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Full text of "Tel qu'en songe"

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5f 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2011  with  funding  from 

University  of  Toronto 


http://www.archive.org/details/telquensongeOOrg 


CJ^ 


IL  A  ETE  TIRE  AUSSI  : 

2  exemplaires  sur  Chine,          n»^   i  à  2  ; 

5           »            »     Whatman,   11°^  3  a  7; 

20          »             »     Hollande,     n^^  8  à  27. 


tel  qu'en  songe 


DU  MEME  AUTEUR 


Sites,   i   volume.  (Epuisé.) »  » 

Poèmes  anciens  et  romanesques,  i   volume.  (Épuisé.)  ...»  » 

Episodes,    i   volume. 3  fr.  50 


''"^  ^  s  1973 


HENRI    DE   RÉGNIER 


tel  qu'en  songe 


PARIS 
LIBRAIRIE  DE  L'ART  INDÉPENDANT 

I  I ,    RUE    DE    LA    CHAUSSÉE-d'aNTIN.     I  I 

I  892 
Tous  droits  réservés. 


TABLE 


Pages. 

DÉDICACE I 

l'arrivée • 5 

lalérion 13 

quelqu'un  songe   de   soir  et   d'espoir 27 

la  gardienne 57 

quelqu'un   songe   d'heures   et   d'années 79 

LA    demeure 109 

EXERGUE 121 


DEDICACE 


Ces  divers  épisodes,  d'une  technique  composite,  concourent  tous  à  l'illus- 
tration d'une  sorte  d'apologie  emblématique  du  Soi  qui  est  le  but  de  l'en- 
semble de  cet  ouvrage.  Sans  pourtant  prétendre  à  un  ordre  ininterrompu 
consécutif  et  indissoluble,  les  parties  en  concordent  assez  pour  que  trop  de 
disparates  ne  puissent  empêcher  de  les  comprendre  sous  ce  titre  de  lei 
qu'en  Songe ,  dont  elles  sont,  chacune  à  sa  manière,  la  justification. 

Que  ces  feuilles  soient  bienvenues  de  ceux  qui  les  voudront  manier  et 
de  Jacques  E.  Blanche  à  qui  elles  sont  amicalement  dédiées. 


H.  R. 


Paris,   Mars    1892. 


L'Arrivée 


,  1 


ARRIVÉE 


Les  fleurs  sont  mortes,  une  à  une,  en  le  vent  rude, 
yoici  r  ombre  et  le  temps  et  j'ai  touché  du  pied 
La  terre  du  silence  et  de  la  solitude. 

Les  fleurs,  graves  ainsi  qu'un  espoir  expié, 
Périrent  devant  moi  déjà,  et  voici  mortes 
Les  fleurs,  pâles  ainsi  qu'un  visage  oublié. 

L ombre  lourde  a  pesé  sur  mes  épaules  fortes 
Et  le  temps  m'a  conduit  le  long  de  son  chemin 
Sans  m' arrêter  au  seuil  et  sans  m'ouvrir  les  portes, 

Ni  la  porte  d'érable  ou  la  porte  d'airain^ 
Ni  le  calme  tombeau,  ni  la  maison  heureuse 
Qu'annonce  le  cyprès  ou  qu  indique  le  pin  l 

Ma  vie,  au  fond  des  soirs,  sereine  ou  douloureuse, 
Est  dans  l'ombre  à  jamais  comme  un  chemin  perdu. 
Le  passé  se  récuse  aux  grottes  qu'Use  creuse 


TEL    QU  EN    SONGE 

Dans  le  flanc  de  la  niiit  et  du  silence  dû 

A  son  sommeil  que  tord  toute  la  lassitude 

De  son  espoir  en  pleurs  près  de  son  orgueil  nu. 

Et  me  voici  plus  seul  de  mon  inquiétude 
Parmi  le  crépuscule  oit.  mon  pas  a  foulé 
La  terre  du  silence  et  de  la  solitude. 

Le  ciel  sur  mon  destin  ne  s'est  pas  étoile 
Car  ce  n'est  plus  le  jour,  et  la  nuit  pas  encore 
N'ouvre  son  ombre  vaste  oit  le  soir  s  est  raélé. 

Les  flûtes  qui  chantaient  au  delà  de  l  aurore 
Se  sont  tues,  lasses  de  répondre  à  ta  voix, 
Lvre  dominatrice  de  la  Mer  sonore  ; 

Les  trompettes  de  bronze  oit,  toutes  à  la  fois, 
Criaient  les  passions  hâtives  ou  nocturnes, 
Joyeuses  départir  qui,  de  mortels  exploits. 

Déplorent  une  cendre,  au  retour ,  dans  les  urnes ^ 
Toute  cette  clameur  haute  sur  un  Destin 
S'est  éteinte  à  travers  les  passés  taciturnes. 


L  ARRIVEE 

Nulle  fleur  d'autrefois  ne  tremble  dans  ma  main, 
Et  j'ai  traversé  Veau  du  lac  de  ma  mémoire 
Sans  la  Nixe  entrevue  au  cristal  incertain. 

Ma  lèvre  ne  sait  rien  du  fleuve  oïl  f  ai  pu  boire  ^ 
Ni  du  fruit  où  mordit  ma  joie  ou  ma  douleur, 
Parmi  le  verger  clair  ou  sous  la  treille  noire» 

Si  je  tourne  la  tête,  hélas!  avec  un  pleur 
Vers  ce  que  de  moi  V ombre  à  se  taire  suborne 
Le  crépuscule  seul  s'égale  à  ma  pâleur  : 

Avec  leur  bouche,  tour  à  tour,  ardente  ou  morne. 

Les  faces  dupasse,  sourires  ou  souci. 

Ont  fui  d'un  pied  divin  ou  d'un  sabot  de  corne. 

Rien  ne  regarde  plus  celui  qui  marche  ici 
Parmi  le  crépuscule  et  V ombre  et  le  vent  rude 
Et  qui  songe,  à  jamais  et  seul,  que  te  voici: 

Terre  de  son  Silence  et  de  sa  Solitude. 


TEL   QU  EN    SONGE 


*  . 
*  * 


Aucun  signe  à  jamais  sur  toi  ne  se  prolonge 
De  ce  que  tu  semhlais  et  que  tu  n  étais  pas, 
Et  ton  âme  soit  telle  enfin  qu'elle  se  songe  ; 

Sur  la  cendre  ou  les  fleurs  qu'elle  marque  ses  pas^ 
La  honte  la  prosterne  ou  que  V orgueil  l'exalte. 
Torches  d'or  du  triomphe  ou  lampes  du  trépas! 

Gloire  !  essuie  à  ses  pieds  la  poudre  de  la  halte. 
Mort!  essuie  à  son  front  V extase  du  tombeau 
Qu'il  soit  d'argile  fruste  ou  bâti  de  basalte. 

O  mon  âme,  imagine  enfin ,  funeste  ou  beau, 
Quelque  sort  taciturne  assoupi  dans  ton  rêve. 
Et  qu'empourpre  la  bure,  à  ton  bras,  le  flambeau! 


L  ARRIVÉli:  9 

Surgi  de  ton  sommeil,  à  son  tour,  qiCil  se  lève 
Celui  qui  dort  en  toi ^  pour  déchirer  la  mut, 
En  sursaut  du  suaire  oit  d'un  geste  de  glaive  ! 

Du  fond  de  son  sommeil,  à  son  seuil,  quil  ait  lui 
L  emblème  vèridique  à  travers  le  mensonge 
D'avoir  été  cela  de  n'être  pas  que  lui. 

Fleurs  à  la  chevelure  ou  serpent  qui  la  ronge. 
Que  la  Tète  sourie  ou  saigne  sur  reçu  ; 
Et  dresse  tel  que  toi,  façonné  de  ton  songe, 

L'intérieur  Destin  que  tu  n'as  pas  vécu! 


L'Alérion 


Et  brusquement  on  sent  de  l'ombre  autour  de  soi. 
L'Aigle  du  Casque.  V.   Hugo. 

Be  that  word  our  sign  in  parting,  bird  ! 
The  Raven.   E.   A.  PoË. 


l'alhrion  13 


Cest  l'aubs  sur  toute  la  plaine  et  sur  la  route... 

Il  a  passé 

Silencieux  et  svelte  et  triste  et  cuirassé 

D'argent  pur  et  terni  comme  la  lune  morte 

Qui  décline  au  delà  des  arbres  de  la  route  ; 

Sa  face  était  pâle  de  colère  morte; 

Les  fers  de  son  cheval  luisaient  dans  l'herbe  courte, 

11  a  passé. 


* 
*  * 


Pour  le  calme  tombeau  dont  l'ombre  vers  le  soir 
S'allonge  et  suit,  hélas  !  celle  des  cyprès  noirs, 


14  TEL    (^U^EN    SONGE 


Four  y  mourir  autour  de  l'urne  douloureuse  ! 

Soit  pour  parer  le  seuil  de  la  maison  heureuse 

Quand  les  pieds  nus  d'avril  courent  par  les  vergers, 

Pour  y  fleurir  au  col  des  amphores  de  grès! 

Selon  le  jeu  des  Destinées 

Et  le  hasard  des  années 

Qui  veulent  toutes  fleurs  fanées 

Par  l'ordre  des  Destinées, 

A  travers  les  prés  doux  où  vont  les  blancs  chemins. 

Silencieuses  et  les  mains  jointes  aux  mains, 

Les  filles  du  vieux  seigneur, 

Sous  leurs  longs  cheveux  tressés  de  filles  chastes, 

En  leurs  corbeilles  cueillent  des  fleurs. 

Elles  ont  vu  passer  l'Adolescent  hautain, 
Grave  comme  le  soir  en  ce  jeune  matin, 
Et  son  manteau  de  songes  et  d'indifférence 
Tombait  à  plis  si  purs  du  haut  de  son  silence 
Qu'elles  l'ont  regardé  passer  parmi  les  fleurs 
Où  la  rosée  autour  de  lui  semblait  des  pleurs. 
Et,  comme  il  s'en  allait  sans  retourner  la  tête, 
Toutes,  d'un  long  regard  suivirent,  inquiètes, 
Longtemps,  le  silencieux  passant  disparu 
Qui  portait,  au  cimier,  l'aspect  morne  et  bourru 
D'un  grave  Oiseau  songeur   en  ses  ailes  fermées. 


L  ALÉRION  13 


A  la  fontaine, 

Sous  les  hauts  arbres   en   ramées 

A  la   fontaine,  parmi   les   roseaux, 

Dans  les  calmes  et  claires  eaux 

Fraîches  encore  des   récentes  étoiles, 

Les  filles  du  vieux  fermier   de  la  plaine, 

A  la  fontaine, 

Lavent  des  pièces  de  toiles. 

Près  de  l'aïeule  filant  un  fuseau  de  laine, 

Et  les  grands  linges  purs  sèchent  déjà  sur  l'herbe. 

Près  d'elles  11  passa  dans  le  soleil  levé, 
Et  le  cheval  au  gué  ne  s'est  pas  abreuvé 
Dans  l'eau  limpide,    et  le  cavalier  n'a  pas  bu, 
Hautain  toujours,  et  sa  tristesse  n'a  pas  vu, 


l6  TEL   qu'en    songe 

Plus  clair  que  le  ruisseau  ne  rit  de  l'eau  qui  jase, 
Quel  rire  interrompait  la  morgue  de  sa  face, 
Ni  que  le  morne  Oiseau  à  son  cimier  debout, 
Qui,  dans  l'air  tiède,  et  comme  éveillé  tout  à  coup, 
Ouvrant  ses  yeux  où  l'or  cerclait  une  émeraude, 
Tressaillait  du  soleil  parmi  sa  plume  chaude, 
Lentement,  d'un  frisson,  à  ses  pattes  roidies. 
Etira  sur  l'acier  ses  griffes  dégourdies. 


De  la  plaine  et  de  la  fontaine,  vers  la  lande 

Où  les  filles  du  vieux  pâtre  du  terroir 

Paissent  les  agneaux  blancs  et  noirs 

En  regardant  le  soleil  descendre 

Derrière  les  arbres  de  la  forêt, 

Il  s'en  vient  vers  la  forêt 

Dont  l'ombre  qui  grandit  ronge  l'or  de  la  lande, 

11  apparaît! 


L  ALÉRION  I  7 

Et  dès  qu'il  eut  atteint  l'approche  des  lisières, 
Un  vent  triste  passa  sur  toute  la  bruyère, 
Et,  dans  ce  vent  du  soir  et  de  la  solitude, 
L'Oiseau  lourd  qui  siégeait  en  sa  morne  attitude 
De  songe,  de  sommeil,  de  science  et  d'ennui 
S'érigea  et,  haussé  farouche  sur  l'appui 
De  ses  griffes  qui  rayaient  la  coiffe  de  fer 
Du  casque,  il  se  dressa  d'un  cri  et  bec  ouvert. 
En  toute  l'envergure  vaste  de  ses  plumes, 
Sur  le  doux  artisan  des  tâches  taciturnes 
Qui,  svelte,  indifférent,  silencieux  et  beau 
Et  souriant  à  la  révolte  de  l'Oiseau, 
Présage  d'un  Destin  dont  était  su  l'arrêt 
Par  les  arbres  déjà  de  toute  la  forêt. 
Tirant  la  pure  épée  à  garde  de  cristal 
Et  brochant  des  talons  les  flancs  de  son  cheval, 
Hautain  sous  son  armure  et  ferme  sous  l'écu, 
Harcelé  de  l'étrange  cimier,  disparut 
Parmi  l'ombre  des  pins,  des  ifs  et  des  yeuses 
Dans  un  grand  battement  des  ailes  furieuses! 


l8  TEL    qu'en    songe 


II 


O  Frère  taciturne  en  songe  dans  mon  âme 
Pourquoi  as-tu  vêtu  mon  destin  et  mes  armes 
Où  ton  ombre  à  jamais  est  debout  sur  mes  soirs? 
Toi,  beau  de  toute  la  Tristesse,  avec  l'Espoir! 
En  ton  armure  claire  et  par  ta  face  pâle 
Et  qui,  de  ton  doigt  pur  qu'alourdit  une  opale, 
A  ta  lèvre  où  tout  sourire  s'est  accompli, 
Fais  le  signe  hautain  du  silence  à  l'oubli  ! 


Moi  seul,  hélas!  je  sais  tes  jours  pourtant  encor, 

Survivant  à  ta  vie  et  né  de  par  ta  mort , 

Je  sais  ce  qu'à  vaincu  ton  glaive  et  quel  prestige 

Dissipa  la  vertu  de  ton  sang  dont  se  fige 

Une  pourpre  oubliée  avec  le  long  secret 

De  ce  qui  t'arriva  dans  la  haute  forêt  ! 


L  ALÉRION  I  9 

Je  sais  tes  jours  et  la  douceur  de  tes  yeux  clairs 
Dans  les  jardins  d'enfance  au  bord  de  l'eau  des  Mers, 
Je  sais  tes  jours  parmi  les  fleurs  et  sur  le  seuil 
De  la  vieille  maison  grave  à  ton  jeune  orgueil 
D'où  descendit  ton  âme  en  fête  vers  la  joie, 
Frère  !  et  quels  clairons  d'or  ont  sonné  dans  ta  voie 
Si  haut  et  d'un  tel  train  de  guerres  et  de  gloires 
Que  les  soleils  semblaient  arrêter  les  nuits  noires  ! 

Je  sais  tes  jours,  je  sais  le  jour  et  celui-là 

Où  l'Épée  à  tes  mains,  alors,  étincela 

Déjà  lourde  à  demi  de  l'avoir  trop  songée, 

Et  torse  du  Destin  dont  tu  l'avais  forgée 

Et  dont  l'éclair,  hélas!  effaroucha  l'Oiseau 

Apprivoisé  à  ton  poing  d'où,  fidèle  et  beau 

De  plumes  de  toutes  les  couleurs  de  ttb  rêves, 

11  becquetait  en  paix  la  rose  de  tes  lèvres 

Et.  qui,  solide  et  stable  et  lourd  comme  à  jamais 

Et  pour  toujours  et  sur  tes  songes,  désormais 

Dominateur  de  par  ses  grifîes  qu'il  rétracte, 

Ferma  ses  ailes  d'ombre  au  sommet  de  ton  casque  I 


Je  sais  quel  astre  vil  alluma  tes  yeux  clairs 
Lorsque  ta  haute  nef  saigna  sur  l'eau  des  Mers 


20  TEL    QU  EN   SONGE 

De  la  Tête  mystérieuse  de  sa  proue 

Et  l'aurore  tragique  où  s'empourpra  ta  joue, 

Et  tout  ce  qui  tenta  tes  lèvres  et  tes  mains, 

Et  tout  ce  qui  pleura  le  long  de  tes  chemins, 

Et  tout  ce  qui  maudit  l'ordure  de  ta  trace, 

Et  la  colère  et  l'arrogance  de  ta  face 

A  la  lueur  des  torches  hautes  sur  tes  pas  ! 

Vent  des  glaives,  oh  sur  sa  face  tu  passas! 
Vent  des  soirs  ton  conseil  lui  parla  à  l'oreille, 
Vent  de  l'aube  qui  chuchotte  qu'on  se  réveille, 
11  n'a  donc  pas  compris  vos  paroles,  ô  vents 
Du  vaste  ciel  et  de  la  Mer  que  si  souvent 
Je  l'ai  vu,  quand  tombait  le  soir  ou  dans  l'aurore, 
Debout  et  ses  deux  mains  toutes  rouges  encore 
Jointes  sur  le  pommeau  du  glaive. 

O  taciturne 
Nul  sursaut  n'émouvra  donc  le  bloc  de  tes  plumes, 
Emblématique  Oiseau  qui  songes  et  demeures, 
A  travers  les  destins,  les  hasards  et  les  heures, 
Proéminent  témoin  là  immobilisé 
Obstinant  ta  prestance  où  le  vent  s'est  brisé 
Sans  arracher  du  socle  autour  duquel  il  s'use 
Ta  griffe  indifférente  et  tes  ailes  percluses  ! 


LALERION  21 

O  Tristesse  !  tes  soirs  sont  venus  sur  cette  âme, 
Tes  lunes,  ô  Silence,  ont  neigé  sur  ces  armes; 
Le  fracas  de  la  gloire  absurde  s'est  éteint 
Tristesse,  et  le  voici  las,  encor  que  hautain 
Car  la  Douleur  se  porte  un  peu  comme  l'Orgueil, 
Lui  qui  vécut  parmi  le  tumulte  il  est  seul, 
Lui  qui  fut  vain  jusqu'à  la  jactance  il  est  grave 
Et  lui  qui  fut  dès  toujours  pâle  il  est  plus  pâle 

Car  la  vaste  forêt  s'est  ouverte  à  ses  pas... 

Les  chênes  hauts  ont  vu  la  lutte  et  le  trépas, 

Et  leur  silence  seul  a  su  le  sort  étrange 

De  l'Adolescent  -mort  en  son  armure  blanche, 

Parmi  les  fleurs  où  son  sang  clair  s'épand  en  flaque 

Funéraire  et  qui  s'agrandit  autour  du  casque 

Où  radieux,  battant  des  ailes,  aspergeant 

De  ses  gouttes  les  fleurs  et  l'armure  d'argent 

Dont  les  roses  baisaient  le  métal  empourpré, 

S'éployait,  victorieux  et  transfiguré 

D'informe  qu'il  était  d'ombre  et  de  songeries, 

Un  grand  Oiseau  d'azur,  d'or  et  de  pierreries! 


2  2  TEL   QU  EN    SONGE 


111 


C'est  le  soir  sur  la  plaine  enfin  et  sur  la  route... 

La  dent  des  agneaux  doux  a  tondu  l'herbe  courte, 

Les  filles  répètent,  à  mi-voix,  l'appel  des  pâtres, 

Les  agneaux  blancs  et  noirs  se  hâtent 

Et  piétinent  sur  la  route 

Car  fombre  déborde  de  la  forêt. 


-!'    '■¥■ 


A  la  fontaine  où  feau  goutte  à  goutte  pleurait 
Avant  l'aube  et  que  vinssent  les  filles  de  la  plaine, 
A  l'heure  où  pâlissent  les  étoiles^ 
A  la  fontaine, 


l'alérion  23 

Y  laver  leurs  pièces  de  toiles, 

L'eau  claire  encor  auprès  des  arbres, 

L'eau  tranquille  parmi  les  roseaux  sur  le  sjbie.. 

Repleure  ce  qu'elle  pleurait 

Avant  l'aube. 

Les  grands  linges  épars  ont  séché  sur  les  saules 
Et  le  vent  les  agite  au  crépuscule. 


* 
*  * 


Le  soir  a  ferme  les  campanules!    , 

Voici  déjà  mortes  les  hémérocales 

Et  les  lis  d'eau  déjà  fléchissent  sur  leurs  tiges; 

Les  roses  sont  un  sang  qui  se  fige 

Et  s'égoutte,  pétale  par  pétale; 

Et  les  filles  du  vieux  seigneur  s'affligent, 

Toutes  assises 

Au  talus  de  la  route  avec  leurs  fleurs  fanées, 

Tristes  emblèmes 

Où  se  songeaient  leurs  Destinées. 


24  TEL   QU  EN    SONGE 

Et  celui  qui  passa  sous  l'armure  hautaine 

N'est  pas  revenu  de  la  forêt 

Qui  crispe  au  ciel,  là-bas,  les  cimes  de  ses  chênes. 


Ni  les  filles  là-bas  qui  mènent  les  agneaux. 
Ni  celles  qui  lavaient  le   linge  au  fil  de  l'eau 
N'ont  vu,  de  la  forêt  massive  sur  le  soir, 
Grave  comme  la  Mort  et  beau  comme  TEspoir! 
Monter,  mystérieux  et  brusque  en  le  ciel  vaste, 
L'éblouissant  Oiseau  qui  s'envola  du  casque 
Et  sur  la  plaine,  au  crépuscule  rose  et  mauve. 
Promena  la  lenteur  de  son  vol  grandiose  ; 
Ni  les  douces  Enfants  qui  rêvaient  côte  à  côte. 
Assises  Tune  auprès  de  l'autre  en  l'herbe  haute. 
Ne  l'auraient  aperçu  s'il  n'avait,  en  passant 
Sur  elles  secoué  ses  ailes  d'où  le  sang 
Dégouttait  sa  rosée  au  bout  des  longues  pennes, 
Pour  lever  les  yeux  de  leurs  faces  incertaines, 
Et  leurs  mains  qui  tenaient  de  pâles  fleurs,  vers  lui, 

Oiseau  de  songe  et  d'or  éperdu  vers  la  Nuit  ! 


Quelqu'un  songe 


de  Soir  et  d'Espoir 

La  tristesse  t'a  fait  signe  chaque  soir. 
Francis  Vielé-Griffin. 


QUELQU  UN    SONGE    DE    SOIR    KT    D  ESPOIR  27 


Mon  Ame  s  est  songée  au  miroir 

Oite  ta  main  Imussait  en  face  des  calmes  soirs! 

Et  nous  allions,  ô  Vigilante, 

Le  long  des  grèves  de  la  Mer, 

Et  nous  allions  ensemble 

Dans  le  vent  amer, 

Moi  plus  rapide  et  toi  plus  lente, 

A  cause  de  ta  rohe  d'ombre  et  de  cendre 

Et  de  ta  chevelure  lourde  d'ors  pâles. 

Parmi  les  dunes  oii  Veau  mirait  tes  opales 

Pareilles  à  des  peines  vigilantes, 

Anciennes  et  presque  mortes  —  loin  de  V Espoir  l 

Et  les  soirs 

Apaisés  ou  tragiques  ou  calmes 

Se  reflétaient,  avec  mon  âme. 

En  ton  miroir 

Mystérieux,  pacifique  et  profond  et  calme! 

fai  songé  mon  Destin  assis  à  tes  pieds  nus, 
Parmi  les  palmes  du  jardin  près  de  la  Mer  ; 


28  TEL   qu'en    songe 

L' Ennemi  m'a  vêtu  d'or,  de  soie  et  de  fer. 
Et  les  doux  sorts  ne  sont  pas  venus. 

J'ai  songé  mon  Destin  mourir  devant  ta  gloire, 
Cuirassé  d'un  orgueil  gemmé  de  sang  jailli^ 
Et  mes  aurores  ont  vu  le  soir  vieilli 
Avant  que  t ample  pli 

Du  pennon  ait  flotté  le  long  de  la  hampe  noire 
Au  dessus  du  vent  de  f  oubli! 

O  Vigilante  en  qui  survit  ce  qui  na  pas  été, 
O  toi  dont  la  mémoire  est  fidèle  à  ce  qui  fut  tenté, 
O  toi  dont  le  miroir  mire  ce  qui  ne  s'y  est  pas  reflété. 
Toi,  douce  aux  mains  vides, 
Aux  pauvres  mains  sanglantes  et  mal  guéries^ 
Indulgente  aux  vêtements  sordides. 
En  r indifférence  de  tes  pierreries^ 
Fois  la  Mer  est  si  triste  et  le  Soir  est  si  beau 
Que  je  veux  que  ta  main  me  conduise  vers  l'ombre 
Parmi  le  vaste  vent  sorti  de  la  Mer  sombre, 
A  la  cendre  des  jours  encor  chaude  au  tombeau 
y  allumerai  V  éclair  ravivé  du  flambeau 
Que  doublera  ton  miroir, 
Et^  pâles  de  Songe  et  d'Espoir, 
Nous  entrerons  joyeux  par  les  Portes  du  soir! 


quelqu'un  songe  de  soir  et   d  espoir  29 


C'est  TEspoir! ... 

Comme  des  ailes  faibles  dans  le  crépuscule 

Si  loin  que  c'est  le  vent  peut-être  ou  le  frisson 

De  ta  pâleur  sur  ta  face,  ô  taciturne, 

Devant  quelque  ombre  en  les  cyprès  du  bois  nocturne, 

Parmi  les  asphodèles  graves  du  gazon, 

Ou  des  pas  que  le  vent  simule  aux  campanules 

Des  bleus  treillis  du  vieux  jardin  de  ta  raison 

Où  ton  âme  se  connaît  moins  au  crépuscule. 

C'est  l'Espoir!... 

Ecoute  il  est  assis  au  bord  du  fleuve. 
Si  près  de  l'eau  que  ses  ailes  trempent  dans  l'eau, 
G  les  antiques  ailes  en  l'eau  toujours  neuve 
Qui  fuit  et  mouille  le  plumage  de  nouveau, 
Le  plumage  des  grandes  ailes  dans  l'eau. 


30  TEL   QU  EN    SONGE 

C'est  l'Espoir  !... 

Mais  voici  l'aube  et  l'heure  pâle 

Où  ta  face  est  plus  triste  encore  et  taciturne 

Et  folle  de  mornes  alarmes 

En  tes  mains  à  travers  qui  coulent,  une  à  une  , 

Tes  larmes. 

Le  vent  efface  des  traces  de  pas  nus  aux  sables... 

C'était  l'Espoir 

Qui  fut  assis  dans  l'ombre  auprès  du  fleuve  noir  !^ 


quelqu'un  songe  de  soir  et  I)  espoir  31 


Les  grands  vents  venus  d'outre-mer 
Passent  par  la  Ville,  Thiver, 
Comme  des  étrangers  amers. 

Ils  se  concertent,  graves  et  pâles 
Sur  les  places,  et  leurs  sandales 
Ensablent  le  marbre  des  dalles. 

Comme  de  crosses  à  leurs  mains  fortes 
Ils  heurtent  l'auvent  et  la  porte 
Derrière  qui  l'horloge  est  morte; 

Et  les  adolescents  amers 

S'en  vont  avec  eux  vers  la  Mer  ! 


32  TEL   qu'en    songe 


III 


Je  sais  de  tristes  eaux  en  qui  meurent  les  soirs  ! 

Des  fleurs  que  nul  n'y  cueille  y  tombent  une  à  une... 

Je  connais  d'antiques  miroirs 

Habitués  à  des  faces  de  taciturnes 

Qui  viennent  s'y  songer  autres  du  fond  des  soirs. 

Viens  vers  les  eaux  avec  le  soir  derrière  toi 

Et  ton  ombre  allongée  à  tes  pieds  comme  une  morte  ! 

Comme  ta  vie  est  loin  apparue  en  l'eau  morte, 

Comme  ta  vie  est  loin  des  soirs  sur  les  bois 

Et  des  soirs  en  rayons  au  seuil  des  portes 

Et  sur  les  vastes  et  vieux  jardins  et  les  toits... 

Après  tant  d'Étés  que  d'Automnes  sont  mortes  ! 

Viens  dans  les  calmes  eaux  laver  tes  mains  coupables 
Et  ton  manteau  froissé  de  vents  et  d'orages 


QUELQU  UN    SONGE    DE   SOIR   ET   D  fcSPOIR  33 

Et  les  yeux  aveuglés  du  sable 

Des  routes  d'ombre  et  des  plages 

Interminables  à  tes  voyages 

Des  terres  de  folie  au  pays  des  sages 

Où  l'eau  terne  languit  en  âges  de  sommeils 

Parmi  les  arbres  grêles  et  sous  de  pâles  ciels. 

Le  vieux  miroir  t'attend  pour  te  montrer  ta  face 
En  un  sourire  encore  à  travers  le  passé 
Et  pour  qu'il  certifie  à  ton  ombre  qui  passe 
Qu'elle  est  le  songe  enfin  de  ce  qui  s'est  passé. 

Viens,  ô  mon  Ame,  et  pour  mieux  voir, 
Lave  le  tain  et  le  biseau  du  pur  miroir 
A  cette  eau  morne  et  taciturne,  un  soir! 


34  TEL  QU  EN    SONG  E 


IV 


Tristesse  !  mon  Ame  est  dans  tes  voies 

Et  pleure  aux  cippes  de  tes  chemins, 

Ton  fardeau  pèse  à  ses  épaules  que  tu  ploies, 

Tes  asphodèles  se  fanent  entre  ses  mains, 

Tes  chimères  agonisent  au  pli  des  soies 

Qu'elle  traîne  dans  la  cendre  de  tes  chemins! 

Tristesse  î  mon  Ame  est  sur  tes  pas  ; 
Elle  te  suit  le  long  du  fleuve  et  de  la  haie 
De  toute  la  hâte  de  ses  pieds  las. 
—  Le  vent  pleure  dans  l'arbraie  — 
Elle  s'entrave  dans  sa  robe  et  folle,  hélas  ! 
Te  tend  les  bras... 

Tristesse  !  mon  Ame  est  sous  ton  aile. 

Vous  marchez  côte  à  côte  ainsi  comme  deux  sœurs 

Dont  Tune  plus  faible  chancelle 


QUELQU  UN    SONGE    DE    SOIR    ET    D  ESPOIR  }^ 

Et  dont  l'autre  a  de  grandes  douceurs 

Pour  la  plus  faible  qu'elle  couvre  de  son  ailel 

Tristesse!  mon  Ame  est  dans  ton  ombre. 

Mène-la  si  loin  que  le  soir 

Y  soit  grave  et  calme  et  le  jour  sombre, 

Mène-la  si  loin  que  l'Espoir 

Ne  l'atteigne  du  vol  rose  et  noir 

De  ses  ailes  de  gaze  et  de  moire, 

Mène-la  hors  de  la  mémoire 

Vers  les  Sept  Demeures  de  l'Ombre! 


}6  TEL  qu'en   songe 


Qu'une  main  mène  mes  Douleurs 

A  la  fontaine  taciturne 

D'une  eau  où  se  sont  joints  leurs  pleurs, 

Mornes  et  graves,  une  à  une, 

Mon  Ame  avec  ses  pâles  Sœurs  ! 

Qu'ils  aillent,  ô  mes  Désespoirs, 
Parmi  l'oubli  du  bois  nocturne 
Suspendre  aux  arbres  les  plis  noirs 
De  leurs  tuniques,  une  à  une, 

Plus  en  pièces  de  soirs  en  soirs 

Et  je  pencherai  sur  l'eau  calme 
Ma  face  pâle  et  taciturne, 
Toutes  mes  peines  et  mes  larmes 
Avec  mes  douleurs,  une  à  une, 

Qui  sont  les  Sœurs  de  ma  Fortune. 


quelqu'un  songe  de  soir  et  d'espoir  37 


VI 


Si  ton  âme  n'est  pas,  ô  mon  âme,  selon  la  vie, 

Et  si  l'orgueil  subsiste  en  tes  songes  du  soir 

Qui  s'entêtent  à  quelque  espoir, 

Plutôt  que  de  rester  si  tard  à  ta  folie, 

Songe  à  l'Été,  songe  à  l'Automne, 

Souviens-toi  des  Mais  brefs  qu'Octobre  prompt  talonne 

De  tout  le  poids  du  vent  sur  les  herbes  courbées  I 

Oh  va  vers  ta  demeure  où  pleurent  les  clepsydres 
Muettes  des  heures  tombées 
Dont  le  silence  pleure  et  vibre 
A  côté  du  sablier  vide, 

Oh  va  vers  ta  maison  où  le  vent  a,  dans  l'ombre, 
Ouvert  la  porte  avec  ses  ongles... 

O  Regret,  ô  Douceur,  ô  Sagesse! 

Qiiel  vieux  Destin  obscur  à  ce  sort  nous  filie 


3S  TEL   qu'en    songe 

D'être  ainsi  que  le  veut  la  fatale  détresse 
Qu'il  faille  que  le  soir  succède  à  l'embellie 
Des  matins  et  que  la  liesse 
S'ensuive  de  mélancolie  . 

O  mon  âme  te  voici  selon  la  vie. 


quelqu'un  songe  de  soir  et  d'espoir  39 


VII 


L'Epée  et  l'Eventail,  le  Fard  et  le  Bouquet, 
Un  masque  superpose  un  rire  au  pleur  des  faces, 
Une  chimère  étrange  en  la  soie  aux  rosaces 
Se  mire  dans  Tébène  et  le  buis  du  parquet. 

Qu'est-il  donc  de  si  lent  à  mourir  et  si  pâle 
Dont  tant  de  crépuscule  encor  n'ait  eu  raison 
Et  qui  réfugié  parmi  la  vieille  opale 
Y  conserve  la  paix  de  l'antique  Maison. 

O  folâtre  folie  enfin  que  s'attribue 
La  nôtres  et  l'éventail  disperse  au  vent  du  soir 
Tout  souci,  là,  comme  un  papillon  rouge  et  noir 
Qui  vole  sur  la  coupe  où  la  Mort  sera  bue. 


40  TEL   qu'en    songe 


VIII 


O  Sœur  !  veux-tu  vêtir  tes  âges  et  tes  soirs 
Selon  les  vrais  destins  qui  telle  t'ont  voulue 
Souriant  en  face  des  miroirs 
Ton  silence  où  ta  paix  enfin  se  constitue  ? 

Veux-tu  vêtir  tes  soirs  selon  l'usage  et  l'ordre 

Que  t'ont  signifié  le  silence  et  la  pierre, 

Selon  la  ruine  et  l'opprobre, 

Et  la  poussière. 

Et  les  songes  féaux  de  la  maison  de  pierre  ? 

Pour  bien  accouder  ta  Tristesse 

A  la  haute  fenêtre  où  tes  jours  passeront 

A  voir  la  plaine  et  le  vieux  pont 

Et  les  routes  et  la  forêt  etdes  ciels  d'ouest, 

Où  les  soirs  périront 


QUELdU'UN    SONGE   DE    SOIR    ET   D  ESPOIR  4I 

Vêts  les  glauques  satins  faux  comme  l'Espoir 

Où  luisent  les  plis  en  coupures  de  glaives, 

Les  satins  nues  semblables  à  des  eaux  claires 

Parmi  les  grèves, 

Menteurs  de  toute  la  fallace  des  miroirs, 

Et  les  moires  d'ongles  griffées, 

Et  la  soie 

Qui  frissonne  comme  la  joie, 

Et  les  brocarts  croulant  d'abondances  et  de  trophées! 

O  Sœur  vêts  les  durs  Sorts  où  les  Destins  te  ploient 

Selon  tes  songes,  hélas,  et  selon  la  vie; 

La  honte  seule  envenime  les  soirs. 

Un  sourire  est  plus  beau  d'une  face  pâlie. 

Et  la  Douleur  est  douce  encor  qui  fut  l'Espoir. 


42  TEL   QU  EN    SONGE 


IX 


Mon  Ame  les  vois-tu  venir? 

Ce  sont  tes  frères  les  Espoirs 

Qui  heurtaient  à  la  porte  au  travers  de  la  haie, 

Les  doux  venants  de  l'aube  gaie, 

Les  fiancés  de  la  Beîle  Dame  de  Tyr, 

Les  favoris  de  la  Dame  folle  et  gaie 

Qui  s'accoudait  au  balcon  pour  les  voir 

Comme  ils  passaient  par  la  roseraie 

Avec  de  si  doux  yeux  à  nul  ne  leur  mentir. 

Mon  Ame  les  vois-tu  venir? 

Ce  sont  tes  frères  les  Désirs 

Avec  leurs  faces  impérieuses  et  suppliantes 

Et  leurs  guirlandes  d'amaranthes 

Et  de  soucis,  et  de  riantes 


QUELQU  UN  SONGE  DE  SOIR  ET  D  ESPOIR         4} 

Lèvres  qui  pleureraient  vite 

A  quelque  dur  déni  d'un  destin  obstiné, 

Tu  sais  où  leurs  regards  jadis  t'ont  conduite 

Pauvre  Ame  en  qui  le  soir,  comme  une  autre  âme,  est  né, 

Pauvre  Ame  les  vois-tu  venir? 

Ce  sont  tes  frères  les  Souvenirs  ; 

Ils  marchent  sur  des  feuilles  mortes 

Et  portent  des  miroirs  où  leurs  faces  pâles 

Se  confrontent  à  d'autres  faces,  les  mêmes  et  plus  pâles, 

Ils  savent  tous  les  coins  des  vieux  jardms  et  les  ombres, 

Et  les  clefs  de  toutes  les  portes, 

Et  l'âtre  doux  en  reflet  aux  dalles. 

Et  la  maison  filiale  d'aïeules  graves, 

Et  d'autres  qui  teillaient  le  chanvre  sur  les  portes 

Auprès  de  celles  qui  sont  mortes. 

Pauvre  Aine  les  vois-tu  revenir 

Espoirs.  Désirs  et  Souvenirs, 

Ces  doux  frères  que  te  ramène 

Une  amertume  bue  à  la  même  fontaine. 

Vois  tous  les  soirs  sont  morts  au  large  de  la  tour  triste 
Qui  plonge  au  marais  noir  ses  murs  que  verdit  l'eau, 


44  TEL    QU  EN    SONGE 

Ton  diadème  est  lourd  d'une  antique  améthyste 
Et  tes  cheveux  d'or  lisse  échappent  du  bandeau, 

Et  ta  robe  s'efface  en  chimères  fanées. 

Le  vent  qu'elles  plus  las  te  chante  les  Années. 

Regarde  les  voici  qui  viennent, 

Une  à  une,  les  anciennes 

Et  du  plus  loin  qu'il  te  souvienne. 

Pauvre  Ame, 

Ombre  de  la  Tour  morne  aux  murs  d'obsidiane  ! 


QUELQU  UN    SONGE    DE   SOIR    ET    D  ESPOIR  45 


X 


Des  faces  graves  sont  au  fond  de  nos  Espoirs  ! 

Graves  sous  l'or  qui  les  couronne 

De  fleurons  de  flamme  et  de  jaspes  noirs, 

Et  leur  regard  évoque  un  songe  où  des  mains  donnent 

La  main  aux  mains  sûres  et  bonnes 

De  celui  qui  les  va  guider,  le  bel  Espoir, 

Vers  nous,  pour  qu'en  nos  soirs. 

Rayonnent 

Les  douces  faces  à  jamais  sur  nos  Espoirs  ! 

Des  faces  tristes  sont  au  fond  de  notre  joie... 

Pour  de  guirlandes  que  s'ornent  les  cyprès 

Leur  ombre  est-elle  moins  triste  sur  les  prés, 

Si  longtemps  que  le  crépuscule  atermoie 

Ne  faut-il  pas  qu'il  choie? 

La  Chimère  qui  grimpe  de  ses  griffes  aux  fleurs  des  soies 

Retombe  des  plis  déchirés, 

Le  sourire  s'aggrave  de  soins  invétérés 


46  TEL   qu'en    songe 

Et  toute  Doaleur  larmoie 

Aux  faces,  hélas,  de  notre  joie. 

Des  faces  pâles  sont  au  fond  de  nos  passés... 

Dans  l'ombre 

Où  s'annulent  des  opales  dépéries, 

Où  s'éteignent  des  rubis  lassés  ; 

Des  songes  pâles  errent  par  la  forêt  de  nos  passés 

Et  pleurent  aux  sources  taries 

Qui  ne  mireraient  plus  leurs  faces  effacées, 

Et  les  soirs  aveugles  aux  pierreries 

Ne  savent  plus  où  ont  passé 

Les  faces  pâles  de  nos  passés. 

Des  faces  mortes  sont  au  fond  de  nos  silences  .. 

De  grandes  ailes  ont  plané  sur  les  eaux. 

Le  marbre  et  le  basalte  et  l'ombre  et  le  silence 

Erigent,  dans  la  Nuit,  des  tombeaux 

Où  la  face  sculptée  au  fronton  du  silence 

Eternise  sa  vigilance 

A  revoir  sa  durée  aux  taciturnes  eaux. 

Quels  beaux  Espoirs  dorment  au  fond  de  nos  silences 
Près  des  Passés  assis  au  seuil  de  leurs  tombeaux  ! 


QUELQU  UN  SONGE  DE  SOIR  ET  D  ESPOIR         47 


XI 


Par  les  chemins  de  ma  tristesse  il  est  venu 

Avec  le  vent  léger  en  sa  chevelure, 

Avec  sa  face  de  pâle  aventure, 

II  est  venu, 

Il  était  nu, 

Et  des  fleurs  tristes  se  fanaient  à  ses  mains  pures  ! 

O  Voyageur  qui  reviens  du  fond  de  moi-même 

Tes  pas  ont  foulé  les  grèves  de  mers  mornes, 

Tes  pas  lointains  ont  remué  des  feuilles  mortes, 

Tu  as  frappé  à  bien  des  portes, 

Tu  as  compté  bien  des  bornes  ; 

Tes  lèvres  ont  bu  l'eau  de  mes  fontaines. 

Tes  lèvres  sont  blêmes 

De  leurs  eaux  mortes 

Où  tu  te  mirais  à  toi-même  ! 


48  TEL  qu'en  songe 

O  Voyageur  qui  reviens  du  fond  de  mon  Songe 

Les  oiseaux  ont  fui  dans  la  forêt, 

La  Licorne  a  cassé  la  longe 

Dont  tu  la  menais. 

Mes  lacs  se  sont"  changés  en  marais 

Et  mes  rosiers  en  cyprès  ; 

La  grotte  merveilleuse  est  un  antre  de  ronces, 

Et  tu  errais 

Avec  ton  ombre. 

Par  les  chemins  de  ma  Tristesse,  ô  Revenu 

Avec  ta  face  de  pâle  aventure 

Et  du  sang  à  tes  pieds  nus 

Assieds-toi  le  soir  est  venu 

Voici  le  pain  et  le  manteau  de  bure, 

Et  le  silence  où  tout  s'endure 

Comme  si  rien  n'était  survenu... 


QUELQU  UN   SONGE   DE   SOIR   ET    d'eSPOIR  4y 


XII 


Les  bouquets  sont  fanés  au  fer  des  lances, 
Les  rubans  sont  déteints  à  la  poignée 
Des  glaives  clairs  encor  de  victoires  saignées 
En  un  val  de  silence 
Par  delà  les  Années... 

Et  le  retour  s'en  vient,  par  le  soir  et  les  chemins, 

En  chevaux  bronchant  aux  cailloux, 

En  mors  ébroués  aux  vieilles  mains, 

En  cuirasses  saignant  par  le  crible  des  trous, 

En  défilé  triste  par  les  chemins 

Et  les  sentes  en  lacis, 

Entre  les  blés  et  les  semis, 

Sous  le  vol  sinistre  des  oiseaux  de  souci. 

En  cors  où  se  sont  tus  les  grands  souffles  hautains  ! 

Et  le  soleil  est  noir  en  les  écus  ternis! 


^O  TEL   QU  EN    SONGE 

Les  bouquets  sont  fanés  à  la  pointe  des  lances 
Et  les  pommeaux  ornés  de  rubans  de  vaillance 
Heurtent  la  porte  de  la  demeure  du  Silence; 

Et  sur  le  lent  retour  qui  chevauche,  un  à  un, 
L'ombre  descend  du  vieux  palais  comme  quelqu'un, 

L'ombre  du  vieux  Palais  descend  comme  quelqu'un! 


QUELQU  UN    SONGE    DE    SOIR    hT    i)  ESI'OIK  ^I 


XIII 


De  Tantique  tempête  et  des  soirs  morts  sur  des  mers  mornes 

Par  les  routes  où  les  bornes  d'onyx  marquent  les  carrefours 

Des  galops  à  travers  les  portes  en  arcades, 

De  la  vigie  au  sommet  des  tours, 

De  l'orgueil  ou  de  quelles  amours 

Es-tu  revenu,  et  par  quel  decours 

Des  vieux  Espoirs  t'a  ramené  là  ta  Fortune 

Pour  que  ta  lèvre  ait  tant  d'amertume, 

Et  quel  Destin 

Triste  et  hautain 

Ploie  à  ton  poing  le  vol  d'un  oiseau  taciturne? 

Bel  Oiseau  ! 

Dis-nous  pourquoi  ses  vêtemsnts  sont  en  lambeaux. 

Tes  yeux  brûlent  parmi  ton  plumage  de  fer, 

L'escarboucle  scintille  à  ton  bec  taciturne, 

Tes  griffes  d'or  empoignent  sa  chair, 


52  TEL   qu'en   songe 

Et  quand  tes  ailes  d'ombre  ouvrent  leur  vol  sur  lui 
Elles  le  couvrent  d'une  mystérieuse  nuit. 

Bel  Oiseau,  si  tu  ressembles  à  ses  Songes 

De  tout  ton  vaste  vol  immobile  à  jamais, 

La  tristesse  s'augure  à  ton  emblème  sombre, 

Ne  revoleras-tu  vers  l'antique  forêt 

Vers  les  soirs  de  tempête  et  la  mer  et  les  dunes 

Pour  guider  ses  pas  plus  lents  à  l'aventure^ 

Et  verra -t-on  encor  passer  parmi  la  gloire. 

Avec  la  claire  épée  et  l'armure  noire, 

Le  périlleux  Errant  dont  le  casque  s'emplume 

A  son  morne  cimier  d'un  Oiseau  taciturne. 


QUELQU  UN    SONGE    DE    SOIR    ET    D  ESPOIR  ^} 


Mon  Âme  s^est  sougée^  bêlas  !  etjnsqiien  f  ombre 

Elle  a  suivi  qui  lui  semblait  èîre  comme  elle^ 

Selon  quelque  face  fraterneUe^ 

Selon  quelqiie  voix  aux  leurres  de  réponse. 

Selon  une  ombre, 

Elle  a  marché,  parmi  les  roses  et  les  ronces, 

A  travers  la  prairie  éparse  cF asphodèles, 

Par  la  route,  la  sente  et  la  grève, 

Le  long  du  fleuve,  de  la  haie  et  de  la  mer, 

Avec  l'Espoir  et  la  Tristesse,  tour  à  tour,  et  le  Mensonge, 

Avec  l'Orgueil  aveugle  et  que  mène  la  Honte 

Elle  a  marché 

Pauvre  âme  taciturne  et  folle  et  lasse  et  prompte 

De  s'être  ainsi  songée  à  suivre  au  loin  son  ombre. 

O  Vigilante 

Nulle  face  en  fécho  ne  fa  jamais  souri 

Nulle  fleur  qui  ne  fut  ton  sang  à  tes  pas  na  /Jeuii 

Nul  soir  qui  ne  fut  ton  âme  na  péri 


54  TEL  q.u'en  songe 

Tu  ne  sais  rien  dont  déjà  tu  ne  te  souviennes, 
Et  les  plus  vieux  chemins  ne  mènent  pas  ailleurs , 
Par  la  joie  ou  les  pleurs, 
Qu'à  toi-même, 
O  Vigilante! 

Lais!ie  dormir  en  toi  les  faciturnes  eaux 

Oîi  ton  songe  penché  se  mire  à  ion  silence; 

Le  vent  triste  frissonne  à  i'i  robe  en  lambeaux 

Ta  robe  déchirée  à  c' angle  des  tombeaux, 

Sois  silencieuse,  à  vigilante. 

Eteins  du  pied  la  torche  oîi  brûla  ton  orgueil. 

Et  du  feu  qu'elle  expire  allume  l'humble  lampe. 

Et  ne  dépasse  plus  le  seuil 

De  la  maison  où  l'âtre  en  cendre 

Croule  en  décombre  ; 

Ferme  la  porte 

Et  que  la  paix  du  soir  apporte, 

Son  ombre  sur  ton  ombre  ! 


La   Gardienne 


Je  m'apparus  en  toi  comme  une  ombre  lointaine. 
Stéphane  Mallarmé. 


LA    GARDIENNK  37 


PERSONNES  EMBLEMATIQUES 


LA    GARDIENNE. 

LE    MAÎTRE. 

LES    DEUX    FRÈRES    d'aRMLS. 


Une  antique  forêt,  sur  une  colline,  environne  un  vieux  manoir  en  ruines 
parmi  d'incultes  jardins. 

Un  seuil  de  pierre  exhausse  une  lourde  porte  disjointe  et  close. 

Le  Maître  sort  de  l'un  des  sentiers  de  la  forêt,  soutenu  par  ses  Frères 
d'armes. 

Le  soleil  décline  derrière  les  arbres;  il  effleure  de  jaunissantes  cimes  et 
les  toits  du  Manoir. 


LA    GARDIENNE  ^9 


LE    MAITRE    : 

O  forêts,  belles  de  solitaires  automnes  ! 

Mon  enfance  a  tressé  vos  feuilles  en  couronnes 

Et  vous  avez  grandi  sur  l'oubli  de  mes  pas, 

Hélas  ! 

Et  vous  avez  vieilli  d'aurores  et  d'automnes! 

O  retour,  ô  tristesse,  ô  soir! 
Comme  les  sentiers  sont  noirs 
Qui  mènent  vers  le  vieux  manoir; 
Les  herbes  et  les  fleurs  sont  mortes. 
Sous  le  feuillage  des  branches  trop  fortes, 
La  mousse  ronge  les  écorces 
Comme  la  rouille  les  claires  lames  torses. 
Comme  le  temps  les  beaux  Espoirs. 

O  trist<^sse,  ô  soir! 


60  _,  TEL   qu'en    songe 


L  UN    DES    FRÈRES    D  ARMES 


Seigneur,  voici,  parmi  les  arbres, 

Le  vieux  château  que  vous  voulûtes 

Revoir,  à  cette  heure  de  fièvre  et  de  larmes 

Où  vos  glorieuses  blessures  saignaient  sur  vos  armes, 

Alors  qu'en  votre  Ame, 

Ainsi  que  des  clairons  se  taisent  à  la  flûte 

D'un  pâtre  parmi  son  troupeau  qui  broute  et  bêle, 

Des  songes  tressaillirent  où  se  renouvelle, 

Avec  ses  soirs  mornes  et  ses  aubes  belles, 

Tout  le  passé  muet  que  l'angoisse  interpelle. 

Voici  le  vieux  château  de  ciment  et  de  marbre, 

En  sa  douceur  d'abandonné, 

Parmi  le  jardin  sans  arbres^ 

Et  ses  murs  vétustés  et  frustes 

Et  les  guirlandes  du  portail  et  les  volutes  ! 

LE   MAÎTRE    I 

Merci,  au  nom  du  seuil  où  vous  m'avez  mené. 
Le  Passé,  c'est  le  soir  derrière  la  forêt 
Et  la  mer  par  delà  les  plaines,  les  landes,  les  grèves; 
C'est  l'ombre  où  l'oiseau  disparaît 


LA    GARDIENNE  6l 

Qui  saigna  d'une  flèche  à  l'aile, 

Pour  avoir  plané  sur  les  piques,  lesarcs  et  les  glaives. 

Merci,  frères,  vos  pas  m'ont  rouvert  la  forêt 
Et  mon  âme  est  rentrée  en  le  lieu  de  ses  rêves. 

Il   s'avance  de  quelques   pas.    Les  Frères   d'Armes  le  considèrent  et  alternent    à 
mi-voix. 

l'un  : 

L'Epée  entre  ses  mains,  hélas,  a  lui  !  La  torche 

Hautaine  n'éclairera  plus  le  vaste  porche 

Du  Palais  que  sa  gloire  à  la  gloire  a  construit. 

l'autre  : 

Et  les  soirs  passeront  aux  faces  des  Années 
Et  les  Braves  pleureront  les  aurores  nées 
Après  que  le  Héros  a  pris  fin  dans  la  Nuit. 

l'un  : 
O  quel  renom  pourtant  se  relègue  en  l'oubli. 

l'autre  : 
Gonfalon  dont  le  Temps  roidira  l'ample  pli  ! 


62  TEL   au 'en    songe 

l'un  : 
Lance  haute  que  rouilleront  la  pluie  et  l'ombre! 

l'autre  : 
Glaive  jusqu'à  la  garde  entré  dans  le  sol  sombre! 

ensemble  : 
Voici  que  le  Destin  consulte  le  Destin  ! 

le  maître  : 

qui  se  retourne  vers  eux. 

Amis  !  mon  soir  en  pleure  retourne  à  son  matin, 

Ma  faiblesse  chancelle  et  s'étonne  à  survivre, 
La  coupe  d'or  menteur  avait  le  goût  du  cuivre 
Et  si  j'ai  bu  l'orgueil  et  son  ivresse  étrange: 
La  honte!  et  le  breuvage  triste  de  la  gloire, 
Son  amère  fumée  est  morte  en  ma  mémoire 
Et  je  me  sens  un  autre,  enfin,  et  l'heure  change. 

Il  tire  Lépée  suspendue  à  son  côté. 

Allez,  voici  le  Glaive  illustre,  et  du  pommeau 
Où  la  gemme  oubliera  la  main  qui  l'a  polie, 
Mon  poing,  depris  du  soin  de  l'antique  folie, 
Heurte,  en  ce  soir  de  paix,  la  porte  du  tombeau. 


LA    GARDIKNNK  6} 

Ouvre  toi,  dur  ventail  que  le  Temps  a  scellé, 
O  murs,  ô  salles  !  et  toi, doux  âtre, 
Luis  pour  le  vagabond  et  pour  l'inconsolé 
Et  sèche  le  manteau  de  l'errant  et  du  pâtre. 

Porte  où,  le  soir,  nul  n'ôtera  la  clé  !       

Et  que  les  passants  pâles  et  les  mendiantes 

Abritent  leur  misère  sous  ce  toit 

Où  vient  songer  celui  dont  les  mains  bataillantes 

Renoncent  à  l'Epéeet  maudissent  l'arroi, 

Et  ce  glaive  je  vous  le  donne. 

Adieu,  Frères,  priez  que  l'ombre  me  soit  bonne, 

Que  mes  mains  qui,  d'un  geste,  ont  rué  par  les  soirs 

Le  galop  des  chevaux  aux  moissons  des  terroirs, 

Et  qui  haussèrent  le  pennon  et  dont  lanneau 

Luit  d'un  rubis  qui  semble  du  sang  mort  dans  Teau, 

Obtiennent  le  secours  d'être  à  jamais  oisives 

Par  l'ample  ablution  à  des  fontaines  vives  ! 

Que  ces  coupables  mains,  ô  larmes,  soient  absoutes 

Du  crime  de  la  lutte  et  de  l'orgueil  des  joutes, 

Par  les  femmes  en  deuil  qui  pleurent  sur  les  routes, 

Par  les  morts  oublieux  qui  dorment  sous  les  voûtes. 

Adieu,  je  vous  salue  au  seuil  de  la  paix  calme, 
Au  nom  du  vieux  laurier  amer  et  de  la  palme, 


64  TEL  q.u'en  songe 

Vous  dont  la  Vie  ardente  était  selon  sa  loi, 
Vous  qui  fûtes  ce  que  je  fus  et  mieux  que  moi, 
Vous  pour  qui  la  forêt  est  de  l'ombre  ample  et  fraîche 
Sans  qu'un  fantôme  pâle  à  jamais  vous  y  cherche, 
Et  qui  ne  cachiez  pas,  sous  l'étoffe  et  l'armure, 
Le  regret  mal  fermé  de  quelque  plaie  obscure, 
Et  qui  ne  traîniez  pas  le  poids  désespéré 
D'un  lourd  manteau  de  songe  à  demi  déchiré. 

Qjuand  vos  pas  seront  morts  comme  mourra  ma  voix, 

Avec  l'adieu  suprême  enfin  qui  vous  conjure 

D'oublier  au  départ  les  chemins  de  ce  bois 

Et  le  château  désert  où  mon  âge  se  mûre, 

Il  ne  restera  plus,  de  qui  brandit  le  glaive 

Injurieux  parmi  la  plaine  et  sur  la  grève 

Où  ses  pas  au  couchant  saignent  peut-être  encor, 

Qu'outre  quelque  renom  qu'amoindrira  la  Mort 

Qiielqu'un  qui  vient,  un  soir,  vers  le  château  qui  tombe 

Pierre  à  pierre  ainsi  que  nos  jours  vont  à  la  tombe, 

Voir,  s'il  ne  reste  rien  dans  le  Songe  et  la  Nuit 

De  ce  qui  fut  un  autre  et  de  ce  qui  fut  lui, 

Et  confronte,  au  seuil  que  la  ruine  encombre. 

Son  Ame,  face  à  face^  hélas,  avec  son  ombre. 

Les  Frères  d'Armes  disparai*;sent  dan=;  la  forêt.  Le  vent  du  soir  frissonne  et  à 
travers  les  arbres,  au  ciel,  un  peu  asso.nbri  auparavant,  les  derniers  éclats  du 
couchant  rayonnent. 


LA   GARDIENNE  65 

Le  Silence  a  baisé  mes  lèvres  pâles, 
Des  souffles  passent  sur  mes  mains 
Et  le  crépuscule  se  hâte 
De  m'enfermer  loin  des  chemins. 

Voici  le  terme  enfin  et  la  suprême  halte. 

Ma  blessure  se  ferme  et  pleure 
Sur  ma  chair  que  le  sang  effleure. 

Le  tragique  passé  se  meurt  avec  le  soir  ! 

Lui  qui  marchait  à  mon  côté. 

Il  m'a  quitté, 

Je  ne  sens  plus  sa  main  dans  la  mienne, 

je  ne  sais  plus  les  routes  où  il  m'a  conduit 

Parmi  l'orgueil,  l'alarme  et  la  lutte  et  le  bruit, 

11  m'a  laissé  là  pour  que  je  revienne 

Seul  à  la  demeure  ancienne 

Où  sa  main  avait  pris  la  mienne. 

Un  jour  : 

N'était-ce  pas  au  printemps  d'une  année 
Que  je  ne  vis  pas  fanée, 


66  TEL  qu'en  songe 

Les  roses  montaient  jusqu'à  la  pointe  des  tourelles^ 

Le  jardin  était  fleuri  selon  mon  âme, 

Les  colombes  volaient  autour  des  tourelles, 

Et  le  retour  des  tourterelles 

Était  si  proche  qu'elles  roucoulaient  dans  mon  âme^ 

Déjà,  et  que  l'aurore  et  mon  âme  pâles 

Etaient  pleines  de  fleurs  et  d'ailes. 

Les  paons  erraient  parmi  les  bleus  héliotropes 
Et  rouaient  leur  gloire  qui  trône 
Et  d'elle-même  s'enveloppe  ! 

Et  je  tressais  des  fleurs  en  couronnes. 

En  couronnes  jamais  fermées, 

En  guirlandes  jamais  finies. 

Et  mon  amour  brûlait  en  les  mélancolies, 

Comme  la  jeune  flamme  à  travers  les  fumées. 

Ses  mains  enchantaient  l'aurore  autour  d'Elle, 

Et  j'étais  auprès  d'EUe 

Et  j'étais  enchanté, 

Elle  était  tellement  à  moi. 

Elle  était  tellement  en  moi, 

Que  je  la  cherchais  dans  le  silence, 

Que  je  la  cherchais  en  fermant  les  yeux. 


LA    GARDIENNE  67 

I 

Le  tiède  soleil  ruisselait  sur  ses  cheveux, 
Le  matin  rayonnait  sur  nos  adolescences. 

O  Deuil!  alors  un  cri,  de  la  plaine  éblouie, 

Monta  parmi  notre  candeur  évanouie, 

Et  sur  un  tertre  en  fleurs  que  foulait  leur  pied  dur, 

A  travers  le  repos  de  l'heure  et  de  l'azur 

Et  le  songe  sacré  de  paix  et  de  silence. 

Quatre  Hérauts,  debout  à  côté  de  la  lance 

Que  chacun  d'eux  avait  plantée  auprès  de  soi. 

Vêtus  du  lourd  tabard  où  luisent  dans  l'orfroi 

Les  écailles  de  l'hydre  et  les  dents  de  la  guivre, 

Sonnaient  le  buccal  cri  de  leurs  buccins  de  cuivre 

Et  l'armée  autour  d'eux  couvrait  la  plaine  en  fleurs! 

Armures  d'argent  clair  où  Lart  des  émailleurs 
Avait  gemmé  de  claires  gouttes  de  rosée, 
Casques  où  s'éployaient,  l'aile  haute  ou  brisée, 
De  grandes  aigles  en  leurs  plumages  de  fer. 
Glaives  éblouissants  et  tors  comme  l'éclair. 
Tout  l'appareil  brutal  de  sang  et  de  victoire 
Et  les  chevaux  et  leurs  caparaçons  de  moire, 
Les  poings  durs  qu'emmaillent  d'acier  les  gantelets, 
Les  torses  amples  et  bombant  les  corselets 


68  TEL  qu'en  songe 

Et  des  faces  d'orgueil  qu'empourprent  des  colères 

Où  la  huée  éclate  au  cuir  des  jugulaires, 

Et  le  cuivre  et  la  soie  et  l'airain  et  les  ors, 

Et  les  pennons  oscillant  au  souffle  des  cors, 

Cavalcade  farouche  et  dont  le  bruit  dur  sonne, 

Derrière  qui  nul  blé,  hélas,  ne  se  moissonne, 

Toute  la  horde  lourde  et  le  pas  cuirassé 

Au  travers  de  mon  songe  en  criant  ont  passé, 

Et  fol  enfant,  avec  les  colombes  fleuries 

Et  les  paons  éperdus  à  travers  les  prairies, 

Loin  de  l'Amie  en  pleurs  qui  m'avait  pris  les  mains, 

J'ai  suivi,  sur  leurs  pas  qui  heurtaient  les  chemins, 

Le  prestige  casqué  des  fausses  Destinées 

Jusqu'au  soir  où  voici,  vers  les  tours  ruinées 

Et  vers  la  maison  vide  et  le  jardin  désert, 

Que  mon  âme  revient  des  hontes  de  la  chair; 

Et  sur  les  jours  passés,  assis  à  l'âtre  en  cendre, 

Toute  l'ombre  où  mon  soir  s'efface  va  descendre. 

Mourez,  ô  visions,  dont  l'erreur  se  dénude! 

Dans  la  plaine,  les  clairons  de  l'armée  qui  se  disperse,  sonnt  ni. 

Et  tu  hurles  encor,  jusqu'en  ma  solitude. 
Cri  tenace,  brutal  appel  répudié. 
Mensonge  de  toute  ma  tristesse  oublié! 
Parmi  la  ronce  ardente  et  l'ortie  et  l'épine. 


LA    GARDIENNE  69 

Comme  un  chien  accroupi  au  bas  de  la  colline 

Qui  lèche  les  talons  et  qui  mordrait  les  mains, 

Tu  pleures  tristement  à  l'angle  des  chemins 

Et  ta  plainte  où  l'orgueil,  comme  une  bave  écume, 

Ne  trouble  plus  ma  vie  en  proie  à  l'amertume 

D'avoir  où  tu  voulais  suivi  ta  sonnerie 

Et  mon  manteau  de  deuii  couvre  ma  chair  meurtrie. 

Les  clairons  sonnent  et  diminuent. 

Et  je  vous  hais,  clairons  farouches,  dont  l'accord 
Retentit  longuement  dans  mon  songe   où  la  Mort 
S'accoude  pour  dormir  à  côté  du  Silence, 
Je  vous  maudis,  éclairs  du  glaive  et  de  la  lance, 
Soirs  de  gloire  arrachés  à  des  vaincus  amers, 
Et  froides  nuits  sous  les  étoiles  près  des  mers^ 
Et  toi,  stupide  Orgueil,  en  qui  salue  un  hôte 
La  Colère,  debout  avec  sa  torche  haute, 
Marches  rudes  le  long  des  fleuves  et  des  bois. 
Mains  sanglantes  qu'on  lave  à  la  source  où  je  bois 
Et  blessure  empourprant  la  fontaine  où  je  pleure, 
D'avoir,  hélas!  selon  la  maîtrise  de  Theure 
Mêlé  ma  face  pâle  à  ces  faces  d'orgueil 
Insultant  quelque  veuve  assise  sur  le  seuil 
Qui  voue  au  noir  Destin  mon  nom  qu'elle  injurie. 

Et  je  vous  hais,  pennons,  pour  cette  allégorie 


70  TEL   QU  EN    SONGE 

Que  secouait  le  vent  du  soir,  ample  en  vos  pans! 
Hampe  où  s'accroche  l'ongle  des  griffons  rampants, 
Et  votre  saut  cabré,  licornes  pommelées 
Dont  lembleme  emportait,  à  travers  les  mêlées. 
Ceux  dont  l'âme  pareille  aux  bêtes  du  blason. 
Les  regardait  surgir  au  ciel  de  Thorizon 
Où  leurs  griffes  luisaient  dans  le  vol  de  leurs  ailes  ! 
Armures  que  le  trou  des  blessures  mortelles 
Hérissa  d'un  faisceau  de  flèches  et  de  traits, 
Triste  apparat  et  vaine  emphase  où  tu  riais, 
Soleil  !  comme  au  miroir  des  cuirasses  saillies 
Hors  du  lourd  manteau  noir  de  mes  mélancolies 
Dont  le  lambeau  demeure  aux  branches  du  passé 
Le  long  de  la  forêt  où  nous  avons  passé, 
Taciturne,  et  songeant  qu'à  travers  le  bois  sombre 
Mon  Ame  me  suivait  peut-être  comme  une  ombre, 
Fidèle  à  la  douceur  reniée  et  mêlant 
Des  larmes  au  cri  dur  du  combat  turbulent, 
Avec  ces  douces  mains  pour  les  chairs  entamées 
Qu'ont  les  femmes  en  pleurs  qui  suivent  les  armées.* 

Le  couchant  s'est  éteint.  Crépuscule, 

Reçois-moi,  ô  manoir,  pauvre  d'abandon. 

Ouvre  ta  porte  comme  un  pardon. 

Sois  celle  qui  n'est  plus  et  celui  que  je  suis. 

Que  ta  ruine  croule  pierre  à  pierre,  sur  ma  détresse, 


LA    GARDIENNE  71 

O  salle  vide,  sois  mon  hôtesse, 

O  toit,  que  nulle  étoile  ne  luise  sur  mes  nuits 

Je  suis  le  désastre  et  le  deuil 

Qui  s'agenouillent  sur  le  seuil. 

O  douce  oubliée,  si  dans  les  soirs 
Où  tu  pleurais  sur  la  terrasse, 
Où  tu  pleurais  devant  ton  miroir, 
Où  tu  pleuras  seule  et  lasse. 

Si  tes  lèvres  ne  m'ont  pas  maudit  detout  le  reprochedeleur  pâleur. 

Si  testristesses  m  ont  pardonnéde  toute  la  bonté  de  leur  douleur, 

Si  ta  bouche  ne  fut  pas  aride  de  m'avoir  appelé  en  vain, 

Si  tes  yeux  ne  furent  point  implacables  d'avoir  pleuré, 

Si  mon  souvenir  te  fut  doux 

De  toute  la  peine  endurée, 

Si  l'ombre  du  sépulcre  (peut-être)  garde  ta  face  calme, 

Si  ceux  qui  t'ont  ensevelie  (peut-être)  ont  dit  : 

Qu'elle  est  belle  et  douce  dans  la  Mort 

Et  pardonnante  dans  la  mort 

Oh  !  laisse-moi  rentrer  dans  la  vieille  demeure, 

Je  suis  celui  qui  prie  et  qui  pleure. 

Il  frappe  à  la  porte. 


"7  2  TEL   QU  EN    SONGE 


LA    GARDIENNE, 

à  demi  dans  l'ombie  et  voilée. 

Toi  qui  heurtes  au  nom  du  passé 
Et  de  toute  ta  misère 
Revenue  à  jamais  sur  tes  pas  effacés 
Du  fond  de  l'aventure  amère, 
O  toi  dont  l'orgueil  est  faussé 
Par  les  griffes  de  la  chimère, 

Entre  ! 

Pauvre  Ame!  quel  laurier  ombrage  enfin  ton  soir 
Las  de  ce  morne  ébat  qui  trompa  ton  espoir, 
La  torche 

Eclaire-t-elle  la  route  où  ton  pied  s'écorche, 
Quelle  face  viens-tu  mirer  à  mes  miroirs, 
L'escorte  de  ta  gloire  hennit-elle  au  porche  ? 

Quel  trophée  éclatant  de  songes  et  d'épées, 

Viens-tu  dans  l'ombre  appendre  au  faste  enfin  des  murs? 

Quel  ruissellement  de  médailles  frappées 

En  mémoire  de  magnifiques  équipées 

S'amoncelle-t-il  sur  les  pavés  durs  ? 


LA   GARDIENNE  73 

Non,  rien  que  ta  pâleur, 

Et  tes  blessures  et  ta  solitude  et  tes  pleurs, 

Et  le  doute,  aux  échos  multipliés  vers  l'ombre, 

D'un  nom  vaste  à  jamais  de  rumeurs  et  de  larmes, 

Et  l'orgueil  qui  s'exalte  au  choc  des  armes, 

En  toute  l'Ame, 

Et  se  repent  quand  l'œuvre  est  faite  et  le  ciel  sombre. 

Dis,  qu'as-tu  retrouvé  des  fleurs  de  notre  joie 

Au  jardin  dévasté? 

Sous  quelle  couronne  voit-on  que  ta  tête  ploie? 

Quel  vent  de  gloire  a  donc  venté 

Pour  que  ton  manteau  en  loques  déploie 

Son  pli  ensanglanté? 

Quels  soleils  éclatants  ont  lui 

Pour  que  tes  cheveux  soient  presque  blancs  dans  la  Nuit? 

Entre  : 

J'aime  ton  regard  qui  ne  s'étonne 

Que  je  sois  là; 

Comme  étaient  nos  printemps  voici  que  nos  automnes 

Se  retrouvent  encore  ainsi  que  nous  voilà. 


74  TEL    QU  EN    SONGE 

Les  vains  soirs  ont  saigné  jusqu'en  l'ombre,  ô  Passant, 
D'orgueil  triste,  d'augustes  gloires  et  de  sang 
Et  qui,  parti  d'un  songe  au  songe  où  tu  reviens, 
A  travers  l'erreur  vaine  et  les  torts  anciens, 
Marchais  avec  ton  ombre  attachée  à  tes  pas 
Sur  la  route  infinie  où  tu  peinais,  hélas  ! 

N'étais-je  point  toujours  près  de  toi,  moi,  ton  Ame, 

J'étais  ton  ombre  au  soleil,  le  fantôme 

Qui  montait  des  feux  dans  la  flamme. 

Quand  ta  gloire  campait  sur  le  désastre  des  royaumes, 

J'étais  dans  les  regards  que  la  misère  affame, 

Dans  la  tristesse  de  ceux  qu'on  acclame, 

Mes  mains  ont  soigné  tes  blessures  bénies, 

Et  c'était  moi  que  voyaient  tes  agonies. 

Elle  se  recule  dans  l'ombre. 

Je  t'ouvre  le  château  de  songe  et  de  sagesse 
Où  le  seuil  ruiné  disjoint  la  porte  haute, 
Et  si  l'âtre  allumé  chauffe  mal  ta  détresse, 
Pense  à  tes  jours  perdus  et  pleures  en  la  faute. 

Si  dans  la  forêt  triste  où  ie  vent  rôde  et  peine, 
Les  arbres,  un  à  un,  s'effeuillent  aux  ruisseaux, 


LA    GARDIENNE  75 

Songe  que  c'est  l'Automne  où  la  vendange  est  vaine 
A  ceux  qui,  dès  l'aurore,  ont  quitté  les  travaux. 

Je  t'attends  sur  le  seuil  où  le  soir  est  plus  sombre 
Que  tout  le  crépuscule  où  ta  douleur  frissonne. 
La  demeure  où  j'accueille  est  la  maison  de  l'ombre, 
Et  mon  visage  est  grave  en  face  de  l'automne. 


Comme  à  l'heure  où  jadis  dans  le  jardin  en  fleurs 
Ton  âme  tressaillit  aux  gloires  devinées 
J'ai  le  même  conseil  et  les  mêmes  pâleurs 
Qu'alors  que  j'implorais  tes  fausses  Destinées. 


Je  suis  la  même  encor,  si  ton  Ame  est  la  même 
Que  celle  que  l'Espoir  aventurait  au  pli 
De  sa  bannière  haute,  et  je  reste  l'Emblème 
Du  passé  qui  persiste  à  travers  ton  oubli, 

Viens  je  t'ouvre  la  porte,  et  si  ton  âme  est  vieille 
De  tant  de  soins  perdus  à  son  âpre  folie, 
Ne  reproche  qu'à  toi  le  peu  qu'à  notre  treille 
Vendangeront  ta  faute  et  ta  mélancolie 


76  TEL   qu'en    songe 

Que  mon  silence  enfin  soit  ma  seule  réponse! 

Si  ma  table  de  hêtre  est  frugale  en  festin, 

Ma  demeure  s'accorde  à  celui  qui  renonce 

Et  qui  remet  ses  mains  aux  mains  de  son  Destin, 


Quelqu'un  songe 

d'Heures  et  d'Années 


Il  passe  des  cortèges  d'heures  oubliées. 
Francis  Vie.  é-Gkiffin. 


quelqu'un  songe  d'heures  et  d'années  79 


J'ai  fleuri  l'ombre  de  fleurs  pâles 

Et,  du  plafond jusques  aux  dalles, 

fai  drapé  les  murs  à  longs  plis 

De  la  couleur  des  jours  perdues  et  des  soirs  morts 

Où  mes  songes  pâlis 

En  ombres  plus  pâles 

Au  travers  de  la  trame  apparaissent  encor 

Avec  leur  geste  pur  oii  tremble  une  fleur  d'or. 

Dans  le  silence  du  vieux  et  mélancolique  logis  ^ 

De  salle  en  salle  et  d'heure  en  heure ^ 

Erre,  sourit  et  pleure 

Le  Souvenir  avec  sa  face  de  jadis 

Et  ses  sandales 

Muettes  comme  auprès  de  quelqu'un  qui  dort; 


80  TEL   qu'en    songe 

Sa  lampe  d'argent  clair  où  hrûle  une  huile  d'or 

Illumine  le  geste  vigilant  de  ses  mains  pâles 

Au  front  des  Oublis 

Qui,  les  yeux  clos  et  les  lèvres  fermées, 

En  leurs  cendreuses  robes  qu'agrafent  des  camées. 

Accoudent  leur  sommeil  aux  bras  des  vieilles  stalles. 

Et  mon  âge  habite  le  morne  logis 

Où,  du  plafond  jusques  aux  dalles, 

Descendent  aux  murs  les  longs  plis 

De  la  couleur  des  jours  perdus  et  des  soirs  morts  ! 

Les  fenêtres  hélas  !  sont  toutes  vers  le  Nord, 

Et  l'horizon  est  de  ciel,  de  routes  et  d'eaux 

Oh!  que  mes  songes  m' emmènent  encor , 

Comme  jadis. 

Le  long  des  routes  et  des  eaux, 

Que  mes  Songes  me  guident  encor 

Du  geste  de  leurs  mains  où  tremblait  la  fleur  d^or  ! 


quelqu'un  songe  d'heures  et  d'années  8i 


La  pluie  est  douce,  au  crépuscule,  sur  la  soie 

Du  manteau  brodé  d'anémones, 

La  pluie  est  douce  sur  les  mains  d'aumônes 

De  la  pâle  Amie  qui  s'apitoie, 

Au  crépuscule,  sans  qu'on  la  voie. 

Sur  les  plus  vieilles  mendiantes  de  la  forêt  et  les  étonne 

Par  son  sourire  plus  doux  que  son  manteau  de  soie. 

La  pluie  est  douce  et  mouille  les  vieilles  bures, 

Et  les  loques  et  la  peau  dure 

De  la  couleur  des  feuilles  mortes, 

Et  le  fagot  de  hêtre  est  lourd,  et  les  socques 

Des  pauvres  pieds  sont  tenaces  aux  feuilles  mortes, 

Et  la  sente  boueuse  est  obscure 

Qui  mène  vers  le  seuil  des  portes 

Aux  chaumières  là-bas  parmi  les  cultures. 

6 


82  TEL   au'EN   SONGE 

La  pluie  est  douce  sur  toute  la  forêt  et  sur  les  plaines. 

L'obole  tinte  au  pli  des  robes  de  laine 

Et  luit  aux  vieilles  mains  lourdes  d'aumônes  ; 

Les  falots  éclairent  la  souche  et  la  pierre  et  les  bornes. 

Et  vacillent  en  Teau  des  fontaines, 

Et  les  pas  lourds  et  monotones 

S'en  vont  en  écrasant  les  faînes. 

Elle  a  donné  l'obole  et  le  manteau  fleuri, 
Ils  sont  passés  et  elle  a  souri... 


quelqu'un  songe  d'heures  et  d'années  83 


II 


Au  bois  des  frênes  nous  avons  pleuré. 
Était-ce  d'avoir  quitté  les  bruyères 
Où'nous  avions  erré, 
Et  les  collines  et  les  prés, 
Et  les  sentiers  selon  la  courbe  des  rivières, 
Etait-ce  à  cause  de  vieux  hivers 
Et  de  tant  d'hiers 
Où  nous  avions  pleuré? 

Au  bois  des  frênes  nous  fûmes  ceux-là 

Qui  songent  si  longtemps  que  Tombre  les  étonne 

Du  jour  bref  qu'ils  ont  vécu  là; 

Les  Étés  à  mi-voix  incantent  les  Automnes, 

Les  rires  ont  pour  écho  les  hélas  ; 

Ivres  d'être  la  vie  et  d'amour  monotone 

Quels  seront  les  demains  de  qui  furent  ceux-là. 


84  TEL   au'EN   SONGE 

Au  bois  des  frênes  le  songe  est  pleuré, 

La  vie  est  morte  et  l'ombre  est  hier 

L'Espoir  est  d'avoir  espéré, 

Le  songe  de  vivre  est  erré  ; 

Le  gué  du  ruisseau  disparaît  pierre  à  pierre, 

Le  soir  est  pâle  comme  une  face  de  misère. 

Le  bois  des  frênes  doux  sous  la  pluie  a  pleuré 


•aUELau'UN    SONGE    d'hEURES   ET   d'aNNÉES  8^ 


III 


Amour  !  tes  pampres  frais  noués  aux  thyrses  frêles, 

Tes  oiseaux  familiers  au  grain  de  tes  corbeilles, 

Et  tes  flûtes  entre  tes  ifs  et  tes  tombeaux, 

Et  ta  face,  parmi  le  ciel,  et  dans  les  eaux 

Mirée  éperdûment  taciturne  et  trop  pâle 

Du  soupçon  d'un  destin  écrit  dans  une  opale. 

Et,  parfois,  patiente  ou  rieuse  selon 

D'autres  sorts  devinés  aussi  de  bonheur  long 

Dans  le  béryl  magique  ou  le  diamant  calme  ! 

Le  vent  vaste  et  l'automne  ont  passé  sur  cette  âme 
Et,  malgré  la  main  tiède  à  son  bois  défleuri, 
Le  thyrse  inefficace  et  stérile  a  péri. 

Orgueil  !  ta  torche  haute  a  brûlé  jusqu'en  l'ombre 
Dans  la  salle  déserte  où  s'allongea  ton  ombre 


86  TEL   au' EN    SONGE 

Et  sa  flamme,  empourprant  le  poing  qui  la  brandit 
Et  dont  l'étreinte  opiniâtre  se  roidit 
Autour  du  tison  tors  où  sa  force  est  crispée 
Comme  au  thyrse  jadis  délaissé  pour  Tépée , 
De  tout  l'éclat  dont  elle  éblouit  les  miroirs 
Sur  le  morne  pavé  n'étend  qu'un  geste  noir  ! 


quelqu'un  songe  d'heures  et  d'années  Sy 


IV 


C'est  l'Heure  triste  avec  la  face  d'un  de  mes  songes, 

Et  le  pas  grave  de  mes  douleurs, 

Et  mes  mains  de  jadis  lentes  de  pâles  fleurs, 

Et  c'est  mon  ombre, 

Et  mes  jours  et  mes  soirs,  hier!  et  leurs  pâleurs 

Avec  la  face  de  mes  songes. 

De  la  maison  de  ma  vie 

Là-bas,  parmi  le  vent  et  les  arbres,  là-bas 

Où  mon  âme  a  vécu  ce  qui  ne  s'oublie 

Et  dont  on  ne  se  souvient  pas, 

L'heure  triste  est  venue,  oubliée^  et  pâlie 

De  tant  de  feuilles  mortes  sous  ses  pas 

Par  les  sentiers  perdus,  hélas,  à  qui  l'oublie. 

Avec  ce  qu'elle  était  lorsque  je  fus  son  hôte 
Dans  la  vieille  demeure  de  vie 


88  TEL  qu'en  songe 

Et  comme  elle  était  lorsque  s'en  vint  une  autre 

Qu'une  autre  a  suivie, 

Telle  que  je  l'ai  vue  alors  face  à  face 

Et  déjà  lasse 

D'être  celle  qui  est  et  passe, 

D'être  celle  qui  a  passé. 

Au  seuil  de  la  maison  d'outre-vie 
Le  vent  ferme  la  porte  du  passé  ! 

L'Heure  filtre  en  la  chambre  basse 

Son  sablier  où  le  sable  décroît  et  se  tasse 

Et  le  nom  qu'elle  écrit  sur  la  cendre  le  vent  l'efface. 

Du  fond  de  la  mémoire  et  de  l'inespéré 

Tes  pas  viennent  d'hier  et  ta  face  de  l'ombre, 

Et  les  fleurs  que  tu  tiens  fleurirent  aux  vieux  jours 

De  mon  âme  et  de  ses  soirs  courts 

Où  te  riais  si  pâle  avant  d'avoir  pleuré, 

O  mon  Ombre, 

Toi  l'heure  de  l'un  de  mes  jours 

Avec  la  face  de  mes  songes. 


quelqu'un  songe  d'heures  et  d'années      89 


V 


Elle  saigne  loin  des  mains  miséricordieuses 

Cette  chair  pâle  à  qui  sourit  l'Enfant  blessé 

Que  la  vit  ruisseler  parmi  les  fleurs  joyeuses 

La  sienne!  que  des  caresses  insidieuses 

Blessèrent  quand  il  a  passé, 

Bénirent  quand  il  fut  blessé 

Par  les  mains  déjà  miséricordieuses. 

Elle  pleure  loin  des  hiers 

Cette  Douleur  au  regard  grave 

Et  lourd  des  jours  et  du  temps  amer, 

Ces  yeux  qui  savent 

La  blessure  enfantine  de  la  chair 

Et  le  mal  plus  grave 

Des  songes  pâles 

Elle  pleure  cette  Douleur!  sur  les  grèves  de  la  Mer. 


90  TEL   QU  EN   SONGE 

Elle  songe  cette  Tristesse  !  et  l'heure  est  morne 

Du  soir  où  s'est  perdu  son  pas  dans  la  forêt, 

Et  l'heure  est  morte 

Comme  Elle  errait, 

D'arbre  en  arbre,  parmi  les  fruits  d'or  et  de  cendre,. 

Toujours  plus  lente 

Jusqu'à  s'être  perdue  au  fond  de  la  forêt. 

Elle  dort  enfin  sous  la  Nuit  miséricordieuse 

La  pâle  face,  hélas  !  qui  fut  l'Enfant  blessé 

Parmi  les  fleurs  joyeuses, 

Celle  qui  fut  le  lourd  regard  lassé 

De  douleurs  graves  et  sérieuses, 

Celle  qui  fut  morose  et  curieuse 

Et  qui  est  pâle  encore  d'avoir  vécu  et  taciturne 

D'un  vieux  passé  de  pleur,  de  songe  et  d'amertume  t 


dUELClU  UN  SONGE  D  HEURES  ET  D  ANNÉES        9I 


VI 


Le  soir  chôme  en  la  trêve,  au  seuil  des  rouets  doux, 

Le  site  est  rade  à  peine  encore  de  vieux  houx 
Attestant  que  la  terre  antique  fut  cruelle 
A  la  douceur  naïve  enquête  de  l'agnelle, 
A  cette  Ame  qui  fut  si  folle  en  le  Bois  noir 
Et  se  reconnaît  mal  au  tranquille  miroir 
Où  d'elle  son  passé  s'exile  et  la  recule! 

Les  moissons  mûres  sous  le  tiède  crépuscule 
Les  vergers  lourds  déjà,  du  déclin  de  l'Eté  ; 
Tout  ce  qu'il  semble  à  notre  songe  avoir  été  : 
Ce  lent  chemin  entre  des  arbres  et  le  fleuve, 
Et  comme  cette  écorce,  hélas,  une  chair  neuve 
Avant  la  vie  et  l'aventure  et  l'ombre  et  l'an 
Et  le  silence  en  pleurs  sur  le  seuil  vigilant. 


g  2  TEL   au  EN    SONGE 


vi: 


Les  belles  eaux  et  les  ombrages  et  les  portiques 

Dont  gisent  les  débris  parmi  les  mauves 

Doucereuses  et  mélancoliques, 

Les  belles  eaux  et  les  ombrages  lourds  aux  roses 

Qui  s'étiolent  à  l'ombre  des  troncs  antiques, 

Les  belles  eaux 

Doucereuses  et  mélancoliques 

A  mon  Destin 

Mirent  en  elles  le  décombre  et  le  déclin 

Des  ombrages  et  des  portiques. 

Un  vent  faible  erre  d'arbre  en  arbre; 
Ton  songe  va  de  soir  en  soir, 
Un  oiseau  chante  d'arbre  en  arbre 
Jusques  au  soir. 

Tes  Désirs  sont  passés  avec  le  temps  des  roses! 
Ta  Tristesse  s'accorde  à  la  pâleur  des  mauves! 


aUELau'uN  SONGE  d'hEURES  ET  d'aNNÉES        93 

Le  Bel  Espoir 

A  ployé  ses  ailes  de  marbre, 

Et  le  ciel  noir 

Pleure  en  larmes  d'ombre  sur  sa  face  de  marbre. 

O  songeur  du  vieux  songe  qui,  d  ame  en  âme, 

S'échange  et  passe, 

De  mains  en  mains^  et  d'âge  en  âge 

Cendre  ou  flamme, 

Toi  le  même  dont  tes  Désirs  s'exaltaient  de  pourpres  roses, 

Toilemêmedont  taTristessese  couronne  de  pâles  mauves. 

Te  voici  face  à  face,  enfin,  avec  ton  soir 

Où  l'Espoir 

Qui  devant  toi  marcha  sur  le  sable 

Est  muet  à  jamais  en  sa  face  de  marbre. 


94  TEL  au 'en  songe 


YIII 


Voici  plus  lents  tes  pas  et  tes  mains  plus  prudentes 

Et  ton  sourire  est  doux  comme  d'avoir  pleuré 

Et  voici  que,  près  de  toi,  avec  leurs  lampes 

Les  unes  faibles  et  vacillantes, 

Les  autres  où  Thuile  patiente  a  duré, 

Marchent  les  Heures  sages  et  les  folles,  promptes  ou  lentes 

Selon  qu'en  a  souri  ton  Désir  ou  pleuré  ! 

Le  crépuscule  est  clair  où  tu  vas  avec  elles. 

Le  sentier  est  étroit  où  tu  vas  auprès  d'elles, 

Les  fleurs  que  tu  frôles  sont  pâles 

Et  les  fleurs  que  parfois  tu  cueilles  sur  le  sable 

Ont  un  parfum  amer  et  doux  et  tu  vas  pâle 

Et  tu  chancelles 

Entre  les  Folles  et  les  Sages. 


aUELQU  UN  SONGE  D  HEURES  ET  D  ANNEES        9^ 

Te  voici  seule  enfin  loin  d'elles  et  des  lampes 

Seule  en  le  bois  où  tu  entres 

Plus  pâle  parmi  l'ombre  et  plus  lente... 

Et  la  clef  d'or  scintille  entre  tes  mains  prudentes! 


^6  TEL  qu'en   songe 


IX 


le  songe  aux  autres... 

Qjj'est-il  advenu  de  leurs  soirs,  Là-bas,  dansTombre,  là-bas 

Qu'est-il  advenu  de  leurs  pas? 

De  sa  face  hautaine  ou  de  son  âme  haute, 

De  l'orgueil  d'un  ou  du  rire  d'un  autre, 

Où  les  ont  menés  le  malheur  ou  la  faute? 

Qu'est-il  advenu  d'eux,  dans  leurs  soirs,  là-bas 

De  leur  douleur,  de  leur  tristesse,  de  la  vôtre 

Vous  l'un  de  ceux-là  et  vous  l'autre, 

Qu'est-il  advenu  de  vos  pas? 

J'entends  des  flèches  dans  le  vent 

Et  des  larmes  dans  le  silence 

Qu'est-il  de  vos  destins  dans  les  couchers  en  sang 

Au  fond  des  mornes  ciels  de  cendres  et  de  vent, 

Votre  face  s'est  elle  vue  à  la  fontaine 


aUELQU  UN  SONGE  D  HEURES  ET  D  ANNEES        97 

Eaux  sans  jouvence  ! 

Où  l'on  s'apparaît  à  soi-même. 

On  heurte  là  bas  à  des  portes 

Et  j'entends  qu'on  mendie  au  coin  des  carrefours  ; 

Mon  soir  est  inquiet  de  vos  jours  ; 

J'entends  des  voix  basses  et  des  voix  fortes 

Celle  qui  prie  et  qui  gourmande,  et  tour  à  tour, 

Comme  vivantes  et  comme  mortes 

Au  fond  des  jours  ! 

A-t  il  trouvé  la  clef,  a-t-il  ouvert  la  porte, 
Joie  ou  Douleur  qui  fut  l'hôtesse? 

S'il  est  advenu  de  leurs  soirs 
Ce  qui  advint  de  leurs  espoirs... 

Que  la  Nuit  vienne  sur  nos  soirs  ! 


98  TEL    qu'en    songe 


X 


Ma  Tristesse  eut  pleuré  ton  Destin  taciturne 
Qui  s'accouda  longtemps  en  face  du  beau  soir 
A  la  fontaine  où  les  étoiles,  une  à  une, 
Ont  lui  dans  l'eau  morose  où  n'a  pas  bu  l'Espoir  ! 

Le  jardin  a  fleuri  jusques  à  tes  mains  pures 
Son  silence,  sa  joie  et  sa  sérénité, 
Et  ton  geste  écarta  comme  des  impostures 
Ces  délices  pour  toi  qui  n'auront  pas  été. 

Devant  le  songe  au  loin  de  tes  ans  monotones 
Les  doux  Printemps  sont  nés  insipides  et  courts. 
Et  les  grands  vents  par  qui  succombent  les  Automnes 
Ont  effeuillé  les  bois  et  défleuri  les  jours. 

Ton  Destin  a  compté  ses  heures,  une  à  une, 
Ma  Tristesse,  sa  Sœur,  n'a  pas  pleuré  sur  lui, 
O  Toi  qui  pour  passer  les  fleuves  taciturnes 
Ne  portes  pas  de  fleurs  et  marches  vers  la  Nuit  ! 


QUELQU  UN    SONGE    d'hEURES   ET   D  ANNÉES  99 


X 


Les  fruits  du  passé,  mûrs  d'ombre  et  de  songe, 

En  leur  écorce  où  jutent  des  coulures  d'or, 

Pendent  et  tombent. 

Un  à  un  et  un  encor, 

Dans  le  verger  de  songe  et  d'ombre. 

Le  crépuscule  doux  décline  et  se  ravive, 

Parfois  d'un  soleil  pâle  à  travers  les  arbres. 

Et  l'heure  arrive 

Où,  un  à  un,  arbre  par  arbre. 

Le  vent  touche  les  beaux  fruits  qui  oscillent 

Et  heurtent  leurs  tièdes  ors  pâles 

Et  tremblent  encor, 

Quand  le  vent  a  passé  et  que  l'ombre  est  tranquille 

Et  tombent,  un  à  un  et  un  encor. 


IliLKDTMBGA 


100  TEL    qu'en    songe 

La  Tristesse  a  mûri  ses  fruits  d'ombre 

Aux  doux  vergers  de  notre  songe, 

Où  le  passé  sommeille,  tressaille  et  se  rendort. 

Au  bruit  de  ses  fruits  mûrs  qui  tombent, 

A  travers  l'oubli  dans  la  mort, 

Un  à  un  et  un  encor. 


QUELdU'UN    SONGE    d'hEURES   ET   d'anNÉES  101 


XII 


Au  bord  de  tes  silencieuses  eaux,  Mémoire, 

Où  tu  penches  ta  face  et  la  tienne,  Tristesse! 

Vous  vous  tenez  comme  les  deux  Sœurs  de  ma  vie, 

L'une  pâle  et  l'autre  pâlie 

De  tout  ce  que  sait  l'une  et  que  l'autre  n'oublie, 

Et  Teau  silencieuse  où  se  voit  la  Mémoire 

Lui  montre  son  visage  auprès  du  tien,  Tristesse! 

Tendez  vos  pâles  mains  sur  l'eau  qui  les  reflète 

Vers  celui  qui  s'en  vient  à  vous  de  l'autre  rive  ; 

Ses  yeux  ont  pleuré  le  souci  de  vivre, 

Ses  pas  ont  marché  l'épreuve  d'être, 

Les  fruits  de  son  Désir  tombaient  pourris  des  branches  mortes, 

Les  fleurs  de  son  Orgueil  séchaient  en  ses  mains  viles, 

La  clef  de  sa  Science  n'ouvrait  plus  le  secret  des  portes  ; 

Il  a  pleuré  le  souci  de  vivre, 

11  a  marché  la  honte  d'être 


I02  TEL   QU  EN    SONGE 

Et  le  voici  qui  vient  à  vous  de  Tautre  rive, 
Tendez  vers  lui  vos  mains  sur  l'eau  qui  les  reflète. 

Vous  qui  teniez  jadis  les  fleurs  de  mes  Années 

D'accord  avec  mes  Destinées 

Et  les  clefs  de  mon  Espoir 

En  vos  belles  mains,  ô  Mémoire, 

Et  toi,  Tristesse,  qui  songez  comme  deux  Sœurs 

Auprès  de  l'eau  où  vous  avez  jeté  la  clef  et  les  fleurs 

De  mes  plus  belles  Destinées 

Laissez  m'y  voir,  hélas,  penché  sur  son  mirage 

Le  taciturne  aspect  où  mon  sort  s'envisage. 


QUELdU  UN  SONGE  D  HEURES  ET  D  ANNEES       IO3 


XIII 


Un  doux  visage  m'a  souri 

De  ses  belles  lèvres  incertaines, 

O  douce  âme  je  sais  les  routes  où  tu  mènes  ! 

Et  comme  elle  passait  son  visage  a  souri 

Et  l'heure  à  son  geste  a  fleuri 

Avec  l'emblème 

D'un  lys  frêle  qui  tremble  à  ses  mains  incertaines. 

Le  Temps  triste  a  fleuri  ses  heures  en  fleurs  mortes, 
L'An  qui  passe  a  jauni  ses  jours  en  feuilles  sèches, 
L'Aube  pâle  s'est  vue  à  des  eaux  mornes 
Et  les  faces  du  soir  ont  saigné  sous  les  flèches 
Du  vent  mystérieux  qui  rit  et  qui  sanglote, 

Le  doux  visage  reparut  enfin, 

Tristesse  taciturne  à  ses  lèvres  certaines  ! 

Entre  les  arbres,  sur  le  chemin... 


104  TEL   QU  EN    SONGE 

—  O  douce  âme  te  voici  pour  que  tu  m'emmènes  — 
Et  le  silence  et  Theure  ont  fleuri  son  Destin 
Avec  l'emblème 
D'un  beau  lys  qui  se  brise  entre  ses  mains  certaines. 


Dans  la  haute  salle  simple  et  grave  où  ma  Mémoire 

S'accoude  et  songe  pour  toujours^ 

Dans  la  salle  aux  murs  de  marbres  et  de  miroirs 

Où  son  image  se  répercute  comme  au  fond  des  jours. 

En  silence,  avec  sa  robe  rose  et  noire, 

Avec  sa  face  pâle  sous  ses  cheveux  lourds, 

C'est  la  Mémoire^ 

Sœur  de  mes  jours  et  de  mes  soirs. 

Sur  une  table  d'ébène  voici,  hautain 

Pur  et  svelte  et  triste  comme  un  malencontreux  et  beau  Destin^ 

Un  vase  incrusté  de  mortes  opales  anciennes 

Parmi  le  gel  deau  terne  du  vieil  étain 
Que  mire  la  table  d'ébène. 

Le  métal  semble  mort  autour  des  pierres  mortes, 

Les  opales  s' enfoncent  parant  V étain 
Et  V arabesque  oscille  autour  des  pierres  mortes. 


I06  TEL   qu'en    songe 

Dans  le  vase  qui  se  mire  au  fond  de  l'ébène 

Voici,  hautaine 

Sur  sa  tige  frêle  et  faible^  une  fleur 

Mélancolique^  rigide,  épanouie  et  pâle ^ 

O  Douleur 

Est-ce  toi,  cette  fleur? 

Et  bien  que  nul  ne  marche  dans  la  salle 

Autour  de  la  table  d'ébéne 

Et  que  rien  ne  passe  au  dehors^ 

Et  qu'aucune  main  ne  frappe  à  la  porte, 

Et  que  les  opales  soient  mortes. 

Sur  la  table,  et  jusques  au  fond  des  miroirs  morts, 

La  fleur  triste  en  le  vase  de  terne  étain, 

La  fleur  emblématique  d'un  soucieux  Destin, 

La  fleur  tremble... 

Et  dans  la  haute  salle  plus  grave  ma  Mémoire 

S'accoude  et  songe  et  semble, 

Parmi  les  marbres  et  les  miroirs., 

Plus  triste  en  sa  robe  rose  et  noire, 

Plus  pâle  sous  ses  cheveux  lourds 

Et  plus  seule,  là,  pour  toujours. 


La   Demeure 


Tout  s'est  tu.  Le  soleil  s'abîme  et  disparaît. 
J.   M.  DE  Heredia. 


LA    DEMEURE  IO9 


O  Demeure, 

La  chimère  accroupie  à  ton  foyer  désert, 

Parmi  les  cendres  et  parmi  les  fleurs  de  fer, 

Est  morte  et  nulle  flamme  à  présent  ne  la  tord 

D'un  vivace  sursaut  en  ses  écailles  d'or 

Et  ses  ailes  d'airain  ne  battent  plus  dans  l'ombre  1 

O  Demeure, 

L'Horloge  de  cuivre,  d'ébène  et  de  cristal 

Lourde  aux  cariatides  du  piédestal 

Ne  marque  plus  le  Temps  d'hier  ou  d'aujourd'hui 

De  ses  poids  où  montait  le  Jour  après  la  Nuit 

Selon  que  la  lumière  avait  Tâge  de  l'ombre  ! 

O  Demeure, 

Tout  est  mort  et  toi  même  autour  de  mon  Destin 

Qui  veille  pour  jamais  d'accord  à  l'âtre  éteint 


J  10  TEL   Q.U  EN    SONGE 

Où  le  bois  confronta  ses  cendres  à  mon  songe 
Et  mon  loisir  stérile,  encore,  se  prolonge 
Pierre  à  pierre  d'ouïr  le  bruit  de  ton  décombre 
Qiii  choit  du  mur  inerte  et  du  plafond  lassé 
Et  dont  un  autre  écho  croule  dans  mon  passé! 

O  Demeure, 

Ma  Tristesse  sanglote  aux  marches  de  ton  seuil, 

Mon  Orgueil 

Taciturne  s'accoude  auprès  de  ton  foyer; 

Le  visage  de  ma  colère  s'est  ployé 

Et  cache  en  son  manteau  sa  honte  qu'elle  pleure, 

Et  mon  Ame,  ce  soir,  est  seule  en  la  Demeure! 

Que  l'antique  maison  soit  douce  au  dévoyé 

Pour  qui  les  vieux  chemins  n'ont  plus  de  but  vers  l'ombre. 

Que  d'aubes  ont  blanchi  tes  fenêtres  ! 
Les  crépuscules  gris  comme  tes  vieilles  pierres 
Ont  bercé  le  sommeil  de  tes  ans  solitaires. 
Que  soit  bonne  ta  paix  à  l'âge  de  ton  Maître! 

Les  soleils  de  l'Été  t'ont  rongée  et  l'effort 
Du  large  vent  d'automne  en  peine  vers  le  Nord 


LA    DEMEURE  1  I  I 

A  ruisselé  de  pluie  à  tes  larmiers,  ô  douce, 

Là  encor, 

Avec  tes  pierres  et  tes  tuiles  et  tes  mousses, 

Là  toujours, 

Malgré  l'Ombre  et  la  Nuit  et  le  Temps  et  les  Jours 

Avec  ta  haute  porte  ouverte  sur  la  route. 

Les  pas  sont  morts  sur  le  chemin  comme  en  mon  âme 

S'est  tu  râpre  tumulte  en  fête  des  vieux  jours  : 

L'amble  égal, les  galops  lourds, 

Le  geste  secouant  l'Épée  et  l'Oriflamme, 

La  lance  et  son  éclair,  la  torche  et  sa  flamme  ; 

Le  chariot  tenace  à  l'ornière 

Et  la  litière 

Laissant  traîner  les  franges  d'or  de  ses  velours 

Jusques  en  l'herbe  et  la  poussière  : 

Tout  est  mort,  tout  est  éteint,  tout  a  passé  avec  les  Jours 

Et  la  route  est  déserte  et  tu  veilles  toujours, 

O  Demeure, 

Sur  la  route  et  le  fleuve  triste  qui  la  longe. 

Les  voiles  étaient  belles  au  vent  et  dociles, 
Les  barques  lentes  naviguaient  entre  les  îles 
Et  la  proue  y' frôlait  des  fleurs  en  passant... 
Les  pavillons  traînaient  en  des  remous  de  moire 


1  12  TEL   QU'EN    SONGE 

Et  les  haleurs  courbés  qui  chantaient  en  halant 
Pas  à  pas  côtoyaient  dans  Teau  leur  ombre  noire. 

Puis  le  Passeur,  un  jour,  délaissa  l'eau  guéable; 
Le  fleuve  maintenant  s'est  perdu  dans  les  sables..» 

Garde-moi  des  passants  du  fleuve  et  de  la  route, 

Garde-moi  des  passants  de  l'aurore  et  du  soir, 

due  nulle  main  ne  heurte  plus  à  ton  heurtoir 

O  Porte  ! 

Que  nulle  voix  ne  parle  sous  ta  voûte 

O  Salle! 

Que  nul  regard  n'interroge  ta  cendre 

O  Foyer! 

Je  sais  le  songe  noir  que  la  Passante  apporte 

Et  le  bruit  de  son  pas  sur  le  seuil  et  la  dalle. 

Maison  sur  qui  la  Nuit  encore  va  descendre 

Garde  mon  âme,  hélas!  des  Passantes  de  l'Ombre! 

Ce  fut;,  un  soir,  au  temps  des  plus  vieilles  Années 
Où  mon  Ame  sentait  venir  ses  Destinées. 

C'était  un  soir  au  fond  des  tragiques  Années  ! 

Le  soleil  mourait  sur  les  forêts  vastes  et  mornes, 


LA    DEMEURE  1  1} 

Le  soleil  entrait  dans  l'ombre  des  forêts 

Et  j'errais, 

Comme  en  un  songe  violent  et  morne, 

Parmi  toute  la  Nuit  des  antiques  forêts; 

J'errais,  parmi  des  soirs  de  songe  et  de  colère, 

Loin  du  seuil  grave  de  la  maison  tutélaire, 

Au  cri  des  cornes  et  des  cors, 

Eperdument  rué  à  travers  des  essors 

De  grands  oiseaux  battant  des  ailes  sous  les  flèches  ! 

Un  sang  tiède  pleuvait  dans  les  fontaines  fraîches 

Et  les  ronces  griffaient  ma  course  et  dans  ma  Nuit 

Quelque  chose  de  mystérieux  avait  fui 

Dont  la  blancheur  saignait  en  pourpre  dans  l'aurore. 

Le  vent  prestigieux  était  pour  moi  sonore 
De  chocs  vastes  et  clairs  de  lances  et  d'épées... 
La  faulx  semblait  saigner  parmi  les  fleurs  coupées 
Au  geste  du  faucheur  que  je  voyais  du  seuil, 
De  l'aube  jusqu'au  soir  stérile  à  mon  orgueil, 
Travailler  dans  la  plaine  et  s'asseoir  sur  la  route. 

Le  vent  criait  vers  moi  la  horde  et  la  déroute 
Et  j'écoutais,  debout  dans  l'ombre,  taciturne 
A  tout  ce  qui  séjourne  au  fond  du  crépuscule, 
Si,  par  delà  le  large  fleuve  et  ses  eaux  noires. 


I  I  4  TEL   QU  EN    SONGE 

Les  buccins,  dans  le  vent,  des  antiques  Victoires 
N'allaient  pas,  à  travers  le  soir  qui  les  endort, 
Sonner  jusqu'en  mon  songe  aux  lèvres  de  la  Mortî 

Ce  fut  un  soir  au  temps  des  tragiques  années, 
Elle  vint  avec  mes  Destinées  ! 

La  hache  avec  l'épée  en  trophée  au  vieux  mur 
Croisait  son  tranchant  clair  a  sa  lame  éclatante. 
Et  mon  Désir  était  obscur 
En  mon  Ame  vigilante  ! 

Mes  rêves  suffoquaient  de  courroux  et  de  haine 

J'étais  l'adolescent  qui  pense  au  glaive  nu 

Comme  à  la  nudité  d'une  dame  hautaine  ; 

J'étais  celui  pour  qui  l'inconnu 

A  des  faces  en  sang  parmi  des  jeux  d'épées, 

Celui  à  qui,  parmi  ses  rêves,  le  Destin 

Parle  à  l'oreille  avec  des  voix  d'or  et  d'airain 

Et  qu'il  accueillera  de  Fortunes  drapées 

Du  pli  qui  se  bossue  à  des  pommeaux  d'épées. 

Un  amas  de  colère  était  en  toi, 

O  mon  Ame, 

Quand,  Passante  au  visage  de  femme, 


LA    DEMEURE  I  I  "j 

Elle  vint  à  travers  mon  Songe  jusqu'à  toi 

Sur  les  marches  du  seuil^  debout  avec  sa  torche, 
Elle  vint  et  son  cheval  hennissait  au  porche 
Creusant  le  sol  du  bout  de  son  sabot  de  fer; 
Elle  entra  dans  mon  songe  à  sa  venue  ouvert, 
Suscitatrice  enfin  apparue  au  décombre, 
Elle  la  prodigieuse  Errante  de  l'ombre  ! 
Et  de  l'éclat  révélateur  de  son  flambeau 
Toute  mon  âme  tressaillit  comme  un  tombeau 
Dont  on  ouvre  la  porte  à  quelque  approche  ardente 
Toute  mon  âme  tressaillit,  torche  éclatante, 
A  ta  lueur  qui,  en  face  de  mon  Destin, 
Projetait  au  pavé,  du  haut  d'un  poing  hautain, 
L'ombre  de  la  Passante  et  de  la  Parvenue  ! 

L'éclair  d'un  glaive  était  pareil  à  sa  peau  nue, 

Le  geste  de  sa  main  était  victorieux, 

Son  pas  avait  l'orgueil  du  triomphe  ;  ses  yeux 

La  couleur  des  beaux  ciels  que  pleure  à  leur  aurore 

L'angoisse  des  blessés  qui  veulent  vivre  encore  ; 

Sa  stature  imposait  à  ses  robes  guerrières 

Les  plus  glorieux  plis  des  antiques  bannières 

Et  la  pointe  de  son  beau  sein  adolescent 

Était  comme  gemmé  d'une  goutte  de  sang; 


Il6  TEL   Q.u'eN   songe 

Ses  lourds  cheveux  dont  ses  tempes  étaient  voilées 

Semblaient  avoir  flotté  jadis  sur  les  mêlées 

A  tout  le  vent  épars  de  toutes  les  colères, 

Et  vers  Elle,  comme  vers  Celle  qui  libère, 

Mystérieuse,  survenue  et  déjà  haïe, 

Mes  Désirs  tressaillaient  en  mon  âme  envahie 

Et  dressaient  hors  du  songe  où  dormit  leur  couvée 

L'arrogance  de  l'aile  et  la  griffe  levée. 

Alors  avec  son  geste  dur  et  son  silence. 
De  sa  main  lourde  encor  du  chef  jadis  coupé, 
Au  mur  où  luisait  ton  trophée,  ô  Violence! 
Mystérieux  et  clair  comme  un  jour  qui  se  lève 
Elle  m'a  désigné,  pour  la  suivre,  le  glaive. 

Elle  m'a  désigné  le  Glaive  et  j'ai  frappé. 

Des  soirs  après  des  soirs  ont  passé  sur  mon  âme 
Et  des  soirs  et  des  soirs  ont  vieilli  sur  ma  face 
A  marcher  dans  un  songe  violent  et  morne, 
A  travers  le  fer  et  la  flamme, 
De  soirs  en  soirs,  et  sans  que  la  Gloire  fût  lasse 
De  fuir  devant  mon  songe  obstiné  sur  sa  trace, 
Jusques  au  jour  enfin  qu'à  bout  du  songe  morne 
Je  me  suis  senti  triste  et  j'ai  pleuré 


LA    DEMEURE 

D'avoir  erré 

Parmi  tout  ce  tumulte  à  toute  cette  honte 
Et  j'ai  lavé  le  sang  tenace  à  ma  main  prom 
Agenouillé  plus  bas  de  toute  ma  hauteur, 
A  l'eau  du  fleuve  pur  et  purificateur 
Et  j'ai  jeté  mon  glaive  à  l'onde  qui  passait 
Ainsi  que  s'en  allait  cette  âme  qui  ne  sait 
Plus  rien  de  toute  sa  rolère  misérable. 

Le  fleuve  maintenant  s'est  perdu  dans  les  i 
Et  les  chemins  pourmoi  n'ont  plus  de  but  ^ 

O  Demeure 

Tu  sais  mon  âme  faible  et  tous  ses  mauvais  songes 
Et  les  pas  qui  vers  moi  proviennent  de  la  Nuit 
Et  qu'une  autre  survient  sitôt  qu'une  autre  fuit 

Hélas!  garde  ma  paix  des  Passantes  de  l'ombre. 

Elle  vint  aussi  vers  le  soir 

Avec  le  visage  doux  et  pâle  de  l'Espoir! 

r 

Elle  m'a  dit  le  songe  doux  des  lents  Etés, 
Le  rêve  d'être  deux  parmi  toute  la  vie, 


Il8  TEL   qu'en    songe 

La  joie  autre  que  toute  joie  et  qui  sourie. 

Les  caresses  simples  comme  des  chastetés 

Et  l'aube  toujours  blanche  et  le  ciel  toujours  clair. 

Elle  m'a  dit  le  songe  étrange  de  l'amour, 

La  torpeur  oublieuse  et  le  réveil  amer 

Du  sommeil  dormi  parmi  la  chevelure, 

Le  visage  méchant  parmi  la  chevelure 

Et  la  Luxure 

Bestiale  et  fauve 

Nouant  avec  un  rire  et  nue  un  lacs  de  roses 

Au  cou  du  Sphinx  qui  veille  au  chevet  de  l'Amour. 

C'était  le  soir 

Des  larmes  ruisselèrent  sur  le  visage  de  l'Espoir. 

A  la  coupe  tendue  à  mon  désir  avide 

J'ai  bu  l'ivresse  ardente  où  s'empourpra  mon  songe  ; 

C'était  comme  un  pays  misérable  et  splendide, 

Les  cygnes  d'Amathonle  et  les  roses  de  Gnide, 

Des  bois  où  le  vent  berce  aux  cyprès  des  colombes, 

Et  des  faces  mirant  leurs  délices  en  pleurs 

A  des  lacs  pâles  parmi  de  hautes  fleurs 

Sous  des  ciels  corrodés  d'un  couchant  qui  s'oxyde. 


LA    DEMEURE  I I9 


Ce  fut  un  soir 

Que  vint  à  mon  foyer  s'asseoir 

L'Amour  avec  la  figure  de  l'Espoir 

Et  j'ai  jeté  la  coupe,  hélas,  comme  le  fer! 

Gardez  moi  de  la  gloire  et  de  Tamour  amer. 


&' 


...  D'autres  vinrent  encor  au  soir  des  autres  temps! 

Une  entre  autres  qui  me  dit  :  prends  ! 

Ses  froides  mains  laissaient,  tenaces  et  maigries, 

Une  à  une  tomber  des  pierreries 

Et  comme  je  rampais  à  terre  pour  les  prendre 

Ma  honte  ramassa  du  sable  et  de  la  cendre 

Tous  les  songes  de  l'ombre  ont  passé  sur  mon  âme 

Et  chacun  avec  une  face  de  mon  Désir 

S'est  dressé,  tour  à  tour,  sur  le  seuil  de  ma  porte, 

Tentateur,  à  son  tour,  de  mon  morne  loisir 

Et  dès  que  j'eus  saisi  le  glaive  elle  était  morte 

La  colère  éblouie  en  qui  je  fus  coupable 

D'un  geste  furieux  de  mon  bras  vers  la  Gloire, 

Le  songe  de  l'Amour  fut  doux  et  misérable 

La  coupe  s'est  brisée  à  la  dalle 

Où  l'orgueil  a  courbé  son  stupide  déboire 

Sur  la  pierrerie  illusoire! 


120  TEL  QU  EN    SONGE 

Qui  viendrait  maintenant  de  l'ombre  à  ma  Tristesse 
Seule  sœur  qui  convienne  à  l'âtre  éteint. 

Les  Passantes  d'un  soir  ont  fait  place  à  l'Hôtesse 

O  Demeure, 

La  Chimère  accroupie  à  ton  foyer  désert, 
Parmi  les  cendres  et  parmi  les  fleurs  de  fer, 
Est  morte  avec  l'Horloge  et  comme  mon  Destin 
Et  mon  âme  ce  soir  est  seule  en  la  demeure 
Habitée  à  jamais  d'un  songe  taciturne. 

Que  tes  pierres,  hélas,  s'écroulent  une  à  une, 
De  soirs  en  soirs, 

Et  que  la  Nuit  séjourne  à  jamais  taciturne 
Muette  et  pour  toujours  en  deuil  du  passé  noir 
Sans  qu'à  tout  son  silence  encore  ne  déroge 
Aucun  sursaut  de  la  Chimère  ou  de  l'Horloge 
Et  sans  que  puisse  rien,  du  repos  qu'il  se  songe, 
Distraire  mon  Destin  d'avoir  l'âge  de  l'Ombre! 


Exergue 


EXERGUE  123 


Au  carrefour  des  routes  de  la  forêt,  un  soir, 
Parmi  le  vent,  avec  mon  ombre,  un  soi?', 
Las  de  la  cendre  des  aires  et  des  années, 
Incertain  des  heures  prédestinées. 
Je  vins  m' asseoir. 

Les  routes  s  en  allaient  vers  les  jours 
Et  j'aurais  pu  aller  avec  elles  encor, 
Et  toujours, 

Vers  des  terres,  des  eaux  et  des  songes,  toujours 
Jusques  au  jour 

Où,  de  ses  mains  magiques  et  patientes,  la  Mort 
Aurait  fermé  mes  yeux  du  sceau  de  sa  fleur  de  paix  et  d'or. 

Route  des  chênes  hauts  et  de  la  solitude 

Ta  pierre  âpre  est  mauvaise  aux  lassitudes. 

Tes  cailloux  durs  aux  pieds  lassés. 

Et  fy  verrais  saigner  le  sang  de  mon  passé, 

A  chaque  pas, 

Et  tes  chênes  hautains  grondent  dans  le  vent  rude 

Et  je  suis  las  ! 


I  £  4  THL   QU  EN   SONGE 

Route  des  }?ouk\iiix  clairs  qui  s'effeuilîent  et  tremblent , 

Paies  comme  /j  bonté  Je  tes  passants  pâles 

Qui  s'égarent  en  tes  fanges  tenaces, 

Et  vont  ensemble. 

Et  se  détournent  pour  ne  pas  se  voir  face  à  face! 

Route  Je  boue  et  d'eau  qui  suinte 

Le  Te  nt  à  tes  feuilles  cbuclote  sa  plainte  y 

Les  grands  marais  d'argent,  de  lunes  et  de  givre 

Stagnent  au  crépuscule  au  bout  de  tes  chemins 

Et  l'Ennui  à  qui  veut  te  suivre 

Lui  prend  la  main! 

Route  des  frênes  doux  et  des  sables  légers 

Où  le  vent  efface  les  pas  et  veut  quon  oublie 

Et  qu'on  s'en  aille  ainsi  qu'il  s'en  va  d'arbre  en  arbre! 

Tes  fleurs  de  miel  ont  la  couleur  de  l'or  des  sables. 

Ta  courbe  est  telle  qu'on  voit  à  peine  où  l'on  dévie; 

La  ville  où  tu  conduis  est  bonne  aux  étrangers 

Et  mes  pas  seraient  doux  sur  le  seuil  de  ses  portes 

S'ils  n'étaient  pas  restés  le  long  d'une  autre  vie 

Où  mes  Espoirs  en  pleurs  veillent  des  Ombres  mortes 

Je  n'irai  pas  vers  vos  chênes 

Ni  le  long  de  vos  bouleaux  et  de  vos  frênes 


EXERGUE  J2ÎJ 

Et  ni  vers  vos  soleils,  vos  villes  et  vos  eaux, 
O  routes  ! 

J'entends  venir  les  pas  de  mon  passé  qui  saigne, 
Les  pas  que  f  ai  crus  morts,  hélas  et  qui  reviennent, 
Et  qui  semblent  me  précéder  en  vos  échos, 
O  routes. 

Toi  la  facile,  toi  la  honteuse,  toi  la  hautaine, 
Et  j'écoute 

Le  vent,  compagnon  de  mes  courses  vaines, 
Qui  marche  et  pleure  sous  les  chênes. 

O  mon  âme,  le  soir  est  triste  sur  hier, 
O  mon  âme,  le  soir  est  morne  sur  demain 
O  mon  âme,  le  soir  est  grave  sur  toi-même  ! 


ACHEVE     D'IMPRIMER 

LE      1 I       AVRI L      1892 


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