THÉOPHILE GAC^^R
%
THÉATRfe^
MYSTÈRE, COMÉDIES ET BALLETS
\
TROISIÈME ÉDITION
REVUE ET ACGMKNTËF DE NOMBREDX DOCL'MESTS INEDITS
THÉÂTRE DE POCHE
Une larme da Diable. — l^m faaaan Coa-version
pierrot posthume, — WjC Tricorne enchanté
Prologues
L'amonr souffle oi'i il vent. — Le Sèlam
BALLETS
Giselle. — La Péri. — Pâquerette, — Gemma
Tanko. — Sacountala
I,ettrea, — Comptes rendus. — Versions inédites
PAIUS
G. CHARPENTIER, ÉDiTEUR
13, BUK OB QBENBLLE-SAINT-OERMAIN, 13
1882
THEATRE
MYSTÈRE, COMÉDIES ET BALLETS
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
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Poésies complètes , , 1830-1872 2 val.
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Théâtre. (Mystère, Comédies et Ballets) 1 vol.
Les Jeunes-P'rance. Romans goguenards -. . .- 1 vol.
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(1830 18«8). 3' édition 1 vol.
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d'après une gravure à l'eau-forte par lui même, vers
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THEOPHILE GAUTIER
THEATRE
MYSTÈRE
COMÉDIES ET BALLETS
NOUVELLE ÉDITION
Revue, corrigée
El' AUGMENTÉE d'uN GRAND NO.MBBE DE DOCL'.ME.NfS INÉDITS
PARIS
G. CHARPENTIER, ÉDITEUR
13, KL'E DE ORENELLE-SAINT-GERMAIN, i3
4882
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in 2010 witii funding from
University of Ottawa
littp://www.arcliive.org/details/tliatremystreOOgaut
AVERTISSEMENT
Lorsque parut, en 1872, la première édition du
Théâtre de Théophile Gautier, nous avions à peine
ébauché le long travail de recherches et le classement
des études et des articles laissés épars dans les jour-
naux et les Revues par l'illustre écrivain. Il se faisait
une fête de publier ce volume, et nous ne voulions
point, par des travaux qui devaient prendre beaucoup
de temps, en retarder l'apparition; nous craignions que
Théophile Gautier n'eût plus que peu de temps à vi-
vre, et nous dûmes nous contenter des indications tout
à fait insuffisantes qu'il pouvait nous donner. Le 20 oc-
tobre 1872 le volume était achevé; le 23, Théophile
Gautier mourait. Depuis lors, nous avons découvert
les nombreux documents qui donnent à la présente
édition un attrait particulier.
C'est, tout d'abord, un fragment assez considérable
du manuscrit de VAmour souffle où il veut, qui
mène, suivant toute probabilité, la pièce jusqu'à la fin
du deuxième acte. Nous savons que la pièce n'a jamais
été écrite tout entière ; nous ignorons si elle l'a été au
n AVERTISSEMENT.
delà de ce que nous avons trouvé, et désespérons d'en
rencontrer de nouveaux fragments.
Parmi les très-rares manuscrits laissés par l'auteur,
nous avons découvert une longue lettre adressée au
danseur Perrot, et qui n'est autre chose qu'un canevas
très-développé, une sorte de première ébauche du bal-
let de la Péri, et enfin une première version de Sa-
countala, qui doit être la pièce originale telle qu'elle
a été écrite avant les modifications exigées par les né-
cessités chorégraphiques.
Donc, voici la partie absolument inédite de cette
nouvelle édition.
En outre, de même que, dans l'édition originale,
Théophile Gautier avait adjoint à Giselle le feuilleton
qu'il fit sur ce ballet, nous avons joint à la Péri, à
Pâquerette, à Gemma et à Sacountala les comptes
rendus que le poète leur avait consacrés.
De cette façon, et grâce à ces feuilletons, après avoir
lu ces ballets, le lecteur aura le .plaisir de les voir. En
même temps, il trouvera des détails intéressants sur
les artistes qui furent chargés de les interpréter.
Enfin, nous avons recueilli, à propos du Prologue
pour VAntiiversaii^e de Corneille, des documents qui
forment une page curieuse d'histoire littéraire.
Telle qu'elle est, cette édition du 7'/j(^â/r<' de Théo-
phile Gautier nous semble aussi complète que pos-
sible.
M. D.
Pari?, mars 1877.
UNE
LARMC DU DIABLE
MYSTÈRE
SCENE TREMIERE
La chambre d'Alix et lic BlaiichcHur.
ALIX.
J'ai beau travailler, ma sœur, je n'aurai jamais fini de
broder celle chape pour le saint jour de Pâques.
BI.ANCHEFLOR.
Je l'aid rai, ma très-chère Alix, et avec la giàce de Dieu
nous arriverons à temps. Voici que j'ai fini la couronne que
je tresse à la sainte Vierge avec des grains de verre et de la
moelle de roseau.
ALIX.
J'ai encore à faire toul ce grand p.ivot aux larges feuilles
écarlates. J"ai bien sommeil, mes yeux sont pleins de sable,
la trame du canevas s'embrouille, la lampe jette des lueurs
douteuses, l'aiguille s'échappe de mes doigls, je m'endors...
l'a>ge gardien.
Mo:» enfuit, mon Alix, tâche de le réveiller ; lu n'as pas
fiiil la prière ce soir...
1
2 TllLATRE.
ALIX.
Pater noster, qui es in cœlis...
BLANCIIEFLOn.
Je m'en vais le délacer et te coucher ; tu icvcs loiit de-
bout. Après, je me déshabillerai moi-même et dormirai à
mon tour,
l'ange cardie.n.
La voilà presque nue ; on diiah une des statues d'albâtre
de la cathédrale, à la voir si blanche et si diaphane; elle est
si belle, que j'en devie^ldrais amoureux, tout ange que jd
suis, si je continuais à la regarder plus longtemps'. Ce n'est
pas la première fois que les lils du ciel se sont épris des fdlcs
des hommes. Voilons nos yeux avec le bout de nos ailes.
BLANCHEFLOn.
Bonne nuit, Alix !
ALIX.
Biancheflor, bonne nuit !
PREMIER A.NGE GARDIEN.
Elles dorment dans leur petit lit virginal comme deux
abeilles au cœur d'une rose. Soufllons la lampe et. remontons
là-haut faire notre rapport au Père éternel.
SECOND ANGE GARDIEN.
Frère, attends encore un peu ; n'as-tu pas remarqué
comme la pauvre Alix avait ses beaux yeux tout rouges à force
de travailler? Je veux lui achever <on pavol, afin qu'elle ne
se fatigue plus la vue et que messire Yvon, le chapelain, "
puisse mettre sa chape neuve à la grand'messc du jour de
Pâques.
PREMIER ANGE GARDIEN.
Je le veux bien mais prends gai de à le itijucr les doigts
avec l'aigmllc.
UINE LAIlME DU DIAliLE.
SCÈNE H
Le |)aradis du bon Dieu.
LE BON DIEU.
Le temi>s vient de faire encore un pas, c'est un jonr du
plus qui tombe dans mou éternité: la millième partie d'un
grain de sable dans la mer !
YIRGO IMMACULATA..
Les petits enfants dorment dans leurs berceaux et les co-
lombes dans leurs nids. Les jeunes filles récitent mes litanies
et les clocbes bourdonnent mon Angélus.
CHRISTUS.
Les moines sautent les versets du bréviaire pour ai river
plus lot à l'heure du souper. Tinlinillus, dans cette seule
journée, a rempli mille fois son sac des oraisons qu'ils ccour-
tent, des syllabes qu'ils bredouillent et dos antiennes qu'ils
[)assent.
I,E BON DIEtJ.
Azracl et son compagnon ne sont pas venus me rendre
leurs comptes et faire signer leurs livres; pourtant le soufllc
endormi des deux jeunes fdlcs conllées à leur garde monte
jusqu'au pied de mon trône comme un parfum et une liar-
monie. Ali ! mes beaux anges, vous êtes des paresseux, et,
si vous ne vous corrigez, je vous priverai de musique pendant
deux ou trois mille ans.
VIRGO IMMACULATA,
Azracl fait de la tapisserie ; il brod ; un giand |)avot rouge
comme le sang qui sortit deVot v p'a'e le jour de la Passion,
ô Jésus ! 6 m n lils 1 ier.-a'iné !
i THÉÂTRE.
ciir.iSTUS.
C'ost avec mon sang, avec mon pur sang, que cette soie a
été teinte; quelle pourpre va mieux au dos du prêtre que le
sang du Seigneur Dicii !
Père, nous voici.
LE LO.N DIEU.
Donne ton livre, Azrai?!. .Mizaël, donnez le vôtre.
MIZAËL.
0 maître ! voulez-vous la plume pour signer, la plume de
l'aigle mystique! ?
I,E BO.N DIEU.
Tout à l'heure ! Eh quoi! la feuille des péchés, même des
péchés véniels, aussi blanche que la tunique de mon Fils
lorsqu'il apjiarut ^ur le Tliabor! Mes anges, vous êtes trop
diitraits et vous êtes de mauvais espions. Vous, Mizaël,
quand vous étiez l'ange gardien de sainte Thérèse, qui ne
voulait pas que l'on incdît du diable et le plaignait de ne
jiouvoir aimer, vous m'appoiticz une liste encore assez hon-
nête de péchés, et poiir'ant sainte Thérèse est une grande
sainte. Vous, Azracl, qui avez été l'ange gardien de la Vierge,
vous aviez le soir sur voire rôlct une ou deux mauvaises
pensées, n'cst-il pas vrai ?
ÏIIZAËI,.
Père, sainte Thérèse était csj)agnole.
AZRAËL.
Père, la Vierge avait eu un enfant.
1,E BON DIEU.
.le vois jusqu'au fond de vos cœurs : vous êtes amoureux
de CCS deux jeunes filles; je m'en vais faire une enquête sur
elles, et, si elles sont aussi pines que vous le dites, je vous
accorde leur âme en mariage; vous les épouserez aussitôt
qu'elles arriveront ici. Qu'avcz-vous à dire, Christus?
• UNE LARME DU DIAIJLE. 5
CHRISTUS.
Rien qui ne leur soit favorable. Ce matin je me suis di'giiisé
en mendiant, je leur ai demandé l'auniônc ; elles ont dé-
posé dans ma main lépreuse, chacune à leur tour, une grosse
pièce de cuivre toute glacée de vert-de-gris. Saint Eloi, pre-
nez-les, nettoyez-les, et forgez-en un beau calice pour la com-
munion de mes Chérubins.
VIRGO IHMACULATA.
Elles ont fait brûler dans ma chapelle plus de dix livres
de cire et m'ont donné plus de vingt couronnes de filigrane
et de roses blanches.
TINTINILLUS,
Je n'ai pas dans mon sac une scu'e ligne de prière passée
par elles, pas même un seul amen.
l'étoile du matin.
En me levant, je les regarde toutes deux par le coin du
carieau et je les vois qui travaillent ou qui prient.
LA FUMKE DE LA CIIE.MI.NÉE.
Jamais je ne les ai entendues, comme les autres jeunes
filles, parler de bals, de galants, sous le manleau de la che-
minée en tisonnant le feu ; jamais je n'ai emporté, sur mes
spirales bleues, des rires indécents et des paroles mondaines
de leur maison vers votre ciel.
l'i'toile du soir.
Comme ma sœur matinale, je les ai toujours vues travailler
ou prier.
SOL.
Je me souviens à peine de les avoir rencontrées ; elles ne
sortent que le dimanche pour aller à la messe ou à \èpres.
la RlilSE.
J'ai passé à côté d'elles, l'une chantait ; j';.i [iiis sa chan-
son sur su bouche, la voici.
LE BON DIEU.
Il n'y a rien à il ire.
0 THEATRE.
I.IJNA.
Moi, je ne les ccnnnis pas. Je ne les ai pas aperçues une
seule fois parmi !■ s coùpli3s qui s'en vont le soir sous les ton-
nelles, j'ai eu beau ouvrir mes cils d'argent et mes prunelles
bleues, elles ne sont jam.ais sorties après leur mère coucbce ;
elles sont plus cbastes que moi, que l'on appelle la cliaste,
je ne sais pas trop pourquoi, et qui ai prêté ma clarté à tant
(le scènes qui ne l'étaient guère.
LE BON DIEU.
Voilà qui est bien , vous les épouserez; ce sont deux âmes
charmantes. Allons, mes Trônes, mes Principautés, mes Do-
minalions, entonnez le Cantique dos cantiques et réjouissez-
vous, puisijue voici deux créaluics aussi vierges que iMaria
ma bien-ainiée.
OR VOIX.
Ab ! ail ! ab !
LE BON DIEU.
Quel est le drôle qui ose ricaner dans mou paradis d'une
manière aussi insolente ?
SCKNK lit
."^ATVNAS.
C'est liioi, vieille barbe grise, moi, Satnna'?, le diable,
connue on dit; ce qu'il y a de plus grand ajjiès toi, le goulire
après la montagne.
LE BON DIEU.
Qiift faisait nîon portier saint l'icin', avec ses clefs? Où
av;iil-il lu icte de le lais>cr entrer ici pour nous empester de
ton odeur de soufre ?
SATANAS.
Saii.t Pierre n'élait pa^ à sa loge , il était à se promener.
UNE LARME DU DIABI.B. 7
Il vient, grâce ri moi, si peu de monde ici, que sa chargé a-l
une vraie sinécure.
I.E BON DIEU.
Beaucoup d'appelés et peu d'élus.
SATAN AS.
11 n'y a dans ton paradis que des mendiants, des imbéciles
et des enfants morts à la mamelle ; on y est en bien mauvaise
compagnie; chez moi, c'est bien différent: ce ne sont que
papes, cardinaux, empereurs, rois, princes, dames de haut
parage, poètes, savants, courtisanes, saints du calendrier: la
société est la plus réjouissante du monde, et l'on ne faurait
en trouver une meilleure.
LE BON DIEU.
Je ne sais à quoi il tient, mon bel ange roussi, que je ne
te précipite à cent mille lieues au dessous du neuvième
cercle d'enfer, et que je ne l'y fasse river avec des chaînes de
diamant.
SATANAS.
Père éterml, lu te fâches, donc tu as tort.
LE BON DIEU.
Maudit, pourquoi as-tu fait ah ! ah ! lorsque j'ai ordonné à
mes anges de chanter le Te Deum ?
SATANAS.
Par mes cornes et ma queue, vous faites vous autres beaur
■ coup de vacarme pour peu de chose, et en cela vous ressemr
bk'z beaucoup aux rois de la terre ; vous voilà bien fiers pour
deux âmes de petites filles que je n'ai pas seulement essayé
de tenter, comptant bien qu'elles me reviendraient tôt on
tard, et cela sans que je m'en mêle.
LE BON DIEU.
Voiis êtes bien fanfaron, monsieur du diable !
SATANAS.
Parions, Seigneur Dieu, que je les fais tomber en pécli-;»
mortel d'ici avant deux jours.
8 THEATRE.
LE UON DIEC.
Souviens-toi de Job.
SATANAS.
Job était un homme, le cas est Lion dillerent.
VIRCO IMMACLLATA.
Salanas, vous n'êtes pas galant, à ce que je vois.
SATANAS.
Pardon, macfanie la Vierge ; c'est moi qui le picniier ai
fait, pour la première fois, la cour à la première femme ;
sans être fat, je me puis vanter de ne pas avoir trop mal
réussi.
LE BON DfEU.
La moitié de la besogne était faite : Eve était gourmai.de
et curieuse, et son mari n'était pas un grand sire ; mais ce
n'est pas de cela qu'il s'agit ;.que veux-lu que je [arie, avec
toi, mécréant?
6ATANAS.
Si je perds, je vous rendrai les âmes de cinquante de vos
saints qui sont à cuire dajis la grande chaudière.
LE DO.N DIEU.
Et si tu gagnes?
5ATANAS.
Si je gagne, jurez par voire barbe de m'accordor la grâce
d'Éloa, ce bel ange femelle qui m'a suivi par amour en en-
fer; elle ne s'est pas révoltée contre vous, cl l'anatlènve n'a
pas été fulminé sur elle; qu'elle reprenne sa place parmi les
anj^es.
LE DON DIEU.
Tu n'es pas aussi diable que tu es noir ; j'accepte tes con-
ditions, et je suis lâché de ce que ma parole soit irrévocable,
car tu es im bon compagnon et j'aimei ais as ez t'avoir en
païadis. Mais quelle est cette voix que j'entends là-bas, là-
bas, si faible que l'on ne siit si c'est un chant ou une plainte?
L'-NE LAHME DU DIABLE. 9
SPIRITUS SANCTUS.
Je la reconnais, c'est la voix d'Éloa, l'amoureuse de Sa-
tanas.
LE nOiN DIEU.
Que dil-elle? Depuis deux ou trois éternités que je suis
Celui qui est, j'ai l'ouïe un peu dure.
Clin sTUs.
Sphèi es harmonieuses, ciel de cristal qui vibrez comme un
harmonica, suspendez votre ronde et faites faire un instant
votre musique, afin que nous puissions entendre!
LA sniÈRE.
Je l'obéis, ô maître! et ne chante plus.
LE CIEL.
Mes .étoiles aux yeux d'or sont immobiles et se tiennent
par la main, en attendant que je reparte.
ÉLOA.
L'enfer avec mon damné, plutôt que le paradis avec
vous.
WIZAJ-L.
Ah ! Satanas, qui ne voudrait être à votre place pour être
aimé ainsi?
VIRGO nniACULATA.
Quo-qu'il soit un peu basané, Satanas a vraiment fort bonne
tournure; beau garçon et malheureux, il a tout ce qu'il faut
pour inspirer de l'amour.
CHRISTL'S.
Ce n'est pas d'aujourd'hui, ô ma mère ! que les honnêtes
femmes aiment les mauvais sujets ; moi qui étais le plus par-
fait des hommes, puisiiue j'étais Dieu, je n'ai pu me faire
aimer (|ue de la Magdalena, ([ui était connue vous le savez,
une fille folle de son coips.
MAGDAl.ENA,
C'est au cœur du bourbier que l'on désire le plus vivement
respirer l'odeur de la rose.
10 THÉÂTRE.
LE noN niEU.
Eh bien, puisque Éloa ne veut pas de sa grâce, que le don-
nerai-je si je perds ?
SATANAS.
Une goutte d'eau, mcssire Dieu ; car j'ai soif, j'ai soif.
l'écho de L'ÉTEnNITÉ.
J'ai soif.
SCÈNE IV
VltiGO IMMACDLATA.
Le voilà p^rti ; j'ai pour qu'il ne réussisse.
LE nON DIEU.
Maria, vous avez trop bonne opinion de ce drôle.
MIZAËL.
0 ma pauvre Blancbrflor ! je ne serai plus là pour le gar-
der.
AZRAËL.
Alix ! Alix ! j'ai bien peur que ton âme ne soit jamais mariée
à la mienne.
MAGDALENA.
Vous n'êtes guère amoureux, si vous pensez que celle que
vous avez choisie puisse se laisser séduire par un autre.
OTHELLO.
Perfide comme l'onde !
viiir.n niMACUiATA.
T;iis-toi, vilain nègre ; avec tes gros yeux et tes lèvres bouf-
fies, il t'appartient bien de médire d£s femmes!
SPirUTUS SANCTUJt.
Allez-vous vous <piercllt'r et voiis pieiidre aux cheveux
comme des docteurs en théologie ?
UNE LARME DU DIABLE. 11
DESDEMONA,
Pardonncz-liii, Marie, je lui ai bien pardonné, moi.
LE BON DIEU. .
A quoi allons-nous passer la soirée? Sainte Cécile! si vous
nous jouiez un air sur la basse que le Dominiquin vous a si
galanMnent donnée ! Que vous en semble? mon bon roi David,
danserait pendant ce temps-là un pas de sa composition.
SAINTE CtCILE.
Ou-: vnjsjouerai-je?
LE BON DIEU,'^
Du Mozart ou du Cimarosa, à ton cboix. Je défends aux
vcnls et au tonnerre de dire un seul mot de tout ce soir ; je
veux entendre mon grand air avec tranguilliti'.
La chambre d'Alix et de Bl;incheflor.
ALIX.
In nomine Patris, et Filii, etSjnritus Sancti.
BLANCHEFLOR.
Amen.
TINTINII LUS.
Ce n'est pas ici que je remplirai mon sac ; allons au cou I
vont des révérends pères.
; LE GRILLON.
Cri-cri,
BLANCHEFLOR.
Éveillée aussitôt que nous, tu es bien matineuse. petite
bête.
ALIX.
Et pourtant tu n'as autre chose à faire pendant toute la
12 TllEATI'.E.
journée que chanter ta ballaJe, te cliaiiffer les patte?, et faire
la causette avec ta mai mile. Mais il me semble que je n'avais
pas terminé le grand pavot aux l'euilles écar'ates. E^t-ce que
tu n'as pas travaillé après que j'ai été cou liée, Blamhe-
flor?
llI.A.NCHErLOU.
Non, ma sœur.
ALIX.
C'est étrange !
DI.A.NCllEKLOn.
louons Dieu.
SATAiNAS, on dehors.
Miaou-miaou! Uuviez-moi la fenêtre; je suis votre cljat;
j'ai passé li« nuit dans Ja gouttière.
BLANCIIEFLOR.
iS'ouvre pas ; je n'ai pas encore mis ma guimpe, et le page
Valentin est à sa croisco.
SA1\NAS.
Sainte puilenr !
LA CLOCHE.
Mes fidèles, mes chrétiens, écoutez ma petite voix d'argent
et venrz à la messe, à la messe du bon Dieu, dans votre église
paroissiale. Din-din-drelin-din.
ALIX.
Dépêchons-nous, nous n'arriverons jamais à temps.
LA CLOCHE.
L'enfant de c liœur a déjà mis sa calotte ronge et son surplis
blanc; le prêtre revêt son élole brodée d'or et de toie. Din-
din-drelin-din.
BLAiNCIIEFLOR.
La messe est pour six heures, nous avens encore un grand
quart d'hetue.
, l'hoiiloce.
Parlez, mes enfant»', j ai lez; \ous n'avez pas un instant à
UNE LAKME DU DIABLE. 13
perdre ; mes aiguilles sont des paresseuses ; je retarde de
vingt-cinq minutes,
LA CLOCIIf;.
Vite, vile, mes colombes, on est à l'Iiitioïl. Din-din-drelin-
din.
SCENE VI
Une j ue.
SATANAS, en marcliond.
Mes belles demoiselles, daignez jeter les yeux sur ma bou-
tique; elle Cït ou ne peut u.ieux fournie. Voulez vous des
rubans, du point de Venise, du salin du Levant, des miroirs
de poche en pur cristal ? voulez-vous du lait virginal, de l'es-
sence de roses? Celle-ci est véiitable, elle vient de Constan-
liiiople directement ; c'est un renégat qui me l'a vendue.
BI.ANCllEFLOU.
Nous verrons en revenant de la messe.
MIZAKL, qui la rcgarJe d'en haut.
Bien répondu, Blancheflor.
SATAN AS I
Ceci déiange mes projets ; il faut qu'elles manquent la
messe: cela me donnera piise sur elles.
ALIX.
Je nacbèterai rien à ce m ucliand ; je lui trouve (piebpie
chose de faux dans la physionomie.
SATANAS, un peu plus loin ; en jonylcur.
La coquetterie a manqué son effet, essayons de la curiosité ;
c'est par ce moyen qu'au refois je suis venu à bout d Eve la
blonde. Mesdames et messieurs, entrez, entrez; c'est ici et non
autre part que l'on trouve véritablcincnt les sept merveilles
14 THEATRE.
de la nature. Pour un pauvre sol marqué, vous verrez autant
de bêtes étranges que n'en vit onc Marc-Pol en ses voyages,
telles qu'oriflants, caprimulges, coquesigrues, cigales ferrées,
oiseaux bridés, caméléons, basilics, dragons volants, singes
verts, licornes, ânes savants et autres, tout ainsi qu'ils sont
portraits sur la pancarte ci-contre. Entrez, entrez, entrez.
BLANCHEFLOR.
Cela doit être bien curieux !
ALIX.
Ne nous arrêtons pas ; tout le monde est déjà entré dans
leglise.
PATA.NAS.
Les fièvres quartes te sautent à la gorge ! Elle commençait
de mordre à l'hameçon. Changeons nos batteries.
ÀZRAËL, au paradis.
Brava! Alix, brava!
SATANAS, en jeune seigneur.
Corbaccho ! je n'ai jamais vu deux si charmantes demoi-
selles; elles valent à elles deux les trois Charités et ensemble
madame Cythérée, la mère des amours. Mesdemoiselles, celte
rue est pleine de ribauds et de croquants; daignez accepter
mon bras; l'on pourrait vous aiïrontcr.
DLANCHEFLOR.
Il n'est pas besoin, et ne prenez tant de souci ; nous voici
a>i l'Ortail de l'église.
SCÈNE VU
Le portail de l'6glise.
NniM.VAI.ET, mrnd anl.
Mon beau penlillinnune, la diarité, la chaiitc, s'il vous
plaît ; je puerai le bon IIilmi j»our vous.
UNE LARME DU DIADLE. 15
' SATAN AS.
Prie-le pour toi et prends des aides ; car tu auras fort à faire
à tirer ton âme d'entre mes griffes; je suis...
KIHILYALET.
Pardon, maître, je ne vous avais pas reconnu.
TP.AINESAQUILl E, autre mendiant.
Voici, mon duc, des reliques à acheter, des agnns, des
médailles, des rosaires bénits par le pape. Ceci est un morceau
de la vraie croix; ceci une phalange du petit doigt de saint
Jean.
SATANAS.
Le morceau de la vraie croix est un morceau de la potence
où tu seras branché un de ces jours ou l'autre ; la relique est
un os que tu a-s pris à la carcasse de ton frère le bohème qui a
clé pendu.
TRAINESAQUII.LE.
Vous savez tout; vous êtes donc...
SATAN AS.
Tais toi,
BniNGUENARILLK, Irè -!ia=.
Mon prince, j'ai ici, dans un bouge, à deux pas, un vrai
morceau de roi, quinze ans, des cheveux jusqu'aux pieds,
blanche, ferme; c'est presque vierge et pas cher; pour trois
écus au soleil, deux peur moi et un pour elle, et ce que vous
voudrez à la fille, vous en ve; rez la fin.
LA CRANd'ouDAIIDE, pauvresse.
Mes chères demoiselles, il y a huit jours que je n'ai mangé.
SATAN A«.
Arrière ! ou je te fais baiser mon ergot. Le seuil de ton
église. Père éteins , ressemble a^scz à une des ^'ueules de
mon enfer.
GIBONNE, deuxième p luvresse.
Je suis aveugle et paralytique.
IC TIIEATP.E.
ALIX ET Bf.ANCIIEFLOR.
Teuoz, mu Loiuie fcnmie, voilà pour vous.
Elles pasicnt.
LA GIIANd'oUDAUDE.
A-t-on jamais vu cette vieille libamle (jui viiut me dobau-
clicr mes pratiques jusque sous mon nez et mç retirer le pain
de la bouche ! Tiens, empoche celle-là !
GIDO.NNE.
Voleuse d'enfants, égyptienne, gaiipe, truande, tu vas voir
que ma feéiiuille est de bon ceur de chêne !
F.ltcj ic baltcnt..
SCÈNE VIII
L'iiiléricur de l'cfclise.
SATA>A«.
Il n'y a ici que des enfants ot des vieilles femmes, ceux «qui
ne sont pas encore et ceuv qui ne sont plus ; les enfants qui
marchent à quatre pattes et les vieillards ipii marchent à. trois:
voilà 'donc ceux qui foi ment ta cour, ô Père éternel ! Tout ce
qui est fort, tout ce qui est grand, dédaigne comme moi de le
rendre hommage. Par Ks boyaux du pape ! je ne suis |)as en
scène, et tout en pliilosophant, j'oubliais de prendre de l'eau
bénite.
l'eau bé.mte.
Qui vient donc de tremper ses doigts dans ma conque
d'ivoire? On dirait (pie c'e>tun fer rouge ; une (balour insup-
portable s'est répandue dans moi; je fume, je silflc, je monte
et je bous comme ii le bcuilicr ét.iit une chaudière.
UNELAiniE DU DIABLE. \1
nÉnniE.
Derrière ie Clos-Brunoau, après la me?se. Pitînez garde,
Landry, on pourrait vous voir.
LAiNDRY.
J'y serai. Ton Iras est plus doux qu'un col de cygne. Je
l'adore, ma btHe amie,
SATAN AS.
Je n'ai que faire là ; ils sont en bon chemin et iront fort bien
tout seuls.
LE PRÊTRE.
Domimis vohiscmn.
l'enfant de chœur.
Et cum spiritu tuo.
SATAN AS.
Tu tuo... Quelle cacophonie et cpiel latin! du vrai latin
de cuisine! Le bon Dieu n'est pas difficile. Ce prètre-làa l'air
d'un buffle à qui l'on aurait scié les cornes. Si le Seigneur est
avec son esprit, le Seigneur court grand risque d'être seul ou
en bien mauvaise compagnie. Mais avisons à ce que font nos
deux péronnelles.
BLANCUEFLOR.
Libéra 7ws a malo.
SATAN AS, ricanant.
Délivrez-nous du mauvais. Ainsi soit-ii. (\ demi-voix.) Il pa-
raît qu'on s'occupe de moi. Que cette jeune fille est belle ! on
la prendrait plutôt pour une dame de la cour que pour une
simple bourgeoise ; elle efface toutes ses compagnes.
l'orgueil de blancheflor.
Il est vrai que je ne suis pas mal, et que, si j'étais parée, peu
de jeunes filles pourraient l'emporter sur moi.
SATAN as.
Ah! ah ! voilà quel est ton avis ! 0 les femmes, les femme^ !
Je crois que k» plus humble a encore plus d'orgueil que moi,
le dfable, qui ne reconnais perboune au-dessus de moi, pas
18 TIIÈATP.E.
inèine Dieu, (iiam.) Tous les hommes oui les yeux fixés sur
elle, et, si elle voilait pour ani nit ou pour mari le fils tlu
comte, elle l'aurait trcs-ccrlainemeut.
l'oRGLEII. de riLA.NCHEFLOR.
Pourquoi pas ?
Elle laisse loinbcr son livre de messe.
SATANA*.
Voilà qui marche ou ue peut mieux. Essayous de l'autre
mainteuaut.
AI.IX.
M.i sœur est hien distraite aujourd'hui.
SATANAS, se logeant dans la boucle d'oreille d'Alis, et la faisant parler.
Je suis faite avec l'or le plus fin et par le meilleur orfèvre ;
6a crtiirait qu'il a pris uu rayon du soleil, qu'il l'a forge et
arrondi en cercle, tant je suis luisante et polie ; aucun œil ne
peut soutenir mon éclat; je suis ornée d'une grosse émera'ule
îlu plus beau vert de mer, et, au moiudie mouvement, je fais
un cliquetis le plus agréable et le plus coquet du monde ; les
boucles d'weilles de Berthe oiît l'air de cuivre rouge.. Et puis
je mords par son lobe de corail la plus charmante oreille qui
se soit jamais enroulée, comme une co{p!ille de narre, près
d'une tempe transparente et sous de be lUx cheveux noirs.
i.'oiîeille.d'alix.
En vérité, je suis bien plus petite et bien mieux ourlée qMe
roroille de ma sœur.
SAl.NT BO.NAVE.NTVRE, <o dctaclianl du vitrage et se projetant comme nno
ombre sur le col d'Alix.
Alix, Alix, prends garde!
SATANAS.
Ce n'est pas de jeu, l'èri- éternel ; tu triches, cela n'est pas
honnête ; lu devais me laisser agir. J'aperçois aussi par là
les anges gardiens des deux créatures ; s'ils ne s'en vont, je
les plumerai tout vifs.
UNE LARME DU DIABLE. 19
LE PÈr.E LTEOEL.
Tu prends la mouche hors de {'ropos. C'est la réfraction du
'soljcil à travers les vitraux.
SATA>AS.
A d'autres ! Le soleil n'est pas de ce côté, et les autres
ombres se projettent toutes en sens inverse.
LE PÈRE ÉTERNEL.
Allons, Bonaventure, remonte à ta fenêtre et replace-toi
dans ta chape de plomb.
AZRAËL, au paradis, dans sa stalle.
Elle est perdue ! elle est perdue ! Distraite pendant la
messe !
ÎIAGDALENA.
Perdue ! et pourquoi ? Jeu ai bien fuit d'autres, moi qui
vous parle, et cependant me voilà ici; elle se repentira après,
et la confession la rendra plus blanche que neige.
SATAISAS, fou5 la figure du fils du comte.
Mademoiselle, voici votre missel qui était tombé à terre ;
il est tout fripé et tout taché; daignez accepter le mien. Lais-
sez-moi celui-ci : j'ai un enlumineur fort habile qui réparera
le dommage.
BLANCHEFLOR.
Monseigneur, vous êtes bien bon... (Eiu- ouvre lo livre.) Ah!
mon Dieu ! qu'il est beau ! que ces figures sont bien peiutes !
quelles couleurs éclatantes! le ciel n'a pas d'azur plus limpide
que celui-ci. Comme cet or brille! comme ces fleurons sont
délicatement entrelacés ! que ces marges sont ornées avec
goût ! .C'est un livre irès-précieux. Vo\ons les images, (eho
feuillette le livre.) Quel est douQ ce sujct? je ne le connais pas.
Un jeune homme et une jeune fille qui se promènent seuls
dans un beau jardin en fleurs ; leuis yeux 1 rillent d'im éclat
extraordinaire, leurs lèvres s'épanouissent comme des roses.
Le jeune homme a un bras autour de la jeune ûWe; on diciit
qu'ils vont s'embrasser. C'est étrange, mais je n'ai jamais vu
20 TllEATIIE.
de pareilles vignettes dans un livre de nie?se. Comme ils ont
l'air lieiircu.v ! Jesuistoule troublée, et il me vient des pen-
sées qui ne m'étaient pas encore venues... Ah! (jue vois-jc
encore? un aulre couple : la femme est à moi;ic nue, ses che-
veux inondent ses blanches épaules, ses bras diaphanes s^ml
noués an cou d'un beau cavalier ; les lèvres de la iemme sont
collées aux siennes, elle a l'air de boire son lialein *. Appaien:-
ment c'est la parabole de l'enfant prodigue quand il est cliJz
les courtisanes. (Elle tourne encore quelques feuilleU; les images de-
viennenl de [dus eu plus licencieucs.) Je nie SCUS la fignre tOUt Cn
feu ; je ne voudrais pas voir et je regarde. Qne (out cela est
singulier!
SATA.N.VS.
Si cette verlu-là était s ulc dans une chaniliro, le premier
vice un peu bien vêtu qui se présenterait in aurait bon mai-
clié. Sa gorge palpite comme une eau pendant l'orage, ses
joues sont [)lus rouges que di'S cerises, ses yeux sont humides.
Comme l'idée du plaisir agit sur ces jeunes lètes ! Ces Irois
pauvres petites vertus théologales ne sont réellement pas de
force à lutter conlre sept gros gaillards de péchés capitaux !
n' ANCMEFLOU.
11 me semble qu'il serait bien agréable d'être embrassée
ainsi jiar le page Valentin ; il a les dents si bla.'.ches et les
lèvres si roses ! Voyons encore cette image; je n'en regarderai
plus après.
SATANAS.
Tu les regarderas jusqu'à la dernière, ou je veux ni'enqior-
ter moi-même.
WI/AËL, là-liaul.
Mais c'est (prclle y prend goût! Aurait-on cru cola? I/cus-
siez-vous cru, Desdcmoiia?
DESDIiMO^A.
.le U(! le croyais pas; nuiis ma suivante Kmilia n'i'laitpas de
mon avis, et prétendait (|uc la chose ét.iit connuuue.
LMi LAKMt DU DIAULE. 21
MI/AtL.
Fiez-vous donc à ces petites prucK^squi s'en vont l'œil baissé
et les mains croisées sur la moclct.tic !
MAGDALENA.
Je vous avais bien dit qu'il n'y avait rien de si cbanccux
que d'aimer des lionuclcs femmes; il y a toujours là-dessous
quelque déception.
DESDEMONA.
Comme vous y allez, Jiagdalenal Parce que vous avez mi né
une conduite pour le moins équivoque, il ne faut j)as...
MACnAI.EXA.
Allez donc, madime l'amoureuse de nègres, qui vous êtes
s.aivécde nuit de chez vo'rc p rc, le digne Brabantio !
DE DEMO.NA.
C'é'ait avec mon mari ; il faut suivre son mari, et je me
moque de ce que...
MAGDALENA.
Je veux bien croie que les soupçons du moricaud sur Cas-
sio fussent injustes; il y avait un motif (|uî vous empêcbaitde
prendre un amant : les enfants que vous auriez faits avec lui
auraient été blancs, et cela vous aurait vendue.
DESDEVOKA.
Peut-on dire de pareilles horreurs ! J'en ai les larmes aux
yeux.
CHIUSTUS.
Paix, Magdeleine ! respectez un peu la plus belle fille de
mon poëte Shakespeare.
BLAiNCHEFlOR.
Si j'avais un amant qui resscmbhlt au jeune seigneur peiui
sur cetle miniature, je serais bien heureuse.
LE r HÊTRE.
0 salutaris hostia !
SATANAS, se sauvant.
Je bn'ile ! je brûle!
22 THÉÂTRE.
BLASCHEFLOr.;
Est-ce que j'ai dormi et rêvé? Où csl donc le livre que je
tenais tout à l'heure?
AI.IX.
Tu cherches ton livre? le voilà.
Elle lui donne son vérilablc livre de messe.
BLANCHEFLOR.
Mon Dieu ! pardonnez-moi la coupable distraction que j'ai
eue pendant votre sainte niesie : il s'c^t passé en moi quel-
que chose qui n'est pas naturel : l'air que je respirais m'eni-
vrait comme du vin ; mon. souffle me brûlait les lèvres, les
oreilles me tintaient, mes tempes battaient, des images
impures dansaient devant mes yeux. Je ne me suis jamais sen-
tie ainsi.
LE PÈRE ICTERNEL.
Pauvre enfant ! je le crois bien ! Mizaél, descends lui dire
que je lui pardonne.
MIZAËL.
Blancheflor, Dieu vous pardonne.
BLANCIIEFLOR.
Je ms sens plus tranquille.
E.NGOLLEVEM.
Comme l'or rit et babille à travers les mailles de celle
bourse ! Elle ne tient qu'à un fil ; si je le coupais?
SATA.NAS, à son oreille.
Coupe-le, personne ne tevoil.
F.KGOL'LEVEM.
Au fait, cevieu.v ladre est riche, et je ne lui ferai pas grand
tort.
SATANAS.
Au voleur ! au voleur ! Cet homme vient de hap[)cr une
bourse.
On tu saisitt
LINE LAKML; du diable. 23
ENGOULEVENT.
Malheur à moi ! 0 mes pauvres enfants !
SATAN AS.
Tu vas être pendu ; tu es en péclié morlel, ton âme me re-
vient. Ce n'est pas grand'chose, mais cela fait toujours nom-
bre ; et puis, tes enfants sans pain deviendront des voleurs
comme toi; ils seront pendus comme toi, et ils iront en enfer
comme toi. Je n'ai pas perdu tout à fait mon temps.
LE l'RÈTRE.
Ite missa est.
ALIX.
Allons-nous en, ma sœur.
• BI.ANClIF.KI.On.
Donne-moi le bras ; je suis si étourdie, que je ne puis me
soutenir.
SATAN AS.
Enfin, les voici dcliors; j'espère que mes tentations auront
un meilleur succès dans un autre endroit.
SCÈNE IX
l'no ;ill(';c du parc.
JEHAN LAPIN.
Je me frotte la moustache avec la patte, parce que mon
amie va passer ; il faut que mon poil soit lustré et ma four-
rure sans tache. Je n'ai jamais connu de lapine aussi petite-
maîtresse.
LE COLIMAÇON.
0 charmante ro?c ! je t'aime ! Permets que je te baise à la
bouche et au cœur ; tu es pleine de délices^ et je me pàmo
rien qu'à t'api)ruclicr.
24 TIJÉATUL.
LA r.OSF,.
Fi donc! pouah! pouah ! Yeu\-tu me laisser, avec tes vilains
baisers pleins de 1 ave !
S.VTAN.Vf..
Ah! voii.i l'élernelle histoire du monde : la vieillesse et la
laideur aux prises a\ec la verlu et la beauté. Il me semble voir
une jeune fille (jui éj)0use un vieux mari.
LE COLIMAÇON.
Ma rose, ma belle rose euil>aumce, il est vrai (jne je bave,
mais ma bave est d'argent, et je veux t'épouscr.
LA ROSE.
Vous n'èles pas si laid que je le croyais d'abord, et il mç
semble que je vous aime déjà beaucoup.
SATA>AS.
Par le saint sangbreguoy ! colimaçon, mon ami,, tu es un
habile séducteur ; tu as, en véri c, tout ce qu'il faut pour faire
le jilus délicieux mari du monde : de l'argent et des cornes.
One diable veut donc ce papillon qui voltige par ici et qui
bourdonne à l'oreille de la rose? Ah! Je devine; c'est le ga-
lant, c'est l'ami de cœur ; aussi il faut convenir qu'il a un peu
meilleure façon que l'autre.
JEMAN LAPIN,
Cet homme qui se promène dans le bois a un aspect bien
singulier ; ce n'est point un chasseur? il n'a pas d'armes.
Qu'est-ce donc?
satanas.
Monsieur du Lapin, je n'aime pas qu'on me regarde.
Qu'a\c/.v.ius à fixer siu* moi vos gros yenx bleus d'un
air au>si slupide qu'un professeur d'eslliclique qui di-
géré ? Pounjuoi remuez-vous le nez comme un parasite
qui flaire im repas, et broihez-vous des bitbines plus
vite qu'une \ieine femme (jui dit du mal d'une de ses voi-
sines?
UNE LA FI ME DU DIABLE. 25
LE LAI'IN.
C'est que vous avez sur le front, écrite en caractères rou-
ges, une inscription terrible : Je n'aimerai jamais.
SATANAS.
Tu as lu ton Dante, Jehan Lapin ? Et lu nous fuis une assez
mauvaise imitation du fameux vers :
Lasciate ogni sporanza voi ch' entrate.
LE LAPIN.
En vérité, maîlre, c'est écrit.
SATANAS.
Il a dit vrai ! Je n'aimerai jaunis, jamais. Ah ! comme lu
te venges, Adonaï! Pauvre Éloa ! j'en ai pitié ! maii qu'est
cela près de l'amonr?... Mes ailes sont brûlées, mais, si je
pouvais aimer seulement une minute, je sens que je remon-
terais au ciel.
CHŒUR DE LAPI.NS.
Paroles de M. Auber, musique de M. Sciiibe.
Cliantons, célébrons ce beau jour,
Sautons, dansons, faisons l'amour.
SATANAS.
C'est de i'opéra-comique tout pur. Je pensais qu'il n'y
avait que les Parisiens capables d'entendre de pareilles paroles
sur de pareille musique. Je croyais les lapins plus forts.
CIlŒUr. DE PAPILLONS.
Les gouttes de rosée se balancent aux feuilles des margue-
rites ; les abeilles font l'amour aux belles fleurs et boivent le
nectar au fond de leurs calices. Déployons nos ailes bleues et
rouges aux rayons du soleil ; nous sommes les fleurs du ciel ;
les fleurs sont les papillons de la terre.
*. SATANAS.
Que tout cela est assommant, et comme la nature est en-
nuyeuse ! quelle fadeur ! quelle monotonie ! De l'herbe, des
26 • THÉÂTRE.
arbres, de la terre ; je ne connais rien de moins récréatif, si
ce n'est les descriptions des poètes bucoliques. Ah ! Tliéocrite
et Virgile sont de grands sols, et M. de Florian aussi. Par le
premier péché de la mère Eve ! l'etifer est encore plus amu-
sant ; on y a au moins le plaisir de tourmenter quelqu'un.
Si je n'avais affaire ici, j'y retournerais bien vite. Après tout,
l'on n'est bien que chez soi, et l'on s'habitue à tout, même
à griller éternellement. A force de me chauffer, je suis de-
venu frileux, et je grelotte de froid devant ce pâle soleil. Ta
Cl éation. Père éternel, est quelque chose d'assez mesquin,
et tu ne devrais pas l'eu enorgueillir comme tu le fais ; le
moindre décorateur d'opi'ra est plus imaginalif. Voici un'
point de vue qui est des plus médiocres; ce ciel est plat et
cm, il a l'air de papier peint; ces lointains ne fuient pa.s, ces
nuages ont des formes saugrenues ; ces terrains sont mal
coupés. Cela serait sifÏÏé au premier acte d'un mélodrame, et
le directeur mettrait à la porte un peintre qui aurait bar-
bouillé un pareil paysage.
CHIilSTUS, en paradis.
Satanas a le ton bien superlatif ; il devrait se faire crilicpie
et écrire dans les journaux.
LE l'F.RE tTER>EI..
Comme il parle irrévérencieusement de mon ouvrage !
A-t-on jamais vu un drôle pareil ? Il me prend je ne sais
quelles envies de le foudroyer un peu.
SPIRITUS SANCTUS.
C'est nwi qui suis le plus spirituel des tiois, et, en vérité,
ce ne le serait guère .\llez-vous vous bal Ire en duel avec
Satanas comme un petit grimaud avec le feuillctonni^te qui
trouve son ouvrage mauvais?
AI.IX.
Tiens, voilfi une fraise ; comme elle e.>^l ro^e !
SATANAS, sous la forme iruiu! iiioui:lii'.
Moins (jue les lè\rcs, moins (juc celles de ton tein.
UNE I,ARME D¥ DIABLE. 27
BI.A/iCIIEFLOR.
Comme elle sent bon !
SATANAS.
Moins bon que ton baleine.
ALIX.
Quel plaisir de se promener sons les larges feuilles des
cliàlaigniers, avec des grappes de fleurs pour girandoles !
nLANCHEFI.On.
Sur un gazon couleur d'espérance, tout semé de margue-
rites et de pâquerettes, dont la rosée s'égrène sous les pieds
comme un collier de perles dont on casse le fil !
Alix.
Voici une marguerite qui a un cœur d'or et des feuilles
d'argent ; questionnons-la. .
BI.ANC4IEFL0R,
Pourquoi faire? nous n'avons pas d'amoureux.
AI.IX.
Nous pourrions en avoir si nous le voulions; il y en a
beaucoup qui en ont, et qui ne nous valent pas.
BLANCHEFLOR.
Qu'importe? Voyons ce que la lleur va dire, cela nous
amusera. C'est pour toi que j'arracbe ces feuilles. M'aime-t-il?
Un peu, beaucoup, pas du tout. M'aime-t-il ? Un peu, beau-
coup, pas du tout. U ne t'aime pas du tout, c'est positif.
ALIX-
Tu t'es trompée, tu as sauté une feuille.
BLANCHEFLOR.
J'ai bien compte.
ALIX.
Non ! le dis-je.
SATAN AS.
Que la nature des femmes est une singulière nature ! Voici
une petite fille qui ne connaît l'iuuour que pour en avoir en-
tendu parler, et qui s'indigne à la seule supposition que
28 THEATRE.
l'amant qu'elle n'a pas pourrait peut-être ne point l'aimer.
Le moment est venu de nous montrer. La petite sera enclian-
tée lie faire voir à sa sœur que la marguerite eu a menli. Çà,
([Uclle fijjure allons-nous prendre ? Don Juan ou Lovelace?
Don Juan est usé comme la soutane d'un séminariste ou l'es-
calier d'une fille de joie; Lovelace est un peu plus inédit, et je
ne doute point que sa perruque poudrée et son habit à la fran-
çaise ne fassent un effet nierveilleu.x ; il a bien meilleur air
que don Juan, ce mauvais racleur de guitare. J'aurais bien
pris la figure de Cliérubin, mais nos donzelles sont trop
jeunes pour être marraines ; ell<?s n'ont pas encore l'âge qu'il
faut pour dire d'une manière convenable au page qui n'ose
pas: « Osez! » et elles ne savent pas le prix d'un enfant qui
veut cesser de l'être et eu faire d'autres.
SalanDi prend la figure de Lovelace.
ALIX.
Quel est ce beau cavalier qui s'avance vers nous ? Sa dé-
marche e^t élégante, il a l'air tout à fait noble et le plus
giacieux du monde. C'est sans doute un seigneur étranger,
car ion costume n'est pas celui des jeunes hommes de cette
ville.
BLANCHEFLOn.
On dirait qu'il veut nous aborder.
SATANAS, en l.ovclacc.
Mesdemoiselles, pardonnez-moi si je me mêle à votre entre-
tien s.uis y être convié; mais j'ai entendu, sans le vouloir,
une partie de votre conveisution. Vous avez fait, à une fleur
rusti(|ue et sotte qui ne sait ce qu'elle dit, une question à
laquelle votre miroir eût répondu pins juste et i)his pertinem-
ment. Je m'inscris en faux contre la réponse de la llcur, et
je suis sûr que tous les gens de goût en fçroiit autant que moi.
ALIX.
L'honnêteté vous fait dire là des choses que vous ne pensez
sans doute point.
UNE LAHME DU DIABLE. 25
SA Tan AS.
Je sais ce que je dis et je dis ce que jepense;. vous allez voir
que celte marguerite-ci aura plus de boa sens que l'autre,
(il l'effeuille.) Je ne suis pas seul mainlenant, et voilà une fleur
bien avisée qui parle comme moi. Vous serioz plus incrédule
que saint Thomas si vous ne vous rendiez à lautde témoignages.
lil.AKCUEFLOli, à part.
Comme il a de l'esprit, et qu'il est beau ! Mais il ne parle
qu'à ma sœur.
MAGDALENA, au paradis.
Desdemoiia, ne trouvez-vous pas que Satanas a l'air le plus
galant du monde avec son costume de Lovelace? Son habit
tourterelle, sa veste gorge-de-pigeon, son bas de soie bien
tiré, sa biourse, son épée d'acier et son claque lui donnent
une tournure coquette et triomphante qui lui va on ne peut
mieux ; on le prendrait pour un marquis ou pour un faiseur
de tours, tellement il a de belles manières. Comme il fait
l'œil à cette petite niaise ! comme il marche sur la pointe des
pieds, les coudes en dehors, le nez au vent, la bouche en
cœur ! comme il se rengorge et fait la roue ! comme il ponc-
tue chaque phrase d'un adorable petit soupir respectueuse-
ment poussé ! Il lui présente la main. Remarquez, je vous
prie, comme son petit doigt est agréablement écarquillé, et
son index posé de façon à fiiire briller un magnifique solitaire
admirablement enchâssé. Ah 1 le scéléial ! ah ! l'hypocrite !
Quel comédien parfait ! Une femme ne feindrait pas plus habi-
lement. Quel adorable monstre cela fait! N'est-ce pas, Desdo-
mona, le jeune lieutenant Cassio n'avait pas meilleure mine
et n'était pas plus aimable?
DESDEMONA.
Magdalcna, vous êtes d'une impertinence sans éga'e, et, en
vérité, vous vous souvenez un peu trop du vilain métier (pie
vous avez fait. Je suis une honncle femme, moi, el je ne suis
pas ce que vous voulez dire.
ÔO TIIEATnr.
MAGDALEMl.
Vous le savez parfaitement, et c'est ce qui flùt que vous
vous fâchez. Quelle dame Hone^ta vous êtes! on ire peut plai-
santer une minute avec vous. Cassio est conveuu lui-même...
OTUELLO.
Cassio ! qui pai le de Cassio ? Où est-il ? que je le poi-
gnarde !
MAGDALE.NA.
Bon! ne voilà-t-il pas l'autre maintenant qui nous tombe
sur les bras ! Ya-t-en donc à tous les diables d'enfer d'où lu
viens, vieux nègre jaloux, et remporte ton coutelas, dont
nous n'avons que faire
DESDEMONA.
Ah ! je vous eu prie, Magdalena, passez-moi voti'e flacon
de vinaigre d'Angleterre. Je suis près de m'évanouir, telle-
ment ce vilain houmiB m'a lait peur!
LE BON DIEU.
Quand vous n'en aurez plus besoin, passez-le moi, Desde-
mona ; cette Omi-ée d'encen? qui vient de terre m'empeste et
me force à me bcrncher le nez ; c'est sans doute quelque vieux
pr^re avare et sacrilège qui aura mis une pincée de colo-
phane en poudre dans l'encensoir au lieu de myrrhe et de
cinuamc.
VIRGO IMMACILATA.
Satinas gagnera.
MIZAÏOI,
Hélas !
AZRAËL.
Oïmé !
SATAN AS.
Et VOUS, mademoiselle, n'avez-vous pas interrogé la fleur?
nLANCHEFt.on.
Pourquoi faire? Les fleurs n'ont rien d'agréable à me ré-
pondre^
UNE lARMn DU DIABLE. 51
SATANAS.
Comment cela?
BLANCHEFI.On.
Je ne suis pas a??cz belle et cliarmanlê pour que mon sort
suit écrit en letlres d'argent autour des marguerite-.
s AT AN AS.
Il doit être écrit, non autour des simples fleurs des
chaiv/ps, mais au'.oiu* des étoiles des cioux en rayoïrs de
(lianiunt.
BI.ANCHIJ'I.OR.
Vous croyez parler à mx sœur,
SATAN AS.
Moi ! point, je vous jure. »
AUX.
Que dites-Vous donc à Blanclieflor, et qu'avez-vous à chu-
choter comme si vous aviez peur d'être entendu ?
SATAN AS.
Je la félicitais sur ce honlieur qu'elle a d'être la sœur d'une
aussi belle et gracieuse personne que vou? êtes, et je lui mar-
quais combien j'avais l'imagination frappée des mérites qu'on
vous voit.
ALIX.
Vraiment ! c'était là ce que vous lui disiez? i
SATANAS.
Ce ne sont peut-être point les termes exprès, mais c'est
quelque chose comme cela, (a part.) Par tons les saints du
paradis ! voilà une scène qui se pose d'une façon qui n'est
pas des plus neuves, et qui m'a furieusement l'air de vouloir
ressembler à la scène de don Juan entre les deux villageoises.
Pour mon honneur de diable, j'aurais dû trouver quelque
moyen plus original et ne pas lairc le plagiaire comme un au-
teur à la mode, mais, bah ! ce moyen est assez bon pour ces
petites sottes ; d'ailleurs, femmes et poissons se prennent
au même appât depuis le cominencement du monde ; cent
32 THEATRE.
goujons viennent mordre à la même ligne, cent femmes à la
même ruse; le [)oisson ne sort pas de la pocle pour aller
conter aux autres comment i! a été pris, et les femmes, qui
sont pies dans toutes les autres occasions, sont poissons dans
celle-là.
BLANCHEf LOR.
A quoi pensez-vous donc ? vous avez l'air distrait.
SATAN AS.
Je pensais à ceci : que, si j'étais vous, je n'oserais sortir
ainsi dans les bois sans voile.-
BLANCHEFLOR.
Pourquoi ?
SATANAS.
De peur que les abeilles ne prissent mes joues pour deux
roses et mes lèvres pour une grenade en fleur ; vos dents ont
r;iir de gouttes de rosée et leur pourraient donner le change.
m.A.\CHEFLOR.
Oli ! les abeilles ne voleront pas sur mes lèvres.
SATANAS.
Les abeilles, peut-être que iwn, mais bien les baisers:
les bjiscrs sont les abeilles des lèvres, ils y volent naturel-
lement.
Il la baiic sur la bouche.
, ALIX.
Que faites-vous donc?
SATANAS.
Je montre à votre sœur comment je forais pour vous
embrasser.
n l'embrasse à son tour.
ALIX, à part.
0 suavité ! il me semble que mon âme se fond, et le feu
Je SOS lèvres a passé jusqu'à mon cœur.
SATANAS.
J'aurais mille choses à vous dite ; (ju;iiid pouirai-je vous
UNE LAHME DU DIADLE. 33
voir? Quel mal y a nail-il à vous aller un soir pronnner au
jardin et vous asseoir sous la tonnelle do lilas? J'y vais quel-
quefois me rc|)Oser et rèvir à celle que j'aimerai.
AUX.
Il est si doux de respirer au clair de lune Tàme parfumée
des fleurs !
SATA.\AS ù Blandicflor.
Votre sœur pense que j* l'aime mieux que vous, mais elle
a tort; vous êtes celle que je chcrcliais, et il y a déjà bien
longtemps que je vous adore sans vous connaître.
liLANCHEFLOR.
C'est singulier, mais je suis avec vous comme si vous étiez
un ancien ami, et, quoique ce soit la première fois que je
vous vois, vous ne m'êles pas étranger : je reconnais votre
figure, votre son de voix ; j'ai déjà entendu ce que vous dites.
Oui, c'est bien cc'a, vous êtes bien lui.
SATANAS.
En effet nous sommes de vieilles connaissances, (v part.)
Voilà bientôt que'que six mille ans que je t'ai séduite; tu
avais, alors la figure d'Eve, moi celle du serpent, l'st, ps(,
c'est ainsi que je sifflais, pst!
BLANCHEFLOn.
Ail ! voilà ce que je cherchais à me rappeler, le discours
dont je ne savais plus que quelques mots vagues et dé-
cousus.
SATAN AS.
La petite a la mémoire bonne ; pour peu que je la remette
encore sur la voie, elle va se ressouvenir de ce bienheureux
jour où, sous les larges feuilles de l'arbre de science, je cueil-
lis dans sa fleur la première virginité du monde et fis le plus
ancien cocu dont l'histoire fasse mention, (se pcndianivcrs ahx.)
Je suis fils cadet de l'enqjer^'ur de Trébizonde; j'ai six coffres
pleins do diamants et d'escarbuucles ; je puis, si lu le veux,
décrocher deux éloiles du ciel pour t'en l'aire des boucles
Zi THEATRE.
d'oroilles ; jo te donnerai pour rollier un fil de perles qui
ferait le tour du monde ; je couperai un morceau du soleil
poiu' le faire une jupe de brocart, et la lune nous fournira
de la toile d'argent pour la doublure,
ALIX.
Oh! rien de (ont cela, mais un bai^er de ta bouche.
SATAKAS.
0 précieuse innocence! tu n'es encore bonne qu*3 étaler
consciencieusement le beurre de chaque côté de la tartine et
à faire des sandwichs pour le déjeuner. Il fallait prendre les
diamants, le baiser n'eu éùt pas été moins savoureux ; c'est
du reste la première femme qui, depuis que j'exerce le mé-
tier de tentateur, ait refusé des bijoux et de l'or. L or et la
fcmn'.e s'attirent connue l'ambre et la paille.
BLANCHEFLOn.
Je t'aime tant, que je voudrais être loi pour ne te quitter
jamais.
SATANAS.
Ange du ciel ! perle d'amour! rougeur de la rose! couleur
du lait! ù miel et sucre! ô tout ce qu'il y a de pastoral et de
charmant au monde! cinname, manne distillée, Heur des
prairies, noisette des bois ! ô vert pomme et bleu (K; ciel ! On
ne peut pas dire deux mots de galanterie à ces diables de fem-
mes ([u'elles ne vous condanmcnt aux galères d'amour à
perpétuité! Tu \oudrais être moi, pauvre enfant! Tu ne me
ressendiles guère en cela, et il y a longtemps qu'il m'emmie
d'étii^ moi. Vois-tu, on est à soi-même un terrible la( lieux,
un visiteur bien indiscret et un importun d'autant plus in-
supportable qu'il n'y a pas moyen de le mettre à la porte.
Toutes les âmes n'ont pas un aussi joli logenn-nt que la
tienne, et beaucoup souhaitent par ennui fc que tu .«ou-
haitcs par amour.
AI, IX.
Je me doiuuM'ai à toi pour l'éternité.
UNE LAllME DU blADLE. 35
SATA^AS, à part.
lleuh! lieuli! lu rencontres plus juste que In ne penses.
Pour l'éternité! Il ne s'ngit pas ici de l'éternilc des amou-
reux, dont il en peut tonir vin^it-qualre à l'année, mais d'une
belle et bonne éternité du bon Dieu, sans commencement ni
fin, une vieille qui se mord allégoriquement la queue, et
dont personne no connaît ni le père ni la mère.
BLAXCHEFLOn.
On jouit du haut de la colline d'un point de vue délicieux;
assise au penchant de la côte, j'aime à respirer la senteur
des fèves et l'odeur du feuillage. Je regarde coucher le so-
leil; je donne'un b;ii>or à la nature; la nature sourit si dou-
cement aux veux pendant les mois de la jeunesse el du prin-
temps!
SATAXAS, paiiant tanlôl à Alix, laiiloi a Blancliodor.
La'nature est en effet une chose fort agréable, et je vais
indubitablement devenir un "de ses plus assidus adorateurs.
Au coucher du soleil sur la colline; au lever de la lune dans
le berceau de lilas. Mes divinités, une affaire de la plus
haute importance exige que je vous quitte. Adieu, ma co-
lombe aux yeux bleus; adieu, ma gazelle aux yeux noirs;
adieu, mon idéal ; adieu, ma réalité; adieu, mes infante?. Je
baise vos petits pieds niigno.is et le bout de vos mains blan-
chettes. Ser\iteur.
Exil.
UI.ANCIIEFLOR.
Il a vraiment des dénis superbes; ce sc;a un excellent
mari.
ALIX.
Il a les ongles les mieux faits du monde. C'est un homme
de grand mérite.
E\imul.
TllÉATIlE.
SCÈNE X
La chambre d'Alix et (ic Blimclieflor,
SATAXAS.
Je ne connais pas de métier plus fatig.mt au monde que
de faire seinbLinl d'être amoureux, si ce n'est de l'être réelle-
ment; j'aimerais autant être cheval de louage ou fille de joie.
Ouf! j'en ai la courbature; mais les affaires sout en bon
train. Le verre d'eau est presque gagné, et jo crois que d'ici
à f eu je ne serai plus réduit à boire ma sueur salée pour me
rafiaîcliir. Disposons toutes choses pour la réussite de nos pro-
jets. A^moilée! Asmodce! ici. Ah çà! chien de boiteux, est-c*î
qu'il faudra que je t'appelle trois fois?
SCÈNE \I
ASMODEE.
Plaîl-il, seigneur?
SATAN AS.
Pourquoi larJais-tu tant à venir?
ASMODKE.
Jélais eu Irain de débnudijr une jeune fille au profit d'un
fiche vieillard; comme elle était éprise d'un grand coqtiin de
limsquenct bête comme un bnflle, mais haut de ciuq pieds
onze [)0uces et large à j)roi)orlion, j'ai eu beaucoup de mal.
SATA.NAS.
Il n'y a rien de vorluonx comme une i'ennne qui aime un
portefaix. Mais ce n'c>t pas de cela qu'il s'agit, et je ne t'ai
UNE LARME DU DIABLE. 57
point appelé pour me rendre tes comptes. Il faut que lu me
souffles ici ton haleine violette, et que tu m'allume* l'air de
celte chambre du plus fin feu de luxure qui se puisse trou-
ver. '
ASMODÉE.
L'air de la cellule d'une nonne ou d'un cordelier ne sera
pas plus embrasé ni plus aphrodisiaque : du bitume, du sou-
fre et de l'esprit-de-vin.
SATAN AS.
C'esl ce qu'il faut; que tout soit en rut dans cette petite
chambre virginale, jusqu'aux murailles et aux planchers; que
les armoires se trémoussent, que les fauteuils se tendent les
bras, et tâchent de se joindre homoceniriquement; que les
pots se démènent pour dégager leurs anses, se prendre au
col, et s'embrasser à la bouche; qu'un désir plus ardent que
le feu Sjint-Antoine prenne au ventre quiconque dépassera
le seuil de cette porte.
ASMODÉE.
Vous voyez cette petite flamme couleur de punch qui vol-
tige çà et là; c'est la même que j'ai soufflée autrefois dans
l'alcôve de Messaline. Si elle s'arrêtait une minute sur le ca-
davre d'une vierge morte depuis mille ans, on verrait aussi-
tôt sa poussière s'agiter lubriquement et son ombre devenir
plus coquette et plus libertine que feu la reine Cléopàtre en
son vivant.
MAGDALENA, au paradis.
Plus d'une Oriane enverrait, si elle l'osait, respirer cet
air-là à son vertueux Amadis.
VIRGO MARIA.
Fi! que vous^êtes libre en propos et que vous avez d'é-
tranges idées, Magdalena!
SATAN AS.
Voilà qui est bien. Asmodée, tu peux retourner à tes af-
faires; en attendant l'effet de mon stratagème, je m'en vais,
38 THEATRE.
pour me distraire, ccorcher vives les âmes d'un pape et de
trois rois qiii viennent do p:i^scr de ce siècle dans l'antre,
car tout ceci devient d'un fade à vomir.
Ëvancscunt.
SCENE XII
LE FAUTEUIL.
Je brûle d'amour pour toi ; je te Irouve si charmante sons
ta robe à grandes (leurs blanches et vertes! tu as des pieds, si
mignon?, des bras si bien tournés, un dos si souple? tu t'é-
tales avec tant de grâce au coin de la cheminée, qu'il faut
absolument qne je me marie avec toi, ô ravissante bergère!
LA BEliGÈUE.
Si je n'étais pas verte, et si mes- paupières n'étaient pas
retenues par des clous dorés, je rougirais et je baisserais les
yeux, car vous mcltcz dans tout ce qne vous ditts un feu si
surprenant et vous me regarde/, d'un air si vainqueur, que
j'en suis toute déconcerlée. Vous êtes un véritable Ainilcar
pour l'audace; et, si je n'avais peur ipie vous ne soyez nu
Galaor pour l'inconstance, je clojuier.iis peut-être à Vvjlrc
flamme un peu d'espérance pour aliment.
LE FAUTEUIL.
Laisse-moi baiser, ô mou adorable! Ion petit pied à rou-
lette de cuivre, et je serai le plus heureux fauteuil du
monde.
* LA nritiiLHE.
Monsieur, monsieur, lâchez ma j.mdje! 0 l'impudent fau-
teuil! Mais où avoz-vous vu que l'on ait le pied au-dessus du
genou? Scélérat! Orna mère! ma mère, oh!...
LK SILENCE.
Je ne dis riiii tt je lais penser b' aiu ttiip, bien diflérciil en
UNE LARME DU DIAlîIE. oO
cela de ces auteurs qui parlent beaucoup et ne (but rien pen-
ser. Je n'ai pas de langue et suis muet de naissance, et
pourtant tout le monde me comprend. Aucun journaliste ne
trouve rien à dire sur ma moralité, et, si l'auteur de (elle
triomphante comédie avait un peu plus souvent recours à
moi, il aurait conservé l'estime du Co7istitulionnel et de son
portier.
U^•E CARAFE.
Mon cher pot blou du Japon, si nous ne mcltons un peu
plus de retenue dans nos caresses, nous allons nous casser en
cent quatre-vingt-dix-neuf morceaux au moins.
LE POT. .
Je crois en vérité que je suis fêlé! Tu viens de me cogner
si rudement avec une de tes facettes de cristal, que j'en suis
tout étourdi.
l'armoire.
A vos places, messieiu's et dames! que tout rentre dans
l'ordre; j*'cntends nos maîtresses monter.
SCÈNE xm
BLANCHEFLOn, en elle-même.
Que fait donc le soleil dans le ciel? Les poètes ont bien
tort de lui donner un char attelé de quatre chevaux; il mar-
che aussi lentement qu'un paralytique avec ses béquilles.
ALIX, aussi en elle-même.
Ma lune chérie, soulève donc un pan de ce grand rideau
bleu et montre-moi ta petite face d'argent plus claire qu'un
bassin.
RLANCriF.FI.Ot;.
Au coucher du soleil, sur la colline. Qu'il est beau! que
je l'aime! Je suis aussi émue à sa sciiie pensée que si je le
40 THÉÂTRE.
voyais devant moi 11 m'épousera! Oli! que je suis heureuse!
ALIX.
Au lever de la lune ! 11 me semble que je ne vis que depuis
une heure. Je suis née au moment où je l'ai vu; les autres
aimées de mon existence se sont passées dans les ombres de
la mort,
BLANCIIEFI.OR.
Je me sens un trouble extraordinaire.
ALIX.
. Je ne sais ce qui se passe en moi.
LA MAIN DE BLANCHEFLOR.
Croyez-vous, Blanclieflor, que, belle et bien faite comme
je suis, tonte pleine de fossettes, les doigts si effilés, les
ongles si roses, j'aie envie de rester éternellement emprison-
née dans un gant? Le meilleur gant pour moi serait la main
d'un jeune cavalier qui me serrerait tendrement, le \Aus bel
anneau serait l'anneau du mariage.
LE SEl.N d'aI.IX.
Ce corset rigide me contraint cruellement et în'empèclie
de palpiter en liberté. Quand pourrai-je m'épanouir sous des
lèvres chéries et me gonfler de lait dans la couche nuptiale?
LES PIEDS DE TOUTES DEUX.
C'est fort ennuyeux de porter continuellement nos maî-
tresses à vêpres et à la messe; nous ne voulons plus les porter
qu'à des rendez-vous d'amour, à des fêles et à des bals ; nous
voulons fiéliller et battre la mesure, faire des entrechats et
nous diverlir de la belle manière.
I;0SA MVSTICA.
Voici longtemps que je répands mes p:irfumsaii paradis de
la virginité; sera-ce donc la main du temps qui me cueillera,
ou dois-je laisser choir une à une mes feuilles flélriessur une
terre stérile?
SATANAS.
En effet, ce serait dommage, et l'on y pourvoira.
UNE LARME DU DIABLE. 41
BLA^C1IEFL0K.
Ma sœur, j'ai fort mal à la tète; l'air de cette chambre est
brûlant, j'étûulïe. Si j'allais me promener un peu, cela me
ferait du bien. (A part.) Je tremble qu'elle ne me propose de
m'accompiigaer. ,
I AMX.
Va, ma sœur; mais, comme je me sens un peu lasse, tu
ne m'en voudras {)as de te lafsser aller seule. {Exit Blanche-
flor.) Je ne savais comment la renvoyer; maintenant, ai-
guille, accélère le pas; timbre de l'horloge, mets-toi à chan-
ter la plus belle heure de ma vie.
SCÈNE XIV
SATANAS.
Par la triple corne du plus sot mari qui soit d'ici à bien
loin ! malgré mes ailes de chauve-souris et ma célérité bien
connue, j'ai manqué arriver le dernier. Les pieds mignons
d'une fille qui va nu rendez-vous sont plus prompts qne les
ailes du grand diable lui-même, et celui qui va perdre son
âme se hâte plus que celui qui va la lui gagner, à ce jeu de dés
qu'on nomme amour dans le monde et luxure dans le caté-
chisme. Çà, prenons un air rêveur, et mettons sur notre face
cuivrée un masque de mélancolie amoureuse et de galante
impatience. Je la vois qui monte le revers du coleau , elle
semble plutôt glisser que marcher ; le désir la soutient en
l'air, lui met des plumes au talon, et ne la laisse toucher le
sol que du bout des orteils; sa face layonne de béatitude,
d(S effluves ondoyants voltigent avec ses blonds cheveux au-
tour de sa tête transparente; elle éclaire l'air qui l'envi-
roiuie, et ses yeux répercutent plutôt la lumière qu'ils ne la
re:iètenl. Comme elle court joyeusement à sa damnation! Pas
42 THEATRE.
une hésitation, pas un rogicl; et jiourlaiit, dans ses iJées, ce
(ju'elle va faire est la plus impardonnable des fautes. Mais clic
aime; elle e>t si heureuse de se perdre, de montrer à son
amant qu'elle renonce poi'r lui à sa couronne d'étoiles,
comme à sa couronne d'oranger ! Bien peu d'âmes compren-
nent ce plaisir ineffable et profond de se fermer les portes du
monde et les portes du ciel pour se cloîtrer à tout jamais
dans l'amour de la personne aimée. Cette àme qui va èlie à
moi tout à l'heure est une de ces âmes. En vérité, pour son
premier amour, elle méritait de rencontrer mieux, et j'ai
presque regret de prendre celle qui se donne si franchcment,-
si noblement, sans arrière-pensée, sans précaution. Elle ne
m'a pas même demandé mon nom, elle ne veut savoir de moi
que mon amour. D'iionneur ! si je pouvais faire usage de sacre-
ments, je l'épouserais très-volwitiers, car c't^t une brave fille.
BLANCIIEFLOR.
Vous m'attendiez ? il n'est cependant pas l'heure, et il me
semblait, comme à vous, qu'd uîlait plus que l'heure. 0 du r
cœur ! vous m'attendiez !
SATAN AS.
Je vous attends depuis l'éternité, et, si tôt que vous veniez,
jcvous attends toujours
lil.A.NCllEFLOR.
Vous dites là ce que j'ai pensé en vous voyant pour la pre-
mière fois; j'ai pensé que vous aviez bien tardé à venir,
SATANAS.
C'est que nous étions faits l'un pour l'autre ; c'est que nos
âmes sont jumelles et accouraient d'un bout du monde à l'au-
tre pour s'embrasser et se confondre. Nos âmes sont comme
deux gouttes de pluie qui glissent le long de la même feuille
de rose, et qui, après avoir cheminé quelque temps côte à
côte, se touchent d'abord par un j)oint,_puis entrcniêlentleur
cristal fraternel et huisscnt jjar ue iuruier qu'une seule et
même larme.
UNE LARME DU DI\BI.E. 43
BLA.NCIIEFLOR.
Ma goutte d'eau est une larme de joie;
SATA.NAS.
La mienne est une larme bien amère ; aucun œil mortel ii>!
pourrait en pleurer une semblable sans devenir aveuf;!e. Il
n'y a que moi qui aie pu la pleurer et ne pas en mourir.
BLANCHEFLOn.
Oh ! laisse-moi la boire.
SATANAS.
Le jus laiteux de l'euphorbe, le sang noir du pavot, l'eau
qui dissout tous les vases, excepté les vases de corne, le venin
de l'aspic et de la vipère, ont un poison moins subtil et moins
prompt.
BLA.NC'IEFLOR.
On dit qu'il y a des bouches qui sucent sans danger la
morsure des serpents et la guérissent ; est-ce que l'amour ne
pourrait guérir d'un baiser les morsures de la douleur sans
en prendre le venin?
SATANAS
Essayons.
BLANCHEFI.OR.
Sur tes yeux et ta bouche.
SATANAS.
Sur ton sein .
BLANCHEFLOR.
Pas ici; plus tard. Oh ! je t'en prie, ne vas pas croire au
moins que je veuille l'éviter ; j'irais jusqu'à toucher l'horizon
du bout du doigt pour i:io donner à toi tout entière et sans
réserve. Je ne suis pas ilc ces femmes qui s'économisent et se
détaHlent, qui donnent un jour une main à baiser, l'autre jour
le iVont ou le bas de leur robe, pour faire durer plus long-
temps l'amour par la désir. Je ne suis pas comme ces buveurs
qui ont un ilacon d'une liqueur précieuse et qui n'en boivent
qu'une lan»e tous les jours; je vide la coupe d'un seul coup
44 T11É4TRE.
et )o metfonne en une fois. Quand tu devrais m'abandonner au
bout d'une beiire, je serais satisfaite ; je serais sûre, au moins,
que tu m'aurais aimée celte heure-là, et qui peut dire qu'il ait
été véritablement aimé une heure pendant sa \'ii ? C'est le
dernier caprice de ma virginité expirante ; c'est la première *
chose que je te demande, aocorde-la-moi, je veux encore revoir
une dernière fois la petite chambre oij j'ai passé tant d'années
pures et limpides, je veux jeter encore un regard sur ma vie
de jeune fdie. Et puis j'ai sur ma fenêtre, dans une cage, une
petite colombe sauvage qui ne fait que gémir la nuit et la
jaurnée ; je voudrais lui donner sa volée avant de partii- avec
toi pour ne i)his revenir,
SATANAS.
Et ta sœur, comment l'écarter?
BLA.NCHEFLOR.
Je n'y pensais plus ; je ne pense qu'à toi maintenant ; tu es
le seul être qui existe au monde à mes yeux ; et tu fais un
désert autour de toi.
SATANAS.
Prends cette fiole, verse une goutte de la liqueur qu'elle
contient dans le verre de ta sœur, le tonnerre du ciel et le
canon de la terre gronderaient à son oreille, elle ne se réveil-
lerait pas. (a part.) C'est moi qui Tirai réveiller.
BLANCHEFLOR.
Il n'y a pas de danger pour elle ?
SATANAS.
Non ; aussitôt que la nuit noire aura jeté ses épaisses four-
rures sur ses épaules, je serai sous la fcnèlre avec deux che-
vaux ; je fiapiKîrai trois coups et tu vit;u(lras.
lU.ANCUEFLOR.
Adieu ! je te laisse mon àme.
Lxit lilancliunor.
UNE LARME DU DIABLE. ■ i5
8CÈ1VE XV
SATANAS.
Voici une jeune créature qui s'exprime avec beaucoup de
facilité et qui n'est point tant sotte que je l'aurais cru ; tudieu !
comme elle parlait d'abondance, et les beaux yeux qu'elle
avait ! Si je n'étais le diable, c'est-à-dire un personnage assez
peu erotique, je cioirais en vérité que je joue au naturel le
rôle d'amoureux, car je me suis senti au fond de moi deux ou
trois petits mouvements qui pourraient bien être de la concu-
I iscence, ou de l'amour, pour parler un langage plus harmo-
nieux et plus honnête. Mais, à propos de l'autre, je lui ai donné
rendez-vous au lever de la lune, sans songer qu'il n'y avait
pas de lune aujourd'hui.
LE BON DIEU.
Satanas, vous avez des griffes aux doigts, mais vous méri-
teriez d'y avoir des membranes, car vous êtes bête comme une
oie. Qu'allez-vous faiie? vous improviserez-vous une lune
avec un transparent de papier huilé et un quinquet deri ière,
comme on fait à l'Opéra? car il vous faut une lune.
,y SATA.NAS.
C'est une distraclion un peu forte que j'ai eue là ; c'est le
propre des grands génies d'être distraits. Vous-même avez
commis une bien plus étrange distraction lorsqu'au ciéant la
femme vous avez cru faire la femelle de l'homme. Ma bévue
n'est pas d'ailleurs fort considérable ; la chère demoiselle, le
ciel fùt-il noir comme la voûte d'un four ou l'âme d'un pro-
cureur, elle y verra la lune, le soleil, toutes les planètes avec
leurs satellites, car il n'y a pas d'éclipsé pour l'étoile d'amour.
Geprndant je serais bien aise que le sol>eJft eût la complaisance
4() THEATRE.
(le s'enfariner la physionomie pour ce soif scuiement et de
doubler su sœur, puisqu'elle est indisposée.
LE BON DIEU.
Diable! nous ne sommes pas en carnaval pour qu'on se dé-
guise ainsi ; je ne puis déranger mon soleil comme cela : je
ne l'ai fait qu'une fois en faveur de Josué ; mais je m'en vais,
pour te montrer que je suis un ennemi généreux, créer tout
exprès un météore de la couleur et de la forme de la lune ;
car je veux voir la fin de cetle comédie, et je ne veux pas
faire manquer le dénoùment pour si peu.
Tarai t un méléore.
Satan AS.
Je ne sais comment vous remercier de votre obligeance ;
mais, si vous avez jamais de l'amour j)Our (pielqu'un je vous
promets de ne pas le tenter.
SCÈNE XVI
L AUTEUR.
Je VOUS avouerai que voici déjà bien longtemps i]jue je fais
parler les autres et que je serais fort aise de trouver jour à
placer convenablement mon petit mot. Cette comédie est uni-
verselle : elle embrasse le ciel et la terre ; chaque partie delà
création y joue son rôle, depuis l'étoile juscju'à la pierre, de-
puis l'ange jusqu'au lapin. La cloche y a une langue, les bêtes
y parlent conmie des personnes et les personnes comme des
bêtes ; il n'y a que moi qui n'aie rien dit. Je ne vois pas
pourquoi ; car, si humble que je sois, je | ense (pie je })uis
me mêler à la canversation, ô cher lecteur ! et que tu n'auras
aucune répugnance à échanger une idée ou deux avec un
honnête garron. Je te confierai donc que je suis fort embar-
rassé jiour le moment, et (jue je suis entré dans uncul-desac
UNE LARME DU DIABLE. 47
dont je ne puis sortir. Ce drame, quoique certainonunî im
des [)liis beaux qui aient jamais serpenté à travers les circon-
volutions d'une cervelle humaine, renferme cependant un dé-
faîit essentiel, c'est que l'action, si action il y a, est double sans
être diflérente. Je n'aurais dû mettre qu'une jeune fille au lieu
de deux ; je me serais évité un tas d'imkoglios jilus inextri-
cables les uns que les autres, et une foule d'aparté et d'indi-
cations en petits caractères qui dérangent singulièrement
l'économie et lasymélrie de l'impression. Mais j'ai ciu naïve-
inent que, si une faisait bien, deux feraient doux fois bien;
j'espérais des effets tr^s-agréables à cause du contraste; je
m'étais pronus de faire un portrait circonstancié des deux
créatures ; je n'aurais pas omis le plus léger duvet, le si,:,nie le
plus imperceptible ; l'une aurait été blonde et l'autre brune,
ce qni me paraissait une observation de c iraclère ass.z pro-
fonde pour iiitérebS(;r vivement. Mais je n'ai pas trouvé le
moyen d'eiichàsser dans mon drame les deux descriptions que
j'avais faites d'avance d'après le vif sur deux belles peisonnes
que je connais et dont je voudrais bien faire autre chose que
des descriptions en prose poétique. On vient de voir une scène
d'amour entre Satan et Blanclieflor ; pour continuer cette
action bicéphale, il faut qu'il arrive maintenant une scène
d'amour entre Alix et Satan ;ces deux fils d'intrigues tordus
ensemble sont comme des spirales qui montent en sens inverse
dans le même diamètre et qui se rencontrent lorcément à de
certains endroits. Je n'y puis rien ; cela me prouve seulement
que l'on doit préférer pour soutenir son édifice la coloime
droite à la colonne toise, et assurément le premier drame que
je ferai sera mixtionné selon la recette d'Âristote, et aucune
des unités n'y sera violée. Maintenant, ô lecteur, je réclame
ton indulgence puur la scène qui va suivre, et, si tu trouves
qu'elle a beaucoup de ressemblance avec l'autre, ne t'en prends
qu'à l'amour et non pas à moi. L'amour est extrêmement
nionolone de sa nature et ne sait conjuguer qu'un seul verbe.
48 • THÉÂTRE.
qui est le verbe mno, j'aime, ce qui ne serait pas très-récréa-
tir pour cl'ux qui écoutent. Mais qu'y faire ?
SCÈNE XVII
SATAK.V?, dans le janliji.
Elle ne vient pas! Est-ce qu'il lui serait survenu des
scrupules? Tous les jours la chose arrive; elle arrive aussi
la nuit, quoique plus rarement. Cela commence à m'inquié-
tcr. Perdrai-je mon pari ? Je n'ai plus que deux heures de-
vant moi, et, réellement, c'est peu, tout diable que je suis.
Il faut quelquei'ois des mois entiers à ces virginités-là. Est-ce
que Blancheflor aurait eu déjà le temps de lui verser le
philtre? Je ne le pense pas. Cela ne ferait pas mort compte.
Mais j'entends son pas, plus léger que le pas d'un oiseau f
je sens son odeur, plus douce que l'odeur des noleltes.
— Alix, j'avais peur que vous ne vinssiez pas.
Al.IX.
Je suis toute tremblante. Personne ne m'a vue?
SATAN AS.
Personne. Il n'y a maintenant que les étoiles qui aient les
yeux ouverts.
ALIX.
C'est la première fois que je sors la nuit. Qu'est-ce qui
vient de renmcr deriière nous ?
SATA^AS.
C'est le vent qui lutine quelque feuille, ou un sjlphe (pu
revient se coucher au cœur de su rose.
AI.IX.
Pardonnez nïes folles terreurs , je ne devrais craindre que
(le lie pas èliy aimée de loi.
UNE LARME DU DIABLE. 49
SATAN AS.
Si tu n'as que cela à craindre, tu peux être plus biave
qu'Alexandre ou César.
ALIX.
Vous m'aimez donc?
SATANAS.
Si je t'aime !
ALIX.
Vous le dites ; ^e voudrais le croire, et je ne le crois pas.
SATANAS.
Hélas! vous ne m'aimez donc pas, puisque vous ne croyez
pas ce que je vous dis?
ALIX.
Je vous aime; le croyez-vous?
SATANAS.
Comme je crois à moi-même. Aie foi en moi comme j'ai foi
en toi.
" ALIX.
Je ne piis. Quelque chose me crie au fond du cœur que
je me perds, que lu n'es pas ce que lu parais être ; que tis
paroles mentent à tes pensées. Je vois Lien briller dans tes
yeux une flamme surnaturelle, mais ce n'est pas le feu divin,
ce n'est pas le feu de l'amour. Ce n'était pas ce regard que
j'avais mis dans les yeux du bien-aimé que je rêvais, et pour-
tant il me plaît bien mieux. Je sens qu'en marchant vers toi
je marche vers un précipice, et je ne puis m'arrêter, et je ne
le voudrais pas. Qui es-tu donc, pour avoir une telle puissance?
SATANAS.
Quelqu'un de bien malheureux !
ALIX.
Qui es-tu donc pour te dire malheureux étant sûr d'être
aimé ?
SATANAS.
Je ne te diiai ni qui je suis ni quel est mon malheur; au-
50 THEATRE.
cuiie langue humaine ne pourrait donner une idée de ce que
je souffre, aucune oreille ne doit entendre mon nom. Qu'il
le suflise de savoir que jamais femme n'a été aimée par un
homme comme tu l'es par moi. ( v pan.) Je commence vraiment
à penser ce que je dis. 0 heauté ! ton elfet est aussi puissant
sur les diabks que sur les anges.
ALIX.
Oh ! bien comme cela ! Ta voix est bien la voix des paroles
que tu dis; je te crois maintenant. 11 y a dans ta personne
quelque chose do fatal que je ne puis définir, qui m'elfraye
et me charme. On lit sur ton front un malheur irréparable ;
tu es de ceux qui ne se consolent pas, et je donnerais ma
vie pour le consoler. Je voudrais être plus belle que je ne
suis. Je voudrais être un ange, car il me semble que ce n'est
pas assez pour toi d'être simple fille des iiommes.
VIRGO IMMACLLATA, au paradis.
Satanas s'attendrit visiblement ; il vient de poser sur le
front de celle j une fille un baiser aussi chaste que s'il était
sorti du collège depuis quinze jours.
SATANAS.
0 délicieux ressouvenir des voluptés du ciel !
LE 1!0N DIEU.
Je vois d'ici se former dans le coin de son œil une perle
qui vaut mieux que celle de Cléopâtic. Azraël, rendez grâce
uu iiasard de ce que Satanas soit d'humeur platonique au-
jourd'hui. Prenez la coupe de diamant et descendez vite
recueillir cette précieuse larme ; elle tremble uu bout de ses
bils et va bientôt se détacher.
ALIX.
Je t'adore ! je suis à loi !
l'uoiu.oge de l'lteiumtic.
L'n, deux, trois.
A/RAKL.
J'arrivaTi temps; la perle allait tomber.
UNE LARME DU KlAiM.E. 51
l'horloge de l'ltëuîhté.
Quatre, ciiu], six.
SATAN AS.
C'est riicuie!.... Voilà Azraël. J'ai perdu!
ALIX.
Quoi donc? quelle est cette apparition ?
AZRAËL.
Je suis ton ange gardien. Celui-là, c'est le diable !
Alix s'évanouit.
l'horloge de l'éterjnité.
Minuit !... Elle est sauvée!
le bon dieu.
Salanas, vous avez été autrefois le plus beau de mes
anges et celui que j'aimais le mieux; tout déchu que
vous êtes, vous conservez encore quelques vestiges de ce
que vous avez été. et vous n'êtes pas totalement méclianî.
Cette larme que j'ai fait recueillir dans une coupe de dia-
mant sera pour vous un bieuvage précieux dont l'intaris-
sable fraîcheur vous empêchera de sentir les flammes dé-
vorantes de l'enfer; elle vaudra mieux que le verre d'eau
que vous demandiez. Félicitez-vous d'avoir perdu. Vous,
Azraël et Mizaël, allez retirer du monde les deux âmes que
vous aimez et les épousez sur-le-champ, de peur qu'il n'ar-
rive malheur : car Satanas est un séducteur très-habile, et
il ne sera peut-être pas toujours aussi bon diable que celte
fois-ci.
SATANAS.
Si je pouvais lui demander pardon de ma révolte! Oh!
non, jamais !
Exit.
MAGDALENA.
Pauvre Satanas ! ilme fait vraiment pitié. Est-ce que vous
ne le laisserez pas revenir dans le ciel?
b'i THEATRE.
LE BON DIEO.
L'arrêt est irrévocable. Je ne puis pas me parjurer comme
un roi de la terre.
VIRGO MARIA.
Il a tant souffert ! •
; MAGDALENA.
Laissez-vous fléchir. Vous qui êtes si bon, comment pou-
vez-vous supporter cette idée, qu'il y ait quelqu'un d'éter-
nellement malbeureux par votre volonté?
LE BON DiEU.
Dans quelque ceni mille ans d'ici, nous verrons.
1859
FIN b LWG LARMK DU DLVBt-E.
LÀ
FAUSSE CONVERSION
ou
BON SANG NE PEUT MENTIR
>SCÈNE PREMIÈRE
Un salon.
FLORINE, LE DUC, LE CHEVALIER, M. DE VAUDORÉ,
LE COMMANDEUR^ LE MARQUIS.
FLORINE.
Mes chers seigneurs, je ne puis que vous répéter ce que je
vous ai déjà dit, — ma maîtresîc n'y est pas.
LE DDC.
Ceci est de la dernière fausseté, je l'ai vue en descendant
de ma chaise, le front appuyé à la vitre de sa fenêtre.
LE CHEVALIER.
Je ne croirai qu'elle n'y est pas que si elle vient nous lo
dire elle-même.
LE DUC.
Nous prend-elle pour des créanciers, ou pour des hommes
de lettres qui viennent lui offrir des dédicaces?
54 THEATRE.
M. DE VAUDORÉ.
Nous ne sommes pas des drôles et des maroufles sans
consistance ; celte consigne ne nous regarde p.is. — Messieui's,
vous n'avez pas la vraie manière d'interroger les ^oubretlL•s.
(il tire s3 bourse.) — Ticiis, Floriue, sois fraiicliî, ta maîtresse
est chez elle ?
Fr.ORI.NE.
Oui, monsieur.
M. DE VAUDOUÉ.
Je savais bien, moi, que je la fera'S parler.
LE CHEVALIER.
Voilà qui est téroce de se celer de la sorte à des amis tels
que nous, qui n'avons jamais manqué un de.ses soupers. —
Quelle ingralitude !
M. DE VAUDORÉ.
Fais-nous entrer, petite.
FLORINE.
Votre éloquence est bien persuasive, monsieur; mais je me
vois, bien à regret, forcée de garder votre bourse sans voys
ouvrir la porte.
M. DE VAUDORÉ.
Ah çà !mais, — Florine, tu es pire (juc Cerbère: tu prends
le gâteau, et tu ne laisses point passer.
FLOai.NE.
Je connais mes devoirs.
LE DUC.
Puisque les choses en sont là, je suis décidé à faire le siège
de la maison; je vais établir un pétard sons la porte ou pous-
sei' une mine jus(jue dans l'alcôve de Célimle. Je sais où elle
est, Dieu merci !
FLOrtl>E.
Monsienr le iluc est un homme terrible !
• M. DE VAUDORÉ, à pari.
J'ai bien envie de rLloiiiiior faire ma cour à Hosimène; —
LA FAl'SSE CONVERSION. nS
i est vrai qu'elle m'a reçu fort ciiircment. — Être chassé,
ou ne" pas être ;idmis, les chances sont égales ; — je reste,
— Mon Dieu, qu'en ce siècle de corruption il est difficile
d'avoir une affaire de cœur !
Lli CHEVALIER.
Allons, Florine, ne nous tiens pas rigueur; il n'est pa»?
dans les habitudes d'être cruelle.
FI.OUI.NE.
Vous aimez vous faire répéter les choses : — ma maîtresse
est chez elle, c'est vrai, mais c'est comme si elle n'y était pas.
Madame ne veut recevoir personne, ni aujourd'hui, ni de-
main, ni après ; c'est une chose résolue; nous voulons vivre
désormais loin du bruit et du monde, dans une solitude
inaccessible.
LE DUC.
Tiaderi-di^a, — nous y mettrons bon ordre ; nous n'avons
pas envie de mourir d'ennui tout vifs. Nous poursuivrons
Célinde jusqu'au fin fond de sa Thébaïde. — Que diable !
après avoir montré à ses amis un si joli visage pétri de lis et
de roses, on ne leur fait pas baiser une figure de bois de
chêne étoilée de clous d'acier.
LE C0)1MA^■DEUR.
Célinde, la perle de nos soupers ! Célinde qui trempait î^i
gaillardement ses jolies lèvres roses dans la mousse du vin de
Cham[iagne moins pétillant qu'elle l
LE MARQUIS.
Céhnde qui chantait si bien les couplets au dessert, qui
nous amusait tant! Célinde, ce sourire de notre joie, cette
étoile de nos folles nuits!
LE CHEVALIER.
Elle se retire du monde !
LE DUC.
Elle se fait ermite et vertueuse !
56 THEATRE.
LE CHEVALIER.
C'est ignoble!
C'est monstrueux !
LE DUC.
M. DE VAUDORE.
Que faites-vous donc, ainsi claquemurées? A quoi passez-
vous votre temps?
FLOIIINE.
Nous lisons le Contrat social, et nous étudions la philo-
sophie.
LE COMMANDEUR.
Je gage que votre philosophie a des moustaches et des
éperons.
LE MARQUIS.
Célinde est amoureuse d'un nègre ou d'un poète pour le
moins.
LE DUC.
Quelque espèce de ce genre.
LE CHEVALIER.
Fi donc ! Célinde est une fille qui a des sentiments et qui
n'aime qu'en bon lieu ; c'est un caprice qui ne peut durer.
LE COMMANDEUR.
Comment allons-nous faire poiu' nous ruiner?
LE MARQUIS.
Elle avait une fantaisie inventive à dessécher en un an lu
plus riche veine des mines du Pérou. 11 faudra maintenant
Injuver nous-mêmes la manière de dépenser no're argent.
Son absence se fait cruellement sentir. Vous n'allez j)as nie
croire, tant c'est lidicule, mais il y a jjIus de quinze jours que
je n'ai rien emprunté; je ne sais que faire de mes richesses.
Tiens, duc, veux-tu ipie jeté prête mille louis?
LE nue.
Merci ; je joue du soir au matin pour jjic préterver d'une
congestion pécuniaire.
LA FAUSSE CONVERSION. 57
LE MARQUIS.
Il faut y prendre garde, c'( st grave. Vois plutôt ce gros
financier, il est bourré d'écus, de louis, de doublons et de
quadruples que son gilet mordoré a toutes les peines du
monde à contenir, il va éclater un de ces jours, il mourra
d'or fondu.
LE DUC.
Il n'y avait que Célinde pour empêcher de pareils malheurs !
LE CHEVALIER.
Qu'allons-nous faire aujourd'hui?
LE DCC.
Ma foi, je ne sais, mon cher ; je m'élais arrangé dans
l'idée de passer ma soirée chez Célinde. Du diable si j'imagine
rîcn !
LE COMMANDEUR.
Parbleu ! restons. Si Célinde ne veut pas y être, ce n'est pas
notre faute. Nous sommes ici un peu chez nous, d'ailleurs..
LE DUC
J'ai donné la maison.
LE COMMANDEUR.
Moi, l'ameublement.
LE MARQUIS.
Moi, la livrée et les équipages.
LE CHEVALIER.
Nous sommes ici en hôlel garni...
TOUS.
Par nous.
i
i LE COMMANDEUR.
Rcslon£-y.
LE CHEVALIER.
Voilà des caries; faisons un whist.
FLORIN E.
Y pensez-vous, messieurs? — Vous oubliez que vous n'clcs
pas chez vous.
58 T II i: AT HE.
LE DUC.
Au contraire, ma belle, nous nous en souvenons. — A com-
bien la fiche, monsieur le chevalier?
LE CHEVALIER.
A un louis, pour commencer.
FLORIN" E,
Messieurs, de grâce...
LE CHEVALIER.
Si lu (lis un mot de plus, Florine, l'on le fera embrasser
M. de Vaudoré, qui est aujourd'hui dans un de ses beaux jours
de laideur.
FLORINE.
Je vous cède la place, et. vais informer ma maîtresse de ce
qui se passe.
LE DUC.
Ce serait vraiment un meurtre de laisser prendre à uneaussl
jolie fille que Célinde des habitudes sauvages et gothiques;
maintenons-la malgré elle dans la bonne roule, et ne lui lais-
sons pas perdre les traditions de la belle vie élégan'c.
LE CIIEVAIIER.
La voici elle-même ; notre obstination a produit son eflct.
SCÈNE n
LES JIÈMES, CÉUNDE.
LE DUC
Ma toute belle, vous voilà donc enfin : vous voyez ici uu
duc, un marquis, un commaïKleur, un chevalier, et mèin • un
financier, (|ni se meurent de votre absence. D'où vous vient
cftlecriiaiilé tout à ïmI hjrcanienne, qui vous rend insensi-
ble aux soupirs de tant d'adoratcins? — Ce pauvre chcvalirr
eu a [teidn le peu de sens (ju'il av.iii ; il <e néglige, ne se fait
LA FAUSSE CONVERSION. 5'J
plus friser que trois fois par jour, et porte la même m mire
toute une semaine. — C'est un liomme perdu.
CÉMNDE.
Monsieur, cessez vos plaisanteries, — je ne suis pas d'iiii-
mcur à les souffrir, — et dites-moi pourquoi vous restez dicz
moi de force et malgré mes ordres? Est-ce parce que je suis
danseuse et que vous ctes duc?
LE DUC.
La violence démon désespoir m'a rendu impoli. Je n'avais
pas d'autre moyen ; je l'ai pris.
LE CHEVALIER.
Vous manquez à tout Paris.
LE COMMANDEUR.
L'univers est fort embarrassé de sa personne et ne sait que
devenir.
LE DUC.
Si vous saviez comme Vaudoré devient slupide depuis qu'il
ne vous voit plus!
CÉLINDE.
Vous voulez absolument que je quitte la place. Cette obsti-
nation est étrange; vouloir visiter les gens en dépit d'eux!
LE COMMANDEUR.
Méchante! est-ce que l'on peut vivre sans vousV
CÉLINDE.
Je vous assure que je n'ai pas la moindre envie de vous voir,
et que je ne forcerai jamais voire porte. — Retirez-vous, de
giàce; c'est le seul plaisir que vous puissiez me faire.
M. DE VAUDORÉ, à part.
0 le petit démon! — Décidément je ne lui parlerai pas de
mallamme, et je garderai pour une occasion meilleure ce pe-
tit quatrain galant écrit au dos d'une traite de cinquante mille
écus que j'avais apportée tout exprès dans ma poclie. — Je
crois, en vérité, que la Rosiraène est encore d'humeur moins
rovcclie. Il me pieud je ne sais quelles envies d'y retourner.
GO THEATRE.
LE CHEVALIER.
Cela n'est pas aimable. — Nous Iruiler ainsi, nous, vos meil
leurs amis !
CÉLINDE.
Vous n'êtes pas mes amis, — je l'espère, — quoique vous
remplissiez ma maison. Mes jours couleront désormais dans
la retraite. Je ne veux plus voir personne.
LE DUC.
Personne, à la bonne heure ! mais moi, je suis quelqu'un.
CÉLINDE.
Laissez-moi vivre à ma guise. — Oubliez-moi, cela ne vous
sera pas difficile, .\ssez d'autres me remplaceront : vous avez
Daphné, Lauriua, Lindamire, — tout l'Opéra, toute la Comé-
die.— On vous recevra à bras ouverts. — Je vous ai assez amu-
sés; j'ai assez chanté, assez dansé à vos fêles et à vos soupers;
que me voulez-vous? Vous avez eu ma gaieté, mou sourire,
ma beauté, mon talent. Que ne puis-je vous les reprendre ! —
Vous avez cru pajer tout cela avec queJques poignées d'or.
Ennuyez-vous tant qu'il vous plaira, que m'importe? D'ail-
leurs, je ne vous amuserais guère : mon caractère a changé
totalement. J'ai senti le vide de celte frivolité brillante. —
Pour avoir trop connu les autres, le goût des plaisirs simples
m'est venu. Je veux réfléchir et penser, c'est assez vous dire
qu'il ne peut plus y avoir rien de commun entre nous.
LE CHEVALIER.
C'est Célinde qui parle ainsi?
CÉLINDE.
Oui, moi. — Qu'y a-t-il doue là de si étonnant? Cela ne nie
plaît }ilus de rire, je ne ris plus. Je ne veux voir i)ersonne, —
je ferme ma porte, voilà tout.
LE COMMANDEUR.
Quel capiice singulier que d'étoiudie, au monicut de sou
plus vif éclat, un des astres les plus lumineux du ciil de l'O-
péra /
LA FAUSSE CONVERSION. Gl
CÉLINDE.
Rien n'est plus simple : je vous divertis et vous ne me diver-
tissez paî. Croyez-vous, monsieur le iluc, qu'il soit si agréable
de voir toute une foirée M. le mnrquis, renversé dans un
fauteuil, dandiner une de ses jambes; tirer de sa poclic un
petit miroir, et se faire à lui-même les mines les plus enga-
geantes?
LE DUC.
En effet, ce n'est pas for t. gai.
CÉLIXDE.
Et vous, clievalier, trouvez-vous que M, le duc, qui ne fait
que parler de sa meute, de ses chevaux et de ses équipages,
et qui est, sur tout ce qui regarde l'écurie, d'une profondeur
à désespérer un palefrenier anglais, soit réellement un person-
nage fort récréatif?
LE CHEVALIER.
C'est vrai que la conversation n'est pas le fort de ce pau-
vre duc.
CÉLLNDE.
Commaiicfeur, vous n'êtes plus que l'ombre de vous-même;
votre principal mérite consiste à être grand mangeur et grand
buveur; vous n'êtes pas un homme, vous êtes un estomac;
vous avez baissé d'un dindon, et six bouteilles seulement vous
troublent la cervelle; vous vous endormez après dîner, —
dormez chez vous.
M, DE VAUDORÉ.
Que les apparences sont trompeuses ! moi qui la croyais si
douce et si charmanle *
CÉLINDE,
Quant à M. de Vaudoré, c'est un sac d'écus avec un habit et
un jabot ; — qu'on le serre dans un coffre-fort, c'est sa place.
TOUS.
Bien dit, bien dit ; elle a toujours de l'esprit conmie un
diable.
02 THÉÂTRE.
LE DUC.
Vous ne voulez pas venir à Marly?
CÉLI.NDE.
Non.
LE CHEVALIER.
Au concert de musique qui se donne aux Menus, et où l'on
entendra ce fameux chanteur étranger.
CÉI.INDE.
iNon, vous dis-je.
LE COMHANDECR.
Il vient de m'aniver du Périgord certaines maîtresses
truffes qui ne seraient pas méchantes, arrosées d'un petit vin
que j'ai, — dans un coin de ma cave connu de moi seul ; —
venez souper avec nous.
CÉLINDE.
Non, non, mille fois non ! je ne veux plus vivre que de
fraises et de crème ; tous vos mets empoisonnés ne me tentent
pas.
LE COMMA.NDEUn.
Des mets empoisonnés, — des truffts de premier choix ! Ne
répétez pas ce que vous venez de dire, ou vous seriez perdue
de réputalion. Pour que vous teniez de somblahles [iropos, il
faut qu'il se sbit passé quelque chose d'étrange dans votre
esprit. Vous avez lu de mauvais livres ou vous êtes amoureuse,
— ce qui est de pauvre goût, et bon seulement pour les cou-
turières.
CÉLLNDK, à part.
Ils ne s'en iront pas ! — S'ils se rencontraient avec Saiut-
Alhin ?
LE DUC.
Vous hrùlez d'un amoin- épiné pour qiiclipnm de naissance
and)iguë ((uc vous n'osez p.'oduiie, — un c^iju LujJ de boulin
que, un soldat, un barbouilleur de papier. — Prenez-y garde,
(lélinde, vous ne pumez dfsctiuhe plus bas que les barons
[.A FAUSSE CONVERSION. 03
-- Il faut èlrc duclicsse ou reine pour se permettre le cn|)rice
(1 !iu la(jii,iis ou d'un poète, sans que cela tire à conséquence.
-- Voilà ce que j'avais à vous dire dans \oln; intérêt. Main-
tt-nanlje vous abandonne à votre niallieureux sort. — Mes»~ieurs,
|i li-qiie Célindc est si peu lio-pitalière aujourd'hui, venez
p:;S;er la nuit chez moi. — Nous Loirons, et, au dessert, Lin-
ci. nnii'e et Rosimène danseront sur la table un pas nouveau
; "1 c, accompagnement de verres cassés. — Madame, je mets
mes regrets à vos pieds.
M. DE VAUDORÉ.
J'avais pourtant bien envie de lui glisser monquatram.
SCÈNE III
CÉLI.NDE, scHie.
Partis enfin ! cela a été difficile. — Ils avaient ici leurs
habitudes ! ils étaient à l'aise comme cliez eux, plus que chez
eux, — Une danseuse, une fille de théâtre, cela ne gène pas.
— C'est comme un chat familier, une levrette qui joue parla
chambre. — Ah ! mes chers m irquis, je vous hais de toute
mon âme. — Étaient-ils naïvement insolents ; quel ton de
maître ils prenaient ! ils se seraient volontiers passés de moi
dans ma maison, — Mais où avais-je la tète, oij avais-je le
cœur, de ne point voir cela, de ne m'en être aperçue qu'au-
jourd'hui ? — Ils ont été toujours ainsi ; moi seule suis diffé-
rente: Cclinde la danseuse, Céiinde la folle créature, la perle
des soupers, conmic ils disent, Céiinde n'est plus ; — il e^tné
en moi une nouvelle femme. — Dc'{)uis que j'ai lu les oeuvres du
jihilosophe de GL-nève, mes yeux se sont dessillés. Je n'avais
jamais aimé. Je n'avais pas rencontré Saint-Albin, ce jeune
homme à l'unie honnèle, au cœur enthousiaste, épris des
beautés de la nature, qui chaque soir, après l'Opéra, déclame
61 THEATRE.
si éloquemment dans mon boudoir contre la corrnption des
villes, el fait de si charmants tableaux de la vie innocente des
pasteurs ! Quelle sensibilité naïve ! quelle fraîcheur d'émotion
et quelle jolie figure ! Non, Saint-Preux lui-même n'est pas
plus passionné. — S'ils avaient su, ces marquis imbéciles, que
j'adore un jeune précepteur portint le nom tout simple di
Saint-Albin, un fmc anglais et des cheveux sans poudre, ils
n'auraient pas assez de brocard-, assez de plaisanteries... Mais
le temps presse... C'est ce soir que je dois quitter ces lieux,
théâtre de ma honte... J'ai écrit à Francœur que je rompais
mon engagement. Renvoyons ces présents, prix de coupables
faiblesses. ^Eiie sonne.) Florin-e, reporte ces bracelets à M. le
duc, cette rivière au chevalier.
SCÈNE IV
CÉLINDE, SAINT-ALBIN.
CÉL1NDE-.
Enfin ! — J'ai cru que vous ne viendriez pas,
SAl.M-AI.BI.N.
il n'est pas l'heure encore.
CÉt.INDE.
Mon cœur avance toujours. — Personne ne vous a vu?
SAIST-AI.niX.
Personne. La ruelle était déserte.
CÉU.NDE.
Ce n'est pas que je rougisse de vous, — bien que vous ne
soyez ni duc ni traitant ; — mais je crains pour mon bonheur.
— Nos grands seigneurs blasés ne me pardonneraient pas d'ê-
!re heureuse.
SAhNT-ALUI.N.
Est-ce qu'ils vous enlour. nt louiours de IcMrs obsessions?
LA FAUSSE CONVERSION. 65
CÉLINDE.
Toujours. — Mais j'ai pris mon parti. — J'abandonne
pour vous la gloire, les plancjies, la fortune, ii quitte le
théâtre.
SAINT-ALBIIf.
Vous renoncez à l'Ouéra !
CÉI.LNDE.
Cela m'ennuie de vivre dans les nuages et dans les gloires
mythologiques. J'abdique ; de déesse, je redeviens femme. —
Je ne serai plus belle que pour vous, monsieur.
SAINT-ALDIN.
Comment reconnaître une pareille mnrque d'amour ?
CÉI.INDE.
Les répétitions ne viendront plus déranger nos rendez-vous.
Nous aurons tout le temps de rtous aimer.
SAIM-ALBI.N.
Oui, ma toute belle.., Vingt-quatre heures par jour, ce
n'est pas trop.
CÉLINDE.
Nous vivrons à la campagne, tout seuls, dans une petite
maison avec des contrevents verts, sur le penchant d'un coteau
exposé au soleil levant; nous réaliserons l'idéal de Jean-Jac-
ques. Nous aurons deux belles vaches suisses truitées que je
trairai moi-même. — Nous appellerons noire servante Kctly,
et nous cultiverons la vertu au sein de la belle nature.
SAIM-ALDI.N.
Ce sera charmant. Vous m'avez compris ; la vie pastorale fn
toujours mon rêve.
CÉLI.NDE.
Le dimanche, nous irons danser sous la coudrelte avec le
bons villageois. J'aurai un déshabillé blanc, des souliers plais
et un sin)ple ruban glacé dans mes cheveux.
SAINT-ALBIN.
Pourvu que vous n'alliez pas vous oublier au milieu de
f)G THEATRE.
la contredanse et faire quelque pirouette ou quelque gar-
gouillade.
CÉLI.NDE.
N'ayez pas peur. J'aurai bien vite désappris ces grâces fac-
tices, ces pas étudiés. J'étais née pour être bergère.
SAI>"T-ALBI.\.
Labourer la terre, garder les troupeaux, c'est la vraie des-
tination de l'homme... — Paris, ville de boue et de fumée,
que ne puis-je te quitter pour jamais!
CÉLLNDE.
Fuyons loin d'une société corrompue.
SAI.NT-ALBIX.
J'aurais cependant bien voulu me commander une vesje
tourterelle et quelques babits printaniers assortis à notre nou-
velle existence. Ces tailleurs de village sont si maladroit^ !
Mais qu'importe au bonlieur la coupe d'un vêlement? La vertu
seule peut rendre l'homme heureux.
CÉLIXDE.
La vertu... accompagnée d'un peu d'amour... Venez, cher
Saint-Albin.; ma voilure nous attend au bout de la ruelle.
SAI.M ALBIN.
Il faudra que j'écrive à la famille dont j'élève les enfants
d'après la méthode de V Emile qu'une nécessité impérieuse me
lorce à renoncer à ces fondions pliilosophiques.
CÉLIKDt:.
Vous aurez ]>ent-être plus lard l'occasion d'exercer vos
talents dans notre ermitage... Ah! Sainl-Albin, je ne serai
pas une mère dénaturée ;.. . notre enfant ne sucera pas un
lait' mercenaire!
Us iorlcnt.
LA FAUSSE CONVERSION . (Î7
SCÈNE V
Un niûii n\)iis. — Un ermitage près do Moiilmorcncy.
SAINT-ALBIN, CÉLINDE.
SALNT-ALtIN.
Comment vous liabillerez-voiis pom' aller à cette fèlc
cliampèlrc? 11 y aura quelques femmes de la ville. Metlrcz-
vous vos diamants?
CÉLUNDE.
Les (leurs des champs formeront ma parure. Je ne veux
pas de ces ornements fastueux, qui me rappelleraient ce que
je dois oublier. J'ai renvoyé les écrins à ceux qui me les
avaient demies.
SAINT-ALDIN.
Sublime désintéressement! — (a part.) C'est dommage,
j'aime les folles bluettes que les belles pierres lancent aux
feux des bougies. — (Haut.) Et vos dentelle;.?
CÉLINDE.
Je les ai vendues, et j'en- ai donné l'argent aux pauvreî^.
Elles se seraient déchirées aux ronces des buissonu, aux {li-
quanls des églantiers.
SAINT-ALBIN.
Des dentelles font bien au bas d'une robe.
CÉLINDE.
Irai-je traîner des falbalas dans la rosée des prairies? Un
founcau de toile anglaise rayée de rose, un chapeau de paille
iur l'oreille, voilà ma toilette.
SAINT-ALBIN.
, Il faudra vous farder un peu ; je vous trouve pfde.
W THEATRE.
CÉLINDE.
L'onde crislallinc des sources suffira pour raviver les cou-
leurs de mes joues.
?AIM-A-LDIN.
Je suis d'avis pourtant qu^une touché de rouge sous l'oeil
allume le regard, et qu'une assassine, posée au coijii de la
lèvre, donne du piquant à la physionomie... F*rendrez-vous
votre sachet de peau d'Espagne? Ces bons villageois ont quel-
quefois l'odeur forte.
CÉLINDE.
La violeite des bois, attiédie sur mon cœur, sera notre seul
parfum.
S.MM-ALBIN.
J'apprécie la violette; mais le musc et l'eau de Portugal
ont bien leur charme.
CF.LI.\DE.
Un charme perfide, qui enivre et qui trouble... La nature
repousse tous ces vains ralfinemenls.
SAIM-ALDIN.
Vous ferez comme vous voudrez, vous serez toujours jolie.
l\ prend bOH chuj)oau.
CÉLINDE.
Vous sortez encore?
SAINT-ALniN.
Je n'ai pas mis les pieds dehors depuis un siècle,
CÉLINDE.
Vous êtes resté absent hier toute la journée.
SAINT-ALUIN.
Est-ce hier que je suis allé à l'aris... pour ces affaires ([ue
vous savez?... 11 me semblait <ju'il y avait plus longtemps, i
CÉLI.NDE. l
Ce n'est pas galant, ce que vous dites Ku
SAINT-ALDIN.
Vous avez vraiment un mauvais caractèic. J'ai parlé sans
LA FAUSSE conversion; 69
intenlioii... Adieu, je vais faire un tour de promenade et
méditer au fond des bois sur la vraie manière de rendre les
hommes heureux.
SCÈNE VI
FLORINE, CÉLINDE, SUZON. • ' *
FI.ORINE.
0 U méchante bêle que cette vilaine vache rousse ! elle a
enlevé mon bonnet d'un coup de corne, et d'un coup de pied
.renversé le seau de lait dans l'élable! Nous n'aurons pas de
crème pour le fromage, et il faudrait faire deux lieues pour
s'en procurer d'autre. Vive Paris, pour avoir ce qu'on veut!
CÉLINDE, rêveuse.
Il doit y avoir opéra aujourd'hui.
FLORIKE.
Oui, et la Rosimène danse le pas de madame dans les Indes
galantes.
CÉLINDE.
La Rosimène... danser mon pas!... — Une créature pa-
reille... tout au plus bonne à fij^uror dans l'espalier.
FLORINE.
Elle a tant intrigué, qu'elle a passé premier sujet.
CÉLINDE.
Qui t'a dit cela? C'est impossible.
FLORINE.
Vous savez, ce jeune peintre décorateur qui me trouvait
gentille, je l'ai rencontré l'autre jour dans le bois, il m'a
proposé' de fuire une étude d'aibre d'après moi, et, pendant
que je posais, il m'a «aconlé toutes les histoires des cou-
lisses.
70 THÉÂTRE.
CÉMNDE.
Mais elle n'est pas seulement en dehors; elle a volé deux
balustres à quelque balcon poiu' s'en laiie des jambes.
FLORI>E.
M. de Yaudoré fait des folies |)Our elle; il lui a donné un
hôtel dans le faubourg, une aigeuleiie magnifique de Ger-
•niain, et, l'autre jour, elle s'est montrée au Cours-la-Ueine
eii voiture à quatre chevaux soupe-de-lait, avec un cocher
énorme, et trois laquais gigantesques par derrière. Un train
de princesse du sang !
CÉLINDE.
C'est une horreur! un morceau de chair taillé à coups de
serpe!
FLORINE.
Quand je pense que madame, qui est si bien faite, s'est en-
sevelie toute vive dans un affreux désert par amour pour un
])etit jeune homme, assez joli, il est vrai, mais sans la moin-
dre con-istance...
CÉLI.NDE, effrayée.
Florine, Florine, regarde!
FLORINE.
Qu'y a-t-il?
CÉLI.NDE.
Vn crapaud qui est entré par la porte ouverte, et ipii s'a-
v;in e en s;iute'anl sur le parquet.
FLORIiNE.
L'affreuse bête! avec ses gros yeux saillants, il ressendtic
à faire peur à M. de Vaudoré.
CÉLirSDE.
.}.; vais m'évanonir; Florine, ne m'abandonne pas dans ce
péiil extrême.
FLOniNE.
Où sont les jiincetles, «pie je rat(rap(i par nno i>atlc, d
que je le jette délicatement p;ii-de>siis le niiu?
LA FAUSSE CONVERSION. .71
CKIJMDE.
Prends garde qu'il ne te lance son venin à la figure.
FLORINE.
Ne craignez riep, je suis bfave. Nous voilà débarrassées d«,
ce visiteur importun.
CÉLKNDE.
Je respire. Dans les descriptions d'ermitages et de cliau-
mières, les auteurs ne parlent pas do crnpaud^qui veulent se
glisser dans votre intimité.
FLORINE.
Je l'ai toujours dit à madame, que les auteurs étaient tics
imbéciles. La campagne est faite pour les paysans et non
pour les personnes bien élevées.
CÉLIiNDE. •
Grand Dieu ! une guêpe qui se cogne en bourdonnant contre
les vitres! Si elle allait me piquer!
FLORINE.
Avec deux ou trois coups de mouchoir, je vais tâcher de la
faire tomber à terre; nous l'écraserons ensuite.
Elle tue la f:u"pe.
CÉLINDE.
"Quel aiguillon et quelles pinces! C'est affreux d'être ainsi
poursuivie par les animaux malfaisants; hier, j'ai trouve une
araignée énorme dans mes draps.
FLORINE.
Il faut bien que les champs soient peuplés par les bclcs,
jiuisqne les hommes comme il faut sont à la ville.
CKLIXDE.
11 me semble que la peau me cuit; j'ai peur d'avoir attrape
un coup de soleil, j'ai arrosé les fleurs dans le jardin sans
ficlni.
FLORINE.
La l'cau de madame est toujours d'une blancheur éblouis*
^o^nte.
72 - THÉÂTRE.
CÉi.I.NDE.
Tu trouves?
FLOP.INP.
Ce n'est pas comme celte Hosimène, avec son teint liis et sa
nuque jaune! Je voudrais avoir l'argent qu'elle dépense en
blanc de perles et en céruse.
CÉLINDE.
J'entends les sabots de Suzon qui accourt en toute hâte. Il
faut qu'il y ait quelque chose d'extraordinaire.
Entre Suzon.
SUZON.
Madame, faites excuse d'entrer comme ça tout droit, sans
dire gare, dans votre belle chambre comme dans une ctablc à
pourceaux. Il y a là un beau mossieu qui voudrait parler à
vous.
FLORINE,
Fais entrer le beau monsieur.
CÉLINDE.
Non! non!..,
FLORINEr
Cela nous amusera. — Je serais si contente û apercevoir
un visage humain !
SCÈNE Vil
CÉLINDE, FLOIUNE, LE DUC.
c^.I,l^DE.
Ciel' le duc!
FI.OIIINE.
Monseigneur' quoi ! c'est vous?
LE DUC.
Moi-même,... chai mante sauvage, je vous trouve enfin l
LA FAUSSE CONVERSION. 73
Voilà trois semaines que mes grisous batleiit la campagne
pour vous déterrer.
FLORIiNE.
Le fait est que nous étions au bout du monde.
LE DUC.
Vous me haïssez donc bien, mauvaise, que vous vous êtes
expatriée pour ne plus me voir ! A propos, voilà Tccrin que
vous m'avez renvoyé, comme si j'étais un traitant. — Un
homme de qualité ne reprend jamais ce qu'il a donné.
CÉH>DE
Monsieur !
FLORIN E.
11 n'y a que les gens de race pour avoir de ces procédés-là.
LE Dec.
Vous aviez un caprice pour ce petit freluquet ; ce n'était pas
la peine de vous enfuir pour cela. — Un homme d'esprit
comprend tout. Je me serais arrangé de façon à ne pas ren-
contrer Saint-Albin, ou plutôt il fallait me le présenter. Je
l'aurais poussé s'il avait eu quelque mérite. Une jolie fernme
peut avoir un philosophe comme elle a un carlin, cela ne tire
pas à conséquence.
CÉLINDE.
Saint-Albin a su m'inspirer l'amour de la vertu.
LE DUC.
Lui! Je n'en voudrais pas dire du mal, car j'aurais l'air
d'un rival éconduit; mais ce cher monsieur n'est pas ce qu'il
paraît être, comme on dit dans les romans du jour, ou je me
trompe fort.
> FLORINE.
Je suis de l'avis de M. le duc, M. Saint-Albin a des allu-
res qui ne sont pas claires pour un homme patriarcal et
bocager.
CÉLIKDE.
Florine..r
74 THEATRE.
LE DUC.
Ma chère Célinde, je vous aime plus que vous ne sauriez le
croire d'après mon Ion léger et mes manières frivoles. Je ne
vous ai jamais dit de phrases alambiqiiées : — pourtant j'ai
fait pour vous des sacrifices devant lesquels reculeraient bien
des amants ampoulés et romanesques. Sans parler de deux
ou trois coups d'épée que j'ai donnés et que j'aurais pu rece-
voir,— pour que vous pussiez écraser toutes vos rivales, pour
que votre vanité féminine ne souffrît jamais, j'ai engage le
château de mes pères, le manoir féodal peu|)lé de leurs por-
traits, dont les yeux fixes semblent m'accabler de reproches
silencieux. Les juifs ont entre leurs sales griffes les nobles
parchemins, les chartes constellées de sceaux armoriés et
d'empreintes royales ; mais Célinde a pu faire ferrer d'argent
ses fringants coursiers, mais sa beaulé, fleur divine, a pu
s'épanouir splendidement au milieu des merveilles du luxe et
des arts, ce joyau sans prix a vu son éclat doublé par la ri-
chesse de la monture. Et moi, l'air dédaigneux et le cœur
ravi, tout en ne parlant que de chiens et de chevaux anglais,
j'ai joui de ce bonheur si doux pour un galant homme d'avoir
réparé une injustice du sort en faisant une reine... d'opéra
de celle qui eût diî naître sur un trône.
FLORIKE.
Comme monsieur le duc s'exprime avec facilité, bien (ju'il
n'emprunte rien au jargon des livres à la mode ! — Je n'aime
pas les amoureux qui donneraient leur vie pour leur maîtresse,
et qui lui refusent cinquante louis ou la quittent pour ([uel-
que plat mariage.
CÉLIMtF.
Cher duc, ah ! si j'avais pu savoir!... llélas ! il est trop
tard... Saint-Albin m'adore... je dois finir mes jours dans
Cette retraite... loin du bruit, loin du monde, loin des succès.
I.F, DL'C.
Rcnouccr ainsi à l'art, à la gloire, à l'c^puiide se faire un
I.A FAUSSE COMYEP.SION. 7j
liotn iinnioilcl jioiir un grimaud (jui vous Ironipe, j'en suis
bùr. .. LuissCT cctlc grosse Rosimcnc luire craquer sous sou
poids les planches que vous effleuriez si légèrement du lioiit
lie votre petit pied, c'est impardonnable ! Le public a si iiiiu.-
vais goût, qu'il serait capable de l'applaudir.
CÉLINDE.
Le parterre prend souvent l'indécence pour la Yoluj)tc et
la minauderie pour la grâce.
LE DUC.
Vous n'auriez qu'à reparaître pour la faire rentrer parnu
les ligurantesà vingt-cinq sous la pièce, dont elle n'aurait ja-
mais dû sortir.
CÉLINDE.
Pourquoi parler de cela, puisque mon sort est à jamais ,
fixe?
LE DUC.
Ce sont là des mots bien solennels.
SUZON, une leUre à la main.
Madame, voilà une lettre qu'un petit garçon m'a donnée •
pour vous.
CÉLINDE.
C'est l'écriture de Saint-Albin... Qu'est-ce que cela signi-
fie ? 11 vient de sortir à l'instant : que peut-il avoir à me
dire? Je tremble... rompons le cachet. — Duc, vous per-
mettez.
LE DUC.
Comment donc!
CÉLINDE lit.
« Ma CHÈRE Céi-inde,
« Ce que j'avais à vous dire était tellement cniDarrassant,
« que j'ai pris le parti de vous en informer par une lettre.
« Vous allez m'appeler perfide, je ne fus qu'imprudent ; la
« dosliuéc qui s'acharne sur moi ne veut pas que je sois lieu-
76 TIIÉATI'.E.
« reux selon le vœu de mon cœur. — llomnic simple cl vci-
« tueux, j'étais fait pour le bonheur des cliamps, et voici qu'im
« événement, que j'aurais dû prévoir, me rap[ielle à la ville.
« — Vous savez, Célinde, que, partageant les idées de Jean-
« Jacques, je form.iis à la vertu une jeune âme dans le sein
(I d'une famile riche. Mon élève avait une sœur qui venait
« souvent écouter mes levons; comme Saint-Preux, monnio-
« dèle, mon héros, j'avais b .soin d'une Julie pour admirer la
« lune sur le lac et me promener dans les bosquets de Cla-
« rens... Que vous dirai-je ? j'imitai si fidèlement mon type
« d'adoption, que bientôt ma Julie ne put cacher que, mépri-
(( saut de vils préjugés, elle avait cédé aux doux entraine-
(( monts de la nature, et se trouvait dans la position de don-
« ner un citoyen de plus à la pairie. Les parents, s'étant
« aperçus de l'état de leur fille, me sommèrent de réparer
« l'outrage fait à son honneur, en sorte que je me suis vu
« forcé de promettre d'épouser une héiitière qui n'a pas moins
« de cent mille écus de dot... Cela n'est-il pas tout à f;iit con-
« Irariant pour moi, qui fais profession de mépriser les riches-
« ses et qui ne demande qu'un lait pur sous un toit de chaume?
« 0 Célinde! ne m'en voulez pas. Le destin impérieux m'en-
« traîne, tâchez de m'oublier : vous êtes heureuse, vous, rien
« ne vous empêche de couler dans la retraite, au sein des
« plaisirs simples, de? jours exempts d'orages.
(( Adieu pour jamais,
« Le malheureux Saim-Ai.ui.n. »
ClÎLIiNDK.
Le scélérat ! comme il m'a trompée ! Oh ! j'étouffe de dou-
leur et de rage!
LK DUC.
(Ju'est- e donc?
CiLIiNDE.
Lisez.
La rVUSSE CONYERSIOri 77
LE DUC.
Cela n'a rien qui m'étonne. Les gens romanesques lonl lou-
joui-à des folios avec les riches héritières.
FLORINE.
I Celait un gueux, un libertin, un hypocrite ; je né Pai ja-
mais dit à madame, mais il m'embrassait toujours dans le
corridor sombre, et si j'avais voulu... Heureusement j'ai des
principes.
CÉLINDE.
Et j'ai pu le préférer à vous !
LE DUC.
Tant pis pour lui s'il ne ressemblait pas à votre rêve.
FLORINE.
Maintenant nous n'avons plus de raison de rester dans les
terres labourées ; si nous retournions un peu voir en quel état
e>t le pavé de Paris?...
CI-LINDE.
Adieu, marguerites à la couronne d'argent, arômes du foin
vert, fumées lointaines montant du sein des feuillages, ramiers
qui roucoulez sur la pente des toits couverts de fleurs sauva-
ges ; mon cœur a connu des plaisirs trop irritants pour pou-
voir goûter votre charme doux et monotone.
LE DUC.
Votre églogue est donc terminée ?
CÉLINDE.
Oui. — Donnez-moi la main et conduisez-moi.
LE DUC.
J'ai précisément ma voiture au coin de la roule.
FLORINE.
Vivat ! Pour une soubrette, il vaut mieux porter des billets
doux aue traire des vaches.
Ils sortent.
78 THEATRE.
SCÈNE VIII
Le foyer do li danse de l'Opéra.
LA ROSIMÈN'E, LE COMMANDEUR, LE CHEVALIER, M. DE VAUDORE,
L'AVERTISSEUR.
LA nOSIMÈXE.
Cet imbécile de Champagne qui n'a pas mis d'oan dans
mon arrosoir !... J'ai manqué choir eu faisant des battements.
Ma place étuit claire et luisante comme un parquet ciré !
M. DE VAUDORÉ.
Je ferai bâtonner ce drôle en rentrant.
LE CHEVALIER.
Mademoiselle Rosimène est mise avec un goût exquis.
LA RO-IMÈiNE.
Ma jupe coûte mille écus. M. de Vaudor^î fait bien les cho-
ses.
LE COSIMANDEUR.
Nous irons souper chez vous après le ballot. J'ai envoyé ce
motin une bourriclie de gibier et la recette j)Our les cailles à
la Sivry.
LA ROSIMÈNE.
Ah ! j'adore le gibier.
LE CHEVALIER, ^ part.
Elle adore tout !
LA ROSIMÈNE.
Je ne suis pas bégueule comme Célinde, moi ; je mange et
je bois, c'est plus gai.
LE COMMANHEL'R.
A propos... que devient Célinde ?
LA FAUSSE CONVERSION. 79
M. nE VAUDORÉ.
Elle se li\Te aux plaisirs champêtres, et se nourrit de crème
clans une laiterie suisse.
LE COMMANDEUR.
Mauvaise nourriture qui débilite l'estomac! c'est assez de
tcter quand on est petit enfant.
I.A ROSIMÈNE,
Je préfèreles fortifiants, les mets relevés. Après ça, Célindë
a toujours eu des idées romanesques. Elle avait le défaut de
lire. Je vous demande un peu à quoi ça sert?
LE CHEVALIER.
Rosimène, vous êtes ce soir d'une verve, d'un mordant;
c'est incroyable comme vous vous formez !
LA ROSIMÈÎSE.
Je dois cela à mon gros vieux Crésus. — Il me paye des
maîtres de toutes sortes. Je ne les reçois pas, mais je leur
donne leur cachet, et c'est comme si j'avais pris ma leçon.
M. DE VAUDORÉ.
Elle deviendra une Ninon, une Marion Delorme, une Aspa-
sie! — Je ferai les fonds nécessaires.
' l'avertisseurT'
Madame, on va commencer.
LA rosimè.ne.
C'est bon ; c'est bon... Le public peut bien attendre. Il faut
que je me mette en train. Je n'ai pas travaillé aujourd'hui.
SCÈNE IX
LES MÊMES, CÉLINDE, LE DUC.
CEI, INDE.
Ma chère petite, ne vous éc haulfez pas si fort. Votre corsage
est déjà tout mouillé de sueur.
80 THEATRE.
TOUS.
Célinde !
CÉLINDE.
Vous ne dansez pas ce soir ; je reprenls mon service.
' L\ ROSIMÈNE.
C'est une hidignitt'; c'est une horreur ! .l'ai des droits que
je ferai valoir; et mon costume, qui me coûte les yeux do la
tête !
CÉLI.NDE.
Cela regarde M. de Yaudorc.
LE CHEVALIER, s'avançant vers Célinde.
Est-ce à votre ombre que je parle, Célinde? En tous cas,
on n'aurait jamais vu plus gracieux revenant.
CÉLINDE.
C'est bien moi, chevalier. Commandeur, je vous invite pour
ce soir. Nous ferons des folies jusqu'au malin ; je tâcherai que
vous ne vous endormiez pas.
LE CO)IMA>"DEUR, quiltanl la Roiimène.
Je serai plus éveillé qu'un cmerillon.
CÉLINDE.
Marquis, j'ai à me faire pardonner bien des torts. J'ai
calomnié l'autre fois votre esprit et vos mollets. — Venez, je
serai charmante comme une coupable.
LE MARQUIS. 11 passe du côté de Célinde.
Un sourire de votre bouche fait oublier bien des paroles
piquantes.
CÉLINDE, à part.
Lui prendrai-je son Vaudoré? Non, il est trop laid et trop
bcte. Laissons-le-lui ; la clémence sied aux grandes âmes.
L'AVERTISSEUR.
Madame, c'est à vous.
CÉLINDE.
Adieu, messieurs, à bienlùt... Duc, venez me prendre après
mon pas, — vous me conduirez chez moi.
LA FAUSSE CONVERSION. 81
LE CHEVALIER.
Je VOUS avais bien dit que ces bergeries-là ne dureraient
()oint... Bon sang ne peut mentir.
184G.
FIN PE LA FAUSSE CONVKRSWW-
L'AMOUR SOUFFLE OU IL VEUT
COMÉDIE EN 5 ACTES ET EN VERS
(Fragment inédit.)
ACTE PREMIER
Un salon ouvrant sur une serre.
SCÈNE PREMIÈRE
GEORGES, DAFNÉ.
GEOnCES.
Ces bruyères du Cap sont toutes (léHeuries ;
Otez-les.
DAFNÉ.
Oui, monsieur.
GEORGES.
Sous ses p;rappes flélries,
Ct; lilas blanc de Perse a l'air le plus piteux ;
Arracliez-Ie.
DAFNÉ.
C'est fait.
84 THEATRE.
GEORGES.
Je ne vois, c'est honteux,
Dans ceTieu que mon cœur voudrait plein de merveilles;
Qu'un printemps négligé fait de fleurs déjà vieilles.
DAF.NÉ.
Des fleurs de ce matin !
GEORGES.
Qu'on dirait tl'hier soir,
J'ôte aux mains de Dickson la bêche et l'arrosoir.
Un autre désormais prendra soin de la serre.
Pour mon Eve, il me faut un paradis sous verre
Ce salon est affreux.
DAF.NÉ.
Ce salon tout doré ?
GEORGES.
L'architecte est un sol et je le changerai ;
Il ne m'a pas compris; c'est froid, vide, sans Ame :
Un salon de banquier et non de jeune femme.
DAFNÉ.
Monsieur est difljcile.
GEORGES.
A mon rêve d'amant
J'aurais voulu pouvoir construire un nid charmant.
Ce luxe est sans esprit, ces tentures sont bêles ;
Pourquoi les tapissiers ne sont-ils pas poètes ?
Mon Dieu ! que ces rideaux font de stupides plis !
Il aurait fallu là des pétales de lis,
Et non ce lourd damas à vingt-cinq francs le mètre.
A la place indiquée, a ton eu soin de mettre
Le piano d'Érard et les partitions ?
DAFNR.
Oui.
GEORGES.
Les livres sont-ils rangés sur les rayons
L'AMOUR SOUFFLE OU IL VEUT. 8D
DAFNÉ.
Tout est prêt.
GEORGES.
Bien. Allez dire à mademoiselle
Que j'attends au salon qu'il fasse jour chez elle.
SCÈNE il
GEORGES, PAUL.
PAUL.
Personne ! — Un vrai palais des contes de Perrault,
Et je vais d'un baiser éveiller en sursaut,
Dans la tour oiî l'enchaîne un sommeil léthargique, "
Le belle au bois dormant de ce logis magique.
Diable ! quelqu'un !
GEORGES.
Un homme ! à cette heure, en ce lieu !
Que faites-vous ici, monsieur? Parlez, mordieu !
PAUL.
Oui, mais n'étranglez pas l'orateur dès l'exorde.
Tiens ! Georges !
GEORGES.
Paul ! avec une échelle de corde,
En paletot, couleur de muraille. — Chez qui,
Par cette ascension de madame Saqui,
Croyais-tu pénétrer ? — Toujours trop prompt à naître,
Gageons que ton amour s'est trompé de fenêtre.
PAOL.
Tu sauras tout. — Ta main.
GEOr.GES.
Mes bras te sont ouverts.
86 THEATRE.
PADL.
Cher ami !
GEOrsGRS.
D'où viens-tu?
PACL.
Jeviens... deruniYors.
Comme Ulysse, j'ai vu les villes et les hommes,
J'ai perdu des cheveux et j'ai gagné des sonmics.
GEORGES.
Depuis six ans ton front s'est un peu déplumé.
PAUL.
Pour avoir trop souffert, pour avoir trop aimé !
Les neveux ont toujours un oncle qui les mate ;
Le mien m'a revêtu d'un frac de diplomate ;
J'étais né pour porter l'habit bleu de Werther.
GLORGES".
Ce costume, en effet, t'eût donné fort grand air,
Avec la botte à cœur et surtout la culotte ;
J'aurais voulu te voir auprès d'une Lololte
Te disant : « 0 Klosptock ! n
PAUL.
Tu ris, mauvais sujet,
Mais l'unique bonheur auquel mon cœur songeait
Était un pur amour, à la mode allemande.
Pour une vierge blonde, aux doux yeux en amande,
Parlant de clair de lune et de vergiss-meiiwiichl.
Mon rêve, je le vis, un soir, chez Metternich,
Oui walsait, à deux temps, avec un fcld-zcugmcstro,
Derçant sa nonchalance au rhythmc de rorciiestrc.
Au second tour, ses yeux dans les nirens avaient lu
Kt notre mariage allait être conclu,
Quand mon gouveriiQuieut, dans sa faveur maussade
Pour me faire avancer, me changea d'ambassade:
Il fallut quitter Vienne et me rendre à Madrid.
L'AMOUR SOUFFLE OU IL VEUT. 87
J'aurais été constant, mais l'amour s'amoindrit
Quand l'objet adoré demeure à Imit cents lieues;
A la fin j'oubliai les petites fleurs bleues
Et la walse et Schubert, — héros de Florian,
Némorin obligé de vivre en don Juan.
Je faussai ma parole; hélas ! ccs'Madriiènes
Savent si bien poser, au bord de leurs grands peignes,
La mantille de blonde ! Elles ont de tels yeux
Que le noir de l'enfer y vaut l'azur des cieux !
Casilda n'était pas jaune comme une orange,
Mais elle était charmante et d'une grâce étrange.
J'envoyai des bouquets et j'offris des bonbons ;
Je fis en espagnol des vers qu'on trouva bons.
Un beau soir, je risquai mon aveu. — D'im air tendre.
Sans me répondre rien, elle d.iigna me tendre
L'œillet rouge piqué dans ses (heveux de jais,
Et je formais déjà mille riants projets.
Quand la fortune iiifàme, el qui de moi se joue,
Fit sur mon pauvre cœur encor passer sa roue.
Une seconde fois, ce bonheur désastreux,
Qui me poursuit partout, m'empêcha d'être heureux r
J'avais fait un rapport, plein de phrases banales,
Sur quelques questions internationales ;
Le ministre charmé me nomma, le bourreau,
Plénipotentiaire à Rio-Janeiro.
Je refusai, disant ma poitrine affectée.
Mais ma démission ne fut pas acceptée;
Mon oncle prétendit que cela n'était rien,
Et ne me cacha pas qu'il laisserait son bien,
A des sociétés pour le rachat des nègres.
Ou pour l'engraissement des danseuses trop maigres,
Si je ne m'empressais, par le premier steamer.
D'aller représenter mon monarque outre-mer.
Ce sont là des chagrins qui font chauve avant l'âge.
THEATRE.
GEOr.GES.
Officiellement forcé d'être volage,
Pauvre Paul, je te plains ; mais je voudrais savoir
Ce qui m'a procuré le plaisir de le voir,
Avec elïraclion,'brisde vitre, escalade,
Menus détails qui font en panier à salade,
De Mazas au palais se promener les gens
Quand ils ont par hasard été vus des sergens.
PADL.
Je t'expliquerai tout. — Martyr diplomatique.
Pour ce poste malsain et trop lransatlanti(iuo,
Je partis et mes pleurs tombaient au gouffre amer,
Du bord oiî me pencliait un afiVeux mal de mer.
Casilda ! vainement j'évoquai ta pensée;
Mon amour se noya pendant la traverscc.
A SOS serments cncor mou faible cœur manqua.
Va bientôt je devins é[iris d'une Ourika.
— La Vénus de Milo copiée en ébcne, —
Un astre aux rayons noirs !
GEOnCES.
Je icmarque avec peine,
Paul, que ton idéal, blond primitivement,
En courant les chemins s'est lullé diablement,
A l'Allemande rose, à l'Espagnole brune.
Succède une Africaine au teint couleur de prune \
PAUL.
C'est le gouvernement qu'il en faut accuser.
Ce nœud un coup du sort vint encore le briser.
Une lettre me vint, de cent timbres salie.
Qui m'annonçait la mort d'un oncle... d'Australie,
Une variété d'oncle à succession.
Imaginée exprès pour ma damnation.
Je reconnus bien là mon giiignon ordinaire;
Mais le défunt était six fuis millionnaire.
L'AMOUR SOUFFLE OU IL VEUT. ^9
J'interrompis tout net mon roman africain,
Et par le Washington, clij)per américain,
Libre à jamais du joug de la diplomatie,
A Melbourne j'allai chez Brown et Mackensiii,
En bons sur l'échiquier, poudre et pépites d'or,
Prendre possession du monstrueux trésor.
N'est-ce pas désolant?
GEORGES.
Oui, ton malheur me navre.
PAUL.
Un autre paquebot me pose au qnai du Havre
Oii l'express me reprend et me jette à Paris.
Désabusé de tout, l'âme et le cœur flétris.
En arrivant, je cours à ta demeure ancienne;
La porte était fermée et close la persienne.
Je fais quatre cents tours au boulevard de Gand
Où passe chaque soir quiconque porte un gant ;
Pas de Georges, et rien qui me met sur ta piste.
Chacun disait son mot : tu l'étais fait trappiste,
Tu t'étais engagé comme simple spahi
Pour des peines d'argent ou quelque amour trahi.
Ceux-ci te prétendaient mari d'une négi'esse,
Ceux-là gendarme en Chine ou bien corsaire en Grèce,
D'autres marchand de peaux de lapin au Congo.
GEORGES.
Tout cela ne dit pas pourquoi, bel hidalgo,
Par l'échelle enlevée aux balcons des Lucindes,
Sur les murs mitoyens, en plein jour, tu te guindés.
Au risque de tomber sur un mari jaloux
Ou de rester le pied pris dans un piège à loups.
PAUL.
N'ayant pas une pierre oii reposer ma tète,
D'un hôtel de garçon je m'étais mis en quête,
Et j'errais au hasard, par ce quartier perdu,
90 THEATRE.
Le nez en l'air, lisant chaque écriteau pendu :
J'avise une maison de celle-ci voisine.
Tu vois — ce fronton grec qui là-bas se dessine, —
Tranquille j'y vivais depuis quelque huit jours,
De compagnie avec un pot de graisse d'ours,
Deux flacons d'eau de Lob et d'huile alhénienne ;
Ma mèche de cheveux napoléonienne
S'épaississait déjà sur mon front mieux garni ;
La froîcheur revenait à mon teint rajeuni
Et le calme du cœur dans mon àme apaisée,
Quand je vis, m'accoudant uu jour à la croisée,
Dans le jardiu voisin où plongeait mon regard,
Assise sur un banc, et lisant à l'écart.
Une fée, une grâce, un astre, une merveille !
Rose comme Psyché quand l'Amour se réveille.
Blanche comme la neige au sommet du mont Blanc,
Qi^ii tournait les feuillets d'un pouce nonchalant,
Et semblait dans le ciel oîi son œil bleu se lève.
Suivre, à travers l'auteur, sa pensée ou son lève !
— C'était mon idéal, mais le vrai cette fois, —
J'envoyai des baisers avec le bout des doigts,
Et lançai des poulets que le vent sur son aile
Emporta par-dessus la plaine de Grenelle.
GEOnCES.
Elle te remarqua sans doute et lu lui plus.
l'.VL'I..
Hélas! non ; au jardin elle ne revint plus.
Le cerbère tenté montra des crocs de dogue,
I.;i duègne refusa mes louis d'un air rogue ;
Il fallut en venir alors aux grands moyens,
Danser la cachuclia sur les murs mitoyens.
Se suspendre à l'échelle en galant de Séville
Pour venir se planter devant la jeune fille.
Dans la pose classique, une main sur le cœur,
I/AMOUR SOUFFLE OU IL VEUT. 01
El lui dire... lu sais... la phrase de rigueur.
Non sans m'être écorclié sur les tessons de verro,
Je descends... j'aperçois une porte de serre,
J'entre ; je m'oriente et tombe entre tes bras
Par un imbroglio que tu m'expliqueras.
Suis-jc ici chez toi, George, ou bien suis-je cliez elle?
Et quel est le secret que ce logis recèle ?
OiJ, franchissant un mur et faisant un délour,
Je trouve l'amitié quand je cherchais l'amour !
J'ai bien peur qu'il ne faille encore que je parte.
GEORGES.
/^este... tu sauras tout...
SCÈNE m
GEORGES, PAUr, ANTOINE.
ANTOINE.
Monsieur...
GEORGES.
Qu'est-ce?
ANTOINE.
Une carte
GEORGES.
Donne...
ANTOINE.
D'un étranger qui désire savoir
Si monsieur est visible et le peut recevoir.
GEORGES.
F;Ord Clarence Dnrley, duc et pair d'Anple(crrc.
Tu le connais ?
PAUL.
Beaucoup. Ce fut dans le cratère
: TIIEATI;E.
Du Vésuve qu'eut liou la |irésen(aliorî,
Par un tiers avec nous faisant l'ascension.
Noire amitid devint bientôt assez étroite ;
C'est le cœur le plus noble et l'ànie la plus droite,
Joints au plus vifesprit qu'on puisse rencontrer.
Un parfait gentleman.
GEORGES.
C'e^l bien, failes entrer.
SCÈNE rv'
GEORGES, PAU,, ANTOINE, LORD DURIEY.
ANTOINE.
Lord Durley !
l'AUL, s avançant vers lo nouveau venu.
Laiïsez-nioi piésenler, clier Clarencc,
Mon ami d'Angleterre à mon ami de France: •
— Lord Clarence Durley, — comte Georges d'Elcy. —
GEORGES, saluant.
Myloid...
LORD DUIU.EY, m-mo jeu.
Monsieur... pardon... mais... je cliercliais ici
Monsieur d'Klcy le père, et je vois un jeune lioninie...
GEORGES.
De ce nom, par malheur, nul que moi ne se nomme.
— A Votre Grâce, puis-je être agréable en rien ?
LOr.D DURLEV.
Faites-moi la faveur d'un moment d'entretien.
GEORGES.
Très-volontiers.
PAUL.
Faut-il que je balte en relrait'î?
L'AMOUR SOUFFLE OU IL VEUT. 95
LORD DUnLEY.
Non, Paul, restez, — je sais votre amitié discrète :
(a Georges.)
Vous êtes le tuteur de miss Lavinia?
GEORGES, surpris et troublé.
Quel démon ou quel Irailre ainsi le renseigna?
Oui, mylord ; mais ce nom qui vous l'a fait connailrc2
PAUL, à part.
Sur le jardin de George aurait-il sa fenêtre !
LOHD DLT.LEV.
Un pur hasard. — J'étais, en simple désœuvré,
Pour y voir les tableaux, dans une église entré,
A cette heure oiî toujours la solitude y règne ;
Une jeune personne, à côté de sa duègne,
S'était agenouillée et priait au saint lieu.
— Oii je venais pour l'art, elle venait pour Dieu. —
Son beau Iront, ses cheveux en bandeaux sui ses tempes
La faisiiient ressembler aux vierges des eslampes
Dont elle avait 1 1 douce et tranquille fierté ;
Vrai type italien à Paris tran?po; lé.
Sans qu'elle m'a[)erçût, car la nef était sombre,
Elle sous un rayon, et moi voilé par l'ombre;
Je contemplai longtemps son front pin*, que le jour,
En le dorant, semblait dé-igner à l'amour.
Tout en la regardant, mon âme sentait fondre
Cet ennui froid et noir comme un brouillard de Londre,
Et que j'ai d'Angleterre en France rapjwrté.
Mou cœur, d'entre les morts, était ressuscité !
Son oraison finie, elle ajusta sa mante
Et sortit à pas lents, sérieuse et charmante.
Jusque sous le portail, de loin je la suivis ;
Un coupé l'attendait aux marches du parvis ;
Mais si rapidement que partit la voiture.
Moi, je tenais un fil pour nouer l'aventure.
<ji tiieati;e.
Depuis je l'ai revue à Saint-Gormain-des-Piés
Examinant les murs de fresques diaprés
De l'œil intelligent dont regarde une artiste,
Mais elle ne sait pas seulement que j'existe.
PAUL, ù pari.
Le sort de la bataille à prévoir est aise
Entre ton omonr cliauve et cet amour frisé.
LORD DURLEY.
Sous la voilette bleue et la capote verte,
J'avais pu reconnaître, heureuse découverte !
Près de la belle enfant, miss Lucy Caméron,
Chez ma sœur autrefois lectrice et chaper,pn,
A (jui je paye encore une petite rente,
— Chose en soi naturelle et fort indifférente ;
Mais en touchant la somme hier, elle signa :
Reçu tant. Miss Lucy, chez miss Lavinia.
Par l'indication de sa nouvelle adresse.
Donnant, sans le vouloir, celle de sa maîtresse,
Et ce renseignement qui les renferme tous.
M'a fourni le moyen d'arriver jusqu'à vous.
. GEORGES.
Ce récit est vraiment très-poéti(iue et montre
Votre talent à peindre une heureuse rencontre ;
Mais quel -en est le bul ?
PAUL, à pan.
D'ici je le prévois.
I I.OUD DURLEV.
Monsieur d'Elcy, j'ai dû me marier trois fois,
Et trois fois s'est rompu ce projet éphémère :
La première, ce fut à cause de la mère,
La seconde du père, et la troisième enfin
De la tante, de l'oncle et du petit cou'^in.
Je u'ainic pas du tout lu famille... des autres.
L'AMOUR SOUFFLE OU IL VEUT.
l'AUL.
Aies penchants sociaux lù-dessus sont les voues.
LORD DURLEY.
Lavinia n'a pas de parents ?
GEORGES.
Non, myloru.
Mais vous parlez en sphinx, et j'ai beau faire effort,
Pour moi, tout ce discours est un profond mystère.
LORD DURLEY.
j'ai vingt-six ans, — je suis duc et pair d'Angleterre,
Et je porte de gueule à trois léopards d'or,
Avec cette devise: Ex sanguine splendor.
J'ai tout ce qu'ici-bas l'homme rêve ou désire :
llotel dans le West-End, manoir dans le Yorkshire,
Villa de marbre blanc au bord du lac Majeur,
Et l'été, quand me pousse un instinct voyageur,
Un yacht de bois de teck, dont je jette l'amarre,
Aux rives de Ceylan ou de Castellamare.
Si vous ite voyez pas, comte Georges d'Elcy,
Pourquoi, moi, lord Durley, je vous dis tout ceci.
C'est que votre pupille est jeune, belle, seule,
Sans cortège de père, ou de (ante, ou d'aïeule,
Et que je viens ici par le plus droit chemin.
En loyal gentleman vous demander sa main.
GEORGES, .
Je repousse à regret une offre qui l'honore,
Lavinia n'est pas à marier... encore.
LORD DURLEY.
Pour qu'elle le devienne, il suffit d'un époux.
PAUL, à pari.
Il garde son trésor comme un griffon jaloux.
GEORGES.
Elle est trop jeune.
96 THÉÂTRE.
LORD DIRI.EY.
Elle a Seize ans bientôt, cher comte.
Et l'amour sur ses doigts en souriant les com|ile.
PAUL, à pari.
Cardillac ne veut pas lâcher son diamant.
LORD DIRLEY.
Elle ne peut rester fille c-ternellement,
A voir pâlir sa joue et sa beauté décroître,
Et votre intention n'est pas qu'elle entre au cloître?
GEORGES.
Ce n'est pas une affaire à conclure en un jour.r
LORD DURLEY. \
Non, mais en attendant je puis faire ma cour.
Quelle objection faire à ma demande? aucune;
Ilonoiabililé, rang, titre, âge, fortune,
J'ai tout ce qu'on exige, et je puis sans orgueil.
Frapper à toute porte, étant sûr dti l'accueil.
- ' GEORGES.
Lavinia ne voit ni ne reçoit personne.
LORD DURLEY.
Ail ! je devine. — Ainsi que plus d'un le soupçonne,
Vous êtes marié — morganatiquement
Et chez vous, le tuteur prête un masque à l'amant:
J'y songe tard! Pardon pour tant de malidrcsse.
Le tuteur est amant, la pupille est maîtresse !
Et, Rosine changeant ks groupes du tableau.
Du comte Almaviva rit avec Bartholo.
Dans un bonheur caché j'entre et je le dérange.
Pardon !
GEORGES.
Que dites-vous! ma pupille est un ange.
Pure comme celui qui veille à son côté ;
Elle en a l'innocence ainsi que la beauté.
fAMoUR SU'UFFLE OU iL VEUT» ^1
iORO DURLEY.
>'cn crois voire parole et ses yeux francs où brille
Une honnête nertc de chaste jeune fille ;
Si f^on cœur n'a pas fait poar mon malheur, uii^lioix.
Je demande sa main une seconde fois.
GEOr.GES.
Une seconde loi^, ^noi, je vous la refuse.
I.OP.D DUnLEY.
AFors, ne soyez pas surpris, monsieur, si j'use
Dos armes que fournit l'arsenal amoureux
•Conti'e l'entêtement des tuteurs rigoureux
J'y déterrerai bien quelque vieux stratagème
Pour voir Lavinia, lui dire que je l'aime
Et, mettant à ses pieds ma fortune et mon nom,
Savoir si, comme vous, elle répondra non.
Ceouges.
Je vous empêcherai.
lord durlev.
Ce sera difficile.
Un tuTeur ne peut pas s'qucstrer sa pupille;
Elle habite un hôtel et non pas une tour,
Avec pont-levis, l;£i'Se et fossés tout autour,
Et, comme au temps jadis, y fùt-elle murée,
Je n'aurai de repos que l'en ayant tirée.
— Une clef d'or croclietteunc porte d'airain;
Si la porte tient bon, je creuse un souterrain,
Et si la sape manque, à temps contre-minée.
Je descends par le toit ou par la cheminée.
GEORGES.
Je renverrai plutôt au bout du monde. '
PAUL, à part.
Bien!
LORD DLRLEY.
J'en suis charmé. — Je suis 1;: roule, car j'en vien.
0
J8 TIlÉATIiE.
Oli! nous autres, Anglais, lorsque par nneiiléc,
Nous avons la cervelle ou l'àme possédée,
Nous allons jusqu'au bout de noire entêtement.
Et nous devenons fous malhéniatiquement.
Les jours de fine pluie où le ciel gris tamise.
Ce spleen qui fait courir aux ponts de la Tamise,
Chercher les pistolels dans le fond des tiroirs,
Ou, comme Casllereagli, repasser ses rasoirs,
11 faut pour nous sauver quelque étrange manie,
Quelqu'entreprise folle et qu'on veut voir finie,
Quelqu'amour insensé donnant une raison
De remettre à demain noyade ou pendaison ;
Heureux quiconque alors se crée un but à <;uivrc'
Eh bien, moi, j'ai trouvé mon prétexte de vivre.
Lavinia ! — J'étais lugubre, — il avait j)lu
Et j'allais, comme on fait d'un roman déjà lu,
Dans un accès d'ennui, sans cette circonstance,
Au chapitre vingt-six jeter mon existence.
J'ai repris le volume et j'irai jusqu'au bout,
Car l'héroïne a mis de l'intérêt partout.
GEORGES.
Biffez Lavinia de ce charmant poëme,
Mylord.
LORD DURLEV.
Pour quoi motif?
GEORGES.
Eh ! parce que je l'aime !
Avec ce beau sang-froid, courtoisement moqueur,
Ce que vous demandez, c'est mon sang, c'est mou cœur,
Mon âme, mon trésor, mon rêve, ma chimère,
Plus qu'en prenant la fille on n'enlève à la mère.
LOUI) DIÎRI.KY.
Eh bien, épousez-la piiisfpi'il en esl ainsi ;
Qu'elle soit, devant tous, la comlc^s« d'Elcy.
I/AMOUR SOUFFLE OU IL VEUT. 90
Et ne l'exposez plus par un litre équivoque,
Aux brusques passions que sa beauté provoque.
Pourtant j'aurais voulu, plus rayonnante encor,
Sous l'iierniine ducale et la couronne d'or,
La voir, lady Durley, dans son carrosse à glace.
Allant au Drawing room de Bucliingham's palace !
Le Times à l'article : « High life and fasition, »
Eût conté longuement sa présentation,
El doublant sa beauté de toute ma richesse,
J'eusse fait à la reine envier ma duchesse.
Mais vous avez. pour vous l'antériorité ;
I.OIID DUULEV.
"Cependant il me vient un scrupule suprême ;
Est-il sur que vraiment Lavinia vous aime,
Avez-vous échangé de mutuels aveux
Ou l'espoir seul tout bas répond-il à vos vœux ?
GEORGES, à part.
Dans mon cœur il éveille une angoisse mortelle :
M'aime-t-elle en effet? — (iiaut.) Un6 insistance telle
Me gêne.
LORD DURLEY.
Un galant homme, en cette extrémité,
Doit même à son rival toute la vérité ;
Pour moi qu'un non condamne et qu'un oui fait remiîlre.
C'est une question de ne pas être ou d'être.
GEORGES.
Sur riionnenr, je ne puis dire que mon amour.
Dans le vrai sens du mot, soit pny»'; do retour.
100 THEATRE.
LOÎ\D DDr.LE\\
Eclaircissoz ce point, et je viens dans une heure,
Savoir de vous s'il faut que je vive ou je meure,
GEORGES.
Ne revenez, milord, ni ce soir, ni demain,
Car jamais, moi vivant, vous n'obtiendrez sa main.
LOHD DLRi.EV,
Pourtant, si sa réponse à vos vœux est contraire?
geo:;ges.
Je la refuserais même alors à mon frère,
Si j'en possédais un qui d'elle fut épris,'
Et verrais sans pitié ses larmes et ses cris.
LOr.D DURLEV.
Vous dépassez le Turc en fait de jalousie,
j'agirai.
GEORGES.
, Voyez-vous, j'aime avec frénésie
D'un amour aujourd'hui plus grand encor (ju'hier,
Vaste comme le ciel, profond comme la mer.;
Ce n'est pas la banale et passagère ivresse
Qu'inspire à tout jeune homme une belle maîtresse!
Oh! que non pas, — mais bien l'ardente affection
Que le créateur porto ù sa création,
Le père à son enfiint, l'auteur à son poéine,
L'avare à son trésor, le dévot à Dieu même.
Vous parliez de mourir! De mon espoir sevré.
Ce n'est pas vous ni\lo.!d, c'est moi qui nie tuerai.
LORD DLMILEV.
A la bonne lieurc ! Enfin vous voilà raisonnable.
Vous vous tuez, — très-bien, — c'est décent, convenable,
Original. — Alors, moi, j'essaye à mon tour,
Et si Lavinia repousse mon amour,
Je lui lègue mes biens et puis je m'intoxique
D'un verre d'eau sucrée à l'acide prussique.
L'AMOUR SOUFFLE OU IL VEUT. 101
PAur,.
Pour un millionnaire excentrique et blasé,
Se luer n'est pas neuf.
LORD DURLEY. '
Mais vivre est bien usé.
Repoussé, je m'immole à votre humeur jalouse;
Mais si je suis choisi, vous mourrez et j'épouse.
C'est dit. — Adieu !
SCÈNE Y
GEORGES, PAUL. ^
GEORGES. - '
Non, non, cent fois non !
PAUL.
Calme-toi
GEORGES.
Avec son flegme anglais, il m'a mis hors de moi.
Que Dieu damne ses yeux, que le diable l'emporte.'
Un mot déplus, j'allais lejeter à la porte.
PAUL.
Là, là, Georges, tout beau! modère ce courroux.
Ne pleure pas ; voyons: tu seras son époux;
Lord Durley ne l'a pas dans sa poche enlevée.
Et pour moi, je renonce à l'union lèvée.
Tu l'aimes donc beaucoup ?
GEORGFS.
Conmie un fou, comme un sot.
Je vivrais d'un sourire et je mourrais d'un mot.
PAUL.
Comme on change ! D'ailleurs lu n'as rien vu qui puisse
Faire croire qu'elle aime un autre ou te haïsse?
G.
402 THÉArRE.
GEORGES.
Rien; c'est vrai. — Je me suis emporté sans raison.
PAUL.
Eh bien, mariez -vous et faites un garçon ;
Je serai son parrain, nous vivrons en famille;
Mais, à propos, qui donc est cette jeune fille,
Et comment se fait-il que tu sois son tuteur ?
GEORGES.
Un enfant à qui j'ai servi d^bienfiiileur.
PAUL.
C'est très-beau ! - — Qui l'aurait, avant cette œuvre pie,
Soupçonné de morale et de philanthropie!
GEORGES.
Ma disparition, dont on a tant parle.
Par là s'explique.
PAUL.
Où diable étais-tu donc allé?
GEORGES.
A ma terre d'Elcy. — Là, travaillant sans trêve
Sept ans, comme un sculpteur, j'ai modelé mon rêve.
PAUL.
Pour te faire une femme en marbre ; — c'est bien dur,
Rien blanc, bien nu, bien froid et tout aussi peu sîir:
Comment ce beau projet te vint-il à la tête ?
GEORGES.
I Tu venais de partir pour Vienne. — Une coquette
Avait à mon orgueil joué l'un de ces tours
Que d'avance on prévoit, mais qui blessent toujours.
J'étais seul. Cette vie à soi-même pareille
Où l'on fera demain ce qu'on a fait la veille,
Me fatiguait. — J'avais assez d'onteiulro, au son
Des pièces d'or, chanter la h.iiialf cliaiisnn,
El mon spleen s'ennuyait de demander asile
Au temple hos[)italier de la Vénus facile.
L'AMOUR SOUFFLE OU IL VEUT. 1(13
TAUI,.
Le vice te donnait soif criiigéiuiité,
Co.mme a[irès une orgie on désire du llié.
GEORGES.
Certain soir, ne sacliant que faire de moi-même,
Au Tliéàtre-Français j'entrai, moi quatrième.
Je m'assis dans un coin mi-veillant, mi-dormant.
Et j'écoutais la pièce assez distraitement
— Vn cht f-d'œuvre ! nn joyau de l'ancien répertoire —
Comme d'un vieil ami l'on écoute riii«.toire.
Les beaux vers cependant produisant leur effet,
Je me sentis bientôt réveillé tout à fait.
PAUL. i
Que donnait-on? '
GEORGES.
Le Legs et V École des femmes.
Arnolphe, dont tous deux souvent nous nous moquâmes,
Celte fois me parut plein de sens et d'esprit.
Au lieu de m' égayer, son malheur m'attendrit ;
Mon cœur pour le vieillard prit parti contre Horace,
J'entrai dans son idée, et marchant sur sa trace,
Quoique l'expérience ait eu peu de succès,
Je voulus me créer à mon tour une Agnès.
Me disant que le tort d'Arnolphe était son âge,
Et qu'un jeune homme eût fait un autre personnagr;
11 me plut, en dehors du monde et de sa loi.
D'aimer un être unique et fait pour moi par moi.
PAUL.
Pour un ancien roué la fantaisie est rare.
Don Juan continuer Arnolphe !
GEORGES. ,
Moins bizarre
Qu'on ne pense : don Juan à travers tout poursuit
Et demande au hasard l'idéal (iui le fuit ;
lui THEATRE.
Arnolphe à la maison auprès do lui l'élève :
Les moyens sont divers, mais c'est le même rêve,
Un type souhaité hors de (|ui rieu n'est hon ;
Comme j'avais l'Agnès, j'imitai le harbon.
VKIL.
Tu l'avais?
GE0RGE>.
Tu sais bien, — celte fille adoptée...
PAUL.
Quelque Aïssé moderne, au bazar achetée,
Que, voyageur imbu des mœurs de l'Orient,
Tu gardais pour plus tard comme un morceau friand,
Libertin !
GEORGES.
P;.s du tout. Je l'avais d'aventure
Ramassée en chemin et mise en ma voiture,
Conmie je l'aurais fait d'une levrette.
PAUL.
Où? quand?
anoRGES.
A Naples où j'allais voir fumer le volcan,
Tandis (jue tu lestais lâchement à Florence,
Sous prétexte d'attenih'c une lettre de France;
Mais en réalité pour la Zambinella,
Beaii talent que chacun siffle à la Pergol;),
Et que tu t'eutètais par amour ou caprice
A proclamer partout sublime cantatrice.
PAUL.
Mon brevet d'altaclié m'arriva, quand son cœur
Allait récompenser en moi l'amour clacpieur;
Ainsi furent perdus bouquets, rappels, cabales,
bravos à dominer le fracas des liiubales,
Soimels sur salin rose et pigeons blancs lâchés,
Sous leur ade portant des madrigaux cachés;
L'AMOUP. SOUFFLE OU IL VEUT. . 105
Mais poursuis...
GEORGES.
J'allais seul à Sorrente en calèche :
Les petits mendiants que l'étranger allèche,
En haillons et pieds nus sur le pavé hrùlant,
Troti aient à ma portière et chantaient d'un ton lent
Pool' provoquer le sou, rançon de leur silence :
— « Signor, la limosina, per mangiar Excellence! » —
Une petite fille à l'air timide et doux
En souriant, jeta juste sur mes genoux
Sans mêler sa voix pure à ces voix enrouées.
Trois fleurs de laurier rose avec un jonc nouées
Humble fierté du pauvre, au riche s'adressant
Noble mendicité, par le don commençant ;
Un vieux jupon trop court, une étroite brassière,
Une chemise usée et de trame grossière
Formaient tout son costume, et l'on eût dit vraiment
Que l'amour mendiait sous ce déguisement.
Tandis que je lançais quelques pièces de cuivre
Pour éloitjuer la troupe obstinée à me suivre,
Elle près des chevaux trottait, trottait toujours,
Et j'admirais sa joue aux suaves contours
Où la santé brillait fiaîclie sous un teint pâle,
El ses bras blancs encor malgré leurs gants de haie.
Et ses yeux d'un bleu noir, et ses cheveux bouclés
Par l'agitation de la course mêlés :
Voici de l'or pour toi, tends tes mains que je verse,
Lui disais-je, sans voir venir en sens inverse
Malgré le bruit de fouet et le son du grelot,
Un coucou du pays, nommé corricolo
Qui passa près de nous et si près et si vite,
Que sa roue écarlale eût broyé la petite
Si je ne l'avais pas, avec un cri d'effroi,
Par les bras enlevée et mise devant moi.
106 . THÉÂTRE.
L'enfant, d'être en voiture étonnée et joyeuse,
Riait, passait ses doigts sur l'élolTe soyeuse
Et m'amusait avec son babil enfantin
Et son cliarmant petit patois napolitain.
Son père était pêcbeur et sa mère était morte ;
Elle, pour travailler trop jeune ou troj) peu forte.
Tendait sur les chemins des bouquets aux passants ;
Lavinia — c'était son nom — avait dix ans :
J'aurais pu la descendre au milieu de la route,
Lui mettant dans la main un louis, que sans doute
Son père eût dépensé le soir au cabart:t;
Mais je senlaispour elle un plus vif intérêt,
Car sa misère avait coudoyé ma richesse
Dans ma calèche assise en fille de duchesse,
Et je ne voulais pas rendre à la pauvreté
L'ange par le hasard entre mes bras jeté.
Le pêcheur me céda ses droits pour une somme,
3'emmenaila petite en France, et le cher homme
Accoutumé d'enfance à l'inanition.
Creva bientôt après d'une indigestion.
PAUL.
Que le macaroni lui soit léger! — Ensuite!
GEORGES.
A ma terre d'Elcy, Lavinia conduite
Fut confiée aux soins de Liicy Caméron.
Lorsque je l'alhiis voir, vite, sur le perron.
Sitôt que de ma chaise elle entendait les roues.
Elle accourait m'offrant les roses de ses joues ;
Comme à Najjles jadis elle m'offrait ses fleurs.
Au teint de bistre a.vaicnt succédé des coulem's ;
Les mains brunes étaient des mains patriciennes
Que veinait le san^ bleu dos familles anciennes.
Ou mieux le pur sang grec (jui coule à l'rocida.
La soirée aux Franeais de mon sort décida;
L'AMUUR SOUFFLE OU IL VEUT. 1.7
Las d'actrices, [jIus las c/icoie de grandes dames,
Je lis mou sixième acte à l'École des femmes,
Amolpiie à cheveux bruns, mais comme lui jaloux,
J'élevai mon Agnès, en serre, loin de tous.
Comme dans un harem une Circassienne j
Qui ne voit les passants qu'à travers sa persicjme :
Depuis tantôt huit jours nous sommes à Paris,
Et tout paraît étrange à ses regards surpris.
PAUL,
Est-elle au moins capable, en sa candeur extrême,
De mettre au corbillon cette tarte à la crème
Qui semblait détestable à monsieur le marquis,
Et qu'Arnolphe charmé trouve d'un goût exquis?
GEORGES.
Je ne suis pas eiicor tout à fait un Géronle,
Et dégrader un être ainsi m'aurait fait honte.
Son éducation a reçu tous mes soins.
Et si c'est dans un but égoïste, du moins
Je n'ai pas écrasé, précaution infâme,
Sur le front de Psyché, le papillon de l'Ame;
J'ai voulu que son cœur fût grand, afin qu'un jour
Avec plus de pensée, il y eût plus d'amour.
J'ai confié les clefs de toutes les serrures
A ses petites mains, qui n'en sont pas moins pures.
Elle lit dans Shakspoar, Raphnël et Mozart.
Riche, je lui permets le luxe comme un art,
Gomme une fleur de plus dont sa grâce est parée ;
Et dans cette humble enfant de la fange tirée,
Vil cuillou dont j'ai fait un diamant sans prix,
Pétrarque verrait Laure et Dante Bcatrix.
Célimène naïve, Agnès spirituelle.
Elle est intelligente, elle est jeune, elle est ' elle.
PAtK..
A ce monstre charmant (ait de [tcifeclions,
108 TllEATUE.
Je voudrais un défaut, comme une ombre aux rayons,
J'ai peur pour loi. — Crois-moi, n'anime pas ton marbre,
On poursuit une nympbe et l'on attrape un arbre.
Tous CCS plans concertés manquent ; mieux vaut, sans art,
Laisser l'arrangement de sa vie au liasard ,
Toute jeune fille -si plus ou moins romanesque ;
Il faut se présenter, comme Egmont ou Fiesque,
Le pourpoint de satin et la plume au cbapeau ;
Brandissant une épée, a.citant un drapeau...
Mais, ton amour est-il connu de la petite?
GEORGES.
Dans un fauteuil, auprès du lit de Marguerite,
Goethe nous montre Faust rêveur et contemplanl
En silence la chambre et le petit lit blanc,
Comme Faust arrêté sur un seuil sansdéfcuse,
J'ai, dans son pur sommeil, su respecter l'enfance.
Attendant le réveil de ce cœur endormi
Pour ôlcr à l'amour le masque de l'ami,
En moi Lavinia n'a jamais vu qu'un frère.
PAUL.
Tant pis, ce précédent à l'amourest contraire %
Je crains que tu ne sois, pour ta discrétion,
Prématurément pris en vénération,
Et que la belle enfant, qui t'eût aimé peut-être
Dans ton fauteuil de Faust voie un fauteuil d'ancêtre.
GEORGES.
J'esjjère bien que non. — Je ne suis pas si vieux
Que déjà l'on m'as-oie au fauteuil des aïeux ;
Mais j>.Hit-être ai-je trop difft'-ré, — Son œil brille.
Son front rêve : hier enfant, aujourd'Inii jeune fille;
Il faut que l'amitié, chas'e sœur de l'amour,
S'cloigno, cl que le frère à la fin ait sou tour.
Ce loid Durky m'ccèdc et le doute me tue.
L'AMOUU SOUFFLE OU IL VLIT.
l'AUL.
Allons, porte la flamme au flanc de la statue!
SCÈNE VI
GEORGES, PAUL, DAFNÉ.
DAFNÉ,
Mademoiselle est là qui voudrait vous parler.
PAUL.
Je te quilte. — Surtout ne vas pas le troubler !
Frappe, le marbre est dur, que rien ne te désarme.
Je reviendrai tantôt.
SCÈNE VII
GEORGES, seul.
0 moment plein de charme
Et d'angoisse oiî le cœur palpite à se biiscr
Quand la création va se réaliser !
Enfin Pygmalion a fait sa Galatée
Et Pandore muette est devant Prométhée.
L'un a prié Vénus, l'autre a volé le feu,
Et tous deux sont tremblants, le mortel et le dieu.
Comme eux, j'ai modelé le rêve de mon ànic.
Et fait une statue oii sommeille une femme ;
Laverrai-je tremblante et rouge d'embarras
Quitter son piédestal et tomber dans mes bras?
He'v THÉÂTRE
ACTE DEUXIÈME
SCÈNE PREMIÈRE
GEORGES, L.WINIA.
LWLMA.
Bonjour, Georges.
GEORGES.
Bonjour, Lavinia.
LAVIMA.
De grtice,
Promets-moi, si tu veux que je t'aime et t'embrasse,
Une faveur.
GEORGES.
Laquelle?
LAVIMA.
Ordonne à miss Lucy,
Fidèle à son honnet de vieux tuile roussi,
De mettre un ruban,jaune à la place d'un roscg
GEORGES.
Moqueuse !
LAVIMA.
Et de changer deux fois par an de pose.
Car au monde il n'e>t rien (jui soit plus ennuyeux.
Pins monotone h l'âme et pins maussade aux ^cux
Qu'un horizon toujours horiu: par iiiio Anglaise,
Faisant du petit point sur une grande chaise.
L'AMOUR SOUFFLE OU IL VEUT. 111
GEORGES.
Lavinia, ménage un peu ton chaperon...
Qu'as-tu fait ce matin?
LAVINIA.
D'abord j'ai lu Byron,
J'ai joué dos morceaux de la marche funèbre
Et ïlnvitation à la walse de Webre,
Puis, pour me dérider, passant à Rossini
Avec sa tarentelle à six-huit, j'ai fini
Mamma mia, mamma mia! — Je me croyais encore
A Sorrente et mes pieds, sur le rbylhme sonore,
Dansaient en même temps ce que chantaient mes mains.
Monlons-nous à cheval aujourd'hui?
GEORGES.
Les chemins
Sont rompus et le ciel est tout haché de pluie.
LWIMA.
Quel dommage!
GEORGES.
Rester à la maison t'ennuie ?
LAVIiMA.
Auprès de loi, jamais, cher Georges; — seulement
Cela m'eût fait plaisir de sortir ma jument
Et d'essayer au bois mon amazone neuve.
Affreux climat! il faut qu'il neige ou bien qu'il pleuve!
0 mon beau ciel de Naples immuablement pur.
Qu'un flot moins bleu que lui berce dans son azur!
GEORGES.
Le regretterais-tu?
I.AVIMA.
No:i, ta l'"rance chérie ,
Est maintenant p( ur moi comme une autre patrie;
Je ne regrette licn.
112 TIIÉATRE.
GEOnCES,
Tu m'aimes donc beaucoup?
LAVIMA.
Certe, et je te le prouve eu te sautant au cou.
GEORGES.
Enfant!... Mais tu n'es plus une petite fille,
Et tu me traites trop en père de famille.
LAVIMA.
En père! — Non, monsieur, mais en frère adoré;
C'est un titre charmant, amical et sacré.
GEORGES.
Sans doute, mais l'on peut en trouver un plus tendre.
Et je te le dirais si tu voulais l'entendre.
LAVIMA.
Je doute qu'il en soit un plus plein de douceur
Pour moi, jadis ta fille et maintenant ta sœur.
GEORGES.
Celui de mari?
LAVIMA.
Non ; je ne sens nulle envie
De laisser pénétrer brusquement dans ma vie
Cet inconnu d'hier, époux du lendemain,
Qui pose à tout hasard votre main dans sa main.
Un frère vaut bien mieux, surtout s'il te ressembic.
Le monde est comme un livre où nous lisons ensemble,
Fronts penchés l'un vers 1 "autre et mêlant nos cheveux.
Tu connais mes secrets, je devine tes vœux ;
Jl existe entre nous de longues sympathies,
Une communauté de choses ressenties.
Des souvenirs d'un charme intime et pénétrant
Oi'i le présent (pii rêve au passé se reprend;
L'époux ignorerait ma vie antérieure.
Toute une part de moi, pcut-ètiu la meilleure;
L'AMOUR SOUFFLE OU IL VEUT. Hô
Je ne veux pas jotcr à quelque sot mari
Mon àme, ton ouvrage, ô mon frère chéri!
GEORGES.
Ta n'aimes donc personne?
LAVIMA.
Eh si, puisque je t'aime.
GEOnCES.
D'amour ou d'à mi lié?
LAVINTA.
Je n'en sais j-ien moi-même.
Je ne connais l'amour, ne l'ayant pas senti,
Que comme l'on connaît les mœurs de T;iïti
Sur les récits de Cook et de Dumont d'Urville,
Ou la mer, par Gudin, quand on reste à la ville;
Me trouvant bien chez moi, je n'ai pas voyagé.
GEORGES.
Tu n'en as pas l'invie?
LAVIMA,
Et pourquoi faire? — J'ai,
C'est toi qui l'as permis, lu les chants des poêles,
Des mystères du cœur fidèles interprètes,
Dans leurs livres, que nul n'a fermé sans émoi,
Plus d'un groupe idé;d a passé devant moi,
Souriant ou pensif et les mains enlacées :
Francesca, Paolo, chères ombres blessées,
Ilerminie et Tancrède, Angélique et Médor,
Amiiite et son berger, et bien d'autres encor;
Près d'Hamlef, Ophélie efleuillant sa couronne,
Juliette penchée au balcon de Vérone
A qui Roméo dit : « Ne crains rien, mon amour,
Ce n'est pas l'alouette et ce n'est pas le jour ! »
Faust au jardin de Marthe emmenant Marguerite,
Virginie avec Paul qu'un seul jupon abrite?
Saint-Preux et sa Julie aux bosquets de Clarens,
il4 THEATRE.
Miss Harlowe, qui songe entre ses vieux parents
Aux moyens d'envoyer sa lettre à Lovelace ;
Mais leurs feux m'ont laissée aussi froide que glace,
Et mou cœur, préservé par quelque talisman,
S'en tient, en fait d'amour, aux amours de roman.
Encor souvent trouvai-je avec leurs hyperboles
Les héros enragés, les héroïnes folles,
Et je pense que Dieu là-haut me prépara
Pour être le Kaled d'un vertueux Lara.
Je te suivrai partout sous un habit de page.
Et nous courrons le monde en galant équipage.
GEORGES.
Eh quoi! tu n'as jamais éprouvé ces langueurs
Que la brise d'avril apporte à tous les cœurs,
Cette délicieuse et tendre inquiétude
Qui, par la rêverie interrompant l'étude,
Vous fait rester l'œil lixe et le coude appuyé
Sur Shakspeare incompris ou Mozart oublié?
L.WIMA.
Non ; quand mon piano, quand mes livres m'ennui<int,
je me mets à broder et les heures s'enfuient.
GEORGES.
Jamais tu n'as senti, le soir, sur ton bras nu,
L'invisible baiser de l'amant inconnu
Se poser, comme fait un papillon qui joue,
Et le sang de ton cœur to monter à la joue?
LAVINIA.
J'arnmge ma cornette et roule mes cheveux, <-
Je me couche, et ne sens aucun frisson nerveux.
• GEORGES.
Jamais tu n'as couru, l;i figure embrasée,
Aux fltMirs de la fenêtre où perle la rosée,
Y rafraîchir ton front lourd de lêves brûlants,
L'AMOUR SOUFFLE OU IL VEUT. 115
Ni poussée au jardin par de brusques élans,
Quitté, pendant la nuit, la couche où tu reposes
Pour dire ton secret à l'oreille des roses?
LAVINIA.
Je dors jusqu'au matin sans déranger les fleurs,
fuis je m'éveille aux cris des oiseaux querelleurs,
Qui dans l'arbre voisin font un joyeux tapage,
Et ma vie, en riant, tourne encor une page;
Une page oij se lit un seul nom...
GEORGES.
Et lequel?
LAVINIA.
Le tien.
GEORGES.
Vraiment,
La'INIA.
Mais oui. N'est-ce pas naturel?
Pour moi n'es-tu pas tout, et famille et patrie!
Que suis-je? A ton caprice une forme pétrie,
Que tu douas d'une âme et que, bon comme Dieu,
Tu mis dans un charmant et splendide milieu,
Lui livrant ton Éden en toute confiance,
Sans excepter le fruit de l'arbre de science.
Mais Eve n'a pas pris la pomme et s'en repent.
Elle eût dû, sur l'amour, consulter le serpent?
Cher Georges, si mon cœur quelque jour prenait flamme,
Je ne confesserais mon âme qu'à ton âme! .
GEORGES.
Qui croirait que l'amour t'intéresse si peu.
Fille d'un sol de lave et d'un climat de feu?
LAMNIA.
Oh, maintenant je suis une Parisienne.
Je n'ai plus cette nuque aux tons terre de Sienne,
Ces maigres bras brûles car un acre soleil,
lie TIIEATI'.t:.
Et mon sang est moins chaud sous mon leint plus vermeil ;
Ce qui n'empêche pas que je n'aime mon George,
xNon comme l'idéal absurde que se forge
Sur les têtes de cire aux montres des coiffeurs,
Une pensionnaire aux petits airs rêveurs,
Mais comme le garçon le meilleur de la terre.
D'une ami(ié que rien ne balance et n'altère,
Et pour qui, s'il fallait à sa place mourir,
On me verrait gaîment à l'échafaud courir!
GEORGES, à part.
0 mon cœur bat moins fort, (iiaui.) Du moins, enfant cruelle,
Avez-vous réfléchi combien vous êtes belle !
LAVIXIA, souriant.
Je n'ai pas réfléchi, non vraiment, mais ce soir
Je questionnerai là-deJsus mon miroir.
GEORGES.
Dieu parfois met devant ceux qu'il affectionne
La beauté, lampe d'or, qui sur l'àme rayonne 1
I.AVIMA.
Bonne précaution, car plus d'un œil distrait
,\ côté du trésor, sans rien voir, passerait.
GEORGES, ù part.
Essayons d'un moyen pour savoir si l'amîe
Cache sous sa froideur une amante endormie ,
Sur ce marbre insensible, où mon ciseati glissa,
Poscms la jalousie en guise de moxa.
(Haut.) — N'as-lu pas rcmaïqué cette jeune j)ersoime
Hier, aux Bouffes... , *
LAVI.MA.
Blonde, avec une couronne
De feuilles dim vert glauqtie à brindilles d'argent;
On eût dit une ondiiie en sa source nageant,
A la voir ondoyer au bord de sa baignoire.
Mus blanche mille fois que sa robe de moire.
L'AMOUR SOUFFLE OU IL VEUT. 117
GEORGES.
Comment la trouves-tu ?
LAVIMA.
Charmante de tout point.
GEOnOES.
Si je l'aimais cela ne te fâcherait point?
LAVIMA.
En rien.
GEORGES.
C'est ma cousine; on veut que je l'épouse.
LAVINIA.
Elle te plaît? Prends-là.
GEORGES,
Tu n'es donc pas jalouse?
LAVIMA.
Non ; la femme ne peut faire ombrage à la sœur,
Elle prend le foyer, et je garde le cœur.
GEORGES, à part.
Elle n'a ni rougi ni pâli sous l'atteinte,
Et sa tranquillité par malheur n'est pas feinte;
Envolez-vous espoirs; doux projets, croulez bas!
Elle ne m'aime pas! Elle ne m'aime pas ' !
* L.1 suite a été égarée et n'a pas encore pu être retrouvée.
LE
TRICORNE ENCHANTÉ
BASTONNADE EN UN ACTE ET EN VERS, MÊLÉE d'uN COUPLET
(En collaboration avec M. Paul Siraudin)
Représentée pour la première fois sur le théâtre des Vari('té<! le 7 avril 1845,
et reprise au théâtre de l'Odéon le 30 novembre 1872.
PERSONNAGES:
l
1845
1872
GÉRONTE.
MM, Lepeintre jeune.
MM
N. Martin.
VALÈRE.
Lionel.
Baillet.
FRONTIN.
Lafont.
POREL.
CHAMPAGNE.
Neuville.
Roger jeine.
INEZ.
M^^PlTllON.
Mme
'Jeanne Bernhardt
MARINETTE.
BUESSANT.
Colas.
La scène se passe devant la maison de Géronte, sur une place publique,
i
SCÈNE PREMIÈRE
FRONTIN, MARINETTE,
FRONTIN, entrant, à part.
Quoi ! Marinette ici !
MARINRTTE, m.'me jiu.
Frontin ! quelle rencontre !
120 THÉATKl
Fr.ONTIN, de nKm\
La coquine !
M.VRINETTE, de m>me.
Le drôle !
rnOXTIN, de même.
11 faut que je me montre".
Elle m'a m...
Haut.
Bonjour, Marinelto.
MARI.NETTE.
Bonjoui',
Fronlin... Ce cher ami, le voilà de retour!
FnO.NTIN.
Oui, d'hier, seulement... J'étais à la campagne,
Dans mes terres...
MARINETTE.
El moi qui te croyais au bagne .'
FROMIN.
Tu me flattes !... Mais, toi, qui donc m'a raconté
Que, faute de château pour passer ton été,
— N'en rougis pas, la chose arrive aux plus honnêtes!...
Pendant six mois, tu pris l'air... aux Madelonnettes?
MARINETTE.
D'où je sortis le jour que, par malentendu
Sans doute, en plein marché ton oncle fut pendu ..
FRONTIN.
Hélas ! de compagnie avec n'onsitur Ion père...
Quel brave homme ! Le ciel l'enviait à la terre,
Si bien qu'il a fallu le mettre entre les deux !
Hi!hi!hi!hi!
MARINETTE.
Cessons des propos hasardeux.
A qiioi bon rappeler de semblables vétilles?
Chacun a ses malheurs, et si dans nos familles
LE TRICORNE ENCHANTE. 121
Il s'est trouvé parfois de ces rares esprits,
Par des juges mesquins, méconnus, incompris,
Faut-il l'aller crier sur la place publique?
Non, ce n'est pas ainsi qu'entre amis l'on s'explique !
FRONTIN.
C'est juste. Mais changeons d'entretien, (lue fais-tu *
Maintenant ?
MARINETTE.
Rien qui soit conlraire à la vertu.
FRONTIN.
Ah ! bah !
MARINETTE.
De mes conseils j'aide une demoiselle •
Charmante, sur qui pèse une affreuse tutelle.
rnoNTiN.
Qui donc t'a procuré de bons certificats ?
MARINETTE.
Insolent!
FRO.NTIN.
La, tout doux ! Je fais le plus grand cas
De toi... je plaisantais.
MARINETTE.
Trêve de raillerie !
Sur quel pied, dans ce monde, est Votre Seigneurie?
FRONTIN.
Je sers un gentilhomme amoureux, — l'animal !
J'ai très-peu de profits ; mais j'ai beaucoup de mal.
Il faut tout faire! Ah ! si le sort m'avait fait naître
Situé de façon à pouvoir être maître,
Je ne l'aurais pas pris pour valet, à coup sûr!
N'est pas valet qui veut ! C'est un métier fort dur ;
On exige de nous tant de vertus... pratiques !
Bien des héros seraient de piètres domestiques ;
Les maîtres ! que feraient sans nous ces marauds-là?
122 THEATRE.
M\r,INETTE. \
Mais si quelqu'un au lien allait dire cela?...
FROMIN.
Il n'en ferait que rire ; il m'aime. J'ai "des vices..
MARIETTE.
Lesquels rendent aux siens de précieux services !
FRONTIN.
C'est vrai ! Je suis adroit ; mais il vst amoureux,
Et ces deux grands défauts se consolent entre eux!
MARINETTE.
C'est Comme moi, Frontin ; si jetais trop naïve,
De quoi donc servirais-je à mon Agnès craintive?
FRONTlN.
Je m'en rapporte li toi pour faire ton devoir,
; Marinette... A propos, je voudrais bien savoir
Pour quel motif tu viens, à ces heures sauvages,
Mystérieusement rôder dans ces parages ?
MARI.\ETTE.
*Ainsi que toi, je suis dans la position.
Cher Frontin, de commettre une indiscrétion;
— Je la commets. — Pourquoi venir ici, vieux drôle,
La toque sur les yeux, le manteau sur l'épaule?
FRONTIN.
Réponds, je répondrai.
MARINETTE.
Tu sais qu'en demandant
L'on n'obtient rien de moi. J'ai des mœurs.
FRONTI.N.
Cependant
Il n'en fut pas toujours ainsi...
MARINETTE.
Fat!
FRONTIN.
Oublieuse !
LE TRICORNE ENCHAMÉ. 123
MARI NETTE.
Impertinent !
FROXTIN.
Méchante !
MAP.INETTE.
Indiscret !
FRONTLN.
Curiense !
MARINETTE.
Chut ! quelqu'un vient.
FRONTIN.
Eh ! c'est Champagne, le valet
De Géronte... A-t-il l'air d'un oison!
MARINETTE.
Est-il laid !
SCENE n
LES MÊMES, CHAMPAGNE.
FRONTIN.
Hé ! Champagne !
CHAMPAGNE.
Hé ! Frontin !
FRONTIN.
Dis-nous comment se porte
Monsieur Géronte.
CHAMPAGNE.
Il va d'une admirable sorte !
A moins qu'on ne l'assomme, il ne mourra jamais.
MAI INETTE.
II est encore très- vert...
124 THÉÂTRE.
CHAMPAGNE.
Un peu jaune.
MAhINETTE.
Très- frai s...
CHAMPAGNE.
Oui, rempli de frafclieurs !
MAniXETTE.
Très-ingambe.
CHAMPAG.NE.
Sans doute,
Quand il a son bâton et qu'il n'a pas sa goutte.
MVFINETTE.
Il est, ma foi, très-bien, et je l'aimerais mieuv
Qu'un tas déjeunes gens qui font les merveilloux.
FRONTIN.
\ quoi s'occupc-t-il, ce digue maître?
CHAMPAGNE.
Il grille.
Verrouille, cadenasse et clôture une fille
Fort jolie! un jeune ange aux yeux perçants et doux,
Mademoiselle luez, dont il est si jaloux,
Que pour elle il a fait, malgré sa ladrerie,
Des prodigalités...
FRONTI.N.
Bah!
CHAMPAGNE.
De serrurerie !
MARIXF.TTE.
C'est d'un homme prudent et d'un sage tuteur.
FRONTIN.
Et réussit-il ?
CHAMPAGNE.
Peu. Le côté séducteur
N'est pas son fort ! Il est, pour un objet si rare,
LE TRICORNE ENCHANTE. 125
Trop vieux, trop laid, trop sot, et surtout trop avare !
FRONTIN.
Le ciel évidemment ne l'avait pas formé
Pour jouir, ici-bas du bonheur d'être aimé.
CHAMPAGNE.
Personne n'a jamais aimé monsieur Géronte.
FRONTIN.
Pas même sa femme?
CHAMPAGNE.
Elle? allons- donc !
FRONTIN.
A ce compte. .
CHAMPAGNE.
Monsieur Géronte était, sois-en bien convaincu...
FRO.NTIN.
Ce qu'en termes polis on appelle... trompé! ..
CHAMPAGNE.
C'était moi qui portais les billets à madame.
Elle est morte; que Dieu veuille prendre son ame!
L'heureux temps! je buvais à tire-larigot,
Et du port des poulets je me fis un magot,
Lequel est dans les mains de Géronte, mon maître,
Qui, voulant le garder, me garde aussi peut-être:
Car, de nature, il est lent à rendre l'argent,
Bien qu'à le recevoir il soit fort diligent...
Au reste, il me nourrit plus mal qu'un chien de chasse,
Dvi mes gages déduit les cannes qu'il me casse
Sur le dos, et m'habille avec de tels lambeaux,
Que je fais d'épouvante envoler les corbeaux !
Quel sort ! Ah ! je suis né sous un astre bien chiche !
FRONTIN.
Si tu veux me servir, moi je te ferai riche.
MARI NETTE.
Et moi, je t'aimerai.
126 THÉÂTRE.
CHAMPAGNE.
Non... je suis vertueux,
Et ne donne les mains à rien de tortueux ;
Car, s'il en avait vent, le sieur Géronte est hoiiinie
A me mettre dehors en retenant ma somme !
FROMIN.
Ainsi tu dis non?...
CHAMPAGNE.
Oui, je dis non.
FROMIN, le ballant.
Ah ! gredin !
Ah ! maroufle ! ah ! veillaque ! en veux-tu du gourdin?
En voilà !
CHAMPAGNE.
Aïe ! aïe ! aïe ! on me roue, on m'éthine !
Marinette me pince, et Frontin m'assassine !
FRONTI.N.
Entre dans mes projets ; à tes yeux éblouis
Va rayonner soudain un rouleau de louis.
CHAMPAGNE.
Donne.
FRONTlN.
Sers-moi d'abord.
CHAMPAGNE.
Pour (jui me prends-lu?
FRONTIN.
Traîirc!'
Tu veux rester honnête et fidèle à ton maître !
lions !
n le liât (le nouveau.
LE TRICORNE ENCHANTÉ. i27
SCÈNE III
LES MÊMES, GÉRONTE.
GÉUONTE.
Qu'est-ce ? on bat ^Champagne ?
FRONTIN.
Il l'a bien mérité,
Et je voudrais l'avoir encor plus maltraité !
GÉRONTE.
C»u'a-t-il fait?
FRONTIN.
Rien,, monsieur, et c'est son plus grand crime:
Un laquais fainéant est indigne d'estime ;
Car il est bien prouvé qu'on ne l'engage pas
Pour cracher dans les puits et se croiser les bras.
GÉRONTE.
Mou domestique oisif! ah ! le lâche courage !
Tu me frustres !
CHAMPAGNE.
Monsieur, j'ai fini mon ouvrage.
GÉRONTE.
Recommence-le !
FRONTIN.
Au lieu de garder la maison,
Il boit au cabaret à perdre la raison !
MARINETTE.
Voyez plutôt: le vin illumine sa trogne.
Et sur son nez écrit en couleur rouge : Ivrogne:
CHAMPAGNE.
Si j'ai bu, les poissons dans la Seine sont gris.
128 THEATRE.
CÉr.OiNTE.
Est-ce pour te soûler, goinfre, que je t'ai pris ?
CHAMPAGNE.
Je suis à jeun.
Fr.OMIN, le poussanl.
l^e sol, à son pied qui chancelle
Semble, par un gros temps, le pont d'une nacelle.
MARIETTE, même jeu.
11 ne danserait pas sur la corde, bien sûr !
FRONTIN, même jeu.
Pour t' appuyer, veux-tu que je t'apporte un mur?
CIIAMPAG-NE.
Ne me pousse donc pas !
GÉRONTE.
Sac à vin ? bryle immonde !
MARINETTE.
En cet affreux état pendant qu'il vagabonde,
(Juelqu'un de ces blondins, hirondelles d'amour
Oui rasent les balcons sur le déclin du jour,
N'aurait qu'à pénétrer jusqu'à votre pupille !
FP.O.VTIN.
Quelqu'un de ces gaillards de morale facile.
N'aurait qu'à se glisser jusqu'à votre trésor !
GI'RONTE.
Ciel ! qi»e dites-vous là ? Ma pupille ! mon or !
Les galants, les voleurs ! Ah ! j'en perdrai la lèle !
Je te chasse, brigand !
CHAMPAGNE.
Monsieur, je vous réj)èle
«Juo.
, CEROMTE.
Pas un nîot de plus, ou je t'assomme !
CHAMPAGNE.
Au moins,
LE TRICORNE ENCHANTÉ. 129
Rendez-moi mon argent.
GÉROME.
Tu n'as pas de témoins :
Ton argent ! pour les frais de dépôt, je le garde,
.$OTS d'ici, scéléral !
Tous tombent sur Champagne.
CHASIPAGNE, se sauvant.
Au secours ! à la garde !
SCÈNE IV
GÉRONTE, FRONTIN, MARINETTE,
GÉROME.
Me voilà délivré de ce fieffé vaurien !
H aura beau crier, je ne lui rendrai rien ;
Car comment a-t-il pu, même étant économe,
Moi ne le payant pas amasser cette somme ?
FROiNTIN.
Il vous a détroussé.
MAni.N'ElTE,
C'est limpide.
FROMIN,
L'argent
Du drôle est vôtre. Un maître un peu moins indulgent
L'enverrait, sur la mer, écrire avec des plumes
De quinze pieds, coiffé, dans la crainte des rhumes,
D'un superbe bonnet du rouge le plus vif.
MARINETTE.
fous tromper ! c'est affreux ! Vous si bon ! si naïf!
CÉRO.NTE.
Je suis assez venge si je n'ai rien à rendre,
Et j'aime autant qu'il aille ailleurs se faire pendre.
150 THEATRE.
FROMIN.
Très-bien ! mais vous voilà sans valet maintenant. .
CÉRO.NTE.
Sans valet, tu l'as dit. 0 revers surprenant !
Un homme comme moi sans valet ! quelle honte !
FROISTIN.
De ses augustes mains, certes, monsieur Géronte
Ne peut pas, aux regards des voisins ébaubis,
Peindre en noir sa chaussure et battre ses babils.
GÉRONTE.
Non ; l'on ferait sur moi cent brocards, cent risées.
MARINETTE.
Qui suifera, le &oW, vos boucles défrisées ?
GÉRONTE.
Dans quel gouffre de maux suis-je tombé, grand Dieu .'
MARINEITE.
Oui viendra, le matin, vous allumer du feu?
GÉRONTE.
Je me sens affaissé... la tristesse me gagne ;
Ah ! Champagne, mon bon, mou fidèle Champagne,
Tu me manques !
FRONTiûl.
Un sot !
MARINETTE.
Un ivrog«e !
FRONTIN.
Un voleur 1
GÉRONTE.
D'acCord ; mais, s'il volait, j'ilais le receleur ;
Et, désormais, le fruit de ses... économies.
11 le déposera dans des mains ennemies.
FRO.NTIN.
C'est vraiment douloureux; mais, puiMju'd est chassé,
N'y pensez plus.
LE TRICORNE ENCHANTÉ. 131
GÉRONTE.
Par qui sera-t-il remplacé ?
Hélas?
FRONTIN.
Par moi.
MARIN ETTE.
Par moi.
GÉRONTE.
Frontin on Marinelte ?
Quel choi.x embarrassant !
FRONTIN.
Monsieur, je suis honnête
Actif, intelligent, mangeant peu, buvant moins.
MAP.LNETTE.
Pour un maître, monsieur, j'ai mille petits soins :
Je bassine son lit, je cbanffe ses pantoufles.
Je lui tiens son bougeoir, je lui fa's...
FRONTIN.
Tu l'essouffles.
Ma chère! Laisse-moi la parole un moment.
Si je m'oflre, monsieur, c'est par pur dévouement ;
Je ne veux rien de vous, rien, ou fort peu de chose;
Vingt écus !
GÉRONTE.
Ce gnrçoii plaide fort bien sa cause.
Je te prends.
• MAIlINETTE.
Quinze écus, et l'honneur d'être à vous,
De mes peines seront un loyer assez doux;
Car je sers pour la gloire.
GÉRONTE.
Elle est, ma foi, gentille ;
J'aime sa bouche en cœur et son œil qui scintille.
Je te prends*
152 THÉÂTRE.
FROMIX.
Dix l'cus, monsieur, me suffiront.
■ GÉRONTE.
Je le retiens.
MARI.NETTE.
Monsieur, ne soyez pas si prompr.
Je tiens plus, près d'un maître, aux égards qu'au salaire.
Donnez-moi cinq écus, et je fais votre affaire.
GÉRONTE,
C'est conclu, Marinette.
FRONTIX.
Une minute ; moi^
Je ne demande rien du tout !
GÉROKTE.
Alors, c'est toi
Que je choisis.
MARINETTE.
Je fais de plus grands avantages :
Au lieu de moi, c'est vous qui recevrez des gages,
Et je vous donnerai cent pistoles" par an !
GÉRONTE.
Ce mode est le meilleur. Marinolt(;, viens-t'en.
FROXTIN.
J'offre deux cents !
MARINETTE.
Trois cents !
FRONTIN.
Les profits !
MARINETTE.
La défroque !
GÉRONTE, à paît.
Tant de zclc à la fin me paraît équivocpie:
El quoi but peut avoir un Ici acharnement?
LE TRICOHNË ENCHANTÉ. 133
MARINETTE.
Ne VOUS empêtrez pas d'un pareil garnement.
FRONTIN.
Par bonté d'àme il faut que je vous avertisse...
MARUNETTE.
Vous allez, avec lui, prendre à voire service
Une collection de penchants dissolus.
FRONTIN.
Elle a tous les défauts, et quelques-uns de plus!
GÔONTE.
Au fait, elle a bien l'air d'une franche coquine.
FRONTIN.
C'est sa seule franchise.
MARINETTE.
Et lui, voyez sa mine.
Son œil d'oiseau de proie et son teint basané :
C'est un coupe-jarret authentique et... signé!
GÉRONTE.
Marinette, Frontin, je vous crois l'un et l'autre ;
Et sur chacun de vous mon avis est le vôtre.
Mon choix entre vous deux hésite suspendu ;
Aussi, tout bien pesé, bien vu, bien entendu,
J'aime encor mieux Champagne, et vais à sa recherche
.Dans le cabaret lauche où d'ordinaire il perche.
- -, 11 sort.
^ > SCÈNE V
MARINETTE, FRONTIN.
FRONTIN.
Diantre! le vieil oison s'envole effarouché !
,54 THÉÂTRE.
MARINETTE.
Fiontin, ai-je été sotte?
FRONTIN.
Ai-je eu l'esprit bouché,
Marinette ?
MARI.NETTE.
D'abord, j'aurais dû te comprendre.
FnONTIN.
El nous nous somm.es nui, faute de nous entendre !
MARINETTE.
J'ai défait ton ouvrage.
FRONTIX.
Et moi détruit le tien.
ilARI.NETTE.
Au lieu de nous prêter un mutuel soutien !
F ROM IN.
C'est trop de deux fripons pour la mênre partie.
MARINETTE.
Toujours par l'un des deux la dupe est avertie.
FRO.NTI.N. •
Jouons cartes sur table, et parlons sans détour,
Tu machinais ici pour des choses d'amour !
MARINETTE. •
Sans doute ; — comme toi ?
KRONTIN.
Tu venais pour l'amante?
MARINETTE.
Oui ; — toi, pour l'amant?
' FRONTIN.
Oui.
MARINETTE.
La ronconire est charmante!
FllO^TIN.
Pour Inez?
I,E TRICORNE ENCHANTÉ. 13J
MARINETTE.
Pour Valère !
FnONTIN.
Assez ! embrassons-nous !
Unissons nos moyens et concertons nos coujis !
SCÈNE VI
LES MÊMES, VALÈRE.
FRONTIN.
Mais j'aperçois de loin venir monsieur Valère,
Mon nouveau maître.
MARIJSETTE.
Il a tout ce qu'il faut pour plaire :
Beauté, jeunesse...
FRONTIN.
Oui, tout, hormis l'essentiel :
L'argent.
A Valère.
Qu'apportez- vous ?
VALÈRE.
P.is un sol.
FRONTIN.
Terre et ciel !
A quoi vous sert d'avoir un oncle ridicule?
VALÈRE.
Sois plus respectueux pour GiJronte.
FRONTIN.
Scrupulie
Toucfiant ! Un oncle affreux qui vous laisse nourrir
Par les juifs, et s'entête à ne jamais mourir 1
i56 THEATRE,
VALÈP.E.
11 m'a déshérité.
FRONTIN.
C'est différent : qu'il vive!
VALÈKE.
Et toi, qu'as-tu fait?
FnOîiTIN.
J'ai dans l'imaginativc
Certain tour fort subtil, d'un effet assuré.
VALÈRE.
Raconte-moi la chose.
FRONTIN.
Oh ! non; je suis muré.
Le secret est beaucoup dans un tel stratagème,
Et vous ne saurez riea que par le succès même.
Inc/4>aruU ù son balcon.
^ ' SCÈNE VU
/• / . LES MÊMES, INEZ, nu balcon.
MARINETTE.
Monsieur de ce côté veuillez tourner les yeux :
_C"est Inez qui paraît.
VAI.KRE.
Je vois s'ouvrir les cieux !
FRONTlN.
Les cieux ! — Une fenêtre à carreaux vert bouteille I
VAI.ÈRE,
L'Aurore resplendit, souriante et vermeille...
FRO.NTIN.
L'aurore se met donc au balcon ce malin ?
LE TRICORNE ENCHANTÉ. 137
VA LE RE.
Faisant pâlir la rose à l'éclat de son teint !
FRONTIX.
Pardon, monsieur. — Ce style est trop métaphorique.
Et vous perdez le temps en fleurs de rhétorique :
L'occasion est femme, et ne nous attend pas...
Marinette, aux aguets cours te niellre là-bas.
Au pied du mur, je vais faire la courte échelle,
Afin de vous hausser jusques à votre belle.
VALÈRE.
Comment pnyer...?
FF.ONTIN.
Plus tard, quand vous serez en fonds?
VALÈRE.
Frontin, ô mon sauveur!
FRONTIN.
Allons, vite, grimpons!
Une ! deux !
VALÈRE, sur le dos de Fronlin.
M'y voilà !
FRONTIN.
Tenez-vous au balustre.
VALÈRE, à Inez.
Pour s'élever à vous, il faudrait être illustre,
hiez, être le fils des rois ou des héros.
FRONTIN.
Il suffit d'un Frontin qui vous prête son dos...
VALÈRE.
Je sens tout mon néant et toute ma misère !
Je n'ai rien, je le sais, qui soit fait pour vous plaire
Mais vos yeux, à la fois charmants et meurtriers,
Ont des traits à percer les plus durs boucliers.
Ne vous offensez pas des soupirs qui s'échappent
Du scindes malheureux (^ue, par mégarde, ils frappent ;
8.
138 ■ THÉÂTRE.
Ne vous offensez pas d'un téméraire espoir,
Etc€ cœur tout à vous daignez le recevoir î
Le pardon est aisé quand l'offense est si douce !
VALÈRE.
Croyez que moii amour... Diantre ! quelle sec Disse!
J'ai failli choir !
FRONTIN.
Monsieur, vous pesez comme un plomb,
yîchevez, et, pour Dieu, ne soyez pas si long!
INEZ.
Valère, je vous crois ; Valère, je vous aime.
Je vous l'avoue ici beaucoup trop vite même ;
Mais la gêne où je vis excuse cet aveu,
Qu'une autre moins gardée eût fait attendre un peu.
Ces vieux barbons jaloux, avec toutes leurs grilles,
A ces extrémités forcent d'hoimêtes filles!
VALÈRE.
Votre franchise, Inez, augmente mon respect.
MAItlNE.TTE.
Garde à vous ! un objet monstrueux et suspect.
S'avance à l'horizon.
FRONTIN.
Vite, ({u'inez se penclie ;
Dressez-vous et baisez le bout de sa main blanche..
MARIN ETTE.
C'estGéronte!
FRONTIN.
Abrégeons.
INEZ.
Adieu, Valôre, adieu'
FRONTIN.
Sous autres, maintenant, changeons d'air et de lieu !
, . Ils sortent.
lE TRICORNE ENCHANTÉ \ZQ
SCÈNE VIII,
GÉRONTE, seul.
Quel est donc le fossé, quelle est doncla mumille
Où gît, cuvant son vin, cette brave canaille?
0 (Campagne ! es-tu mort? As-tu pris pour cercueil
Un tonneau défoncé de brie ou d'argeuteuil ?
Modèle des valets, perle des domestiques,
Qui passais en vertu les esclaves antiqiies.
Que le ciel avait fait uniquement pour moi,
Par qui te remplacer, comment vivre sans toi?
— Parbleu ! si j'essayais de me servir moi-même!
Ce serait la façon de trancher le problème.
Je me cemmanderais et je m'obéirais;
Je m'aurais sous la main, et, quand je me voudrais,
Je n'aurais pas besoin de me pendre aux sonnettes.
Nul ne sait mieux que moi que j'ai des mœurs honnêtes.
Que je me suis toujours conduit loyalement;
Ainsi donc je m'accepte avec empressement.
Ah ! messieurs les blondins, si celui-là me trompe,
Vous le pourrez aller crier à son de trompe ;
J'empocherai votre or, et me le remettrai :
Vos billets pleins de musc, c'est moi qui les lirai.
D'ailleurs, je prends demain, qu'on me loue ou me blâme
Mademoiselle Inez, ma pupille, pour femme. ^
Elle me soignera dans mes quintes àe toux,
Et, près d'elle couché, je me rirai de vous,
Les Amadis transis, les coureurs de fortune.
Gelant sous le balcon par un beau clair de lune r.
Va, quand j'apercevrai mon coquin de neveu,
De deux ou trois seaux d'eau j'arroserai son feu...
UO THÉÂTRE.
SCÈNE \\
GÉRONTE, YALÈRE.
CÉRO.NTE.
Eh quoi ! c'est vous encor ?
VALÈRE.
Mon oncle, je l'avoue,
C'est moi.
GÉRONTE.
Vos pieds prendront racine dans la boue;
Au même endroit planté vous restez trop longtemps,
Mon cher, et vous aurez des feuilles au printemps,
VAI.ÈRE.
Je venais pour.
GERONTE.
C'est bien ; ailez-vous-cn !
VALÈRE.
De grâce !
GÉRONTE.
Pas ùe grâce !
VAI.ERE.
Mon on.cle ! ah ! que je vous embrasse!
GÉRONTE.
Non ! non ! quel embrasseur que monsieur mon neveu !
VALÈRE.
Mon oncle, il faut qu'ici je vous fasse ini aven...
GÉRONTE.
Je refuse l'ouïe à tout aveu !
VALÈRE.
Mon oncle !..•
ï LE TRICORNE ENCHANTÉ. Ml
GÉRONTE.
An beau milieu du nez qu'il me pousse un furoncle»
Si j'écoute jamais rien de ce que tu dis !
Je t'ai déshérité: de plus, je te maudis !...
TALÈRE.
J'aime...
GÉRONTE.
Jeune indécent, quel mot cru sur ma nuaue
Vos impudicilés font rougir ma perruque !
VAI.ÈRE.
Oui j'aime Inez...
GÉRONTE.
Assez ! Si je vous vois encor
Dans ces lieux... Regardez ce jonc à pomme d'or!
Valère s'éloigne. Entre Fronlin, qui écliange avec lui un sign».
d'intelligence.
VALÈRE.
Mon oncle, vous avez des façons violentes.
GÉROiNTE.
Décampe... j'ai les mains de colère tremblantes.
VALÈRE.
Calmez-vous... je m'en vais... m;iintcnant mon de.^tiu
Dépend de l'heureux sort des ruses de Fronlin.
SCÈNE X
GÉRONTE, FRONTIN.
FRONTIN, 5 part.
Décidément Géronte est uo oncle faroucne.
Vieillard dénaturé, puisque rien ne te touche.
Je m'en vais te donner nue lx)nne leçoif,
t42 THEATRE.
Et te servir tout chaud un plat de ma façon.
Haul et s'avançant.
•Monsieur, qu' avez-vous donc? vous avez l'air tout c'inse!
GÉROiNTE.
J'étrangle de colère.
FRO.NTIN.
Et le pourquoi?
CÉRONTE.
La cause
Qui peut faire passer de l'écarlate au bleu
Un oncle modéré, quelle est-elle?
FROMIN. ''
Un neveu,
GÉRONTE.
Sous prétexte qu'il est un peu fils de mon frère,
Ce Valère maudit me damne et m'exaspère.
FR0MI>\
Heureux, trois fois heureux, qui n'a pas de parents !
GÉROXTE.
Sous le balcon d'Inez tous les jours je le prends.
Brassant quelque projet, dressant quelque machine...
FROMIN.
La tulipe se pliît aux vases de la Chine,
La marguerite aux prés, la violette aux bois,
L'iris au bord des eaux, la giroflée aux toits ;
Mais la fleur qui le mieux vient sous une fonètre,
C'est un amant ; Inez l'a remarqué, peut-être.
GÉRONTE.
Je saurai nettoyer et sarcler le terrain...
Mais, Frontin, couvre-toi ; tu prendras le serein.
Si tu restes ainsi sans chapeau dans la rue.
FRO.NTIN.
Si je mets mon chapeau, j'échappe à voire vue,
Je m'éclipse...
LE TRICORNE ENCHANTE. 143
CÉRONTE.
Comment ?
FRONTIN.
Je disparais tout vif r
GÉRONTE.
Que me chantes-tu là?
FRONTIN. ^
Rien que de positif.
Avec attention examinez ce feutre.
CÉRONTE.
Il est d'un poil douteux et d'une teinte neutre.
FRONTIN.
Dites qu'il est déteint, bossue, crasseux, gras;
Que le soleil, la pluie etjcs ans l'ont fait ras ;
J'en conviens. Mais jamais sur la terre où nous sommes,
Depuis les temps anciens que se coiffent les hommes,
Bien qu'il soit déformé, sans ganse et tout roussi,
Il n'exista chapeau pareil à celui-ci!
GÉRONTE.
J'en ai vu d'aussi laids, mais non pas de plus sales!'
FRONTIN.
D'oiî pensez-vous qu'il vienne?
GÉRONTE.
Eh ! des piliers des halles !
FRONTIN.
Fi donc! c'est le i;hapeau de Fortunatus.
GÉRONTE.
Ça?
FRONTIN.
Ça! le chapeau qui rend invisible. Il passa
Dans mes mains par un tas de hasards incroyables,
D'événements trop vrais pour être vraisemblable».
GÉRONTE.
Quand on a ce chapeau sur la tète, dis-tu,
m THEATRE,
rersonne ne vous voit ?
FRONTIN.
Oui, telle est sa vertu.
GÉnO.NTE.
J'ai coufiance eu toi... Mais je uepuis te croire-,
Lu tel prodige veut une preuve uotoire.
FROMLN.
Vous l'aurez. \_^ _
GÉROME.
-* ' Sur-le-cbamp ?
FROMIN.
"— - Tenez, regardez bien...
GLRO>TE.
Oui... oui...
FR0>T1>', passant derrière Gérontc, et le tenant par la ba^quc de
son habit.
Le tour est fait. — Que voyez-vous? Plus rien.
GÉRO.NTE.
Où donc est-il passé? C'est incompréhensible!
FROXTIN, même jeu.
Nulle part; je suis là, devant vous, invisible.
GÉRO.NTE.
11 faut que je te trouve absolument.
FROMl.N, mcinejcu.
Cherchez,
Gros homme !
GÉROSTE. t
Je n'ai p.is pourtant les yeux bouchés.
^ FRO.NTIN, nu'mo jeu.
Je le lui donne en cent. Je le tiens par la baâ<(uc
De son habit! Monsieur, vous courez comme un Basque,
3Iénagez-vous.
GKIONTE.
Prodiye élr.inoC à concevoir .'
LE TfSlCOr.NE ENCHANTÉ. 145
11 est là i\m iT.c pculi', et je ne puis le voir !
Où donc es-tu, Frontin ? A gauche?
FRONTIN, même jeu.
Non, à droite.
GÉRONTE.
Pur ici ?
FRONTIN, même jeu.
Non, pai" là. — Va, marche ; je t'emboîte !
GÉRONTE.
Ouf ! je suis tout en nage !
FRONTIN.
Êtes- vous satisfait?
Êtes-vous convaincu pleinement ?
GÉRONTE.
Tout à fait.
FRONTIN.
Or çà, reparaissons.
Il passe devant Géronle, '
GÉRONTE.
Je te vois à merveille.
FRONTIN.
Pardieu !
GÉRONTE.
C'est étonnant ! je ne sais si je veille.
Ou si je dors. — Veux-tu me donner ce chapeau?
FRONTIN.
Je voudrais bien, monsieur, vous en faire cadeau:
Mais, vraiment, je ne puis... Ce chapeau, c'est mon gîte.
Ma cave, ma cuisine...
GÉRONTE.
Il te sert de marmite ! ; .
Je ne suis plus surpris alors qu'il soit si gras !
Fait-il de bon bouillon?
0
Î46 THEATRE.
FROMI>.
Vous ne comprenez pas.
Qnaiid l'heure du dîner mec.irillonne au ventre,
J'enfonce mon castor jusqu'au sourcil et j'entre
Chez quoique rôtisseur, invisihle pour tous.
Là, parmi les poulets, colorés de tons roux.
J'avise le plus blond, je le prends et le mange,
Les pieds sur les chenets, où nul ne me dérange.
Puis au bouchon voisin, pour arroser mon rôt,
Je sablé du meilleur, sans payer mon écot.
GÉRONTE.
C'est merveilleux !
FROiNTIN.
J'en use avec la friperie
Comme avec la taverne et la rôtisserie.
Demandez-moi mes yeux, demandez-moi ma peau,
Ma femme, mes enfants, mais non pas mon chapeau.
GÉROME.
l)e ce feutre coiffé, qu'il me serait facile
De savoir ce que font Valère et ma pupille !
FRONTIN.
Pour un tuteur hors d'âge, amoureux et jaloux,
Ce moyen est plus sûr que grilles et verrous,
Avec un tel trésor, plus de ruse possible ;
Devant le criminel vous surgissez, terrible.
Au moment périlleux, sans que l'on sache d'où.
Comme un diable à ressort qui jaillit d'un joujou'
gi';ro>tk.
Je te l'achète.
promis.
Non. — Vous êtes trop avare!
Ce feutre mn fiit roi de France et ile Navarre,
tt vous m'en olfi iriez de^ prix détlionoianls.
LE TRICORNE ENCHANTE. J47
GÉnOJiTE.
Cent ccus, est-ce assez ?
FRONTIN.
C'est peu... mais je ks prends.
GÉRONTE.
Je voudrais bien, avant de te donner la bourse,
Essayer. . .
FRONTIN.
Comment donc !
GÉRONTE, à part, mettant le chapeau.
Je vais prendre ma course.
Et j'aurai le chapeau sans qu'il m'en coûte un sou !
Il ne me verra pas.
FRONTIN, à part.
J'ai compris, vieux fdou.
Haut.
Ah ! monsieur, c'est très-mal de frustrer un pauvre homme !
Une telle action me renverse et m'assomme ;
C'est affreux... Il ne peut encore êlre bien loin ;
Afin de le trouver, bàtonnons chaque coin :
Tapons, faisons des bleus sur le dos de l'espace ;
Dans notre moulinet il faudra bien qu'il passe !
Frappons à tout hasard.. Pan! pan! pan!... pif! paf! pouf!
En long, en large, en haut, en bas, en travers...
GÉRONTE.
Ouf!...
Ah 1 la cuisse! ah ! le bras ! ah ! le dos ! ah ! l'épaule l
FRONTIN.
Je m'escrimerai tant du bout de cette gaule,
Que je l'attraperai. — Si je ne le vois pas,
Je l'entends qui renifle et geint à chaque pas...
A part.
D'un revers de bâton faisons cesser le charme.
U fait tomljcf lo cliapeau.
i48 THÉÂTRE.
GÉROKTE, à part.
Je suis tigré, zébré !
FRO-NTIN.
Cà, déposons notre arme ;
Votre éclipse m'avait vraiment impiiélé ;
Je vous cherchais partout. Vous aurais-jelieurté?
GÉROKTE.
Nullement.
FROMIN.
J'aurais pu vous faire quelque bosse.
GÉRONTE, à pari.
Je suis dur. Je paierai quelqu'un pour qu'il te ro^se,
Assassin !
FROMIN, lui présentant le chapeau.
Adievons promptement le marché.
Nous sommes confiants... Quand vous aurez lâché.
Je lâcherai.
GERONTE, lui donnant une bourse.
C'est fait.
FRONTIN.
Heureux mortel ! Le monde
Est à vous maintenant, moins celte bourse ronde.
Il l'empoche.
Vous êtes comme l'air ; vous entrez en tout lieu;
Homme, vous possédez la science d'un dieu 1
Rien ne vous est caché, vous lisez dans les âmes,
Et, ce cpie nul n'a l'ait, vous connaissez les femmes...
MarincUe à propos se dirige vers nous ;
Disparaissez, je vais la confesser sur vous.
Géronte se coiffe du chapeau.
LE TRICORNE EiNGlIAi^TÉ. 1 iO
SCÈNK XI
LES MÊMES, JIARINETTE.
FRONTIiN.
Qu'aî-di donc, mon enfant?
MARIiNETTE, feignant de ne pas voir Céronle.
Je n'ai rien.
FRONTI.N.
Si; ta mine,
Qii'nn sourire joyeux d'ordinaire illumine,
Kst lugubre, aujourd'hui, comme un enterrement ,
On dirait que tu viens de perdre ton amant.
MaIUNKTTE, même jeu.
Pour le perdre, il faudrait l'avoir eu... Je suis sage,
Et n'admets que sou[)irs tendant au mariage,
Frontin !
GÉROATE, à part.
OÙ diable va se nicher la vertu ?
FRONTIN.
Miiis alors, d'oii te vient cet ;iir m.orne, abattu ?
MARINETTE, même jeu.
D'une tout autre cause. A me flatter trop prompte,
J'avais l'espoir de phiire au bon monsieur Géronte,
Et d'entrer, pour tout faire, en service chez lui...
Tu sais le résultat, et j'en ai de l'ennui.
GÉRONTE, même jeu.
Je suis vraiment fâché de ne l'avoir pas prise.
MARINETTE, même jeu.
Maintenant, il est seul. Qui le coiffe et le frise?
Qui lui met sa cravate et lui ( lien ho ses fiants !
no THEATRE.
Moi, j'aurais eu pour lui tous ces soins fatigants,
Et je l'aurais choyé comme une fille un père !
GÉRO>TE, même jeu.
Ce que je n'ai pas fait,.je puis encor le faire.
MARINETTE.
C'est un homme si doux, si poli, si charmant !
FROMIN.
Je ne partage pas du tout ton sentiment.
Un vieux...
GÉRONTE, bas à Froutin.
Comment ?
FROBTIN.
Laid, sot...
GÉRONTE, Dièmc jeu.
Gredin!
FRO.NTIX.
Àcariùlrc...
GÉRONTE, «le même.
Randit !
FRONTIN.
Crasseux !...
GÉRONTE, lie même.
Je vais le latlre comme un plâtre,
Si...
FRONTIN, bas îi GiTonlc.
C'est pour réprouver, monsieur ; tenez-vous coi !
Tu le trouves donc bien ?
MARl.NETTE.
Il a je ne sais quoi
De franc, d'épanoui, qui me plaît et m'enchante.
Ah ! que de le soi vir j'aurais été contente !
GÉRONTE, i part.
Ouul bon cœin! Je me sens le coin d(î l'œil n)ouillé,
LE TRICORNE ENCHANTÉ. 151
Et par rémotion j'ai le nez cliatouilk'.
Il ûternue.
MARINETTE. . (
J'entends éternuer, et je ne vois personne !
GÉaONTE.
C'est moi qui...
MARlMtTTE.
Mais quelle est celte voix qui résonne?
Un fantôme, un esprit!...
GÉKONTE.
Eli ! non ; c'est moi.
MARINETTE.
Qui donc?
GÉRONTE.
Géronte.
MARINETTE.
Et votre corps, où donc est-il?
FRONTIN, diJc^iffant GéronUv.
Pardon !
Monsieur, vous oïd^liez que pour être visible
Il faut vous décoiffer.
MARINETTE.
Ah ! quelle peur horrible,
Monsieur, vous m'avez fuite?
GÉRONTE.
Allons, rassure-toi ;
Je vais en quatre mois dissiper ton effroi ;
Ce chapeau, qu'il suffit d'ôter et de remettre,
Me fait à volonté paraître et disparaître !
MAIlINETTE, à part.
Feiyiions d'être timide et jouons l'embarras.
GKRONTE.
La place que tu veiiv, mon iMilant, tu l'auras.
152 THÉÂTRE.
IIARINETTE.
Vous étiez là, monsieur? Vous m'avez entendue?...
Le trouble... la pudeur... Ah ! je suis confondue!
GÉno.ME.
Ton dévouement pour moi s'est fait connaître ainsi.
FRO>TI.\.
Pendant que nous voilà, si nous tentions aussi,
Avec ce talisman, une autre expérience,
Pour savoir ce qu'Inez sur votre compte pense ?
GÉROME.
Pourquoi faire, Frontin ? Je ne suis pas aimé !
FROMI.N.
Si, VOUS Têtes. Le cœur est un livre fermé;
11 faut qu'il soit ouvert pour qu'on y puisse lire.
MARINETTE.
Voulez-vous qu'une femme aille d'abord vous dire
Les feux dont en secret elle brûle pour vous ?
GÉRONTE.
Mais elle m'a vingt fois refusé pour époux !
FR0>TI.N.
Et vous vous arrêtez à de telles vétilles ?
Le véritable sens du non des jeunes filles,
C'est oui !
MARI NETTE.
Monsieur, je suis de l'avis de Frontin :
Mademoiselle Inez vous aime, c'est certain.
GÉRO.NTE.
Prends ma clef, Marinelte ; ouvre, entre et fais en sorte
Sous un prétexte en l'air, que ma pupille sorte.
Muriiicilv cntru daD» la maison.
LE TRICORNE ENCHANTE. J51
SCÈNE XII
GÉRONTE, FRONTIN.
FROMIN.
Grâce à votre chapeau, triomphant et vainqueur,
Vous lirez votre nom dans ce cher petit cœur.
GÉRONTE.
Je tremble d'y trouver Valère en toutes lettres !
FRONriX.
Les femmes n'aiment pas ces frêles petits-maîtres...
Mais les voici... Mettez vite votre chapeau.
SCÈNE XIII
LES MÊMES, INEZ, MARINETTE.
MARINETTE, à Inez.
Faisons deux ou trois tours dehors. Il fait si beau !
INEZ.
Je le veux bien ; je sors si rarement !
MARINETTE.
Valère
Est peut-être par là.
INEZ.
Lui ! s'il voulait me plaire,
Il devrait bien cesser ses impoitunilés ;
Il est pour ses soupirs assez d'autres beautés.
MARINETTE.
J'avais jusqu'à présent pensé, mademoiselle,
Que vous récompensiez son feu d'une étincelle.
9.
i54 THEATRE.
INEZ.
Je faisais à ses soins un accueil assez doux.
Faut-il se gendarmer et se nieltre en courroux,
Pour les efforts que -fait à nous être agréable
Un jeune homme galant et de figure aimable?
GÉnOME, à lui-même.
Certainement.
FRONTIN, lias.
Monsieur, ne criez pas si fort.
INEZ.
Il me plaisait assez.
GÉROME, à Fronlin.
Soutiens-moi, je suis mort !
INEZ.
Mais, depuis, j'ai bien vu que ses galanteries
N'étaient que faux semblants et pures tromperies.
GÉRONTE, à part.
Je renais !
INEZ.
J'ai compris, en le connaissant mieux,
Que c'était à mon bien qu'il faisait les doux yeux.
FRONTIN, lias à r.cTonlc.
Que vous avais-je dit ?
MARINETTE.
Fi! l'Ame intéressée!
INEZ.
Et vers un autre amour j'ai lourné ma pensée.
Un lioinme...
FRONTIN, il.' mémo.
j Écoutez bien.
CÉRONTE.
I J'écoute.
I
INEZ.
l)'â"o mûr..,
LE TRICORNE ENCHANTE. 155
FRONTIN.
C'est vous.
GÉRONTE.
Tais-toi !
INEZ.
Brûlait pour moi d'un feu plus pur.
MAUINETTE.
Son nom ?
INEZ.
Je n'ose pas...
GÉRONTE.
Le cramoisi me monte
A la figure !
MARINETTE.
Allons...
GÉRONTE.
Je frissonne.
INEZ.
Géronle \
GÉRONTE.
Je suis au paradis ! aux anges !
FRONTIN.
Est-ce clair ?
Cent écus... Trouvez-vous que mon chapeau soit cher?
GÉRONTE.
Frontin ! mon seul ami !
PnONTIN, à part.
Je vais dire à mon maître
Que pour jouer son rôle il est temps de paraître.
INEZ.
Géronte, mon tuteur, qui sera mon mari,
Et qui, seul, maintenant règne en mon cœur guéri.
GÉRONTE.
Pauvre petit bouchon, va !
150 THÉÂTRE.
UARINETTE.
La chose est certaine,
On ne sait pas aimer avant la soixantaine.
Où l'aurait-on appris? au collège?
GÉnONTE.
Bien dit,
Ma fille ! Qui vient là ! C'est Yalère ! Ah ! bandit!
FCONTIN.
Calmez- vous... '
GÉRONTE.
Mais il va parler à ma pupille!
FROMIN.
Eh bien?
GÉRONTE.
Comment! eh bien? Tu m'échauffes la bile!
FRONTIN.
Vous parlez en tuleur, et vous êtes l'amant ;
Les rôles sont changés !
SCÈNE XIV
LES MÊMES, VAIÈRE.
INEZ.
Valère, en ce moment,
Ici?
VAI.ÈRE, foifnant de ne pas voir Cdronlp, pendant toute la scène.
Rassurez-vous ; je ne suis plus le même ;
Je ne viens pas vous dire, Liez, que je vous aime!
Mon cœur est revenu de ces frivolités.
INEZ.
Iji mo jiarlanl ainsi, monsieur, vous m'endiantez.
LE TRICORNE ENCHANTÉ. ibl
VALÈUE.
Je ne veux pas lutter contre un oncle adorable...
INEZ.
Adoré !
FRONTIN, à Géronte.
Vous voyez.
VALÈRE.
Mille fois préférable
A son neveu...
GÉRONTE.
C'est vrai.
VALÈRE.
Qui n'a que ses vingt ans.r.
MARINETTE.
Mérite qui décroît et passe avec le temjis.
GÉROME, à Frontin.
Cette fille a du sens.
FRONTIX, à Géronte.
Continuons l'épreuve.
VALÈRE.
Vous épousez Géronte !
INEZ.
Oui.
VALÈRE.
Je sais une veuve, ;
Belle de deux maisons et de cent mille francs;
Quels yeux à ses appas seraient indifférents?
INEZ.
C'est un fort bon parti : Faites ce mariage.
GÉRONTE.
Le monde va finir ; mon neveu devient sage !
VALÈRE.
Cet hymen m'enrichit, et j'en veux profiter,
Comme tout bon neveu le doit, pour acquitter,
158 . THÉÂTRE.
Sans y jeter les yeux, les comptes de tutelle
De mon oncle.
GÉRONTE.
C'est grand !
L>EZ.
Une femme peut-elle
Abandonner ses biens à l'époux de son choix?
VALÈRE.
Assurément.
I.NEZ,
Je cède à Géronte mes droits.
GÉRO-ME.
Ah! quel beau trait!
FROMIK.
Fort beau !
INEZ.
Mes deux fermes en Brie,
Mes terres au soleil, tant en bois qu'en prairie.
Mes rentes, ma maison sur le pont Saint-Michel,
Mes nippes, mes bijoux...
GÉROME.
Poursuis, ange du ciel!
I.NEZ.
J'en veux faire présent à Géronte.
VALÈRE.
J'approuve
Le dessein.
GÉRONTE.
Cher neveu !
INEZ.
Si mon tuteur me trouve
iJignc d'être sa femme, ayant déjà mon bien.
Alors à mou bonheur il no manquera rien.
LE TRICORNE ENCHANTÉ. luO
GlîriONTE.
Quelle délicatesse !
INEZ.
Et je serai bien sure,
Étant pauvre, que c'est par affection pure.
GIcrtONTE.
Ya, je t'épouserai, sois Iranqiille.
FRONTIN.
Comment
Reconnaître jamais un pareil dévouement?
Ii\EZ.
Faut-il faire un écrit?
VALÈRE.
Pour qu'elle soit exacte,
De la donation on dresse un petit acte.
Chez un notaire avec deux témoins pour signer^
Marinette et Frontin vont nous accompagner.
CÉRONTE.
Si l'on faisait venir le notaire?
FRONTIN,
Non, certe,
On n'instrumente pas sur une place ouverte.
GÉRONTE.
Au théâtre pourtant cela se fait ainsi.
FRONTIN,
iiJais nous ne jouons pas la comédie ici.
Us sortent.
400 THÉÂTRE.
SCÈNE XV .
GÉRONTE, puis CIIAMPAO'E.
GÉROiNTE.
Frontin avait raison; c'est moi qu'elle préfère:
L'oncle bat le neveu ! Géronte bat Valère !
Ils me donnent leurs biens ! Grâce à ce vieux chapeau,
Le monde m'apparaît sous un jour tout nouveau !
CHAMPAGNE, ivre el chantant.
Quand :o is la treille,
Une bouteille,
Blonde ou vermeille,
M'a fait asseoir,
Ma foi, j'ignore
Si c'est l'aurore
Qui la colore
Ou bien le soir.
i
GKP.ONTE, mctlanl son cliDpoau.
Il est comme une grive au temps de la vendange.
Très-soûl.
CHAMPAGNE.
Bonjour, monsieur.
GÉRONTE.
Hein! Bonjour! C'est étrange!
Faquin, tu me vois donc?
CHAMPAGNE.
Pardieu, si je votis vois!
GÉRONTE.
Pourtant, je suis couvert.
CHAMPAGNE.
Je vous verrai deux fois
LE TRICORNE ENCHANTÉ. ICI
Plutôt qu'une, ayant bu; tout homme ivre voit double,
C'est un fait avéré.
GÉRONTE.
Ce qu'il a dit me trouble.
CHAMPAG.NE.
Dieu n'a fait qu'un soleil, et le vin en fait deux...
Heuh!
GÉnOiNTE.
Je ne me suis pas assez méfié d'eux!
Tu ne peux pas me voir, car je suis invisible,
En vertu d'un chapeau magique.
CHAMPAGNE.
C'est possible,
Mais voici votre dos...
Il lui donne un coup.
Ai-je bien attrapé?
GÉRONTE.
Très-bien.
CHAMPAGNE.
Votre gros ventre...
GÉRONTE.
Oh!
CHAMPAGNE.
Me suis-je trompé?
GÉRONTE.
Non pas.
CHAMPAGNE.
Ce coup de pied, ce n'est pas votre tête
Qui le reçoit?
GÉRONTE.
Oh! non ! Grands dieux! ai-je été bêle!
Je suis dupé, volé, joué comme un enfant!
CHAMPAGNE, 5 part.
Qu'a-t-il donc à pousser des soupirs d'éléphant?
132 THÉÂTRE.
OÉRONTE.
On m'a pris cent écus ! on mu pris ma pupille !
, A l'assassin ! au feu !
SCÈNE XVI
LES MÊMES, FRONTIN.
FnO.NTI.N".
Quel vacarme inutile!
Ils ne sont pas perdus! Tiens, Champagne ! A propos,
Devant un homme gris il fallait deux chapeaux ;
J'aurais dii vous le dire. Il vous a vu, sans doute?
G É ROME,
Puisse le ciel, croulant, t'écraser sous sa voùte !
Filou, galérien, faussaire, empoisonneur!
FRO>TI.\.
Que de titres, monsieur, vous me faites honneur!
liiez revient avec Valère et Marinette.
Tenez !
SCÈNE XVIl
LES MÊMES, INEZ, VALÈKE, MARINETTE.
CtRO.NTE.
D'où sortez-vous?
MARIN KTTE.
D'un endroit fort hoimrte,
VALKRE.
Nous avons fait dresser, chez le lahellion,
Un acte en bonne (onne.
LE THICOIiNE ENClIANTt:. . 1153
GÉRONTE.
Oui, la donation.
VALÈRE.
Non pas! mais nn contrat...
GÉRONTE.
Comment!...
VA I. ÈRE.
De mariage,
Entre Madame et moi !
GÉROiNTE.
J'éclaterai de rage !
VALÈRE.
Nous avons réfléchi que l'amour et l'hymen
Peuvent marcher ensemhle en se donnant la main.
-GliRONTE.
C'était moi qu'elle ainwit.
MARlîiETTE.
Femme souvent varie,
A dit un roi de France, et bien fou qui s'y fie !
FliO.NTIN.
Faites le mouvement de bénir les époux.
GÉRO.NTE.
Si lu railles encor, je t'éreinle do coups!
MARINETTE.
Valèrc est si gentil !
GÉROiSTE.
Gourgandine ! carogne!
CIIAME'AGNE.
Mon-ieur, reprenez-moi.
GtROîiTE.
Que me veut cet ivrogne?
Dos calottes? J'en ai '
H ii> sourn.iie.
1G4 TIIKATRE.
CHAMPAGNE.
Ma place ou mon argent !
GÉROME.
Je l'ai ramassé nu comme un petit saint Jean, '
Et t'ai payé fort mal des giges très-minimes.
Comment as-tu gagné cet argent? Par cpitls crimes?
CHAMPAG.NE.
Monsieur, c'était du temps que vous étiez... cocu..,
GÉru)^TE.
Je te reprends !
CHAMPAGNE.
Oh ! si Madame avait vécu !
GÉRONTE.
Tais-loi.
MARINETTE. .
Ne soyez pas un oncle coriace !
A ce couple charmant, de bon cœur, faites grâce !
GÉKOiNTE.
Jamais !
INEZ.
Mon cher tuteur, nous vous aimerons bien.
GÉRONTE.
Point.
FRONTIN.
En faveur du but, oubliez le moyen.
VALKRE.
Mon oncle !
GÉROISTE.
Mon neveu, vous êtes un fier drôle:
Mais je suis un Géronle, il faut jouer mon rùle...
Je pardonne !
TOUS.
Merci.
LE TIUCORNE ENCHANTE. 165
FfIO.MI.\.
AU PUBLIC
Fais ton rôle à ton tour,
Public, pardonne-nous. . sois oncle... pour un jour,
Accorde tes bravos à cette comédie ;
En tout temps et partout elle fut applaudie:
C'est l'oncle et le valet, la pupille et l'amant;
Le sujet qui fera rire éternellement !
Oiseaux de gai babil et de brillant plumage,
Nous différons des geais et des merles en cage.
Les auteurs font pour nous de la prose et des vers ;
Mais sans être siffles nous apprenons nos airs.
Bien que nous n'ayons point pris le nom de Molière,
Neva pas nous traiter de façon cavalière :
Tu nous connais déjà, nous sommes vieux amis.
Et tu peux nous claquer sans être compromis.
FIN DU TRICORME ENCHANTE.
PIERROT POSTHUME
ARLEQUIXADE EN UN ACTE ET EÎJ VERS
(En collaboration avec M. Paul Siraudiii)
Représentée pour la première fois sur le théâtre du Vaudeville le -i octobre ".7,
reprise sur le même théâtre le 50 août 186-i.
-
PERSONNAGES:
181
186
ARLEQUIN.
MM. Têtard.
MM. Grivot.
PIEHROT.
Bâche.
Saim- Germais,
LE DOCTEUR.
Amant.
RiCQLlEB.
COLOMBINE.
M°" DOCHE.
M"' BlAXCA.
Le théâtre représente une rue. — Au fond, en face du public, la maison
d'Arlequin; à droite, celle du docteur; à gauche, celle de Colorabine.
SCENE PREMIERE
ARLEQUIN, COLOMBINE.
ARLEQUIN.
Colombine, un mot
!
COLOMBINE.
Non !
ARLEQUIN.
De mourez.
J68 TilEAlllE.
COLOMBL>E.
Point.
ARLEQUIN.
De grâce !
J'ai là certain cadeau qu'il faut que je vous fasse.
C0L0MB1>"E,
Un cadeau ? Je m'arrête. Est-ce une chaîne d'or'/
Une bague? une montre? Y suis-je?
ARLEQUIN.
Pas encor.
COLOMBI.NE.
Une pièce bien lourde en bonne argenterie ?
Un nœud de diamants?
ARLEQUIN.
Fi! ma galanterie
Ne s'en va pas donner dans ces luxes grossiers,
Bon pour les parvenus el pour les financiers ;
Je me garderais bien d'humilier les femmes
Par l'insultant excès de ces présents infâmes ;
Cardans tous les pays, chez les plus gens de goîit,
On dit qu'en ces régals c'est le choix qui fait tout.
COLOMBINE.
Vous me faites languir; dé[ièchez, voyons, qu'est-ce?
ARLEQUIN.
Regardez, s'il vous plaît, cette petite caisse.
COLOMBI.NE.
Cette caisse ?
Oui.
ARLEQUIN.
COLOMBINE.
Grands dieux ! que vois-je? une souris,
Certes, le don est rare et d'un merveilleux prix !
ARLEQUIN.
Très-raiej une souris plus blaïahc qu'une hermine,
PIERROT POSTHUME, 163
Gaie, alerte, l'œil vif comme une Colombine :
La femme est une chatte et sa griffe nous tient ;
Une souris est donc un présent qui convient,
COLOMBINE.
Un écrin me plaît mieux que trente souricières;
■Je vous en avertis, ce sont là des manières
A ne réussir point près des cœurs délicats,
Et vous vous brouillerez avec messieurs les chats.
ARLEQUIN.
Cette pauvre souris, tournant dans celte boîte,
Représente mon âme allant à gauche, à droite,
S'agitant sans repos dans la captivité
Oiî depuis si longtemps la tient votre beauté;
C'est mon cœur, prenez-le, Colombine fantasque,
Car je pâlis d'amonr sous le noir de mon masque,
Je maigris, desséché par le feu des désirs.
Et les moulins à vents tournent à mes soupirs.
COLOMDINE.
Arlequin, quoi! c'est vous qui tenez ce langage?
A ma pudicité cessez de faire outrage !
Renfoncez vos soupirs, n'ajoutez pas un mot.
Et respectez en moi la femme de Pierrot !
ARLEQUIN.
Mais Pierrot, délaissant les rives de la Seine,
Dont l'habitation lui devenait malsaine,
A fait rencontre, en mer, de pirates d'Alger,
El vu d'un nœud coulant son destin s'abréger.
Ne pouvant pas payer de rançon aux corsaires,
Il trouva la potence en fuyant les galères.
COLOMBINE.
En ce bas monde, hélas ! nul n'évite son sort !
ARLEQUIN.
Donc je puis vous aimer ; car la femme d'un mort
Eu tout [)ays du monde a ipiaUté de veuve.
170 TllÉ.VTRE.
COLOMDUNE. »
Du trépas de Pierrot nous n'avons pas la preuve;
S'il alhiit reparaître, ainsi qu'un chien perdu !
S'il n'avait pas été suffisamment pendu i
ARLEQUIN,
Bah! rien n'est plus certain : son extrait mortuaire,
Sur le premier feuillet de tout dictionnaire,
Se voit lisiblement écrit ou parafé,
Au-dessous d'un pierrot au gibet agrafé.
COI.OMBINE.
Ce sont titres fort bons qu'on ne saurait pro<luire
Quand devant le notaire il me faudra conduire ;
Car je pense, Arlecjuin, pour l'honneur de vos vœux,
Qu'ils tendent à serrer le plus sacré des nœuds.
Par un certificat, en forme légitime,
Démontrez-moi qu'on peut les accueillir sans crime,
Je vous accorderai ti ès-volontiers mn main,
Mais, jusque-là, néant !... je passe mon chemin.
SCÈNE II
ARLEQUIN, seul.
Quoi ! vous fuyez, méchante, avec cet air si tendre!
Et la souris, hélas ! vous partez sans la jircudrc !
Ah ! les femmes!... pourquoi faut-il (pic nous soyons
Toujours acoquinés après leurs cotillons !
Tout irait mieux, si Dieu ne t'avait fait d'un geste
Sortir du liane d'Adam, côtelette funeste !
11 mi't la souricière à terre, près du la maison de Coloniliinr.
Celte preuve, où l'avoir?... Je ne puis, comme un sot,
Aller chez ces païens m'cnquérir de Pierrot.
Des r.'gistres civils aux Étals barbarcsqu ;s I
PICnr.OT POSTHUME. 171
L'imagination, certe, est des {.lus grotesques!
.le souffre, et je voudrais voir mon destin fini,
D'un excès de polente ou" de macaroni.
Mais qui vient? le docteur....
SCÈNE in
ARLEQUIN, LE DOCTEUR.
ARLEQUIN.
Docteur, je suis malade!..;
LE DOCTEUR.
Qu'avez-vous !... Trouvez-vous le vin amer ou fade?
ARLEQUIN.
Je le trouve excellent !
LE DOCTEUR.
Et le rôti !
ARLEQUIN.
Fort bon !
LE DOCTEUR.
Que vous dirait le cœur en face d'un jambon?
ARLEQUIN.
Il me dirait, je crois, d'en couper une trancbe.
LE DOCTEUR.
Montrez-moi votre langue... Elle est rouge et non blaucbe.
Tout ce diagnostic démontre que le mal,
A ne pas en douter, est purement moral.
ARLEQUIN.
Votre sagacité pénètre au fond des choses
Et va donner du nez droit dans le pot aux roses :
Oui, mon mal est moral, immor.d l)ien plutôt;
Car je suis amoureux de mad.ime l'itiiut!
172 THEATRE.
LE DOCTEUR.
De cette affection je connais le remède,
Tarissez ce flacon, qu'à prix d'or je vous cède,
Pour elle votre amour se trouvera guéri
Comme si vous fussiez devenu son mari.
AnLEQUIN.
Je n'en crois pas un mot; cette liqueur vermeille
Qui rit dans le cristal à travers la bouteille,
Qu'est-ce ?
LE DOCTE LR.
C'est rélixir de longue vie.
ARLEQIIX.
Eh bien.
Puisque je veux mourir, cela ne me vaut rien.
LE DOCTEUR.
Bon ! tuez-vous d'abord, et dites qu'on infiltre,
Vous mort, entre vos dents, liois gouttes de mon piiilire,
Plus dispos que jamais vous ressusciterez;
En revenant au jour quel effet vous ferez !
Par ce trépas galant Colombinc attendrie
Vous tend sa blanche main, avec vous se marie,
Et vous avez bientôt, heureux et triomphants,
Comme aux contes de féo, une masse d'enfants !
AI;LEQUhN.
Grand merci ! si la drogue allait être éventée ?
Mais, docteur, dites-moi, par qui lut inventée
Cette rare liqueur, dont les philtres si forts
Conservent les vivants, rendent la vie aux morts?
LE DOCTEUR.
Chez nouf, de père en fils, on en sait la recette;
Etdcpiis cinq cents ans nous la tenons secrète.
ARLEQUIN.
Vos grands parents alors ont dû vivre bien viouv ?
Sans doute vous avez encor tous vos aïeux ?
PI EH ROT POSTHUME. HZ
LE DOCTtUn.
Nous ne pourrions jamais liéi itcr de la sorte !
Et, comme de la vie il faut que cliucuu sorte,
Pour n'être pas contraints de nous assommer tous,
C'est chose convenue et régle'e entre nous :
Aux vieillards, à cent ans, l'élixir se retranche.
Et, comme des fruits mûrs, ils tombent de la branche.
AI!LEQCIi\.
C'est très-joli...
LE DOCTEUR.
Prenez mon flacon...
ARLEQUIN.
Non vraiment !
Je préfère mourir en véritable amant.
Et je cours me tuer, au seuil de Colombine,
D'un coup de coutelas ou bien de carabine.
• LE DOCTEUR.
Et moi, je vais ailleurs chercher quelque nigaud
Qui veuille pour ma fiole échanger son magot.
Le docteur rentre chez lui, Arlequin sort par la gauche. A ce
racment, Pierrot paraît au fond du théâtre.
SCÈNE IV
PIERROT, seul.
Mouillez-vous, ô mes yeux ! et toi, lèvre attendrie.
Baise, sur le pavé, le sol de la patrie !
Aspirez, mes poumon.-, l'air du natal ruisseau !
Bonjour, Paris I... Salut, rue où fut mon berceau !...
I^ cabaret encor rit et jase à son angle:
A ce cher souvenir l'émotion m'étrangle ;
Mon nez qui se dilate aspire avec douceur
10.
^174 THEATRE.
Les parfums que répand l'étal du rôtisseur;
Rien n'est changé... Voici la maison de ma femme,
Pauvre femme !... J'ai dû faire un vide en son àrae î
Il le fallait; j'ai fui... Je ne sais pas pourquoi
La juslice s'élait prise d'un goût pour moi ;
Elle s'inquiétait de mes chants à la lune.
De mes moyens de vivre et de chercher fortune;
Pour lui faire sentir son incUsorétion,
Je rompis, un beau jour, la conversation;
Et j'allai, n'aimant pas qu'en route on m'accompagne,
Errer incognito sur les côtes d'Espagne,
Où je fis connaissance avec d'honnêtes gens,
Très-pei"i questionneurs et très-intelligents.
Nous menions, sur la mer, une charmante vie,
Quand notre barque fut aperçue et suivie
Par un corsaire turc plus fin voilier que nous.
Mes braves compagnons se fuent lia(?hei- tous !
Comme il faisait très-chaud, moi, de crainte du hàle,
J'étais allé chercher de l'ombre à fond de cale ;
Mais bientôt, de mon coin brutalement extrait,
Je sentis à mon col un nœud qui le serrait.
Ma pose horizontale en perpendiculaire .
Se changea. J'aperçus, dans l'onde bleue et claire,
Un reflet s'agiter et s'allonger en i,
Je fis un entreciiat, et couac... tout fut fini!
Quel moment !.., Mais le ciel dans sa miséricorde,
Voulut que l'on coupât un peu trop tôt la corde,
Je tombai dans la mer, et, des vagues poussé,
Par dos pêcheurs je fus, près du bord, ramassé.
C'est jouer de bonheur ! Pourtant cette aventure
Me donne, dans le monde, une étrange posture;
Et c'est une apostrophe à rester confondu,
Si quelqu'un me disait : Voyez Pierrot pendu I
PIERROT POSTHUME. 175
SCÈNE V
PIERROT, ARLEQUIN.
AP.I.EQUIN, qui est entré sur le dernier vers de Pierrot.
lien»!,., que dites-vous?...
PIERROT.
Quoi?...
ARLEQUIN.
Vous parliez, ce me semble,
De l'icrrol ?
PIERROT.
J'en parlais...
ARLEQUIN, à part.
D'émotion, je tremble!...
Haut.
Vous le connaissez donc?...
PIERROT, à part.
• C'est d'un bote inouï;
Il me demande à moi si je nie connais?
Haut.
Oui!...
Intimement, monsieur.
AKLEQDIN.
Bien; vous savez sans doute
Qu'il voyagea beaucoup et se fit pendre en route?
PIERROT.
Il fut pendu, c'est vrai !...
ARLEQUIN.
Cela me charme fort !
PIERROT.
Monsieur...'
176 THÉÂTRE.
ARLEQUIN.
S'il fut pendu, j'en conclus qu'il est mort.
PIERROT.
Vous croyez?...
ARLEQUIN.
Quel bonheur!... 11 faut que j'exécute,
Pour sou De profundis, ma plus belle culbute !
riEni'.OT, à part.
Ce qu'il dit m'a troublé.
Haut.
Monsieur, modérez-vous!
ARLEQUIN.
Laissez-moi me livrer aux transports les plus fous!.,
Pierrot est mort!,., vivat!,..
PIERROT, à part.
Quel air de certitude !
En mon esprit je sens naître une inquiétude ;
J'ai le droit d'èlre mort, si je n'en use pas ;
Plusieurs sont enterrés pour de moindres trépas.
ARLEQUIN.
Du décès de Pierrot vous rendrez témoignage.
PIERROT.
Mais...
ARLEQPIN.
Piépondez...
PIERROT.
Pardon, cette démarche engage;
J'ai besoin d'y songer, et je ne voudrais point
Sur ce grave sujet faire erreur d'un seul point.
ARLEQUIN.
Si vous l'avez vu pendre, il ne faut d'autre preuve,
Ah! prenez eu [)ilié les eiuniis de sa veuve !
PIERROT.
Vous me fendez le cœiu" ! J'espère qu'il est mort...
PIERROT POSTHUME. 177
El s'il ne l'clait pas, cerlc il aurait bien tort;
Mais je veux consulter un homme de science
Pour savoir.,.
AIiLEQDI>'.
Le docteur est plein d'expérience;
Il demeure ici près... là...
Il désigne la maison de droite
PIERROT.
J'y vais de ce pas.
ARLEQUIN.
Puis-je compter sur vous ?
PIERROT.
Oh ! oui... n'y comptez pas.
Il entre chez le docteur.
SCÈNE VI
ARLEQUIN, seul.
Ciel ! que je suis heureux ! Courons vers Colombine.
Ne courons pas. Pensons. Avoir joyeuse mine.
Moi, son futur époux, au lieu d'un air niairi,
En \enant lui conter la mort de son mari,
Ce serait lui donner un exemple funeste ;
Un trépas conjugal est chose grave. Peste!
Elle pouriail en prendre à mon intcnlion
Trop de facilité de consolation.
Donc, revêtant l'aspect congrnant à la chose,
Pleurons Pierrot définit par l'ceil et par la pose.
11 sort par le (ond.
178 THEATRE.
t
SCÈNE VII
PIERROT, sortant de la maison du docteur.
Je suis mort !-.. Arlequin disait la vérité.
La pendaison n'est pas bonne pour la santé ;
Je m'explique à présent pourquoi j'ai le teint blême.
Pauvre Pierrot, allons, conduis ton deuil toi-même.
Mets un crêpe à ton bras, arrose-toi de pleurs,
Prononce le discours, et jette-toi des fleurs;
Orne ton monument d'un ci-gît autograpbe,
Et, poëtc postluime, écris ton épita[ilic,
Qu'y mellrai-je?... voyons... « Ici dort étendu... »
Non... ce mot fait venir ki rime de pendu...
Couelié vaut mieux... « Pierrot... il ne fit rien qui vaille
Et vécut sans remords en parfaite canaille ! »
C'est plus original que bon fils, bon époux,
Bon père, et cœtera, comme les morts sont tous.
Fais ta nécrologie et l'envoie aux gazettes.
Ces choses sont toujours par soi-même mieux faites.
Quel ami je m'enlève, cl quel bon compagnon,
Content de mon bonheur, triste de mon guignon !
Comme je me regrette, et comme je me manque!
La douleur me pâlit, la tristesse m'efflanque.
En songeant (lu'allongé dans le fond d'un trou noir,
Je ne jouirai plus du bonheur de me voir.
Quel coup ! moi qui m'étais si dévoué, si tendre,
Si plein d'attentions, si prompt à me conqirendre!
Aussi, reconnaissant de mes bontés pour moi.
Je nio ferai le chien de mon piopre convoi;
Et j'irai, me couchant sur ma tombe déserte, .
Mourir une autre fois du chagrin de ma perte.
riEUIiUT l'OSTHUME. 179
SCÈNE VIII
PIERROT, LE DOCTEUR.
LE DOCTEUR.
Vous êtes encor là ?
PIERROT.
Mais à ce qu'il paraît.
LE DOCTEUR.
Vous sembliez tantôt prendre un vif intérêt
A l'ami pour lequel vous consultiez...
PIERROT.
Sans doute :
Avec ses dents j'ai fait sauter plus d'une croûte.
Et le vin que je bois passe à travers son cou;
Comme vous l'avez dit, il me touche beaucoup.
LE DOCTEUR.
C'était vous, cet ami !
PIERROT.
Je n'en eus jamais d'autre.
LE DOCTEUR.
Pauvre monsieur Pierrot, quel malheur est le vôtre !
Je vous plains ; èlro mort de la sorte, c'est dur.
PIERROT.
De mon trépas, docteur, vous êtes donc bien sur?
LE DOCTEUR, à part.
Est-il bêle !
Haut. ".-
J'en ai la triste certitude.
J'ai de semblables cas f;iit une longue étude,
Et les pendus jamais n'ont bien lonyloinps vécu»
iJ?0- THEATP.E.
M lis, pour qno vous soyez pleiuenieut convaincu,
Jo vais vous disséquer...
PIERROT.
Non, non...
LE DOCTELR.
Atln qu'on voie
L;i alétliore du cœur, rengorgcnienl du foie,
La dislocation des muscles cervicaux,
Et la congestion des lobes cérébraux.
PIERROT.
Je veux bien être mort, mais pas d'anatomie !
LE DOCTEUR.
Comment expliquez-vous cette face blémie!
Ce nez cadavérique et cet œil sépulcral?
Vous êtes un vrai spectre !
PIERROT.
Ah ! je me sens plus x}m\.
LE DOCTEUR.
La strangulation pousse à l'apoplexie,
Et de rapoplexie à la catalepsie
11 n'est qu'un pas.
PIERROT.
Ce-ssez ce discours inhumain.
LE DOCTEUR.
De la catalepsie à la mort, le chemin
Est pl,us court. Ce chemin, vous l'avez fait, jeune homme.
PIERROT.
Grands dieux ! soulenez-raoi, je tombe.
LE DOCTEUR.
Autre sym|ilôme !
Les morts sentent mauvais... Vous ne sentez pas bon.
riEP.nOT. M j.cnl boii bras.
C'est VI ai, je nreni|Mji>onne.
PIERROT POSTHUME. 181
LE DOCTEUR, à part.
On n'est pas plus oison!
PIERROT.
A cet affreux état savez-vous un remède ?
LE DOCTEUR.
Peut-être ; la nature opère quand on l'aide,
Des miracles...
PIERROT.
Eh bien, qu'elle en fasse un pour moi !
LE DOCTEUR.
Les miracles sont chers et veulent de la foi.
PIERROT.
J'ai la foi.
LE DOCTEUR.
Mais l'argent ?
PIERROT.
A travers mes désastres.
Dans ma ceinture en cuir j'ai sauvé quelques piastres.
LE DOCTEUR.
Montrez.
PIERROT.
Voilà.
LE DOCTEUR.
C'est peu... Donner mon élixir,
Que ne pourraient payer les trésors d'un vizir,
Mon élixir divin, pour une ou deux poignées
De monnaie exotique et de piastres rognées,
C'est un marché de dupe...
PIERROT.
Hélas ! J'ai bien encor
Dans mon bouton, cousue, une pislole d'oi
LE D0CTEU41.
Bon ! gracieusement déployez la pislole
D'une main, et de l'autre empoigne/, celte fiole.
11
182 THEATRE.
C'est la vie en 'nnuteille, et, qiiaïul vous la boirez,
Fussiez-vous plein de vers, vous ressusciterez.
11 iorl.
SCÈNE IX
. PIERROT, il débouche la !io iteillc et flaire.
Pouah ! l'immortalité n'a pas l'odeur suave ;
J'aimerais mieux du viu d'Alicanle ou de Grave.
Mais que vois-je? ma femme eu petit casaquin,
Qui sautille pendue au bras de l Arlequiu !
Cachou s-nou s...
SCÈNE X
PIERROT, à l'écart; ARLEQUIN, COLOMBIISE. '
ARLEQUIN.
Mon infante, enfin vous êtes veuve?
COLOMBINE.
Un deuil ! moi qui voulais n» Itre ma robe neuve
En satin bleu d^p ciel à paillettes d'argent !
Que je suis malheureuse !
Elle ploure.
lli ! lii !
MtlUlOT, à pari.
C'est affligeant.
AKLEQtII>.
" Mais cependant ce deuil vous lait libie, madame.
COLOMniNF.
C'est vrai. l>'ai||enrs le noir sied ;ni\ blondes..*
l'IEIinOT posthume: 183
PIERROT, à part.
Quelle àme!
Quel cœur !
COLOMBIÎSE.
Et VOUS avez la preuve de sa mort?
[arlequin.
Je l'ai.
COLOMBI.NE.
Pauvre Pierrot, hi ! lii ! Je l'aimais fort !
PIERROT, à part.
Tais-loi; tu m'attendris.
COLOMBIKE.
Il avait la peau blanche.
La taille fine...
PIERROT, à part.
Bien !
COLOMBINE.
L'humeur joyeuse et franche,
L'œil pétillant.
PIERROT, à part.
Très-bien ! Qui jamais aurait cru,
Moi mort, que mes beautés eussent ainsi paru 1
[arlequin.
La douleur vous égare : il était maigre, blcmc.
Gai comme un fossoyeur qui s'e'itcrre lui-même;
Et, quant à cet œil vif qui vous semble si beau,
Dans sa face de plâtre on eût dit un pruneau!
pierrot, d part.
Drôle!
COLOMBINE,
Au fait, il avait le regard noir et louclif^,
Et certain tic nerveux dans le coin de la bouche...
PIERROT, à part.
Tu quoque, Brute !
184 THÉÂTRE.
AULIOll.N.
L'âme était digne du corps !
Il ne valait pas mieux au dedans qu'au dehors :
C'était un paresseux.
COLOMBLNE.
Un gourmand.
ARLEQUIN,
Un ivrogne.
COLOMBINE.
Un poltron.
ARLEQUIN.
Un voleur.
COLOMUIKE.
Un hâbleur sans vergogne.
ARLEQUIN.
Un fort piètre sujet.
COLOMBINE.
Pitoyable.
PIERROT, à part.
Parbleu !
J'ai bien fait de mourir, puisque je vaux si peu !
ARLEQUIN.
Mais laissons de côté celte triste mémoire.
Dites-moi, m'aimez- vous, malgré ma face noire?
COLOMRINE.
Cela me changera, mon défunt était blanc;
l'oiii d'un nouvel époux à l'ancien ressemblant!
l'ILRUOr, à pari.
Coquine !
ARLEQUIN.
Je puis donc sans qu'elle me repousse
A mes lèvres i»ortcr ta ni;iin fluctlo et douce?
COLOllIlINE.
Portez.
PIERROT POSTHUME. ' iSS
riEUKOT, à part.
liai !
ARLEQUIN'.
Sans frayeur lu ven as mon museau
Mettre un baiser d'ébène aux roses de la peau ?..,
COLOMBLNE.
Je suis brave, essayez...
Pendant le couplet qui tuit, Arlciiuin caresse Colomliinc.
PIERROT, à part.
Ah ! la chienne ! ah ! riiifànie!.
Mais que dis-je? Moi mort, elle n'est plus ma fonanc;
Elle est veuve. J'allais faire un coup maladroit :
D'embrasser Arlequin, certe, elle a bien le droit;
Comme ils s'aiment ! J'ai là dans ce flacon la vie.
Si je le débouchais ! Non, chassons cette envie ;
Un mari n'est trompe que lorsqu'il est vivant.
La scène chauffe fort, je cours risque en buvant
De me ressusciter précisément pour être...
Restons mort, c'est plus sûr... sauf plus tard à renaître.
COLOMBINE.
Calmez-vous, Arlequin.
ARLEQUIN.
Non, encore un baiser !
COLOMBINE.
Point.
ARLEQUIN.
Si fait, rien qu'un seul !
COLOMBINE.
Voulez-vous me laisser?
ARLEQUIN.
Non.
PIERROT, à part.
Arlequin va bien ; je suis content en somme.
Et j'ai pour successeur au moins un yalant lionune.
186 THEATRE,
COLOMHINE.
Courez chez le notaire afin de le prier
De dresser le contrat et de nous marier;
Ce sera de vos feux la plus croyable preuve.
.\rlejjuin son.
SCÈNE XI
COLOMBINE, seule.
Comment m'habillorai-je ? En blanc? Non, je suis veuve.'
De le faire pourtant j'aurais presque le droit,
Car Pierrot, mon défunt, fui un mari bien froid.
En rose? c'est trop vif; en bleu clair? c'est trop tendre;
Lilas réunit tout, c'est lilas qu'il faut prendre.
Elle va pour sortir; en se retournant, elle rencontre Pierrot.
En croirai-je mes yeux ? Ciel ! Pierrot ! mon époux !
. SCÈNE XII
COLOMBINE, PIERUOT.
PIERROT.
Non je ne le suis plus... J'ai tout vu.
COLOMBhNE.
Vieux jaloux !
PIERROT.
Moi, jaloux ?... Insensible aux j»lai-irs comme aux peines,
Je ne |niis |)liis souffrir des passions buniaincs.
Je suis mon sneclre.
r.oi,nMni>E.
Ab bab!
PIERROT POSTHUME. m
PIERROT.
J'apparais, je reviens,
Pur esprit dégagé des terrestres liens,
Et tout tranquillement, devant qu'il fasse sombre,
Au soleil de nndi je réchauffe mon ombre.
COLOMBI.NE.
Je t'avais vu, Pierrot, et j'ai voulu, par jeu
Au moyen d'Arlequin te tourmenter un peu.
PIERROT.
Qui, moi, m'inquiéter de ces billevesées?
Dans l'autre monde on a de plus graves pensées!
COLOMBINE.
Je t'aime.
PIERROT.
Je suis mort.
COLOMBINE.
Allons donc !
PIERROT.
J'ai vécu.
COLOMBINE.
Embrasse-moi.
PIERROT.
Fi donc! Faire Arlequin cocu ?
C'est votre époux ! j'irais commettre un adultère, ; *.'
Et, funèbre galant sorti de dessous terre.
Faire, en flagrant délit de conversation
Criminelle, surprendre une apparition ? '^a'- j
Non, je sui^ trop moral.
COLOMBINE.
Quelle étrange folie
Laisse-toi caresser.
Pierrot f:iit un peste de dénégation.
Ne suis-je plus jolie,
Que la petite femme, hélas! ne te plaît plus?
1S8 THEATRE.
PIERROT.
Si {.lit, mais mon état rend tes soins superflns.
COI.OMin.NE.
En Espagne, sans cloute, une brune coquine
Retient ta fantaisie aux plis de sa basquine,
Ou bien queli u; Moresque aux yeux de noir cernés
A suspendu ton cœur à l'anneau de son nez,
Et tu reviens ici, sec, n'ayant plus que l'âme,
Jouer le rôle d'ombre et de mort i)Our ta femme.
PIERROT.
Je suis sec, mais vit-on jamais squelette gras?
COLOilBI.NE.
Sans rancune, cher moit, mais tu me le paîras!
Elle tort.
SCÈNE Mil
PlfRROT, puisAHLEQUIN.
PIERROT, seul.
Que je suis satisfait, en ce conflit néfaste,
Légitime Joseph, d'être demeuré chaste !
Eu laissant mon manteau je me suis en allé.
Honneur à moi !.., Pourtant j'étais ému, troublé;
J'ai senti, pour un mort, un mouvement étrange;
Mais c'est que la diablesse est faite comme un ange !
(Jiiel sourire câlin! quel petit air mignon !
Oui, je fus un grand sol de lui répoudre : Non I
ARLKQIIN, tiilninl, à part.
La Colombiue vient, en sortant, de me dire
Que c'était sou mari, cette face de cire.
Ce Pierrot dépendu qu'on devrait pendre encor !
I
PIERROT POSTHUME. ixy
PIKRROT.
Mais j'y songe, j'ai là dans ma poche un trésor.
Ce flacon... l'élixir de longue vie.
\RLEQUI>, à part.
Ah ! diantre !
PIERROT.
Et je vais m'en fourrer deux bons coups dans le ventre.
De trois cents ans chacun.
ARLEQUIN, à part.
Tâchons de l'empêcher.
PIERROT.
Cette fiole n'est pas aisée à déboucher.
ARLEQII.V.
Ma ruine dépend de cette réus;ilc !
Hélas ! Arlequin meurt si Pierrot ressuscite !
Trouvons quelque moyen qui ne soit pas commun
Pour l'aborder. Hum ! hum !
PIERROT, se r<;tournanl.
J'entends tou>ser quojtpi'un.
ARLEQUIN.
Bonjour, seigneur Pierrot.
PIERROT.
Cachons bien la bouteille.
ARLEQUIN, à part.
Le flacon sort son col de sa poche ; à merveille !
Haut.
Et comment menons-nous cette chère santé ?
PIERROT.
Mais, pour un trépassé, pas mal en vérité.
ARLEQUIN.
Vous aVez l'air gaillard.
PIERROT.
Oui. Pourtant, tout ù l'inuro,
J'espèrebien jouir d'une santé meilleure.
Il-
l'^O ViilîlATRE.
Avec l'eau v'.:: docteur je veux faire un essai ;
Arlequin, vous aimez nna femme?
ARLEQUIN.
Oh!...
PIERROT,
Je le sai...
Ne vous défendez pas, mon cher... Elle est charmante!...
Arlequin, jiuez-moi d'épouser wtre amante;
Si l'élixirn'a pas l'clfct que j'en attends,
Mes mânes sur ma tombe erreront plus contents.
ARLEQUIN.
Oui, je l'épouserai.-
l'IERHOT.
Jurez-le sur mes cendres !
Pour elle ayez toujours les égards les plus tendres!
Ne la battez jamais... que qnand vous serez gris...
Arlequin, pendant ce diicours, tire le flacon de la pothc de
Pierrot, boil l'elixir et met à la place la souris qui est
dans la boîte, ali seuil de la maison de Colombine.
ARI.KQUI.N, à part.
Le tour est fait, et toi, ma petite sotuis,
Changeant de possesseur comme de souricière,
Au lieu de l'éiixir, coule-toi dans ce verre.
ril-.RROT.
Ne m'ahandonne pas à l'instant solennel !
En buvant je remours ou deviens éternel !
Sahit, on bien adieu, ciel à la voûte bleue !
Il boit.
Quel prodige!... le baume avnit donc une queue!...
Je la sens frétiller dans ma bouche 1...
ARLEQUIN.
Pierrot,
Lorsque vous avalez vous vnusdé[iê(bez trop...
Vous Venez d'opérer...
PIERROT POSTHUME. 491
PIERROT.
Je fivmis d'épouvante !...
ARLEQUIN.
^'ingurgitation d'une souiis vivante!...
PIERROT.
Je la sens qui remue... et dans mon estomac
Ses évolutions font un affreux mic-mac...
Comme dans une cage, elle tourne, elle tourne...
ARLEQUIÎS.
Quand un endroit lui plait, longtemps elle y séjourne.
PIERROT.
Croiiv avaler la vie et boire une souris !
ARLEQUIN.
Sans doute vous avez chicané sur le prix...
Le docteur mécontent d'une somme incomplète,
Veut orner son armoire avec votre squelette.
PIERROT.
Vous êtes consolant!... Oh ! quel saut elle a fait !...
ARLEQUIN, riant.
lia ! ha ! ha ! l'élixir eût produit moins d'effet !...
PIERROT.
Tu railles, scélérat! tu ris de mes tortures !
ARLEQUIN.
lii! hi! vit-on jamais plus grotesques postures?
PIERROT.
Misérable !
ARLEQUIN, ressentant les effets de l'élixir.
Aie! aie! aie! ai-jepris du poison?
Je me sens travaillé d'une étrange façon...
Je suis comme l'on est les jours de médecine...
Ah! traîtresse liqueur!... Ah! boisson assassine!
PIERROT.
Je la sens, sous ma peau, uiirclior, trotter, courir,
Comme dans un buffet que je ne puis ouvrir ;
192 . TllLAIRE.
Elle monte et descend, elle ronge, elle gr.itte...
Ah! maudite souris! ah! bête scélérate!...
Mais vous ne riez plus...
ARLEQUIN.
Si, je ris comme un fou !
PIERROT.
Si je pouvais au corps m'introduiro un matou!
Que ne suis-je un moment chanteur à voix fêlée,
Pour voir cette souris par un chat étranglée !
Le sérieux vous prend, vous, naguère si gai?
ARLEQUIN.
D'un sot rire bientôt le sage est fatigué...
l'IERUOT.
Vous avez, à présent, l'air tout mélancolique !...
ARLEQUIN.
Ah! la tranchée affreuse!... ah! l'atroce colique!...
PIERROT.
Que vous arrive-t-il?
ARLEQUIN.
Je n'y puis plus tenir!...
Je retourne chez moi...
PIERROT.
Si vite?
ARLEQUIN.
Pour finir...
PIERROT.
Ne vous en allez pas... Vos départs sont trop brusques...
ARLEQUIN.
Un travail très-pressé sur les vases étrusques...
Il borl par le t'unj.
PIERROT POSTHUME. 193
SCÈNE XIV
PIERROT, seul.
Me voilà dans le monde assez mal situé,
Par ces damnés païens ai-je été bien tué?
Sui<-je vivant ou mort? c'est ce qui m'embarrasse.
Si je suis mort, un point entre autres me tracasse :
Pourquoi mon estomac a-t-il plus que souvent,
Bien qu'estomac défunt, un appétit vivant,
Et pourquoi mou gosier, qui devrait être sobre,
S'ouvre-t-il si béant au jus que presse octobre?
En attendant, mangeons ce poulet que j'ai pris,
Et puis buvons un coup pour noyer la souris...
Éprouver les besoins qu'on a quand on existe,
La faim, la soif, l'amour, étant mort, c'est fort triste!
Le docteur est un gueux payé par Arlequin ;
11 m'a trompé, c'est clair! Sur cet affreux coquin
Je voudrais, si j'étais un corps et non une ombre,
Appliquer à pleins poings des gourmades sans nombre.
De ses griffes tirer le ducat qu'il m'a pris,
Et lui couclier au nez son infâme souris.
Je battrais Arlequin, je reprendrais ma femme...
Mais comment? avec quoi? Je ne suis plus qu'une âme.
Un être de raison, tout immatériel ;
L'bymon veut du palpable et du substantiel...
On se rirait de moi, mon trépas est notoire.
Et c'est un fait acquis désormais à l'Iiistoiro.
Pourquoi vouloir, objet de risée ou d'eflVoi,
Rester dans ce bas monde où je n'ai plus de moi?
Quelle perplexité! pour sortir de ces doutes,
Suicidons-nous, là, mais une fois pour toutes.
194 ■ THEATRE.
Voyons. Si je prenais la corde? non, vraiment.
Le chanvre ne va pas à mon tenniérameiit...
Si je sautais d'un pont? Non, l'eau froide ni'enrliume
Ou si je m'étouffais avec un lit de plume?
Fi donc! je suis trop blanc pour singer Othello..,"
Ainsi, ni le cordon, ni la plume, ni l'eau;
L'arme à feu souvent rate et veut beaucoup d'adresse.
Si je m'asphyxiais par une odeur traîtresse?...
Pouah ! tous ces trépas-là ne sont pas ragoùlunls,
Bon, m'y voilà : j'ai lu dans un conte du temps,
L'histoire d'un mari qui chatouilla sa femme,
Et la fil, de la sorte, en riant rendre l'âme...
Cette mort me convient ; c'est propre, gai, gentil.
Allons, chatouillons-nous; d'un mouvement subtil,
Que ma main sur mes flancs en tous sens promenée,
Imite avec ses doigts les pas de l'araignée.
Il se chatouille.
Ouf! je ferais des sauts comme en font les cabris,
Si je ne m'empêchais... Continuons... je ris.
J'éclate! maintenant, passons aux preds. — Je pâme,
J'ai des fourmillements, je suis dans une flamme !
ni! Iii! l'univers s'ouvre à mes yeux ûiJouis
llu! ho! je n'en peux plus et je m'évanouis.
SCKNE XV
PIERROT, COLOMDINE
COLOMRINE.
Quel est donc ce nigaud qui se pince pour rire?
l'IEKUOT.
C'est un mort qui se tue.
PIERROT POSTHUME. 105
COLOiiniSE.
Ose encore le redire.
Oii,-malgié la maigreur dont tu fais embarras,
Je saui-ai te trouver assez de chair au bi as
Pour te faire mal...
Elle le pince.
PIERROT.
Aie!
COLOMBItNE.
Imbécile, maroufle.
Ta face existe assez pour un coup de pantoufle.
Tiens, bélîlre !
Elle lui donne un soufflet avec sa mule.
PIERROT.
Ouf!
COLOÏIBINE.
Ma main, aleiteà souffleter,
Ne négligera rien ponr te ressusciter.
Ah! gueux, tu ne veux pas revivre à mes caresses,
Et, mort, à l'étranger tu nourris des maîtresses !
Puisque de mes b;iisers tu ne fais aucun cas,
Que tu n'es pas sensible aux moyens délicats.
J'abandonne ton cœur, et vais sur ton épaule
Faire dialoguer ton cuir avec ma gaule.
Elle le bat.
Ton dos est-il content de ce petit discours?
PIERROT.
On m'échine! on m'assomme! à la garde! au secours!
COLOMBINE.
Quel cadavre douillet!
Elle continue de le hotlie.
rinRROT.
Oh!
1% THEATRE.
COLOMBINE.
Qu'as-tu donc à braire?
Tu sors du rôle ; un mort ne sent rien...
PIERROT.
Au contraire !
COLOMBINE.
Faut-il continuer plus longtemps sur ce ton?
PIERROT.
Grâce!
COLOMBINE.
Que répond l'ombre à ces coups de bâton!
PIERROT.
L'ombre répond qu'elle est un corps qu'on martyrise.
COLOMBINE.
Si ta conviction n'était pas bien assise,
L'on peut...
PIERROT.
Non pas, je vis, je le sens, je le crois.
C'est assez ; je mourrais tout de bon cette fois.
COLOMBI.NE,
Bon ! tu renonces donc à ce jeu ridicule ?
PIERROT.
Pour jamais. Cependant il me reste un scrupule.
Le docteur m'assurait. . .
COLOMBINE.
Le docteur est nn sot.
PIERROT.
Justenvent le voici qui vient. Dorteur, un mot !
PIERROT POSTHUME. iJÎ
SCÈNE XVI
PIERROT, COLOMBINE, LE DOCTEUR.
LE DOCTEUR.
Quatre, mou fils...
PIERROT.
Docteur... vous êtes un vieux drôle.
Je suis vivant...
LE DOCTEUR.
Très-bien ! vous avez bu ma fiole ?
PIKRROT.
Je n'ai rien bu... sinon une souris.
LE DOCTEUR.
Alors
Vous pouvez vous classer toujours parmi les morts.
Galien, Paracelse, Hippocrate, Avicenno,
Disent également la pendaison mnlsaine.
Dans leurs œuvres l'on voit que, le larynx occlus,
Le poumon avec l'air ne communique plus ;
L'organe intitulé parencliyme splénique
(Car il faut vous parler le langage technique)
Se gonfle et du thorax emplit les cavités ;
D'un sang fuligineux les méats injectés
N'apportent au cerveau que trouble et que vertige;
Bientôt la synovie aux jointures se fige,
L'on devient roide et sec comme un pantin de bois,
Livide, et dans l'état enfin où je vous vois.
PIERROT.
Je prétends que je vis.
LE DOCTEUR.
Non.
'"8 THEATRE.
PIERROT.
Si.
COLOMDINE.
La chose est sûre.
LE DOCTEUR.
Ce n'est que rêverie et qu'illusion pure...
La science est certaine et ne trompe jamais.
Ne vous entêtez pas à vivre, étant mort...
riCRROT.
Mais..
I.E DOCTEl'IÎ.
Pas de mais.
PIERROT.
Celte tape est-elle de main morte?
LE DOCTEUR.
Oui.
COLOIIBINE, a Pierrot.
Donne-lui plus bas une preuve plus forfe.
PIERROT, lui donnant Je son pied au dcrriiTc,
Cet argument est-il de pied mort?
LE DOCTEUR.
Non.
PIERROT.
Ces coups,
Pour venir d'un défunt, comment les trouvez-vous?
LE DOCTEUR.
Fort rudes ; vous frappez à rompre les vertèbres !
PIERROT.
Tenez.
LE DOCTEUR.
J'ai des amis dans les |>onipes funèbres,
Fit si vous m'appliquez des souffliMs aussi forts,
Je vous fais empoigner par ipialrc croipic-morls-
PIERROT POSTHUME, 199
PIERROT.
Docteur, pour éviter des gourmadcs snns nombre,
'Convenez que je suis un corps et non une ombre.
LE DOCTEUR.
Vous êtes bien un corps, j'im conviens.
PIERROT.
C'est heureux!
LE DOCTEUR.
Être une ombre serait un deslin moins affreux.
PIERROT.
Je sens, je vois, j'entends, je marche, je respire.
LE DOCTEUR.
Oui, c'est le plus fâcheux.
PIERROT.
Et que suis-je?
LE DOCTEUR.
Un vampire !
COLOMBINE.
Un van)|)ire ! grands dieux !
LE DOCTEUR.
Ce teint mat et blafard,
Cette lèvre sanglante, avec cet œil hagard,
Tout le dit...
COLOMBINE.
S'il allait pendant que je repose,
M'entr'ouvrir une veine et sucer mon sang rose?
LE DOCTEUR.
Sans doute il le fera, car c'est le seul moyen
Que les gens de sa sorte aient pour se porter bien.
, PIERROT.
N'est-il aucun remède, aucune médecine ?
LE DOCTEUR.
Mon Dieu, si !... L'on vous plante un piou dans la poitrine,
L'on vous coupe en quartiers, on brûle vos morceaux,
200 THEATRE.
Puis le vent prend la cendre et la jette aux ruisseaux.
COLOMBINE.
Quelle liorreur!... A jamais de vous je me si'pare.
PIERUOT.
Ce procédé me semble un tant soit peu barbare.
LE DOCTEUR.
J'en connais un plus doux, qu'on pourrait employer :
Certaine potion... mais il la faut payer.
PIERROT.
Avec quoi?
LE DOCTE IR.
Vos boutons gros comme des ampoules,
Ont des onces d'Espagne et d;s ducats pour moules.
PlElîROT.
Cbut !
LE DOCTEUR.
Un seul me suffit.
PIERROT.
Je vais vous le donner.
COLOMUINE.
Vampire ! je me risque à to déboutonner...
Tu ne me fais plus peur, cher Pierrot do mon âme!
Allons, donne un baiser à ta petite femme...
Je ti; dorloterai, je le bichonnerai...
S'il te manque un boulon, je te le recoudrai...
Elle lui arrache les boulons Je »on liahil.
PIERROT.
Fort bien ; mais c'est montrer trop de zèle, peut-être,
Que les couper soi-même afin de les remettre.
COLOJIBI.NE.
Laisse-moi, dans mes bras, sur mon cœur le presser!
Tendre vigne, à l'orineau laisse-moi m'enlacer !
On onlend geindre Arlequin.
Ilumphl
i'IERKUr POSTHUME. 201
I.E DOCTELR.
Qui peut sou|iirer et geindre de la sorte?
PIERROT.
Est-ce un veau que l'on sèvre?...
COLOMBINE.
Un chien mis à la porte ?
PIERROT.
C'est Arlequin.
COLOMBLNE.
Qu'a-t-il à pousser ces clameurs?
LE DOCTELR.
Pourquoi s'est-il juché tout là-haut ?
ARLEQUIN, à la fenêtre de «a maison, qui fait face au public.
Je me meurs !...
Je suis empoisonné !...
LE DOCTEUR.
Bon, je cours à votre aide :
Pour vous réconforter j'ai- là certain remède !
ARLEQUIN.
Aon, vous m'achèveriez...
COLOMBINE.
Dites, qu'avez-vous pris
Pour souffrir de la sorte et pousser de tels cris?
ARLEQUIN, de sa fenêtre.
J'ai bu de l'éli.vir de longue vie !...
PIERROT.
Étrange
Effet; la longue vie en mort brusque se change!
COLOMBINE.
Malheureux Arlequin!. . Qu'avez-vous fait, docteur?
ARLEQUIN, de sa fcnêlre.
Tu m'as tronij é ! tu n'es qu'un gueux, qu'un iuiposloi;r-
LE DOCTEUR.
Non, mon clixii- rcslo à >ou lilrc lidcle. ►
202 THEATRE.
Car vous allez jouir de la vie éternelle !
ARLEQUIN.
Je vais mieux : d'un regard de son œil attendri,
La belle Colom.bine aussitôt m'a guéri !...
Je descends...
COLOMBINE, lui arrachant encore un bouton.
Cher Pierrot ! . . .
PIERROT.
Encore un qu'elle coupe!
ARLEQUIN, entrant en scène.
Ce tableau clocherait si je manquais au groupe.
COLOMBINE.
Vous ne pouvez rester, Pierrot est de retour ;
Tâchez, l'espoir perdu, d'oublier votre amour...
Voyagez, retournez au pays bergamasque.
ARLEQUIN.
Mon cœur se fend ! les pleurs ruissellent sous mon masqiie.
PIFRROT.
II ne partira pas ! je ne suis pas jaloux, ■
Ensemble nous vivrons dans l'accord le plus doux.
LE DOCTEUR.
Grand Pierrot!
ARLEQUIN.
Je serai vertueux.
COLOMBINE.
Et moi sage.
MERROT.
Un ami très-souvenl est commode en ménage,
Il me divertira lorsque je m'ennuierai,
Et sera le parrain des enfants ipic j'aurai.
PIERROT POSTHUME. 203
AU PUBLIC.
Pardonnez à Pierrot d'avoir pris la parole.
D'ordinaire je mime et grimace mon rôle
Et vais silencieux comme un fantôme blanc,
Toujours trompé, toujours battu, toujours tremblant,
A travers l'imbroglio que d'une main iiardie
Trace en ses canevas l'ancienne Comédie,
Celle qu'on appelait Comedia deW arte,
Et que brodait l'acteur en toute liberté.
C'est la farce éternelle aux mêmes personnages,
L'immortel quatuor, qu'ont aimé lous les âges,
Car toujours sous leur noir, leur plâtre ou leur carmin.
Les masques convenus ont le profil liumain
Et l'Art lui-même peut, quittant les hautes cimes.
Coudre à ces gais pantins le grelot d'or des rimes !
FIN DB PltRROT POSTHUME.
PROLOGUE
POUR LE FALSTAFF DE MM. P. MEURICE ET A. VACQUERIE
Récité par M. Louis Monrose sur le Ihéàtre de l'Odéon le 2 octobre 1842.
Beau sexe, sexe laid, jeunesse, et vous vieillesse,
Ne sifflez pas encor, je ne suis pas la pièce ;
Gardez, poar en cribler les endroits incongrus.
Voire provision d'œiifs durs et de fruits crus :
Sous cet accoutrement de satin blanc et rose.
Tel que vous me voyez, je suis Louis Monrose,
Pour le présent prologue; une position
A ne pas exciter la moindre ambition !
Tout à l'heure, changeant de costume et de rôle,
Je représenterai John Fal staff, un fier drôle !
Mes compagnons sont là, derrière le rideau,
Un las de chenapans qui n'ont jamais bu d'eau.
Tout prêts, tout habillés, fardés jusqu'aux oreilles,
Mais pâlissant de peur, sous leurs teintes verineires;
Car chacun sait que l'autre est un affreux gredin
Que l'on a négligé de pendre par dédain :
Tous les vices en fleur bourgeonnent sur leurs trognes;
Ils sont un peu filous, énormément ivrognes.
Très-poltrons, très- hâbleurs, à cela près charmants.
Mais que vous s mbieir. de pareils garnements,
Hommes deees tempsci, vous, sprctalcurs boiniètes,
Qui rentrez de bonne heure ^l qui payez vus dettes?
206 THÉÂTRE.
Pour dérider le spleen, rimmour hasarde tout.
Anglais, de leur terroir ils ont gardé le goût.
Et, sans être gênés par les rimes françaises,
Les coudes sur la table, ils vont prendre leurs aises :
Vous les excuserez s'ils ne sont pas parfaits.
Après tout, c'estiiinsi que Sliakspear les a faits ;
Que les a vus passer sa haute fantaisie,
Dorés par un reflet de vin de Malvoisie.
Du fond de la taverne, où rêveur il songeait,
De son vaste cerveau m'élaiiç.int d'un seul jet,
J'apparus tout à coup, riant, vermeil, énorme,
Et le Bacchus du Nord s'incarna sous ma forme.
La pourpre de mon sang est faite de vin pur ;
Sur un pied chancelant je porte un esprit sûr,
Et ma gaîté pétille, ainsi qu'au bord du verre,
En globules d'argent une mousse légère ;
Car tout ce que je bois se résout en esprit,
Et la triste .\lbion par mes lèvres sourit ;
La bonne humeur du prince à la mienne s'allume,
Ma verve est le soleil de toute celte brume.
Et mon ivresse ardente, oiî chaque mot reluit,
Tire un feu d'artifice au milieu de leur nuit.
C'est fort bien John Falstaff ; mais que dit la morale
Une telle conduite est un aifreux scandale !
Public, rassure-toi : toujours au dénoùmcnt
Pour des gueux comme nous paraît le cliàtimcnl ;
Atteiuls-le sans colère, et soulliv que je rentre
Pour me rougir le nez et mettre mon faux ventre.
m DU rnoLoci E de kalstaff.
PROLOGUE D'OUVERTURE
RECITE LE 13 NOVEMBRE 18i3 AU THEATFxE DE L ODEO!f
PERSONNAGES :
LE DIHECTEUR. MM. Docage.
UN ESPRIT CHAGRIN. Dehosselle.
UN GARÇON DE THEATRE. Bbetox.
L ESPRIT CHAr.niN.
Eh bien, cher directeur, la nouvelle est donc vraie,
Vous jouez?
LE DIRECTEUR.
Oui.
l'esprit ciiagri.n.
Pour vous l'entreprise m'effraye;
L'Odéon, qui ne peut ni vivre ni mourir,
N'est jamais plus fermé que lorstpi'il vient d'ouvrir=
LE PIUECTEl'R.
On a fait là-ilessus mille phiisanteries :
.le le sais... Il poussait de l'herbe aux galeries;
Dix-sept variétés de champignons malsains
Dans les loges tigraient la mousse des coussins;
Une flore complète; et plus d'un jonrnalisie
208 THEATRE.
Malicieusement en publia la liste.
. Les ours du pôle arctique et les ours des cartons
Dans cet autre Spilzberg avaient pris leurs cantons,
Et par eux lut mangé le claqueur solitaire
Hivernant sous la neige au milieu du parterre.
Trouvant l'endroit propice à des repas de corps,
Près des acteurs, les rats grignotaient les décors.
Les poêles se cbaulïaient au moyen de veilleuses,
Simulacres de feux, bieurs fallacieuses!
L'abandon tamisait sa poussière partout;
Des fils tombaient du ciel une araignée au bout,
Et, terreur du pompier lo long des couloirs s:)inbres.
Des directeurs défunts se promenaient les ombres;
Suis-je bien informé? Du moins, si je me perds,
Je plonge dans le gouffre avec des yeux ouverts.
l'esprit £HAGIUN.
Personne n'eut jamais caprice phis morose :
N'être pas directeur de l'Odcon est cbose
Si facile, pour peu que l'on soit protégé!
Vous êtes né, mon cber, sous un astre enrage ;
Si vous m'aviez fait part de ce projet sinistre
J'aurais recommandé votre affaire au ministre;
Il vous eût refusé... par faveur.
I.K DIRIXTEUR.
Grand merci !
J'ai la prétention de réussir ici.
Oui cette belle salle étonnée et ravie,
Apres un long sommeil s'éveillant à la vie,
Je l'espère, verra le public cbaque soir.
Connue un ami fidèle arriver et s'asseoir.
Le bistre, ce soleil qu'on descend et qu'on monte.
Aux luttes de deux gaz saura trouver son conqile,
Et cboisira celui dont le jet radieux
Noircit moins le idafond lout en éclairant mieux.
PROLOGUE D'OUVERTURE. '209
Flûtes, cors, violons, feront rage à l'orchestre;
La Muse à talons hauts et la muse pédestre,
L'une avec son péplum dans le marbre sculpté,
L'autre avec son jupon changeant et pailleté.
Ensemble, ou tour à tour, sérieuse ou fantasque.
Montreront la pâleur ou le fard de leur mas(iiit^.
Chez nous les dieux de l'ait auront des trônes d'or;
Mais nous livrons l'azur à tout puissant essor,
Et le jeune poète, éclaiié par leur gloire,
Prendra place à leurs [lieds sur les marches d'ivoire,
L'Ûdéon, temple ouvert à tous les immoi tels.
Même aux dieux étrangers dressera des autels.
Le génie est pareil, si la langue est diverse,
Astre à demi voilé, l'idée éclate et perce
Sous le nuage gris de la Iraduction :
Pour juger de l'étoile il suffit d'un rayon.
Quand on entend Molière, et Corneille, et Racine,
Caldéron se comprend, Sliakspeare se devine.
0 poètes sacrés, ô maiti-es souverains.
S'il reste encore au fond de vos riches écrins
Une perle oubliée, une pierre enfouie,
Nous la ferons briller sur la foule éblouie ;
Sans redouter Vhélas ! sans craindre le holnl
Après VAgésilas nous jouerons r,4f^//fl.
Pour nous l'auteur du Cid vit dans toutes ses pièces,
Et Rotrou, délaissé, tente nos hardiesses.
l'espiut chagrin.
Tout cela serait bon dans un pays connu,
Mais aucun Mungo-Park ici n'est parvenu;
La carte vous relègue aux zones cliimériijucs.
J'ai vu des gens chercheurs et trouveurs d'Amériques,
Qui, l'on ne sait comment, allaient on ne sait où.
Au Kamtchatka, dans l'Inde, au diable, à Tombouclou;
Hais je n'en ai pas vu, quel rpie soit leur courage,
12.
2J0 THÉÂTRE.
Capables de tenter ce périlleux voyage.
' L'on part pour l'Odéon tout jeune, et, dans Paris,
L'on retourne vieillard avec des cheveux gris.
11 vous faut un railway pour vous rendre probable.
LE DIUECTEUR.
Vous voilà cependant.
l'esprit chagri.\.
Ce fait invraisemblable
S'explique : je demeuie où finit le chemin,
Étant un naturel du faubourg Saint-Germain.
LE DIRECTEUR.
Remettez au carquois ces flèches émoussées;
Nos armes par vos traits ne seront pas faussées,
Et ne nous criblez plus d'un sarcasme banal
Qui serait dédaigné du plus mince journal.
Qu'importent quebpies pas ou quelques tours de roue?
L'Odéon n'est pas loin quaiul Lucrèce s'y joue.
Antiyone, maigre la route et ses lenteurs.
Attirait au désert deux mile spectateurs;
Et la distance à tous paraissait exiguë,
Quand au bout de la route on trouvait la C'ujuë.
Qui se plaint du chemin alors que le but plaît,
Hors les cochers de fiacre et de cabriolet !
Les Deiu Mains de Gozlan, ont d'une étreinte adroite,
Uni la rive gauche avec la rive droite.
Ayons Hugo, Dumas, Ponsard, et, j'en réponds.
Nul ne regrettera de traverser les ponts.
Une pièce îi succès, comète à longue queue,
Au centre de Paris peut mcltrc la hanlione.
Le ihéàtreCàt lointain, IVit-il au boulevard,
Qui manque aux saintes lois du bon goût et de l'art f
D'îilleurs, je ne veux pas que l'autre bord se gène,
Et me contenterai du jtnblii; indigène.
Le faubourg Saint-Germain a. nmu- m'alimentera
PROLOGUE D'OUVERTURE. 211
Trois cent mille liabitaiils sur qui je peux compter.
Même je leur permets d'aller voir à la ville
Mélodrame, opéra, ballet ou vaudeville,
Toute œuvre curieuse et tout acteur vanté,
Tellement je suis sûr de leur fidélité.
l'esphit chagrin.
Voire salle remplie, il vous faut une troupe,
Des acteurs...
LE DIRECTEUR,
J'en ai trop ; voyez plutôt ce groupe!
Toutes les portos s'ouvrent. — Les acteurs se ré(Kiiuki,t
tur le théâtre.
Ces marauds sont mes niais ; ces gaillards véhéments
Font les jeunes premiers et les rôles d'amanls.
Dès sept heures du soir, afin de plaire aux l'emmes.
Jusqu'à minuit sonnant ils jettent feux et flammes^
11 leur est défendu d'avoir de l'embonpoint ,
Un amoureux trop gras ne persuade point.
Ils doivent, par contrat, garder la taille mince.
Ou s'en aller grossir les troupes de province.
Regardez ces deux-ci; quel air de vieux tableau!
L'un est signé van Dyck, et l'autre Âliirillo;
Avec cet air, ce port, cette mine liautaine,
D'Henriette ou d'Emma la défaite est certaine."
L'ESPRlf CHAGRIN.
Comment s'appellent-ils?
LE DIRECTEUR.
Ils ne s'appellent pas !
Sur le char de Thespis ils font leurs premiers pas.
Si leurs noms sont obscurs, ils se feront counaîli e ;
Attendons. Nul ne fut célèbre avant de naîtie.
ll'autres ont le passé, nous avons l'avenir;
l,e temps coule, et l'espoir vaut bien le souvenir.
Qui sait? dans cette troupe cncor limi'ie et gauche,
212 THÉÂTRE.
Peut-èlre des Talma sont à l'élal d'ébauche.
l'esprit CHAGRI>, à part.
Avec ses grands acteurs en probabiJilé,
Il n'aura pour public que la postérité!
LE DIRECTEUn.
Saluez mon Agnès, un ange !
l'esprit chagrin.
Moius les ailes!
le directeur.
Qu'en savez-vous? — Voyez l'azur de ces prunelles.
Cette paupière blonde et ce regard voilé ;
Arnolphe aurait bien tort de la tenir sous clé.
l'esprit chagrin.
11 aurait bien raison.
LE DIRECTEUR.
J'ai là queUpies soubrettes
Expertes à mener les choses d'amourettes;
Qui, le rire à la bouche et l'étincelle au\ yeux,
Font réussir le jeune avec l'argent du vieux...
Voulez-vous des valets? eu voilà : Mascnrille,
Scapin, gens de conseil pour les fils de famille;
Ces démons galonnés qui ne redoutent rii>n,
Sont capables de tout, hors de faire le bien !
Voici madame Argan, duègne prématurée.
l'esprit chagrin.
Pourvu que le théâtre ait un peu de durée,
Klle aura le physique et l'âge de l'emploi.
LE DIIIECTECR.
S'il faut suivre la reine ou précéder le roi.
Courir avec un maître en galant éipiipage,
Ces jambes-là, mon cher, feront un joli page.
C'est Iheureux suppléant du comte Almuviva,
Le Chérubin d'amour que Ho.sini' rêva.
PROLOGUE D'OUVEUTURK. 213
l'esprit chagrin.
Cette dame en atours ?
LE DIRECTEUR.
C'est ma grande coquette,
Ma Célimène, adroite à ce jeu de raquette
Où d'un causeur à l'aulre un mot étincelaiit
Rebondit sans tomber comme fait un volant.
Prenez votre lorgnon, pour voir la Comédie
Qui là-bas dans un coin parle à la Tragédie.
l'esprit chagrin.
Thalie et Melpomène en conversation. . ^
C'est un drame.
LE directeur.
Ces yeux oiî luit la passion
Feront verser des pleurs en en versant eux-mêmes ;
Ces lèvres 1-anceront de sombres anathèmes.
UN GARÇON de THEATRE.
Monsieur, il est bientôt l'heure Je commencer.
l'esprit chagrin.
Ah ! mon Dieu ! trouverai-je encore à me placer?
LE directeur.
Je suis vraiment flatté de votre inquiétude ! '
On se place toujours dans une solitude...
Vous vous contredisez, mon cher Esprit chagrin,
Mais déjà des archels j'entends grincer le crin;
Les trois coups sont fruppés, on va lever la loile ;
On vous verrait tout vif. Filez... comme une étoile,
Sur l'afticbe du jour on ne vous a pas mis.
Au public.
Maintenant, ô vous tous, ô mes meilleurs amis,
Chers inconnus, public! grande âme coUeclive,
Cerveau toujours fumant où tient l'idée active,
Maître puissant, par qui tout génie est formé;
Public, sublime autevr qu'on n'a jamais nommé.
su THÉÂTRE;
Verse une part de toi i^ans les chefs-d'œuvre à naître :
Si tu veux nous aider, il en viendra peut-être.
\a nature n'a pas vidé tout son trésor,
V.[ Dieu nous doit beaucoup de poètes encor.
Patrie aux flancs féconds, sainte mère des hommes,
Ce que furent jadis nos pères, nous le sommes.
Et ton généreux fang, qui fit tant de vainqueurs.
N'a point perdu sa pourpre en coulant dans nos cœurs.
Soulevons le passé qui sur nos fronts retombe :
Le laurier peut verdir ailleurs que sur la tombe.
Pas trop de piété pour nos illustres morts,
Ne décourageons pas de vivaces efforts.
D'un vol prompt, sur le toit, si le moineau s'élance.
L'aigle qui va planer en rampant se balance :
Le but est le soleil, le chemin l'inlini,
Et l'oiseau, palpitant, hésite au bord du nid :
Mais, quand il s'est laiicé dins le vent qui l'appelle.
Prenez garde qu'un plomb n'ensanglante son aile,
Car il est des chasseurs qui font la lâcheté
De tirer sur un aigle ivre d'immensité!...
Tin DU PROLOGUE D OUVERTURE.
PIERRE CORNEILLE
POUU L'ANNIVERSAIRE DE SA NAISSANCE
LE 6 JUIN 1851
Par une rue étroile, au cœur du vieux Paris,
Au milieu des passants, du tumulte et des cris,
La tète dans le ciel et le pied dans la fange,
Cheminait à pas lents une figure étrange :
C'était un grand vieillard, sévèrement drapé,
Noble et sainte misère, en son manteau râpé.
Son œil d'aigle, son front argenté vers les tempes,
Rappelaient les fiertés des plus mâles estampes,
Et l'on eût dit à voir ce masque souverain,
Une tète romaine à frapper eu airain.
Chaque pli de sa joue austèiement creusée
Semblait continuer un sillon de pensée,
Et dans son regard noir, qu'éteint un sombre eimui,
On sentait que l'éclair autrefois avait lui.
Le vieillard s'arrêta dans une pauvre échop[je.
Le roi-soleil alors illuminait l'Europe,
El les peuples baissaient leurs regards éblouis,
Devant cet Apollon qui s'appelait Louis.
A le chanter Boileau passait ses doctes veilles ;
Pour le loger, Mansard entassait ses merveilles;
Au coin d'un carrefour, auprès d'un savetier.
Pied iiu, le grand Corneille attendait son soulier*
216 THEATRE.
Sur la poussière d'or de sa terre bénie
Homère sans cliaussiirc, aux chcmius d'Ioiiie
Pouvait marcher jadis avec l'antiquité,
Beau comme uu marbre grec par Phidias sculi)té ;
Mais Homère à Paris, sans crainte du scandale,
Un jour de pluie, eût fait recoudre sa sandale.
Ainsi faisait l'auteur d'Horace et de CiiDia,
Celui que de ses mai us- la Muse couronna,
Le fier dessinateur, Michel-Ange du drame,
Qui peignit les Romains si grands, — d'après son âme !
0 pauvreté sublime ! ù sacré dénûment,
Par ce cœur héroïque accepté simplement !
Louis, ce vil détail que le bon goût dédaigne,
Ce soulier recousu me gâte tout ton règne.
A ton siècle vanté de lui-même amoureux,
Je ne pardonne pas Corneille malheureux;
Ton dais fleurdelisé cache mal cette échoppe.
De la pourpre, oii ton faste à grands plis s'enveloppe.
Je voudrais prendre un pan pour Corneille vieilli,
S'éteignant loin des cours dans l'ombre et dans l'oubli.
Sur le rayonnement de toute ton histoire,
Sur l'or de tes soleils, c'est une tache noire,
0 roi ! d'avoir laissé, toi qu'ils ont peint si beau,
Corneille sans souliers, Molière sans tombeau.
M;iis pourquoi s'indiguir? — Que viennent les années,
L'équilibre se fait entre ces destinées :
Li' roi rentre dans l'ondjro, et le poêle en sort,
Va chacun à sa place c.<t remis par la n)ort.
Pour courtisans Vorsaillc a gardé ses statues,
Li'S adulations et les eaux se sont tues :
Versaille est la Palmyreoù d.)rt la royauté.
Oui dis deux survivra, génie ou majesté?
L'aube monte pour l'un, le soir descend sur l'autre.
Le .spectre de Louis aux jar^liiis de Le Nùlru
ANMVEUSAIRE 1 •; CORNEILLE. 217
Erre seul, et Corneille, éternel comme vm dieu,
Toujours sur son autel voit reluire le feu
Que font briller plus vif à ses fêtes natales
Les générations, immortelles vestales !
Quand en poudre est tombé le diadème d'or,
Son vivace laurier pousse et verdit encor;
Dans la postérité, perspective inconnue,
Le poëte grandit et le roi diminue !
1851.
UN Db PIERRE CORNEILLE *.
• Au momonl où le (ravail de celle cdilion était entièrement achevé,
nous avons retrouve des documents curieux relatifs au Prologue qu'on
vient de lire; nous les avons places en appendice (Voir page 413).
LA FEMME DE DIOMÈDE
PROLOGUE
Rccilc par mademoiselle Favart, le 15 février 1860, à l'inauguralion de la mai-
son pomiiéiennc du prince Napoléon,
ARRIA, couchée sur un lit de repos, dans un sommeil létliargiquc.
Ai-je dormi?... mais non... j'étais morte! Nul rcvc
Ne traversait la nuit de mon sommeil sans trêve.
Le Mercure funèbre avait, aux sombres bords,
Il me semble, conduit mon ombre;... foùr mon corps,
Au fond du souterrain dont la voûte s'écroule,
Les laves du Vésuve en conservaient le moule.
Je serrais sur mon cœur mon coffret à bijoux,
Dans ma fuite L'écrin les renferme encor tous!
A remonter le temps que Mnémosyne m'aide !
Oui... j'étais Arria, femme de Diomède.
J'habitais un palais pour sa splendeur vanlé;
Les dieux régnaient alors... On chantait ma beauté,
On m'aimait, quand survint l'affreuse catastroiihe !
Mais rajustons un peu les plis de cette étoffe.
Secouons-en la cendre avec le bout du doigt ;
— Ce pé|>lum cliiffonné ne va pas connue il doit! —
Voyons, dis, mon miroir, suis-jc toujours jolie?
Ne vaudrait-il pas mieux rosier ensevelie?
220 THÉÂTRE.
Non, — mon œil est lim|)ide et mon profil est pur;
Je suis coquette encor, — donc je vis, — c'est bien sur !
Mettons deux ou trois rangs de ces perles dorées,
Ce camée à l'épaule, et, par ondes lustrées,
Séparons ces cheveux où l'ucanthe se lord.
— Deux mille ans de tombeau ne m'ont Tait aucun tort !
Mais, où suis-jo? Le Temps a-t-il cloué sa roiic?
Est-ce une illusion qui de mes vœux se joue ?
Rien ne s'est donc passé pendant mon long sommeil,
Le volcan n'a donc pas vomi son feu vermeil,
Et l'histoire a menti ! — Pompéia vit encore !
Ce palais, que l'art grec pur et sobre décore.
C'est le mien, et mon pas y marche familier,
Comme un foyer antique il est liospitalier.
Entrez, sans avoir peur du précopte archaïque :
Cave canem ! — Le chien ne mord... qu'en mosaïque.
Vous entendrez, d'ailleurs, le Cerbère bravé.
L'oiseau qui dit : « Bonjour ! » le seuil qui dit : « Salve! »
Sous le premier portique où l'on voit leurs images,
Panlhée et le génie alleudeiit vos hommages, —
Je me reconnais bien ! — Ici tout est resté
Comme au temps que votre âge appelle Antiquité.
Les murs de l'alrium, sur leurs parois unies,
EiK-adreut des sujets pris aux théogonies ;
Les dieux et les Titans, les éléments divers.
Le chaos primitif d'où jaillit lunivers,
La force créatrice et la force qui tue,
l'ro nélhée ap[)li(piaut la (lamme à sa statue,
Eros, (ils dAphrotlite, et son frère Anlérus.
L'in\e l'ion des arts, les luttes des héros
El révoliitio:i de la famille hiunainc
Dans le cercle fatal où le sort la promène..-
LA FEMME DE DIOMÈDE. 221
Voici rimpliiviiim ; mais son ciel est moins pur ;
Pompéia n'a pas su conserver *sou azur.
— Que de fois, oubliant le vol de l'heure agile,
Sur ce banc j'ai relu Tliéocrite ou Virgile,
Pondant que la cigogne, un pied dans le bassin.
Immobile, rêvait, sou long bec sur son sein !
Que de fois j'effeuillai les fleurs de ces arbustes,
Distraite... — Mais quel est, au milieu de ces bustes,
Ce marbre radieux au solennel maintien?
Je ne sais... Est-ce Mars, Apollon Pylbien?
S.Mait-ce Jupiter? L'aigle à ses pieds i)alpite;
Une pensée immense en son front vaste habite ;
Ses yeux fixes et blancs sont ceux d'un inmiortel.
Dans nos temples, pourtant, il n'avait point d'autel.
Homère pour iicros l'eût aimé mieux qu'Achille.
11 semble encor plus grand que le Titan d'Eschyle;
Et, sans la chaîne d'or, il pourrait de sa main
Lever toute la terre avec le genre humain!
A cette majesté sérieuse et profonde
Se devine celui qui renverse et qui fonde.
On dirait le Génie et l'ancêtre du lieu ! —
Mais je tremble, — mon toit n'abritait pas de Dieu !
Et sur un autre front je vois, connue une flanune,
Rayonner sa pensée et revivie son unie.
— L'effroi me prend. — Pauvre ombre éveillée à demi,
Fantôme d'un passé qu'on croyait endormi,
J'allais, sans prendre garde aux feux de ces couronnes,
Admirant les tré[)iods, les bronzes, les colonnes,
Notant chaque détail, m'exlasiant sur tout,
Heureuse de trouver Pompti toujours debout;
Je ne me doutais pas qu'une docte imposture
Faisait pour me tromper, menlir l'architecture;
Que l'antique était neuf, que j'élais à Paris.
12 THEATRE.
Mais un ('tlalr soudain l)ril|,e à mes youx surpris,
Le réel m'apparaît sous un anele plus juste :
Le marbre était César, — le vivant est Auguste ! —
Ta villa, Diomède, a dans ses murs étroits
Napoléon premier et Napoléon trois !
— Le temple est trop petit pour loger deux histoires,
Et j'entends au plafond les ailes des Victoires
Qui passent sur la fête avec leurs palmes d'or.
Battre et s'enchevêtrer, en leur rapide essor :
Il en vient de Crimée, il en vient d'Italie,
El déjà la maison en est toute remplie !
Effacez-vous parois, disparaissez, ô murs !
— Mon regard voit au loin ondoyer les blés murs,
La vigne, des coteaux couvrir l'amphithéàtro,
Et les voiles blanchir sur l'Océan bleuâtre.
Les peuples librement échongent leurs trésors ;
De loutes paris, dans l'air, ainsi que des décors,
Montent subitement d'élernels édifices ;
Paiis efface Rome, et, sous des cieux propices,
T'Iane dans les rayons, l'azur et la clarté.
L'oiseau de Jupiter, l'aigle ressuscité !
Evanouissez-vous, sublimes perspectives,
Votre éclat éblouit mes pau[iières craintives.
Si j'osais, du génie allant à la beauté,
Contempler dans sa gloire et dans sa majesté
Celle dont brille ici la grâce souveraine,
F']t (jui sans la couronne, encor serait la reine!
Non, non; c'est trop d'audace et je baisse les yeux
Car le mortel s'avcuL'le à regarder U's, dieux!
LA FEMME DE DIOMÈDE. 223
Pourtant j'aurais voulu, — grande était ma folie, —
Célébrer par un chant cette sœur d'Italie
Que de Sardaigne en France a conduite un hymen.
Où chaque époux tendait un peuple avec sa main ;
Vous dire sa bonté, grâce, parfum et joie
Du palais lumineux où la fête flamboie....
Qu'entends-je? suis-je encore dans le monde païen?
Une flûte soupire, en mode lydien,
Un de ces airs que Pan enseigne au jeune pâtre.
Des acteurs, s'ajustant des masques de théâtre,
Se recordent les vers de leurs rôles, tout bas;
Thalie, en se chaussant, prépare ses ébats.
L'Odéon de Pompéi, relevé de sa chute,
Représente « un Prologue » et « le Joueur de flûte. »
C'est une pièce antique et j'en connais l'auteur..,
Un jeune Gallo-Grec en fut le traducteur
Un peu libre... 11 s'égaye en sa verve profane;
S'il estime Ménandre, il aime Aristophane;
Mais un cœur attendri bat sous cette gaîté.
Son rire large et franc est plein d'honnêteté.
TIN DE LA FEMME DE DIOMÈDE.
PROLOGUE
HENRIETTE MARÉCHAL
DRAME EK 3 ACTES DE MM. ED. ET J. DE CONCOURT
Récité par mademoiselle Ponsin sur le Théâtre-Français ,
le 5 décembre 1865.
Bah ! tant pis, Mardi gras a lâché sa volière,
Et l'essaim envahit la maison de Molière,
Cent oiseaux de plumage et de jargon divers ;
Moi, je viens, empruntant aux Fâcheux ces deux vers.
Dire au public surpris : « Monsieur, ce sont des masfpics
Qui portent des crincrins et des tambours de basques. »
Des masques? Vous voyez : un bal au grand complet!
Mais Molière, après tout, aimait fort h ballet.
Les matassins, les turcs et les égyplienncs
Se trémoussent gaîment dans ses pièces anciennes.
L'inlenuède y paraît vif, diapré, joyeux,
Au plaisir de l'esprit joignant celui des yeux.
Et pour les délicats c'est une fêle encore
D'y voir en même temps Tlialie et Terpsichore,
Ces Muses, tontes deux égales en douceurs,
Se ten;mt par les mains comme il sied à des sœins.
Quand s'interrompt d'Aigaii la toux siinpiternelle,
13.
«220 THÉÂTRE.
On s'amuse aux archers rossant Policliinelle,
Et les garçons tailleurs s'acceptent sans dédain
En cadence apportant l'habit neuf de Jourdain.
Le bon goût ne va pas prendre non plus la mouche
Pour quelques entrechats battus par SLaramouche.
Seulement, direz-vous, ces fantoches connus
Sont traditionnels, et, partant, bien venus.
Leur visage est coulé dans le pur moule antique,
Et l'Atellane jase à travers \euT pratique ;
Même pour des bouffons, l'avantage est certain
De compter des aïeux au nom grec ou latin.
Nous autres par malheur, nous sonmies des modernes,
Et chacun nous a vus, sous le gaz des lanternes, .
Au coin du boulevard, en guise d'Évohé,
Criant à pleins poumons : (> Ohé, c'ie tète, ohé ! »
Pierrett--s et Pierrots, débardeurs, débardeuses
Aux gestes provocants, aux poses hasardeuses,
Dans l'espoir d'un souper que le hasard paîra.
Entrer comme une trombe au bal de l'Opéra.
Pardon, si nous voilà dans cette noble enceinte
Grisés de paradoxe, intoxiqués d'absinthe,
Piès des masques sacrés, nous, pantins convnlsifs;
Aux grands ennuis il faut des plaisirs excessifs,
Et notre hilarité furieuse et fantasque.
En bottes de gendarme, un plumeau sur le casque.
Donnant à la folie un tam-tam pour grelot,
Aux rondes du sabbat oppose son g:dop.
Mais, hélas ! nous aussi, nous devenons classiques,
Nous, les derniers chicards et les derniers caciques.
Terreur des dominos, repliant le matin.
Chauves-souris d'amour, leurs ailes de satin.
P)ientôt il nous faudra ptndrc au clou dans l'armoire
Ces costumes brillants de velours et de moire.
Le carnaval dép ytrcnA pour déguisement
PROLOGUE D'HENRIETTE MARECHAL. 227
L'habit qui sert au bal comme à l'enterrement.
Il vient à l'Opéra, grave, en cravate blanche,
Gants "blancs, souliers vernis, et du balcon se penche;
Hamlet du trois pour cent, ayant mis un faux nez,
Il débite sou speech aux titis avinés.
L'oulrance, l'ironie et l'acre paroxysme,
L'illusion broyant les débris de son prisme,
Tous les moxas brûlants qu'applique à son ennui
La génération qui se nomme Aujourd'hui,
Mêlent leur note aiguë à l'étrange harangue
Dont la vieille Thalie entendrait peu la langue.
Dialecte bizarre, argot spirituel
Où de toutes ses dents rit le rire actuel !
Si le théâtre est fait comme la vie humaine,
11 se peut qu'un vrai bal y cause et s'y promène.
Or donc, excusez-nous d'être de notre temps.
Nous autres qui serons des types dans cent ans.
Pendant que la parade à la porte se joue.
Le drame sérieux se prépare et se noue.
Et quand on aura vu l'album de Gavarni,
L'action surgira terrible...
UN MASQUE, l'entraînant.
As-tu fini !
FIN DU PROLOGUE d'hENRIETTE MARÉCHAL.
PROLOGUE
DE
STRUENSÉE
DRAME DE MICHEL BEER, MUSIQUE DE MEYERBEER
Pour un drame invisible ouvrez les yeux de 1 ame.
Ici, pas de lliéàtre à la rampe de flamme,
Fantastique univers borné par des rayons,
Panorama changeant de décorations.
Où le comédien, ce masque de l'idée,
Promène l'action costumée et fcudée.
Deux muses, seulement, couple au front étoile
Dont l'une chantera quand l'autre aura parlé
Clio, la poésie, Euterpe, la musique.
Viennent vous dérouler une vie héroïque
Et du sein de l'histoire évoquant le passé
Ressusciter pour vous tout un monde effacé
Qui jadis sur la scène, à la voix du poëte,
Palpitait et marchait dans sa forme complète.
Le grand compositeur au renom immortel,
Comme un lierre pieux embrassant un autel,
Enlaça, mariant son génie augéine,
200 THEATRE.
Le drame fraternel avec son harmonie ;
Et moi j'ai missio'n de prêter une voix
A tous ces vagues bruits résonnant à la fois,
Comme un bois dont le vent agite les ramures,
Cliants d'amour et de mort, fanfares, bruits d'armures
Que l'orchestre grondant sous le drame inquiet
Bourdonne sourdement ainsi qu'un chœur muet.
En Danemark trônait, triste et pâle fantôme,
Dans ses mains embrouillant les rênes du royaume.
Un monarque débile, un Charles deux du Nord,
Christian, pauvre roi qu'écrase un poids trop fort.
Parti du fond du peuple et du peufile ayant l'âme,
Aimant ce qu'il admire, évitant ce qu'il blâme
Struensée, un penseur, grand cœur et nom obscur,
A gravi cette pente où nul n'a le pied sûr
Souverain sans couronne, il règne, il administre,
11 fait fuir les abus dans leur ombre sinistre.
Et, pour eu éclairer ses plans nobles et bgaux,
Partout d'un nouveau jour allume les flambeaux.
Il a comme Ruy-Blas fait le rêve suprême
De sauver tout un peuple en sauvant ce qu'il aime,
Et sans calcul donné, plein d'amour et de foi,
A la reine son âme et sa pensée au roi.
Il soulage à la fois, tendre et sublime aumône,
Cette double misère assise sur le trône,
La tète sans idée et le cœur sans amour.
Mais c'est un sol mouvant que le sol de la cour.
De l'élévation oiî monte Struonsée,
La reine douairière offusquée et froissée,
Avec ses confidents Schack, Guldberg et Kœllor,
Machine des complots aussi noirs que l'ciifer.
Vieille, elle est attachée à la vieille noblesse.
Dans ce roturier roi tout la choque et la blesse,
PROLOGUE DE STRUENSÈE. 231
Et sa rage médite exil, mort ou prison
Pour l'insolent héros qui n'a pas de bhison.
Struensée éperdu, fou d'ime double ivresse,
Poursuit aveuglément le rêve qu'il caresse;
Mais l'aspic siffle en bas quand l'aigle plane en haut,
Et plus d'un songe d'or finit à l'échafaud.
En vain le saint pasteur qui pleure et qui supplie
Montre à son fils le ciel que son amour oublie,
En vain Rantzau masqué l'avertit dans un bal
Que la haine est armée et guelte le signal ;
11 faut qu'il marche, il faut que son sort s'accomplisse :
Qu'importe la prison, qu'importe le supplice!
Le cercle de sa vie est désormais fermé;
Par la reine, un moment, peut-être il fut aimé !
Et du billot sanglant, autel expiatoire,
Victime et non coupable il monte dans sa gloire
Des fanges de la terre au céleste séjour,
Comme un parfum divin emportant son amour.
Mais le temps fuit, j'entends la basse qui chuchote
Et le violon pleure en essayant sa note.
Paroles, fermez l'aile, et vous, vers, taisez-vous!
Laissez chanter l'orchestre aux sons puissants et doux.
Manuscrit sans date.
FIN DU PROLOÛUE DE STRUENSEE.
LE SÉLAM
(5CÈXES d'orient)
SYMPHONIE DESCRIPTIVE EN CINQ TABLEAUX
MUSIQUE d'ER.NEST REÏER
Exécutée pour la [nemicrc fois sur le Théûtrc-Ilalien, le 17 mars ISiiO,
par madame Elvina Frôler, MM. Alexis Dupont et Barroiliiet.
PREMIER TABLEAU
LE GOUSI.
SERENADE.
5.0L0.
Falhma, tout dort;
Du treillis d'or,
-Oh ! penche-loi
Vers moi.
A ton œil noir,
Mon scnl miroir,
Je veux rne voir !
Mais quel est donc ce bruit,
Bruit d'alarmes?
Dans l'ombre un éclair luit
Sur des armes.
234 TIIÉATKE.
Ah! par Allah!
Pour mon cœur ce fracas
A des ch:irmes;
C'est le chant des soldats
Volant aux combats !
CHŒUR,
Il est temps. C'est la moi t,
Nuit d'alarmes;
llàle-toi, l'heure finit;
Prends tes armes.
Ah! par Allah!
Pour un Cheik les combats
Ont des charmes.
Avec loi les soldats
Bravent le trépas.
SOLO.
Mon cœur charnu',
D'amour pâmé,
Voit dans tes yeux
Les cieux ;
Et les houris
N'ont plus de prix
Quand tu souris !
Mon cheval a dresse
Sa crinière,
Car le vent a froissé
Ma bannière.
Ah! par Allah!
Mon âme est dans tes bras
Prisonnière,
Je ne puis sur leurs pas
Voler aux combats.
CHŒUR.
* 'Ton cheval a dressé
LE SELAM. 235
Sa crinière,
Car l(i vent a froissé
Ta bannière :
Ah! par Allah!
Que ton âme, en ses bras
Prisonnière,
Se réveille au fracas
Du chant des combats.
SOLO.
No? jours sont finis,
Restons unis
Au bleu séjour
D'amour.
L'éternité ; :\.
De volupté,
C'est ta beauté,
Fathma !
DEUXIÈME TABLEAU
I. RAZZIA.
LES GUERRIERS.
A travers l'ombre
Marchons en nombre.
Et surprenons par un détour
Nos ennemis avant le joi r.
Us ont des bœufs, ils ont de l'or ;
Dérobons leur trésor,
LES PASTEURS.
Le vent du soir fait palpiter nos tentes;
Les yeux fixés aux voûtes scintillantes.
23fi TflEATRE.
Doucement nous rêvons
En chantant nos chansons.
LES GMRRIEnS.
Yataghans,
Burnous, turbans,
Or el bijou.v
Seront à nous.
LES PASTEURS.
Dans le désert, oh 1 que la vie est belle 1
Le ciel nous donne une fête éternelle,
Des moissons, des troupeaux,
Le bonheur, le repos.
LES GUERRIERS.
A mort ! à mort !
Il faut plier devant le fort,
Soumettez-vous à votre sort !
LES PASTEURS.
Pitié pour la femme et l'enfant!
LES GUERRIERS.
Non!
LES PASTEURS.
Le saint Prophète les défend !
LES GUERRIERS.
Non!
LES PASTEURS.
Prenez nos blés el nos troupeaux!
LES GUERRIERS.
Non!
LES PASTEURS.
Le lin filé par nos fuseaux !
LES GUERRIERS.
Non!
LES PASTEIRS.
Nos burnous, nos fusil>, nos chevaux!
LE SELAM. 237
LES GUERRIERS.
Non!
Qu'on se soumette !
LES TA TEURS.
Épargnez- non s!
LES GUERHIEUS.
Par le Prophète !
LES PASTEURS.
A vos genoux !
LES GUERRIERS.
Courbez la tôle!
LES PASTEURS.
Nous Ircmblons tous! ■
LES GUEHRIERS.
Ou donnez-nous...
LES PASTEURS.
Que voulez- VOUS?
LES GUERRIERS.
Mille bouiljoux!
LES l'ASTEUns.
Mille bondjoux !
LES GUERfUEltS.
Mille bondjoux!
LES PASTEURSJ
Ils sont ù vous!
II. P.\STORALE.
Us sont partis!...
Sortez de vos abris,
Cbevrcaux, moutons, brebis,
Hier cachés;
Sortez du creux des noirs rocher?.
'258 THEATRE.
Grands bœufs couchés!...
Mon troupeau se rallie au doux son de ma flûte;
Vers moi vient, en bêlant,
La brebis que suit l'agneau blanc;
Le bélier a penché son front prêt à la lutte,
Les taureaux aux flancs roux
Se sont mis sur l'herbe à genoux.
Par ce beau soir que vivre est doux '
Ils ont fui! l'oasis a repris son silence,
Et l'on voit le ramier
Revenir sans peur au palmier,
Dans les fleurs, en- riant, la Péri se balance,
Et la vierge à l'œil noir,
Au ruisseau descend pour se voir.
Le jour s'enfuit!...
L'amour descend avec la nuit.
Rentrez dans vos abris,
Chevreaux, moutons, brebis!
Le jour s'enfuit!...
L'amour descend avec la nuit.
TROISIÈME TABLEAU
CONJURATION DES DJINNS (1).
CHŒUn DE sonciÈHEs.
Il est minuit;
Faisons grand bruit
Avec la danse, avec le chant
LE SE LA M. 259
Et le tambour
Jusques au jour,
Pour effrayer le Djinn méchant.
Chassons dans l'enfer, sa prison,
Le noir esprit de la maison.
UNE SORClÈnE.
Esprits impurs,
Quittez ces murs
Aux coins obscurs:
Le feu qui luit
Dans votre nuit
Plonge et vous suit.
CHŒUn DE SORCIÈRES.
You, you, you, you (2).
UNE SORCIÈRE.
Fuyez d'ici, spectres funèbres,
Goules, afrites, djinns, esprits,
Qui déployez dans les ténèbres
Vos ailes de chauve-souris!
Le tarbouka plus fort bourdonne.
Le feu sacré brille plus clair ;
Disparaissez, je vous l'ordonne.
Fils de la tombe ou de l'Enfer! «
CHŒUR DE SORCIÈRES.
Grâce à nos cris,
Démons, esprits.
Prennent la fuite, et l'on entend
Le bruit que font.
Sur le plafond
Leurs noirs essaims en se heurtant;
De son vol lourd foutttan.t la nuit,
En glapissant leur troupe fuit.
240 THEATRE.
QUATRIÈME TABLEAU
CHANT DU SOIR.
Sur les palmiers, les colombes fulèles
Vont se poser et gôinir leur cliansou;
Les minarets et leurs blanclies tourelles
Clianlent là-bas à travers i'borizon.
Et le muezzin, dans le ciel bleu,
Jelte son cri : Dieu seul est Dieu!
Par Mahom^ ! Dieu seul est Dieu !
^ LE MUEZZLN.
Salam-Aleik-Aleikoum el Salam la Allah il Allah ou
Mohamed naçoul Allah.
C'est riieure solennelle
Du soir,
L'heure oii ma belle,
Sans voile, laisse voir
Son grand œil de gazelle
Si noir.
C'est l'heure où chaque soir
Je vais à côlc d'elle
M'asseoir.
Les noirs cyprès, sur les tombes gémissent,
Et le soleil s'est éteint dans la nuit;
Dans un baiser que nos âmes s'unissent,
El profilons de ce jour qui s'enfuil...
Et le muezzin dans le ciel bleu
Jette son cri : Dieu icu\ est Dieu •
LE SÉLAM 2il
CINQUIÈME TABLEAU
LA DIIOSSA (5).
LE MUEZZIN.
0 loi qui fis le ciel et l'onde,
Alluh! sois bon pour le croyant.
Allah on-Akhbar.
CHŒUR DES PÈLERINS.
Allah ! Allah !
Du saint tombeau, centre du monde,
Partis d'Alep, de Trébizonde,
De Fez, de Smyrne et de Golconde,
Kous revenons toujours priant.
Allah ! Allah !
Nous avons adoré
Le Temple en sa gloire,
Vu la pierre noire
Dans le lieu sacré !
le cercueil suspendu,
Le puits dont l'eau pure
Rend net de souillure
Quiconque en a bu.
Franchissant l'océan de sable
Sous un ciel dont l'ardeur accable.
Pour laver noire front coupable
Nous avons cheminé longtemps.
Dans la Mecque où dort le Prophète,
Jusqu'au sol inclirtant la tète,
Nous avons observé la fête
Qui rend saints les croyants.
242 THEATRE.
Vers la mosquée où l'on prie à genoux
Dirigeons-nous.
l'iïmir des hadji.
Allez dans l'enceinte,
Sous la coupole sainte
De cent couleurs peinte
Offrir à Dieu sans crainte
Vos cœurs purs de feinte.
CIIŒL'R DES DERVICHES.
Que la sainle foule,
Dont le flot ondoyant se roule.
En passant nous foule,
Et sur nos coips s'écoule
Ainsi qu'une houle.
CHŒL'R DE DKRVIcnES ET DE PÎM-ERINS DA.NS LA MOSQUÉE.
0 loi qui fis le ciel et l'onde,
Allah ! sois bon pour le croyant!
0 toi seul roi du monde,
Allah! toi seul es grand!
Allah ou-Akhbar!
NOTES
(1) Il règne en Orient une super.slilion sur les f//jHHs ou mauvais
esprits qui hmlcnl certaines maisons, et que l'on chasse au moyen
(lexonismes, de chants et de danses. Un beau tableau de M. Adol-
|)he Leliux, fort reniar.|iic à l'une de nos dernières expositions,
leprcduil une de ces stèiics d- conjuration dont nous avons été lé-
moiii oculaire et auriculaire à Constanlinc. De vieilles lemineti clde
LE SE LA M. 243
jeunes danseuses sont nécessaires pour opérer le charme ; les pre-
mières effrayent les esprits par leur musique, et les secondes par
Irurs contorsions qui rappellent les convulsionnaires de Saint-
Médard.
(2) Cri poussé par les sorcières pour effrayer les esprits. Dans
les maisons habitées par des Juifs ou par des Arabes à Toccasion
d'un enterrement ou d'un mariage, les parents et les amis du défunt
ou des nouveaux époux font entendre ce même cri en signe de deuil
ou d'allégresse.
(3) L'entrée au Caire des Hadji ou pèlerins qui reviennent de la
Mecque donne lieu à une des plus belles solennités qui se puissent
voir en Egypte. Une foule nombreuse se presse sur les pas des fidèles
qui rapportent de leur saint pèlerinage des reliques prises dans le
tombeau du Prophète et de l'eau sacrée du puits Eem-zem. Sur le
seuil de la mosquée principale où doit s'arrêter la caravane, une
grande quantité de derviches se prosternent les bras croisés sur la
tête au-devant de l'émir des lladji, qui fait passer son cheval .<;ur
le corps de ces fanatiques croyants. « L'exaltation, dans laquelle ils
se mettent développe en eux une force nerveuse qui supprime le
sentiment de la douleur et communique aux organes une force do
résistance extraordinaire. Cette cérémonie, appelée la Dliossa ou
Dhozza, est regardée comme un miracle destiné à convaincre les
mlîdèles ; aussi laisse-t-on volontiers les Francs se mettre aux pre-
mières places. »
(Gérard de Nerval. — Scènes de la vie orientale).
FIN DU SELAM.
GISELLE ou LES WILIS
BALLET FANTASTIQUE EN DEUX ACTES
(En collaboration avec MM. de Saint-Georges et Coralli)
DÉCORATION DE M. CICÉRI, MUSIQUE DE M. ADOLPHE ADAM
Représenté pour la première fois à Puris sur le théâtre de l'Académie royale
de musique le lundi 28 juin 1841.
PERSONNAGES
GISELLE, paysanne.
M--
' C. Gnisi.
MYRTIIA, rànc des Wilis.
DUMILATIIE,
BATllILDE, fiancée du duc.
Marquet.
BERTllE, mère de Giselle.
Aline.
ZULMÉ, Wili.
MOYNA, Wili.
LE DUC ALBERT DE SILÈSIE,
sous dos
habits villageois.
MM.
Petipa.
UILARION, garde-chasse.
GORALLI.
LE PRINCE DE COURLANDE.
QuÉUIAU.
WlLFRIIi, ôiuyerdu duc.
Adice.
UN VIEILLARD, paysan.
L. Petit.
246 THÉÂTRE.
TRADITION ALLEMANDE
DONT EST TIRE LE SUJET DU BALLET DE CISELLE OU LES WILIS.
Il existo une tradition de la danse nocturne connue dans les pays
slaves sous le nom de Wili. — Les Wilis sont des fiancées mortes
avant le jour des noces, ces pauvres jeunes créatures ne peuvent
demeurer tranquilles sous leur lombe;iu. Dans leurs cœurs éteints,
dans leurs pieds morts, est resté cet amour de la danse qu'elles
n'ont pu satisfaire pendant leur vie, et, à minuit, elles se lèvent, se
rassemblent en troupes sur la grande route, et malheur au jeune
homme qui les rencontre ! il faut qu'il danse avec elles jusqu'à ce
qu'il tombe mort.
Parées de leurs habits de noces, des couronnes de fleurs sur la
tète, des anneaux brillants à leurs doigts, les llV/js dansent au clair
de lune comme les Elfes ; leur figure, quoique d"un blanc de neige,
est belle de jeunesse. Elles rient avec une joie si perfide, elles vous
appellent avec tant de séduction, leur air a de si douces promesses,
que ces Bacchantes mortes sont irrésistibles.
Henri Heine {de l'Allemagne).
GISELLE ou LES WILIS
ACTE PREMIER
I c théâtre représente une riante vallée de l'AUemagne. Au fond, des col
Unes couvertes de vigne, une route élevée conduisant dans la vallée.
SCÈNE PREMIÈRE
Un tableau des vendanges sur les coteaux de la Tluiringe;
il tait à peine jour. Les vignerons s'éloignent pour continuer
leur récolte. t
SCÈNE II
Hilarion paraît, regarde autour de lui, comme pour clior-
cher quelqu'un • puis il indique la chaumière de Giseile
avec amour, et celle de Loys avec colère. C'est là qu'habite
son rival. S'il peut jamais s'en venger, il le fera avec bon-
heur. La porte de la chaumière de Loys s'ouvre mystérieu-
sement, Hilarion se cache pour voir ce qui va se passer.
SCÈNE III ^ .
Le jeune duc Albert de Silésic, sous les habits et le nom
258 THEATRE.
(le Loys, sort de sa maisonnette, accompagné de son écuyer
Wilfrid. Wilfiid semble conjurer le duc de renoncer à un
projet secret ; mais Loys persiste, il montre la demeure de
Giselle. Ce simple toit couvre celle qu'il aime, l'objet de son
unique tendresse. 11 ordonne à Wdfrid de le laisser seul.
"NVillrid hésite encore, mais sur un gesle de son maître, Wil-
frid le salue respectueusement, puis s'éloigne.
Uilarion est resté stupéfait en "voyant un beau seigneur
comme AVilfrid témoigner tant d'égards à un simple paysan,
son rival. 11 parait concevoir des soupçons qu'il éclaircira
plus tard.
SCÈNE IV
Loys, ou plutôt le duc Albert, s'approche de la chaumière
de Giselle, et frappe doucement à la porte. Uilarion est tou-
jours caché. Giselle sort aussitôt et court dans les bras de
son amant. Transports, bonheur des deux jeunes gens. Gi-
selle raconte son rêve à Loys; elle était jalouse d'une belle
dame que Loys aimait, qu'il lui préférait.
Loys, troublé, la rassure; il n'aime, il n'aimera jamais
qu'elle. « C'est que si lu me trompais, lui dit la jeune lille,
je le sens, j'en mourrais, » Elle porte la main à son cœur
comme pour lui dire qu'elle en souffre souvent Loys la ras-
sure par de vives caresses.
Elle cueille des marguerites et les effeuille pour s'assurer
de l'amour de Loys. — L'épreuve lui réussit et elle tombe
dans les bras de son amant.
Ildarion n'y lésislant jihis, accourt près de Giselle et lui
reproche sa conduite. Il étuit là : il a (oui vu. i
« Eh ! que m'importe? répond paiement Giselle, je n'en
rougis pas, je l'aime, et je n';iimerai jamais que lui... »
GISELLE. 249
Puis elle tourne brusquement le dos à Hilarion, en lui riant
au nez, tandis que Loys le repousse et le menace du sa colère,
s'il ne cesse pas ses poursuites amoureuses près de Giselle. »
C'est bon, ditHdarion, avec un geste de menace, plus tard
on verra. »
SCENE V
Une troupe de jeunes vigneronnes viennent chercher Giselle
pour les vendanges. Le jour parait, c'e>t le moment de s'y
rendre ; mais Giselle, folle de danse et de plaisir, retient ses
compagnes. La danse est après Loys ce qu'elle aime le mieux
au monde. Elle propose aux jeunes filles de se divertir au lieu
d'aller au travail. Elle danse seule d'al;ord pour les décider. Sa
gaieté, sa joyeuse ardeur, ses pas pleins de verve et d'entraî-
nement, qu'elle entremêle de témoignages d'amour pour
Loys, sont bientôt imités par les vendangeuses. On jette au
loin les paniers, les hottes, les instruments de travail, et
grâce à Giselle, la danse devient bientôt un délire bruyant eL
général. Berthe, la mère de Giselle, sort alors de sa chau-
mière.
SCÈNE VI
« — Tu danseras donc toujours? dit-elle à Giselle, le
roir... le matin... c'est une véritable passion... et cola, au
lieu de travailler, de soigner le méiiapc.
« — Elle danse si bien, dit Loys à Borthe.
« — C'est mon seul plaisir, répoiid Gisollo, comme lui,
ajoute-t-elle en monlraul Loys, c'est mon seul bonheur!!!
250 THÉÂTRE.
« — Bah ! dit Berthe. Je suis sûre que si cette petite folle
mourait, elle deviendrait Wili et danserait même après sa
mort, conmie toutes les filles qui ont trop aimé le bal !
« — Que voulez-vous dire? » s'écrient les jeunes vendan-
geuses avec effroi, en se serrant les unes contre les autres.
Berthe alors, sur une musique lugubre, semble dépein-
dre une apparition des morts revenant au monde et dan-
sant ensemble. La terreur des villageoises est à son comble.
Giselle seule en rit, et répond gaiement à sa mère qu'elle
est incorrigible, et que, morte ou vivante, elle dansera tou-
jours.
« — Et pourtant, ajoute Berthe, cela ne te vaut rien...
Il s'agit de la santé, de ta vie peut-être!...
« — Elle est bien délicate, dit-elle à Loys, la fatigue, les
émotions lui seront funestes; le médecin l'a dit, cela peut te
porter malheur. «
Loys, troublé par cette confidence, rassure la bonne mère,
et Giselle, prenant la main de Loys, la presse sur son cœur,
et semble dire qu'avec lui, elle n'a jamais de dangers à
craindre.
Des fanfares de chasse se font entendre au loin. Loys, in-
quiet à ce bruit, donne vivement le signal du départ pour
les vendanges, et entraîne les paysannes, tandis que Giselle,
forcée de rentrer dans la chaumière avec sa mère, envoie mi
baiser d'adieu à Loys, qui s'éloigne suivi de tout le monde.
SCÈNE VU
A peine Ililarion se voit-il seid, qu'il explique son projet;
il veut à tout jirix pc'nelrer le secret de son rioal, savoir ce
quil est... S'assurant que personne ne peut le découvrir, il
entre furtivement dans la chatmiièro de Loys... A ce mo-
GISELLE. 251
nient, les fanfares se rapprochent, et l'on voit des piqueius
et des valets de cliasse sur la colline.
SCÈNE VIII
Le prince et Bathilde, sa fille, paraissent bientôt, à cheval,
accompagnés d'une nombreuse suite de seigneurs, de dames,
de fauconniers, le faucon au poing. La chaleur du jour les
accable ; ils viennent chercher un endroit fiworahle pour se
reposer : un piqueur indique au prince la chaumière de
Berthe; il frappe à la porte, et Giselle paraît sur le seuil,
suivie de sa mère. Le prince demande gaiement l'hospitaHlé
à la vigneronne ; celle-ci lui offre d'entrer dans sa chaumière,
quoique bien pauvre pour recevoir un si grand seigneur 1
Pendant ce temps, Bathilde fait approcher Giselle ; elle
l'examine et la trouve charmante. Giselle lui fait de son
mieux les honneurs de sa modeste demeure; elle engage
Bathilde à s'asseoir et lui offre du laitage et des fruits ; Ba-
thilde, ravie des grâces de Giselle, détache de son cou une
chaîne d'or, et la passe à celui de la jeune fille, toute fière
et toute honteuse de ce présent.
Bathilde interroge Giselle sur ses travaux, sur ses plaisirs.
« Elle est heureuse! elle n'a ni chagrins, ni soucis; le
matin, le travail; le soir, la danse ! Oui, dit Berlhe à Ba-
thilde, la danse surtout... c'est là sa folie. »
Bathilde sourit et demande à Giselle si son cœur a parlé,
si elle aime quelqu'un!... « Oh! oui! s'écrie la jeune fille
en montrant la chaumière de Loys, celui qui demeure là I
mon amoureux, mon fiancé!... je mourrais s'il ne ui'.iiniait
plus ! )) Bathilde semble s'intéresser vivement à la jrunc
fille... leur position ot la nièn c car elle aussi va se marier
252 THEATRE.
à un jeune et beau seigneur!... Elle dotera Gisclle, qui
semble lui plaire déplus en plus... Bathilde veut voirie
fiancé de Gisclle et elle rentre "dans la cliaumière, suivie de
«■on père et de Berthe, tandis que Giselle va clicrclier Lo^s.
Le prince fait signe à sa suite de continuer la chasse; il
est fatigué et désire se reposer quelques instants. Il sonnoia
du cor quand il voudra les rappeler.
Ililarion, qui paraît à la porte de la chaumière de Loys,
voit le prince et entend les ordres qu'il donne. Le prince
entre avec sa fille dans la chaumière de Berthe.
SCÈNE IX
Tandis que Giselle va regarder sur la route si elle n'aper-
çoit pas son amant, Hilarion ressort de la chaumière de Loys,
tenant une épée et un m.intcau de chevalier; il connaît enfin
son rival ! c'est un grand seigneur! Il en est sûr à présent...
c'est un séducteur déguisé ! il lient sa vengeance et veut le
confondre en présence de Giselle et de tout le village. Il cache
l'épée de Loys dans un buisson, en attendant que tous les
vignerons soient rassemblés pour la fêle.
SCÈNE X
f
Loys parait au fond... il regarde autour de lui avec inquié-
lud'', et s'assure que la chasse est éloignée. I
Giselle l'aperçoit et vole dans ses bras ! En ce moment,
une joyeuse nnisiquc se fait entendre.
GISELLE. 255
SCÈNE XI
Une marche commence. La vendange est faite. Un char,
orné de pampres et de fleurs, arrive lentement, suivi de
tous les paysans et paysannes de la vallée avec leurs paniers
pleins de raisins. Un petit Bacchus est porté triomphalement
à cheval sur un tonneau, selon la vieille tradition du pays.
On entoure Giselle. On la déclare reine des vendanges... On
la couronne de fleurs et de pampres. Loys est plus amoureux
que jamais de la jolie vigneronne. La plus folle joie s'empare
bientôt de tous les paysans.
On célèbre la fête des vendanges !... Giselle peut mainte-
nant se livrer à son goût favori ; elle entraîne Loys au milieu
de la troupe des vendangeurs, et danse avec lui, entourée de
tout le village, qui se joint bientôt aux jeunes amants, dont
le pas se termine par im baiser que Loys donne à Giselle...
A cette vue, la fureur, la jalousie de l'envieux Hilarion n'ont
plus de bornes... 11 s'élance au milieu de la foule et déclare
à Giselle que Loys est un trompeur, un suborneur, dn sei-
gneur déguisé!... Giselle, émue d'abord, répond à Hilarion
qu'il ne sait ce qu'il dit, qu'il a rêvé cela... « Ah ! je l'ai
rêvé, continue le garde-chasse. Eh bien, voyez vous-même,
s'écrie-t-il en découvrant aux yeux des villageois l'épée et le
manteau de Loys. Voilà ce que j'ai trouvé dans sa chaumière..
Ce sont là des preuves, j'espère ? »
Albert, furieux, s'élance sur Hilarion, qui se cache derrière
les villageois.
♦ Giselle, frappée de surprise et de douleur à cette révéla-
tion, semble recevoir un coup terrible et s'appuie contre un
arbre, chancelante et prête à tomber.
Tous les paysans s'arrêtent consternés ! Loys, ou plutôt
'25i THEATRE.
Alliert, court à Giselle, et, croyant encore pouvoir nier sou
rang, cherche à la rassurer, à la calmer par les protestations
de sa tendresse. « On la trompe, lui dit-il, il n'est pour
elle que Loys, un simple paysan, son amant, son fiance ! ! ! »
La pauvre fille ne demande pas mieux que de le croire.
Déjà même l'espoir semble lui revenir au cœur; elle se laisse,
aller, heureuse et confiante, dans les bras du perfide Albert,
orsque Hdarion, poursuivant sa vengeance, et se rappelant
Tordre du prince à sa suite, de revenir au son du cor, saisit
celui d'un des seigneurs, appenilu à un arbre, et en sonne
avec force... A ce signal, on voit accourir toute la chasse,
et le prince sort de la chaumière de Berthe. Ililarion désigne,
à la suite du prince, Albert aux genoux de Giselle, et cha-
cun, en reconnaissant le jeune duc, l'accable de saints et de
resjiect. Giselle, en voyant le prince, ne peut plus douter de
son malheur et du rang élevé de l'adorateur qu'elle croyait
son égal.
SCENE XII
Le prirce s'approche â son tour, reconnaît Albert, cl, se
découvrant aussitôt, lui demande l'exidication de son étrange
conduite et du costume qu'il porte.
Albert se relève, stupéfiiit et confondu de cette rencontre.
Giselle a tout vu! Elle est sure alors de la nouvelle trahi-
son de celui qu'elle aime, sa douleur est sans bornes ; elle
semble faire un effort sur elle-même et s'éloigne d'Albert
avec un sentiment de crainte et de ItMrcur. Puis, comme
alterréc [>ar ce nouveau coup qui la frapjie, elle court vers
la chaumière et tombe dans les bras de sa mère, (pii soi t en
ce moment acconqiaj^née de la jctmo Hathildc.
Bathildc n'avance vivement vers Giselle, et l'inlcrrogc
GISELLE. 2J5
avec un louchant intûrèt sur l'agitation qu'elle éprouve.
Celle-ci, pour toute réponse, lui montre Albert accablé et
confondu.
— Que vois-je?... dit Bathilde... le duc sous ce costume...
Mais c'est lui que je dois épouser... C'est mon fiancé ! ajoutc-
l-elle en désignant l'anneau des fiançailles qu'elle porte à
son doigt.
Albert s'approche de Bathilde et veut en vain l'empêcher
d'achever ce terrible aveu; mais Giselle a tout entendu, tout
compris ! La plus profonde horreur se peint sur les traits de
la malheureuse enfant; sa tète se trouble, un horrible et
sombre délire s'empare d'elle en se voyant trahie, perdue,
déshonorée!... Sa raison s'égare, ses larmes coulent... puis
elle rit d'un rire nerveux. Elle prend la main d'Albert, la
pose sur son cœur et la repousse bientôt avec effroi. Elle
saisit l'épée de Loys, restée à terre, joue d'abord machinale-
ment avec cette arme, puis va se laisser tomber sur sa pointe
aiguë, quand sa mère se précipite sur elle et la lui arrache.
L'amour de la danse revient à la mémoire de la pauvre en-
fant : elle croit entendre l'air de son pas avec Albert... Elle
s'élance et se met à danser avec ardeur, avec passion. Tant
de douleurs subites, tant de cruelles secousses, jointes à ce
dernier effort, ont enfin épuisé ses forces mourantes La vie
semble l'abandonner... sa mère la reçoit dans ses bras... Ua
dernier soupir s'échappe du cœur de la pauvre Giselle, elle
jette un triste regard sur Albert au désespoir, et ses yeux se
ferment pour toujours!
Bathilde, bonne et généreuse, fond en larmes. Albert, ou-
bliant tout, cherche à ranimer Giselle sous ses brûlantes ca-
resses... 11 met la main siu' le cœur de la jeune fille, et s'as-
sure avec horreur qu'il a cessé de battre.
Il saisit sou épce pour s'en frapper; le prince l'arrête et le
désarme. Berthe soutient le corps de sa malheureuse fille.
On entraîne AlUort, fou de désespoir et d'amour.
256 THEATP.b.
Les paysans, les seigneurs, toute la chasse, entourent ut
îomplèlent ce triste tableau.
ACTE SECOND
Lclhéàtrc représente une forêt sur le bord d'un clang. Un site liuniile
et frais où croissunl des joncs, des roseaux, des touffes de fleurs sau-
Viigcs et de plantes aquatiques. Des bouleaux, îles trembles et des
saules pleureurs inelini-nl jusqu'à terre leurs pâles feuillaires. A gau-
clie, sous un cyprès, se dresse une croix de marbre blanc où est grave
le nom de Giselle. La tombe est comme enfouie dans une végélaiion
épaisse d'herbes et de fleurs drs cliani|is. La lueur bleue d'une lune
très-vive éclaire cette décoration d'un aspect froid et vaportux.
SCÈNE PREMIÈRE
Quelques pardes-cliasse arrivent par les avenues de la forêl;
Is soniblent chercher un endi oit iavorahlc |)Oin" se nictlre à
'afiut, et vont s'cUtbIir sur le bord de l'élang, lorsque Ilila-
iju accourt.
SCÈNE 11
llilarion féinoigic la plus \ive terreur en devinmt les
projets de ses camarades, u L'ol un cndrQit maudit, leur
GISKLLE. , 257
dit-il, c'est le cercle de danse des AVilis! » il leur montre la
tombe de Giselle... de Giselle qui dansait toujours. Il in dé-
signe par la couronne de pampres qu'on lui mit sur le fiont
pendant la fêle, et qui est a[q)endne à la croix de marljie.
A cet instant, on entend sonner minuit dans le lointain :
c'est riieure lugubre où, selon la cbronique du pays, les
Wilis se rendent à leur salle de bal.
Ililarion et ses compagnons écoulent l'Iiorloge avec tir-
reur ; ils regardent en tremblant autour d'eux, s'allendant à
l'apparition des légers fanlômes. « Fuyons, dit Hilarion, les
Wilis sont impitoy;d)les ; elles s'emparent des voyageurs et
les font danser avec elles jusqu'à ce qu'ils meurent de fatigue
ou soient engloutis dans le lac que vous voyez d'ici. »
Une musique fantastique connneuce alors; les gardes-
cliasse pâlissent , chancellent et s'enfuient de tous côtrs ,
avec les signes du plus grand effro-, poursuivis par des leax
follets qui apparaissent de toutes parts.
SCÈNE m
Une gerbe de jonc marin s'entr'ouvre alors lentement, et du
sein de l'iiumide feuillage ou voit s'éiancir la légère Myrlha,
ombre transparente et pâle, la reine des Wilis. Elle apporte
avec elle un jour mystérieux qui éclaire subitement la forêt,
en pcrç iut les ombres de la nuit. Il en est ainsi toutes les
fois que les Wilis paiaissent. Sur les blanches épaules de
Myitlia, palpitent et frémissent des ailes diaphanes d.ms les-
(luelles la Wiii peut s'envelopper comme avec un voile
de gaz.
Celte apparition insaisissable ne peut rester en place, et
s'élançanl tantôt sur une louife de ileurs, tantôt sur une
brandie de saule, voltige çà et là, parcourant et semblant
258 THÉÂTRE.
reconnaître son petit empire, dont elle vient cliaqne nnit
prendre de nouveau possession. Elle se baigne dans les eaux
du lac, puis se suspend aux branches des saules et s'y ba-
lance.
Après un pas dansé par elle seule, elle cueille une branche
de romarin, et en touche alternativement chaque plante,
chaque buisson, chaque touffe de feuillage.
SCÈNE IV
A mesure que le sceptre fleuri de la reine des Wilis s'arrête
sur un objet, la plante, la ileur, "le buisson s'onlr'ouvrcnt,
et il s'en échappe une nouvelle Wili qui vient, à son tour,
se grouper gracieusement autour de Myrtha, comme les
abeilles autour de leur reine. Celle-ci, étendant alors ses ailes
azurées sur ses sujettes, leur donne ainsi le signal de la danse.
Plusieurs AVilis se présentent alors alternativement devant la
souveraine.
C'est Moyna, l'odalisque, exécutant un pas oriental; puis
Zulmé, la Bayadère, qui vient développer ses poses indiennes;
jiuis deux Fiançaises, figurant une sorte de menuet bizarre;
puis des Allemandes, valsant entre elles... Puis enfin la
troupe entière des Wilis, toutes mortes pour avoir trop aimé
la danse, ou mortes trop tôt, sans avoir sati^l'ait cette folle
passion, à laquelle elles semblent se livrer encore avec fureur
sous leur gracieuse mélamorphose.
liienlôt, sur un signe de la reine, le bal fantastique s'ar-
rête... Elle annonce une nouvelle sœiuà ses sujettes. Toutes
se rangent autour d'elle.
1
GISELLE. 259
SCÈNE V
Un rayon de lune vif et clair se projette alors sur la tombe
de Giselle, les fleurs qui la couvrent se relèvent et se dres-
sent sur leurs tiges, comme pour former un passage à 1»
blanche créature qu'elles recouvrent.
Giselle paraît enveloppée de son léger suaire. Elle s'avance
vers Myrtha, qui la touche de sa branche de romarin; le
suaire tombe... Giselle est changée en Wili. Ses ailes naissent
et se développent... Ses pieds rasent le sol; elle danse, ou
plutôt elle voltige dans l'air, comme ses gracieuses soeurs, se
rappelant et indiquant avec joie les pas qu'elle a dansés, au
premier acte, avant sa mort.
Un bruit lointain se fait entendre. Toutes les Wilis se dis-
persent et se cachent dans les roseaux.
SCÈNE VI
De jeunes villageois revenant de la fête du hameau voisin
traversent gaiement la scène, conduits par un vieillard ; ils
vont s'éloigner, lorsqu'une musique bizarre, l'air de la danse
des Wilis se fait entendre ; les paysans semblent éprouver,
malgré eux, une étrange envie de danser. Les Wilis les en-
tourent aussitôt, les enlacent et les fiiscinent par leurs poses
voluptueuses.
Chacune d'elles, cherchant à les retenir, à leur plaire, avec
les figures de leur danse native... Les villageois, émus, vont
se laisser séduire, danser et mourir, lorsque le vieillard se
jette au milieu d'eux, leur dit avec elïroi le danger qu'ils
260 THÉÂTRE.
courent, et ils se sauvent tous, poursuivis par les W^ilis fu-
rieuses de voir celle proie leur échapper.
SCÈNE VU
Albert paraît suivi de WillVid, sou fidèle écuycr. Leduc
est triste, pâle ; ses vêtements sont en désordre ; sa raison
s'est presque égarée à la suite de la mort de Giselle. 11 s'ap-
proche lentement de la croix, semble chercher un souvenir
et vouloir rappeler ses idées confuses.
AVjlfrid supplie Albert de le suivre, de ni; pas s'arrêter près
de ce fatal tonibi-au, qui lui retrace tant de chagrins. Albert
l'engage à s'éloigner... WillVid insiste ericore; mais Albert
lui ordonne avec tant de fermeté de le quitter, que Wilhid
est forcé d'obéir, et sort en se pi omettant bien de faire une der-
nière tentative pour éloigner sou maître de ce lieu lunesle.
SCKM'. VIII
A peine resté seul, Albert donne un libre cours à sa dou-
leur; son cœur se déchire, il fond en larmes. Tout à coup, il
pâlit, ses regards se. lixent sur un objet étrange (jui se des-
sine devant ses yeux... 11 reste frappé de sur|)risc et presque
de terreur en rccoun lissaut Giselle, ipii le regarde avec
amour.
SCKNE IX
En proie au plus vlobnil délire, m la plus vive anxiété, il
doute encore, il n'ose croire à ce qu'il voit; car ce n'esl plus
(ilSELLE. 261
la' jolie Giselle, telle qu'il l'adorait, mais Giselle la Wili,
dans sa nouvelle et bizarre métamorphose, toujours immobile
devaut lui. La Wili semble seulement l'appeler du regard.
Albeit, se croyant sous l'empire d'une douce illusion, s'ap-
proche d'elle à pas lents et avec précaution, comme un enfant
qui veut saisir un papillon sur une fleur. Mais au moment
oij il étend la main vers Giselle, plus prompte que l'éclair,
celle-ci s'élance loin de lui, et s'envole en traversant les airs
comme une coiomLe craintive, pour se poser à une autre
place, d'oij elle lui jette des regards pleins d'amour.
Ce pas, ou plutôt ce vol, se répète plusieurs fois, au grand
désespuir d'Albert, qui cherche vainement à joindre la Wili,
fuyant quelquefois au-dessus de lui comme une légère va-
peur.
Parfois, pourtant, elle lui fait un geste d'amour, lui jette
une fleur, qu'elle enlève sur sa tige, lui adresse un baiser ;
mais, impalpable comme un nuage, elle disparaît dès qu'il
croit pouvoir la saisir.
Il y renonce enfin ! s'agenouille près de la croix, et joint
les mains devant elle d'un air suppliant. La Wili, comme
attirée par celte muette douleur si pleine d'amour, s'élance
légèrement près de son amant; il la louche; déjà, ivre
d'amour, de bonheur, il va s'en emparer, lorsque, glissant
doucement entre ses bras, elle s'évanouit au milieu des
roses, et Albert, en fermant les bras, n'embrasse plus que la
croix du tombeau.
Le désespoir le plus profond s'empare de lui, il se relève
et va s'éloigner de ce lieu de douleur, lorsque le plus étrange
spectacle s'offre à ses yeux et le fascine au point qu'il est en
quelque sorte arrêté, fixe, et forcé d'être témoin de l'étratige
scène qui se déroule devant lui.
i:;.
262 . THE AT HE.
SCÈNE X '
Caché derrière un saule pleureur, Albert voit paraître le
misérable Hilarion, pouisuivi par lu troupe entière des Wilis.
Pâle, tremblant, presque mort de peur, le garde-chasse
vient tomber au pied d'un arbre, et semble implorer la pitié
de ses folles ennemies ! Mais la reine des Wilis, le touchant
de son sceptre, le force à se lever et à imiter le mouvement
de danse cpi'elle commence elle-même autour de lui... Hila-
rion, mû par une force magique, danse malgré lui avec la
belle Wili, jusqu'à ce que celle-ci le cède à une de ses com-
pagnes, qui le cède, à son tour, à une autre, et ainsi de suite
jusqu'à la dernière!
Dès que le malheureux croit son supplice terminé avec sa
partenaire fatiguée, une autfe la remplace avec une nouvelle
vigueur, et lui, s'épuisant en efforts inouïs, sur des rhylhmcs
de musique toujours plus rapides, finit par chanceler et so
sentir accablé de lassitude et de douleur.
Prenant enfin un parti désespéré, il cherche à s'enfuir ;
mais les Wilis l'entourent d'un vaste cercle, qui se rétrécit
peu à peu, l'onferme et se convertit en une valse rapide, à
laquelle une puissance surnaturelle l'oblige à se mêler. Un
vertige alors s'empare du garde-chasse, qui sort des bras
d'une valseuse pour tomber dans ceux d'une autre.
La victime, ênveloiipéo de toutes parts dans ce gracieux et
mortel réseau, sent bientôt ses genoux j)licr sous lui. Ses
yeuj^se ferment, il n'y voit plus... et danse pourtant encore
avec une ardente frénésie. La reine des Wilis s'en eni|)nre
alors et le fait tourner et valser une dernière fois avec elle
jusqu'à ce que le pauvre diable, arrivé sur le bord du lac, au
dernier anneau de la chaîne des valseuses, ouvre les brus,
GISELLE. 203
croyant en saisir une nouvelle et va rouler dans l'abîme ! Les
W'ilis commencent alors une bacchanale joyeuse, dirigée par
leur reine triomphante, lorsque l'une d'elles vient à décou-
vrir Albert, et l'amène au milieu de leur cercle magique,
encore tolit étourdi de ce qu'il vient de voir.
SCÈNE XI
Les Wilis semblent s'applaudir de trouver une autre vic-
time : leur troupe cruelle s'agite déjà autour de cette nou-
velle proie; mais au moment où Myrtlia va toucher Albert de
son sceptre enchanté, Giselle s'élance et lelieiit le bras de la
reine levé sur son amant.
SCÈNE XII
Fuis, dit Giselle à celui qu'elle aime, -fuis, ou tii es mort,
mort comme Hilarion, ajoute-t-elle en désignant le lac.
Albert reste un instant frappé de terreur à l'idée de par-
tager le sort affreux du garde-chasse. Giselle profile de co
moment d'indécision pour s'emparer de la main d'Albert; ils
glissent tous deux par la force d'un pouvoir magique vers la
croix de marbre ; elle lui indique ce signe sacré comme son
égide, comme son seul salul !
La reine et toutes les Wilis le poursuivent jusqu'au tom-
beau; mais Albeit, toujours protégé par Giselle, arrive ainsi
jusqu'à la croix, qu'il saisit; et au moment oij Myrtlia, va le
toucher de son sceptre, la branche enchantée se brise entre
les mains de la reine, qui arrête, ainsi que toutes les Wilis,
frappées de surprise et d'épouvante.
264 THEATRE.
Furieuses d'être ainsi Iraliits clans leurs cruelles espé-
rances, les W'ilis (ournent autour d'Albert, et s'élancent
plusieurs fois vers lui, toujours repoiissées par une puis-
sance au-dessus dehi kur. La reine, alors, voulant se venger
sur celle qui lui ravit sa proie, étend la main sur Giselle,
dont les ailes s'ouvrent aussitôt, et qui se met à danser avec
la plus gracieuse et la plus étrange arJeur, et connue em-
portée par un délire involontaire.
Albei t, immobile, la regaixle, accablé, confondu de celle
scène bizarre!!! mais bientôt les grâces et les poses ravis-
santes de la Wili l'attirent malgré lui; c'est ce que voulait la
reine : il quitte la croix sainte qui le préserve de la mort et
s'appioche de Giselle, qui s'arrête alors avec épouvante, et le
supplie de regagner son talisman sacré; mais la reine, la
touchant de nouveau, la fone à conliimer sa danse séduc-
trice. Cette scène se renouvelle plusieurs fois, jusqu'à ce
qu'enfin, cédant à la passion qui l'entraîne, Albeit aban-
donne la croix et s'élance vers Giselle... Il saisit la branche
enchantée, et veut mourir pour rejoindre la Wili, pour n'en
plus être séparé!! !
Albert semble avoir des ailes, il rase le sol et voltige autour
de la \Vili, qui parfois essaye encore de le retenir.
Mais bientôt, entraînée i)ar sa nouvelle nature, Giselle est
forcée de se joindie à son amant. Un pas rapide, aérien, fré-
néticpie, commence entre eux. lis .sendjlent tous deux lutter
de grâce et d af;ihlé : pari'ois ils s'arrêtent pour tomber dans
les bras l'un de l'autre, i)uis la musique fantastique leur
rend de nouvelles forces et une nouvelle ardeur! ! !
Le corps ontier des VVilis se mêle aux deux amants en les
encadrant dans des poses voluptueuses.
Une mortelle fatigue s'empare alors d'Albert. On voit (pi'd
lutte encoio, niais cpic^-e- loj'ces ccminencenl à 1 ahauilonner.
Giselle s'approche de lui, s'arrête un instant, les ycuv voilés
de jdeui's; mais uiisi^ne de la reine l'ub'ige à s'envoler de
GISLLLE. 2Go
nouveau. Encore quelques secondes, et Albert va périr de
lassitude et d'épuisement, lorsque le join- coinniencc à pa-
raître... Les premiers rayons du soleil éclairent les ondes
argentées du lac.
La ronde fantastique et tumultueuse des Wilis so ralentit à
mesure que la nuit se dissipe.
Giselle semble renaître à l'espoir en voyant s'évanouir le
prestige terrible qui entraînait Albert à sa perle.
Peu à peu, .et sous les vifs rayons du soleil, la troupe en-
lièie des Wilis se courbe, s'idTaisse, et tour à tour on les voit
cbanceler, s'éteindre et tomber sur la touffe de Geurs ou >ur
la tige qui les a vues naître, comme les fleurs de la nuit qui
meurent aux approches du jour.
Pendant ce gracieux tableau, Giselle, subi^saul, comme
ses légères sœurs, 1 influence du jour, se laisse aller lente-
ment dans les bras affaiblis d'Albert ; elle se rapprociie de la
tombe, coamie entraînée vers elle par sa destinée.
Albert, devinant le sort qui menace Giselle, l'emiorte dans
ses bras loin du tombeau, et la dépose sur un tertre au mi-
lieu d'une touffe de fleurs. Albert s'agenouille [irès d'elle, et
lui donne un baiser, comme pour lui communiquer son âme
et la rappeler à la vie.
Mais Giselle, lui montrant le soleil qui brille alors de tous
ses feux, semble lui dire qu'elle d(iit obéir à son sort et le
quitter pour jamais.
Eu ce moment des fanfares bruyantes retenli^sent au sci:i
dos bois.
Albert les écoute avec crainte, et Giselle avec uzie douce
joie.
266 THEATRE.
SCÈNE XIII
Wilfrid accourt. Le fidèle écuyer précède le prince, Batliilde
et une suite nombreuse; il les ramène près d'Albert, espérant
que leurs efforts seront plus puissants que les siens pour
l'arracher à ce lieu de douleur.
lous s'arrêtent en ra[)ercevaut. Albert s'élance vers son
écuyer pour le retenir. Pendant ce temps la Wili louche à ses
derniers instants : déjà les fleurs et les herbes qui l'entourent
se relèvent sur elle, et la couvrent de leurs tiges légères...
une partie de la gracieuse apparition est déjà cachée par elles.
Albert revient, et reste frap[Ȏ de surprise et de donleur
en voyant Giselle s'affaisser peu à peu et lentement au milieu
de ce vert tombeau; puis, du bras qu'elle conserve libre
encore, elle indique à Albert la tremblante Rathilde, à ge-
noux à quelques pas de lui, et lui tendant la main d'un air
suppliant.
Giselle semble dire à son amant de donner son amour et sa
foi à la douce jeune fille... c'est là son seul vœu, sa dernière
prière, à elle qui ne peut plus aimer en ce monde; juiis, lui
adressant un triste et étcinel adieu, elle disparaît au milieu
des herbes fleuries qui l'englouti^sont alors entièrement.
Albert se relève avec une vive douleur; mais l'ordre de lu
Wili lui semble sacré... 11 arrache quelques-unes des fleurs
qui recouvrent Gisulle, les presse sur son cœur, sur t^cs
lèvres, avec amour; et faible et clKinrelanl, il tondie (l;ms les
bras de ceux qui renlourent en tencbml l.i main à Balhilde! Il
FIN DK CISELI.E.
LETTRE A HENRI HEINE
Le Icndemnin de la première représentation de Ghelle, ne pou-
vant aller chercher au coin de la rue un feuilletoniste dormant sur
ses crochets pour faire mon article de théâtre, puisque je faisais le
lundi à la Presse ; embarrassé de parler de moi-même et ne vou-
lant pas esquiver cette situation périlleuse oii m'attendait le public,
je pris le parti d'écrire à mon ami Henri Heine, qui était alors aux
eaux de Cauterets, atteint déjà de cette indisposition, légère à la
vérité, qui le retint huit ans au lit et le fit porter au cimetière
Montmartre, non pas dans ce cercuL'il grand comme la cathédrale
de Cologne, porté par huit géants très-forts, qu'il demandait dans
Vlntermezzo, mais par un maigre corbillard suivi de Paul de Saint-
Victor et de moi, plus quatorze cordonniers allemands.
Dans ma lettre je rappelais quelques incidents de la légende jiri-
milive, car rien n'est hnportant coniine l'exactitude en matière fa-
buleuse. Les poètes sont chatouilleux sur ces particularités qui so^nt
rame même de la poésie, mais rien d'essentiel n'a été omis dans la
version livrée au public.
Nous rétablissons ces détails jjour la satisfaction du poète allemand.
Nous-mèine, nous avions rêvé quelques scènes dans la couleur du
sujet, qui ont diî être élaguées comme faisant longueur.
Au théâtre tout fait longueur.
A une certaine époque de l'année avait lieu au carrefour de la
Forêt la grande réception générale des AVilis, sur le bord de l'étang,
là où les larges feuilles du nénuphar étalent leurs disques sur l'eau
visqueuse qui recouvre les valseurs noyés. Les rayons de la lune
brillent entre ces cœurs découpés et noirs qui semblent surnager
comme des amours morts. Minuit sonne et de tous les points de
riiorizon arrivent, précédées pai- des feux follets, les ombres des
208 THEATRE.
jeunes filles mortes au bal ou a cause de la danse -, d'abord arrive
avec un cliquetis de castagnctte et un fourniilIemeiU de iiaiilons
blancs, un grand peigne découpé h joiu- comme une galerie de ca-
thédrale gothique et se silhouettant sur la lune, une danseuse de
cachucha de Séville, une gitana tortillant des hanches t-t portant à
sa jupe étroite des falbalas de signes cabalistiques, une danseuse
liongroise au bonnet de fourrure faisant claquer de froid, comme des
dents, 1 s éperons de ses bottines, une bibiaderi dans un costume
pareil à celui dAmani, corset avec étui en bois de cantal, pantalon
lamé d'or, ceinture et collier de plaques de métal formant miroir,
longues écharpes balancées, bijoux bizarres, anneaux cerclant la cloi-
son des narines, clochelles autour des che'villes; et puis la dernière
se montrant timidement, un petit rat de l'Opéra dans le déshabillé
de la danse, avec un mouchoir au cou, les mains fourrées dans un
petit manchon. Tous ces costumes de ces types exotiques ou non
sont décolorés et prennent une sorte d'uniformité spectrale.
La réception soleniicUe avait lieu et se terminait par la scène où
la jeune morte sort de la londie et seuible reprendre la vie sous l'é-
treinte passionnée de sou amant qui croit sentir battre un cœur
sur le sien.
.Nous n'ajouterons qu'un mot pour montrer que la patience est
nécessaire au théâtre. Nous avions demandé qu'on exécutât avec des
morceaux de glace la nappe du lac miroitant sous la lune; celle
innovation a été accomplie vingt-deux ans plus tard, à la reprise
du ballet.
Ouon ne s'étonne pas de nous voir attacher quelque importance
à de frivoles canevas chorégraphiques; Stendhal que personne ne
soupç!)imera délre un enthousiaste, admiiait fort le chorégraphe
Yigano, qu'il n'appelait jamais autrement que l'immortel Vigauo et
qu'il nonunait l'un des trois génies modernes. Gœllie également
faisait le plus grand cas du ballet, qu'il regardait comme l'art ini-
tial et universel.
UISELLE. 269
5 juillet 1811.
Mon cfier Ilenii Heine,
En feuilletant, il y a quelques semaines, votre bel\u livre de
V Allemagne, je tombai sur un endroit charmant ; — il ne faut pour
cela qu'ouvrir le volume au hasard ; — c'est le passage où vous
piirlez (les Elfes à la robe blanche dont l'ourlet est toujours hunjide,
des Nixcs qui font voir leur petit pied de satin au phifond de la
chambre nuptiale, des Wilis an teint de neige, à la valse impitoya-
ble, et de toutes ces délicieuses apparitions que vous avez rencon-
trées dans le Hariz et sur le bord de l'Use, dans la brume veloutée
du clair de lune allemand ; — et je m'écriai involontairement :
« Quel joli ballet on ferait avec cela ! » Je pris même, dans un accès
d'enthousiasme, une belle grande feuille de papier blanc, et j'écri-
vis en haut, d'une superbe écriture moulée : Lis \Vn.i«, ballet. —
Puis je me pris à rire et je jelai la feuille au rebut sans aller plus
loin, me disant qu'il était bien impossible de traduire au théâtre
cette poésie vaporeuse et nocturne, cette fantasmagorie voluptueuse-
ment sinistre, tous ces effets de légende et de jjallade si peu en rap-
port avec nos habitudes. Le soir, à l'Opéra, la tète encore pleine de
voire idée, je rencontrai, au détour d'une coulisse, l'homme d'es-
prit qui a su transporter dans un ballet, en y ajoulant beaucoup du
sien, toute la fantaisie et tout le caprice du Diable amoureux de
Cazotte, ce grand poète qui a inventé llolTniann au milieu du dix-
huitième siècle, en pleine Encyclopédie; je lui racontai la tradition
des Wilis. Trois jours après, le ballet de Giselle était fait et reçu.
Au bout de la semaine, Adolphe Adam avait improvisé la musique,
les décorations étaient presque achevées, et les répétitions allaient
grand train. — Vous voyez, mon cher Henri, que nous ne sommes
pas encore si incrédules et si prosaïques que nous en avons l'air.
Vous avez dit dans un accès d'humeiu- : « Comment un spectre
pourrait-il exister u Vmkl Entre minuit et une heure, qui est de
270 TliEATRE.
toute éternité le temps assigné aux spectres, la vie la plus animée
se répand encore dans les rues. C'est en ce moment que retentit à
l'Opéra le bruyant finale. Des Landes joyeuses s'écoulent des Varié-
tés et du Gymnase ; tout rit et saute sur les boulevards, et tout le
monde court aux soirées. Qu'un pauvre spectre errant se Irouv^-ait
malheureux dans cette foule animée ! » Eh bien, je n'ai eu qu'à
prendre vos pâles et charmants fantômes par le bout de leurs doigts
d'ambre et à les présenter pour qu'ils fussent accueillis le plus poli-
ment du monde. Le directeur et le public n'ont pas fait la Hjoindre
objection voltairienne. Les \Vilis ont reçu tout d'abord le droit de
cité dans la très-peu fantastique rue Le Peletier. Les quelques li-
•gnes où vous parlez d'elles, placées on tête du livret, leur ont servi
de passe-port.
Puisque l'état de votre santé vous a empêché d'assister à la pre-
mière représentation, je m'en vais tâcher, s'il est permis à un
feuilletoniste français de raconter une histoire fantastique à unpocle
allemand, de vous expliquer comment M. de Saint-Georges, tout en
respecfcmt l'esprit de votre légende, l'a rendue acceptable et possi-
ble à l'Opéra. Pour plus de liberté, l'action se passe dans une contrée
vague, en Silésie, en Thuringe ou même dans un de ces ports de
mer de Bohême qu'affectionnait Shakspeare ; il suffit que ce soit au
delà du Ilhin, dans quelque coin mystérieux de l'Allemagne. N'en
demandez pas plus à la géographie du ballet, qui ne saurait préciser
un nom de ville ou de pays avec le geste, qui est sa seule parole.
Des coteaux chargés de vignes rousses, safranées, cuites et confi-
tes par le soleil d'automne -, de ces belles vignes où pendent les
grappes couleur d'ambre qui donnent le vin du Rhin, occupent tout
le fond du théâtre ; tout au haut d'une roche grise et pelée, si es-
carpée, que les pampres n'ont pu l'escalader, est perché comme un
nid d'aigle, avec ses murailles crénelées, ses tourelles en poivrière,
ses girouettes féodales, un de ces châteaux si communs en Allema-
gne : c'est la demeure du jeune duc Albrecht de Silésie. — Celte
chaumière, à la gauche du spectateur, fraîche, propre, coquette,
enfouie dans hs feuillages, c'est la chaumière de Giselle. La cabane
en face est habitée par Loys. — Qu'est-ce que Giselle ! Giselle, c't st
Carlolta Grisi, une charmante fille aux yeux bleus, an sourire fin et
naïf, à la démarche alerte, une Italienne qui a l'air dune Allemande
à s'y tromper, connue l'Allemande Fanny avait l'air d'une Andalnuse
de Séviilc. Sa [lusition est la plus sinqile du monde : elle adore
GISELLE. 271
Loys, elle adore la danse. Quant à Loys, représente par Pclipa, il
nous est suspect pour cent raisons. Tout à l'heure, un bel écuyer,
tout galonné d'or, lui a dit quelques mots tout bas, la barette à la
main, dans une attitude soumise et respectueuse; un domestique de
çrâtide maison, comme parait l'être cet écuyer, n'eût point manqué,
en parlant à un rustre de trancher du grand seigneur. Donc, Loys
n'est pointée qu'il ]xiraU être (style de ballet), mais plus tard on
verra.
Giselle sort de la chaumière sur le bout de son joli petit pied mi-
gnon. Ses j;unbes sont déjà éveillées ; son cœur ne dort pas non plus,
quoiqu'il soit bien matin. Elle a fait un rêve, un vilain rêve : une
belle et noble dame en robe d'or, un brillant anneau de fiançailles
au doigt, lui est apparue pendant son sommeil comme devant épou-
ser Loys, qui était lui-même un grand seigneur, un duc, un prince.
Les rêves sont parfois bien singuliers ! Loys la rassure de son mieux,
et Giselle, encore un peu inquiète, adresse dos questions aux mar-
guerites. Les petites feuilles d'argent volent et s'éparpillent. « Il
m'aime, il ne m'aime pas !... OmonDieuI que je suis malheureuse !
il ne m'aime pas! » Loys, qui sait bien qu'un garçon de vingt ans
fait dire aux pâquerettes tout ce qu'il veut, renouvelle l'épreuve,
qui, cette fois, est favorable; et Giselle, charmée de l'augure de la
fleur, se remet à voltiger çà et Ta, en dépit de sa mère, qui la gronde,
et voudiait voir ce pied si agile faire bourdonner le rouet à l'angle
de la fenêtre, et ces jolis doigts interrogateurs de m;irgueriles occu-
pés à cueillir la grappe déjà trop mûre ou à porter le panier d'osier
des vendangeuses. Mais Giselle n'écoute guère les conseils de sa mère,
qu'elle apaise par quelque gentille caresse. La mère insiste : « Mal-
heureuse enfant ! tu danseras toujours, tu te feras mourir, et, après
ta mort, t-u deviendras Wili! » Et la bonne d.ime«dans une panto-
mime expressive, raconte la terrible histoire des danseuses noctur-
nes. Giselle n'en tient compte. Quelle est la jeune fille de quinze ans
qui ajoute foi à une histoire dont la moralité est qu'il ne faut pas
danser? — Loys et la danse, voilà son bonheur. — Ce bonheur,
comme tout bonheur possible, blesse dans l'ombre un cœur jaloux;
le garde-chasse Hilarion est amoureux de Giselle, et son plus ardent
désir est de nuire à Loys, son rival. 11 a déjà été témoin de la scène
où l'écuyor Wilfrid parlait respectueusement au paysan Loys. Il
soupçonne quelque trame, défonce la fenêtre de la cabane et 'y in-
troduit, espérant y trouver quelque preuve accablante. Mais voie
272 THEATRE.
que résonnent les f;infares : U- prince de CourlanJo et sa fille Ba-
thilde, montée sur une blanche haquenée, fatigués de la (.hisse,
viennent chercher dans la chaumière de Giselle nn peu de rcj^os et
de fraîcheur. Lovi s'esquive prudemment. Giselle s'empresse, avec
une grâce timide et charmante, d'apporter sur la table des gobelets
d'étain bien luisants, du lait, quelques fruits, tout ce qu'elle a de
meilleur et de plus appétissant dans son buffet ruslique. Pendant
que la belle bathilde porte le gobelet à ses lèvres, Giselle s'approcl.e
à pas de chatte, et, dans un ravissement d'admiration naïve, se ha-
sarde 'a toucher l'étoffe riche et moelleuse dont est fait l'habit de
cheval de la noble dame. Bathilde, enchantée de sa gentillesse, lui
passe sa chaîne d'or au cou, et la veut emmener avec elle. Giselle
la remercie avec effusion, et lui répond qu'elle ne désire rien au
monde que de danser et d'élre aimée de Loys.
Le prince de Courlande et Bathilde se retirent dans la chaumière
pour goùler quelques instants de repos. Les chasseurs se dispersent
dans les environs ; une fanfare sonnée par le cor du prince les rap-
pellera quand il sera temps. Les vendangeuses reviennent des vignes
et organisent une fêle dont (jiselle est proclamée la reine et où elle
prend part plus que personne. La joie est à son comble, lorsque
paraît Hila; ion perlant un manteau ducal, une épée et un ordre de
chevalerie irouvés dans la cabane de Loys ; — plus de doute, Loys
n'est qu'im imposteur, un séducteur qui a voulu se jouer de la cré-
dulité de Giselle : un duc ne peut épouser une sinqjle paysanne,
même dans le monde chorégraphique où l'on voit souvent les rois
épouser les bergères; — un pareil hymen offre d'insurniontablis
difficultés : Loys, ou plutôt le duc .Ylbrecht de Silésie, se défend du
mieux qu'il peut et répond qu'ajjrès tout le malheur n'est pas si
grand, et qu'au lieu d'un paysan, Giselle épousera un duc. Elle est
assez jolie pour devenir duchesse et châtelaine. « iMais vous n'èles
pas libre, vous êtes fiancé à un autre, » répond le garde-clia?se.
El, iMopoignaiit le cor ouljjié sur la table, il se met à souffler dedans
comme un enragé. Les chasseurs accourent; Bathilde et le prince
de Courlande sortent de la chaumière et s'étonnent de voir le duc
Albreclit de Silésie sons un pareil déguisement; Giselle reconnaît
dans B.illiilde la belle dame de son rêve, elle ne peut jjIus douter
de son malheur; son cœur M" gonfle, sa tète s'égare, ses pieds s'a-
gitent et sautillent ; elle répète le motif quelle a dansé avec son
amant ; mais bientôt ses forces s'épuisent, elle chaiiceile, s'incline,
GISELLE. 275
sais^it l'ôpée fa(iilc apportée par Ililarion et se laifscrait tomber sur
la pointe si Albrecht n'écartait le fer avec cette soudaineté de mou-
vement que donne le désespoir. Hélas ! c'est une précaution inutile!
le coup de poignard est porté ; il a atteint le cœur et Giselle expire,
consolée du moins par la profonde douleur de son amant et la douce
pitié de Bathildc.
Voilà, mon cher Heine, l'histoire que M. de Saint-Georges a ima-
ginée pour nous procurer la jolie morte dont nous avions besoin.
Moi qui ignore les combinaisons du théâtre et les exigences de la
scène, j'avais pensé à mettre tout bonnement en action, pour le pre-
mier acte, la délicieuse orientale de Victor Hugo. — On aurait vu
une belle salle de bal chez un prince quelconque : les lustres auraient
été allumés, les fleurs placées dans les vases, les bulfels chargés,
mais les invités nauraient pas été arrivés encore ; les \\\\\s se se-
raient montrées un instant, attirées par le plaisir de danser dans
une salle étincelante de cristaux et de dorures et l'csi oir do recru-
ter quelque nouvelle compagne. La reine des Wilis aurait touché
le parquet de son rameau magique pour communiquer aux pieds
des danseuses un désir insatiable de contredanses, de valses, de
galops et de mazurkas. La venue des seigneurs et des dan.es les
eût fait envoler comme des ombres légères. Giselle, après avoir
dansé toute la nuit, excitée par le parquet enchanté et l'envie d'em-
pêcher son amant d'inviter d'autres femmes, aurait été surprise par
le froid du malin comme la jeune Espagnole, et la pâle reine des Wilis,
invisible pour tout le monde, lui eût posé sa main de glace sur le
cœur. Mais alors nous n'aurions pas eu la scène si touchante et si
admirablement jouée qui termine le premier acte tel qu'il est ; Gi-
selle eût été moins intéressante, et le deuxième acte eût perdu de
son effet de surprise.
Le second acte est la traduction aussi exacte que possible de la
page que je me suis permis de déchirer dans votre livre, et j'espère,
lorsque vous nous reviendrez guéri de Cauterels, que vous n'y trou-
verez pas trop de contre-sens.
Le iLéâlre représente une forêt sur le bord d'un étang : degiands
arbres pâles, dont les pieds baignent dans l'herbe et dans les joncs;
le nénufar épanouit ses larges feuilles à la surfiice de l'eau dor-
mante, que la lune argenté çà et là d'une trainée de paillettes blan-
ches. Les roseaux aux fourreaux de velours brun frissonnent it jial-
p'ilent sous la re>pir;.tion inteMuittcnle de la nuit. Les fleurs s'en-
274 THEATRE.
Ir'omrent Tanguissamment et répandent un parfum vcrligincux.
comme ces larges fleurs de Java qui rendent fou celui qui les res-
pire ; je ne sais quel air brûlant et voluptueux circule dans cette
ol)scurilé humide et touffue. Au pied d'un saule, couchée et perdue
sous les fleurs, repose la pauvre Gi«elle ; à la croix de marbre blanc
qui indique sa tombe est suspendu, encore tout frais, le diadème
de pampres dont on l'avait couronnée à la fête des vendanges.
Des chasseurs viennent cluTcher une place favorable pour se met-
tre à l'affût ; Ililarion les effraye en leur disant que c'est un endroit
dangereux et sinistre, hanté par les ^Yilis, ces cruelles danseuses
nocturnes qui ne pardonnent pas plus que des femmes vivantes à
un valseur fatigué. Minuit sonne dans l'éloignement : du milieu
des longues herbes et des touffes de roseaux s'élancent des feux
follets au vcl inégal et scintillant qui font fuir les chasseurs épou-
vantés.
Les roseaux s'écartent et l'on voit paraître d'abord une petite
étoile tiemblante, puis une couronne de fleurs, puis deux beaux
yeux bleus doucement étonnés dans un ovale d'albâtre, et enfin tout
ce beau corps élancé, cliasle et gracieux, digne de la Diane antique
et que l'on nomme Adèle Dumilàtre , c'est la reine des NVilis. Avec
cette grâce mélancolique qui la caractérise, elle folâtre à la lueur
pâle des étoiles, qui glisse sur les eaux comme une blanche vapeur,
se balance aux brauL-hes flexib'cs, voltige sur la pointe des herbes
comme la Camille de Virgile, qui marchait sur les blés sans les
courber, et, s'armant de son rameau magi(|ue, évoque les autres
Wilis, ses sujettes, qui sortent avec leurs voiles de clair de lune des
touffes de jonc, des massifs de verdure, du calice des fleurs, pour
se joindre h la danse ; elle leur annonce qu'il y a cette nuit récep-
tion d'une nouvelle Wili. Eneffrt, l'ombre de Giselle, droite et pâle
dans son suaire transparent, jaillit soudainement de terre h l'appel
de Myrtha (c'est le nom do la reine). Le suaire tombe et disjiarait.
Giselle, encore transie de l'humidité glaciale du noir séjour qu'elle
quitte, fait quel(|ucs pas en chancelant et en jetant des regards d'ef-
froi sur cette loinbe où .^on nom est écrit. Los Wilis s'en emparent,
la conduisent à la reine, qui lui attache elle-même la couronne ma-
gique d'as|tho(lèlo et de verveine. Au toucher de la baguette, deux
petites ailes inipiièles et fréniissnnles connue celles de Psyché se dé-
veloppent subitement .«^ur les épiuiles de la jeune ombre, qui,
du rc»le, n'en avait pas besoin. — Aussitôt, comme si elle vuu-
GISr.LI.E. 275
liiit réparer le tcinps perdu dans ce lit étroit fuit de six plan-
ches et deux pkinchettes, comme dit le poêle de Lénore, elle
s'empare de l'espace, bondit et rebondit avec en enivreinciit de li-
berté et une joie de ne plus être comprimée par cet épais drap de
terre lourde, rendus d'une manière sublime par madame Carïotla
Grisi. Un bruit de pas se fait entendre; les Wilis se dispersent et se
blottissent derrière les arbres. — Ce sont de jeunes paysans qui
reviennent de la fêle du village voisin ; rexcellente proie ! Les \\ilis
sortent de leur cachette et veulent les entraîner dans leur ronde fa-
tale ; beureusement, les jeunes gens cèdent aux conseils d'un vieil-
lard plus prudent qui connaît la légende des Wilis, et finissent par
ne pas trouver fort naturel de rencontrer au fond d'un bois, sur le
bord d'un étang, une foule déjeunes créatures très-décolletées, en
jupes de tulle, avec des étoiles au front et des ailes de phalène aux
épaules. Les Wilis, désappointées, les poursuivent vivement ; celte
chasse laisse le théâtre vide.
Un jeune homme s'avance éperdu, fou de douleur, les yeux bai-
gnés de larmes; c'est Loys ou Albrecht, si vous l'aimez mieux qui,
trompant lu surveillance de ses gardiens, vient visiter la tombe de
sa bien-aimée. Giselle ne résiste pas à la douce évocation de cette
douleur si vraie et si profonde; elle entr'ouvre les branches, et
penche, vers son amant agenouillé, son charmant visage illuminé
d'amour. Pour attirer son attention, elle délache des fleurs qu'elle
porte à ses lèvres, et lui jette ses baisers sur des roses. La légère
apparition, suivie d'Albrecht, se met à voltiger coquettement. Comme
Galatée, elle s'enfuit vers les roseaux et les saules : sed cupit ante
videri. — Le vol transversal, la branche qui s'incline, la dispari-
tion subite, lorsque Albrecht veut l'enfermer dans ses bras, sont des
effets originaux et neufs et, qui font une illusion complète. Mais voici
que les Wilis reviennent. Giselle fait cacher Albrecht ; elle sait Irop
le sort qui l'attend s'il était rencontré par les terribles danseuses
nocturnes. — Elles ont trouvé une autre pioie : Ililarion s'est égaré
dans la forêt ; un sentier i)erfide l'a ramené à l'endroit qu'il fuyait
tout à riieuro. Lf'S wilis s'emparent de lui, se le passent de main
en main ; à la valseuse fatiguée succède une autre valseuse, et tou-
jours la danse infernale se rapproche du lac. Ililarion, haletant,
épuisé, tombe aux pieds de la reine en demandant grâce ! l'impi-
toyable fantôme le frappe avec la branche tle roiiiarin, et soudain
ses ]jicds endoloris s'agitent couvulsivuincnt. 11 se rclcvo et fait do
•276 THEATRE.
nouveaux efforts pour s'échapper : un mur dansant lui ferme par-
tout le passago, on rélourJit, ou le pousse, et, en quittant la main
froide de la dernière danseuse, il trébuclie et tombe dans l'étang. —
Bonsoir, llilarion! cela vous apprendra à vous méltr des amours des
autres ! Que les poissons du lac vous mangent les veux!
Ou'est-ce qu'un llilarion, qu'un danseur pour tant de danseuses?
Moins que rien. Une Wili, avec ce flair merveilleux de la femme qui
cherche un valseur, découvre .Alhrecht dans sa cachette. X la bonne
heure ! en voilà un qui est jeune et beau et léger! « Allons, Giselle,
faites vos preuves ! qu'il danse jusqu'à mourir ! » Giselle a beau
supplier, la reme ne l'écoute pas, et la menace de livrer Albrechlà
des Wilis moins scrupuleuses. Giselle entraine son amant vers la
tonibe qu'elle vient de quitter, lui fait signe d'embrasser la croix et
de ne pas la quitter, quoiqu'if arrive. .Myrtlia essaye d'une ruse infer-
nale et féminine. Elle oblige Giselle, forcée de lui obéir en sa qualité
de sujette, à exécuter 1 s poses les plus entraînantes et les plus gra»
cieuses. Giselle danse d'abord timidement et avec beaucoup de retenue ;
puis son instinct de femme et de Wili l'emporte; elle s'élance légè-
rement et danse avec une grâce si voluptueuse, une fascination si
puissante, que l'imprudent Albrecht quitte la croix prolectrice et
s'avance les mains ten lues, l'œil brillant de désir et d'amour. Le fa-
tal délire s'empare de lui, il pirouette, il saute, il suit Giselle dans
ses bonds les plus hasardeux: dans la frénésie à laïuelle il s'aban-
donne perce le secret désir de mourir avec sa maîtresse et de sui-
vre au tombeau l'ombre adorée ; mais quatre heures sonnent, une
ligue pâle se dessine au bord de Thorizon. C'est le jour, c'est le
soleil, c'est la délivrance et le salut. Fuyez, vision des nuits ! fan-
tômes blafards, évanouissez-vous ! Une joie céleste brille dans les
yeux de Giselle : sou amant ne mourra pas, l'heure est passée. La
belle Myrtha rentre dans son nénufar. Les Wilis s'éteignent, se fon-
dent et disparaissent. Giselle elle-même est attirée vers sa tombe
|Mr un ascendant invincible. Albrecht, éperdu, la saisit dans ses
bras, l'emporte en lu couvrant de baisers cl l'asseoit sur un tertre
fleuri; mais la terre ne veut pas lâcher sa proie, l'herbe s'entr'ou-
ire, les planter s'inclinent en pleurant leurs larmes de rosée, les
fleurs se penchent... Le cor résonne; NVilfrid, inquiet, cherche son
niaitre. Il précède de «piclques pas le prince de Courlande et Ba-
tliilde .. Ci'pendanl les fleurs envahissent Giselle; on ne voit plus
que sa jietile main diaphane... La main elle-même disparaît, lou*
GISELLE. 277
est fini! — Albrecht et Giselle ne se reverront plus dans ce monde.
— Le jeune homme s'agenouille auprès du tertre, cueille quelques-
unes des fleurs, les serre dans sa poitrine, et s'éloigne la tête ap-
puyée sur l'épaule de la belle Bathilde, qui lui pardonne et le
console.
Voilà, à peu près, mon cher poêle, comment, M. de Saint-Georges
et moi, nous avons arrangé votre charmante légende, avec l'aide de
M. Coralli, qui a trouvé des pas, des groupes et des altitudes d'une
élégance et d'une nouveauté exquises. Nous vous avons choisi pour
interprètes les trois Grâces de l'Opéra : mesdames Carlotta Grisi,
Adèle Dumilàtre et Forsier. La Carlotta a dansé avec une perfection,
une légèreté, une hardiesse, une voluplé chaste et délicate qui la
mettent au premier rang entre Elssler et Taglioni ; pour la panto-
mime, elle a dépassé toutes les espérances ; pas un geste de con-
vention, pas un mouvement faux ; c'est la nature et la naïveté
même : il est vrai de dire qu'elle a pour mari et pour maître Perrot
l'aérien. Petipa a été gracieux, passionné et touchant. 11 y a long-
temps qu'un danseur n'a fait autant de plaisir et n'a été si bien
accueilli.
La musique de M. Adam est supérieure 'a la musique ordinaire
des ballets; elle abonde en motifs, en effets d'orchestre; elle con-
tient même, attention touchante pour» les amateurs de musique dif-
ficile, une fugue très-bien conduite. Le second acte résout heureu-
sement ce problème musical du fantastique gracieux et plein de
mélodie. Quant aux décorations, elles sont de Cicéri, qui n'a pas
encore son égal pour le paysage. Le lever du soleil, qui fait le dé-
nouement, est d'une vérité prestigieuse. — La Carlotta a été rap-
pelée au bruit des applaudissements de la scène entière.
Ainsi, mon cher Heine, vos Wilis allemandes ont parfaitement
réussi à l'Opéra français.
16
LA PÉRI
BALLET FANTASTIQUE EN DEUX ACTES
(En collaboration avec M. Coralli)
MUSIQUE DE M. BURGMULLER
Représenté pour la première fois sur le théâtre de l'Académie royale
^ de musique, le lundi 17 juillet 1843.
PERSONNAGES:
ACIIMET.
MM. Petipa.
BAnnEZ.
ROUCEM,
Eue.
UN MARCHAND D'ESCLAVES.
Coralli.
LE PACHA.
Ragaine.
UN EUNUQUE.
Adice.
UN GEOLIER.
QuÉRIAO.
LA PÈRL
M"-C. Grisi.
NOURMAHAL, sultane favorite.
Marquet, 1
AVESHA.
PlERSON.
280 THEATRE.
ACTE PREMIER
Le théâtre représente une salle du harem d'une riche architecture araho.
De cluique côté retombent des portières eu tapisserie. Des Heurs sont
placées dans de grands vases du Japon. Au fond, un jot d'eau pousse
vers la voûte son filet de cristal. Sur le devant, à gauche du specta-
teur, est disposé un divan couvert d'une peau de lion. La scène est
au Caire.
SCÈNE PREMIÈRE
Au lever du rideau, les odalisques sont occupées à lti:i-
toilette, agenouillées ou assises sur des carreaux. Les unes
entremêlent leurs longues nattes de sequins et de fds d'or,
les autres teignent leiu's sourcils et leurs pauiiières avec le
henné; celles-ci s'attachent des colliers, celles-là font voltiger
le bout de lenr.-^ écliarpcs au-dessus de la pierre des parfums,
afin de s'imprégner de la vapeur odorante. — La sultane fa-
vorite, Nourmalial, se regarde coniplaisaniment dans un riche
miroir soutenu par des esclaves. Le chef des cuiuii|ues, Ron-
ceni, va de l'une à l'aulre, leur donnant des conseils, les en-
gageant à redoubler de grâces et de coquetterie, et, joignant
l'exemple au précepte, il minaude cl prend des airs séduc-
teurs; car A< hniel, le maître du sérail, sendde ennuyé de ses
plaisirs, et Roucem, ministre de ses voluptés, ne sait plus
comment ranimer sa fantaisie distraite. Nourmalial elle-
même, la belle Nourmalial, n'a i)lus de puissance sur le cœur
d'Achniet.
LA PERI. 5J81
SCÈNE II
(Jnimêyl, le marcluuid d'esclaves, vient proposer à Roticem
de faire quelque acquisition pour le compte de son mîiître :
il ajustement une occasion charmante, quatre jolies femmes
d'Europe capturées par un corsaire algérien, et qui ne sau-
raient manquer de flatter le goût délicat d'Achmet. Il y a une
Française, une Allemaufie, une Espagnole, une Éco^^siiise,
toutes jeunes, toutes belles, toutes pleines de talents... Le
sultan, le pacha, n'ont jamais rien eu de mieu.x^ dans leur
harem. — Combien en veux-tu? dit Roucem. — Tics-cher,
répond Ommèyl. — Le marché se conclut après une discussion
animée et comique, dans laquelle Ommèyl tâche de faire valoir
sa marchandise et Roucem de la déprécier.
SCÈNE III
Achmet paraît, appuyé langnissamm.ent sur l'épaule d'un
esclave; il a l'air perdu dans sa rêverie, et ne se mêle qu'à
contre-cœur aux groupes et aux danses des odalisques. —
Roucem, qui a voulu ménager à son maître une surprise
agréable, fait sortir les nouvelles esclaves d'une tente foi niée
par les odalisques, tenant des cachemires déployés. — L'Es-
pagnole exécute un boléro, l'Ail mande une valse, l'Écossaise
une gigue, la Française un menuet. — Achmet, qui a paru
d'alord prendre quelque pluisu' à ces danses, retombe dans
sa mélancolie. Achmet est un peu poëte : les voluptés terrestres
ne lui suffisent plus ; il rêve des amours célestes, des unions
avec les esprits élémentaires; la réalité n'a plus d'utliails
Kl.
282 • THEATRE.
pour lui, et il demande à l'opium des extases et des hallucina-
tions. — D'un geste, il congédie les femmes, même sa favo"
rite Nourmahal, et ordonne qu'on lui apporte sa pipe. Roucem
frappe des mains ; de petits nègres, bizarrement vêtus, en-
trent, apportant l'un la pipe à champignon de porcelaine, à
bouquin d'ambre jaune ; l'autre, la boite de filigrane d'argent,
qui contient la pâte opiacée ; un troisième tient un llambeau
de cire; un quatrième l'aiguille d'argent, qui sert à déposer
la pâte enflammée sur le champignon ; un cinquième s'age-
nouille pour supporter sur le coin de son épaule le poids de
la pipe qui fatiguerait le maître. — Âchmet aspire plusieurs
gorgées de la fumée enivrante et ne tarde pas à tomber en-
dormi sur la peau de lion qui recouvre le divan.
SCENE IV
L'opium agit sur le cerveau d'Achmet. Les contours des
objets se conlondent dans la chambre; des vapeurs bleuâtres
et rosées s'élèvent dans le fond, et en se dissipant, laissent
ajjercevoir un espace immense, plein d'azur et de soleil, une
oasis féerique avec des lacs de cristal, des palmiers d'éme-
raude, des arbres aux fleurs de pierreries, des montagnes de
lapisla/uli et de nacre de perle, éclairé par une lumière trans-
parente et surnaturelle.
SCÈNE V
Les Péris, fées orientales, sont groupées autour de leur
icine dans des altitudes de respect et d'admiration. La reine
LA PEHI. 283
aes Péris est debout au milieu de sa cour prosternée. Une
couronne d'étoiles brille sur son front; des ailes nuancées
d'or, d'azur et de pourpre, tremblent à ses épaules ; une gaze
légère l'entoure d'un brouillard argenté. — Les Péris fran-
cbissent la limite qui sépare le mondi idéal du monde réel, et
descendent dans la chambre en voltigeant et en saulillanl
comme un essaim d'oiseaux lâchés. Elles passent toutes à côté
du divan d'Achmet, qui semble toujours dormir prolondc-
ment ; mais quand la reine des Péris vient s'incliner sur sou
front, il tressaille. Son cœur l'a reconnue : c'est elle qu'il
rêvait. Il se lève et la suit dans le tourbillon capricieux de sa
danse. Achmet cherche en vain à la saisir, elle lui échappe
toujours, ou s'ils se réunissent, ce n'est que pour un instant,
car la légèreté de la Péri ne lui permet pas de rester un in-
stant en place. Elle voudrait attirer Achmet dans l'oasis fantas-
tique qui rayonne au fond du théâtre, et comme Achmet, tout
léger qu'il soit, n'a pas d'ailes et ne peut la suivre dans sou
royaume aérien, il faut qu'elle lui donne un talisman pour la
faire descendre de l'étoile oi>elle demeure, lorsqu'il aura envie
de la voir. — Usant de son pouvoir magique, la Péri ordonne
aux fleurs des vases, placés sur des corniches, autour de la
salle, de se détacher elles-mêmes de leurs tiges et de venir
dans sa main composer un sélam ou bouquet mystérieux. Le
bouquet achevé, la Péri ôte une étoile de sa couronne et la
place au milieu des fleurs. — En baisant cette étoile, tu me
feras apparaître. — Vraiment? dit Achmet, qui doute encore.
^— Pour le convaincre, la Péri se cache un moment dans un
grand vase de marbre, et quand Achmet porte le sélam à ses
lèvres, elle jaillit subitement à ses yeux de l'autre côté de la
salle, puis elle se retire après avoir jeté un tendre adieu au
jeune homme étonné et ravi.
284 THEATRE,
SCLXE Yl
La Wsion enfuie, Aclimet se rendort. Roncem entre et le
réveille. Le jeune homme, tout ému encore île l'aiipaiition de
la Péri, raconte à l'eunuque qu'il vient d'être visité par un
être surnaturel, d'une beauté idéale, et qui répond à son
amour. — Elle était là tout à l'heure, j'en suis sûr ! — Vi-
sions ! chimères ! dit Roucem. La fée est sortie de la fumée
de vo re pi|ie; c'est l'effet de l'opium qui produit des extases.
La Péri n'existe que dans votre imagination, mon cher maître;
ne pensez plus à cela, revenez à la raison, au vrai, au réel,
qui a bien son prix. Vous possédez de belles esclaves, payées
eu bons et byaux sequins d'or, une sultane fivonte char-
mante ; aimez-la et ne cherchez pas à devenir l'amant d'une
Péri. Ces sortes d'aventures finissent toujours mal.
SCÈNE VU
Achmet, à demi convaincu par Roucem, et doutant déjà de
la MsMi, qu'd met sur le compte de l'oijiuni, commande
qu'on lasse revenir les femmes. iNoinmahal, employant toutes
les ressources de la coquetterie, réveille dans le cœur d'Achmet
l'ancienne pa^sion (ju'il avait pour elle. Âdimel, reconquis à la
réalité, va pour jeter le mouchoir à Nourmahal ; mais la Péri
qui, dès le commencement de cetto scène, a reparu invisible
pour tous, saisit le mouchoir, le jette à t-rre, le foule aux pieds,
et remet dans les mains d'Achmet le Lomiuct mystérieux,
l>reuvc de la vérité de son rêve. Tous les souvenirs d'Achmet
se ré\eillcnt avec force; il [oite l'étoile à sa bouche, et la
LA PERI. 285
Péri se lévèle à lui, triste, afnigée. — Quoi ! est-ce ainsi que
tu mérites d'être l'aniunt d'un esprit supérieur? Te voici déjà
retombé dans les liens terrestres ! je ne veux pas d'un cœur
partagé. Adieu! — Elle disparaît, emportant avec elle le
sélam magiijue, dont Aclmiet n'est plus digne. — Xourniahal,
étonnée de tout cela et de la froideur subilc qui succède aux
protestations d'amour d'Âchmef , a recours d'abord aux larmes,
aux supplications; puis elle éclate en reproches. Aclimet,
fatigué de ses obsessions, la repousse, la chasse et la vend au
marchand d'esclaves, Onimèyl, saîis se laisser attendrir par
les prières des autres odalisques. La Péri, redeveime vi^ible,
heureuse de son triomphe, frappe de joie dans ses petites
mains, et, se penchant sur l'épaule d'Achmet, elle lui rend
le bouquet magique. — Nourmahal sort avec le marchand en
faisant un geste de menace et de vengeance.
286 THEATRE
ACTE SECOND
Le théâlro représente la terrasse du palais d'Achmct, ornée de vases, di'
plantes grasses, de tapis de Perse, etc. Au delà, vue du Caire à vol
d'oiseau : multitude de plaies-formes coupûesde ruelles étroites, conmie
dans toutes les villes orientales. Çà el là, quelques toulïes de carou-
bier, de palmier. Dômes, tours, coupoles, minarets. Dans le loin-
tain, tout au fond, l'on aperçoit vaguement les trois grandes pyra-
mides de Giscli et les sables du désert. A l'une des fenêtres du palais
scintille un rctlet de lumière , il fait un clair de lune splcndide.
SCÈNE PREMIKRE
Les compagnes de h Péri voltigent autour du palais
d'Achmet. Llles versent avec des urnes d'or la rosée de la
nuit snr les fleurs desséchées par la chaleur du jour. La Péri
les encourage du geste, et, s'approchant de la fenêtre liinii-
ncuse, elle semble épier les actions d'Achmet. — Sans doute,
il pense à moi ! Que ne suis-je une simple mortelle, une
esclave ! je pourrais m'unir à lui ! — Une dos compagnes de
la Péri s'approi-he et hii .donne le conseil de renoncer à cet
amour qui la perdra et fera tomber de son front son diadème
étoile. — Viens, oublie Achmct; remonle avec nous dans le
ciel, d'où tu n'aurais jamais dil descendre. — Non, je l'aime,
el je resterai. Maintenant, pour moi le ciel est sur la terre. —
Mais il ne t'aime pas, lui; ce qui le séduit en loi, c'est l'éclat
de ta couronne, ce sont tes ailes, ta puissance ! Deviens ime
ftmme connue les autres, belle, mais obscure, et il n'aura
LA l'ÉRI. 287
l'Ius mi regard poiir loi! — Cette pensée afflige la Péri; mais
elle n'en persiste pas moins dans sa résolution de pousser
l'aventure à bout.
SCÈNE II
Du fond du théâtre, de terrasse en terrasse, on voit accou-
rir une ligure blanche poursuivie par des eunuques, des
zébecs, des noirs, des Albanais, agitant des sabres et des cou-
telas. A ce spectacle, les Péris s'arrêtent et semblent attendre
l'événement avec anxiété. Leur reine surtout prend un vif
intérêt à celte scène. — La figure se rapproche, et, franchis-
sant une rue, elle saute d'un bond désespéré sur la plate-
forme du palais d'Achmet. — C'est une esclave échappée du
harem du pacha. Les noirs, arrivés au bord de la rue, hési-
sent à la franchir à cause de sa largeur, et un zéLec, armant
ton fusil, ajuste l'esclave, qui cherche en vain à se cacher. —
Le coup part et la fugitive tombe sur les dalles. Une idée .
subite traverse la tête de la Péri : elle veut tenter une épreuve
sur le cœur d'Achmet, Grâce à sa puissance, elle va remplacer
dans ce corps jeune et charmant l'àme qui vient de s'en
échapper. Si elle se iait aimer sous cette forme et dans cette
.humble condition, plus de doute : l'orgueil n'est pour rien
dans le désir de cette union idéale; Achmet sera digne d'être
transporté dans le ciel féerique. La Péri Se penche vers le
corps de l'esclave ; ailes, couronne, écharpe, tout disparaît,
et l'incarnation se fait avec la rapidité de l'éclair. — Les
autres fées s'envolent de différents côtés, et la Péri, que nous
appellerons désormais Léila, reste seule étendue sur le marbre
avec l'apparcncç cl les habits de l'osclavc.
288 THEATRE.
SCÈNE in
Achmet et Roûcem, qui ont entendu qu'il se passait quel-
que chose d'exlraortlinaire sur la terrasse, arrivent et aperçoi-
vent Léïla étendue à terre; Rouceni, malgré sa frayeur, aide
son maître à la faire revenir à elle. Ltïla respire, ouvie les
yeux, se relève et raconte qu'elle est une pauvre esclave et
qu'elle s'est sauvée du harem du pacha, qui la poursuivait
d'un amour auquel elle ne voulait pas répondre. Sa blessure
est légère; mais la peur, le saisissement l'ont fait évanouir.
— Elle termine en demandant la protection d'Achmet, à qui
elle jure obéissance et dévouement sans borne.
SCÈNE IV
Les odalisques accourent poussées par la curiosité ; elles
considèrent altentivemcnt la nouvelle venue. Les unes la
trouvent cliarmante, les autres la critiquent. Prendra-t-elle
dans le cœur du sultan la place laissée vide par Nourmahal?
C'ost la grande ipicslion qui agite le liarcm. F.éïla se itrète
avec beaucoup de douceur et de grâce aux avances de ses
• onipagnes. Achmet, d'abord un peu contrarié de l'arrivée de
Léïla, qui pourrait exciter la jalousie de la Péri, se laisse
bientôt aller à des sentiments plus doux. Lmu j)ar une vague
ressemblance, il l'intcrrof^-e sur l'emploi rpi'clle occupait dans
le si'rail (lu pacha, sur les talents (ju'clle possède. — Je sais
les glià/els des meilleurs poêles; je joue de la gnzla; les
aimées les plus habiles du Caiic m'ont appris à dajjser. — On
apporte une guzla, on l'iiil venir des musiciens ; elle joue et
LA. PÉRI. 289
danse, et le jo.une maître, enchanté, l'admet au nombre de
ses odalisques et ordonne à l'eunuque Roucem de tout pré-
parer pour célébrer la réception do la cliarnianle Léïl,;. —
La fête commence, les femmes du harem tâchent do surpasser
leur jeune rivale. Quatre des plus joUes exécutent un pas en
jouant des cymbnles. Au pas de quatre succède un pas de trois.
Léiln, qui n'a montré qu'un échantillon de son s.ivoT-faire,
reparaît couverte d'un haïe, espèce de manteau bl me qui lui
enveloppe tout le corps et lui cache la figure, à l'exceplion des
yeux. Elle s'avance au milieu du théâtre, se débarrase de
son manteau et s'apprêlo à danser un pas national connu au
Caire sous le nom de Pas de Vaheille. — La danseuse cueille
une rose : — l'insecte irrité sort en bourdonnant du cahce
de la ileur et poursuit l'imprudente, qui tàclie de l'écraser
tantôt entre ses mains, tantôt sous son pied. — L'abeille va
être prise : un mouchoir dont Léïla relève le coin avec pré-
caution rend ses ailes inutiles. Mais quoi ! elle s'est échappée,
et, plus irritée que jamais, elle se glisse dans le corsage de
la danseuse, qui la cherche dans les plis de sa veste, dont elle
se débarrasse; la lutte continue, l'abeille bourdonne, la jeune
fdle tourbillonne, augmentant toujours la vivacité de sa danse.
La ceinture va bientôt rejoindre la veste, et Léïla, dans le
costume le plus léger, en simple jupe de gaze, continue ses
évolutions éblouissantes, et finit, éperdue, haletante, par aller
chercher un abri sous la pelisse d'Achmct, qui, ravi d'admira-
lion, s'incline amoureusement vers elle, et lui couvre, à la
mode orientale, le front et la poitrine de pièces d'or. Léïla
reçoit modestement les félicitations des assistants et lorsque
les femmes se retirent, .Achmet la fait rester auprès de lui. j
290 THEATRE.
SCÈNE V
Plus Achmet regarde Léila, plus il lui trouve de ressem-
blance avec la Péri. C'est la même âme, le même êourire qui
étincelle dans ses yeux d'azur et sur ses lèvres de roses ; pour
compléter l'illusion, il va lui placer sur la tète l'étoile qu'il
détache du bouquet. — Je ne suis pas une Péri, répond hum-
blement Léila, je ne suis qu'ime pauvre esclave, une simple
mortelle qui vous aime dans toute la simplicité de son
cœur !
SCÈNE VI
Nourmahal, l'ancienne favorite d'Achmet, n'a pu dévorer
l'allront qui lui a été l'ait, ni oublier un maître ingrat. 11 n'y
a rien de tenace comme l'amour méprisé. Grâce aux intelli-
gences qu'elle a conservées dans le palais, elle est parvenue à
pénétrer jusqu'à l'endroit où se trouvent Achmet et Léila. La
vue de ce groupe augmente sa fureur ; elle lire un poignard
de sa ceinture et s'élance pour frapper Achmet; heureuse-
ment, Léila lui retient la main et détourne le coup. L'altière
sultane s'en prend alors à Léïla ; mais Achmet s'interpose et
arr.iclie le kandjar des m;iins de Nourmalul, qu'il veut livrer
au cimeterre des esclaves accourus. — Léila demande la grâce
de la sultane, qui reçoit à genoux celte faveur humiliante, et
dont le courroux mal déguisé montre (pi'olle n'accepte pas
dans son cœur le pardon que lui jette une rivale.
LA l'EKI. 291
SCÈNE VII
Un négiillon entre tout effaré. Il annonce que le pacha,
ancien maître de Léïla, vient redemander son esclave pour la
l'aire mourir. Achmet confie Léïla à Roucem, qui la fait des-
cendre dans un souterrain, dont il referme la trappe sur elle.
— Scène de confusion et d'effroi.
SCÈNE yiii
l'nc prison de la forteresse, .\rceaux mauresques, murailles sombres 1
riolées de versets du Koran. .\u fond, une fenùtre grillée.
Achmet, prisonnier, tâche de corrompre le gardien du
cachot ; il n'y peut parvenir, lant est grande la terreurqu'ins-
pire le caractère nifle.\iljle du pacli.i. Après cette tentative
inutile, Achmet découragé laisse tomber sa tête sur sa poi-
trine, car il est affreux, même pour l'homme le- plus ferme,
de mourir si jeune et par un si crnul supplice ; mais Léïla
s'est mise sous la protection d'Achraet, elle s'est jetée au-de-
vaut du poignard qui le menaçait ; il restera inébranlable dans
sa résolution, il ne la livrera pas et sacrifiera pour elle la vie
qu'elle lui a sauvée. — Si du moins il avait pu emporter le
bouquet magique, il appellerait la Péii à son stcouis; mais
Nourmahal s'en est emparé dans sa fureur jalouse et l'a foulé
aux pieds. Plus de moyen de la faire ai)paraître. Pendant qu'il
se livre à ces tristes réflexions, le mur de la prison s'enlr'ouvre
et la Péri se dresse subitement devant lui. — Viens avec moi,
lui dit-elle, abandonne Tesclave; les verrous et les grilles
292 TIIÉATUE.
s'ouvriront d'eux mêmes pour te laisser passer. Si tu me
suis, la liljcrlé, la vie, le soleil, les trésors à pleins co(fres,
tout ce cproM peut rêver de plaisirs et de bonliciu-, de voluptés
cleruelles. Si lu restes, un supplice ('pouvant;il)!c, et pour
qui? pour une femme, pour une simple mortelle, dont la
beauté ne doit durer qu'un jour, et qui ne sera bientôt qu'une
pincée de poussière. Je l'aime et je suis jalouse de celle Léïla,
rends-la à son maître, qui la punira comme elle le méiitc
pour s'être échappée de son sérail ; je l'emmènerai dans mon
royaume féeri.jue et je te ferai asseoir à mes côtés sur un
trône de diamant. — La Péri veut s'assurer par cette der-
nière épreuve des sentiments d'Achmet, qui refuse le bonheur
et la puissance à de pareilles conditions. — Voyant qu'elle
no peut rien obtenir, elle se relire en affectant une col.ère
dédaigneuse.
SCÈNE IX
Le pacha vient une dernière fois sommer Achmet de livrer
l'esclave, cl, sur son refus, il commande aux bourreaux de le
saisir et de le lancer par la fenêtre, le long de la muraille
hérissée de crochets de fer disposés de façon à retenir et à
déchirer les corps que l'on jette de l'intérieur de la tour dans
le fossé. — A peine Achmet a-t-il disparu dans le gouffre, que
les murs de la piison s'évanouissent, des nuages se lèvent
portant des groupes de Péris : le ciel s'ouvre, et l'on aperçoit
un paradis musulman, merveilleuse et fantastique architco
turc dont Achmet divinisé moule les degrés étincelauls en
tenant la main de celle dont il est désormais inséparable.
IIN 1)1. I-A IKRI.
A GÉRARD DE NERVAL
J'aurais bien voulu, mon cher Gcr.rJ, l'aller rejoindre au
Caire, comme je te l'avais promis ; lu n'as pas de peine à le croire :
j'aimerais mieux me promener en devisant avec loi au bord
du Nil, diins les jardins de Schoubrah, ou gravir la montagne
de Mokallam, d'oiî la vue est si belle, que de polir de la semelle
de mes bottes les différentes espèces de bitume et d'asphalte qui
s'étendent depuis la rue Grange-Batelière jusqu'à la rue du Mont-
Blanc. Jlais quel est Thomme qui fait ce qu'il veut, excepté toi
peut-être? Comme don César de Bazim, lu vois des femmes jaunes,
noires, bleues, verlcs ; lu vois des ibis et des rats de l'iiaraon,
homme heureux ! Moi, je n'ai pas quille Paris, mille soins m'ont
empêché ; on a toujours à la patte quelque fil invisible qui se fait
sentir au moment où l'on va s'envoler; sans compte;' le feuilleton,
tonneau des Danaides où il faut verser chaque semaine une urne de
prose, et la page à finir, et la page à commencer, et l'espoir trompé
chaque jour, et tous les chers ennuis dont la vie est faite. Enfin,
je suis resté, et, ne pouvant le suivre, je me suis fait construire
un Orient et un Caire, rue Le l'cleticr, à l'Académie royale de mu-
sique et de d..iisc, à dix minutes de chemin de chez moi.
On n'est jias toujours du pays qui vous a vu nailre, et, alors, on
cherche à travers tout sa vraie patrie ; ceux qui sont faits de la
sorte se sentent exilés dans leur ville, étrangers dans leurs foyers,
ettourmcnlés de noslalsies inverses. C'est une bizarre maladie : on
294 THEATRE.
est comme des oiseaux d.e passage cncagés. Quand arrive le temps
du départ, de grands désirs vous agilent, et vous êtes pris d'inquié-
tudes en voyant les nuages qui vont du côté de la lumière. — Si
Ton voulait, il serait facile d'assigner à chaque célébrité d'aujour-
\ d'hui non-seulement le pavs, mais le siècle où aurait dû se passer
! son existence véritable : Lamartine et de Vigny sont Anglais mo-
dernes ; Hugo est Espagnol-Flamand du temps de Charleï-Quint ;
Alfred de Musset, Napolitain du temps de la domination espagnole ;
Deramps, Turc asiatique; Marilhat, Arabe; Delacroix, Marocain. On
pourrait pousser fort loin ces remarques, justifiables jusque dans
les moindres détails, et que viennent confirmer même les types de
figure. — Toi, tu es Allemand ; moi, je suis Turc, non de Conslan-
tinople, mais d'Éu'y|ite. Il me semble que j'ai vécu en Orient; et,
lorsque, pendant le carnaval, je me déguise avec quelque cafetan et
quel(iue tarbouch authentique, je crois reprendre mes vrais habits.
J'ai toujours été surpris de ne pas entendre l'arabe couramment; il
faut que je l'aie oublié. En Espagne, tout ce qui rappelait les Mores
m'intéressait aussi vivement que si j'eusse été un enfant de l'islam,
et je prenais parti pour eux contre les chrétiens.
Dans cette préoccupation de l'Orient, un jour de pluie grise et de
vent aigre, j'avais commencé, par réaction sans doute, je ns sais
quoi, comme un petit pneme turc ou persan ; et j'en avais déjà écrit
vingt vers, lorsque cette idée judicieuse me tomba du plafond, que,
si j'en écrivais davantage, personne au monde ne les lirait sous au-
cun prétexte. Les vers sont la langue des dieux, et ne sont lus que
par les dieux, au grand désespoir des éditeurs. Je jetai donc mes
strophes dans le panier aux ébauches, et, prenant un carré de papier,
je confiai mon sujet aux jolis petits pieds qui, de quatre lignes
d'Ii< nri Heine, ont fait le dernier acte de Giscllc.
Voici à peu près quelle avait été ma fantaisie, h laquelle je n'at-
tacliiî, d'ailleurs, aucune importance; cha(pie bouffée d'opium,
clia(|ue cuillerée de hacbich en fait éclore de plus belles et de plus
merveilleuses.
Dans l'intérieur d'un han-m aux colonnettes de marbre, aux pavés
de mosaïque, aux murailles découpées comme dos guipures, au mi-
lieu des parfums s'élevanl en nuages, des jets d'eau retombant en
rosée de |)('rles, un jcîune homme beau, riche comme un prince
des Mille et une Suils, rêve nunclialammi'nt, h; coude noyé dans la
crinière d'un lion, le pied posé sur la [ioryc d'une de ces Abyssines
LA PERI. 295
dont la peau est toujours froide, même lorsque souffle le vent de
feu du dôsert : — une espèce de don Juan oriental, arrivé au bout
des voluptés et non pas des désirs ! Son catalogue ne se compose pas
dos dernières venues, de la grande dame ou de la griselte, de la cour-
tisane ou de la petite pensionnaire, de tout ce que le hasard écrit
sur la liste du don Juan européen. Ce n'est pas l'intrigue, l'aven-
ture, les complications, les maris trompés, que cherche mon don
Juan; c'est la possession de la beauté dans toutes ses formes et sous
tous ses aspects. Chrétien, il eût été un grand peintre ; mais, dans
une religion qui ne permet pas la reproduction de la figure humaine
de peur d'idolâtrie, il ne peut fixer ses rêves que par des tableaux
réels. Dans ce sérail unique, se trouvent réunis tous les types de la
perfection féminine : la Géorgienne aux formes royales, la Grecque
au profil droit découpé en'camée, l'Arabe pure et fauve comme un
bronze, la juive à la peau d'opale, inondée d'opulents cheveux
roux, l'Espagnole fine et cambrée, la Française vive et jolie, cent
chefs-d'œuvre vivants que signeraient Phidias, Raphaël, Titien ; et
cependant Achmet répèle tout bas cette ghazel mélancolique que le
sultan Mahmoud jetait à l'azur du Bosphore, du haut des terrasses
du sérail ; « J'ai quatre cents femmes, et je n'ai pas d'amour. »
En effet, qu'est-ce que le corps sans l'âme, la lampe sans la lu-
mière, la fleur sans le parfum? Qu'importe au triste Achmet que
les plus belles odalisques se roulent de désespoir sur les peaux de
tigre? que la cadine trouble de ses pleurs dans l'eau du bassin le
reflet de son charmant visage ? Il reste froid au milieu de l'amour
qu'il inspire ; en vain l'eunuque, ministre de ses plaisirs, achète au
poids de l'or les plus rares esclaves, rien ne peut retenir un instant
le i-egard distrait du maître. La matière le rebute et le fatigue.
Comme tous les grands voluptueux, il est amoureux de l'impossible ;
il voudrait s'élancer, dans les régions idéales, à la recherche de la
beauté sans défaut ; l'ivresse ne lui suffit pas, il lui fout l'extase ; à
l'aide de l'opium, il tâche de dénouer les liens qui enchaînent l'âme
au corps ; il demande ;i Thallucination ce que la réalité lui refuse.
Ainsi, ces youx bleus comme le jour ou noirs comme la nuit, ces
épaules nacrées, ces bras pohs, ces poitrines satinées que gonfle le
souffle de la vie, toute cette jeunesse, tout cet éclat, ne suffisent pas
à charmer l'ennui de ce cœur insatiable. A côté des formes les plus
pures que puisse revêtir la beauté humaine, il se dit : (c N'est-ce
donc que cela? » Ce qu'il appelle de toutes ses forces, c'est l'esprit.
2CG . THKATIÎE.
c'est l'âme, c'est le rayon. Il veut d'un amour avec des ailes de
flamme, un corps de lumière qui se meuve dans l'infini et dans l'é-
lernité comme un oiseau dans lair.
La terre, symbolisée par Aclimet, tend les bras vers le ciel, qui la
regarde tendrement par les yeux dazur de la Péri. — En effet, si
les mortels ont, depuis les temps les plus recules, rêvé des unions
divines, le ciel, dans rimmorlcl ennui de sis félicités, a souvent
chercbé des distractions sur la terre. C'est une si belle cliose d'aimer,
de souffiir, de briller un instant et de disparaître pour toujours, que
les an: es désertaient le paradis et descendaient ici-bas pour avoir
comit e ce avec les filles des hommes ; toutes les mythologies ne
sont plemes que de cela : sans compter les innombrables ara/ars de
Brahma et de Vichnou, l'histoire de Jupiter n'est qu'une perpétuelle
incarnation. Encore ne se contente-t-il pas de se faire homme, il se
fait béte pour réussir plus sûrement. — La matière se plaint de la
pesanteur de ses chaînes, de la conuptibililé dé ses formes, elle
aspire à l'idéal, à l'infini, à l'éternel. — L'esprit, au contraire, dans
sa mélancolie abstraite, désire la sensation, l'émotion, la douleur
même ; il s'ennuie de n'avoir point de corps, le besoin du sacrifice
et de la passion le tourmente.
Toujours les paradis ont clé monotones :
La douleur c;l immense et te plaisir liorné,
El Danle Aligliicii n'a rien iniagiuc
Que de longs anges blancs avec des niiniics jaunes.
Les musulmans ont fail du ciel un giajul >érait ;
Mais il faut èire Turc i>our un pareil travail.
Notre Péri là-linut s'ennuyait, quoiijue belle;
C'est être mallieiireux que d'être heurcuv toujours.
Elle eût voulu gnùler nos plaisirs, nos amours,
£lre femme et soufi'rir ainsi qu'une morlelle.
L'clernilé, c'est long! — Qu'eu faire à moins d'aimer?
Ltîla s'éprit d Athmet; qui pourrait l'en blùmer?
Achmet et la Péri, c'est-à-dire la matière et l'esprit, le désir et
l'amour, se rencontrent dans l'extase d'un rêve, comme dans un
champ neutre; ce n'est que lorsque les yeux du corps sont ondor-
mi^ que les yeux de ràinc s'éveillent. Les liens charnels sont dé-
noués, et le inonde invisible se révèle, les esprits du ciel descendent,
ceux de la terre montent, et des unions myslérieuscs s'accomplissent
dans un vague crépuscule où l'on pressent déjà l'aurore du jour
LA TERT. 207
éternel. — Mais toute initiation demande des épreuves, toute foi
appelle le martyre. [I ne suffit pas d'avoir vu l'esprit de ce blanc
de neij^e et de finmme qui caractérise les apparitions sur le Thabor
symbolique ; il faut encore le reconnaître dans ses incaVnations, sous
les humbles voiles de la chair, sous l'enveloppe fragile et périssa-
ble. Après l'avoir compris par le cerveau, il faut le comprendre par
le cœur : le désir n'est rien sans l'amour ; cette essence aérienne
va emprunter un corps : celle que vous aurez aimée à l'état de péri,
il faut l'aimer à l'état de femme, sans ailes, sans couronne, sans
puissance.
Le beau mérile de croire 'a la divinité entourée de splendeurs,
assise sur un trône d'éblouissemenls avec un soleil pour marche-
pied ! — Sacrifiez-vous pour l'esprit comme l'esprit se sacrifice pour
vous; quittez la ttrre comme il a quitté le ciel, et, de la réunion de
ces deux dévouements naîtra l'ange complet, c'est-à-.lire un être
dont chaque moitié aura renoncé à son bonheur pour le bouheur de
l'autre ; l'égoïsme de l'âme et l'égoïsme de la matière sont vaincus,
et de ce double anéantissement résulte la félicité suprême. — La
terre est le rêve du ciel, le ciel le rêve de la terre, telle est l'idée
fondamentale de ce poëme tourné en ronds de jambe. — Tu vois,
mon cher ami, que la Péri, ballet-pantomime en deux actes, est
aussi convenablement bourrée de mythes, que peut le désirer un
professeur d'esthétique allemand. Je serais désespéré qu'on m'accusât
de manquer de profondeur à propos de chorégraphie et que l'on
put croire que je n'ai pas lu la symbolique de Kreutzer.
Maintenant que je t'ai expliqué l'idée du poëme que je voulais
faire, je vais te donner quelques détails sur le ballet qu'on représente
'a l'Académie royale de musique, et cela, sans que ma modestie on
souffre le moins du monde, car la Péri est l'œuvre de Coralli et de
Burgmuller, de Carlolta et de Pctitpa, et je puis en parler avec éloge
comme d'une chose qui m'est totalement étrangère.
Et, d'abord, je te remercie beaucoup des détails locaux que tu
m'as envoyés et qui ne me sont arrivés que lorsque mon siège était
fait; mais comment diable aurais-je placé parmi les comparses de
l'Opéra ces Anglais vêtus de caoutchouc, avec des chapeaux de coton
piqué et des voiles verts pour se préserver de l'oplithalmie ; ces
Français étranges, portant fièrement et en guenilles les modes de
1S 10 ; ces Turcs ridicules, nccosti es de l'unifonne do M.iimioud, en
polnuaises à brandebourgs et en l-arhoudis cufoncés jusqu'aux \"ux'?
298 THÉÂTRE.
Le costume des femmes fell;ilis, que tu dis si gracieux, et qui con-
siste en une tunique fondue des deux côtés, depuis l'aisselle jusqu'au
talon, 'n'aurait guère pu être réalisé qu'avec des niodificaiions qui
lui auraient ôlé tout son caractère. Cependant je crois, lorsque tu
reviendras, que tu seras content de la décoration du premier acte,
qui représente une salle du harem d'Achmet. Cela ne ressemble pas
à CCS cafés turcs ornés d'oeufs d'autruche, chargés, dans les opéras
et les ballets, de donner une idée des magnificences orientales. C'est
un intérieur vrai, bien étudié, d'une exactitude parfaite. Voilà bien
les murailles de stuc, les lambris de carreaux vernissés, le plafond
aux caissons de cèdre, les voûtes travaillées en ruche d'abeilles, les
vases aux larges ailes, plems de roses et de pivoines ;et jiuis, !ù-!)as,
au fond, dans l'ombre fraifhe et recueillie, le long divan qui invite
au repos, le cabinet doré où l'on serre les tasses, les cafetières, les
pipps : une décoration habitable, et dans laquelle un vrai croyant ne
se trouverait pas trop dépaysé.
Si tu as été dans les cafés des fumeurs d'opium et que lu aies fait
tomber la pâte enflammée sur le champignon de porcelaine, je doute
que, devant tes yeux assoupis, il se soit développé un plus brillant
mirage que l'oasis /éerique exécutée par MM. Sécban, Diéterle et
Despléchin, qui semblent avoir retrouvé la vaporeuse palette du
vieux Breughel, le peintre du paradis. Ce sont des tons fabuleux,
d'ime tendresse et d'une fraicheur idéales; un jour mystérieux, qui
ne vient ni de la lune ni du soleil, baigne les vallées, effleure les lacs
comme un léger brouillard d'argent, et pénètre dans les clairières
des forêts magiques ; la rosée étincelle en diamants sur des fleurs
inconnues dont les calices sourient comme des bouche^ vermeilles;
1(!S eaux et les cascades miroitent sous les brancbes7''c'est un vrai
songe d'Arabe, tout fait de verdure et de fraîcheur. Jamais peut-
être, à moins de frais, l'Opéra n'avait obtenu un plus brillant effet.
Ouebiues aunes de toile, quelques pots de couleur, une ramjtc de
gaz, et c'est tout. Le. pinceau, manié par une main habile, est un
grand magicien.
Quelque charme que puissent offrir les Péris orientales aveclcurs
pantalons rayés d'or, leur corset de pierreries, leurs ailes de perro-
quet, Ifturs mains peintes eu rouge et leurs paupières teintes en
noir, je doute qu'elles soient plus jolies que Carlotta, et surtout
qu'elles dansent aussi bien.
Au second acte, quand le rideau se lève, tu verras, du haut d'une
LA PÉRI. 299
terrasse, le Caire à vol d'oiseau, et tu no voudras jamais croire que
MM. Philastre et Cambon n'ont pas été en Egypte. La forteresse, la
mosquée du sultan Hassan, les frêles minarets qui ressemblent à des
hochets d'ivoire, les coupoles d'étain et de cuivre qui reluisent ça
et là comme des casques de géant, les terrasses surmontées de cabi-
nets de cèdre, puis, là-bas, tout au fond, le Nil débordé et les pyra-
mides de Giseh perçant de leur angle de marbre le sable pâle du
désert; rien n'y manque, c'est un panorama complet. Je ne sais trop
ce que j'aurais vu de plus en allant là-bns moi-même.
C'est dans la salle du harem, entr'ouverte un moment pour l'ap-
parition de la Péri, et sur la terrasse du palais d'Achmet, que se
passe l'action du ballet, rendue légère à dessein pour laisser toute
latitude au chorégraphe. — Je ne te parle pas d'un petit bout de
prison, qui n'est là que pour donner le temps d'allumer les splen-
deurs de l'apothéose et de mettre les nuages en place. Par la fenê-
tre de cette prison, on jette sur les crochets Achmet, qui a refusé
de livrer l'esclave, dont la Péri a pris le corps : tu penses bien
qu'elle ne le laisse pas arriver jusqu'aux terribles pointes, et qu'elle
l'emporte avec elle dans son beau royaume d'or et d'azur. J'aurais
préféré la décoration primitive qui rappelait le tableau de Decamps,
et laissait à la scène toute son épouvante. 11 y avait peut-être un ef-
fet de surprise dans ce corps lancé, qui montait au lieu de descendre,
et tombait en plein paradis. Mais les habiles et les prudents ont pré-
tendu que le ballet ne se prêtait pas à de telles violences, et peut-
être ont-ils raison. Du reste, cela est peu important ; le principal
dans un ballet, qu'il soit écossais, allemand ou turc, c'est la danse,
et jamais ballet n'a été plus heureux sous ce rapport que celui de
la Péri : le pas du songe a été, pour Carlotta, un véritable triom-
phe; lorsqu'elle paraît dans cette auréole lumineuse avec son sourire
d'enfant, son œil étonné et ravi, ses poses d'oiseau qui tâche de
prendre terre et que ses ailes emportent comme malgré lui, des
bravos unanimes éclatent dans tous les coins de la salle. Quelle danse
merveilleuse ! Je voudrais bien y voir les péris et les fées vérita-
bles ! Comme elle rase le sol sans le toucher I ou dirait une feuille
de rose que la brise promène : et pourtant, quels nerfs d'acier
dans cette frêle jambe, quelle force dans ce pied, petit à rendre ja-
louse la Sévillane la mieux chaussée ; comme elle retombe sur le
bout de ce mince orteil ainsi qu'une flèche sur sa pointe !
A la fois correcte et hardie, la danse de Carlotta Grisi a un cachet
300 TilEATKE.
tout particulier; elle ne ressemble ni à Taglioni, ni à Elssler; cha-
cune de ses poses, chacun de ses mouvements est marqué au sceau
de l'originalité. — Être neuf dans un art si borné 1 — Il y a dans
ce pas un certain saut qui sera bieuiôt aussi célèbre que le saut du
Niagara. Le public l'attend avec une curiosité pleine de frémissement.
Au moment où la vision va finir, la Péri se laisse tomber du haut
d'un nuage dans les bras de son amant. Si ce n'était qu'un tour de
force, nous n'en parlerions pas ; mais cet élan si périlleux forme un
groupe plein de grâce et de charme; on dirait plutôt une plume de
colombe soutenue par l'air qu'un corps humain qui se lance d'un
plancher; et ici, comme en bien d'autres ocaisions, il faut rendre
justice à Petitpa ■. comme il esRlévoué 'a sa danseuse 1 comme il s'en
occupe! comme il la soutient! Il ne cherche pas à attirer l'attention
sur lui, il ne danse pas pour lui tout seul ; aussi, malgré la défaveur
qui s'attache aujourd'hui aux danseurs, est-il parfaitement accueilli
du public, fl n'affecte pas cette fausse grâce, cette mignardise ambi-
guë et révoltante qui ont dégoûté le public de la danse masculine.
Mime plein d'intelligence, il remplit Icftij^urs la scène et ne dédai-
gne pas les jilus minces détails ; aussi son succès at-il été complet,
et il peut s'attribuer une part des applaudissements soulevés par cet
admirable pas de deux, qui, dès à présent, prend place à côté du pas
de ht Favorite et du pas de Giselle. — Je n'ai pas besoin de le décrire
le pas de V abeille, que tu as dû voir exécuter au Caire dans tou'esa
pureté native, à moins que le pudique Méhémet-Ali n'ait exilé dans
le Darfour toutes les aimées sans exception, comme vient de me le
raconter un voyageur.
Si tu savais avec quel chaste embarras Carlolta se débarrass^de
son long voile blanc ; comme sa pose, alors qu'elle est agenouillée
sous les plis transparents, rappelle la Vénus antiipie souriant dans sa
conque de nacre ; quel effroi enfantin la saisit lorsque l'abeille irri-
tée sort du calice de la fleur ! comme elle indique bien les espoirs,
les angoisses, toutes les chances de la lutte ! comme la v.esie et l'é-
charpe, et le jupon où l'abeille cherchait à pénétrer s'envolent pres-
tement à droite, à gauche, et disparaissent dans le tourbillon de la
danse ! comme elle tombe bien aux genoux d'Aclioiet, haletante, éper-
due, souriant dans .sa peur, plus désireuse d'un baiser que des sc-
quins d'or que la main du mailre va poser sur le ft-ont et sur le sein
de l'esclave !
Si mon nom ne se trouvait pas sur l'affiche, quels éloges je le
LA rÊR[. . 301
ferais de cette charmante Carlotta ! J'ai vraiment regret d'avoir fourni
quelques lignes de programme qui m'empêchent d'en parler à ma
fantaisie ; ma position est embarrassante. Si tu étais là, tu m'épar-
gnerais cette peine ; mais je ne peux pas aller prendre un feuille-
toniste au coin pour faire cette besogne. Je suis obligé de me criti-
quer moi-même, et j'avoue que, si je me disais la moudre chose
désagréable, je m'en demanderais raison sur-le-cliamp. Je suis très-
chatouilleux à cet endroit, et laisse à mes amis, qui s'en acquitteront
parfaitement, le soin de relever les fautes de l'auteur ; comme feuille-
toniste, je me permettrai de louer sans restriction les arrangements
et les groupes de Coralli, qui n'a jamais été plus frais, plusgracieux,
plus jiiune. Le kiosque de cachemires est d'une invention char-
manie ; le pas de quatre du second acte est plein d'originalité et
de couleur, musique et danse; il est, d'ailleurs, parfaitement exé-
cuté par mesdemoi!^ellfs Caroline, Dimier, Robert et Uabbas.
Mademoiselle Delphine Marquet, dans le rôle de la favorite disgra-
ciée, a fait preuve d'un talent dramatique réel et plein d'avenir;
elle porte à ravir un admirable costume, calqué sur un dcs^in de
Warilhat, qui sied parfaitement à sa beauté noble et sévère. Quant à
Barrez, il a su faire quelque chose, à force do talent, d'un méchant
petit bout de rôle que je me plais à reconnaître très-mauvais. —
Pour la musique, elle est élégante, délicate, distinguée, pleine de
motifs heureux et chantants qui se fixent dans la mémoire comme
la valse de Giselle, et je n'ai ] eur que d'une chose, c'est que
M. Burgmuller, pours^uivi par les pianos et les orgues de Barbarie,
ne soit forcé de s'expalrier de ce beau pays de France, où il vieni
de se faire naturaliser, ne prévoyant pas celle vogue.
(Feuilleton de la Presse, 25 juillet 1845.)
ILETTRE A PERROT
Mon cher Perrot, voici à peu près le canevas de la Péri. Il y a
encore beaucoup à faire, mais cela vous suffira pour y pouvoir pui-
ser et chercher des effets.
Abilul-M;ileck, jeune arabe, habitant le Caire, a pris en dégoût les
plaisirs faciles du harem. Il ^ésii e de plus nobles et do plus idéales
voluptés. Exalté par la lecture du poète et charmé des descriptions
quils font de la beauté des péris, il rêve de devenir l'amant ou l'é-
poux de lune d'entre elles.
Résolu à ne plus avoir de li lison qu'avec les sultanes de Vinr, il
envoie chercher des marchands d'esclaves, et leur vend ses odalis-
ques qui font d'inutiles coquetteries pour le décider à les garder.
Keslé seul, il s'assied sur un divan, appelle son négrillon et se
dispose à fumer de l'opium. Les visions que le n.ircofique provoque
semblent lui ouvrir le monde idéal où il désire entrer. Quand il a
fumé quelques pipes, les murailles de la chambre changent de cou-
leurs, deviennent transparentes et finissent par se dissiper tout à
fait. Tout le fond du théâtre est occupé par un brouillard lumineux
où bientôt se dessinent des paysages, des jardins et des palais fan-
tastiques. Dans un flot de lumière éclatante apparaît la reine des
péris au miheu de ses compagnes. Elle jette sur .\bdul-Maleck un
regard d'une douceur infinie et semble l'engager à venir vers elle.
— ^ Abdul Malock ajipesanti par l'ivresse de l'opium, se lève d'abord
en chancelant et se dirige vers la Péri, pui>- ses forces lui reviennent
et il tâche d'atteindre la vision légère 1 1 l,rillante qui papillonne
au-dessus de lui. — Ici il faudrait faire an pas comme vous seul
savez les dessiner. — Au commencement du pas, langueur d'.\hdul
Maleck troublé par l'opium. La Péri vient tout près de lui comme
pour l'enbnrdir et le provoquer et quand il s'approche elle s'élance
d'un seul bond à une grande distance. Abdul Maleck redouble d'ef-
fort et comme dégagé de la pesanteur terrestre par la force de la
passion, il arrive presque à la légèreté d'un esprit saris p )iiv(iir
toutefois saisir li Péri dans ses bras. K|iuisé de fatigue il Imnlie
sur le bord du divan où la Péri s'approche, lui met ua baiser sur le
LA PERI. 303
front et au doigt un anneau magique au moyen duquel Abdul Maleck
pourra l'évoquer. — La Péri remonte dans les nuages ; les brouillards
s'épaississent les murs perdent leur transparence et la chambre re-
vient à son élat naturel. Les esclaves rentrent apportant des sorbets
et des conserves. Abdul Maleck s'éveille tout étonné de la vision
qu'il vient d'avoir, il croit que c'est Teflet de l'opium qu'il a fumé,
innis l'anneau qui brille à son doigt ne lui permet pas de douter de
la n'alité de ce qui! prenait pour un lève. Transports de joie d'Ah-
diil, ivre de bonheur d'être enfin l'amant d'une Péri.
A quelque temps de là, Abdul est assis tout rêvi ur sur la terrasse
de son palais. Une jeune esclave poursuivie par des eunuques et
des Zebecks en sautant de toit en toit (ce qui est possible en Orient
où les rues n'ont pas plus de 5 ou 4 pieds de large) arrive jusque
sur la terrasse d'.\bdul et le supplie de la cacher et de la dérobera
la mort qui la menace ; elle a porté un sélam (Lettre de fleurs) à
la sultane favorite, et le pacha a voulu la faire mourir. Elle s'est
échappée des mains de ses bourreaux et prie le généreux Abdul de
lui accorder sa protection ; Abdul sans même lui jeter un regard lui
fait signe qu'elle peut rester. Ayecha, c'est le nom de la jeune es-
clave, n'est autre que la Péri qui a voulu voir si Abdul serait capa-
ble de reconnaître son mérite et si l'orgueil n'entrait pas pcfur beau-
coup dans le désir qu'il avait d'épouser une sultane de l'air. S'il sait
la découvrir dans cette humble condition et sous ces habits modes-
tes, elle se donnera à lui. Sinon elle remontra à tous jamais dans
son royaume aérien. (Le public est mis dans la confidence sur le
champ par Ayecha qui écarte les plis de sa tunique de mousseline
et laisse voir le corsage élincelant d'or et de pierrerie qu'elle portait
dans son costume de Péri.) Ici commencera une suite de scènes
dans lesquelles Ayecha.tàche de faire naître l'amour d'Abdul par
une foule de coquetteries innocentes et pleines de grâce. .Mais lui,
tout occupé de la Péri, ne fait pas attention à la jeunesse, à la beauté
et à la passion d'Ayecha. Il renvoie Ayecha, car il veut être seul
pour évoquer la Péri, en tournant en dedans le chaton de l'anneau
magique. Ayecha sort par une porte et rentre par l'autre en cos-
tume de fée. Abdul fait alors les plus belles protestations et trouve
adorable la même femme qu'il vient de renvoyer assez brusque-
ment. Mais la Péri, peu contente de son peu de clairvoyance, le traite
avec froideur et se retire sans lui avoir accordé la plus légère fa-
veiir. Abdul- Maleck, resté seul, tombe dans une profonde tristesse.
Il craint d'avoir perdu les bonnes grâces de la Péri. Ayecha rentre et
tâche de le distraire. Elle se place à ses pieds et lui joue un air de
Ô(i4 THEVTP.E.
Guzla. Abdul-Malcck, quoique la musique en soit fort douce, n'y
prend aucun plaisir. L'imagination prénccupée de visions fantastiques,
il ne comprend pas la poésie réelle et vivante: Ayeclia le cœur serré
dépose sa guitare, et se met à pleurer. Abdiil qui n'est pas méchant
la console de son mieux, lui explique qu il ne peut laimer parce
qu'il veut devenir l'époux d'une péri qu'il fait venir au moyen d'un
anneau magique. Ayecha prend l'anneau et le jette dans la rue. Déses-
poir d'.\bdul Ayecha lui dit qu'elle est aussi jolie que toutes les fées
du monde et qu'elle vaut bien la Péri qu'il regrette ; elle est un peu
magicienne. .\u moyen de son art, elle va lui faire apparaître dans
un miroir le visage de la Péri après le sien, aiin qu'il juge de la res-
semblance ; mais surlout qu'il ne se retourne pas, car il mourrait.
Abdul tient le miroir à la main. Ayecha, costumée en péri, se pen-
che sur répaule dAbdul de façon à ce qu'elle |irojette la réllection
de sa figure dans le miroir. Abdul éclate en transports d'admiration.
— C'est vrai, elle est belle, dit Ayecha d'un Ion ironique. Mais je ne
suis pas moins belle. Ahdul ne répond rien. — Si c'est d'avoir perdu
l'anneau qui vous afflige, consolez-vous avec ce miroir magique j je
vous ferai voir la fée aussi souvent qu'il vous plaira. Mais de grâce
dissipez votre tristesse, envoyez chercher vos amis, faites venir des
aimées, 'reprenez goût à la vie réelle. La fêle s'organise, les aimées
arrivent, Ayecha parait enveloppée d'un haick (manteau blanc) qui
ne lui laisse voir qu'un œil.
Elle s'avance au milieu du théâtre, puis faisant semblant d'en-
tendre bourdonner une abeille, elle bondit ça et là pour l'éviter et
jette son manteau, puis cherche l'abeille dans les plis de son
écharpe ou de sa veste et jette aussi tous ses voiles jusqu'à ce qu'elle
reste en maillot-chair, et en tunique de gaze (voyez pour une des-
cription de ce pas un voyage au Sinai de Alexandre Dumas et Dau-
zats). Alors, comme effrayée par la piqûre de lahcille, elle fait des
bonds merveilleux et redouble la vivacité de la danse. Fuis elle va
se metti e aux genoux d'Abdul qui, suivant l'usage oriental lui cou-
vre le front de pièces d'or. .Malgré la richesse du présent, elle reste
encore aux genoux d'Abdul, comnîe attendant quelque chose. Abdul
charme de tant d'attraits et de beauté, |)osi; ses lèvres sur son front
et rend ainsi à la jeune esclave, le baiser que la Péri lui a donné
dans son sommeil. Le fond du théâtre s'ouvri'. Les fées du premier
acte reparaissent et Abdul à qui la Péri tend l'anneau jeté par Ayecha,
est emmené dans le rojauuie des génies.
Manubcrila sans iluto.
PAQUERETTE
5ALLET-PANT0MIME EN TROIS ACTES ET CINQ TABLEAlî.
(En collaboration avec M. S.iinl-LéonJ
MUSIQUE DE M. BEXOIST
Représenté sur le tlicâlre de l'Opéra le 15 janvier ISol.
PERSONNAGES
FRANÇOIS.
JOB.
BlUDOUX, maréchal des logis.
DURFORT.
MARTIN.
LE BAILLI.
UN MILITAIRE.
PAQUERETTE.
CATHERINE, 1" cantinière.
MARTHE, 2° cantiniôre.
MARIE, 3» cantiiiière.
DEUX HUISSIERS.
MM. Saint-Léo\.
CORALII.
Bektmier.
Adin.
Lenfast.
Corset.
Dauty.
M"^ Cerrito.
M"" Aline.
Lacoste.
Lacoste.
MM. Begrande.
Lefèvre.
ACTE PREMIER
Le tliéâlre rcprésenle les dernières maisons d'un villa^re
du nord do la France où déjà rinfliicnce de la Flandre se fait
sentir; la briqne donae une teinte rose aux iniinillos; les
toits se denticulent en esca'ieis; les puits sont fes'onnés de
306 THEATRE.
houblon, cette vigne septentrionale; les moulins ont au col
des fraises de charpente, dans le lointain les clochers élèvent
leurs flèches à renflements bizarres ; les arbres se mêlent
plus nombreux aux habitations, les haies remplacent les murs
et les champs commencent. Un air de gaieté et de repos in-
dique un jour de iVHe.
Un jeune homme, le beau François, l'air alerte et joyeux,
sort d'un humble logis en habit de dimanche pour aller à la
fête; au diable l'ouvrage! il n'est question aujoui'd'hui que
de s'amuser avec les gais compagnons et les jolies fillettes.
Le vieux Martin sou père le suit et lui fait des remontrances;
le travail qu'il devait livrer n'est pas terminé encore, le prix
aurait servi à payer un créancier impitoyable. — Demain je
travaillerai double, car il est dur do pousser le rabot eu ta-
blier de cuir lorsque tout le monde se divertit et met ses
beaux habits de fête, répond François, peu convaincu par
l'homélie paternelle.
Le père Martin n'avait pourtant pas tort ; un nouveau per-
sonnage entre, dont la mine ne présage rien de bon ; ses yeux
d'oiseau de proie, son nez en bec à corbin, sa bouche en
tirelire, ses rides pleines de chiffres annoncent un individu
de l'espèce de M. Vautour, un composé d'Harpagon et de
Gobseck, un avare et un usurier; en le regardant bien, ou lui
trouverait un vernis de garde du commerce. Ce casse-noisette
de Nuremberg animé est M. Durfort, le créancier du père
Martin. « Ah çà, père Martin, voilà assez longtonijjs que je
jiatiente; vous allez me payer mon dû, intérêt et j)rincipal,
sans préjudice des frais de poursuite et autres, avant (jue le*
soleil soit couché, faute de quoi faire, je vous insère dé-
li(alcmcnt dans la prison pour dettes jusqu'au payement inté-
gral de la somme. »
L'àpreté de Durfort exaspère François, qui fait des gestes
menaçants à l'usurier; celui-ci lui dirait volontiers en paro-
diant le mot de Thémistoclc : « Frait|»e, mais paye. » Lo
rAQUERETTE. 307
père, moins bouillant que le fils, demande un répit pour
aller à la ville et lâclitr de s'y i)rocin-er de l'argent. François,
qui est un brave cœur, ôte son lialàt, oint le tablier et se
met à l'établi, où il rabote et scie de grand coiuage pour ter-
miner à temps le travail qui peut éviter la prison à son père.
. Un coup d'œil jeté par Durfort sur la pauvre maison de
Martin lui fait comprendre qu'il ne gagnerait pas grand
chose à pousser les rigueurs jnsqu'aux extrémités, et il laisse
son débitenr aller tenter fortune à la ville, rassuré d'ailleurs-
par l'activité avec laquelle François fait filer les copeaux sous
sa varlope.
Cependant le village s'éveille et s'anime ; la jolie Pâque-
rette, plus adroite que la Perrette de la fable, arrive portant
sur sa tète un pot au lait, qu'elle ne laisse pas tomber même
en songeant aux contredanses et aux valses que l'orchestre
doit exécuter le soir sous la feuillée. Grande est sa surprise
en voyant François occupé ; elle s'avance avec une petite
mine boudeuse et demande au jeune homme si son ouvrage
sera bientôt terminé. François fait un signe de dénégation
sans se déranger. — Pâquerette, contrariée, dépose son pot
au lait et s'approche de l'établi. — J'espère que tu ne vas
pas travailler toute la journé^. — Si, répond François, toute
la journée. — Oh le vilain laborieux ! fait Pâquerette qui,
de même que toutes les femmes, ne comprend pas que l'on
travaille lorsqu'elle a envie de se divertir : (( Et tu ne dan-
seras pas? — Non. »
Ce non fait tomber les jolis bras de Pâquerette ; François
lui paraît l'être le plus fantasque et le plus barbare du
monde : refuser de danser un jour de fête, et avec elle en-
core, c'est un crime irrémissible. Puisqu'il travaille et ne
veut pas danser, François ne l'aime plus. — Cela est sur !
Cette logicpie toute féminine s'appuie dans l'esprit de la
jeune fille sur une preuve irrécusable ! Tout préoccupé de
sa menuiserie intempestive, François ne l'a pas même cm-
308 THÉÂTRE.
brassée; plusieurs fois elle a passé près de lui à portée d'un
baiser, et il n'y a pas fait attention; son frais col blanc, sa
joue eu fleur, ses lèvres roses ont fait des avances inutiles.
Hélas ! François, qui pense aux menaces de Durfort et aux
nialbeurs de son père, n'a guère le cœur à l'amour; les recors
effarouchent Ciipidon ! mais une jeune fille ne peut pas ad-
nieltre qu'on pense à autre chose qu'à elle.
Les villageois sortent de leurs maisons, joyeux, parés,
enrubàiuiés, fleuris ; les garçons en beaux habit', les jeunes
filles eu frais cotillons, la jupe courte et le bas bien tiré!
cela se mêle et se croise et fourmille confusément avec rire
et babil. Mais pourtant les couples ne se perdent pas; la
main dans la main, le bras sur la taille, on reconnaît les
amoureux, toujours seuls dans la foule : les mères s'éton-
nent d'être perdues à chaque instant par leurs filles, et les
vieillard?, appuyés sur leur canne, s'émerveillent de voir
leurs fils frétiller si prestement dans celte cohue.
Bientôt les groupes se distribuent; chacun s'arrête au jeu
ou au spectacle qui lui plait : le mât de cocagne savonné se
rit des efforts des lnurds paysans qui veident y gravir, et ba-
lance dérisoirement sur leurs tètes sa couronne de timbales,
de montres d'argent et de cervelas; le disque roule à travers
les quilles abattues, la boule coiul après la boule, et ne se
dérange pas, lorscju'à la grande hilarité de l'assistance, elle
rencontre les jambes d'un distrait ou d'un imbécile.
C'ist le cas de Job Durfoit, fils de l'usurier, grand dadais
efflanqué et ridicule, haut monté sur pattes comme un oiseau
de marais, et dont la boule vient d'effleurer les mollets ab-
sents. Pendant (|u'il frotte sa jambe, il reçoit un ballui en
pleine figure; il se lelourne et renverse un jeu de siam :
chacun de ses mouvements est une balourdise et une mala-
dresse, il |iat;iugc d'acddent en accident ; véritable queue
rouge, à qui il ne mancpicrpie l'habit éiarlate, le chapeau de
poils lit; la|iin cl les pa|)illons au IjouI du ne/. 0; joli gtrçon,
l'AQUEliETTH. • 309
comptant un |eu sur les ccus du papa Durfoit, se trouve
adorable et fait pour plaire aux belles; non coulent d'être
iliot, il est avantageux et g.dantin ; c'est Jeauuol, compliqué
(le Léandre, heureux a>senil)liige ! Avec ses prétenlions, il
jcliève en lui la caricature si bien commencée par la nature
dans un moment de bonne humeur.
Job porte à la main, non pas un bouquet, mais une boite
de fleurs, car il a le don de faire paraître burlesque les choses
les plus gracieuses et de rendre ridicules même les roses. Il
s'approcbe de Pâquerette en se dandinant et en se rengor-
geant. La jeune fille dépitée l'accueille comme toute femme
accueille un sot lorsqu'elle veut faire enrager un garçon de
cœur et d'esprit, avec un sourire charmant, et accepte sou
Douquet d'un air ravi, tout en jetant un coup d'ccil de côté
pour voir reflet que produit ce manège sur François. Le
brave jeune homme rougit, se mord la lèvre et continue à
cogner sur ses planches des coups destinés en idée aux
épaules de Job. Pâquerette a réussi à exciter la ja'ousie de
François; elle est donc toujours aimée !
Les jeux commencent, les paysans tirent à la cible avec
une arbalète, mais les flèches s'égarent loin du but; aux uns
c'est le coup d'oeil qui manque, aux autres c'est la main.
A peine une flèche ou deux se sont-elles plantées dans le pre-
mier cercle : ils sont si maladroits et si balourds, les pauvres
garçons! Job qui veut tirer aussi, envoie sa flèche à l'opposé
du but, à la grande risée de la foule. Ah ! si François voulait
se donner la peine d'appuyer l'arbalète à sa joue et de viser
deux secondes, comme il enlèverait le prix à la barbe de ces
imbéciles ! Voilà ce que tout le monde se dit. Pâquerette
supplie François du regard. Le prix est un beau collier d'or.
Le jeune homme pense qu'après tout, tirer un coup dans
une cible u'ot pas bien long ; il laisse le maillet pour l'ar-
balète, se pose, vise, lâche la dclcnte et gagne.
On lui remet le collior, qui passe aussitôt au col de Pa-
310 ^ THEATRE.
querelte, tout heureuse et toute fière de l'adresse de sou
amant et de la parure qu'elle porte, plaisir nouveau pour sa
simplicité villageoise ; elle abandonne sa jolie main à François
comme pour lui demander pardon du tourment qu'elle lui a
causé, et Jol» s'étonne de voir tout à coup si distraite et si
froide pour lui, celle qui tout à l'heure lui faisait sa plus
coquette révérence et son plus frais sourire. Il ramasse piteu-
sement son bouquet oublié et tombé à terre, ne comprenant
rien au cœur des femmes.
Au tir de l'arbalète succède le jeu des ciseaux ; ce jeu con-
siste à couper, les yeux bandés, un ruban auquel est sus-
pendue toute une riche toilette de femme. Les jeunes filles,
un mouchoir sur le nez, comme les amours dans les dessus
de portes mythologiques, voltigent et tracent des méandres,
les bras tendus en avant, faisant grincer l'acier dans le vide
et ne coupant que l'air avec leurs ciseaux. Pâquerette, qui re-
çoit le bandeau à son tour et tente l'expérience la dernière,
est plus heureuse que ses compagnes, elle rencontre le fil, le
tranche et le prix tombe à ses pieds; le ramasser et l'empor-
ter dans sa maison est pour Pâquerette l'affaire d'une minute.
Elle fuit à tirc-d'aile sur la pointe de ses petits pieds, tant
elle est impatiente de se revêtir de sa nouvelle parure. N'ou-'
blious j)as une gaucherie de Job, qui, en voulant s'exercer
aussi au jeu des ciseaux, a coupé, au lieu du fil, la vénérable
queue de monsieur son père.
Pendant que Paqucrclte s'iiabille, un cortège débouche sur
la place, niusiiiue en tète avec fanfares et acclamations.
C'est une procession dans le goût flamand, composée de
quatre chars syndjoliques représentant les quatre Saisons,
et ornés d'attributs significatil's, lois que Heurs, épis, pam-
pres et rameaux argentés de givre, Chacpie char dépose les
persomiages dont il est chargé. La foule se range et quatre
entrées de ballets figurent les cpiatrc époques de l'année.
On voit d'abord des laboureurs qui s'alignent, et, posant
PAQUERETTE. 511
le pied sur le fer de leurs bêches, font le geste de creuser et
de fouir la terre. Des semeuses, le tablier retroussé par un
coin, passent entre leurs rangs,* et avec des poses de danse,
jettent la graine dans le sillon tracé : c'est le Printemps.
Le grain a germé déjà, les blonds épis élèvent leurs tuyaux
d'or entremêlés d'étoiks d'écarlate et d'azur par les coquelicots
et les bluets. Les gerbes s'écartent et laissent voir les teintes
souriantes et vermeilles des moissonneuses : le blé est mûr,
les belles filles se penchent gracieusement, la faucille en
main, et les épis tombent en cadence sur le revers du sillon :
c'est rÉté.
Les vendangeuses succèdent aux moissonneuses, car la
grappe a remplacé l'épi, les hottes se vident, les cuves se
remplissent, et le raisin écume sous les trépignements des
danseurs : la vendange moderne a des airs de bacchanale
antique : c'est l'Automne.
Il y a, dans le parc de Versailles, un vieillard greloltant qui
se chauffe les mains à un feu de marbre ; c'est une flamme
réelle et brillante qui pétille dans le brasier, aulour duquel
se groupent nos frileux illuminés de rouges reflets, et se
drapant dans leurs manteaux avec des poses gelées; ils souf-
flent dans leurs doigts et battent la semelle, tandis que les
femmes filent leur quenouille et font tourner, leurs fuseaux
en se livrant à des jeux mimiques pleins de grâce : c'est
l'Hivr.
Nous pensez bien que François, en voyant tout ce monde
pirouetter, cabrioler et valser, ne peut plus y tenir, d'autant
plus que Pâquerette vient de reparaître si fraîche, si rose, si
guie dans sa brillante parure, qu'un saint ne résisterait pas à
la tentation de danser avec elle. Fr.uiçois oublie tout, et la
menuiserie, et les créanciers, et les recors ; il Ole son tablier
et sa veste, se revêt de son habit le plus galant, prend la
main de Pâquerette, ravie d'avoir enfin décidé son partenaire,
et le pas commence.
512 TIlEATIiE.
A la danse succède une course en sac. Les concurrents,
enfermés juqu'aux épaules dans un fourreau de toile, font
pour avancer les efforts les plus grotesques. Job est tombé
dix fois sur le nez quand François, aussi adroit que vigou-
reux, a déjà fourni la moitié de la carrière. Mais voici que le
père Martin revient de la ville, François, honteux d'être pris
ainsi en flagrant délit, tâche en faisant des soubresauts,
d'éviter la rencontre de son père, qui le découvre et lui re-
proche sa paresse et son insouciance. Il n'a pas trouvé d'ar-
gent à la ville et il apporte une mauvaise nouvelle. C'est au-
jourd'hui qu'on doit tirer à la milice dans le village. Martin
précède le recruteur. A cette nouvelle, la fête est suspendue,
la consternation est peinte sur tous les visages, les mères
soupirent, les pères prennent un air sombre et les jeunes
fdks serrent tristement la main de leurs fiancés ; chacun se
sent menacé dans son amour ou son avenir.
Martin n'avait dit que trop vrai ; on entend une fanfare de
clairon, et bientôt le recruteur Bridoux entre avec sa troupe,
suivi du bailli et de ses acolytes, qui portent la roue où sont
contenus les n\nnéros. — La roue est installée sur une table
au milieu de la stupeur et de l'effroi de la foule inmiobile et
on procède à l'appel nominal.
Job et François sont du nombre de ceux qui doivent tirer,
et certes ni l'un ni l'autre n'a l'ambition de devenir un héros
à cinq sols par jour. Ils aimeraient mieux autre chose, épouser
Pâquerette et rester au village, par exemple, sort moins bril-
lant, mais pins doux.
En prévision d'un mauvais numéro, Job arrive clopin do-
pant, traînant le pied avec la grâce d'un faucheux à qui un
ni< s .iiinenr a coupé trois j)attes; mais le maréchal des logis
Uridoux, qui n'est pas crédule en fait d'nifirmités, examine la
jambe de Job, la làte en tous sens et ne lui trouve d'antre
défaut (pie de ressendiler à une j;Mid)cdc coq. Job continue à se
prétendre iniinimcnl perclus et plus écloppé (jue le messager
PAQUERETTE. 513
boiteux de Bàle en Suisse. Bridoux, qui redoute jiue ruse,
tire son sabre et menace Job, qui, naturellement [loltion et
ayant peur des coniis plus que de toute antre chose, se sauve
avec des pieds de ceif, d'autruche et de gazelle, aussi vile (pie
pourrait le faire Almanzor, le coureur dératé de M. le mar-
quis.
Vient le tour de François ; on l'appelle, et comme il n'y a
pires sourds (jue ceux qui ne veulent pas entendre, il reste
immobile comme un bloc. Bridoux, qui est un vrai saint
Thomas militaire, fait avancer un tronqiette qui fait éclater
brusquement dans l'oreille du jeune homme une f&nfare plus
aigre, plus fausse, plus perçante que les clairons du Juge-
ment dernier qui réveilleront les morts, et que les trombones
bibliques qui ont renversé les murailles de Jéricho. François
reste impassible : un coup de pistolet tiré inopinément der-
) ière lui n'obtient pas plus de succès ; pas un de ses nerfs ne
tressaille. Tout autre qu'un recruteur serait convaincu de la
surdité de François : malheureusement Bridoux a plus d'une
ruse dans sou sac, et il en tire une des plus scélérates et des
])lus ingénieuses. — Toujours derrière le dos du jeune
homme, il prend la taille de Paquerelte, et, malgré sa résis-
tance, lui dérobe un baiser... sonore ! L'amoureux, qui était
resté sourd aux appels du clairon et aux détonations d'armes
à feu, entend ce petit bruit de lèvres et se retourne avec une
vivacité jalouse : il a trahi son secret ! Il n'est pas plus atta-
qué de surdité que la princesse Fine-Oreille, qui entend
l'herbe pousser dans les prairies. Bridoux se pavane et se
rengoi'gc, tout fier du succès de sou stratagème, aussi ar-
tilicieux qu'a.2réa'. le. François est conslcrné, et Pâquerette
se désole d'è re la cause innocente du malheur de sou
amant.
Ou procède au tirage des numéros. Job, moins chanccuv
encore que le conscrit de Corbeil, qui avait eu le numéro !2,
après av -ir longtenq)s tourné les billets, anièiiu le numéro 1.
S
514 THEATRE.
— Ce résultat lui cause une désolation comique, qui se tra-
duit par toutes sortes de contorsions et de grimaces.
Vient le tour de François : il amène le numéro le plus
élevé ; il ne partira pas ! quel bonheur ! -Dans sa joie, il em-
brasse son père, et surtout Paquerelto, à plusieurs reprises;
et Pâquerette le laisse faire : ce n'est pas le moment de mar-
chander un baiser.
Cependant Job se lamente d'un air a'issi piteux que sou
homonyme ; et le père Durfort, touché de la douleur de son
unique rejeton, s'approche de lui et lui dit : « Ne te désole
pas de la sorte ; tu ne partiras pas. J'ai des écus ; je l'achè-
terai un homme. — Voyons, qui de vous veut remplacer mœi
liis? dit-il, en s'adressant aux garçons qui ont eu do bons
numéros. C'est un sort si agréable, que de servir le roi, quand
C.5 ."> du cœur et le gousset garni ! »
Les oflres de Durfort ne tentent ni Pierre, ni Jacques, ni
Jérôme ; ils aiment mieux rester à cultiver leur petit champ
entie leurs parents et leurs fiancées, que d'aller porter le
mousquet pour quelques écus (pii seraient bien vite dé-
pensés.
Il vient à François, qui refuse également. Furieux de se
voir rebuté, même par son débiteur, Durl'orl redemande son
dû, en faisant observer que le délai est bientôt passé, et qu'il
va instrumenter selon toute la rigueur de la loi. Le père
Martin a beau supplier, demander du temps, Durfort ne veut
rien accorder, et fait signe aux huissiers et aux recors de com-
mencer leur besogne.
Alors François, qui a pris une grande résolution et veut
sauver son père de la misère et de la prison, s'approche de
lliulort et lui dit : « Terminons cette affaire ; faites retirer
ces hommes... Je parliiai à la pl.icc de votie lils... » Tous
deux sortent; et Dridoux qui, pendant ce tiinj)s, a fait
mettre en rang les niili.cieu<, au noudiie do ipiois se trouve
Job, donne le signal du départ; les clairuub sonnent, et la
PAQUERETTE. 515
petite troupe va se mettre eu marclie, lorsque François rentre •
tenant en main un sac d'argent cpi'il donuc à son père, que
les recors relâchent aussitôt,- et dit : « Je pars à la place de
Job! »
Cette nouvelle fait éclater la satisfaction la plus vive sur
la grotesque face du fils de l'usurier, et la plus profonde
douleur sur le charmant visage de Pâquerette. Le père
Martin a toutes les peines du monde à contenir sou altcn*
drisfement, heureux et fâché de ce sacrifice cruel, mais né-
cessaire.
« Tu me seras fidèle ! dit François à Pâquerette, qui cncl.e
sa tète et ses pleurs sur le sein de son amant. — Je lo le
jure ! Et loi, lu ne m'oublieras pas ? '■ — Ta pensée me suivra
partout, au bivouac et au champ de bataille... — Prends celte
petite croix d'or attachée an collier gagné pur ton adresse, et
porte-la en souvenir de moi, » dit Pâquerette en sanglotant.
François couvre de baisers* ce gage de tendresse naïve, le
serre dans sa poitrine, et va prendre pince dans le rang; la
troupe part, commandée par Bridoux, tout heureux d'avoir
sous ses ordres un beau et robuste garçon comme François, à
la place de cet échalas de Job, incapable de faire la guerre
même aux poules.
Tout guilleret et tout léger. Job s'approche de Pâquerette
et lui offre un sucre d'orge pour adoucir l'amertume de cette
séparation : Pâquerette ne fait pas la moindre attention aux
galanteries de cet imbécile, qui pourtant se flatte de faire
oublier François et de l'épouser. — 11 n'y a que les sots qui
a eut si bonne opinion d'eux-mêmes, et souvent ils sont cri:s
^nr |iarole, lorsqu'ils sont riches. Mais il n'y a pas de danger .
P;iqueritte n'est pas pour le nez de Job, fùt-il dix fois plus
bè'e et cent fois plus cossu.
nfi TriEATRE.
ACTE DEDXTÈME
Du village du Nord aux jolies maisons flamandes, l'action
s'est transjiortée dans une ville du midi de lu France. La place
où se déroulait la joyeuse kermesse est clianj2L'c eu intérieur
de caserne. François e:^t déjà bien loin de Pa(|uerette. Un gai
tableau militaire a succédé à la danse des Saisons : des sol-
dats enfourcliés cavalièrV ment sur un Lalic joiunt aux caries,
et comme la bourse du troupier est médiocriuient garnie, le
per.lant arbore sur son nez, au milieu des éclals de rire, une
drogue, c'est-à-dire une espèce de caveçon do bois suruionté
d'iui petit drapeau qui lui pince les narines et lui (ail faire
d'amusantes grimaces. D'anircs, qui ont pris des timbales
pour table, agitent le cornet et font rouler les dés sur la peau
d'âne : quelques-uns, sous la conduite d'un piévôl de salle,
tirent le sabre, et comme ils sont encore un peu novices, se
livrent à des développés ridicules et empochent tous les coups
qu'il plaît au maître de leur porter. Les anciens fimient Iran-
quillemeul ou boivent en disant des gai uiteries ou en prenant
la taille aux cautinières qui circulent parmi les groupes, tenant
leur petit baril sous le bras.
François, (jui vent, connue tout nouveau venu, exagérer
l'aisance militaire, essaye d'embrasser l'ime des cautinières,
la belle Catherine, (pii le repousse en lui disant : Votre cœur
n'est pas d'accord avec vos lèvres; j)Our.pioi me donner le
baiser qui revient à une autre? Vous èt( s amounux, mon beau
galant, je le sais, niais ce n'est pas de moi.
— C'est vrai, répond Fiançnis en liianl de sa poitrine la
croix <|iiL' lui a donnée l'inpierdlc, et en la porlant à ses
PAQUERETTE. 317
lèvres : c'clait une distraclioii, mais vous êtes si jolie qu'on
pourrait s'y troniiier; et il laisse aller Callierine.
Les camarades de riançois se moquent de cet élan senti-
mental, car le soldat français, surtout lorsqu'il a l'honneur
d'appartenir au RoyalrCravate, est plus vainqueur que trou-
badour, et notre jeune homme voulant leur prouver que s'il
est amoureux il n'en est pas moins joyeux pour cela, se mêle
délibérément à leurs jeux.
Le maréchal des logis Bridoux, dont l'opinion est que le
militaire doit être aussi agréable que terrible et joindre à
l'escrime les arts d'agrément, donne une leçon de danse aux
jeunes engages, afin qu'ils soulienmnit l'honneur du dr.ipeau
devant l'orchestre des guinguettes et ne prêtent point à rire
aux jeunes filles par leur gaucherie chorégraphique, et i\
exécute la monaco avec Catherine, vis-à-vis de laquelle il
prend des airs avantageux et triomphants qui donneraient a
supjioser qu'ils sont au mieux.
Malgré l'excellente opinion qu'il a de lui-n)ême, Bridoux
n'a pas la grâce de François, et les poses qu'il prend tout en
fredonnant : « A la monaco l'on chasse et l'on déchasse, »
ne sont peut-être pas aussi chn^mantes qu'il le suppose, et
quoique, selon lui, un maréchal des logis soit un composé de
toutes les perfections et de tous les talents, d'humbles con-
scrits et do simples soldais pourraient le surpasser s'ils ne crai-
gnaient d'expier leur supériorité à la salle de police.
Cette crainte n'arrête pas François, qui imite d'une ma-
nière comique les pas du sergent et fait rire tous ses cama-
rades. Le maréchal des logis, mortifié du peu d'eifet qu'il
produit, et ((ui voudrait bien pouvoir regarder celte hilarité
comme une iniractiou au respect de. la hiérarchie militaire,
envoie tous les soldats à la gamelle et sort en les poussant et
les querellant.
Catherine, restée seule, s'égayc des prétentions ridicules
du sergent, prétentions dont elle sait mieux que personne
318 THEATRE.
l'inanité : sa solitude est bientôt troublée par l'arrivée d'un
petit jeune homme tout gentil, tout mignon et tout poupin,
"jui l'aborde avec une aisance forcée et lui demande où il faut
s'adresser pour s'engager dans le régiment.
— Vous êtes bien petit, — lui dit Catherine en le toisant
(le l'œil.
— Je grandirai, — répond le nouveau venu d'un ton dé-
cidé.
— Vous êtes bien jeune, — continue la cantinière en lui
voyant la lèvre sans duvet et le menton imberbe.
— Je vieillirai. — La jeunesse est le seul défaut dont on
se corrige avec l'âge ; croyez-moi, dans dix ans j'aurai vingt-
six ans, et d'ailleurs est-ce qu'il y a besoin d'être vieux pour
être brave?
Ces raisons convainquent Catherine, qu'intéressent la phy-
sionomie mutine et la tournure délibérée du polit jeune
homme. Elle lui promet sa protection auprès de Bridoux, qui
rentre au même moment. La présentation a lieu sur-le champ.
Tenez, — dit Catheiinc au sergent, — voici un jeune héros
qui brûle de s'engager sous les drapeaux de Mars et qui veut
faire son chemin à la guerre.
— Vous n'êtes pas dégoûté, dit Bridoux au postulant, qu'il
examine d'un œil de recruteur en répétant les observations
de Catherine, — Trop petit, trop jeune. — Le Boyal-Cravate
nadmet que de grands hommes — des hommes superbes
tomme moi; voyez, j'ai la tête de plus que vous.
Pâquerette, que l'on a sans doute déjà devinée sous ce dégui-
sement (pie lui a fait prendre le désir de rejoindre François,
s'approche de lliidoiix, se dresse sur les pointes et arrive de
la sorte à dépasser l'épaule du sergent, tout surpris de cette
crue subite,
— Tiens, dit-il, vous êtes plus grand ((ue je ne le croyais.
C'est étonnant comme vous avez poussé vite ; il laiit que j'aie
la berlue. Faites-moi 'amitié de passer un peu sous la loise.
PAQIIEUF.TTE. ' 319
laquerette répète le même manège; en se lenaiil debout sur
la pointe de ses orteils, elle a juste la taille voulue. Bridoux,
de plus en plus étonne*, vérifie la marque. Le petit jeune
homme est assez gr.aid. — Eli bien, je ne l'aurais pas cru,
moi qui ai pourtant la toise dans l'œil. Comme on se trompe!
njoule Bridoux par manière de réflexion. — Mais quelles pe-
tites mains et quel pied mignon! pour manier le sabre et
( hausser la boite! et quelle peau blanche et douce! Heureu-
sement avec l'exercice, les marches forcées et le liâle, tout
cela, peut se corriger. Quant aux moustaches, il y a du retard;
le rasoir et la graisse d'ours les feront venir. — Allons, mar-
chez devant moi ".droite! gauclie! au pas simple! au pas '
accéléré! Cela ne va pas trop mal, on pourra tirer parti de
vous; mais avant de vous recevoir dans l'honorable corps du
Royal-Cravate, il faut que je >ois si vous n'avez aucun vice
de construction ; déshabillez- vous.
Cet ordre embarrasse terriblement Pâquerette. Pour donner
le change au maréchal des logis et le distraire de cette idée
qui trahirait son secret et sa pudeur, la jeune fille s'empare
d'une carabine et se met à faire l'exercice avec précipitation;
comme l'arme est un peu lourde pour ses mains délicates,
elle en laisse tomber la crosse précisément sur le pied di> ser-
gent, qui sacre et qui maugrée et revient à sa première idée.
— C'est trop barguigner; vite, déshabillez-vous : Pâque-
rette éperdue refuse. — Pon! je comprends, dit Bridoux en
clignant de l'œil; on est jeune, on est timide; c'est madame
qui vous gêne, elle va se retirer. Catherine en eflet s'en va
pour ne pas contrarier l'examen. — Maintenant nous voilà
entre hommes; à bas la veste !
La pauvre Pâquerette fait un geste de dénégation.
— Vous êtes donc bossu? s'écrie le sergent impatienté ; à
bas ceci! dit-il en désignant une pièce de vêlement encore
plus indispensable que Pâquerette ne veut pas quitter ; voyant
qu'elle refuse, il dit : Vous êtes donc bancal?
320 THF. VTRE.
El pour s 'assurer de la \éiiU', il (romène sa main sur la
taille do. la jeune lille, lui là.e l.i juiilie et Isii pinte le mollet
avec r es gros doigts de recruteur, —r Vous me clialoui'Iez!
fait Pâquerette en s'échappauL
Ah! vous êtes chaloni'.leux? eli bien, soit; ôtez vos liabils,
je ne vous toucherai pas; m;iis, pour Dieu, dépèdiez-vous et
finissez ces façons, car je suisdi;uitrement pressé; aussi bien
tout ceci m'a l'air un peu singulier, et vous me faites l'eiTet
d'un drôle de pistolet.
En s'enfuyant, Pâquerette a oub'ié d'affecter les alUnes
viriles et s'est Iraliie par un mouvement lo'.it fén'.iuin qui-u'a
point échappé à l'œil soupçonneux de Bridoux, frappé de
certaines formes et de certaines ressemblances.
Pardieu ! je vous reconnais, vous n'êtes point un homme,
mais une jeune fille, à fireuve que je vous ai embrassée.
Vous êtes mademoiselle Pâquerette, je m'en souviens bien.
— C'était au village de "*. Tout s'explique maintenant,
vous êtes amoureuse! de moi et vous voulirz vous enga-
"CT dans mon corps. — .C'est flatteur, et en récompense,
de celte idée ingénieuse, il faut que je. vous embrasse de
rechef.
Pâquerette, aliénée, n'a pas le temiis de se soustraire aux
galaiitis entreprises de Bridoux. — Par malheur, François
rei.treàce moment et voit dans les bras du sergent sa fiancée,
qu'il n'a pas de peine à reconnaître, car si l'amour est aveugle,
la jalousie est clairvoyante.
Conmient! vous ici, s'écrie Fnmçois, sous des liabils
d'homme, eu tét;.'-à-téte avec Bridoux! Est-ce là, perfidt', la
fidélité que vous m'aviez promise ? est-ce ainsi que vous tenez
vos serments?
La jeune fille balbutie quelques explications que François
ne veut pas entendre, elles'appioche de lui suppliante, mais
il la repousse avec un geste de colère.
On ne bnilalise pas ainsi les femmes, dit Bridoux d'un air
PAQUERETTE. ' 32t
protecteur ; cette petite est venue poiu' moi et je ne souffrirai
pas qu'on la moleste.
François, outré de fureur et de jalousie, s'emporte contre
le maréclial des logis, qu'il accable d'invectives et de menaces,
l'appelant traître, monteur, misérable.
Vous oubliez que vous parlez à votre supérieur et que vous
me devez du respect, dit le maréchal des logis d'un air ma-
jestueux. François, de pius en plus exaspéré, tire son sabre
et veut en frapper Bridonx. Des soldats et un brigadier sur-
viennent. Bridoux s'écrie : « Je vous prends à témoin" de l'acte
d'insubordination qui vient d'avoir lieu. Empoignez-moi ce
drôle et me le fourrez au cachot en attendant que l'on avise à
ce que l'on fera de lui. — Les soldats s'emparent de Fran-
çois, le désarment et l'emmènent. — Pâquerette fond en
larmes.
Attirée par le bruit de cette scène, Catherine est rentrée,
et, s'appi'ochant de la jeune fille, elle lui dit : Malheureuse!
voilà le résultat de vos coquetteries! ce garçon-là sera peut-
être fusillé!
— Fusillé, grand Dieu! cela n'est pas possible! N'est-cepas,
monsieur le marécb.al des logis?
■ — Parfaitement possible et même désirable au point de vue
de la discijdine, répond Bridoux en su rengorgeant.
— Sauvez-le, monsieur le sergent, dit Pâquerette en joi-
gnant les mains.
— Gela ne dépend pas de moi ; il a levé la main sur son
supérieur. La discipline avant tout ! On dt très-sévère dans
le Royal-Cravate.
— 0 monsieur! si vous empêchez François d'être fusillé,
jo vnusaimciai bien, dit Paquerelte, qui a conipris avec son
instinct de femme qu'il fallait employer toutes ses coqiietteries
et toutes ses réductions pour faire évad'.M' son amant.
— Vous m'aimerez bien, c'est très-gentil, reprend liiidoux,
mais il me faut des preuves : un maréchal des logis est un
52-2 THEATRE.
homme sérieux qu'i ne se paye point de fariboles comme un
militaire non gracié. Accoidcz-moi un rendez-vous, et nous...
verrons; soyez ici ce soir à sept heures.
Quoi qu'il en coule à sa pudeur. Pâquerette accorde le
rendez-vous... la vie de François est en danger, ce n'est pas
le moment de f;iire des façons : elle com[ite bien d'ailleurs
s'esquiver au moment dangereux.
Un appel de tiompette se fait entendre. Bridonx et les
militaires sortent. Pâquerette, " aussi, va quitter la scène,
lorsque' Catheiine la reiieiit par la main d'un air irrité, et lui
reproche de venir ainsi enlever les amants aux cantinières,
sous prétexte d'engagement. Paqatietle explique à la jalouse
Cathcriiie qu'elle n'a pas la moindre intention à l'endroit de
Bridoux, qu'elle est amoureuse de François, avec qui elle est
fiancée, et qu'elle a pris des babils d'iiomme poiu' s'engager
dans le régime-it et ne plus être séparée de lui. — Si elle a
fait des agaceries au sergent, et si elle lui a donné rendez-
vous, c'est uniquement dans le but de lui dérober la clef de
la prison où François est enfermé. Catherine peut être tran-
quille. Pâquerette lui laisse tout entier le cœur de Bridoux.
Celte explication calme la jalouse cantinière. Eh bien, s'il
en est ainsi, je vous aiderai dans vos projets. François est un
brave garçon qui m'intéresse, il serait dommage (ju'il lui ar-
rivât malheur ; et en même temps je ne suis pas fâchée de
jouer un bon tour à ce volage de Bridoux.
— Je serai ici à sept heures, dit Pâquerette en sortant pour
aller changer de coutume, car mainleiiant (|u'clle est recon-
nue, les babils d'homme ne peuvent plus lui servir à rien ;
cachez-vous dans quelque coin, et (piaml il fandra je vous
appellerai.
L'idée de donner ime h>çon à Bridoux réjouit la cantinière,
(jui rit on elle-même de la bonne sœne qui va se passer. .Mais
voici qu'ini personnage de votre comiaissance se pré.sente,
long, ridicule, empêtré et effaré! c'cbt .lob. Il demande à la
i'AQUERETTE. j'.'S
caiitiiiière si une jeune fille, revèlue d'habits masculins, ne
s'est pas introduite dans la caserne. — Oui, elle était là il n'y
a qu'un instant. — Grands dieux! serait-elle déjà repartie? —
Non, elle va revenir tout à l'heure. Mais qui ètes-vous pour
vous intéresser ainsi à elle? que lui voulez-vous? — Je suis
(le son vilhige et je l'aime. J'ai suivi sa trace jusqu'ici. — Eli
bien, vous la verrez, répond la canlinière, elle sera ici à sept
heures.
En ce moment, François montre sa tète aux barreaux de
la prison pratiquée sur un des côtés de la scène; Job l'aper-
çoit et se réjouit de l'inçaixération de sou rivah; il aura ainsi
le champ libre pour ses déclarations galantes et ses entre-
prises amoureuses, et il sort en exprimant sa joie par d s
grimaces burlesques. A sept heures il sera là, et fera sa cour
à Pâquerette à la barbe même de François, mis en cage comme
une bête féroce. Cette sorte de hardiesse sourit beaucoup à
Job, qui n'est pas brave, comme on sait.
Bridoux rentre et tâche d'écarter Catherine, qui fait une
fausse sortie.
Sept heures sonnent. Pâquerette arrive vêtue en femme et
portant un paquet qu'elle jette à François, par les barreaux,
pendant que Bridoux a le dos tourné.
Ici conmience un pas, mêlé de pantomime, où chacun des
partenaires poursuit l'idée qui l'occupe. Bridoux veut em-
brasser Pa'querette. Pâquerette veut prendre la clef de la
prison renfermée dans la poche de la veste de Bridoux.
Pour suivre la jeune fille dans ses évolutions rapides, le
sergent, qui n'est pas un sylphe, ôte sa veste, qui le gène, cl
la jette sur un banc dont Pâquerette se rapproche [)ar une
, suite de pas furtifs et de poses coquettes. Dans un bond léger
elle fait glisser la veste à terre, et en s'agenouillant pour la
ramasser, elle lire de la poche la précieuse clef; la clet des
champs pour François.
Quand elle la tient, elle refuse de se laisser embrasicr par
324 THEATRE.
Riitioiix, qui liournu'napter la piuleiir de la jeune fille, soulfle
ruiiitiue lanlcnie qui éclaire la scène, persuadé que dans
Toiubre toutes les vertus sont grises.
i\;querette avertit Catherine; la cantinièrc sort de la c.i-
i hclte, se substitue à elle, reçoit le baiser qui était destiné à
la jeune fille et revient ainsi à sa légitime adresse. — Bridoux
n'en est pas moins ravi.
Pendant ce temps, Pâquerette va à pas de loup ouvrir la
porle de la \ risou à François, qui s'est travesti eu paysan
avec leslialiiis que sa fiancée lui a jetés tout à l'heure. Au
moment où il va sortir, passe une ronde de nuit; Pâquerette
cache François, qui se bloitit derrière sa robe étalée, et la
lanterne de la ronde montre le cachot vide et Bridoux em-
brassant consciencieusement Catherine. A la faveur de l'éton-
nement général, François s'osipiive; le maréchal des logis
donne les signes de la plus violente colère ; et lorsque .lob
paraît, plein de projets séducteuis, on se jette sur lui, on le
happe, et on lui fait endosser l'unilorme de son rcnq)laçant
évadé, l'aquereltc se sauve on riant cl la toile tondjc.
Les amants doivent se rejoindre dans une auberge éloignée,
dont Pâquerette a jeté rapidement le nom à François.
ACTE TROISIEME
]Ai théâtre rei)résenlc une misérable auberge comme ou
en trouve sur les chemins écartés; un rameau de pin des-
séché la distingue scuIcmIcs auîri's masures. Des [outres du
plafond, brunies par la fumée, pondent divers nsteiisi.'es de
'PAQUERETTE. 325
ménnge; quelques chaudrons luisent sur les plaudies; des
paysans el îles paysannes attablés se livrent à leur grossière
joie rustique; le vin leur a monté à la tète et ils voudraient
danser pour finir la soirée gaiement. Mais pour dans' r, il
faut de la musi(jue, il faut un ménétrier hissé sur un ton-
neau et battant du pied la mesure, raclant du violon ou
pressant sous son bras le sac de cuir de la musette. Comme
les femmes se dépilent, un son nasillard et discord se fait
entendre dans le lointain ; le son s'approche, c'est une vielle
qui grince, tournée par un vielleur ambulant. — Bon ! s'écrient
les paysans, on ne saurait arriver plus à propos : et ouvrant
la porte, ils appellent le musicien.
Ce musicien, velu à la mode du Tyrol, veste sur l'épaule
chapeau pointu et barbe épaisse, n'est autre que François,
qui ainsi déguisé, tâche de gagner la frontière.
Les jeunes fdies, frappant des mains et sautant de joie,
entourent le vielleur; elles voudraient tout de suite lui faire
remplir son rôle d'orchestre tant les pieds leur frétillent.
François demande un peu de répit, il est accablé de fatigue;
il vient de faire une longue route, il a faim et soif et sommeil.
— Voici du pain et du vin, mangez et buvez, et dormez
même un peu sur ce banc ; après, vous ferez rage sur votre
instrument et nous danserons à perdre haleine, répondent les
paysans et les jeunes filles.
Fr.inçois les remercie et leur demande s'ils n'ont pas vu
une belle jeune fille nommée Pâquerette.
— Nous ne l'avons pas vue, lui répondent les paysans.
— C'est pourtant bien icr qu'elle m'avait donné rendez-
vous, dit François; elle devait y arriv' r avant moi.
Les paysans se retirent groupe par groupe pour laisser au
musicien le loisir de se reposer, et, resté seul, François,
malgré riiiquiélude que lui cauFC l'absence de Pâquerette,
s'étend sur le banc de bois, et, vaincu par la fatigue, tombe
de la rêverie dans le sommeil.
19
526 THKATRE.
A peine a-f-il les yeux fermés que son âme s'éveille dan^,
son corps endormi, et que le monde du rêve commence à
s'agiter autour de lui avec ses formes idéales.
Une vapeur grise se répand sur le théâtre; les objets réels
disparaissent, et trois figures mystérieuses sortent du sol,
aorcières, fées ou larves, espèces d'introductrices qui mènent
ame dans le pays dos chimères, hnissicresàvergc du monde
fantastique. Elles s'avancent avec dos gestes morts et des mou-
vements immobiles vers le jeune dormeur, dont elles délient
la personnalité et qu'elles dédoublent du fantôme intérieur.
L'esprit de François cède à l'évocation, ol quoique le corps
reste couché sur le banc, une forme pareille à lui s'avance
vers les sorcières.
— Que me voulez-vous? dit le François fantastique aux
étranges figures.
— Tu attends Pâquerette, ta fiancée; clic ne viendia pas,
mais si tu veux la voir nous allons te conduire près d'elle;
suis-nous.
François obéit; mais à peine a-t-il fait quelques pas que la
terre s'entr'ouvre sous ses pas et qu'il disparaît.
Les nuages, qui pendant celle scène ont amoncelé sur le
tliciitre leurs flocons opaques, se replient, se dissipent et s'en-
volent : les murailles enfumées de l'auberge, ont disparu, d
le regard tout à l'heure borné par de misérables obstacles
plonge dans un océan d'or et dazur, dans un infini lumi-
neux. — Un paysage magique aux eaux de diamant, aux
verdures d'émeraude, aux montagnes de sa|)liir, étale ses
perspectives bleues comme un Eden de Breugliel de Paradis.
Des femmes vêtues de robes de gaze blanche, où frissonnent
des lueurs d'argent, comme dos gouttes do rosée sur dos ailes
de libellules, sorlenl dos louflès do roseaux cl d'il is, ceinture
verdoyante, féeri(|ne, et se groupent autour de Pâquerette,
qui re[)résenlo, ici l'idéal, la nymphe des [tremières amouiY
su>si ra^unnunle |iour le paysan (pio pour lu poclc.
PAQUERETTE. 527
Aussitôt que le jeune homme aperçoit sa fiancée, il tend
les bras vers elle et s'élance pour aller la rejoindre, mais
tous ses efforts pour approcher de la blanche vision sont
impuissants; la charmante apjarition se dérobe toujours par
quelque moyen magique; tantôt vive comme un oiseau, elle
monte avec des ailes de sylphide au sommet des plus grands
arbres, tantôt elle prend les brode}uins verts de l'ondine
pour courir sans les courber sur la pointe des roseaux, et
suivre la volute argentée de la vague sur la rive. François
tâche de l'atteindre, et toujours il arrive trop tard : quand
Pâquerette est à droite, François est à gauche ; c'est un chasse-
croisé plein de fuites et de détours charmants ; enfin, pour
suprême effort, il gravit un rocher dont la pointe s'allonge
démesurément; il va saisir la fugitive, mais le pied lui
manque, il perd l'équilibre et tombe au milieu du lac.
— Cette chute dans le rêve a son contre-coup dans la réalité,
le dormeur se réveille.
— J'ai rêvé, dit-il en se frottant les yeux et en se dressant
de son banc.
Les paysans rentrent, pensant que le vielleur doit être
assez reposé.
— Maintenant que vous avez dormi, vous allez nous faire
danser, disent les jeunes filles impatientes, en lui présentant
sa vielle.
Comme François se disposé à les satisfaire, on entend au
loin un son de trompette.
A ce son bien connu, François effrayé dresse l'oreille et
rejette son instrument sur son dos.
— Cette trom[ietle annonce des soldats, il fait que je
pnrto.
— Pourquoi les craignez-vous? disent les paysans.
— Je ne les crains pas, mais je suis oblige de continuer ma
route, répond François;
I — Nous ne vous laîsseions pas piu'lir ain^i, s'écrient les
528 THEATRE.
jeunes filles en entourant François ; il faut d'abord que nous
dansions.
Pendant ces débats, le maréclial dos logis Bridoux et les
cav.iliers qu'il commande entrent dans l'auberire.
Le malheureux et ridicule Job Durfort, venu si maladroite-
ment à la caserne, au moment de l'évasion de sou remplaçant,
lait partie do l'escouade; il a l'air tout empêtre et lout
gauche dans son harnais militaire, et il emmêle à chaque pas
ses grandes jambes avec son sabre; sa mine pâle, abillue,
fatiguée, montre qu'il n'est pas né pour être un liis de
Mars, et montre de douloureux souvenirs de la maison pater-
nelle.
— Nous cherchons un soldat du régiment, qui a pris la
fuite, dit Bridoux en s'adressant à l'aubergiste, à qui il donne
le signalement du déserteur. — L'avez-vous vu ? .
— Non, répond l'hôtelier au maréchal des logis.
Pendant cette scène, François s'est assis à l'écart et tâche
d'échapper aux regards de ses anciens compagnons d'armes.
Pâquerette, parvenue enfin à l'endroit du rendez-vous,
entre dans l'auberge assez mal à propos, car, ainsi que le fait
judicieusement remarquer Bridoux : « Qnand on voit la maî-
tresse, l'amant ne doit pas être loin. » Attendons ici, l'a-
louette viendra d'elle-même se prendre au miroir ; puis,
apercevant le joueur de vielle dans son coin, il l'amène au
milieu de la scène en le toisant curieusement et Jui ordonne
lo charmer les oreilles de l'assistance par les sons mélodieux
(le sa musique.
François, qui a eu soin de se faire reconnaître de Pâque-
rette par qMC'l(|ue signe [tour qu'elle ne s(tit pas la dupe de la
fausse nouvelle (pi'il va déliili r, dit à Bridoux. — Vous cher-
chez un fo'dat qui s'est échappé ? i
— Oui, — tu l'as vu? demande avidement le militaire.
— Je l'ai vu, il est mort, réiiond Fran-ois.
— Mort! s'écrie Bridoux d'un air iricrédulc. '
PAQUERETTE. 329
— Oui, et il m'a donné cette croix d'or eu me chargeant
de la reniellre à sa fiancée, puis il s'est noyé sans qu'il me
fût [iossible de lui porter secours, car je ne sais pas nager.
Cette nouvelle désole Job, qui se voit définitivement con-
stitué soldat par le trépas de son remplaçant; mais elle ne
•^désole pas assez Pâquerette, dont la feinte douleur n'a pas
cette expression naïve qui persuade.
Bridoux, aussi fort sur le cœur humain que sur la théorie,
remarque que la mimique de Pâquerette n'est pas aussi dé-
sespérée qu'il conviendrait; et un signe d'intelligence, qu'il
surprend entre la jeune fille et le vielleur, ne lui laisse plus
de doute.
Il se rapproche lentement de François, qu'il examine avec
attention, et marchant droit à lui, il fait tomber soii chapeau
et lui arrache sa fausse barbe. François est découvert.
« Je te tiens, mon gaillard, s'écrie Bridoux ; tu m'as assez
fait trimer. A moi, soldats ! »
Les militaires se rangent autour de leur chef. François, se
voyant pris, tire de sa poche une tabatière et en lance le con-
tenu aux yeux de ceux qui veulent l'anèter. Pendant qu'a-
venglés par l'acre poussière, ils se frottent les paupières, et
maichcnt en se hcuilant les uni les autres d'une façon co-
mique, François, suivi de Pâquerette, a disparu et gagné la
forêt voisine, oii les cavaliers ne pourront le suivre.
DERNIER TABLEAU
Une division de l'armée française occupe Ujhaz, en Hongrie,
pendant la guerre du Palatinat. C'est dans cette ville que
François s'est réfugié ; il y a acipiis une petite fortune en
exerçant, avec succès, sa profession de menuisier. — Pâque-
rette, qu'il a épousée, cit bonquetière.
j30 THEATRE.
Quelques seigneurs ont formé le projet d'assassiner les of-
liciers français à la faveur d'une, fête que leur donnent les
notables d'Ujliaz. — Pâquerette découvre cette conspiration ;
L'Ile la révèle au général chargé du commandement supérieur,
Lt obtient pour récompense la grâce de son mari, qu'un con-
seil de guerre a condaniué à la peine de mort.
FIN DE PAQUERETTE.
LA PREMIÈRE REPRÉSENTATION
PAQUERETTE
Est-ce la peine, parce que nous avons écrit sous la dictée des
jambes de Cerrito ce feuilleton prématuré, qu'on appelle un livret de
ballet, d'aller chercher un critique au coin pour parler coinpendieu-
semenl de la chose? Sans amour-propre excessif , M . de Jouy pouvait di re
tout le bien du monde de la musique de Rossini dans Guillaii7ne
Tell, cela ne le regardait en rien ; nous ne voyons pas ce qui nous
empêcherait d'admirer, comn\e tout le monde, une charmante dan-
seuse. L'objection que nous avons expliquée par quelques lignes,
les scènes et les pas où elle déploie sa grâce, ne nous paraît pas va-
lable, et nous l'applaudircMis en toute sûreté de conscience, comme
le premier étranger venu, quoique notre nom ait été prononcé à ce
propos ; ne faut-il pas que tout soit signé maintenant, même le ca-
nard le plus inoffensif, même le ballet où on ne dit mot, et qui sera
bientôt la seule besogne que pourront faire les poètes, et les honi-
mes de style ?
Tous les pas de Cerrilo et de Saint-Léon — nous le disons sans
rougir — ont élé accueillis par des bravos enthousiastes. Dans le
premier tableau, on la voit sous un charmant costume de paysanne
tout de dentelles, de satin et de fleurs, qui a le mérite d'être de la
plus adorable fausseté ; au second, elle porte l'habit d'homme avec
une aisance et une gentillesse extrêmes ; au troisième, elle apparait
dans une vapeur de gaze blanche, où tremblent des frissons ar-
gentés ; au quatrième, la leste jaquette hongroise serre sa taille
mince ; et la bottine aux talons sonores emprisonne ses petits pieds,
— N'est-ce pas assez ?
532 THEATRE.
Si l'on voulait appliquer à cette chorégraphie les règles do Tes-
thétique, et si l'on tenait à perte;* le papillon avec une broche, il
serait difficile de prouver que tous les préceptes d'Arislote ne sont
pas exactement observés dans Paqucrcllc ; Faction y court après la
danseuse, et en trois bonds Ccrrito est loin.
L'on commence dans la Flandre française, et Ion finit en Uon-
grie. Pourquoi en Hongrie? Il nous semble a\oir donné de cela dans
le livret deux ou trois raisons qui ne sont pas trop bonnes ; mais
quand on a vu ce pas élincelant comme une valse de libellule sous
un rayon de soleil, qui peut dire que nous ayons eu tort de suivre
Cerrito jusqu'à une ville d'une orlhogiaphe diflicileet qui n'existe
peut-être pas plus que les jiorls de mer de Bohème dont parle
Shakspeare : elle nous aurait demandé Lima ou Tombouctou, que
nous lui aurions accordé le site de son pas. Il y a aussi un rêve qui
n'est peut-être pas trop logique ; mais il n'est pas plus mal amené
que les songes des tragédies couronnées par l'Institut, et, au lieu de
le dérouler en hexamètres, il est écrit en larlalane blanche, on mail-
lots roses, en couronnes de muguets, en jolies tèles qui se ptMichenl,
en beaux bras ronds qui se déploient, en roseaux qui s'entr'ouvrenl
pour laisser voir des sourires charmants à la lueur d'un soleil élec-
trique, répandant sur un lac une traînée de rubis ; — ce qui est
un avantage.
La musique est de M, Benoist, un homme de talent, modeste, et
dont les services sont bien appréciés à lOpéra, où il est chef de
chant. Elle est nette, vive, rhjtiimée, comme il faut que le soit la
musique de ballet. Les motifs charmants de valses et de quadrilles
y abondent, et tout l'hiver dansera sur les airs de Vaquer elle; n'allez
pas cependant mépriser trop vile M. Benoist, parce (pi'il a de la mé-
lodie ; il y a dans sa partition deux fugues, oui, deux fugues Irès-
/)ien renversées et parfaitement conduites : un bel os à moelle ^ ron-
ger pour les difficiles.
La j)iirlie purement chorégraphique a été exécutée par M. Saint-
Léon avec une habileté et une intelligence rares. Les groupes sont
bien dessinés, les attitudes gracieusi's, les évoiulions du corps de
ballet bien réglées; c'est son chef-d a'U\re. Ouant aux pas, il nous
suffira de dire que Saint-Léon a élé rappelé deux fois dans la soi-
rée, avec Cerrito. Le succès a été complet.
liire que Cerrito danse d'une manière charmante est une bana-
lité telle, que nous n'en avons pas le courage ; mais il faut insister
PAQUERETTE. 333
sur la façon dont elle a joné dans le second acte. Elle était née dan-
seuse, elle devient mime, et mime comique, ce qui est très-dif-
ficile à rOpéra. Les portions gaies du ballet ont été rendues par
elle avec un tact exiréme.
Berthier est très-ix»n dans le rôle de Bridoux et Coralli remplit
parfaitement la place laissée vide par Élie, ce mime fantastique et
bouffon.
(Feuilleton de la Presse, 20 janvier 1831.)
19.
GEMMA
BALLET EN DEUX ACTES ET CINQ TABLEAUX
MUMQUE DF. M. LE COMTE GABRIELLI
Représenté pour la première fois, à Paris, à l'Académie impériale de musique,
le 31 mai 1834.
PERSONNAGES:
GEMMA. ■ M"'^ Fanny Cerrito.
SaNTA-CROCE, magnétiseur. MM.Mérante.
MASSIMO, peintre. Petipa.
LE COMTE DE SAN-SEVERINO, tuteur de
Gemma. Lenfant.
GIACOMO, majordome. Bertoier.
REPPU, le marié. Bauchet.
BCiMFACClO, paysan ridicule. Petit.
AîsGIOLA, sœur du peintre. M""='L. Mauqcet.
MARIKTTA, la mariée. L. Tagi.ioxi.
B.ARBARA, suivante de Gemma. Aline.
Seigneurs, Paysans', Élèves, Dames, Paysannes.
La scène se passe aux environs de Tarente, dans le royaume de Naplcs,
vers le commencement du dix-septième siècle.
TUÉATRE.
ACTE niEMIER
PREMIER TABLEAU
Le llicStre roprésente un riche Loii>ioir dans le style du dix-sc^plième
siècle. Au fond, des grands trumeaux de glace; iiorlcs à dio.le el à
gauche.
La jeune comtesse Gemma, entourée de ses femmes et de
ses compagnes, essaye devant la glace la toilette qu'elle se pro-
pose de mettre au bal donné pour fêter sa sortie du couvent.
Les caméiistes lui présentent tour à tour des fleurs et des
diamants sans qu'elle arrête son choix, et ces diflerenls
groupes se répèlent gracieusement dans les miroirs. Gemma
a une double raison pour vouloir être belle; Massimo, le
célèbre peintre de Naples, fait son poitrait, et ce portrait,
destiné à être mis sous les yeux du prince de Tarente, a eu
un tout autre résultat que celui espéré par le comte de San-
Severino, qui rêve pour Gemma, sa pupille, une haute alliance;
car la jeune fille, pendant les séances assez nombreuses, s'est
éprise du bel artiste. Massimo va venir achever son ouvrage,
comme l'indiquent le chevjlet et la toile placés dans un coin
de la cluimbrc.
Pendant que les femmes se sont éloignées pour aller cher-
cher quelques p irures, une porte s'ouvre mystérieusement, et
Genmia, en arrangeant sa coiffure, voit du fond de la glace
deux yeux ardents et fixes s'allacher sur i lie avec une expres-
sion étrange; lorsqu'elle se retourne, l'honnuc qui projetait
cette image a déjà disparu ,
GEMMA. 537
Cette apparition efTraye et trouble Gemma ; elle t'prouve un
malaise subit, une longueur inexplicable; le premier fil du
réseau qui doit l'enlacer est noué, et bien qu'elle s'imagine
• avoir été le jouet d'une liallucination, elle e^t sous le charme.
Lliomme ([ui a" pénétré dans le boudoir de Gemma, par le
moyen d'une caméristo infidèle, est le marquis de Santa-
Croce ; un débauché et un dissipateur cherchant à réparer par
l'alchimie et les sciences occultes les brèches faites à sa for-
tune ; il a, dans ses travaux hermétiques, retrouvé le secret
du magnétisme connu autrefois des adeptes, et dont Mesmer
sera plus tard le grand prêtre; de cette force inconnue il se
sert pour satisfaire ses passions ; il a résolu de dominer Gemma
et delà contraindre à l'épouser; mariage qui lui donnerait plus
d'or que ses alambics et ses creusets.
N'entendant pas de bruit et jugeant Gemma seule, le mar-
quis de Santa-Croce rentre, et voyant la jeune fille affaissée
5ur un fauteuil, -il étend les mains vers elle et lui fait des
passes magnétiques. Cédant à celte influence irrésistible,
Gemma se lève chancelante, endormie, n'ayant plus de libie
arbitre et fascinée comme l'oiseau par le serpent. Elle tourne
autour de Santa-Croce avec tous les signes de la passion ; elle
se penche amoureusement vers lui, l'enlace de ses bras, car
telle est la volonté du magnétiseur.
Le majordome Giacomo entre, laissant à peine le temps à
Santa-Croce de se cacher derrière un rideau ; il vient annoncer
l'arrivée du peinire et semble tout surpris de voir sa maîtresse
debout, immobile, dans une pose extatique et ne lui répon-
dant pas : il se retire fort intrigué. Santa-Croce réveille Gemma
et s'esquive par la porte secrète.
La jeune fille sort comme d'un rêve et ne se souvient pas
de ce qui s'est passé, comme cela arrive dans le sommeil ma-
gnétique.
Massimo viei.t termiuer le portrait. —Gemma, en cher-
< liant à se remettre dans la pose, forme un groupe avec ses
Z-,% THEATRE.
compagnes. Pendant que l'ai-ti^to travaille, oubliant son rôle
(le modèle, elle quitte sa place et se pendic sur l'épaule du
])cintre, qui brouille au hasard les couleurs sur sa palette,
tioublé par la beauté de Gemma, dont il devine et partage
l'amour.
On annonce le marquis de Santa-Croce; il veut voir de
quelle manière Gemma, éveillée, le recevra, et quel progrès a
fail sou inlluence. Par un effet de coutraste assez comumn en
magnétisme, la jeune comtesse, à l'état de veille, ressent
l'aversion la plus profonde pour celui qu'elle aime endormie,
comme si son âme voulait se venger de la violence qu'on
exerce sur elle. Lorsque Santa-Croce s'approche d'elle et la
salue, elle frissonne et pâlit ; lorsqu'il s'incline sur sa main
pour la baiser, elle fait un geste d'horreur, et laisse tomber
avec mépris la rose qu'il lui oflie : ces marques d'aversion ne
font pas sortir Santa-Croce de sa froide et hautaine politesse;
il contient du regard Massimo irrité et jaloux, et répond
courtoisement au comte de San-Scverino, tuteur de Gemma,
qui l'invite à la fête donnée pour sa pupille, ainsi que Massimo,
et Angiola, sœur de l'artiste.
Resté seul un instant, Santa-Croce ramasse la rose dédai-
gnée et la magnétise; il met sa volonté et son désir dans le
cœur de -la fleur épanouie, et lui donne la puissance d'attirer
Gemma qui, en effet, revient bientôt sur la pointe du pied,
les bras élendus, et se dirige vers la rose qu'elle respire avec
délices et place à son corsage. — Le marquis, caché dans
l'ombre, assiste à cette scène et sourit orgueilleusement. —
Genmia sera à lui. — La rose agira sur elle, et, à la fin du
bal, il enli;vera sa conquête. — Des amis sûrs, à qui il donne
ses instructions, l'aideront dans cette entreprise hasardeuse.
GEMMA.
DEUXIÈME TABLEAU
Une galerie illuminée à giorno, avec des colonnes et des arcades, laissniil
entrevoir au bas d'une terrasse des jardins vaguement éclairés par la
lune, et des ruines d'édifices.
Les invités affluent dans la salle du bal, les danses se for-
ment et se succèdent ; Gemma porte au côté la rose de Santa-
Croce, et reste soumise à son influence; aussi l'accueille-
t-elle favorablement lorsqu'il se présente à elle. Massimo,
jaloux qu'elle ait mis près de son cœur cette fleur d'abord dé-
daignée, lui en demande le sacrifice; Gemma, cédant à la
puissance de l'amour vrai, tend au jeime artiste le talisman
corrupteur, et, redevenue maîtresse d'elle-même, danse avec
ses amies et avec Massimo. — Santa-Croce a tout vu, et se
promet de ressaisir son pouvoir. i
Quand Massimo reconduit Gemma à sa place, la danse ter-
minée, le marquis s'approche et invite la jeune fille à son
tour. Celle-ci, rendue à son antipathie naturelle, refuse de
danser avec Santa-Croce, dont la figure paie, les yeux impé-
rieux et la bouche dédaigneuse, lui inspirent de l'effroi comme
une apparition surnaturelle, et se prétend fatiguée par la
lumière, le bruit et la chaleur; elle se lève, et demande à son
tuteur, le comte de San-Severino, la permission de se retirer,
en le priant de ne pas interrompre la fête pour cela ; les
danses continuent : Sanla-Croce, se tournant vers la porte par
où est sortie Gemma, concentre sa volonté et ordonne menta-
lement à la jeune fille de reparaître dans la salle de bal. En
tOet, Gemma revient à pas de slaUie ou de fantôme, se mou-
vant d'une manière automatique; ses yeux grands ouverts
semblent ne pas voir. Elle se dirige vers Santa-Croce, lui
prend la main et l'entraîne dans le cercle de la danse; le
310 THEATRE
comte de San-Severino hausse les épaules en souriant de ce
caprice déjeune fille, changeant d'avis d'une minute à l'au-
tre; le peintre sent renaître sa jalousie, et ne sait que pen-
ser; les invités s'écartent avec éloinieraent, et alor-; a lieu un
pas magnétique entremêlé de valse, et dirigé par Santa-Cioce,
entièrement maître des mouvements et de la volonté de
Gemma, qui le suit comme une omhie docile; lorsque la
danse se ralentit, il pose la main sur le coeur de la jeune fille
et la ranime comme par enchantement ; cette danse animée
et morte, amoureuse et endormie, a quelque chose de surna-
turel et de magique qui frappe l'assemhlée de stupeur et
l'engourdit comme par un charme; Santa-Croce dirige les
pas de Gemma de manière à se rapprocher du fond de la
salle, et l'culraîne pt^u à peu du côté de la terrasse; deux ou
trois poses enlevées ont fait franchir à Gemma le cercle des
spectateurs; commandée par un geste impérieux, elle s'éloi-
gne de phis en plus. Déjà sur sa rohe blanche, éclairée tout à
l'heure par les lustres du bal, brille la lueur sulfureuse des
éclairs, car pendant celle scène l'orage a envahi le ciel, et
ajoute à la terreur superstitieuse (ju'inspire le marquis de
Sanla-Croce, £ou|;çonné de sorcellerie et d'intimité avec le
diable ; les affidés du magnétiseur s'avancent et enlèvent
Gemma, tandis que Santa-Croce contient l'assemblée d'un re-
gard foudroyant et satanique. Massimo éperdu essaye de fran-
chir le cercle d'épouvante dont s'entoure Santa-Croce; m:iis
celui-ci lui fait sauter l'épée des mains^ descend à reculons
l'escalier de la terrasse et disparaît. Giacomo le majordqme
se précipite sur ses pas.
GEMMA. 541
ACTE SECOND
TROISIÈME TABLEAU
Une salle délabrée dans un vieux cliàtcau, retraile et laboratoire
de Santa-Crocc.
Gemma, plongée dans le sommeil somnambulique,est r^\Q-
tue d'un costume de mariée. On lui pose sur la tête une cou-
ronne blanche, et dominée par la volonté de Santa-Croce, qui
la présente à ses amis, elle a signé un contrat de mariage ;
endormie, elle aime Santa-Croce, séduite par une fascination
diabolique qni cesse lorsqu'elle se réveille. La porte s'ouvre
avef. fracas, et Massimo se précipite vers la jeune comtesse,
qu'il trouve prête à se rendre à la chapelle. Ces blancs voiles
de mariée le surprennent et l'épouvantent; il croit ù une
violence, mais Santa-Croce sourit dédaigneusement et le laisse
interroger Gemma, qui répond que tout son amour est pour
le marquis, et se réfugie contre son cœur comme pour se
soustraire aux emportements de Massimo. — Si vous dou-
tez encore, lisez a contrat, voyez cotte signature, dit Santa-
Croce, et cessez do poursuivre de votie amour nue femme
qui le repousse et appartient à un autre. Massimo voit le nom
de Gemma apposé au bas de l'acte, et ne peut j)his douter de
l'asserliou du manpiis, trop bien confirmée, hélas! ]>ar l'alti-
tude impassible et froide de la jeune femme, ([ui n'a j'as
même l'air de se souvenir de lui. Ainsi ces yeux si doux m-n-
(aient, et les pro:i;esses de bonlieur qu'il avait cru y lire
étaient fausses! — Tout cela n'était qu'une dissi:nuIation
342 THEATRE.
pour cacher l'amour qu'avait su inspirer ce Santa-Croce, à
qui l'on témoignait publiquement tant d'aversion; ce coup est
trop fort pour le cœur et la tète de l'artiste. Sa raison se
perd, et il s'élance hors de la salle avec tons les signes de
l'égarement.
Le marqui?, resté seul avec sa fiancée somnambuli(iuc,
l'éveille, voulant juger de la mesure de son pouvoir. En se
trouvant dans cette chambre inconnue en face de Santa-Croce,
Gemma éprouve la plus vive terreur et ne peut concevoir
comment elle a été transportée de la salle du bal de son châ-
teau à ce repaire sinistre. Tout ce qu'elle comprend, c'est
qu'elle est au pouvoir de Santa-Croce, et elle tremble comme
la colombe devant le milan ; un désespoir mêlé d'épouvante
la saisit lorsque son ravisseur lui montre le contrat de ma-
riage signé Gemma. C'est donc le démon qui a conduit sa
main, car elle ne se rappelle pas les actions qu'elle a faites
sous rinfluence magnétique, et reste frappée de stupeur à
cette preuve accablante de l'amour que Santa-Croce prétend
qu'elle a pour lui. — Le magnétiseur, sachant qu'il ne pourra
jias giirder toujours sa femme plongée dans le sommeil exta-
tique, essaye de la passion humaine et des moyens de sMuc-
tion ordinaires; il se jette aux pieds de Gemma, lui couvre
les mains de baisers et veut l'enlacer dans ses bras : la jeune
fille se dérobe à ses étreintes, cherche à se sauver, mais les
portes sont fermées soigneusement. Nulle chance de salut. —
La lutte recommence, et Gemma arrache de la ceinture de
Sanla-Croce un poignard dont elle le menace, et que lui
anache Barbara la suivante gagnée par Sanla-Croce. Une
seule ressource reste à Gcnmia. Une lénèlre est ouverte, elle
y court, et, saisissant la branche d'un arbre voisin, elle se
précii)ite. Au bas de la muraille rôdait (liacoiiio, le fidèle
majordome qui n'avait pu pénétrer dans le cliàleau. — Il re-
cueille sa jeune maîtresse, et l'emporte au galop sur la croupe
de son cheval.
GEMMA. 545
QUATRIÈME TABLEAU
intérieur simple et rustique d'une salle transformée en atelier de peintre ;
çà et Ij, des plâlres, des esquisses appendues aux murailles, des clic-
• valets, et, dans un angle, un grand cadre recouvert d'un voile.
Massimo, fou d'amour el de douleur, n'écoute pas Angiola,
sa sœur, qui cherche trie consoler, — Ses regards ne peu-
vent se détacher d'une esquisse qu'il a faite de souvenir et qui
représente Gemma; cette image semble raviver son chagrin,
et sa sœur l'emmène doucement. La jeune comtesse, cher-
chant un abri, arrive guidée par Giacomo.'E!le reconnaît An-
giola et lui conte son évasion du château de Santa-Croce;
jamais elle n'a cessé d'aimer Massimo, et sa trahison appa-
rente provient sans doute d'un enchantement ou d'un philtre; ■
elle ne peut se l'expliquer autrement; la griffe du diable se
montre dans tout cela. Quant à la folie de Massimo, elle se
fait fort de la guérir. — Pour l'accoutumer à la revoir, elle
se place dans le cadre et se substitue à la peinture, dont elle
prend l'attitude. Massimo rentre et voit l'image lui sourire
doucement, lui tendre ses bras, se détacher de la bordm'e et
venir à lui. Après une suite de poses coquettement amou-
reuses. Gemma fait comprendre à Massimo qu'elle n'est pas
un vain fantôme, et peu à peu la raison revient à Massimo.
— On frappe à la porte avec violence; Gemma, effrayée, re-
monte dans son cadre sur lequel on tire un voile. Santa-Croce
paraît sur le seuil et inspecte 1^ chambre du regard; il est à
la recherche de la jeune comtesse. N'apercevant que des
miu's et des tableaux, il se retire pour continuer ses pour-
suites :, ce danger évité, Gemma, sous un déguisement de
paysanne, accompagnée de Massimo, d'Angiola et de Giacomo,
également travestis, tâchera de regagner le château de San-
344 THEATRE.
Séverine. Barbara, la suivante, gagnée par Santa-Croce, et
qui croyait servir les amours de sa maîtresse, l'a rejointe
toute repentante de sa faute, dont elle a obtenu le pardon.
CINQUIÈME TABLEAU
Un sile montagneux. Ravin profond où se jette un torrent traversé par
un pont. A droite et à gauche, sentier tjillé dans le roc. Sur le devant,
une lotanda.
Un cortège nuptial descend de la montagne sur laquelle
s'étagent pilloresquement des groupes de jeunes filles et de
jeunes garçons. Beppo et Marietta. le plus joli couple du vil-
lage, se marient, et la noce se fait à la locanda. Gemma, Mas-
fimo, Angiola, Barbara, précédés de Giacomo déguisé eu pif-
feraro, tombent au milieu des danses et sont joyeusement ac-
cueillis. — Bjrbara dit la bonne aventure aux jeunes fdles;
Giacomo joue de la musette; Massimo et la jeune comtesse
exécutent une danse des Abruzzes, et Bonifaccio, grand im-
bécile du village, est lutine par les enfants, qui se moquent
de lui.
Santa-Croce, suivi de ses acolytes, ai rive et reconnaît
Gemma sous ses habits de paysanne ; il arrête sur elle ses
yeux fasciuateurs et la contraint de venir se ranger à côté de
lui. Massimo cherche à s'y opposer, mais le marquis déploie
le contrat de mariage et dit «pi'il vient reprendre sa femme
comme il en a le droit; déjà il entraîne Gemma vers le sentier
de la mont igue. Massimo prétend cpie c'est un imposteur, un
sorcier, et ameute les paysans. — Une lutte entre ceux-ci et
les aCfidés du marquis s'engage; Massimo ariache l'épée de
l'un d'eux et court par le sentier opposé pour barrer le pa-s-
sage à SanlaCroce, qui dépose Gemma sur un quartier de
GEMMA. 54-»
roche au sommet de la montagne et dégaine. Les fers s'en-
gagent, se cherchent, s'évitent, et après quelques alterna-
tives, une hotte poussée à fond par Massimo touche le mar-
qnis. — liC hiessé glisse du pont dans le lit du torrent qui le
roule et l'engloutit au fond de l'abîme. — Gemma est ra-
menée sur le devant dn théâtre par les paysans, et Massimo la
reçoit dans ses hras. — Rien n'empêche plus leur union, à
laquelle le comte de San-Severino ne s'opposera pas, car sa
pupille a éié sauvée par l'artiste. — La toile tombe sur ce
groupe. ^
FIN DE GEMMA.
LA PREMIÈRE REPRÉSENTATION
GEMMA
Nous voici juge et partie dans notre propre cause ; cela nous em-
barrasserait fort s'il n'était question d'un biillet, c'est-à-dire de la
chose la moins !-illéraire du monde, — puisque c'est uue œuvre
muette, — et qui, par conséquent, pouiTail être d'un Chinois, d'un
Patagon ou d'un Papou de la mer Pacifique. Notre travail s'est borné
à tracer quelques lignes de craie sur le plancher pour servir de pré-
texte à la pantomime et aux pas de Fanny Cerrito. Le mérite tout
entier en revient à la charmante danseuse qui en a composé et exé-
cuté la chorégraphie avec tant de grâce et de perfection.
Nous ne connaissons de ballet réglé par une femme que la Volière
de Thérèse Elsslcr, qui n'eut pas grand succès et qui cependant n'é-
tait qu'en un acte; c'est un rude labeur que de mettre sur pied cinq
grands tableaux où il y a souvent plus de cent personnes en scène,
doiil lous les gestes doivent être dessinés et rhytlimés depuis le cho-
ryi II e pincé pi'ès de la rampe jusqu'au dernier figurant qui se tré-
mousse obscurément au fond du théâtre. Il faut que le ciiorégraphc
soit à la fois poète, peintre, musicien et instructeur de recrues
pour discipliner et faire manœuvrer ces masses; ce sont des qualités
difliciles à réunir. — Fanny Cerrito a accompli cette tâche difficile
de façon à surprendre ceux qui doutaient le moins de S(»n talent.
La donnée est empruntée au Ihilsamo d'Alexandre Dumas. Ce
contraste de la femme amoureuse tant qu'elle est sous la domina-
tion (lu magnétisme, faroiu lie et pleine de répulsion, (juaiid elle est
éveillée, jiour l'homme qui la fascine pendant i.a torpeur somnam-
buliquc, nous semblait offrir des ressources à la pantomime et à la
dunsc. Los applaudissements prodigués à la Cerrito nous ont fait
voir que nous avions deviné juste.
GEMMA. 347
te libretto d'un ballet est comme une toile sur laquelle le clioré*-
grajilie peint un tableau, et nous pouvons parler de Gemma aussi
librement que Desforges, le inarchand de couleurs, parlerait d'un
tableau de Couture ou de MuUer dont il aurait fourni le châssis.
S'il y a des fautes, elles sont de nous, qui n'avons pas suffisamment
tendu la toile ou ne l'avons pas choisie d'un grain assez égal : tous
les mérites appartiennent au peintre.
Il n'est peut-être pas bien nécessaire de vous raconter comment
le marquis de Santa-Croce se sert de son pouvoir magnétique pour
enlever Gemma, jeune héritière dont la beauté et la fortune lui con-
viennent fort, comment il obtient d'elle, pendant qu'elle est endor-
mie, la signature d'un contrat de mariage, et comment Gemma,
éprise d'un jeune artiste, parvient 'a sortir du cercle magique oiî
l'enferme le marquis, et ressaisit son bbre arbitre par la mort de
ce dernier, tué en duel sur le pont du Torrent, comme dans un mé-
lodrame du temps de Guilbert de Pixérécourt, et nous préférons
nous occuper tout de suite des artistes.
Le lever du rideau, où l'on voit Gemma, entourée de ses compa-
gnes et de ses femmes, essayer devant une immense glace ses pa-
rures de bal avec mille coquetteries, est d'un effet charmant et d'une
difficulté qu'on n'avait pas encore essayé de vaincre : — dix ou
douze personnes, se mouvant, s'inclinant, se relevant, dansant avec
un double qui répète leurs gestes renversés, comme le ferait la ré--
flexion d'un miroir, exigent un ordre, une précision et un ensemble
presque impossibles à obtenir. — Il a fallu, pour arriver à ce résul-
tat si exact et si gracieux à la fois, l'énergique persévérance de
Cerrito, qui s'est choisi dans mademoiselle Mercier, l'ombre la plus
fidèlement blonde et la plus identiquement jolie qu'on puisse rêver.
La scène où, sous l'inlluence du magnétisme, Gemma entoure de
caresses voluptueusement mortes, et d'où la volonté est absente, le
marquis de Santa-Croce qu'elle hait et qu'elle craint, a été rendue
par la charmante danseuse avec une poésie et une puissance mimi-
ques qu'on ne lui connaissait pas encore à ce degré.
Quelles évolutions gracieusement incertaines, quels vols circulai-
Ires d'oiseau fasciné par un serpent, lorsqu'elle tourne autour de la
' rose d'abord dédaignée et jetée à terre, où Santa-Croce a concen-
tré sa volonté comme un parfum vertigineux, comme elle s'appro-
che petit à petit, peureuse et charmée, enivrée, malgré elle, de
l'odeur perfide ; comme elle en aspire l'arôme troublant, chargé de
318 THEATRE.
commandement et de désir ; comme clic presse sur son cœur avec
un mouvement fébrile cette fleur empoisonnée et qui brûle ainsi
que la robe de Nessus ; et comme, lorsque l'amant jnloiix Ta arra-
chée, celte fleur maudite, cette rose ronge du feu d'enfer, la pauvre
enfant, réveillée de son mauvais rêve, revient à son véritable amour
et rebute et traite du haut en bas son diabolique séducteur! Mais
Santa-Croce reprend bientôt son empire dans une valse magnétique
pleine de séduction et d'entraînement.
C'est un spectacle singulier que cette jeune fille pâle, en robe de
bal, aussi défaite, Tœil nacré et fixe, suivant avec une dotilifé auto-
matique le sombre maitre qui la guide dans les nœuds et replis de
cette danse dont il est le centre, qui la rapproche et l'éloigné, la
ralentit et la précipite, la fait tourbillonner ou la suspend à son
gré; l'éminente artiste a exprimé admirablement, dans cette danse
de fantôme, l'absence de vie et de volonté propre ; on dirait une
ombre évoquée au milieu d'un bal par un magicien et obéissant à
une conjuration impérieuse ; on ne saurait mieux comprendre et
rendre l'allure surnaturelle du somnambulisme.
Dans le troisième tableau purement diamatiquc, et où la danse
n'intervient pas, Fanny Cerrito s'est monliée excellente mime; lors-
qu'elle est rappelée à la vie réelle, son effroi de se voir vêtue d'ha-
bits de mariée, dans ce château sinistre, sans qu'elle puisse com-
prendre comment elle y a été amenée, son désespoir en présence de
l'inexorable résolution de Santa-Croce sont rendus avec la plus pa-
thétique vérité.
Le pas du tableau quand, échappée des griffes du vautour, Gemma
s'est réfugiée chez le peintre, e>t d'une grâce extrême ; jamais la
célèbre danseuse n'a trouvé des poses plus voluptueusement penchées,
et d'un dessin plus délicieux. — Dans de certains moments elle rap-
pelle la Psyché de Canova inclinée sur l'amour; ses blanches mous-
selines font J'illusion du marbre blanc ; et certes le .sculpteur n'a
pas arrondi dans le Parcs ou le Carrare des bras plus souples, plus
caressants et mieux tournés.
L'ahruzzaize, — nous ne savons si la formation de ce mol est
bien correcte, mais peu importe, — étincelle de verve méridionale, •
'jI contraste heureusement avec le caractère vaporeux des autr.'S
pas dansés par l'artiste,— elle l'enlève avec un feu, un entrain cl
une rapidité précise admirables, — Aussi les applaudissements, les
rappels, les pluies de bouquets el les couronnes ne lui ont pasmaii-
GEMMA 349
que. Un instant la scène a été tellement encombrée de fleurs que la
danse s'est presque trouvée arrêtée.
Mérante, chargé presqu'à Timproviste du rôle de Santa-Croce,
abandonné, nous ne savons trop pourquoi, par le célèbre mime
venu do Naples exprès pour le jouer, s'en est acquitté de façon à ne
pas faire regretter son devancier; il a su lui donner une physiono-
mie sinistre et fat;ile, en accentuant avec art sa figure délicate et
jeune, et plus faite pour exprimer les sentiments tendres que les
passions farouches. Ses gestes ont de Tautorité, son regard de la
fascination, et ce rôle a montré un mime intelligent dans un jeune
homme, qu'on ne connaissait, jusqu'à présent, que comme un dan-
seur gracieux et léger.
Petipa, l'amoureux aimé sans aucun sortilège, a dansé et mimé
son rôle avec ce parfait sentiment dramatique dont il nous avait déjà
donné des preuves dans Gisellc et dans la Péri. — Etre amoureux
et déclarer sa flamme en faisant des ronds de jambe est un exercice
facilement ridicule; mais Petipa sait être un jeune premier choré-
graphique toujours élégant, spirituel et passionné.
Jlademoiselle Louise Marquet, dans le petit rôle épisodique de la
sœur du peintre, porte à ravir un charmant costume qui rehausse sa
beautédestatue,et se mêle avec intelligence à l'action qu'elle traverse.
Berlhier, le majordonne, donne du relief à une figure à peine
indiquée ; il sait faire rire, chose difficile et dangereuse à l'Opéra.
Le pas de deux, dansé par Cerrito et Pelipa, est fort joli, ainsi
que le pas de quatre où figurent M. Priant et mesdemoiselles Robert,
Emaro\ et Legrain. A propos de mademoiselle Legrain, disons que
cotte jeune danseuse nous paraît destinée au plus brillant avenir ;
elle a une force, une souplesse et une netteté merveilleuses. On
n'est pas plus hardie, plus vigoureuse et pins légère.
Le pas de deux par M. Bouchet et mademoiselle Taglioni a excité
un véritable enthousiasme ; — outre qu'il est très-bien inventé,
dessiné et réglé, il est exécuté à ravir. — Mademoiselle Taglioni est
si vive, si preste, si fine, elle touritilloniic avec une rapidité si
éblouissante, elle .s'enlève si aisément, que c'est plaisir de la suivre
dans ses gracieux méandres.
Pour rendre justice à tout le monde, il nous faudrait écrire une
lit;inic plus longue que celle imprimée en tête des comédies à inler-
inèclcs de Mulière. IVous nous arrêtons do;ic ici.
Après avoir félicité MM. Rubé et Kolau de leui belle décoralim
550 THEATRE.
du cinquième tableau dont l'aspect abrupt et sauvage ajoute à la
terreur causée par ce rebondissement de rocher en rocher, et cette
chute de vingt pieds de haut du marquis, percé d'outre en outre,
pour ses crimes, arrivons à notre collaborateur le comte Gabrielli qui
peut revendiquer une bonne part du succès.
M. le comte Gabrielli, qui a écrit la musique de Gemma, s'est fait
en Italie un nom populaire, comme compositeur de ballets ; sa nou-
velle partition, émaillée de fraîches mélodies toujours dans le senti-
ment de l'action mimique, respire celte facilité et cette verve en-
traînante que l'on retrouve dans presque toutes les œuvres des
maîtres de l'école italienne ; quant à son orchestration, elle est
traitée avec un soin, une sobriété et une élégance qui attestent l'im-
portance attachée par M. le comte Gabrielli à cette partie souvent né-
gligée même par les plus célèbres compositeurs d'au delà des monts.
Si l'auteur du ballet de Gemma trahit quelquefois sa nationalité
par le rhythme, la coupe et les formules de ses pensées mélodiques,
il sait aussi éviter les réminiscences et donner un cachet individuel
à chacune de ses inspirations, par le coloris et la variété de son
orchestre ; il possède à fond le secret et les ressources de chaque
instrument ; il en connaît toutes les variétés de timbre, et il arrive
souvent à des effets pleins de charme et d'originalité par des moyens
simples et de bon aloi.
Il est impossible de rendre par des détails plus ingénieux et des
broderies plus délicates la scène de coquetterie du premier tableau;
la pantomime amoureuse entre Gemma et Massimo est exprimée
par un chant de violons et de violoncelles d'une tendresse inexpri-
mable ; la scène du magnétisme entre la séduisante danseuse et le
marquis de Santa-Crocc est d'un style tout à fait dramatique, et
l'orchestre peint avec une vérité et un sentiment qui méritent les
plus grands éloges tous les tressaillements et toutes les émotions
qui agitent le. cœur de ki jeune femme, pendant tout le trmps
qu'elle reste soumise au pouvoir du magnétiseur. M. le comte Ga-
brielli, débute avec assez d'éclat sur noire première scène lyrique,
pour que nous espérions, de sa part, une seconde inlidélilé aux liiéà-
tresdc ses succès où l'ont si souvent acclamé le» applaudissements
et Icb bravos de sc&.com|)atriote8.
(Fcuiliclou du la Premc, 15 juin 18ol.)
Y AN KO LE BANDIT
BALLET-PANTOMIME EN DEUX ACTES
MUSIQUE DE M. DELDLTEZ
Ropivsenlé pour la première fois sur le ihéàlrc de la Porle-Saint-Martin
le 22 avril 1858 *.
PERSONNAGES-.
YVNKO.
CHEF DE PANDOURS.
LE SEUACHANEU.
L'HOTELIER.
UN MUSICIEN.
Idem.
UN VIEILLARD.
VASSILIA.
YAMINI.
L'HOTELIERE.
LA SERVANTE.
MM. Honoré.
BRICHAttD.
Marchand.
pERIJINAXn.
Qlixche.
Resosibe.
Lécole.
M""" GfJCHAr.D.
Battaglini.
Louise.
COUSTOU.
DANSEUSES'
JImo. Qi-ICIIARD, BaTTACLIM, TkRÈSA, DaBBAS, A.'TORG ET SeGAI'D.
' Ce ballel fut représenl,'; pour la soirée de réoiiverliire ilu liu'ùlie do
l:i l'ortc-Saiiil-Martiu, et la pièce imprimée lut distribuée dans la salle
le soir de la première représentation.
552 THEATRE.
ACTE PREMIER
LE CABARET SUR LA CIlUVERE.
Le théâtre représente une salle blanchie à la chaux; prand poêle; porte
au fond; dans les angles, tonneaux recouvcits de vieux bouts de ta-
pisserie. Deux ou trois tables grossières avec des bancs contre le mur.
SCÈ^'E PREMIÈRE
Yanko et sa bande se sont icfngiés au cabaret, sur la
bruyère. L'hôtelier, mécontent de la présence de ces prati-
ques dangereuses, voudrait les livrer aux pandours, mais sa
femme les favoris:\ Natcka, la servante, propose de les ca-
clier dans la cave, dont elle soulève la trappe; ks bandits et
leur chef y descendent.
SCÈNE II
Les pandours qui cherchent Yunko fr.ippeul à la porte du
cabaret; on leur ouvre après (jueNjue hésitalion. Le chef dos
|)audours fait coller stu' la nnuaille une pancarte contenant
le signalcmt nt d' Yanko, et promotlant 2,000 florins de ré-
compense à qui le livrera. L'hôlelier aurait bonne envie de
gagner la somme : sa (eumie et Natika l'eu einpn lient.
YANKO LE BANDIT. 553
SCÈNE III
L'escouade se retire. Les bandits sortent de la cave, et,
malgré les représenialions de riiùtcsse, qui leur reproche
leur imprudence, ils se font servir à boire. Un bruit de tam-
bours de basque se fait entendre au dehors.
SCÈNE IV
Une troupe de jeunes tsiganes (bohémiennes) pénètre en
dansant dans le cabaret, suivie des musiciens, leur orchestre
ordinaire; des paysans et des paysannes serbes, valaques,
moldaves entrent avec elles, attirés par'la musique, et se ran-
gent le long des murs.
DIVERTISSEMENT.
Lfs bandits dansent avec les bohémiennes. La pujala (pas
national) est exécutée par Yanko et Natcka.
SCÈNE V
Yamini, la reine des tsiganes, et Vassilia arrivent ensemble
quelques instants après leurs compagnes. Toutes deux ont
des prétentions sur le cœur d'Yanko, dont la hardiesse, la
galanterie et lu généro^ité servoiil Jo thème aux liallados po-
pulaires, et elles l'ont assaut de .séduction joui' I(> ('.éciil r eu
20.
354 THEATRE.
faveur de l'une d'elles. Entre ces deux belles filles Yanko lié-
sile; tantôt il regarde Yamini, tantôt Vassilia; son choix
tombe enfin sur la dernière, au grand courroux de la reine
des tsiganes. Yamini, outragée dans sa beauté et dans son
amour, résout de se ^'Bnger. Heureusement Ya>silia a com-
pris les projets de sa rivale, et, ne pouvant parler devant
elle, feint de vouloir tirer les cartes à Yanko; elle l'aver-
tit ainsi, d'après les figures du jeu étalé en cercle, qu'une
femme brune le trahit et qu'une femme blonde veut le sau-
ver. Yamini se sert de son autorité pour écarter Vassilia.
Yanko, mis en défiance, a repris ses armes et donné ordre
à ses bandits de se tenir sur leur garde; il leur commande
même d'arrêter la reine des tsiganes. Ils vont la saisir, mais
la terreur superstitieuse que leur inspirent les gestes caba-
listiques d' Yamini leur fait làclier prise, et la reine marche
vers la porte d'un pas majestueux.
. SCÈNE VI
Sur le seuil, Yamini rencontre un homme enveloppé d'un
long manteau, à tjui elle dit à l'oreille une phrase mysté-
rieuse. L'honnne entre silencieusement, et il e^t bientôt suivi
de quelques autres également drapés de manteaux.
SCÈNE VIÏ
Les bandits, dans Icnr joyeuse insouciance, se mettent 5
valser avec les tsiganes ; les nouveaux venus laissent tomber
leurs manteaux et montrent leurs uniformes de pandours;
fANKO LE BANDIT. S55
Yanko dégaîiie ainsi que ses bandits, et une lutte s'engage.
Les paysans, les paysannes, les bohémiennes cherchent à pa-
ralyser les mouvements des pandour^; elles les retiennent et
les enlacent de leurs écharpes. Yanko, protégé par Vassilia,
parvient à s'échapper à travers le cli({uelis des sabres et lu
fumée des coups de pistolet.
'ACTE SECOND
LA PUSTA.
Le théâtre représente la Pusta. On nomme ainsi des plaines coupées de
marnis et de flaques d'eau qui s'étendent à peite de vue dans les con-
trées que traversent la Iheiss et le bas Danube. Quelques cimes de
vieux saules, quelques perches de puits, semblables à des antennes de
navire, rompent seules l'unilormité horizontale du paysage. C'est là
qu'errent les troupeaux et que campent les tsiganes.
SCÈNE PREMIÈRE
Les tsiganes, près de leurs chariots dételés, se livrent à di-
verses occupations. Les hommes forgent des clous et des fers
de chevaux, les femmes font la cuisine, les enfants apprei>
uent à faire des tours de souplesse, les jeunes filles travail-
lent leurs pas de danse ou vaquent à leur toilette. Vassilia
arrive avec Yanko, dont la présence excite la curiosité dos
tsiganes, qui, sur la rcconmiandation de leur compagne, lui
donnent asile dans le camp, et, comme son coslume le dé-
cèlerait, on l'affuble des lialils d'un musicien.
556 TllÉATi'.E.
SŒNE II
Le chef des pandours et ses liommes cherchent Yanko et
fouillent le camp; leurs recheiches sont vaines, car celui
qu'ils cherchent est devant eux, déguisé. L'officier pandour,
fatigué de sa course inutile, s'assoit près d'une table et
ordonne à Vassilia de lui servir à boire; la jeune fille lui
obéit. Charmé de sa bomie grâce, il la prie de danser, et,
comme elle s'excuse sur ce qu'elle n'a pas de musique, il lui
déïigne Yanko, qui tient à la main le violon du musicien dont
il a pris les vêtements. Le bandit est obligé déjouer et Vas-
silia, eu exécntant son pas, verse à boire au pandour, dont
elle veut endormir la vigilance.
SCÈNE III
Yamini, prévoyant que sa rivale a cadié Yanko clvpz les
tsiganes, arrive et promène partout ses regards soupçonneux.
Plus clairvoyante que le chef des pandours, elle reconnaît le
bandit sous le vieux chapeau et la cape du musicien boliènu".
.Malgré les supplications de Vassdia, elle réveille le pandour
endormi la tète sur la table, et lui désigne Yanko, qui se
sauve, mais est bientôt repris ainsi que les hommes de sa
troupe, auxquels il avait donne rendez-vous dans le camp
liohémieu. Vassilia, désespérée, objerte en vain Ks devoirs
de l'hospitalité it le droit d'asile, Yamini lépond qu'elle est
reine et qu'on doit lui obéir. Les bandits et leur chef sont
amenés, les poings liés de coides. L'oflicier de p:indours
triomphe.
YANKO LE BA^D1T. 1557
SCÈNE IV
Un coup de tam-tam se fait entendre. C'est le dernier jour
Ju pouvo'r d'Yamini. — Son année de rojauLé expire au cou-
cher du soleil. — L'ancien de la tribu, précédant la bannière
de l'élection, reprend à la reine des tsiganes la bandelelîe
d'or, insigne du commandement. Le concours est ouvert.
Celle qui dansera le mieux sera nommée reine d'Egypte et de
Bohême pour un an, selon la coutume ancienne. Yamini so
promet de reconquérir la puissance. Vassilia espère l'em-
porter sur elle et se servir de son autorité pour protéjier
Yanko.
DIVERTISSEMENT.
Yamini danse, les yeux bandés, la célèbre danse des œufs.
Mais les applaudissements qu'elle recueille ne découragent
pas sa rivale, qui exécute la danse des épécs. Ponr s'armer
elle-même et ses compagnes, elle demande leurs poignards et
leurs sabres aux p:;ndours, qui les prèlent sans défiance, car
les bandits sont là dans un .coin, attachés par des cordes so-
lides. Le pas achevé, Vassilia et les jeunes filles qui ont dansé
avec elle coupent les liens dts bandits et leur remettent les
armes. Les bandits fondent sur les pandours surpris et les
terrassent.
SCÈNE V
Une (anfaie annonce l'arrivée du serraclianor (officier su-
périeur), qui fait sa ronde. Le terrailiancr lesle blupéfail ù
358 THÉÂTRE.
la vue des pandours faits prisonniers par les bandits, et, tirant
son sabre, il se précipite sur Yatiko. D'un geste de main
Yanko l'arrête et lui offre de se rendre, à la condition qu'il
aura son commandement : il renonce à la vie de bandit et
fera désormais de son courage un meilleur emploi. Il n'a été
jusqu'ici qu'un brigand, il veut devenir un Iiéros. Le serra-
cbaner accepte et lui rend son épée. Vassilia, proclamée
reine des Bohémiens, se démet de son pouvoir en faveur
d'Yamini, à laquelle Yanko pardonne une trabison qui a si
bien tourné. Vassiba suivra la nouvelle fortune de son amant,
de son époux, et rentrera, comme lui, dans la vie régulière.
DIVERTISSEMENT ET BALLET FINAL.
FIN DE YANKO LE BANDIT.
SACOUNTALA .
BALLET-PANTOMIME EN DEUX ACTES
TIRÉ DO DRASie INDIEN DE CALIDASA
MUSIQUE DE M. ERNEST REYER
Représenté pour la première fois, à Paris, sur le théâtre impérial de l'Opéra,
le 14 juillet 1858.
PERSONNAGES
DOUCHMANTA, roi de l'Inde. MM. Petipa.
MADHAVYA, favori du roi. Mébante.
CA?JOUA, brahme, père adoptif de Sacountalâ. Lenfant.
DURWASAS, fakir. Coralli.
BOURREAU. CoHNET 1.
PÉCHEUR. Cornet 2.
SARNAGRAVA. Estienne.
SaRADOUATA. MiLLor.
COURTISAN. • Lefèvke.
Courtisans, Ecuyers, Jonclelrs, etc., etc.
SACOUNTALA. • M"""Ferrabis.
II.AMSVTI, favorite du roi. Marquet.
G A L I A M 1 , gouvernante des jeunes prêtresses. Aline.
PRIYAMWADA, amie de Sacountalâ. Schlosser.
ANOUSOUYA, id. Poussin.
PARABHRITICA, id. Cellier.
TCHATOURICA, id. Maui'eri.n.
Bayadères, Prêtresses, Nymphes, Déesses, Génies, .\psaras, etc,
Lcpénilent Wiswamitrâ était parvenu, par ses austérités et ses prières,
à un tel degré de perfection, que les dieux en devinrent jaioux et char-
ûCO THEATRE.
gèrent !a nymphe Menaça du le distraiic île s?s exercices asceiit)ues. Le
saint ne fut pas insensible à la tentation, et de son péché résulta une pe-
tite fille qui fut £xpo«ée sur les rivis du Malini. Comme l'ardeur du so-
leil l'incommodait, les oifeaux compatissants voltigeaient au-dessus d'elle
et lui faisiient de l'omlire, d'où lui vint le nom de Sacoitnialâ (protégée
des oiseaux). Le sage Canoua recueillit l'enfant et l'éleva dans sa re-
traite, sachant par son don prophétique qu'elle était réservée à de grandes
destinées. Un effet, de l'union de Sacountalà avec le roi Domhmanta
naquit Ic conquérant de l'Inde, le héros du Mahabhûrata, ce poënic
gigantesque dunt la lecture puLli pic dure six mois.
les autours de Douchuianta et de Sacountalà en forment un épisode
dont le poêle Calidasà, contemporain de Virgile, fil un drame en sept
actes, considéré comme un des chefs-d'œuvre de la poésie indienne.
C'est à ce drame qu'est empruntée la fable de ce ballet.
ACTE PREMIER
L(î théâtre représente une forêt sacrée non loin de l'Himalaya, sur les
bords du Milani : elle est forméiî d'arbres des I?anians, d'amras, de
malicas, d'' iiiailhavis, que rejoignent des lianes. A droite, s'élève une
petite pagode ; à gauche, l'on aperçoit dans les feuillages les cabanes
de roseaux. des richis (ermiti^s); au fond, des marches de marbre des-
cendent à un clang sacré (Tliirtâ).
SCÈNE PREMIÈRE
Canoiia, clief dos l)r;ilinics, assiste île ljr<i]uiiatcli;ii'is, est
011 prière devant le leiii|ile. Une llaninie brille sur l'aiilel,
\.\ laiilarc et Uî bruit d'une cbasse se font entendre, des pro-
fanes ont ])('m'lr('' dans la forèl. Canoua t'teiiil la nanunc, et
envoie un braliinalc liari voir (jui est assez liardi jioiir troubler
la retraite et les dévolions des sainis ermites.
SACOUNTALA. 301
SCÈNE II
Le roiDouchmanta, à cheval, un arc à la main, suivi de
chasseurs, fait son entrée; il a été entraîné à la poursuite
d'une antilope, et sou intention n'est pas de violer l'enceinte
consacrée à Brahma. 11 descend de sa monture, relève avec
honte Canoua, qui a fléchi le genou devant lui, et renvoie ses
courtisans; lui-même, U vent prier devant l'autel, et dé-
pouille ^es ornements rcÇraux par humilité.
SCÈNE m
Douchmanta, resté suul, s'incline et offre des fleurs et des
fruits sur l'autel; mais il se relève hientôt avec curiosité.
Des sons harmonieux annoncent l'arrivée de personnages
plus aimables que les raounis et les richis (ascètes).- Pour
les voir sans être vu, et ne pas les gêner de sa présence, il
cherche une cachette et la trouve dans le temple.
SCÈNE IV
Les jeunes filles qui desservent le tempk et sorgnent les
fleurs de la l'orèt sacrée apparaissent portant des vases qu'elles
vont remplir d'eau. Sacountalà, fille de la nymphe Menaça et
de Wisaoumilra, élevée par les soins de Canona, le chet des
brahnies, entre en dansant et reçoit les salutations affec-
tueuses de ses compagnes.
21
362 THEATRE.
Elle va, penchant sur les fleurs des madliavis et des siri-
chàs les urnes que lui présentent ses amies Priyaniwada et
Anousouya. Tout à coup, du calice d'une malicâ s'élance une
abeille qui voltige autour de la jeunô fille la prenant pour
une autre fleur. Secountalâ, redoutant l'aiguillon de l'a-:
béille, cherche h l'éviter ou à la chasser. ',
Ses bonds effrayés la conduisent près du temple, d'où sort
Douchmanta, qui fait fuir l'abeille el retient sur son cœur
Sacountalâ palpitante. De sa retraite, le roi a observé les
grâces de la jeune fille, el il sent l'amour s'emparer de son
âme.
La présence subite de Douchmanta étonne les jeunes filles,
et rend Sacountalâ confuse; elle reste rougissante et les
mains croisées sur sa poitrine, mais déjà troublée par 'a
beauté et l'air noble de l'étranger.
Sacountalâ, un peu remise de sa frayeur, interroge Douch-
manta. Le roi lui répond qu'il est un jeune bminualchari
(élève brahnie), qui vient étudier les Vêdas (livres saints)
dans la retraite des pieux solitaires. Comme il a dépouillé les
insignes de la royauté, cette réponse n'a rien que de plausible.
Dès cet instant, Douchmanta est admis comme un hôte
dans la forêt sacrée. Sur l'ordre de Sacountalâ, F'riyamwada,
Anousouya et leurs compagnes, après avoir conduit le roi à
un banc de mousse, lui présentent des corbeilles de fleurs et
de fruits ; Sacountalâ va elle-même puiser de l'eau, et l'offre
à Douchmanta, dans une écorce de grenade.
Pendant qu'on lui rend tous ces soins, le roi fixe sur la
jeune lilje des yeux enflammés; il se lève, se rapproche
d'elle, et veut lui exprimer sa passion. Sacountalâ l'évite avec
une coquetterie pudique, mais il finit par la rejoindre, et
danser avec elle un ])as de deux, qu'il termine en la pressant
sur son cœur, comme ivre d'amour.
SACOUNTALA. 363
SCENE V
Un des chasseurs portant l'arc du roi entre sur la scène;
il s'iucline devant Douchmanta, et lai dit qu'un éléiiliant
furieux ravage la forêt. Les flèclies du roi, qui n'ont jamais
manqué leur but, peuvent seules en avoir raison. A lui ap-
partient l'honneur d'abattre le monstre. Douchmanta saisit
l'arc, et s'éloigne en faisant signe à Sacountalâ et aux jeunes
filles qu'il reviendra bientôt.
SCÈNE VI
Le roi parti, Sacountalâ redescend la scène, toute pensive.
Elle porle la main à son cœur comme pour en comprimer les
l.altements. L'amour qui l'agite lui fait peur; celui qu'elle
prenait pour un simple brahmatchari est un roi puissant. De
retour à sou palais, sans doute il oubliera bientôt l'humble
fille rencontrée dans la forêt des ermites. Accablée par cette
idée douloureuse, elle se laisse tomber sur un banc de gazon ;
ses compagnes l'entourent et tâchent de la rassurer; elles la
complimentent sur l'amour qu'elle a inspiré au roi ; mais
Sacountalâ, oppressée et brûlante, cache sa tète dans ses
mains. Pour calmer la fièvre à laquelle elle est en proie, ses
amies l'éventent doucement, lui jettent des. fleurs Iraîches,
et, voyant le sommeil descendre siu* ses yeux, s'éloignent
avec précaution sur la pointe du pied.
304 THEATRE.
SCÈNE YII
Après avoir tué l'éléphant, le roi revient; inquiet de ne
pas voir Sacounlalâ, il parcourt la scène à grands pas. 11
aperçoit à la fin celle qu'il aime, endormie sur les fleurs. 11
s<; rapproche, s'agenouille, l'admire dans une contcmplalion
passionnée, tend les mains vers elle et lui envoie des bai-
sers; à travers son sommeil, Sacountaiâ semble avoir con-
science du retour de son royal amant : elle soupire, elle tres-
saille et se lève comme en extase, se rapprochant toujours
de Douchmanta qui l'attire; au bout de quelques pas, elle
finit par se trouver entre les bras du roi et se réveille avec
un mouvement d'effroi et de pudeur. On pourrait les voir.
Les jeunes brahmcs errent dans la forêt.
Douchmanta, .'ans l'écouter, lui dit qu'il l'aime éperdu-
ment; mais Sacountaiâ ne veut pas croire à ses protestations.
Un trop grand intervalle les sépare, toute union est intpoi-
sible entre eux; elle essaye de se dégager des étreintes du roi,
lui échappe, et va se réfugier dans le temple. Douchmanta
la détache de l'autel, la ramène près du banc de mousse, se
jette à ses pieds, l'entoure de ses bras ef lui promet de l'é-
pouser. Elle sera reine dans le beau palais d'Ilastinapourou,
la ville sainte. La jeune fille, comme enivrée, penche sa Icte
sur l'épaule du roi, qui lui met un baiser au front; en même
temps, il lui passe au doigt son nuiiean qui lui ouvriia les
portes du palais et la fera reconnaître pour une fiancée
royale.
SACOUNTALA. 305
SCÈNE VIII
Pendant la fin de cette scène, le mouni (ermile) Darwasas,
personnage très-orgueilleux de sa science, et connu dans les
poèmes de l'Inde pour son extrême irascibilité, traverse la
foret sacrée avec un air de fatigue et d'accablement ; il est
las, il a faim, il a soif, et demande l'hospitalité. 11 s'incline à
plusieurs reprises auprès du groupe amoureux, qui ne prend
pas garde à lui et reste comme perdu dans son exlase.
Durwasas, déjà mécontent qu'on ne lui rende jias les hom-
mages voulus, est en outre choqué de voir profaner de la
sorte par un amour coupable la retraite des dieux et des
sages, et adresse des reproches aux deux amants qui se ré-
veillent comme d'un songe. Sacounlalà se préci[)ite aux pieds
de Durwasas et lâche de le fléchir, mais en vain. Le roi joint
ses prières à colles de Sacounlalà ; mais le courroux du fa-
rouche personnage ne s'apaise pas. Se laissant aller à un
mouvement de colère, Douclimanla menace l'ermite, qui se
redresse de toute sa hauteur et prononce avec des gestes ma-
giques une terrible formule d'imprécation.
Sous le coup de cette malédiction, la tète du roi paraît se
troubler, ses yeux deviennent hagaids; il repousse Sacoun-
lalà. La puissance de Durwasas bouleverse la nature : le ciol
se couvre, des lueurs rouges brillent, les feuillages de la foret
sacrée s'agitent, et, à travers les branches, on voit se des.^iner
les formes monstrueuses de rakkasâs (mauvais génies) qui
grimacent, ricanent et désigneul du doigt comme maudits lo
roi et Saceuntalà.
366 THEATRE.
SCÈNE IX
Douchmanta a perdu la raison et la mémoire. Il ne re-
connaît plus celle à qui tout à l'heure il offrait la couronne.
C'est ainsi que Durwasas se venge de ceux qui le dédaignent
ou qui le bravent.
Les courtisans à la recherche du roi entrent et le trouvent en
proie au délire. Il se débat entre leurs mains, et ils l'eni-
mcneut en donnant des signes de respect et de douleur. Sa-
counlalà est tombée évanouie au pied d'un arbre.
SCÈNE X
Durwasas, satisfait de son commencement de vengeance,
s'approche de Sacounlalà; prolitant de son évanouissement,
il letire du doigt de la jeune (ille l'anneau que le roi lui a
remis et va le jeter au loin dans l'étang sacré; les jeunes
fdlos, les brahmalcharis, les gourous entrent ayant en tète le
sage Canoua. Ils aperçoivent Sacounlalà évanouie, la relèvent
et la font revenir à elle. Du doigt elle désigne l'ermite, dont
la [)hysionomie expiime toujours le courroux, et raconte à
Canoua, son père adoptif, qu'elle est aimée du roi, qu'elle
l'aime et (pi'il lui a juré de l'épouser; mais Durwasas, of-
fensé involontairement, a, par ses maléfices, fait perdre la
raison et le souvenir an roi Douchmanta. — Durwasas, qui a
écouté ce récit, se rapproi he du groupe et dit : — Jamais
ta fille ne .'-cra la fen)uicdu roi. — VA qui remj)C'clierait? ré-
pond Canoua. — Moi, réplique Dinwasas, les yeux brillants
SACOUNTALA. 367
(le haine, sans se laisser attendrir parles supplications de Sa-
counlalà tombée à ses genoux.
Ces menaces répandent la consternation parmi les jeunes
filles et les bramatcliaris, qui connaissent la rancune et le
pouvoir de Durwasas.
Canoua d'un air calme rassure sa fille et dit qu'il va faire
ses efforts pour conjurer le sort. Si Durwasas est puissant
pour le mal, lui est puissant pour le bien. 11 s'approche du
temple, récite une formule et jette sur l'autel une poignée
de l'herbe cousà. Le feu brille, et, dans la fumée qui s'élève
et se sépare, se dessine un groupe représentant Douchmanta
posant une couronne sur la tête de Sacountalà. Une lueur
d'un bleu céleste éclaire ce tableau. Les malédictions du mé-
chant Durwasas seront neutralisées par les prières du pieux
Canoua. Ce présage heureux rassure la jeune fille et ses
compagnes.
Mais l'irascible ermite, qui a regardé cette scène d'un air
méprisant, s'approche de l'autel, invoque Sliiva, dieu de la
destruction, répand de l'herbe sacrée sur le feu et fait appa-
raître dans la fumée un tabliau oiî l'on voit Sacountalà age-
nouillée sur un bûcher en flamme. Une lueur rouge jette
son reflet sinistie sur otte scène.
Un sentiment d'aiigoi>se s'empare de tous les cncurs. Le-
quel de ces deux présages faut-il croire? Sacoimtalà d'abord
laisse pendre ses deux bras avec abattement; mais bientôt
elle relève la tête. La courageuse jeune fille bravera les ma-
lédictions et les présages funestes ; elle ira malgré tout re-
trouver, au palais d'IIaslinapourou, l'infortuné Douchmanta,
qui peut avoir besoin de son dévouement. — Le sage Canoua
l'approuve et la bénit.
Elle va pailir, mais ses vêtements sont trop simples pour
se présenter à la cour. Comment faire? les brahmes vivent
dans la pauvreté, et la sainte solitude n'a pas de bazar oiî l'on
puisse acheter de riclies habits.
.-8 THEATRE.
Canoua répond qu'il ne faut pas s'en inquiéler, et que le
Ciel y pourvoira.
On commence la toilette de Sacountalà, ses compagnes la
dépouillent de ses voiles.
Tout à coup la jeune fille s'aperçoit avec terreur qu'elle n'a
plus son anneau.
Comment désormais pénétrer dans le palais d'IIastinapou-
rou, et se faire reconnaître comme fiancée du roi?
— Reste avec nous, dit Priyamwada. — Non, je braverai
tout, répondit la jeune femme. — N'as-tu pas l'amour du
roi ! dit Anousouya, il le reconnaîtra à ta beauté ; qu'as-tu
besoin de l'anneau?
SCÈNE XI
Sacountalà, on ne l'a pas oublié, est, par sa mère, d'ori-
gine céleste. La nymphe Menaça, dont elle est fille, vient à
son secours dans ce moment suprême; les cimes des arhres
s'écartent, laissant passer des flots de lumière. Les apsaras
descendent du ciel apportant des étofie^ en toile de soleil et
en gaz de lune; des tètes de nymphes apparaissent à travers
les interstices du feuillage. Les arbustes allongent leurs
branches fleuries comme de petites mains portant des bijoux,
des colliers d'or, des fils de perles.
Sa toilette finie, Sacountalà se prosterne devant les déesses,
les génies et les apsaras, qui remontent au ciel.
Anousouya, Priyamwada et les autres jeunes filles l'en-
tourent et l'admirent en la voyant si belle; certes, le roi
T)ouchmaiila ne peut naïuiuer de la bien accueillir, malgré le
sort jeté |)ar l'ermite : n'est-cHe pas d'ailleurs sous la pro-
tection des apsaras?
Il est temps de partir. Sacountalà fait ses alioux à ses com-
SACOUNTALA. 3(59
pagnes, à son antilope, à ses plantes chéries, qu'elle embrasse
tour à leur comme si c'étaient des êtres doués d'une âme.
Le sage Canoua, avec quelques brahmatcharis et Gautami,
la gouvernante des jeunes prêtresses, accompagne Sacountalâ,
qui, avant de s'éloigner, se retourne plusieurs fois et jette
des baisers à ses amies.
Durwasas, qui veut contrarier l'influence salutaire de Ca-
noua, son rival en sainteté, laisse prendre un peu d'avance
au cortège, se revêt d'une robe de bralime, et sort à grands
pas du même côté. Les jeunes filles, qui regrettent Sacoun-
talâ, se groupent dans des poses abattues et mélancoliques.
ACTE SECOND
Le théâtre représente la façade du palais de Douchmanta, dans la ville
d'Ilaslinapourou, du côté des jardins. Architecture sinn;uliùrc et gigan-
tesque, superpositi«B des terrasses, grands escaliers monumentaux des-
cendant par des degrés de marbre du terre-plein sur lequel s'élùvc le
palais. Dans le jardin, masses de fleurs et de végélalion exotique,
plantes à larges feuilles, ileiirs à calices énormes. Au fond, au-dessus
de la ligne tracée par le couronnemetit du palais, apparaît la tour de
Megatchanna.
SCÈNE PREMIERE
Au lever du riJeau, le roi Douchmanta est assis sur un
divan en forme de trône; la reine Mimisati est à côté de lui.
Les bavudère.s sont rangées d", ch;igiie côté du trône, plongées
21.
570 TlIÈATriE.
dans la tristesse. Ne sacliant comment distraire le roi, le fa-
vori Madhavya jTend sa guitare; aux premiers accords, les
femmes se lèvent lentement et exécut-^nt les danses favorites
du roi. iMais celui-ci ne prête à ces divertissements qu'une at-
tention machinale, comme celle d'un fou regardant un spec-
tacle dont il ne comprend plus le sens.
SCÈNE II
La danse finie, le roi quitte son divan, et se promène d'un
air disirait au milieu de ses femmes. Eu vain Madhavya, son
favori, lui fait remarquer leur beauté. La reine, à son tour,
reproche au roi son indifférence et sa froideur; ce dernier
ne paraît pas entendre Ilamsati. Le favori essaye de calmer la
reine, en lui assurant que ce n'est pas l'amour qui a ainsi
frappé le roi, mais une profonde mélancolie, et qu'il faut le
distraire et non le quereller.
llamsali se rend ù ses conseils, et se montre aussi aimable
qu'elle était hautaine et impérieuse tout à riieurc. Elle invite
ses femmes à danser.
DIVERTISSEMENT.
SCÈNE m
Après la danse, on vient annoncer au roi que des étrangers
demandent à ètie introiluits au|iiès de lui.
Ixî roi fait signe qu'on les laisse entrer.
SacounlalA, accompagnée de Canona, le vertueux ermite,
desbrahmalcliaris,deGautanii, dnl'rivaniwada, d'Anousouya,.
SACOUNTALA. 371
de Parabhritica et de Tchatourica, ses amies, s'avance mo-
destement jusqu'au pied du trône.
La reine s'inquiète de l'arrivée de cette jeune femme. Mad-
havya conduit Sacountalà devant le roi, qui paraît surpris en
la voyant.
Mais Durwasas, qui est entré avec les autres ermites, se
place à côté du trône, et, par des gestes conjurateurs, aug-
mente la folie du roi et l'empêche de reconnaître Sacounlalà.
La pauvre jeune femme se prosterne devant le monarque,
puis se relève lentement, lui pose les mains sur les genoux et
lui offre sa figure en pleine lumière. Le roi s'incline, regarde
attentivement, et fait signe que cette femme lui est incomme.
Marques de joie de la reine Ilamsati, qui s'alarmait de la
beauté surhumaine de Sacountalà, et qui craignait en elle
une rivale venant faire valoir des droits à l'amour du roi.
Sacountalà, confuse, se relève et va se réfugier dans les
bras de sa gouvernante, qui lui murmure un conseil à l'o-
reiHe.
La reine cherche à persuader au roi qu'il faut chasser cette
femme.
Sacountalà, d'après le conseil que vient de lui donner
Gautami, essuie ses larmes, et répète la scène du bois sacré.
nUe veut lui montrer la bague qu'il Ui a donnée; mais la
bague est perdue. Désespoir de Sacounlalà.
Au même instant, Durwasas fait un nouveau geste de con-
juration, afin de neutraliser l'effet que peut produire cette
scène sur h mémoire du roi.
Décidément, Douchmanta ne connaît pas Sacountalà. Ham-
sati triomphe et veut renvoyer cette intrigante, cette femme
qui vient poursuivre, jusque sur le trône, un prétendu
amant.
Sacountalà lève fièrement la tête, et fait comprendre à
Ilamsati que c'est elle qui est la reine, mais que, puisque le
sort est contre elle, elle va s'éloigner. ^
372 THEATRE.
Mais, avant de partir, elle veut se jcler encore aux pieds de
Douchmanta, qui détourne la tête.
Sacountalà se retire tout éplorée; le favori Madhavya, qui
s'intéresse à elle, lui fait signe de se cacher dans quelque en-
droit voisin.
SCÈNE IV
La reine, satisfaite, donne à ses femmes le signal de la
danse; le roi, pensif et agité, fait bientôt comprendre qu'il
désire être seul.
SCÈNE V
Le roi, accablé, s'esi endormi siir son divan. A ce mo-
ment, Madhavya, jugeant l'occasion favorubJe, sû dirige vers
une porte dérobée et ramène Sacountalà. Il lui montre le roi
qui est seul, et sur la raison duquel elle peut tenter un effort
siq)rcme; puis il se retire. Sacountalà essaye de nouveau, par
différentes poses, de jappeler à la mémoire du roi des sou-
venirs qui paraissent lui avoir complètement échappé.
SCÈNE VI
Tout à coup, Durwasas paraît. Il fait un geste de ven-
geance, et aj)pelle la reine.
Celle-ci, surprenant Sacountalà seule avec le roi, s'aban-
donne à toute sa colère. Les autres femmes se joignent à elle
» conmic un chœur iriilé. Umisati iiuurie cl maltiaite Sacoun-
SACOUNTALA. 573
talâ, qui résiste et tombe à genoux ; mais la reine la rejiousse
violemment : et Duiwasas, qui se trouve devant elle, la fait
reculer épouvantée ; « Je t'avais prédit le bûcher, » lui dit-
il. Sur un geste de la reine, le bourreau paraît avec ses aides,
et elle ordonne qu'on inflige à Sacountalà les supplices les
plus affreux. Ils seront encore trop doux pour cette malheu-
reuse, qui a tenté d'abuser la bonne foi royale. Sacountalà la
supplie d'avoir pitié ; la reine est inflexible. Elle cherche en
vain le roi ; elle ne rencontre que l'implacable figure de
Durwasas.
Les aides s'emparent d'elle, et le bourreau lui jette un
voile noir sur la tète.
Sacountalà, saisie d'une angoisse mortelle, tombe : o«
l'entraîne au supplice.
Tout le monde sort.
Hamsati, rayonnante et désormais sans rivale, s'asseoit sur
le trône, à côté de Douchmanta, promenant fièrement ses
regards aulour d'elle. Quant au roi, 11 est resté pensif, et il
cherche à son doigt l'anneau royal, dont il aperçoit l'absence
pour la première fois.
SCÈNE VII
Un tumulte se fait entendre. Les officiers barrent le pas-
sage à un pêcheiM- qui essaye de pénétrer jusqu'au roi. On le
repousse; mais le roi, désirant savoir la cause de celte alter-
cation, fait venir le pêcheur au pied de son trône.
liC pauvre homme raconte qu'il a trouvé l'anneau dans le
vcnii'e d'un poisson (;êché par lui, et qu'il dépeçait pour la
vente.
Le roi reconnaît aussitôt son anneau, et récompense riche-
ment le pécheur.
574 THEATRE.
Plus Doiichmanla examine rannean, plus il sent sa raison
s'éclaircir. 11 se rappelle maintenant tout ce qui s'est pa^sé
dans le bois.
Un rayon soudain a traversé le cerveau du roi ; l'obscurité
qui l'environnait se dissipe, car le vindicatif ermite s'est re-
tiré, sachant que l'anneau retrouvé suspend son influence
sur Douchmanta.
Ainsi, celte femme qu'il a repoussée tout à l'heure, c'était
Sacountalâ ! 11 l'a livrée au bourreau ! .
Éperdu, il interroge tout le monde ; pour toute réponse,
on détourne tristement la tête. La reine s'avance, et annonce,
avec une satisfaction cruelle, que Sacountalâ a subi sa pu-
nition.
Douchmanta, irrité, la secoue avec violence, et fait un
geste de menace terrible ; les femmes de la reine se préci-
pitent éplorées, et entourent Douchmanta, qui ordonne aux
bourreaux qui ont emmené Sacountalâ d'entraîner ù son tour
la perfide Hamsati.
SCÈNE VIII
En ce moment une musique ccjesfe se fait entendre. L'ap-
sara Misrakési descend du ciel, et qu fond du théâtre, on
aperçoit Sacountalâ sur son bûcher, dont les flammes se
changent en fleurs .sous la puissante influence de l'ajjsara
protectrice. |
En même temps, des torrents de lumière, où tourbillon-
nent des génii'S bienfaisants, inondent le fond du théâtre;
des foules d'Apsaras et de filles célestes apparaissent sur les
terrasses les jdus élevées du palais. I
Sacountalâ radieuse se jette dans les bras du roi, qui
tombe à ses pieds et implore une grâce déjà accordée.
SACOUNTALA. 375
Hamsati, se dégageant des mains de ses gardiens, s'incline
devant Sacountalà, et vient baiser humblemeut le bord de
son voile. Sacountalà lui pardonne.
Douchmanta remet au doigt de Sacountalà l'anneau royal,
qu'elle ne perdra pas cette fois, et se prosterne devant l'ap-
sara Misrakési, qui remonte au ciel.
PAS DE DEUX.
DIVERTISSEMENT.
FIN DE SACOCNTAXA..
LA PREMIÈRE REPRÉSENTATION
SACOUiNTALA
Notre einl'arras est extrême : le critique dont relève TOiiéra se
repose "a Vicliy des musiques de l'hiver et du printemps; — il jouit
de cette douceur de ne rien entendre et de ne rien voir des choses
du théâtre, comme s'il n'était qu'un simple mortel. — Vacances
Lien gagnées, car c'est un lude labeur que d'essayer le plaisir des
autres comme un échanson qui goiile le vin de la coup**, avant de
la passer à son maître, et de dire au public : « Buvez, ou ne buvez
pas! )> S'il eût été ici, vous eussiez gagné à sa présence un de ces
feuilletons si judicieux, si sensés, si spirituels, si au courant du
moindre détail, qui font attendre impatiemment le retour du di-
manche. Mais il n'y est pas, que faire? Passer Sacouittalà sous si-
lence? Notre amour-propre n'en souffrirait pas; l'autour d'un livret
de ballet est presque étranger à son œuvre, dont tout le mérite
revient au chorégrajthe, au musicien et au décorateur. I/autre part,
un ouvrage bon ou mauvais, joué à l'Opéra, excite une curiosité
que le journal doit satisfaire. Faut-il aller chercher un critique
blond? Hélas! il n'y en a plus. Ils sont devenus gris, chefs d'emploi
ou morts à la peine ; il ne nous reste d'autre ressource que de faire
nous-mcme ce compte rendu. Cela semble difficile au premier
abord, et rien n'est plus facile en réalité.
L'idée première du ballet ne nous appartient pas. Nous avons
emprunté à radiiiir;ilile poème dramulique de Calidasa, un contem-
pDiaiii de Virgile «jui llorissail il la cour de Wii r.imaditya, l'Auguste
de l'Inde, la fable très-peu complupiée do notre ballet, n'ajoutant
(jue les sccnoi nécessaires pour rendre visible ce qui était en récit
dans la pièce, ne retranchant que les voyages mythologiques du roi 5
SACOUNTALA. 377
la recherche de la Sacoiintulà perdue, voyages qui di'ibord.'iicnt du
cadre ordinaire de deux actes. — Ceci dit, nous pouvons nous as-
seoir comme le premier spectateur venu dans notre stalle d'orchestre.
Après une introductinn en fa mineur, pleine de motifs char-
mants et instrumentée avec une science et une maestria qu'on ne
pouvait pas attendre d'un jeune compositeur, qui maniait pour la
première fois le puissant orchestre de l'Opéra, la toile se lève et
découvre une forêt sacrée de l'Inde dans tout son luxe de végéta-
tions bizarres, pour nos yeux, du moins, accoutumés à des fron-
daisons plus sages.
Les figuiers des Banians, sur troncs monstrueux et curieusement
coudés, forment comme les piliers de cette pagode touffue. Des
talipots, des mangliers, des lalaniers poussent en tous sens leurs
jets vigoureux et leurs larges feuilles métalliques. Des plantes
étranges, dont les branches s'écartent comme les bras multiples des
dieux indous portant des fleurs dans leurs mains, se hérissent con-
fusément au pied des arbres gigantesques. Partout éclatent des
calices énormes, aux parfums pénétrants, aux vives couleurs; des
lianes où les oiseaux se prennent l'aile comme dans un filet, enche-
vêtrent leurs mailles et se pendent aux rameaux séculaires. Amras,
malicas, madhavis, sirichàs, mille arbustes ou fleurs dont les noms
mélodieux comme de la musique, sembleraient barbares à nos
oreilles accoutumées aux grincements de la bise septentrionale,
étoilent, bordent, festonnent, embaument les premiers plans. Au
fond par une percée, mirçite l'eau d'un thistà, — étang sacré : —
çà et là des cabanes en claies de jonc se devinent à travers la
luxuriance des feuillages. Un petit temple, avec son idole à triple
tête et à bras sextuples montre que la Irimourle de Brahma, de
Wishnou et de Shiva a des adorateurs jusque dans celle solitude
où Thomme semble n'avoir jamais pénétré.
Ce beau décora été peint par M. Martin, un habile homme, qui
a quinze ans habité l'Inde et s'est approprié les tons de l'ardente
palette, dont le soleil là-bas colore les objets. Il ne faut pas s'étonner
si sa forêt ne ressemble ni au Bas-Bréau, ni au bois de Vincennes.
Là vivent parmi les fleurs, les parfums, les rayons, les rosées, les
chants, dans l'intimité des plantes, des oiseaux et des gazelles, en
parfaite communion avec la nature, sous la direction du sage Canoua
et de la prudente Gautami, Sacountalà, Anousouya, Priyamwada cl
le chœur des jaunes prêtresses leurs compagnes.
378 THEATRE.
L'antilope chérie de Sacountalâ s'est hasardée hors de la forêt;
vivement poursuivie, elle revient à son gîle, amenant après elle
toute une chasse royale dont les clameurs et les piétinements épou-
vantent les échos paisibles du bois et troublent les dévotions des
brahmes retirés dans cet asile pour étudier les Védas.
Le roi Douchinanta n'est point un impie ; il remet dans son car-
quois la flèche ajustée sur l'arc, renvoie sa suite, dépouille par
humilité les insignes royaux, relève le chef des brahmes prosterné
à ses pieds, et jette sur l'autel une poignée de l'herbe cousà, offrande
agréable aux Dieux. Les brahmes se retirent, et le roi resté seul,
entendant venir les jeunes prêtresses qui accourent des urnes sur
l'épaule, se cache derrière un massif de verdure pour ne pas les
effrayer. Sacounlalà parait et verse de l'eau pure de l'étang sacré à
ses plantes favorites. Du calice d'une malica sort une abeille qui
poursuit Sacountalâ, la prenant pour une fleur et cherche à se poser
sur ses lèvres roses : les bonds agiles de la jeune fille l'ont bientôt
conduite auprès du roi, qui se montre et chasse l'insecte bour-
donnant. Après le premier mouvement de surprise à la vue de cet
inconnu, Anou>ouya et Priyamwada le font asseoir sur un banc de
mousse, lui offrent des fleurs et des fruits. — Toute rougissante et
toute émue, Sacountalâ va puiser pour lui de l'eau fraîche... Voyez
la force de l'habitude! Ne voilà-t-il pas que nous retombons dans
le petit train train de l'analyse, comme s'il s'agissait du ballet d'un
autre! — C'est bien assez d'avoir écrit le livret.
Ici commence un long duo d'amour où pour la première fcis
peut-être l'enivrante poésie de Calidaça a été traduite dans son vi-
goureux parfum, ses langueurs pâmées et ses roucoulements de
tourterelle. M. de Chczy eut été bien étonné de voir madame Fer-
raris interpréter couramment le sanscrit et le pâli sans faire une
faute, et rendre ainsi du bout de ses petits pieds les slokas qui lui
ont donné tant de peine; à l'endroit où il fait une note hérissée de
variantes, la danseuse commente le passage difficile en fermant à
demi les yeux, en inclinant la tête comme une fleur chargée de
rosée, en se penchant avec une volupté morte sur l'épaule de son
danseur, et tout le monde comprend.
Tantôt seule, tantôt entourée de ses compagnes, Sacounlalà vol-
tige sur les fleurs comme une plume d'oiseau tombée d'un nid de
la forêt et promenée par une brise aromatique; puis, brisée d'émo-
tion, le sein palpitant, effrayée de l'amour qui l'envahit, elle s'af-
SACOUNTALA. 379
faisse sur un banc de mousse pour se réveiller contre le cœur du
roi, aux grondements de l'orage, aux lueurs rouges de réclair, aux
cris des rackasas, sous la malédiction de Durwasas, le terrible ascète
indigné de voir un amour coupable profaner la sainte solitude. La
raison de Douchnianta se trouble, il s'agite comme un furieux; les
gardes l'emmènent; Durwasas arrache à Sacountalà évanouie l'an-
neau royal, gage de fiançailles, et le jette aux flols dormants de
l'étang sacré. Malgré la perte de sa bague et les fantasmagories
funèbres dont le méchant Durwasas cherche à l'effrayer, Sacountalà
part pour le palais d'ilastinnpourou, habillée de la main des apsaras
envoyés par Menaça sa mère céleste, accompagnée de ses fidèles
amies Priyamwada et Ânousouya, après avoir adressé aux oiseaux,
aux fleurs, aux plantes des adieux où respire la touchante senti-
mentalité panthéiste de 1 Inde.
Tout cet acte (chorégniphiquement) n'a été qu'une suite d'ova-
tions pour madame Ferraris et Petipa.
De la forêt sacrée, nous passons au palais d'Hastinapourou, de
l'ombre à la lumière, du silence au tumulte, de la solitude à la
foule, de la simplicité ascétique au faste royal, et quel faste! celui
d'un roi de la dynastie lunaire, d'un de ces princes chimériques
plastronnes de diamants, ruisselants de pierreries, qui brûlaient les
yeux comme le soleil, lorsqu'ils passaient sur des tapis de cache-
mire en palanquin d'or massif au dos d'un éléphant caparaçonné de
perles. La décoration, sans vouloir médire des autres, est une des
plus belles qu'on ait vues depuis longtemps à l'Opéra. Figurez-vous
une de ces prodigieuses architectures de John Martynn escaladant
le ciel et se perdant en perspectives infinies. Mais cette fois il n'y a
pas de ténèbres bibliques, pas un nuage noir éventré par la foudre.
Un jour « blanc, flamboyant et rutilant » déverse des rasades de
clartés sur les gigantesques superpositions de terrasses, sur les
escaliers monumentaux, sur les étages de colonnades à chapiteaux
bizarres, qui descendent de la ligne extrême du ciel jusqu'aux por-
tiques de la cour intérieure.
Ce portique est soutenu par des colonnes trapues et des éléphants
de granit, aux défenses cerclées d'or, à la housse de métal, les uns
agenouillés gravement et recourbant leur trompe comme Genésa,
le dieu d» la sagesse, les autres la dressant en clairon comme pour
barrir une fanfare triomphale. Des escaliers de marbre, conduisant
à la première plate-forme, se déroulent en fer à cheval de chaque
380 THEATRE.
côté du théâtre. A travers les arcliitechires s'élaucent des palmiers,
des arbres exotiques, aux immenses fleurs rafraîchissant de teintes
vertes et roses l'ardeur étincelante de toutes ces conslructioûs co-
lossales calcinées d& soleil.
Au milieu de la cour, le roi Douchaianla, privé de raison, de mé-
moire, par la malédiction de rascète Durwasas, est assis sur son
trône dans une altitude inerte, à côté de la reine Hamsati ; les
femmes de l'anta-pourah, couchées sur les marcl.es du trône avec
des poses d'accsrblement, de langueur et d'ennui, seml)lent attendre
que le maître daigne abaisser son regard vers elles. Madhavva, le
favori du roi, fait résonner sa guitare, — nous n'osons pas mettre
le nom sanscrit, il n'y a plus d'à dans les casses d'imprimerie; —
et lentement ces corjs endormis se réveillent, étirent leurs
membres souples, cambrent leurs tailles minces, et commencent
une de ces danses orientales énervées, désossées, oii les femmes
ondulent comme des serpents et semblent à chaque pas mourir de
lassitude et d'amour. A ces danses qui ne font aucun effet sur le
roi, en succèdent d'autres plus vives, plus légères, qu'interrompt
l'arrivée de Sacountalà, accompagnée de son gracieux cortège de
jeunes prétresses. Elle vient rappeler au roi les promesses du bois
sacré, llélas! elle a beau lui montrer sans voile son charmant vi-
sage, mimer la scène de l'abeille, essayer de ranimer celte mé-
moire éteinte par un maléfice; elle n'y peut parvenir. On lui a
d'ailleurs ravi l'anneau qui confirmerait la vérité de son histoire.
La jaloiise Hamsati appelle des bourreaux et ordonne qu'on prépare
un bûcher pour celle femme qui ose poursuivre, jusque sur le
trône, un amant qui ne la connaît pas. A peine a-t-on emmené
Sacountalà, qu'un pêcheur rapporte à Douchmanla, l'anneau royal
qu'il a trouvé dans le ventre d'un poisson. A la vue de son anneau,
le roi se rappelle tout, la raison lui revient et il demande où est
Sacountalù. L'apsarà Minakcsi a sauvé la jeune fille et changé en
fleurs les flamn)es du bùclier. — Rien ne s'opj)ose plus à l'union de
Douchmanla et de Sacountalà, qui doit donner le jour au grand
conquérant de l'Inde, au béros du Maliahliàrala , poème gigan-
tesque comme les montagnes, les fleuves, les foréls et les pagodes
de cette terre excessive en tout.
La musique d'Ernest Ueycr justifie toute la confiance, que nous
inspirait depuis longtemps ce jeune compositeur, j)our qui nous
avons rimé les. paroles du Sclatn. Oulre son talent de musicien,
SACOUNTALA. 581
Reyer a un sentiment profond de la mélodie orientale ; personne
n'en possède mieux que lui les timbres étranges, les rhythmes im-
périeux, les cadences bizarres, les cantilènes d'une grâce sauvage.
Il sait fjire danser les aimées, tourner les derviches, et rêver
l'Arabe au seuil de sa tente. Il a déployé toutes ces qualités dans
Sacountalâ et fait sans imitation puérile une musique aussi locale,
aussi indiefine que possible. Petipa, qui n'avait encore composé
que des diverlissements, est passé maître du premier coup. Il a la
grâce, la nouveauté, la fraîcheur, l'instinct plastique du groupe et
le maniement facile des masses. Quant à la pantomime, on con-
naissait déjà son talent.
Que dire de madame Ferraris? elle a dansé ses cinq pas avec
une légèreté, un moelleux, une souplesse inimaginables. Plume de
colombe pour s'enlever, pointe de flèche pour retomber, elle a gardé
à Sacountalâ sa grâce voluptueuse et chasie, sa douce résignation
de victime, son caractère moitié fleur, moitié femme. Calidasa,
si son âme errait dans la salle, a dû l'applaudir de ses deux mains
d'ombre. Jamais beauté plus fiére que la reine Hamsati ne revêtit
costume plus splendidement et plus courageusement exact. Aucun
détail du luxe bizarre de l'Inde ne l'a effrayée; aussi quand elle a
exécuté ses poses penchées et renversées, les pieds immobiles, elle
ressemblait à ces favorites du sérail cruellement gracieuses, qui
demandaient des tètes en dansant.
Coralli, chargé de mimer le rôle du farouche Durwasas, sans
avoir des griffes aux mains, des nids d'oiseaux dans les cheveux,
ni un serpent pour ceinture, a su se composer une physionomie
austère, sinistre et terrible. Il a produit un bon effet. Lenfant, le
bon ermite, est aussi doux que Coralli est revèche. Ed. Cornet a
très-bien joué la petite scène du pêcheur. Maintenant, si nous pas-
sons à la danse, il faudrait un dénombrement plus long que ceux
d'Homère. L'armée chorégraphique a bien fait son devoir. Qu'il
nous soit permis de détacher du groupe, mademoiselle Conqiii, la
danseuse étincelante; mademoiselle Quéniau, la danseuse pure et
correcte; mesdemoiselles Schlosscr, Poussin, Cellier, Mauperin,
qui entourent madame Feri aris comme des roses et des violelles, le
camélia d'un bouquet; et Murante, qui a su se faire applaudir par
toute la salle comme danseur. Rare triomphe.
(Feuilleton du Moniteur. 19 juillet I808.)
SACOUNTALÀ
BALLET-PAKTOMIME EK DEUX ACTES
ACTE PREMIER
Le Ihcâtre représente une l'orèt sacrée, formée d'arbres des Banians, de ma*
licas, d'amras, de madhavis, dont les branchages s'entrelacent el que re-
joifiueut des liane^ aux fleurs brillantes. A travers les arbres on entrevoit un
petit temple de pierre blanche et d'architecture indoue Çà et là quelques
cabanes de roseaux servant de demeure aux richis ou ermites. A droite, un
Ihirtâ ou étang sacré, auquel on descend par des marches de marbre que
l'eau vient baigner eu faisant flotter de larges feuilles de nymphaîa-nélumbo.'
A gauche, quelques arbres clair-semés, de façon à laisser le passage libre à
'M cbar.
SCÈNE PREMIÈRE
Bruit de tams-tnms, de buccins, de trompes et de tambours. Des
cavaliers, des chasseurs, des pions en costume pittoresque et bi-
zarre, entrent tumultueusement et se rangent autour du théâtre. —
Le roi Douchmanta débouche sur son char par l'entrée de gauche.
Son conducteur monté près de lui retient les chevaux. Le roi tient
à la main un arc sur lequel une flèclie est ajustée ; il semble cher-
cher de l'œil le gibier qu'il poursuit, une antilope qu'on aper(,u ,
fuyant à travers l'épaisseur de la forêt. Sur un signe du roi, le
conducteur fouette les chevaux et va pénétrer dans le bois sacré.
58i THÉÂTRE.
SCÈNE H
A ce moment, les portes du temple s'oftvrent ; le sage Canoua, chef
des ermites, en sort d'un air majestueux et solennel. Derrière lui
marchent des Mounis, des Richis, des Brahmatcharis suivis de leurs
gouroués vêtus de longues robes de lin, le front marqué des signes
sacramentels, ceints du cordon bracminique; le roi frappé de
respect, descend de son char et s'incline devant Canoua qui lui
demande la grâce de l'antilope et le prie de respecter la retraite
des saints ermites.
Le roi accède à la prière de Canoua et regrette d'avoir troublé la
paix de cette solitude vénérable. Il engage même les ermites à con-
tinuer leurs exercices de ])iété, auxquels il veut prendre part. En
signe d'humilité, il se dépouille de ses ornements royaux et renvoie
son char. Les brahmes offrent des fleurs, des fruits, du beurre sur
l'autel dressé devant le jiotit temple. Ils font aussi brûler des pa-
quets de l'herbe aromatique, appelée ciissa et consacrée aux dieux.
Les cérémonies accomplies, le collège des ermites se retire deux
par deux et Douchmanta reste prosterné quelques instants devan
l'autel. Pendant cette prière, les courtisans et les chasseurs s'éloi-
gnent en silence d'un autre côté.
SCÈNE III
Une musique délicieuse se fait entendre. Des jeunes filles appa-
raissent, portant sur leur tète des vases remplis d'eau ; elles sont
vêtues très-simplement; une longue pièce d'étoffe blanche tournée
autour du corps, faisant écharpe et fixée à la ceinture par un cercle
de métal les enveloppe. Les bouts retombant forment jnpon. Elles
ont des colliers et des bracelets de fleurs. Derrière leurs oreilles
pendent, en manière de boucles d'oreilles, des fleurs de sivichà
passées dans un fil rpii descend jusqu'à la poitrine. {)ucl(|nes-unes
ont, en outre, un mnnteaii {n'uffi de jonc dont elles se débar-
rassent en entrant en scène. Au milieu d'elles, entre ses deux amies
Anousouya et l'rijamwada, s'avance Sacounlalà tenant à la main un
arrosoir.
SACUUNTALA. 585
En entendant venir les jeunes filles, Douchmanta s'est relcvu
lentement et, pour les observer plus à son aise, il s'est caché der-
rière les arbres. Sacountalà, dont les jeunes filles remplissent l'ar-
rosoir, s'approche d'un malica (arbre indien) qu'elle arrose; puis
elle va à une autre plante. Le roi caché aimire les poses gracieuses
de Sacountalà et les soins affectueux qu'elle prodigue aux fleurs
sacrées.
— Un peu fatiguée, la jeune fille prie sa compagne de dénouer
l'écharpe qui la serre et elle continue son travail, débarrassée de
ses voiles et plus séduisante encore.
Les autres femmes redressent la tige des plantes, cueillent des
fleurs et sèment des graines pour la nourriture des antilopes et
des oiseaux qui habitent le bois sacré, sous la protection des er-
mites.
A l'aspect d'une tige de Madhâvi toute couverte de fleurs, quoique
ce ne soit pas la saison, Priyamwada et Aneusouya témoignent une
surprise joyeuse, font voir la plante à Sacountalà et en tirent l'dfe-
gurc de son prochain mariage. Sacountalà rougit de cette allusion
et détourne avec pudeur les plaisanteries de ses compagnes.
Dans sa cachette, le roi Douchmanta semble croire au présage et
affirmer que les compagnes de Sacountalà pourraient bien avoir
raison.
Du calice d'une des fleurs de Madhàvi, s'élance une abeille qui
poursuit Sacountalà comme si elle la prenait pour une autre fleur.
Elle vole autour d'elle et cherche sa bouche comme pour y puiser
du miel. Les compagnes de Sacountalà lâchent d'éloigner l'insecte
que la jeune fille essaye d'abattre. Douchmanta, qui a observé ce
manège, se montre subitement et parvient à chasser l'audacieuse
abeille.
Etonnement des jeunes filles à l'aspect de ce beau jeune homme
inconnu dont les traits nobles, bien qu'il ait dépouillé les insignes
royaux, indiquent une haute origine. Sacountalà éinue croise ses
mains sur sa poitrine et reste dans une sorte de stupeur au milieu
du th'àtre. l'riyamvada et Anousouya, moins \ivemcnt impres-
sionni'cs, conduisent Douchmanta à un banc rustique tapissé de
scptaparna (mousse indienne), en le priant de s'y reposer. On
ap; orle au roi des corbeilles de fleurs cl de fruits, une coupe pour
boire et l'on va puiser de l'eau à l'étang sacré, afin de lui laver les
pieds ainsi que les devoirs de l'hospitalilé l'exi^jent.
580 THEATRE.
Le roi, pendant qu'on lui rend tous ces soins, ne cesse de fixer
sur Sacounlalà des regards enflammés d'admiration et de désir.
Anousouya et Priyamwada se demandent entre elles qui peut être
cet inconnu aux façons douces et majestueuses. Anousouya s'ap-
proche du roi et le questionne timidement à ce sujet. Douclimanla
répond qu'il est un jeune homme hrahmatchari (élève brahme),
qui désire se livrer à l'étude de la sagesse et des védas (livres
saints) sous la direction des ermites. Douclimanla fait cette réponse
parce que les jeunes filles ne lont pas vu avec son cortège royal.
Le roi à son tour interroge Anousouya sur Sacounlalà, qui se rap-
proche curieusement du groupe. La jeune fille raconte que sa com-
pagne est fille d'un saint personnage nommé Causica et de la
nymphe Menaça. Abandonnée à sa naissance, elle a été recueillie et
élevée par le sage Canoua et sa beauté témoigne suffisamment de
son origine céleste.
Douchmanla s'avance vers Sacountalà qui fait mine de se retirer,
mais l'riyamwada dit à sa compagne qu'elle n'a pas terminé sa be-
sogne et qu'il reste bien des Heurs encore à arroser. Sacounlalà
reprend l'arrosoir et verse lentement de l'eau sur diverses planles.
Le roi s'approche d'elle et semble vouloir la soulager dans ses tra-
vaux. Elle s'y oppose avec modestie.
Toutes les fleurs sont orrosées. Les jeunes filles se reliront une
à une. Priyamwada et Anousouya qui jugent que l'entrevue s'est
assez prolongée, cherchent à entraîner Sacountalà.' La jeune fille
feint pour rester plus longtemps d'avoir accroché sa robe à un
arbuste épineux. Douchmanla la dégage, la serre sur son cœur
comme ivre d'amour. Pendant cette scène, des bruits de voix et
d'instruments ont résonné derrière le théâtre.
SCÈNK IV
La suite du roi, inquiète de son absence prolongée, le clicrcliii
dans la forêt sacrée, effrayant les animaux habitués à la solitude.
liCs cdurlisans, les gardes et les chasseurs arrivent sur la scène.
Un éléphant furieux ravage la forêt, Douchmanla seul peut rabattre.
Le roi remoîilc tuv son ciiar eu faisant signe aux jeunes lillcs qu'il
reviendra.
SACOUISTALA. 587
SCÈNE V
Lorsque le roi est paît , Sacountalâ redescend la scène, s'asseoit
sur un banc de mousse comme accablée par l'émotion. Elle porte
la maiu à son cœur pour indiquer Tamour qu'elle éprouve. Ses
compagnes l'éventent et lui font respirer dos parfums. Elles renou-
vellent aussi les fleurs que la chaleur de son i^ein a flétries. Sacoun-
t;ilà parait de plus en plus languissante. Les itrahmanesses lui pré-
sentent une harpe; elle improvise une sloka (couplet) sur son
amour.
SGÈm VI
Douchmanta qui a tué l'éléphant, revient, prend une harpe des
mains de Priyanwida qui accompagne son amie et improvise un
couplet en réponse à celui de Sacountalâ et s'asseoit près de sa bien
aimée. — Scène d'amour d'une part et de coquetterie pudique de
l'autre. Le roi est pressant et Sacountalâ résiste comme une femme
fjui veut être vaincue, elle feint de s'enfuir, le roi la retient et son
bracelet se détache. Le roi le ramasse, le lui remet lentement en
feignant de ne pouvoir refaire le nœud; il se jette à ses pieds, l'en-
toure de ses bras et lui propose de l'épouser. Elle sera reine dans
le palais d'IIastinapourou et préférée entre toutes les femmes. Sa-
countalâ enivrée penclie sa tète sur l'épaule de Douchmanta dans
une sorte d'extase. Le roi la baise au front, lui passe au doigt son
anneau royal qui doit lui ouvrir les portes du palais et témoigner
qu'elle eil une fiancée royale.
SCÈNE VII
Pendant la fin de la scène précédente, l'ermite Durwasas, person-
nage très-orgui'illeux de sa sainte é, la chevelure en désordre, le
tiiut pâle, et à peine vctu d'un morceau de spartirie, ceint d'une
peau de serpent, s'est incliné à plusieurs reprises dcnant le groupe
amoureux, faisant signe qu'il a soif, qu'il a faim et ipi'il réclame
388 THEATIIE.
rhospitalitô ; mais le roi et Sacounlalà absorbés dans leur extase,
n'onl pas fait attention à lui. 11 donne d'abord des signes de mé-
contenlenient, puis recommence sa pantomime suppliante. Voyant
qu'il n'est pas écouté, il se livre à toute sa colère et prononce des
imprécations terribles contre ces impies qui manquent de respect pour
les saints ermites. Douchmanta et Sacountalà se réveillent comme
li'un songe. La jeune fille se précipite aux pieds de l'ermite Dur-
wasas, qui ne se laisse pas fléchir par ce repentir tardif. Le roi
essaye aussi, mais en vain, d'apaiser le courroux du saint person-
nage à qui Priyamwada et Ânousouya offrent des fruits et de l'eau
qu'il repousse en faisant des gestes menaçants contre Douchmanta.
A la suite de ces malédictions, la tête du roi paraît se troubler. Les
feuillages de la forêt sacrée s'agitent ; les animaux s'enfuient ; le
ciel se couvre, des éclairs brillent derrière les branches, à travers
lesquelles se dessinent les formes monstrueuses des Rackasâs
(mauvais génies) qui grimacent, ricanent et désignent du doigt
comme maudits, le roi et la belle brahmanesse. Douchmanta re-
pousse Sacountalà qui l'entoure de ses bras et se retire les yeux
hagards, passant sa main sur son front, regardant autour de lui
sans rien reconnaître, comme une homme qui a perdu la mémoire
et la raison.
SCÈ.VE Vlll
Les courtisans qui sont revenus, lui rendent en vain des témoi-
gnages de rc>pcct ; il les repousse, les maltraite et ne les recon-
naît plus. Ce n'est ({u'avec peine qu'ils l'cmmènint. Il se débat
comme un furieux et montre le poing à l'ermite qui sourit.
SCÈNE IX
Durwasas, satisfait de son commencement de vengeance, s'asseoit
dans un coin et niarniolle des prière>. Les jeunes lilles et les Drah-
matcliaris rentrent ayant c\\ tète le sag(.' Canoiia. Sacounlalà s'est
affaissée "a demi évanouie au pied d'un arbre. On la relève et on la
fait revenir à elle. Klle désigne rermilc assis sur une pierre d'un
air terrible cl n'frogné, Catioua comprend co qui s'est passé, ras-
SACOUNTALA. . 38?
sure Sacountalà ticmbranlc et dit qu'il va faire ses efforts pour con-
jurtr le maléfice. 11 récite une formule et jette sur l'autel quelques
poignées de l'herbe cussa. Le feu brille, le bois s'illumine d'un feu
bleuâtre, et dans la fumée qui s'élève et se sépare, se dessine un
Iransparont qui montre Douchmanta sur son trône, ayant à son
côté Sacounlalà en costume de reine et tenant sur ses genoux un
petit enfant aussi beau que Càma le dieu de l'amour. — Les malé-
dictions de l'ermite sont neutralisées par les prières du pieux Ca-
noua. Ce présage heureux rassure Sacountalà et ses compagnes.
Mais le méchant ermite, qui a regardé cette scène d'un œil mé-
prisant, s'approche à son tour de l'autel, invoque Shiva le dieu de
la destruction, répand de l'herbe sacrée sur le feu et fait appa-
raître dans la fumée un transparent où l'on voit Sacountalà con-
duite à la mort. Tant que le transparent est visible, un reflet rou-
geâtre incendie la forêt.
Consternation générale. lequel de ces deux présages faut-il
croire? Sacountalà laisse pendre ses bras avec abattement, mais
bientôt elle relève la tête, son œil brille. La courageuse jeune fille
bravera les malédictions et les présages funestes. — L'amour ne '
doit j)as craindre la mort, elle ira malgré tout retrouver au palais
d'IIastinapourou l'infortuné Douchmanta qui peut avoir besoin de
son dévouement. Le sage Canoua l'approuve et la bénit.
Elle va partir, mais ses vêtements sont trop simples pour la pré-
senter à la cour. Comment faire? Les ermites vivent dans la pau-
vreté et la sainte solitude ne contient pas de bazar où l'on puisse
acheter de riches habits.
Canoua dit qu'il ne faut pas s'en inquiéter et que le ciel y pour-
voira. On commence la toilette de Sacountalà. Ses compagnes la
dépouillent de ses voiles et lui fond prendre le bain dans l'étang
s'acré. L'ermite cependant fait des gestes d'imprécation, et l'anneau
royal donné par Douchmanta à Sacountalà s'échappe du doigt de
la baigneuse et disparait sous l'eau de l'étang où on le cherche
vainement.
Cri de douleur de Sacountalà qui s'aperçoit aussitôt de cette
perle. Comment désormais pénétrer dans le palais dHastinapourou
et se faire connaitre comme fiancée du roi?
■i Reste avec nous », dit Priyamwada. « Non, je braverai tout »,
répond la jeune femme. « N'as-tu pas l'amour du roi, dit Anousouya,
il te recpnaaitl'a a ta beauté; qu'as-lu besoin de l'anneau »?
390 • THEATRE.
SCÈNE X
Sacountalà, on ne l'a pas oublié, est de par sa mère d'ori:,!: e
céleste. La nymphe Menaça, dont elle est fille, vient à son secou s
dans ce moment suprême; les cimes des arbres s'écarlest, laissai:t
passer des flots de lumière. Les Apsaras descendent du ciel appor-
tant des étoffes en toile de soleil et en gaz de lune ; des têtes de
nymphes apparaissent à travers les interstices du feuillage. Los
arbustes allongent leurs branches fleuries comme des petites mains
portant des bijoux, des colliers d'or, des fils de perles. Les troncs
d'arbres s'entr'ouvrcnt, laissant sortir les divinités qui déposent aux
pieds de Sacountalà des cassettes, des écrins, des vêtements précieux.
Des esprits de l'air lui présentent le miroir, nattent ses che-
veux, répandent sur elle des essences et lui teignent les pieds on.
rose avec la teinture de henné.
S^ toilette finie, Sacountalà se prosterne devant les déesses, les
génies et les apsaras qui remontent au ciel, se blotlissent sous les
plantes, rentrent dans les arbres.
Anousouya, l'riyamwada et les autres jeunes filles l'entourent et
l'admirent. En la voyant si belle, certes le roi Douchmanta ne peut
manquer de la bien accueillir, malgré le sort jeté par l'crmitc*
K'est-elle pas d'ailleurs sous la protection des Apsaras?
Il est temps de partir. Sacountalà fait ses adieux à ses com-
pagnes, à son antilope, à ses plantes chéries qu'elle embrasse tour
à tour, comme si c'étaient des êtres doués d "une âme.
Le sage Canoua avecquebjuesBraiimatcharis et Gaulami, la gou-
vernante des jeunes prêtresses, accompagne Sacountalà qui, avant do
s'éloigner, se retourne plusieurs fois et jette des baiscis h ses amies.
Durwasas qui veut contrarier rinflucncc salutaire de Canoua, son
rival en sainteté, laisse prendre un peu d'avance au cortège, se
revêt d'une robe de brahme et sort à grands pas du même côté. Les
jeunes filles, qui regrettent Sacountalà, se groupent dans des poses
abattues et mélancoliques.
FIN DU rnEMIKR ACTF-
oAGOUNTALA. 591
•ACTE SE.COND
Le tlii'âlre représente la façade du palais de l'ouclimanla, dans la ville d'Ilasd.
iKipourou, du côté dos jardins. Architectiii-e singulière et giganlescjuo av\c
colonni s ayant pour chapiteaux des têtes d'élé|ihant; coupoles, tours à
étages, superpositions de terrasses, grands escaliers nioiuitncntaux descjn-
dant par des degrés de marbre du terre-plein sur lequel s'élève le palais. ^
Dans le jardin, fontaines très-ouvragées, idoles indoues à formes lijl>ridos
et monstrueuses, masses do fleurs et de végétations exotiques, plantes à
largos l'cuilles, fleurs à calices énormes. — Au fond, au-dessus de la ligne
■ tracée par le couronnement du palais, apparaît la tour de Megatehada escq,-
ladant le ciel par assises en retraite. — Dans l'extrême lointain bleuissent
les cimes de THimalaya, glacées de quelques touches d'argent. — Sur le de-
vant, à droite ot à gauche et formant coulisse, deux kiosques Irès-ornés et
à balcous daillauts.
SCÈNE PREMIÈRE
Au lever du rideau, le roi Douthnianta se promène d'un air
é"aré, tantôt à pas lents, tantôt à pas pressés. Il semble faire des
efforts pour ressaisir sa mémoire et sa raison perdues. Puis il re-
tombe dans un morne abattement. Son bouffon le suit d'un air de
commitéralion.
Des femmes penchées au talcon des kiosques suivent les mou-
vements du roi avec une sollicitude amoureuse. La reine Hainsati
revêtue d'un costume magnifique, ruisselante d'or et de perles, est
assise les jambes croisées sur le balcon découpé à jour. Elle joue
de la guzla pour attirer l'attention du roi. Au son de l'instrument
jouant un air qui doit éveiller des souvenirs, le roi suspend sa
niarcbe, lève la tête, cherche à se rappeler oii il a entendu celte
mélodie, mais malgré ses efforts il ne peut déchirer le voile d'oubli
dont Ta enveloppé la malédiction de l'ermite Ourwasas. 11 a oublié
la reine llamsali autrefois sa favoiile.
r.D'2 TIIEVTRE.
Ilamsali dépitée lai-se do coté sa guzla et jette des fleurs sym-
boliques à Douchmanla qui les rainasse, les llalre et ne parait pas
comprendre leur bij,'iiificaUon. Le bouffon Brahmine Madliavya les
reprend à terre, les arrange en bouquet et lui dit qu'il va ixcitcr
par cette conduite la colère de la reine Hanisati, douée d'une
humeur peu patiente et assez jalouse. La reine, qui est restée au
balcon, aperçoit la pantomime de Madbavya et lui lance pour le
punir un gros fruit qui l'atteint à la tète. Le bouffon se livre à des
contorsions de douleur exagérées et comiques. Las d'errer, Douch-
manta s'asseoit sur un divan ou trône et pour le distraire le bouffon
Madhavva lui propose de jouer aux écbecs. Des serviteurs apportent
Péchiquier et les pièces où les cavaliers sont remplacés par des
éléphants avec leurs mahouts (conducteurs). Une partie s'engage et
le bouflon gagne le roi qui ne sait plus le jeu, tant sa raison est
profondément troublée par la malédiction de l'ermite.
SCÈNE II
Hamsati descend suivie de ses femmes. Elle adresse des reproches
à Douchmanla qui la néglige et snns doute cache de nouvelles
amours sous cette apparence de froideur. Madbavya la rassure et
lui dit que le roi n'est occupé d'aucune femme, mais seulement en
proie à une profonde mébmcolie, il faut le distraire et non le que-
reller. Hamsati change de batteries. Elle se montre aussi aimable
qu'elle était hautaine tout à l'heure. Elle s'assiid aux pieds de
Douchmanla, lui fait mille caresses et cherche à l'entrainer dans
un pas. Mais le roi brouille les figures et garde sa tristesse. Elle le
quille alors, et après l'avoir reconduit au trône, danse elle-même
devant lui, tâchant de réveiller son ancien amour par des pas vo-
luptueux. Elle commande et dirige les Dayadères qui formtnt des
pas et des entrelacements bizarres à la manière indoue. Plusieurs
femmes se réunissent et s'enchevêtrent de façon à former un paon
ouvrant sa queue en roue, un éléphant portant le dieu Càina sur
son dus ot autres figures de la mythologie indienne. Douchmanla
ne prèle à ces divertissements qu'une ;iltenlii)n (iiaeliin île, comme
celte d'un Cou regardant un .spectacle dont il ne comprend plus le
sens.
SAGOUNTALA.
SCÈNE m
Deux Brahinatcharis traversent la foule des courtisans, des
femmes et des danseuses viennent se prosterner devant le trône
du roi et ils lui disent qu'ils précèdent Sacountalâ qui lui voudrait
parler.' — Ce nom ne paraît éveiller aucun souvenir dans la mr-
moire de Douchmanta, toujours sous le poids de la malédiction d<x
vindicatif Durwasas qui l'a ensorcelé. — Toutefois il fait signe qu'il
permet à Sacountalâ d'entrer.
SCÈNE IV
. Sacountalâ, couverte d'un voile à travers lequel scintillent les
joyaux du magnifique costume donné par les déesses du ciel et de
la forêt, et suivie de Ganoua, le vertueux ermite, de Gautami et des
Brahmiues, s'avance modestement jusqu'au pied du . trône de
Douchmanta qui paraît surpris qu'une femme mariée ose se pré-
senter à lui. Gar Sacountalâ, depuis l'aventure de la forêt, ne porte
plus le costume des Vierges.
Avec le cortège de la jeune femme est entré l'ermite Durwasas.
Il se place à côté du trône, après avoir entr'ouvert sa robe de
brahme qui cache des maillots de pénitent. Le public est ainsi mis
dans la confidence du déguisement pris à la fin du premier acte.
Du poste qu'il a choisi, Durwasas, par des gestes conjurateurs, aug-
mente la folie du roi et l'empêche de reconnaître Sacountalâ.
La jeune femme se prosterne devant le monarque, puis se relève
lentement, lui pose les mains sur les genoux et lui offre sa ligure
en pleine lumière. — Le roi s'incline, regarde attentivement et
fait signe que cette femme lui est inconnue.
Marques de joie de la reine llamsati qu'alarmait la beauté sur-
humaine de Sacountalâ et qui craignait en elle une rivale venant
faire valoir ses droits à l'amour du roi.
Sacountalâ confuse se relève, se tord les mains dans l'attitude de
la plus profonde douleur. Elle penche la tète sur le sein de sa
gouvernante Gautami qui lui murmure un conseil à l'oreille.
Alors Sacountalâ essuyant ses larmes mime la scène do l'abeille
304 THEATRE.
et la scène d'amour du bois sacré avec les détails do la robe prise
au buisson, du bracelet rattaché, se rapprochant du roi à chaque
épisode pour voir si le sor.venir «e réveille en lui. Douchmanla
paraît suivre avec intérêt cette pantomime et semble vouloir en
deviner le sens inconnu. — Tous les efforts de Sacountalà sont
rendus vains par les sortilèges de l'ermite Durwasas. — Canoua
prie le ciel avec ferveur pour atténuer l'effet de la malédiction,
mais sa prière n'est pas, exaucée; la mauvaise influence l'em-
porte.
Décidément Douchmanla ne connaît pas Sacountalà. Hamsati
triomphe et veut chasser cette intrigante, cette femme éliontée
qui vient poursuivre jusque sur le trône un prétendu amant. Alors
la jeune femme rappelle au roi qu'd lui a donné son anneau comme
gage de fiançailles et moyen de reconnaissance; — eh bien! repré-
sente cette bague gravée à notro nom et peut-être pourrons-nous
te croire. Sacountalà raconte qu'elle a perdu r.imuau et qu'il lui
a glissé des doigts connne elle faisait ses abluiion> dans la thirta
ou étang sacré. Douchmanla lui reproche de débiter des histoires
mensongères et d'essayer de prendre un titre qui ne lui appartiint
pas. Hamsati à laquelle se joignent les autres femmes comme un
chœur irrité injuri'3 et maltraite Sacountalà qui résiste cl s'attache
désespérément au.v genoux du roi. Mais Hamsati l'en arrache avec
violence; il n'y a pas de supplice assez cruel pour celte malheu-
reuse qui a tenté d'abuser de la bonne foi royale et d'usurper le
titre de reine. Qu'on la f;isse déchirer par les tigres, écraser par
les éléphants, qu'on la jette aux crocodiles du fleuve ou aux flammes
du bîicher. Ce sera toujours trop doux pour elle. — Accourez,
esclaves, dit Hamsati, emparez-vous d'elle, entrainez-la et que
prompte justice soit faite. Des nègres amènent Sacountalà les bras
liés derrière le dos, comme un coupable de la plus vile espèce.
Les hommes paraissent louches de pitié, la beauté de Sacountalà
les atbmdrit, mais elle irrite les feimnes qui manifestent une joij
féroce de la voir marcher à la mort. Canoua agenouillé murmui ;
l'ineffable monosyllahle om dont l'effet est si jjuissant, Gautanii
pleure et le farouche Durwasas ricane dans sa harhe.
L'amsati rayounaiile cl désormais sans rivale s'asseoit sur le
Irôiie à côté de Douchuianta, promenant fièrement ses regards au-
tour d'elle. Quant au roi, il e.sl resté pensif et il cherche à son
doigt son anneau royal dotil il aperçoit l'absence pour la première
SACOUNTALA. ô'Jj
fois. — Il ne l'a plus, il l'a donc donné, car nul voleur n'eût clé
assez audacieux pour le lui prendre.
SCENE V
Un tumulte se fait entendre; des officiers barrent le passairc à
un |,éfli( iir (|iii es>aye do pénétrer jusqu'au roi auquel il a une
iuiporianle communication à faire. Un filet jeté sur l'épaule de ce
nouveau personnage indique tout de suite sa profession au specta-
teur. 11 tient ferme un anneau que les serviteurs s'efforcent de lui
arracher comme s'il était un voleur. — 11 proteste de son honnê-
teté et prétend qu'il a trouvé l'anneau royal dans le ventre d'un
poisson, d'un rohida péché par lui et qu'il dépeçait pour la vente.
— «Pendant ce débat, le bouffon Madhavja s'est rapproché et, après
s'être enquis du sujet de la querelle, il flaire l'anneau, puis se
bouche le nez. L'anneau exhale encore une forte odeur de marée,
donc le pêcheur a dit vrai. — Douchmanta, qui veut savoir la cause
de cette altercation, fait venir le pêcheur au pied de son trône. Le
pêcheur lui tend l'anneau que Douchmanta reconnaît aussitôt. Cette
bague est une sorte de talisman pour défendre le roi contre l'in-
lluence des mauvais génies. 11 venait de la donner à Sacountalà au
moment de la malédiction de l'ermite et se trouvait sms défense.
. Le roi récompense richement le pécheur que les serviteurs recon-
duisent en essayant de lui voler tout ou partie de la somme qu'il
vient de recevoir.
SCÈNE VI
Le roi désire être seul et ordonne à la reine IIain?ati de rentrer
dans son kiosque avec ses femmes. .Aladhavya le bouffon s'accrou[iit
sur les marches du trône avec une posture de singe voyant que son
maître ne le renvoie pas. Il est curieux de voir comment tournera
l'aventure. Douchmanta a mis l'anneau à son doigt, il le regarde,
en fait cliatoyer le chaton, réfléchit, passe ses mains sur sou front
comme pour le dégager d'une oppression i>éni!ile. On dirait (|ue la
raison lui revient par lueurs et qu'il sendjle entrevoir coufusémt nt
quelque, souvenir, mais ses réminiscences sont trop vagues encore.
596 THE AT HE.
elles ne font qu'apparaître et s'enfuir. Il a besoin de les fixer. —
Il frappe des mains à la mode orientale et aussitôt accourt une
jeune fille à laquelle il demande des crayons et des couleurs. Quand
il a ce qu'il lui faut, il s'approche du mur blanc du kiosque dont la
paroi unie offre un champ propre à dessiner et il commence une
esquisse qui peu à peu prend la fij;Hre de Sacounlalà dans la scène
de l'abeille. A chaque coup de crayon la mémoire lui revient de
plus en plus lucide et lui fournil de nouveaux détails. Il se rappelle
maintenant tout ce qui s'est passé dans le bois sacré et il reste en
contemplation amoureuse devant son œuvre. En vain la reiue
Hamsali, qui Tobsene du haut de son balcon, lui envoie-t-elle son
portrait peint par un des plus habiles artistes de l'Inde pour con-
trebalancer l'effut du portrait de Sacountalà tracé avec la mémoire
du cœur plus encore qu'avec celle de l'esprit ; un rayon soudain
traverse le cerveau de Douchmanta, l'obscurité qui l'environnail se
dissipe, car le vindicatif ermite s'est relire sachant que l'anneau
retrouvé suspend son influence sur Douchmanta. Il lui faudra se
contenter de la mort de Sacountalà pour loule vengt ance. Le roi,
redevenu possesseur de sa raison, écrit au bas de l'esquisse : r Sa-
counlalà! »
Mais par Brahma, VN'ichnou el Shiva! ne vient-elle pas d'être
livrée au supplice, brûlée par les flammes, mangée par les caïmans;
elle est morte! elle e4 morte! la féroce Ilamsati l'a remise elle-
même aux bourreaux. Madhavya fait descendre la reine.
Ilamsati arrive tremblante el s'agenouillant la tête baissée ; le
roi la secoue avec violence et lui reproche sa jalousie, sa cruauté ;
il lire son cimeterre et fait mine de la tuer, les femmes de la
reine se précipitent éplorées et entourent Douchmanta qui rengaine
son sabre. — Celle qui a fait périr Sacounlalà n'cït pas digne de
• périr par ma main, elle appartient aux tourmeutcurs qui sauront
tiouver des sujiplices dignes d'elle. Les nègres qui ont entraîné
Sacountah'i s'avancent pour saisir Ilamsati qui tremble d'épouvante
tt lève les mains au ciel d'où seulement peut lui tonil)er sa grâce,
car les yeux fixes de Douchmanta expriment une volonté impla-
cable.
SACOUNTALA. 397
SCENE VII
Eii ce moment, une musique céleste se fait entendre, et lapsara
Misraçesi descend du ciel entr'ouvert, tenant entre ses bras Sa-
countalà qu'elle a retirée des flammes du bûcher dans lequel l'avait
fait jeter Harasati.
Douchmanta n'a pas vu descendre l'Apsara qui lui ramène sa
fiancée, et quand il se retourne pour suivre des yeux Hamsati qu'on
entraîne au supplice, il se trouve face à face avec Sacountalà
calme, radieuse et souriante; il tombe à ses pieds, lui baigne les
mains de larmes et implore avec des effusions d'amour une j^râce
'déjà accordée. Sacountalà le relève et le presse sur son cœur, en
lui disant : « Tu me reconnais donc maintenant. »
Hamsati se dégageant des mains des bourreaux, s'incline devant
Sacountalà et baise humblement le bord de son voile, demandant
grâce. Elle était folle de vouloir lutter contre une beauté céleste,
fille des Apsaras; désormais elle se contentera du titre de seconde
reine et rentrera dans l'obscurité du harem. Sacountalà lui par-
donne et lui fait un geste de bienveillance. Uamsati se retire parmi
ses femmes.
Douchmanta remet au doigt de Sacountalà l'anneau royal qu'elle
ne perdra pas cette fois et se prosterne devant l'apsara Misra Keçi
qui remonte au ciel.
SCÈNE VIII
Puis il appelle ses courtisans, ses grands dignitaires, ses officiers,
ses femmes, ses bay;td 'res, ses jongleurs, qui descendent les esca-
liers des terrasses à flots précipités et formimt un immense final de
danse. Comme Sacountalà est fille d'un mortel et d'une déesse, la
fête se continue au ciel. Tout au haut, auprès des frises, on aper-
çoit Casyapa près de sa femme Adyti sur un trône d'or, de saphirs
el d'escarbouc'es. Plus bas Misra Keçi et Menaça, mère de Sacountalà,
qui sourit à sa fille. Des bandes de Gandharvas (musiciens cé-
lestes) chantent et jouent des instruments ; des Apsaras (danseurs
célestes) formant d'interminables guirlandes relient le ciel et la
23
398 THEATRE.
terre, montant et descendant, enveloppant les gronpes, ^e nièl.uil
aux danseurs mortels pour célébrer les noces de Doucliraanla et do
Sacountalà, de qui doit mitre le dominateur de l'Inde. Dans un
coin, Gautami et Canoua se réjouissent du sort heureux de loui
élève; des torrents de lumière où tourbillonnent des génies bien-
ru isants inondent le fond du théâtre. Douchmanta et Sacountalà
montent sur leur trône et 1 1 toile tombe.
FIN va SECOiND ACTE.
Manuscrit, daté : janvier l8o8.
APPENDICE
APPENDICE
NOTES RELATIVES ATJ PROLOGCE ECRIT POUR L A>MVERSAIRE
DE LA NAISSANCE DE CORNEILLE.
Dans le feuilleton de la Presse du 11 août 1852, Alexandre Dumas
écrivait :
MES MÉMOIRES
LA CENSURE
L'an m de la deuxième République française, le 2 juin au soir,
M. Louis Bonaparte étant président, M. I,éon Faucher étant mi-
nistre, M. Guizard étant directeur des beaux-arts, voici ce qui se
passait, dans un salon tendu en étoffe perse, au rez-de-chaus^ée
d'une maison de la rue de Ch:iillol :
Cinq ou six personnes causaient dart, chose assez étonnante à
une époque où on ne parle plus guère que de solution, de révi-
sion, de prorogation.
11 est vrai que, sur ces cinq personnes, il y avait quatre noëles et
un médecin presque poète, et tout à fait homme d'esprit.
Ces quatre poêles étaient :
1° Madame Emile de Girardin, la maîtresse de cette maison de
la rue de Chaillot oîi l'on était réuni; 2" Victor Hugo, ô" Théophile
Gautier; 4" Arsène Houssaye.
Le médecin était le docteur Cabarus.
Celui (jue nous avons indiqué sous le n' 4 cumulait; peut-êtio
402 APPENDICE.
était-il un peu moins poêle que les autres, mais il était beaucoup
plus directeur, ce qui rétablissait l'équilibre, — directeur du
Théâire-Français, dont il a donné déjà tcOis fois sa démission, qu'on
n'accepte pas, il est vrai.
Peut-être deinandercz-vous pourquoi M. Arsène Houssaye est si
■iacile à se démettre.
Rien de plus simple : MM. les sociétaires du Théâtre-Français lui
ont la vie si dure, que le poète est toujours prêt à envoyer pro-
nenerses demi-dieux, ses héros, ses rois, ses princes, ses ducs, ses
narquis, ses comtes et ses barons de la rue de Richelieu, pour en
revenir à ses barons, à ses comtes, à ses marquis, à ses ducs, à
ses princes, à ses rois, à ses héros et à ses demi-dieux du dix-sep-
tième et du dix-huitième siècle, qu'il connaît et quil fait par-
ler, comme s'il était le comte de Saint-Germain, qui était familier
avec eux.
Maintenant, pourquoi MM. les sociétaires du Théâtre-Français
font-ils la vie si dure à leur directeur?
Parce qu'il fait de l'argent, et que rien n'irrite un sociétaire
du Théâtre-Français comme de voir son théâtre faire de rar-
geni.
Cela peut paraître inexplicable aux gens sensés : c'est inexpli-
cable, en effet; mais je ne me charge pas d'expliquer le fait ; je le
consigne, voilà tout.
Or, en sa quahté de directeur du Théâtre-Français, M. Ar-
sène Houssaje songeait à une chose à laquelle ne songeait per-
sonne.
Cette chose, c'est qu'on était au 2 juin 1851 , et que, dans quatre
jours, c'est-à-dire le 6 juin, on verrait saccompiir le deux cent
quarante-quatrième anniversaire de la naissance de Corneille.
il en fit l'observation tout haut, et, se tournant vers Théophile
Gautier :
— Pardieu! lui dit-il, mon chor Théo, vous devriez bien me
faire, pour <e jour-là, une soixantaine de vers sur le père de la
tragédie; cela vaudmil mieux que ce que l'on nous donne ordinai-
rement CD pareille circonstance, et le public ne s'en pluindrail
pas.
Théophih Gautier fit semblant de ne pas entendre,
i Arsène Houssaye renouvi-hi sa demande.
— Ma foi I non, dit Gautier.
APPENDICE. 403
— Pourquoi cela?
— Parce que je ne sais rien de plus ennuyeux à faire qu'un ôloge
officiel, fût-ce celui du jdus grand poëte du monde. D'ailleurs,
plus le poëte est grand, plus l'éloge est difficile.
— Vous avez tort, Théophile, dit Hugo, et, si j'étais en posi-
tion de faire en ce moment-ci ce qu'Arsène vous demande, je le
("erais,
— Vous vous amuseriez à passer en revue les vingt ou trente
pièces de Corneille ? Vous auriez le courage de parler de Mélite, de
Cliiandre, de la Galerie du Palais, de Perthariie, d'Œdipe, d'At-
tila et d'Agésilas?
— Non, je ne parlerais de rien de tout cela.
— Alors, vous ne feriez pas l'éloge de Corneille ; quand on fait
l'éloge d'un poëte, il faut surtout louer ce qu'il a fait de mauvais :
ce qu'on ne loue pas, on le critique.
— Non, dit Huj^o, je ne prendrais pas la chose ainsi ; je ne ferais
pas un éloge vuli:aire. Je montrerais le vieux Corneille, errant à
pied dans les rues de Paris, avec son manteau râpé sur les ép;iules,
oublié de Louis XIV, moins généreux pour lui que son persécuteur
Richelieu, et faisant raccommoder à une pauvre échoppe son soulier
troué, tandis que Louis XIV trône à Versailles, se promène avec
madame de Montespan, mademoiselle delaVallière et madame Hen-
riette dans les galeries de Le Brun ou dans les jardins de Le Nôtre;
puis je consolerais l'ombre du poëte en montrant la postérité re-
mettant chacun à sa place, et, au fur et à mesure que les jours
s'ajoutent aux jours, les mois aux mois et les années aux années,
grandissant le poëte et diminuant le roi...
— Eh bien, que cherchez-vous donc, Théophile? demanda ma-
dame de Girardin à Gautier, qui se levait vivement.
— Je cherche mon chapeau, dit Gautier.
— Girardin dort dessus, dit tranquillement Cabarus.
— Oh! ne le réveillez pas, dit madame de Girardin, il ferait un
rticle !
— Je ne puis pourtant pas m'en aller sans chapeau, dit Gautier.
— Vous vous en allez donc? demanda Arsène Uoussaye.
— Sans doute, je vais faire vos vers; vous les aurez demain.
On tira le chapeau de Théophile de dessous les épaules de Gi-
ardin. Il était un peu passé à l'état de gibus; mais qu'importai l à
Théophile l'état de son chapeau?
404 APPENDICE.
Il rentra chez lui et se mit à l"œuvre.
Le lendemain, comme il avait promis, Arsène HoussaTe avait ses
vers.
Seulement pcële et directeur avaient compté sans la censure.
Voici les vers dé Théophile Gautier sur le grand Corneille, —
vers arrêtés par la censure dramatique, comme je lai dit, l'an 111
de la deuxième république, M. Louis Bonaparte étant président,
M. Léon Faucher étant ministre, M. Guizard étant directeur des
Beaux-Arts :
Après avoir cité les vers de Théophile Gautier Alexandre Dumas
racontait ses propres démêlés avec la censure, et terminait son
feuilleton ' en prenant à partie, successivement, M. Guizard, M. Léon
Faucher et le président de la République.
La citation faite par M. Alexandre Dumas était erronée; Théophile
Gautier publia, dans la Presse du 14 avril 18o'2, les lignes sui-
vantes :
SUITE DE LIIISTOIRE DE SOIXANTE VERS
Petite note aax Mémoires d'Alexandre Dumas.
Dans son feuilleton de la Presse du 11 avril, avec cette indul-
gence qui caractérise les esprits supérieurs, M. .\lexandre Dumas a
bien voulu parler, en termes excessivement flatteurs, dont je tâ-
cherai de me rendre dijine un jour, de quelques vers fait>< pat
moi sur l'anniversaire de l'iern; Corneille. Ct-tte fois, je n'ai fait que
versifier les paroles de mon illustre maître, Victor Iluf;o, h peu jirès
comme Jules Romain eût exécuté une rompo.^ition de Rapiiaél, ou
Sihaslien dcl l'iomho colorié un dessin de Michel-.\n{re , si ce n'est
pas déjà pour moi une trop haute ambition que de m'assinnler à de
pareils di>ciples, la prose du grand poète n'a pas trop perdu h pas-
ser dans mes rimes, je dois le croire, puisque Alexandre Dumas le
• Ce. fciiillclon a (?té r.'imprimi' iI.imr 1rs Mrnwirrx d' Alcrandrr [)u-
tnan (.V sério. chap. lwxvm. p. '279;. — Calniann Lévy, éditeur. Paris,
1 vol. in- 1-2, 1 fr. 25.
APPENDICE. 405
dit, et c'est un succès dont je suis fier; mais la citation faite de mé-
moire par l'illustre écrivain ne donne que le commencement du
morceau : les vers qui ont froissé purticulièrement la susceptibilité
de la censure ne s'y trouvent pas. Serait- ce abuser de la patience du
public que de transcrire ici la pièce tout entière ? — Je le fais avec
d'autant moins de remords, que je n'usurpe la place d'aucun vau-
deville, le grand drame catholique étant le seul qui se soit joué pen-
dant celte sainte semaine.
(Ici Théophile Gautier imprima pour la première fois le Pro-
logue de Corneille.)
Maintenant je profiterai du l'occasion pour justifier M. Emile de
Girardin de l'aplatissement de mon chapeau; comme les ouvrages
de M. .Alexandre Dumas sont traduits en sept ou huit langues, il se-
rait fâcheux que la mémoire de l'éminent publicisle restât chargée
devant la postérité de la transformation de mon feutre, en gibus.
M. Emile de Girardin, qui a le sommeil très -opportun et très-judi-
cieux, est toujours très-éveillé quand c'est Lamartine ou Victor
Hugo qui parlent. Il se tenait debout ce soir-là contre la cheminée,
l'œil fort ouvert et l'attention excitée. Je quittai le sjlon à mon grand
regret, m'arrachant aux charmes d'une étincelanle causerie, et ce
fut un excellent cigare de la Havane, un pura authentique et légi-
time, offert par M. d'Antas, attaché à la légation portugaise et poète
aussi dans la langue de Camoëns, qui me décida à sortir pour com-
mencer les vers qu'on me demandait. Je descendis les Champs-Ely-
sées à pas lents, et à la place de la Concorde j'étais à la fin de mon
cigare et au tiers de ma pièce, — à ce vers :
Pied nu, le grand Corneille attendait son soulier.
Le lendemain, forcé d'aller servir de témoin à un mariage qui se
célébrait à Passy, je ne pus empêcher, pendant la messe, ^ue je
tâchais d'écouter avec tout le recueillement possible, les rimes de
venir bourdonner à mes oreilles comme des mouches importunes,
et, malgré moi, j'en demande bien pardon à Dieu, je fis vingt au-
tres vers, qui forment, avec les vingt-deux composés en descen-
dant l'avenue des Champs-Elysées, tout ce qu'Alexandre Dumas cite
dans la Presse. Le reste a été fait aux Tuileries, en revenant de
406- APPENDICE.
Passy, et m'a pris le temps de fumer un autre cigare. L'éloge He
Corneille a donc duré deux cigares et une messe. C'était assez pour
un compliment de fête qui devait servir une fois et se débiter en
cinq minutes.
J'entrai, pour écrire, chez une personne de mes ainis, place dt
la Madeleine, et j'envoyai à mon cher camarade Arsène Houssa\f
les vers demandés à quatre heures précises, terme fixé. — Le res c
a été raconté par Dumas avec cette manière qui n'appartient qu à
lui. — A la place de mon discours sur Corneille, on récita un di-
thyrambe de Beauvallet, considérablement réduit par la censure
pour les mêmes motifs. Au goût de M. Guizard, qui a pour
Louis XIV les yeux de Dnnireau, Beauvallet n'admirait [as assez ce
monarque Je retirai tranquillement ma pièce de vers, et je me
4us, ne voulant pas me poser en victime pour si peu de chose; et
j'avais tout à fait oublié cette mesquine tracasserie lorsque le feuil-
leton de la Presse est venu m'en faire souvenir. — Je n'en veux
donc nullement à la censure, puisque sa rigueur m'a valu d'être
loué publiquement par Alexandre Dumns.
»
Théophile Gautier.
TABLE
Avertissement i
Une Larme du diable. . . 1
La Fausse Conversion ou Bon Sang ne peut mentir 53
L'Amour souffle où il veut 83
Le Tricorne enchanté H9
Pierrot Posthume , 167
Prologue de Falstaff. 205
Prologue d'ouverture de l'Odéon 207
Pierre Corneille, pour l'Anniversaire de sa naii^sance 215
La Femme de Diomède 219
VvoXo^ne àc Henriette Maréchal 225
Prologue de Struensie 229
Le Sélam *. . . . 235
Gisellp ou les Wilis 245
Lettre à Henri Heine (première représentation de Gisellc) . . 267
La Péri 279
A Gérard de Nerval (première reprcs 'Ulation de la P('ri) . . 295
Lettre à Perrot (canevas di; la Péri) 302
.f'aquerette . 305
La première représentation de Paguerette 331
108 Table.
Gemma oo5
La première représenlalion de Gemma .' . 546
Yanlvo le Bandit 551
Sacounlalà. 559
La première représ:'nlation de Sacounlalà 576
Sacounlalà (version inédite). . . . • 58j
.■Vppenpice. . , . - e . i 401
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