bourdonne, et je murmure, en m 'en- 
fuyant ces deux vieux vers de Lamartine : 

OijrTacite! tout ton génie 

Raille moins fort l'orgueil humain ! 



^vy ^^^ ^vT'.r'y» 



ig mars, ii 



COMITE CENTRAL DE LA GARDE NATIONALE. 



h Les habitants limitrophes des grandes 
« voies de communication servant au trans- 
« port des vivres pour J'alimentation de Pa- 
« ris, sont invités à disposer leurs barrica- 
« des de manière à laisser libre la circulation 
« des piétons et voitures. 

tt Paris, ce 19 mars 1871. 

ce Pour le Comité central, 

<( Gastioni, g. Arnold, 

(( A. BOINT. » 
(Extrait d'un journal) . 



Ces barricades^ qui ne barrent rien du tout, 
ne font-elles pas rêver? Les voitures passent, 
les chevaux passent, les hommes passent, 
tout passe... — « Frère, on ne passe pas! » 
osait dire sérieusement un apprenti d'insur- 
rection à un autre ouvrier de même besogne, 
et celui-ci passait majestueusement avec tout 
un matériel de famille 



î2 Tablettes d'une Femme. 



Chère petite soupape de la sottise hu- 
maine, comme on est sûr de vous trouver 
partout ! 



Mardi matùiy 21 mars^ — Paris* — « Ces 
Parisiens ! ils vont bien ! » disait hier ^ sur la 
promenade de Lille, -=— sorte de bois de Bou- 
logne du crû^ — un bon bourgeois de la lo- 
calité qui lisait et songeait, son journal à la 
main. 

Une panique^ une de ces grandes pani- 
ques de province dont il faut avoir vu quel- 
que chose pour s'en faire une idée, planait 
de tous côtés depuis deux jours. Une circu- 
laire de M. Thiers, adressée aux préfets et 
affichée dans toutes les gares^ interdisait aux 
militaires l'entrée de la capitale. 

Paris! Paris! ce mot épouvantait tout le 
monde; il était déjà question de tenir Paris 
en quarantaine, de ne plus laisser aucun 
train parvenir jusque-là. C'était un grand 
malade^ pris de fièvre; il fallait éviter la 
contagion; un régiment avait fraternisé avec 
l'émeute : qu'aucun soldat n'approche désor- 
mais! L'anxiété affolait jusqu'aux locomoti- 



21 mars. i3 



ves; aux civils qui osaient demander des 
billets pour Paris : « Y songez-vous! » avait* 
on l'air de dire; « qui sait si, selon les 
nouvelles, nous irons aussi loin ! » 

Des prisonniers revenaient d'Allemagne, 
désolés, impatients, sombres. Quoi! défense 
d'entrer dans Paris! humiliés par ici! humi- 
liés par-là! une telle guerre lugubre après 
une telle paix sinistre! La plupart avaient 
mis de côté l'uniforme; les sabres d'offi- 
ciers, gaîne et lame, ballotaient dans des 
fourreaux de parapluies; le képi seul était 
maintenu, décoré de galons selon les grades. 
On discutait la cause probable de l'émeute ; 
on attribuait le mécontentement de Paris à la 
loi — au moins maladroite — sur les échéan- 
ces. J'écoutais passionnément toutes ces cho- 
ses, car j'aime mon cher Paris malheureux, 
et je souffre quahd on l'attaque. J'avais à 
côté de moi des généraux : j'ai su depuis 
leurs noms connus. Quand le train s'arrêtait, 
ils allaient ardemment aux nouvelles. 

« Quelle est la dernière dépêche? » 
— Rien de nouveau, général, rien nest 
venu depuis Arras. 



14 Tablettes d'une Femme. 



Les uns et les autres descendirent à Chan- 
tilly pour se diriger, de là^ sur Versailles. 

Moi, j'allais jusqu'au bout. Il faisait encore 
nuit quand nous entrâmes en gare. Point de 
lumières : seulement des armes^ des sentinel- 
nes; il est vrai qu'elles dorment. 

Les grilles sont fermées^ nous sommes pri- 
sonniers. Comment faire? Les timides propo- 
sent d'attendre le jour dans les salles et de re- 
prendre le premier train pour retourner d'où 
ils viennent. Les autres (je suis des autres) 
tiennent à rentrer chez eux. Quelques-uns se 
décident vite , ils escaladent les grilles : sau- 
vés ^ mon Dieu! C'est une gymnastique libé- 
ratrice. Mais les femmes ne peuvent user de 
ce moyen; faut-il donc nous abandonner tou- 
tes? Un chevalier se dévoue; il forcera le chef 
de gare quelconque, fidèle ou insurgé, à ve- 
nir nous ouvrir les portes. Au besoin, il fera 
à lui tout seul une émeute. On n'y regarde 
plus de si près 

Cette intimidation réussit; je ne sais qui se 
procure les clés, nous sommes enfin déli- 
vrées 

Trois ou quatre voitures, certainement cap- 
turées dans la récente bagarre, sont dehors. 



21 mars. 



muettes, s'imposant à prix d'or. On les prend, 
coûte que coûte. L'aube se dessine, blafarde; 
la ville offre un aspect étrange; de hautes 
barricades hâtives, tumultueuses^ entravent 
Tabord des rues; la place de la Bourse reten- 
tit du pas de soldats; la rue de la Banque est 
gardée sévèrement à chaque bout par des mi- 
litaires. Mon véhicule subit plusieurs interro- 
gatoires , mais passe outre. Les Halles sont 
désertes de marchandises, mais déjà vivantes 
et encombrées. Beaucoup, cette nuit, sont res- 
tés là; beaucoup, cette nuit, n'ont pas dormi; 
on s'en aperçoit aux lueurs de lampes encore 
toutes rouges dans les maisons. 
- Le Panthéon^ — mon proche voisin gigan- 
tesque et terrible, — est armé de six canons, 
gros calibre. 

Cinq heures sonnent lorsque, enfin! je gra- 
vis mon gîte. Deux coups de canon formida- 
bles, avec un retentissement plein Tespace, 
me saluent comme j'ouvre ma fenêtre. Ils me 
semblent partir de Bicêtre, dans la direction 
de Vincennes 



i6 Tablettes d'une Femme. 

i8'2i mars. — Le lendemain de sa victoire 
communale, le peuple moutonnier de Paris 
était en fête : c'était dimanche, et il faisait 
beau. La population s'est payé, ce dimanche 
19 mars, une manifestation /?rome«^/02re qui 
rappelait la manifestation buissonniere du di- 
manche 4 septembre. Il y aurait tout un livre 
à écrire sous ce titre : De Viîijlvence des jours 
de la semaine et du baromètre sur les Parisiens. 

Ce cher peuple, amoureux de changement 
et passionné de promenades, est le peuple le 
plus manifestant de la terre. Toute nouveauté 
lui est bonne, — quelle qu'en soit la cause, 

— du moment qu'il y a quelque part des tam- 
bours, des drapeaux, des trompettes, et qu'on 
joue au soldat. 

Un étranger venant de la lune ou tombant 
d'une étoile et débarquant tout -à -coup sur 
nos principaux boulevards, aurait pu croire, 
ce tantôt de dimanche, au pays fabuleux de 
Cocagne. 

Et hier, — journée historique du 18 mars, 

— hier, on s^assassinait, hier, on se fusillait, 
et le gouvernement effaré prenait la fuite...;. 



18-21 mars» 77 



Entrefilet de journaux belges : « On fait 
courir^ en ville, le bruit que des généraux au- 
raient été fusillés par les insurgés de Paris. 
Nous pouvons affirmer, de la manière la plus 
formelle, que rien n'autorise à ajouter foi à 
cette nouvelle lamentable » 

Hélas! cette nouvelle lamentable n'était que 
strictement vraie! 



Mardi soir y 21 mars, — Me voici revenue 
de ma rapide course bruxelloise. Que de chan- 
gements dans ces huit jours! Le gouverne- 
ment est parti, les ministères Font rejoint à 
Versailles ; deux ou trois quartiers de Paris , 
— premier arrondissement et deuxième , — 
essaient seuls de tenir bon et protestent dans 
la débâcle générale. Le drapeau rouge flotte 
à peu près partout • Lamartine n'est plus là 
pour protéger le drapeau tricolore. La place 
est vide, Paris est abandonné ; je ne puis m'en- 
pêcher de croire que c'est une faute; Témeute 
est maîtresse du terrain; l'anarchie remplace 
ce que nous voulions bien, faute de tnieux, 
considérer comme de Tordre : la Commune de 
Paris est installée à l'Hôtel-de- Ville. . 



/(V Tablettes d'une Femme. 



Des groupes stationnent sur les places pu- 
bliques, commentant les faits accomplis; des 
femmes s'en mêlent. L'assassinat des généraux 
Clément Thomas et Lecomte défraie toutes 
les polémiques. J'assiste/ place Saint-Sulpice^ 
à une vraie bataille de dames peu parlemen- 
taire. C'est un duel. L'une^ grosse fille du peu- 
ple, joufflue,, avec un énorme panier au bras, 
représente la démocratie : sans doute qu'un 
héros révolutionnaire, orateur de clubs peut- 
être, gît en son cœur et lui donne le la de ses 
convictions. 

« 

— « Allez-vous-en donc avec votre général, 
avec votre Clément Thomas, vous pouvez 
bien le mettre devant votre cheminée comme 
un Chinois de paravent, //// qui nous a fait la 
rue Transnofiain !!! (Ceci, n'est-il pas vrai, est 
superbe !) Ce Clément Thomas avec sa jfièche à 
la Sylla !!! » 

— « Quand on ne sait pas un mot d'his- 
toire et qu'on est aussi stupide, on ferait bien 
mieux de se taire et d'aller au marché acheter 
des huîtres, riposte l'autre, bourgeoise en cha- 
peau, très-animée ettrès-scandalisée. Je vous 
dis, moi, que l'assassinat n'est pas de la poli- 
tique, et que la manière de s'entendre n'est 
pas de commencer par se tuer » 



2i'2i mars. ig 

— « A Taristocrate ! à Texploiteuse ! » etc., 
etc.^ ceci se perdait dans les aménités de la 
partie adverse , tandis qu'une pauvre vieille 
créature, à peu près en haillons, disait entre 
ses dents et pleurant de ses yeux ridés tout ce 
qui pouvait lui rester de larmes : « La bour- 
geoise a pourtant raison, faut arranger tout ça 
au Heurs d'y mettre encore du sang. » 

Je ne connaissais ni Tun ni l'autre de ces 
deux généraux^ premières victimes de la fu- 
reur du peuple; mais je me rappelais, en me 
sauvant des groupes, ces paroles prophétiques 
pour lui-même, de Clément Thomas à ses 
visiteurs du i^** janvier , chefs de bataillons 
et lieutenants-colonels de la garde nationale : 

— « Serrons-nous la main aujourd'hui, car 
beaucoup d'entre nous sont destinés à ne pas 
se revoir. » 



Mercredi^ 22 mars, — Manifestation de 
LA PLACE Vendôme. — « Assembler les hom- 
mes, c'est les émouvoir », a dit judicieuse- 
ment le cardinal de Retz. Chez nous, — et 
peut-être chez tous les peuples du monde , 
— on aime trop à manifester. Déjà, hier, il 



:>o Tablettes d'une Femme. 



y a eu de grandes promenades à travers Pa- 
ris^ sous prétexte de rétablir l'ordre. Une 
manifestation pour Tordre provoque inévi- 
tablement le désordre. Se réunir, répétons- 
le^ c'est s'enflammer. 

Qui peut répondre — au lendemain surtout 
d'une grave émeute où le sang des victimes 
fume encore — qui peut répondre, dis-je , 
d'une grande masse d'hommes composée in- 
dividuellement de tant d'éléments, j'allais dire 
de tant de tempéraments divers? Des me- 
neurs, loups perfides, intéressés au crime, ne 
peuvent-ils prendre l'habit de paix, revêtir le 
déguisement de leurs moutons ? Qui peut ré- 
pondre du vent d'orage qui peut souffler ? Le 
flot humain est comme la mer avec son im- 
prévu terrible : imprudence , précipitation , 
zèle maladroit, passion, colère^ un fusil qui 
part, une fenêtre qui s'ouvre, rumeur subite, 
panique épouvantable 

J'ai, ce matin, traversé la place Vendôme ; 
des gardes nationaux prenaient des ordres, des 
estafettes allaient et venaient incessamment 
de l'état-major aux différents postes ; des fu- 
sils en faisceaux tout le long de la rue de la 
Paix en faisaient une avenue militaire. 



22 mars, 21 



Grand mouvement pacifique aux alentours : 
une démonstration des « Amis de TOrdre «^ 
composée de tout ce que la bourgeoisie con- 
ciliatrice avait pu réunir de citoyens sans 
armes, s'organisait sur les boulevards , à la 
hauteur du Nouvel-Opéra. Par-ci par-là, de 
très-rares uniformes ; pour tous insignes un 
petit ruban bleu attaché à la boutonnière; et, 
portés comme des bannières dans une proces- 
sion, des drapeaux paisibles, ^ans inscription 
pour la plupart ; quelques - uns seulement , 
ceux d'hier, avec cette adresse : « Réunion 
des Amis de VOrdre », circulaient tranquille- 
ment dans la foule. 

La garde nationale de l'Ordre, cette bonne 
bourgeoisie, issue de i83o , fidèle aux tradi- 
tions de Lafayette, et sur qui les révolutions 
successives n'ont fait qu'une impression lé- 
gère, venait honnêtement et consciencieuse- 
ment proposer la concorde à l'autre garde na- 
tionale, celle de 1848, de 1871, celle du présent 
Comité central, qu'on appelait déjà fédérée : 
celle-ci, commandée par le général Bergeret 
lui-même, occupait l'Etat-Major de la place 
La première, avons-nous dit, qui allait repré- 
senter tout le Paris disponible et manifestant, 
le Paris anti-révolutionnaire et conciliateur de 



2 2 Tablettes d'une Femhw. 



la population raisonnable^ arrivait en bour- 
geoiSj sans armes, par les boulevards, du 
côté du Grand-Hôtel et du Nouvel-Opéra. 

Tout-à-coup une émotion indescriptible sai- 
sit la foule; il n'était guère plus d'une heure; 
une terreur inexprimable parcourt l'espace; 
les boutiques se ferment; les boulevards, en 
un clin d'œil, s'éclaircissent et se vident; des 
délégués d'ambulance se précipitent du Grand- 
Hôtel vers la rue de la Paix, précédés d'un 
parlementaire avec la croix rouge et portant 
des brancards; des bourgeois effarés débou- 
chent des rues Neuve-Saint- Augustin et des 
Capucines : celui-ci n'a plus de chapeau, celui- 
là, le paletot déchiré, montre, sur sa manche, 
deux ou trois trous de balles. « Trahison ! tra- 
hison ! )> toujours le même cri depuis le pre- 
mier siège ! On a tiré sur la manifestation. 
Il y a de nombreuses victimes ; la place Ven- 
dôme est cernée, l'alarme est partout donnée, 
les voitures publiques rentrent aux dépôts. 

De quel côté est parti le premier coup de 
feu ? Est-ce traîtreusement d'une fenêtre ? 
Est-ce du milieu des groupes passionnés, en- 
flammés, fous? les uns et les autres s'appelant 
mutuellement bandits, assassins, lâches! ces 
horribles invectives révolutionnaires? 



22'2y2'j mars. 23 



Encore une fois, le sang a coulé^ la guerre 
civile est engagée^ Paris est consterné 



Samedi, 25 mars, — L'amiral Saisset^ qui 
commandait les gardes nationales restées fi- 
dèles^ renonce à la lutte et quitte Paris. Les 
patriotes^ groupés au quartier de la Bourse 
et de. la Banque et qui occupaient encore la 
mairie du Louvre^ se sentent découragés^ se 
disent abandonnés et, n'ayant plus de chef 
qui les rallie^ cèdent la place et laissent la par- 
tie; Les élections communales> déjà deux fois 
différées, ont lieu définitivement demain. La 
tentative conciliatrice des maires de Paris, 
vis-à vis de l'Assemblée, a échoué. Nous en- 
trons dans un inconnu formidable. 



Lundi soir y 2j mars. — Le jeu terrible conti- 
nue : les élections communales ont eu lieu 
hier; et, aujourd'hui, THôtel-de- Ville est en 
fête. L'Assemblée nationale se montre de plus 
en plus offensée, et les canons restent braqués 
sur les places. Que dis-je ? on les renforce, 
on en amène encore. Et les clairons sonnent 
leurs appels, les tambours battent aux champs. 



24 Tablettes d'une Femme. 



les fanfares acclament les bataillons qui pas- 
sent. 

Infatigables gardes civiques ! Il y en a qui, 
depuis soixante heures, sont sous les armes. 
Cette effrayante parade les amuse. Le peuple,, 
il est vrai, ne s'en émeut guère ; les petits in- 
dustriels de la rue maintiennent à même le 
trottoir, jusque sous les pieds des passants, 
l'étalage de leurs marchandises. On fait la cui- 
sine çà et là entre deux menaçantes mitrailleu- 
ses ; voici des crêpes, voici du café. La poêle 
à marrons prend la revanche de l'hiver. Puis, 
voyez ces beaux ballons rouges! A dix-neuf 
sous ! Qui en veut ? 

Je parle du théâtre même de l'action, de la 
place de l'Hôtel-de-Ville, rue de Rivoli. J'a- 
chète, sous la gueule d'un canon, deux oranges 
et, contournant une barricade faite artistement 
de voitures, je me heurte à un débonnaire 
vélocipède. A ce moment, une panique se pro- 
duit, un fusil s'est déchargé tout seul, tout le 
monde se sauve; le vélocipède tient bon, il 
pirouette avec toutes ses grâces, et l'habile 
écuyer salue tranquillement un ami qu'il re- 
connaît, venant du quai, une ligne à pêcher 
sur l'épaule 



2'] -28 mars, 2^ 

Comme cette badauderie est bien plus natu- 
relle^ bien plus parisienne encore que la gym- 
nastique féroce de l'émeute, feu croisé de fu- 
sils qui tuent ! 

Je songe à toutes ces choses en rentrant en 
biais par l'avenue Victoria. Un grand tapage 
s'élève, acclamations des héros du jour, et 
trouble tant soit peu un souper militaire qui 
m'intéresse et qui s'apprête, comme au camp, 
sur un feu de pavés, dans une petite marmite 
de fonte. Une vieille enseigne, que je connais 
bien, me fait comme d'habitude lever les yeux : 
« Repos, dimatiches et fêtes, » 

Repos ! le repos n'est qu-e sur ta façade, 
pauvre boutique du coin de rue. Quelle iro- 
nie qu'un mot pareil ! Quelle ironie ou 
quelle censure ! 

Un enfant, un bourrelet sur la tête, épèle 
près de* moi ce mot railleur, fait de grandes 
lettres majuscules. La sentinelle qui garde 
les faisceaux prend un air redoutable et nous 
dit à tous deux : « On ne stationne pas ! » 



Mardis 28 , quatre heures. — Coups de ca- 
non , salves joyeuses , triomphales , comme 



2(j Tablettes d'une Femme. 



au jour d'une fête : de Saint-Philippe , de 
Saint-Napoléon, i^^ mai, 29 juillet, i5 août, 
que sais-je ? Il fait aussi beau que si Tex-em- 
pereur passait une grande revue. Mais, à 
ce tour de fortune d'aujourd'hui, ce n'est 
pas le canon des Invalides qui tonne, c'est 
celui de THôtel-de-Ville. C'est, par elle-même, 
en grande pompe, du haut d'une estrade pa- 
voisée , au milieu d'une foule retentissante , 
la proclamation de la Commune parisienne. Et 
les musiques lancent l'émouvante Marseillaise, 
des chœurs immenses chantent les Girondins, 
des panaches multicolores flottent au-dessus 
des têtes ; quelle que soit la scène qui se joue, 
quelle qu'en soit plus tard la redoutable is- 
sue, la foule est contente du spectacle; la 
population, grisée de ces couleurs éclatantes, 

bat des mains 

Eh bien! ce n'est pas une imagination, j'ai 
vu, de mes yeux vu, là, aujourd'hui, en pleine 
apothéose d'Hôtel-de-Ville , un vieux reste 
de drapeaux tricolores mêlés encore, devant 
la statue voilée de feu Henri IV, aux nom- 
breux trophées des jeunes drapeaux rouges. 
Je rencontre notre poëte patriote, Auguste 
Barbier, qui a fait si énergiquement acte de 



'j^'2(/ mars. 'jj 

citoyen durant le siège et ce commencement 
d'émeute; je lui dis mes remarques sur cet 
oubli ou cette intention de ces drapeaux con- 
tradictoires, et nous causons du temps passé; 
nous nous ressouvenons de Lamartine. 

Le drapeau rouge, cette obstination des 
uns, avait commencé avant le i8 mars (la 
colonne de Juillet en sait quelque chose) ; le 
drapeau tricolore, cette protestation des au- 
tres, veut continuer, attestons-le, de vivre, 
même après la Commune. 



Mercredi^ 2g mars, — Paris est à plus de 
mille lieues de Versailles , Versailles est à 
plus de mille lieues de Paris ; d'une ville à 
l'autre, c'est un nouvel hémisphère. J'ai fait 
aujourd'hui le voyage : je ne juge 'rien, je 
constate. J'allais voir des malades, des dépu- 

* 

tés, entre autres. Un monde de pensées m'a 
envahie, mes visites ont été à vau-l'eau. Une 
vieille femme, qui m'avait suivie dès la gare 
peut-être , sur mon air songeur , c'est-à-dire 
préoccupé et sombre, m'interpelle boulevard 
du Roi : 

« — Ah ! madame ! quelles nouvelles? Ah ! 

3 



2èi Tablettes d'une Femme. 



madame; les Parisiens sont bien coupables ! 
Marie- Antoinette ! » 

Je regarde cette évocatrice, contemporaine^ 
peut-être, d'une autre révolution. Elle en est 
toujours au spectre des échafauds. Ce qu'on 
voit ici, là-bas, de tous côtés, au travers 
des débuts sinistres, c'est donc à jamais la 
guillotine ! 



Jeudi y 3o, Les tristesses du siège sont 
recommencées; l'administration des postes 
rejoint, elle aussi ! le gouvernement disparu ; 
Paris est à peu près fermé, plus de commu- 
nications avec la province. Que va devenir la 
maison sans maîtres? ou plutôt qu'allons- 
nous devenir avec nos nouveaux maîtres ? 



Vendredi, 3î mars. — Quel est ce bruit? 
D'où vient cette fumée, que signifient ces 
salves d'artillerie ? Le bombardement a-t-il 
recommencé ? Mes fenêtres s'ouvrent , les 
vitres volent en éclats. L'armée de Versailles 
est-elle dans Paris? Sont-ce les Prussiens qui 
nous attaquant ? Quelle heure est-il ? Je re- 



3i mars. 'jrj 

garde toujours l'heure^ au moment des cir- 
constances graves. Il est quatre heures moins 
un quart. Je descends dans la rue à travers 
des nuages de poudre. Ce tapage de canons à 
toute volée est une sérénade populaire pour 
féter^ à grand fracas^ la pose du drapeau 
rouge hissé au faîte vertigineux du Panthéon^ 
à la place de cette belle croix qui semblait 
un îabarum dans le ciel. Au péril de plu- 
sieurs vies^ cette croix superbe qui dominait 
toutes les hauteurs^ qui apparaissait^ les 
jours de solennité religieuse ^ comme une 
étoile de feu détachée dans l'espace _, cette 
croix si ailée et si fière a été sciée et abattue 
par des fanatiques de la Commune, adora- 
rateurs du Rien, aux acclamations insensées 
de la foule. C'est ainsi qu'on veut aider le 
pauvre à marcher dans la vie! en lui ôtânt 
son aide, son appui, son confort et son sou- 
tien suprêmes. Allez en haut, dit^on à son 
esprit, et sous ses pieds on lui retire l'échelle. 
Mais les délégués sont contents d'eux; de 
nombreux bataillons pavoises font des ronds 
sur la place 3 des fanfares défilent autour du 
Panthéon. Un des plus grands signes de 
l'allégresse publique est de tourner avec des 



3o Tablettes d'une Femme. 



drapeaux, des flûtes et des trombonnes au- 
tour de quelque chose. 



Dimanche, 2 avril. — Aujourd'hui, commen- 
cement de l'action sérieuse ; toute la matinée, 
le canon ; les insurgés, commandés par Berge • 
ret lui-même, qui de sa personne s'était rendu à 
Neuillfy ont tenté une sortie en masse et voulu 
essayer une trouée ; mais l'armée avait pris d'a- 
vance l'offensive. Donc, première lutte achar- 
née entre Versaillais et Parisiens : ceux-ci sont 
refoulés jusque sous les remparts ; tués, bles- 
sés, affolés, en déroute, c'est un retour qui rap- 
pelle le douloureux 19 septembre, cette émo- 
tion si vive de Châtillon. Cette réciproque atta- 
que a eu pour théâtre Courbevoie et Neuilly 
et a été très-meurtrière pour les fédérés. Ils 
avouent eux-mêmes que l'armée de l'As- 
semblée eût pu leur faire encore beaucoup 
plus de mal si, disent-ils, « on ne- les avait 
pas économisés. * » 

Economisés ! Quels mots lugubres on em- 
ploie maintenant dans la guerre ! 

Ce soir, groupes considérables rue de Ri- 
voli, dans les environs de l'Hôtel-de- Ville; 



2-3 avril, 3i 

rassemblements à peu près partout, et nom- 
breux passages de gardes nationaux exaltés : 
Vive la Commune! A bas Versailles ! Nous avons 
des pruneaux de Tours pour les ruraux ! A 
bas Trochu ! A bas Jules Favre ! A bas les 
capitulards ! A bas les traîtres ! 

Voilà ce qu'on entend bien distinctement. 
Je photographie. 



Lundi, 3 avril. — C'est à propos de cette 
sortie d'hier qu'on a pu lire de tous les côtés, 
sur les murs, la proclamation fameuse : 

« Ils ont attaqué ; 
« Ils ont attaqué ; 
« Ils ont attaqué. » 

Voici cette affiche de VOfficiel parisien : 

(i Paris, le 2 avril 1871. 

« A la garde nationale de Paris, 

« Les conspirateurs royalistes ont attaqué. 
« Malgré la modération de notre attitude, 
ils ont attaqué. 



32 Tablettes d'une Femme, 



« Ne pouvant plus compter sur larmée 
française, ils ont attaqué avec les zouaves 
pontificaux et la police impériale. 

« Non contents de couper les correspon- 
dances avec la province et de faire de vains 
efforts pour nous réduire par la famine^ ces 
furieux ont voulu imiter jusqu'au bout les 
Prussiens et bombarder la capitale. 

« Ce matin, les chouans de Gharette, 
les Vendéens de Gathelineau, les Bretons de 
Trochu, flanqués des gendarmes de Valentin, 
ont couvert de mitraille et d'obus le village 
inoffensif de Neuilly et engagé la guerre ci- 
vile avec nos gardes nationaux. 

« II y a eu des morts et des blessés. 

« Elus par la population de Paris, notre 
devoir est de défendre la grande cité contre 
ces coupables agresseurs. Avec votre aide, 
nous la défendrons. 

« La Commission executive, 

« BERGEKET, EUDES, DUVAL, LEFRANÇAIS, 
« FÉLIK PYAT, G. TRIDON^ E. VAILLANT. » 



J>' avril. 33 

De son côté, le Journal officiel de Versail- 
les affiche ceci : 

« Le Chef du Pouvoir exécutif aux Préfets : 

u Versailles, dimanche 2 avril, 7 h. 4g m. du soir. 

« Plusieurs milliers de gardes nationaux, 
obéissant au Comité central, étaient sortis 
de Paris et occupaient Courbevoie, Puteaux 
et le pont de Neuilly. 

« Ils ont été mis en déroute. 

« Les barricades, défendues par les insur- 
gés, ont été enlevées par les troupes avec 
beaucoup d'entrain. 

« Il y a eu de nombreux prisonniers. La 
fuite est générale dans toutes les directions. 

« L'effet jnoral est excellent, » 

(\\ s'agit d'hommes, non de quilles de bois 
ou de soldats de plomb; mais les désinvol- 
tures du style sont féroces.) 

La note suivante termine ainsi cette dé- 
pêche : 

«« Les misérables que la France est réduite 
à combattre ont commis un nouveau crime. 



3^ Tablettes d'une Femme. 

Le chirurgien en chef de Tarmée, M. Pasquier, 
s' étant avancé seul et sans armes trop près 
des postes ennemis, a été indignement assas- 
siné. )) 

La violence des insurgés leur fait écrire: 

« Une pension de jeunes filles, qui sor- 
tait de l'église de Neuilly, a été littérale- 
ment hachée par la mitraille des soldats de 
MM. Favre et Thiers. » 

La colère des Versaillais leur fait répondre : 

« La guerre a été déclarée par les bandits 
de Paris. 

« Hier, avant-hier, aujourd'hui, ils m'ont 
assassiné mes soldats. 

« C'est une guerre sans trêve ni pitié que je 
déclare à ces assassins. 

« J'ai dû faire un exemple ce matin, qu'il 
soit salutaire ; je désire ne pas en être réduit 
de nouveau à une pareille extrémité. N'ou- 
bliez pas que le pays, que la loi, que le droit, 
par conséquent, sont à Versailles et à l'As- 
semblée nationale, et non pas avec la grotes- 
que assemblée de Paris, qui s'intitule Con> 
mune. 

u Le général commandant la brigade, 
« Gallifet. » 



.V avril. 3^ 

— L'incendie s'allume^ la littérature s'en 
mêle. Dans ce même numéro d'aujourd'hui, 
le Journal officiel de rinsurrection publie un 
article véhément^ signé J.-B. Clément^ sur 
les « Rouges et les Pâles. » On voit cela d'ici. 
Les Pales sont les privilégiés^ les Rouges les 
déshérités de la vie : « N'est-ce pas que les 
Pâles sont une espèce odieuse et que les Rou- 
ges seuls sont les vrais hommes ?... Dites- 
le à vos amis de province, à vos parents de 
la campagne... Dites-leur que les Pâles sont 
les dévorants de chair humaine et que les 
Rouges sont les mangeurs de pain... Dites- 
leur enfin que les pauvres, les travailleurs, 
les honnêtes gens sont des Rouges, que vous 
en êtes, que la nature en est, que Lamennais 
et Proudhon en étaient, et que Dieu, s'il 
existait, serait avec nous! » 

L'article commençait ainsi : « On a toujours 
trompé le peuple. . . » 

Qui donc le trompe plus que vous, ce peu- 
ple crédule et passionné, ô prétendus amis 
qui attisez ainsi sa haine! Etonnez- vous, 
après cela, d'entendre dans les groupes un 
ouvrier, à figure honnête, vous dire naïve- 
ment : « Oui, pour moi, J'assassinerais /roi- 



30 Tablettes d'une Femme. 



dément, de mes propres mains, un légitimiste »>, 
et une ménagère lui répondre : » Et moi, si 
je n avais rien dans les mains pour fy^apper les 
VersaillaiSj je les morderaisl » 



Mercredi, 5 avril. — Au bruit du canon. 
— « Pardonnez-leur, Seigneur! car ils ne sa- 
vent ce qu'ils font! *» ni ceux-ci, ni ceux-là, 
ni personne. Cette révolution, qu'on veuille 
ou non le reconnaître, — est plus sociale que 
politique. Des ambitieux peuvent être à la sur- 
face , des insensés aux premiers rangs , des 
ignorants — pauvres machines — au fond de 
l'horrible mêlée , avec des criminels réfugiés 
derrière; oui, tout cela peut être; oui, tout 
cela est. Mais, inconsciemment pour les me- 
neurs eux-mêmes, l'idée émancipatrice fait 
son œuvre. Le sillage autrefois commencé 
marque sa ligne mystérieuse. A travers la 
boue, à travers le sang, au milieu des nuages 
de poudre, le Progrès, voulu par les siècles, 
reprend son ornière profonde. Les canons de 
la butte Montmartre! II s'agit bien de cela 
pour le voyant qui juge l'action des hauts som- 
mets de la pensée ! 



5 avril, 3j 

La lutte entre les classes : l'impatience, la 
précipitation de ceux-ci ; la répulsion, la résis- 
tance de ceux-là; le triste aveuglement de tous, 
voilà Tobjet de nos misères! Le prolétariat — 
comme autrefois la bourgeoisie — aspire à la 
lumière ; le prolétariat veut respirer et vivre ; 
il entrevoit son droit aux sphères intellectuel- 
les, aux régions supérieures des sociétés hu- 
maines; d'un coup, sans transition, par la 
seule force d'une volonté sans frein, il croit 
s'élancer à ces premiers échelons, il brise du 
pied ce qui l'opprime; et, pour s'asseoir au 
faîte des choses, il renverse ceux qui s'y trou- 
vent. 

En face , les élus du monde, ceux à qui la 
naissance, le loisir, la fortune, le développe- 
ment de facultés heureusement et librement 
cultivées ont remis les pouvoirs d'ici-bas, re- 
gardent avec un dédain trop souvent mépri- 
sant cette évolution de leurs frères infimes. 
Ils sont le salon du monde, les autres en sont 
l'atelier; les premiers ont toutes les élégances, 
les derniers toutes les rudesses (d\i moins, 
c'est ainsi qu'on en juge), et l'homme bien 
mis répugne à voir auprès de lui des haillons. . . 

Il suffirait d'un peu moins de hauteur ici , 



;y<V Tablettes d'une Femme. 

d'un peu plus de modération là-bas, pour 
se comprendre et s'agréer. La bourgeoisie a 
bien sa place ; le prolétariat, un jour, ajira la 
sienne. Mais il faut, pour cela, des deux cô- 
tés, l'intelligence et la patience. Mésintelli- 
gence : inintelligence. L'éducation, jusqu'ici 
privilège du petit nombre, doit devenir le pa- 
trimoine de tous. Quand les petits, ces enfants 
mineurs , étudieront et comprendront , les 
grands, ces frères majeurs, serreront comme 
ils le doivent leurs mains douces ou rudes. 

Mais, plus de mépris, vous d'en haut ! mais, 
plus de violence et plus de haine, vous d'en 
bas ! Jusqu'ici, la m'ême ignorance, la même 
inintelligence absolue les uns des autres vous 
enveloppe et vous sépare. 

J'ai passé ma vie, disant des vérités à tous, 
à être malmenée par tous. Ce monde est un 
monde de passion, de parti-pris, de préjugés 
trop souvent invincibles. Une opinion toute 
faite détermine, sans réiiexion, le jugement des 
uns et des autres. « Les riches nous exploi- 
tent )) , disent les pauvres. « Les pauvres 
nous envient » , disent les riches. Et avec cette 
belle formule on s'ignore et l'on se déteste. 
Très-peu arrivent à consentir à cette vérité 



fondamentale, que Thomme, vis-à-vis d'un 
autre homme, est son semblable aux yeux de 
Dieu et ne devient son supérieur que par l'u- 
tile et généreux emploi qu'il fait de son intel- 
ligence. 

Au lieu de parler, l'on se hait ; au lieu de 
s'entendre, on se bat. Des canons, des fusils 
ne sont pas des raisons, n'est-il pas vrai, Sei- 
gneur? Eh bien ! ce sont les seuls arguments 
qu'aux jours d'émeute on sait trouver et l'on 
emploie! Français contre Français, citoyens 
contre citoyens, Parisiens contre Parisiens, 
parents contre parents, uniformes contre uni- 
formes, entendez ces détonations furieuses! 
C'est le canon qui vomit la mort. Ecoutez 
cette fusillade ! les rangs ennemis ici se mê- 
lent ! Ce grincement horrible de mitrailleuses 
fait taire et domine les ressentiments de ceux- 
ci, calme pour jamais l'exaltation et l'aberra- 
tion de ceux-là. Cette fauchaison sinistre, c'est 
le silence, ou plutôt, que dis-je! c'est l'élo- 
quence effroyable, l'éloquence impérieuse du 
fait sur l'idée, de la brutalité sur l'intelli- 
gence, de ce qui est contre ce qui veut être 

Et, comme témoignage de ce que j'avançais 
tout-à-l'heure sur l'inintelligence et le malen- 



40 Tablettes d'une Femme, 



tendu des classes entre elles^ voici une note 
prise en passant^ cueillie au vif de toutes ces 
haines. C'était Tautre matin : je traversais — 
par extraordinaire — la place de THôtel-de- 
Ville qui, par ce temps de Commune mysté- 
rieuse, n'est pas tous les jours accessible et 
publique. Les hommes , gardes nationaux de 
service, avaient passé la nuit sur cette place ; 
des pavés, fumants encore, marquaient la for- 
me ronde de leurs marmites; d autres avaient 
servi d'oreillers concurremment avec des sacs. 
Beaucoup de ces pauvres hères étaient encore 
allongés dans leur fatigue, sinon dans leur 
sommeil, et les sentinelles, seules^ debout, de 
long en large rompaient les rangs exténués. 

Cependant un jeune garçon plus courbaturé 
encore que les autres essayait d'enrouler au- 
tour de son maigre corps une couverture de 
cheval bien revêche, je vous assure, et peu 
propre à ramener sur lui la chaleur qu'il cher- 
chait; ce n'était rien moins que du cache- 
mire-, on eût dit du crin qui vous piquait la 
vue... 

Eh bien! c'était du luxe, du luxe asiatique 
aux yeux des autres; et un camarade, avisant 
ce sybaritisme, ne put s'empêcher de lui mar- 



5 ^^'''î*^' 41 

quer son dédain : <' C'est un aristo », dit41 en 
me regardant, « c'est un Versailleux. » 

Ainsi, Versailles, en ce moment,pour le peu- 
ple aveuglé, ne représente pas tel ou tel sys- 
tème politique, telle ou telle forme de gou- 
vernement, légal ou oppressif, — tel ou tel 
antagonisme avec Paris libre, Paris en école 
buissonnière et en rupture de ban ; Versailles 
représente et signifie le privilège, les posses- 
seurs de couvertures en face du pauvre sans 
draps ni linge. L'idée de la Commune, que le 
peuple ne comprend pas du tout et qu'il n'es- 
saie même pas de comprendre, disparaît de- 
vant cette seule imagination qu'il se fait : le 
riche en présence du pauvre, Thomme ganté 
en présence de l'homme aux mains noires; 
le fonctionnaire officiel et rétribué en présence 
de rouvrier besoigneux 



Encore S avrils mercredi soir. — C'en est 
fait; avec toutes ces improvisations militai- 
res, Paris promène un carnaval funèbre. Le 
rouge est partout, couleur de sang. La prise 
d'armes de dimanche a inauguré l'ère des 
tueries; à présent, entre Paris et Versailles, 



4'2 Tablettes d'une Femme, 

on se bat tous les jours, on se tue tous les 
jours. Le colonel Flourens^ fils belliqueux 
d'un père paisible, a été traversé d'un coup 
de sabre, à Chatou, hier. Qui ne se rappelle 
son équipée en Crète? Involontairement, mal- 
gré rhorreur de l'heure présente, on est hanté 
d'un air funambulesque; on aurait voulu, 
hélas ! chanter à ce chef d'émeute : Pars pour 
la Crète! pars pour la Crète! Mais il est 
défendu de plaisanter. Toutes ces choses sont 
lugubres. 

L'Hôtel-de -Ville se hérisse de canons de 
tous les calibres. Ce matin, par un soleil 
d'or, les passants s'extasiaient, juste au-des- 
sous de l'horloge, devant trois mitrailleuses 
blindées , percées chacune de trente-sept 
trous. Trente-sept trous! trente-sept fois des 
balles! Trente -sept fois la mort! Une belle 
fille du peuple, admirablement découplée, les 
contemple avec enthousiasme; elle circule ici 
comme chez elle et prêche, dans les grou- 
pes, la résistance. Elle propose aux fédérés 
de faire marcher devant eux les femmes des 
sergents de ville restées à Paris, afin que l'ar- 
mée de Versailles ne tire pas. Tête nue, avec 
de beaux cheveux blonds, figure intelligente 



5 avril, 4^ 

et convaincue, elle produit un grand effet 
autour d'elle; ce soir, j'ai remarqué une 
autre de ses camarades oratrices. C'est une 
blonde également, décemment mise, sérieuse 
et distinguée. J'ai déjà entendu cette voix; 
elle rappelle avec véhémence les douleurs du 
premier siège; elle évoque le pain noir d'alors 
qu'elle appelle « le brouet national » ; elle con- 
clut, comme la première, à la résistance; 
des fédérés la regardent et l'admirent, bou- 
che béante ; des cavaliers extraordinaires, dé- 
corés de toutes sortes de plumes, s'élancent 
avec fracas dans la direction des quais et 
traversent la conférence ; mais ce n'est qu'un 
repos, la prédication reprend de plus belle. 

Et l'on meurt, et l'on enterre, et l'imagina- 
tion du peuple est frappée de tant de spec- 
tacles. Tantôt, escortée d'une foule innom- 
brable, la dépouille du commandant Henri, 
frère du général, conduite théâtralement à 
Montmartre, traînait à son char les illustra- 
tions communales. L'œil enchanté des ba- 
dauds, cts flottants éternels, voyait à travers 
les fusils, les épées, les drapeaux, les échar- 
pes, les bouquets d'immortelles, les héros tout 
neufs de la capitale : Paschal Grousset, Assi, 



44 Tablettes d'une Femme. 



Vallès, etc.. Des citoyennes avaient aussi 
des insignes rouges 



Jeudi soir, 6 avril. — Oui, Ton tue, oui, 
Ton enterre, et, à ce régime de mort, le peu- 
ple achève de perdre la tête. Aujourd'hui 
ont été promenées sur les grands boulevards 
les trente-trois victimes de dimanche der- 
nier. Trois immenses chars funèbres, pavoi- 
ses de drapeaux rouges et de palmes ver- 
tes et surchargés de couronnes^ exhibaient 
les cercueils superposés. Revêtus de leurs 
insignes, les membres de la Commune, De- 
lescluze en avant, conduisaient le deuil. La 
population tout entière, ardente et surexcir 
tée, suivait cette immense procession de la 
mort... 

Tout-à-r heure, après une journée accablée, 
j'ai traversé les ponts et fait un tour de 
quais. Nulle part de lumière; les lanternes 
sont absentes. Jamais soir ne m'a semblé 
plus sinistre, même aux temps les plus som- 
bres du siège. Les abords de THôtel-de-Ville 
sont gardés : que se prépare-t-il? Deux fem- 
mes, sur mon chemin, s'apostrophent; Tune, 



ti'j avril» 4^ 

— une vraie femme, — déclare à l'autre 
qu'il faut sauver de ces horreurs maris^ fils 
et frères. Des fédérés mornes, fusil renversé, 
bouquet d'immortelles au képi, à travers 
toute cette nuit, reviennent du cimetière. 



Vendredi^ 7 avril. — - Aujourd'hui, avec 
grand concours de curieux, auto-da-fé par 
le peuple de la guillotine, place et boule- 
vard Voltaire. 

Je laisse la parole, en cette circonstance, 
•au Mot d'Ordre de Henri Rochefort : 

« Aujourd'hui, à dix heures du matin, le 
peuple a brûlé l'échafaud sur le boulevard 
Voltaire. L'idée était bonne et le hûi^vard 
bien choisi. Mais à quoi bon, je le demande, 
cet auto-da-fé accompli sur le bois de justice 
si, en détruisant l'échafaud^ nous conservons 
la peine capitale, avec cette seule nuance 
que la guillotine est remplacée par le chas- 
sepot ? 

« Les Français sont décidément des êtres 
surprenants. Ils sont tous d'accord pour pro- 
clamer l'inviolabilité de la vie humaine, mais 
cette inviolabilité consiste à déclarer qu'au- 



4fi Tablettes d'une Femme. 



cun individu, à quelque sexe qu'il appar- 
tienne et quelque crime qu'il ait commis, ne 
sera désormais appelé à grimper les degrés 
de la fatale machine qui a emprunté son 
nom au docteur Guillotin. 

« En revanche, il paraît convenu entre 
nous, qu'adosser un homme contre un mur 
et lui envoyer douze balles dans le corps, 
ne s'appelle pas violer la vie humaine. 

« Le mode d'exécution ne nous inquiète 
pas, c'est l'exécution elle-même qui nous 
préoccupe. Si même il fallait choisir entre . 
le fusil ou la guillotine, j'ai idée que je pré- 
férerais encore cette dernière, eu 'égard aux 
derniers préparatifs qui exigent un certain 
temps, tandis qu'il n'y a rien comme une 
arme à feu pour rayer avec promptitude 
un citoyen du nombre des vivants. 

« La terrible guerre que nous traversons 
n'établit que trop irréfutablement la vérité 
de ce que j'avance. — Ce que nous voulons, 
ce n'est pas l'incendie de l'échafaud, c'est 
l'abolition de la peine de mort. »» 



7 ^^^''- 41 

La fumée du canon. — Des hauteurs du Tro- 
CADÉRO. — C'est une fumée comme toutes 
les fumées : la fumée d'un train de chemin 
de fer qui passe^ le beau panache de fumée 
d'un navire en mer, le léger flocon d'un 
nuage au ciel ; cela vous fait rêver dans ce 
doux paysage de collines; et c'est... vous 
la voyez bien^ cette blanche fumée vapo- 
reuse, c'est la fumée du canon meurtrier, 
c'est l'aveugle mort qui s'élance au hasard, 
flamme de colère, flamme de folie et flamme 
de haine ! Ce bruit de lointain tonnerre, l'é- 
cho de ce douloureux bruit, ce jet terrible 
de fumée^ c'est le canon mêlé au grincement 
des mitrailleuses, au crépitement des fusils 
dont l'éclair étincelle!... 

Oui, dans ce printemps^ dans ce soleil, 
dans celte verdure naissante, dans ces chants 
délicieux d'oiseaux, à travers les prairies, au 
milieu des grands arbres, au doux frémisse- 
ment des sources, les hommes s'ajustent, les 
hommes se mitraillent, les hommes se tuent ! 
Voyez- vous ces rouges taches sur l'herbe 
sombre! C'est du sang; ne marchez point 
par-là, vous dis-je, prenez garde, c'est du 
sa^g ! 



^S Tablettes d'une Femme. 



A quelques mètres de ces fumées, dans une 
avenue, des enfants, costumés en soldatS3 cou- 
rent sur leurs vélocipèdes. Vous descendez aii 
bord de l'eau, de graves bourgeois pèchent à 
la ligne ; vous rentrez dans le Paris des quais , 
des boulevards et des squares, des jeunes gens 
devisent, analysant la lutte horrible, le cigare 
à la bouche, autre fumée qui, elle aussi, fait 
nuage le long des rues 

A six heures , ce soir, ouverture sur Paris 
du bombardement de Versailles. 



SZ-yJ^-^ 4./~\/'*/V yJ -> s/'V*.- Wx'V •'•./% 



Même jour de Vendt*edi-Satnt . 



Rue de Buci, dix heures du soir. 



Scène rkauste. — Un afficheur, qui se croit 
seul. (Très-affâiré, il promène sur la muraille 
son pinceau, de haut en bas, de bas en haut. 
Le seau de colle est à côté, et dans un sac 
sont des affiches. 



7^<y avril. 4y 

— « Ça m' dégoûte d'afficher toujours des 
sottises pareilles. » 

(Yx le pinceau de taper en collant la chose.) 

— « Et tous ces imbéciles qui gobVont 
ça! .,,.. Depuis c' n^atin que je n m^arréte ! 
Ah! mais..,., ça m'emb...! oui! qu ça 
m' emb..* ! — Et puis, les pressés d' lire (as- 
tu fini 1 malheur!) qu'empêchent ma besogne, 
qu' ça veut avaler avant que j'aie collé ! Quoi 
qu' c'est que ça! » 

J'étais toute seule ; pas une ombre dans la 
rue; peu de gaz^ point de réverbères. Çà et" 
là seulement, par hasard, une lanterne de 
chiffonnier : un ciel noir, lourd, ciel de pluie et 
d'orage. Je revenais de chez la charmante 
marquise de ***...., restée à Paris, comme un 
bon ange, tout le temps des deux sièges* 



Samedi, S avril. — Ce matin, en plein soleil, 
il fait un vent inouï, extraordinaire, lugubre. 
Le ciel éblouissant est labouré de vagues ; 
la nature elle-même reproduiraitrelle nos tem-^ 
pêtes ? 

Il y a eu taute la journée des filçs de dé- 
méhagenj^nts de pauvrçs« Je rne souviens des 



Tablettes d'une Femme. 



premiers temps du siège ; on déménageait alors 
contre les Prussiens, pour les travaux de la 
défense. On a déménagé ensuite contre le bom- 
bardement. On déménage aujourd'hui contre 
les propriétaires. L'Assemblée tavorisait trop 
les propriétaires et ne tenait pas assez compte 
de la misère publique. La Commune favorise 
trop le locataire ; le décret de Versailles, à 
propos des loyers, était sans générosité ; le dé- 
cret de la Commune est sans justice. Il est 
radical et supprime la dette du locataire. Aussi, 
quelle procession interminable de mobiliers 
indigents; c'est comme une fuite, comme une 
déroute de guerre civile ! Des manifestations 
ont lieu au sujet de toutes ces charettess c'est 
à qui fera sa harangue ; les uns — en très-petit 
nombre — disent ce que je pense : au point de 
vue de la charité, c'est bien ; au point de vue 
de l'équité, c'est mal; un moyen terme était à 
prendre et devait être laissé à l'initiative indi- 
viduelle. La vanité et la publicité aidant, les 
propriétaires les plus farouches pouvaient 
trouver leur compte à se montrer bons prin- 
ces. — En ce moment, selon l'expression po- 
pulaire, on les tombe avec enthousiasme : et c'est 
ainsi qu'on fait l'éducation du pauvre, en 



■À 



6* avril. 5^ 

faussant chez lui toute notion de justice. Au 
lieu de Téclairer en servant sa cause si in- 
téressante, on flatte ses instincts passionnés, 
on l'égaré. C'est l'éternel enfant volontaire 
qu'on veut empêcher de crier. 



Grande nouvelle : le citoyen Gaillard père 
est nommé Grand-Maître des barricades. Mi- 
nistre des barricades, et successeur de Roch£- 
fort à qui cet honneur pesait trop, mesurez- 
vous cette gloire immense? Bien des gens 
courent après leur vocation et n'atteignent 
jamais leur rêve : le père Gaillard a réalisé 
le sien. Le père Gaillard, autrement dit le 
père des barricades^ est l'homme du pavé, le 
héros de la rue. Cordonnier de son état, — 
paraît-il, — il tapait sur la semelle avant de 
taper sur le moellon. Son premier métier, qui 
ne semblait guère devoir le mener à l'autre , 
lui a fait entrevoir des visions de marteaux 
et de pioches. Haussmann faisait , le père 
Gaillard défait; il a l'extraordinaire, l'incom- 
parable mission de démolir. Ministre des 
barricades! Concevez-vous un plus beau titre! 
Le vertige lui monte à la tète, le génie de la 



■«»' « 



' ./«à 



^2 ' Tablettes d'une Femme, 



situation l'inspire. Tout lui est bon : pavés, 
traverses de trottoir^ pierres à bâtir, omnibus 
par^ci, par-là, voire niême à Tîle Saint-Louis 
des bateaux renversés, sacs innombrables de 
terre, tronçons d'arbres, Paris en révolte est 
sa chose ; Paris à Tenvers^ sens dessus des- 
sous, troué ici, barré là, impraticable partout, 
avec des meurtrières pour tirer sur ses meil- 
leurs amis , Paris est sa création , Paris est 
sgn champ de manœuvres, Paris est son 
bouquet de fleurs 



Au bruit de la fusillade. — Trocaoéro.— Ce 
qui s'appelle victoire là-bas est désastre ici ; 
les chants de triomphe par ici sont des cla- 
meurs de rage plus loin* D'un côté la face 
d'une chose; de l'autre côté le rebours et 
Tenvers de cette seule et même chose ; dé* 
menti absolu, renversement complet des idées 
les plus claires. Te Deum et lampions sur 
cette rive. Requiem et consternation sur l'au- 
tre berge. Dieu^ pris pour juge dans les deux 
camps-, Dieu, protecteur des deux armées^ 
béni par ceux-ci, réclamé par ceux-^là. Dieu 
maudit peut-être tout le tnonde 



cy-9 avril. 53 

Sur le versant de cette colline la cause juste 
eât suppliée , la conscience humaine crie ses 
rêves. Sur le versant opposé de cette même 
côte, la tradition, l'honneur, Tantique croyance 
sont la devise des assaillants. Et ce sont des 
frères qui se combattent, ce sont des voisins 
qui se tuent. Je parle de Paris où nous som- 
mes^ de Versailles si ami et si proche. Nous 
disons en parlant d'eux, ils disent en parlant 
de nous : Vennemi! 

Oui, tout cela n'est point un songe; leurs 
obus nous déciment, nos boulets leur répon- * 
dent ] nous jouons à la balle avec nos têtes ; 
et, dans ce jeu épouvantable de la mort, c'est 
celui qui a renversé le plus de camarades, 
celui qui, plantant son drapeau sur le plus 
de cadavres, est arrivé premier dans tout ce 
sang, c'est celui-là qui crie : Hourrah ! hour- 
rah ! et vive la France .'.... 



p avril, samedi. — En pleine guerre civile 
et en plein orage de canon : 

« Les Délassements-Comiques obtiennent 
un grand succès avec les Contes de fées, féerie 
en douze tableaux, admirablement jouée par 



^4 Tablettes d'une Femme. 

^^mes Eudoxic LauFcnt^ Gouvion^ Daudoird, 
MM . Heuzey , Dumoulin et vingt-cinq jolies 
femmes » 

Vingt-cinq jolies femmes! toujours les mê- 
mes, messieurs nos compatriotes ! O coulisses 
de la vie ! les calamités les plus cruelles n'y 
font rien! 

Vingt-cinq jolies femmes ! 



Lundi de Pâques y lo avi^il. — « Allons voir 
les barricades ! )> Tout le monde va voir les 
barricades. C'est jour férié aujourd'hui^ lundi 
de Pâques, et le bourgeois de Paris manque 
rarement sa promenade hebdomadaire. A 
plus forte raison quand on peut faire di- 
manche le lundi. Alors la fête est complète. 
On a terminé hier la besogne, on ne re- 
commencera que demain la semaine. Tout est 
spectacle pour cette bonne ville de Paris. Ju- 
gez donc ! On bombarde les Champs-Elysées : 
nous irons jusqu'à la barrière de l'Etoile. Les 
chevaux de bois tournent sur leur axe^ et, 
vienne la pluie d'obus, les enfants auront fait 
quand même un tour du cercle. 

Et Guignol ! Que Polichinelle est invitant 



10 avril. 55 



aujourd'hui ! Polichinelle n a pas encore démé- 
nagé. Polichinelle n'a fait que reculer un peu 
son joyeux théâtre, son chat, son commissaire 
et son gendarme. 

Du reste, en plein boulevard, non loin de 
la Madeleine, je copie cette affiche de spec- 
tacle entre deux décrets terribles de la Com- 
mune : 



PALAIS-ROYAL. 

Le Canai^d à trois becs. 

On commencera à sept heures. 



Heureux pays, qui passe si allègrement du 
grave au doux, du noir sinistre au rose ten- 
dre ! C'est vraiment très-gentil de contourner 
ainsi les barricades. A côté des grandes, im- 
posantes, sérieuses, il y en a beaucoup d'im- 
provisées ce tantôt, des barricades de poche, 
si j'ose le dire. Car, selon une rumeur, on ne 
sait d'où elle est venue, les Prussiens (je me 
trompe : les Versaillais, mais on s'y perd, on 
ne sait plus où l'on en est avec Vennemî) me- 
nacent d'entrer demain. Parions qu'il y aura 

4* 



^G Tablettes d'une Femme. 



des lorgnettes derrière les fenêtres les plus, 
exposées 

Des bataillons passent ; quoique représen- 
tant les plus pauvres quartiers^ les fédérés sont 
mieux habillés qu'en semaine. On s'en aper- 
çoit à leurs cravates et à leurs faux-cols. Leur 
figure n'est ni une figure de mardi, ni même 
une figure de samedi, c'est une figure de di- 
manche. Il y a là-bas, devant l'Hôtel-de-Ville, 
à côté de hardies sentinelles surveillant les ca- 
nons, de vigoureuses parties de piquet enga- 
gées, je vous en réponds ; je vois là de rudes 
champions, la- pipe aux moustaches, qui 
jouent frénétiquement au loto. Dieu des ba- 
tailles ! voici, sur la berge, au rebord d'un 
bateau, un sonneur de fanfares qui, le clairon 
en bandoulière, pêche gravement à la ligne et 
ramène en triomphe des goujons pacifiques ! 
Ces Fra-Diavolo — en récréation — sont ca- 
pables dé rontler tous profondément tout-à- 
l'heure ! 

En attendant, ils gesticulent, ils se passion- 
nent, ils se disputent comme si la journée dé- 
pendait d'une quinte majeure, d'un quine ou 
d'une carpe de Seine ! 

Cependant cette place de l'Hôtel-de-Villé, 



jO'j I avril. 57 



si bien gardée^ ne se laisse traverser que d'un 
côté , celui de la rue de Rivoli. Le long des 
quais, en face, il faut descendre sous les ponts. 
C'est ce que je fais, sans me fâcher, sans exhi- 
ber la moindre carte, aimant d'instinct le bord 
de l'eau. Ici, de grands bateaux sont à l'an- 
cre; je vois de tout près le clairon -pécheur 
dont l'ardeur m'intéresse; il est là, environné 
de camarades-, des vétérans, tambours de la 
compagnie, ont leurs baguettes à la ceinture 

et enfilent pieusement des hameçons 

Ce sera de leur part un immense sacrifice 
s'il leur faut, tout d'un coup, laisser là lignes 
et asticots, pour aller battre et rebattre le 
rappel, et, farouchement, sonner et resonner, 
à plein clairon, la générale ! 



Mardi, 11 avril. — Des manifestes con- 
ciliateurs essaient de nouveau l'apaisement. 
Les Francs-Maçons avec leurs insignes ca- 
balistiques vont, bannières déployées, du Lou- 
vre à l'Hôtel-de-Ville, de l'Hôtel-de-Ville 
aux Champs-Elysées. Nouveau spectacle pour 
la population flottante. Des femmes, elles 
aussi, se groupent et défilent en colonnes. 



ScV Tablettes d'une Femme. 

Le beau temps continue et devient complice 
de toutes ces promenades civiques. Le re- 
crutement forcé s'accentue. Un tambour de 
la garde fédérée , dit mon journal , parcou- 
rait Auteuil en compagnie d'un garde national 
et de deux officiers de son corps. Appel était 
fait à tous les braves de dix-sept à trente- 
cinq ans. Après quelques roulements de tam- 
bour, suivis de quelques coups de crosses de 
fusils dans les portes closes, un garde na- 
tional criait : 

« Quiconque refuseront de maixher seront 
désarmés, perdront ses droits civiques et seront 
fusillés, » 

Pendant que le sang coule à flots; savez- 
vous ce que font les Prussiens? Ils font ve- 
nir d'Allemagne des appareils de photogra- 
phie, et, s'avançant le plus près qu'ils peu- 
vent dans la presqu'île de Gennevilliers, ils 
prennent des vues du combat. 



Mercredi y 12 avril. — Et aujourd'hui^ 
qu'ont-ils fait de cette chose si grave : la 



vie ? 



Ce matin, le canon, les mitrailleuses, le 



l'j avril. . y^ 

chassepot^ comme hier^ comme toujours. Le 
soleil brille, les coqs chantent, les oiseaux 
babillent 

Tantôt, instant de trêve : le temps d'é- 
crire de Paris : Nous avons gagné; le temps 
d'écrire de Versailles : Ils ont perdu ! 

Et ce soir la furieuse canonnade recom- 
mence; le ciel est déchiré d'éclairs ; les ar- 
bres noirs s'illuminent comme des spectres, 
et, là-bas, en haut, vers Montretout, là-bas 
aussi vers Neuilly, le crépitement des feux 
de peloton fait frémir en nous ce qui peut 
nous rester de cœur 



La ligue de la vie. — En face de ces 
choses de la mort, formons la Ligue de la 
vie. La lutte horrible ne peut durer-, protes- 
tons, toutes et tous. Ne jugeons pas, interve- 
nons. Levons-nous, toutes et tous, avec nos 
cœurs pour oriflammes ^ le pays entier souf- 
fre et saigne. Que tant de sang répandu 
suffise! Trêve à la mort! 

J'en appelle aux mères, aux sœurs, aux 



ùo Tablettes d'une Femme, 



filles, aux femmes sans distinction de politique; 
j en appelle aux pères, aux frères, aux fils, 
aux hommes de tous drapeaux et de toutes 
armes. Qu'est-ce que ces mots géographi- 
ques : Paris, Versailles, Versailles, Paris? 
C'est la France, la grande France qui se 
tue! C'est rhumanité, l'humanité civilisée qui 
se suicide ! 

Que le canon se taise ! écoutons-nous ! 
Hommes intelligents, parlons aux hommes 
intelligents ; hommes de cœur , parlons aux 
hommes de cœur; femmes, soyons le trait 
d'union miséricordieux et pacifique. Il n'y 
a, dans toute cause humaine, que des mal- 
heureux pour nous, femmes; il n'y a, d'au- 
cun côté, il n'y a jamais, pour nous, de cou- 
pables. 

Quoi donc ! la mitraille est-elle en ce mo- 
ment la seule langue patriotique? Notre belle 
langue française^ cette langue de la diploma- 
tie universelle est-elle réduite pour nous à 
ce jurement de canons, ce craquement de fu- 
sils, ce cruel éclaboussement de mitrailleuses? 
Est-ce ainsi que des Français, s'adressant à 
des Français, s'expriment? 

Levons-nous^ toutes et tous, je le répète; 



1 2' j^ avril. 6i 



otfrons-nous, toutes et tous, faisons cesser 
tout ce délire. Venons, les bras ouverts, dou- 
ces et doux pour les. deux camps; faisons 
tomber ces armes criminelles. Le moi à' ennemi 
a-t-il un sens possible pour nous. Français, 
chez des Français ? 

Obtenons silence : la Patrie, à Theure de 
la mort, assemble un conseil de famille. En- 
fants de la même famille, n'achevons pas de 
nos mains notre mère moribonde. Quand le 
silence se sera tait, quand^ dans le calme et 
Téquité, on consentira de sang-froid, frères 
et fils, à se regarder, c'est-à-direi à s'enten- 
dre, alors, n'est*ce-pas? vous toutes et tous, 
alors on ne se battra plus, on ne se tuera 
plus! 



/vyv/N/v/vrv/v/v/v^v/" 



Jeudi y i3 avril, — « Je n'aurai plus peur 
de l'orage, moi qui m'évanouissais devant un 
éclair » 3 disait, l'autre soir, boulevard Saint- 
Michel, au milieu d'un groupe, une toute 
jeune fille descendue affolée comme tout le 
monde au bruit de la terrible mitraillade de 
ce mardi, ii avril, à jamais sinistre 



fj'2 Tablettes d'une Femme, 



Le ciel rouge n'était qu'un incendie ; les 
arbres lugubrement illuminés du Luxembourg 
semblaient des spect^-es, et le pétillement 
des fusillades répercutait dans l'étendue son 
horrible feu d'artifice. 

En effet, mon enfant, après ce funèbre 
baptême d'angoisse et de douleur, après ce 
baptême de sang, nous ne ferons plus atten- 
tion dans la vie aux choses futiles et secon- 
daires. Après ce honteux spectacle national 
d'une guerre française à la suite d'une guerre 
prussienne, après cette effrayante représenta- 
tion d'ambitions, de faiblesses, d'aberrations 
et de sottises, après cet inexprimable combat 
de l'homme civilisé contre l'homme civilisé, 
son semblable, toute autre tragédie — même 
intime — (ce plus dur drame!) semblera jeu 
de foire et de Polichinelle. Nous marcherons 
d'un pas plus large dans la vie après cette 
exhibition barbare de la mort. Le point de 
vue de la conscience : désintéressement, dé*» 
vouerrient, sacrifice, semblera plus dégagé, 
plus lumineux encore. Cette vie n'est bonne, 
mon enfant, qu'en préparation de la mort. 
Non, ni vous, ni moi, ni bien d'autres, 
nous n'aurons plus jamais peur de l'orage. 



i3'i4 avril, 63 

Nous venons d'assister aux seules vraies tem- 
pêtes : le déchaînement de Fhomme contre 
rhomme , le brisement — dans les flots — 
du navire, que les pilotes eux-mêmes ont fait 
sombrer 



Vefidredij 14 avril, — Enterrement de 
Pierre Leroux.- - Ce pacifique songeur dont 
Tesprit philosophique a remué tant d'idées, 
a été enterré ce matin, au cimetière Mont- 
parnasse. Il s'est éteint tout à côté, dans 
une retraite de pauvre — paisible autrefois ! 
— mais, hélas ! troublée aujourd'hui par le 
bruit incessant des obus. Vous voyez d'ici ce 
n° 168 du boulevard, non loin de la fourche 
que fait la rue d'Enfer et tout près de l'Ob- 
servatoire. Un drapeau d'ambulance flotte à 
l'une des fenêtres de la petite maison; un 
marchand de vins tient l'étroit rez-de-chaus- 
sée. Que de fois, jadis, j'ai traversé ces pa- 
rages quand notrje vieil ami Béranger (le dé- 
ménageur éternel !; habitait ^on petit ermitage 
de la barrière d'Enfer ! 

La cérémonie était annoncée pour dix heu- 
res; mais on est en retard ou l'on n'a pas 



G4 Tablettes d'une Femme, 

bien lu. Et puis, il y a tant de disparus ou 
d'absents! Peu de monde sur la chaussée: 
chacun regarde curieusement les figures } 
nous évoquons nos souvenirs de 48 et nous 
voulons retrouver le passé. Il doit y avoir 
ici d'anciens représentants de Tancienne Ré- 
publique. 

Moi, j'avise une belle tête d'homme du 
peuple,, haute en couleur, énergique et hon- 
nête. Il porte un grand chapeau rond, une 
large blouse bleue très-nette, serrée soigneu- 
sement à la ceinture. Cet homme-là doit être 
quelque chose et quelqu'un parmi les ou- 
vriers : je ne m'étonnerais pas qu'il eût joué 
un rôle politique quelconque et qu'il fût un 
proscrit d'autrefois. Il mange à pleines dents 
un gros morceau de pain dur, et je Tentends 
dire : « Les riches ont plus soutfert que nous 
des privations du siège, ils deviennent plus 
facilement malades ; nous, nous n'avons rien, 
nous nous en contentons et nous nous por- 
tons bien. » 

Cependant Tassistance s'est grossie ; le cor- 
billard est à la porte; des délégués de la 
Commune avec leurs insignes se mêlent sans 
façon aux casquettes, ce qui remplit d'admi- 



ration les humblevS mortels du trottoir; la 
famille est arrivée; le convoi, comme tous 
les convois du monde, va se mettre en mar- 
che, les hommes en avant, les femmes à la 
suite. 

Mais, halte-là! le citoyen Verdure, avec 
sa belle écharpe, s'il vous plaît, et la décora- 
tion communale à la boutonnière, fait un 
signe et tient ce petit discours improvisé : 

« Citoyens, ce corbillard est le convoi de 
la philosophie, le cortège de la démocratie, 
les dames doivent être en avant : citoyens, 
laissez passer les citoyennes ; citoyennes , 
veuillez passer » 

Nous passâmes. Je me trouvai ainsi en 
tète du cortège, à côté d'une vieille amie de 
la famille qui me raconta surabondamment 
qu'elle avait failli épouser Pierre Leroux et 
que lui ayant toute la vie conservé son ami- 
tié, elle avait reçu son dernier soupir. 

Pauvres doux songeurs qui, en toute sim- 
plicité et en toute innocence, étiez si inofFen- 
sifs envers le prochain, qui, de votre vie^ 
n'avez fait de mal à personne, par quelle pu- 
nition du ciel étes-vous sur votre tombe as- 
sassinés de tant de discours ? 



fJG Tablettes dune Femme, 



D'abord , mais celui-là fut beau et bon^ 
juste, net et bien dit^ ce fut le discours de 
famille, de M. D..., neveu — m'apprit-on — 
du philosophe illustre, qui retraça avec émo- 
tion sa carrière. Mais un, deux, trois^ quatre 
autres panégyriques se préparaient, avec ti^é- 
pidation, si j'ose dire. 

La foule est en rond , comme elle a pu, 
sur les tertres, autour des tombes, au bord 
des trous. Le citoyen Ostyn, — un des con- 
vaincus, je vous prie, — se fraie passage; il 
se hausse le plus qu'il peut. Les citoyennes 
sont haletantes derrière lui, criant déjà avant 
qu'il ait parlé : Vive la Commune ! vive la 
République universelle ! vive la famille so- 
ciale ! 

Cette ardeur enflamme Torateur. 

« Moi-z-aussi, citoyennes, moi-z-aussi, ci- 
toyens, oui, moi-z-aiissi, j ai voulu, au nom 
de la Commune de Paris, apporter mon honl- 
mage au philosophe, notre maître^ qui repose à 
présent sous nos pieds. L'humanité te salue, 
Pierre Leroux, toi qui fus dans tes livres 
l'initiateur et le précurseur du mouvement 
socialiste, auquel je vous dis, rrioi-z-aussi , 
que viendront se rallier les mondes. Citoyen- 



i3'i4 avril, 6j 

nés qui m'écoutez (Bravo ! bravo ! vive Pierre 
Leroux! vive la République démocratique 
et sociale !) et vous aussi, chers citoyens, qui 
n'avez pas manqué ce rendez-vous des in- 
telligences, vous honorez ainsi un des chefs 
de la révolution socialiste, un proscrit de 
juin, qui ne sépara pas sa cause de celle 
des vaincus. Et vous parlez d'enterrement 
civil ! Vous voyez ce que c'est, citoyennes, ci- 
toyens! (Oui! oui! très-bien! très-bien! bravo Ij 
moi-z-aussi je tiens à un enterrement civil, 
comm' ça, entre soi, eh ! bien ! ce n est pas 
plus difficile que cela ! » 

(Acclamations. Applaudissements prolon- 
gés.} 

Le citoyen Martelet s'avance. Il est jeune 
et blond : 

« Citoyennes, citoyens, ce n'est pas que, 
malgré mon jeune âge, oui, messieurs et 
mesdames, à cause de mon jeune âge que 
la Commune de Paris m'a fait l'insigne hon- 
neur de me déléguer à la représenter en son 
sixième arrondissement, sur cette tombe. J'en 
sens tout l'honneur; je sens, malgré mon 
jeune âge, le prix de cette faveur immense. 
Ce n'est pas que j'aie encore pu lire les li- 



(ià( Tablettes d'une Femme, 



vres dont auxquels que je voudrais vous 
parler^ notamment le célèbre Circulus (?????) ; 
mais^ excusez, citoyennes et citoyens, un 
jeune fonctionnaire au début de la vie; en 
faveur de mon jeune âge, écoutez^moi, s'il 
vous plaît^ avec bienveillance* Car je m'as- 
socie à toutes les pensées du philosophe 
Pierre Leroux; je lirai ses doctrines, et quand, 
plus tard, que j'en pourrai parler, vous aurez 
ma méthode complète. Et vous saurez tout 
de suite que mon jeune âge — tel que vous 
le voyez — ne m'empêche pas d'appartenir 
à la révolution. Car, moi aussi, comme les 
hommes éminents de cette époque, j'ai eu 
un cousin transporté en juin 1848. » 

— Faites finir votre ami ! pour Tamour de 
la philosophie, citoyen, arrêtez le citoyen Mar- 
telet, disaient irrévérencieusement — je suis 
bien obligée de Tavouer — d'impatientes ci- 
toyennes, lesquelles tiraient par toutes les 
basques de son habit communal le citoyen 
Verdure, qui était le plus près de l'orateur. 

O détresse d'un membre du gouvernement, 
jadis maître d'école! Le citoyen Verdure 
avait, lui aussi, un discours en poche ; on en 
voyait les menaçants feuillets dépasser. C'é- 



i3-i4 avril. h(j 

tait peut-être le plus sensé et le mieux écrit 
de la série; mais^ en homme bien élevée 
devant ces démonstrations féminines peu en- 
courageantes, le citoyen Verdure (qui pour- 
rait dignement célébrer cet héroïsme !) fit à 
son amour-propre littéraire le plus éclatant 
sacrifice : il renfonça son discours^ tira par 
la manche le citoyen Martelet que Tardeur 
de son jeune âge allait rendre inépuisable^ 

et ne dit rien ! 

Mais 4e citoyen Babick ne s arrête pas à 
des considérations si minces. Il est frisé, il 
est fougueux; un mouchoir de fine batiste 
dépasse d'une poche ; un ardent revolver 
étincelle à sa ceinture; son écharpe flotte 
avec des franges magnifiques ; il saisit son 
képi doré avec une telle véhémence que 
nous nous imaginons, nous les candides, 
que, pris d'un beau mouvement oratoire, il 

va le précipiter dans la fosse. 

« Adieu, Pierre, s'écrie-t-il ; adieu, noble 

ami des vaincus d'autrefois; t'as été pour 

le peuple, toi! C'est bien. 

^ Ainsi soit-il ! » 

l'out en feu, tout ému de sa ficre élo- 
quence, ce dernier orateur s'en allait dans 



-jo Tablettes d'une Femme, 



sa gloire quand, à la sortie du cimetière, il 
reconnaît avec enthousiasme le citoyen Ge- 
niller. 

Le citoyen Babick saute au cou du citoyen 
Geniller (celui-ci restait froid; et T embrasse 
sur les deux joues en lui disant : « Com- 
ment! citoyen! vous ne me reconnaissez 
pas, moi' Babick! votre élève! Vous m'a- 
vez formé, vous m'avez fait! Je vous dois 
d'être ce que je suis! Aujourd'hui je vous 
fais honneur, j'ai profité de vos leçons; le 
peuple vous a récompensé en me nommant 
membre de la Commune. » 

Le citoyen Geniller est un professeur in- 
struit, érudit, un brave et honnête homme 
de beaucoup de sens, et surtout de sang- 
froid : républicain, d'ailleurs, qui a vécu en 
exil après le 2 décembre, mais qui, à l'heure 
qu'il est, par cette température de Com- 
mune, pourrait passer pour un rêac, aux 
yeux de nos gouvernants parisiens. 

Au fond, ceux qui le connaissent et qui 
étaient témoins 'de cette scène d'effusion, 
trouvaient que le citoyen Geniller ne devait 
pas être aussi flatté que le croyait le citoyen 
Babick, et quelqu'un a même ajouté : « Si 



14 avril. -j 1 

Babick savait ce que Geniller pense aujour- 
d'hui, il le ferait arrêter. » 

J'ai passé, paraît-il, pour M""^ Sand, dans 
cette foule d'illustres et d'obscurs, de con- 
nus et d'inconnus, d'astres levants et de so- 
leils couchés. Sur cette belle imagination, tous 
les journaux ont parlé d'elle. Je m'explique 
ainsi tant de persistants regards qui venaient 
me chercher sous mon voile... 



Même jour y 14 avril, — L'ère des pros- 
criptions est commencée; la vieille haine 
du peuple contre l'Eglise est habilement ex- 
ploitée par les chefs, et des arrestations 
nombreuses lui sont données chaque jour 
en pâture. Toujours ce préjugé des privilè- 
ges ! Ce n'est pas tout : des exécutions som- 
maires ayant été faites à Versailles (général 
Duval et cinq autres .fédérés) la Commune a 
décrété, en manière de représailles , la loi 
terrifiante des otages. L'archevêque est à 
Mazas. 

Qu'on juge des mesures générales par cet 
échantillon d'une ordonnance contre les prê- 
tres : 



5* 



-i TablctteM âmne Femme. 



• Attendu que ies prêtres sont des ban* 
« dits et que les églises sont des repaires 
« où ils ont assassiné moralement les mas- 

* ses^ en courbant la France sous la griffe 

• des infâmes Bonaparte. Fa\Te et Trochu, 
« Le délég:ué civil des Carrières, près 

« lex-préfecture de police, ordoime que Té* 

• glise Saint-Pierre -Montmartre sera fer- 

* mée, et décrète l'arrestation des prêtres et 
" des ignorantins. 

« Le Moussu. 
«» Dix-huiiième arrondissfmeHt . » 



Continuation du vendredi soir^ 14 avrxL — 
A côté de la bourgeoisie intelligente et 
relativement éclairée de Paris qui arbore 
l opinion de son journal, en fait un article 
de foi et raisonne en vertu de cet évangile 
sur les agissements des affaires publiques, 
il y a le singulier type du conset^vateur éter- 
nel qui adopte d'emblée tout gouvernement 
établi — quel qu'il soit — sous le prétexte 
emprunté à La Palisse que, pour en avoir 
un meilleur, il faudrait renverser celui-ci. 
La Commune n'est certes point le gouver-* 



i4 avril. 7.V 

nement de son cœur-, mais la Commune 
existe ; n'importe par quel sortilège^ la Com- 
mune représente actuellement le pouvoir; la 
Commune est en ce moment le gouverne- 
ment <iVc/; TAssemblée, à ses yeux, est deve- 
nue le gouvernement d'en face, et même 
n'est plus le gouvernement du tout. Quel 
que soit le plat du jour, cet ami de l'immo- 
bilité et du repos l'accepte et le digère. 
Vous savez ce raisonnement- du petit com- 
merçant ayant boutique sur rue : 

« Mon Dieu! moi, mon cher ami, vous 
savez mes sentiments; pourvu que les affai- 
res • marchent, je n'en demande pas davan- 
tage. Qu'est-ce qu'il nous faut, à nous? de 
la tranquillité! Que ce soit celui-ci ou celui- 
là qui règne, que nous soyons en républi- 
que ou en monarchie, qu'est-ce que cela 
peut me faire, je vous demande un peu, 
qu'est-ce que cela me fait? La Commune 
a du bon, en définitive, puisque nous l'a- 
vons; que ces gens-là soient raisonnables 
et que les affaires reprennent, il ne nous 
faut rien de plus, à nous autres. » 

Et, durant ce temps, les prêtres sont dirigés 
vers Tex-préfecture , emmenés comme des 



7^ Tablettes d'une Femme, 



malfaiteurs et des conspirateurs. Tout soup- 
çon d'intelligences quelconques avec ,Ver- 
sailles était prétexte à mandats d'amener. 
Voici le texte du décret lui-nième : 

« Article premier. — Toute personne pré- 
venue de complicité avec le gouvernement de 
Versailles sera immédiatement décrétée d'ac- 
cusation et incarcérée. 

« Art. 2. — Un jury d'accusation sera 
institué dans les vingt-quatre heures pour 
connaître les crimes qui lui seront déférés. 

« Art. 3. — Le jury statuera dans les qua- 
rante-huit heures. 

« Art. 4. — Tous accusés détenus par le 
verdict du jury d'accusation seront les otages 
du peuple de Paris. 

« Art. 5. — Toute exécution d'un prison- 
nier de guerre ou d'un partisan du gouver- 
nement régulier de la (^ommune de Paris 
sera^ sur-le-champ, suivie de l'exécution 
d'un nombre triple des otages retenus en vertu 
de l'article 4, et qui seront désignés par le 
sort. 

« Art. 6. — Tout prisonnier de guerre 
sera traduit devant le jury d'accusation, qui 
décidera s'il sera immédiatement remis en 
liberté ou retenu comme otage. » 



14 avril. 



/.*> 



Mon excellent voisin 1 abbé — M. l'au- 
mônier de la Clinique — vient, m'apprendon, 
d'être arrêté à Tarchevêché où il était allé, 
avec plus de cœur et de charité que de pru- 
dence et de politique, chercher des nouvelles 
de son archevêque. Cette arrestation remon- 
terait même à deux jours et Ton était pro- 
fondément inquiet de sa disparition ; mais il 
n'avait pu, jusqu'ici, donner signe de vie, et 
Tanxiété , pour avoir changé de nature, n'en 
est que plus vive à l'heure qu'il est. Me 
voilà priée et suppliée d'intervenir, de faire 
des démarches, de le tirer d'affaire. 

Intervenir ! faire des démarches ! Je ne 
sens, pour me guider en ceci, que ténèbres 
profondes. Ma tète serait dans un sac à char- 
bon que je n'y verrais pas moins clair. Et 
cependant, oui, je vais agir, je vais agir tout 
de suite. Comment ? c'est un problème pour 
moi-même. J'ai refusé de quitter Paris, pré- 
cisément en prévision de ce qui arrive : cette 
possibilité et, par conséquent, ce devoir, à un 
moment donné , de n'être pas absolument 
inutile. La meilleure manière d'obtenir des 
autres une. bonne action, c'est de leur faire 
croire qu'ils en sont capables. Faisons appel 



jb Tablettes d'une Femme. 

aux bons sentiments de ma connaissance. 

Ecrivons. 

Ecrivons ! cela m'est bien facile à dire ! 
Mais m'écoutera-t-on? Dans cette guerre émi- 
nemment sociale qui se préparait depuis 
longtemps dans les idées, j'étais incriminée 
dans les deux camps. Les riches ne me par- 
donnent pas — en ce temps de République 
qu'ils abhorrent — d'être l'avocat despauvres, 
ces grands malades du destin. Les pauvres — 
intolérants et exclusifs — ne me pardonnent 
pas de rendre justice aux riches, ces favori- 
sés du monde, et s'impatientent de mes em- 
pressés respects, de mon admiration attendrie 
vis-à-vis d'exquises natures supérieures et 
charmantes. Toujours la vieille tyrannie : Ce 
qui 71* est pas avec nous est contre nous. Et moi, 
ma religion est d'aimer, partout où ils se 
trouvent, en bas, en haut, qu'importe, sous 
le satin ou sous Tindienne, dans le salon ou 
la mansarde , dans l'atelier ou le bazar , le 
bien et le beau que Dieu a répandus, sans 
distinction de castes, à travers ce triste bas 
monde. 

Je viens de tracer le mot religion; encore 
une mauvaise note contre moi dans l'estime 



14 avril. 



/ / 



des maîtres du jour : je ne suis pas une libre- 
penseuse! J'ai la simplicité de croire en Dieu, 
d'y croire même de tout mon esprit et de tout 
mon cœur. 

Nimpôfte, écrivons! 

J'écris au citoyen Arthur Arnould , Tun 
des plus intelligents et des plus littéraires 
parmi les membres de la Commune. Il y a 
bien des années que je ne Tai rencontré; il 
est allé en avant , frayant des routes nouvel- 
les; moi, je suis restée dans les vieilles routes, 
ou plutôt dans Tornière, à la façon des fos- 
siles antédiluviens; mais le souvenir du vieux 
Béranger qui ralliait autour de son fauteuil 
tant de bannières différentes, ce doux souve- 
nir d'une chère mémoire peut et doit, dans 
ce péril de la patrie qu'il aimait tant, venir en 
aide à mon entreprise. « Une même amitié 
rend un peu parents à travers la vie. » Je cite 
ici les paroles d'un maître en délicatesse, le 
regretté Sainte-Beuve. 

Le citoyen Arthur Arnould présidait une 
séance de la Commune; sa réponse me fut 
apportée sur-le-champ. 



7^ Tablettes d'une Femme. 

Voici cette réponse : 

« Commune de Paris. 
« Commission des relatio?is extérieures. 

« Paris, le i5 avril 1871. 

« Chère madame, 

« La seule chose que je puisse faire pour 
votre protégé, c'est de transmettre votre ré- 
clamation, en la recommandant à son atten- 
tion et à son activité, au citoyen Protot, délé- 
gué à la justice. 

« Cette transmission sera faite aujourd'hui 
à deux heures, et si, en effet, il y a erreur, 
elle sera bientôt réparée. 

« Salut fraternel. 

tf Arthur Arnould. » 

Cette réponse fut apportée à Tétat de dé- 
pêche, par une estafette qui sentait toute son 
importance d'officier ordinaire et extraordi- 
naire de la Commune, mais qui portait avec 
bonhomie sa dignité nouvelle, dans son grand 



bonheur d'être dispensé du chassepot et des 
avant-postes. 



Samedi , i5 avril. — Les nuits sont tou- 
jours émouvantes; on dirait partout Tincen- 
die. Le ciel n'a plus sa couleur naturelle, il 
semble refléter nos orages; les étoiles sont 
phosphorescentes. Sous cette impression vi- 
sionnaire où le jour continue l'oppression 
de la nuit, j'ai été heureuse aujourd'hui d'une 
vraie tempête illuminée d'éclairs et traver- 
sée de grêle. Ce bombardement du ciel, — 
pensais-je, — moins redoutable et plus inno- 
cent que l'autre, fera cesser cet autre, ce ter- 
rible bombardement de la terre : Dieu parle, 
les hommes feront silence. J'étais dehors sous 
cette tourmente, sans un refuge pour m'abri- 
ter, mais je ne sentais que la joie de cet in- 
stant de trêve! Les Champs-Elysées, où je 
viens tous les jours , sont si dangereux , 
même pour les passants expérimentés, qui 
croient saisir l'instant propice! Je veux ici 
raconter un de nos périls quotidiens. C'était 
mardi. Je copie mon journal de ce jour : 

La matinée a été calme. Tout au plus, à 



ào Tablettes d'une Femme. 



de rares intervalles, a-t*-on> par-ci, par-là, en- 
tendu quelques coups de canon. Je vais *— 
par les quais — avenue Montaigne; et là, 
jyjme ***^ inquiète du sort d'une maison direc- 
tement menacée par les obus, accepte ma 
proposition d'y aller voir; sa peur disparaît 
devant mon assurance, nous partons* Nous 
montons ensemble, jusqu'au Rond-Point de 
l'Etoile, l'avenue à peu près déserte des 
Champs-Elysées. Il n'y a guère, dans tout le 
chemin, que des fédérés attendant; arme au 
pied, un signal. Sur la chaussée, stationnent 

des voitures d'ambulance 

Cependant le calme sur lequel nous comp- 
tions pour effectuer notre course difficile n'é- 
tait qu'une apparence trompeuse. Les obus 
pieu vent autour de TArc-de-Triomphe. Nous, 
continuons néanmoins, nous avons affaire au- 
delà. Le numéro de la rue de Presbourg que 
nous voulons atteindre dépasse Tex-avenue 
de l'ex-Impératrice, maintenant avenue du 
Général-Ulrich. Il faudra traverser toutes ces 
grandes voies bombardées : avenue de TAlma, 
avenue d'Iéna, avenue du Roi-de-Rome, ave- 
nue Joséphine, avenue d'Eylau, enfin l'ave- 
nue de la Grande-Armée. 



/5 (îï'W/. <V/ 

N'importe ! nous sommes en route : allons 
toujours. Aussi bien, nous pourrons parler 
des dégâts d'ici. Avenue des Champs-Ely- 
sées, avenue de l'Aima^ rue Vernet^ rue Ga- 
lilée, rue de Presbourg, il y a de furieuses 
marques de mitraille j loê obus ont partout si- 
gnalé leur passage, et voici nombre de lan- 
ternes par terre. 

Nous parvenons tant mal que bien — en 
courant^ lorsqu'il le faut — à la maison finale 

• 

qui nous occupe» Mais s'il était peu facile d'y 
arriver, il paraît à peu près impossible d'en 
sortir. Le bombardement, qu'on eût pu croire 
apaisé ce tantôt, reprend avec frénésie. Il est 
quatre heures et demie. Pendant quarante 
minutes ce sont des détonations à droite, à 
gauche, devant, derrière, c'est un fracas d'ex- 
plosions immédiates à croire à tout moment à 
notre dernière heure. . 

Toutefois,^ une apparence d'accalmie de cinq 
minutes peut-être semble se produire. Nous 

nous élançons dans la rue, et non, jamais 

le moment n'aurait pu être pirement choisi. 
Comme si nous eussions nous-mêmes servi 
de point de mire, nous sommes positivement 
poursuivies par un obus qui éclate, non à deux 



(?2 Tablettes d'une Femme, 



pas, mais à un pas de nous. M""^ *** se jette 
par terre sur sa petite chienne qu'elle voulait 
protéger du terrible projectile et qu'elle écrase 
à moitié sous son étreinte désespérée. 

Moi, je ne me baisse pas. Quoique peu ras- 
surée, sans doute, je ne puis savoir ce que 
c'est que la peur et j -observe (hélas '^î je ne 
puis m'empécher d'observer, quel que soit le 
danger qui me presse!}; je remarque la singu- 
lière posture des gardes de la Commune, si 
pompeux tout-à-r heure et si fringants, et si 
profondément aplatis en ce moment par terre 
avec M""^ ***, et je ne puis me défendre de rire 
de la piteuse figure de ma compagne qui n'ose 
plus se relever, qui, en toute conscience, se 
croit morte et de qui le chien pousse, dans 
ses bras crispés, des hurlements lamentables. 

« Si vous me survivez, me dit M""^ **^ sans 
prendre garde que j'ai couru — pour le moins 
— le même danger qu'elle, à la seule diffé- 
rence près qu'elle était par terre et que j'étais 
debout, qu'elle a reçu une éclaboussure au 
pied et que j'ai été écorchée au visage, si vous 
me survivez, voici la cachette où j'ai enfoui 
mon argent, sous le troisième pilier, dans la se- 
conde cave, près de Técurie. Il est là pour 



75 avril. 83 

ma fille; ce sont mes épargnes pour elle...; 
rappelez-vous-le^ car, pour mon mari, pour 
le bon vieux, il en a d'autre qu'il ne me dit 
pas ; ça m'est égal ! Je l'aime bien, pourtant, je 
Tai toujours aimé de tout mon cœur, mais ça 
m'est égal ! Mon Dieu ! pourvu que je n'étouffe 
pas sa chienne ! Il ne me le pardonnerait pas ! 
Le pauvre homme ne s'en consolerait jamais ! » 

Enfin elle se relève, enfin elle veut bien 
consentir à reconnaître qu'elle n'est pas morte. 
Elle se précipite à travers une porte ouverte : 
. w Nous ne sommes pas des voleuses ! je 
viens d'être tuée par un obus », crie-t-elle à 
une vieille femme effarée qui s'empresse de 
lui jeter toute l'eau de sa loge sur la tète... 

— Ce n'est pas pour dire, mesdames, fait 
un pharmacien sur le pas de sa boutique qu'il 
referme comme nous avançons, mais c'est très- 
imprudent d'être dehors par un bombarde- 
ment et dans un quartier pareils. Oui, mesda- 
mes, vous ne m'empêcherez pas de vous le 
dire, c'est très-imprudent. » 

En même temps, il nous fermait au nez le 
dernier auvent de sa devanture, le volet de 
sa porte 

Cette journée, et surtout cette soirée de 



84 Tablettes dune Femme. 



mardi fera, du reste, époque dans nos souve- 
nirs du second siège. Je relève ceci dans mes 
notes rapides, écrites aux lueurs du feu : 

Ce soir, à neuf heures, pour terminer si- 
nistrement la journée, j'ai vu du Luxembourg 
les plus sanglants éclairs qu'ait jamais pu of- 
frir le siège. L'horizon est déchiré de flammes,- 
c'est un vacarme épouvantable, des estafettes 
courent à bride abattue, suivies de membres 
de la Commune que la foule acclame et in- 
terroge, demandant à tout prix des nouvelles. 
Tout le monde affolé est dehors. La descrip- 
tion de pareilles scènes est impossible. Com- 
bat enragé à Châtillon ; Montrouge et l'Ob- 
servatoire semblent des volcans. 

Je ressonge — durant cet orage de tan- 
tôt — à cette soirée funèbre. De chères pe- 
tites chèvres blanches broutent, sans se trou- 
bler, l'herbe rare du Trocadéro. 



Encore i5 avril, samedi, — Graves, le fu- 
sil renversé, un bouquet d'immortelles rou- 
ges à la boutonnière, ils défilent tous, tous, 
ces malheureux bataillons des faubourgs} 
beaucoup de vieillards dans leurs rangs, hà- 



/5 avril, (Vj 

ves, exténués, misérables : linge absent, 
chaussures trouées. C'est encore un convoi 
qui passe, dramatique et terrible. Le cortège 
fait halte auprès de la statue du maréchal 
Moncey, entourée de canons, et je lis sur 
une plaque fixée derrière le corbillard, cette 
inscription en gros caractères : 

« Bellot, capitaine du 91% 
« Tué par les assassins de Versailles, »> 

Pas de drap mortuaire sur le mince cer- 
cueil; seule, une capote grise, maculée de 
sang à Tendroit du cœur. Une musique très- 
lente joue une marche funèbre, singulière; 
on dirait un chant de montagne. Des femmes 
du peuple lèvent les bras au ciel avec une 
expression de stupeur. Sous ce régime de pou- 
dre, de drapeaux rouges et de tuerie, le pays 
court à* l'aliénation mentale. 

Le citoyen Arnould ayant dû donner mon 
nom et annoncer à ses collègues mes démar- 
ches, j'écris au citoyen P rot ot , délégué à la 
justice, pour la prompte libération de mon 
voisin l'abbé. Etre arrêté comme otage, sous 



Hb Tablettes d'une Femme. 



la seule inculpation capitale d'être prêtre et 
d'avoir des attaches à rarchevèché, c'est une 
grosse affaire en ce temps de fureur impie. 
Mieux vaudrait avoir contre soi une accu- 
sation véritable : vol ou meurtre, comme vous 
voudrez. Ayant fait quelque chose, on pour- 
rait s'en défendre; mais avec cette unique 
raison de représenter des otages, comment 
se tirer d'affaire? 

Chacun a peur de ce nouveau g3 qu'on 
voit possible; raison de plus pour agir et 
réconforter tant d'àmes timorées. Je signe de 
ma plus grosse écriture ma lettre de protesta- 
tion au citoyen Protot. 



Lundi, 77 avril. — Bataille d'Asnières. — 
« Il se passa, raconte un journal fé- 
déré, une scène affreuse sur le tronçon qui 
tenait à la rive d'Asnières. 

« Les fuyards s'y engagèrent. Les premiers 
rangs, arrivés à la coupure et pressés par 
ceux qui suivaient, se couchèrent, afin de ne 
point tomber dans le fleuve. La foule, deve- 
nant de plus en plus grande et de plus en 
plus affolée, les hommes s'entassèrent les uns 



l'j avril, Sj 

sur les autres. C'est dans 1 affreux désordre 
qui suivit^ que plusieurs gardes tombèrent 
dans la Seine et s y noyèrent.... » 

Un journal de Versailles raconte le même 
fait^ et ajoute : 

a Versailles, 17 avril, 7 h. 20 m. 

« Aujourd'hui nos troupes ont exécuté un 
brillant fait d'armes. » 

Je lis encore dans une feuille qui essaie la 
conciliation et veut se maintenir en bons ter- 
mes avec Versailles : 

« Après une heure de fusillade environ, 
presque à bout portant, les hommes se sont 
abordés corps à corps, à la baïonnette. La 
mêlée a été horrible et si acharnée des deux 
parts, que les malheureux habitants de Co- 
lombes, témoins forcés de ce spectacle dou- 
blement cruel, ont pris la fuite, épouvantés , 
quittant leurs maisons où ils s'abritaient^ au 
risque d'être tués cent fois par les obus qui 
arrivaient autour des combattants. » 

« Le fort du combat a été entre les 

deux ponts. On s'est fusillé là avec achar- 



i 



SS Tablettes d'une Femme. 



nement. Parfois ceux qu'une balle atteignait 
étaient précipités à bas du talus et roulaient 
dans Teau. Un garde national blessé^ et qui 
essayait de remonter^ a été rejeté dans Teau 
à coups de crosse de fusil par un gen- 
darme. » 

Je revenais ce tantôt de Grenelle, très- 
songeuse, préoccupée d'une pauvre famille 
que la guerre a laissée sans asile et sans pain : 
j'avais négligé de prendre garde au nom des 
rues et je ne savais plus où retrouver l'om- 
nibus, mon équipage ordinaire et extraordi- 
naire. 

Un jeune garçon passait, avec une boîte au 
lait à la main et un petit paquet sous le bras. 
Je Taccoste et je lui demande mon chemin : 

« — Je vais, dit-il, vous y conduire, je vais 
par là. » 11 avait une casquette de drap très- 
nette, une cravate nouée gentiment , une 
veste bien brossée. 

« — Je vais porter à papa son dîner, 
voyez-vous, et je me dépêche pour que le 
bouillon soit encore chaud. Et même j'ai pris 
ses pantoufles, car on le fait beaucoup mar- 
cher et ses pieds saignent. 

« — Où est votre père? 



H 
.% 



// avril. ^y 

« Mon pâpa^ — répondit mon jeune guide 
en se rengorgeant fièrement^ — il est au 
ChampKie-Mars , c'est un capitaine! 

« — - Capitaine! 

« — Oui^ il est capitaine 1 mais il a beau- 
coup de mal avec ses hommes, il ne peut 
en venir à bout 3 et, comme la cantine est 
trop chère pour lui , songez donc ! cela lui 
revient à vingts-quatre 50US3 et il faut encore 
payer pour laver la boîte ! ma sœur lui fait 
la soupe et je la lui porte, comme vous 
voyez, tous les jours. Voilà trois nuits qu'il 
ne s'est pas déshabillé ; on s'attend toujours 
à partir : on les fait tant courir! Tout d'un 
coup l'ordre est donné d'aller au fortd'Issy; 
puis ça change, il faut se rendre àl'Etat'-Ma-* 
jor de la place qui vous renvoie à Montrouge, 
d'où l'on revient au Trocadéro, sans comp- 
ter les allées et venues^ toute la journée, delà 

place Vendôme â l'Hôtel- de-Ville Mon 

papa est un si bon homme! Quand il peut 
épargner les soldats, il prend pour lui toute 
la fatigue 

« — Vous avez dit que votre sœur faisait 
la soupe, vous n'avez donc plus de mère ? 

« — Hélas ! non, madame^ elle est morte à 



yo Tablettes d'une Femme, 



la peine! et nous sommes cinq. Moi^ j'ai seize 
ans et demi; la sœur est Taînée^ elle a vingt- 
quatre ans, c'est elle qui tient le ménage; elle 
est lingère de son état^ mais le métier ne va 
pas. J'ai un petit frère qui est boiteux^ il s'est 
un jour cassé la jambe; j'en ai un autre qui 
est poitrinaire; et puis, il y a le grand, celui- 
là gagne sa vie, il est dans la marine, chau- 
dronnier à Toulon^ sur un bâtiment de l'Etat; 
il a déjà fait un long voyage au bout du monde, 
et j'espère bien faire comme lui. Et d'abord, 
moi, je veux devenir un bon ouvrier^ comme 
papa; j'apprends le métier de mécanicien; 
j'étais dans une usine sur le quai; mais 
tous les ateliers sont fermés, et puis les pa- 
trons sont partis ; mon papa non plus n'a pas 
d'ouvrage , et depuis bien longtemps , depuis 
la guerre; il s'est bien battu contre les Prus- 
siens, même qu'il a été blessé le dernier jour 
à la sortie de Buzenval ; maintenant nous n'a- 
vons - pour ne pas mourir — que sa sblde 

de capitaine « 

J'ai fait demander un laissez-passer : l'em- 
prisonnement de mon voisin l'abbé ne me fait 
plus rêver que Mazas et je veux activer 
ces démarches 



ij-iS avril, yi 

Voici là teneur de ce premier laissez-pas- 
ser : 

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE. 

Mairie de V Hôtel - de - Ville, 

« Laissez entrer à THôtel-de- Ville la ci- 
toyenne Blanchecotte. 

Affaires urgentes, 

« Le 17 avril 1871. 

« Le membre de la Commission 

9 

communale^ 
a L. Du Bail. » 



Mardi, 18 avril. -- Père-Lachaise. — Le 
peuple est avide d'émotions fortes^ il va, par 
plaisir, voir défiler les enterrements ; il se dé- 
lecte si quelque exhibition féroce de morts non 
reconnus lui donne TafFreux spectacle de biè- 
res ouvertes. 

J'ai entendu de gentilles ouvrières aux doux 
yeux raconter complaisamment ces impres- 
sions de cimetière. De jeunes femmes y mè- 
nent leurs enfants : ceux-ci sont contents, ils 



tf-i Tablettes d'une Femme, 

ont vu les cadavres et le disent avec orgueil 
aux autres. 

Quelle est cette grande femme toute rigide, 
aux traits durs? Elle paraît plus vieille que 
son âge ; ses cheveux sont encore blonds, sa 
peau est encore blanche ; ses yeux sont intel- 
ligents et expressifs. Seules, sur son front sé- 
vère, de nombreuses lignes profondes mar- 
quent le sillon des années. Elle tient un enfant 
par la main, son petit-fils, sans doute. Ce pau- 
vre être a vu trop tôt des choses tragiques; 
son rire étrange est presque idiot; cette figure 
fait mal. Et pourtant romme il regarde avec 
amour cette grand'mère terrible, et, comme à 
son tour, elle Tembrasse! Que de protection 
et de tendresse dans ces chauds baisers? 
Quelle est cette grande femme rigide? 

C'est Marthe la fossoyeuse, femme de Pierre 
le fossoyeur. Elle suit son mari, la pauvre 
ame! dans sa besogne quotidienne. L'enfant 
allait à Téçole autrefois; mais la guerre est 
venue, puis la famine, puis le froid, puis tou- 
tes les privations ensemble. Elle a pris le gar- 
çon avec elle; il n'a manqué de rien, je vous 
jure; elle inventait pour lui du lait et des tar- 
tines» A défaut de feu dans le poêle, elle lui 



/(V avril. ry.V 

mettait ses jupons 3 Tenroulait de son chàle 
de laine ; voyez ! elle tricote toujours ; il a des 
bas et des mitaines> il a aux pieds de beaux 
chaussons. Et puis le métier de Pierre est si 
bon ! pas de chômage au cimetière ! 

Quand Paris eut ouvert ses portes^ on pou- 
vait grossir la marmite, renvoyer le marmot 
eil classe. Mais c'eût été trop dur de s'en sé- 
parer, le cœur manqua à la grand'mère. « Sa 

pente, dit- elle ^ n eût pas étéjîgiirable. Tant qu'il 
aura une chaise pour s' assir, V enfant jouera dans 
la chambrée, » 

Elle a été jeune, Marthe la vieille. Pierre 
en son temps Ta trouvée belle; Marthe a trouvé 
Pierre à son gré. Les fleurs poussent au ci- 
metière, les oiseaux v fêtent leurs nids. Mar^ 
the a eu sa saison de roses, Marthe a eu sa 
saison d'amour; Marthe, à présent la fos- 
soyeuse, Marthe, cette grande femme rigide, 
cette vieille grand'mère aux traits durs 

Et maintenant, — férocement, — comme 
une chose naturelle, Marthe monte à toute 
heure, tenue par l'enfant à sa jupe, voir der- 
rière la chapelle l'horrible tranchée béante où 
soixante fédérés attendent qu'on les recon- 
naisse. ««Celui-ci s dit elle, « n'a plus de tête> 



(t4 Tablettes d'une Femme. 

mais il a encore son képi; cet autre avait le 
ventre ouvert, on a mis dessus un foulard ; 
une particulière vient d'en reconnaître un ; 
c'était son frère, à ce qu'il paraît; c'était peut- 
être aut' chose; on n' peut pas savoir » 

Et l'enfant répète en jouant aux billes et 
sifflant l'air de : 

C'est Monsieur de Badinguut 
Qui s'en va-t-en guerre ; 

" Oui, celui-ci avait plus dUête, et celui-là 
avait quun bras, » 



Jeudi, 20 avril. — Bonne réponse verbale 
ayant été faite à ma lettre de l'autre jour , 
j'écris aujourd'hui de nouveau à notre délégué 
de la justice pour lui entretenir la mémoire. 
Je dis au citoyen Protot que , ministre de la 
justice, il doit être heureux d'une occasion 
de rendre la justice, et que cette justice est 
de libérer au plus tôt les otages 



Nuit du 20-21 avril. — Minuit. — Est-ce 
le vent qui continue la tempête sinistre ? Oui, 



20-21 avril, y s 



c'est le vent, orageujj et terrible, mais domi- 
né par le bruit plus formidable encore et plus 
retentissant que jamais du canon. Et toutrà- 
coup le clairon d'appel, impérieux, haletant, 
désespéré. Puis le roulement des tambours 
battant lugubrement la générale. On dirait 
tous ces tambours voilés de crêpe. Jamais 
oreilles humaines n'entendirent, dans la vie, 
pareille marche funèbre. Et le ciel se déchire 
d'éclairs : éclairs de bataille, éclairs de sang. 
II pleut; çà et là de rares lanternes fumantes, 
sombres; les maisons s'étoilent successive- 
ment de lumières : taches rouges de dis- 
tance en distance, du rez-de-chaussée à la 
mansarde ; des gardes nationaux effarés 
passent rapides; des estafettes courent bride 
abattue, faisant, sur les pavés, jaillir Tétincelle; 
purs des piquets, des patrouilles, des déta- 
chements, des compagnies entières vont à 
Tordre , escortées d'officiers; quelques-uns 
sifflent pour se donner du cœur. Les chiens 

éplorés gémissent Trompés par tout ce 

bruit, les coqs se réveillent ; dans leur in- 
nocence, les coqs chantent 



^6 Tablettes d'une Femme. 

♦ 
Vendredi^ 21 avril. --- J'ai la réponse 

du citoyen Protot. Voici sa lettre : 



MINISTERE 

de la 
JUSTICE. 



a Paris, 21 avril 1S71. 



Cabinet 
du 

GARDE DES SCEAUX. « Citovenne , 



(' Je m^empresse de vous informer que 
l'affaire dont vous me parlez est en voie d'in- 
struction. — Soyez persuadée, à l'avance, que 
bonne noie a été prise de votre réclamation 
et qu'il y sera fait droit, si, comme je le 
suppose , elle est marquée au coin de la 
justice. 

« Agréez, citoyenne, mes sincères sa- 
lutations. 

tt p. le Membre de la Commune 
délégué à la 'justice : 

u Le Juf(C d'instruction, 
(c MoiRK. » 



/ 

2i-'j2 avril, (jj 



« P. 'S, — Si vous avez besoin de renseigne^ 
ments, vous pouvez* vous adresser^ tous les 
jours, dans raprès-midi^ au dépôt de la pré- 
fecture de police où je suis, ou m'écrire^ si 
vous le préférez. » 



Samedi, 22 avril. — Il y a une profonde 
différence, une non-entente absolue entre moi 
et les gens du monde, je parle des esprits dis- 
tingués, de ceux-là qu'on dit bien pensants, 
et cette non-entente, les événements s'aggra- 
vant chaque jour, s'accentue chaque jour da- 
vantage. Et voici la raison de ce désaccord : 
c'est que le monde juge les individus avec la 
passion, le ressentiment, la colère, la partialité 
de personnalités engagées dans la lutte, per- 
sonnalités menacées ou compromises, et se 
prononce d'après ses impressions troublées \ 
tandis que moi (je le dis sans fierté, mais sans 
réticence;, quelque ruine qui m'atteigne, quel^ 
que souffrance qui me paralyse, je pense sur 
les grandes questions d'ici-bas exactement la 
même chose qu'en temps ordinaire et paisible. 
Ma pensée me semble un rocher que tous les 
flots de la mer n'ébranleraient ni n'entraine-^ 



9cV Tablettes d'une Femme, 



raient. L'ardu problème de la vie^ le mystère 
sombre de la mort ne perdent pas à mes yeux 
de leur importance, parce qu'en ce moment 
des masses affolées se battent, se massacrent, 
se précipitent dans l'éternité sur un soupçon 
de haine ou de démence. 

Ces hommes quelconques, ceux de là-bas, 
ceux d'ici, ces braves de Versailles, ces égarés 
de Paris, tous ces pauvres ennemis aveuglés 
sont des hommes, je le répète ; leur destinée 
me touche et m Intéresse; et, de même qu'un 
médecin s'attache à son sujet dont le cas par- 
ticulier sollicite le plus toute sa science, l'hu- 
manité en délire, l'humanité telle. que nous 
Ta faite la guerre, tait vibrer en moi toutes 
les fibres de la pitié, de l'anxiété, du dévoue- 
ment et de la miséricorde. 

Utopie ! direz-vous. — Pensez ce que vous 
voudrez, répondrai-je. Les malades sont des 
malades : ils ont droit à nos soins. Dans cette 
grande ambulance de la vie, je ne demande 
pas à ceux qu'on peut guérir : Etes-vous de 
Seine-et'Oise ? ou étes-vous honteusement de 
Paris ? 

« Qii'on les tue tous ! qu'on les tue vite !■ » di- 
sait de toute la population de Paris, multi- 



2 2 avril. c)f) 

tude insurgée et condamnée^ une charmante 
jeune femme, vêtue des plis les plus soyeux^ 
habituée aux rêves les plus roses 

O mes contemporains farouches ! le senti- 
ment du monde varie, hélas ! selon Tatmos- 
phère. Aujourd'hui, — période de tempête, 
— il est à l'extermination et à la vengeance. 
Le devoir d'aujourd'hui ressemble, — pour 
moi, — au devoir d'hier : ramener ceux-ci, 
fortifier ceux-là. La miséricorde de demain 
sera, — pour moi, — pareille à la miséricorde 
légitime d'hier : éclairer, encourager et sauver. 

O luttes criminelles dans la grande famille ! 
Caïn ! Gain ! qu'as-tu fait de ton frère ? 

J'ai fait aujourd'hui un effort extraordinaire : 
le post-scriptum de cette lettre d'hier m'ou- 
vrant des horizons possibles, je me suis or- 
donné un grand courage et je suis allée au 
dépôt de l'ex-préfecture. Je dis que c'était un 
grand effort, parce que j'aime peu à montrer 
ma figure; une démarche personnelle est ce qui 
me coûte le plus au monde. Je ne connaissais 
rien à ces bâtiments de police ; de toute ma 
vie je n'y ai mis le pied, et je- me perdais 
dans ces cours nombreuses. Il pleuvait à 
verse ; un fédéré, de service à la porte, vint 



100 Tablettes d'une Femme, 



— très-obligeamm^nt^ je dois le dire, — me 
servir de cicérone sous cette pluie diluvienne. 
Le malheureux n'avait que le souffle ; celui-là, 
certes, n'était pas ivre, on eût dit un squelette 
en uniforme. Comme je le remerciais de sa 
complaisance : 

^ Ah ! mais, » fit-il « on n'est pas des ser- 
gents de ville ! » 

De la crosse de son fusil ilirappe pour moi 
à une porte garnie de chaînes : un grand bruit 
de verroux se produit à Tintérieur et j'entre, ' 
au milieu de sentinelles, dans une salle noirc 
encombrée de monde. 

Le juge d'instruction n'est pas là, mais il 
va Venir, il faut attendre. Je présente ma carte 
et dis la raison qui m'amène à Toffi- 
cier de garde dont les dorures brillent dans 
toute cette nuit; ma grande signature Tirité- 
resse et me Vaut, de sa part, l'unique chaise 
du lieu ; me voici au haut de la salle, sur la 
sellette. 

Que de figures! que de figures! Beaucoup 
de femmes; elles viennent implorer une en- 
trevue de cinq minutes avec des prisonniers, 
elles apportent de menues provisions et même 
des livres. Le tout est soigneusement in- 



. I 



22 avril, ICI 

specté^ de peur qu'il ne s'y trouve papier ou 
lettre. Je n'avais jamais vu toutes ces choses. 
Que de plis et de replis dans cette sombre 
étude humaine! 

Une jeune fille ^ je devrais dire une pe- 
tite fiUe^ à côté de moi, nu-tète^ en taille, un 
nœud vert au chignon , un petit nez très- 
éveillé mais sans malice, mange et pleure 
à la fois ; Tun chez elle n'empêche pas Tau- 
tre ; elle a un petit panier au bras où je vois 
luire encore des tartines. 

» Je suis ici pour mon père, me dit-elle ; 
voilà xjuinze jours qu'on l'a arrêté comme an- 
cien sergent de ville; ce n'est pas vrai; 
mon père est cordonnlùr et ne fait que son 
état; tous les gens du quartier ont signé 
une pétition, on a promis sa grâce à ma 
mère qui vient ici tant qu'elle peut; hioi^ 
j'apporte mon déjeûner pour ne pas man- 
quer le juge d'instruction. On me dit tous 
les jours que mon père va sortir ; mais c'est 
tous les jours la même chose, et voilà plus 
d'une semaine que ça dure ; je ne peux pas 
saisir ce juge d'instruction ; telle que vous 
me voyez, je l'attends encore, je ne l'ai jamais 
VU; croyez-vous qu'il \îenne? Et vous, pour 



102 Tablettes d'une Femme, 



qui venez-vous? Est-ce pour votre mari? » 
Des sanglots , non^ des cris se firent en- 
tendre; une lourde porte grillée venait de 
tourner sur ses gonds, et une femme se 
précipitait où nous étions, en proie au plus 
violent désespoir. . . 

« Je Tai vu ! je Tai vu! j'ai vu mon enfant ! » 
« — Oh ! ça, c'est affreux ! me dit ma petite 
voisine , cette pauvre petite fille de sergent de 
ville. La malheureuse femme! son fils — de 
quinze ans — a tué en jouant son camarade. 
Il lui disait en riant, avec un fusil qu'il ne 
savait pas chargé : « Veux-tu que je te tue! » 
L'autre, en riant aussi, s'est mis en posture 
et a répondu : « Allons-y ! » Le coup part, il 
était mort ! » 

J'ai vu le citoyen Moiré, ce juge d'instruc- 
tion introuvable ; il a été très-courtois, atten- 
tif à ma cause. J'ai reconnu sur son bureau une 
des bonnes lettres chaleureuses qu'écrit, lui 
aussi, pour mon prisonnier, M. le Direc- 
teur de la Clinique, homme d'esprit , très- 
distingué, qui tient à son aumônier et le ré- 
clame. Puisque je suis écoutée en ce lieu, je 
ne manque pas cette occasion de parler des 



Jà 



2 2 avril. io3 

autres otages. Je veux persuader à la justice 
du jour que la déférence est son premier de- 
voir^ d'abord^ la libération ensuite. Le substi- 
tut qui interroge en ce moment les détenus et 
qui va ce soir même à Mazas est là et prend 
des notes. Je lui fais écrire mon nom. celui 
de Tabbé et la promesse — d'honneur — 
de l'élargir tout de suite. C'est un homme 
jeune^ élégant, songeur^ renfermé , presque 
mélancolique. Je ne m'étonnerais' point qu'il 
ait commis des vers dans sa vingtième an- 
née 

Séance tenante, j'obtiens aussi du citoyen 
Moiré — décidément gracieux — un second 
laissez-passer pour mes courses. Le minis- 
tère de la justice, que je voudrais transformer 
en ministère des grâces, est gardé comme 
une forteresse, un sauf-conduit est néces- 
saire 

Cette faveur d'exception, cette largesse de 
laissez-passer n'est point sans éveiller des 
craintes. Le citoyen Moiré lève la tête en 
l'écrivant, et il me dit : 

« Ceci est la plus grande marque de con- 
fiance qui se puisse donner , nous n'avons 
rien de cela nous-mêmes. » 



104 Tablettes^ d'une Fetiime, 



Voici ce second laissez-passer : 



MINISTERE (( Laissez-passer madame Blan- 

DK LA JUSTICE checottc pouF arrivcr à la déléga- 

ET DES CULTES tjon dc la justicc. 

^. . M P. le Membre de la Commune, 

. dê\ég\Jté à la justice : 

GARDE DES SCEAUX. « Lc JugfC (t instructiott , 

— a Moiré. » 



C'est très-bien. Mais un geôlier, sortant 
tout-à«coup d'une cellule avec une casquette 
de prison, un carrick et un trousseau de clefs^ 
figure dont je n^oublierai jamais Pair farou- 
che, ne voulait-il pas me retenir et m'écrouer? 
Il y eut des pourparlers : j'étais prisonnière. 
Un certain temps se passa. 11 fallut un nouvel 
ordre écrit du juge d'instruction, une sorte 
de verdict en ma faveur, et enfin, j'entendis 
une voix : « Oui, laisse^-la passer; laissez 
sortir madame B » 



Dimanche, 23 avril, — Le pauvre Emile 
Deschamps est mort : son billet d'enterré- 



ment pour demain m'arrive. Sainte Poésie ! 
J'en parlerai plus tard , en des temps moins 
troublés. Il était adorable pour moi, ce 
doux poète, plein d'esprit et de grâce. 



Lundi, 24 avril, — Il faisait aujourd'hui 
un temps charmant; il était question d'un 
armistice pour les malheureux bombardés 
de Neuilly. L'accord n'a point encore eu 
lieu, an se bat au nord comme au sud; 
mais le canon est comme un grondernent 
d'orage : on lève les yeux au ciel, oubliant 
que la tempête est uniquement sur la terre... 

Je suis sortie de Paris une heure; ce 
Paris douloureux m'oppressait : j'ai passé 
la porte de Charenton, sansi consentir à 
m'apercevoir des casques prussiens ou des 
bérets bavarois qui sont là et, suivant, son- 
geuse, le bord de l'eau, j'ai gagné le château 
de Conflans. Quelles belles fleurs j'ai rap- 
portées! De^ Ulas de toutes nuances, toute 
une gerbe magnifique. Et voici que je ren- 
trais avec ma moisson embaumée par la 
porte de Montrouge, le long du boulevard 
Saint-Michel. Il faisait soleil, ai-je dit; 



loG Tablettes d'une Femme. 



les malades de Tambulance du Luxem- 
bourg étaient dans les jardins de Tancienne 
pépinière^ avec leurs grandes capotes grises. 

« — Madame! madame! » fait une voix. 

Je me retourne, c'était un des blessés qjii 
m'appelait : figure d'Afrique, de grands yeux 
noirs sur un teint mat. Sa tête était envelop- 
pée de linges... 

« — Ah! madame! ces beaux lilas! cela 
me ferait du bien si j'en avais une branche! 
Je suis de la campagne ! j'aime tant les 
fleurs! » 

Tandis qu'en souriant et lui demandant 
son nom je défaisais mon bouquet pour le 
contenter, il était allé, clopin-clopant, cueil- 
lir quelque chose... 

« — Et moi! et moi! » dirent soudain, 
un à un, tous ses camarades.' 

Et voilà, comme je lève les yeux pour 
distribuer mes grappes de lilas blancs et 
mauves, qu'ils me présentent, comme en 
chœur, un et tous, en échange, des giro- 
flées, des muguets, des petites fleurs de mar- 
ronniers, tout ce qu'ils avaient pu trouver... 

« — En souvenir des blessés du Luxem- 
bourg! » me dit le plus âgé, ce jeune sol- 



à 



24 avril. loj 

^— ^— ~ - . - ■ ■ ■ » ■ ■ ■ — ■ -■ ■ ».. ■_■-■■■■■■■ IM ■■■ ■- ■ - ■ ^ _^l.. ■ I. I ■ T — - . - - ■ ■ ■ 

dat d'Afrique qui^ le premier, avait con- 
voité mes lilas... 

Je leur avais donné mon bouquet, et j'em- 
portais le leur... 

Le mien parlait de larmes, le leur par- 
lait de sang... 

De grandes voitures les avaient amenés 
Tavant-veille où s'était passée une chaude 

affaire... 

« En souvenir des blessés du Luxembourg! » 

Ces fleurs me font du mal à regarder. 

Eh bien! non! je le redis et le répète : 
l'humanité n'est pas faite tout d'une pièce! 
On se bat, on s'acharne, on s'estropie, un 
chirurgien vient vous amputer bras ou jambe ; 
et cela n'empêche pas d'aimer le soleil, un 
sourire, de beaux et doux lilas pleins de 
rosée ! 

Bonne nouvelle : le citoyen Cournet rem- 
place le citoyen Raoul Rigault à la déléga- 
tion de la préfecture de police; ce dernier 
n'est guère favorable aux élargissements de 
prêtres. Profitons de ce passage du citoyen 
Cournet. J'ai confiance en cette figure qui 
fait ressonger à Monselet : beaucoup de clar- 
té, une vraie bonhomie qui n'exclut pas la 

7* 



/o<y Tablettes d'une Femme, 



finesse, de l'honnêteté. Ceci me rappelle ce 
que me disait l'autre jour un notaire, à pro- 
pos de notre fantasmagorie communale : 
« Il y a de tout dans cette représentation 
parisienne : des fous, des niais, des idéolo- 
gues, des fanatiques, des ambitieux, des con- 
vaincus, des repris de justice, et même 

des honnêtes gens. » 

Mardi, 25 avril. — Je fais un nouvel ef- 
fort très-grand; notre prisonnier ignore sans 
doute les démarches qui sont faites; il se 
désespère, m'apprend-on, et devient malade. 
Allons à l'Hôtel-de-Ville ; une nouvelle dé- 
marche personnelle déterminera peut-être 
bien des choses. Tous ceux qui me con- 
naissent savent si bien ma vive résistance 
à me montrer, le battement de cœur aigu 
que me cause une visite à faire! Je n'ai pas 
vu le citoyen Arthur Arnould depuis le vieux 
temps de Béranger, de Lamartine et de Sainte- 
Beuve. Il mesurera la gravité de la cause 
qui m'occupe à l'étonnement extraordinaire 
que lui produira ma présence. 

Oui, l'étonnement a été extraordinaire; 
oui, l'impression a été ce que j'en attendais. 
Le citoyen Arthur Arnould, membre de 1« 



• 'i 



25 avril. log 

Commune^ est redevenu un moment le 
modeste et obligeant littérateur d'autrefois^ 
Técrivain non politique de contes; et de nou- 
velles, et il a écouté ma requête ni plus ni 
moins que s'il m'eût rencontrée — comme 
jadis — dans la petite chambre du chan- 
sonnier. 

Et j'ai causé longuement, pour que cha- 
cune de mes paroles fût répétée — s'il se 
pouvait — à son collègue de la justice. Il 
ne faut point manquer de dire ses vérités 
au poiivoii^; j'ai été jusqu'à parler de la 
Prusse, faisant valoir que notre otage étant 
d'origine alsacienne, il pourrait — avec un 
profond regret pour son patriotisme, car 
son cœur est ardemment et à jamais fran- 
çais — réclamer une intervention alle- 
mande 

Et puis, cette grande conquête sur moi- 
même étant obtenue, d'avoir fait aujour- 
d'hui une démarche difficile, je me suis payé 
le solçil du bon Dieu, j'ai fait par ce beau 
temps toutes rues courses; j'ai porté rpoi- 
même à son Ministère une dernière et toute 
pressante n^issive au citoyen Protot, et j'ai 
regardé avec une vraie commisération tpus ces 



iio Tablettes d'une Femme, 



pauvres hères qu'on fait tant marcher pour 
trente sous! Une conviction de trente sous! 
Mon Dieu ! que ne suis-je moins pauvre! Je 
donnerais à chacun de ces hommes trois francs 
en belle monnaie blanche pour aller se cou- 
cher ! Cette seconde conviction serait bien plus 
persuasive que la première. 

Comme je sors de Tenceinte fortifiée de la 
place Vendôme, un officier qui gardait ren- 
trée, — très-galonné, excessivement décoré, 
— me présente les armes et, lisant mon lais- 
sez-passer : 

« — Vous méritez, me dit-il^ d'être de Té- 
ta t-maj or. » 

« — Oui, j'en veux être, répondis- je; de 
Tétat-major de la pensje, de la conscience, du 
beau, du bien et du bon dans la vie; ce sera 
là mon grand cordon de la Lqgion d'honneur. 
C'est un crime de se révolter, c'est une honte 
de se battre ! Par ce beau soleil pourquoi ces 
canons ? » 

Toute chose dite très- doucement, avec la 
tendresse dans la voix que prête la com- 
passion des misères de la vie , acquiert — je 
l'ai vu — une autorité surprenante. C'est le 
mépris, témoigné par le regard, le geste, la 



2^ avril, III 

parole^ qui aigrit et envenime sans ressource 
nos adversaires; c'est la pitié calme, magné- 
tique, fraternelle, qui les dompte et les sauve. 
Quelle belle musique place de la Concorde ! 
Car — j'ai oublié de le dire — il y a décidé- 
ment armistice aujourd'hui pour le déména- 
gement dans Paris des pauvres bombardés 
de Neuilly et des Ternes. Le général Dom- 
browski se donne à lui-même une petite revue 
de fédérés. Des bataillons, très-empanachés, 
circulent en rond autour de son état-major; 
les fanfares militaires jouent avec toute la 
verve d'une belle journée et d'un beau soleil : 
« Mourir pour la patrie » et notre immortelle 
Marseillaise. Le peuple, le même peuple, qui 
bientôt criera : A mort ! à mort ! n'a pas assez 
de poumons aujourdliui pour crier •: Vive 
Dombrowski! vive la Commune! 



Huit heures du soir. — Victoire ! Beaucoup 
d3 monde sur le seuil de ma porte; j'entends 
mon nom avant d'y être. Une grande dépêche 
communale marquée de timbres officiels et 
portant l'indication : pressée, cause l'émotion 



/ / 2 Tablettes d'une Femme. 



extraordinaire du voisinage. J'en fais publi- 
quement la lecture : 

DÉLÉGATION République française . 

m 

de la 



JUSTICE 
i3, place Vendôme. 



COMMUNE DE PARIS. 



Paris, le 2 5 avril 1871 



« Madame Blancheçotte^ rue. 



« J'aurais voulu répondre plus tôt à votre 
lettre du 33,nîais je n'ai pu le faire en raison 

des nombreux travaux qui m'accabbnt tous 
les jours. Je compte aller à Mazas dans la 
soirée et je vous donne^ dès maintenant, l'as- 
surance que le citoyen *** fera partie de ceux 
que je mettrai en liberté. 

" Salut fraternel. 

« Moiré, » 
« Jitgc d'instntctmi* » 



Dix heurtes. — En elfet, Tabbé rentre; j'en^ 
tends l'explosion de joie de sa domestiqua. 



Je ne veux pas qu'il me remercie; je suis 
assez récompensé^ d'avoir réussi. C'est peut- 
être la seule joie que j'aie eue de ma vie! 
Un seul j, un seul pauvre jour n'avoir pas été 
absolument inutile ! 



Mercredi, i$6 avril. — Une visite à la mairie 
du quiniième arrondis^ment , 

Je venais d'être poursuivie de sifflements 
d'obus, rue Blomet, rue de l' Abbé-Groult, 
rue Mademoiselle^ le fort d'Issy, selon son 
habitude, faisait rage; les canonnières s'enmê^ 
laient sur la Seine, et c'étaient, de tous côtés, 
des ripostes terribles \ enfin, j'arrive place de 
la Mairie • justice de paix, maison de ville; 
Vaugirard et Grenelle n'ont qu'une municipa- 
lité; j'avais fait sous le bombardement une 
route insensée. 

Une foule de pauvres se çhauftaient comme 
des lézards au soleil; des gens assignés en 
conciliation (j'allais dire en contestatiQti) atten- 
daient sur les marches, Des femmes en mar- 
mottes,vieilles, abruties, répugnantes,venaient 
solliciter des journées de pavés ou de barri- 
cades et s'apostrophaient mutuellement d'in- 



114 Tablettes d'une Femme, 



jures. Elles « s'aboyaient »>, pour me servir 
élégamment d'une de leurs expressions. 

Je vais à travers toutes ces gens et tous 
ces genres : masculin, féminin, neutre, et 
pénètre dans une salle, je ne sais laquelle. 
Personne d'officiel. Je m'assieds à côté de 
beaucoup d'autres aspirants, sur un banc de 
bois. Mais un fédéré, dès la rue et la place, 
m'avait prise à mon insu sous sa protection. 
Il portait, en guise de ceinture, une belle 
écharpe violette frangée d'or. Grand et mince, 
l'air très-mouton, du reste, il marchait et se 
balançait en se souriant très-agréablement et 
complaisamment. 

Avec force saluts, force bonnetades (selon 
l'expression de Montaigne) et une bonne 
volonté qui n'eût pas demandé mieux que de 
soulever des montagnes : 

« — Qu'y a-t-il pour votre service, ma- 
dame? Madame, qu'est-ce que nous pouvons 
faire pour vous? » 

J'avais besoin d'une légalisation de signa- 
tures pour tirer d'embarras un pauvre diable 
de locataire de qui l'on allait vendre les 
débris de meubles; je le lui dis. 

« — Madame, le citoyen délégué n'est pas 



26 avril, ^ iis 

là; mais^ aussitôt qu'il va entrer dans son 
cabinet, j'aurai celui de vous l'annoncer tout 
de suite. » 

En effet, à peine avais- je eu le temps de 
regarder, pour m'amuser, les curieuses figu- 
res qui m'entouraient, que la belle écharpe 
violette frangée d'or reparaissait à l'horizon, 
me faisant des cérémonies ni plus ni moins 
que s'il se fût agi d'une présentation à la 
Cour. 

J'étais devant le citoyen délégué, grand- 
lama ordinaire et extraordinaire du quinzième 
arrondissement, aujourd'hui adjoint et ami 
du citoyen membre de la Commune, Jules 
Vallès. 

J'ai nommé le citoyen Georges, blond, 
jeune, aimable, courtois, ahuri, tout à tous, 
tout à toutes, et perdant la tête. 

Car c'était le temps où la Commune ve- 
nait de décréter que, pour contracter ma- 
riage, il n'était besoin que de se présenter, 
homme et femme, et de dire : « Je la 
veux, je le veux », ce à quoi le maire n'a- 
vait qu'à répondre : « J'y consens. » Un au- 
tre décret portait que les veuves des fédé- 
rés, morts pour la défense, auraient droit. 



iib Tablettes d'une Femme. 



mariées ou hoHj à une rente viagère. En- 
fin^ des indemnités étaient incessamment ré- 
clamées et accordées à des femmes, tou- 
jours mariées ou non, dont les maris, époux 
à vie ou à terme, à poste fixe ou provi- 
soire, servaient le drapeau rouge. Puis, ve- 
naient à la suite les menues besognes, les infi- 
nis honneurs de l'administration en détail : 
les écoles, l'assistance publique, etc., etc. 

« — Citoyen délégué, un bon s'il vous 
plaît, pour avoir un crayon » ; — « citoyen dé- 
légué, un permis,, je vous prie, pour porter la 
soupe -à mon homme »; — « citoyen Georges, 
voilà huit jours que mon mari est malade, et, 
sous prétexte qu'il ne fait pas son service, 
il ne reçoit plus sa solde et je n'ai plus mes 
quinze sous. » 

Je tombais dans tout ce tourbillon. 

« — Citoyen, dis-je, vous êtes extrême- 
ment occupé, je suis moi-même fort pressée, 
vous n'avez pas besoin de comprendre ce 
que je viens vous demander, c'est tout-à-fait 
inutile^ cela prendrait du temps, je vois d'a- 
vance que vous avez confiance en moi. Veuil- 
lez uniquement et sirqplement (et je lui pré- 
sentai des papiers que j'avais préparés 



26 avril. iij 

moi-mêmç) (i)^ me mettre ici des ronds, 
des sceaux, des cachets, des signatures, beau-^ 
coup de timbres; j'ai besoin de tiwbrer des 
gens ; il me faut pas mal de sceaux^ le reste 
sera mon affaire. » 

Le citoyen Georges secoua galamment ses 
cheveux blonds^ ne lut pas, et fit très-gra- 
cieusement ce que je lui demandais : tous 
les sceaux, tous les cachets, tous les timbres 
diversement colorés de l'administration y 
passèrent; mes papiers représentaient à eux 
tout seuls le quinzième arrondissement tout 
entier; et, de plus, de sa blanche main d^ 
délégué, le citoyen Georges y apposa cet 
autographe : 

tt Vue et aprouvé : 
« Le délégué adjoin, 
« GEORGE. » 



• i) Voici un de ces papiers que, dans Tintérét du pauvre 
diable en question, je présentais à U légalisation commu- 
nale : 

« Je soussigné^ ayant dû quitter la France, ma femme 
qui était restée étant morte, étant moi-même malade à Vho- 
pital et mes enfants étant sans pain, reconnais n avoir point 
payé à mon propriétaire, M***, les trois termes échus pen- 
dant la guerre. » (Il reconnaissait ainsi une dette et s'en- 
gageait, Touvrage reprenant, à la payer.) 



//(V Tablettes d'une Femme, 



Mais, comme le citoyen Georges me remet- 
tait le tout, un scrupule inattendu le saisit, la 
responsabilité de la dignité communale gonfla 
ses tempes qui rougirent, et il s'écria : 

« J'espère bien, madame, que vous n'êtes 
pas pour les Proprilliétaires ! » 

Je le regardai d un air qui, certainement, 
a dû signifier, dans son esprit tranquillisé : 

« — Pour qui me prenez- vous !!!!! » 

« — Eh bien! madame, êtes- vous contente? 
avez -vous, madame, tout ce que vous dési- 
riez? ») vint me dire, en se balançant et se 
souriant, la belle écharpe violette frangée d or 
qui, pour me resaluer un dernier coup , quit- 
tait un groupe très-décoré 



Samedi, 28 avriL — Je suis allée à Saint-De- 
nis; c'est par là qu'il faut essayer d'avoir ses 
lettres; Taffluence des Parisiens est énorme; 
quant à nos ennemis, ils sont ici comme chez 
eux, ils font la police et surveillent en vrais 
sergents de ville la circulation des voitures; il y 
a toujours un marché dans les rues; les Prus- 
siens fraternisent avec la population, on fume 
ensemble une série de pipes, on s'assied en- 



28 avril. 



1^9 



semble sur les mêmes brancards de légumes. 
Des belles se font admirer dans leurs toilet- 
tes d'avril-, la beauté est cosmopolite : amis 
et ennemis font chorus pour elle. Quelle dif- 
férence d'aspect avec le Saint-Denis du.siége^ 
quand j'y venais^ en plein bombardement, 
pour les ambulances! Cette solitude sévère 
seyait mieux à l'impression de nos désastres. 
Aujourd'hui , les trous de bombes sont rac- 
commodés^ les Prussiens disent des Parisiens : 
« Pas sage ! Paris ! pas sage ! « 
Et ils font de la musique là-dessus. 
Que dis-je! de la musique! Tandis que 
nous entrons, nous autres, Parisiens de l'or- 
dre, dans une période d'angoisses^ il y a spec- 
tacle ici pour les réfugiés de la capitale. Je co- 
pie une affiche : 



Ce soir, 28 avril : 

SI j'ÉTAIS-T-INVISIBLE. 

MON OSCAR. 

LA BOITE MYSTÉRIEUSE. 



Mes yeux lisent bien! Et voilà la vie hu 
maine ! 



120 Tablettes d'une Femme. 



Samedi, 2g avril, — Les journaux parisiens 
continuent les légendes du siège et achèvent 
de griser abominablement les fédérés crédu- 
les. Exemple : 

« Le 75*" et le 89*" de ligne ont été décimés 
avant-hier au soir. 

« Ils s'étaient avancés au pas de course sur 
le fort d'Issy; on les laissa arriver à une cen- 
taine de mètres^ et une décharge de mitraille 
et de mitrailleuses les coucha sur le terrain. 
Plus de quinze cents hommes furent mis hors 
de combat »> 

Et cependant la raison de quelques-uns pro- 
teste contre ces prétendus succès (succès !) ex- 
traordinaires : ceux-ci poursuivent la lutte 
pour ce qu'ils appellent Thonneur de la cause ; 
leur conscience d'insurgés les y oblige , mais 
ils prennent, ils le disent eux-mêmes^ tm bil- 
let d^entei^rement, et ne se dissimulent pas Fis* 
sue inévitable de ce conflit féroce. Je regar- 
dais tantôt^ dans l'omnibus qui me ramenait 
chez moi, une figure d'adolescent si naïve, si 
enjouée, si jeune et si communicative sous son 
attirail de sabre et de fusil que je ne pus m'en- 
pécher de m' écrier : 



^2 g avril. - . 221 

« — Mais, mon enfant, quel âge avez-vous? 

« — Dix-sept anSj madame. Je suis un vo- 
lontaire, car, voyez-vous, je suis du peuple; 
mon grand-père a été tué en Juin, mon père 
est mort de chagrin^ ma mère m^'a dit : « Venge- 
les ! » Ce n'est pas que nous gagnerons^ nous 
ne gagnerons jamais. Nous sommes les mou- 
ions, nous serons toujours tondus » 

Certitude de la défaite, vengeance désespé- 
rée^ haine sociale^ j'^ai trouvé bien des fois 
ces sentiments-là combinés ensemble. Mères 
plébéiennes^ c'est là maintenant ïa prière du 
matin et du soir que vous enseignez à vos 
fils! J'aimais mieux Tautre : « Notre Père_, 
qui êtes aux cieux^... que votre règne ar- 
rive ! )> Avec ce bouleversement des conscien- 
ces exaspérées et ensanglantées^ ce n'est pas 
le règne du ciel qui arrive, c'est le règne de 
l'enfer ! 



Dispute tout-à-l' heure place de la Bourse 
où j'étais pour affaires : un lieutenant et un 
capitaine se jetant l'un sur l'autre, avec une 
avalanche d'injures, voulaient réciproquement 
s'arracher ieur croix : 






Tablettes dune FemfJte. 



« — Tu ne l'as pas gagnée! 

« — Et toi^ tu l'as volée! » 

Des coups de sabre s'ensuivirent ; — et, 
tout à côté^ rue de Richelieu, des musiques 
fédérées avec des drapeaux^ des rubans aux 
fusils^ des emblèmes au képi et des fleurs à 
la boutonnière exécutaient de grands airs d'o- 
péra. C'étaient des quêtes républicaines. Des 
cantinières aux plumes rouges et aux cein- 
tures flamboyantes tendaient leur tire-lire aux 
passants , et , fixées au bout de longues pi- 
ques^ des boîtes s'offraient aux fenêtres et re- 
cevaient^ au rhythme d'une polka ou d'une 
marche funèbre, l'offrande des maisons sym- 
pathiques. 

Durant ce temps la manifestation concilia- 
trice des francs-maçons, tous revêtus de leurs 
insignes et décorés de leurs bannières^ of- 
frait aux promeneurs des boulevards et des 
Champs-Elysées l'ondoyant spectacle de cou- 
leurs fantastiques; et l'on voyait des soleils, 
des lunes, des croissants, des équerres^ tou- 
tes sortes de choses symboliques et cabalis- 
tiques reluire en or et en argent sur les 
écharpes de hauts dignitaires. Il s'agit de faire 
un appel suprême à Versailles, de planter jus- 



'2 y avril, i23 

que sur les remparts, sous le feu même du 
Mont-Valérien, le drapeau fraternel et huma- 
nitaire de Tapaisement des âmes. 

Et comme c'est une belle chose, après tout, 
de suivre cette procession surnaturelle^ les 
passants se pressent^ nombreux et fascinés; 
chacun cherche s'il n'a pas aussi ^ — dans 
un fond de tiroir^ — quelque emblème de 
franc-maçonnerie . 

Apaisement des esprits! désarmement des 
âmes! nous ne voulons que cela^ nous, fem- 
mes désolées et impuissantes ! Le fusil nous 
fait horreur, la vue des blessés nous fend le 
cœur, la pensée du sang répandu nous con- 
sterne et nous terrifie; si, au lieu d'un drapeau, 
un holocauste humain pouvait être propice , 
c'est avec joie qu'entre les deux camps, le 
cœur ferme et les bras ouverts, j'irais, moi 
qui parle, offrir bienheureusement ma vie. 
Mais la conciliation est-elle possible? Une 
transaction quelconque, c'est une acceptation. 
Versailles ne peut pas accepter Paris. La Com- 
mune dit : Conciliation^ c'est trahison. Il est 
bien d'élever la voix, il est bien d'essayer d'a- 
gir; ces bannières innocentes font bien d'aller 
se planter sous les balles; mais toute inter- 



':M 



/!'-/ Tablettes d'une Femme, 



vention est inutile ; le plus fort seulement vain- 
cra le plus faible; c'est un duel à mort d'ar- 
tillerie ; faites silence : !e canon parle ! 



Dimanche soir, 3o avril. — De ma haute 
fenêtre je vois au loin^ dans ia direction des 
Champs-Elysées, un feu d'incendie considé- 
rable; le ciel n'est qu'un foyer là-bas ; les 
toits de maisons semblent des fournaises!.... 

On m'apprend qu'en effet c'est un incendie 
allumé par les bombes ; THippodrome brûle, 
ainsi que plusieurs propriétés environnan- 
tes. 

L'issue certaine de toutes ces choses gagne 
du terrain chaque jour; le fort d'ïssy, qui 
lutte en désespéré comme un navire désem- 
paré sous la tempête, a dû se taire^ paraît- 
il^ aujourd'hui. Tous les hommes jeunes qui 
ne sont pas sans ressource fuient comme ils 
peuvent à travers tous les dangers des portes; 
la Commune^ qui se sent faiblir, réclame impi^ 
toyablement des défenseurs; le décret de ser- 
vice forcé pour tout individu qui ti'a pas 
quarante ans reçoit son application rigou^ 
reuse. Quelle contradiction cependant qiie 



3o avril. — /«'•' mai. 12^ 



[ 



cette tyrannie! Si vous violentez ma con- 
science^ si vous supprimez la liberté de mon 
choix, quel pauvre soldat je vais faire! Etre 
révolutionnaire me semble par-dessus tout 
être volontaire. La révolte, c'est la sponta- 
néité, c'est l'initiative, c'est la responsabilité 
individuelle. Ici , c'est Tenrôlement exigé, 
la contrainte obligatoire, absolue. Toutes les 
libertés, du reste, s'en vont à vau-l'eau sous 
ce régime d'émancipations prétendues ) les 
journaux sont supprimés, les églises devien* 
nent des clubs , les citoyens-soldats dénon* 
cent les citoyens-civils. Aussi, comme Paris 
est désert, comme Paris est mélancolique ! Je 
me crois en province \ j'ai de grands efforts 
de raisonnement à me faire pour me persua- 
der dans la journée que je suis bien véri- 
blement à Paris, la pauvre capitale ! 



Lundi j i^^ mai, 

« Aujourd*hui premier mai, date où mon cœur s'arrête, 
V. Du hameau paternel c'était aussi la fête.»... 

« G mon Dieu! que la terre est pleine de bonheur ! 



» 



i2(j Tablettes d'une Femme, 



Pourquoi donc ces vers de Jocelyn me 
chantent-ils dans la mémoire ? Quelle contra - 
diction que nous autres ! Je dirais volontiers 
avec le vieux Faust : « Pourquoi donc, chants 
du Ciel, chants puissants et doux, me cher- 
chez-vous dans la poussière ? Retentissez 
pour ceux que vous touchez encore » 

Oui, quelle contradiction que nous autres ! 

Aujourd'hui , i^"" mai , la Commune, sur 
la proposition du citoyen J. Miot, a dé- 
crété la création d'un Comité 'de Salut 
public. 

Article premier. — Un Comité de Salut 
public sera immédiatement organisé. 

Art. 2. — Il sera composé de cinq mem- 
bres, nommés par la Commune, au scrutin 
individuel. 

Art. 3. — Les pouvoirs les plus étendus 
sur toutes les délégations et commissions 
sont donnés à ce Comité, qui ne sera respon- 
sable qu'à la Commune. » 

Cette mesure révolutionnaire , renouvelée 
de 93, va épouvanter la population pari- 
sienne. 

Quelle figure douce et placide pourtant, 
quelle physionomie digne et pure que cette 



er 



WWZ. 12^] 



tête philanthropique et philosophique du ci- 
toyen Miot! Il y a de Futopie, à coup sur, 
mais de T élévation et de la contemplation 
dans cette pensée. Rochefort s'étonne aussi 
et dit dans son Mot d'Ordre: 

« M. Miot^ Tex-pharmacien populaire, va 
peut-être un peu loin en manifestant dans 
les séances de la Commune que, selon les 
circonstances, il ne faudrait pas reculer devant 
la nécessité de couper des têtes. Ceci n'est 
plus de la pharmacie, c'est de la chirurgie 
au premier chef, et la chirurgie a pour l'in- 
stant suffisamment à faire aux ambulances. » 

Notre voisin l'abbé, qui est tout-à-fait 
rentré dans ses fonctions charitabies, me 
raconte un gros regret qui lui est resté sur 
le cœur : le jour de son arrestation à l'arche- 
vêché, on a consigné tous les objets qui se 
trouvaient sur lui, et, parmi ces objets remis 
ensuite au commissaire central , le citoyen 
Henri , il y avait une montre à laquelle 
s'attachait peur lui un souvenir précieux. Je 
l'engage à faire la réclamation de cette res- 
titution légitime ; mais l'ex-préfecture lui 
inspirant des réflexions peu rassurantes, je 
m'offre d'y aller voir moi-même , puisque 



128 Tablettes d'une Femme, 



j'ai pu réussir en des démarches plus graves. 

Je suis donc allée au bureau de la Per^ 
manence (entrée par le quai des Orfèvres), 
Je crois que ce côté de l'ex-préfecture s'ap- 
pelait autrefois rue de Jérusaleniy ou du moins 
je m'imagine avoir lu cela dans des romans 
tragiques. Dans tous les cas, ce nom 
de rue de Jérusalem s'associait dans ma pen- 
sée à une signification de voleurs, d'assassins, 
de choses effroyables et abominables; mes 
ressouvenirs y rattachaient toutes sortes 
d'évocations sinistres. 

Et maintenant je pourrai parler aussi de 
la rue de Jérusalem! Je pourrai même en 
parler longuement, car j'ai été si étonnée 
de me trouver en ce lieu extraordinaire, 
que je me propose de retracer à loisir ces 
impressions étranges... 

Mercredi soir , 3 mai. — Je suis allée à Ver- 
sailles; je ne crois pas qu'il soit absolument 
impossible — en dehors de tout programme 
inacceptable — d'essayer quelque chose pour 
notre archevêque, et je me mets volontiers 
à la tête de celte entreprise, surtout s'il y a 
du danger. Nul ne saura, du reste, mes ten- 
tatives ou mes efforts jusqu'à ce. jour; en ces 



^ 



.3 mai. i2q 

temps si troublés, il faut assumer — toute 
seule — la responsabilité périlleuse de ses 
actes. 

Beaucoup de monde, hier, pour sortir de 
Paris \ chacun se raconte les stratagèmes de 
ses voisins pour échapper à la conscription 
révolutionnaire. Un restaurateur — philan- 
thrope — a sauvé tout son personnel, c'est- 
à-dire dix-neuf employés, en les insérant, la 
nuit , dans dix-neuf tonneaux de bière. Ils 
sont arrivés ainsi sains et saufs chez son cor- 
respondant de Versailles. 

Ce voyage de Versailles est une aventure. 
Il faut passer sous les obus de Gennevillers 
et de Colombes, sans compter les émotions 
de l'arrêté qu'on se rappelle : 

« Toute personne prévenue de complicité 
avec le gouvernement de Versailles sera im- 
médiatement décrétée d'accusation et incarcé- 
rée . »* 

Cette complicité avec le gouvernement de 
V^ersailles peut consister en une lettre inoffen- 
sive reçue de ce département réactionnaire, 
à plus forte raison est-il comprornettant d'y 
faire un voyage. Paris vous soupçonne parce 
que vous allez à Versailles ; Versailles vous 



i3o Tablettes d'une Femme. 



suspecte parce que vous venez de Paris : 
passion des deux côtés ; des deux côtés la me- 
nace. Seigneur, quelles ténèbres profondes! 
J'ai été rassurer des parentes, mais j'ai 
voulu rentrer chez moi. Qui sait si je n'aurai 
pas à y être utile? Je ne déserte pas ma 
vilte natale; si je ne puis désarmer qu'un 
bras, si je ne puis pacifier qu'une âme, je 
désarmerai ce bras, je pacifierai cette âme. 
L'atmosphère de Paris m'oppresse, l'atmos- 
phère de Versailles m'étouffe. L'exaspéra- 
tion est ici à son comble; je comprends ce 
sentiment vis-à-vis des chefs de la Com- 
mune triomphante ; je ne le comprends 
plus vis-à-vis des prisonniers vaincus, ce 
troupeau d'inconscients, d'égarés, de sacri- 
fiés des deux côtés, ces parias de l'émeute : 
tuez-les dans la bataille; enchaînez-les, em- 
prisonnez-les, jugez-les, condamnez-les dans la 
défaite ; ne les insultez pas : ils sont par terre ! 
Je n'ai pas vu ces convois de prisonniers 
qui débouchaient sur la place d'Armes; j'ai 
mis ma main devant mes yeux pour ne rien 
voir ni des vainqueurs, ni des vaincus; 
mais, hélas ! mes oreilles n'ont pas pu s'em- 
pêcher d'entendre; et parmi des malédictions 



À 



passionnées^ j'ai distingué — est-il possible ! 
— des voix de femmes ! 

« Pas de prisonniers ! la crosse de fusil 
est encore trop bonne pour eux ! à mort les 
bandits! » 

Ce qu'il y a d'affreux dans un tel cata- 
clysme social, c'est, après la folie de meur- 
tre des hommes, l'absence de pitié des 
femmes. L'irritation a envahi toute la pro- 
vince! Paris est l'opprobre du monde..... 

« Notre Père, qui êtes aux cieux, que vo- 
tre règne arrive ! » 



Vendredi, 5 mai. — Je suis retournée à la 
Permanence pour cette montre introuvable 
et que l'on me promet pourtant de me ren- 
dre. Que de choses j'ai vues ! horribles et 
grotesques ! Les dénonciations contre les ré- 
fractaires sont à l'ordre du jour; aussi, que 
de vengeances sous prétexte de patriotisme ! 
Le crime de ce temps — crime commencé 
dès le siège — est d'avoir fait appel aux pires 
instincts de l'homme, à ses sentiments les plus 
vils par cette émulation de police citoyenne ! 
Si j'étais quelque chose — dans cette confu- 



i32 Tablettes d'une Femme. 



sion des aberrations parisiennes — je com- 
mencerais par faire arrêter les dénonciateurs. 
Je n'ai jamais vu de démoralisation plus 
grande inscrite sur plus de figures avec une 
expression de cynisme plus lamentable qu'en 
ces occasions de mes démarches aux bureaux 
de police. C'est le renversement de toute no- 
tion d'honneur et de conscience. J'affirme 
qu'à travers la vie je n'avais rien vu de sem- 
blable jusqu'à ce jour. J'en ferai un récit dis- 
tinct. Et des figures jeunes et naïves se 
meuvent dans ce milieu épais I De pimpants 
secrétaires — que les accusés nomment wa- 
jors — procèdent aux interrogatoires^ avec 
une branche de muguet à la boutonnière, 
un nœud de cravate bleu de ciel et des man- 
chettes éclatantes sur des mains effilées ! 

Est-il bien vrai que nous ne rêvons pas? 

Je n'ai pas encore eu la montre et, ren- 
voyée de Caïphe à Pilate, dans mes récla- 
mations aux différents services, j'ai passé là 
presque toute ma journée. En rentrant, par 
le beau soleil que mai nous continue, j'avise 
dans les espaces des ballons qui voya- 
gent. Ce sont , paraît-il , des messagers qui 
vont en province semer, par un mécanisme 



5-6^ mai. i33 

de la nacelle j des pluies de proclamations 
dans tous les genres : invitation à la paix^ 
proclamations francs-maçonniques; — invi- 
tation à la résistance , proclamations de la 
Commune aux grandes villes. 



6 mai, samedi. — Une proclamation de 
citoyennes, signée : Un groupe de citoyennes, 
et affichée dans tout Paris avant-hier, de- 
mandait à tout prix la fin des hostilités. 
Cette proclamation commençait ainsi : « Les 
femmes de Paris, au nom de la Patrie, au 
nom de l'honneur, au nom même de Vhumani- 
té, demandent un armistice »; et finissait par 

ceci : « Les plus calmes comme les plus 

exaltées, au fond de leur cœur, réclament de 
Paris et de Versailles la paix! la paix! » Au- 
jourd'hui, un autre groupe d'autres citoyen- 
nes proteste contre cette faiblesse, et Ton 
peut lire sur tous les murs de manifeste : 

« Manifeste du Comité central de r Union des 
Femmes pour la défense de Paris et des soins 
aux blessés ; 
" Au nom de la révolution sociale que 



i34 Tablettes d'une Femme. 



nous acclamons, au nom de la revendica- 
tion des droits du travail, de Tégalité et de 
la justice, TUnion des Femmes pour la dé- 
fense de Paris et des soins aux blessés 
proteste de toutes ses forces contre Tindi- 
gne proclamation aux citoyennes, parue et 
affichée avant-hier, émanant d^un groupe 
anonyme de réactionnaires. 

« Ladite proclamation porte que les femmes 
de Paris en appellent à la générosité de 
Versailles et demandent la paix à tout prix 

« La générosité de lâches assassins! 

« Une conciliation entre la liberté et le 
despotisme, entre le peuple et ses bourreaux ! 

« Non, ce n'est pas la paix, mais bien la 
guerre à outrance que les travailleuses de 
Paris viennent réclamer ! 

« Aujourd'hui, une conciliation serait une 
trahison!,.. Ce serait renier toutes les aspi- 
rations ouvrières, acclamant la rénovation 
sociale absolue, l'anéantissement de tous les 
rapports juridiques et sociaux existant actuel- 
lement, la suppression de tous les privilè- 
ges, de toutes les exploitations, la substitu- 
tion du règne du travail à celui du capital, 
en un mot, Taffranchissement du travailleur 
par lui-même!... 



'* ^ 



6 mai, i3 



« Six mois de souffrances et de trahison 
pendant le siège, six semaines de lutte gi- 
gantesque contre les exploiteurs coalisés, les 
flots de sang versés pour la cause de la li- 
berté^ sont nos titres de gloire et de ven- 
geance ! 

« La lutte actuelle ne peut avoir pour is- 
sue que le triomphe de la cause populaire,.. 
Paris ne reculera pas, car il porte le dra- 
peau de Tavenir. L'heure suprême a sonné;... 
Place aux travailleurs, arrière à leurs bour- 
reaux ! 

« Des actes, de Fénergie! 

« L'arbre de la liberté croît, arrosé par le 
sang de ses ennemis! 

« Toutes unies et résolues, grandies et 
éclairées par les souffrances que les crises 
sociales entraînent toujours à leur suite, 
profondément convaincues que la Commune, 
représentante des principes internationaux 
et révolutionnaires des peuples, porte en elle 
les germes de la révolution sociale, les fem- 
mes de Paris prouveront à la France et au 
monde qu'elles aussi sauront, au moment 
du danger suprême, — aux barricades, sur 
les remparts de Paris, si la réaction forçait 



/.'>v; 1 ablettes d'une Femme. 

les portes, — donner comme leurs frères 
leur sang et leur vie pour la défense et le 
triomphe de la Commune, c'est-à-dire du 
peuple ! 

« Alors, victorieux, à même de s'unir et 
de s'entendre sur leurs intérêts communs, 
travailleurs et travailleuses, tous solidaires, 
par un dernier effort, anéantiront à jamais 
tout vestige d'exploitation et d'exploiteurs! 

« Vive la République sociale et univer- 
selle î . . . 

« Vive le travail I . . . 

« Vive la Commune!... 

u Paris, le 6 mai 1871. 

w La Commission executive du Comité central, 

« LE MEL, JACQUIN, LEFÈVRE, 
C( LELOUP, DMITRIEFF. » 



Avec cette appréciation des choses^ avec 
ces surexcitations incendiaires, je ne sais 
si les pierres ne finiront pas par sauter 
d'elles-mêmes, mais il est indubitable que 
les esprits sauteront. 

D'abord excitées par les hommes, les fem^ 



ù mai. i3j 

Oies à Igur tpur excitent les hommes : les 
voilà en plein dans la lutte ; ce qu'il y a de 
généreux et 4e l^gitfme dans 1^ revendica- 
tion des drpits du peuple enflamme leur 
piepsee et décuple leur courage. Nous ne 
cessons de le dire^ nous qui rue faisons point 
d^ politique^ nqijs qui ne savons ce que 
c'e§t que la politique^ ceci est une guerre, 
sociale, pas autre chose. 

j^rmées idu chasseppt, un revolver k la 
ceinture, une .éçharpe rouge en bandoulière, 
celles-ci animent et accompagnent les com- 
battants ; dan§ leur zèle patriotique ou plutôt 
révolutiormaire, on en voit faire le rôle de 
sergents de vjlle, jarrêtier les citoyens tièdes 
ou récalcitranjts. Celles-là montent en chaire 
dans les églises et proclament Tavènement 
de la raison humaine. D'autres, munies de 
brevets professionnels et nommées par la 
commission d'enseignement, s'installent dans 
les asiles let chassent les sœurs-grises. Ici, 
révolution nouvelle. Les enfants ne veulent 
pas de ces maîtresses laïques, ils tiennent 
à leijrs bonnes sœurs ; et, malgré gâteaux et 
confitures, mettent sens dessus dessous bancs 
et tables, s'insurgent et quittent l'école 



JS Tablettes d'une Femme, 



Dimariche, 7 mai, — Et le bombardement 
continue de plus belle ^ c'est dimanche; quelle 
vue magnifique et grandiose on doit avoir 
de Paris bombardé, du haut de la terrasse 
de Saint-Germain ! Ecoutons un des specta- 
teurs jde ce rare spectacle : 

« Paris j la grande révoltée, gisait à nos 
pieds, entourée de fer et de feu. Du haut 
de toutes les positions d'où Tarmée de Ver- 
sailles menace son enceinte, la foudre s'a- 
battait sur ses murailles, dans ses rues, sur 
ses boulevards, allumant quelque maison 
criminelle, écrasant quelques troupes de sol- 
dats fratricides; et, par les cent bouches de 
ses batteries, la cité rebelle répondait d'une 
voix qui va s'affaiblissant d'heure en heure^ 
et n'aura bientôt plus d'autre puissance que 
celle du défi... » 



Lundi y 8 mai, — Il y a un an, à pareil jour 
c'était un dimanche;, les Parisiens, contents 
d'eux-mêmes, s'étaient donné une petite fête 
à eux-mêmes ; ils avaient voté toute la jour- 
née, et, le soir, partout où ils avaient pu en 
famille s'en passer la fantaisie, ils s'étaient al- 



H mai. i3(t 

lumé des lampions, voire même des lanternes 
de papier. Les gamins — qui ne perdent ja- 
mais une occasion de tapage — s'étaient li- 
vrés à une consommation effroyable de pé- 
tards ; et, par-dessus toute cette musique, on 
entendait, se répondant Tune Tautre, des fan- 
fares de cors de chasse, ni plus ni moins qu'un 
jour de carnaval. 

Aujourd'hui, descendant du Père-Lachaise, 
je m'arrête interdite devant la mairie du on- 
zième arrondissement. L'immense bâtiment 
est entièrement enveloppé de noir. Une grande 
bande, ponctuée de larmes blanches et reliée 
de drapeaux rouges sur le fronton, parcourt 
le long de la façade avec ces mots : 

Deuil public. 

A imiver saille du 8 mai i8jo. 

Plébiscite impérial. 



Un écusson richement orné supporte au 
milieu un éclatant faisceau de drapeaux noirs 
et rouges, traversés d'inscriptions. Des bande- 
roUes flottantes, également rouges et noires, 
rendent çà et là plus sinistre encore l'effet lu- 
gubre de la décoration- 



140 Tablettes d'ïinë Femme, 

Sur le bôlilëVàrd de rex-Pririce-Eilgèné des 
compagnies de marche,- &aé aii dos^ ai-me au 
pied, prêtes au départ, attendent le signal du 
clairon. Quel départ? Neuiily? Montrougé? 
Tennemi (s'appeler entre soi eptnefni! ô pauvre 
pays de France !), Tennemi de Paris ri'êst pas 
loin. Je le sais par la pluie des ôbUS. 

Une femme, je devrais dire une créature, 
passé eri calèche ; on réritoure^ on râcclàme ; 
cette feriiWe est en toilette de soie, àVec man- 
telet dé dentelle. Elle a fait un acte dé patrio- 
tisme, pdraît-il, cette élégante citoyenne ! Oui, 
elle a fait cette actidn méritoire dé dénoncer 
et faire arrêter un réfractaire, son amant pour 
le moins. La morale publique en est là. C'était 
un infidèle, sans doute. Une autre — une vraie 
femme — se serait tUéé j5eut-étre dans son 
chagrin. Elle le fait hier. Cest hideux! 

La statue de Voltaire, assise et calme, voit 
impassiblement passer ces choses. Le dieu iro- 
nique de ce pauvre Paris sceptique garde son 
immobilité de pierre. Des indigents sont au- 
tour, oubliant de mendier. Des convois défi- 
lent, c'est rheure des cortèges. On a fini par 
installer à poste fixe à l'entrée du cimetière 
des musiques générales, ne pouvant plus suf- 
fire aux politesses particulières. Cest la fan- 



A'-f; tîhii. 141 

fàre de cérémonie qui doit faire accueil aux 
morts rouges, indépendamment des musiques 
spéciales qui précèdent chacun d'eux. Le ca- 
non, dont le grondement incessant se rappro- 
che^ accentue de sa basse profonde et rh>lhme 
avec solennité les sombres marches funérai- 
res ..... 



Mardi, g mai. — Stupeur publique. A midi, 
prise du fort d'Issy. Ce pauvre fort qui ne te- 
nait plus que par miracle, criblé par des mil- 
liers et des milliers d'obus et dont la résistance 
désespérée semblait un prodige, était Torgueil 
des fédérés. L'abandon du fort d'Issy marque 
le commencement de l'inévitable défaite... 

Mornes, accablés, tète basse, des débris de 
bataillons descendaient de Montrouge. C'é- 
taient de petits groupes, isolés, silencieux. 
L'affiche suivante venait d'être placardée dans 
Paris : 

c. Midi et demi. 

« Le drapeau tricolore flotte sur le fort 



i4'2 Tahlettes d'une Femme. 



d'Issy, abandonné hier soir par la garni- 
son. 

w Le délégué à la guerre, 
a ROSSEL. » 



« Trahison ! trahison ! » s'écrie la Com- 
mune, qui n'admet pas les mauvaises nou- 
velles. 

Un démenti officiel s'affiche présentement 
à la porte des mairies : 

« Il est faux que le drapeau flotte sur le fort 
d'Issy. Les Versaillais ne l'occupent pas et ne 
l'occuperont pas. La Commune vient de pren- 
dre les mesures énergiques que comporte la 
situation. 

a Hôtel-de- Ville, 9 mai, 8 h. du soir. » 



Cette déclaration ne persuade personne, la 
confiance de l'insurrection est évanouie, les 
fédérés n'ont plus la foi. Quel effarement de- 
puis une semaine ! Je ne sais quel journal rap- 
portait ceci : « qu'eu quatre joints le fort d'Issy 
a eu treize gouveryieiirs , » 

Rossel, ce brillant capitaine fourvoyé par 



g mai. 148 

mauvaise humeur parmi nos * mascarades 
étranges^ insulté par la Commune, décrété 
d'accusation par le Comité de Salut public , 
donne sa démission en ces termes dignes et 
péremptoires : 



u Paris, le y mai J871. 



« Citoyens membres de la Commune, 

« Chargé par vous, à titre provisoire, de la 
délégation de la guerre, je me sens inca- 
pable de porter plus longtemps la respon- 
sabilité d'un commandement où tout le monde 
délibère et où personne n'obéit 



« Hier, pendant que chacun devait 

être au travail ou au feu, les chefs de légions 
délibéraient pour substituer un nouveau 
système d'organisation à celui que j'avais 
adopté, afin de suppléer à l'imprévoyance 
de leur autorité, toujours mobile et mal 
obéie 



y* 



144 1 ablettes dune Femme. 

« Je me retire, et jai l'honneur de vous 
demander une cellule à Mazas. 

« ROSSEL. » 



Dépêche de Versailles, g mai i8ji . 



M 7 h. du soir. 

« L'habile direction dé nos travaux, secon- 
dée par la bravoure de nos troupes, a aujour-i 
d'hui obtenu un succès éclatant 

« Le fort de Vanves est dans un état qui ne 
lui permettra guère de prolonger sa résis- 
tance. 

« Du reste, la conquête du fort d'Issy 
suffit seule pour assurer le succès du plan 
d'attaque actuellement entrepris » 



Mercredi, lo mai. — Le citoyen Ch. Deles- 
cluze eist norhmé délégué civil à la guerre, en 
remplacement du citoyen Rossel. Voici quel- 
ques lignes de sa proclamation belliqueuse : 



io hiai. i4s 



« A la garde natioyiale. 



« Citoyens, 

« La Commune m'a délégué au ministère 
de la guerre; elle a pensé que son représen- 
tant dans l'administration militaire devait ap- 
partenir à l'élément civil. Si je ne consultais 
que mes forces, j'aurais décliné cette fonc- 
tion périlleuse ] mais j'ai compté sur votre 
patriotisme pour m'en rendre l'accomplisse- 
ment plus facile 

• •••• •••••••••• 

« Nos remparts sont solides comme vos 

bras, comme vos cœurs; vous n'ignorez pas, 
d'ailleurs, qiie vous combattez pour votre li- 
berté et poîtr Végalité sociale, cette promesse 
qiii vous a si longtemps échappé; que si vOs poi- 
trines sont exposées aux balles et aux obus des 
Versaillais , le prix qui vous est assuré, c'est 
VaffraJichisseffieiîi de la Frayice et dit monde , ta 
sêtnrité de votre fojer et la vie de vos fetnmes 
et de vos enfants. 



7^6 Tablettes d'une Femme, 



« Vous vaincrei donc; le monde, qui vous con- 
temple et applaudit à vos magnanimes ej^orts, s'ap- 
prête à célébrer votre triomphe, qui sera le salut 
pour tous les peuples. 

« Vive la République universelle ! 
» Vive la Commune! 



u Paris, le lo mai 1871. 



« Le délégué civil à la guerre^ 

« DELESCLUZE. » 



Vous combatte^ pour votre liberté et pour 
légalité sociale, cette promesse qui vous a si long- 
temps échappé 

Ainsi parle au peuple crédule le dictateur 
du jour, au peuple si facile à déchaîner et 
si facile à conduire. Car c'est un peuple 
facile à mener, cette pauvre multitude igno- 
rante que de telles promesses irréalisables 
enflamment jusqu'au martyre. O chefs im- 
provisés de ce troupeau docile ^ idoles du 
moment qui entraînez cette population inin- 
telligente, impressionnable, candide, affamée 
et leurrée jusque sous les roues du Fatum 
sanguinaire, qui ressuscitez pour ces croyants 



10 mai. 14'j 

fanatisés l'antique légende indienne de l'im- 
pitoyable Wischnou et renouvelez en son hon- 
neur les sacrifices humains des barbaries 
passées, quelle responsabilité que la vôtre ! 

Ils vous croient , ils se précipitent, et ils 
meurent ! 

Je me rappelle un de ces exemples de cré- 
dulité populaire qu'il faut avoir vu, de ses yeux 
vu^ pour mesurer jusqu'où peut aller le fa- 
natisme des classes pauvres. C'était en 48, 
après l'ébranlement de Février qui avait, lui 
aussi, mis à nu bien des misères. L'apôtre 
de la foi nouvelle ne faisait point appel aux 
armes. Loin de là. Il prêchait la concorde , 
la fraternité, Tunion des âmes; et — chose 
rare — il pratiquait ses théories, il était doux 
et charitable. 

Cabet rêvait le communisme, il en croyait 
l'application possible et il annonçait partout 
cette bonne nouvelle d'un règne d'amour. 

« Quittons ce continent maudit où l'exploi- 
teur pressure l'exploité, où les vieux préjugés 
oppriment la liberté du monde. Allons dans 
une terre neuve établir le règne de l'égalité. 
Le communisme, c'est l'Evangile; suivons en- 
fin la loi du Christ! Partons au pays d'I- 
carie! » 



14*^' Tablettes d'une Femme, 

J'ai lu alors ces merveilles idéales du pays 
d Icarie; la société nouvelle était une société 
de saints. Personne n'avait rien et donnait 
tout aux autres, ou plutôt^ dans cette incom- 
parable terre du Bien, les choses venaient 
d'elles-mêmes, et on se les partageait entre 
tous. Chacun faisait hommage à tous de ses 
aptitudes particulières, et vous n'iniaginezpas 
l'harmonieuse perfection de la future église. 
Ainsi se trouvait réalisé ce vieux refrain de- 
venu maxime : 



Djnnc-moi de quoi qu' /'it.'?, 

Je te donnerai de quoi qu j'ai ! 



Les femmes surtout jouaient un rôle ad- 
mirable dans la colonie icarienne : nourrices, 
ménagères , institutrices. C'était, dans l'ap- 
port commun de ces trésors d'âmes, des 
joyaux de cœur qui défient toute comparaison. 
Je me souviens d'Une de ces sœurs; elle 
se nommait Henriette; c'était à faire incon- 
tinent le voyage d'Icarie pour presser avec 
vénération sa main douce et charmante. 

Mais où était ce fantastique pays d'Icarie ? 

Dans des déserts sauvages, absolument 
sauvages de l'Amérique du Nord, où nul êtfé 



civilisé n'avait pénétré encore let ii'àvait pro- 
fané — ^ par conâôqùertt — la primitive na- 
ture. Les animaux , non corrompus par 
rhoWme^ étaient restés puissants, féroces , 
terribles. La beauté des choses le disputait 
dans ces solitudes ail danger permanent des 
rencontres inévitables. La fécondité sans 
culture dti sol extibél-ànt était telle qu'il y 
fallait la hache pdut- se frayer un passage 
ail travers de ces Hchesëës aussi inextricables 
que magnifiques... 

Maintenant la contrée a changé d'aspect. 
Les élégances de Sail-Francisco ont^ bien loin 
à la ronde, détrôiié l'élément sauvage ; mais, 
aii temps où je pàHe, les profondeurs de 
la vieille Californie étaient dignes des pre- 
miers temps du globe et offraient à Tamateur 
un état de barbaries sans mélange. 

« Quittez tout, ou plutôt emmenez tout », 
disait avec attendrissement l'apôtre, le père 
du cotnmUnisme] « emmenez vos pères^ vos 
mères, vos femmes, vos fils. Vendez vos meu- 
bles personnels, ces témoignages de vanité 
et d'égôïsmë; là-bas il y a dés arbres; ndUs fe- 
rons pour la cotnmunauté des lits, des tables 
et des chaises. Et puis , noUs simplifierons 



I >o Tablettes d'une Femme. 



.") 



tant la vie ! nous allons briser tant d'entra- 
ves ! Adieu aux liens de l'ancien monde ! Par- 
tons au pays d'I carie, » 

Cabet avait déjà fait le voyage et avait ob- 
tenu pour la colonie de ses rêves la conces- 
sion d'un terrain vierge considérable. 

Il était stipulé que chaque famille ayant 
tout vendu : nippes, mobilier, propriété vaine 
et superflue, apporterait pour son passage 
six cents francs, et puis qu'on ne verrait plus 
vestige de monnaie en ce monde. La loi d a- 
mour ferait couler là-bas des flots de miel et 
de bonheur. Les frères et sœurs , parvenus 
à la terre promise, c'étaient tous les paradis à 
la fois : le paradis de l'ancienne Bible; le pa- 
radis, mille fois plus beau, de la philanthro- 
pie nouvelle. 

Nulle ombre dans ce ciel d'utopie ne fai- 
sait charitablement pressentir que l'homme 
ne cesse pas d'être homme, parce qu'il change 
d'habitudes ; qu'il emporte avec soi ses mi- 
sères , ses inégalités profondes, ses convoiti- 
ses, ses jalousies, ses défaillances; que l'u- 
niformité n'est pas possible avec cette variété, 
cette diversité d'humeurs, de volonté, d'acti- 
vité ou de négligence, d'indifférence ou de 



10 mai, i^i 



:èle, d'insensibilité ou de passion qui consti- 
ue dans son ensemble toute société hu- 
naine. Toujours, toujours ce brillant mirage : 
2 bonheur , l'immédiate jouissance ! Jamais 
e plus salutaire des enseignements : T effort 
•ersonnel, le devoir! 

Non! aucun nuage, dis-je, dans ce ciel d'u- 
3pie. Le programme était insensé. Eh bien ! 
^s disciples de Cabet ont cru aveuglément à 
Dûtes ces féeries. On a réuni six cents francs; 
eux qui n'avaient rien pu réunir ont été 
-mmenés tout de même. Ces émigrants du 
>onheur s'en allaient avec enthousiasme. 
Pour cette terre de l'inconnu redoutable, de 
eunes femmes emmenaient des enfants à 
a mamelle. C'était une exaltation extraor- 
linaire, le vertige et l'extase. La chanson 
les Girondîfîs était retournée ; ce n'était pas : 
Hourir poî47^ la patrie; c'était : Vivre pour la 
atrie ! 



Travailleurs, que notre industrie 
Nous emmène au-delà des mers! 
Vive la nouvelle patrie ! 
Communauté de Tunivers! .... 



I K-j Tablettes d'une Femme, 



Les départs avaient lieu à la gare Saint-La- 
zare , à huit heures du Soir^ par deS trains 
spéciaux. Awaj^ ! away ! En avatit pour le 
Havre ! en avant pour T Atlôntique ! pas de 
bagage : pourquoi faire ? Tous emportaient 
leur volonté d'amour. Les hommes avaient 
un certain costume de circonstance : ja- 
quette de velours, tenue dé chasseurs huma- 
nitaires ; les femmes — illuminées de certi- 
tude — semblaient presque coquettes avec 
leurs bonnets des dimanches, égayés de fa- 
veurs bleu de ciel. 

De ces émigrants du bonheur aticun n'est 
revenu raconter les drames de son rêvé : 
les môrts^ ceux des forêts ou ceux des gtè- 
ves, n'ont pas redit leurs luttes farouches ; 
les solitudes sont restées muettes. Cabet^ le 
doux et pacifique apôtre, est seul reparu en 
Europe où il a fini obscurément de cha- 
grin, peut-être ! 



Vendredi, 12 mai. — Le Comité de Salut 
public a décrété hier la démolition de Thô- 
tel de M. Thiers, place Saint-Georges. Les 
passants de ces parages-là ont pu voir depuis 



/i' mai. i^J 

qùélqlies joiifâ flotter â la porté le pàvillôfi 
rouge. C'est une frénésie de démolition^ à 

# 

coininencer par la colonne Vendôtiie que 
ïùti prépare tout dëuêeftlefît, avec pioches 
et marteaux, à sa chute immiiiente; on a 
condamné à la même mestife le monu- 
ment de Louis XVI, et les vexatiotîs de- 
viennent sérieuses dans les couvents et les 
églises ) ririsùrrectioti se sent perdue et 
croit imposer par un appareil de terreur. 

J'ai pris aujourd'hui ma carte d'ambulance, 
cette vieille compagne du premier siège, et 
je suis entrée au Val-de-Grâce visiter iin 
pauvre troupier, en traitemeht depuis dé- 
cembre. 

Un air de flûte singulièrement doux m'at- 
tire dans une division voisine, où des con- 
valescents se chauffaient au soleil : le mu- 
sicien était un jeune soldat — dît-huit ans 
— volontaire dans .là guerre prussienne. 
Une balle liii a emporté les yeux; il a les 
deux yeiix crevés. 

« — Je m'apprends à jouer de la flûte, 
me dit-il, car il faut à présent que je men- 
die; mes parents sont chargés de famille; 
j'avais un bon état, et voilà que je ne puis 



/ 5-/ Tablettes d'une Femme, 

plus rien faire; malheureusement, je ne suis 
pas mort » 

Ces choses de la vie réelle, conséquences 
de nos guerres prétendues nationales, se pas- 
sent de commentaires... 

Dix-huit soldats de la ligne ont subi ici 
l'amputation de bras ou de jambes ; deux de 
ces pauvres garçons, vivants encore par mi- 
racle, n'ont plus qu'un torse. C'est effroyable. 



Samedi, i3 mai, — L'église Notre-Dame- 
de-Lorette était hier un club : je lis sur les 
murs cette pancarte d'une main féminine : 
« Convoqation pour vendredit à sept heures. » 
Aujourd'hui c'est une succursale de lex- 
préfecture. La petite porte de la rue Flé- 
chier est gardée par des sentinelles installées 
sur les marches, mangeant et buvant. Dans 
toutes les affaires populaires de ce monde, 
on mange et l'on boit avec bonhomie, — 
comme de simples mortels, — n'importe 
où l'on se trouve; chefs et subordonnés 
fraternisent : c'est l'heure où les intéressés 
devraient tenter une politique de concilia- 
tion 



i3 mai, 755 



A tout moment sont amenés les récalci- 
trants de la Commune , pris dans les filets 
de la souricière organisée d'une façon im- 
pitoyable dans ces parages voisins de Thô- 
tel Thiers. Quiconque, en ce quartier, n'a 
pas, hélas! quarante ans et a cru pouvoir 
impunément ce tantôt sortir de sa cachette, 
est appréhendé comme traître à la patrie, 
transfuge de la sainte République et n'ob- 
tient grâce que si, incontinent, il se laisse, 
dans la sacristie convertie en vestiaire, re- 
vêtir de Tuniforme sacré. Il ne lui sert de 
rien d'être monté en fiacre, de s'être ju- 
ché sur l'impériale d'un omnibus, de s'ê- 
tre attelé à une charrette de légumes : 
fiacre , omnibus , charrette sont inspectés 
avec la dernière rigueur, et la population 
masculine est traduite — pour refus d'en- 
thousiasme — devant les doux gardes na- 
tionaux de l'église transformés en conseil 
militaire. 

Des badauds , durant ce temps , sont 
plantés comme des points d'admiration de- 
vant la maison de la place Saint-Georges; 
ils acclament chaque moellon qui tombe et 
rien ne dérange leur immobilité satisfaite. 



I ^h Tablettes ^' une Femme. 



.■) 



11 arrive à chaque instant que cette chasse 
à l'homme devient une chasse à Toiseau. 
L'individu arrêté, — jeune, nécessairement, 
— joue lestement des jambes et le garde 
national chargé de l'atteindre, embarrassé 
de son fourniment, n'y arrive que difficile- 
ment, et même n'y arrive pas du toijt. Il 
faut voir alors ces courses vertigineuses des 
poursuivants, des poursuivis, des blouses, des 
paletots , des tuniques ! C'est un branle- 
bas auquel la population flqttante des cu- 
rieux disponibles ajoute un cortège innom- 
brable. Les femmes — immanquablement — 
s'en mêlent. La plupart du temps, elles cri- 
tiquent. 

— Ce pauvre Hector! c'est bien lui qui 
s'ensauvait tout-à-V heure ! T vas aller pré- 
venir sa famille ponr qu'on le réclame au 
dépôt. — Bonté du Ciel! c'est Achille! Qu'est- 
ce qu'il venait dottc faire par ici! Dans quel 
temps vivons-nous, Marne Robert, dans 
quel temps ! 

Quelquefois les gardes nationaux eux- 
mêmes ont regret et honte du métier qu'ils 
font : il y a, parmi les fédérés, de vrais 
enfants qui avaient commencé par s amuser 



i3 mai. 1^7 

2S mascarades et qui sentent des remords. 
$ tambours ni trompettes, profitant de la 
générale , ceux-ei s'en vont ; ils rega.- 
it leurs hauteurs, mansardes ou galetas. 
- J'en ai asse^ cojifessé aujourd'hui ! Bon- 
la compag^iie ! 

2ci était dit par un pauvre petit diable 
)atriote qui se dépêchait de disparaître. 
5 ses sourcils, menaçants et terribles il 
t les plus doux yeux du monde , avec 
:épi crânement posé sur Toreillc 



.rvy*v~^^^^ r^j ./- 



? point de vue! Oui, ce que Sainte-Beuve 
dait si poétiquement et si judicieusement 
mni de pue, j'y suis arrivée. Je suis 
/ée à cette heure de la vie où la pers- 
ive est complète, la pensée absolue. 
;cension est terminée^ les mille accidents 
paysage qui interceptaient ou interrom- 
înt mon jugement ont disparu sans re- 
r. Je possède virilement mon âme. Le 
nde ne saurait entamer mon armure. 



/ S'V Tablettes d une Femme, 



Je ne pense pas comme le monde, je le tiens 
sous mon observation rigoureuse; mais le 
monde ne me connaît pas. Je me suis résolue 
au silence , les discussions ne pouvant rien 
dans la ditiérence incurable des esprits; 
ce qui me sépare des autres m'en sépare 
à jamais. 

Chacun regarde au détail, s'accroche à des 
personnalités exigeantes; moi^ je ne me sers 
du détail que pour une harmonie d'ensemble 
qui rend infiniment doux le verdict le plus dur. 
Où Ton voit les sectes,, les partis, les an- 
tagonismes, les barrières, Thorreur et Tim- 
puissance présentes, je vois la progressive, 
la triomphante humanité , touchante sous 
ses innombrables aspects d'efforts, de souf- 
frances, d'activités égarées ou perdues, de 
courages individuels et sublimes. •Le monde 
hait, raille et méprise. Je ne hais rien, car 
j'ai pitié de tout; je ne raille rien, car j'ai 
respect de bien des circonstances ignorées 
qui expliquent et éclairent , sinon justifient , 
bien des fautes. Quant à mépriser qui que 
ce soit, — dans cette rude traversée où nous 
sombrons, — j'ai trop vécu avec les malades 
pour n'être pas émue d'une compassion sou- 



i3 mai, i ^(j 

^eraine à la vue des naufrages humains. 
Le mépris en ce monde achève de tuer bien 
ies âmes Je ne serai pas avec les bour- 
reaux inconscients dont Tamer dédain pré- 
:ipite plus avant encore dans Tabîme les 
aibles et les coupables. Si je ne puis sau- 
ver qu'une àme dans le tas condamné des 
naudits, je tendrai infatigablement ma main 
i ceux-là, ne me rebutant pas si nul ne la 
œut prendre. Les justes n'ont pas besoin 
le mes prières,, les bien portants n'ont pas 

besoin de mes soins 

Le monde ne me comprend pas et je ne 
:omprendspas le monde. A chacun sa route. 
La mienne est dans le soleil, la volonté et 
le silence 



• vy^/fcy^*' 



(a* soir, répétition sur ma route des ar- 
restations et des scènes de tantôt. Il est vrai 
qu'il me faut passer devant Tex-préfecture, 
et ce voisinage explique mes rencontres. 
I- temps , aujourd'hui , gros d'orage , gris, 



lu 



i6o Tablettes d'une Femme, 

sévère, lourd, est sombre et noir à présent. 
Peu de lanternes allumées; les quais, traver- 
sés du pas des soldats, présentent un aspect 
saisissant ; la Seine roule à coup sûr des ca- 
davres sous ses longs flpts de çouleuf d'encre. 
Je suis sur le Pont-Neuf. Un cri aigu se fait 
entendre au milieu d'un brviit jd^arme à feu. 
Un fédéré qui, avec trois camarades, entraî- 
nait un traître, s'est embarrassé le pied 
dans un trou de pierre ; il e§t tombé sur un 
bout de trottoir et son propre ^sil, écla- 
tant tout-à-coup, Ta tué roide...., 



Dimanche, 14 mai. — Un pauvre homme vient 
de- se suicider, tout à côté : il a un fils dans 
Tarméc de Versailles; la Commune lui a pris 
de force les deux autres enfants qu'il avait 
essayé de cacher et qui n'ont pu s'échap- 
per : ouvriers cordonniers; la mère est morte. 
Le malheureux a été pris de désespoir, il 
s'est brûlé la cervelle. 

L'Officiel de Vinsiirrectioti met de plus en plus 
le feu aux esprits : 

« Nous signalons à l'indignation publique 
et à la mémoire des Parisiens le colonel corn- 



14 f^^i' if^i 

mandant le 3ç>' dé ligfië. Lorsqtîê les Vêrséil- 
lâîs <;'en1paréf-l^tit dil paré dé Méùilly, èe ifni- 
séràble fit pàSSer par les armes dix -huit 
prisonniers fédérés, jiifëiit qu'il en fei-àit àti- 
tàtll à tous les Pariàiëhs qui lui tofnbëfdieilt 
sous là rnâitl. 

« Qii'il àé gdfdë de tdmbef sblis les hiâihs 
des Parisiens ! 

Afinistërê de la guerre. 

« Paris, le 14 mai 1871. » 

Ils ont peur, ils perdent la tête, ils le mon- 
trent, les chefs effarés de Témeute ! Le désar- 
niêmèht à domicilei Tàrrestation dans la rue, 
les vexations de toute heure ne suffisent plus ] 
Uti dédtèt de ce jour exige dé tout individu 
^rte carte d'idetltité qui atteste ^on noiti, Son 
âge, sa profession. Cetix qui n'ont pu partir 
doivent s'enfouir de. plus en plUS profondé- 
^^ent dans les càVes; la châsse atroce devient 
f^rlfeuse ; les dénonciations abjectes se multi- 
plient. Quand l'aberration d'un parti est aussi 
^^niplète et qu'il se Sert de moyens aussi dé- 
^^^pérés, c'est que la crise est imminente, 
^st que la solution est prochaine. 



i(j2 Tablettes d'une Femme. 



Lundi, i5 mai, — Préfecture de police. — 
Encore l' ex-préfecture ! J'ai donné ma parole 
de retrouver la montre ecclésiastique dont le 
signalement a été transmis par moi à tous les 
services, et je suis obstinée. Ici, c'est peut-être 
l'obstination du désespoir; car, contrairement 
à l'axiome scientifique : « Rien ne se perd, et 
rien ne se crée >» , tout se perd dans ces bureaux 
funambulesques, et rien ne se retrouve. 

Je sais bien que je vois des choses dont 
aucun récit ne peut donner l'idée. Mon per- 
sonnage ignoré s'impose à ces gens que 
j'ignore^ et, tandis qu'ils me parlent, j'oublie 
quelquefois de leur répondre^ dans l'ébahis- 
sement où me plongent leurs déguisements 
de carnaval. 

Peut-être vais-je dire une sottise! Mais que 
ceux qui sont sans sottise sur la conscience 
me jettent la première pierre! Eh bien! à 
part la réalité féroce^ il me semble que le 
peuple est pareil aux enfants qui^ en l'ab- 
sence des parents et des maîtres^ jouent aux 
grandes personnes. 

Le peuple, tout d'un coup, sans tuteurs et 
sans chefs , joue au pouvoir, au gouverne- 
ment, au commandement, à Tautorité. Il se 



nomme général, ministre, ambassadeur, pro- 
cureur de la République, maître d'école. 
Nous avons un ministre des affaires étran- 
gères, s'il vous plaît, le citoyen Paschal Grous- 
set , qui a envoyé , ni plus ni moins qu'un 
Lamartine, son manifeste aux différents ca- 
binets d'Europe et qui a reçu les hommages 
— tout le monde l'a su — de Son Excellence 
^e représentant de la République de l'Equa- 
feur. Rien ne nous manque, voyez- vous. 

Et l'on s'affuble d'habits magnifiques, bro- 
dés, chamarrés, avec des galons en or sur 
toiates les coutures. Les puritains de la Com- 
ïn.\ine ont voulu faire des observations; il y a 
^^ même des décrets et des admonestations 
PO\ir refréner cette intempérance de décors; les 
généraux peu sages n'ont rien entendu, ils 
cc>ritinuent à éblouir la foule. Ainsi, tantôt, le 
^c>mmandant de la place, un de nos chefs 
^Redoutables, celui-là, un de ceux qui, dun 
froncement de sourcils et sur une simple 
si^gnature illisible , peuvent envoyer un 
^Omme entre quatre fusils, quatre revolvers 
^^ quatre sabres courir de la place Vendôme 
^ la place Dauphine, de la place Dauphine 
^ la prison militaire ( Cherche-Midi ) , de la 



loi 



iij4 Tablettes d'une Femme. 

prison militàif le ( Cherchë^Midi ) à Mazdâ ou 
à la Roquette, eh bien ! ce fier conïniarldant 
de Id place^ ce chef saris répliqilê^ m'avait 
fixée d admiration devant sori étotinânt cos- 
tume. Ce chef-là était tout brodé efl ât-gent, 
et il y avait, eh argent, dis-jè, sur cet titii- 
fdrmé mâjestuellx, tant de petites bêteS, ai- 
lées ou à pattes, que je me fis à îftoi-fhêihe 
lin cours de Jardin des Plantes. Sa vdix de 
commâhdarlt surpris ttie tihà de rilâ zoolo- 
gie : 

« Vous savez. Madame, qiie cè 4^e je 
fais là pour vous téinôignc d'urife excessive 
côriiplaisdrice. jamais, soU§ àilfcun gbiîvër- 
riehiërit, un lieutenant général (?) ne s'est âbâi^ 
se à cette besogne dé bureaucrate. Je Viëiis 
de faire pbUr vôUs le ménage; ôUi^ niâdarhè, 
le rtléndge dans toutes les Salles, et, je dois iê 
dire, je n'ai rien trouve. L'ancienne Perriia- 
nence a relégué les registres je rie sais où, 
là nouvelle Permanence rie tient de comptes 
qiiè depuis le i8 avril, et votre réclariiatidii 
rehiorite au 1 1 . » 



■*/\/ r\ "'^.v/ r" r* f\ 



7 5 ^^iài, ifis 

— « T'àPôuè donc, iôt? » dirait tantôt à 
un ëd-ârrêté, lin des rionibreux prisonniers 
de là GdîiitiiUiie, qlie huit fédérés farouches 
véiiàiënt, bàïbrtttelté âii vèht, d'ameher àvee 
un papier à là préfecture. C'était une fi- 
guffe àbjëctë^ ufiiè de ces faces répughàntes 
que les révblutidtls bflt lé ttisté privilège dé 

reitiëttrë â flot. « àH! t'avoue, tût, fnbi, 

ftiifdlié jnHtais ! ^> 

>ï — Moî, j'àyoUe », répdildit ràlitre, ce- 

Itii à 4Ui il parlait, « oui, j'àvbUë, je suis 

ùh Voleur! » 

Je regardai cette seconde figure, âuda- 
cieuse, étrange, brutale, filais Itiniineuse et 
^Intelligente. C'était un gaillard de vingt-cinq 
^ris à peine, aux traits de brigand, mais 
étîërglquêS, ëi^ressifs et réguliers. Ces yëux- 
1^ ne se baissâieiîi pas. 

« — Oiii, réprit-il, je siiis un voleur, et 
Ç^ thé plaît, à nîoi, d'être lih voleur! Èh! 
t^ifeiii quoi! j'ai chapardé une couverture 
^<à cheval; mon seul regret est de n'avoir 
P^s pris le cheval avec!... 

« — Pfovisdirëmênt, je retiens tout le 

^^onde », fit d'une voix impérative le mâ- 

Sistrat du lieu. 



ih() Tablettes d'une Fenwte. 

9 

« — Naturablement » , répliqua le voleur 
qui^ sans souci sur sa destination nouvelle, 
n'était pas fâché — n'importe comment — 
de s'asseoir^ permission qui lui fut accordée. 

Comme je suivais le quai, je vis Ferré 
qui devisait chaudement avec un collègue. 
Quelqu'un l'ayant nommé l'autre jour 
devant moi — du côté de l'Hôtel-de- Ville 
— je regardai avec attention ce petit homme 
qui doit être doué d'un bel entêtement dans 
la vie ordinaire. Je ne sais s'il a beaucoup 
d'idées et si elles tiennent ensemble; mais 
il doit, lui, tenir singulièrement à ce qu'il 
appelle ses principes. 



Mardi y i6 mai, — « Tu sais la Co- 
lonne! Eh bien! elle est dansée! » 

C'est en ces termes que, ce soir, à six 
heures, un fédéré qui revenait de Texécu- 
tion de cette pauvre Colonne, l'apprenait à 
un autre fédéré, son ami, comme je pas* 
sais devant le Louvre. 

Oui, cette pauvre Colonne avait vécu! 
elle avait rendu le dernier soupir entre cinq 
heures et demie et six heures. Pauvre vieux 



i(j mai. lij-j 

Bé ranger^ si fier de nos gloires nationales^ 
qu'est-ce que ton ombre de chansonnier 
populaire rencontrant ton ami Charlet^ ton 
autre ami Horace Vernet et bien d'autres, 
aura pensé et aura dit en entendant jus- 
qu'au fond des entrailles de la terre l'ébran- 
lement de cette chute insensée? 

J'ai là justement — devant les yeux — 
ua dessin^ bien rare à présent, de Charlet : 
uu ouvrier de rude allure^ maître forgeron 
pour le moins, recommande à un Frère de 
la doctrine chrétienne l'éducation de ses 
garçons, deux bambins résolus, de solide 
c^^arpente comme leur père : l'un a huit 
^i^s^ l'autre dix, tout au plus. 

^— « Faites-leur chanter la Colonne, à mes 
^^fants! C'est le Cantique des Cantiques!... ma 
^^o/onne f... mon grand Empereur... ! 

Chapeau bas. Frère ! » 

Le bras levé, l'œil dans l'extase, c'est la 
*^i populaire elle-même que personnifie cette 
^âle figure. On sent là des visions gigan- 
tesques, on entend là des chants de victoire. 

Cet enthousiasme a gagné l'un des écoliers; 
^^ bras levé comme son père, comme son 
père il s'écrie : Vive la Colonne ! L'autre tout 



i68 Tablettes d'iinè Fenwie, 



recueilli, tout sorigéùr, sa petite casquette à 
la main, ses cahiers d'école sous le bras, 
ne veut pas perdre une de cfes belles pa- 
roles; on dirait qu'il écoute une belle fable. 
Son céil contemplatif s'illumine; la piété 
paternelle inonde sa petite âriie. Quant au 
Frère, attentif, tête baissée, la mdin à son 
chapeau de prêtre, il semble dirfe : Il y a 
donc Un autre dieu que Dieu ; Napoléon est son 
Prophète, 

Oui, pauvre vieux Bérângèr, pàilvi'e grande 
âme de patriote, qu'aurafe-tii dit dé ce dé- 
boulonnement de là Colorine! Dàtis nos hu- 
miliations présentes il nous restait à peme 
ce vestige des gloires anciennes; la Colonne 
toute seule semblait dire : Nous n'avons pas 
toiijours été vaincus; il fut uil tenips où, 
nous aussi, nous avions les canons des au- 
tres ! Un vers du vieux chansonnier, — non 
de victoire, rion de gloriole, — niais d'ac- 
cablement et de défaite, traverse obstiné- 
ment ma pensée et semble, hélas! de cir- 
constance : 

On vit de honte, on n'en meurt plus ! 



i(i mai, lôy 

Majs revenons à la Colonne. 

Sur la proposition dy citoyen Félfx Pygt, 
qyi Iqi portait une haine particulière^ la 
Comnîwne lav.ait, le 12 avril, décidé en ces 
terraes sa suppression irrévocat^le : 

« LA COMMUNE DE PARIS, 

« Considérant que la Colonne impériale 
de la place Vendôme est un monument de 
barbarie, . un symbole de force brute et de 
fausse gloire , une affirmation du milita- 
risme, une négation du droit international, 
une insulte permanente des vainqueurs aux 
vaincus, un attentat perpétuel à l'un des trois 
grands principes de la République française, 
la fraternité, 



a DÉCRÈTE : 



« Article unique. — La Colonne de la place 
Vendôme sera démolie. » 

La date de l'exécution n'avait pas été dé- 
terminée le jour même, mais il était enten- 
du que la cérémonie aurait lieu dans le dé^ 



i-jo Tablettes d'une Femme, 

lai le plus rapproché et qu'on allait activer 
les préparatifs nécessaires. 

Dès lors des paris furent organisés. Pile 
ou face : tombera-t-elle? ne tombera-t-elle 
pas ? Les plus craintifs, ceux d'humeur ti- 
mide, qui tenaient au fond de leur cœur à 
cette grande aiguille de bronze, jugeaient ir- 
révérencieuse cette condamnation révolu- 
lionnaire. Quoi! plus de colonne Vendôme! 
Et qu'est-ce donc que les provinciaux vont 
penser, eux qui ne viennent à Paris que 
pour la Colonne et pour le Jardin des 
Plantes?... Le peuple, le vrai peuple, celui 
qui veut du nouveau et qu'un vol de pi- 
geon contente, qui s'arrête avec admiration 
devant la frégate-école et dont la suprême 
indifférence crie avec la même béatitude : 
Vive ceci! à bas cela! le peuple des rues» 
des clubs en plein vent et des barrièresp» 
ne dissimulait pas son plaisir et même soa 
impatience. 

Le peuple est ainsi fait : on le tourne et 
on le retourne sur le même sujet de la fa- 
çon la plus contradictoire. Ce qu'il aime avant 
tout, c'est le spectacle. Or, depuis plus de 
quinze jours on lui avait promis ce renver- 



i6 mai. 171 

sèment de la Colonne; chaque matin, il ve- 
nait voir où en était l'ouvrage , et elle était 
toujours debout! 
La solennité fut annoncée sans remise 
, pour le 8 mai; ce jour-là, — c'était un lundi, — 
la population entière était à son poste. Mais, 
hélas ! cette grande entreprise n'alla pas toute 
seule ; on rencontra tout-à-coup des obstacles 
inattendus ; il fallait, de la base au faîte, dé- 
boulonner tronçon par tronçon pour arriver à 
éraouvoir la géante. Coups de marteau et 
coups de pioche rivalisèrent la nuit et le jour 
pour ébranler la condamnée. Des cables fu- 
rent hissés jusqu'à son sommet, et le pauvre 
C>ncle P^ faisait piteuse figure au milieu de tous 
ces cordages ... 

Aujourd'hui, définitivement, les préparatifs 
éta.nt terminés, la démolition tant de fois an- 
noncée ne tenant plus qu'à un fil, la dernière 
heure de la Colonne était sonnée. 

La foule était immense rue de Castiglione, 

^Ue de Rivoli, sur les marches des Tuileries, 

rUe Mogador, rue Saint-Honoré, rue Neuve- 

ies-Petits-Champs, rue Neuve-Saint-Augus- 

^^n- mais surtout elle était formidable de 

^ autre côté, place du Nouvel-Opéra et sur le 

boulevard. 



//^ Tablettes, d'une Femme. 



Des étrangers de distinction — Anglais et 
Russes — favorisés d'invitations spéciales 
garnissaient les balcons de la place. Quant 
aux ennemis intimes de la Colonne : Courbet, 
Lefrançais, Vallès, ils ne dissimulaient pas 
leur triomphe. 

Le grand Empereur visiblement incline 
déjà du côté où il allait tomber (sur une épais» 
seur de fumier, ô misère!) faisait d'avance 
bien ridicule figure avec une grande corde 
passée au cou, celle qui allait aider à le préci- 
piter à terre, et, par dérision, un drapeau 
tricolore dans les bras. 

Des cavaliers très-parés, gardes d'honneu 
de la Commune, se tenaient, panache 
képi, mousqueton au poing, à Tentrée de l 
rue de la Paix ; ils maintenaient la foule e ^ 
surveillaient la circulation des voitures, ce qu^ 5 
n* empêcha pas de nombreuses paniques, ca:« 
les voitures aussi voulaient voir. 

Toutes les maisons d'alentour avaient coll^^ 
aux fenêtres des croisements et entre-crois& - 
ments de papier, treillage improvisé contre 
l'éclat présumé des vitres; car, malgré les prâr 
cautions prises, des accidents étaient à crain- ' 
dre. 

Les assistants, il faut le dire, avaient grand' - 



i6 mai. ij3 

peur. Les sentiments qui les tenaient surplace 
étaient très-mélangés. Partagés entre Tadmi- 
ration de voir totnber la Colonne et la crainte 
d'en recevoir des morceaux, ils s'interro- 
geaient anxieusement du regard, au milieu de 
conversations çà et là entrecoupées de mur- 
mures et traversées de hurrahs. Des fanfares 
frénétiques entretenaient Tenthousiasme non 
unanime; des membres de la Commune eux- 
mêmes passaient pompeusement au galop; lais- 
sant derrière eux des sillages d'écharpes rou- 
ges^ de plumets rouges, d'étendards rouges. 
Des orateurs montés sur la plate-forme pro- 
nonçaient l'oraison funèbre de la Colonne ex- 
pirante et descendaient de ce pavois au son 
de toutes les musiques fédérées conviées à la 

féie. — Elle tombe ... Elle va tomber! 

Elle ne tombera pas Bah! cane sera pas 

encore pour aujourd'hui c'est tous les 

jours la même chose ça finit par être en- 

^^Uyeux! ..... 

La Colonne, passant à l'état de défunte^ sus- 
Citait déjà des regrets. Lassés d'attendre et 
P^Ur se désennuyer, quelques-uns criti- 
quaient : « Qu'est-ce qu'elle leur avait fait^ la 
^^lonne ? Pourquoi ne V avoir pas laissée Iran- 



i'j4 Tablettes d'une Femme. 



quille ? Ny avait-il pas des choses plus près- 
sées ? 

Et voilà que l'heure avançait^ voilà qu'Use 
faisait tard^ voilà qu'il se faisait faim; les plus 
intrépides songeaient à leurs rôtis de veau; 
le vent de l'indifférence passait sur les pa- 
triotes; les rangs serrés s'éclaircissaient : la 
suite à demain j disaient-ils 

Et cependant le grand Empereur penchait, 
penchait visiblement ; le colosse de bronz& 
se disloquait ; les orateurs avaient fui à distance 
respectueuse ; plus de fanfares, un mystéri 
silence ! L'air s'agite étrangement^ Tépaiss 
couche de fumier reçoit un choc en plusieur 
coups : la Colonne se meurt^ la Colonne e 
morte! 

Me voici chez moi ; à ma porte un gran 
/ond de monde autour d'une musique ; je nt ^ 
* puis passer, je regarde. C'est une petite Cat»^ " 
lane qui danse en s'accompagnant de son tanr^-" 
bourin. Jamais je n'ai vu figure d'enfant pi 
étrange et plus belle. C'est l'impassibilité e 
personne ; pas un muscle de son visage i»^ 
bouge ; cet air sérieux est fatidique^ on dirait Y '^-'^ 
mage de la Fatalité. Grelots au cou^ aux main 



i6-ij mai. ij^ 

aux oreilles^ tout vibre sur elle; rien ne vibre 
dans elle. Regard immobile,, rigide indiffé- 
rence de camée. Sait-elle seulement qu'elle 
existe ? De graves fédérés sont là^ armés jus- 
qu'aux dents ; ils applaudissent avec fureur : 
ceux-là se soucient bien de la Colonne ! On 
voit même, dominant le cercle, deux ou trois 
têtes de nos vrais maîtres, messieurs du Co- 
mité central, qui n'a jamais abdiqué, celui- 
là! 



Mercredi, ly mai. — H y a querelle au camp 
d'Achille; la Commune est violemment agitée : 
la dictature du Comité de Salut public révolte 
les modérés qui répudient la responsabilité de 
ses décrets. La minorité, qui ne voulait, disait- 
clle, que les élections de Paris et les franchises 
nnunicipales, déclare son fait à la majorité ré- 
volutionnaire et se sépare nettement d'elle. La 
déclaration officielle de cette rupture éclatante 
f^it l'objet d'un manifeste affiché par la mi- 
norité qui, dans sa protestation véhémente, 
^^ retire de Faction et rentre dans les mairies. 
^^jures publiques, arrestations entre soi, ac- 
cusations scandaleuses, condamnations des 



i-jO Tablettes d'une Femme, 



cours martiales, rien ne manque. Les chefs 
se remplacent et se ressemblent 3 accompa- 
gnés des mêmes outrages. 

« - -^ Nous nous succédons avec une telle 
rapidité 3 disait Tun deux^ que nous n'avons 
même pas le temps de nous asseoir, A peine 
nommés , nous sommes déjà remplacés par 
d'autres » 

On lit dans le Réveil du peuple : 

« Nous avons vu un modèle en relief d'une 
barricade pour les grandes voies, modèle très- 
facile et très-prompt à exécuter et que nous 
recommandons à qui de droit. Un jouet a 
particulièrement appelé notre attention^ c'est 
Vapant'garde^ barricade-escarmouche. Cette bar- 
ricade mobile, légère, mue par un ressort, est 
appelée à rendre de grands services » 

Que dites-vous de cette barricade de po- 
che ! . . . 

La même feuille contient, entre autres eu* 
riosités, un décret qui ferait la joie d'un col- 
lectionneur : 

« Sur la proposition de la Commission fé- 
dérale des Artistes, considérant que la place 
d'architecte du Luxembourg est inutile, puis- 
qu'il n'y a point de travaux à faire exécuter. 



le citoyen Lemaire^ architecte actuel^ est ré- 
voqué de ses fonctions. » 

A propos de Fédération des Artistes, notons 
qu'il y a des fêtes aussi à travers nos tueries. 
La Commune se donne des spectacles et s'or- 
ganise des concerts. Après la besogne du jour 
et avant celle — insondable — de la nuit, nos 
chefs se montrent aux populations dans les 
loges — autrefois corrompues — ■ des tyrans, 
maintenant sévères loges républicaines. L'hé- 
roïsme des aïeux cornéliens hausse le cœur, 
rharmbnie des sons renfle les courages ; ser-^ 
vez^nous vos chefs-d'œuvre, vous, admirable 
Comédie-Française, tout-à-l' heure ambulance^ 
maintenant redevenue le théâtre, roi des rois. 
Et vous, scène de l'Opéra, versez-nous l'en* 
chantement suprême, le nectar des dieux, la 
musique ! Aussi bien, nous régénérons le ré- 
pertoire ; vous allez voir dans leur puissance 
les talents inconnus, méconnus, incompris, les 
vrais génies de notre époque. Nous ordon- 
nons le plaisir3 nous décrétons les réjouissan- 
ces. 

Pour le peuple, les coquetteries étaient sans 
pareilles. C'est aux Tuileries qu'ont lieu les 
concerts populaires. Pour cinquante centimes. 



7^6' Tablettes d'une Femme. 



on pourra voir ; pour un franc, on pourra en- 
tendre. Vous qui n'avez pas assisté au démé- 
nagement de 48, qui n'avez jamais mis le pied 
dans ces antres de la tyrannie, venez voir les 
salons d'un monarque, venez voir les coulisses 
d'un trône! Vous n'avez pas besoin de mettre 
— comme les Turcs — vos babouches à la 
porte . Tout le monde entre ici, tout le monde 
est chez soi, tout le monde est maître. 

Et les concerts — en ce palais des rois — 
se ressentent de la grandeur des temps. A 
ce mouton d'hier, lion aujourd'hui : le peu- 
ple! donnons l'hymne sans rivale, cantique 
de nos révolutions : la Marseillaise! La Mar- 
seillaise, c'est la France en armes, indignée, 
frémissante, invincible; c'est la fierté, c'est la 
vengeance et c'est la gloire ; trompette héroï- 
que du champ de bataille, coursier hennis- 
sant du combat! 

Hélas! aujourd'hui 17 mai, fierté contre 
qui? vengeance et gloire contre qui? 

Ces choses ne sont pas venues toutes seu- 
les, ni tout d'un coup. Qui ne se souvient 
des surexcitations du siège, qui n'a entendu 
raconter l'effet frénétique, dans les clubs, dans 
les cafés, aux petits théâtres de la Marseil- 



1-j mai, iy(f 

laise du peuple^ spécialement composée pour 
lui plaire et chantée à plein gosier par une 
cantatrice vigoureuse dont le nom éclatait 
sur les murs : M""® Bordas? ]e n'ai jamais as- 
sisté à rien de ce genre; depuis un an je porte 
le grand deuil de la Patrie, et il ne me vien- 
drait pas plus à la pensée d'aller au spectacle 
que ridée ne m'en serait venue le lendemain 
d'un enterrement de famille. Mais j'ai acheté 
cette Marseillaise régnante et j'ai compris l'im- 
pression qu'elle devait produire à travers l'ef- 
fervescence publique et l'ébuUition sociale 
qu'on sentait dans l'espace. 

Malgré ma répugnance incorrigible à tra- 
cer certains mots où se cabre la plume, voici 
le titre de cette chanson d'alors : La Canaille, 
et, du reste, je vais — pour mon édification 
— la recopier tout-à-l'heure. 

Et d'abord une observation , toujours la 
même, observation inutile : la cause du peu- 
ple est sacrée, la cause du peuple est divine; 
c'est, pour tout cœur loyal, la cause de la jus- 
tice et de la charité ; pourquoi ne pas se ser- 
vir d'expressions dignes d'elle ? Pourquoi 
tremper cette cause blanche dans le ruisseau 
et dans Tégout? Pourquoi, ô serviteurs du 

II* 



/(V() Tablettes d'une Femme, 

peuple, vous abaissez-vous éternellement a 
la grossièreté de son vocabulaire, au lieu de 
l'élever à la dignité de votre pensée, à la pu- 
reté de votre langage? C'est une insulte que 
vous lui faites, c'est du mépris que vous lui 
montrez, sachez-le bien. Votre client ne s en 
aperçoit pas, parce qu'hélas! il n'y regarde 
jamais de très-près. Pour aller chez vos pa- 
reils, votre pensée revêt de beaux habits; pour 
venir chez le peuple, vous l'injuriez; permet- 
tez-moi de vous le dire, votre langage prend 
des haillons. 

Ceci dit (et que de fois ne l'ai-je pas dit ?) 
revenons à la chanson : La Canaille^ qui a bien 
son mérite, du reste,, un vrai mérite de cir- 
constance et qui caractérise, plus qu'aucune 
autre peut-être, le travail visible des esprits. 



LA CANAILLE. 



L 



Dans la vieille cité française 
Existe une race de fer> 
Dont rdmc comme une fournaise 
A de son feu bronzé la chair. 



i-j mai. ib(i 



Tous ses fiis naissent sur la paille^ 
Pour palais ils n'ont qu'un taudis!... 

C'est !a canaille ! 

Eh bien; j'en suis! 



H. 



Ce n'est pas le pilier du bagne ; 
C'est l'honnête homme dont la main 
Par la plume ou le marteau gagne 
En suant son môt'cèau de pain. 
C'est le père enfih qui ti*availle 
Les jours et quelquefois les nuits. 
C'est la canaille ! 
Eh bien ! j'en suis ! 

m. 

C'est l'artiste, c'est le bohêtne. 
Qui sans souper rime, rêveur^ 
Un sonnet à celle qu'il aime^ 
Trompant l'estomac par le cœur; 
C'est à crédit qu'il fait ripaille, 
Qu'il loge et qu'il a des habita. 

C'est la canaille ! 

Kh bien ! j'en suis ! 



IV. 

c^est l'homme à là face terreuse^ 
Au corps maigre, à l'œil de hibou. 
Au bras de fer, à main nervéusô. 
Qui, sortant d*on ne s^lt pàd où. 



/ s 2 Tablettes d'une Femme. 



Toujours avec esprit vous raille, 
Se riant de votre mépris 

Cest la canaille! 

Eh bien ! j*en suis ! 



V. 



Cest Tenfant que la destinée 
Force à rejeter ses haillons 
Quand sonne sa vingtième année, 
Pour entrer dans nos bataillons. 
Chair à canon de Id bataille. 
Toujours il succombe sans cris.... 

Cest la canaille! 

Eh bien ! j*en suis î 



VI. 

Us fredonnaient la Marseillaise ^ 
Nos pères, les vieux vagabonds, 
Attaquant en quatre-vingt-treize 
Les bastilles dont les canons 

Défendaient la vieille muraille 

Que de tremblcurs ont dit depuis : 

a Cest la canaille ! » 

Eh bien ! j*en suis ! 



VII. 

Les uns travaillent par la plume, 
Le front dégarni de cheveux ; 
Les autres martellent Tenclume, 
Va se soûlent pour être heureux. 



l'j mai, i83 



Car la misère en sa tenaille 

Fait saigner leurs flancs amaigris. 

Cest la canaille ! 

Eh bien ! j*en suis ! 



VIII. 

Enfin, c'est une armée immense, 
Vêtue en haillons, en sabots, 
Mais qu'aujourd'hui la vieille France 
Les appelle sous ses drapeaux^ 
On les verra dans la mitraille. 
Ils feront dire aux ennemis : 
u C'est la canaille ! » 
Eh bien ! j'en suis î 



3 nous sommes loin du chef-d'œuvre du 
, l'immortelle Chanson de la Chemise! 

Travailler, travailler, travailler ! 
Avant l'aube, après les étoiles ! 



Travailler, travailler, travailler ! 
Sans jamais le répit d'une heure ! 



as essaierons, nous aussi, des chansons, 
itre! Nous pourrons nous inspirer de 
plainte divine du grand poète améri- 



î^4 Tablettes d'une Femme. 

cain Th. Hood; mais jamais, jamais^ sous 
le prétexte de mettre en relief la saine vi- 
gueur, le robuste courage, la dure condi- 
tion de nos frères pauvres, nous n'ap- 
pellerons le peuple populace ou canaille I 



Paris succombe; et, comme un mourant 
qui appelle à son secours^ Paris appelle à 
son aide les grandes villes de France; ceci 
est le cri suprême. Versailles resserre au- 
tour de nous soft étreinte^ on sent que 
larmée approche avec une sûreté irrésistible. 
Je note pour moi-même quelques passages 
de cet appel désespéré : 

'< Aux GRANDES VILLES, 

« Après deux mois d'une bataille de tou- 
tes les heures, Paris n'est ni las ni entamé — 
Paris lutte toujours, sans trêve, sans fepos 
infatigable , héroïque, invaincu, Paris a faL 
un pacte avec la mort! Derrière ses fort 



il a ses murs^ ses barricades j derrière ses 
barricades, ses maisons, qu'il faudra lui 
arracher une à une et qu'il ferait sauter 
plutôt que de se rendre à merci» 

« Grandes villes de France, assisterez- 
V0US3 immobiles et impassibles 3 à ce duel à 
mort de l'avenir contre le passé,, de la Républi- 
que contre la monarchie? ...... 

« Attendez-vous que Paris soit trans- 
formé en cimetière et chacune de ses mai- 
sons en tombeau? » » 

« Assez de sympathies platoniques; vous 
avez des fusils et des munitions : aux armés ! 
villes de France ! * 



Encore ij mai^ mercredi. — Explosion 
AU Champ-de-Mars. — On ne sait plus 
où l'on en est; cette vie fantastique est l'en- 
fer, et chaque jour apporte son émotion nou- 
velle. Le bombardement vérsaillais a été ter- 
rible : c'est au travers de grands dangers 
que j'ai gravi tantôt les Champs-Elysées pour 
atteindre l'avenue Montaigne et que j'ai tra- 
versé à mon retour le pont de l'Aima. Les 



i86 Tablettes d'une Femme, 

obus pleuvaient littéralement dans cette direc- 
tion; la batterie enfantine installée au Troca- 
déro nous attire d'affreuses représailles. Deux 
personnes qui passaient ont été tuées à l'en- 
trée de la rue de Chaillot; on emportait au 
même moment sur une civière deux fédérés 
au coin de la rue d'Angoulêrhe. Il faut en- 
tendre ce que disent ces malheureux enrôlés 
de l'émeute : entraînés de force^ fusillés s'ils 
résistent, perdus ici, perdus là-bas, enjeu sa- 
crifié d'avance et condamné de toutes maniè- 
res, ils maudissent les uns et les autres 

Ce que gémit mon silence , ce que songe 
ma pensée dans cette suite non interrompue 
de réciproques massacres, au milieu de cette 
odieuse guerre civile, aucune plume t~ sur- 
tout la mienne — ne saurait l'écrire. Je n'é- 
chappe au cauchemar incessant de la vie qu'en 
me réfugiant dans l'asile des morts 

J'étais donc au Père-Lachaise à la fin de 
mes nombreuses tâches; assise sur un rebord 
de tombe, j'assistais au défilé mortuaire des 
cortèges, lisant tour-à-tour sur bien des vi- 
sages, questionnant surtout dans ma pensée 
ces figures de femmes fédérées, ministres , fa- 
tales, presque toutes fort jeunes, quelques— 



i-j mai. iS'j 

unes très-belles, quand tout-à-coup^ (il était 
six heures moins dix minutes ) une sorte de 
tremblement de terre secoue le sol^ une vi- 
bration extraordinaire se produit dans l'es- 
pace , une détonation se prologeant à T infini 
remplit Tair, un effroi indescriptible cloue sur 
place les passants; et bientôt hommes, fem- 
mes, enfants, tous se précipitent sur la hau- 
teur, à gauche de la chapelle, pour se ren- 
dre compte de l'événement. Un mort qu'on 
allait enterrer est laissé là et doit attendre. 

« — C'est Montrouge qui a sauté ! c'est 
Bicétre ! » On ne parle en ce moment que de 
faire sauter les forts. 

Non! ce n'est pas l'explosion d'un fort; 
^'immenses fumées noires, bientôt traver- 
sées de flammes rouges, s'élèvent du côté 
^^s Invalides, dans la direction du Champ- 

d^-Mars 

Paris est dans l'épouvante, c'est la cartou- 

cHerie de l'avenue Rapp qui a éclaté. Gomme 

^e coutume, on élève à des proportions fabu- 

^^Vases le nombre des victimes. Des groupes 

^^ forment au coin des rues. Des soupçons 

^n^sensés, des accusations affolées prennent 



/rV<y Tablettes d'une Femme. 



feu dans ce tumulte : Cest Versailles quia 
fait le coup pour anéantir nos provisions ! 

La démence générale du pauvre Paris fa- 
vorise ces absurdités. Malheureusement^ hé- 
las! une chose est trop vraie : il y a beaucoup 
de morts sous les décombres I Ce sont des mu** 
tilations affreuses; des lambeaux de meiû» 
hres humains — débris saignants et fumants 
— consternent de tous côtés le regard 

Les esprits sont fous^ les coeurs sentent la 
poudre^ l'air est embrasé, la situation entière 
n'est qu'un incendie; peut -on s'étonner 
qu'une cartoucherie saute ? 

Je n'ai manqué que de peu, moi-même , 
cette catastrophe. 



FIN DE RECIT D UN JOURNAL : 

«t Un bruit mais rien ! ce n ét^^^ 

rien!... » C'étaient des tirailleurs qui décha^'^ 
geaient leurs armes sur une patrouille de caP^" 
lerie 



ij mai. itV^ 

Polichinelle a dû décidément déménager ; 
je ne Tai plus retrouvé aujourd'hui^ les obus 
pleùvaient trop dans toute l'avenue] Poli- 
chinellCj en danger de mort aux Champs- 
Elysées, s'est réfugié au Palais-Royal. 

Même hier, oui, hier, encore hier^ sous les 
formidables détonations du bombardement^ 
en face du Trocadéro armé de sa fameuse 
batterie^ comme je redescendais et traversais 

Je pont d'Iéna^ je rencontrai tout équipé, 

en uniforme pimpant , galonné , avec fusil , 
sabre et cartouchière, un garde national fé- 
déré à vélocipède ! 

Non! la mort elle-même, la mort lancée 
par le chassepot et par la bombe , n'est qu'un 
jeu pour l'espèce humaine ] et, dans les inter- 
valles, dans les intermèdes de ce jeu féroce, les 
hommes jouent à d'autres jeux, voilà tout. 
Exemples : le bouchon, saute -mouton , le 
vélocipède. 

« — Les balles sont faites pour siffler », 
chantait tout auprès de moi le plus brillant 
des capitaines en essayant — pour s'amu- 
ser — sa carabine sur un groupe d'ennemis 

qu'il s'imaginait voir défiler au loin 

« — Il est interdit aux officiers de tout 



/6/0 Tablettes d'une Femme, 

grade de paraître à leurs bataillons avec des 
fusils » , dit un récent arrêté de Delescluze. 
« Pour le plaisir de tirer sur les Versaillais, 
ces citoyens négligent d'exercer sur les hom- 
mes qu'ils commandent, Taction que leur 
réserve leur grade » 



^r\ ^\^ ** - ^ /\^ r* *%/*** 



SCFNK PHOTOGRAPHIEE. 



Trocadéro, 3 h. de l'après-midi. 

Blouse grise, casquette, ceinturon rouge, 
un homme du peuple , ivre, soutenu au 
bras par une femme jeune, charmante, les 
yeux tristes 

« — Laisse-moi ! je nVeux pas être 
mené comm'ça ! Laisse-moi , que je te 
dis! Non! je veux pas! je m'en reviens 
pas! J'veux pas que tu me mènes! 

« — Qui est-ce qui te mène^ Jean ! dis'^^ 
moi y qui est-ce qui te mène? » 

Jamais, jamais je n'ai entendu de voi^ 



ly-i^ mai, lyi 

plus douce , plus indulgente et en même 
temps plus douloureuse! 

L'homme — ce censé protecteur — malme- 
nait la pauvre créature, la rudoyait, en ré- 
pétant d'un air aussi menaçant qu'hébété : 
« — Non ! jVeux pas m'en v'nir ! J'veux 
m'en aller où jVeux, là ! J'veux pas que 
tu me mènes ! » 

Elle le fit monter, en le portant presque, 
dans l'omnibus de la station; il y tomba 
comme une masse et s'endormit. 

Elle — la voiture ne partant pas encore 
— s'assit à l'écart — par terre ; — et, de 
son tablier cachant sa figure, elle pleura 

Sourdement toutes ses larmes 

Hélas ! la malheureuse ! que de charité , 
de désolation, de résignation, de courage et 
de sacrifice dans le son étouffé de sa voix : 
*« Qiii est-ce qui te mène y Jean ?. . . » 

Vingt-cinq ans à peine , blonde comme 
les blés, de grands yeux à rêver tous les 
ï^êves !.... 

Jeudi, I S mars, — Ascension. Quatre heures 
<iu matin. — Qu'est devenu le temps où , 



iy'2 Tablettes d'une Pemmè, 



petite fille, dans ma chère église de Saint- 
Germain-l'Auxerrois où j'ai fait ma première 
communion, je croyais, ce jour de l'Ascen- 
sion, les yeux fixés sur la grande croix qui 
fait face à la chaire, voir s'envoler dans les 
cieux le Christ crucifié et clbué ! Ce pauvre 
Lamartine ! comme il riait de bon cœur 
en entendant mes confessions , et comme il 
m'appelait naïve, la plus naïve personne, di- 
sait-il, qui fût au monde ! 

Quel ciel pur ! comme la journée sera belle ! 
O mon Dieu ! pourquoi, pourquoi nous aban- 
donnez-vous ! . . . 

J'entends des cloches ; eh ! oui ! c'est un 
carillon de chapelle ! Dieu peut-il donc encore 
être adoré quelque part sans courir le risque 
d'être arrêté!... 

C'est tout-à-fait coupable, ce que je vais 
dire ! mais je me ressouviens avec délices 
'dans ce moment!) de quelque chose. Je re- 
vois — oui ! que Dieu me pardonne ! — 
oui, je revois, grâce à ce carillon extraor- 
dinaire, la pittoresque ville de Bruges ; voilà 
que je suis la rotation de moulins à vent bien- 
aimés ; il me semble rentrer dans le Béguinage 
et...! sommes-nous bien en guerre civile'." 



i8 mai. if)3 

Ces misérables d'ici, ces misérables de là-bas 
s observent-ils seulement pour s'ajuster avec 
plus de précision! Est-ce que la guerre, la 
tuerie^ veux-je dire^ est chose mathématique ? 
Merci, mon Dieu^ d avoir fait de moi une 
ignorante ! Je ne sais rien de toutes ces 
choses^ je veux n'en jamais rien savoir ! Mais 
le carillon continue, et, là-bas, là-bas, dans 
le soleil qui se lève, derrière ces nuages, ma- 
gnifiques barres de pourpre et d'or, j'en- 
tends le canon implacable ! 



Au bruit de cette douce cloche d'église : 



Heure charmante du matin, 
Heure sans tache, heure bénie, 
Oh! dans ce bleu silence et ce brouilUrd lointain 
Qu^Ue quiétude infinie ! 



Chanter, ojseaux, passe^j, raj^ons, 
Brises^ frissonnez dans les haies 1 
Est-ll dans le pays du ciel où nous irons 
Songerie et douceur plus vraies ! 



Horreur! dans ce lointain brouillard^ 
Là-bas où va ma songerie, 
Horreur! le canon joue! horreur! c'est le rempart ! 
Ce bleu silence est la tuerie ! 



iff4 Tablettes d'une Femme. 

Horreur ! parmi ces chants d*oiseaux^ 
Parmi ces brises et ces haies, 
L'homme tombe sur Thomme et, gonilant les roisseauX; 
Le sang coule de mille plaies! 

Heure charmante du matin. 
Heure sans tache, heure bénie, 
Ici c'est Y Angélus et là-bas le tocsin, 
O lumière ! et c'est Tagonie! ... 



Ce n'est pas de rétonnement, c'est de la 
stupéfaction que nous cause le spectacle de 
ces folies. De plus en plus on se croit somnam- 
bule. Gomment des gens raisonnables — et 
tous ne sont pas insensés dans la Commune 
— peuvent-ils prendre au sérieux leur impro- 
visation de titres, leur affublement de « fonc- 
tions publiques! » 

Quoi! il faut un long apprentissage pour 
toutes choses dans la vie^ il faut même — • 
avant d'être quelqu'un — faire l'apprentis- 
sage de cette chose si naturelle, si inhérente 
à l'homme : la douleur ! il faut apprendre à 
souffrir, à savoir souffrir ; vous ne sauriez, 
sans être du métier, tourner un bâton de 
chaise, nous servir proprement un manche 
de parapluie je ne parle pas d'un rouage 



i6' mai, ly^ 

mpliqué d'horloge, d'un mouvement in- 
nieux de montre) et l'on devient d'emblée, 
esseigneurs! ministres^ généraux, magis- 
its, financiers, diplomates ! 
Ce n'est pas tout. On conçoit à la rigueur 
en se plaçant au point de vue de la co- 
êdie — que des acteurs jouant un rôle se 
pproprient si bien qu'ils s'imaginent un mo- 
snt être les personnages qu'ils représentent ; 
îis la galerie, mais les spectateurs, mais 
\ désintéressés qui sont dans la salle et non 
r la scène, ceux-là savent bien que ces 
îndeurs sont fausses, ils savent bien que 

s royautés sont fictives ! 

Eh bien! dans cette extraordinaire féerie 
Comité central, de la Commune, des Cours 
irtiales, du Comité de Salut public, il se 
•uve des spectateurs, de simples assistants 
i prennent au pied de la lettre l'horrible 

ichemar et qui dans la plénitude de 

ir sang-froid, avec discernement, de propos 
libéré, acceptent .... des emplois! .... 
La Commune a décrété la réorganisation de 
tiseignement; voici des instituteurs et des in- 
tutrices; un nouveau système d'impôts est 
ordre du jour, voici des économistes, 



12 



t()6 Tablettes d'une Femme. 

Quant aux absurdités^ qui tout de suite, (mt 
repris créance contre le clergé parmi le peu- 
ple , les termes me manquent pour qualifier 
ces inexprimables sottises. Exemples : les 
squelettes de Saint-Laurent, la sainte Aurélie 
des Petits-Pères 

Un mot, en passant, sur cette pauvre sainte 
Aurélie qui ne s'attendait guère à jouer ja- 
mais après sa mort ce rôle grotesque. Sainte 
Aurélie est une belle sainte de cire, très-bien 
imitée, et gratifiée d*une blonde perruque 
éplorée (une des reliques les plus vénérées 
des fidèles^ s'il vous plaît!) Ecoutez mainte- 
nant la légende : , 

Horrible découverte sous les degrés du mai" 
tre-autel d'un cadavre tout frais d'une belle jeut^ 
Jille blonde. Dix-neuf ans au plus. Ses longs ch^ 
veux sont tout dénoués et tout soyeux encore» 
Chacun peut voiir voir^ chacun peut vmir tot^" 
cher sa chevehwe admirable I 

A propos, nous sortons de la fiction, nOtiS 
rentrons ici dans le drame ; les fédérés ot^^ 
pillé aujourd'hui cette jolie église de Notr^ 
Dame-des-Victoires 



\ 



i^'ijf mai. i^j 

Nuit, iS^ig mai. — Quelle nuit, quelle nuit 
terrible î La canonnade me semble plus furieuse 
\ que celle — si violente, pourtant I — de la nuit 
dernière* On prétendait — dans les premiers 
temps — que ce tapage signifiait de simples 
démonstrations inoffensives pour faire croire 
à des Combats imaginaires. Il n y a pas à s'y 
tromper maintenant ; les omnibus — de Mont^ 
rouge — rapportent le matin des chargements 
lugubres» Ces omnibus — rouges ~ ont Tin*- 
téfieur rempli de morts • sur l'impériale sont 
les vivants \ ceux qui ne dorment pas chan- 
tent!.. Il y en a qui sonnent le clairon^ don- 
nant ainsi le .signal aux autres 

Etifiti, voici le jour ! Le quartier peU à peu 
se réveille; il y en a qui oilt fâirti', boucheries, 
boulangeries, épiceries sont ouvertes : corn- 
nient peut-on avoir faiin ! 

Un ttiendlaïit chante Sous ma fenêtre; sa 
Voix en cheveux gris tne rappelle la Voix émue 
et chevfotante de mon pauvfe grand-père. 
Quelle Ironie ! chanter pour exprimer la chose 
physique la plus lamentable de ce monde : la 
niisère ! Gagner en notes de plaisir et de gau" 
boiserie la Croûte de pain affamée de la dou- 
leur! Réveiller dans ceUîc qui passent le sen- 



iy8' Tablettes d'une Femme, 

timent de la jeunesse, pour que ces indifférent 
remarquent les haillons, le tremblement et 1 
décrépitude de la vieillesse ! S'accompagner, ^ 
moquerie sinistre! d un violon fêlé, d'une gui- 
tare édentée pour rendre sensible la vibration 
de la souffrance et du besoin ! 

Ce vieux-là chante du Béranger, et rironîc 
est complète ; car , plus morte encore que sa 
dépouille éteinte , la mémoire du grand 
chansonnier est bien effacée en nos jours de 
honte. L'on croirait entendre un bruit d os- 
selets dans une kermesse de cimetière 



Vendredi, ig mai, — Les tâches que je rem- 
plis sont vraiment périlleuses à travers tant 
de courses lointaines. Mais ce qu'on doit 
faire, il faut le faire; allons notre chemin, tovit 
droit, sans regarder derrière. AU is right! 

Les figures sont anxieuses aujourd'hui, ch^" 
que nouvelle affiche est l'occasion d'un ras- 
semblement. Tout le monde lit, personne n^ 
parle, ce silence est funèbre. 

A propos de figures, j'étais ce matin dan^ 
l'omnibus de La Chapelle, me rendant à 1^ 
gare du Nord et lisant je ne sais quelle feuille 



I () mai. lyy 

fédérée. L'intensité d'un regard qui pesait sur 
naoi de Tautre bout de la voiture me força 
de lever les yeux. On connaît ce despotisme 
du regard. C'était Jourde, notre délégué com- 
munal aux finances. Je n'ai jamais eu à lui 
adresser la parole^ n'ayant rien eu à lui de- 
mander pour les autres; mais je l'ai maintes 
fois rencontré dans mes courses pour les ota- 
ges, et je l'ai attentivement regardé mo^- 
même : voilà qu'il s'en souvient et qu'il me 
regarde à son tour. Physionomie claire^ sé- 
rieuse^ pensive^ intelligente, c'est une des ra- 
res capacités de la Commune, qui pullule* de 
tant d'êtres étranges; il doit s'être détaché 
de la majorité, et je m'étonnerais qu'il eût voté 
pour le Comité de Salut public. Pourquoi est- 
il là, que fait-il et qu' est-il, politique ou fi- 
nancier, dans cette parade parisienne ? Je ne 
'démêle rien, sa figure ne peut pas tout 

dire 

Comme je retombe toujours dans mon in- 
curable manie des portraits! Je pars réguliè- 
ï*^nient avec un livre, et j'aboutis invariable- 
ment à ne lire que les figures ! 

C'est une véritable affliction ; car si je ren- 
contre par-ci par-là des physionomies intéres- 



12^ 



•joo Tablettes d'une Femme. 

santés^ des études sympathiques^ je fais quel- 
quefois des découvertes épouvantables. Ainsi, 
sous ce règne de Commune où Ton dit 
qu'on a ouvert les prisons^ j'ai vu^ positi-. 
vement vu un forçai. C'était place de la Bas- 
tille. Comme si j'avais tenu en mains son 
dossier^ cet individu me révélait dans toute 
sa personne un passé et peut-être un pré- 
sent de crimes; je suis sûre d'avoir vu là 
un assassin et je m'en éloignai avec eflFroi.Mon 
regard exprima mes pensées à cet hommes 
car je lui fis peur, et il baissa la tête*.. 

Beaucoup de Parisiens aujourd'hui étaient 
à Saint-Denis, et pourtant les difficultés de cir- 
culer redoublent, les vexations fédérées s'ag* 
gravent; on dit, au reste, qu'on va supprimer 
même ces petites sorties, quoique nous les 
fassions à peu près comme des prisonniers sous 
l'œil soupçonneux de gendarmes. Il est si bon* 
pourtant de respirer un peu ! Il est vrai, qu'on 
entend le canon de partout! Aucune trêve 
dans nos angoisses ! L'assaut des forts cha- 
que nuit, et chaque jour le bombardement. 

Aucune lettre, nulle réponse ne me vient. 
Je poursuis cependant — sans rien dire •— 
un projet réalisable peut-être pour notre 



jn mai. joi 

malheureux archevêque. L'on m'affirmait 
l'autre semaine, à la préfecture, qu'il ne cou- 
rait pas de danger; mais des jours, c'est- 
à-dire des siècles se sont écoulés depuis cette 
parole, et l'on respire partout l'odeur du 
sang. N'importe ! si je n'obtiens pas (quand 
il se pourra) autre chose/ j'obtiendrai tou- 
jours, à mes risques et périls, des per- 
missions de visites. 

Un double ,. ou -plutôt un triple spectacle 
frappe mes yeux quand je rentre dans Paris : 
de jeunes réfractaires, obstinés contre la 
Commune, passent enchaînés : ils ont les 
ïHenottes ! On va les fusiller^ dit en ricanant 
un patriote. Quel patriote t Des officiers prus- 
siens, parfaitement reconnaissàbles à leur 
tournure et parlant, du- reste, leur langue 
^llemande^ circulent avec non moins d 'arro- 
gance que de liberté sur le trottoir. Enfin , 
^^ orchestre très-animé joue en marchant 
des fanfares ambulantes; c'est, encore une 
fois, une de ces quêtes ré|)ublicaines, qui 
complètent bien la figure bariolée de Paris j 
^^ ce temps de choses si contradictoires. 
^ entends d'ici ce que n'aurait pas manqué 
de répéter le moqueur Sainte-Beuve ; « Comme 



joi' Tablettes d'une Femme, 



tout cela se tourne le dos ! » aurait-il dit! 

Regardez un peu : l'église Sainte -Elisabeth 
(en haut de la rue du Temple) a des accom- 
modements, je ne dirai pas avec le ciel, 
mais avec la terre. A gauche, c'est la cha- 
pelle de la Vierge, c'est le mois de Marie, 
qui a pieusement continué ses offices. A 
droite, c'est.... le club des femmes! Quand 
1 un a fini, l'autre commence. Le jour est 
laissé à Dieu, Thomme vient, s'emparer du 
soir. 

Allons au cimetière! C'est ainsi, presque 
toujours, que finissent mes journées. Là, je 
puis souffrir seule, en compagnie de ceux qui 
ne souffrent plus. Montmartre est un peu ma 
maison de famille; presque tous les miens 
sont là... 

Mais les obus sifflent dur; les enterrements 
sont suspendus à Montmartre, le danger de- 
venait trop grand. A travers les frémissements 
d'arbres, sur le marbre écorné des tombes, 
au fond des trous béants de fosses ouvertes, 
ce bruit d'obus et de mitraille est ce que 
j'ai entendu de plus surnaturel au monde 



iy-2 mai. 2o3 



Minuit, jp'2omai, — La passion supprime 
non-seulement la lumière du cœur, mais 
encore la lumière des yeux. Plus de com- 
passion, plus de charité, plus d'humanité, 
cela va sans dire. Des femmes — avec de 
doux accents dans la voix — ne cessent de vous 
répéter, à propos des malheureux insurgés, 
exaltés par leurs chefs (les coupables, ceux-là ! 
pauvre bétail de gens qui vont ou qui revien- 
nent, exténués, noirs, à demi-morts : « On ne 
les tue pas asseï! je voudrais qu'il n'en revînt 
pas un! » 

— Mais, madame, de même que toutes les 
larmes de mon cœur et toutes les angoisses 
de ma pensée sont aux chers soldats de 
Versailles, nos parents dans cette guerre fra- 
tricide, de même je plains avec une douleur 
vive ces jeunes garçons d'ici (des enfants, 
presque tous !; qui, pareils à ceux de là-bas, 
pnt des pères, des mères, des sœurs trem- 
blantes, une famille inquiète et désolée 

« Qu'on écrase aussi leurfamille ! Et d' ailleurs ^ 
^oye:^ ces figures ! Quel air de bandits ! So7it-ils 
faits! n 

—' Pardon, chère madame, mais tous ces 
S^ns-là, question politique ou sociale à part. 



204 Tablettes d'une Femme. 

sont de pauvres gefls sans éducation pour 
se défendre et nous comprendre^ $ans res- 
sources pour se sauver, qui n'auraient pas pu 
s" en aller comme les riches et qui viennent de 
passer huit jours, dix ou quinze peut*être, 
dans les tranchées ou sous les forts. Où 
auraient-ils pu se débarbouiller, se brosser, 
se cirer, se changer ? La plupart n'ont même 
pas, depuis bien longtemps, pu ôter leurs 
chaussures. Placez dans les mêmes conditions 
de misère les hommes du monde les plus 
élégants; privez-les, ne fut-ce qu'une se^ 
maine, de leur nécessaire de toilette, de leur 
beau linge, de leurs souliers frais , de leurs 
beaux habits. Au lieu de leur plume, — ivoire 
et or, — de leur badine armoriée et damasqui- 
née, faites-les manipuler des fusilsj de la pou* 
dre et des cartouches; qu'ils ne sûchfent plus 
ce que c'est qu'un lit et qu'ils n'aient pour s'é-* 
tendre qu'un dessous de porte, une couche 
de fumier ou un creux de ruisseaUi ^t^ la 
main sUr la conscience, vous m'en direz des 
nouvelles.... 

(Il a été possible. Seigneur ! à notre époque 
civilisée, de voir tant de barbarie chez les 
hommes, tant d'inhumanité chez les femmes! 



.al 

ue' 
les' 



it)'-2^ mat. 20^ 

(^~*-ie de sauva^rie sur ce tout petit coin du 
nrM^onde !) 

Ceci me rappelle une autre impression 
d'^^jne autre ^roque^ dont le souvenir sera 
toiijours aus^ aigu que dcKiloureux dans ma 
na^moire. C était en 1848. Jetais bien jeune 
alors, bien enfant encore^ mais déjà toute 
attandonnée à mes pensées scmgeuses et 
solitaires. La terrible émeute de Juin venait 
d'avoir lieu; il j avait eu des représailles 
féroces. J'ai assisté — de ncKre quartier po- 
puleux — à bien des hcMTeurs. L'insurrection 
était vaincue, les rebelles écrasés; ceux qui 
ix" étaient point morts allaient être jugés : 
c'était justice. 

Mais où la loi commence, le silence doit 
se faire; si ce n'est par pitié pour les coupa- 
l^les, c'est au moins par respect pour les ju- 
ges. 

t)'un coup de filet — dans le premier em- 
portement des colères vengeresses — on avait 
^iTêté une masse énorme d'insurgés, et on les 
^vait entassés^ accumulés^ empilés aux Tuile- 
^Gs,sous la terrasse du bord de Teau. Dans 
' encombrement de la première heure^ TautO' 



'2 6 Tablettes d'une Femme, 



rite ne pouvait procéder autrement; c'était 
légitime autant qu'inévitable. Mais quelle con- 
dition pour des créatures vivantes ! 

11 n'y avait, pour tant de respirations hu- 
maines, que de toutes petites ouvertures ron- 
des ( étroits œils-de-bœuf ) dont je vois encore 
les gros fils de fer. il s'échappait de là de; 
miasmes épouvantables ; des plaintes lugubre: 



sortaient de ces soupiraux Il était impos.- 

sible, je le répète, que l'autorité eût agi autre - 
ment. Les crimes sont des crimes et doivem^ 
tout de suite être expiés en crimes; mais, j ^ 
le répète aussi, fallait-il au moins n'en pa. 
rire ! 

Eh bien ! des jeunes filles , des jeun^ 
femmes, en rose, en bleu, en vert tendre, e 
lilas, souriantes, alertes, contentes, se pou 
saient et se bousculaient pour coller à XoxM- 
de rôle sur ces trous noirs leurs jolis visage 
et apercevoir les hâves spectres des prison- 
niers. 

« — Qu'on tue tous ces oiseaux, disaient- 
elles! Que ne tue-t-on en masse tous ce^ 
oiseaux ! » 

Voilà ce que, moi, temme, étrangère à iH 
politique, mais rattachée de toutes mes fibrtf5 



ig'20 mai. 'joj 



et. tout ce qui gémit et souffre, j'ai eu i'inex- 
f>:M:*imable confusion pour mon sexe de voir 
e "t d'entendre un jour 



Je revenais^ hier, triste et absorbée sous 
V impression de ces souvenirs et du rappro- 
ctîement dans ma pensée de ces deux époques. 
J " ctais dans mon omnibus vert, ce quotidien 
équipage du Panthéon. Les obus sifflaient 
au-dessus des Champs-Elysées, des fumées 
s' élevaient encore des effroyables décombres 
dvj Champ-de-Mars. Une jeune voix mascu- 
line parlait à ma gauche, je me tournai de ce 
^<oté. C'était un jeune artilleur, de dix-huit ans 
^^ plus. Il revenait d'Auteuil, sa tète dodeli- 
sit sur son épaule. 
— Je voudrais m'endormir pour trois mois, 
isait-il; je voudrais ne me réveiller qu'au 
t>out de trois mois, quand tout serait fini : 
^^ut cela est si triste ! 

Le pauvre garçon tenait à la main un poli- 
^^hinelle qu'il venait d'acheter pour un petit 
frère; u;ie feuille de soldats à un sou dépas- 
sait de sa poche 

« Qii'on les tue tous ! Qu'on les tue vite! qu'il 
n'en reste pas un ! » Ces paroles d'une femme 

i3 



2oS Tablettes d'une Femme. 



à une autre femme me sonnaient dans la 
tête; ces paroles ne me quittaient pas! 

Hélas! ma prière (stupide^ paraît- il!) eûtétéj 
pour moi^ éternellement celle-ci : Paris, ne 
tuez pas Versailles! Versailles, ne tuez pas 
Paris ! 



^ */\/V\/ V \/>A»i/W>/N/ • 



2 mai, 20 g 



Le samedi, 20 mai. — La commune. — le 

MITÉ DE SALUT PUBLIC. — DELESCLUZE. — 

itais malade ce matin, il me semblait que 
as les maux de l'humanité s'étaient conju- 
5 contre moi; je sentais que je ne pourrais 
s marcher, et c'était tristement débuter 
»ur une journée de samedi, toujours sur- 
argée . 

Mais je n'ai pas le temps d'y penser. Mon 
ùsin M. l'abbé me fait passer un mot très- 
essé , me demandant instamment si je puis 
ce voir tout de suite une sœur de charité 
li, dit-il, a besoin de moi. A peine ai-je 
i tracer un mot que tous deux se préci- 
tent dans ma chambre. La sœur de charité, 
larmante et douce personne (vêtue en 
ame, la cornette étant trop dangereuse par 
i temps de persécution), m'expose ce qui 
lit : 

— M. le curé de Saint-Séverin — l'abbé 
lauléon — arrêté comme otage depuis les 
'cmiers jours d'avril, a trouvé le moyen de 



210 Tablettes d'une Femme, 



faire savoir à sa famille que , par suite .du 
décret d'hier (Comité de Salut public)^ con- 
cernant l'exécution immédiate des otages , il 
était tout personnellement condamné à mort 
et se trouvait l'un des premiers désignés. 

— Je vous en supplie^ me dit M. l'abbé, 
vous qui avez déjà obtenu tant de choses^, 
voyez, allez, agissez! 

La bonne sœur ajoute : « Des dames de li 
paroisse, voulant essayer ce qui a été fait e^^t 
ce qui a réussi autrefois pour M. le curé d e 
Saint-Eustache , avaient organisé ce mat i n 
une démonstration avec pétitions et drapeau- x 
pour attendrir THôtel- de -Ville et réclam^^r 
M. Mauléon. Cette pieuse démarche a ^^ n 
lieu \ ce n'étaient point des femmes du peuJ- 
pie, mais des dames bien posées dans le 
quartier, de notoriété dans le voisinage. Je 
m'étais jointe à elles. Hélas! le résultat de 
notre manifestation — toute de cœur — a 
été, d'abord, qu'on ne nous a point reçues, 
ensuite, que des arrestations ont été faites. 
Echec complet. Comment faire? N'est- 
il pas déjà trop tard? Mais vous, madame, 
vous qu'on a écoutée déjà, je vous en supplie, 
refaites ce que vous avez fait » 



2 mat. 211 



La situation est bien changée^ pensais-je ; 
la générosiic, ou tout simplement la pure jus- 
tice et une certaine courtoisie étaient encore 
possibles le mois dernier. Sans cela, n'eussé- 
je pas brusqué les choses pour Monseigneur 
l'archevêque? Les événements n'étaient point 
encore au pire; nos maîtres ne se sentaient 
point aussi perdus qu'il le sont, ils n'avaient 
point encore aussi peur ni des uns ni des au- 
tres, ils pouvaient à l'occasion se prêter des 
grâces. 

J'ai pu étonner quelques-uns de ces mes- 
sieurs et, par là même, les désarmer et ob- 
tenir d'eux ce qu'ils n'avaient point l'inten- 
tion première de m'accorder. Aujourd'hui, 
c'est bien différent : les situations se sont af- 
folées, les esprits sont envenimés ; les indivi- 
dus sont frappés de vertige ; des maladresses, 
des impatiences peut-être, du côté de Ver- 
sailles, ont été commises (affaire manquée des 
brassards tricolores) : imprudences dangereu- 
ses en ce temps d'exaspérations réciproques ; 
la haine ici, déjà violente, la haine aveugle est 

devenue de la fureur Essayons, pourtant ! 

La bonne sœur a raison : il faut agir ! 

Et, tout de suite, j'ose entrevoir que M. **\ 



2IJ Tablettes d'une Femme. 



ancien ami de Delescluze, parfait honnête 
homme^ patriote éprouvé^ cœur admirable^ 
ne me refusera pas^ quoique fâché maintenant 
avec cet ex-arni farouche, de me donner un 
mot de présentation pour ce tout-puissant dic- 
tateur^ le citoyen délégué à la guerre. 

Je lui écris une supplique en ce sens et je 
charge la bonne sœur de la lui porter. 

— Vous ne dites pas qui je suis^ je vous en 
prie_, me fait-elle observer. 

— Soyez tranquille, je ne donne jamais que 
mon nom, répliquai-je. En toute circonstance, 
je n'aventure jamais que moi, je n'expose ab- 
solument que ma personne. 

Je pars; ma fatigue, je le répète, était ex- 
trême; des douleurs rhumatismales aiguës 
faisaient de chacun de mes pas un supplice. 
J'arrive à l'Hôtel-de-Ville où je voulais es- 
sayer de persuader quelqu'un. Personne. Un 
va-et-vient extraordinaire de fédérés, voilà 
tout; au milieu d'eux, un grand chien noir, 
superbe. Je vais, ou plutôt je crois aller à la 
mairie du quatrième arrondissement, direc- 
tement située derrière la préfecture de la Seine. 
Je dis : je crois aller, car, dans ma précipita- 
tion et mon trouble, j'entre tout droit et sans 



1*0 mai.. 2i3 



douter de rien, à la caserne Napoléon. La sen- 
tinelle ne s'étonne pas de me voir passer^ on 
ne s'étonne plus de rien à présent ; maiSj très- 
doucement et même aimablement, ce fac- 
tionnaire me dit : « — Seulement, il faut que 
je vous fasse accompagner; c'est ma consi- 
gne. « 

— C'est très-juste, très-naturel, fais-je 
comme en songe; il faut toujours exécuter 
sa consigne ; et, d'ailleurs, une escorte ne me 
déplaît pas; que mon escorte me suive ! 

Et c'étaient des uniformes invraisemblables, 
des plumets, des cocardes, des franges, des 
écharpes, des chevaux, des caissons, des bou- 
lets, des canons, des soldats faisant l'exercice, 
des officiers commandant le feu, des estafettes 
empanachées, sortant, entrant, sortant encore, 
des entre-croisements d'armes de toutes sor- 
tes, tout cela cornme en rêve. Je croyais sin- 
cèrement être à la mairie de l'Hôtel-de-Ville, 
et j'étais absorbée par mes réflexions au point 
de tout laisser faire et tout laisser dire autour 
de moi sans essayer de comprendre. 

Je ne fus tirée de mon erreur qu'en pré- 
sence d'une série d'escaliers et au milieu 
d'une cour immense. Je ris de ma méprise 



•ji4 Tablettes d'une Femme. 



bizarre, je ris de la surprise des autres; mais 
toujours comme en rêve : Que mon escorte 
me reconduise ! fis-je très-doucement aux fé- 
dérés qui suivaient pacifiquement chacun de 
mes pas inutiles. 

Je sors du fantastique, et j'arrive enfin — 
pour de bo7i — à la mairie du quatrième. Je 
comptais y trouver le citoyen délégué ***, mem- 
bre de la Commune, qui, lors de mes pre- 
mières démarches : 1 1-25 avril, m'avait très- 
obligeamment appuyée. Personne ici non 
plus , la mairie est déserte. La Commune est 
à l'agonie ; une sorte de sauve-qui-peut géné- 
ral commence pour les uns et les autres. Je 
ne me tiens pas pour battue, les minutes va- 
lent des siècles, je cherche, je veux l'adresse 
du citoyen ***. Puisque je la veux, on me la 
donne. 

C'est très-loin ; il faut que Dieu m'assiste, 
car vraiment la force me manque. Il fait un 
temps superbe, gai soleil de mai : quel con- 
traste ! Je ne puis m' empêcher de voir cette 
ironie, de sentir ce sarcasme. 

Je n'obtiens mon audience si laborieusement 
poursuivie qu'en déclinant mon nom vis-à-vis 
des dames de la maison : femme et mère, qui 



2 mat, 21:: 



n'admettaient pas volontiers de visites auprès 
de leur époux et fils, citoyen membre de la 
Commune. 

Enfin, je vois celui-ci. 

« — Vous jugez, m'écriai-je, qu'il faut une 
circonstance bien grave, plus que grave, mor- 
telle, n'est-ce pas? vous le sentez, pour que 
je vienne, comme je le fais, jusqu'ici, moi- 
même, vous forcer jusque dans votre retraite, 
pour que je me présente ainsi jusque chez 
vous! Vous me connaisse;?, vous savez ma 
sauvagerie invétérée, vous connaissez ma ré- 
pugnance et ma résistance à me montrer. 

Je lui expose ma requête. 

— Le décret a-t-il été exécuté ? Est-il trop 
tard? Je vous en conjure, répondez-moi. Est- 
il trop tard ? 

— Je n'en sais rien, fait le citoyen ***. Vous 
savez que je me suis retiré de toutes ces vio- 
lences, que je m'y suis absolument et énergi- 
quement opposé. Vous avez vu que j'ai donné 
ma démission, ainsi que certains collègues, 
que je me suis séparé des membres de la 
majorité, et que je ne fais plus partie que de 
la minorité — non agissante — de la Com- 
mune. 



i3» 



2iO Tablettes d'une Femme. 

— Je le sais, je le sais, lui dis-^je; vous voyez 
bien que je le sais, puisqueje viens à vous. 
Et je vous fais compliment de votre résolu- 
tion, je vous en félicite, vous ne pouviez et ne 
deviez agir autrement. Vous avez bien fait.... 

— Oui, mais je suis suspect; ce que j ai pu 
faire autrefois, il me serait absolument impos- 
sible de le tenter aujourd'hui. Je vous en 
prie à mon tour, ne me nommez à personne; 
ne dites à personne que vous m'avez vu; je 
comprends votre démarche, je l'approuve, je 
voudrais des deux mains l'appuyer; mais je 
ne suis rien , je ne puis rien. Je suis amère- 
ment incapable de vous aider. Vos sentiments 
d'humanité sont justes; vous avez toute rai- 
son de faire ce que vous faites, mais, je le ré- 
pète, vous ne pourriez sans m'exposer aux 
pires vengeances de la part de mes confrères, 
leur laisser voir que je vous comprends, que 
je vous encourage, que je souhaite à votre 
démarche succès et réussite. 

— Monsieur, m'écriai-je, ce que je fais, je 
le fais de ma part, sous ma seule responsabi- 
lité, de ma propre initiative, acceptant, reven- 
diquant même tous les périls qui peuvent 
s'ensuivre. Je ne partage avec personne au- 



20 mai. 217 



cun danger j je les veux tous* Je vous réitère 
simplement cette question : Est-il trop tard ? » 

Un convoi militaire passait sous les fenê- 
treSj un de ces dramatiques cortèges très-im- 
posant d'aspect, très-émouvant sous sa déco- 
ration sinistre, dont nous avons vu tant de 
représentations quotidiennes. Le peuple s'en- 
tend à ces mises en scène populaires, à ces 
arrangements saisissants et grandioses. Enfant 
jusque sur Téchafaud, il lui faut ces couleurs 
éclatantes et parlantes. Ces corbillards aux 
trophées rouges , recouverts d'immortelles 
écarlates, posées sur des capotes trouées de 
balles, tachées de sang, précédés de fanfares 
funèbres toujours très-expressives, scandées 
parjespas réguliers de bataillons nombreux, 
rhythmées et accentuées çà et là par le roule- 
ment sinistre du canon qui bombardait tou- 
jours de côté ou d'autre à Thorizon, ces chars 
révolutionnaires, dis-je, étaient d'un grand 
effet sur Timagination des pauvres et exal- 
taient jusqu'au délire ces fanatiques compa- 
gnons du cimetière. 

Ce matin, plus que jamais, mon rêve sui- 
vait cette musique tragique. En face d'un 
de ces maîtres du jour qui avaient fanatisé 



'ji^ Tablettes d'une Femme. 

Paris et organisé la- folie révolutionnaire : En- 
core une victime, disais-je, ô pauvre mort! 
de ces entraînements effroyables. Chez nous 
l'idée mobile devient vite fait rapide. Classe 
contre classe, les malheureux et les ignorants 
s'évertuent ; sacrifiés à des théories fallacieu- 
ses^ ils meurent sans rien comprendre et de- 
viennent fatalement des martyrs pour ceux-ci, 

des assassins pour ceux-là 

Cependant le citoyen *** m'avait répondu : 
« — Nous, membres de la minorité, nous 
sommes sans pouvoir ; personne de nous, en 
ce moment, ne possède la moindre influence. 
Je ne crois pas — sans pouvoir l'affirmer, 
néanmoins, — que le décret en question, ce 
décret contre les otages, ait reçu le moindre 
commencement d'exécution. Cette loi des 
otages n'était — vous avez pu en juger vous- 
même — qu'une intimidation inoffensive pour 
sauvegarder nos gardes nationaux prisonniers. 
La garde nationale de Paris a été admirable, 
et la violence de Versailles est sans pitié contre 
elle. Pas de prisonniers ! répétaient à qui vou- 
lait l'entendre nos ennemis furieux. Dans les 
premiers jours de nos luttes, nous avons ainsi 
perdu beaucoup de monde. Que de malheu- 



2 mai. 21 ff 

reux fusillés sur place ! Les fossés des remparts 
en savent quelque chose. Tous nos malheu- 
reux fédérés y auraient passé. La loi des otages 
y a remédié. Pour en revenir à ce qui vous 
amène^ c'est le Comité de Salut public, lui tout 
seul qui, à l'heure qu'il est, sait quelque chose 
et peut quelque chose. Le Comité de. Salut 
public est le pouvoir suprême. C'est là qu'il 
faut porter vos démarches, c'est là qu'il faut 
vous adresser. Les membres, soi-disant fé- 
roces qui le composent, sont, au fond, de 
bons garçons, fort poltrons au reste, et qui 
ne font les fanfarons que parce qu'ils ont peur. 
Répétez-leur^ sans me nommer, ce que vous 
venez de me dire; je ne doute pas qu'ils n'y 
accordent une attention sérieuse. » 

Le fait est que je venais de décharger ma 
conscience. Je n'ai peur ni des gens ni des 
choses en ce monde ; et quand une occasion 
se présente pour moi de dire une vérité quel- 
conque, je ne manque jamais d'en profiter ; 
je saisis avec passion cette circonstance pro- 
pice 

Trois choses étaient à considérer, même 
en se plaçant à l'étrange point de vue du gou- 
vernement extraordinaire de la Commune. 



2 20 Tablettes d'une Femme. 



Les Prussiens sont là^ guettant le moment 
d'intervenir avec leur férule^ c'est-à-dire de 



tout écraser. J'en ai parfaitement reconnu^ se 
promenant comme des inspecteurs^ sous habits 
bourgeois, à travers nos rues et nos places, 
au milieu de nos barricades : honte, mépris 
et le reste, à nos portes, sous nos murs, dans 
710S murs. Ensuite, quel droit aurez- vous de 
reprocher des violences aux autres, si, tou- 
jours à votre point de vue, vous ne valez pas 
mieux que vos adversaires, si vous commettez 
précisément les cruautés dont vous les accu- 
sez ? Celui-là seul a le droit pour lui, qui a la 
raison et qui a la douceur. Avez- vous la rai- 
son ? avez- vous la douceur ? Je ne fais pas ici 
de la politique, je n'entends rien à aucune 
politique, je traite d'une vérité humaine, très- 
familière. Un pouvoir ne s'affirme que par Té- 
quité, c'est-à-dire la modération, la sagesse 
et le calme. Vous voulez vivre, dit votre 
parti, et vous faites se suicider à jamais l'o- 
pinion que vous représentez en la déshonorant 
de crimes injustifiables, irréparables. Ayez rai- 
son, vous, si les autres ont tort. La colère 
n'explique rien, n'atténue rien, n'absout rien. 
Enfin, vous vous déclarez libres-penseurs, et 



20 mai, 2'ji 



vops débutez par une intolérance inqualifia- 
ble : despotisme d'un nouveau genre, permet- 
tez-moi de le dire. En haine de l'Eglise qui 
ordonne de croire^ vous ordonnez à la con- 
science de ne pas croire. Eh bien ! je vous le 
déclare^ et il n'est pas besoin d'une profonde 
clairvoyance pour parler ainsi, en persécutant 
les prêtreSj vous les rétablissez dans leurs pri- 
vilèges ; vous faites^ messieurs^ • les affaires de 
l'Eglise; vous ressuscitez la foi endormie^ 
vous rendez à la religion un service que ses 
meilleurs amis ne savaient pas lui rendre; 
grâce à vous, la voici en lumière ; les plus 
tièdes vont revenir à elle^ les plus indifférents 
vont la défendre. La première tête d'otage 
que vous ferez tomber sera votre condamna- 
tlon suprême ; vous donnez à la religion la 
couronne du martyre ; de votre fait^ la voilà 
triomphante 



La Commune ne sait rien, la Commune 
^e peut rien^ le Comité de Salut public est 
1^ maître, allons au Comité de Salut pu- 
Wic, en permanence à l'Hôtel-de-Ville. J'ai 
^®ÇU autrefois chez moi, à l'état de gar- 



• » •> •> 



Tablettes d'une Femme, 



çon bien élevé, de talent et d avenir, le 
secrétaire-général actuel dudit Comité san- 
guinaire, le citoyen ''**j jadis un poëte! Je 
lui ferai passer ma carte, il se rappellera 
mon nom et je parlerai. 

Voici que je retourne à THôtel-de- Ville, 
Quel changement de décor pour qui se 
souvient des élégances et des cérémonies 
passées! Quel- désarroi dans le palais! C'est 
un flot de monde partout dans les cours, 
dans les escaliers, dans les corridors; on 
dirait le passage de la mer Rouge. Certai- 
nement une panique a couru par ici. Un 
déménagement à fond a eu lieu dans les 
appartements, à travers les galeries. Plus 
rien que des hommes. Ceci n est plus tin 
palais, c'est une caserne. La belle salle 
du Trône n'est qu'un immense campe- 
merît. Je me demande, en jetant les yeux 
sur la place formidablement armée et gar- 
dée, s'il n'y a pas encore plus d'hommes 
dedans que dehors. Paille, couvertures^ sacs, 
fusils, hommes couchés, hommes debout,- 
hommes courant, c'est un singulier gouver- 
nement de la fatigue, de la peur et de la 
déroute que je vois ainsi fourmiller sous 



2 mai. 2 23 

mes yeux. Encore un chien, exténué aussi^ 
:elui-là. Ses longues pattes étendues me gè- 
lent au passage ; je ne lui dis rien cepen- 
:antj il a de si bons yeux! et j'arrive avec 
n gros battement de cœur au bureau des 
uissiers. Car il y a des huissiers, malgré 
>ut, comme sous les autres gouvernements : 

gauche pour le préfet, l'ex-préfet, veux-je 
ire, aujourd'hui commandant du vaisseau 
ie l'Etat, à droite pour le secrétaire-géné- 
al. Les forces vives sont de ce côté-là. 
^'est dans le cabinet des anciens secrétai- 
res-généraux que siège le citoyen ***, au- 
trefois poëte, maintenant contre-signataire 
officieux et officiel des hautes-œuvres du 
Comité de Salut public, un personnage re- 
doutable, vous voyez. 

— Eh! qu'est-ce que cela me fait à moi, 
^ le curé tel ou tel de qui vous venez me 
parler, — est-ce que cela mlntéresse? Est- 
ce que je connais ces gens-là? répond à 
n^a requête ce personnage redoutable. Pour 
quelle raison au monde voulez-vous m'at- 
•^ndrir? Je trouve même étonnant que vous 
^siez demander quelque chose à la pure 
République, vous, une protégée de Badin- 



'Z'24. Tablettes d'une Femme» 



— Je ne sais pas, monsieur^ ce que vous 
voulez dire. 

— ]J Indépendance belge a rapporté ce fait, 
et vous ne l'avez pas démenti. 

— Pardon^ monsieur^ mais iorsqu on ne 
sait même pas ce qui se passe à Pantin, 
comment voulez-vous, les communications 
étant fermées, que Ton sache ce qui se 
passe à Bruxelles? Et d ailleurs, que m'im- 
porte! s'il plaît à tel ou tel journal d'im- 
primer sur moi une invention quelconque, 
croyez-vous que je m'en occupe, et pensez- 
vous que cela me trouble? Les injustices, 
les sottises, les injures? qu'est-ce que vous 
voulez que cela me fasse? L'important dans 
la vie, l'essentiel — absolument — est de 
ne pas les mériter. Le reste ne me regarde 
pas. Et, puisque vous rappelez mes souve- 
nirs, oui; en effet, si c'est de cela que les 
journaux ont voulu parler à propos des pa- 
piers des Tuileries, j'ai reçu de l'Empereur 
une lettre, très-obligeante, au sujet de mon 
premier livre, paru sans nom, presque sans 
titre, jeté à la mer sans pilote. Est-ce que 
l'Empereur n'avait pas le droit de m'écrire? 
Vous m'avez bien écrit, vous et les autres? 
Les journaux et les livres ne sont-ils pas du 



2 mat. 2 2 



domaine public? montant et descendant la 
grande échelle sociale^ du palais à la chau- 
mière et du salon à l'atelier? Moi! une pro- 
tégée de quelqu'un ou de quelque chose! 
Mais regardez-moi donc! Je viens ici avec 
mon sac deprofesseuse^ entre une leçon que 
j'ai donnée ce matin et une autre que je 
donnerai tantôt^ ce dont je ne me plains 
pas, je TOUS jure. J'appartiens à la rude 
corporation du travail, et j'espère bien tra- 
vailler toute ma vie. 

— ^ Madame, une personne qui se respecte 
ne se laisse pas écrire par ces gens-là. Vous 
Voyez bien que Badinguet vous a écrit, et 
Vous venez maintenant — pour je ne sais 
qui — implorer notre clémence. Cela fait 
pitié ! 

- — Laissons mes affaires personnelles : je 

n'ai ni à les expliquer, ni à les justifier, je 

ï^ougirais de me défendre. Mais vous qui 

^e parlez, est-ce que je ne rêve pas, est-ce 

bieii' yous, êtes-vous bien le même *** qui 

^'eniez chez moi et qui, car la passion ne 

in'égare pas, moi, je dis maintenant ce que 

)^ disais autrefois, — qui, dis-je, étiez Tau- 

t^ur de si beaux vers!... 



'j-jd Tablettes d'une Femme. 

— Ah! oui! ces vers que vous ne m'a- 
vez jamais rendus! 

Cette infamie mettait le comble à tout le 
reste. Je ne pus m'empêcher de penser que 
si le citoyen secrétaire-général eût été seul, 
son impertinence vis-à-vis d'une femnie eût 
été moindre. Mais les amis étaient là, ceux du 
Comité de Salut public et bien d'autres. 
C'était faire œuvre civique, patriotique, mé- 
ritoire, c'était montrer du zèle, c'était admi- 
rable que d'insulter ainsi une femme. Us 
étaient là, tous, tous, et, l'émulation les ga- 
gnant, je ne sais plus ce qu'ils me dirent, à 
tour de rôle ou tous ensemble. 

— Mais laissez donc, parvins-je à répon- 
dre, ma personne cent fois hors de cause.. 
Les opinions sont libres, gardez les vôtres. 
Il me faut un renseignement , sinon une 
promesse. Je viens ici pour une question 
d'humanité. 

— De l'humanité! pour les prêtres! des 
vipères! Et les caveaux de Saint-Laurent! 
Les folles de Picpus ! Les squelettes des 
Petits-Pères! 

: — Je ne comprends pas! 

Il paraît que je dis ce : Je ne comprends pas ! 



20 mai. 22J 



îî 



d'une façon tout-à-fait extraordinaire, car il 
se fit un apaisement dans les injures. Mais 
cet intervalle ne fut que le silence d'une 
minute, le temps pour eux de respirer. 

— Que si ! vous comprenez ! car vous 
êtes une personne intelligente ^ seulement 
vous faites de votre intelligence l'emploi le 
plus déplorable; oui^ vous faites de votre 
talent^ — car nous vous reconnaissons aussi 
du talent , nous autres , — l'usage le plus 
détestable , le plus méprisable et le plus 
ridicule (i) 

— Et le plus dangereux ! dit quelqu'un 
de qui je ne voyais pas la figure. 

— Les femmes sont plus dangereuses 
que les hommes^ s'écria un grand individu 
sec et pâle, en me montrant le poing, pour ac- 
centuer ses paroles. (Je venais d'oser redire : 
^o,ccomplis une mission de femme, je ne suis 
qu'une femme,) 

— Oui^ reprit le même individu mena- 



(0 Pourquoi la pensée suivanie, si familière à Béranger^ me 
revint-elle à l'idée devant cette insulte nouvelle : a Le plus bel 
^niploi qu'on puisse faire de son intelligence , c'est d'en faire de 
H ^a vertu? » 



2 28 Tablettes d'une Femme, 



çant et colèce^ les femmes sont plus dan- 
gereuses que les hommes. Elles font faire 
à certains citoyens membres de la Commune 
absolument le contraire de ce qu'ils vou- 
laient faire. (Allusion à ma première libé- 
ration d'otage.) Quant à moi, à côté de la 
cellule des prêtres, je mettrais les femmes 
qui viennent parler pour eux. La vôtre est. i 
toute prête , citoyenne ; vous entendez ce 
que parler veut dire, vous comprenez, n'est- 
ce pas ? » 

Je comprenais si bien, qu'ayant déjà donné 
ma carte, avec mon nom et mon adresse, 
au citoyen secrétaire-général, retourné du 
reste à ses papiers durant ces apostrophes 
d'amis, je laissai même indication au grand 
individu sec et pâle, afin que, venant m'ar- 
rêter, on ne se trompât ni de nom, ni de 
rue, ni de porte. 

C'est ainsi que j'ai peur. Et pourtant des 
visions de fédérés en armes m'étaient bien 
permises ! 

J'ai l'honneur d'avoir inspiré cette dernière 
proclamation du Comité de Salut public : 

« Vos enfants, que vous aviez rêvés 

libres, resteront esclaves; les prêtres vont re- 



20 mai. 22y 



prendre leur jeunesse ; vos filles^ que vous 
aviez vues belles et chastes^ vont rouler flé- 
tries dans les bras de ces bandits. 
« Aux armes ! aux armes ! 
« Pas de pitié. — Fusille^ ceux qui pour- 
raient leur tendre la main!... » 

Cependant mon voisin ^ M. l'aumônier , 
attendait avec anxiété mon retour. 

— Je suis prise^ monsieur Tabbé^ je vais 
sûrement être arrêtée. A la volonté de Dieu ! 
Je me suis jetée dans le trou_, je m'en tire- 
rai. Et même, tant mieux, je suis contente ! 
Songez donc! être en prison, ce sera enfin 
du repos ! Je marche toujours, je n'en puis 
plus! En attendant, je ne suis arrivée à rien^ 
je vais trouver le chef suprême, je vais al- 
ler chez Delescluze 

— Y pensez-vous! après ce qui vient de 
vous arriver ! 

— Monsieur l'abbé, je vais aller chez De- 
lescluze. 

Le mot de présentation que j'ai fait de- 
mander ce matin était chez moi. J'avais bien 
raison de compter sur le brave cœur que 
je sollicitais. Voici la substance de ce billet 
rapide : 



23o Tablettes d'une Femme. 



« Mon cher ami, je ne puis refuser à la 
personne qui m'en prie vivement et qui vous 
porte cette lettre un mot de recommanda- 
tion pour vous. C'est, sans doute^ encore pour 
un prisonnier » 

Ainsi je me remets en route. 

Quelque rude et périlleuse qu'ait été la tâche 
déjà faite, on n'a pas encore assez fait^ on 
n'a encore rien fait, s'il reste encore quelque 
chose de possible à faire. 

Et pourtant, une sorte de découragement^ 
aggravé de ce que je souffrais, venait traverse** 
ma pensée : N'ai-je pas fait tout ce que j a 
pu? Il est vrai que je n'ai pas réussi 
Mais puis-je davantage? Oui, je puis da- 
vantage, puisque ma mission n'est pas rem 
plie, allons jusqu'au bout de ma tache... 

Le temps d'aller — comme tous les jeu 
— aux Champs-Elysées où j'avais affaire et d' 
rencontrer — comme tous les jours — par-c ^ 
par-là quelque éclatement d'obus, et j'étais 
chez Delescluze. Je re verrai toujours ce bou-'^ 
de rue, cette grande porte. 

Il est cinq heures et demie, M. Delescluze 
n'y est pas. 

— Vous feriez mieux de laisser cette lettrt?-? 



2 mai. 23 1 



dit le citoyen concierge. M. Delesciuze n'est 
que rarement chez lui et ne fait que passer, 
il pose à peine. 

— C'est très-grave_, dis-je_, ce qui m'amène, 
c'est très-pressé, j'ai à le voir personnelle- 
ment. 

— Eh bien ! essayez au ministère. 
Reprenons le bâton de voyage, repartons 

pour le ministère. 

Je n'avais jamais mis le pied au ministère 
de la guerre. Quelles proportions grandio- 
ses ! Les salons du rez-de-chaussée sont spé- 
pécialement affectés aux estafettes, au va- 
Gt-vient continuel des officiers, c'est un vrai 
bazar militaire. Les chevaux arrivent ici jus- 
que dans la maison ; j'en ai vu, comme à 
Franconi , franchir en se jouant les degrés 
du perron. Le délégué à la guerre, — sou- 
verain actuel de Paris, — dictateur suprême 
de la dernière heure, occupe, avec son état- 
niajor, les splendides appartements du pre- 
mier ^ étage. 

Beaucoup d'allants et venants jusque sur 
l^s paliers, transformés en salons d'attente ; 
l^s uniformes étincellent. 
Je remets avec une carte ma lettre à un 



14 



232 Tablettes d^une Femme, 



huissier^ fonctionnaire en habit noir, comme 
autrefois. Quel affreux désordre dans la 
grande pièce où je suis introduite ! — Pour- 
quoi^ quelque écrasant souci qui m'accable^ 
ne puis-je m'empêcher de voir autour de moi 
ce qui se passe ? C'est comme en rêve, mais 
Tobsession de l'analyse ne me fait grâce de 
rien. Ironie ou pitié, j'ai toujours eu l'en- 
tier spectacle, l'entier supplice, veiix-je dire. 

Une petite femme est là avec un grand 
gaillard en chapeau rond. Ils me semblent 
tous deux du beau pays d'Auvergne, Elle 
attend depuis trois heures, paraît-il ; de- 
puis trois heures, elle gesticule; c'est la 
quatrième fois qu'elle revient sans plus de 
succès depuis une semaine. 

— Encore, il n'y a pas si longtemps, mur- 
murait-elle, du temps de Blanchet, dit Pa- 
nille Ou Pourille, je ne sais pas lequel, 
ça m'est bien égal : Pourille ou Panille, eh 
bien ! on était reçu ! C'est bien la peine, à 
présent , au milieu de si grands airs , de 
traiter les gens comme on fait ! Non! ce 
n'était pas pire autrefois, quand c'étaient de 
vrais ministres, avec de vrais laquais, dan» 
de vrais ministères. 



2 mai, 233 



. — Dites donc^ garçon ! eh bien ! est-ce que 
ce sera pour aujourd'hui ? Vous savez^ je vous 
donne jusqu'à sept heures ! Ce Delescluze ! 
faire ainsi le seigneur ! 

— - Mon Dieu^ madame ! mais M. le Dé- 
légué est occupé ! Ce n'est pas sa faute, ce 
n'est pas la mienne ! — Venez par ici, tenez, 
si vous voulez, ça vous changera toujours 
un peu. 

L'homme au grand chapeau rond ne di- 
sait rien et laissait faire sa compagne tur- 
bulente. Ils disparurent tous les deux dans 
je ne sais quelle autre antichambre. 

Ma lettre avait été remise avec ma carte; 
un secrétaire vint des appartements inté- 
rieurSj et, m'appelant par mon nom : 

— M. Delescluze est désolé, madame, de 
vous faire attendre; il vous demande mille 
pardons; si vous êtes trop pressée ce 
soir et que vous veuilliez bien revenir 
demain matin, à neuf heures, il sera moins 
occupé et sera plus longuement à votre dis- 
position. 

— Je verrai M. Delescluze ce soir : j'at- 
tendrai. 

Et de fait, je n'attendis guère. On m'ap- 



234 Tablettes d'une Femme. 



pela dans un salon encombré de bureaux 
et obstrué de monde : secrétaires, employés, 
officiers ; on parlait, on écrivait, on marchait. 
La porte d'un cabinet attenant à cette grande 
pièce s'ouvrit ^le beau jardin vu des fenêtres ! ; 
un personnage , le maître du moment, 
achevait une discussion avec un autre per- 
sonnage qu'il reconduisait et qui le saluait, 
plein de déférence. Ses yeux errèrent dans 
tout le salon , me cherchant et me nom- 
mant. 

Je n'oublierai jamais cette figure pâle en 
paletot gris. 

— Qui est-ce qui m'a apporté la lettre 
de *^* ? 

Ces mots, dits d'une voix vibrante, an- 
xieuse, émue, passionnée, me firent regarder 
plein la face celui qui me cherchait. 

— C'est moi, fis-je au citoyen Delescluze. 
J'ai à vous parler. 

— Vous avez attendu, vous m'excusez, 
n'est-ce pas? Vous comprenez que je ne suis 
pas libre. Je vous demande pardon. 

J'étais assise, il était debout. Non, jamais, 
je le répète, je n'oublierai cette figure ardente, 
concentrée, énergique, déguisant mal ou plu- 



2 mai. 23^ 

tôt ne déguisant point du tout une agitation 
singulière. 

Je lui exposai ma démarche brèvement, ar- 
demment. 11 ignorait ce que je lui appris de 
la manifestation du matin à l'Hôtel-de- Ville. 
Je dédaignai de lui raconter les injures et 
les menaces à mon sujet du Comité de Salut 
public. 

— Vous pouvez être tranquille, me répon- 
dit-ilj il n'a rien été fait contre l'otage dont vous 
Vous inquiétez. Je vous donne ma parole qu'il 
est vivant ; j'ajoute que jusqu'à présent il n'est 
point menacé, et votre recommandation sur lui 
Sera comptée. Pour le moment, vous pou- 
vez en toute sécurité rassurer sa famille. Mais 
si je réponds de moi, si je réponds de l'ins- 
^Q^nt où nous sommes, je ne réponds pas des 

^Utres^ je ne réponds pas de l'avenir 

11 s'animait extraordinairement ; je m'étais 
-l<^vée, et, me prenant le bras, le secouant 
^Vec force^ plongeant dans mes yeux atten- 
^^ntifs un regard enflammé, il reprit avec pas- 
sion : 

- — Nous n'avons fait aucune exécution d'ô- 
^^ge; non, nous n^avons point fait cela ; mais 
Versailles nous assassine, Versailles viole et as- 



23G Tablettes d'une Femme. 



sassirie nosfemmes (i) ! — Vous avez vu celd 
Vous suivez la politique^ n'est-ce pas? vou: 
lisez les journaux ? — Eh bien I A l'on nou! 
y contraint, nous agirons à notre tour _. 
oui, si Ion nous y force, nous le ferons, nouî 
le ferons ! 

Secouée par cette tnain ardente, scrut6 
par ce regard de feu/ j'osai répondre cepen* 
dant; je redis ce soir en quelques mots a 
que j'avais dit si longuement ce matin : 

— ^ Si ces violences versaillaises sont vraies_ — > 
eh bien ! raison de plus pour valoir mieux qu^^^ 
votre adversaire, pour ne pas commettre pré— ^* 
cisément les atrocités que vous lui repro — •" 
chez 

— Je le répète, me dit41 d'un ton plu^^ -^ 
doux et comme s'il eût écouté lui-même si^^^^ 
pensée, oubliant qu'il parlait à Voix haule^^^ "^^ 
la personne pour laquelle vous êtes venue^^^ 
me prier est sauve, vous pouvez l'affirmer^^^ ^ 
aux autres; et tant que la volonté, tant qu( 
l'effort de quelqu'un -^ en présence dei 



(i) Les journaux fédérés n*étaient pleins, tous ces dernien^ 
jours^ que d*un récit de viol et de meurtre d*une cantinièfe— 
atnbulànclèrc par des soldats de Tafrtiée. 



20 mai, 2Jy 



mes de Versailles — pourra signifier quel- 
e chose, aucune exécution n'est imminente, 
cune extrémité n'est à craindre » 



y./vr\^\/\/\y%/\/ y^y\/vrv 



Je n'ai pas perdu ma journée ; quelque 
u que ce soit, j'ai souffert pour la justice; 
a fait du bien, cela rassérène. J'éprouve 
:ela une grande joie, et j'y sens une vraie 
Ice : rester dans la théorie est si amère- 
^nt inutile ; entrer dans l'action , dans le 
7, est si bon ! Agir ! agir ! c'est la loi de 
nscience ! 

Cette figure de Delescluze âpre, fanatique, 
Dlente, attendrie est singulièrement émoii- 
nte. Je ressongeais en l'écoutant à son li- 
e que j'ai lu durant le siège : De Paris à 
ifennê, journal d'un transporté^ bien éloi- 
lée alors de supposer que je pourrais un 
ur en voir l'auteur. J'avais copié en ce 
mps-là des passages qui me plaisaient, 
îrce qu'ils étaient fiers : 
« — Tu as bien fait de marcher au de- 



238 Tablettes d'une Femme, 



voir... Plus d'autre religion que le bien^ plus 
d autre foi que la morale, tel est le cri des 
serviteurs de la vérité, et leur voix n'ira pas 
se perdre dans le désert... Soldat du devoir, 
je savais que c'était un maître jaloux et 
sévère, auquel on ne donnait point assez, 
même en donnant tout 

« — L'humanité appelle de tous ses 
vœux la fin de ces duels gigantesques où 
les peuples se ruent les uns sur les autres, 
sans savoir pourquoi la plupart du temps, 
et qui leur coûtent le plus pur de leur sang 

« — Une pudeur invincible me défend les 
plaintes. 11 m'a toujours semblé que l'on ne 
saurait, sans se manquer à soi-même, lais- 
ser envahir sa pensée par le sentiment des 
souffrances subies... 

« — La situation la moins séduisante com- 
porte une somme de ressources qu'il suffit 
de savoir trouver... 

« — Quand une idée vraie a jailli lumi- 
neuse sur les nations, tout vient la servir, 
jusqu'à ce qu'elle devienne souveraine, pour 
servir ensuite de point de départ à de nou- 
velles conquêtes... » 



2 mai, 23g 



Pourquoi^ ô philosophe ! vous que je relis et 

d'autres^ pourquoi^ pouvant être des pasteurs 

de peuples , devenez-vous des bourreaux? 

Quant au citoyen secrétaire-général qui 

m'a^ ce tantôt^ si vivement insultée^ qu'il ne 

croie pas, — si jamais il y songe, — que 

je lui en veuille de sa conduite. Mes amis, 

eux seuls, peuvent me faire joie ou peine. 

Je ne sais en quel lieu l'enverra la défaite; 

mais, en quelque solitude que ce soit, je lui 

adresse comme représaille unique un miroir 

de lui-même, ces vers qu'il m'a copiés et 

qu'il vint m'apporter jadis avec courtoisie. 

Qu'il s'y regarde, qu'il s'y retrouve, s'il est 

possible, et qu'il compare. Ceci pourra s'ap- 

P^ler la vengeance d'une femme. 

^^êsie du citoyen secrétaire-général du Comité de Salut public, 

Henry Bris sac, jadis poète. 

« La gaieté s'en va, disent nos grands'mères : 
M On veut des refrains tristement vêtus; 
w Cupidon lui-même a les yeux sévères; 
« Il vole toujours, mais ne chante plus. 

« La jeunesse pense et devient morose; 
w Cette folle abeille, accusant le ciel, 
« Cherche le secret caché dans la rose, 
w Et non le nectar qui ferait son miel. 



'^40 Tablettes d'une Femme, 

a Pourtant, la nature a sa robe verte 
a Quand Avril joyeux revient l'épouser! 
« Si nous avons soif, sa mamelle ouverte 
tt  toujours du lait pour nous apaiser. 

a L'art anime encor le marbre et la toiU, 
« La volupté veille au fond des boudoirs, 
tt Et deux yeux remplis de lueurs d'étoile 
a Ont toujours besoin de dçux soleils noirs ! 

u C'est mal de semer le^ belles années 
a Dans un sol glacé qui ne peut fleurir : 
u Puisque le plaisir vous les a données, 
vc Vous devez, enfants, les rendre au plaisir 1 )) 

— Elles disent vrai, ces voix du vieil âge, 
La jeunesse rêve un autre horizon; 
Et comme un oiseau mouillé par l'orage. 
Elle ne veut pas dire sa chanson' 

Les dieux d'autrefois sont livrés aux flammes, 
Leur cendre subit l'aflront de ses pas, 
Des besoins nouveaux tourmentent nos âmes. 
Eprises d'un ciel qui ne s'ouvre pas. 

Mais que voulons*nous? quand nous pourrions vivre 

Ardents au plaisir, sans souci du mal 

Si l'esprit de l'homme allait tomber ivre { 
S'il était déjà trop plein d'idéal if 

Autour du coursier sans frein qui t'emporte, 
Mazeppal les loups vont-ils s'attrouper ? 
Arbre! n'as-tu plus qu'une sève morte, 
Et le bûcheron va-t-il te frapper? 



20 mai, 241 



Non ! ne craignons pas une défaillance 
De l'humanité jetant ses haillons! 
La source jaillit pour nous : la science \ 
Qui mettra Tépi dans tous nos sillons. 

Nous buvons ses flots avec son écume? 
Qu'importe! ayons foi dans notre cerveau : 
S'il donne souvent des fruits d'amertume, 
11 ne porte pas l'herbe du tombeau. 

Car l'homme vainqueur, domptant la matière, 
Jamais n'apparut si grand qu'aujourd'hui. 
Et n'osa fouiller, d'une main plus fièfe. 
Le monde caché qui palpite en lui ! 

Quel est votre mal? Pourquoi l'âme pleure? 
Pourquoi les soucis plissent notre front? 
— Pauvres! le génie a-t-il sonné l'heure 
De la grande agape où tous paraîtront ? 

Valets! sommes-nous las de nos livrées? 
De l'oppression déguisée en loi? 
Des cultes forgeant des chaînes doréeaf 
Pour lier l'esprit et servir la foi { 

Tueurs! avons-nous brisé notre glaive? 
L'échafaud maudit est-il consumé? 
Les lauriers du sang n'ont-ils plus de sève? 
Les héros du meurtre ont-ils désarmé ? 

Ne voyons-nous plus leurs troupeaux serviles, 
Cadavres sans âme et sans volonté, 
Frapper la pensée avec leurs mains vilesi 
Ramasser l'honneur dans la cruauté? 



24'2 Tablettes d'une Femme. 



Est ce qu^un labeur brutal ou stupide 
Ne nous courbe plus ainsi qu*un bétail'r 
Et rhomme a-t-il mis ce nimbe splendide, 
Le plaisir et Tart au front du travail? 

On gémit de voir ligués contre Tarche 
Les fous qu'elle doit plus tard abriter ! 
L'éternel désir pressant notre marche, 
Et nos lois d'un jour voulant l'arrêter î 

L'ignorance humaine accusant la vie. 
Frappant à la fois d'un même abandon 
L'enfant qui souvent contient le génie 
Et le sol qui peut donner la moisson. 

Le rire s'éteint quand la faim assiège 
Le bouge où le corps du pauvre est rivé. 
Et que le vieillard, tremblant sous la neige, 
A pour seul abri le froid du pavé ; 

Quand la pauvreté fond sur l'ouvrière. 
Pour la mettre, enfant, dans l'infâme égoul. 
L'enfouir vivante en ce cimetière 
Où, comme son corps, son cœur se dissout ! 

Ah! le rire franc, la chair frémissante 
Sous le luxe, l'art et la volupté, 
L'esprit qui s'élève, et le cœur qui chante 
Son hymne d'amour et de liberté ! 

Le bonheur, enfin! l'étoile polaire. 
Le but et l'instinct de l'Humanité, 
11 n'est pas foulé sous notre colère 
Par la passion de l'austérité! 



2 mai, 243 



Nous croyons qu'il faut rompre toute chaîne, 
Et que ce tyran de nos premiers pas, 
Que la croix antique est honteuse et vaine, 
Si le sang d'un Christ ne la rougit pas! 

La douleur sans but n'est qu'un vil symbole î 
Le bonheur est saint et non criminel! 
Mais nous le brisons, ainsi qu'une idole. 
Quand les pleurs d'autrui souillent son autel ! 

Contemplons, heureux, cette sombre flamme 
Aujourd'hui mêlée au regard humain! 
Elle est le reflet d'une plus grande âme. 
D'un plus large amour né dans notre sein ! 

Si Pair semble plein d'échos de la tombe. 
Ecoutons, joyeux î car ce bruit contient, 
Au lieu des soupirs d'un vieillard qui tombe, 
Le cri de la mère à l'enfant qui vient î 

Henrv Brissac. 



Dimanche, 21 mai, — Et dire que, au 

lieu de se donner honorablement tant de mal, 
si souvent inutile, il suffirait de connaître la 
couturière- de la femme de chambre de la ci- 
toyenne d'un citoyen puissant, de faire recom- 
mander, de boudoir en boudoir, Ja pure et 
sainte réclame, jusqu'à ce que, parvenue à 
la bien-aimée du jour, celle-ci dît au bien- 

i5 



'244 Tablettes d'une Femme. 

aimé de Theure : lu vas faire cela, Henry; 
je t'ordonne telle chose, Paschal ; tu vas m'ac- 
• corder cette libération, Raoul ! 

J'ai écrit ce matin à Tex-ami de Delescluze 
pour le remercier de son obligeante recom- 
mandation d'hier, puis j'ai écrit aussi à De- 
lescluze; ma lettre achève ce que je n'ai 
pu entièrement lui dire, car on ne peut ja- 
mais tout dire, la pensée est trop pleine ! 
Comme il était ému en tenant, dans ses m^ms^ 
le nom et l'écriture de son ex-ami ! « Qiii est- 
ce qui m* a apporté la lettre de *** ? » Qu'il y a 
loin de là au tapage forcené des Raoul Rigault 
et consorts ! 

J'apprends ce matin que, saisie de pitié à 
la pensée des violences probables, une femme, 
d'une main mystérieuse et charmante, a, elle 
aussi, écrit dernièrement à Delescluze. En 
possession du secret de sa vie, — une chère 
histoire de cœur, — elle l'adjurait, au nom 
d'une mémoire aimée, de dépouiller la haine, 
d'abjurer la vengeance, d'être clément et gé- 
néreux 

La lettre ne portait pas de signature, mais 
se terminait ainsi : 

« UNE FEMME. » 



21 mai. 24^ 

A-t-il cru que j'étais cette femtne ? 

Le témoignage dune amitié^ l'évocation 
d'une passion^ toutes deux également perdues^ 
n'ont-elles pas un instant attendri sa rudesse ? 



V^V/V/X^yV/V^^U-XAT rtr- rv/\ /■ 



Très-peu de grands établissements^ — écoles 
ou lycées^ — ont pu échapper aux tyrannies 
communales. La plupart, traités en monu- 
ments publics, ont dû, coûte que coûte, lais- 
ser arborer le fameux drapeau rouge. Beau- 
coup, du reste, imitant la prudence des églises, 
se sont fermés, maîtres et élèves allant au loin 
attendre des conditions meilleures. 

Seul, le collège municipal Chaptal, avec une 
vaillance qui réussit toujours, a continué cou- 
rageusement les études et maintenu le fidèle 
drapeau tricolore, malgré les injonctions im- 
pératives des citoyens délégués à l'Instruction 
publique et le froncement de sourcils (plus 
menaçant que celui de Jupiter olympien) du 
tout-puissant Hôtel-de-Ville. 

« — N'y a-t-il point, parmi vous, de pères 
de famille 7 Qui donc, parmi vous, oserait jeter 



•24*) Tablettes d'une Femme. 

dans la rue des entants sans défense ? dit dé- 
libérément le directeur aux fédérés chargés 
d'arrêter le maître et d'occuper' la maison. 
Revenez en nombre, si vous persistez. Car, 
nous vous le déclarons tous, nous ne céderons 

' qu'à la force » 

Cette petite manifestation courageuse avait 
lieu hier ; et, aujourd'hui, pour donner 
plus de poids encore à l'unanime protestation 
du collège, MM. les aumôniers, à la tête 
des élèves, sont allés célébrer la messe à l'é- 
glise de Saint-Louis-d'Antin. 



C'est à n'y pas croire ! il y a encore concert 
aujourd'hui ! Oui, concert populaire aux Tui- 
leries et place de la Concorde. Il y â de tout 
dans la Commune : tonnerre et soleil! la 
C'ommune frappe et caresse ! Il faut que le 
peuple s'amuse ! On annonce de. plus, pour 
demain, une grande représentation extraordi- 
naire à r Opéra 

On me dit à l'instant que la place de la 
Concorde est gardée par des seatinelles ; le 



21 mai, 24j 

Festival n'ira pas jusque-là, les obus y arri- 
vent. Voilà la seule musique que j'ai trop 
entendue, moi et bien d'autres : clairons ef- 
farés, rappels ahuris, mitraille forcenée ! 



Rougeurs intenses à Thorizon, c'est le fort 
de Montrouge qui saute. N'ayant pu faire 
sauter le fort d'Issy, les fédérés ont fait sau- 
ter celui-là. Un immense cri semble flotter 
dans Tair : Tout est perdu ! 

Tout est sauvé ! disent ceux qui attendent 
ardemment les troupes libératrices. Tout est 
sauvé ! mais à quel prix ! 

On connaît la dramatique évacuation du 
fort de Vanves. Que de malheureux et de 
malheureuses y ont péri, à travers Thorrible 
nuit des catacombes par où les survivants 
espéraient se sauver! A demi-noyés dans les 
eaux mortes des carrières, couverts de plâtre, 
de gravats, de ruines, suffoqués au milieu 
des vapeurs épaisses , se reconnaissant aux 
gémissements étouffés dont s'emplissait Tom- 
bre, quelle agonie et quelle terreur ! 

Onie heures du soir, — La ville prend un 
aspect sinistre; des patrouilles précipitées 



24<V Tablettes d'une Femme. 



parcourent les rues; le clairon sonne ^ la 
générale appelle aux armes^ le tocsin fait en- 
tendre sa voix lugubre. Hormis ce seul cri : 
Aux armes! aux armes! un silence de mort 
accroît l'épouvante. Au calme inquiétant de 
la journée a succédé une panique mortelle. 
L'heure de la bataille suprême a sonné : 
Dieu ait pitié de nous! On dit l'armée de 
Versailles entrée par Auteuil. Est-ce vrai ? 



Nuit de dimanche a lundi, 21-22 mai. — 
Dès onze heures du soir, ai-je dit^ géné- 
rale , tocsin, branle-bas solennel, rumeurs 
d'une émotion croissante ; des voitures d'ar- 
tillerie passent au grand galop sur le boule- 
vard Saint-Michel. Je me suis levée^ je me 
suis tenue debout à ma fenêtre toute la nuit. 
Magnifique nuit, avec des palpitations d'étoi- 
les incomparables, une clarté de ciel radieuse, 
et, à Torient, dans la trouée que font par ici 
les maisons, des pressentiments d'aurore où 
tout-à-rheure poindra le jour tranquille. 

Le marchand de vins d'en face est resté 
ouvert; des malheureux, sac au dos et fusil 
à l'épaule, vont y puiser un peu de fièvre 



•ji-'j:* mai. '24(j 

et beaucoup de vertige^ seul courage dont^ 
en guerre civile^ un homme armé soit capa- 
ble vis-à-vis de son camarade. 

Le glas imposant des cloches domine 
l'incessant roulement des tambours^ Tappel 
désespéré des clairons. Des hommes isolés 
passent devant ma fenêtre. Sous la lumière 
du réverbère, leur forme s'allonge^ s'allonge 
dans la traînée rouge comme de , grands 

spectres fantastiques Trois ou quatre 

fenêtres sont éclairées : foyer sombre^ tout 
paraît de sang. Et^ à travers cela^ les coqs 
chantent et^ de distance en distance^ se répon- 
dent comme des sentinelles; des chats tra- 
versent la rue^ agiles et effrayés. On a muselé 
les chiens^ pourtant ils pleurent. 

Parmi ces hommes qui partent et dont si 
peu, si peu reviendront^ il y en a qui sifflent; 
j'en entends qui rient; ils entonnent sur Tair 
le plus faux du mondé quelque bribe patrio- 
tique de chansons guerrières. Et la sommation 
des tambours devient plus pressante, plus 
sinistre; le canon de tous côtés roule son ton- 
nerre; des pas multipliés, innombrables si- 
gnalent des bataillons en marche : ils pas- 
sent, ils sont passés. Quelques cavaliers au 



i> 50 Tablettes d'une Femme. 

grand trot, peu solides sur leur monture 
grossière, courent au rendez-vous de l'alerte 
qui est proche; le drame se joue à notre 
porte ; une surprise se sera encore produite 
contre les fédérés toujours surpris. Tout-à- 
l'heure, avant que le soleil ait lui, ils revien- 
dront^ décimés, harassés, démoralisés, noirs 
de poudre, et criant : Trahison! trahison î 

Cinq hernies du matin. — En voilà déjà qui 
reviennent, un bataillon tout entier a été écra- 
sé. Que disais-je! C'est bien cela! Trahison! 
trahison ! tout le monde aux armes ! 

Le tocsin n a pas cessé, la générale précipite 
encore plus son Deprofundis, les maisons s'ou- 
vrent, des groupes s'animent. Des petites filles, 
à peine habillées, sautent à la corde 



LES SEPT JOURNÉES. 



Du lundi 22 mai au^ dimanche 28 



f\\j .r^'> ' " .-y 



PREMIERE JOURNEE. 
Lundi 22 mai iSji. 

« Que tous les bons citoyens se lèvent ! 

« Aux barricades ! Tennemi est dans nos 
inurs ! 

'< Pas d'hésitation ! 

« En avant! pour la République, pour la 
Commune et pour la liberté ! 

« Alix armes ! 

u Paris, le 22 mai 1871. 

« LE COMITÉ DE SALUT PUBLIC. » 

Après le branle-bas de la nuit^ il fallait bien 
comprendre que nous touchions à la crise 

i5» 



i>^:> Tablettes d'une Femme* 



finale. Oui^ nous sommes au dernier mo- 
ment, expirants, sinon tout-à-fait morts. L'ar- 
mée de Versailles est entrée dans Paris par 
une large brèche pratiquée au bois 'de Boulo- 
gne (i). Dieu soit loué! il n'y aura pas d'as- 
saut ! Le pays attend sa délivrance, comme 
certains malades attendent l'amputation, avec 
un frémissement plein d'épouvante. 
Paris se couvre de barricades. 



« Le peuple de Paris aux soldats de Versailles : 

« Frères ! 

« L'heure du grand combat des peuples 
contre leurs oppresseurs est arrivée. 

« N'abandonnez pas la cause des travail- 
leurs ! 

« Faites comme vos frères du 1 8 mars ! 

« Unissez-vous au peuple dont vous faitef? 
partie. 

« Laissez les aristocrates, les privilégiés:. 



(i) I/armée est entrée par la porte de Saint-Cloud, gnlce à 
la courageuse initiative de M. Ducatcl. 



2 2 mai. 2 ^^3 



les bourreaux de rhumanité se défendre eux- 
mêmeSj et le règne de la justice sera facile 
à établir. 

« Quittez vos rangs ! 
« Entrez dans nos demeures. 
« Venez à nous, au milieu de nos familles. 
« Vous serez accueillis fraternellement et 
avec joie. 

« Le peuple de Paris a confiance en votre 
patriotisme. 

« Vive la République ! 
« Vive la Commune ! 

« La Commune de Paris. » 



Des débris de bataillons reviennent. Quelles 
figures sombres, découragées, effarées, pe- 
naudes ! C'est le retour de la bataille. Nous 
avions vu cela dans les livres, nous le voyons 
dans la vie. Il y a plus que de la conster- 
nation sur ces visages, il y a de la stupéfac- 
tion : on sent que la terre tourne autour de 
leurs regards. Beaucoup ne peuvent aller plus 
loin, ils s'affaissent sur les chaises des cafés, 
sur les bancs du boulevard. Et pourtant tous 
prétendent avoir tué leur homme. On fait 



1'^^ Tablettes d'une Femme, 

cercle autour d'eux. Des civières défilent : 
morts ou blessés^ des tas ensemble. 

Vous qui n'aurez point vu ces choses, ne 
croyez pas vous en faire une idée. Les bou- 
tiques sont fermées, les chaussées vides ; on 
les dépave : terre et cailloux, tout sert. Un 
silence oppressif remplit Tespace. Et puis des 
gardes nationaux accourent, muets aussi, en 
rangs ; ceux-là vont où Ton se bat, du côté 
de Montrouge. « Des barricades ! partout 
« des barricades! Fortifiez le cinquième ar- 
« rondissement ! le Panthéon est une cita- 
« délie! Des barricades sérieuses aux ciii- 
« quième et sixième ! » Ainsi, pistolet à 1^ 
ceinture, sabre au poing, baïonnette au fusil •> 
ordonnent des estafettes anxieuses. 

<' Le Comité de Salut public arrête. : 

« Article premier. — Les persieilnes ox^ 
volets de toutes les fenêtres demeureroix*^ 
ouverts. 

« Art. il — Toute maison de laquelle par-' 
tira un seul coup de fusil ou une agression 
quelconque contre la garde nationale sera 
immédiatement brûlée. 



2 2 mai, 2 



-.•>-■> 



« Art. III. — La garde nationale est char- 
gée de veiller à l'exécution stricte du présent 
arrêté » 



Vous rappelez- vous, en Juin 1848, Tetfet 
inexprimable de ce grand cri répercuté, le 
soir, sur toutes les maisons de la ville morte : 
« Sentinelles, prenez garde à vous ! » Des 
lampions mornes aux fenêtres, pas de lu- 
mière chez les habitants. Cette fois-ci^ la ru- 
meur est plus funèbre encore : « Aux armes ! 
aux armes ! » Les affiches, lues à haute voix_, 
se succèdent avec ce cri unique : « Aux ar- 
mes! >» 

« Aux armes ! Que Paris se hérisse de 
barricades ! Que derrière ses remparts im- 
provisés, Paris jette encore à ses ennemis 
son cri de guerre, cri d'orgueil, cri de défi, 
mais aussi cri de victoire! ... Que les rues 
soient toutes dépavées ! . . . Ces pavés, nou- 
veaux moyens de défense, devront être ac- 
cumulés, de distance en distance, sur les bal- 
cons des étages supérieurs des maisons ... 
Faites sauter ou incendier les maisons qui 
gênent votre système de défense !... 

« Que le Paris révolutionnaire , le Paris 



l'S^i Tablettes d'une Femme. 

des grands jours fasse son devoir ; la Com- 
mune et le Comité de Salut public feront 
le leur. » 

Et dire qu'il y a, en ce même moment où 
Paris devient champ de bataille, des retrai- 
tes ombreuses , pacifiques et charmantes, 
des forets où passe la brise avec de gais oi- 
seaux chantants, des oasis de calme où le 

rêve suit son vol radieux ! Et puis, des 

bords de mer tranquilles avec le grand Océan . 
bleu diapré de soleil, murmurant douce- 
ment , doucement , et caressant à Thori- 
zon quelque svelte voile blanche frangée 
d'écume 

Mais il n'y a pas, il n'y a nulle part, 
n'est-ce pas, Seigneur? dans notre France 
humiliée et blessée, des indifférents qui font 
cercle , rient , chantent , avec émulation de 
toilettes et de broderies, vont aux spectacles 
et aux fêtes, tandis que nous, ici, nous mou- 
rons ? Il n'y a pas en France de Français qui 
s'amusent, n'est-ce pas. Seigneur? 

L'heure sonne, inexorable , impassible, ses 
quarts , ses demies , ses trois quarts , ses 
heures, et c'est une impression inexprimable 
que ce bruit régulier des cloches insensibles 



2 2-23 mai, 2jyy 

dans tout ce déchaînement et ce fracas 
d'horreurs. — Le Destin ny prend pas 
garde! Le Temps remplit sa tâche! La vie 
passe et marque ses secondes. Ainsi fait le 
jour. O sérénité implacable ! 

— Halte-là ! qui vive! 

— Avancez au mot de ralliement! 

— Commune! 



DEUXIÈME JOURNÉE. 
Mardi, 23 mai. 

— Hahe-là ! qui vive ! 

— Amis ! 

— Il n'y a pas d'amis! 
' — Halte-là ! qui vive ! 

— Ronde major ! 

Et voilà , toute la nuit , sous le dôme 
étincelant du ciel, ce qu'on entend à mon 
coin de rue. J'ai une barricade à ma porte : 
des femmes et des enfants l'ont faite au 
chant de la Marseillaise. Quatre autres s'é- 
lèvent, à côté, en face, à droite, à gauche. 



'jj^<y Tablettes d^iine Femme. 

Les femmes fédérées qui siégeaient à TEcole 
de droit se sont mises, elles aussi, en tenue 
de campagne. Celles qui semblent mener les 
autres portent de grandes écharpes rouges 
sur une robe noire ; elles ont, de plus, une 
cocarde sur la poitrine. 

Nos voisins ont cru sauvegarder leur 
petite maison basse en y attachant un dra- 
peau italien. Quel danger! ceci parut un 
drapeau tricolore, et tout de suite un poste 
entier vint, avec force menaces, le faire 
enlever impérieusement. 

On voit des choses qui semblent vision- 
naires. Ainsi, sur les toits, de vraies appari- 
tions de fantômes. Que font ces blouses 
blanches qui, avec mille précautions, parais- 
sent, disparaissent, comme mues par un 
ressort, s'ensevelissent dans des profondeurs., 
et tout d'un coup surgissent de nouveau? 
I/une de ces blouses aperçut mon ombre 
à ma fenêtre; Téclair d'un fiisil brilla vers 
ma personne ; mais une femme fédérée mit 
le bras sur cette arme ; et, me désignant : 

— Ce n'est pas un homme, s'écria-t-elle; 
c'est une femme. 

Je fermai ma fenêtre. 



l'i' mai. lij^t/ 

Les gardes des barricades, sentinelles de la 
le, ont veillé fièrement leurs pavés; quel- 
les-uns pourtant sont tombés de fatigue. 
5 gisent allongés sur les pierres du terrain 
en face : on dirait déjà des morts. 
Nous avons le clairon et le rappel, comme 
1 campagne. La générale bat au loin. Des 
ïtafettes soucieuses viennent voir les choses : 
les Versaillais avancent, avancent » , disent- 
les. « Depuis, ajoutent-elles, qu'un traître 
ur a livré nos portes, le faubourg Saint- 
ermain est à eux; ils atteindront bientôt 
Observatoire ; le Panthéon doit se montrer 
^roïque; ces barricades sont insignifiantes; 
faut les faire plus sérieuses; il y faut des 
nons, des fusils, de la poudre. » 
Et le bombardement continue toujours, 
► obus arrivent de toutes parts ; cette guerre 
: la rage , la folie de la barbarie. Juin était 
L jeu au prix d'elle, ceci est l'extermination 
i monde. 

Midi. — Par une issue dérobée traversant 
te la rue étroite, j'ai gravi le haut belvédère 
^ la terrasse voisine , situation d'où Ton 
3mine entièrement Paris. Quelques per- 



2 ho Tablettes d'une Femme. 



sonnes étaient là^ couchées à plat ventre, 
ne laissant à peine dépasser que leurs, têtes, 
danger très-grand encore, car les fédérés 
occupent les toits environnants; le moindre 
mouvement leur paraît suspect; ils tirent sur 
tout ce qui remue. Mais quelle représentation 
d'enfer ! quelle vue incomparable! Qui n'a pas 
contemplé le feu d artifice du bombardement 
dans la frénésie de sa fureur, avec tous les 
sillonnements d'éclairs des obus, le fracas 
des explosions, au nord, au sud, de près, de 
loin, de partout, à côté, là-bas, dans toutes 
les directions, avec Tincendie des maisons 
qui s'allument, non, qui n'a pas vu cela, 
sous ce radieux soleil de mai, n'a rien vu, 
n'a le droit de parler de rien! Qui na pas, 
d'un observatoire pareil, assisté à ce jeu de 
hasard des bombes lancées rageusement sur 
une ville, ne peut imaginer cet effrayant 
spectacle. Les oiseaux eux-mêmes sont épou- 
vantés. Des hirondelles passent, poussant 
des cris corpme des oiseaux de mer et tom- 
bent etfarées. 

Le tocsin sonne; j'oublie qu'il faut se ca- 
cher; des fusils sont pointés contre nous 
du haut de cheminées voisines, il faut des- 



23 mai. 261 

cendre. Depuis le siège prussien^ Tenneini — 
pour le peuple affolé — est partout. Un chat 
trotterait imprudemment sur les toits que 
vous entendriez ce cri : Trahison ! trahison ! 

Six heures et demie. — Des coups de feu 
sont tirés d'une maison : cinq, six^ sur les 
fédérés de la barricade Soufïlot. Un artilleur 
qui ajustait sa pièce a été tué roide. 

Ordre de fermer les fenêtres et de tenir 
les portes des maisons ouvertes. On entend 
la fusillade, le combat se rapproche, le champ 
de bataille se ressçrre. 

Un jeune délégué, à Técharpe rouge, citoyen 
membre de la Commune, préposé à la garde 
d'un canon qui attend son affût et sçs ar- 
tilleurs, est resté des heures et des heures à 
ce coin de la rue Cujas. Pâle, inquiet, agité, on 
voyait sur sa figure fiévreuse passer le trem- 
blement de sa pensée. Des cavaliersà chapeaux 
tyroliens, à vestes bariolées, traversées de bran- 
debourgs, portant les insignes du Comité cen- 
tral, sillonnaient la chaussée dépavée. Ce sont 
les Enfants-Perdus, paraît-il; les gardes na- 
tionaux de la barricade s'appellent entre 
eux : les Fédérés de la Mort. 



jh'j Tablettes dune Femme. 

Le jeune délégué pâle reste engourdi dans 
sa torpeur. Un orgue trouve moyen de ve- 
nir naziller la Marseillaise; il Técoute stu- 
pidement, rien n'éclaire ses yeux mornes. 

« — Plus solides que cela! vous dis-je! 
tout-à-fait sérieuses ! tout-à-fait fortifiées, les 
barricades d'ici ! » répètent, du haut de leurs 
montures, d'importants personnages, vive- 
ment acclamés par la foule : 

— Vive la Commune ! vive Paris ! 

— Oui, les amis, et vive la mort! 

Ainsi se trouve réalisée l'inscription ré- 
volutionnaire du haut fronton de T Ecole de 
droit : 

Liberté, Egalité, Fraternité 
ou la mort! 

Il ny a ni liberté, ni égalité, ni frater- 
nité, en effet , sous l'émeute ; il n'y a que la 
mort, rien que la mort! 

Un espace a été ménagé autour de nos 
barricades pour la circulation des voitures 
de service destinées à la défense du Pan- 
théon. Ce sont des prolonges d'artillerie, des 
camions de chemin de fer, deç véhicules 



'jj mai. 263 



de tout calibre j avec des caissons de pou- 
dre, des tonneaux de munitions^ des em- 
pilements de cartouches et d'obus, des traî- 
nées de canons tout chargés. Le tragique 
défilé est interminable. Tout ce qui va nous 
faire sauter passe en détail devant nos 
yeux. 

Est-ce que tout cela est réel? Sommes- 
nous éveillés? Ne rêvons-nous pas un horri- 
ble rêve? Est-ce bien là de la vie humaine? 

Oui, cela est réel : cette sanglante tragé- 
die est vivante ; voici, comme hier, la veil- 
lée des barricades. 

— Qui vive ! 

— Ronde major ! 

— Avance à l'ordre! 

— Patrouille! 

— Vive la Commune ! 

-— Va pour la Commune! 

Et tout d'un coup, quel embrasement du 
Jel! Les Tuileries brûlent, l'Hôtel -de- 
ille brûle. Qu'est-ce que vous dites-là? Je 
^"Us dis que tout Paris brûle! 



2h4 Tablettes d'une Fefnme. 



TROISIÈME JOURNÉE. 

Mercredi, 24 f7tai. 

Cette journée du 24 mai 1871 a été la plus 
terrible de la terrible semaine. Par ici, tout le 
monde a cru faire sa dernière prière. On s'est 
tellement tué de part et d'autre^ dans cet 
emmêlement et cet acharnement de colère et 
de haine, que cette journée, dis-je, — cen- 
sément saint Donatien sur le calendrier, — 
peut bien s'appeler la Saint-Barthélémy de 
la rue. 

La nuit a été épouvantable de récipro- 
ques fureurs. Obus, boîtes à mitraille, ca- 
nonnade, fusillade, tout éclatait à la fois 
dans un concert affreux. Le ciel lui-même 
est rouge ; les éclairs de massacre Tont 
incendié : l'action est tout près, au Luxem- 
bourg; on voit le feu et Tardente fumée du 
combat ; on tire de partout, des toits, des 

fenêtres, des caves Et puis, c'est bien 

vrai! les Tuileries brûlent, THôtel- de -Ville 
brûle, quantité de maisons, des rues mêmes 
sont en flammes I 



24 ^^'^di' -6» 5 

Trois heures du matin. — Des voitures 
d'ambulance passent, rouges de sang; sous 
des couvertures trop courtes ballotent des 
cahotements de morts : c'est par charretées 
qu'on les ramasse. 

Depuis deux jours je suis prisonnière; les 
rares passants qui ont le courage d'aller 
chercher du pain doivent mettre leur pavé 
aux barricades. On ne me ferait jamais met- 
tre un pavé à une barricade, on me tuerait 
avant de m'y forcer. 

Quoi! pour la défense ou pour l'attaque 
un pavé peut représenter mort d'hommes, et 
ma main de femme y consentirait ! Je mour- 
rais plutôt comme Ugolin dans sa tour. 

Notre barricade, selon l'expression des fédé- 
rés, est devenue sérieuse; on Ta faite, nousla- 
vons vu, en famille ; les enfants du quartier, au 
milieu de pères et de mères. Tout construite en 
chantant; des hommes graves, ceux-ci: Ven- 
ffeurs de Flourens, y appliquèrent les règles de 
Tart; une distribution de bouteilles vint ajouter 
à la verve commune; les travaux allèrent 
vite; cette barricade est un modèle. On y a 
pratiqué des meurtrières, une mitrailleuse y 
est déjà installée, et un gros canon attend 



2hh Tablettes d'une Femme. 

sa place. Un artilleur^ chargé de ce détail su- 
prême, est à cheval sur ce gros canon immo- 
bile. C'est un garçon de vingt ans, hardiment 
découplé, de figure très-soucieuse et très-fine. 
Il a les bras croisés et il rêve, il rêve infini- 
ment; c'est à peine s'il répond à ceux qui lui 
parlent. Des caissons de poudre passent et 
passent sans cesse, empilés les uns sur les 
autres, augmentant encore la réserve ef- 
frayante du Panthéon. 

Les vieux, ceux qui ne peuvent se battre 
comme les jeunes, ont fait la veillée des 
barricades. Le gardien de la nôtre — cette 
nuit — était un vieillard qui grelottait sous sa 
mince vareuse, mal protégée d^un drap de 
lit. Sa tète est toute blanche; il a bien 70 ans; 
son fusil tremblait dans ses mains, et son corps 
vacillait sur ses jambes; une vieille femme est 
venue, ce matin, lui apporter la soupe. 

On vivait à la porte, ne pouvant songer à 
son lit et ne devant point se hasarder aux fe- 
nêtres. Des âmes compatissantes ont envoyé à 
ces malheureux des matelas et du linge. « Ce 
sont des matelas perdus, » me dit un fédéré, 
très-âgé aussi, et qui ne cessait de répéter : 
Ma pauvre femme ! mes pauvres enfants ! si nous 



24 ynai. 26 j 

pouvions mourir ensemble! Quel malheur d'être 
pauvre! — Oui, madame, ce sont des matelas 
perdus, car^ voyez- vous, les hommes sont 
ivres; comment les en empêcher? On sait 
qu'on est sacrifié, on voit la mort d'avance, 
alors on boit.... 

— Mais sauvez- vous donc! sauvez-vous! 
Laissez cette horrible bataille! Allez à vos 
pauvres femmes et à vos enfants! 

— Le moyen de le faire! ceux qui ne sont 
pas pris en avant sont pris en arrière! Des 

« 

postes sont à toutes les portes. Nous savons 
bien que nous sommes perdus! Le père a été 
tué hier, peut- on abandonner les autres? 
Voyez ce vétéran grand-père, là-bas! Croyez- 
vous qu'il se fasse illusion? Non, il sera tué 
comme les autres, et il reste comme les autres. . . 
Oh! si; par un miracle de charité divine, on 
avait pu, même aujourd'hui, faire tomber les 
armes et sauver ce qui peut encore être sauvé 
de Paris ! 

Dix heures et demie, — L'affiche suivante est 
collée à notre porte et se répète activement 
sur tous les murs : 



16 



268 Tablettes d'une Femme, 



« COMMUNE DE PARIS. 



« Fédération de la garde nationale. 



« COMITÉ CENTRAL. 



« Soldats de l'armée de Versailles ! 

« Nous sommes des pères de famille. 

« Nous combattons pour empêcher nos en- 
fants d'être un jour, comme vous^ sous le des- 
potisme militaire. 

« Vous serez, un jour, pères de famille. Si 
vous tirez sur le peuple aujourd'hui^ vos fils 
vous maudiront comme nous maudissons les 
soldats qui ont déchiré le^ entrailles du peu- 
ple en juin 1848 et en décembre i85i. 

« Il y a deux mois, au 18 mars, vos frères 
de Tarmée de Paris, le cœur ulcéré contre les 
lâches qui ont vendu la France^ ont f rater ^ 
nisé avec le peuple; imitez-les! 

« Soldats, nos enfants et nos frères, écou- 
tez bien ceci, et que votre conscience décide : 



« Lorsque la consigne est infâme , la dé- 
sobéissance est un devoir ! 

« 5 prairial, an 79. 

« LE COMITÉ CENTRAL. » 

Côte à côte, ces deux dernières proclama- 
tions du Comité de Salut public : 

« commune: de paris. 



« Comité de Salut public. 



« Citoyens de Paris, 

« La trahison a ouvert les portes à l'en- 
nemi ; il est dans Paris; il nous bombarde, il , 
tue nos femmes et nos enfants. 

« Citoyens, l'heure suprême de la grande 
lutte a sonné. Demain, ce soir, le prolétariat 
sera retombé sous le joug ou affranchi pour 
Téternité. Si Thiers est vainqueur, si T Assem- 
blée, triomphe, vous savez la vie qui vous at- 
tend : le travail sans résultat, la misère sans 
trêve. Plus d'avenir! plus d'espoir! 



270 Tablettes d'une Femme. 

« Vos enfants, que vous aviez rêvés libres, 
resteront esclaves ; les prêtres vont reprendre 
leur jeunesse; vos filles, que vous aviez vues 
belles et chastes, vont rouler flétries dans les 
bras de ces bandits. 

(( Aux armes ! aux armes ! 

« Pas de pitié. — Fusille^ ceux qui pour- 
raient leur tefidre la main! Si vous étiez défaits, 
ils ne vous épargneraient point. Malheur à 
ceux qu'on dénoncera comme les soldats du 
droit ! malheur à ceux qui auront de la pou- 
dre aux doigts ou de la fumée sur le visage! 

« Feu! feu! 

« Pressez-vous autour du drapeau rouge, 
sur les barricades, autour du Comité de Sa- 
lut public. Il ne vous abandonnera pas! 

<( Nous ne vous abandonnerons pas non 
plus. Nous nous battrons avec vous jusqu'à la 
dernière cartouche, derrière le dernier pavé. 

« Vive la République! vive la Commune! 
vive le Comité de Salut public. 

a LE COMITÉ DE SALUT PUBUC. » 

« Soldats de Tarmée de Versailles, " 
« Le peuple de Paris ne croira jamais que 



24 yyy^i- 2y I 

m 

/ous puissiez diriger contre lui vos armes 
juand sa poitrine touchera les vôtres; nos 
nains reculeraient devant un acte qui serait 
m véritable fratricide. 

« Comme nous , vous êtes prolétaires ; 
comme nous, vous avez intérêt à ne plus lais- 
ser aux monarchistes conjurés le droit de 
boire votre sang, comme ils boivent vos sueurs. 

« Ce que vous avez fait au i8 mars^ vous 
le ferez encore, et le peuple n'aura pas la dou- 
leur de combattre des hommes qu'il regarde 
comme des frères et qu'il voudrait voir s'as- 
seoir avec lui au banquet civique de la liberté 
et de r égalité. 

« Venez à nous, frères, venez à nous, nos 
bras vous sont ouverts! 

« LE COMITÉ DE SALUT PUBLEC. » 

Le feu couvre les barricades voisines, le 
canon tonne tout près de nous, la fusillade 
devient pressante; un membre de la Com- 
mune, décoré de tous ses insignes, sa grande 
écharpe rouge au vent, escalade le monticule 
de terre crénelée que fait en bas la barricade 
Saint-Jacques. Celui-ci est venu à pied ; il 
porte un simple képi sur la tête, mais des pis- 



i>7- Tablettes d'une Femme. 



tolets sont à sa ceinture^ et il parle ^ le sabre 
à la main. Sa voix est forte et assurée; les 
fédérés sont dans la tranchée profonde, à plat 
ventre sur des matelas, chargeant leurs fusils 
et les disposant par les trous des meurtrières. 

« — Encore une fois^ s'écrie-t-il, le peuplé 
est vaincu, encore une fois la cause du peu- 
ple est perdue. A la mort! à la mort! Tous 
dans la mort ! Mais en mourant, n'épargnez 
rien! » 

En même temps,- sur le boulevard Saint- 
Michel se produit une rumeur immense et 
passe à fond de train une charge de cavalerie. 
Les fédérés se massent, une musique extraor- 
dinaire, passionnée rallie les gardes nationaux 
dispersés à travers ce vertige et distribue les 
forces proportionnellement aux barricades. 
Cette fanfare est un commandement. 

Je n'ai jamais entendu musique rouge plus 
entraînante et plus ardente. C'était une rare 
mise en scène pour le dernier acte de la tue- 
rie. Toutes les fibres de mon âme palpitèrent, 
il semblait qu'un appel était fait à nous au- 
tres, les songeurs inutiles. 

Les musiciens sont en tête des troupes de 
combat, stimulant, harmonisant, enflammant 



l'ardeur guerrière : ainsi dans la vie doivent 
marcher les poètes, en tête des penseurs, ces 
soldats militants^ ces combattants au pas de 
charge de l'humanité ! 

Après cette émotion de la barricade, j'é- 
tais montée au faîte de la maison juger 
du progrès des incendies. A gauche les 
Tuileries, en face la Préfecture de police, 
à droite THôtel-de-Ville : trois foyers aux 
grands jets de flammes, gerbes de feu d'où 
^'envolait toute notre histoire. L'Hôtel-de- 
Ville, surtout, cette perle de nos palais pari- 
siens, occupait et atterrait mes regards. Il 
était impossible , étant née à Paris, de ne 
pas aimer chèrement l'Hôtel-de- Ville. Je vis 
s'effondrer la tour du milieu avec des éclats 
et des pétillements de phosphore étincelantS} 
et, de cet élégant pavillon embrasé que sur- 
montaient si fièrement les armes de la 
ville (le traditionnel vaisseau de TEtat), s'é- 
levèrent à plein ciel des papiers innom- 
brables. 

Au milieu des archives, parmi des do- 
cuments sans prix, mêlé à toutes ces ri- 
chesses disparues, ainsi périt, je dois le dire, 
un mien manuscrit qui me fut emprunté 



'2'j4 Tablettes d'une Femme. . 

jadis^ ne fut jamais lu, ne me fut jamais 
rendu et resta profondément oublié dans 
les armoires municipales : histoire très-jeune 
de pensée, encore plus jeune de style^ mais 
où, sous ce titre : Deux cœurs de femmes, 
j'avais résumé, à ma manière, cette théorie 
vieille comme le monde de la passion et du 
devoir. C'est là une belle mort pour mes 
héroïnes, un dénouement que je n'aurais 
guère inventé : autant en emporte le vent! 

Mais je n'ai pas le temps de songer à 
ces fictions et à ces rêves. Un bruit épou- 
vantable retentit dans tout le quartier, la 
maison oscille, la toiture tombe à nos pieds, 
toutes les vitres éclatent, toutes les portes 
s'ouvrent. « C'est un saut de mine, dit 
quelqu'un, ce n'est pas un obus! » 

C'est l'explosion de la poudrière du Lu- 
xembourg. Le chef de barricade avait bien 
dit : N'épargnei rien! A quand l'explosion 
du Panthéon? 

11 était une heure. 

Le combat était commencé. Ils sont là, 
quatorze fédérés, des femmes préparent les 
fusils, les hommes tirent. Le canon tonne 
et crache, la mitrailleuse grince et rage. 



'24 fJ^ai. i>75 

[mpossible de se tenir chez soi, les balles 
sifflent à travers les fenêtres. Ce coin de 
rue est une lanterne. Impossible de se tenir 
dans Tescalier qui vacille; les caves elles- 
mêmes sont peu sûres ^ car la bataille est 
acharnée à la porte; on croit à chaque in- 
stant que cette mince porte va céder; le 
moindre mouvement de ce côté serait mor- 
tel; la riposte des insurgés est effroyable; 
on dirait que des pavés s'écroulent, et c'est 
toujours la fusillade. A travers ce vacarme, 
des gémissements de blessés qui tombent; 
puis, ce sont de grands cris : 

« — Rendez-vous! rendez-vous! 

« — Vive la Commune! » 

Ils ne se rendent pas! 

A trois heures un bruit de chevaux nous 
fait penser que les soldats de Versailles sont 
maîtres. Non! la bataille est, au contraire^ 
encore plus véhémente. Les fédérés se lais- 
sent tuer; la fumée des canons nous en- 
veloppe, et Ton entend distinctement les 
urons des uns, les imprécations des autres, 
es plaintes suprêmes de ceux qui meurent : 

« — A bas Versailles ! vive Paris ! 

« — Vive la Commune ! » 



2^ G . Tablettes d'une Femme, 

Quand on voit tant d'êtres ignorants mou- 
rir si héroïquement pour une mauvaise 
cause, on est pris^ soi, d'une envie irrésistir 
ble de mourir aussi vaillamment pour une 
cause généreuse. Pourquoi les honnêtes 
gens^ — plus que faibles (entre nous !), — 
ne sont-ils pas humiliés et jaloux de cette 
supériorité des autres sur eux, et ne tien- 
nent-ils pas à honneur d'égaler, sinon sur- 
passer cette bravoure ? 

J'ai dit que tout le monde avait fait sa 
dernière prière; et pourtant ils n'avaient 
pas entendu, les autres! perdus dans leurs 
plaintes et leurs réminiscences bruyantes et 
d'ailleurs cachés tout de suite au fond des 
caves, ce que j'avais, moi, distinctement 
retenu de Timpérieux discours des barri- 
cades, cet effrayant « N'épargne^ rien! » Je 
rassure comme je puis la maison éplorée 
en faisant valoir que ce que nous pouvions 
craindre de pire, nous l'avions eu : l'ex- 
plosion du Luxembourg. Et je savais — 
l'ayant entendu — que cela n'était rien, car 
ils Tont dit et redit, ces Fédérés de la Mor 
qui tuent , que Ton tue et qui tombent ^ 
ils ont dit et redit : Que le Panthéon saute î 



24 wia/. '2'j'] 

J'aurais pu compter tout ce qui a passé 
de barils et de caisses pour laccomplisse- 
ment de cet acte immanquable... 

— Taisez-vous ! mais taisez-vous ! ne puis- 
je m empêcher de dire à des femmes qui 
racontaient en larmes des histoires féroces , 
s'efFrayant encore mutuellement de lamen- 
tations puériles. Qui donc peut songer à 
autre chose qu'à recommander son âme à 
Dieu et à faire sa prière I 

La position était intolérable ; le râcle- 
ment de la mitrailleuse, la canonnade du 
Panthéon ébranlant la maison et la criblant 
d'obus, la fusillade furieuse qui semblait 
devoir enfoncer la porte et la trouait de 
balles, le tapage des pavés, les clameurs 
des combattants, la chute des- corps, la cer- 
titude de l'explosion prochaine , tout cela 
parut durer une éternité, tout cela dura sept 
heures ! 

Et pendant ces horreurs que la plume est 
impuissante à décrire, un bel enfant étendu 
sur les genoux de sa mère dormait, blanc 
et rose, avec un souffle paisible, et, sur sa petite 
bouche entr'ouverte, un sourire ! 11 n'entendait 
rien de ce vacarme épouvantable ; ces in- 



'2-; 8 Tablettes d'une Femme. 

famies de la terre n'arrivaient point à son 
cœur d'ange; les cris eux-mêmes des mou- 
rants ne troublaient en rien sa vision du 
ciel. Ce beau sommeil n'eut pas un. frissonne- 
ment.... 

« — En avant ! en avant ! »> Une charge 
de cavalerie par ici, une charge à la baïon- 
nette par là, en avant ! en avant ! Des fan- 
tassins courant , escaladant les barricades , 
arrachant les drapeaux rouges, plantant les 
drapeaux tricolores, « en avant ! en avant ! ■ 
Ce sont les pantalons rouges , nous sommes 
délivrés, c'est Versailles ! 

Le feu était au Panthéon , l'incendie avait 
commencé ; quelques minutes encore, tout 
le quartier sautait ! 

Et les autres? mettez la main devant 
vos yeux, ne descendez pas à la porte , ne 
regardez pas à la fenêtre ! Ce sont des morts, 
partout des morts ! . . . 

« — Faites Tappel, dit à son lieutenant 
le jeune capitaine du 38^" qui, son tro- 
phée de drapeau rouge à la main, — le 
drapeau de notre barricade, — venait si 
brillamment de nous sauver. Comptez vos 
hommes, prenez la liste ! 



'24 i^tai. '^79 

(( — Capitaine ! sur trente-deux, dix-neuf 
manquent. 

" — Laissez les noms en blanc. C'est 
bien! La lutte a été rude! » 

11 y avait du sang partout, plein la 
porte, plein le trottoir, le ruisseau était 
rouge; des loques jonchaient le sol : tron- 
çons de baïonnettes, débris de ceintures , 
pans de tuniques, morceaux de blouses, 
képis, cartouchières, chaussures 

De Fautre côté de la barricade, là où par 
tas gisaient des morts, les jeunes soldats 
du 38^ rejetèrent ces défroques, et, bravement, 
exténués de lassitude et de besoin, seule- 
ment séparés des autres par un mince 

parapet de pavés, ils firent la soupe et man- 
gèrent. 

Après la bataille acharnée la victoire si- 
lencieuse. Les habitants ne sont pas encore 
sûrs d'avoir échappé à la mort, ils se .tà- 
tent; mais le sentiment de la résurrection 
remporte, toutes les fenêtres se garnissent 
de drapeaux tricolores, quelques poltrons 
illuminent 

Sous rimpression du jour qui tombe, ces 
drapeaux et ces oriflammes, cette ville pavoi- 

»7 



28 Tablettes d'une Femme, 



sée et tremblante, ce deuil qui prend un air 
de fête, portent à l'âme une tristesse indéfi- 
nissable 

La veillée de cette nuit peut s'appeler la 
veillée des morts 



QUATRIEME JOURNEE. 



Jeudi, 25 mai ïSyi, 



Et puis, à côté de ces autres qui 

dormaient du sommeil éternel^ les soldats, 
après avoir mangé la soupe , ont fait un 
somme 

Je voulais ne pas voir, mais comment se re- 
poser? comment dégager sa pensée? La nuit 
était limpide, avec un recommencement de 
lune claire; le regard tombait sur trois grands 
garçons fusillés, allongés sur la terrée L un 
était ce pauvre artilleur de vingt ans, si 
songeur, hier matin, sur son canon sans af- 
fût. Lorsqu'on lui cria : Rendez-vous! il 



'JK mat. 281 



'.•5 



ouvrit sa veste, découvrit sa poitrine et fut 
frappé au cœur. Les bras ouverts^ la face 
haute, le corps tout droite il a encore une 
fière mine ; le cœur n'est qu'une grande pla- 
que de sang : toute sa jeunesse a jailli 

là! 

On dit Delescluze tué ; alorSj qu'est deve- 
nue sa promesse ? que sont devenus les ota- 
ges? On dit Raoul Rigault tué aussi. Ce 
grand bruit que nous avons entendu hier^ 
vers trois heures^ était une sommation dé se 
rendre. Tous répondaient : « Vive la Com- 
mune! » Il était là. 

« A trois heures de l'après-midi , — dit 
« le National, — Tex-délégué à la sûreté gé- 
« nérale, l'ex-procureur de la Commune, 
« Raoul Rigault, était venu donner des or- 
« dres aux fédérés du cinquième arrondis- 
« sèment. Il portait le costume de chef d'esca- 
« dron d'état-major. Un premier coup de feu 
« tiré sur lui ne l'atteignit pas. Cependant les 
« soldats le saisissaient dans une maison où il 
« essayait de se cacher. On lui fit des- 
« cendre la rue Gay - Lussac pour Ta- 
« mener au Luxembourg. A la hauteur de 
" la rue Royer-^Collard, à quelques pas du 



•28 '2 Tablettes d'une Femme, 



« boulevard Saint - Michel ^ Tescorte ren- 
« contre un colonel d'état-major, qui s'in- 
« forme du nom du prisonnier. 

« Celui-ci répond par ce cri : Vive la 
(( Commune ! à bas les assassins ! 

« Aussitôt, il est acculé contre le mur et 
« passé par les armes. 

(( Son cadavre est resté à la même place. 
« Une main charitable Ta recouvert de paille 
« et a placé là un écriteau sur lequel on 
« lit : 

« Respect aux morts! 

« Pitié pour son malheureux père ! » 

Des personnes du quartier, qui ont pu ren- 
contrer Raoul Rigault vivant, affirment, 
d'autre part, que ce cadavre n'est pas le 
sien. 

Oh ! comme on serait tenté de dire avec 
le grand poète américain Th. Hood : 

u Any where, any where, oui of ihe world ! » 

(N* importe ow, n'importe oit, en dehors du monde!.... ^ 



•> 



« Vous n'avez donc pas peur de la mort : 
me disaient, la semaine dernière, les for- 



2^ mai. 28-3 

cenés du Salut public. Et je répondais^ dans 
mon grand contentement de mourir pour 
quelque chose : La mort est la plus belle 
chose de la vie! 

Oui, la mort utile^ la mort bonne à une 
cause de dévouement ou de sacrifice _, cette 
mort qui peut profiter à quelqu'un, est envia- 
ble et désirable; mais l'affreuse mort inutile 
que nous avons failli subir hier^ cette mort que 
l'explosion imminente du Panthéon semblait 
rendre infaillible^ cette mort-là était dou- 
blement effroyable^ car elle ne servait à rien, 
ni à personne 

Notre petit coin tout seul est délivré; la 
fusillade continue très- vive dans le voisinage. 
Que fera la future humanité de tout ce rouge 
engrais de morts ? . 

La légende se mêle déjà à l'histoire. On ra- 
conte qu'une très-belle fille fédérée, arrêtée 
parmi les combattants, tenait, pressé sur sa 
poitrine, un drapeau rouge portant ces mots : 
Nf toucheipas! Cette créature était si résolue 
que, malgré le vertige de l'heure, les militai- 
res ne la fusillèrent qu'à regret, chacun vou- 
lant laivSser à d'autres cette besogne. Qua- 
rante-deux compagnons, — tout une bande 



2^4 Tablettes d'une Femme. 



mdomptable, — furent, du reste, exécutés 
sommairement avec elle. 

Autre récit rapporté par un témoin, blessé 
dans la bagarre. 

C'était hier, boulevard d'Italie, yS. Les in- 
surgés avaient élevé là une redoute monstre, 
véritable fortification à triple étage, avec 
tranchées, souterrains, meurtrières. D'abord 
défendue par cent cinquante hommes, la bar- 
ricade se trouva réduite à cinq. Ces cinq ne 
se rendirent pas. Leur forteresse improvisée 
fut bombardée, la maison incendiée; une 
jeune fille de vingt-deux ans, qu'on n'avait 
pu emporter et qui s'était réfugiée dans une 
cave, mourut de frayeur. A côté de ce jeune 
cadavre qui allait brûler, au milieu des cent 
quarante-cinq camarades hors de combat, 
après irenie-neuf heures de bataille y les cinq ne 
se rendirent pas : ils furent passés par les 
armes. 

Que vont devenir ces trois grands garçons 
fusillés (je ne parle que de ceux de ma porte), 
ceux-ci que je ne puis m 'empêcher de voir à 
chacun de mes moindres mouvements vers 
les fenêtres? 11 y a, de tous les côtés, de som- 
bres tas immobiles, les fossés des barricades, 
sont combles : pantalons rouges, pantalons 



i'5 '"^^- '-^^5 



noirs ; mais je ne veux pas parler de ces im- 
mobilités-là -, non, je n'en veux pas parler. 
J'ai reconnu, dis-je, le grand artilleur d'hier; 
il y a, près de lui, un gros ouvrier en blouse 
bleue. Le malheureux avait mal aux dents, il 
a un bandeau sur la joue; la tête contre terre, 
une main sur ses yeux, on dirait qu'il dort ; 
l'autre main a laissé échapper un revolver. 
Le troisième, — c'était un chasseur fédéré^ — 
oh ! le troisième .... est chose horrible ! sa tête 
crépue est décollée ; son bras, qui faisait un 
signe, avait, rigide, conservé l'attitude de ce 
geste. Un mouchoir a été jeté sur cette pau- 
vre tête hérissée ; mais, à chaque instant, des 
femmes du peuple le soulèvent. Ces femmes 
du quartier — déjà toutes en noir — vien- 
nent reconnaître leurs hommes ; elles cher- 
chent dans chaque tas leurs maris ou leurs 

pères 

Notre petit coin tout seul, — ai-je dit, — 
est délivré dans le voisinage ; mais de nom- 
breux combats sont engagés partout. Cette 
nuit a été sanglante comme toutes les autres -, 
il faut renoncer à reparler des mêmes choses, 
car les mêmes mots nécessairement revien- 
nent : canonnade, mitraillade, bombardement. 



i>fV^> Tablettes d'une Femme, 

. "«ta 

fusillade. Des incendies se propagent de tous 
côtés et se rejoignent. C'est horrible, mais 
d'une horreur superbe. 

Aujourd'hui, les omnibus vont; ils vont 
même beaucoup, non pour les vivants, ils 
vont pour les morts. Les véhicules ne suffi- 
sent pas, barricade après barricade, pour tout 
ramasser. Aussi voit-on d'énormes fourgons 
de la compagnie funèbre, de grands brecksde 
chemin de fer. Des toiles sont jetées par-des- 
sus, mais tout ballote, tout cahote, tout dé- 
passe. Des individus, manches retroussées, 
bras rouges, arrivent avec des brancards, po- 
sent là-dessus les corps et jettent le tout dans 
les voitures. Quelle peine pour faire entrer 
tous ces membres roidis, largement étendus, 
inflexibles ! Les empreintes de toutes ces for- 
mes restent visibles sur le sol, comme des 
peintures 

« — Y a-t-il encore des cadavres à em- 
porter? » — demande un de ces porte-faix 
aux bras rouges , conducteur - brancardier 
des lourdes voitures. 

Un autre a pitié lui-même du métier qu'il 
fait; ses bras, ensanglantés jusqu'à Tépaulc, 
lui font horreur. 



i>5 mai. 2^j 

« — Il n'y a donc pas de fontaines par 
ici? » s'écrie-t-il. 

Oh ! oui ! ce ne sont pas des seaux d'eau, 
ce ne sont pas des tonnes d'eau, ce ne sont 
pas des fontaines qu'il faudrait dans les rues; 
avec ce soleil, il faudrait des rivières..... 

Les chiffonniers venaient ensuite, croche- 
tant les livrets perdus, les papiers tombés, 
les lettres éparpillées et gisantes, les débris 
de chaussettes, les morceaux de ceintures. 

Des chirurgiens d'ambulance me racon- 
taient durant le siège que ce qui, après le 
combat, caractérisait un champ de bataille, 
c'était la quantité extraordinaire de papiers 
et de lettres qu'on trouvait amoncelés : je 
me rappelais,, ce matin, ce détail, en voyant 
dans la rue tous. ces papiers par terre : la 
rue, en effet, a bien été un champ de bataille ! 

Un militaire à ses camarades : 

« — C étions bien des insurgés que j' avons 
tués; autrement pour lors quand j' on entrés, ils 
s'auf^aient rendus! » 

On raconte que la rue Vavin a sauté , 
que le carrefour de la Croix-Rouge a sauté, 
que la rue Royale est en flammes, que la 
rue de Lille fume encore... 

17* 



i>cV(V Tablettes d'une Femme, 

¥x, durant ces auto-da-fé sauvages, des in- 
surgés faisaient de la musique ! 

Un témoin de l'incendie de la rue Royale 
— bien près d'être une victime — a écrit ce 
qui suit. Il était enfermé au cercle du n° i, 
qui lui a dû d'être préservé. 

« Plusieurs d'entre eux (parmi ces fédé- 
rés) s'étaient retirés dans une pièce du fond, 
contiguë à la terrasse du cercle; le malheu- 
reux piano gémissait sous leurs doigts. L'un 
d'eux, cependant, était d'une certaine force 
et exécutait successivement des valses et 
des polkas que la bande, hommes et femmes, 
dansait avec grand renfort de contorsions et 
de quolibets. Pendant ce temps, la mitraillade 
et la fusillade ne cessaient pas. Les danseurs 
se plaignaient, disant qu'il était impossible 
d'aller en mesure avec un vacarme pareil. — » 

Des bruits odieux circulent de nouveau 
dans notre petit coin de rive gauche. On 
affirme de nouveau que l'archevêque et 
d'autres otages ont été massacrés. 

Voici la nuit; des patrouilles fouillent les 
rues. 

« — Serrez les rangs ! arrêtez-les ! arrêtez- 
les! feu! feu! » 



2^-26 mai, 2(S(/ 

Puis Téclair d'un coup de fusil : des hommes 
tombent^ blouses et tuniques, par terre. 
C'étaient des fédérés qui se sauvaient et 
avaient cru la place vide. 

Il est neuf heures du soir. 

Les obus pleuvent dans le quartier^ chez 
nous. Des rougeurs de nouveaux incendies 
embrasent l'orient; c'est, du côté de la Bas- 
tille, le Grenier d'abondance qui brûle; 

Le Luxembourg est transformé en cour 
martiale : on entend les feux de pelotons 



K/-^y- /V* f\^-W\I ./^j'\^\rw 



CINQUIEME JOURNÉE. 

Vendredi, 26. 

On a oublié d'éteindre les deux pauvres 
uniques réverbères qui, toute cette nuit, ont 
veillé notre deuil et nos larmes : leurs pau- 
vres lueurs blafardes, mortuaires sous le so- 
leil naissant, n'ont étonné personne; on les a 
laissés vivre, ou plutôt expirer^ comme ils ont 
voulu. 

Quatre-vingts obus ont passé ^u-dessus de 



'jf/o Tablettes d'une Femme, 



la maison, et deux ont éclaté sur elle. J'ai cru 
être en mer, sous l'orage... Il était cinq heu- 
res du matin. Des voisines entrent chez moi, 
affolées. 

Osera-t-on sortir? osera-t-on marcher? Où 
poser les pieds? Le double voisinage du Pan- 
théon et du Luxembourg fait frémir. Il n'y a 
pas à s'y méprendre : ce que l'on voit, ces 
grandes plaques rouges , ces grandes mares , 
c'est du sang! 

Un convoi d'insurgés, — une quarantaine, 
hommes et femmes , — défilent , enchaînés , 
tète basse, au milieu de soldats qui les con- 
duisent au peloton d'exécution. Je prends en 
abomination une fille du peuple qui ose dire 
en souriant : Je pais voir ça! 

Cette capture a été opérée dans des chan- 
tiers de démolition, dans des fossés, derrière 
des pierres. Après le spectacle épouvantable 
des barricades, je ne sache rien de lugubre 
comme ce cortège silencieux de prisonniers... 

Oui, il faut sortir; il faut, regardant où Ton 
marche, aller faire des reconnaissances, s'infor- 
mer des uns et des autres. J'ai ainsi traversé 
les dégâts de la poudrière du Luxembourg, 
tout cet emplacement d'ambulance o'ù, il y a 



'2b mai. 2yi 

eu de jours encore, j'avais vu des blessés, 
les a évacués au Sénat ; mais les débris 
:oute sorte sont affreux : lits de fer tordus^ 
aquements calcinés^ on dirait une char- 
nerie. Les arbres qui ne sont pas morts 
t mourants. Les petites maisons basses 
entour se sont effondrées; les plus hautes 
les yeux crevés; plus une vitre aux fenê- 
. On marche sur du verre pilé. 

iidi, — Un grand coup de feu : j'imagine 
c'est un obus , les oreilles croient y être 
îs! Des soldats prennent les armes et'cou- 
t; j'étais derrière le Panthéon, rue de l'Es- 
)ade. J'interroge un des militaires. 
- Nonl cest pas le bombardement! C'en est 
mcore qu'on fusille! Ils Vont pas volé! 
]'était le citoyen membre de la Commune 
lière, qui venait d'être exécuté sur les mar- 
s du Panthéon, à la même place où lui- 
ne, Tavant-veille, avait fait fusiller dix-huit 
^rés qui refusaient de se battre. 
]t les sombres voitures d'hier emportent, 
ime hier, leur sombre marchandise. Heu- 
sement il pleut, il pleut même très-fort, 
chef arabe, en brillant costume, chamarré 



2(f'2 Tablettes d'une Femme, 

de décorations, vient, dans un coupé de maî- 
tre, reconnaître à l'amphithéâtre de l'Ecole 
de droit un cadavre; une femme du monde 
en grand deuil l'accompagne. 

Après le déménagement des corps,. le démé- 
nagement des dépouilles. Aujourd'hui, Ton 
vient ramasser la ferraille : sabres, fusils, 
baïonnettes, pistolets, tronçons de toute es- 
pèce jetés et brisés en hâte dans la mêlée. 
Quant aux balles, cartouches, biscaïens, c est 
un tel jonchement sur le sol qu'on en trouvera 
jusqu'à la fin de Paris, entre les pierres 

Que va-t-il rester de la ville, la glorieuse 
ville, jadis si fière?On assure que des fem- 
mes — est-ce possible? — ont aidé à la des- 
truction en versant partout du pétrole : c'est 
de l'huile sur le feu, c'est de la rage. Comme 
autrefois l'Ange exterminateur marquait d'une 
croix rouge les maisons condamnées , il 
y avait aussi, de tous côtés, dans Paris, des 
maisons désignées pour périr. On bouche avec 
du plâtre tous les soupiraux des caves, on 
garde et veille toutes les issues. 

Mot d'un insurgé qui sortait de tuer son 
chef, lequel venait de se rendre, c'est-à-dire, 
selon lui, de trahir : 



'j6 mai, 2q3 

« — Et maintenant comment le cacher ^ 
comment robscurcir? « 

Cinquante francs^ — le prix du sang^ — 
étaient promis^ affirme-t-on^ à chaque fédéré 
qui, par passion patriotique, aurait tué de sa 
main un réfractaire. 

•Je répéterai éternellement la même chose : 
Est-ce possible? 

Et que promettait-on aux malheureuses 
qui, fanatisées par Thomme (la seule pas- 
sion patriotique de la femme, presque tou- 
jours!), consentaient sur ses traces à faire, 
elles aussi!!! le coup de feu, et à incen- 
dier les maisons? 

Les Tuileries, le ministère des finances, 
le Palais-Royal flambent encore. L'Hôtel- 
de-Ville n'est qu'une ruine. Sur son reste 
de squelette, fantôme de façade, Tinscription 
.qui surmontait la grande porte du niilieu, 
au-dessus de la statue équestre de Henti IV, a 
subsisté intacte avec ses grandes lettres d'or : 

LIBERTÉ, ÉGALITÉ, FRATERNITÉ. 

O songeurs! est-il une ironie plus forte? 
La rive droite est aussi en partie délivrée. 



'2i^4 Tablettes d'une. Femme, 



L'armée a enlevé, en un tour de main, 
Montmartre. Les insurgés, de plus en plus 
repoussés, se refoulent sur les hauteurs des 
buttes Chaumont et de Belleville. 

Ce soir, c'est l'immense entrepôt des 
docks de la Villette qui brûle et nous donne 
l'incomparable représentation dû feu. De- 
puis mardi, c'est l'apothéose d'enfer qui 
termine, hélas ! immanquablement, le dernier 
acte de chaque journée! 



^^\^^^>^ 'y.n r\y\f\^ r\ \/ 



SIXIÈME JOURNÉE. 



Samedi, 2y , 



De l'avenue Montaigne qui a peu souf- ' 
fert. Dieu soit loué! j'allais chaque jour • 
par là rassurer tout un monde ^, je revenais 
tantôt avec un bouquet de roses toutes fraî- 
ches écloses au jardin. C est aujourd'hui 
le 27 mai anniversaire de mon petit frère!); 
donc, c'est bien la saison des roses; c'est 
leur devoir d'embaumer et de s'épanouir à 
présent. Eh bien! tout le monde séton- 



nait de mes roses : le frais bouquet faisait 
scandale. Il semblait qu'il manquât de cœur 
et fût une indélicatesse. Il disait la fête du 
printemps; et, au milieu des ruines som- 
bres où nous sommes, ces couleurs claires 
faisaient du mal. 

J'aurais voulu cacher mes roses; et, pour- 
tant, comme elles me sont chères! comme 
elles protestent de toute leur beauté contre 
l'horreur des choses présentes! 

C'est que tout Paris a pris Un aspect li- 
vide; le ciel lui-même, le ciel si magnifi- 
que des jours derniers s'est mis de la par- 
tie. Il pleut, le vent gémit; de lourds nuages 
voilent la cité; les arbres, les arbres bien- 
aimés eux-mêmes ont fait la guerre! La 
riche et uniforme verdure du printemps a 
pris des teintes d'automne; les branches 
^ui ne sont pas tornbées à terre, à travers 
le coup de foudre des canons et l'explosion 
ies poudrières, sont brûlées, jaunies, dessé- 
chées, elles sont mortes! Cet effet inexpri- 
mable est douloureux aux Champs-Elysées, 
1 est navrant au Luxembourg 

— Pourquoi souriez-vous ? semblaient dire 
i mes roses les passants de la rue. 



.>yO Tablettes d'une Femme. 



Nous sommes si tristes^ nous ! Nous som- 
mes tous en deuil et en larmes! 

Les voici dans un vase, riches, éclatantes, 
orgueilleuses et confiantes comme la jeunesse 
qui sort victorieuse de toutes les épreuves 
et survit de toute sa plénitude de vie à 
toutes nos agonies, à toutes nos épouvantes! 

Six heures, — Le canon tonne avec un fra- 
cas désespéré. J'ai cru ne pouvoir traverser 
les ponts. L'attaque et la riposte sont in- 
fernales. C'est Montmartre qui, de ses hau- 
teurs souveraines , mitraille la Roqiiette et 
Belleville ; c'est la Roquette et Belleville qui 
répliquent à Montmartre, 



L'impression que je vais essayer de ren- 
dre est d'une nature que je n'avais pas en- 
core éprouvée. Il fallait toutes ces choses 
pour la connaître : c'est l'appréhension de 
marcher, l'oppression des découvertes quon 
peut faire^ des nouvelles qu'on peut ap- 
prendre au milieu de tant d'incendies , de 
tant de chaos, de tant de ruines. Les aoûs 



2j mai, 2^7 



qu'on vient voir existent-ils encore ? Les 
maisons où ils demeuraient sont-elles encore 
debout ? On commence par aller à la re- 
cherche de ces maisons. On se dit : J'irai 
par là, je passerai devant, et, selon la fir 
gure qu'elles auront encore ^ j'oserai ou je 
n'oserai pas entrer. Et l'on va à travers les 
décombres,, on franchit des poutres fuman- 
tes, on pose le pied sur des tessons de verre, 
et l'on demande à toutes ces choses mortes : 
Y a-t-il encore des vivants par ici ? 

J'ai dû repasser devant le cadavre oublié 
d'un pauvre cheval qui, avec le canon qu'il 
traînait, est roulé, sur notre boulevard, dans 
le fossé profond d'une barricade, et y est 
resté par-dessus d'autres tas humains qui, 
eux aussi, y gisent encore. On ne peut 
pas tout faire. De tous côtés ce sont, dans 
la boue, des amoncellements d'uniformes. 
La bataille, éteinte sur un point, reprend 
sur d'autres. L'enlèvement complet de ces 
tumulus de vêtements et d'armes, n'aura lieu 
qu'après l'entière victoire. 

La victoire ! oui, la victoire ! d'autant plus 
méritante qu'elle aura été plus douloureuse, 
qu'elle est plus meurtrière ! Que de pauvres sol- 



'2y8 Tablettes d'une Femme, 



dats croyaient rentrer dans leur famille et sont 
là^ massacrés ! 

Aussi la folie sur tous les tons a-t-elle 
repris de plus belle. Chacun se suspecte, 
chacun s'espionne. Les brassards tricolores 
refleurissent -, ce sont des arrestations insen- 
sées. Le mot de pétrole est dans toutes les 
bouches ; j'entends un millier de récits sur 
des seaux , des pompes incendiaires^ des 
pinceaux et des tonnes. Et puis^ il y a le 
désespoir expansif de celles qui attendent 

et ne voient rien venir! Une femme du 

peuple me supplie en pleurant d'écouter son 
chagrin : 

« — Ah ! madame ! si vous saviez ! voilà 
quatre jours qu'il n'est pas revenu ! Et quel 
honnête homme ! Il y a bien des innocents 
dans tout ça, oh ! oui, allez ! On Ta pris sur sa 
porte. . . . On a fusillé, vous savez? le phormacien 
d'à côté qui n'a pas voulu livrer son pétrole. 
Sa boutique a été cassée. C'étaient des enragés, 
voyez-vous ! Ils vous disaient en ricanant : 
Eh bien ! quoi ! on va mett' le feu chez vous ! 
Allez- vous-en ! vous avez cinq minutes ! » 
Quand on n*a, soi, échappé qu'à grand peine 
au désastre, on se représente facilement Pan— 



goisse de ces malheureux , chassés des mai- 
sons en flammes , et y laissant plus que 
leurs vieux meubles, y abandonnant leurs 
reliques de pauvres : leurs souvenirs ! 

J'ai donc franchi les voies incendiées : on 
touche cela, on n'y croit pas! C'est un tel cata- 
clysme! le sens de ces fureurs échappe. La 
place de la Concorde est bouleversée ; les lam- 
padaires, les candélabres gisent renversés et 
brisés ; les nymphes des fontaines ont les seins 
déchirés; leurs bras sont n'importe où. Les 
statues sont affreusement mutilées. Que n'ont- 
elles gardé sur leurs yeux de pierre le bandeau 
de crêpe que le patriotisme parisien y avait 
attaché le jour de l'occupation prussienne? La 
pauvre ville de Strasbourg, objet pendant le 
siège de tant de m'anifestations et de pèlerina- 
ges, a été la plus maltraitée ; la pauvre ville 
tîéroïque est criblée de blessures. . . 

Le onzième arrondissement tient encore ; 
:'est au Père-Lachaise que s'est acculée l'é- 
meute : de là le bombardement sur nos têtes. 
Dombrowski a été tué, paraît-il, dans le cime- 
tière. Au moins, celui-là n'a pas, comme tant 
d'autres, délaissé les siens. Chef d'insurgés, 
il est mort en soldat insurgé. La place de la 



Joo Tablettes d*une flemme. 



Bastille n'est pas encore dégagée. Je distingue 
dans cette direction des redoublements d'in- 
cendies ; c'est la rue de la Roquette qui saute. 
Et les otages ? L'affreuse nouvelle est-elle 
certaine? L'archevêque et l'abbé Degueny 
massacrés, le président Bonjean massacré, 
Gustave Chaudey massacré, et tant d autres I!! 



/w/-j>/%/\/«^., .-n/v^^/o* 



SEPTIÈME ET DERNIERE JOURNÉE. 

Dimanche, 28 mai, — Pentecôte, 

Cette nuit, grande alerte dans la maison. 
Des soldats, qui poursuivaient une femme fé- 
dérée^ avaient cru lui voir franchir notre porte, 
s'y réfugier et s'y cacher. Ils firent ouvrir; il 
n'y avait rien, ni personne. 

Le vent soufflait en foudre; une pluie de 
tempête fouettait les vitres, on eût dit les hou- 
les de l'Océan. Le canon de Montmartre tèr- 
rible, vertigineux^ frappait les hauteurs de Bel- 
leville et Ménilmontant. Les insurgés répli- 
quaient avec rage, à tort et à travers, lançant 
sur Paris un déluge d'obus. Cette résistance 



28 mai. 3oi 

uprême résume l'effort désespéré Je l'émeute : 
rente mille hommes sont, dit-on , cernés sur 
e point de Paris. Ils y ont accumulé desbar- 
icades formidables, géantes, véritables forte- 
esses â peu près imprenables autrement que 
>ar la mine. On les fera sauter, s'il le faut, 
.'ordre est donné de ne reculer devant rien. 
Is se sont ménagé, de rempart en rempart, 
es escaliers intérieurs qui communiquent de 
un à l'autre, et, de bas en haut, de haut 
1 bas, servent pour la défense ou pour la 
lite. 

Il paraît que cette improvisation de maçon- 
lerie est d'une habileté surprenante. Ceux qui 
ont là périront tous; ils y sont résolus : selon 
eurs conventions dernières, aucun ne doit se 
endre. 

On me rapporte à ce propos un fait étrange, 
bsolument authentique. A cette heure dér- 
iière où toute l'émeute — hotmis ce point — 
tait écrasée, où toute résistance était folle, 
îs Bellevillois, non convaincus encore, déta- 
hèrent un parlementaire, lequel, s' avançant 
ers les Versaillais, leur dit : « Rendei-voiis !!!» 

En attendant, ce que ne faisait pas le chas- 
epot, où ne suffisait plus le canon, la mî^ 



Jo'j Tablettes d'une Femme. 



trailleuse faisait son œuvre. Jusqua deux 
heures, le bruit combiné de l'attaque et de la 
défense a été acharné, le crépitement de la 
fusillade dominait l'effrayant concert, ponctué 
de sifflements d'obus. Puis, peu à peu, le 
bruit se ralentit, le canon respire, voici des 
intervalles de silence ; le combat s'éloigne, il 
s'apaise ; plus rien, on n'entend plus rien! 

Sont-ils tous morts? 

C'est dimanche, il est vrai, le jour où l'ou- 
vrier fatigué s'arrête; cette semaine^ Tunique 
ouvrier, ça été la mort ! La mort a été le tra- 
vailleur sinistre; La mort, toujours la mort! 
La rude besogne est-elle achevée ? L'enfer a- 
t-il fini son œuvre ? Satan lui-même féte-t-il 
le dimanche ? 

On n'entend plus rien. Sont-ils tous morts? 

11 est quatre heures. 

Ce sont les artilleurs qui ont enlevé cette 
position épouvantable. 

Soir. — Pour la première fois depuis tant 
de semaines et tant de jours, plus de canon! 
Ce silence inaccoutumé repose. Plus de 
canon ! plus de bombardement ! plus de mi- 
traille ! plus de fusillade ! O bienheureux si- 



'28 mai, 3o3 

lence! silence de paix, silence de mort, veux- 
je dire ! Hélas ! comme tu nous fais du bien, 
pourtant! comme tu nous renouvelles, comme 
tu nous changes ! 

Ainsi, nous devions sauter ! On sait déjà le 
sort de certains quartiers, trop nombreux, hé- 
las! dans Paris. Nos beaux monuments ne 
sont plus. Le Louvre a failli brûler!!!. Notre 
Panthéon n'a échappé au pire destin que par 
un miracle de l'armée. Si tout le voisinage 
de rinstitut — selon le plan infernal des fédérés 

d'alentour — n'a pas péri, cherchez vous 

trouverez peut-être non loin de là, qui 

sait? une influence voilée, courageuse et 
charmante. L'idylle se mêle quelquefois à la 
tragédie, n'est-ce pas, messieurs les Vengeurs 
de Flourens, messieurs les Enfant-Perdus, 
messieurs les Fédérés de la Mort ? 

Je n'entends rien aux choses de la guerre ; 
mais, par ce que j'ai vu, par ce que j'ai en- 
tendu, par le spectacle jour à jour de cette 
semaine "dramatique, la prise de Paris, triom- 
phe, de l'armée de Versailles, me semble une 
manoeuvre admirable. Il est impossible d'a- 
voir mieux préparé une action décisive, de 
l'avoir mieux menée et plus sûrement au but, 

i8 



3o4 Tablettes d'une Femme, 



au travers de difficultés gigantesques. Le 
mouvement tournant qui à enveloppé et en- 
fermé toute la ville doit représenter un chef- 
d'œuvre de stratégie. 

Et les otages ? 

Je lis dans un journal du soir : 

(( Aujourd'hui dimanche^ à sept heures du 
« matin, un régiment de la ligne A ouvert 
« la Roquette et mis en liberté les prison- 
« niers détenus. 

« Partis ce matin : 

« M. Tabbé Bayle, vicaire général promo- 
« teur; 

« M. Mauléon, curé de Saint-Séverirt ; 

«' M. Lamazou, vicaire à la Madeleine; 

« M. Bucuès^ professeur au séminaire de- 
« Saint-Sulpice ; 

« Père Bazin, Compagnie de Jésus. 

« D'après ces messieurs, auraient été Ai— 
« siiles dans la prison, — le 24 : 

h S. G. l'archevêque; 

« M. Deguerry; 

« M. Bonjean, premier président ; 

« Père Ducoudray, supérieur dé Técol^ 
« Sainte-Geneviève. 



2fVi-2^ mai* J^03 

« Le 26 ; Père Olivain, Compagnie de 
Jésus ; 

« PèredeBougy, id.; 

« Père Gaubert, id., 

« et d'autres, dont le chiffre s'élève à dix- 
« huit prêtres. » 

A deux heures et demie, a passé sur le 
boulevard une colonne de six mille prison- 
niers qui viennent de se rendre à Belleville, 
cernés et privés de munitions. 



Lundi 2g mai. — .... J'ai bien lu, oui, j'ai 
bien lu cela hier soir. Parmi les otages déli- 
vrés, on cite nominativement : 

M. l'abbé Bayle; 

M. Mauléon 

Les journaux du matin répètent la même 
chose : « M. Mauléon, curé de Saint-Séperin....» 
Alors, Dieu soit loué ! cela peut être vrai. 

Je n'y pouvais rien, ni moi, ni personne, 
le 20 mai, quand je suis allée me faire in- 
sulter au Comité de Salut public et quand 
j'ai ensuite été trouver Delescluze. A cette 



^yoh Tablettes d'une Femme, 

limite d'extrême fureur, la promesse elle- 
même du dictateur attendri ne pouvait pas 
non plus signifier quelque chose. Les flots 
déchaînés étaient plus forts que lui, et d'ail- 
leurs il s'est fait tuer tout de suite, sur une 
barricade. Un miracle tout seul pouvait ré- 
compenser ma démarche inutile. Si ce mi- 
racle a été fait, je sentirai toute ma vie la 
douceur de cette bénédiction divine. Mais 
je veux en être sûre-, je fais porter une let- 
tre à mon voisin M. Tabbé, je le prie instam- 
ment d'aller aux sources; je veux au plus 
tôt des nouvelles. 
Voici sa réponse : 



« Madame, 

« Je m'empresse de vous dire que j'ai été 

" voir M. le curé de Saint-Séverin, votre 

« heureux protégé. C'est hier qu'il a échappé 

« comme par miracle aux mains des canni- 

« baies. Il est comme un revenant de l'autre 

« monde, pâle, défiguré, décharné; il a perdu 

« presque la vue. Il m'a embrassé, me di- 

« sant : « Je ne m'appartiens plus; je ne dois 



2c^ mai. 3oj 

« plus vivre que pour Dieu et pour le sa- 

« lut des âmes » 

Je le répète : ma démarche était inutile^ 
mais le miracle a eu lieu. Je sentirai toute 
ma vie la douceur de cette bénédiction 
divine. 



■ /--/V ^ , 



Boutade racontée par un officier qui a 
coopéré à l'entrée de Paris : 

« Un capitaine et ses hommes devaient 
occuper une maison importante^ sorte de 
monument public. On allait enfoncer les 
grilles , naturellement. Illuminé d'une idée 
subite, le jeune chef dit à sa troupe : Si 
nous sonnions à la porte! peut-être qu'on nous 
ouvrirait ! 

« On sonna à la porte y un domestique 
vint en etfet ouvrir. Ce procédé si simple 
sauva l'immeuble, et la prise de possession 
ne souffrit pas d'entrave. » 



Lundi soir. — Ai-je besoin de dire que ces 



Vo^v I ablettes dune Femme, 



férocités : incendies, massacres d'otages, des- 
truction de Paris, barbarie sans précédents 
d'aucun genre dans Thistoire, vont pour moi 
jusqu'à rimcompréhensible^ jusqu à Tinvrai- 
sembiabie ? La pitié que Ton me reproche si 
étrangement d'avoir pour des pauvres, pour 
des égarés, pour des ignorants, pour des sots, 
n'a rien à faire avec des criminels, avec des 
incendiaires, avec des assassins qui me font 
plus qu'horreur, qui me pétrifient dans mon 
raisonnement et mon intelligence. Ces êtres 
fauves, sauvages, furieux, exécutant avec pré- 
méditation le meurtre entier d une ville, n'ap- 
partiennent que de forme à Thumaine es* 
pèce : ce sont des monstres dont il faut 
établir la classification en zoologie; ce ne 
sont pas des hommes. 

A certaines époques troublées la liq des 
bas-fonds remuée par des commotions vio- 
lentes — cataclysmes de l'humanité — re- 
monte à la surface et engendre l'ivresse ef- 
frénée du crime. Il semble même — à y 
regarder de près — qu'il y ait une sorte de 
régularité déterminée et périodique dans le 
retour et le déchaînement de ces explosions, 
produits de fermentations incessantes. 



2ç mai. 3Qif 

Dans notre pauvre pays volcanique^ travaillé 
de passions irréconciliables, la crise se prépare 
vingt, trente ans ; mais lapparence de calme 
ae dépasse guère cette période d'années. Une 
révolution est imminente, une révolution est 
certaine che^ nous à peu près trois fois en 
un siècle. La guerre continuelle des es- 
prits amène immanquablement, fatalement la 
guerre des rues. 

Ce que nous proposons donc pour ce 
grand malade, pour ce malheureux Paris 
qui m'est cher, c'est, après cette fièvre 
chaude, c'est, après cette saignée terrible, 
un système d'hygiène, une sorte de médica- 
tion morale continue qui essaie de prévenir 
de nouveaux accès de folie. La surexcitation 
ardente de notre littérature, de notre politi- 
que, de nos assemblées doit s'atténuer et 
s'assainir. La simple raison humaine, le com- 
mun bon sens doivent prendre avec tran- 
quillité la direction importante du pays. Le 
pays souffre, il succombe , gardez-vous de 
le rudoyer, gardez-vous, au moins autant, 
de l'épouvanter et de le désespérer en lui pro- 
posant — tout de suite — avant la conva- 
lescence, de trop difficiles mesures. 



Jio Tablettes d'une Femme, 



C'est pas à pas qu'un malade se remet 
à marcher; c'est bouchée à bouchée, c'est 
goutte à goutte qu'il reprend le pain et le 
breuvage de vie. Le tremblement de terre a 
été effrayant; aidons tout le monde à re- 
bâtir sa hutte ou sa maison. Trop d'exécu- 
tions précipitées ont été faites! C'était iné- 
vitable. La colère aveugle tout le monde : 
les justes, aussi bien que les coupafcles! Après 
avoir tant vu mourir, faisons l'effort, ayons 
la volonté et donnons-nous réciproquement 
l'exemple et le courage de vivre, d'agir, de 
croire et d'espérer 

« A Taction î à Taction ! lago meurt sur la place ! » 



Lundi soir y 2 g mai. — ... Et maintenant 
que nous ne sommes pas morts, nous nous 
accusons les uns les autres. C'est le mo- 
ment de panser nos plaies, mais la raison 
n'a rien à voir dans nos affaires, nous en- 
venimons encore nos blessures. Le navire 
ayant sombré sous l'orage ne s'en prend 
pas aux flots colères, aux vents funestes, à 
l'inclémence et à la rigueur des cieux, il 



2^-30 mai, 3ii 

s'en prend aux matelots du bord , voire 
même à l'inoffensif équipage. 



Mardi, 3o maix — Ce qu'il y a de ras- 
surant dans les plus grandes combinaisons 
humaines, c'est la certitude de sottises qui 
ne'peuvent manquer, à un moment donné, de 
faire échouer les plans les plus formidables. 
Vous aurez, contre tels ou tels maraudeurs, 
fermé avec soin telle ou telle fissure invi- 
sible, mais vous n'aurez pas manqué d'ou- 
blier quelque ouverture bien large et bien 
commode : vous aurez négligé de fermer la 
porte principale. Oui , l'on peut toujours 
compter — Dieu soit loué! — sur l'incu- 
rie ou la bêtise humaines. 

Aux derniers jours de la Commune, l'on 
ne pouvait aller à Saint-Denis, seul pas- 
sage .permis, passage prussien, qu'après 
une visite préalable , une fouille dans les 
sacs ou les poches : 'de femmes pour les fem- 
mes, d'hommes pour les hommes. Cette 
vexation avait pour objet d'empêcher qu'on 
emportât de Paris des lettres pour la pro- 
vince. Mais, ô aigles de la Commune , ô 



3i2 Tablettes d'une Femme, 

prévoyants et admirables fouilleurs , mes 
amis! on n allait à Saint-Denis que pour 
y écrire ses lettres. Point n'était besoin de 
les emporter de Paris. Et Ion répondait 
ainsi^ séance tenante^ aux lettres qu'on ve- 
nait chercher. Au bureau de poste même, 
sur des tables en plein air toutes prépa- 
rées d'avance^ vous trouviez — qui vous 
attendaient — plumes^ papier^ encre, en- 
veloppes , cire et pains à cacheter ; voire 
même des cachets avec initiales, sans comp- 
ter des timbres de toutes les couleurs 

Les profonds politiques qui prétendaient 
dérober aux yeux tous les préparatifs et 
tous les travaux de défense, exécutés à 
huis'clos place de la Concorde ! ne comp- 
taient pas avec les innombrables badauds 
qui n'ont rien à faire que de venir voir; 
ils ne songeaient pas un instant qu'il était 
aussi facile de venir de Versailles à Paris 
que d'aller de Paris à Versailles, et que 
tous les secrets du monde sont secrets de 
Polichinelle, dès qu'un individu pourvu de 
deux yeux veut bien prendre la peine de 
regarder ce qu'il voit. 

Espions ! espions ! disait-on tout le tem J> 



3o mai. 3i3 

_a . . 

de cette atroce guerre, quand on ne disait 
pas : Trahison ! trahison ! 

Hommes à barbe grise, mes contempo- 
rains, vous serez jusqu'à la mort inclusive- 
ment des enfants et des étourneaux. Quand 
vous aurez bien préparé une lanterne^ vous ne 
vous apercevrez pas que vous n'avez ou- 
blié qu'une chose : de 1 allumer. On ne pou- 
vait pas franchir, certes, on ne pouvait pas 
enjamber la célèbre barricade Saint-Florentin- 
Rivoli, mais rien n'empêchait de tourner 
derrière. Les remparts, ici et là, étaient 
défendus , mais ils laissaient couler la ri- 
vière , on pouvait passer sous les ponts : 
témoin ce filet d'eau nommé la Bièvre, qui 
rendit si grandement service à Tarmée. 
Sans compter, sans compter, ô soldats ter- 
ribles! qu'il y a toujours un moment où 
l'on dort, où l'on mange, où l'on joue au 
bouchon, où l'on oublie qu'il ne faut rien 
oublier, où l'on s'affirme tranquillement, en 
ne prenant plus garde à rien, qu'on est 
tout -à-fait imprenable 



Vendredi, 2 juin, — Sentiment de la pro- 



3i4 Tablettes d'une Femme, 



vince, tandis que nous nous débattions dans 
Tagonie : 

« Qiiand donc les Parisiens auront^ils Jini^ 
pour que les Prussiens s'en aillent? » 

Du particulier au général, tous de même, 
les hommes, nos prétendus frères : on .sent 
sa peine; on nie, on raille celle des autres. 
Ces Parisiens sont incorrigibles! 

La province avait en abomination, — 
comme une sujette envieuse et jalouse, — la 
ville élégante et charmante, ce cher Paris 
si magnifique I Cette haine à présent est de- 
venue de la passion, de la colère et du dé- 
lire ; c'est le mépris, et c'est la rage ! Sa 
chute a ébranlé le sol de toute la France, 
ses terribles combats ont réveillé les plus 
endormis..... 

— Bien fait! bien joué, ô vile Babylone! 
ce n'est pas notre argent, notre honnête ar- 
gent de sous-préfecture qui ira raccommoder 
tes fiers monuments ! 

Oui ! mais on veut voir ! L'incendie des 
Tuileries, de l'ex-Préfecture, de l'Hôtel-de- 
Ville a monté toutes les têtes. On ne peut 

pas l'avouer : quel scandale ! Alors 

on s'est insinué parmi les pompiers, ces 



2 juin, -^^5 

vrais héros sans rancune et sans peur ! 

Moi qui vous parle, j'ai eu l'indicible 
amusement de reconnaître^ sous des casques 
invraisemblables , des rentiers pacifiques , 
lesquels, jusqu'ici, n'avaient vu de feu que 
la flambée de leur poéle^ et d'eau que l'é- 
tang où ils pèchent à la ligne. Ce sont des 
fonctionnaires importants — au village — 
et qui en auront pour toute leur vie à 
raconter leurs impressions, entre la partie de 
piquet de M. le curé et la partie de billard de 
M. le maire. 

Et les Incendies brûlent encore; des flam- 
mes livides jaillissent, non maîtrisées en- 
core, des foyers embrasés, et les vrais pom- 
piers sont admirables dans leur œuvre de 
sauvetage et de péril; leur casque de cui- 
vre, à travers ce feu^ ces fumées, ces rui- 
nes, dans cette gymnastique aérienne de dé- 
combres , fait passer devant les yeux des 
éclairs de visions : ainsi pensais- je, ce 
matin, en traversant le carrefour incandes- 
cent de la Croix-Rouge: 



Soir dinnemejour. — De ce que, ne- pou- 



3i6 Tablettes d'une Femme, 

vant coucher tout-à-fait à la belle étoile, 
nous avons pour la plupart remis quelques 
vitres aux fenêtres; de ce que quelques-unes 
de nos maisons, — quoique écorchées de bal- 
les et trouées de mitraille, — ne sont pas 
tout-à-fait par terre et permettent encore 
de monter l'escalier, les francs-fuyeufs, les 
gens raisonnables et raisonneurs qui re- 
viennent de Versailles ou d ailleurs trem- 
blants encore, mais reposés et impatients de 
voir la ville incendiée, ces chers prudents nous 
disent : Nous le pensions bien, les Parisiens 
exagèrent ; l'imagination, chez vous autres, 
s'est mise de la partie ; vous avez cru 
souffrir^ mais vous n'avez pas souffert ce 
que vous dites; vous avez encore des as- 
siettes et des verres. Tout devait sauter^ di- 
sait-on, Paris tout entier devait flamber; 

et en définitive, très-peu de chose a 

sauté, presque rien; on a surfait le désastre, 
beaucoup de vos maisons sont debout 

Rien n'a sauté! 

Que répondre à ces choses d*un pyrami- 
dal égoïsme? Feue la colonne Vendôme 
n'était pas aussi gigantesque! 



3 juin, 3ij 



Samedi, 3 Juin, — Revenus le^ vélocipè- 
des! Paris oubliera, Paris pourra oublier! 

Ce matin j'ai pris par les rues pour aller 
avenue Montaigne, et, traversant les ponts, 
j'ai contourné l'Hôtel-de- Ville. Quellis ruine 
magnifique! Oserai-je le dire? j'aime les 
ruines. Ces belles fenêtres à jour, en plein 
ciel, ces splendides arcades aériennes où 
tant de mystères avec tant de vent incon- 
nu doivent aimer à passer le soir; ces portes 
sans chambres, fantastiques ; ces escaliers 
vertigineux, insensés, sans raison d'être, sus- 
pendus dans le vide, sans issue que l'es- 
pace-, ces statues par hasard préservées^ ces 
aspects visionnaires que présentent ces grands 
restes, sont tout simplement du rêve et sai- 
sissent fortement l'imagination la plus froide. 

Après l'Hôtel-de-Ville, ce qui impressionne 
presque autant, c'est l'effet grandiose des 
arcades superposées et seules restées debout 
de l'ex-ministère des Finances-, cela fait son- 
ger aux grandes ruines romaines, au Coli- 
sée; et je comprends que des artistes des- 
sinent avidement ces fantômes superbes. De 



3ièi Tablettes d'une Femme. 



l'autre côté de Teau, l'ex-Cour des Comptes 
présente, elle aussi, un imposant spectacle. 
Que ne laisse-t-on, dans leur majesté désolée, 
tout ce mélancolique reste de choses ! 

J'ai acheté, devant THôtel-de-Ville^ une de 
ces chansons populaires, illustrées d'images, 
qui surgissent comme par enchantement des 
pavés de Paris, chaque fois que ces pavés de- 
viennent des barricades. Progrès absent, suc- 
cès fidèle. Celle-ci s'appelle les Pétroleuses. 

(Air de la Lionne ou Pauvre Paris.) 

Lorsqu'ils viendront visiter le vieux Louvre, 
Les étrangers verront avec horreur 
Ces faits hideux que l'univers réprouve. 
Qui marqueront le temps de la terreur. 
Le monde entier aura peine à le croire, 
Paris devait s'écrouler, c'est certain. 
Car la Commune, aujourd'hui c'est notoire. 
Aux pétroleuses avait fait le chemin ! 



Pour le peuple tout est chanson, ou tout 
est spectacle. Comme elle va à la Morgue, 
la foule va aller à l'Archevêché voir^ sur son 
lit de parade, notre malheureux Archevêque : 
ces émotions épouvantables ne lui font point 
horreur. 



5 juin. Jicj 



Lundi, S Juin. — Quand le pauvre Paris 
reprendra-t-il sa physionomie sympha tique? 
Les morts sont charriés, les défroques sont 
encore éparses. La place du Prince-Eugène 
en est encombrée; la lutte ici a été chaude. 
Le gouvernement de la Commune avec 
toutes ses forces insurgées s'était transporté 
à cette mairie du onzième arrondissement. 
C'est de là qu'ont fui ceux qui n'ont pas 
été tués. La rue de la Roquette est funèbre 
à monter : à jamais plane sur elle l'affreux 
supplice des otages. Le cœur se serre en 
passant devant la prison lugubre, dernière 
étape des condamnés. Des milliers de pri- 
sonniers s'y succèdent : des femmes sont là, 
sauvagement infatigables, épiant et de nuit 
et de jour le rapide passage d'un des leurs. 
Les vieilles s'asseyent par terre, dans la 
boue. Des soldats les maintiennent ; puis, 
compatissants à tant d'angoisses, ils s'offrent 
d'eux-mêmes à faire passer des billets et des 
provisions. Humanité complexe! hier on se 
tue, demain on s'entr'aide! Les moralistes 
ne peuvent dans les livres établir de grandes 



J'jo Tablettes d'tine Femme, 



lignes qu'après une infinie appréciation de 
nuances prises dans la vie 



Mardi, 6 juin. — Au retour d'une course 
d' AuTEUiL. — Les curieux de profession, ceux 
pour qui toute catastrophe n'est qu'un spec- 
tacle et qui courent avidement à toute re- 
présentation nouvelle, n'ont pas beaucoup 
à se déranger en cet épouvantable écroule- 
ment où nous sommes. De quelque côté 
qu'on se tourne, ruine, deuil, trace de ba- 
taille, terre fraîchement remuée, — silencieux 
indice de la mort, — renflement de pavés non 
encore rentrés dans le calme. Les maisons 
de Paris qui ne sont pas brûlées ont toutes 
reçu des blessures. Toutes les maisons de 
Paris, à très-peu d'exceptions près (quar- 
tier privilégié de la Chaussée-d'Antin, de la 
rue Laffîtte, du Nouvel Opéra et du centre^ 
ont été d'une façon quelconque atteintes et 
maltraitées. Les vitriers ne suffisent pas au 
raccommodage des fenêtres; nous devons, 
presque tout le monde, dormir encore quel- 
que temps en plein air. Les bienheureux de 
qui la rue n'a pas été un champ de bataille 
^je n'ai pas eu, hélas! ce bonheur!; ont été 



f) juin. 3 21 

OU incendiés ou bombardés,^ sans compter la 
surprise d'explosion de maintes poudrières 
qui secouent un quartier comme un navire 
sous l'orage. 

Oui, je le répète, curieux, indifférents, 
étrangers, provinciaux, promeneurs, touris- 
tes qui allez venir en partie de plaisir, votre 
lorgnette en bandoulière, visiter les décom- 
bres de notre pauvre Paris, vous n'aurez 
que l'embarras du choix. De la place 'de la 
Concorde à la place de T Hôtel- de- Ville, en 
comprenant dans votre itinéraire la rue 
Royale et la place Vendôme, vous aurez — 
en ce seul parcours du ministère de la Ma- 
rine à la caserne Napoléon — toutes les 
émotions et tous les aspects de ruines : Tui- 
leries, ministère des Finances, ministère 
d'Etat, Palais-Royal, ex-Préfecture de la 
Seine, voilà des décors superbes! L'imagi- 
nation ne saurait se les représenter, il faut 
voir ces horreurs. 

Vos affaires sont-elles de l'autre côté de 
l'eau, sur la rive gauche de la Seine ? Je vous 
recommande le bout de la rue du Bac, tra- 
versé par la rue de Lille, aboutissant au quai, 
et je n'ai pas besoin de vous signaler les ma- 



J^2 2 Tablettes d'une Femme. 

gnifiques squelettes du palais de la Cour des 
Comptes, de la Légion-d'Honneur, etc.^ etc. 
Ces fantômes d'arcades, grandis encore par 
l'immensité du vide en plein ciel , sont d'un 
eftet babylonien. Je ne suffirais pas à la no- 
menclature, Paris n'a plus rien à envier à 
Rome. Il lui manquait cette consécration su- 
prême d'une infortune sans rivale dans les siè- 
cles. Paris mitraillé, incendié, bombardé^ Pa- 
ris dans le sang et la flamme a eu les hon- 
neurs d'un bûcher sans précédent au monde. 
N'insultez plus la cité-reine! Il fallait voir, 
comme je Tai vu, du haut de ma maison va- 
cillante, l'embrasement incomparable de la 
ville condamnée. Aucune description n'en 
donne l'idée. Les Tuileries, l'ex- Préfecture de 
police et le Palais de Justice, l'Hôtel-de-VilIe^ 
trois brasiers incomparables remplissaient la 
moitié du ciel. A travers les flammes rouges, 
passait l'éclair sec, rapide, phosphorescent du 
canon, et les papiers de l'ex-Préfecture de la 
Seine s'élevaient et voltigeaient transparents 
dans l'air, caractères de feu qui, lumineux 
dans l'espace et en relief au-delà de toute ex- 
pression, subitement étaient cendres et anéan- 
tissaient notre histoire. 



6 juin. 323 

Ce déchaînement inouï de fureur humaine 
était bien l'enfer : les sifflements d'obus , le 
roulement des canons, le grincement des mi- 
trailleuses, le crépitement des fusillades étaient 
l'orchestre fantastique, méphistophélique de 
cette mise en scène, la plus tragique, mais 
la plus splendide, la plus invraisemblable 
qu'il soit donné à des regards humains de 
contempler. 

Non, — je ne cesserai de le redire, — ceux 
qui n'ont pas, de leurs yeux effarés mais fasci- 
nés, vu par eux-mêmes ce magnifique pano- 
rama de feu , ne pourront , par aucun récit, 
s'en faire même une pâle idée 

Mais redescendons de ces hauteurs vertigi- 
neuses. En quelque lieu, je le répète, où vous 
portiez vos pas dispos ou fatigués , le specta- 
cle sévère est là, une ruine s'effondre, quelque 
champ de bataille atteste une lutte visible et re- 
trouvable encore; les traces de mitraille sont 
saignantes et béantes de toutes parts 

Ici, les vitraux d'église ne sont plus que de 
la guipure; là-bas les arbres ont été arra- 
chés, troués de balles, noircis de poudre, brû- 
lés, renversés. Les pauvres chers arbres du 
printemps, qui ont survécu à tant de fureur, 

19* 



3^4 Tablettes d'une Femme. 

sont jËUnes, roux, dépouillés corrime des ar- 
bres d'automne. 

La ville des morts n'a pas été plus épargnée 
que la cité des vivants. Le Père Lachaise^ 
refuge suprême des fédérés ^ porte tragique- 
ment de rudes cicatrices. Çà et là y quelque 
balle égarée^ — ceci est plus mélancolique en- 
core , — a frappé quelque tombe lointaine. 
Ces marques du dernier combat, vestige des 
dernières résistances, du réciproque achar- 
nement désespéré de tous mettent au com- 
ble la songerie funèbre Et, de place en 

place, des monceaux de défroques et d'artïies 
souillées, déchirées et brisées : tronçOtiS de fu- 
sils , fourreaux de baïonnettes, itlorceâtii de 
ceintures, képis roulés à terre, Uniformes en- 
tassés, débris lamentables de toutes sortes, 
depuis les chaussettes gluantes de sang jusqu'à 
la vareuse criblée de balles, papiers et lettres, 
livrets tombés des poches, tout cela est sinis- 
tre, tout cela, — pour qui le veut, — peut se 
voir et se toucher encore 

Hélas! comme il s'est resserré, comme il 
s'est rétréci, le cercle de bataille! Comme la 
guerre est venue jusqu'à nous! Ce devait être 
la Prusse, ce fut la France; ce fut Forbach, 



6-7 juin. J/i\5 

ce fut Reischoffen, ce fut Wissembourg, ce 
fut Sedan, ce fut Mézières. Bientôt ce fut 
presque toute la province, approchant^ tou- 
jours approchant de Paris. Le flot montait^ 
montait toujours. Ce fut Champigny, le Bour- 
get, le plateau d'Avron, Buzenvàl; et puis, et 

puis ce furent les forts ; et puis et puis, 

ce furent les remparts; et puis et puis, ce 

fut Paris, le Paris dés rues^ des boulevards, 
des quais, des maisons, le cœur de la France 
dévoré par elle-même ! 

Des barricades hérissèrent toutes les voies^ 
et toute barricade devint un champ de bataille. 
Tout ce qu'ont jamais pu décrire, représenter;, 
dépeindre l'histoire et les livres, nous l'avons 
eu sous nos yeux, à nos pieds, nous l'avons 
vu de hos fenêtres. Nous avons eu à tous rlos 
étages l'ébranlement du canon, l'odeur de la 
poudre, la vapeur du sang, le gémissement 
des blessés, l'affreux silence des morts. 



Mercredi, 'j juin, — Extrait du Petit Mo- 
niteur- : — « Qui le croirait? une foire sè 
tient en ce moment à Bellëville, sur les bou- 



3'j<) Tablettes dune Femme, 

levards extérieurs. Le trombone enroué fait 
entendre sa voix rauque là même où , il y a 
huit jours à peine, sifflaient les obus et les bal- 
les, et les saltimbanques étalent leurs triviales 
gaietés aux endroits où paradaient naguère les 
queues rouges de l'insurrection. » 

Je lis plus loin : 

« Près de certains égouts, notamment dans 
celui de la Bièvre, rue Geoffroy-Saint-Hilaire, 
des factionnaires stationnent toujours devant 
les bouches ouvertes; on craint que certains 
individus , compromis dans les dernières af- 
faires, restent cachés dans ce dédale de cent 
trente-cinq lieues de parcours et où l'on peut 
leur faire passer des vivres. On assure qu'il 
y en a de réfugiés dans les catacombes dont 
les galeries sont en communication avec cer- 
taines caves du faubourg Saint-Jacques » 

Et les chefs? 

Enfuis, comme toujours; comme toujours 
poussant devant eux le troupeau imbécile et 
l'abandonnant aux représailles du vainqueur! 
Opinion d'un fédéré, échappé comme par mi- 
racle aux lâchetés des uns , aux colères des 
autres : 

« Je ne suis qu'un garde Jiaiionau »^ disait- 



7 juin. 32^ 

il, « mais j'ai de l'honneur. Pour les chefs, 
ce son^t des traîtres. Les rois ne feraient pas 
pire! » 

Le 23 mai au soir, tandis que l'incendie de 
l'Hôtel-de- Ville s'allumait par son ordre , le 
commandant de la place, Pindy, fit monter 
de malheureux enfants jusque dans le clocher 
pour s'assurer que l'armée ne tirait pas dans 
cette direction. Quand ils redescendirent , il 
n'y avait plus personne : les flammes enve- 
loppaient déjà le palais, l'Hôtel-de- Ville allait 
sauter ! 



Même jour, mercredi , 7 juin. — Funé- 
railles DE Monseigneur l'Archevêque. — 
Hélas!' que j'en ai vu mourir, des arche- 
vêques I 

Oui, que j'en ai vu mourir! et pour- 
tant je n'ai pas cent ans, je ne suis pas une 
vieille à cheveux blancs! Oui, que j'en ai vu 
mourir ! 

Que de fois j'ai vu — avec destination pa- 
reille — passer le beau char tout dxoré, re- 
vêtu d'argent, aux roues blanches, aux 
superbes. panaches, aux six chevaux capara- 



32^ Tablettes d'une Femme, 



çonnés et illustrés de palmes et d'étoiles! 
L'écusson seul est modifié. Une lettrç glisse 
à la place d'une autre, initiale du nouveau 
défunt : c'est tout I 

Je me rappelle avec une grande précision 
la figure de Monseigneur Affre. C'est de son 
temps que j'ai fait ma première communion, 
et c'est lui qui m'a confirmée. Cette figure 
toute frêle, toute pâle, fortement expressive 
ce jour de grande cérémonie (Saint -Ger- 
main -l'Auxerrois), était restée dans ma 
mémoire, et aussi sa toute petite main dépas- 
sant de longues dentelles. 

Plus tard, peu d'années après, je devais le 
retrouver île Saint -■ Louis , sur son lit de 
parade , martyr de Juin 1 848 : date sinistre , 
moins douloureuse, hélas! que la crise cruelle 
d'où nous sortons à peine. Je re verrai toujours 
cette face de mort — très-blanche — transpa- 
rente, effilée, d'un beau calme sous les lueurs 
de cierges qui l'entouraient et l'illuminaient. 
J'étais avec mon père. Nous avions traversé 
le jardin de l'Archevêché fleuri, embaumé, 
magnifique, le soleil étoilait les rosaces de la 
chapelle; des officiers, tout en or, venaient 
devant l'estrade faire parader leurs épées 



7 juin. 32fj 

brillantes : Timpression était ddUce, atten- 
drissante, noti farouGJie et lilgubrê. 

Ensuite, ee fut le touf de monseigneur 
Sibour, assassirlé à Sàirite-GenevièVe. Je tie 
comprenais pas beaucoup ce fait horrible^ 
même à présent la folie du crime n'a pti en- 
core se faire vraisemblable dans mon cerveau. 
Mais je vis le cortège, ce même char — na- 
turellement — qu'aujourd'hui. Il y avait un 
S au lieu d'un D, voilà l'unique différence. 
Et puis^ à ce cortège^ il y eut de la niiu- 
sique. 

Aujourd'hui , pour qUe la solennité fût 
plus émouvailte, plus grandiose^ pluâ reli- 
gieuse encore^ l'on n'a entendu aUcUn roule- 
ment de tambours, aUcune marche funèbre. 
Ce complet silence, rhythtné seulement du pas 
régulier des soldats, des chevaux, du gron- 
dement sourd des caissons d'artillerie, cette 
physionomie de cduvoi sous un ciel gris, le 
long des quais, en face de ruines fumantes 
encore, entre des haies de spectateurs recueil- 
lis et sévères, offrait Un grhnd aspect de deuil 
incomparable. Je rie citerai pas les illustra- 
tions présentes, les joUrnaUx en seront char- 
gés; mais je ne puis passer sous silence 



33() Tablettes d'une Femme, 



l'étrange vision qu'offrit à tous les yeux 
l'attitude fantastique d'une femme aux traits 
invisibles, trois ou quatre fois enveloppée de 
crêpe, toute seule et toute mystérieuse der- 
rière le dernier cheval de la dernière escorte 
de cuirassiers, qui terminait le long et noir 
cortège. 

Quelle était cette énigme? 

A l'imitation d'un célèbre roman anglais 
contemporain, on eut pu appeler cette femme, 
non « la Femme en blanc », mais « la Femme 
en noir. » 

— « Une étrangère! » disaient les uns; 
« Une folle », répliquaient les autres, ceux 
qui ne disaient pas : « Une excentrique! » 

Pour moi, en ce temps gros de trouble, 
de haine, de vengeance, de représailles^ où 
la poudre se respire encore dans Tair pas- 
sionné et enflammé, je ne pouvais m'empêcher 
de craindre un projet mauvais. Qui sait? 
quelque rêve homicide de tentative coupa- 
ble sur un des nombreux officiers généraux 
qui allaient se masser dans l'église. 

Mac-Mahon était en tête d'un brillant état- 
major-, ne s'offrait-il pas de lui-même à la 
foule? 



7 juin. 33 1 

Rien ne s'est passé ; le mystère reste mystère, 
tout est pour le mieux. Ce que l'on voit, 
ce que l'on sait, ce que l'on comprend, ce 
que l'on touche n'est presque pas intéressant 
en ce temps d'hallucination et d'aberration 
si complètes. 

Je n'ai pas essayé de pénétrer à Notre- 
Dame, il fallait une invitation, et je ne suis 
guère une des privilégiées en quoi que ce 
soit des choses de ce monde. 

J'ai vu le défilé d'une fenêtre. C'est d'une 
fenêtre que je comparais, me souvenais et 
songeais. Avant de rentrer chez moi, j'ai 
fait seulement un tour du côté du Parvis, 
malgré ma crainte et mon souci d'y rencon- 
trer peut-être des figures officielles et pro- 
tectrices de ma connaissance. Tout était 
terminé, du reste; le dernier coup de canon, 
était tiré, on vendait sur la place : Vordre 
et la fnarche . . . avec une complainte que 
je ne puis résister à l'amusement pittoresque 
de transcrire : 



332 Tablettes d'une Femme, 



GRANDE COMPLAINTE 



SVK 



LA MORT DE MONSEIGNEUR LARCHEVÊQtJE DE PARIS. 



(Air de Fualdès.) 



I. 



Ecoutez, peuple fidèle, 

Les lamentables récits, * 

Tous les malheurs de Paris 

Et les souffrances cruelles. 

Chacun pledre avec effroi 

La mort de Monseigneur Darboy 

II. 

Que d'innocentes victimes, 
(^ue de prctres égorgés. 
Par des hommes enragés 
Et tous avides de crimes. 
Oui, l'histoire flétrira 
Le massacre de ces prélats. 



j juin. 333 



m. 

A Mazas, à la Roquette, 
Q.ue de sang est répandu, 
Des plaintes sont entendues ; 
Et de tous côtés Ton répète 
Qu'un crime affreux est commis 
Sur l'archevêque de Paris. 

IV. 

Cest au pied d^une muraille 

Qu'on met ces pauvres martyrs; 
Monseigneur, sans tressaillir, 
Dit aux hommes sans entrailles : 
La justice des tyrans 
Arrive bien lentement. 



V. 



Dernières paroles de Monseigneur Darboy : 

Ne profanez pas, de grâce, 

Le saint nom de liberté, 

Car vous l'avez effacé 

Par vos crimes et votre audace. 

Pour la liberté, la foi 

Meurt l'archevêque Darboy. 

O éducation des masses ! ô iristfUdtlon du 



334 Tablettes d'une Femme. 



peuple ! soi-disant progrès humain, combien 
il te reste à faire ! Depuis la complainte de 
Geneviève de Brabant, qui donc oserait dire 
que nous avons avancé ? 

Pauvre monseigneur Darboy! il a bien 
mérité l'auréole. Quel martyre que Tafifreuse 
captivité qui précéda le sombre dernier acte ! 
Quel drame que cette prison en trois parties : 
Préfecture, Mazas, la Roquette! Là ont été 
les vives souffrances, là ont pu être comptées 
par Dieu les pulsations de l'agonie suprême ! 

Et, à travers ces horreurs, je ne puis ou- 
blier, juste en face de TArchevêché, un doux 
jardin bien fermé, bien ombreux, avec de 
grands arbres, une belle pelouse, des lapins 
qui couraient en liberté, sans compter de chè- 
res petites poules et des chats, où Tamitié 
toute simple, toute familière, toute charmante 
amenait souvent l'illustre et bienveillant voi- 
sin. Que de bonnes causeries évangéliques 
et fortifiantes ont été échangées là, à Tombre 
ensoleillée de vieux tilleuls ! Les esprits les 
plus énergiques sont souvent les cœurs les 
plus attendris, ce sont toujours les âmes les 
plus aimables. 



-j-S juin, 33^ 

Et, ce matin, tandis qu'au passage du dra- 
matique cortège je ressongeais tous mes vieux 
songes, il me venait lumineusement à la pen- 
sée rimage de ceux, réguliers, irréguliers, sol- 
dats, insurgés, civils, militaires, vainqueurs, 
vaincus, acclamés, déshonorés qui gisent 
par mille et mille obscurs et pêle-mêle dans 
les tranchées, dans les casemates, aux fosses 
communes, sans compter ceux que roule le 
flot des fleuves, ceux qu'ont recouverts à ja- 
mais les pavés hâtifs des barricades 



Jtudi matin, 8 juin, — Ce malheureux peu- , 
pie, conduit stupidement ou férocement à la 
boucherie, et à qui l'on peut mettre criminel- 
lement un fusil à la main, comme il vit et 
meurt dans l'enfantillage ! Rapproché de lui, af- 
faire de pauvre à pauvre, d'échoppe à échoppe, 
de rue à rue, de mansarde à mansarde, le ser- 
gent de ville lui est particulièrement odieux. 
Le sergent de ville représente à ses yeux la 
loi, la surveillance, la police immédiate, la 
répression, la chambre correctionnelle : il ne 
peut le voir en face et met sur son compte 
toutes les vexations et toutes les barbaries. 



336 Tablettes d'une Femme. 



Le gendarme, à un degré moindre mais con- 
sidérable encore, participe de cette aversion, 
est aussi sa bête noire. Le gendarme ne fait 
pas seutement peur aux enfants, le gendarme 
terrifie la multitude ignorante. Aussi, dans 
cette période à jamais douloureuse dont nous 
sortons à peine, les fédérés voyaient-^ils par- 
tout dans les adversaires de Versailles leurs 
ennemis intimes, des sergents de ville et des 
gendarmes. Ils avaient beau trouver devant 
eux — aux nombreuses escarmouches d'a- 
vant-postes — tous les uniformes connus, re- 
connus et traditionnels de la ligne (le peuple 
ne pouvait s'y tromper, car le peuple pari- 
sien est né militaire), ils ne voulaient voir 
partout, ils ne voyaient positivement de tous 
côtés que des sergents de ville déguisés ^ des 
gendarmes transformés en troupiers. Cette 
hallucination ne les a jamais quittés. 

Illusion invétérée, bien facile, du reste, à 
comprendre ! Ayant chacun des frères , des 
cousins, des camarades dans larmée, ils n'ont 
cessé de penser — jusqu'à la minute irrévo- 
cable de l'écrasement — que la force qui les 
domptait, les désabusait ou les enchaînait aux 
pied des barricades n'était point de leur fa- 



8 juin, 33 j 

mille, mais représentait la toute-puissante in^ 
tervention des sergents de ville et des gen- 
darmes, ces cauchemars de leurs insomnies. 



Soir du même jour. — « Les lâches ! il y en 
avait qui pleuraient! » C'est ainsi, avec un 
sourire méprisant et tout-à-fait dégagé, que 
la jolie petite ***, aimée et recherchée de tout 
une cour, me racontait tantôt que quatre cents 
insurgés obstinés (i) — aux dernières barrica- 
des de Belleville — avaient ét.é fusillé^ par son 
frère, je me trompe, par ordre de son frère, 
offii^ier distingué dans l'armée. <« Les lâches! 
ils pleuraient ! » Par quel renversemeat de 
sens moral, ô mon Dieu ! advient-il en temp§ 
de révolution qu'une charmante femme de 
cœur soit aussi insensible !... 

« Les lâches ! ils pleuraient ! » Ils avaient, 
au service d'une idée qu'ils n'ont jamais com- 
prise, instruments et victimes de projets qu'ils 
ne s'expliquaient point, patriotes forcés ou 
égarés, proie du vainqueur ou du vaincu, 
mille fois déjà risqué leur vie, taxée au prix 

,i) Forte exagération de chiffres, sans aucun doute. 



33é< Tablettes d'une Femme. 



honteux de i fr. 5o. Ils pouvaient se rendre, 
ils ont tenu. Les voici en face de mitrailleu- 
ses, ou à portée des feux de pelotons, alignés 
en rangs pour la mort. Ils ressongent à leur 
vieille mère infirme, à leur pauvre femme 
mendiante, à leurs enfants vagabonds et mau- 
dits, la vision leur revient d'un atelier paisi- 
ble, d'une charrue abandonnée; au dernier 
moment ils défaillent. « Les lâches ! » dit une 
jolie femme, « ils pleuraient ! » 

On me dit avec raison qu'il y avait des re- 
pris de justice, des échappés du bagne dans 
ces gens-là. D'accord. Mais on me permettra 
bien de ne pas m'occuper de ceux-ci, quand 
je parle; une femme n'est pas tenue de salir 
sa pensée de ces choses hideuses ; ma pensée 
à moi ne hante guère ces monstruosités ab- 
jectes des cours d'assises. C'est bien assez 
d'avoir devant soi le crime de l'émeute, sans 
évoquer encore d'autres sujets d'horreur ! 



Vendredi, g juin. — Et aujourd'hui c'é- 
taient les obsèques d'une autre regrettée vic- 
time, d'un autre malheureux otage, c'était le 
service de M. Deguerry, curé de la Madc- 



/y >m//î. 33g 

leine. Combien de fois cette sanglante dé- 
pouille martyrisée n'a-t-elle pas été déplacée, 
secouée et promenée ? Que de stations dans 
ce Calvaire ! La première fois où ce pauvre 
corps est sorti vivant, c'était l'arrestation à 
domicile; ensuite : Dépôt de l'ex-préfecture, 
Mazas, la Roquette, le Père-Lachaise, la Ma- 
deleine, Notre-Dame, et enfin, suprême et 
dernier retour à la Madeleine, sa chère église, 

de laquelle selon son prophétique désir, 

il ne sortira plus ! 

J'ai beaucoup rencontré dans le monde 
M. Deguerry, ancien curé de Saint-Eusta- 
che, où si souvent, hélas! pour les miens, 
s'est répété l'office des morts! M. Deguer- 
ry, très-recherché et invité, était une illus- 
tration parisienne. La dernière fois que j'ai 
entendu en chaire sa parole éloquente, fa- 
cilement véhémente et passionnée, c'était 
durant le siège, le jeudi 3 novembre, à 
l'occasion d'une messe de charité pour les 
victimes de la guerre où fut exécuté, à la 
Madeleine, l'admirable Requiem de Cheru- 
bini. 

Aujourd'hui, au son de la même musique 
qui enterrait les autres, les meurtriers! 



20 



340 Tablettes d'une Femme. 



aux accompagnements de ces mêmes fan- 
fares démocratiques^ sa bien-aimée paroisse 
célèbre en grand ses funérailles. AfHuence 
énorme. Beaucoup de prêtres. Ils ont encore, 
pour la plupart, la barbe qui les déguisait 
et les défigurait durant la Commune. C'est 
M. le curé de Saint-Germain-r Auxerrois , 
l'abbé Legrand qui officie. L'émotion de 
chacun se lit sur les visages; chacun ras- 
semble ses souvenirs et se retrace Içs 
sombres péripéties de la tragique his- 
toire. 

Le recueillement de cette cérémonie ne 
ressemble à aucune ^utre impression de ce 
genre. Nous sommes plus que les assistants 
d'un convoi, nous sommes les témoins d'un 
drame 



Samedi^ jo juin, — « Si vous m'avie^ dit 
cela! que n'ai-Je su cela! » me dirent et me 
répètent sur tous les tons de protection les 
rares personnes à qui je raconte mes diffi- 
cultés, durant la Commune, au sujet des 
prêtres-otages. « J'ai tant de connaissances », 
— continue chacune d'elles, — « j'aurais 



10 juin. 341 

fait intervenir ks uns et les autres, J* aurais 
obtehu cela tout de suite » 

C'est à n'y pas croire. 

— Vraiment, mesdames, devrais-je oser 
leur dire, mais c'est votre condamnation 
que vous prôhoncez là! Conîtnerlt! tous 
pouviez tout faire et vouâ fl'àVez fîetl fait! 
Puisque vous aviez autant d'influencé, ce 
dont je ne doute aucunement, car, moi, j'ai 
bien peu de pouvoir, j'habite les sous-sols 
de la vie, je n'ai pas lé moindre marche- 
pied sur la terre et je vous admire de très- 
loin sur vos éminences, comment ne vous 
êtes-vous pas servies de cette influence pour 
sauver le plus vite possible nos chers pri- 
sonniers? Leur épreuve la plus cruelle, aU 
milieu même de leurs supplices, a dû être 
lapparente indifférence de notre inconceva- 
ble inaction féminine. C'eût été une telle 
félicité pour vous-mêmes! Quand moi, qui 
représente un tel lêro dans la société, je n'ai 
point absolument échoué, que ri'eussiez-vous 
réalisé, vous, avec votre autorité, votre 
rang, vos relations, votre baguette de fée 
dans ce monde, avec votre fortune, ce ta- 
lisman suprême 



34'-^ Tablettes d'une Femme. 



— Nota bene. — N'incriminons personne. 
Elles étaient à la campagne, et les" maris 
étaient dans des caves. 



Samedi, lojuin. — « Marthe! Marthe! vous 
vous occupe^ à beaucoup de choses! une seule est 
nécessaire! » Oui, une seule chose est néces- 
saire pour nous, femmes : la bonté, la charité. 
Notre force est dans la puissance voilée de 
notre cœur. Nous devons soigner les blessés, 
nous ne devons pas, ô horreur! infliger nous- 
mêmes des blessures. Ces brutalités sont de 
rhomme. Notre héroïsme, — pour nous ser- 
vir de ce mot devenu trop commun de nos 
jours, — consiste à les empêcher, s'il se 
peut, à y remédier quand le crime est fait. 
Car c'est un crime que l'émeute; la révolte 
à main armée, l'odieuse agression du chas- 
sepot n'est jamais justifiable. C'est là, selon 
moi, le plus grand forfait des chefs d'in- 
surrection : de persuader à la masse igno- 
rante qu'une raison armée d'un fusil peut 
représenter une cause juste, une revendi- 
cation clémente et légitime. Le sens moral 
étant ainsi perverti, toutes les énormités de- 



/ juin, 343 

viennent possibles^ et c'est avec stupéfaction 
qu'on lit ces lignes : 

« A la défense de Montmartre, cent fem- 
mes ont résisté, à elles seules , au premier 
assaut des troupes de ligne. Plusieurs ont 
été tuées ou fusillées sur place, et les au- 
tres se sont repliées, d'abord place Pigalle 
d'où elles ont d'abord été délogées; le reste 
s'est enfui vers la barricade du boulevard 
Magenta. On vient de retrouver les trois der- 
nières survivantes de cette lutte acharnée. » 

L'entier accomplissement de son devoir 
— avec douceur — avec tolérance et bien- 
veillance autour de soi — amène ce résul- 
tat : de faire douter les autres sur leur pro- 
pre compte. — Si je m'étais trompé ! doivent- 
ils dire. Jusqu'ici aurais-je fait fausse route? 

C'est déjà un succès d'ébranler une 
croyance mauvaise... 

L'intolérance des libres-penseurs est au 
moins aussi tyrannique et encore plus ab- 
solue que l'intolérance apparente de la foi : 
despotisme en bas, despotisme en haut. 
Ceux-ci ordonnent de croire; ceux-là or- 
donnent de ne pas croire; les uns visi- 

20* 



344- Tablettes d'une Femme, 

tent et sollicitent ma conscience^ les autres 
y pénètrent et s'y installent de forée. Au- 
cune alternative n'est laissée à ma faculté 
de discernement} ils n'admettent points ces 
anciens ou ces nouveaux apôtres, l'inclina- 
tion naturelle de chacun, le devoir intérieur 
éclaire d'en haut, le choix loyal d'un esprit 
respectueux ; oppression ou compression ; 
laissez respirer ma prière! Ce choix, pour 
quiconque sent et pense, ne peut être du côté 
des athées, ces tristes fossoyeurs des âmes. . . . .■ 

L'intolérance des idées nouvelles est éga- 
lement exclusive et jalouse pour Ids senti- 
ments et les choses de la vie. 

Opinion d'une femme libre-penséuse qui 
me raille et me ridiculise sur ce qu'elle ap- 
pelle mon impartialité incurable : 

— Pourquoi, lui disais-je, m'empêchèriez- 
vous de rendre à chacun la justice qUi lui 
est due, aux riches comrrie aux pauvfes, se- 
lon le cas évident qui se présente? Pour- 
quoi, de votre côté, ce parti'-pris contre les 
riches, simplement parce qu'ils sont riches?... 

— Parce qu'assez d'autres s'occupent 
d'eux, répondit-elle, les riches ne nous re- 
gardent pas : les riches n'existent pas pour 



10-12 juin. 34>, 

nous; nous n'avons^ nous, à nous occuper 
que des pauvres... 

Avec les meilleures intentions généreuses 
on arrive avec ceci à un catéchisme so- 
cialiste de préjugé, d'aVeràion et de haine. 



Lundi, 12 juin. — « Aux ruines de Pa- 
ris! » Les trains de plaisir ont 'commencé^ 
Paris déborde de monde. La province cu- 
rieuse, — et non fâchée, — vient voir la 
capitale incendiée. Çà et là persistent en- 
core sur les murailles de vieilles affiches 
communeuses : 



Ce soir, à trois heures. 

PARIS LIBRE, 

LE PILORI DES MOUCHARDS, 

Journal politique quotidien. 



MARDI PROCHAIN, 

LA JUSTICE, 

Journal politique et littéraire, 

()f rue d*Aboukir. 



.y^/; Tablettes dune Femme. 

Plus loin : 

LE MOT D'ORDRE, 

Par HENRI ROCHEFORT. 

Paris libre! Quel sombre plaisanterie! 
quelle mystification sinistre! 

N'importe ! ces derniers débris de pa- 
pier, ces vestiges révolutionnaires non en- 
core arrachés feront plaisir à nos touristes. 
Je ne doute pas que les jeunes miss let- 
trées n'en prennent note sur leurs carnets 
dorés, n'en fassent part dans leurs prochaines 
missives à leurs bonnes amies d'Angle- 
terre, qui jalousent bien un peu ce voyage 
fantaisiste 

Les rimies de Paris ! Quelle attraction ! 
Songez donc ! ces deux mots-là : Paris 
détruit s'accordent si mal ensemble! 

Les photographes qui prennent des vues 
de nos misères vont sûrement faire for- 
tune. On emportera sans aucun doute — 
comme souvenir — bien des petites pierres 
volcaniques, tout ce que l'on pourra dé- 
tacher en petits cailloux noirs; mais on ne 
manquera pas d'acheter toute la série des 
vues ; car, visiter en détail chaque ruine et 



12 juin. 34'j 



chaque décombre mènerait loin le voya- 
geur. 

Et puis, hélas! hélas! on raccommode 
déjà , on gâte ces splendides horreurs. Le 
Parisien n'entend rien aux beautés saisis- 
santes des grands désastres. On a hâte, 
chez nous, de plâtrer les trous et de badi- 
geonner les murs. Vous n'avez pas plutôt 
quelque chose d'imposant qu'il faut le ra- 
tisser, Tarrondir et le déformer. Partout des 
échafaudages ! Toutes les maisons ont des 
emplâtres^ en attendant qu'on les peinturlure. 
Le Parisien n'est pus artiste ; il est gamin, 
ou il est bourgeois, le sens du pittoresque 
ne lui est jamais venu. Voilà ce magnifique 
décor d'Hôtel-de- Ville — relique admirable 
s'il en fut — déjà emprisonné de palissa- 
des! 

C'est à désespérer de son pays. Les sau- 
vages, j'imagine, sont moins pressés de re- 
dresser leurs huttes quand la foudre du 
ciel ou quelque vent terrible a tout jeté par 
terre 

Heureusement qu'une vraie ruine, — non 
défigurée, — reste telle qu'elle est pour les 
amateurs. Je parle de la colonne Vendôme. 



34^ Tablettes d'une Femme. 



La Colonne est tellement une légende qu'on 

y va même absente. On veut en voir 

la base, le support^ la place ^ le tiiausolée^ 
les écailles^ les tronçons, là poussière. On 
va oh était la Colonne. Le fétichisme de la 
campagne pour la colonne Vendôme aurait 
dû faire réfléchir ses détracteurs, je me trompe, 
ses démolisseurs 



Nuit du i3-i4 juin. — Cette nuit^ en- 
tre minuit et une heure, singuliers roule- 
ments d'omnibus sourds, lugubres, étranges, 
auxquels on ne peut se méprendre quand 
on les a une fois entendus j ce sont, à tra- 
vers Paris, des déterrements de morts. 

Ce bruit lourd du charroi des morts ne 
ressemble en rien au bruit alerte des voi- 
tures vivantes ; un poids inconnu semble 
enfoncer en terre les chargements fiinè- 
bres 

Quelle succession de bruits depuis près 
d'une année ! Le moins épouvantable était 
encore celui du bombardement prussien 
qui trouait nos demeures. Ce bruit d'obus, 
que je croyais incomparable, n'était qu'une 



i3-i4 juin. 34(j 

musique innocente à côté de ces derniers 
bruits. Le plus navrant, le plus inoubliable 
a été — entre Panthéon et Luxembourg — 
le bruit nocturne^ tout une semaine^ des 
feux incessants de peloton, ces rapides dé- 
cisions de la justice humaine 

Ouij Ton déterre cette nuit les njorts tout 
de suite et n'importe où enterrés. La popu- 
lation est supposée endormie. Bienheureux, 
oh! oui, bienheureux ceux qui dprrnent! 
L'affreuse besogne s'imagine être 3il|encieu§j3, 
cornme elle s'jmagine être sans témoins. La 
pioche découvre sourdement les pavés, en- 
lève sourdement les cadavres et recouvre 
sourdement les grand trous. Une lanterne 
fumeuse éclaire vivants et morts. Les tra- 
vailleurs disent peu de mots : « Y en a- 
t*-il encore? Est-ce bien tout ? Dépêchons^nons, » 

Je reconnaîtrai à jamais les places; ma 
pensée pose sur chacune d'elles une prière... 

De station en station s'accomplit la tâ- 
che hâtive ; les squares offriront demain 
matin une terre fraîchement remuée, comme 
bêchée par des jardiniers invisibles. Les om- 
nibus, une fois complets, la file funéraire — 
long convoi sans cortège — se rejoindra 



J:^() Tablettes d'une Femme. 



pour verser avant le jour leurs voyageurs 
muets aux cimetières... 



Jeudi, I S Juin, — Je détache des différents 
journaux d'aujourd'hui cette lettre dont la 
forme est assurément inventée, mais dont 
ridée est absolument vraie pour quiconque 
connaît à fond Tindifférence politique du 
bourgeois parisien. Un locataire quittant 
Paris le i8 mars^ après l'affaire des canons 
de Montmartre, laisse par écrit ses instruc- 
tions à sa concierge : 



« Ma chère madame Dupont , . 

« Tout bien considéré, j'aime mieux, après 
« vous les avoir expliquées, vous laisser par 
« écrit mes instructions en ce qui touche la 
« façon dont vous devez vous comporter en 
« tout événement pendant mon absence. 

« D'abord vous garderez vous-même la clé 
« de la cave , qui contient du vin et du bois 
« et celle de mon appartement; dans une 
« salle à manger vous trouverez sur la table 



I s juin. 3 SI 

« trois rouleaux qui sont ainsi numérotés : 
«( nM, n° 2, n° 3. 

« Si les émeutiers viennent taire une barri- 
« cade rue Sainte- Apolline , près de la mai- 
« son, vous ouvrirez le rouleau n° i , et, pre- 
« nant le drapeau rouge qui y est contenu , 
« vous l'attacherez au bâton que j'ai moi- 
« même ficelé au balcon ; il y a des agrafes 
•< à l'étoffe, vous n'aurez qu'à les accrocher. 

« Si les émeutiers menaçaient mon appar- 
« tement, vous leur diriez que je suis très- 
« connu pour aimer le peuple et que je leur 
« ottre de l' eau-de-vie pour trinquer à ma 
» santé et du bois pour faire du feu, la nuit, 
« dans la barricade. 

« Si la barricade venait à être prise par les 
« Versaillais , vous ôteriez vivement le dra- 
« peau rouge et mettriez immédiatement le 
« drapeau n° 2, qui est tricolore; vous ottri- 
« riez du vin aux soldats et vous leur donne- 
<• riez du bois , s'ils bivouaquaient dans le 
« quartier. 

« Si les Prussiens se mêlaient de l'afFaire , 
«' vous cacheriez les drapeaux n^ i et 2 et ac- 
'« crocheriez vous-même le n"* 3, qui est un 
« drapeau prussien. 

31 



3^ 2 Tablettes d'une Femme. 



(( Vous donneriez du vin de Champagne et 
« du bois. 

« Je ne crois pas devoir vous en dire da- 
« vantage et je vous salue. 

« Signé : L. D. » 



Samedi, 17 juifi. — Un cortège de cinq ou 
six prisonniers passait aux Champs-Elysées; 
je regarde, songeuse. Un garde national d a- 
vant-hier, brave homme d'ordre s'il en fut, 
regardait aussi. Il s'avance près de moi en ri- 
canant : 

« C'est de bonne prise ^ n'est^e pas? » fiait-il. 

« — Je me demande », lui dis-je, « d'où 
ils viennent et où on les mène, » 

Je comprends la bataille , la fièvre afireuse 
de lafFreux combat -, je ne comprends pas^ à 
l'heure sévère de la justice, le ricanement de 
la galerie. 

Je voudrais en ce moment habiter la lune 
pour ne pas rencontrer ces processions si tris- 
tes; mais puisque, hélas I je suis ici, et puisque, 
hélas I j'ai mes deux yeux, je ne puis échapper 
au spectacle. Je vois un autre prisonnier, rue 
Chàteaudun, près de l'église Notre-Dame-dc-» 



ij" If/ juin. J§Jf 

Lorette; c'est un vieillard à cheveux blancs; 
sa figure n'est que rides; il pleure, la foule 
dit : « Misérable! » 

A deux pas de là, comme on se sert de tout 
chez nous, en guise d'actualité attrayante, je 
lis sur une enseigne, rue Saint-Lazare, 90 : 

An Phare pitrolien. 

Aujourd'hui est décidément un jour de pri- 
sonniers. Comme je rentrais chez moi, j'en 
croise quelques-uns encore quon dirigeait 
vers la gare Montparnasse. 

Un curieux de trottoir dit à l'un de ces fé- 
dérés qu'on emmène : 

« Bonjour, hein! tu ne fais plus ton malin! » 
L individu interpellé répond tranquillement : 
« Bonsoir, vieux! tuy viefidras aussi » 



Lundi, Kj juin. — C est maintenant qu'il 
faudrait, déposant ses prétentions personnel- 
les, abdiquant ses vanités réciproques, faire du 
journalisme un intermédiaire de paix^ de 
bonne entente et de concorde. Le pays est 
malade, il faut sauver la France, sans préoc- 



3^4 Tablettes d'une Femme. 

cupation de jalousies étroites. Que diriez-vous 
de médecins appelés en consultation et ne 
s'occupant que d'eux-mêmes? Cette image 
me vient à l'esprit , parce que c'est la repré- 
sentation trop exacte de nos luttes quotidien- 
nes. Chaque feuille s' escrime à décrier la feuille 
voisine, oubliant totalement sa cliente et sa 
cause. Le Siècle raillera ï Univers y V Univers 
confondra le Pays, le Pays attaquera le Temps y 
le Temps réfutera les Débats, et voilà com- 
ment, avec désintéressement et dignité, nous 
servons la cause populaire 

Et voici que je tombe dans le travers 

commun : l'horizon aussi s'est rétréci pour 
moi, nos affaires toutes seules m'intéressent, 
on dirait qu'il n'y a plus que nous au monde. 
Parce que le vent brûlant d'été nous rap- 
porte chaque soir les senteurs acres des in- 
cendies, nous ne voyons nos impressions qu'à 
travers les torches livides de la Commune; 
nous ne regardons plus le soleil qui luit avec 
sérénité pour d'autres. Le mot d'un riche 
voyageur me revient en mémoire ; « On riait 
singulièrement de vous à r étranger » , me di- 
sait-il tantôt. 

On riait de nous ! 



iy'20 juin. 3s5 

Je feuillette mes notes de commencement 
d'année^ entre Siège et Commune, et je ren- 
contre celle-ci qui semble une raillerie nou- 
velle : « L'ambassade chinoise, dont on a 
annoncé l'arrivée en France, est en ce mo- 
ment à Bordeaux, où elle vient apporter au 
nouveau gouvernement de la France les of- 
fres de réparation du Fils du Céleste- Empire 
pour la sanglante injure faite à notre pays par 
le massacre de Tien-Tsin. » 

Qu'est devenue cette ambassade, et où en 
est la réparation promise? 



Mardi, 20 juin, — Oui, inconsciemment, 
fatalement , pour Tesprit , comme pour le 
corps, se respire Tatmosphère qui nous envi- 
ronne. N'entends-je pas tous les jours et à 
toutes les heures dans la rue siffler par les 
hommes, chanter par les enfants l'air funèbre 
des convois d'insurgés, et cela sans prémédi- 
tation aucune? Durant le siège les hommes 
sittlaient — aussi inconsciemment — Tair de la 
Marseillaise, et les enfants, ces cruels imita- 
teurs, jouaient avec leurs petites charrettes 
aux blessés d ambulance... 



.y>// Tablettes dune Femme. 

Je m'explique ainsi la di£férence incurable, 
la séparation inouïe des esprits de Paris et de 
ceux de Versailles : ceux-ci ont respiré Tair 
de Versailles^ ils ont raison ; ceux-là ont res- 
piré Tair de Paris, il n'ont point tort. J'ai fait 
aujourd'hui une rapide course versaillaise, et 
j'ai retrouvé à l'adresse des vaincus, des con- 
damnés, veux-je dire, les mêmes inconscien- 
tes cruautés qu'il y a deux mois, proférées 
aussi naturellement, avec la même douce mu- 
sique d accent et de regard, par de ravissan- 
tes lèvres roses : 

...£"/ quelles figures! quelles hordes! quand, 
avenue de Paris^ nous arrivaient ces brutes de 
prisonniers, avec leurs vêtements en désordre^ 
leurs mines hagardes^ leurs mains noires et sa- 

• Vu • • • • 

Mais, gentille Edmée, mais, chère Alice, 
comment vouliez- vous donc qu'ils vous arri- 
vassent? En tenue de bal, avec des gants 
blancs? Est-ce qu'il y avait un seul riche parmi 
eux ? 

Ce soir, comme j allais à la gare, j'ai ren- 
contré un fédéré amené de Paris, entre deux 
gendarmes. C'était un paysan .joufflu , très- 
surpris de son personnage. Blouse d'ouvrier^ 



2 0-21 juin. 3^y 



chapeau de meunier, il portait à la main, 
dans un mouchoir à carreaux, toutes ses har- 
dés et semblait tout joyeux en promenade 
d'agrément 



Mercredi, 21 juin. — Deux coupures de 
journal : 

« On avait annoncé récemment qu'on venait 
d'arrêter aux Batignolles le caporal du 88^ de 
ligne, qui avait commandé le peloton d'exé- 
cution chargé de mettre à mort les généraux 
Lecomte et Clément Thomas. Le véritable 
chef de ce peloton d'assassins a été saisi, il y 
a quelques jours, à Orléans. Il se nomme 
Charles Lagrange, est originaire de Poitiers, 
et âgé de trente-quatre ans. Ancien soldat 
au 2'' régiment de zouaves, il exerçait depuis 
sa sortie de l'armée la profession de commis 
marchand à Paris et avait été élu lieutenant 
dans la garde nationale. C'est en cette qua- 
lité qu'il remplit l'abominable mission de don- 
ner le signal du lâche massacre qui inau- 
gura l'insurrection du 18 mars. Lagrange a 
lui-même révélé son crime, étant en état 



3^8 Tablettes d'une Femme. 



d'ivresse^ et, revenu à la raison, il a confirmé 
ses aveux. » 

Combien de fois n a-t-on pas arrêté le véri- 
table chef de ceci/ le véritable auteur de cela? 
Où sont, en effet, les vrais assassins ? Dans 
ces accès de fiireur atroce, quand c'est le 
moment lui-même, lair tout entier qui est 
fou et assassin, toutes les mains qui sont là 
semblent être assassines; toutes les pensées, 
noires de poudre, semblent être criminelles. 
{) conducteurs de peuples, directeurs de l'es- 
prit des masses, prévenez avant l'explosion 
ces démences féroces, empêchez tout ache- 
minement à ces déchaînements sauvages, dé- 
fendez la révolte, retenez la folie ! 

« On relevait, à Neuilly, les débris d'un 
immeuble de la Grande-Rue. Après quelques 
coups de pioche, une odeur fétide s'échappa 
des décombres. Les autorités furent mandées. 
On continua les travaux de déblaiement, et 
on mit bientôt à découvert soixante-dix cada- 
vres de fédécés dont la mort remontait à un 
mois au moins. 

« Selon toutes les probabilités, ils étaient 
dans cette maison quand elle s'est effondrée 
par suite du bombardement. Ils se trouvaient 



21^23 juin. 3^(^ 

dans une des salles du rez-de-chaussée, et, au 
craquement qui précéda la débâcle, ils se 
pressèrent vers la porte : c'est là qu'ils furent 
écrasés péle-méle. » 

— Ceci est une des mille actualités du 
jour; telles sont /hélas! nos découvertes! 
Aucun besoin de commentaire. 



Vendredi, 23 juin. — J'ai failli être tuée 
tantôt par la chute d'objets, d'un déména- 
gement opéré d'une fenêtre. Ceci se passant 
en plein jour, ce n'était pas un déménage- 
ment ordinaire. — C'était, du haut de l'entre- 
sol d'un magasin, parmi les bâtiments du 
nouveau tribunal de commerce, le démé- 
nagement expéditif de tout une fabrique de 
brancards, de drapeaux et de croix d'ambu- 
lance, jetés brutalement et pêle-mêle dans 
de grandes tapissières, avancées jusque sur 
le trottoir. Ces brancards étaient neufs, ces 
drapeaux et ces croix n'avaient jamais servi. 
La création de cette fabrique importante, 
dun détail considérable, remontait aux der- 
niers jours du siège, lors de la fièvre de 
souscription des canons. Le besoin semblait 

21* 



36o Tablettes d'une Femme. 

se faire sentir d'un nombre illimité de ci- 
vières... 

On va faire du feu de toutes ces choses, 
à moins qu'on n'en fasse des soldats de 
bois, des brouettes et des jouets d'enfants. 
On ne peut pas dire : È Jiniia la comedia ! 
Hélas ! la pièce était trop lugubre ! Si seule-^ 
ment on pouvait dire : 11 est fini, le drame ! 



Samedi soir, 24 juin. — Premier apaise- 
ment que j'aie éprouvé depuis toute cette 
guerre : j'ai vu enfin d'honnêtes gens non 
passionnés qui, tout en flétrissant et exé- 
crant les atrocités suprêmes des derniers jours, 
n'englobaient pas tout le pauvre monde dans 
leur mépris et plaignaient les malheureux 
entraînés, égarés, inconscients, stupides. Oui, 
j'ai vu enfin aujourd'hui une honnête femme, 
une pieuse femme , chez qui la vertu n'ex- 
cluait pas la pitié et qui, causant avec moi 
des innocents fusillés dans la bagarre , a 
consenti à dire : Les pauvres gens ! 

Jusqu'ici la violence des modérés avait 
pour expression habituelle ce que l'homme 
d'ordre^ zélé négociant et père de famille, **% 



24-i^Ji'2 0' juin. 36 1 



réfugié d'abord dans ses caves, parti ensuite 
dans un tonneau^ sauvé sous un bonnet de 
femme, revenu après triomphant, me disait 
de sa voix de stentor mardi soir, en pleine 
rue du Quatre-Septembre : « Moi, j'aurais 
voulu trois morts pour chacun de ces misé- 
rables ; la mitrailleuse était trop douce ; 
j'aurais voulu pour chacun d'eux la guillotine, 
Técartèlement, l'étranglement. » (Textuel.) 



Dimanche, 25 juin, — Je vois dans les jour- 
naux : « Le général délégué à la préfecture de 
police croit devoir recommander aux person- 
nes qui veulent voyager à l'intérieur ou à l'ex- 
térieur, d'avoir à se munir d'un passeport. » 

Le général délégué à la préfecture de police ! 
Ne croirait-on pas être encore aux beaux jours 
de la Commune? Les formules sont restées 
les mêmes ; on retrouve le cauchemar affreux. 



Lundi, 26 juin, — J'ai encore eu affaire 
dans ce quartier lamentable et à jamais taché 
de crimes de la Roquette. Encore une fois j'ai 
passé devant la mairie du onzième arrondis- 



362 Tablettes d'une Femme. 



sèment, cette mairie de sinistre mémoire. Des 
brancards de rebut étaient encore à la porte; 
ceux-ci, hélas! avaient servi. L'un porte en- 
core une marque de tête ; ce rouge sang, de- 
venu noir, me rappelle la sombre civière jetée 
aux ordures et oubliée tant de jours devant 
mes fenêtres. En voici une autre recouverte 
de toile cirée ; même ici les traces horribles 
n'ont pu s'effacer.. . . 

Il faisait autour de moi un de ces silences 
qui semblent interrompre l'activité humaine et 
plongent dans l'infini la pensée immobile. 
Les arbres du square désert, brûlés et noirs, 
sous un ciel houleux couvert de nuages, don- 
naient un aspect fantastique à la mélancolie 
de cette solitude. 

l{n redescendant la longue rue, je vis des 
cordons de sentinelles; des perquisitions 
avaient lieu dans les maisons détruites; on 
entendait parmi les ruines résonner le pas des 
soldats, et des têtes apparaissaient au travers 
des brèches calcinées. Croit-on trouver des 
hommes, où des corbeaux tout seuls demeu- 
rent? Au n"* i3,une enseigne est restée intacte 
et comme suspendue dans le vide, au milieu 
de Teffondrement voisin : Fabrique générale de 



^y'i'j juin. 363 

soufflets. Sous ce déchaînement d'incendies^ à 
travers ces tempêtes humaines plus formida- 
bles qu'aucun vent d'orage, entre ces flammes 
furibondes, passions et haines attisées, que 
dites-vous de cette ironie ? 



Mardi, 2^ juin. — « Que pensent de toutes 
ces choses ces deux sphinx immobiles ? » 
Ainsi me disais-je tantôt devant la figure de 
pierre des deux sphinx des Tuileries, restés, 
sous le déluge de feu, témoins impassibles et 
intacts dans leur fixité de mystère et de songe. 
Et, presque aussi songeuse que l'énigme 
muette, j'atteignais, tète baissée, la rue de Ri- 
voli, lorsqu'une voix me tira de mon rêve : 

— Que pensez- vous de toutes ces choses ? 
me demandait en me saluant quelqu'un. 

C était Auguste Barbier, qui méditait 
aussi. Depuis longtemps je n'avais vu per- 
sonne. Les uns et les autres étaient partis; 
les rares intrépides qui n'avaient pas fui veil- 
laient, chacun chez soi, à leur sûreté mena- 
cée. Cette voix ressuscitait un .vieux monde, il 
me sembla revoir de chères ombres disparues; 
il est donc vrai, nous sommes vivants! 



364 Tablettes d'une Femme. 



Nous causâmes beaucoup, nous causâmes 
de la prodigieuse crédulité du pauvre peuple, 
de Taudace, étonnée d'elle-même, de la mi- 
norité factieuse, renversant, pour son triom- 
phe d'un jour, toute loi, toute autorité, toute 
règle. Je dis ïaudace étonnée d'elle-même^ car 
ils ne croyaient pas à leur succès durable, 
les chefs improvisés du mouvement ; aucun 
ne se faisait illusion sur ce gouvernement 
galvanisé, mais non viable. Nul des acteurs 
de l 'étrange parade ne prenait au sérieux la 
responsabilité de son rôle, et tous se suspec- 
taient entre eux. 

« Le dégoût me prend, disait Vermorel, au 
milieu de tant de sottise, de tant de préten- 
tion, de tant de lâcheté. Le parti est perdu. 
L'idée communale était bonne, mais nous 
n'avions pour la servir que des imbéciles, des 
fripons ou des traîtres : instruments vils ou 
ridicules. Point de caractère, aucune bonne 
foi, rien que des personnalités grotesques ou 
monstrueuses; de vraies pantalonnades. Je 
n'espère en rien, je ne crois en rien de ce que 
je vois et de ce qui m'approche. » 

On sait la parole de Vermorel s'élançant 
sur une barricade : « Je ne viens pas pour 



i'7 juin. J^Oj; 

me défendre, je viens pour me faire tuer. » 

Il s'est fait tuer. 

De ce jugement sévère, porté dédaigneuse- 
ment entre soi par les membres éclairés et 
désabusés de la Commune, je rapproche ce 
fragment d'une lettre personnelle, apprécia- 
tion d'un esprit honnête, convaincu et triste : 
« Je pensais que vous aviez probable- 
ment quitté Paris, car vous n'êtes point dans 
cette lutte, vous, autrement que pour en souf- 
frir. On n'y connaît plus que àt% partis. Hors 
le peuple qui se bat, les hommes qui la con- 
duisent { la majorité ) sont détestables ; mais 
la cause est grande, et cela suffit à qui met 
sa foi au-dessus de sa personnalité — pour 
qui a la foi, bien entendu, » 

Cette conversation de tantôt , ces noms 
de vivants ou de morts un moment réveil- 
lés , me font refeuilleter ce soir, dans ma 
solitude, quelques figures de la Commune : 
album curieux plus tard, pour quiconque 
évoquera cette histoire! Et puisque nous 
causions de Vermorel, relisons mes notes 
— seulement indiquées — sur son portrait : 

« Ce n'est point par ce que Vermorel 
a pu jadis écrire de malin ou de satiri- 



366 Tablettes d'une Femme, 

que sur mon compte dans le Courrier fran- 
çais ^ fantaisie à laquelle, du reste, je n'ai 
jamais répondu^ non plus qu'à aucune au- 
tre, que je le jugerai, et ce n'est guère à 
cause d'un ressouvenir que je n'ai pas 
gardé que j'irai nier Tintelligence évidente 
de cette physionomie studieuse. Vermorel 
aussi est mort; bien ou mal, à tort ou à 
travers, consciemment ou inconsciemment, 
il a fait sa tâche : la besogne de sa vie 
est remplie. Je gagerais qu'il y avait dans 
cette nature une ténacité excessive, une du- 
reté à soi-même, une acceptation de tra- 
vail et une volonté peu communes. Le 
mécontentement se lit dans ses traits, ce mé- 
contentement qui se traduit en haine de 
la société, de la part des ardents déclas- 
sés. Au moins, comme Flourens, comme 
Delescluze, celui-ci a été au danger : il eh 
est mort. La parole qu'on lui attribue sur 
l'un de ses ex-collègues, Félix Pyat, est bien 
amère : « L'homme qui pousse et l'homme qui 

fuit » 

La lâcheté! Après la défaite, quand, vain- 
cus de la même cause, on avait droit pour 
se sauver ou se cacher de compter les uns 



2 7 juin, 30 j 

sur les autres , quelle volte-face ! Quel re- 
commencement éternel des * mêmes pusilla- 
nimités invincibles ! Quoi ! ces leçons, toujours 
les mêmes, seront-elles donc toujours per- 
dues? « Je ne vous connais pas! » dit le 
flatteur de la veille au banni du lendemain. 

(( Ceci dépasse toutes nos misères, disaient 
de vieux insurgés, en apparence les plus 
endurcis et les plus insensibles^, et pleurant 
alors à chaudes larmes. Autant mourir sur 
une pierre. C'est à qui nous fera prendre! 
Un mouchoir oublié par nous ferait peur : 
on dénoncerait ce mouchoir; on jetterait aux 
gendarmes notre sac de nuit, on ferait ar- 
rêter nos savates! » 

Hélas ! vous tous ! vous avez donc vécu 
les yeux fermés, que vous vous étonnez de 
ces choses ? C'est ici, ne vous en déplaise, 
que vous ressemblez aux monarques! La 
Commune est morte : à bas la Commune! 
Quoi donc ! innocents porteurs de panaches, 
croyiez-vous donc encore à votre cour pom- 
peuse, maintenant que ces tristes panaches, 
hier si fringants, sont par terre? 

Mais revenons à mes portraits qui, eux 
aussi, font triste mine. 



:ihiS' Tablettes dune Fetnme. 



Voici Flourens. Cette figure est un carac- 
tère. Gustave Flourens est né révolté. Oui, 
il a pu^ dès ses plus jeunes ans, s'appliquer 
ce vers d'un contemporain : 

Je suis né, je mourrai parmi les révoltés. 

L'œil est inquiet, ardent, visionnaire. La 
lièvre s* est logée dans ce front, a plissé le 
nez , agité la lèvre. Flourens n'a dû respi- 
rer largement que dans l'émeute. Où se 
trouvait la révolution, que ce fût en Grèce, 
que ce fut en France, que ce fût en Asie, 
que ce fût en Europe, Flourens était là. 
C'était sa mission. Fils tumultueux d'un 
père impassible, Gustave Flourens, le général 
Flourens, devrais-je dire, a ressuscité chez 
nous le bouillant Achille. Aussi est-il mai- 
gre, nerveux, toujours vibrant de tout son 
être. Mais au moins celui-là était-il coura- 
geux : la flamme d'action ne le quittait pas. 
Au 3 1 octobre il était là ; au 22 janvier il 
tenait le premier rang ; et, dès l'aurore de la 
Commune, dans ces tout premiers jours d'a- 
vril où fleurissait l'épaulette, il donna telle- 
ment carrière à son humeur belliqueuse qu'il 
fut massacré à Chatou, d'un coup de sabre 
de gendarme. 



i>7 juin. 3f)(f 

Parmi toutes les folies qui étonnèrent d'a- 
bord, qui épouvantèrent ensuite, cette ar- 
deur certainement héroïque se détache avec 
relief de cette physionomie entreprenante et 
aventureuse. 

Passons à une autre, un contraste. 

Paschal Grousset, dont il a si fort été ques- 
tion dans la triste affaire d'Auteuil (lo jan- 
vier 1870, ce qui l'avait tout de suite désigné 
aux faveurs des sommités communales, a été 
le joli cœur, le héros romanesque et l'Adonis 
de la troupe. Comment a-t-il jamais pu attein- 
dre les proportions d'un conspirateur? Je vois 
sur cette image un souci de moustaches, une 
recherche de coiffure, une coquetterie de cra- 
>'atc , une habitude de roulements d'yeux et 
d'œillades assassines, qui déconcertent tout-à- 
fait ce que j'aurais pu jadis penser de cet 
homme politique, à la lecture de ses articles 
français-corses et au récit de ses emporte- 
ments de témoin dans le fâcheux procès de 
Tours. Il n'est pas sans quelque ressemblance 
avec Arthur Arnould, TArnould jeune, quand 
celui-ci n était que littérateur humoriste, cen- 
sément employé de l'Hôtel-de-Ville. Ce jeune 
brun semble plutôt fait pour danser des pol- 



3j() Tablettes d'une Femme, 

kas audacieuses que pour siéger avec la grande 
écharpe rouge sur les chaises communales de 
la préfecture ou pour diriger, avec le père Gail- 
lard, le tumulte peu stratégique des barricades. 
On Ta, paraît-il, arrêté sous un déguisement 
de femme; cela m'étonne ; à l'exception des 
moustaches dont il a dû faire douloureuse- 
ment le sacrifice, cette figure molle et parfu- 
mée est essentiellement féminine. Encore une 
âme qui s'était trompée de corps. Comment 
la police, sous cette tournure si naturelle de 
femme, a-t-elle pu reconnaître un garçon? 

Malgré Tétude toute particulière où m'en- 
traînerait — entre autres- la figure fusionniste 
de Babick , le visionnaire et Tilluminé, je ne 
puis continuer ma revue de Commune. D'au- 
tres figures passent dans ma pensée et me 
voilent ce que j'ai sous les yeux. Ce sont les 
figures des otages : la belle tète du président 
Bonjean, si énergique et si sereine, avec son 
auréole d'admirable droiture; le noble visage, 
clément et résigné, de l'archevêque; les phy- 
sionomies vives et chevaleresques des jeunes 

dominicains d'Arcueil Ainsi le rêve vient 

toujours recouvrir la vie 



jé^ juin, -^7^ 



Mercredi, 28 juin, — Les conseils de guerre 
vont fonctionner. Quel bonheur de n'être que 
femme, c'est-à-dire de ne rien être! Car il va 
falloir être inexorable, il va falloir et juger et pu- 
nir. La plupart des meneurs ont pu se sauver, 
c'est le menu peuple qui s'est laissé prendre; 
et les irresponsables, abandonnés, auront 
à payer pour les responsables sains et saufs. 

Cet abandon des chefs de file est la conclu- 
sion prévue, immanquable de toute émeute. 
iMais cela devrait-il être? Personne ne tient 
donc à honneur de soutenir sa cause, au mo- 
ment seul où elle devient respectable, c'est-à- 
dire quand elle est périlleuse? « Allez- vous- 
cn, vous autres, auraient dû dire à leurs niais 
complices , comparses de la pièce , les gens 
un peu fiers de la Commune. C'est nous qui 
avons conspiré, c'est nous seuls qui devons 
périr! »> 

Et nous, femmes, nous qui avons horreur 
du crime, nous avons pitié des misérables, 
quelle que soit la couleur des partis. C'est 
absurde peut-être , mais c'est ainsi -, une 
femme qui n'a point de pitié est une fausse 
femme. Après la bataille sanglante qui a dé- 



3^2 Tablettes d'une Femme. 



soie et déchiré nos cœurs , après la stupé- 
faction des lâchetés égoïstes, nous ne pou- 
vons sans épouvante envisager pour lavenir 
les exils, les déportations, les pontons, ces 
dénouements infaillibles, inévitables des guer- 
res civiles! 

Oh ! il faut empêcher que ces malheurs re- 
viennent ! Nous ne pouvons pas, nous, fem- 
mes, ne pas être navrées! Nous ne pouvons 
pas, nous, femmes, ne pas plaindre ceux qui 
souffrent, ceux qui gémissent! Qu'on nous ap- 
pelle du nom qu'on voudra, c'est notre po- 
litique. Nous supplions ceux qui sont quelque 
chose dans la vie, ceux qui peuvent quelque 
chose dans notre pauvre pays de France, de 
prévenir à jamais le retour de pareilles folies. 

N'aigrissez plus les esprits, n'irritez plus 
les passions, n'envenimez plus les conscien- 
ces, n'attisez plus le feu des haines! Il faut 
déjà un grand effort de raisonnement pour 
se convaincre qu'on est ennemi entre diffé- 
rents peuples, comment se persuader qu'on 
est ennemi entre Français, dans la même 
ville^ sous le même toit, au milieu des mê- 
mes humiliations, des mêmes ressouvenirs, 
des mêmes deuils et des mêmes tristesses! 



'2iS''3o juin, 3j3 



Vendredi, 3o juin, — Sous l'impression de 
mes pensées d'hier, j'ai gravi aujourd'hui 
les buttes Chaumont; j'ai traversé, sous un 
ciel gris, ces solitudes ri y a un mois si 
populeuses! Des jardiniers bêchaient la terre; 
on les eût pris pour des fossoyeurs; il faut 
combler les trous, niveler les bosses, rap- 
peler les fleurs exilées. Peu de promeneurs; 
seulement, par petits groupes, des touristes, 
armés de longues-vues qiarines. Les docks 
de la Villette fument encore. L'imagination 
reconstruit facilement l'entier panorama de 
l'émeute. Partout, de grands trous d'obus, 
des murailles écorchées ou noircies. Une 
rage expirante s'est efforcée là. 

Des enfants jouent dans les champs va- 
gues, çà et là renflés d'épaisseurs suspectes. 
Par les brèches de clôtures, où passaient et 
sifflaient des balles de fusils, ils font passer 
et repasser leurs balles élastiques. Les mai- 
sons d'alentour sont désertes. Plus bas, en 
redescendant vers Belleville, voici sur la 
place une foire; eh bien! oui, cela vous 
étonne? une foire, des baraques, et un 
théâtre, et des musiques, et des chevaux. 



3j4 Tablettes d'une Femme. 

de bois/ et des saltimbanques. Tout cela 
tourne, crie, boit, jure, grince, lance une 
ritournelle, vend des mirlitons et paraît 
content. 

J'ai trouvé en rentrant chez moi des let- 
tres découragées : « La cwilisation française 
est terminée », m'écrit-on de toutes parts. 
Je n'admets pas qu'on entonne ainsi le 
De profundis de la France. La preuve que 
la France est robuste, c'est qu'après une 
aussi terrible maladie, elle n'est point morte. 
Il faut être vigoureusement constituée pour 
surmonter des crises pareilles. La France 
vit toujours! Vive la France! 

Que demandait, à l'unanimité, durant le 
siège, la population tout entière, soldats 
et bourgeois : Des chefs! des chefs! nous 
manquons de chefs! 

Que les chefs de l'intelligence, de la pen- 
sée, de la plumé et de la parole prennent 
en main la direction morale du pays ! Au- 
paravant de servir au peuple les aliments 
substantiels que sa faim d'esprit réclame, 
écoles et livres , donnons-lui le goût et 
le désir des bonnes choses. La maladie ne 
peut être traitée efficacement sans la parti- 



3o juin. 3j^ 

cipatiôn du malade : relevez les caractères^ 
avant de relever les institutions! 

Je n'admets pas non plus qu'on méprise 
comme on le fait et qu'on découronne dé 
son titre la pauvre capitale. Paris a tant 
souttert que la pénitence doit être finie. 
Toutes les fibres de la France se rattachent 
à la grande ville; la paralyser, c'est partout 
arrêter la vie!... 

Pour un banni — prince ou prolétaire — 
qu'est-ce que rentrer en France^ sinon ren- 
trer dans Paris, la chère capitale? Cette 
soit du pays absent, cette joie du pays re- 
trouvé, cette ivresse du retour, cette béné- 
diction du sol natal, c'est le rêve, le regret, 
l'attente, la passion de la patrie dans la pa- 
trie. Ce n'est pas à Lille, ce n'est pas à 
Grenoble, ce n'est pas à Bordeaux, ce n'est 
pas à Rouen, à Brest, à Lyon ou à Quim- 
per qu'on revient aimer et posséder la belle 
France; c'est à Paris qu'on accourt, malgré 
les ruines, malgré les explosions, malgré les 
haines, malgré les injustices, les dangers pré- 
tendus, la désertion des uns ou l'inquiétude 
des autres. On n'est chez soi qu'ici. Ainsi un 
enfant revient à sa mère... chez sa mère! 

22 



Jji) Tablettes d'une Femme. 



Ne désespérons pas! Les égarés qui ont 
passé par tant d'épreuves et qui ont , si 
cruellement, expérimenté de nouveau la tra- 
hison et rincapacité de leurs pareils, auront 
Tesprit attentif aux exhortations pacifiques 
d'autres maîtres. La souffrance rend humble 
et assoupli; à côté de Terreur qui tue, il y 
a la vérité qui fait vivre. Persuader au pays 
qu'il doit croire en lui, c'est déjà Taider à 
renaître. 

Le voyageur, en marche pour un pays 
lointain, voyant qu'il s'est trompé de route, 
revient sur ses pas et, résolument, quittant 
le chemin mauvais, reprend le chemin vé- 
ritable. 

Ne désespérons pas! Stirsùm corda! 

Souvent un simple pli de terrain dérobe 
le plus beau paysage : un détour, et vous 
aurez l'entier spectacle. Ainsi dans la vie : 
un effort de plus, et la victoire sera gagnée. 
Vous n'avez rien obtenu et vous pouvez 
douter de tout succès, tant que vous n avez 
pas atteint l'extrême hauteur de la montée. 
Jusque-là, — comme à mi-chemin des mon- 
tagnes, — tout est chaos^ obscurité, abîme. 
Quels que soient les obstacles franchis, quelles 



Jo juin. Jjy 

que soient les haltes qui vous attirent, quel- 
que découragement suprême qui vous sai- 
sisse, un peu de volonté encore, quelques 
derniers pas de plus, et, au moment où 
vous désespérez de tout, la perspective do 
lumière et d espace se déroulera magniliquc. 
Là est la paix, Ui est le repos. 11 y a quel- 
quefois si peu de distance et une barrière 
si mince entre l'accablement et le réveil, en- 
tre la défaite et la victoire! Tout-à-l'heure, 
au bout du défilé affreux, le voyageur sera 
dans Textase; il ne lui manquait que d af- 
fronter ce dernier passage : l'air libre lui est 
rendu, le soleil inonde la campagne, tous les 
oiseaux du ciel chantent sur sa tète! 
Ne désespérons pas! Si/rsùm corda! 



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