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Full text of "Théatre : mystère, comédies et ballets"

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THÉOPHILE  GAC^^R 

% 

THÉATRfe^ 


MYSTÈRE,  COMÉDIES   ET  BALLETS 


\ 


TROISIÈME   ÉDITION 


REVUE    ET    ACGMKNTËF    DE    NOMBREDX    DOCL'MESTS    INEDITS 


THÉÂTRE  DE  POCHE 

Une  larme  da  Diable.  —  l^m  faaaan  Coa-version 

pierrot  posthume,  —  WjC  Tricorne  enchanté 

Prologues 

L'amonr  souffle  oi'i  il  vent.  —  Le  Sèlam 

BALLETS 

Giselle.  —  La  Péri.  —  Pâquerette,  —  Gemma 

Tanko.  — Sacountala 

I,ettrea,  —  Comptes  rendus.  —  Versions  inédites 


PAIUS 

G.    CHARPENTIER,   ÉDiTEUR 

13,  BUK  OB   QBENBLLE-SAINT-OERMAIN,    13 

1882 


THEATRE 

MYSTÈRE,  COMÉDIES  ET  BALLETS 


OUVRAGES  DU  MÊME  AUTEUR 

PUBLIKS  DANS   LA  BIBLIOTHÈQUE    CHARPENTIER 

A  3  fr.  50  le  volume 


Poésies  complètes  ,  ,  1830-1872 2  val. 

Émaux  et  Camées.  Édition  délinitive,  ornée  d'un  Portrait 

à  l'eau-forte,  par  J .  Jacquemart 1  vol. 

Mademoiselle  de  Maupin 1  vol. 

Le  Roman  de  la  Momie.  Nouvelle  édition t  vol. 

Le  Capitaine  Fracasse 2  70Î . 

Spirite.  Nouvelle  fantastique,  o"^  édition  1  vol. 

Voyage  EN   Russie.  Nouvelle   édition 1  vol. 

Voyage  en  Espagne  (Tras  los  montesj 1  vol. 

Voyage  en  Italie    Italia) 1  vol. 

Nouvelles.  (La  Morte  amoureuse.  — Fortunio,  etc.). . . .  1  vol. 

Rom.\ns  ET  Contes.  (Avatar.    — Jettatiira,  etc.) 1  vol. 

Tableaux  de  Siège.  —  (Paris,  18T0-1871).  2«  édition.....  1  vol. 

Théâtre.  (Mystère,  Comédies  et  Ballets) 1  vol. 

Les  Jeunes-P'rance.   Romans  goguenards -. . .- 1  vol. 

Histoire  du  Romantisme,  suivie  de  Notices  romantiques  et 
dune  Élude   sur  les   Progrès  de   la   Poésie  française 

(1830  18«8).  3'  édition 1  vol. 

Portraits  contemporains  (littérateurs,  peintres,  sculpteurs, 
artistes  dramatif|ues;.  avec  un  porirait  de  Th.  Gautier, 
d'après  une  gravure  à  l'eau-forte  par  lui  même,  vers 

1833.  3e  édition 1  vol. 

L'Orient 2  vol. 

Fusains  et  Eaux-Fortes 1  vol. 

Tableaux  a  la  Plume 1  vol. 

Les  Vacances  du  Lundi 1  vol. 

CONSTANTINOPLE 1    VOl. 

Les  Grotesques 1  vol. 

Loin  de  Paris 1  vol. 

Portraits  et  Souvenirs  littéraires 1  vol. 

Guide  de  l'Amateur  au  Musée  du  Louvre 1  vol. 


Le  Capitaine  Fracasse.  —  Un  magnifique  volume  grand 
in-8»,  illustré  de  60  dessins  par  M.  Gustave  Doré, 
gravés  sur  bois  par  les  premiers  artistes. 

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Pii.x,  broché 20  fr. 

Relié    30  fr. 

Angi>r!i,  Imp.  Uurdin  et  ('.",  rue  Garnivi.  4. 


THEOPHILE   GAUTIER 


THEATRE 

MYSTÈRE 
COMÉDIES   ET   BALLETS 


NOUVELLE    ÉDITION 

Revue,  corrigée 

El'     AUGMENTÉE     d'uN     GRAND     NO.MBBE     DE     DOCL'.ME.NfS     INÉDITS 


PARIS 
G.    CHARPENTIER,   ÉDITEUR 

13,  KL'E  DE  ORENELLE-SAINT-GERMAIN,    i3 

4882 

Tous  droits  réserves 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  witii  funding  from 

University  of  Ottawa 


littp://www.arcliive.org/details/tliatremystreOOgaut 


AVERTISSEMENT 


Lorsque  parut,  en  1872,  la  première  édition  du 
Théâtre  de  Théophile  Gautier,  nous  avions  à  peine 
ébauché  le  long  travail  de  recherches  et  le  classement 
des  études  et  des  articles  laissés  épars  dans  les  jour- 
naux et  les  Revues  par  l'illustre  écrivain.  Il  se  faisait 
une  fête  de  publier  ce  volume,  et  nous  ne  voulions 
point,  par  des  travaux  qui  devaient  prendre  beaucoup 
de  temps,  en  retarder  l'apparition;  nous  craignions  que 
Théophile  Gautier  n'eût  plus  que  peu  de  temps  à  vi- 
vre, et  nous  dûmes  nous  contenter  des  indications  tout 
à  fait  insuffisantes  qu'il  pouvait  nous  donner.  Le  20  oc- 
tobre 1872  le  volume  était  achevé;  le  23,  Théophile 
Gautier  mourait.  Depuis  lors,  nous  avons  découvert 
les  nombreux  documents  qui  donnent  à  la  présente 
édition  un  attrait  particulier. 

C'est,  tout  d'abord,  un  fragment  assez  considérable 
du  manuscrit  de  VAmour  souffle  où  il  veut,  qui 
mène,  suivant  toute  probabilité,  la  pièce  jusqu'à  la  fin 
du  deuxième  acte.  Nous  savons  que  la  pièce  n'a  jamais 
été  écrite  tout  entière  ;  nous  ignorons  si  elle  l'a  été  au 


n  AVERTISSEMENT. 

delà  de  ce  que  nous  avons  trouvé,  et  désespérons  d'en 
rencontrer  de  nouveaux  fragments. 

Parmi  les  très-rares  manuscrits  laissés  par  l'auteur, 
nous  avons  découvert  une  longue  lettre  adressée  au 
danseur  Perrot,  et  qui  n'est  autre  chose  qu'un  canevas 
très-développé,  une  sorte  de  première  ébauche  du  bal- 
let de  la  Péri,  et  enfin  une  première  version  de  Sa- 
countala,  qui  doit  être  la  pièce  originale  telle  qu'elle 
a  été  écrite  avant  les  modifications  exigées  par  les  né- 
cessités chorégraphiques. 

Donc,  voici  la  partie  absolument  inédite  de  cette 
nouvelle  édition. 

En  outre,  de  même  que,  dans  l'édition  originale, 
Théophile  Gautier  avait  adjoint  à  Giselle  le  feuilleton 
qu'il  fit  sur  ce  ballet,  nous  avons  joint  à  la  Péri,  à 
Pâquerette,  à  Gemma  et  à  Sacountala  les  comptes 
rendus  que  le  poète  leur  avait  consacrés. 

De  cette  façon,  et  grâce  à  ces  feuilletons,  après  avoir 
lu  ces  ballets,  le  lecteur  aura  le  .plaisir  de  les  voir.  En 
même  temps,  il  trouvera  des  détails  intéressants  sur 
les  artistes  qui  furent  chargés  de  les  interpréter. 

Enfin,  nous  avons  recueilli,  à  propos  du  Prologue 
pour  VAntiiversaii^e  de  Corneille,  des  documents  qui 
forment  une  page  curieuse  d'histoire  littéraire. 

Telle  qu'elle  est,  cette  édition  du  7'/j(^â/r<' de  Théo- 
phile Gautier  nous  semble  aussi  complète  que  pos- 
sible. 

M.  D. 

Pari?,  mars  1877. 


UNE 

LARMC   DU  DIABLE 

MYSTÈRE 


SCENE  TREMIERE 

La  chambre  d'Alix  et  lic  BlaiichcHur. 
ALIX. 

J'ai  beau  travailler,  ma  sœur,  je  n'aurai  jamais  fini  de 
broder  celle  chape  pour  le  saint  jour  de  Pâques. 

BI.ANCHEFLOR. 

Je  l'aid  rai,  ma  très-chère  Alix,  et  avec  la  giàce  de  Dieu 
nous  arriverons  à  temps.  Voici  que  j'ai  fini  la  couronne  que 
je  tresse  à  la  sainte  Vierge  avec  des  grains  de  verre  et  de  la 
moelle  de  roseau. 

ALIX. 

J'ai  encore  à  faire  toul  ce  grand  p.ivot  aux  larges  feuilles 
écarlates.  J"ai  bien  sommeil,  mes  yeux  sont  pleins  de  sable, 
la  trame  du  canevas  s'embrouille,  la  lampe  jette  des  lueurs 
douteuses,  l'aiguille  s'échappe  de  mes  doigls,  je  m'endors... 
l'a>ge  gardien. 
Mo:»  enfuit,  mon  Alix,  tâche  de  le  réveiller  ;  lu  n'as  pas 
fiiil  la  prière  ce  soir... 

1 


2  TllLATRE. 

ALIX. 

Pater  noster,  qui  es  in  cœlis... 

BLANCIIEFLOn. 

Je  m'en  vais  le  délacer  et  te  coucher  ;  tu  icvcs  loiit  de- 
bout. Après,  je  me  déshabillerai  moi-même  et  dormirai  à 
mon  tour, 

l'ange  cardie.n. 

La  voilà  presque  nue  ;  on  diiah  une  des  statues  d'albâtre 
de  la  cathédrale,  à  la  voir  si  blanche  et  si  diaphane;  elle  est 
si  belle,  que  j'en  devie^ldrais  amoureux,  tout  ange  que  jd 
suis,  si  je  continuais  à  la  regarder  plus  longtemps'.  Ce  n'est 
pas  la  première  fois  que  les  lils  du  ciel  se  sont  épris  des  fdlcs 
des  hommes.  Voilons  nos  yeux  avec  le  bout  de  nos  ailes. 

BLANCHEFLOn. 

Bonne  nuit,  Alix  ! 

ALIX. 

Biancheflor,  bonne  nuit  ! 

PREMIER  A.NGE  GARDIEN. 

Elles  dorment  dans  leur  petit  lit  virginal  comme  deux 
abeilles  au  cœur  d'une  rose.  Soufllons  la  lampe  et. remontons 
là-haut  faire  notre  rapport  au  Père  éternel. 

SECOND  ANGE  GARDIEN. 

Frère,  attends  encore  un  peu  ;  n'as-tu  pas  remarqué 
comme  la  pauvre  Alix  avait  ses  beaux  yeux  tout  rouges  à  force 
de  travailler?  Je  veux  lui  achever  <on  pavol,  afin  qu'elle  ne 
se  fatigue  plus  la  vue  et  que  messire  Yvon,  le  chapelain,  " 
puisse  mettre  sa  chape  neuve  à  la  grand'messc  du  jour  de 
Pâques. 

PREMIER    ANGE    GARDIEN. 

Je  le  veux  bien  mais  prends  gai  de  à  le  itijucr  les  doigts 
avec  l'aigmllc. 


UINE  LAIlME   DU  DIAliLE. 

SCÈNE  H 

Le  |)aradis  du  bon  Dieu. 


LE  BON    DIEU. 

Le  temi>s  vient  de  faire  encore  un  pas,  c'est  un  jonr  du 
plus  qui  tombe  dans  mou  éternité:  la  millième  partie  d'un 
grain  de  sable  dans  la  mer  ! 

YIRGO    IMMACULATA.. 

Les  petits  enfants  dorment  dans  leurs  berceaux  et  les  co- 
lombes dans  leurs  nids.  Les  jeunes  filles  récitent  mes  litanies 
et  les  clocbes  bourdonnent  mon  Angélus. 

CHRISTUS. 

Les  moines  sautent  les  versets  du  bréviaire  pour  ai  river 
plus  lot  à  l'heure  du  souper.  Tinlinillus,  dans  cette  seule 
journée,  a  rempli  mille  fois  son  sac  des  oraisons  qu'ils  ccour- 
tent,  des  syllabes  qu'ils  bredouillent  et  dos  antiennes  qu'ils 
[)assent. 

I,E   BON   DIEtJ. 

Azracl  et  son  compagnon  ne  sont  pas  venus  me  rendre 
leurs  comptes  et  faire  signer  leurs  livres;  pourtant  le  soufllc 
endormi  des  deux  jeunes  fdlcs  conllées  à  leur  garde  monte 
jusqu'au  pied  de  mon  trône  comme  un  parfum  et  une  liar- 
monie.  Ali  !  mes  beaux  anges,  vous  êtes  des  paresseux,  et, 
si  vous  ne  vous  corrigez,  je  vous  priverai  de  musique  pendant 
deux  ou  trois  mille  ans. 

VIRGO  IMMACULATA, 

Azracl  fait  de  la  tapisserie  ;  il  brod  ;  un  giand  |)avot  rouge 
comme  le  sang  qui  sortit  deVot  v  p'a'e  le  jour  de  la  Passion, 
ô  Jésus  !  6  m  n  lils  1  ier.-a'iné  ! 


i  THÉÂTRE. 

ciir.iSTUS. 

C'ost  avec  mon  sang,  avec  mon  pur  sang,  que  cette  soie  a 
été  teinte;  quelle  pourpre  va  mieux  au  dos  du  prêtre  que  le 
sang  du  Seigneur  Dicii  ! 

Père,  nous  voici. 

LE  LO.N    DIEU. 

Donne  ton  livre,  Azrai?!.  .Mizaël,  donnez  le  vôtre. 

MIZAËL. 

0  maître  !  voulez-vous  la  plume  pour  signer,  la  plume  de 
l'aigle  mystique!  ? 

I,E    BO.N    DIEU. 

Tout  à  l'heure  !  Eh  quoi!  la  feuille  des  péchés,  même  des 
péchés  véniels,  aussi  blanche  que  la  tunique  de  mon  Fils 
lorsqu'il  apjiarut  ^ur  le  Tliabor!  Mes  anges,  vous  êtes  trop 
diitraits  et  vous  êtes  de  mauvais  espions.  Vous,  Mizaël, 
quand  vous  étiez  l'ange  gardien  de  sainte  Thérèse,  qui  ne 
voulait  pas  que  l'on  incdît  du  diable  et  le  plaignait  de  ne 
jiouvoir  aimer,  vous  m'appoiticz  une  liste  encore  assez  hon- 
nête de  péchés,  et  poiir'ant  sainte  Thérèse  est  une  grande 
sainte.  Vous,  Azracl,  qui  avez  été  l'ange  gardien  de  la  Vierge, 
vous  aviez  le  soir  sur  voire  rôlct  une  ou  deux  mauvaises 
pensées,  n'cst-il  pas  vrai  ? 

ÏIIZAËI,. 

Père,  sainte  Thérèse  était  csj)agnole. 

AZRAËL. 

Père,  la  Vierge  avait  eu  un  enfant. 

1,E   BON   DIEU. 

.le  vois  jusqu'au  fond  de  vos  cœurs  :  vous  êtes  amoureux 
de  CCS  deux  jeunes  filles;  je  m'en  vais  faire  une  enquête  sur 
elles,  et,  si  elles  sont  aussi  pines  que  vous  le  dites,  je  vous 
accorde  leur  âme  en  mariage;  vous  les  épouserez  aussitôt 
qu'elles  arriveront  ici.  Qu'avcz-vous  à  dire,  Christus? 


•    UNE   LARME   DU   DIAIJLE.  5 

CHRISTUS. 

Rien  qui  ne  leur  soit  favorable.  Ce  matin  je  me  suis  di'giiisé 
en  mendiant,  je  leur  ai  demandé  l'auniônc  ;  elles  ont  dé- 
posé dans  ma  main  lépreuse,  chacune  à  leur  tour,  une  grosse 
pièce  de  cuivre  toute  glacée  de  vert-de-gris.  Saint  Eloi,  pre- 
nez-les, nettoyez-les,  et  forgez-en  un  beau  calice  pour  la  com- 
munion de  mes  Chérubins. 

VIRGO  IHMACULATA. 

Elles  ont  fait  brûler  dans  ma  chapelle  plus  de  dix  livres 
de  cire  et  m'ont  donné  plus  de  vingt  couronnes  de  filigrane 
et  de  roses  blanches. 

TINTINILLUS, 

Je  n'ai  pas  dans  mon  sac  une  scu'e  ligne  de  prière  passée 
par  elles,  pas  même  un  seul  amen. 

l'étoile  du  matin. 

En  me  levant,  je  les  regarde  toutes  deux  par  le  coin  du 
carieau  et  je  les  vois  qui  travaillent  ou  qui  prient. 

LA   FUMKE    DE   LA    CIIE.MI.NÉE. 

Jamais  je  ne  les  ai  entendues,  comme  les  autres  jeunes 
filles,  parler  de  bals,  de  galants,  sous  le  manleau  de  la  che- 
minée en  tisonnant  le  feu  ;  jamais  je  n'ai  emporté,  sur  mes 
spirales  bleues,  des  rires  indécents  et  des  paroles  mondaines 
de  leur  maison  vers  votre  ciel. 

l'i'toile  du  soir. 

Comme  ma  sœur  matinale,  je  les  ai  toujours  vues  travailler 
ou  prier. 

SOL. 

Je  me  souviens  à  peine  de  les  avoir  rencontrées  ;  elles  ne 
sortent  que  le  dimanche  pour  aller  à  la  messe  ou  à  \èpres. 

la    RlilSE. 

J'ai  passé  à  côté  d'elles,  l'une  chantait  ;  j';.i  [iiis  sa  chan- 
son sur  su  bouche,  la  voici. 

LE    BON    DIEU. 

Il  n'y  a  rien  à  il  ire. 


0  THEATRE. 

I.IJNA. 

Moi,  je  ne  les  ccnnnis  pas.  Je  ne  les  ai  pas  aperçues  une 
seule  fois  parmi  !■  s  coùpli3s  qui  s'en  vont  le  soir  sous  les  ton- 
nelles, j'ai  eu  beau  ouvrir  mes  cils  d'argent  et  mes  prunelles 
bleues,  elles  ne  sont  jam.ais  sorties  après  leur  mère  coucbce  ; 
elles  sont  plus  cbastes  que  moi,  que  l'on  appelle  la  cliaste, 
je  ne  sais  pas  trop  pourquoi,  et  qui  ai  prêté  ma  clarté  à  tant 
(le  scènes  qui  ne  l'étaient  guère. 

LE    BON    DIEU. 

Voilà  qui  est  bien  ,  vous  les  épouserez;  ce  sont  deux  âmes 
charmantes.  Allons,  mes  Trônes,  mes  Principautés,  mes  Do- 
minalions,  entonnez  le  Cantique  dos  cantiques  et  réjouissez- 
vous,  puisijue  voici  deux  créaluics  aussi  vierges  que  iMaria 
ma  bien-ainiée. 

OR  VOIX. 

Ab  !  ail  !  ab  ! 

LE    BON    DIEU. 

Quel  est  le  drôle  qui  ose  ricaner  dans  mou  paradis  d'une 
manière  aussi  insolente  ? 


SCKNK  lit 


."^ATVNAS. 

C'est  liioi,  vieille  barbe  grise,  moi,  Satnna'?,  le  diable, 
connue  on  dit;  ce  qu'il  y  a  de  plus  grand  ajjiès  toi,  le  goulire 
après  la  montagne. 

LE    BON    DIEU. 

Qiift faisait  nîon  portier  saint  l'icin',  avec  ses  clefs?  Où 
av;iil-il  lu  icte  de  le  lais>cr  entrer  ici  pour  nous  empester  de 
ton  odeur  de  soufre  ? 

SATANAS. 

Saii.t  Pierre  n'élait  pa^  à  sa  loge  ,  il  était  à  se  promener. 


UNE  LARME  DU   DIABI.B.  7 

Il  vient,  grâce  ri  moi,  si  peu  de  monde  ici,  que  sa  chargé  a-l 
une  vraie  sinécure. 

I.E    BON    DIEU. 

Beaucoup  d'appelés  et  peu  d'élus. 

SATAN AS. 

11  n'y  a  dans  ton  paradis  que  des  mendiants,  des  imbéciles 
et  des  enfants  morts  à  la  mamelle  ;  on  y  est  en  bien  mauvaise 
compagnie;  chez  moi,  c'est  bien  différent:  ce  ne  sont  que 
papes,  cardinaux,  empereurs,  rois,  princes,  dames  de  haut 
parage,  poètes,  savants,  courtisanes,  saints  du  calendrier:  la 
société  est  la  plus  réjouissante  du  monde,  et  l'on  ne  faurait 
en  trouver  une  meilleure. 

LE    BON  DIEU. 

Je  ne  sais  à  quoi  il  tient,  mon  bel  ange  roussi,  que  je  ne 
te  précipite  à  cent  mille  lieues  au  dessous  du  neuvième 
cercle  d'enfer,  et  que  je  ne  l'y  fasse  river  avec  des  chaînes  de 
diamant. 

SATANAS. 

Père  éterml,  lu  te  fâches,  donc  tu  as  tort. 

LE    BON    DIEU. 

Maudit,  pourquoi  as-tu  fait  ah  !  ah  !  lorsque  j'ai  ordonné  à 
mes  anges  de  chanter  le  Te  Deum  ? 

SATANAS. 

Par  mes  cornes  et  ma  queue,  vous  faites  vous  autres  beaur 
■  coup  de  vacarme  pour  peu  de  chose,  et  en  cela  vous  ressemr 
bk'z  beaucoup  aux  rois  de  la  terre  ;  vous  voilà  bien  fiers  pour 
deux  âmes  de  petites  filles  que  je  n'ai  pas  seulement  essayé 
de  tenter,  comptant  bien  qu'elles  me  reviendraient  tôt  on 
tard,  et  cela  sans  que  je  m'en  mêle. 

LE   BON  DIEU. 

Voiis  êtes  bien  fanfaron,  monsieur  du  diable  ! 

SATANAS. 

Parions,  Seigneur  Dieu,  que  je  les  fais  tomber  en  pécli-;» 
mortel  d'ici  avant  deux  jours. 


8  THEATRE. 

LE   UON  DIEC. 

Souviens-toi  de  Job. 

SATANAS. 

Job  était  un  homme,  le  cas  est  Lion  dillerent. 

VIRCO    IMMACLLATA. 

Salanas,  vous  n'êtes  pas  galant,  à  ce  que  je  vois. 

SATANAS. 

Pardon,  macfanie  la  Vierge  ;  c'est  moi  qui  le  picniier  ai 
fait,  pour  la  première  fois,  la  cour  à  la  première  femme  ; 
sans  être  fat,  je  me  puis  vanter  de  ne  pas  avoir  trop  mal 
réussi. 

LE    BON    DfEU. 

La  moitié  de  la  besogne  était  faite  :  Eve  était  gourmai.de 
et  curieuse,  et  son  mari  n'était  pas  un  grand  sire  ;  mais  ce 
n'est  pas  de  cela  qu'il  s'agit  ;.que  veux-lu  que  je  [arie,  avec 
toi,  mécréant? 

6ATANAS. 

Si  je  perds,  je  vous  rendrai  les  âmes  de  cinquante  de  vos 
saints  qui  sont  à  cuire  dajis  la  grande  chaudière. 

LE    DO.N    DIEU. 

Et  si  tu  gagnes? 

5ATANAS. 

Si  je  gagne,  jurez  par  voire  barbe  de  m'accordor  la  grâce 
d'Éloa,  ce  bel  ange  femelle  qui  m'a  suivi  par  amour  en  en- 
fer; elle  ne  s'est  pas  révoltée  contre  vous,  cl  l'anatlènve  n'a 
pas  été  fulminé  sur  elle;  qu'elle  reprenne  sa  place  parmi  les 
anj^es. 

LE    DON    DIEU. 

Tu  n'es  pas  aussi  diable  que  tu  es  noir  ;  j'accepte  tes  con- 
ditions, et  je  suis  lâché  de  ce  que  ma  parole  soit  irrévocable, 
car  tu  es  im  bon  compagnon  et  j'aimei  ais  as  ez  t'avoir  en 
païadis.  Mais  quelle  est  cette  voix  que  j'entends  là-bas,  là- 
bas,  si  faible  que  l'on  ne  siit  si  c'est  un  chant  ou  une  plainte? 


L'-NE  LAHME  DU   DIABLE.  9 

SPIRITUS    SANCTUS. 

Je  la  reconnais,  c'est  la  voix  d'Éloa,  l'amoureuse  de  Sa- 
tanas. 

LE    nOiN    DIEU. 

Que  dil-elle?  Depuis  deux  ou  trois  éternités  que  je  suis 
Celui  qui  est,  j'ai  l'ouïe  un  peu  dure. 
Clin  sTUs. 
Sphèi  es  harmonieuses,  ciel  de  cristal  qui  vibrez  comme  un 
harmonica,  suspendez  votre  ronde  et  faites  faire  un  instant 
votre  musique,  afin  que  nous  puissions  entendre! 
LA  sniÈRE. 
Je  l'obéis,  ô  maître!  et  ne  chante  plus. 

LE    CIEL. 

Mes  .étoiles  aux  yeux  d'or  sont  immobiles  et  se  tiennent 
par  la  main,  en  attendant  que  je  reparte. 

ÉLOA. 

L'enfer  avec  mon  damné,   plutôt  que   le   paradis  avec 

vous. 

WIZAJ-L. 

Ah  !  Satanas,  qui  ne  voudrait  être  à  votre  place  pour  être 
aimé  ainsi? 

VIRGO     nniACULATA. 

Quo-qu'il  soit  un  peu  basané,  Satanas  a  vraiment  fort  bonne 
tournure;  beau  garçon  et  malheureux,  il  a  tout  ce  qu'il  faut 
pour  inspirer  de  l'amour. 

CHRISTL'S. 

Ce  n'est  pas  d'aujourd'hui,  ô  ma  mère  !  que  les  honnêtes 
femmes  aiment  les  mauvais  sujets  ;  moi  qui  étais  le  plus  par- 
fait des  hommes,  puisiiue  j'étais  Dieu,  je  n'ai  pu  me  faire 
aimer  (|ue  de  la  Magdalena,  ([ui  était  connue  vous  le  savez, 
une  fille  folle  de  son  coips. 

MAGDAl.ENA, 

C'est  au  cœur  du  bourbier  que  l'on  désire  le  plus  vivement 
respirer  l'odeur  de  la  rose. 


10  THÉÂTRE. 

LE  noN  niEU. 
Eh  bien,  puisque  Éloa  ne  veut  pas  de  sa  grâce,  que  le  don- 
nerai-je  si  je  perds  ? 

SATANAS. 

Une  goutte  d'eau,  mcssire  Dieu  ;  car  j'ai  soif,  j'ai  soif. 

l'écho    de    L'ÉTEnNITÉ. 

J'ai  soif. 


SCÈNE  IV 


VltiGO     IMMACDLATA. 

Le  voilà  p^rti  ;  j'ai  pour  qu'il  ne  réussisse. 

LE    nON    DIEU. 

Maria,  vous  avez  trop  bonne  opinion  de  ce  drôle. 

MIZAËL. 

0  ma  pauvre  Blancbrflor  !  je  ne  serai  plus  là  pour  le  gar- 
der. 

AZRAËL. 

Alix  !  Alix  !  j'ai  bien  peur  que  ton  âme  ne  soit  jamais  mariée 
à  la  mienne. 

MAGDALENA. 

Vous  n'êtes  guère  amoureux,  si  vous  pensez  que  celle  que 
vous  avez  choisie  puisse  se  laisser  séduire  par  un  autre. 

OTHELLO. 

Perfide  comme  l'onde  ! 

viiir.n  niMACUiATA. 
T;iis-toi,  vilain  nègre  ;  avec  tes  gros  yeux  et  tes  lèvres  bouf- 
fies, il  t'appartient  bien  de  médire  d£s  femmes! 

SPirUTUS    SANCTUJt. 

Allez-vous  vous  <piercllt'r  et   voiis  pieiidre  aux  cheveux 
comme  des  docteurs  en  théologie  ? 


UNE   LARME  DU   DIABLE.  11 

DESDEMONA, 

Pardonncz-liii,  Marie,  je  lui  ai  bien  pardonné,  moi. 

LE    BON    DIEU.     . 

A  quoi  allons-nous  passer  la  soirée?  Sainte  Cécile!  si  vous 
nous  jouiez  un  air  sur  la  basse  que  le  Dominiquin  vous  a  si 
galanMnent  donnée  !  Que  vous  en  semble?  mon  bon  roi  David, 
danserait  pendant  ce  temps-là  un  pas  de  sa  composition. 

SAINTE    CtCILE. 

Ou-:  vnjsjouerai-je? 

LE    BON    DIEU,'^ 

Du  Mozart  ou  du  Cimarosa,  à  ton  cboix.  Je  défends  aux 
vcnls  et  au  tonnerre  de  dire  un  seul  mot  de  tout  ce  soir  ;  je 
veux  entendre  mon  grand  air  avec  tranguilliti'. 


La  chambre  d'Alix  et  de  Bl;incheflor. 


ALIX. 

In  nomine  Patris,  et  Filii,  etSjnritus  Sancti. 

BLANCHEFLOR. 

Amen. 

TINTINII  LUS. 

Ce  n'est  pas  ici  que  je  remplirai  mon  sac  ;  allons  au  cou  I 
vont  des  révérends  pères. 

;  LE   GRILLON. 

Cri-cri, 

BLANCHEFLOR. 

Éveillée  aussitôt  que  nous,  tu  es  bien  matineuse.  petite 
bête. 

ALIX. 

Et  pourtant  tu  n'as  autre  chose  à  faire  pendant  toute  la 


12  TllEATI'.E. 

journée  que  chanter  ta  ballaJe,  te  cliaiiffer  les  patte?,  et  faire 
la  causette  avec  ta  mai  mile.  Mais  il  me  semble  que  je  n'avais 
pas  terminé  le  grand  pavot  aux  l'euilles  écar'ates.  E^t-ce  que 
tu  n'as  pas  travaillé  après  que  j'ai  été  cou  liée,  Blamhe- 
flor? 

llI.A.NCHErLOU. 

Non,  ma  sœur. 

ALIX. 

C'est  étrange  ! 

DI.A.NCllEKLOn. 

louons  Dieu. 

SATAiNAS,  on  dehors. 

Miaou-miaou!  Uuviez-moi  la  fenêtre;  je  suis  votre  cljat; 
j'ai  passé  li«  nuit  dans  Ja  gouttière. 

BLANCIIEFLOR. 

iS'ouvre  pas  ;  je  n'ai  pas  encore  mis  ma  guimpe,  et  le  page 
Valentin  est  à  sa  croisco. 

SA1\NAS. 

Sainte  puilenr  ! 

LA    CLOCHE. 

Mes  fidèles,  mes  chrétiens,  écoutez  ma  petite  voix  d'argent 
et  venrz  à  la  messe,  à  la  messe  du  bon  Dieu,  dans  votre  église 
paroissiale.  Din-din-drelin-din. 

ALIX. 

Dépêchons-nous,  nous  n'arriverons  jamais  à  temps. 

LA   CLOCHE. 

L'enfant  de  c  liœur  a  déjà  mis  sa  calotte  ronge  et  son  surplis 
blanc;  le  prêtre  revêt  son  élole  brodée  d'or  et  de  toie.  Din- 
din-drelin-din. 

BLAiNCIIEFLOR. 

La  messe  est  pour  six  heures,  nous  avens  encore  un  grand 
quart  d'hetue. 
,  l'hoiiloce. 

Parlez,  mes  enfant»',  j  ai  lez;  \ous  n'avez  pas  un  instant  à 


UNE   LAKME   DU   DIABLE.  13 

perdre  ;  mes  aiguilles  sont  des  paresseuses  ;  je  retarde  de 
vingt-cinq  minutes, 

LA    CLOCIIf;. 

Vite,  vile,  mes  colombes,  on  est  à  l'Iiitioïl.  Din-din-drelin- 
din. 


SCENE  VI 

Une  j  ue. 
SATANAS,  en  marcliond. 

Mes  belles  demoiselles,  daignez  jeter  les  yeux  sur  ma  bou- 
tique; elle  Cït  ou  ne  peut  u.ieux  fournie.  Voulez  vous  des 
rubans,  du  point  de  Venise,  du  salin  du  Levant,  des  miroirs 
de  poche  en  pur  cristal  ?  voulez-vous  du  lait  virginal,  de  l'es- 
sence de  roses?  Celle-ci  est  véiitable,  elle  vient  de  Constan- 
liiiople  directement  ;  c'est  un  renégat  qui  me  l'a  vendue. 

BI.ANCllEFLOU. 

Nous  verrons  en  revenant  de  la  messe. 

MIZAKL,  qui  la  rcgarJe  d'en  haut. 

Bien  répondu,  Blancheflor. 

SATAN AS  I 

Ceci  déiange  mes  projets  ;  il  faut  qu'elles  manquent  la 
messe:  cela  me  donnera  piise  sur  elles. 

ALIX. 

Je  nacbèterai  rien  à  ce  m  ucliand  ;  je  lui  trouve  (piebpie 
chose  de  faux  dans  la  physionomie. 

SATANAS,  un  peu  plus  loin  ;  en  jonylcur. 

La  coquetterie  a  manqué  son  effet,  essayons  de  la  curiosité  ; 
c'est  par  ce  moyen  qu'au  refois  je  suis  venu  à  bout  d  Eve  la 
blonde.  Mesdames  et  messieurs,  entrez,  entrez;  c'est  ici  et  non 
autre  part  que  l'on  trouve  véritablcincnt  les  sept  merveilles 


14  THEATRE. 

de  la  nature.  Pour  un  pauvre  sol  marqué,  vous  verrez  autant 
de  bêtes  étranges  que  n'en  vit  onc  Marc-Pol  en  ses  voyages, 
telles  qu'oriflants,  caprimulges,  coquesigrues,  cigales  ferrées, 
oiseaux  bridés,  caméléons,  basilics,  dragons  volants,  singes 
verts,  licornes,  ânes  savants  et  autres,  tout  ainsi  qu'ils  sont 
portraits  sur  la  pancarte  ci-contre.  Entrez,  entrez,  entrez. 

BLANCHEFLOR. 

Cela  doit  être  bien  curieux  ! 

ALIX. 

Ne  nous  arrêtons  pas  ;  tout  le  monde  est  déjà  entré  dans 
leglise. 

PATA.NAS. 

Les  fièvres  quartes  te  sautent  à  la  gorge  !  Elle  commençait 
de  mordre  à  l'hameçon.  Changeons  nos  batteries. 

ÀZRAËL,  au  paradis. 

Brava!  Alix,  brava! 

SATANAS,  en  jeune  seigneur. 

Corbaccho  !  je  n'ai  jamais  vu  deux  si  charmantes  demoi- 
selles; elles  valent  à  elles  deux  les  trois  Charités  et  ensemble 
madame  Cythérée,  la  mère  des  amours.  Mesdemoiselles,  celte 
rue  est  pleine  de  ribauds  et  de  croquants;  daignez  accepter 
mon  bras;  l'on  pourrait  vous  aiïrontcr. 

DLANCHEFLOR. 

Il  n'est  pas  besoin,  et  ne  prenez  tant  de  souci  ;  nous  voici 
a>i  l'Ortail  de  l'église. 


SCÈNE  VU 

Le  portail  de  l'6glise. 

NniM.VAI.ET,   mrnd  anl. 

Mon  beau  penlillinnune,  la  diarité,  la  chaiitc,  s'il  vous 
plaît  ;  je  puerai  le  bon  IIilmi  j»our  vous. 


UNE  LARME  DU   DIADLE.  15 

'  SATAN AS. 

Prie-le  pour  toi  et  prends  des  aides  ;  car  tu  auras  fort  à  faire 
à  tirer  ton  âme  d'entre  mes  griffes;  je  suis... 

KIHILYALET. 

Pardon,  maître,  je  ne  vous  avais  pas  reconnu. 

TP.AINESAQUILl  E,    autre  mendiant. 

Voici,  mon  duc,  des  reliques  à  acheter,  des  agnns,  des 
médailles,  des  rosaires  bénits  par  le  pape.  Ceci  est  un  morceau 
de  la  vraie  croix;  ceci  une  phalange  du  petit  doigt  de  saint 
Jean. 

SATANAS. 

Le  morceau  de  la  vraie  croix  est  un  morceau  de  la  potence 
où  tu  seras  branché  un  de  ces  jours  ou  l'autre  ;  la  relique  est 
un  os  que  tu  a-s  pris  à  la  carcasse  de  ton  frère  le  bohème  qui  a 
clé  pendu. 

TRAINESAQUII.LE. 

Vous  savez  tout;  vous  êtes  donc... 

SATAN AS. 

Tais  toi, 

BniNGUENARILLK,   Irè  -!ia=. 

Mon  prince,  j'ai  ici,  dans  un  bouge,  à  deux  pas,  un  vrai 
morceau  de  roi,  quinze  ans,  des  cheveux  jusqu'aux  pieds, 
blanche,  ferme;  c'est  presque  vierge  et  pas  cher;  pour  trois 
écus  au  soleil,  deux  peur  moi  et  un  pour  elle,  et  ce  que  vous 
voudrez  à  la  fille,  vous  en  ve;  rez  la  fin. 

LA   CRANd'ouDAIIDE,  pauvresse. 

Mes  chères  demoiselles,  il  y  a  huit  jours  que  je  n'ai  mangé. 

SATAN A«. 

Arrière  !  ou  je  te  fais  baiser  mon  ergot.  Le  seuil  de  ton 
église.  Père  éteins  ,  ressemble  a^scz  à  une  des  ^'ueules  de 
mon  enfer. 

GIBONNE,    deuxième  p  luvresse. 

Je  suis  aveugle  et  paralytique. 


IC  TIIEATP.E. 

ALIX    ET    Bf.ANCIIEFLOR. 

Teuoz,  mu  Loiuie  fcnmie,  voilà  pour  vous. 

Elles   pasicnt. 
LA     GIIANd'oUDAUDE. 

A-t-on  jamais  vu  cette  vieille  libamle  (jui  viiut  me  dobau- 
clicr  mes  pratiques  jusque  sous  mon  nez  et  mç  retirer  le  pain 
de  la  bouche  !  Tiens,  empoche  celle-là  ! 

GIDO.NNE. 

Voleuse  d'enfants,  égyptienne,  gaiipe,  truande,  tu  vas  voir 
que  ma  feéiiuille  est  de  bon  ceur  de  chêne  ! 

F.ltcj  ic  baltcnt.. 


SCÈNE  VIII 

L'iiiléricur  de  l'cfclise. 


SATA>A«. 

Il  n'y  a  ici  que  des  enfants  ot  des  vieilles  femmes,  ceux  «qui 
ne  sont  pas  encore  et  ceuv  qui  ne  sont  plus  ;  les  enfants  qui 
marchent  à  quatre  pattes  et  les  vieillards ipii  marchent  à. trois: 
voilà 'donc  ceux  qui  foi  ment  ta  cour,  ô  Père  éternel  !  Tout  ce 
qui  est  fort,  tout  ce  qui  est  grand,  dédaigne  comme  moi  de  le 
rendre  hommage.  Par  Ks  boyaux  du  pape  !  je  ne  suis  |)as  en 
scène,  et  tout  en  pliilosophant,  j'oubliais  de  prendre  de  l'eau 
bénite. 

l'eau  bé.mte. 

Qui  vient  donc  de  tremper  ses  doigts  dans  ma  conque 
d'ivoire?  On  dirait  (pie  c'e>tun  fer  rouge  ;  une  (balour  insup- 
portable s'est  répandue  dans  moi; je  fume, je  silflc,  je  monte 
et  je  bous  comme  ii  le  bcuilicr  ét.iit  une  chaudière. 


UNELAiniE  DU   DIABLE.  \1 

nÉnniE. 
Derrière  ie  Clos-Brunoau,  après  la  me?se.   Pitînez  garde, 
Landry,  on  pourrait  vous  voir. 

LAiNDRY. 

J'y  serai.  Ton  Iras  est  plus  doux  qu'un  col  de  cygne.  Je 
l'adore,  ma  btHe  amie, 

SATAN AS. 

Je  n'ai  que  faire  là  ;  ils  sont  en  bon  chemin  et  iront  fort  bien 
tout  seuls. 

LE   PRÊTRE. 

Domimis  vohiscmn. 

l'enfant  de  chœur. 
Et  cum  spiritu  tuo. 

SATAN AS. 

Tu  tuo...  Quelle  cacophonie  et  cpiel  latin!  du  vrai  latin 
de  cuisine!  Le  bon  Dieu  n'est  pas  difficile.  Ce  prètre-làa  l'air 
d'un  buffle  à  qui  l'on  aurait  scié  les  cornes.  Si  le  Seigneur  est 
avec  son  esprit,  le  Seigneur  court  grand  risque  d'être  seul  ou 
en  bien  mauvaise  compagnie.  Mais  avisons  à  ce  que  font  nos 
deux  péronnelles. 

BLANCUEFLOR. 

Libéra  7ws  a  malo. 

SATAN  AS,    ricanant. 

Délivrez-nous  du  mauvais.  Ainsi  soit-ii.  (\  demi-voix.)  Il  pa- 
raît qu'on  s'occupe  de  moi.  Que  cette  jeune  fille  est  belle  !  on 
la  prendrait  plutôt  pour  une  dame  de  la  cour  que  pour  une 
simple  bourgeoise  ;  elle  efface  toutes  ses  compagnes. 
l'orgueil  de  blancheflor. 

Il  est  vrai  que  je  ne  suis  pas  mal,  et  que,  si  j'étais  parée,  peu 
de  jeunes  filles  pourraient  l'emporter  sur  moi. 
SATAN as. 

Ah!  ah  !  voilà  quel  est  ton  avis  !  0  les  femmes,  les  femme^  ! 
Je  crois  que  k»  plus  humble  a  encore  plus  d'orgueil  que  moi, 
le  dfable,  qui  ne  reconnais  perboune  au-dessus  de  moi,  pas 


18  TIIÈATP.E. 

inèine  Dieu,  (iiam.)  Tous  les  hommes  oui  les  yeux  fixés  sur 
elle,  et,  si  elle  voilait  pour  ani nit  ou  pour  mari  le  fils  tlu 
comte,  elle  l'aurait  trcs-ccrlainemeut. 

l'oRGLEII.  de  riLA.NCHEFLOR. 

Pourquoi  pas  ? 

Elle  laisse  loinbcr  son  livre  de  messe. 
SATANA*. 

Voilà  qui  marche  ou  ue  peut  mieux.  Essayous  de  l'autre 
mainteuaut. 

AI.IX. 

M.i  sœur  est  hien  distraite  aujourd'hui. 

SATANAS,  se  logeant  dans  la  boucle  d'oreille  d'Alis,  et  la  faisant    parler. 

Je  suis  faite  avec  l'or  le  plus  fin  et  par  le  meilleur  orfèvre  ; 
6a  crtiirait  qu'il  a  pris  uu  rayon  du  soleil,  qu'il  l'a  forge  et 
arrondi  en  cercle,  tant  je  suis  luisante  et  polie  ;  aucun  œil  ne 
peut  soutenir  mon  éclat;  je  suis  ornée  d'une  grosse  émera'ule 
îlu  plus  beau  vert  de  mer,  et,  au  moiudie  mouvement,  je  fais 
un  cliquetis  le  plus  agréable  et  le  plus  coquet  du  monde  ;  les 
boucles  d'weilles  de  Berthe  oiît  l'air  de  cuivre  rouge..  Et  puis 
je  mords  par  son  lobe  de  corail  la  plus  charmante  oreille  qui 
se  soit  jamais  enroulée,  comme  une  co{p!ille  de  narre,  près 
d'une  tempe  transparente  et  sous  de  be  lUx  cheveux  noirs. 
i.'oiîeille.d'alix. 

En  vérité,  je  suis  bien  plus  petite  et  bien  mieux  ourlée  qMe 
roroille  de  ma  sœur. 

SAl.NT  BO.NAVE.NTVRE,  <o  dctaclianl  du  vitrage  et  se  projetant  comme  nno 
ombre  sur  le  col  d'Alix. 

Alix,  Alix,  prends  garde! 

SATANAS. 

Ce  n'est  pas  de  jeu,  l'èri-  éternel  ;  tu  triches,  cela  n'est  pas 
honnête  ;  lu  devais  me  laisser  agir.  J'aperçois  aussi  par  là 
les  anges  gardiens  des  deux  créatures  ;  s'ils  ne  s'en  vont,  je 
les  plumerai  tout  vifs. 


UNE  LARME  DU   DIABLE.  19 

LE    PÈr.E    LTEOEL. 

Tu  prends  la  mouche  hors  de  {'ropos.  C'est  la  réfraction  du 
'soljcil  à  travers  les  vitraux. 

SATA>AS. 

A  d'autres  !  Le  soleil  n'est  pas  de  ce  côté,  et  les  autres 
ombres  se  projettent  toutes  en  sens  inverse. 

LE   PÈRE   ÉTERNEL. 

Allons,  Bonaventure,  remonte  à  ta  fenêtre  et  replace-toi 
dans  ta  chape  de  plomb. 

AZRAËL,  au  paradis,  dans  sa  stalle. 

Elle  est  perdue  !  elle  est  perdue  !  Distraite  pendant  la 
messe  ! 

ÎIAGDALENA. 

Perdue  !  et  pourquoi  ?  Jeu  ai  bien  fuit  d'autres,  moi  qui 
vous  parle,  et  cependant  me  voilà  ici;  elle  se  repentira  après, 
et  la  confession  la  rendra  plus  blanche  que  neige. 

SATAISAS,   fou5  la  figure  du  fils  du  comte. 

Mademoiselle,  voici  votre  missel  qui  était  tombé  à  terre  ; 
il  est  tout  fripé  et  tout  taché;  daignez  accepter  le  mien.  Lais- 
sez-moi celui-ci  :  j'ai  un  enlumineur  fort  habile  qui  réparera 
le  dommage. 

BLANCHEFLOR. 

Monseigneur,  vous  êtes  bien  bon...  (Eiu-  ouvre  lo  livre.)  Ah! 
mon  Dieu  !  qu'il  est  beau  !  que  ces  figures  sont  bien  peiutes  ! 
quelles  couleurs  éclatantes!  le  ciel  n'a  pas  d'azur  plus  limpide 
que  celui-ci.  Comme  cet  or  brille!  comme  ces  fleurons  sont 
délicatement  entrelacés  !  que  ces  marges  sont  ornées  avec 
goût  !  .C'est  un  livre  irès-précieux.  Vo\ons  les  images,  (eho 
feuillette  le  livre.)  Quel  est  douQ  ce  sujct?  je  ne  le  connais  pas. 
Un  jeune  homme  et  une  jeune  fille  qui  se  promènent  seuls 
dans  un  beau  jardin  en  fleurs  ;  leuis  yeux  1  rillent  d'im  éclat 
extraordinaire,  leurs  lèvres  s'épanouissent  comme  des  roses. 
Le  jeune  homme  a  un  bras  autour  de  la  jeune  ûWe;  on  diciit 
qu'ils  vont  s'embrasser.  C'est  étrange,  mais  je  n'ai  jamais  vu 


20  TllEATIIE. 

de  pareilles  vignettes  dans  un  livre  de  nie?se.  Comme  ils  ont 
l'air  lieiircu.v  !  Jesuistoule  troublée,  et  il  me  vient  des  pen- 
sées qui  ne  m'étaient  pas  encore  venues...  Ah!  (jue  vois-jc 
encore?  un  aulre  couple  :  la  femme  est  à  moi;ic  nue,  ses  che- 
veux inondent  ses  blanches  épaules,  ses  bras  diaphanes  s^ml 
noués  an  cou  d'un  beau  cavalier  ;  les  lèvres  de  la  iemme  sont 
collées  aux  siennes,  elle  a  l'air  de  boire  son  lialein  *.  Appaien:- 
ment  c'est  la  parabole  de  l'enfant  prodigue  quand  il  est  cliJz 

les  courtisanes.  (Elle  tourne  encore  quelques  feuilleU;  les  images  de- 
viennenl  de  [dus  eu  plus    licencieucs.)  Je  nie  SCUS  la  fignre  tOUt  Cn 

feu  ;  je  ne  voudrais  pas  voir  et  je  regarde.  Qne  (out  cela  est 
singulier! 

SATA.N.VS. 

Si  cette  verlu-là  était  s  ulc  dans  une  chaniliro,  le  premier 
vice  un  peu  bien  vêtu  qui  se  présenterait  in  aurait  bon  mai- 
clié.  Sa  gorge  palpite  comme  une  eau  pendant  l'orage,  ses 
joues  sont  [)lus  rouges  que  di'S  cerises,  ses  yeux  sont  humides. 
Comme  l'idée  du  plaisir  agit  sur  ces  jeunes  lètes  !  Ces  Irois 
pauvres  petites  vertus  théologales  ne  sont  réellement  pas  de 
force  à  lutter  conlre  sept  gros  gaillards  de  péchés  capitaux  ! 

n' ANCMEFLOU. 

11  me  semble  qu'il  serait  bien  agréable  d'être  embrassée 
ainsi  jiar  le  page  Valentin  ;  il  a  les  dents  si  bla.'.ches  et  les 
lèvres  si  roses  !  Voyons  encore  cette  image;  je  n'en  regarderai 
plus  après. 

SATANAS. 

Tu  les  regarderas  jusqu'à  la  dernière,  ou  je  veux  ni'enqior- 
ter  moi-même. 

WI/AËL,    là-liaul. 

Mais  c'est  (prclle  y  prend  goût!  Aurait-on  cru  cola?  I/cus- 
siez-vous  cru,  Desdcmoiia? 

DESDIiMO^A. 

.le  U(!  le  croyais  pas;  nuiis  ma  suivante  Kmilia  n'i'laitpas  de 
mon  avis,  et  prétendait  (|uc  la  chose  ét.iit  connuuue. 


LMi  LAKMt   DU  DIAULE.  21 

MI/AtL. 

Fiez-vous  donc  à  ces  petites  prucK^squi  s'en  vont  l'œil  baissé 
et  les  mains  croisées  sur  la  moclct.tic  ! 

MAGDALENA. 

Je  vous  avais  bien  dit  qu'il  n'y  avait  rien  de  si  cbanccux 
que  d'aimer  des  lionuclcs  femmes;  il  y  a  toujours  là-dessous 
quelque  déception. 

DESDEMONA. 

Comme  vous  y  allez,  Jiagdalenal  Parce  que  vous  avez  mi  né 
une  conduite  pour  le  moins  équivoque,  il  ne  faut  j)as... 

MACnAI.EXA. 

Allez  donc,  madime  l'amoureuse  de  nègres,  qui  vous  êtes 
s.aivécde  nuit  de  chez  vo'rc  p  rc,  le  digne  Brabantio  ! 

DE  DEMO.NA. 

C'é'ait  avec  mon  mari  ;  il  faut  suivre  son  mari,  et  je  me 
moque  de  ce  que... 

MAGDALENA. 

Je  veux  bien  croie  que  les  soupçons  du  moricaud  sur  Cas- 
sio  fussent  injustes;  il  y  avait  un  motif  (|uî  vous  empêcbaitde 
prendre  un  amant  :  les  enfants  que  vous  auriez  faits  avec  lui 
auraient  été  blancs,  et  cela  vous  aurait  vendue. 

DESDEVOKA. 

Peut-on  dire  de  pareilles  horreurs  !  J'en  ai  les  larmes  aux 
yeux. 

CHIUSTUS. 

Paix,  Magdeleine  !  respectez  un  peu  la  plus  belle  fille  de 
mon  poëte Shakespeare. 

BLAiNCHEFlOR. 

Si  j'avais  un  amant  qui  resscmbhlt  au  jeune  seigneur  peiui 
sur  cetle  miniature,  je  serais  bien  heureuse. 

LE    r HÊTRE. 

0  salutaris  hostia  ! 

SATANAS,    se   sauvant. 

Je  bn'ile  !  je  brûle! 


22  THÉÂTRE. 

BLASCHEFLOr.; 

Est-ce  que  j'ai  dormi  et  rêvé?  Où  csl  donc  le  livre  que  je 
tenais  tout  à  l'heure? 

AI.IX. 

Tu  cherches  ton  livre?  le  voilà. 

Elle  lui  donne  son  vérilablc  livre  de  messe. 
BLANCHEFLOR. 

Mon  Dieu  !  pardonnez-moi  la  coupable  distraction  que  j'ai 
eue  pendant  votre  sainte  niesie  :  il  s'c^t  passé  en  moi  quel- 
que chose  qui  n'est  pas  naturel  :  l'air  que  je  respirais  m'eni- 
vrait comme  du  vin  ;  mon.  souffle  me  brûlait  les  lèvres,  les 
oreilles  me  tintaient,  mes  tempes  battaient,  des  images 
impures  dansaient  devant  mes  yeux.  Je  ne  me  suis  jamais  sen- 
tie ainsi. 

LE    PÈRE  ICTERNEL. 

Pauvre  enfant  !  je  le  crois  bien  !  Mizaél,  descends  lui  dire 
que  je  lui  pardonne. 

MIZAËL. 

Blancheflor,  Dieu  vous  pardonne. 

BLANCIIEFLOR. 

Je  ms  sens  plus  tranquille. 

E.NGOLLEVEM. 

Comme  l'or  rit  et  babille  à  travers  les  mailles  de  celle 
bourse  !  Elle  ne  tient  qu'à  un  fil  ;  si  je  le  coupais? 

SATA.NAS,  à  son  oreille. 

Coupe-le,  personne  ne  tevoil. 

F.KGOL'LEVEM. 

Au  fait,  cevieu.v  ladre  est  riche,  et  je  ne  lui  ferai  pas  grand 
tort. 

SATANAS. 

Au  voleur  !  au  voleur  !  Cet  homme  vient  de  hap[)cr  une 
bourse. 

On  tu  saisitt 


LINE  LAKML;  du   diable.  23 

ENGOULEVENT. 

Malheur  à  moi  !  0  mes  pauvres  enfants  ! 

SATAN AS. 

Tu  vas  être  pendu  ;  tu  es  en  péclié  morlel,  ton  âme  me  re- 
vient. Ce  n'est  pas  grand'chose,  mais  cela  fait  toujours  nom- 
bre ;  et  puis,  tes  enfants  sans  pain  deviendront  des  voleurs 
comme  toi;  ils  seront  pendus  comme  toi,  et  ils  iront  en  enfer 
comme  toi.  Je  n'ai  pas  perdu  tout  à  fait  mon  temps. 

LE    l'RÈTRE. 

Ite  missa  est. 

ALIX. 

Allons-nous  en,  ma  sœur. 

•  BI.ANClIF.KI.On. 

Donne-moi  le  bras  ;  je  suis  si  étourdie,  que  je  ne  puis  me 
soutenir. 

SATAN AS. 

Enfin,  les  voici  dcliors;  j'espère  que  mes  tentations  auront 
un  meilleur  succès  dans  un  autre  endroit. 


SCÈNE  IX 

l'no  ;ill(';c  du  parc. 


JEHAN  LAPIN. 

Je  me  frotte  la  moustache  avec  la  patte,  parce  que  mon 
amie  va  passer  ;  il  faut  que  mon  poil  soit  lustré  et  ma  four- 
rure sans  tache.  Je  n'ai  jamais  connu  de  lapine  aussi  petite- 
maîtresse. 

LE  COLIMAÇON. 

0  charmante  ro?c  !  je  t'aime  !  Permets  que  je  te  baise  à  la 
bouche  et  au  cœur  ;  tu  es  pleine  de  délices^  et  je  me  pàmo 
rien  qu'à  t'api)ruclicr. 


24  TIJÉATUL. 

LA    r.OSF,. 

Fi  donc!  pouah!  pouah  !  Yeu\-tu  me  laisser,  avec  tes  vilains 
baisers  pleins  de  1  ave  ! 

S.VTAN.Vf.. 

Ah!  voii.i  l'élernelle  histoire  du  monde  :  la  vieillesse  et  la 
laideur  aux  prises  a\ec  la  verlu  et  la  beauté.  Il  me  semble  voir 
une  jeune  fille  (jui  éj)0use  un  vieux  mari. 

LE  COLIMAÇON. 

Ma  rose,  ma  belle  rose  euil>aumce,  il  est  vrai  (jne  je  bave, 
mais  ma  bave  est  d'argent,  et  je  veux  t'épouscr. 

LA   ROSE. 

Vous  n'èles  pas  si  laid  que  je  le  croyais  d'abord,  et  il  mç 
semble  que  je  vous  aime  déjà  beaucoup. 

SATA>AS. 

Par  le  saint  sangbreguoy  !  colimaçon,  mon  ami,,  tu  es  un 
habile  séducteur  ;  tu  as,  en  véri  c,  tout  ce  qu'il  faut  pour  faire 
le  jilus  délicieux  mari  du  monde  :  de  l'argent  et  des  cornes. 
One  diable  veut  donc  ce  papillon  qui  voltige  par  ici  et  qui 
bourdonne  à  l'oreille  de  la  rose?  Ah!  Je  devine;  c'est  le  ga- 
lant, c'est  l'ami  de  cœur  ;  aussi  il  faut  convenir  qu'il  a  un  peu 
meilleure  façon  que  l'autre. 

JEMAN    LAPIN, 

Cet  homme  qui  se  promène  dans  le  bois  a  un  aspect  bien 
singulier  ;  ce  n'est  point  un  chasseur?  il  n'a  pas  d'armes. 
Qu'est-ce  donc? 

satanas. 

Monsieur  du  Lapin,  je  n'aime  pas  qu'on  me  regarde. 
Qu'a\c/.v.ius  à  fixer  siu*  moi  vos  gros  yenx  bleus  d'un 
air  au>si  slupide  qu'un  professeur  d'eslliclique  qui  di- 
géré ?  Pounjuoi  remuez-vous  le  nez  comme  un  parasite 
qui  flaire  im  repas,  et  broihez-vous  des  bitbines  plus 
vite  qu'une  \ieine  femme  (jui  dit  du  mal  d'une  de  ses  voi- 
sines? 


UNE  LA  FI  ME  DU   DIABLE.  25 

LE  LAI'IN. 

C'est  que  vous  avez  sur  le  front,  écrite  en  caractères  rou- 
ges, une  inscription  terrible  :  Je  n'aimerai  jamais. 

SATANAS. 

Tu  as  lu  ton  Dante,  Jehan  Lapin  ?  Et  lu  nous  fuis  une  assez 
mauvaise  imitation  du  fameux  vers  : 

Lasciate  ogni  sporanza  voi  ch'  entrate. 
LE  LAPIN. 

En  vérité,  maîlre,  c'est  écrit. 

SATANAS. 

Il  a  dit  vrai  !  Je  n'aimerai  jaunis,  jamais.  Ah  !  comme  lu 
te  venges,  Adonaï!  Pauvre  Éloa  !  j'en  ai  pitié  !  maii  qu'est 
cela  près  de  l'amonr?...  Mes  ailes  sont  brûlées,  mais,  si  je 
pouvais  aimer  seulement  une  minute,  je  sens  que  je  remon- 
terais au  ciel. 

CHŒUR    DE    LAPI.NS. 

Paroles  de  M.  Auber,  musique  de  M.  Sciiibe. 

Cliantons,  célébrons  ce  beau  jour, 
Sautons,  dansons,  faisons  l'amour. 

SATANAS. 

C'est  de  i'opéra-comique  tout  pur.  Je  pensais  qu'il  n'y 
avait  que  les  Parisiens  capables  d'entendre  de  pareilles  paroles 
sur  de  pareille  musique.  Je  croyais  les  lapins  plus  forts. 

CIlŒUr.    DE    PAPILLONS. 

Les  gouttes  de  rosée  se  balancent  aux  feuilles  des  margue- 
rites ;  les  abeilles  font  l'amour  aux  belles  fleurs  et  boivent  le 
nectar  au  fond  de  leurs  calices.  Déployons  nos  ailes  bleues  et 
rouges  aux  rayons  du  soleil  ;  nous  sommes  les  fleurs  du  ciel  ; 
les  fleurs  sont  les  papillons  de  la  terre. 

*.  SATANAS. 

Que  tout  cela  est  assommant,  et  comme  la  nature  est  en- 
nuyeuse !  quelle  fadeur  !  quelle  monotonie  !  De  l'herbe,  des 


26  •     THÉÂTRE. 

arbres,  de  la  terre  ;  je  ne  connais  rien  de  moins  récréatif,  si 
ce  n'est  les  descriptions  des  poètes  bucoliques.  Ah  !  Tliéocrite 
et  Virgile  sont  de  grands  sols,  et  M.  de  Florian  aussi.  Par  le 
premier  péché  de  la  mère  Eve  !  l'etifer  est  encore  plus  amu- 
sant ;  on  y  a  au  moins  le  plaisir  de  tourmenter  quelqu'un. 
Si  je  n'avais  affaire  ici,  j'y  retournerais  bien  vite.  Après  tout, 
l'on  n'est  bien  que  chez  soi,  et  l'on  s'habitue  à  tout,  même 
à  griller  éternellement.  A  force  de  me  chauffer,  je  suis  de- 
venu frileux,  et  je  grelotte  de  froid  devant  ce  pâle  soleil.  Ta 
Cl éation.  Père  éternel,  est  quelque  chose  d'assez  mesquin, 
et  tu  ne  devrais  pas  l'eu  enorgueillir  comme  tu  le  fais  ;  le 
moindre  décorateur  d'opi'ra  est  plus  imaginalif.  Voici  un' 
point  de  vue  qui  est  des  plus  médiocres;  ce  ciel  est  plat  et 
cm,  il  a  l'air  de  papier  peint;  ces  lointains  ne  fuient  pa.s,  ces 
nuages  ont  des  formes  saugrenues  ;  ces  terrains  sont  mal 
coupés.  Cela  serait  sifÏÏé  au  premier  acte  d'un  mélodrame,  et 
le  directeur  mettrait  à  la  porte  un  peintre  qui  aurait  bar- 
bouillé un  pareil  paysage. 

CHIilSTUS,  en    paradis. 

Satanas  a  le  ton  bien  superlatif  ;  il  devrait  se  faire  crilicpie 
et  écrire  dans  les  journaux. 

LE    l'F.RE    tTER>EI.. 

Comme  il  parle  irrévérencieusement  de  mon  ouvrage  ! 
A-t-on  jamais  vu  un  drôle  pareil  ?  Il  me  prend  je  ne  sais 
quelles  envies  de  le  foudroyer  un  peu. 

SPIRITUS  SANCTUS. 

C'est  nwi  qui  suis  le  plus  spirituel  des  tiois,  et,  en  vérité, 
ce  ne  le  serait  guère  .\llez-vous  vous  bal  Ire  en  duel  avec 
Satanas  comme  un  petit  grimaud  avec  le  feuillctonni^te  qui 
trouve  son  ouvrage  mauvais? 

AI.IX. 

Tiens,  voilfi  une  fraise  ;  comme  elle  e.>^l  ro^e  ! 

SATANAS,  sous  la   forme  iruiu!  iiioui:lii'. 

Moins  (jue  les  lè\rcs,  moins  (juc  celles  de  ton  tein. 


UNE   I,ARME  D¥   DIABLE.  27 

BI.A/iCIIEFLOR. 

Comme  elle  sent  bon  ! 

SATANAS. 

Moins  bon  que  ton  baleine. 

ALIX. 

Quel  plaisir  de  se  promener  sons  les  larges  feuilles  des 
cliàlaigniers,  avec  des  grappes  de  fleurs  pour  girandoles  ! 

nLANCHEFI.On. 

Sur  un  gazon  couleur  d'espérance,  tout  semé  de  margue- 
rites et  de  pâquerettes,  dont  la  rosée  s'égrène  sous  les  pieds 
comme  un  collier  de  perles  dont  on  casse  le  fil  ! 

Alix. 

Voici  une  marguerite  qui  a  un  cœur  d'or  et  des  feuilles 
d'argent  ;  questionnons-la.  . 

BI.ANC4IEFL0R, 

Pourquoi  faire?  nous  n'avons  pas  d'amoureux. 

AI.IX. 

Nous  pourrions  en  avoir  si  nous  le  voulions;  il  y  en  a 
beaucoup  qui  en  ont,  et  qui  ne  nous  valent  pas. 

BLANCHEFLOR. 

Qu'importe?  Voyons  ce  que  la  lleur  va  dire,  cela  nous 
amusera.  C'est  pour  toi  que  j'arracbe  ces  feuilles.  M'aime-t-il? 
Un  peu,  beaucoup,  pas  du  tout.  M'aime-t-il  ?  Un  peu,  beau- 
coup, pas  du  tout.  U  ne  t'aime  pas  du  tout,  c'est  positif. 

ALIX- 

Tu  t'es  trompée,  tu  as  sauté  une  feuille. 

BLANCHEFLOR. 

J'ai  bien  compte. 

ALIX. 

Non  !  le  dis-je. 

SATAN AS. 

Que  la  nature  des  femmes  est  une  singulière  nature  !  Voici 
une  petite  fille  qui  ne  connaît  l'iuuour  que  pour  en  avoir  en- 
tendu parler,   et  qui  s'indigne  à  la  seule  supposition  que 


28  THEATRE. 

l'amant  qu'elle  n'a  pas  pourrait  peut-être  ne  point  l'aimer. 
Le  moment  est  venu  de  nous  montrer.  La  petite  sera  enclian- 
tée  lie  faire  voir  à  sa  sœur  que  la  marguerite  eu  a  menli.  Çà, 
([Uclle  fijjure  allons-nous  prendre  ?  Don  Juan  ou  Lovelace? 
Don  Juan  est  usé  comme  la  soutane  d'un  séminariste  ou  l'es- 
calier d'une  fille  de  joie;  Lovelace  est  un  peu  plus  inédit,  et  je 
ne  doute  point  que  sa  perruque  poudrée  et  son  habit  à  la  fran- 
çaise ne  fassent  un  effet  nierveilleu.x  ;  il  a  bien  meilleur  air 
que  don  Juan,  ce  mauvais  racleur  de  guitare.  J'aurais  bien 
pris  la  figure  de  Cliérubin,  mais  nos  donzelles  sont  trop 
jeunes  pour  être  marraines  ;  ell<?s  n'ont  pas  encore  l'âge  qu'il 
faut  pour  dire  d'une  manière  convenable  au  page  qui  n'ose 
pas:  «  Osez!  »  et  elles  ne  savent  pas  le  prix  d'un  enfant  qui 
veut  cesser  de  l'être  et  eu  faire  d'autres. 

SalanDi  prend  la  figure  de  Lovelace. 
ALIX. 

Quel  est  ce  beau  cavalier  qui  s'avance  vers  nous  ?  Sa  dé- 
marche e^t  élégante,  il  a  l'air  tout  à  fait  noble  et  le  plus 
giacieux  du  monde.  C'est  sans  doute  un  seigneur  étranger, 
car  ion  costume  n'est  pas  celui  des  jeunes  hommes  de  cette 
ville. 

BLANCHEFLOn. 

On  dirait  qu'il  veut  nous  aborder. 

SATANAS,  en  l.ovclacc. 

Mesdemoiselles,  pardonnez-moi  si  je  me  mêle  à  votre  entre- 
tien s.uis  y  être  convié;  mais  j'ai  entendu,  sans  le  vouloir, 
une  partie  de  votre  conveisution.  Vous  avez  fait,  à  une  fleur 
rusti(|ue  et  sotte  qui  ne  sait  ce  qu'elle  dit,  une  question  à 
laquelle  votre  miroir  eût  répondu  pins  juste  et  i)his  pertinem- 
ment. Je  m'inscris  en  faux  contre  la  réponse  de  la  llcur,  et 
je  suis  sûr  que  tous  les  gens  de  goût  en  fçroiit  autant  que  moi. 

ALIX. 

L'honnêteté  vous  fait  dire  là  des  choses  que  vous  ne  pensez 
sans  doute  point. 


UNE  LAHME  DU  DIABLE.  25 

SA  Tan  AS. 
Je  sais  ce  que  je  dis  et  je  dis  ce  que  jepense;.  vous  allez  voir 
que  celte  marguerite-ci  aura  plus  de  boa  sens  que  l'autre, 
(il  l'effeuille.)  Je  ne  suis  pas  seul  mainlenant,  et  voilà  une  fleur 
bien  avisée  qui  parle  comme  moi.  Vous  serioz  plus  incrédule 
que  saint  Thomas  si  vous  ne  vous  rendiez  à  lautde  témoignages. 

lil.AKCUEFLOli,  à    part. 

Comme  il  a  de  l'esprit,  et  qu'il  est  beau  !  Mais  il  ne  parle 
qu'à  ma  sœur. 

MAGDALENA,  au   paradis. 

Desdemoiia,  ne  trouvez-vous  pas  que  Satanas  a  l'air  le  plus 
galant  du  monde  avec  son  costume  de  Lovelace?  Son  habit 
tourterelle,  sa  veste  gorge-de-pigeon,  son  bas  de  soie  bien 
tiré,  sa  biourse,  son  épée  d'acier  et  son  claque  lui  donnent 
une  tournure  coquette  et  triomphante  qui  lui  va  on  ne  peut 
mieux  ;  on  le  prendrait  pour  un  marquis  ou  pour  un  faiseur 
de  tours,  tellement  il  a  de  belles  manières.  Comme  il  fait 
l'œil  à  cette  petite  niaise  !  comme  il  marche  sur  la  pointe  des 
pieds,  les  coudes  en  dehors,  le  nez  au  vent,  la  bouche  en 
cœur  !  comme  il  se  rengorge  et  fait  la  roue  !  comme  il  ponc- 
tue chaque  phrase  d'un  adorable  petit  soupir  respectueuse- 
ment poussé  !  Il  lui  présente  la  main.  Remarquez,  je  vous 
prie,  comme  son  petit  doigt  est  agréablement  écarquillé,  et 
son  index  posé  de  façon  à  fiiire  briller  un  magnifique  solitaire 
admirablement  enchâssé.  Ah  1  le  scéléial  !  ah  !  l'hypocrite  ! 
Quel  comédien  parfait  !  Une  femme  ne  feindrait  pas  plus  habi- 
lement. Quel  adorable  monstre  cela  fait!  N'est-ce  pas,  Desdo- 
mona,  le  jeune  lieutenant  Cassio  n'avait  pas  meilleure  mine 
et  n'était  pas  plus  aimable? 

DESDEMONA. 

Magdalcna,  vous  êtes  d'une  impertinence  sans  éga'e,  et,  en 
vérité,  vous  vous  souvenez  un  peu  trop  du  vilain  métier  (pie 
vous  avez  fait.  Je  suis  une  honncle  femme,  moi,  el  je  ne  suis 
pas  ce  que  vous  voulez  dire. 


ÔO  TIIEATnr. 

MAGDALEMl. 

Vous  le  savez  parfaitement,  et  c'est  ce  qui  flùt  que  vous 
vous  fâchez.  Quelle  dame  Hone^ta  vous  êtes!  on  ire  peut  plai- 
santer une  minute  avec  vous.  Cassio  est  conveuu  lui-même... 

OTUELLO. 

Cassio  !  qui  pai  le  de  Cassio  ?  Où  est-il  ?  que  je  le  poi- 
gnarde ! 

MAGDALE.NA. 

Bon!  ne  voilà-t-il  pas  l'autre  maintenant  qui  nous  tombe 
sur  les  bras  !  Ya-t-en  donc  à  tous  les  diables  d'enfer  d'où  lu 
viens,  vieux  nègre  jaloux,  et  remporte  ton  coutelas,  dont 
nous  n'avons  que  faire 

DESDEMONA. 

Ah  !  je  vous  eu  prie,  Magdalena,  passez-moi  voti'e  flacon 
de  vinaigre  d'Angleterre.  Je  suis  près  de  m'évanouir,  telle- 
ment ce  vilain  houmiB  m'a  lait  peur! 

LE    BON    DIEU. 

Quand  vous  n'en  aurez  plus  besoin,  passez-le  moi,  Desde- 
mona  ;  cette  Omi-ée  d'encen?  qui  vient  de  terre  m'empeste  et 
me  force  à  me  bcrncher  le  nez  ;  c'est  sans  doute  quelque  vieux 
pr^re  avare  et  sacrilège  qui  aura  mis  une  pincée  de  colo- 
phane en  poudre  dans  l'encensoir  au  lieu  de  myrrhe  et  de 
cinuamc. 

VIRGO     IMMACILATA. 

Satinas  gagnera. 

MIZAÏOI, 

Hélas  ! 

AZRAËL. 

Oïmé  ! 

SATAN AS. 

Et  VOUS,  mademoiselle,  n'avez-vous  pas  interrogé  la  fleur? 

nLANCHEFt.on. 

Pourquoi  faire?  Les  fleurs  n'ont  rien  d'agréable  à  me  ré- 
pondre^ 


UNE   lARMn   DU   DIABLE.  51 

SATANAS. 

Comment  cela? 

BLANCHEFI.On. 

Je  ne  suis  pas  a??cz  belle  et  cliarmanlê  pour  que  mon  sort 
suit  écrit  en  letlres  d'argent  autour  des  marguerite-. 

s AT AN AS. 

Il  doit  être  écrit,  non  autour  des  simples  fleurs  des 
chaiv/ps,  mais  au'.oiu*  des  étoiles  des  cioux  en  rayoïrs  de 
(lianiunt. 

BI.ANCHIJ'I.OR. 

Vous  croyez  parler  à  mx  sœur, 

SATAN AS. 

Moi  !  point,  je  vous  jure.  » 

AUX. 

Que  dites-Vous  donc  à  Blanclieflor,  et  qu'avez-vous  à  chu- 
choter comme  si  vous  aviez  peur  d'être  entendu  ? 

SATAN AS. 

Je  la  félicitais  sur  ce  honlieur  qu'elle  a  d'être  la  sœur  d'une 
aussi  belle  et  gracieuse  personne  que  vou?  êtes,  et  je  lui  mar- 
quais combien  j'avais  l'imagination  frappée  des  mérites  qu'on 
vous  voit. 

ALIX. 

Vraiment  !  c'était  là  ce  que  vous  lui  disiez?  i 

SATANAS. 

Ce  ne  sont  peut-être  point  les  termes  exprès,  mais  c'est 
quelque  chose  comme  cela,  (a  part.)  Par  tons  les  saints  du 
paradis  !  voilà  une  scène  qui  se  pose  d'une  façon  qui  n'est 
pas  des  plus  neuves,  et  qui  m'a  furieusement  l'air  de  vouloir 
ressembler  à  la  scène  de  don  Juan  entre  les  deux  villageoises. 
Pour  mon  honneur  de  diable,  j'aurais  dû  trouver  quelque 
moyen  plus  original  et  ne  pas  lairc  le  plagiaire  comme  un  au- 
teur à  la  mode,  mais,  bah  !  ce  moyen  est  assez  bon  pour  ces 
petites  sottes  ;  d'ailleurs,  femmes  et  poissons  se  prennent 
au  même  appât  depuis  le  cominencement  du  monde  ;  cent 


32  THEATRE. 

goujons  viennent  mordre  à  la  même  ligne,  cent  femmes  à  la 
même  ruse;  le  [)oisson  ne  sort  pas  de  la  pocle  pour  aller 
conter  aux  autres  comment  i!  a  été  pris,  et  les  femmes,  qui 
sont  pies  dans  toutes  les  autres  occasions,  sont  poissons  dans 
celle-là. 

BLANCHEf LOR. 

A  quoi  pensez-vous  donc  ?  vous  avez  l'air  distrait. 

SATAN AS. 

Je  pensais  à  ceci  :  que,  si  j'étais  vous,  je  n'oserais  sortir 
ainsi  dans  les  bois  sans  voile.- 

BLANCHEFLOR. 

Pourquoi  ? 

SATANAS. 

De  peur  que  les  abeilles  ne  prissent  mes  joues  pour  deux 
roses  et  mes  lèvres  pour  une  grenade  en  fleur  ;  vos  dents  ont 
r;iir  de  gouttes  de  rosée  et  leur  pourraient  donner  le  change. 

m.A.\CHEFLOR. 

Oli  !  les  abeilles  ne  voleront  pas  sur  mes  lèvres. 

SATANAS. 

Les  abeilles,  peut-être  que  iwn,  mais  bien  les  baisers: 
les  bjiscrs  sont  les  abeilles  des  lèvres,  ils  y  volent  naturel- 
lement. 

Il  la  baiic  sur  la  bouche. 
,  ALIX. 

Que  faites-vous  donc? 

SATANAS. 

Je  montre  à  votre  sœur  comment  je  forais  pour  vous 
embrasser. 

n  l'embrasse  à  son  tour. 
ALIX,  à  part. 

0  suavité  !  il  me  semble  que  mon  âme  se  fond,  et  le  feu 
Je  SOS  lèvres  a  passé  jusqu'à  mon  cœur. 

SATANAS. 

J'aurais  mille  choses  à  vous  dite  ;  (ju;iiid  pouirai-je  vous 


UNE   LAHME   DU  DIADLE.  33 

voir?  Quel  mal  y  a  nail-il  à  vous  aller  un  soir  pronnner  au 
jardin  et  vous  asseoir  sous  la  tonnelle  do  lilas?  J'y  vais  quel- 
quefois me  rc|)Oser  et  rèvir  à  celle  que  j'aimerai. 

AUX. 

Il  est  si  doux  de  respirer  au  clair  de  lune  Tàme  parfumée 
des  fleurs  ! 

SATA.\AS  ù  Blandicflor. 

Votre  sœur  pense  que  j*  l'aime  mieux  que  vous,  mais  elle 
a  tort;  vous  êtes  celle  que  je  chcrcliais,  et  il  y  a  déjà  bien 
longtemps  que  je  vous  adore  sans  vous  connaître. 

liLANCHEFLOR. 

C'est  singulier,  mais  je  suis  avec  vous  comme  si  vous  étiez 
un  ancien  ami,  et,  quoique  ce  soit  la  première  fois  que  je 
vous  vois,  vous  ne  m'êles  pas  étranger  :  je  reconnais  votre 
figure,  votre  son  de  voix  ;  j'ai  déjà  entendu  ce  que  vous  dites. 
Oui,  c'est  bien  cc'a,  vous  êtes  bien  lui. 

SATANAS. 

En  effet  nous  sommes  de  vieilles  connaissances,  (v  part.) 
Voilà  bientôt  que'que  six  mille  ans  que  je  t'ai  séduite;  tu 
avais, alors  la  figure  d'Eve,  moi  celle  du  serpent,  l'st,  ps(, 
c'est  ainsi  que  je  sifflais,  pst! 

BLANCHEFLOn. 

Ail  !  voilà  ce  que  je  cherchais  à  me  rappeler,  le  discours 
dont  je  ne  savais  plus  que  quelques  mots  vagues  et  dé- 
cousus. 

SATAN AS. 

La  petite  a  la  mémoire  bonne  ;  pour  peu  que  je  la  remette 
encore  sur  la  voie,  elle  va  se  ressouvenir  de  ce  bienheureux 
jour  où,  sous  les  larges  feuilles  de  l'arbre  de  science,  je  cueil- 
lis dans  sa  fleur  la  première  virginité  du  monde  et  fis  le  plus 
ancien  cocu  dont  l'histoire  fasse  mention,  (se  pcndianivcrs  ahx.) 
Je  suis  fils  cadet  de  l'enqjer^'ur  de  Trébizonde;  j'ai  six  coffres 
pleins  do  diamants  et  d'escarbuucles  ;  je  puis,  si  lu  le  veux, 
décrocher  deux  éloiles  du  ciel  pour  t'en  l'aire  des  boucles 


Zi  THEATRE. 

d'oroilles  ;  jo  te  donnerai  pour  rollier  un  fil  de  perles  qui 
ferait  le  tour  du  monde  ;  je  couperai  un  morceau  du  soleil 
poiu'  le  faire  une  jupe  de  brocart,  et  la  lune  nous  fournira 
de  la  toile  d'argent  pour  la  doublure, 

ALIX. 

Oh!  rien  de  (ont  cela,  mais  un  bai^er  de  ta  bouche. 

SATAKAS. 

0  précieuse  innocence!  tu  n'es  encore  bonne  qu*3  étaler 
consciencieusement  le  beurre  de  chaque  côté  de  la  tartine  et 
à  faire  des  sandwichs  pour  le  déjeuner.  Il  fallait  prendre  les 
diamants,  le  baiser  n'eu  éùt  pas  été  moins  savoureux  ;  c'est 
du  reste  la  première  femme  qui,  depuis  que  j'exerce  le  mé- 
tier de  tentateur,  ait  refusé  des  bijoux  et  de  l'or.  L  or  et  la 
fcmn'.e  s'attirent  connue  l'ambre  et  la  paille. 

BLANCHEFLOn. 

Je  t'aime  tant,  que  je  voudrais  être  loi  pour  ne  te  quitter 
jamais. 

SATANAS. 

Ange  du  ciel  !  perle  d'amour!  rougeur  de  la  rose!  couleur 
du  lait!  ù  miel  et  sucre!  ô  tout  ce  qu'il  y  a  de  pastoral  et  de 
charmant  au  monde!  cinname,  manne  distillée,  Heur  des 
prairies,  noisette  des  bois  !  ô  vert  pomme  et  bleu  (K;  ciel  !  On 
ne  peut  pas  dire  deux  mots  de  galanterie  à  ces  diables  de  fem- 
mes ([u'elles  ne  vous  condanmcnt  aux  galères  d'amour  à 
perpétuité!  Tu  \oudrais  être  moi,  pauvre  enfant!  Tu  ne  me 
ressendiles  guère  en  cela,  et  il  y  a  longtemps  qu'il  m'emmie 
d'étii^  moi.  Vois-tu,  on  est  à  soi-même  un  terrible  la( lieux, 
un  visiteur  bien  indiscret  et  un  importun  d'autant  plus  in- 
supportable qu'il  n'y  a  pas  moyen  de  le  mettre  à  la  porte. 
Toutes  les  âmes  n'ont  pas  un  aussi  joli  logenn-nt  que  la 
tienne,  et  beaucoup  souhaitent  par  ennui  fc  que  tu  .«ou- 
haitcs  par  amour. 

AI, IX. 

Je  me  doiuuM'ai  à  toi  pour  l'éternité. 


UNE    LAllME   DU    blADLE.  35 

SATA^AS,  à  part. 

lleuh!  lieuli!  lu  rencontres  plus  juste  que  In  ne  penses. 
Pour  l'éternité!  Il  ne  s'ngit  pas  ici  de  l'éternilc  des  amou- 
reux, dont  il  en  peut  tonir  vin^it-qualre  à  l'année,  mais  d'une 
belle  et  bonne  éternité  du  bon  Dieu,  sans  commencement  ni 
fin,  une  vieille  qui  se  mord  allégoriquement  la  queue,  et 
dont  personne  no  connaît  ni  le  père  ni  la  mère. 

BLAXCHEFLOn. 

On  jouit  du  haut  de  la  colline  d'un  point  de  vue  délicieux; 
assise  au  penchant  de  la  côte,  j'aime  à  respirer  la  senteur 
des  fèves  et  l'odeur  du  feuillage.  Je  regarde  coucher  le  so- 
leil; je  donne'un  b;ii>or  à  la  nature;  la  nature  sourit  si  dou- 
cement aux  veux  pendant  les  mois  de  la  jeunesse  el  du  prin- 
temps! 

SATAXAS,  paiiant  tanlôl  à  Alix,  laiiloi  a  Blancliodor. 

La'nature  est  en  effet  une  chose  fort  agréable,  et  je  vais 
indubitablement  devenir  un  "de  ses  plus  assidus  adorateurs. 
Au  coucher  du  soleil  sur  la  colline;  au  lever  de  la  lune  dans 
le  berceau  de  lilas.  Mes  divinités,  une  affaire  de  la  plus 
haute  importance  exige  que  je  vous  quitte.  Adieu,  ma  co- 
lombe aux  yeux  bleus;  adieu,  ma  gazelle  aux  yeux  noirs; 
adieu,  mon  idéal  ;  adieu,  ma  réalité;  adieu,  mes  infante?.  Je 
baise  vos  petits  pieds  niigno.is  et  le  bout  de  vos  mains  blan- 
chettes.  Ser\iteur. 

Exil. 
UI.ANCIIEFLOR. 

Il  a  vraiment  des  dénis  superbes;  ce  sc;a  un  excellent 
mari. 

ALIX. 

Il  a  les  ongles  les  mieux  faits  du  monde.  C'est  un  homme 
de  grand  mérite. 

E\imul. 


TllÉATIlE. 

SCÈNE  X 

La  chambre  d'Alix  et  (ic  Blimclieflor, 


SATAXAS. 

Je  ne  connais  pas  de  métier  plus  fatig.mt  au  monde  que 
de  faire  seinbLinl  d'être  amoureux,  si  ce  n'est  de  l'être  réelle- 
ment; j'aimerais  autant  être  cheval  de  louage  ou  fille  de  joie. 
Ouf!  j'en  ai  la  courbature;  mais  les  affaires  sout  en  bon 
train.  Le  verre  d'eau  est  presque  gagné,  et  jo  crois  que  d'ici 
à  f  eu  je  ne  serai  plus  réduit  à  boire  ma  sueur  salée  pour  me 
rafiaîcliir.  Disposons  toutes  choses  pour  la  réussite  de  nos  pro- 
jets. A^moilée!  Asmodce!  ici.  Ah  çà!  chien  de  boiteux,  est-c*î 
qu'il  faudra  que  je  t'appelle  trois  fois? 


SCÈNE  \I 


ASMODEE. 

Plaîl-il,  seigneur? 

SATAN AS. 

Pourquoi  larJais-tu  tant  à  venir? 

ASMODKE. 

Jélais  eu  Irain  de  débnudijr  une  jeune  fille  au  profit  d'un 
fiche  vieillard;  comme  elle  était  éprise  d'un  grand  coqtiin  de 
limsquenct  bête  comme  un  bnflle,  mais  haut  de  ciuq  pieds 
onze  [)0uces  et  large  à  j)roi)orlion,  j'ai  eu  beaucoup  de  mal. 

SATA.NAS. 

Il  n'y  a  rien  de  vorluonx  comme  une  i'ennne  qui  aime  un 
portefaix.  Mais  ce  n'c>t  pas  de  cela  qu'il  s'agit,  et  je  ne  t'ai 


UNE   LARME  DU   DIABLE.  57 

point  appelé  pour  me  rendre  tes  comptes.  Il  faut  que  lu  me 
souffles  ici  ton  haleine  violette,  et  que  tu  m'allume*  l'air  de 
celte  chambre  du  plus  fin  feu  de  luxure  qui  se  puisse  trou- 
ver. ' 

ASMODÉE. 

L'air  de  la  cellule  d'une  nonne  ou  d'un  cordelier  ne  sera 
pas  plus  embrasé  ni  plus  aphrodisiaque  :  du  bitume,  du  sou- 
fre et  de  l'esprit-de-vin. 

SATAN AS. 

C'esl  ce  qu'il  faut;  que  tout  soit  en  rut  dans  cette  petite 
chambre  virginale,  jusqu'aux  murailles  et  aux  planchers;  que 
les  armoires  se  trémoussent,  que  les  fauteuils  se  tendent  les 
bras,  et  tâchent  de  se  joindre  homoceniriquement;  que  les 
pots  se  démènent  pour  dégager  leurs  anses,  se  prendre  au 
col,  et  s'embrasser  à  la  bouche;  qu'un  désir  plus  ardent  que 
le  feu  Sjint-Antoine  prenne  au  ventre  quiconque  dépassera 
le  seuil  de  cette  porte. 

ASMODÉE. 

Vous  voyez  cette  petite  flamme  couleur  de  punch  qui  vol- 
tige çà  et  là;  c'est  la  même  que  j'ai  soufflée  autrefois  dans 
l'alcôve  de  Messaline.  Si  elle  s'arrêtait  une  minute  sur  le  ca- 
davre d'une  vierge  morte  depuis  mille  ans,  on  verrait  aussi- 
tôt sa  poussière  s'agiter  lubriquement  et  son  ombre  devenir 
plus  coquette  et  plus  libertine  que  feu  la  reine  Cléopàtre  en 
son  vivant. 

MAGDALENA,    au  paradis. 

Plus  d'une  Oriane  enverrait,  si  elle  l'osait,  respirer  cet 
air-là  à  son  vertueux  Amadis. 

VIRGO   MARIA. 

Fi!  que  vous^êtes  libre  en  propos  et  que  vous  avez  d'é- 
tranges idées,  Magdalena! 

SATAN AS. 

Voilà  qui  est  bien.  Asmodée,  tu  peux  retourner  à  tes  af- 
faires; en  attendant  l'effet  de  mon  stratagème,  je  m'en  vais, 


38  THEATRE. 

pour  me  distraire,  ccorcher  vives  les  âmes  d'un  pape  et  de 
trois  rois  qiii  viennent  do  p:i^scr  de  ce  siècle  dans  l'antre, 
car  tout  ceci  devient  d'un  fade  à  vomir. 

Ëvancscunt. 


SCENE  XII 


LE    FAUTEUIL. 

Je  brûle  d'amour  pour  toi  ;  je  te  Irouve  si  charmante  sons 
ta  robe  à  grandes  (leurs  blanches  et  vertes!  tu  as  des  pieds, si 
mignon?,  des  bras  si  bien  tournés,  un  dos  si  souple?  tu  t'é- 
tales avec  tant  de  grâce  au  coin  de  la  cheminée,  qu'il  faut 
absolument  qne  je  me  marie  avec  toi,  ô  ravissante  bergère! 

LA    BEliGÈUE. 

Si  je  n'étais  pas  verte,  et  si  mes-  paupières  n'étaient  pas 
retenues  par  des  clous  dorés,  je  rougirais  et  je  baisserais  les 
yeux,  car  vous  mcltcz  dans  tout  ce  qne  vous  ditts  un  feu  si 
surprenant  et  vous  me  regarde/,  d'un  air  si  vainqueur,  que 
j'en  suis  toute  déconcerlée.  Vous  êtes  un  véritable  Ainilcar 
pour  l'audace;  et,  si  je  n'avais  peur  ipie  vous  ne  soyez  nu 
Galaor  pour  l'inconstance,  je  clojuier.iis  peut-être  à  Vvjlrc 
flamme  un  peu  d'espérance  pour  aliment. 

LE  FAUTEUIL. 

Laisse-moi  baiser,  ô  mou  adorable!  Ion  petit  pied  à  rou- 
lette de  cuivre,  et  je  serai  le  plus  heureux  fauteuil  du 
monde. 

*  LA  nritiiLHE. 

Monsieur,  monsieur,  lâchez  ma  j.mdje!  0  l'impudent  fau- 
teuil! Mais  où  avoz-vous  vu  que  l'on  ait  le  pied  au-dessus  du 
genou?  Scélérat!  Orna  mère!  ma  mère,  oh!... 

LK    SILENCE. 

Je  ne  dis  riiii  tt  je  lais  penser  b' aiu  ttiip,  bien  diflérciil  en 


UNE  LARME  DU   DIAlîIE.  oO 

cela  de  ces  auteurs  qui  parlent  beaucoup  et  ne  (but  rien  pen- 
ser. Je  n'ai  pas  de  langue  et  suis  muet  de  naissance,  et 
pourtant  tout  le  monde  me  comprend.  Aucun  journaliste  ne 
trouve  rien  à  dire  sur  ma  moralité,  et,  si  l'auteur  de  (elle 
triomphante  comédie  avait  un  peu  plus  souvent  recours  à 
moi,  il  aurait  conservé  l'estime  du  Co7istitulionnel  et  de  son 
portier. 

U^•E    CARAFE. 

Mon  cher  pot  blou  du  Japon,  si  nous  ne  mcltons  un  peu 
plus  de  retenue  dans  nos  caresses,  nous  allons  nous  casser  en 
cent  quatre-vingt-dix-neuf  morceaux  au  moins. 

LE    POT.    . 

Je  crois  en  vérité  que  je  suis  fêlé!  Tu  viens  de  me  cogner 
si  rudement  avec  une  de  tes  facettes  de  cristal,  que  j'en  suis 
tout  étourdi. 

l'armoire. 

A  vos  places,  messieiu's  et  dames!  que  tout  rentre  dans 
l'ordre;  j*'cntends  nos  maîtresses  monter. 


SCÈNE  xm 


BLANCHEFLOn,  en  elle-même. 

Que  fait  donc  le  soleil  dans  le  ciel?  Les  poètes  ont  bien 
tort  de  lui  donner  un  char  attelé  de  quatre  chevaux;  il  mar- 
che aussi  lentement  qu'un  paralytique  avec  ses  béquilles. 

ALIX,  aussi  en  elle-même. 

Ma  lune  chérie,  soulève  donc  un  pan  de  ce  grand  rideau 
bleu  et  montre-moi  ta  petite  face  d'argent  plus  claire  qu'un 
bassin. 

RLANCriF.FI.Ot;. 

Au  coucher  du  soleil,  sur  la  colline.  Qu'il  est  beau!  que 
je  l'aime!  Je  suis  aussi  émue  à  sa  sciiie  pensée  que  si  je  le 


40  THÉÂTRE. 

voyais  devant  moi    11  m'épousera!  Oli!  que  je  suis  heureuse! 

ALIX. 

Au  lever  de  la  lune  !  11  me  semble  que  je  ne  vis  que  depuis 
une  heure.  Je  suis  née  au  moment  où  je  l'ai  vu;  les  autres 
aimées  de  mon  existence  se  sont  passées  dans  les  ombres  de 
la  mort, 

BLANCIIEFI.OR. 

Je  me  sens  un  trouble  extraordinaire. 

ALIX. 

.    Je  ne  sais  ce  qui  se  passe  en  moi. 

LA    MAIN    DE   BLANCHEFLOR. 

Croyez-vous,  Blanclieflor,  que,  belle  et  bien  faite  comme 
je  suis,  tonte  pleine  de  fossettes,  les  doigts  si  effilés,  les 
ongles  si  roses,  j'aie  envie  de  rester  éternellement  emprison- 
née dans  un  gant?  Le  meilleur  gant  pour  moi  serait  la  main 
d'un  jeune  cavalier  qui  me  serrerait  tendrement,  le  \Aus  bel 
anneau  serait  l'anneau  du  mariage. 

LE    SEl.N    d'aI.IX. 

Ce  corset  rigide  me  contraint  cruellement  et  în'empèclie 
de  palpiter  en  liberté.  Quand  pourrai-je  m'épanouir  sous  des 
lèvres  chéries  et  me  gonfler  de  lait  dans  la  couche  nuptiale? 

LES    PIEDS    DE    TOUTES    DEUX. 

C'est  fort  ennuyeux  de  porter  continuellement  nos  maî- 
tresses à  vêpres  et  à  la  messe;  nous  ne  voulons  plus  les  porter 
qu'à  des  rendez-vous  d'amour,  à  des  fêles  et  à  des  bals  ;  nous 
voulons  fiéliller  et  battre  la  mesure,  faire  des  entrechats  et 
nous  diverlir  de  la  belle  manière. 

I;0SA    MVSTICA. 

Voici  longtemps  que  je  répands  mes  p:irfumsaii  paradis  de 
la  virginité;  sera-ce  donc  la  main  du  temps  qui  me  cueillera, 
ou  dois-je  laisser  choir  une  à  une  mes  feuilles  flélriessur  une 
terre  stérile? 

SATANAS. 

En  effet,  ce  serait  dommage,  et  l'on  y  pourvoira. 


UNE  LARME  DU   DIABLE.  41 

BLA^C1IEFL0K. 

Ma  sœur,  j'ai  fort  mal  à  la  tète;  l'air  de  cette  chambre  est 
brûlant,  j'étûulïe.  Si  j'allais  me  promener  un  peu,  cela  me 
ferait  du  bien.  (A  part.)  Je  tremble  qu'elle  ne  me  propose  de 
m'accompiigaer.  , 

I  AMX. 

Va,  ma  sœur;  mais,  comme  je  me  sens  un  peu  lasse,  tu 
ne  m'en  voudras  {)as  de  te  lafsser  aller  seule.  {Exit  Blanche- 
flor.)  Je  ne  savais  comment  la  renvoyer;  maintenant,  ai- 
guille, accélère  le  pas;  timbre  de  l'horloge,  mets-toi  à  chan- 
ter la  plus  belle  heure  de  ma  vie. 


SCÈNE  XIV 


SATANAS. 

Par  la  triple  corne  du  plus  sot  mari  qui  soit  d'ici  à  bien 
loin  !  malgré  mes  ailes  de  chauve-souris  et  ma  célérité  bien 
connue,  j'ai  manqué  arriver  le  dernier.  Les  pieds  mignons 
d'une  fille  qui  va  nu  rendez-vous  sont  plus  prompts  qne  les 
ailes  du  grand  diable  lui-même,  et  celui  qui  va  perdre  son 
âme  se  hâte  plus  que  celui  qui  va  la  lui  gagner,  à  ce  jeu  de  dés 
qu'on  nomme  amour  dans  le  monde  et  luxure  dans  le  caté- 
chisme. Çà,  prenons  un  air  rêveur,  et  mettons  sur  notre  face 
cuivrée  un  masque  de  mélancolie  amoureuse  et  de  galante 
impatience.  Je  la  vois  qui  monte  le  revers  du  coleau ,  elle 
semble  plutôt  glisser  que  marcher  ;  le  désir  la  soutient  en 
l'air,  lui  met  des  plumes  au  talon,  et  ne  la  laisse  toucher  le 
sol  que  du  bout  des  orteils;  sa  face  layonne  de  béatitude, 
d(S  effluves  ondoyants  voltigent  avec  ses  blonds  cheveux  au- 
tour de  sa  tête  transparente;  elle  éclaire  l'air  qui  l'envi- 
roiuie,  et  ses  yeux  répercutent  plutôt  la  lumière  qu'ils  ne  la 
re:iètenl.  Comme  elle  court  joyeusement  à  sa  damnation!  Pas 


42  THEATRE. 

une  hésitation,  pas  un  rogicl;  et  jiourlaiit,  dans  ses  iJées,  ce 
(ju'elle  va  faire  est  la  plus  impardonnable  des  fautes.  Mais  clic 
aime;  elle  e>t  si  heureuse  de  se  perdre,  de  montrer  à  son 
amant  qu'elle  renonce  poi'r  lui  à  sa  couronne  d'étoiles, 
comme  à  sa  couronne  d'oranger  !  Bien  peu  d'âmes  compren- 
nent ce  plaisir  ineffable  et  profond  de  se  fermer  les  portes  du 
monde  et  les  portes  du  ciel  pour  se  cloîtrer  à  tout  jamais 
dans  l'amour  de  la  personne  aimée.  Cette  àme  qui  va  èlie  à 
moi  tout  à  l'heure  est  une  de  ces  âmes.  En  vérité,  pour  son 
premier  amour,  elle  méritait  de  rencontrer  mieux,  et  j'ai 
presque  regret  de  prendre  celle  qui  se  donne  si  franchcment,- 
si  noblement,  sans  arrière-pensée,  sans  précaution.  Elle  ne 
m'a  pas  même  demandé  mon  nom,  elle  ne  veut  savoir  de  moi 
que  mon  amour.  D'iionneur  !  si  je  pouvais  faire  usage  de  sacre- 
ments, je  l'épouserais  très-volwitiers,  car  c't^t  une  brave  fille. 

BLANCIIEFLOR. 

Vous  m'attendiez  ?  il  n'est  cependant  pas  l'heure,  et  il  me 
semblait,  comme  à  vous,  qu'd  uîlait  plus  que  l'heure.  0  du  r 
cœur  !  vous  m'attendiez  ! 

SATAN  AS. 

Je  vous  attends  depuis  l'éternité,  et,  si  tôt  que  vous  veniez, 
jcvous  attends  toujours 

lil.A.NCllEFLOR. 

Vous  dites  là  ce  que  j'ai  pensé  en  vous  voyant  pour  la  pre- 
mière fois;  j'ai  pensé  que  vous  aviez  bien  tardé  à  venir, 

SATANAS. 

C'est  que  nous  étions  faits  l'un  pour  l'autre  ;  c'est  que  nos 
âmes  sont  jumelles  et  accouraient  d'un  bout  du  monde  à  l'au- 
tre pour  s'embrasser  et  se  confondre.  Nos  âmes  sont  comme 
deux  gouttes  de  pluie  qui  glissent  le  long  de  la  même  feuille 
de  rose,  et  qui,  après  avoir  cheminé  quelque  temps  côte  à 
côte,  se  touchent  d'abord  par  un  j)oint,_puis  entrcniêlentleur 
cristal  fraternel  et  huisscnt  jjar  ue  iuruier  qu'une  seule  et 
même  larme. 


UNE   LARME  DU  DI\BI.E.  43 

BLA.NCIIEFLOR. 

Ma  goutte  d'eau  est  une  larme  de  joie; 

SATA.NAS. 

La  mienne  est  une  larme  bien  amère  ;  aucun  œil  mortel  ii>! 
pourrait  en  pleurer  une  semblable  sans  devenir  aveuf;!e.  Il 
n'y  a  que  moi  qui  aie  pu  la  pleurer  et  ne  pas  en  mourir. 

BLANCHEFLOn. 

Oh  !  laisse-moi  la  boire. 

SATANAS. 

Le  jus  laiteux  de  l'euphorbe,  le  sang  noir  du  pavot,  l'eau 
qui  dissout  tous  les  vases,  excepté  les  vases  de  corne,  le  venin 
de  l'aspic  et  de  la  vipère,  ont  un  poison  moins  subtil  et  moins 
prompt. 

BLA.NC'IEFLOR. 

On  dit  qu'il  y  a  des  bouches  qui  sucent  sans  danger  la 
morsure  des  serpents  et  la  guérissent  ;  est-ce  que  l'amour  ne 
pourrait  guérir  d'un  baiser  les  morsures  de  la  douleur  sans 
en  prendre  le  venin? 

SATANAS 

Essayons. 

BLANCHEFI.OR. 

Sur  tes  yeux  et  ta  bouche. 

SATANAS. 

Sur  ton  sein . 

BLANCHEFLOR. 

Pas  ici;  plus  tard.  Oh  !  je  t'en  prie,  ne  vas  pas  croire  au 
moins  que  je  veuille  l'éviter  ;  j'irais  jusqu'à  toucher  l'horizon 
du  bout  du  doigt  pour  i:io  donner  à  toi  tout  entière  et  sans 
réserve.  Je  ne  suis  pas  ilc  ces  femmes  qui  s'économisent  et  se 
détaHlent,  qui  donnent  un  jour  une  main  à  baiser,  l'autre  jour 
le  iVont  ou  le  bas  de  leur  robe,  pour  faire  durer  plus  long- 
temps l'amour  par  la  désir.  Je  ne  suis  pas  comme  ces  buveurs 
qui  ont  un  ilacon  d'une  liqueur  précieuse  et  qui  n'en  boivent 
qu'une  lan»e  tous  les  jours;  je  vide  la  coupe  d'un  seul  coup 


44  T11É4TRE. 

et  )o  metfonne  en  une  fois.  Quand  tu  devrais  m'abandonner  au 
bout  d'une  beiire,  je  serais  satisfaite  ;  je  serais  sûre, au  moins, 
que  tu  m'aurais  aimée  celte  heure-là,  et  qui  peut  dire  qu'il  ait 
été  véritablement  aimé  une  heure  pendant  sa  \'ii  ?  C'est  le 
dernier  caprice  de  ma  virginité  expirante  ;  c'est  la  première  * 
chose  que  je  te  demande,  aocorde-la-moi,  je  veux  encore  revoir 
une  dernière  fois  la  petite  chambre  oij  j'ai  passé  tant  d'années 
pures  et  limpides,  je  veux  jeter  encore  un  regard  sur  ma  vie 
de  jeune  fdie.  Et  puis  j'ai  sur  ma  fenêtre,  dans  une  cage,  une 
petite  colombe  sauvage  qui  ne  fait  que  gémir  la  nuit  et  la 
jaurnée  ;  je  voudrais  lui  donner  sa  volée  avant  de  partii-  avec 
toi  pour  ne  i)his  revenir, 

SATANAS. 

Et  ta  sœur,  comment  l'écarter? 

BLA.NCHEFLOR. 

Je  n'y  pensais  plus  ;  je  ne  pense  qu'à  toi  maintenant  ;  tu  es 
le  seul  être  qui  existe  au  monde  à  mes  yeux  ;  et  tu  fais  un 
désert  autour  de  toi. 

SATANAS. 

Prends  cette  fiole,  verse  une  goutte  de  la  liqueur  qu'elle 
contient  dans  le  verre  de  ta  sœur,  le  tonnerre  du  ciel  et  le 
canon  de  la  terre  gronderaient  à  son  oreille,  elle  ne  se  réveil- 
lerait pas.  (a  part.)  C'est  moi  qui  Tirai  réveiller. 

BLANCHEFLOR. 

Il  n'y  a  pas  de  danger  pour  elle  ? 

SATANAS. 

Non  ;  aussitôt  que  la  nuit  noire  aura  jeté  ses  épaisses  four- 
rures sur  ses  épaules,  je  serai  sous  la  fcnèlre  avec  deux  che- 
vaux ;  je  fiapiKîrai  trois  coups  et  tu  vit;u(lras. 

lU.ANCUEFLOR. 

Adieu  !  je  te  laisse  mon  àme. 

Lxit  lilancliunor. 


UNE   LARME  DU   DIABLE.  ■  i5 


8CÈ1VE  XV 


SATANAS. 

Voici  une  jeune  créature  qui  s'exprime  avec  beaucoup  de 
facilité  et  qui  n'est  point  tant  sotte  que  je  l'aurais  cru  ;  tudieu  ! 
comme  elle  parlait  d'abondance,  et  les  beaux  yeux  qu'elle 
avait  !  Si  je  n'étais  le  diable,  c'est-à-dire  un  personnage  assez 
peu  erotique,  je  cioirais  en  vérité  que  je  joue  au  naturel  le 
rôle  d'amoureux,  car  je  me  suis  senti  au  fond  de  moi  deux  ou 
trois  petits  mouvements  qui  pourraient  bien  être  de  la  concu- 
I  iscence,  ou  de  l'amour,  pour  parler  un  langage  plus  harmo- 
nieux et  plus  honnête.  Mais,  à  propos  de  l'autre,  je  lui  ai  donné 
rendez-vous  au  lever  de  la  lune,  sans  songer  qu'il  n'y  avait 
pas  de  lune  aujourd'hui. 

LE    BON    DIEU. 

Satanas,  vous  avez  des  griffes  aux  doigts,  mais  vous  méri- 
teriez d'y  avoir  des  membranes,  car  vous  êtes  bête  comme  une 
oie.  Qu'allez-vous  faiie?  vous  improviserez-vous  une  lune 
avec  un  transparent  de  papier  huilé  et  un  quinquet  deri  ière, 
comme  on  fait  à  l'Opéra?  car  il  vous  faut  une  lune. 

,y  SATA.NAS. 

C'est  une  distraclion  un  peu  forte  que  j'ai  eue  là  ;  c'est  le 
propre  des  grands  génies  d'être  distraits.  Vous-même  avez 
commis  une  bien  plus  étrange  distraction  lorsqu'au  ciéant  la 
femme  vous  avez  cru  faire  la  femelle  de  l'homme.  Ma  bévue 
n'est  pas  d'ailleurs  fort  considérable  ;  la  chère  demoiselle,  le 
ciel  fùt-il  noir  comme  la  voûte  d'un  four  ou  l'âme  d'un  pro- 
cureur, elle  y  verra  la  lune,  le  soleil,  toutes  les  planètes  avec 
leurs  satellites,  car  il  n'y  a  pas  d'éclipsé  pour  l'étoile  d'amour. 
Geprndant  je  serais  bien  aise  que  le  sol>eJft  eût  la  complaisance 


4()  THEATRE. 

(le  s'enfariner  la  physionomie  pour  ce  soif  scuiement  et  de 

doubler  su  sœur,  puisqu'elle  est  indisposée. 

LE    BON    DIEU. 

Diable!  nous  ne  sommes  pas  en  carnaval  pour  qu'on  se  dé- 
guise ainsi  ;  je  ne  puis  déranger  mon  soleil  comme  cela  :  je 
ne  l'ai  fait  qu'une  fois  en  faveur  de  Josué  ;  mais  je  m'en  vais, 
pour  te  montrer  que  je  suis  un  ennemi  généreux,  créer  tout 
exprès  un  météore  de  la  couleur  et  de  la  forme  de  la  lune  ; 
car  je  veux  voir  la  fin  de  cetle  comédie,  et  je  ne  veux  pas 
faire  manquer  le  dénoùment  pour  si  peu. 

Tarai t  un  méléore. 

Satan AS. 
Je  ne  sais  comment  vous  remercier  de  votre  obligeance  ; 
mais,  si  vous  avez  jamais  de  l'amour  j)Our  (pielqu'un  je  vous 
promets  de  ne  pas  le  tenter. 


SCÈNE  XVI 


L  AUTEUR. 

Je  VOUS  avouerai  que  voici  déjà  bien  longtemps  i]jue  je  fais 
parler  les  autres  et  que  je  serais  fort  aise  de  trouver  jour  à 
placer  convenablement  mon  petit  mot.  Cette  comédie  est  uni- 
verselle :  elle  embrasse  le  ciel  et  la  terre  ;  chaque  partie  delà 
création  y  joue  son  rôle,  depuis  l'étoile  juscju'à  la  pierre,  de- 
puis l'ange  jusqu'au  lapin.  La  cloche  y  a  une  langue,  les  bêtes 
y  parlent  conmie  des  personnes  et  les  personnes  comme  des 
bêtes  ;  il  n'y  a  que  moi  qui  n'aie  rien  dit.  Je  ne  vois  pas 
pourquoi  ;  car,  si  humble  que  je  sois,  je  |  ense  (pie  je  })uis 
me  mêler  à  la  canversation,  ô  cher  lecteur  !  et  que  tu  n'auras 
aucune  répugnance  à  échanger  une  idée  ou  deux  avec  un 
honnête  garron.  Je  te  confierai  donc  que  je  suis  fort  embar- 
rassé jiour  le  moment,  et  (jue  je  suis  entré  dans  uncul-desac 


UNE  LARME   DU   DIABLE.  47 

dont  je  ne  puis  sortir.   Ce  drame,  quoique  certainonunî  im 
des  [)liis  beaux  qui  aient  jamais  serpenté  à  travers  les  circon- 
volutions d'une  cervelle  humaine,  renferme  cependant  un  dé- 
faîit  essentiel,  c'est  que  l'action,  si  action  il  y  a,  est  double  sans 
être  diflérente.  Je  n'aurais  dû  mettre  qu'une  jeune  fille  au  lieu 
de  deux  ;  je  me  serais  évité  un  tas  d'imkoglios  jilus  inextri- 
cables les  uns  que  les  autres,  et  une  foule  d'aparté  et  d'indi- 
cations  en   petits  caractères  qui  dérangent  singulièrement 
l'économie  et  lasymélrie  de  l'impression.  Mais  j'ai  ciu  naïve- 
inent  que,  si  une  faisait  bien,  deux  feraient  doux  fois  bien; 
j'espérais  des  effets  tr^s-agréables  à  cause  du  contraste;  je 
m'étais  pronus  de  faire  un  portrait  circonstancié  des  deux 
créatures  ;  je  n'aurais  pas  omis  le  plus  léger  duvet,  le  si,:,nie  le 
plus  imperceptible  ;  l'une  aurait  été  blonde  et  l'autre  brune, 
ce  qni  me  paraissait  une  observation  de  c iraclère  ass.z  pro- 
fonde pour  iiitérebS(;r  vivement.  Mais  je  n'ai  pas  trouvé  le 
moyen  d'eiichàsser  dans  mon  drame  les  deux  descriptions  que 
j'avais  faites  d'avance  d'après  le  vif  sur  deux  belles  peisonnes 
que  je  connais  et  dont  je  voudrais  bien  faire  autre  chose  que 
des  descriptions  en  prose  poétique.  On  vient  de  voir  une  scène 
d'amour  entre  Satan  et  Blanclieflor  ;  pour  continuer  cette 
action  bicéphale,  il  faut  qu'il  arrive  maintenant  une  scène 
d'amour  entre  Alix  et  Satan  ;ces  deux  fils  d'intrigues  tordus 
ensemble  sont  comme  des  spirales  qui  montent  en  sens  inverse 
dans  le  même  diamètre  et  qui  se  rencontrent  lorcément  à  de 
certains  endroits.  Je  n'y  puis  rien  ;  cela  me  prouve  seulement 
que  l'on  doit  préférer  pour  soutenir  son  édifice  la  coloime 
droite  à  la  colonne  toise,  et  assurément  le  premier  drame  que 
je  ferai  sera  mixtionné  selon  la  recette  d'Âristote,  et  aucune 
des  unités  n'y  sera  violée.  Maintenant,  ô  lecteur,  je  réclame 
ton  indulgence  puur  la  scène  qui  va  suivre,  et,  si  tu  trouves 
qu'elle  a  beaucoup  de  ressemblance  avec  l'autre,  ne  t'en  prends 
qu'à  l'amour  et  non  pas  à  moi.  L'amour  est  extrêmement 
nionolone  de  sa  nature  et  ne  sait  conjuguer  qu'un  seul  verbe. 


48  •  THÉÂTRE. 


qui  est  le  verbe  mno,  j'aime,  ce  qui  ne  serait  pas  très-récréa- 
tir  pour  cl'ux  qui  écoutent.  Mais  qu'y  faire  ? 


SCÈNE  XVII 

SATAK.V?,    dans    le  janliji. 

Elle  ne  vient  pas!  Est-ce  qu'il  lui  serait  survenu  des 
scrupules?  Tous  les  jours  la  chose  arrive;  elle  arrive  aussi 
la  nuit,  quoique  plus  rarement.  Cela  commence  à  m'inquié- 
tcr.  Perdrai-je  mon  pari  ?  Je  n'ai  plus  que  deux  heures  de- 
vant moi,  et,  réellement,  c'est  peu,  tout  diable  que  je  suis. 
Il  faut  quelquei'ois  des  mois  entiers  à  ces  virginités-là.  Est-ce 
que  Blancheflor  aurait  eu  déjà  le  temps  de  lui  verser  le 
philtre?  Je  ne  le  pense  pas.  Cela  ne  ferait  pas  mort  compte. 
Mais  j'entends  son  pas,  plus  léger  que  le  pas  d'un  oiseau  f 
je  sens  son  odeur,  plus  douce  que  l'odeur  des  noleltes. 
—  Alix,  j'avais  peur  que  vous  ne  vinssiez  pas. 

Al.IX. 

Je  suis  toute  tremblante.  Personne  ne  m'a  vue? 

SATAN AS. 

Personne.  Il  n'y  a  maintenant  que  les  étoiles  qui  aient  les 
yeux  ouverts. 

ALIX. 

C'est  la  première  fois  que  je  sors  la  nuit.  Qu'est-ce  qui 
vient  de  renmcr  deriière  nous  ? 

SATA^AS. 

C'est  le  vent  qui  lutine  quelque  feuille,  ou  un  sjlphe  (pu 
revient  se  coucher  au  cœur  de  su  rose. 

AI.IX. 

Pardonnez  nïes  folles  terreurs  ,  je  ne  devrais  craindre  que 

(le  lie  pas  èliy  aimée  de  loi. 


UNE   LARME  DU  DIABLE.  49 

SATAN AS. 

Si  tu  n'as  que  cela  à  craindre,  tu  peux  être  plus  biave 
qu'Alexandre  ou  César. 

ALIX. 

Vous  m'aimez  donc? 

SATANAS. 

Si  je  t'aime  ! 

ALIX. 

Vous  le  dites  ;  ^e  voudrais  le  croire,  et  je  ne  le  crois  pas. 

SATANAS. 

Hélas!  vous  ne  m'aimez  donc  pas,  puisque  vous  ne  croyez 
pas  ce  que  je  vous  dis? 

ALIX. 

Je  vous  aime;  le  croyez-vous? 

SATANAS. 

Comme  je  crois  à  moi-même.  Aie  foi  en  moi  comme  j'ai  foi 
en  toi. 

"  ALIX. 

Je  ne  piis.  Quelque  chose  me  crie  au  fond  du  cœur  que 
je  me  perds,  que  lu  n'es  pas  ce  que  lu  parais  être  ;  que  tis 
paroles  mentent  à  tes  pensées.  Je  vois  Lien  briller  dans  tes 
yeux  une  flamme  surnaturelle,  mais  ce  n'est  pas  le  feu  divin, 
ce  n'est  pas  le  feu  de  l'amour.  Ce  n'était  pas  ce  regard  que 
j'avais  mis  dans  les  yeux  du  bien-aimé  que  je  rêvais,  et  pour- 
tant il  me  plaît  bien  mieux.  Je  sens  qu'en  marchant  vers  toi 
je  marche  vers  un  précipice,  et  je  ne  puis  m'arrêter,  et  je  ne 
le  voudrais  pas.  Qui  es-tu  donc,  pour  avoir  une  telle  puissance? 

SATANAS. 

Quelqu'un  de  bien  malheureux  ! 

ALIX. 

Qui  es-tu  donc  pour  te  dire  malheureux  étant  sûr  d'être 
aimé  ? 

SATANAS. 

Je  ne  te  diiai  ni  qui  je  suis  ni  quel  est  mon  malheur;  au- 


50  THEATRE. 

cuiie  langue  humaine  ne  pourrait  donner  une  idée  de  ce  que 
je  souffre,  aucune  oreille  ne  doit  entendre  mon  nom.  Qu'il 
le  suflise  de  savoir  que  jamais  femme  n'a  été  aimée  par  un 
homme  comme  tu  l'es  par  moi.  (  v  pan.)  Je  commence  vraiment 
à  penser  ce  que  je  dis.  0  heauté  !  ton  elfet  est  aussi  puissant 
sur  les  diabks  que  sur  les  anges. 

ALIX. 

Oh  !  bien  comme  cela  !  Ta  voix  est  bien  la  voix  des  paroles 
que  tu  dis;  je  te  crois  maintenant.  11  y  a  dans  ta  personne 
quelque  chose  do  fatal  que  je  ne  puis  définir,  qui  m'elfraye 
et  me  charme.  On  lit  sur  ton  front  un  malheur  irréparable  ; 
tu  es  de  ceux  qui  ne  se  consolent  pas,  et  je  donnerais  ma 
vie  pour  le  consoler.  Je  voudrais  être  plus  belle  que  je  ne 
suis.  Je  voudrais  être  un  ange,  car  il  me  semble  que  ce  n'est 
pas  assez  pour  toi  d'être  simple  fille  des  iiommes. 

VIRGO    IMMACLLATA,    au    paradis. 

Satanas  s'attendrit  visiblement  ;  il  vient  de  poser  sur  le 
front  de  celle  j  une  fille  un  baiser  aussi  chaste  que  s'il  était 
sorti  du  collège  depuis  quinze  jours. 

SATANAS. 

0  délicieux  ressouvenir  des  voluptés  du  ciel  ! 

LE    1!0N    DIEU. 

Je  vois  d'ici  se  former  dans  le  coin  de  son  œil  une  perle 
qui  vaut  mieux  que  celle  de  Cléopâtic.  Azraël,  rendez  grâce 
uu  iiasard  de  ce  que  Satanas  soit  d'humeur  platonique  au- 
jourd'hui. Prenez  la  coupe  de  diamant  et  descendez  vite 
recueillir  cette  précieuse  larme  ;  elle  tremble  uu  bout  de  ses 
bils  et  va  bientôt  se  détacher. 

ALIX. 

Je  t'adore  !  je  suis  à  loi  ! 

l'uoiu.oge  de  l'lteiumtic. 
L'n,  deux,  trois. 

A/RAKL. 

J'arrivaTi  temps;  la  perle  allait  tomber. 


UNE   LARME  DU   KlAiM.E.  51 

l'horloge  de  l'ltëuîhté. 
Quatre,  ciiu],  six. 

SATAN AS. 

C'est  riicuie!....  Voilà  Azraël.  J'ai  perdu! 

ALIX. 

Quoi  donc?  quelle  est  cette  apparition  ? 

AZRAËL. 

Je  suis  ton  ange  gardien.  Celui-là,  c'est  le  diable  ! 

Alix  s'évanouit. 

l'horloge  de  l'éterjnité. 

Minuit  !...  Elle  est  sauvée! 

le  bon  dieu. 

Salanas,  vous  avez  été  autrefois  le  plus  beau  de  mes 
anges  et  celui  que  j'aimais  le  mieux;  tout  déchu  que 
vous  êtes,  vous  conservez  encore  quelques  vestiges  de  ce 
que  vous  avez  été.  et  vous  n'êtes  pas  totalement  méclianî. 
Cette  larme  que  j'ai  fait  recueillir  dans  une  coupe  de  dia- 
mant sera  pour  vous  un  bieuvage  précieux  dont  l'intaris- 
sable fraîcheur  vous  empêchera  de  sentir  les  flammes  dé- 
vorantes de  l'enfer;  elle  vaudra  mieux  que  le  verre  d'eau 
que  vous  demandiez.  Félicitez-vous  d'avoir  perdu.  Vous, 
Azraël  et  Mizaël,  allez  retirer  du  monde  les  deux  âmes  que 
vous  aimez  et  les  épousez  sur-le-champ,  de  peur  qu'il  n'ar- 
rive malheur  :  car  Satanas  est  un  séducteur  très-habile,  et 
il  ne  sera  peut-être  pas  toujours  aussi  bon  diable  que  celte 
fois-ci. 

SATANAS. 

Si  je  pouvais  lui  demander  pardon  de  ma  révolte!  Oh! 
non,  jamais  ! 

Exit. 

MAGDALENA. 

Pauvre  Satanas  !  ilme  fait  vraiment  pitié.  Est-ce  que  vous 
ne  le  laisserez  pas  revenir  dans  le  ciel? 


b'i  THEATRE. 

LE    BON    DIEO. 

L'arrêt  est  irrévocable.  Je  ne  puis  pas  me  parjurer  comme 
un  roi  de  la  terre. 

VIRGO    MARIA. 

Il  a  tant  souffert  !  • 

;  MAGDALENA. 

Laissez-vous  fléchir.  Vous  qui  êtes  si  bon,  comment  pou- 
vez-vous  supporter  cette  idée,  qu'il  y  ait  quelqu'un  d'éter- 
nellement malbeureux  par  votre  volonté? 

LE    BON    DiEU. 

Dans  quelque  ceni  mille  ans  d'ici,  nous  verrons. 


1859 


FIN    b  LWG   LARMK   DU    DLVBt-E. 


LÀ 

FAUSSE  CONVERSION 

ou 
BON  SANG  NE  PEUT  MENTIR 


>SCÈNE  PREMIÈRE 

Un  salon. 


FLORINE,  LE  DUC,  LE  CHEVALIER,  M.  DE  VAUDORÉ, 
LE  COMMANDEUR^  LE  MARQUIS. 

FLORINE. 

Mes  chers  seigneurs,  je  ne  puis  que  vous  répéter  ce  que  je 
vous  ai  déjà  dit,  —  ma  maîtresîc  n'y  est  pas. 

LE    DDC. 

Ceci  est  de  la  dernière  fausseté,  je  l'ai  vue  en  descendant 
de  ma  chaise,  le  front  appuyé  à  la  vitre  de  sa  fenêtre. 

LE    CHEVALIER. 

Je  ne  croirai  qu'elle  n'y  est  pas  que  si  elle  vient  nous  lo 
dire  elle-même. 

LE   DUC. 

Nous  prend-elle  pour  des  créanciers,  ou  pour  des  hommes 
de  lettres  qui  viennent  lui  offrir  des  dédicaces? 


54  THEATRE. 

M.    DE    VAUDORÉ. 

Nous  ne  sommes  pas  des  drôles  et  des  maroufles  sans 
consistance  ;  celte  consigne  ne  nous  regarde  p.is. —  Messieui's, 
vous  n'avez  pas  la  vraie  manière  d'interroger  les  ^oubretlL•s. 
(il  tire  s3  bourse.)  —  Ticiis,  Floriue,  sois  fraiicliî,  ta  maîtresse 
est  chez  elle  ? 

Fr.ORI.NE. 

Oui,  monsieur. 

M.    DE    VAUDOUÉ. 

Je  savais  bien,  moi,  que  je  la  fera'S  parler. 

LE    CHEVALIER. 

Voilà  qui  est  téroce  de  se  celer  de  la  sorte  à  des  amis  tels 
que  nous,  qui  n'avons  jamais  manqué  un  de.ses  soupers.  — 
Quelle  ingralitude  ! 

M.    DE    VAUDORÉ. 

Fais-nous  entrer,  petite. 

FLORINE. 

Votre  éloquence  est  bien  persuasive,  monsieur;  mais  je  me 
vois,  bien  à  regret,  forcée  de  garder  votre  bourse  sans  voys 
ouvrir  la  porte. 

M.    DE    VAUDORÉ. 

Ah  çà  !mais,  —  Florine,  tu  es  pire  (juc  Cerbère:  tu  prends 
le  gâteau,  et  tu  ne  laisses  point  passer. 

FLOai.NE. 

Je  connais  mes  devoirs. 

LE    DUC. 

Puisque  les  choses  en  sont  là,  je  suis  décidé  à  faire  le  siège 
de  la  maison;  je  vais  établir  un  pétard  sons  la  porte  ou  pous- 
sei'  une  mine  jus(jue  dans  l'alcôve  de  Célimle.  Je  sais  où  elle 
est,  Dieu  merci  ! 

FLOrtl>E. 

Monsienr  le  iluc  est  un  homme  terrible  ! 

•  M.    DE    VAUDORÉ,    à   pari. 

J'ai  bien  envie  de  rLloiiiiior  faire  ma  cour  à  Hosimène;  — 


LA   FAl'SSE   CONVERSION.  nS 

i  est  vrai  qu'elle  m'a  reçu  fort  ciiircment.  —  Être  chassé, 
ou  ne"  pas  être  ;idmis,  les  chances  sont  égales  ;  —  je  reste, 
—  Mon  Dieu,  qu'en  ce  siècle  de  corruption  il  est  difficile 
d'avoir  une  affaire  de  cœur  ! 

Lli    CHEVALIER. 

Allons,  Florine,  ne  nous  tiens  pas  rigueur;  il  n'est  pa»? 
dans  les  habitudes  d'être  cruelle. 

FI.OUI.NE. 

Vous  aimez  vous  faire  répéter  les  choses  :  —  ma  maîtresse 
est  chez  elle,  c'est  vrai,  mais  c'est  comme  si  elle  n'y  était  pas. 
Madame  ne  veut  recevoir  personne,  ni  aujourd'hui,  ni  de- 
main, ni  après  ;  c'est  une  chose  résolue;  nous  voulons  vivre 
désormais  loin  du  bruit  et  du  monde,  dans  une  solitude 
inaccessible. 

LE    DUC. 

Tiaderi-di^a,  —  nous  y  mettrons  bon  ordre  ;  nous  n'avons 
pas  envie  de  mourir  d'ennui  tout  vifs.  Nous  poursuivrons 
Célinde  jusqu'au  fin  fond  de  sa  Thébaïde.  —  Que  diable  ! 
après  avoir  montré  à  ses  amis  un  si  joli  visage  pétri  de  lis  et 
de  roses,  on  ne  leur  fait  pas  baiser  une  figure  de  bois  de 
chêne  étoilée  de  clous  d'acier. 

LE    C0)1MA^■DEUR. 

Célinde,  la  perle  de  nos  soupers  !  Célinde  qui  trempait  î^i 
gaillardement  ses  jolies  lèvres  roses  dans  la  mousse  du  vin  de 
Cham[iagne  moins  pétillant  qu'elle  l 

LE    MARQUIS. 

Céhnde  qui  chantait  si  bien  les  couplets  au  dessert,  qui 
nous  amusait  tant!  Célinde,  ce  sourire  de  notre  joie,  cette 
étoile  de  nos  folles  nuits! 

LE    CHEVALIER. 

Elle  se  retire  du  monde  ! 

LE    DUC. 

Elle  se  fait  ermite  et  vertueuse  ! 


56  THEATRE. 

LE   CHEVALIER. 


C'est  ignoble! 
C'est  monstrueux  ! 


LE   DUC. 


M.    DE    VAUDORE. 

Que  faites-vous  donc,   ainsi  claquemurées?  A  quoi  passez- 
vous  votre  temps? 

FLOIIINE. 

Nous  lisons  le  Contrat  social,  et  nous  étudions  la  philo- 
sophie. 

LE   COMMANDEUR. 

Je  gage  que  votre  philosophie  a  des  moustaches  et  des 
éperons. 

LE    MARQUIS. 

Célinde  est  amoureuse  d'un  nègre  ou  d'un  poète  pour  le 
moins. 

LE    DUC. 

Quelque  espèce  de  ce  genre. 

LE    CHEVALIER. 

Fi  donc  !  Célinde  est  une  fille  qui  a  des  sentiments  et  qui 
n'aime  qu'en  bon  lieu  ;  c'est  un  caprice  qui  ne  peut  durer. 

LE    COMMANDEUR. 

Comment  allons-nous  faire  poiu'  nous  ruiner? 

LE    MARQUIS. 

Elle  avait  une  fantaisie  inventive  à  dessécher  en  un  an  lu 
plus  riche  veine  des  mines  du  Pérou.  11  faudra  maintenant 
Injuver  nous-mêmes  la  manière  de  dépenser  no're  argent. 
Son  absence  se  fait  cruellement  sentir.  Vous  n'allez  j)as  nie 
croire,  tant  c'est  lidicule,  mais  il  y  a  jjIus  de  quinze  jours  que 
je  n'ai  rien  emprunté;  je  ne  sais  que  faire  de  mes  richesses. 
Tiens,  duc,  veux-tu  ipie  jeté  prête  mille  louis? 
LE  nue. 

Merci  ;  je  joue  du  soir  au  matin  pour  jjic  préterver  d'une 
congestion  pécuniaire. 


LA  FAUSSE   CONVERSION.  57 

LE    MARQUIS. 

Il  faut  y  prendre  garde,  c'(  st  grave.  Vois  plutôt  ce  gros 
financier,  il  est  bourré  d'écus,  de  louis,  de  doublons  et  de 
quadruples  que  son  gilet  mordoré  a  toutes  les  peines  du 
monde  à  contenir,  il  va  éclater  un  de  ces  jours,  il  mourra 
d'or  fondu. 

LE   DUC. 

Il  n'y  avait  que  Célinde  pour  empêcher  de  pareils  malheurs  ! 

LE    CHEVALIER. 

Qu'allons-nous  faire  aujourd'hui? 

LE    DCC. 

Ma  foi,  je  ne  sais,  mon  cher  ;  je  m'élais  arrangé  dans 
l'idée  de  passer  ma  soirée  chez  Célinde.  Du  diable  si  j'imagine 
rîcn  ! 

LE    COMMANDEUR. 

Parbleu  !  restons.  Si  Célinde  ne  veut  pas  y  être,  ce  n'est  pas 
notre  faute.  Nous  sommes  ici  un  peu  chez  nous,  d'ailleurs.. 

LE   DUC 

J'ai  donné  la  maison. 

LE    COMMANDEUR. 

Moi,  l'ameublement. 

LE   MARQUIS. 

Moi,  la  livrée  et  les  équipages. 

LE    CHEVALIER. 

Nous  sommes  ici  en  hôlel  garni... 

TOUS. 

Par  nous. 

i 

i  LE  COMMANDEUR. 

Rcslon£-y. 

LE    CHEVALIER. 

Voilà  des  caries;  faisons  un  whist. 

FLORIN E. 

Y  pensez-vous,  messieurs? — Vous  oubliez  que  vous  n'clcs 
pas  chez  vous. 


58  T II  i:  AT  HE. 

LE    DUC. 

Au  contraire,  ma  belle,  nous  nous  en  souvenons. — A  com- 
bien la  fiche,  monsieur  le  chevalier? 

LE    CHEVALIER. 

A  un  louis,  pour  commencer. 

FLORIN"  E, 

Messieurs,  de  grâce... 

LE    CHEVALIER. 

Si  lu  (lis  un  mot  de  plus,  Florine,  l'on  le  fera  embrasser 
M.  de  Vaudoré,  qui  est  aujourd'hui  dans  un  de  ses  beaux  jours 
de  laideur. 

FLORINE. 

Je  vous  cède  la  place,  et.  vais  informer  ma  maîtresse  de  ce 
qui  se  passe. 

LE  DUC. 

Ce  serait  vraiment  un  meurtre  de  laisser  prendre  à  uneaussl 
jolie  fille  que  Célinde  des  habitudes  sauvages  et  gothiques; 
maintenons-la  malgré  elle  dans  la  bonne  roule,  et  ne  lui  lais- 
sons pas  perdre  les  traditions  de  la  belle  vie  élégan'c. 

LE    CIIEVAIIER. 

La  voici  elle-même  ;  notre  obstination  a  produit  son  eflct. 


SCÈNE  n 

LES  JIÈMES,  CÉUNDE. 

LE  DUC 
Ma  toute  belle,  vous  voilà  donc  enfin  :  vous  voyez  ici  uu 
duc,  un  marquis,  un  commaïKleur,  un  chevalier,  et  mèin  •  un 
financier,  (|ni  se  meurent  de  votre  absence.  D'où  vous  vient 
cftlecriiaiilé  tout  à  ïmI  hjrcanienne,  qui  vous  rend  insensi- 
ble aux  soupirs  de  tant  d'adoratcins? — Ce  pauvre  chcvalirr 
eu  a  [teidn  le  peu  de  sens  (ju'il  av.iii  ;  il  <e  néglige,  ne  se  fait 


LA  FAUSSE  CONVERSION.  5'J 

plus  friser  que  trois  fois  par  jour,  et  porte  la  même  m  mire 
toute  une  semaine.  —  C'est  un  liomme  perdu. 

CÉMNDE. 

Monsieur,  cessez  vos  plaisanteries, — je  ne  suis  pas  d'iiii- 
mcur  à  les  souffrir,  —  et  dites-moi  pourquoi  vous  restez  dicz 
moi  de  force  et  malgré  mes  ordres?  Est-ce  parce  que  je  suis 
danseuse  et  que  vous  ctes  duc? 

LE    DUC. 

La  violence  démon  désespoir  m'a  rendu  impoli.  Je  n'avais 
pas  d'autre  moyen  ;  je  l'ai  pris. 

LE    CHEVALIER. 

Vous  manquez  à  tout  Paris. 

LE  COMMANDEUR. 

L'univers  est  fort  embarrassé  de  sa  personne  et  ne  sait  que 
devenir. 

LE    DUC. 

Si  vous  saviez  comme  Vaudoré  devient  slupide  depuis  qu'il 
ne  vous  voit  plus! 

CÉLINDE. 

Vous  voulez  absolument  que  je  quitte  la  place.  Cette  obsti- 
nation est  étrange;  vouloir  visiter  les  gens  en  dépit  d'eux! 

LE  COMMANDEUR. 

Méchante!  est-ce  que  l'on  peut  vivre  sans  vousV 

CÉLINDE. 

Je  vous  assure  que  je  n'ai  pas  la  moindre  envie  de  vous  voir, 
et  que  je  ne  forcerai  jamais  voire  porte.  —  Retirez-vous,  de 
giàce;  c'est  le  seul  plaisir  que  vous  puissiez  me  faire. 

M.    DE    VAUDORÉ,    à  part. 

0  le  petit  démon!  —  Décidément  je  ne  lui  parlerai  pas  de 
mallamme,  et  je  garderai  pour  une  occasion  meilleure  ce  pe- 
tit quatrain  galant  écrit  au  dos  d'une  traite  de  cinquante  mille 
écus  que  j'avais  apportée  tout  exprès  dans  ma  poclie.  —  Je 
crois,  en  vérité,  que  la  Rosiraène  est  encore  d'humeur  moins 
rovcclie.  Il  me  pieud  je  ne  sais  quelles  envies  d'y  retourner. 


GO  THEATRE. 

LE    CHEVALIER. 

Cela  n'est  pas  aimable.  — Nous  Iruiler  ainsi,  nous,  vos  meil 
leurs  amis  ! 

CÉLINDE. 

Vous  n'êtes  pas  mes  amis, — je  l'espère, —  quoique  vous 
remplissiez  ma  maison.  Mes  jours  couleront  désormais  dans 
la  retraite.  Je  ne  veux  plus  voir  personne. 

LE    DUC. 

Personne,  à  la  bonne  heure  !  mais  moi,  je  suis  quelqu'un. 

CÉLINDE. 

Laissez-moi  vivre  à  ma  guise. — Oubliez-moi,  cela  ne  vous 
sera  pas  difficile,  .\ssez  d'autres  me  remplaceront  :  vous  avez 
Daphné,  Lauriua,  Lindamire,  —  tout  l'Opéra,  toute  la  Comé- 
die.— On  vous  recevra  à  bras  ouverts. — Je  vous  ai  assez  amu- 
sés; j'ai  assez  chanté,  assez  dansé  à  vos  fêles  et  à  vos  soupers; 
que  me  voulez-vous?  Vous  avez  eu  ma  gaieté,  mou  sourire, 
ma  beauté,  mon  talent.  Que  ne  puis-je  vous  les  reprendre  !  — 
Vous  avez  cru  pajer  tout  cela  avec  queJques  poignées  d'or. 
Ennuyez-vous  tant  qu'il  vous  plaira,  que  m'importe?  D'ail- 
leurs, je  ne  vous  amuserais  guère  :  mon  caractère  a  changé 
totalement.  J'ai  senti  le  vide  de  celte  frivolité  brillante. — 
Pour  avoir  trop  connu  les  autres,  le  goût  des  plaisirs  simples 
m'est  venu.  Je  veux  réfléchir  et  penser,  c'est  assez  vous  dire 
qu'il  ne  peut  plus  y  avoir  rien  de  commun  entre  nous. 

LE   CHEVALIER. 

C'est  Célinde  qui  parle  ainsi? 

CÉLINDE. 

Oui,  moi.  —  Qu'y  a-t-il  doue  là  de  si  étonnant?  Cela  ne  nie 
plaît  }ilus  de  rire,  je  ne  ris  plus.  Je  ne  veux  voir  i)ersonne,  — 
je  ferme  ma  porte,  voilà  tout. 

LE    COMMANDEUR. 

Quel  capiice  singulier  que  d'étoiudie,  au  monicut  de  sou 
plus  vif  éclat,  un  des  astres  les  plus  lumineux  du  ciil  de  l'O- 
péra / 


LA  FAUSSE  CONVERSION.  Gl 

CÉLINDE. 

Rien  n'est  plus  simple  :  je  vous  divertis  et  vous  ne  me  diver- 
tissez paî.  Croyez-vous,  monsieur  le  iluc,  qu'il  soit  si  agréable 
de  voir  toute  une  foirée  M.  le  mnrquis,  renversé  dans  un 
fauteuil,  dandiner  une  de  ses  jambes;  tirer  de  sa  poclic  un 
petit  miroir,  et  se  faire  à  lui-même  les  mines  les  plus  enga- 
geantes? 

LE    DUC. 

En  effet,  ce  n'est  pas  for  t.  gai. 

CÉLIXDE. 

Et  vous,  clievalier,  trouvez-vous  que  M,  le  duc,  qui  ne  fait 
que  parler  de  sa  meute,  de  ses  chevaux  et  de  ses  équipages, 
et  qui  est,  sur  tout  ce  qui  regarde  l'écurie,  d'une  profondeur 
à  désespérer  un  palefrenier  anglais,  soit  réellement  un  person- 
nage fort  récréatif? 

LE  CHEVALIER. 

C'est  vrai  que  la  conversation  n'est  pas  le  fort  de  ce  pau- 
vre duc. 

CÉLLNDE. 

Commaiicfeur,  vous  n'êtes  plus  que  l'ombre  de  vous-même; 
votre  principal  mérite  consiste  à  être  grand  mangeur  et  grand 
buveur;  vous  n'êtes  pas  un  homme,  vous  êtes  un  estomac; 
vous  avez  baissé  d'un  dindon,  et  six  bouteilles  seulement  vous 
troublent  la  cervelle;  vous  vous  endormez  après  dîner, — 
dormez  chez  vous. 

M,    DE    VAUDORÉ. 

Que  les  apparences  sont  trompeuses  !  moi  qui  la  croyais  si 
douce  et  si  charmanle  * 

CÉLINDE, 

Quant  à  M.  de  Vaudoré,  c'est  un  sac  d'écus  avec  un  habit  et 
un  jabot  ;  —  qu'on  le  serre  dans  un  coffre-fort,  c'est  sa  place. 

TOUS. 

Bien  dit,  bien  dit  ;  elle  a  toujours  de  l'esprit  conmie  un 
diable. 


02  THÉÂTRE. 

LE    DUC. 

Vous  ne  voulez  pas  venir  à  Marly? 

CÉLI.NDE. 

Non. 

LE    CHEVALIER. 

Au  concert  de  musique  qui  se  donne  aux  Menus,  et  où  l'on 
entendra  ce  fameux  chanteur  étranger. 

CÉI.INDE. 

iNon,  vous  dis-je. 

LE    COMHANDECR. 

Il  vient  de  m'aniver  du  Périgord  certaines  maîtresses 
truffes  qui  ne  seraient  pas  méchantes,  arrosées  d'un  petit  vin 
que  j'ai,  —  dans  un  coin  de  ma  cave  connu  de  moi  seul  ;  — 
venez  souper  avec  nous. 

CÉLINDE. 

Non,  non,  mille  fois  non  !  je  ne  veux  plus  vivre  que  de 
fraises  et  de  crème  ;  tous  vos  mets  empoisonnés  ne  me  tentent 
pas. 

LE    COMMA.NDEUn. 

Des  mets  empoisonnés,  —  des  truffts  de  premier  choix  !  Ne 
répétez  pas  ce  que  vous  venez  de  dire,  ou  vous  seriez  perdue 
de  réputalion.  Pour  que  vous  teniez  de  somblahles  [iropos,  il 
faut  qu'il  se  sbit  passé  quelque  chose  d'étrange  dans  votre 
esprit.  Vous  avez  lu  de  mauvais  livres  ou  vous  êtes  amoureuse, 
—  ce  qui  est  de  pauvre  goût,  et  bon  seulement  pour  les  cou- 
turières. 

CÉLLNDK,    à    part. 

Ils  ne  s'en  iront  pas  !  —  S'ils  se  rencontraient  avec  Saiut- 
Alhin  ? 

LE    DUC. 

Vous  hrùlez  d'un  amoin-  épiné  pour  qiiclipnm  de  naissance 
and)iguë  ((uc  vous  n'osez  p.'oduiie,  —  un  c^iju  LujJ  de  boulin 
que,  un  soldat,  un  barbouilleur  de  papier.  —  Prenez-y  garde, 
(lélinde,  vous  ne  pumez  dfsctiuhe  plus  bas  que  les  barons 


[.A   FAUSSE   CONVERSION.  03 

--  Il  faut  èlrc  duclicsse  ou  reine  pour  se  permettre  le  cn|)rice 
(1  !iu  la(jii,iis  ou  d'un  poète,  sans  que  cela  tire  à  conséquence. 
--  Voilà  ce  que  j'avais  à  vous  dire  dans  \oln;  intérêt.  Main- 
tt-nanlje  vous  abandonne  à  votre  niallieureux  sort.  —  Mes»~ieurs, 
|i  li-qiie  Célindc  est  si  peu  lio-pitalière  aujourd'hui,  venez 
p:;S;er  la  nuit  chez  moi.  —  Nous  Loirons,  et,  au  dessert,  Lin- 
ci. nnii'e  et  Rosimène  danseront  sur  la  table  un  pas  nouveau 
;  "1  c,  accompagnement  de  verres  cassés.  —  Madame,  je  mets 
mes  regrets  à  vos  pieds. 

M.    DE    VAUDORÉ. 

J'avais  pourtant  bien  envie  de  lui  glisser  monquatram. 


SCÈNE  III 

CÉLI.NDE,  scHie. 

Partis  enfin  !  cela  a  été  difficile.  —  Ils  avaient  ici  leurs 
habitudes  !  ils  étaient  à  l'aise  comme  cliez  eux,  plus  que  chez 
eux,  —  Une  danseuse,  une  fille  de  théâtre,  cela  ne  gène  pas. 
— C'est  comme  un  chat  familier,  une  levrette  qui  joue  parla 
chambre.  —  Ah  !  mes  chers  m  irquis,  je  vous  hais  de  toute 
mon  âme.  —  Étaient-ils  naïvement  insolents  ;  quel  ton  de 
maître  ils  prenaient  !  ils  se  seraient  volontiers  passés  de  moi 
dans  ma  maison,  —  Mais  où  avais-je  la  tète,  oij  avais-je  le 
cœur,  de  ne  point  voir  cela,  de  ne  m'en  être  aperçue  qu'au- 
jourd'hui ?  —  Ils  ont  été  toujours  ainsi  ;  moi  seule  suis  diffé- 
rente: Cclinde  la  danseuse,  Céiinde  la  folle  créature,  la  perle 
des  soupers,  conmic  ils  disent,  Céiinde  n'est  plus  ;  —  il  e^tné 
en  moi  une  nouvelle  femme. — Dc'{)uis  que  j'ai  lu  les  oeuvres  du 
jihilosophe  de  GL-nève,  mes  yeux  se  sont  dessillés.  Je  n'avais 
jamais  aimé.  Je  n'avais  pas  rencontré  Saint-Albin,  ce  jeune 
homme  à  l'unie  honnèle,  au  cœur  enthousiaste,  épris  des 
beautés  de  la  nature,  qui  chaque  soir,  après  l'Opéra,  déclame 


61  THEATRE. 

si  éloquemment  dans  mon  boudoir  contre  la  corrnption  des 
villes,  el  fait  de  si  charmants  tableaux  de  la  vie  innocente  des 
pasteurs  !  Quelle  sensibilité  naïve  !  quelle  fraîcheur  d'émotion 
et  quelle  jolie  figure  !  Non,  Saint-Preux  lui-même  n'est  pas 
plus  passionné.  —  S'ils  avaient  su,  ces  marquis  imbéciles,  que 
j'adore  un  jeune  précepteur  portint  le  nom  tout  simple  di 
Saint-Albin,  un  fmc  anglais  et  des  cheveux  sans  poudre,  ils 
n'auraient  pas  assez  de  brocard-,  assez  de  plaisanteries...  Mais 
le  temps  presse...  C'est  ce  soir  que  je  dois  quitter  ces  lieux, 
théâtre  de  ma  honte...  J'ai  écrit  à  Francœur  que  je  rompais 
mon  engagement.  Renvoyons  ces  présents,  prix  de  coupables 
faiblesses.  ^Eiie  sonne.)  Florin-e,  reporte  ces  bracelets  à  M.  le 
duc,  cette  rivière  au  chevalier. 


SCÈNE  IV 

CÉLINDE,  SAINT-ALBIN. 

CÉL1NDE-. 

Enfin  !  —  J'ai  cru  que  vous  ne  viendriez  pas, 

SAl.M-AI.BI.N. 

il  n'est  pas  l'heure  encore. 

CÉt.INDE. 

Mon  cœur  avance  toujours.  —  Personne  ne  vous  a  vu? 

SAIST-AI.niX. 

Personne.  La  ruelle  était  déserte. 

CÉU.NDE. 

Ce  n'est  pas  que  je  rougisse  de  vous,  —  bien  que  vous  ne 
soyez  ni  duc  ni  traitant  ;  —  mais  je  crains  pour  mon  bonheur. 
—  Nos  grands  seigneurs  blasés  ne  me  pardonneraient  pas  d'ê- 
!re  heureuse. 

SAhNT-ALUI.N. 

Est-ce  qu'ils  vous  enlour.  nt  louiours  de  IcMrs  obsessions? 


LA  FAUSSE  CONVERSION.  65 

CÉLINDE. 

Toujours.  —  Mais  j'ai  pris  mon  parti.  —  J'abandonne 
pour  vous  la  gloire,  les  plancjies,  la  fortune,  ii  quitte  le 
théâtre. 

SAINT-ALBIIf. 

Vous  renoncez  à  l'Ouéra  ! 

CÉI.LNDE. 

Cela  m'ennuie  de  vivre  dans  les  nuages  et  dans  les  gloires 
mythologiques.  J'abdique  ;  de  déesse,  je  redeviens  femme.  — 
Je  ne  serai  plus  belle  que  pour  vous,  monsieur. 

SAINT-ALDIN. 

Comment  reconnaître  une  pareille  mnrque  d'amour  ? 

CÉI.INDE. 

Les  répétitions  ne  viendront  plus  déranger  nos  rendez-vous. 
Nous  aurons  tout  le  temps  de  rtous  aimer. 

SAIM-ALBI.N. 

Oui,  ma  toute  belle..,  Vingt-quatre  heures  par  jour,  ce 
n'est  pas  trop. 

CÉLINDE. 

Nous  vivrons  à  la  campagne,  tout  seuls,  dans  une  petite 
maison  avec  des  contrevents  verts,  sur  le  penchant  d'un  coteau 
exposé  au  soleil  levant;  nous  réaliserons  l'idéal  de  Jean-Jac- 
ques. Nous  aurons  deux  belles  vaches  suisses  truitées  que  je 
trairai  moi-même.  —  Nous  appellerons  noire  servante  Kctly, 
et  nous  cultiverons  la  vertu  au  sein  de  la  belle  nature. 

SAIM-ALDI.N. 

Ce  sera  charmant.  Vous  m'avez  compris  ;  la  vie  pastorale  fn 
toujours  mon  rêve. 

CÉLI.NDE. 

Le  dimanche,  nous  irons  danser  sous  la  coudrelte  avec  le 
bons  villageois.  J'aurai  un  déshabillé  blanc,  des  souliers  plais 
et  un  sin)ple  ruban  glacé  dans  mes  cheveux. 

SAINT-ALBIN. 

Pourvu  que  vous  n'alliez  pas  vous  oublier  au  milieu  de 


f)G  THEATRE. 

la  contredanse  et  faire  quelque  pirouette  ou  quelque  gar- 
gouillade. 

CÉLI.NDE. 

N'ayez  pas  peur.  J'aurai  bien  vite  désappris  ces  grâces  fac- 
tices, ces  pas  étudiés.  J'étais  née  pour  être  bergère. 

SAI>"T-ALBI.\. 

Labourer  la  terre,  garder  les  troupeaux,  c'est  la  vraie  des- 
tination de  l'homme...  —  Paris,  ville  de  boue  et  de  fumée, 
que  ne  puis-je  te  quitter  pour  jamais! 

CÉLLNDE. 

Fuyons  loin  d'une  société  corrompue. 

SAI.NT-ALBIX. 

J'aurais  cependant  bien  voulu  me  commander  une  vesje 
tourterelle  et  quelques  babits  printaniers  assortis  à  notre  nou- 
velle existence.  Ces  tailleurs  de  village  sont  si  maladroit^  ! 
Mais  qu'importe  au  bonlieur  la  coupe  d'un  vêlement?  La  vertu 
seule  peut  rendre  l'homme  heureux. 

CÉLIXDE. 

La  vertu...  accompagnée  d'un  peu  d'amour...  Venez,  cher 
Saint-Albin.;  ma  voilure  nous  attend  au  bout  de  la  ruelle. 

SAI.M  ALBIN. 

Il  faudra  que  j'écrive  à  la  famille  dont  j'élève  les  enfants 
d'après  la  méthode  de  V Emile  qu'une  nécessité  impérieuse  me 
lorce  à  renoncer  à  ces  fondions  pliilosophiques. 

CÉLIKDt:. 

Vous  aurez  ]>ent-être  plus  lard  l'occasion  d'exercer  vos 
talents  dans  notre  ermitage...  Ah!  Sainl-Albin,  je  ne  serai 
pas  une  mère  dénaturée  ;.. .  notre  enfant  ne  sucera  pas  un 
lait' mercenaire! 

Us  iorlcnt. 


LA   FAUSSE   CONVERSION  .    (Î7 

SCÈNE  V 

Un  niûii  n\)iis.  —  Un  ermitage  près  do  Moiilmorcncy. 

SAINT-ALBIN,  CÉLINDE. 
SALNT-ALtIN. 

Comment  vous  liabillerez-voiis  pom'  aller  à  cette  fèlc 
cliampèlrc?  11  y  aura  quelques  femmes  de  la  ville.  Metlrcz- 
vous  vos  diamants? 

CÉLUNDE. 

Les  (leurs  des  champs  formeront  ma  parure.  Je  ne  veux 
pas  de  ces  ornements  fastueux,  qui  me  rappelleraient  ce  que 
je  dois  oublier.  J'ai  renvoyé  les  écrins  à  ceux  qui  me  les 
avaient  demies. 

SAINT-ALDIN. 

Sublime  désintéressement!  —  (a  part.)  C'est  dommage, 
j'aime  les  folles  bluettes  que  les  belles  pierres  lancent  aux 
feux  des  bougies.  —  (Haut.)  Et  vos  dentelle;.? 

CÉLINDE. 

Je  les  ai  vendues,  et  j'en- ai  donné  l'argent  aux  pauvreî^. 
Elles  se  seraient  déchirées  aux  ronces  des  buissonu,  aux  {li- 
quanls  des  églantiers. 

SAINT-ALBIN. 

Des  dentelles  font  bien  au  bas  d'une  robe. 

CÉLINDE. 

Irai-je  traîner  des  falbalas  dans  la  rosée  des  prairies?  Un 
founcau  de  toile  anglaise  rayée  de  rose,  un  chapeau  de  paille 
iur  l'oreille,  voilà  ma  toilette. 

SAINT-ALBIN. 

,       Il  faudra  vous  farder  un  peu  ;  je  vous  trouve  pfde. 


W  THEATRE. 

CÉLINDE. 

L'onde  crislallinc  des  sources  suffira  pour  raviver  les  cou- 
leurs de  mes  joues. 

?AIM-A-LDIN. 

Je  suis  d'avis  pourtant  qu^une  touché  de  rouge  sous  l'oeil 
allume  le  regard,  et  qu'une  assassine,  posée  au  coijii  de  la 
lèvre,  donne  du  piquant  à  la  physionomie...  F*rendrez-vous 
votre  sachet  de  peau  d'Espagne?  Ces  bons  villageois  ont  quel- 
quefois l'odeur  forte. 

CÉLINDE. 

La  violeite  des  bois,  attiédie  sur  mon  cœur,  sera  notre  seul 
parfum. 

S.MM-ALBIN. 

J'apprécie  la  violette;  mais  le  musc  et  l'eau  de  Portugal 
ont  bien  leur  charme. 

CF.LI.\DE. 

Un  charme  perfide,  qui  enivre  et  qui  trouble...  La  nature 
repousse  tous  ces  vains  ralfinemenls. 

SAIM-ALDIN. 

Vous  ferez  comme  vous  voudrez,  vous  serez  toujours  jolie. 

l\  prend  bOH  chuj)oau. 
CÉLINDE. 

Vous  sortez  encore? 

SAINT-ALniN. 

Je  n'ai  pas  mis  les  pieds  dehors  depuis  un  siècle, 

CÉLINDE. 

Vous  êtes  resté  absent  hier  toute  la  journée. 

SAINT-ALUIN. 

Est-ce  hier  que  je  suis  allé  à  l'aris...  pour  ces  affaires  ([ue 
vous  savez?...  11  me  semblait  <ju'il  y  avait  plus  longtemps,        i 

CÉLI.NDE.  l 

Ce  n'est  pas  galant,  ce  que  vous  dites  Ku 

SAINT-ALDIN. 

Vous  avez  vraiment  un  mauvais  caractèic.  J'ai  parlé  sans 


LA   FAUSSE   conversion;  69 

intenlioii...  Adieu,  je  vais  faire  un  tour  de  promenade  et 
méditer  au  fond  des  bois  sur  la  vraie  manière  de  rendre  les 
hommes  heureux. 


SCÈNE  VI 

FLORINE,  CÉLINDE,  SUZON.  •  '    * 

FI.ORINE. 

0  U  méchante  bêle  que  cette  vilaine  vache  rousse  !  elle  a 
enlevé  mon  bonnet  d'un  coup  de  corne,  et  d'un  coup  de  pied 
.renversé  le  seau  de  lait  dans  l'élable!  Nous  n'aurons  pas  de 
crème  pour  le  fromage,  et  il  faudrait  faire  deux  lieues  pour 
s'en  procurer  d'autre.  Vive  Paris,  pour  avoir  ce  qu'on  veut! 

CÉLINDE,  rêveuse. 

Il  doit  y  avoir  opéra  aujourd'hui. 

FLORIKE. 

Oui,  et  la  Rosimène  danse  le  pas  de  madame  dans  les  Indes 
galantes. 

CÉLINDE. 

La  Rosimène...  danser  mon  pas!...  —  Une  créature  pa- 
reille... tout  au  plus  bonne  à  fij^uror  dans  l'espalier. 

FLORINE. 

Elle  a  tant  intrigué,  qu'elle  a  passé  premier  sujet. 

CÉLINDE. 

Qui  t'a  dit  cela?  C'est  impossible. 

FLORINE. 

Vous  savez,  ce  jeune  peintre  décorateur  qui  me  trouvait 
gentille,  je  l'ai  rencontré  l'autre  jour  dans  le  bois,  il  m'a 
proposé'  de  fuire  une  étude  d'aibre  d'après  moi,  et,  pendant 
que  je  posais,  il  m'a  «aconlé  toutes  les  histoires  des  cou- 
lisses. 


70  THÉÂTRE. 

CÉMNDE. 

Mais  elle  n'est  pas  seulement  en  dehors;  elle  a  volé  deux 
balustres  à  quelque  balcon  poiu'  s'en  laiie  des  jambes. 

FLORI>E. 

M.  de  Yaudoré  fait  des  folies  |)Our  elle;  il  lui  a  donné  un 
hôtel  dans  le  faubourg,  une  aigeuleiie  magnifique  de  Ger- 
•niain,  et,  l'autre  jour,  elle  s'est  montrée  au  Cours-la-Ueine 
eii  voiture  à  quatre  chevaux  soupe-de-lait,  avec  un  cocher 
énorme,  et  trois  laquais  gigantesques  par  derrière.  Un  train 
de  princesse  du  sang  ! 

CÉLINDE. 

C'est  une  horreur!  un  morceau  de  chair  taillé  à  coups  de 
serpe! 

FLORINE. 

Quand  je  pense  que  madame,  qui  est  si  bien  faite,  s'est  en- 
sevelie toute  vive  dans  un  affreux  désert  par  amour  pour  un 
])etit  jeune  homme,  assez  joli,  il  est  vrai,  mais  sans  la  moin- 
dre con-istance... 

CÉLI.NDE,  effrayée. 

Florine,  Florine,  regarde! 

FLORINE. 

Qu'y  a-t-il? 

CÉLI.NDE. 

Vn  crapaud  qui  est  entré  par  la  porte  ouverte,  et  ipii  s'a- 
v;in  e  en  s;iute'anl  sur  le  parquet. 

FLORIiNE. 

L'affreuse  bête!  avec  ses  gros  yeux  saillants,  il  ressendtic 
à  faire  peur  à  M.  de  Vaudoré. 

CÉLirSDE. 

.}.;  vais  m'évanonir;  Florine,  ne  m'abandonne  pas  dans  ce 
péiil  extrême. 

FLOniNE. 

Où  sont  les  jiincetles,  «pie  je  rat(rap(i  par  nno  i>atlc,  d 
que  je  le  jette  délicatement  p;ii-de>siis  le  niiu? 


LA  FAUSSE  CONVERSION.  .71 

CKIJMDE. 

Prends  garde  qu'il  ne  te  lance  son  venin  à  la  figure. 

FLORINE. 

Ne  craignez  riep,  je  suis  bfave.  Nous  voilà  débarrassées  d«, 
ce  visiteur  importun. 

CÉLKNDE. 

Je  respire.  Dans  les  descriptions  d'ermitages  et  de  cliau- 
mières,  les  auteurs  ne  parlent  pas  do  crnpaud^qui  veulent  se 
glisser  dans  votre  intimité. 

FLORINE. 

Je  l'ai  toujours  dit  à  madame,  que  les  auteurs  étaient  tics 
imbéciles.  La  campagne  est  faite  pour  les  paysans  et  non 
pour  les  personnes  bien  élevées. 

CÉLIiNDE.  • 

Grand  Dieu  !  une  guêpe  qui  se  cogne  en  bourdonnant  contre 
les  vitres!  Si  elle  allait  me  piquer! 

FLORINE. 

Avec  deux  ou  trois  coups  de  mouchoir,  je  vais  tâcher  de  la 
faire  tomber  à  terre;  nous  l'écraserons  ensuite. 

Elle  tue  la  f:u"pe. 
CÉLINDE. 

"Quel  aiguillon  et  quelles  pinces!  C'est  affreux  d'être  ainsi 
poursuivie  par  les  animaux  malfaisants;  hier,  j'ai  trouve  une 
araignée  énorme  dans  mes  draps. 

FLORINE. 

Il  faut  bien  que  les  champs  soient  peuplés  par  les  bclcs, 
jiuisqne  les  hommes  comme  il  faut  sont  à  la  ville. 

CKLIXDE. 

11  me  semble  que  la  peau  me  cuit;  j'ai  peur  d'avoir  attrape 
un  coup  de  soleil,  j'ai  arrosé  les  fleurs  dans  le  jardin  sans 
ficlni. 

FLORINE. 

La  l'cau  de  madame  est  toujours  d'une  blancheur  éblouis* 
^o^nte. 


72       -  THÉÂTRE. 

CÉi.I.NDE. 

Tu  trouves? 

FLOP.INP. 

Ce  n'est  pas  comme  celte  Hosimène,  avec  son  teint  liis  et  sa 
nuque  jaune!  Je  voudrais  avoir  l'argent  qu'elle  dépense  en 
blanc  de  perles  et  en  céruse. 

CÉLINDE. 

J'entends  les  sabots  de  Suzon  qui  accourt  en  toute  hâte.  Il 
faut  qu'il  y  ait  quelque  chose  d'extraordinaire. 

Entre  Suzon. 
SUZON. 

Madame,  faites  excuse  d'entrer  comme  ça  tout  droit,  sans 
dire  gare,  dans  votre  belle  chambre  comme  dans  une  ctablc  à 
pourceaux.  Il  y  a  là  un  beau  mossieu  qui  voudrait  parler  à 
vous. 

FLORINE, 

Fais  entrer  le  beau  monsieur. 

CÉLINDE. 

Non!  non!.., 

FLORINEr 

Cela  nous  amusera.  —  Je  serais  si  contente  û  apercevoir 
un  visage  humain  ! 


SCÈNE  Vil 

CÉLINDE,  FLOIUNE,  LE  DUC. 

c^.I,l^DE. 
Ciel'  le  duc! 

FI.OIIINE. 

Monseigneur'  quoi  !  c'est  vous? 

LE  DUC. 

Moi-même,...  chai  mante  sauvage,  je  vous  trouve  enfin l 


LA  FAUSSE  CONVERSION.  73 

Voilà  trois  semaines   que  mes  grisous  batleiit  la  campagne 
pour  vous  déterrer. 

FLORIiNE. 

Le  fait  est  que  nous  étions  au  bout  du  monde. 

LE    DUC. 

Vous  me  haïssez  donc  bien,  mauvaise,  que  vous  vous  êtes 
expatriée  pour  ne  plus  me  voir  !  A  propos,  voilà  Tccrin  que 
vous  m'avez  renvoyé,  comme  si  j'étais  un  traitant.  —  Un 
homme  de  qualité  ne  reprend  jamais  ce  qu'il  a  donné. 

CÉH>DE 

Monsieur  ! 

FLORIN E. 

11  n'y  a  que  les  gens  de  race  pour  avoir  de  ces  procédés-là. 
LE  Dec. 

Vous  aviez  un  caprice  pour  ce  petit  freluquet  ;  ce  n'était  pas 
la  peine  de  vous  enfuir  pour  cela.  —  Un  homme  d'esprit 
comprend  tout.  Je  me  serais  arrangé  de  façon  à  ne  pas  ren- 
contrer Saint-Albin,  ou  plutôt  il  fallait  me  le  présenter.  Je 
l'aurais  poussé  s'il  avait  eu  quelque  mérite.  Une  jolie  fernme 
peut  avoir  un  philosophe  comme  elle  a  un  carlin,  cela  ne  tire 
pas  à  conséquence. 

CÉLINDE. 

Saint-Albin  a  su  m'inspirer  l'amour  de  la  vertu. 

LE    DUC. 

Lui!  Je  n'en  voudrais  pas  dire  du  mal,  car  j'aurais  l'air 
d'un  rival  éconduit;  mais  ce  cher  monsieur  n'est  pas  ce  qu'il 
paraît  être,  comme  on  dit  dans  les  romans  du  jour,  ou  je  me 
trompe  fort. 

>  FLORINE. 

Je  suis  de  l'avis  de  M.  le  duc,  M.  Saint-Albin  a  des  allu- 
res qui  ne  sont  pas  claires  pour  un  homme  patriarcal  et 
bocager. 

CÉLIKDE. 

Florine..r 


74  THEATRE. 

LE    DUC. 

Ma  chère  Célinde,  je  vous  aime  plus  que  vous  ne  sauriez  le 
croire  d'après  mon  Ion  léger  et  mes  manières  frivoles.  Je  ne 
vous  ai  jamais  dit  de  phrases  alambiqiiées  : — pourtant  j'ai 
fait  pour  vous  des  sacrifices  devant  lesquels  reculeraient  bien 
des  amants  ampoulés  et  romanesques.  Sans  parler  de  deux 
ou  trois  coups  d'épée  que  j'ai  donnés  et  que  j'aurais  pu  rece- 
voir,—  pour  que  vous  pussiez  écraser  toutes  vos  rivales,  pour 
que  votre  vanité  féminine  ne  souffrît  jamais,  j'ai  engage  le 
château  de  mes  pères,  le  manoir  féodal  peu|)lé  de  leurs  por- 
traits, dont  les  yeux  fixes  semblent  m'accabler  de  reproches 
silencieux.  Les  juifs  ont  entre  leurs  sales  griffes  les  nobles 
parchemins,  les  chartes  constellées  de  sceaux  armoriés  et 
d'empreintes  royales  ;  mais  Célinde  a  pu  faire  ferrer  d'argent 
ses  fringants  coursiers,  mais  sa  beaulé,  fleur  divine,  a  pu 
s'épanouir  splendidement  au  milieu  des  merveilles  du  luxe  et 
des  arts,  ce  joyau  sans  prix  a  vu  son  éclat  doublé  par  la  ri- 
chesse de  la  monture.  Et  moi,  l'air  dédaigneux  et  le  cœur 
ravi,  tout  en  ne  parlant  que  de  chiens  et  de  chevaux  anglais, 
j'ai  joui  de  ce  bonheur  si  doux  pour  un  galant  homme  d'avoir 
réparé  une  injustice  du  sort  en  faisant  une  reine...  d'opéra 
de  celle  qui  eût  diî  naître  sur  un  trône. 

FLORIKE. 

Comme  monsieur  le  duc  s'exprime  avec  facilité,  bien  (ju'il 
n'emprunte  rien  au  jargon  des  livres  à  la  mode  !  —  Je  n'aime 
pas  les  amoureux  qui  donneraient  leur  vie  pour  leur  maîtresse, 
et  qui  lui  refusent  cinquante  louis  ou  la  quittent  pour  ([uel- 
que  plat  mariage. 

CÉLIMtF. 

Cher  duc,  ah  !  si  j'avais  pu  savoir!...  llélas  !  il  est  trop 
tard...  Saint-Albin  m'adore...  je  dois  finir  mes  jours  dans 
Cette  retraite...  loin  du  bruit,  loin  du  monde,  loin  des  succès. 

I.F,    DL'C. 

Rcnouccr  ainsi  à  l'art,  à  la  gloire,  à  l'c^puiide  se  faire  un 


I.A   FAUSSE  COMYEP.SION.  7j 

liotn  iinnioilcl  jioiir  un  grimaud  (jui  vous  Ironipe,  j'en  suis 
bùr. ..  LuissCT  cctlc  grosse  Rosimcnc  luire  craquer  sous  sou 
poids  les  planches  que  vous  effleuriez  si  légèrement  du  lioiit 
lie  votre  petit  pied,  c'est  impardonnable  !  Le  public  a  si  iiiiu.- 
vais  goût,  qu'il  serait  capable  de  l'applaudir. 

CÉLINDE. 

Le  parterre  prend  souvent  l'indécence  pour  la  Yoluj)tc  et 
la  minauderie  pour  la  grâce. 

LE    DUC. 

Vous  n'auriez  qu'à  reparaître  pour  la  faire  rentrer  parnu 
les  ligurantesà  vingt-cinq  sous  la  pièce,  dont  elle  n'aurait  ja- 
mais dû  sortir. 

CÉLINDE. 

Pourquoi  parler  de  cela,  puisque  mon  sort  est  à  jamais  , 
fixe? 

LE   DUC. 

Ce  sont  là  des  mots  bien  solennels. 

SUZON,    une  leUre  à  la   main. 

Madame,  voilà  une  lettre  qu'un  petit  garçon  m'a  donnée  • 
pour  vous. 

CÉLINDE. 

C'est  l'écriture  de  Saint-Albin...  Qu'est-ce  que  cela  signi- 
fie ?  11  vient  de  sortir  à  l'instant  :  que  peut-il  avoir  à  me 
dire?  Je  tremble...  rompons  le  cachet.  —  Duc,  vous  per- 
mettez. 

LE    DUC. 

Comment  donc! 

CÉLINDE   lit. 

«  Ma  CHÈRE  Céi-inde, 

«  Ce  que  j'avais  à  vous  dire  était  tellement  cniDarrassant, 
«  que  j'ai  pris  le  parti  de  vous  en  informer  par  une  lettre. 
«  Vous  allez  m'appeler  perfide,  je  ne  fus  qu'imprudent  ;  la 
«  dosliuéc  qui  s'acharne  sur  moi  ne  veut  pas  que  je  sois  lieu- 


76  TIIÉATI'.E. 

«  reux  selon  le  vœu  de  mon  cœur.  —  llomnic  simple  cl  vci- 
«  tueux,  j'étais  fait  pour  le  bonheur  des  cliamps,  et  voici  qu'im 
«  événement,  que  j'aurais  dû  prévoir,  me  rap[ielle  à  la  ville. 
«  — Vous  savez,  Célinde,  que,  partageant  les  idées  de  Jean- 
«  Jacques,  je  form.iis  à  la  vertu  une  jeune  âme  dans  le  sein 
(I  d'une  famile  riche.  Mon  élève  avait  une  sœur  qui  venait 
«  souvent  écouter  mes  levons;  comme  Saint-Preux,  monnio- 
«  dèle,  mon  héros,  j'avais  b .soin  d'une  Julie  pour  admirer  la 
«  lune  sur  le  lac  et  me  promener  dans  les  bosquets  de  Cla- 
«  rens...  Que  vous  dirai-je  ?  j'imitai  si  fidèlement  mon  type 
«  d'adoption,  que  bientôt  ma  Julie  ne  put  cacher  que,  mépri- 
((  saut  de  vils  préjugés,  elle  avait  cédé  aux  doux  entraine- 
((  monts  de  la  nature,  et  se  trouvait  dans  la  position  de  don- 
«  ner  un  citoyen  de  plus  à  la  pairie.  Les  parents,  s'étant 
«  aperçus  de  l'état  de  leur  fille,  me  sommèrent  de  réparer 
«  l'outrage  fait  à  son  honneur,  en  sorte  que  je  me  suis  vu 
«  forcé  de  promettre  d'épouser  une  héiitière  qui  n'a  pas  moins 
«  de  cent  mille  écus  de  dot...  Cela  n'est-il  pas  tout  à  f;iit  con- 
«  Irariant  pour  moi,  qui  fais  profession  de  mépriser  les  riches- 
«  ses  et  qui  ne  demande  qu'un  lait  pur  sous  un  toit  de  chaume? 
«  0  Célinde!  ne  m'en  voulez  pas.  Le  destin  impérieux  m'en- 
«  traîne,  tâchez  de  m'oublier  :  vous  êtes  heureuse,  vous,  rien 
«  ne  vous  empêche  de  couler  dans  la  retraite,  au  sein  des 
«  plaisirs  simples,  de?  jours  exempts  d'orages. 
((  Adieu  pour  jamais, 

«  Le  malheureux  Saim-Ai.ui.n.  » 

ClÎLIiNDK. 

Le  scélérat  !  comme  il  m'a  trompée  !  Oh  !  j'étouffe  de  dou- 
leur et  de  rage! 

LK    DUC. 

(Ju'est-  e  donc? 

CiLIiNDE. 

Lisez. 


La  rVUSSE  CONYERSIOri  77 

LE    DUC. 

Cela  n'a  rien  qui  m'étonne.  Les  gens  romanesques  lonl  lou- 
joui-à  des  folios  avec  les  riches  héritières. 

FLORINE. 

I  Celait  un  gueux,  un  libertin,  un  hypocrite  ;  je  né  Pai  ja- 
mais dit  à  madame,  mais  il  m'embrassait  toujours  dans  le 
corridor  sombre,  et  si  j'avais  voulu...  Heureusement  j'ai  des 
principes. 

CÉLINDE. 

Et  j'ai  pu  le  préférer  à  vous  ! 

LE   DUC. 

Tant  pis  pour  lui  s'il  ne  ressemblait  pas  à  votre  rêve. 

FLORINE. 

Maintenant  nous  n'avons  plus  de  raison  de  rester  dans  les 
terres  labourées  ;  si  nous  retournions  un  peu  voir  en  quel  état 
e>t  le  pavé  de  Paris?... 

CI-LINDE. 

Adieu,  marguerites  à  la  couronne  d'argent,  arômes  du  foin 
vert,  fumées  lointaines  montant  du  sein  des  feuillages,  ramiers 
qui  roucoulez  sur  la  pente  des  toits  couverts  de  fleurs  sauva- 
ges ;  mon  cœur  a  connu  des  plaisirs  trop  irritants  pour  pou- 
voir goûter  votre  charme  doux  et  monotone. 

LE    DUC. 

Votre  églogue  est  donc  terminée  ? 

CÉLINDE. 

Oui.  — Donnez-moi  la  main  et  conduisez-moi. 

LE   DUC. 

J'ai  précisément  ma  voiture  au  coin  de  la  roule. 

FLORINE. 

Vivat  !  Pour  une  soubrette,  il  vaut  mieux  porter  des  billets 
doux  aue  traire  des  vaches. 

Ils  sortent. 


78  THEATRE. 

SCÈNE  VIII 

Le  foyer  do  li  danse  de  l'Opéra. 

LA  ROSIMÈN'E,  LE  COMMANDEUR,  LE  CHEVALIER,  M.  DE  VAUDORE, 
L'AVERTISSEUR. 

LA    nOSIMÈXE. 

Cet  imbécile  de  Champagne  qui  n'a  pas  mis  d'oan  dans 
mon  arrosoir  !...  J'ai  manqué  choir  eu  faisant  des  battements. 
Ma  place  étuit  claire  et  luisante  comme  un  parquet  ciré  ! 

M.    DE    VAUDORÉ. 

Je  ferai  bâtonner  ce  drôle  en  rentrant. 

LE    CHEVALIER. 

Mademoiselle  Rosimène  est  mise  avec  un  goût  exquis. 

LA    RO-IMÈiNE. 

Ma  jupe  coûte  mille  écus.  M.  de  Vaudor^î  fait  bien  les  cho- 
ses. 

LE  COSIMANDEUR. 

Nous  irons  souper  chez  vous  après  le  ballot.  J'ai  envoyé  ce 
motin  une  bourriclie  de  gibier  et  la  recette  j)Our  les  cailles  à 
la  Sivry. 

LA    ROSIMÈNE. 

Ah  !  j'adore  le  gibier. 

LE    CHEVALIER,  ^  part. 

Elle  adore  tout  ! 

LA  ROSIMÈNE. 

Je  ne  suis  pas  bégueule  comme  Célinde,  moi  ;  je  mange  et 
je  bois,  c'est  plus  gai. 

LE    COMMANHEL'R. 

A  propos...  que  devient  Célinde  ? 


LA  FAUSSE  CONVERSION.  79 

M.    nE    VAUDORÉ. 

Elle  se  li\Te  aux  plaisirs  champêtres,  et  se  nourrit  de  crème 
clans  une  laiterie  suisse. 

LE    COMMANDEUR. 

Mauvaise  nourriture  qui  débilite  l'estomac!  c'est  assez  de 
tcter  quand  on  est  petit  enfant. 

I.A    ROSIMÈNE, 

Je  préfèreles  fortifiants,  les  mets  relevés.  Après  ça,  Célindë 
a  toujours  eu  des  idées  romanesques.  Elle  avait  le  défaut  de 
lire.  Je  vous  demande  un  peu  à  quoi  ça  sert? 

LE    CHEVALIER. 

Rosimène,  vous  êtes  ce  soir  d'une  verve,  d'un  mordant; 
c'est  incroyable  comme  vous  vous  formez  ! 

LA    ROSIMÈÎSE. 

Je  dois  cela  à  mon  gros  vieux  Crésus.  —  Il  me  paye  des 
maîtres  de  toutes  sortes.  Je  ne  les  reçois  pas,  mais  je  leur 
donne  leur  cachet,  et  c'est  comme  si  j'avais  pris  ma  leçon. 

M.    DE    VAUDORÉ. 

Elle  deviendra  une  Ninon,  une  Marion  Delorme,  une  Aspa- 
sie!  — Je  ferai  les  fonds  nécessaires. 
'  l'avertisseurT' 
Madame,  on  va  commencer. 

LA  rosimè.ne. 
C'est  bon  ;  c'est  bon...  Le  public  peut  bien  attendre.  Il  faut 
que  je  me  mette  en  train.  Je  n'ai  pas  travaillé  aujourd'hui. 


SCÈNE  IX 

LES  MÊMES,  CÉLINDE,  LE  DUC. 

CEI, INDE. 

Ma  chère  petite,  ne  vous  éc  haulfez  pas  si  fort.  Votre  corsage 
est  déjà  tout  mouillé  de  sueur. 


80  THEATRE. 

TOUS. 

Célinde  ! 

CÉLINDE. 

Vous  ne  dansez  pas  ce  soir  ;  je  reprenls  mon  service. 

'  L\   ROSIMÈNE. 

C'est  une  hidignitt';  c'est  une  horreur  !  .l'ai  des  droits  que 
je  ferai  valoir;  et  mon  costume,  qui  me  coûte  les  yeux  do  la 
tête  ! 

CÉLI.NDE. 

Cela  regarde  M.  de  Yaudorc. 

LE    CHEVALIER,    s'avançant  vers  Célinde. 

Est-ce  à  votre  ombre  que  je  parle,  Célinde?  En  tous  cas, 
on  n'aurait  jamais  vu  plus  gracieux  revenant. 

CÉLINDE. 

C'est  bien  moi,  chevalier.  Commandeur,  je  vous  invite  pour 
ce  soir.  Nous  ferons  des  folies  jusqu'au  malin  ;  je  tâcherai  que 
vous  ne  vous  endormiez  pas. 

LE    CO)IMA>"DEUR,  quiltanl  la  Roiimène. 

Je  serai  plus  éveillé  qu'un  cmerillon. 

CÉLINDE. 

Marquis,  j'ai  à  me  faire  pardonner  bien  des  torts.  J'ai 
calomnié  l'autre  fois  votre  esprit  et  vos  mollets.  —  Venez,  je 
serai  charmante  comme  une  coupable. 

LE   MARQUIS.   11  passe  du  côté  de  Célinde. 

Un  sourire  de  votre  bouche  fait  oublier  bien  des  paroles 
piquantes. 

CÉLINDE,    à   part. 

Lui  prendrai-je  son  Vaudoré?  Non,  il  est  trop  laid  et  trop 
bcte.  Laissons-le-lui  ;  la  clémence  sied  aux  grandes  âmes. 

L'AVERTISSEUR. 

Madame,  c'est  à  vous. 

CÉLINDE. 

Adieu,  messieurs,  à  bienlùt...  Duc,  venez  me  prendre  après 
mon  pas,  —  vous  me  conduirez  chez  moi. 


LA  FAUSSE  CONVERSION.  81 

LE    CHEVALIER. 

Je  VOUS  avais  bien  dit  que  ces  bergeries-là  ne  dureraient 
()oint...  Bon  sang  ne  peut  mentir. 


184G. 


FIN    PE    LA    FAUSSE    CONVKRSWW- 


L'AMOUR  SOUFFLE  OU  IL  VEUT 

COMÉDIE   EN   5  ACTES  ET  EN  VERS 

(Fragment  inédit.) 


ACTE  PREMIER 

Un  salon  ouvrant  sur  une  serre. 


SCÈNE  PREMIÈRE 

GEORGES,  DAFNÉ. 
GEOnCES. 

Ces  bruyères  du  Cap  sont  toutes  (léHeuries  ; 
Otez-les. 

DAFNÉ. 

Oui,  monsieur. 

GEORGES. 

Sous  ses  p;rappes  flélries, 
Ct;  lilas  blanc  de  Perse  a  l'air  le  plus  piteux  ; 
Arracliez-Ie. 

DAFNÉ. 

C'est  fait. 


84  THEATRE. 

GEORGES. 

Je  ne  vois,  c'est  honteux, 
Dans  ceTieu  que  mon  cœur  voudrait  plein  de  merveilles; 
Qu'un  printemps  négligé  fait  de  fleurs  déjà  vieilles. 

DAF.NÉ. 

Des  fleurs  de  ce  matin  ! 

GEORGES. 

Qu'on  dirait  tl'hier  soir, 
J'ôte  aux  mains  de  Dickson  la  bêche  et  l'arrosoir. 
Un  autre  désormais  prendra  soin  de  la  serre. 
Pour  mon  Eve,  il  me  faut  un  paradis  sous  verre 
Ce  salon  est  affreux. 

DAF.NÉ. 

Ce  salon  tout  doré  ? 

GEORGES. 

L'architecte  est  un  sol  et  je  le  changerai  ; 

Il  ne  m'a  pas  compris;  c'est  froid,  vide,  sans  Ame  : 

Un  salon  de  banquier  et  non  de  jeune  femme. 

DAFNÉ. 

Monsieur  est  difljcile. 

GEORGES. 

A  mon  rêve  d'amant 
J'aurais  voulu  pouvoir  construire  un  nid  charmant. 
Ce  luxe  est  sans  esprit,  ces  tentures  sont  bêles  ; 
Pourquoi  les  tapissiers  ne  sont-ils  pas  poètes  ? 
Mon  Dieu  !  que  ces  rideaux  font  de  stupides  plis  ! 
Il  aurait  fallu  là  des  pétales  de  lis, 
Et  non  ce  lourd  damas  à  vingt-cinq  francs  le  mètre. 
A  la  place  indiquée,  a  ton  eu  soin  de  mettre 
Le  piano  d'Érard  et  les  partitions  ? 

DAFNR. 

Oui. 

GEORGES. 

Les  livres  sont-ils  rangés  sur  les  rayons 


L'AMOUR  SOUFFLE   OU  IL  VEUT.  8D 

DAFNÉ. 

Tout  est  prêt. 

GEORGES. 

Bien.  Allez  dire  à  mademoiselle 
Que  j'attends  au  salon  qu'il  fasse  jour  chez  elle. 


SCÈNE  il 

GEORGES,  PAUL. 
PAUL. 

Personne  !  —  Un  vrai  palais  des  contes  de  Perrault, 
Et  je  vais  d'un  baiser  éveiller  en  sursaut, 
Dans  la  tour  oiî  l'enchaîne  un  sommeil  léthargique,     " 
Le  belle  au  bois  dormant  de  ce  logis  magique. 
Diable  !  quelqu'un  ! 

GEORGES. 

Un  homme  !  à  cette  heure,  en  ce  lieu  ! 
Que  faites-vous  ici,  monsieur?  Parlez,  mordieu  ! 

PAUL. 

Oui,  mais  n'étranglez  pas  l'orateur  dès  l'exorde. 
Tiens  !  Georges  ! 

GEORGES. 

Paul  !  avec  une  échelle  de  corde, 
En  paletot,  couleur  de  muraille.  —  Chez  qui, 
Par  cette  ascension  de  madame  Saqui, 
Croyais-tu  pénétrer  ?  —  Toujours  trop  prompt  à  naître, 
Gageons  que  ton  amour  s'est  trompé  de  fenêtre. 

PAOL. 

Tu  sauras  tout.  — Ta  main. 

GEOr.GES. 

Mes  bras  te  sont  ouverts. 


86  THEATRE. 

PADL. 

Cher  ami  ! 

GEOrsGRS. 

D'où  viens-tu? 

PACL. 

Jeviens...  deruniYors. 
Comme  Ulysse,  j'ai  vu  les  villes  et  les  hommes, 
J'ai  perdu  des  cheveux  et  j'ai  gagné  des  sonmics. 

GEORGES. 

Depuis  six  ans  ton  front  s'est  un  peu  déplumé. 

PAUL. 

Pour  avoir  trop  souffert,  pour  avoir  trop  aimé  ! 
Les  neveux  ont  toujours  un  oncle  qui  les  mate  ; 
Le  mien  m'a  revêtu  d'un  frac  de  diplomate  ; 
J'étais  né  pour  porter  l'habit  bleu  de  Werther. 

GLORGES". 

Ce  costume,  en  effet,  t'eût  donné  fort  grand  air, 
Avec  la  botte  à  cœur  et  surtout  la  culotte  ; 
J'aurais  voulu  te  voir  auprès  d'une  Lololte 
Te  disant  :  «  0  Klosptock  !  n 

PAUL. 

Tu  ris,  mauvais  sujet, 
Mais  l'unique  bonheur  auquel  mon  cœur  songeait 
Était  un  pur  amour,  à  la  mode  allemande. 
Pour  une  vierge  blonde,  aux  doux  yeux  en  amande, 
Parlant  de  clair  de  lune  et  de  vergiss-meiiwiichl. 
Mon  rêve,  je  le  vis,  un  soir,  chez  Metternich, 
Oui  walsait,  à  deux  temps,  avec  un  fcld-zcugmcstro, 
Derçant  sa  nonchalance  au  rhythmc  de  rorciiestrc. 
Au  second  tour,  ses  yeux  dans  les  nirens  avaient  lu 
Kt  notre  mariage  allait  être  conclu, 
Quand  mon  gouveriiQuieut,  dans  sa  faveur  maussade 
Pour  me  faire  avancer,  me  changea  d'ambassade: 
Il  fallut  quitter  Vienne  et  me  rendre  à  Madrid. 


L'AMOUR  SOUFFLE   OU  IL  VEUT.  87 

J'aurais  été  constant,  mais  l'amour  s'amoindrit 

Quand  l'objet  adoré  demeure  à  Imit  cents  lieues; 

A  la  fin  j'oubliai  les  petites  fleurs  bleues 

Et  la  walse  et  Schubert,  —  héros  de  Florian, 

Némorin  obligé  de  vivre  en  don  Juan. 

Je  faussai  ma  parole;  hélas  !  ccs'Madriiènes 

Savent  si  bien  poser,  au  bord  de  leurs  grands  peignes, 

La  mantille  de  blonde  !  Elles  ont  de  tels  yeux 

Que  le  noir  de  l'enfer  y  vaut  l'azur  des  cieux  ! 

Casilda  n'était  pas  jaune  comme  une  orange, 

Mais  elle  était  charmante  et  d'une  grâce  étrange. 

J'envoyai  des  bouquets  et  j'offris  des  bonbons  ; 

Je  fis  en  espagnol  des  vers  qu'on  trouva  bons. 

Un  beau  soir,  je  risquai  mon  aveu.  — D'im  air  tendre. 

Sans  me  répondre  rien,  elle  d.iigna  me  tendre 

L'œillet  rouge  piqué  dans  ses  (heveux  de  jais, 

Et  je  formais  déjà  mille  riants  projets. 

Quand  la  fortune  iiifàme,  el  qui  de  moi  se  joue, 

Fit  sur  mon  pauvre  cœur  encor  passer  sa  roue. 

Une  seconde  fois,  ce  bonheur  désastreux, 

Qui  me  poursuit  partout,  m'empêcha  d'être  heureux  r 

J'avais  fait  un  rapport,  plein  de  phrases  banales, 

Sur  quelques  questions  internationales  ; 

Le  ministre  charmé  me  nomma,  le  bourreau, 

Plénipotentiaire  à  Rio-Janeiro. 

Je  refusai,  disant  ma  poitrine  affectée. 

Mais  ma  démission  ne  fut  pas  acceptée; 

Mon  oncle  prétendit  que  cela  n'était  rien, 

Et  ne  me  cacha  pas  qu'il  laisserait  son  bien, 

A  des  sociétés  pour  le  rachat  des  nègres. 

Ou  pour  l'engraissement  des  danseuses  trop  maigres, 

Si  je  ne  m'empressais,  par  le  premier  steamer. 

D'aller  représenter  mon  monarque  outre-mer. 

Ce  sont  là  des  chagrins  qui  font  chauve  avant  l'âge. 


THEATRE. 

GEOr.GES. 

Officiellement  forcé  d'être  volage, 

Pauvre  Paul,  je  te  plains  ;  mais  je  voudrais  savoir 

Ce  qui  m'a  procuré  le  plaisir  de  le  voir, 

Avec  elïraclion,'brisde  vitre,  escalade, 

Menus  détails  qui  font  en  panier  à  salade, 

De  Mazas  au  palais  se  promener  les  gens 

Quand  ils  ont  par  hasard  été  vus  des  sergens. 

PADL. 

Je  t'expliquerai  tout.  —  Martyr  diplomatique. 

Pour  ce  poste  malsain  et  trop  lransatlanti(iuo, 

Je  partis  et  mes  pleurs  tombaient  au  gouffre  amer, 

Du  bord  oiî  me  pencliait  un  afiVeux  mal  de  mer. 

Casilda  !  vainement  j'évoquai  ta  pensée; 

Mon  amour  se  noya  pendant  la  traverscc. 

A  SOS  serments  cncor  mou  faible  cœur  manqua. 

Va  bientôt  je  devins  é[iris  d'une  Ourika. 

—  La  Vénus  de  Milo  copiée  en  ébcne,  — 

Un  astre  aux  rayons  noirs  ! 

GEOnCES. 

Je  icmarque  avec  peine, 
Paul,  que  ton  idéal,  blond  primitivement, 
En  courant  les  chemins  s'est  lullé  diablement, 
A  l'Allemande  rose,  à  l'Espagnole  brune. 
Succède  une  Africaine  au  teint  couleur  de  prune  \ 

PAUL. 

C'est  le  gouvernement  qu'il  en  faut  accuser. 

Ce  nœud  un  coup  du  sort  vint  encore  le  briser. 

Une  lettre  me  vint,  de  cent  timbres  salie. 

Qui  m'annonçait  la  mort  d'un  oncle...  d'Australie, 

Une  variété  d'oncle  à  succession. 

Imaginée  exprès  pour  ma  damnation. 

Je  reconnus  bien  là  mon  giiignon  ordinaire; 

Mais  le  défunt  était  six  fuis  millionnaire. 


L'AMOUR  SOUFFLE  OU  IL  VEUT.  ^9 

J'interrompis  tout  net  mon  roman  africain, 
Et  par  le  Washington,  clij)per  américain, 
Libre  à  jamais  du  joug  de  la  diplomatie, 
A  Melbourne  j'allai  chez  Brown  et  Mackensiii, 
En  bons  sur  l'échiquier,  poudre  et  pépites  d'or, 
Prendre  possession  du  monstrueux  trésor. 
N'est-ce  pas  désolant? 

GEORGES. 

Oui,  ton  malheur  me  navre. 

PAUL. 

Un  autre  paquebot  me  pose  au  qnai  du  Havre 

Oii  l'express  me  reprend  et  me  jette  à  Paris. 

Désabusé  de  tout,  l'âme  et  le  cœur  flétris. 

En  arrivant,  je  cours  à  ta  demeure  ancienne; 

La  porte  était  fermée  et  close  la  persienne. 

Je  fais  quatre  cents  tours  au  boulevard  de  Gand 

Où  passe  chaque  soir  quiconque  porte  un  gant  ; 

Pas  de  Georges,  et  rien  qui  me  met  sur  ta  piste. 

Chacun  disait  son  mot  :  tu  l'étais  fait  trappiste, 

Tu  t'étais  engagé  comme  simple  spahi 

Pour  des  peines  d'argent  ou  quelque  amour  trahi. 

Ceux-ci  te  prétendaient  mari  d'une  négi'esse, 

Ceux-là  gendarme  en  Chine  ou  bien  corsaire  en  Grèce, 

D'autres  marchand  de  peaux  de  lapin  au  Congo. 

GEORGES. 

Tout  cela  ne  dit  pas  pourquoi,  bel  hidalgo, 

Par  l'échelle  enlevée  aux  balcons  des  Lucindes, 

Sur  les  murs  mitoyens,  en  plein  jour,  tu  te  guindés. 

Au  risque  de  tomber  sur  un  mari  jaloux 

Ou  de  rester  le  pied  pris  dans  un  piège  à  loups. 

PAUL. 

N'ayant  pas  une  pierre  oii  reposer  ma  tète, 
D'un  hôtel  de  garçon  je  m'étais  mis  en  quête, 
Et  j'errais  au  hasard,  par  ce  quartier  perdu, 


90  THEATRE. 

Le  nez  en  l'air,  lisant  chaque  écriteau  pendu  : 
J'avise  une  maison  de  celle-ci  voisine. 
Tu  vois  —  ce  fronton  grec  qui  là-bas  se  dessine,  — 
Tranquille  j'y  vivais  depuis  quelque  huit  jours, 
De  compagnie  avec  un  pot  de  graisse  d'ours, 
Deux  flacons  d'eau  de  Lob  et  d'huile  alhénienne  ; 
Ma  mèche  de  cheveux  napoléonienne 
S'épaississait  déjà  sur  mon  front  mieux  garni  ; 
La  froîcheur  revenait  à  mon  teint  rajeuni 
Et  le  calme  du  cœur  dans  mon  àme  apaisée, 
Quand  je  vis,  m'accoudant  uu  jour  à  la  croisée, 
Dans  le  jardiu  voisin  où  plongeait  mon  regard, 
Assise  sur  un  banc,  et  lisant  à  l'écart. 
Une  fée,  une  grâce,  un  astre,  une  merveille  ! 
Rose  comme  Psyché  quand  l'Amour  se  réveille. 
Blanche  comme  la  neige  au  sommet  du  mont  Blanc, 
Qi^ii  tournait  les  feuillets  d'un  pouce  nonchalant, 
Et  semblait  dans  le  ciel  oîi  son  œil  bleu  se  lève. 
Suivre,  à  travers  l'auteur,  sa  pensée  ou  son  lève  ! 
—  C'était  mon  idéal,  mais  le  vrai  cette  fois,  — 
J'envoyai  des  baisers  avec  le  bout  des  doigts, 
Et  lançai  des  poulets  que  le  vent  sur  son  aile 
Emporta  par-dessus  la  plaine  de  Grenelle. 

GEOnCES. 

Elle  te  remarqua  sans  doute  et  lu  lui  plus. 

l'.VL'I.. 

Hélas!  non  ;  au  jardin  elle  ne  revint  plus. 
Le  cerbère  tenté  montra  des  crocs  de  dogue, 
I.;i  duègne  refusa  mes  louis  d'un  air  rogue  ; 
Il  fallut  en  venir  alors  aux  grands  moyens, 
Danser  la  cachuclia  sur  les  murs  mitoyens. 
Se  suspendre  à  l'échelle  en  galant  de  Séville 
Pour  venir  se  planter  devant  la  jeune  fille. 
Dans  la  pose  classique,  une  main  sur  le  cœur, 


I/AMOUR   SOUFFLE   OU   IL   VEUT.  01 

El  lui  dire...  lu  sais...  la  phrase  de  rigueur. 

Non  sans  m'être  écorclié  sur  les  tessons  de  verro, 

Je  descends...  j'aperçois  une  porte  de  serre, 

J'entre  ;  je  m'oriente  et  tombe  entre  tes  bras 

Par  un  imbroglio  que  tu  m'expliqueras. 

Suis-jc  ici  chez  toi,  George,  ou  bien  suis-je  cliez  elle? 

Et  quel  est  le  secret  que  ce  logis  recèle  ? 

OiJ,  franchissant  un  mur  et  faisant  un  délour, 

Je  trouve  l'amitié  quand  je  cherchais  l'amour  ! 

J'ai  bien  peur  qu'il  ne  faille  encore  que  je  parte. 

GEORGES. 

/^este...  tu  sauras  tout... 


SCÈNE  m 

GEORGES,  PAUr,  ANTOINE. 
ANTOINE. 

Monsieur... 

GEORGES. 

Qu'est-ce? 

ANTOINE. 

Une  carte 

GEORGES. 

Donne... 

ANTOINE. 

D'un  étranger  qui  désire  savoir 
Si  monsieur  est  visible  et  le  peut  recevoir. 

GEORGES. 

F;Ord  Clarence  Dnrley,  duc  et  pair  d'Anple(crrc. 
Tu  le  connais  ? 

PAUL. 

Beaucoup.  Ce  fut  dans  le  cratère 


:  TIIEATI;E. 

Du  Vésuve  qu'eut  liou  la  |irésen(aliorî, 

Par  un  tiers  avec  nous  faisant  l'ascension. 

Noire  amitid  devint  bientôt  assez  étroite  ; 

C'est  le  cœur  le  plus  noble  et  l'ànie  la  plus  droite, 

Joints  au  plus  vifesprit  qu'on  puisse  rencontrer. 

Un  parfait  gentleman. 

GEORGES. 

C'e^l  bien,  failes  entrer. 


SCÈNE  rv' 

GEORGES,  PAU,,  ANTOINE,  LORD  DURIEY. 
ANTOINE. 

Lord  Durley  ! 

l'AUL,   s  avançant  vers  lo  nouveau  venu. 

Laiïsez-nioi  piésenler,  clier  Clarencc, 
Mon  ami  d'Angleterre  à  mon  ami  de  France:  • 

—  Lord  Clarence  Durley,  —  comte  Georges  d'Elcy.  — 

GEORGES,    saluant. 

Myloid... 

LORD    DUIU.EY,    m-mo   jeu. 

Monsieur...  pardon...  mais...  je  cliercliais  ici 
Monsieur  d'Klcy  le  père,  et  je  vois  un  jeune  lioninie... 

GEORGES. 

De  ce  nom,  par  malheur,  nul  que  moi  ne  se  nomme. 

—  A  Votre  Grâce,  puis-je  être  agréable  en  rien  ? 

LOr.D    DURLEV. 

Faites-moi  la  faveur  d'un  moment  d'entretien. 

GEORGES. 

Très-volontiers. 

PAUL. 

Faut-il  que  je  balte  en  relrait'î? 


L'AMOUR  SOUFFLE   OU   IL  VEUT.  95 

LORD    DUnLEY. 

Non,  Paul,  restez,  —  je  sais  votre  amitié  discrète  : 

(a  Georges.) 

Vous  êtes  le  tuteur  de  miss  Lavinia? 

GEORGES,    surpris    et   troublé. 

Quel  démon  ou  quel  Irailre  ainsi  le  renseigna? 

Oui,  mylord  ;  mais  ce  nom  qui  vous  l'a  fait  connailrc2 

PAUL,    à    part. 

Sur  le  jardin  de  George  aurait-il  sa  fenêtre  ! 

LOHD    DLT.LEV. 

Un  pur  hasard.  —  J'étais,  en  simple  désœuvré, 

Pour  y  voir  les  tableaux,  dans  une  église  entré, 

A  cette  heure  oiî  toujours  la  solitude  y  règne  ; 

Une  jeune  personne,  à  côté  de  sa  duègne, 

S'était  agenouillée  et  priait  au  saint  lieu. 

—  Oii  je  venais  pour  l'art,  elle  venait  pour  Dieu.  — 

Son  beau  Iront,  ses  cheveux  en  bandeaux  sui  ses  tempes 

La  faisiiient  ressembler  aux  vierges  des  eslampes 

Dont  elle  avait  1 1  douce  et  tranquille  fierté  ; 

Vrai  type  italien  à  Paris  tran?po;  lé. 

Sans  qu'elle  m'a[)erçût,  car  la  nef  était  sombre, 

Elle  sous  un  rayon,  et  moi  voilé  par  l'ombre; 

Je  contemplai  longtemps  son  front  pin*,  que  le  jour, 

En  le  dorant,  semblait  dé-igner  à  l'amour. 

Tout  en  la  regardant,  mon  âme  sentait  fondre 

Cet  ennui  froid  et  noir  comme  un  brouillard  de  Londre, 

Et  que  j'ai  d'Angleterre  en  France  rapjwrté. 

Mou  cœur,  d'entre  les  morts,  était  ressuscité  ! 

Son  oraison  finie,  elle  ajusta  sa  mante 

Et  sortit  à  pas  lents,  sérieuse  et  charmante. 

Jusque  sous  le  portail,  de  loin  je  la  suivis  ; 

Un  coupé  l'attendait  aux  marches  du  parvis  ; 

Mais  si  rapidement  que  partit  la  voiture. 

Moi,  je  tenais  un  fil  pour  nouer  l'aventure. 


<ji  tiieati;e. 

Depuis  je  l'ai  revue  à  Saint-Gormain-des-Piés 
Examinant  les  murs  de  fresques  diaprés 
De  l'œil  intelligent  dont  regarde  une  artiste, 
Mais  elle  ne  sait  pas  seulement  que  j'existe. 

PAUL,    ù    pari. 

Le  sort  de  la  bataille  à  prévoir  est  aise 
Entre  ton  omonr  cliauve  et  cet  amour  frisé. 

LORD    DURLEY. 

Sous  la  voilette  bleue  et  la  capote  verte, 
J'avais  pu  reconnaître,  heureuse  découverte  ! 
Près  de  la  belle  enfant,  miss  Lucy  Caméron, 
Chez  ma  sœur  autrefois  lectrice  et  chaper,pn, 
A  (jui  je  paye  encore  une  petite  rente, 
—  Chose  en  soi  naturelle  et  fort  indifférente  ; 
Mais  en  touchant  la  somme  hier,  elle  signa  : 
Reçu  tant.  Miss  Lucy,  chez  miss  Lavinia. 
Par  l'indication  de  sa  nouvelle  adresse. 
Donnant,  sans  le  vouloir,  celle  de  sa  maîtresse, 
Et  ce  renseignement  qui  les  renferme  tous. 
M'a  fourni  le  moyen  d'arriver  jusqu'à  vous. 

.       GEORGES. 

Ce  récit  est  vraiment  très-poéti(iue  et  montre 
Votre  talent  à  peindre  une  heureuse  rencontre  ; 
Mais  quel  -en  est  le  bul  ? 

PAUL,    à    pan. 

D'ici  je  le  prévois. 

I  I.OUD    DURLEV. 

Monsieur  d'Elcy,  j'ai  dû  me  marier  trois  fois, 
Et  trois  fois  s'est  rompu  ce  projet  éphémère  : 
La  première,  ce  fut  à  cause  de  la  mère, 
La  seconde  du  père,  et  la  troisième  enfin 
De  la  tante,  de  l'oncle  et  du  petit  cou'^in. 
Je  u'ainic  pas  du  tout  lu  famille...  des  autres. 


L'AMOUR  SOUFFLE  OU  IL  VEUT. 
l'AUL. 

Aies  penchants  sociaux  lù-dessus  sont  les  voues. 

LORD    DURLEY. 

Lavinia  n'a  pas  de  parents  ? 

GEORGES. 

Non,  myloru. 
Mais  vous  parlez  en  sphinx,  et  j'ai  beau  faire  effort, 
Pour  moi,  tout  ce  discours  est  un  profond  mystère. 

LORD    DURLEY. 

j'ai  vingt-six  ans,  — je  suis  duc  et  pair  d'Angleterre, 
Et  je  porte  de  gueule  à  trois  léopards  d'or, 
Avec  cette  devise:  Ex  sanguine  splendor. 
J'ai  tout  ce  qu'ici-bas  l'homme  rêve  ou  désire  : 
llotel  dans  le  West-End,  manoir  dans  le  Yorkshire, 
Villa  de  marbre  blanc  au  bord  du  lac  Majeur, 
Et  l'été,  quand  me  pousse  un  instinct  voyageur, 
Un  yacht  de  bois  de  teck,  dont  je  jette  l'amarre, 
Aux  rives  de  Ceylan  ou  de  Castellamare. 
Si  vous  ite  voyez  pas,  comte  Georges  d'Elcy, 
Pourquoi,  moi,  lord  Durley,  je  vous  dis  tout  ceci. 
C'est  que  votre  pupille  est  jeune,  belle,  seule, 
Sans  cortège  de  père,  ou  de  (ante,  ou  d'aïeule, 
Et  que  je  viens  ici  par  le  plus  droit  chemin. 
En  loyal  gentleman  vous  demander  sa  main. 

GEORGES,  . 

Je  repousse  à  regret  une  offre  qui  l'honore, 
Lavinia  n'est  pas  à  marier...  encore. 

LORD    DURLEY. 

Pour  qu'elle  le  devienne,  il  suffit  d'un  époux. 

PAUL,    à   pari. 

Il  garde  son  trésor  comme  un  griffon  jaloux. 

GEORGES. 

Elle  est  trop  jeune. 


96  THÉÂTRE. 

LORD   DIRI.EY. 

Elle  a  Seize  ans  bientôt,  cher  comte. 
Et  l'amour  sur  ses  doigts  en  souriant  les  com|ile. 

PAUL,    à    pari. 

Cardillac  ne  veut  pas  lâcher  son  diamant. 

LORD  DIRLEY. 

Elle  ne  peut  rester  fille  c-ternellement, 

A  voir  pâlir  sa  joue  et  sa  beauté  décroître, 

Et  votre  intention  n'est  pas  qu'elle  entre  au  cloître? 

GEORGES. 

Ce  n'est  pas  une  affaire  à  conclure  en  un  jour.r 

LORD    DURLEY.  \ 

Non,  mais  en  attendant  je  puis  faire  ma  cour. 
Quelle  objection  faire  à  ma  demande?  aucune; 
Ilonoiabililé,  rang,  titre,  âge,  fortune, 
J'ai  tout  ce  qu'on  exige,  et  je  puis  sans  orgueil. 
Frapper  à  toute  porte,  étant  sûr  dti  l'accueil. 

-  '  GEORGES. 

Lavinia  ne  voit  ni  ne  reçoit  personne. 

LORD  DURLEY. 

Ail  !  je  devine.  —  Ainsi  que  plus  d'un  le  soupçonne, 

Vous  êtes  marié  —  morganatiquement 

Et  chez  vous,  le  tuteur  prête  un  masque  à  l'amant: 

J'y  songe  tard!  Pardon  pour  tant  de  malidrcsse. 

Le  tuteur  est  amant,  la  pupille  est  maîtresse  ! 

Et,  Rosine  changeant  ks  groupes  du  tableau. 

Du  comte  Almaviva  rit  avec  Bartholo. 

Dans  un  bonheur  caché  j'entre  et  je  le  dérange. 

Pardon  ! 

GEORGES. 

Que  dites-vous!  ma  pupille  est  un  ange. 
Pure  comme  celui  qui  veille  à  son  côté  ; 
Elle  en  a  l'innocence  ainsi  que  la  beauté. 


fAMoUR  SU'UFFLE  OU   iL  VEUT»  ^1 

iORO   DURLEY. 

>'cn  crois  voire  parole  et  ses  yeux  francs  où  brille 
Une  honnête  nertc  de  chaste  jeune  fille  ; 
Si  f^on  cœur  n'a  pas  fait   poar  mon  malheur,  uii^lioix. 
Je  demande  sa  main  une  seconde  fois. 

GEOr.GES. 

Une  seconde  loi^,  ^noi,  je  vous  la  refuse. 

I.OP.D  DUnLEY. 

AFors,  ne  soyez  pas  surpris,  monsieur,  si  j'use 
Dos  armes  que  fournit  l'arsenal  amoureux 
•Conti'e  l'entêtement  des  tuteurs  rigoureux 
J'y  déterrerai  bien  quelque  vieux  stratagème 
Pour  voir  Lavinia,  lui  dire  que  je  l'aime 
Et,  mettant  à  ses  pieds  ma  fortune  et  mon  nom, 
Savoir  si,  comme  vous,  elle  répondra  non. 

Ceouges. 
Je  vous  empêcherai. 

lord  durlev. 

Ce  sera  difficile. 
Un  tuTeur  ne  peut  pas  s'qucstrer  sa  pupille; 
Elle  habite  un  hôtel  et  non  pas  une  tour, 
Avec  pont-levis,  l;£i'Se  et  fossés  tout  autour, 
Et,  comme  au  temps  jadis,  y  fùt-elle  murée, 
Je  n'aurai  de  repos  que  l'en  ayant  tirée. 
—  Une  clef  d'or  croclietteunc  porte  d'airain; 
Si  la  porte  tient  bon,  je  creuse  un  souterrain, 
Et  si  la  sape  manque,  à  temps  contre-minée. 
Je  descends  par  le  toit  ou  par  la  cheminée. 

GEORGES. 

Je  renverrai  plutôt  au  bout  du  monde.  ' 

PAUL,    à  part. 

Bien! 

LORD    DLRLEY. 

J'en  suis  charmé.  —  Je  suis  1;:  roule,  car  j'en  vien. 

0 


J8  TIlÉATIiE. 

Oli!  nous  autres,  Anglais,  lorsque  par  nneiiléc, 
Nous  avons  la  cervelle  ou  l'àme  possédée, 
Nous  allons  jusqu'au  bout  de  noire  entêtement. 
Et  nous  devenons  fous  malhéniatiquement. 
Les  jours  de  fine  pluie  où  le  ciel  gris  tamise. 
Ce  spleen  qui  fait  courir  aux  ponts  de  la  Tamise, 
Chercher  les  pistolels  dans  le  fond  des  tiroirs, 
Ou,  comme  Casllereagli,  repasser  ses  rasoirs, 
11  faut  pour  nous  sauver  quelque  étrange  manie, 
Quelqu'entreprise  folle  et  qu'on  veut  voir  finie, 
Quelqu'amour  insensé  donnant  une  raison 
De  remettre  à  demain  noyade  ou  pendaison  ; 
Heureux  quiconque  alors  se  crée  un  but  à  <;uivrc' 
Eh  bien,  moi,  j'ai  trouvé  mon  prétexte  de  vivre. 
Lavinia  !  —  J'étais  lugubre,  —  il  avait  j)lu 
Et  j'allais,  comme  on  fait  d'un  roman  déjà  lu, 
Dans  un  accès  d'ennui,  sans  cette  circonstance, 
Au  chapitre  vingt-six  jeter  mon  existence. 
J'ai  repris  le  volume  et  j'irai  jusqu'au  bout, 
Car  l'héroïne  a  mis  de  l'intérêt  partout. 

GEORGES. 

Biffez  Lavinia  de  ce  charmant  poëme, 
Mylord. 

LORD    DURLEV. 

Pour  quoi  motif? 

GEORGES. 

Eh  !  parce  que  je  l'aime  ! 
Avec  ce  beau  sang-froid,  courtoisement  moqueur, 
Ce  que  vous  demandez,  c'est  mon  sang,  c'est  mou  cœur, 
Mon  âme,  mon  trésor,  mon  rêve,  ma  chimère, 
Plus  qu'en  prenant  la  fille  on  n'enlève  à  la  mère. 

LOUI)   DIÎRI.KY. 

Eh  bien,  épousez-la  piiisfpi'il  en  esl  ainsi  ; 
Qu'elle  soit,  devant  tous,  la  comlc^s«  d'Elcy. 


I/AMOUR   SOUFFLE   OU   IL  VEUT.  90 

Et  ne  l'exposez  plus  par  un  litre  équivoque, 

Aux  brusques  passions  que  sa  beauté  provoque. 

Pourtant  j'aurais  voulu,  plus  rayonnante  encor, 

Sous  l'iierniine  ducale  et  la  couronne  d'or, 

La  voir,  lady  Durley,  dans  son  carrosse  à  glace. 

Allant  au  Drawing  room  de  Bucliingham's  palace  ! 

Le  Times  à  l'article  :  «  High  life  and  fasition,  » 

Eût  conté  longuement  sa  présentation, 

El  doublant  sa  beauté  de  toute  ma  richesse, 

J'eusse  fait  à  la  reine  envier  ma  duchesse. 

Mais  vous  avez. pour  vous  l'antériorité  ; 


I.OIID  DUULEV. 

"Cependant  il  me  vient  un  scrupule  suprême  ; 
Est-il  sur  que  vraiment  Lavinia  vous  aime, 
Avez-vous  échangé  de  mutuels  aveux 
Ou  l'espoir  seul  tout  bas  répond-il  à  vos  vœux  ? 

GEORGES,  à  part. 

Dans  mon  cœur  il  éveille  une  angoisse  mortelle  : 
M'aime-t-elle  en  effet?  —  (iiaut.)  Un6  insistance  telle 
Me  gêne. 

LORD  DURLEY. 

Un  galant  homme,  en  cette  extrémité, 
Doit  même  à  son  rival  toute  la  vérité  ; 
Pour  moi  qu'un  non  condamne  et  qu'un  oui  fait  remiîlre. 
C'est  une  question  de  ne  pas  être  ou  d'être. 

GEORGES. 

Sur  riionnenr,  je  ne  puis  dire  que  mon  amour. 
Dans  le  vrai  sens  du  mot,  soit  pny»';  do  retour. 


100  THEATRE. 

LOÎ\D    DDr.LE\\ 

Eclaircissoz  ce  point,  et  je  viens  dans  une  heure, 
Savoir  de  vous  s'il  faut  que  je  vive  ou  je  meure, 

GEORGES. 

Ne  revenez,  milord,  ni  ce  soir,  ni  demain, 

Car  jamais,  moi  vivant,  vous  n'obtiendrez  sa  main. 

LOHD    DLRi.EV, 

Pourtant,  si  sa  réponse  à  vos  vœux  est  contraire? 

geo:;ges. 
Je  la  refuserais  même  alors  à  mon  frère, 
Si  j'en  possédais  un  qui  d'elle  fut  épris,' 
Et  verrais  sans  pitié  ses  larmes  et  ses  cris. 

LOr.D  DURLEV. 

Vous  dépassez  le  Turc  en  fait  de  jalousie, 
j'agirai. 

GEORGES. 

,  Voyez-vous,  j'aime  avec  frénésie 

D'un  amour  aujourd'hui  plus  grand  encor  (ju'hier, 
Vaste  comme  le  ciel,  profond  comme  la  mer.; 
Ce  n'est  pas  la  banale  et  passagère  ivresse 
Qu'inspire  à  tout  jeune  homme  une  belle  maîtresse! 
Oh!  que  non  pas,  —  mais  bien  l'ardente  affection 
Que  le  créateur  porto  ù  sa  création, 
Le  père  à  son  enfiint,  l'auteur  à  son  poéine, 
L'avare  à  son  trésor,  le  dévot  à  Dieu  même. 
Vous  parliez  de  mourir!  De  mon  espoir  sevré. 
Ce  n'est  pas  vous  ni\lo.!d,  c'est  moi  qui  nie  tuerai. 

LORD  DLMILEV. 

A  la  bonne  lieurc  !  Enfin  vous  voilà  raisonnable. 

Vous  vous  tuez,  —  très-bien,  —  c'est  décent,  convenable, 

Original.  —  Alors,  moi,  j'essaye  à  mon  tour, 

Et  si  Lavinia  repousse  mon  amour, 

Je  lui  lègue  mes  biens  et  puis  je  m'intoxique 

D'un  verre  d'eau  sucrée  à  l'acide  prussique. 


L'AMOUR  SOUFFLE   OU  IL  VEUT.  101 

PAur,. 
Pour  un  millionnaire  excentrique  et  blasé, 
Se  luer  n'est  pas  neuf. 

LORD    DURLEY.    ' 

Mais  vivre  est  bien  usé. 
Repoussé,  je  m'immole  à  votre  humeur  jalouse; 
Mais  si  je  suis  choisi,  vous  mourrez  et  j'épouse. 
C'est  dit.  —  Adieu  ! 


SCÈNE  Y 

GEORGES,  PAUL.   ^ 

GEORGES.  -     ' 

Non,  non,  cent  fois  non  ! 

PAUL. 

Calme-toi 

GEORGES. 

Avec  son  flegme  anglais,  il  m'a  mis  hors  de  moi. 
Que  Dieu  damne  ses  yeux,  que  le  diable  l'emporte.' 
Un  mot  déplus,  j'allais lejeter  à  la  porte. 

PAUL. 

Là,  là,  Georges,  tout  beau!  modère  ce  courroux. 
Ne  pleure  pas  ;  voyons:  tu  seras  son  époux; 
Lord  Durley  ne  l'a  pas  dans  sa  poche  enlevée. 
Et  pour  moi,  je  renonce  à  l'union  lèvée. 
Tu  l'aimes  donc  beaucoup  ? 

GEORGFS. 

Conmie  un  fou,  comme  un  sot. 
Je  vivrais  d'un  sourire  et  je  mourrais  d'un  mot. 

PAUL. 

Comme  on  change  !  D'ailleurs  lu  n'as  rien  vu  qui  puisse 
Faire  croire  qu'elle  aime  un  autre  ou  te  haïsse? 

G. 


402  THÉArRE. 

GEORGES. 

Rien;  c'est  vrai.  —  Je  me  suis  emporté  sans  raison. 

PAUL. 

Eh  bien,  mariez -vous  et  faites  un  garçon  ; 
Je  serai  son  parrain,  nous  vivrons  en  famille; 
Mais,  à  propos,  qui  donc  est  cette  jeune  fille, 
Et  comment  se  fait-il  que  tu  sois  son  tuteur  ? 

GEORGES. 

Un  enfant  à  qui  j'ai  servi  d^bienfiiileur. 

PAUL. 

C'est  très-beau  !  - — Qui  l'aurait,  avant  cette  œuvre  pie, 
Soupçonné  de  morale  et  de  philanthropie! 

GEORGES. 

Ma  disparition,  dont  on  a  tant  parle. 
Par  là  s'explique. 

PAUL. 

Où  diable  étais-tu  donc  allé? 

GEORGES. 

A  ma  terre  d'Elcy.  —  Là,  travaillant  sans  trêve 
Sept  ans,  comme  un  sculpteur,  j'ai  modelé  mon  rêve. 

PAUL. 

Pour  te  faire  une  femme  en  marbre  ;  — c'est  bien  dur, 
Rien  blanc,  bien  nu,  bien  froid  et  tout  aussi  peu  sîir: 
Comment  ce  beau  projet  te  vint-il  à  la  tête  ? 

GEORGES. 

I      Tu  venais  de  partir  pour  Vienne.  — Une  coquette 
Avait  à  mon  orgueil  joué  l'un  de  ces  tours 
Que  d'avance  on  prévoit,  mais  qui  blessent  toujours. 
J'étais  seul.  Cette  vie  à  soi-même  pareille 
Où  l'on  fera  demain  ce  qu'on  a  fait  la  veille, 
Me  fatiguait. — J'avais  assez  d'onteiulro,  au  son 
Des  pièces  d'or,  chanter  la  h.iiialf  cliaiisnn, 
El  mon  spleen  s'ennuyait  de  demander  asile 
Au  temple  hos[)italier  de  la  Vénus  facile. 


L'AMOUR  SOUFFLE  OU   IL   VEUT.  1(13 

TAUI,. 

Le  vice  te  donnait  soif  criiigéiuiité, 
Co.mme  a[irès  une  orgie  on  désire  du  llié. 

GEORGES. 

Certain  soir,  ne  sacliant  que  faire  de  moi-même, 
Au  Tliéàtre-Français  j'entrai,  moi  quatrième. 
Je  m'assis  dans  un  coin  mi-veillant,  mi-dormant. 
Et  j'écoutais  la  pièce  assez  distraitement 
— Vn  cht  f-d'œuvre  !  nn  joyau  de  l'ancien  répertoire — 
Comme  d'un  vieil  ami  l'on  écoute  riii«.toire. 
Les  beaux  vers  cependant  produisant  leur  effet, 
Je  me  sentis  bientôt  réveillé  tout  à  fait. 

PAUL.  i 

Que  donnait-on?  ' 

GEORGES. 

Le  Legs  et  V École  des  femmes. 
Arnolphe,  dont  tous  deux  souvent  nous  nous  moquâmes, 
Celte  fois  me  parut  plein  de  sens  et  d'esprit. 
Au  lieu  de  m' égayer,  son  malheur  m'attendrit  ; 
Mon  cœur  pour  le  vieillard  prit  parti  contre  Horace, 
J'entrai  dans  son  idée,  et  marchant  sur  sa  trace, 
Quoique  l'expérience  ait  eu  peu  de  succès, 
Je  voulus  me  créer  à  mon  tour  une  Agnès. 
Me  disant  que  le  tort  d'Arnolphe  était  son  âge, 
Et  qu'un  jeune  homme  eût  fait  un  autre  personnagr; 
11  me  plut,  en  dehors  du  monde  et  de  sa  loi. 
D'aimer  un  être  unique  et  fait  pour  moi  par  moi. 

PAUL. 

Pour  un  ancien  roué  la  fantaisie  est  rare. 
Don  Juan  continuer  Arnolphe  ! 

GEORGES.  , 

Moins  bizarre 
Qu'on  ne  pense  :  don  Juan  à  travers  tout  poursuit 
Et  demande  au  hasard  l'idéal  (iui  le  fuit  ; 


lui  THEATRE. 

Arnolphe  à  la  maison  auprès  do  lui  l'élève  : 
Les  moyens  sont  divers,  mais  c'est  le  même  rêve, 
Un  type  souhaité  hors  de  (|ui  rieu  n'est  hon  ; 
Comme  j'avais  l'Agnès,  j'imitai  le  harbon. 

VKIL. 

Tu  l'avais? 

GE0RGE>. 

Tu  sais  bien,  — celte  fille  adoptée... 

PAUL. 

Quelque  Aïssé  moderne,  au  bazar  achetée, 

Que,  voyageur  imbu  des  mœurs  de  l'Orient, 

Tu  gardais  pour  plus  tard  comme  un  morceau  friand, 

Libertin  ! 

GEORGES. 

P;.s  du  tout.  Je  l'avais  d'aventure 
Ramassée  en  chemin  et  mise  en  ma  voiture, 
Conmie  je  l'aurais  fait  d'une  levrette. 

PAUL. 

Où?  quand? 
anoRGES. 
A  Naples  où  j'allais   voir  fumer  le  volcan, 
Tandis  (jue  tu  lestais  lâchement  à  Florence, 
Sous  prétexte  d'attenih'c  une  lettre  de  France; 
Mais  en  réalité  pour  la  Zambinella, 
Beaii  talent  que  chacun  siffle  à  la  Pergol;), 
Et  que  tu  t'eutètais  par  amour  ou  caprice 
A  proclamer  partout  sublime  cantatrice. 

PAUL. 

Mon  brevet  d'altaclié  m'arriva,  quand  son  cœur 
Allait  récompenser  en  moi  l'amour  clacpieur; 
Ainsi  furent  perdus  bouquets,  rappels,  cabales, 
bravos  à  dominer  le  fracas  des  liiubales, 
Soimels  sur  salin  rose  et  pigeons  blancs  lâchés, 
Sous  leur  ade  portant  des  madrigaux  cachés; 


L'AMOUP.  SOUFFLE  OU  IL  VEUT.  .   105 

Mais  poursuis... 

GEORGES. 

J'allais  seul  à  Sorrente  en  calèche  : 
Les  petits  mendiants  que  l'étranger  allèche, 
En  haillons  et  pieds  nus  sur  le  pavé  hrùlant, 
Troti aient  à  ma  portière  et  chantaient  d'un  ton  lent 
Pool'  provoquer  le  sou,  rançon  de  leur  silence  : 
—  «  Signor,  la  limosina,  per  mangiar  Excellence!  »  — 
Une  petite  fille  à  l'air  timide  et  doux 
En  souriant,  jeta  juste  sur  mes  genoux 
Sans  mêler  sa  voix  pure  à  ces  voix  enrouées. 
Trois  fleurs  de  laurier  rose  avec  un  jonc  nouées 
Humble  fierté  du  pauvre,  au  riche  s'adressant 
Noble  mendicité,  par  le  don  commençant  ; 
Un  vieux  jupon  trop  court,  une  étroite  brassière, 
Une  chemise  usée  et  de  trame  grossière 
Formaient  tout  son  costume,  et  l'on  eût  dit  vraiment 
Que  l'amour  mendiait  sous  ce  déguisement. 
Tandis  que  je  lançais  quelques  pièces  de  cuivre 
Pour  éloitjuer  la  troupe  obstinée  à  me  suivre, 
Elle  près  des  chevaux  trottait,  trottait  toujours, 
Et  j'admirais  sa  joue  aux  suaves  contours 
Où  la  santé  brillait  fiaîclie  sous  un  teint  pâle, 
El  ses  bras  blancs  encor  malgré  leurs  gants  de  haie. 
Et  ses  yeux  d'un  bleu  noir,  et  ses  cheveux  bouclés 
Par  l'agitation  de  la  course  mêlés  : 
Voici  de  l'or  pour  toi,  tends  tes  mains  que  je  verse, 
Lui  disais-je,  sans  voir  venir  en  sens  inverse 
Malgré  le  bruit  de  fouet  et  le  son  du  grelot, 
Un  coucou  du  pays,  nommé  corricolo 
Qui  passa  près  de  nous  et  si  près  et  si  vite, 
Que  sa  roue  écarlale  eût  broyé  la  petite 
Si  je  ne  l'avais  pas,  avec  un  cri  d'effroi, 
Par  les  bras  enlevée  et  mise  devant  moi. 


106    .  THÉÂTRE. 

L'enfant,  d'être  en  voiture  étonnée  et  joyeuse, 

Riait,  passait  ses  doigts  sur  l'élolTe  soyeuse 

Et  m'amusait  avec  son  babil  enfantin 

Et  son  cliarmant  petit  patois  napolitain. 

Son  père  était  pêcbeur  et  sa  mère  était  morte  ; 

Elle,  pour  travailler  trop  jeune  ou  troj)  peu  forte. 

Tendait  sur  les  chemins  des  bouquets  aux  passants  ; 

Lavinia  —  c'était  son  nom —  avait  dix  ans  : 

J'aurais  pu  la  descendre  au  milieu  de  la  route, 

Lui  mettant  dans  la  main  un  louis,  que  sans  doute 

Son  père  eût  dépensé  le  soir  au  cabart:t; 

Mais  je  senlaispour  elle  un  plus  vif  intérêt, 

Car  sa  misère  avait  coudoyé  ma  richesse 

Dans  ma  calèche  assise  en  fille  de  duchesse, 

Et  je  ne  voulais  pas  rendre  à  la  pauvreté 

L'ange  par  le  hasard  entre  mes  bras  jeté. 

Le  pêcheur  me  céda  ses  droits  pour  une  somme, 

3'emmenaila  petite  en  France,  et  le  cher  homme 

Accoutumé  d'enfance  à  l'inanition. 

Creva  bientôt  après  d'une  indigestion. 

PAUL. 

Que  le  macaroni  lui  soit  léger!  —  Ensuite! 

GEORGES. 

A  ma  terre  d'Elcy,  Lavinia  conduite 
Fut  confiée  aux  soins  de  Liicy  Caméron. 
Lorsque  je  l'alhiis  voir,   vite,  sur  le  perron. 
Sitôt  que  de  ma  chaise  elle  entendait  les  roues. 
Elle  accourait  m'offrant  les  roses  de  ses  joues  ; 
Comme  à  Najjles  jadis  elle  m'offrait  ses  fleurs. 
Au  teint  de  bistre  a.vaicnt  succédé  des  coulem's  ; 
Les  mains  brunes  étaient  des  mains  patriciennes 
Que  veinait  le  san^  bleu  dos  familles  anciennes. 
Ou  mieux  le  pur  sang  grec  (jui  coule  à  l'rocida. 
La  soirée  aux  Franeais  de  mon  sort  décida; 


L'AMUUR  SOUFFLE   OU   IL   VEUT.  1.7 

Las  d'actrices,  [jIus  las  c/icoie  de  grandes  dames, 
Je  lis  mou  sixième  acte  à  l'École  des  femmes, 
Amolpiie  à  cheveux  bruns,  mais  comme  lui  jaloux, 
J'élevai  mon  Agnès,  en  serre,  loin  de  tous. 
Comme  dans  un  harem  une  Circassienne  j 

Qui  ne  voit  les  passants  qu'à  travers  sa  persicjme  : 
Depuis  tantôt  huit  jours  nous  sommes  à  Paris, 
Et  tout  paraît  étrange  à  ses  regards  surpris. 

PAUL, 

Est-elle  au  moins  capable,  en  sa  candeur  extrême, 
De  mettre  au  corbillon  cette  tarte  à  la  crème 
Qui  semblait  détestable  à  monsieur  le  marquis, 
Et  qu'Arnolphe  charmé  trouve  d'un  goût  exquis? 

GEORGES. 

Je  ne  suis  pas  eiicor  tout  à  fait  un  Géronle, 

Et  dégrader  un  être  ainsi  m'aurait  fait  honte. 

Son  éducation  a  reçu  tous  mes  soins. 

Et  si  c'est  dans  un  but  égoïste,  du  moins 

Je  n'ai  pas  écrasé,  précaution  infâme, 

Sur  le  front  de  Psyché,  le  papillon  de  l'Ame; 

J'ai  voulu  que  son  cœur  fût  grand,  afin  qu'un  jour 

Avec  plus  de  pensée,  il  y  eût  plus  d'amour. 

J'ai  confié  les  clefs  de  toutes  les  serrures 

A  ses  petites  mains,  qui  n'en  sont  pas  moins  pures. 

Elle  lit  dans  Shakspoar,  Raphnël  et  Mozart. 

Riche,  je  lui  permets  le  luxe  comme  un  art, 

Gomme  une  fleur  de  plus  dont  sa  grâce  est  parée  ; 

Et  dans  cette  humble  enfant  de  la  fange  tirée, 

Vil  cuillou  dont  j'ai  fait  un  diamant  sans  prix, 

Pétrarque  verrait  Laure  et  Dante  Bcatrix. 

Célimène  naïve,  Agnès  spirituelle. 

Elle  est  intelligente,  elle  est  jeune,  elle  est  '  elle. 

PAtK.. 

A  ce  monstre  charmant  (ait  de  [tcifeclions, 


108  TllEATUE. 

Je  voudrais  un  défaut,  comme  une  ombre  aux  rayons, 

J'ai  peur  pour  loi.  —  Crois-moi,  n'anime  pas  ton  marbre, 

On  poursuit  une  nympbe  et  l'on  attrape  un   arbre. 

Tous  CCS  plans  concertés  manquent  ;  mieux  vaut,  sans  art, 

Laisser  l'arrangement  de  sa  vie  au  liasard  , 

Toute  jeune  fille  -si  plus  ou  moins  romanesque  ; 

Il  faut  se  présenter,  comme  Egmont  ou  Fiesque, 

Le  pourpoint  de  satin  et  la  plume  au  cbapeau  ; 

Brandissant  une  épée,  a.citant  un  drapeau... 

Mais,  ton  amour  est-il  connu  de  la  petite? 

GEORGES. 

Dans  un  fauteuil,  auprès  du  lit  de  Marguerite, 
Goethe  nous  montre  Faust  rêveur  et  contemplanl 
En  silence  la  chambre  et  le  petit  lit  blanc, 
Comme  Faust  arrêté  sur  un  seuil  sansdéfcuse, 
J'ai,  dans  son  pur  sommeil,  su  respecter  l'enfance. 
Attendant  le  réveil  de  ce  cœur  endormi 
Pour  ôlcr  à  l'amour  le  masque  de  l'ami, 
En  moi  Lavinia  n'a  jamais  vu  qu'un  frère. 

PAUL. 

Tant  pis,  ce  précédent  à  l'amourest  contraire  % 
Je  crains  que  tu  ne  sois,  pour  ta  discrétion, 
Prématurément  pris  en  vénération, 
Et  que  la  belle  enfant,  qui  t'eût  aimé  peut-être 
Dans  ton  fauteuil  de  Faust  voie  un  fauteuil  d'ancêtre. 

GEORGES. 

J'esjjère  bien  que  non.  — Je  ne  suis  pas  si  vieux 
Que  déjà  l'on  m'as-oie  au  fauteuil  des  aïeux  ; 
Mais  j>.Hit-être  ai-je  trop  difft'-ré,  — Son  œil  brille. 
Son  front  rêve  :  hier  enfant,  aujourd'Inii  jeune  fille; 
Il  faut  que  l'amitié,  chas'e  sœur  de  l'amour, 
S'cloigno,  cl  que  le  frère  à  la  fin  ait  sou  tour. 
Ce  loid  Durky  m'ccèdc  et  le  doute  me  tue. 


L'AMOUU  SOUFFLE  OU   IL   VLIT. 
l'AUL. 

Allons,  porte  la  flamme  au  flanc  de  la  statue! 


SCÈNE  VI 

GEORGES,  PAUL,  DAFNÉ. 
DAFNÉ, 

Mademoiselle  est  là  qui  voudrait  vous  parler. 

PAUL. 

Je  te  quilte.  — Surtout  ne  vas  pas  le  troubler  ! 
Frappe,  le  marbre  est  dur,  que  rien  ne  te  désarme. 
Je  reviendrai  tantôt. 


SCÈNE  VII 

GEORGES,  seul. 

0  moment  plein  de  charme 
Et  d'angoisse  oiî  le  cœur  palpite  à  se  biiscr 
Quand  la  création  va  se  réaliser  ! 
Enfin  Pygmalion  a  fait  sa  Galatée 
Et  Pandore  muette  est  devant  Prométhée. 
L'un  a  prié  Vénus,  l'autre  a  volé  le  feu, 
Et  tous  deux  sont  tremblants,  le  mortel  et  le  dieu. 
Comme  eux,  j'ai  modelé  le  rêve  de  mon  ànic. 
Et  fait  une  statue  oii  sommeille  une  femme  ; 
Laverrai-je  tremblante  et  rouge  d'embarras 
Quitter  son  piédestal  et  tomber  dans  mes  bras? 


He'v  THÉÂTRE 


ACTE  DEUXIÈME 


SCÈNE  PREMIÈRE 

GEORGES,  L.WINIA. 
LWLMA. 

Bonjour,  Georges. 

GEORGES. 

Bonjour,  Lavinia. 

LAVIMA. 

De  grtice, 
Promets-moi,  si  tu  veux  que  je  t'aime  et  t'embrasse, 
Une  faveur. 

GEORGES. 

Laquelle? 

LAVIMA. 

Ordonne  à  miss  Lucy, 
Fidèle  à  son  honnet  de  vieux  tuile  roussi, 
De  mettre  un  ruban,jaune  à  la  place  d'un  roscg 

GEORGES. 

Moqueuse  ! 

LAVIMA. 

Et  de  changer  deux  fois  par  an  de  pose. 
Car  au  monde  il  n'e>t  rien  (jui  soit  plus  ennuyeux. 
Pins  monotone  h  l'âme  et  pins  maussade  aux  ^cux 
Qu'un  horizon  toujours  horiu:  par  iiiio  Anglaise, 
Faisant  du  petit  point  sur  une  grande  chaise. 


L'AMOUR  SOUFFLE   OU   IL  VEUT.  111 

GEORGES. 

Lavinia,  ménage  un  peu  ton  chaperon... 
Qu'as-tu  fait  ce  matin? 

LAVINIA. 

D'abord  j'ai  lu  Byron, 
J'ai  joué  dos  morceaux  de  la  marche  funèbre 
Et  ïlnvitation  à  la  walse  de  Webre, 
Puis,  pour  me  dérider,  passant  à  Rossini 
Avec  sa  tarentelle  à  six-huit,  j'ai  fini 
Mamma  mia,  mamma  mia!  —  Je  me  croyais  encore 
A  Sorrente  et  mes  pieds,  sur  le  rbylhme  sonore, 
Dansaient  en  même  temps  ce  que  chantaient  mes  mains. 
Monlons-nous  à  cheval  aujourd'hui? 

GEORGES. 

Les  chemins 
Sont  rompus  et  le  ciel  est  tout  haché  de  pluie. 

LWIMA. 

Quel  dommage! 

GEORGES. 

Rester  à  la  maison  t'ennuie  ? 

LAVIiMA. 

Auprès  de  loi,  jamais,  cher  Georges;  —  seulement 

Cela  m'eût  fait  plaisir  de  sortir  ma  jument 

Et  d'essayer  au  bois  mon  amazone  neuve. 

Affreux  climat!  il  faut  qu'il  neige  ou  bien  qu'il  pleuve! 

0  mon  beau  ciel  de  Naples  immuablement  pur. 

Qu'un  flot  moins  bleu  que  lui  berce  dans  son  azur! 

GEORGES. 

Le  regretterais-tu? 

I.AVIMA. 

No:i,  ta  l'"rance  chérie  , 

Est  maintenant  p(  ur  moi  comme  une  autre  patrie; 
Je  ne  regrette  licn. 


112  TIIÉATRE. 

GEOnCES, 

Tu  m'aimes  donc  beaucoup? 

LAVIMA. 

Certe,  et  je  te  le  prouve  eu  te  sautant  au  cou. 

GEORGES. 

Enfant!...  Mais  tu  n'es  plus  une  petite  fille, 
Et  tu  me  traites  trop  en  père  de  famille. 

LAVIMA. 

En  père!  —  Non,  monsieur,  mais  en  frère  adoré; 
C'est  un  titre  charmant,  amical  et  sacré. 

GEORGES. 

Sans  doute,  mais  l'on  peut  en  trouver  un  plus  tendre. 
Et  je  te  le  dirais  si  tu  voulais  l'entendre. 

LAVIMA. 

Je  doute  qu'il  en  soit  un  plus  plein  de  douceur 
Pour  moi,  jadis  ta  fille  et  maintenant  ta  sœur. 

GEORGES. 

Celui  de  mari? 

LAVIMA. 

Non  ;  je  ne  sens  nulle  envie 
De  laisser  pénétrer  brusquement  dans  ma  vie 
Cet  inconnu  d'hier,  époux  du  lendemain, 
Qui  pose  à  tout  hasard  votre  main  dans  sa  main. 
Un  frère  vaut  bien  mieux,  surtout  s'il  te  ressembic. 
Le  monde  est  comme  un  livre  où  nous  lisons  ensemble, 
Fronts  penchés  l'un  vers  1  "autre  et  mêlant  nos  cheveux. 
Tu  connais  mes  secrets,  je  devine  tes  vœux  ; 
Jl  existe  entre  nous  de  longues  sympathies, 
Une  communauté  de  choses  ressenties. 
Des  souvenirs  d'un  charme  intime  et  pénétrant 
Oi'i  le  présent  (pii  rêve  au  passé  se  reprend; 
L'époux  ignorerait  ma  vie  antérieure. 
Toute  une  part  de  moi,  pcut-ètiu  la  meilleure; 


L'AMOUR  SOUFFLE  OU   IL  VEUT.  Hô 

Je  ne  veux  pas  jotcr  à  quelque  sot  mari 
Mon  àme,  ton  ouvrage,  ô  mon  frère  chéri! 

GEORGES. 

Ta  n'aimes  donc  personne? 

LAVIMA. 

Eh  si,  puisque  je  t'aime. 

GEOnCES. 

D'amour  ou  d'à  mi  lié? 

LAVINTA. 

Je  n'en  sais  j-ien  moi-même. 
Je  ne  connais  l'amour,  ne  l'ayant  pas  senti, 
Que  comme  l'on  connaît  les  mœurs  de  T;iïti 
Sur  les  récits  de  Cook  et  de  Dumont  d'Urville, 
Ou  la  mer,  par  Gudin,  quand  on  reste  à  la  ville; 
Me  trouvant  bien  chez  moi,  je  n'ai  pas  voyagé. 

GEORGES. 

Tu  n'en  as  pas  l'invie? 

LAVIMA, 

Et  pourquoi  faire?  —  J'ai, 
C'est  toi  qui  l'as  permis,  lu  les  chants  des  poêles, 
Des  mystères  du  cœur  fidèles  interprètes, 
Dans  leurs  livres,  que  nul  n'a  fermé  sans  émoi, 
Plus  d'un  groupe  idé;d  a  passé  devant  moi, 
Souriant  ou  pensif  et  les  mains  enlacées  : 
Francesca,  Paolo,  chères  ombres  blessées, 
Ilerminie  et  Tancrède,  Angélique  et  Médor, 
Amiiite  et  son  berger,  et  bien  d'autres  encor; 
Près  d'Hamlef,  Ophélie  efleuillant  sa  couronne, 
Juliette  penchée  au  balcon  de  Vérone 
A  qui  Roméo  dit  :  «  Ne  crains  rien,  mon  amour, 
Ce  n'est  pas  l'alouette  et  ce  n'est  pas  le  jour  !  » 
Faust  au  jardin  de  Marthe  emmenant  Marguerite, 
Virginie  avec  Paul  qu'un  seul  jupon  abrite? 
Saint-Preux  et  sa  Julie  aux  bosquets  de  Clarens, 


il4  THEATRE. 

Miss  Harlowe,  qui  songe  entre  ses  vieux  parents 

Aux  moyens  d'envoyer  sa  lettre  à  Lovelace  ; 

Mais  leurs  feux  m'ont  laissée  aussi  froide  que  glace, 

Et  mou  cœur,  préservé  par  quelque  talisman, 

S'en  tient,  en  fait  d'amour,  aux  amours  de  roman. 

Encor  souvent  trouvai-je  avec  leurs  hyperboles 

Les  héros  enragés,  les  héroïnes  folles, 

Et  je  pense  que  Dieu  là-haut  me  prépara 

Pour  être  le  Kaled  d'un  vertueux  Lara. 

Je  te  suivrai  partout  sous  un  habit  de  page. 

Et  nous  courrons  le  monde  en  galant  équipage. 

GEORGES. 

Eh  quoi!  tu  n'as  jamais  éprouvé  ces  langueurs 
Que  la  brise  d'avril  apporte  à  tous  les  cœurs, 
Cette  délicieuse  et  tendre  inquiétude 
Qui,  par  la  rêverie  interrompant  l'étude, 
Vous  fait  rester  l'œil  lixe  et  le  coude  appuyé 
Sur  Shakspeare  incompris  ou  Mozart  oublié? 

L.WIMA. 

Non  ;  quand  mon  piano,  quand  mes  livres  m'ennui<int, 
je  me  mets  à  broder  et  les  heures  s'enfuient. 

GEORGES. 

Jamais  tu  n'as  senti,  le  soir,  sur  ton  bras  nu, 
L'invisible  baiser  de  l'amant  inconnu 
Se  poser,  comme  fait  un  papillon  qui  joue, 
Et  le  sang  de  ton  cœur  to  monter  à  la  joue? 

LAVINIA. 

J'arnmge  ma  cornette  et  roule  mes  cheveux,  <- 
Je  me  couche,  et  ne  sens  aucun  frisson  nerveux. 

•       GEORGES. 

Jamais  tu  n'as  couru,  l;i  figure  embrasée, 
Aux  fltMirs  de  la  fenêtre  où  perle  la  rosée, 
Y  rafraîchir  ton  front  lourd  de  lêves  brûlants, 


L'AMOUR  SOUFFLE  OU  IL  VEUT.  115 

Ni  poussée  au  jardin  par  de  brusques  élans, 
Quitté,  pendant  la  nuit,  la  couche  où  tu  reposes 
Pour  dire  ton  secret  à  l'oreille  des  roses? 

LAVINIA. 

Je  dors  jusqu'au  matin  sans  déranger  les  fleurs, 
fuis  je  m'éveille  aux  cris  des  oiseaux  querelleurs, 
Qui  dans  l'arbre  voisin  font  un  joyeux  tapage, 
Et  ma  vie,  en  riant,  tourne  encor  une  page; 
Une  page  oij  se  lit  un  seul  nom... 

GEORGES. 

Et  lequel? 

LAVINIA. 

Le  tien. 

GEORGES. 

Vraiment, 

La'INIA. 

Mais  oui.  N'est-ce  pas  naturel? 
Pour  moi  n'es-tu  pas  tout,  et  famille  et  patrie! 
Que  suis-je?  A  ton  caprice  une  forme  pétrie, 
Que  tu  douas  d'une  âme  et  que,  bon  comme  Dieu, 
Tu  mis  dans  un  charmant  et  splendide  milieu, 
Lui  livrant  ton  Éden  en  toute  confiance, 
Sans  excepter  le  fruit  de  l'arbre  de  science. 
Mais  Eve  n'a  pas  pris  la  pomme  et  s'en  repent. 
Elle  eût  dû,  sur  l'amour,  consulter  le  serpent? 
Cher  Georges,  si  mon  cœur  quelque  jour  prenait  flamme, 
Je  ne  confesserais  mon  âme  qu'à  ton  âme!    . 

GEORGES. 

Qui  croirait  que  l'amour  t'intéresse  si  peu. 
Fille  d'un  sol  de  lave  et  d'un  climat  de  feu? 

LAMNIA. 

Oh,  maintenant  je  suis  une  Parisienne. 

Je  n'ai  plus  cette  nuque  aux  tons  terre  de  Sienne, 

Ces  maigres  bras  brûles  car  un  acre  soleil, 


lie  TIIEATI'.t:. 

Et  mon  sang  est  moins  chaud  sous  mon  leint  plus  vermeil  ; 

Ce  qui  n'empêche  pas  que  je  n'aime  mon  George, 

xNon  comme  l'idéal  absurde  que  se  forge 

Sur  les  têtes  de  cire  aux  montres  des  coiffeurs, 

Une  pensionnaire  aux  petits  airs  rêveurs, 

Mais  comme  le  garçon  le  meilleur  de  la  terre. 

D'une  ami(ié  que  rien  ne  balance  et  n'altère, 

Et  pour  qui,  s'il  fallait  à  sa  place  mourir, 

On  me  verrait  gaîment  à  l'échafaud  courir! 

GEORGES,  à  part. 

0  mon  cœur  bat  moins  fort,  (iiaui.)  Du  moins,  enfant  cruelle, 
Avez-vous  réfléchi  combien  vous  êtes  belle  ! 

LAVIXIA,  souriant. 

Je  n'ai  pas  réfléchi,  non  vraiment,  mais  ce  soir 
Je  questionnerai  là-deJsus  mon  miroir. 

GEORGES. 

Dieu  parfois  met  devant  ceux  qu'il  affectionne 
La  beauté,  lampe  d'or,  qui  sur  l'àme  rayonne  1 

I.AVIMA. 

Bonne  précaution,  car  plus  d'un  œil  distrait 
,\  côté  du  trésor,  sans  rien  voir,  passerait. 

GEORGES,  ù  part. 

Essayons  d'un  moyen  pour  savoir  si  l'amîe 
Cache  sous  sa  froideur  une  amante  endormie , 
Sur  ce  marbre  insensible,  où  mon  ciseati  glissa, 
Poscms  la  jalousie  en  guise  de  moxa. 
(Haut.)  —  N'as-lu  pas  rcmaïqué  cette  jeune  j)ersoime 
Hier,  aux  Bouffes...  ,  * 

LAVI.MA. 

Blonde,  avec  une  couronne 
De  feuilles  dim  vert  glauqtie  à  brindilles  d'argent; 
On  eût  dit  une  ondiiie  en  sa  source  nageant, 
A  la  voir  ondoyer  au  bord  de  sa  baignoire. 
Mus  blanche  mille  fois  que  sa  robe  de  moire. 


L'AMOUR  SOUFFLE  OU  IL  VEUT.  117 

GEORGES. 

Comment  la  trouves-tu  ? 

LAVIMA. 

Charmante  de  tout  point. 

GEOnOES. 

Si  je  l'aimais  cela  ne  te  fâcherait  point? 

LAVIMA. 

En  rien. 

GEORGES. 

C'est  ma  cousine;  on  veut  que  je  l'épouse. 

LAVINIA. 

Elle  te  plaît?  Prends-là. 

GEORGES, 

Tu  n'es  donc  pas  jalouse? 

LAVIMA. 

Non  ;  la  femme  ne  peut  faire  ombrage  à  la  sœur, 
Elle  prend  le  foyer,  et  je  garde  le  cœur. 

GEORGES,  à  part. 

Elle  n'a  ni  rougi  ni  pâli  sous  l'atteinte, 
Et  sa  tranquillité  par  malheur  n'est  pas  feinte; 
Envolez-vous  espoirs;  doux  projets,  croulez  bas! 
Elle  ne  m'aime  pas!  Elle  ne  m'aime  pas  '  ! 


*  L.1  suite  a  été  égarée  et  n'a  pas  encore  pu  être  retrouvée. 


LE 


TRICORNE  ENCHANTÉ 

BASTONNADE    EN    UN    ACTE    ET    EN    VERS,    MÊLÉE    d'uN    COUPLET 
(En  collaboration  avec  M.  Paul  Siraudin) 

Représentée  pour  la  première  fois  sur  le  théâtre  des  Vari('té<!  le  7  avril  1845, 
et  reprise  au  théâtre  de  l'Odéon  le  30  novembre  1872. 


PERSONNAGES: 

l 

1845 

1872 

GÉRONTE. 

MM,  Lepeintre  jeune. 

MM 

N.  Martin. 

VALÈRE. 

Lionel. 

Baillet. 

FRONTIN. 

Lafont. 

POREL. 

CHAMPAGNE. 

Neuville. 

Roger  jeine. 

INEZ. 

M^^PlTllON. 

Mme 

'Jeanne  Bernhardt 

MARINETTE. 

BUESSANT. 

Colas. 

La  scène  se  passe  devant  la  maison  de  Géronte,  sur  une  place  publique, 
i 

SCÈNE  PREMIÈRE 

FRONTIN,  MARINETTE, 
FRONTIN,    entrant,    à    part. 

Quoi  !  Marinette  ici  ! 

MARINRTTE,    m.'me    jiu. 

Frontin  !  quelle  rencontre  ! 


120  THÉATKl 

Fr.ONTIN,    de    nKm\ 

La  coquine  ! 

M.VRINETTE,    de    m>me. 

Le  drôle  ! 

rnOXTIN,    de   même. 

11  faut  que  je  me  montre". 
Elle  m'a  m... 

Haut. 

Bonjour,  Marinelto. 

MARI.NETTE. 

Bonjoui', 
Fronlin...  Ce  cher  ami,  le  voilà  de  retour! 

FnO.NTIN. 

Oui,  d'hier,  seulement...  J'étais  à  la  campagne, 
Dans  mes  terres... 

MARINETTE. 

El  moi  qui  te  croyais  au  bagne .' 

FROMIN. 

Tu  me  flattes  !...  Mais,  toi,  qui  donc  m'a  raconté 
Que,  faute  de  château  pour  passer  ton  été, 
—  N'en  rougis  pas,  la  chose  arrive  aux  plus  honnêtes!... 
Pendant  six  mois,  tu  pris  l'air...  aux  Madelonnettes? 

MARINETTE. 

D'où  je  sortis  le  jour  que,  par  malentendu 

Sans  doute,  en  plein  marché  ton  oncle  fut  pendu  .. 

FRONTIN. 

Hélas  !  de  compagnie  avec  n'onsitur  Ion  père... 
Quel  brave  homme  !  Le  ciel  l'enviait  à  la  terre, 
Si  bien  qu'il  a  fallu  le  mettre  entre  les  deux  ! 
Hi!hi!hi!hi! 

MARINETTE. 

Cessons  des  propos  hasardeux. 
A  qiioi  bon  rappeler  de  semblables  vétilles? 
Chacun  a  ses  malheurs,  et  si  dans  nos  familles 


LE  TRICORNE  ENCHANTE.  121 

Il  s'est  trouvé  parfois  de  ces  rares  esprits, 

Par  des  juges  mesquins,  méconnus,  incompris, 

Faut-il  l'aller  crier  sur  la  place  publique? 

Non,  ce  n'est  pas  ainsi  qu'entre  amis  l'on  s'explique  ! 

FRONTIN. 

C'est  juste.  Mais  changeons  d'entretien,  (lue  fais-tu    * 
Maintenant  ? 

MARINETTE. 

Rien  qui  soit  conlraire  à  la  vertu. 

FRONTIN. 

Ah  !  bah  ! 

MARINETTE. 

De  mes  conseils  j'aide  une  demoiselle  • 

Charmante,  sur  qui  pèse  une  affreuse  tutelle. 

rnoNTiN. 
Qui  donc  t'a  procuré  de  bons  certificats  ? 

MARINETTE. 

Insolent! 

FRO.NTIN. 

La,  tout  doux  !  Je  fais  le  plus  grand  cas 
De  toi...  je  plaisantais. 

MARINETTE. 

Trêve  de  raillerie  ! 
Sur  quel  pied,  dans  ce  monde,  est  Votre  Seigneurie? 

FRONTIN. 

Je  sers  un  gentilhomme  amoureux,  —  l'animal  ! 
J'ai  très-peu  de  profits  ;  mais  j'ai  beaucoup  de  mal. 
Il  faut  tout  faire!  Ah  !  si  le  sort  m'avait  fait  naître 
Situé  de  façon  à  pouvoir  être  maître, 
Je  ne  l'aurais  pas  pris  pour  valet,  à  coup  sûr! 
N'est  pas  valet  qui  veut  !  C'est  un  métier  fort  dur  ; 
On  exige  de  nous  tant  de  vertus...  pratiques  ! 
Bien  des  héros  seraient  de  piètres  domestiques  ; 
Les  maîtres  !  que  feraient  sans  nous  ces  marauds-là? 


122  THEATRE. 

M\r,INETTE.     \ 

Mais  si  quelqu'un  au  lien  allait  dire  cela?... 

FROMIN. 

Il  n'en  ferait  que  rire  ;  il  m'aime.  J'ai  "des  vices.. 

MARIETTE. 

Lesquels  rendent  aux  siens  de  précieux  services  ! 

FRONTIN. 

C'est  vrai  !  Je  suis  adroit  ;  mais  il  vst  amoureux, 
Et  ces  deux  grands  défauts  se  consolent  entre  eux! 

MARINETTE. 

C'est  Comme  moi,  Frontin  ;  si  jetais  trop  naïve, 
De  quoi  donc  servirais-je  à  mon  Agnès  craintive? 

FRONTlN. 

Je  m'en  rapporte  li  toi  pour  faire  ton  devoir, 
;    Marinette...  A  propos,  je  voudrais  bien  savoir 
Pour  quel  motif  tu  viens,  à  ces  heures  sauvages, 
Mystérieusement  rôder  dans  ces  parages  ? 

MARI.\ETTE. 

*Ainsi  que  toi,  je  suis  dans  la  position. 

Cher  Frontin,  de  commettre  une  indiscrétion; 

—  Je  la  commets.  —  Pourquoi  venir  ici,  vieux  drôle, 

La  toque  sur  les  yeux,  le  manteau  sur  l'épaule? 

FRONTIN. 

Réponds,  je  répondrai. 

MARINETTE. 

Tu  sais  qu'en  demandant 
L'on  n'obtient  rien  de  moi.  J'ai  des  mœurs. 

FRONTI.N. 


Cependant 


Il  n'en  fut  pas  toujours  ainsi... 

MARINETTE. 

Fat! 

FRONTIN. 


Oublieuse  ! 


LE  TRICORNE  ENCHAMÉ.  123 

MARI NETTE. 

Impertinent  ! 

FROXTIN. 

Méchante  ! 

MAP.INETTE. 

Indiscret  ! 

FRONTLN. 

Curiense  ! 

MARINETTE. 

Chut  !  quelqu'un  vient. 

FRONTIN. 

Eh  !  c'est  Champagne,  le  valet 
De  Géronte...  A-t-il  l'air  d'un  oison! 

MARINETTE. 

Est-il  laid  ! 


SCENE  n 

LES  MÊMES,  CHAMPAGNE. 
FRONTIN. 

Hé  !  Champagne  ! 

CHAMPAGNE. 

Hé  !  Frontin  ! 

FRONTIN. 

Dis-nous  comment  se  porte 
Monsieur  Géronte. 

CHAMPAGNE. 

Il  va  d'une  admirable  sorte  ! 
A  moins  qu'on  ne  l'assomme,  il  ne  mourra  jamais. 

MAI  INETTE. 

II  est  encore  très- vert... 


124  THÉÂTRE. 

CHAMPAGNE. 

Un  peu  jaune. 

MAhINETTE. 

Très- frai  s... 

CHAMPAGNE. 

Oui,  rempli  de  frafclieurs  ! 

MAniXETTE. 

Très-ingambe. 

CHAMPAG.NE. 

Sans  doute, 
Quand  il  a  son  bâton  et  qu'il  n'a  pas  sa  goutte. 

MVFINETTE. 

Il  est,  ma  foi,  très-bien,  et  je  l'aimerais  mieuv 
Qu'un  tas  déjeunes  gens  qui  font  les  merveilloux. 

FRONTIN. 

\  quoi  s'occupc-t-il,  ce  digue  maître? 

CHAMPAGNE. 

Il  grille. 
Verrouille,  cadenasse  et  clôture  une  fille 
Fort  jolie!  un  jeune  ange  aux  yeux  perçants  et  doux, 
Mademoiselle  luez,  dont  il  est  si  jaloux, 
Que  pour  elle  il  a  fait,  malgré  sa  ladrerie, 
Des  prodigalités... 

FRONTI.N. 

Bah! 

CHAMPAGNE. 

De  serrurerie  ! 

MARIXF.TTE. 

C'est  d'un  homme  prudent  et  d'un  sage  tuteur. 

FRONTIN. 

Et  réussit-il  ? 

CHAMPAGNE. 

Peu.  Le  côté  séducteur 
N'est  pas  son  fort  !  Il  est,  pour  un  objet  si  rare, 


LE  TRICORNE  ENCHANTE.  125 

Trop  vieux,  trop  laid,  trop  sot,  et  surtout  trop  avare  ! 

FRONTIN. 

Le  ciel  évidemment  ne  l'avait  pas  formé 
Pour  jouir,  ici-bas  du  bonheur  d'être  aimé. 

CHAMPAGNE. 

Personne  n'a  jamais  aimé  monsieur  Géronte. 

FRONTIN. 

Pas  même  sa  femme? 

CHAMPAGNE. 

Elle?  allons- donc  ! 

FRONTIN. 

A  ce  compte.  . 

CHAMPAGNE. 

Monsieur  Géronte  était,  sois-en  bien  convaincu... 

FRO.NTIN. 

Ce  qu'en  termes  polis  on  appelle...  trompé!  .. 

CHAMPAGNE. 

C'était  moi  qui  portais  les  billets  à  madame. 

Elle  est  morte;  que  Dieu  veuille  prendre  son  ame! 

L'heureux  temps!  je  buvais  à  tire-larigot, 

Et  du  port  des  poulets  je  me  fis  un  magot, 

Lequel  est  dans  les  mains  de  Géronte,  mon  maître, 

Qui,  voulant  le  garder,  me  garde  aussi  peut-être: 

Car,  de  nature,  il  est  lent  à  rendre  l'argent, 

Bien  qu'à  le  recevoir  il  soit  fort  diligent... 

Au  reste,  il  me  nourrit  plus  mal  qu'un  chien  de  chasse, 

Dvi  mes  gages  déduit  les  cannes  qu'il  me  casse 

Sur  le  dos,  et  m'habille  avec  de  tels  lambeaux, 

Que  je  fais  d'épouvante  envoler  les  corbeaux  ! 

Quel  sort  !  Ah  !  je  suis  né  sous  un  astre  bien  chiche  ! 

FRONTIN. 

Si  tu  veux  me  servir,  moi  je  te  ferai  riche. 

MARI NETTE. 

Et  moi,  je  t'aimerai. 


126  THÉÂTRE. 

CHAMPAGNE. 

Non...  je  suis  vertueux, 
Et  ne  donne  les  mains  à  rien  de  tortueux  ; 
Car,  s'il  en  avait  vent,  le  sieur  Géronte  est  hoiiinie 
A  me  mettre  dehors  en  retenant  ma  somme  ! 

FROMIN. 

Ainsi  tu  dis  non?... 

CHAMPAGNE. 

Oui,  je  dis  non. 

FROMIN,    le    ballant. 

Ah  !  gredin  ! 
Ah  !  maroufle  !  ah  !  veillaque  !  en  veux-tu  du  gourdin? 
En  voilà  ! 

CHAMPAGNE. 

Aïe  !  aïe  !  aïe  !  on  me  roue,  on  m'éthine  ! 
Marinette  me  pince,  et  Frontin  m'assassine  ! 

FRONTI.N. 

Entre  dans  mes  projets  ;  à  tes  yeux  éblouis 
Va  rayonner  soudain  un  rouleau  de  louis. 

CHAMPAGNE. 

Donne. 

FRONTlN. 

Sers-moi  d'abord. 

CHAMPAGNE. 

Pour  (jui  me  prends-lu? 

FRONTIN. 

Traîirc!' 
Tu  veux  rester  honnête  et  fidèle  à  ton  maître  ! 
lions  ! 

n  le  liât  (le  nouveau. 


LE   TRICORNE   ENCHANTÉ.  i27 

SCÈNE  III 

LES  MÊMES,  GÉRONTE. 
GÉUONTE. 

Qu'est-ce  ?  on  bat  ^Champagne  ? 

FRONTIN. 

Il  l'a  bien  mérité, 
Et  je  voudrais  l'avoir  encor  plus  maltraité  ! 

GÉRONTE. 

C»u'a-t-il  fait? 

FRONTIN. 

Rien,, monsieur,  et  c'est  son  plus  grand  crime: 
Un  laquais  fainéant  est  indigne  d'estime  ; 
Car  il  est  bien  prouvé  qu'on  ne  l'engage  pas 
Pour  cracher  dans  les  puits  et  se  croiser  les  bras. 

GÉRONTE. 

Mou  domestique  oisif!  ah  !  le  lâche  courage  ! 
Tu  me  frustres  ! 

CHAMPAGNE. 

Monsieur,  j'ai  fini  mon  ouvrage. 

GÉRONTE. 

Recommence-le  ! 

FRONTIN. 

Au  lieu  de  garder  la  maison, 
Il  boit  au  cabaret  à  perdre  la  raison  ! 

MARINETTE. 

Voyez  plutôt:  le  vin  illumine  sa  trogne. 

Et  sur  son  nez  écrit  en  couleur  rouge  :  Ivrogne: 

CHAMPAGNE. 

Si  j'ai  bu,  les  poissons  dans  la  Seine  sont  gris. 


128  THEATRE. 

CÉr.OiNTE. 

Est-ce  pour  te  soûler,  goinfre,  que  je  t'ai  pris  ? 

CHAMPAGNE. 

Je  suis  à  jeun. 

Fr.OMIN,    le  poussanl. 

l^e  sol,  à  son  pied  qui  chancelle 
Semble,  par  un  gros  temps,  le  pont  d'une  nacelle. 

MARIETTE,  même  jeu. 

11  ne  danserait  pas  sur  la  corde,  bien  sûr  ! 

FRONTIN,    même  jeu. 

Pour  t' appuyer,  veux-tu  que  je  t'apporte  un  mur? 

CIIAMPAG-NE. 

Ne  me  pousse  donc  pas  ! 

GÉRONTE. 

Sac  à  vin  ?  bryle  immonde  ! 

MARINETTE. 

En  cet  affreux  état  pendant  qu'il  vagabonde, 
(Juelqu'un  de  ces  blondins,  hirondelles  d'amour 
Oui  rasent  les  balcons  sur  le  déclin  du  jour, 
N'aurait  qu'à  pénétrer  jusqu'à  votre  pupille  ! 

FP.O.VTIN. 

Quelqu'un  de  ces  gaillards  de  morale  facile. 
N'aurait  qu'à  se  glisser  jusqu'à  votre  trésor  ! 

GI'RONTE. 

Ciel  !  qi»e  dites-vous  là  ?  Ma  pupille  !  mon  or  ! 
Les  galants,  les  voleurs  !  Ah  !  j'en  perdrai  la  lèle  ! 
Je  te  chasse,  brigand  ! 

CHAMPAGNE. 

Monsieur,  je  vous  réj)èle 


«Juo. 


,    CEROMTE. 

Pas  un  nîot  de  plus,  ou  je  t'assomme  ! 

CHAMPAGNE. 

Au  moins, 


LE  TRICORNE   ENCHANTÉ.  129 

Rendez-moi  mon  argent. 

GÉROME. 

Tu  n'as  pas  de  témoins  : 
Ton  argent  !  pour  les  frais  de  dépôt,  je  le  garde, 
.$OTS  d'ici,  scéléral  ! 

Tous  tombent  sur  Champagne. 
CHASIPAGNE,    se  sauvant. 

Au  secours  !  à  la  garde  ! 


SCÈNE  IV 

GÉRONTE,  FRONTIN,  MARINETTE, 
GÉROME. 

Me  voilà  délivré  de  ce  fieffé  vaurien  ! 
H  aura  beau  crier,  je  ne  lui  rendrai  rien  ; 
Car  comment  a-t-il  pu,  même  étant  économe, 
Moi  ne  le  payant  pas  amasser  cette  somme  ? 

FROiNTIN. 

Il  vous  a  détroussé. 

MAni.N'ElTE, 

C'est  limpide. 

FROMIN, 

L'argent 
Du  drôle  est  vôtre.  Un  maître  un  peu  moins  indulgent 
L'enverrait,  sur  la  mer,  écrire  avec  des  plumes 
De  quinze  pieds,  coiffé,  dans  la  crainte  des  rhumes, 
D'un  superbe  bonnet  du  rouge  le  plus  vif. 

MARINETTE. 

fous  tromper  !  c'est  affreux  !  Vous  si  bon  !  si  naïf! 

CÉRO.NTE. 

Je  suis  assez  venge  si  je  n'ai  rien  à  rendre, 

Et  j'aime  autant  qu'il  aille  ailleurs  se  faire  pendre. 


150  THEATRE. 

FROMIN. 

Très-bien  !  mais  vous  voilà  sans  valet  maintenant.    . 

CÉRO.NTE. 

Sans  valet,  tu  l'as  dit.  0  revers  surprenant  ! 

Un  homme  comme  moi  sans  valet  !  quelle  honte  ! 

FROISTIN. 

De  ses  augustes  mains,  certes,  monsieur  Géronte 
Ne  peut  pas,  aux  regards  des  voisins  ébaubis, 
Peindre  en  noir  sa  chaussure  et  battre  ses  babils. 

GÉRONTE. 

Non  ;  l'on  ferait  sur  moi  cent  brocards,  cent  risées. 

MARINETTE. 

Qui  suifera,  le  &oW,  vos  boucles  défrisées  ? 

GÉRONTE. 

Dans  quel  gouffre  de  maux  suis-je  tombé,  grand  Dieu .' 

MARINEITE. 

Oui  viendra,  le  matin,  vous  allumer  du  feu? 

GÉRONTE. 

Je  me  sens  affaissé...  la  tristesse  me  gagne  ; 

Ah  !  Champagne,  mon  bon,  mou  fidèle  Champagne, 

Tu  me  manques  ! 

FRONTiûl. 

Un  sot  ! 

MARINETTE. 

Un  ivrog«e  ! 

FRONTIN. 

Un  voleur  1 

GÉRONTE. 

D'acCord  ;  mais,  s'il  volait,  j'ilais  le  receleur  ; 
Et,  désormais,  le  fruit  de  ses...  économies. 
11  le  déposera  dans  des  mains  ennemies. 

FRO.NTIN. 

C'est  vraiment  douloureux;  mais,  puiMju'd  est  chassé, 
N'y  pensez  plus. 


LE  TRICORNE  ENCHANTÉ.  131 

GÉRONTE. 

Par  qui  sera-t-il  remplacé  ? 
Hélas? 

FRONTIN. 

Par  moi. 

MARIN ETTE. 

Par  moi. 

GÉRONTE. 

Frontin  on  Marinelte  ? 
Quel  choi.x  embarrassant  ! 

FRONTIN. 

Monsieur,  je  suis  honnête 
Actif,  intelligent,  mangeant  peu,  buvant  moins. 

MAP.LNETTE. 

Pour  un  maître,  monsieur,  j'ai  mille  petits  soins  : 
Je  bassine  son  lit,  je  cbanffe  ses  pantoufles. 
Je  lui  tiens  son  bougeoir,  je  lui  fa's... 

FRONTIN. 

Tu  l'essouffles. 
Ma  chère!  Laisse-moi  la  parole  un  moment. 
Si  je  m'oflre,  monsieur,  c'est  par  pur  dévouement  ; 
Je  ne  veux  rien  de  vous,  rien,  ou  fort  peu  de  chose; 
Vingt  écus  ! 

GÉRONTE. 

Ce  gnrçoii  plaide  fort  bien  sa  cause. 
Je  te  prends. 

•       MAIlINETTE. 

Quinze  écus,  et  l'honneur  d'être  à  vous, 
De  mes  peines  seront  un  loyer  assez  doux; 
Car  je  sers  pour  la  gloire. 

GÉRONTE. 

Elle  est,  ma  foi,  gentille  ; 
J'aime  sa  bouche  en  cœur  et  son  œil  qui  scintille. 
Je  te  prends* 


152  THÉÂTRE. 

FROMIX. 

Dix  l'cus,  monsieur,  me  suffiront. 

■      GÉRONTE. 

Je  le  retiens. 

MARI.NETTE. 

Monsieur,  ne  soyez  pas  si  prompr. 
Je  tiens  plus,  près  d'un  maître,  aux  égards  qu'au  salaire. 
Donnez-moi  cinq  écus,  et  je  fais  votre  affaire. 

GÉRONTE, 

C'est  conclu,  Marinette. 

FRONTIX. 

Une  minute  ;  moi^ 
Je  ne  demande  rien  du  tout  ! 

GÉROKTE. 

Alors,  c'est  toi 
Que  je  choisis. 

MARINETTE. 

Je  fais  de  plus  grands  avantages  : 
Au  lieu  de  moi,  c'est  vous  qui  recevrez  des  gages, 
Et  je  vous  donnerai  cent  pistoles"  par  an  ! 

GÉRONTE. 

Ce  mode  est  le  meilleur.  Marinolt(;,  viens-t'en. 

FROXTIN. 

J'offre  deux  cents  ! 

MARINETTE. 

Trois  cents  ! 

FRONTIN. 

Les  profits  ! 

MARINETTE. 

La  défroque  ! 

GÉRONTE,    à  paît. 

Tant  de  zclc  à  la  fin  me  paraît  équivocpie: 
El  quoi  but  peut  avoir  un  Ici  acharnement? 


LE  TRICOHNË  ENCHANTÉ.  133 

MARINETTE. 

Ne  VOUS  empêtrez  pas  d'un  pareil  garnement. 

FRONTIN. 

Par  bonté  d'àme  il  faut  que  je  vous  avertisse... 

MARUNETTE. 

Vous  allez,  avec  lui,  prendre  à  voire  service 
Une  collection  de  penchants  dissolus. 

FRONTIN. 

Elle  a  tous  les  défauts,  et  quelques-uns  de  plus! 

GÔONTE. 

Au  fait,  elle  a  bien  l'air  d'une  franche  coquine. 

FRONTIN. 

C'est  sa  seule  franchise. 

MARINETTE. 

Et  lui,  voyez  sa  mine. 
Son  œil  d'oiseau  de  proie  et  son  teint  basané  : 
C'est  un  coupe-jarret  authentique  et...  signé! 

GÉRONTE. 

Marinette,  Frontin,  je  vous  crois  l'un  et  l'autre  ; 
Et  sur  chacun  de  vous  mon  avis  est  le  vôtre. 
Mon  choix  entre  vous  deux  hésite  suspendu  ; 
Aussi,  tout  bien  pesé,  bien  vu,  bien  entendu, 
J'aime  encor  mieux  Champagne,  et  vais  à  sa  recherche 
.Dans  le  cabaret  lauche  où  d'ordinaire  il  perche. 

-  -,  11  sort. 


^  >  SCÈNE  V 

MARINETTE,  FRONTIN. 
FRONTIN. 

Diantre!  le  vieil  oison  s'envole  effarouché  ! 


,54  THÉÂTRE. 

MARINETTE. 

Fiontin,  ai-je  été  sotte? 

FRONTIN. 

Ai-je  eu  l'esprit  bouché, 
Marinette  ? 

MARI.NETTE. 

D'abord,  j'aurais  dû  te  comprendre. 

FnONTIN. 

El  nous  nous  somm.es  nui,  faute  de  nous  entendre  ! 

MARINETTE. 

J'ai  défait  ton  ouvrage. 

FRONTIX. 

Et  moi  détruit  le  tien. 

ilARI.NETTE. 

Au  lieu  de  nous  prêter  un  mutuel  soutien  ! 

F  ROM  IN. 

C'est  trop  de  deux  fripons  pour  la  mênre  partie. 

MARINETTE. 

Toujours  par  l'un  des  deux  la  dupe  est  avertie. 

FRO.NTI.N.  • 

Jouons  cartes  sur  table,  et  parlons  sans  détour, 
Tu  machinais  ici  pour  des  choses  d'amour  ! 

MARINETTE.  • 

Sans  doute  ;  —  comme  toi  ? 

KRONTIN. 

Tu  venais  pour  l'amante? 

MARINETTE. 

Oui  ;  —  toi,  pour  l'amant? 

'      FRONTIN. 

Oui. 

MARINETTE. 

La  ronconire  est  charmante! 

FllO^TIN. 

Pour  Inez? 


I,E  TRICORNE  ENCHANTÉ.  13J 

MARINETTE. 

Pour  Valère  ! 

FnONTIN. 

Assez  !  embrassons-nous  ! 
Unissons  nos  moyens  et  concertons  nos  coujis  ! 


SCÈNE  VI 

LES  MÊMES,  VALÈRE. 

FRONTIN. 

Mais  j'aperçois  de  loin  venir  monsieur  Valère, 
Mon  nouveau  maître. 

MARIJSETTE. 

Il  a  tout  ce  qu'il  faut  pour  plaire  : 
Beauté,  jeunesse... 

FRONTIN. 

Oui,  tout,  hormis  l'essentiel  : 
L'argent. 

A  Valère. 

Qu'apportez- vous  ? 

VALÈRE. 

P.is  un  sol. 

FRONTIN. 

Terre  et  ciel  ! 
A  quoi  vous  sert  d'avoir  un  oncle  ridicule? 

VALÈRE. 

Sois  plus  respectueux  pour  GiJronte. 

FRONTIN. 

Scrupulie 
Toucfiant  !  Un  oncle  affreux  qui  vous  laisse  nourrir 
Par  les  juifs,  et  s'entête  à  ne  jamais  mourir  1 


i56  THEATRE, 

VALÈP.E. 

11  m'a  déshérité. 

FRONTIN. 

C'est  différent  :  qu'il  vive! 

VALÈKE. 

Et  toi,  qu'as-tu  fait? 

FnOîiTIN. 

J'ai  dans  l'imaginativc 
Certain  tour  fort  subtil,  d'un  effet  assuré. 

VALÈRE. 

Raconte-moi  la  chose. 

FRONTIN. 

Oh  !  non;  je  suis  muré. 
Le  secret  est  beaucoup  dans  un  tel  stratagème, 
Et  vous  ne  saurez  riea  que  par  le  succès  même. 

Inc/4>aruU  ù  son  balcon. 


^  '       SCÈNE  VU 

/•    /  .      LES  MÊMES,  INEZ,  nu  balcon. 

MARINETTE. 

Monsieur  de  ce  côté  veuillez  tourner  les  yeux  : 
_C"est  Inez  qui  paraît. 

VAI.KRE. 

Je  vois  s'ouvrir  les  cieux  ! 

FRONTlN. 

Les  cieux  !  —  Une  fenêtre  à  carreaux  vert  bouteille  I 

VAI.ÈRE, 

L'Aurore  resplendit,  souriante  et  vermeille... 

FRO.NTIN. 

L'aurore  se  met  donc  au  balcon  ce  malin  ? 


LE   TRICORNE   ENCHANTÉ.  137 

VA LE RE. 

Faisant  pâlir  la  rose  à  l'éclat  de  son  teint  ! 

FRONTIX. 

Pardon,  monsieur.  —  Ce  style  est  trop  métaphorique. 
Et  vous  perdez  le  temps  en  fleurs  de  rhétorique  : 
L'occasion  est  femme,  et  ne  nous  attend  pas... 
Marinette,  aux  aguets  cours  te  niellre  là-bas. 
Au  pied  du  mur, je  vais  faire  la  courte  échelle, 
Afin  de  vous  hausser  jusques  à  votre  belle. 

VALÈRE. 

Comment  pnyer...? 

FF.ONTIN. 

Plus  tard,  quand  vous  serez  en  fonds? 

VALÈRE. 

Frontin,  ô  mon  sauveur! 

FRONTIN. 

Allons,  vite,  grimpons! 
Une  !  deux  ! 

VALÈRE,  sur  le  dos  de  Fronlin. 

M'y  voilà  ! 

FRONTIN. 

Tenez-vous  au  balustre. 

VALÈRE,  à  Inez. 

Pour  s'élever  à  vous,  il  faudrait  être  illustre, 
hiez,  être  le  fils  des  rois  ou  des  héros. 

FRONTIN. 

Il  suffit  d'un  Frontin  qui  vous  prête  son  dos... 

VALÈRE. 

Je  sens  tout  mon  néant  et  toute  ma  misère  ! 

Je  n'ai  rien,  je  le  sais,  qui  soit  fait  pour  vous  plaire 

Mais  vos  yeux,  à  la  fois  charmants  et  meurtriers, 

Ont  des  traits  à  percer  les  plus  durs  boucliers. 

Ne  vous  offensez  pas  des  soupirs  qui  s'échappent 

Du  scindes  malheureux  (^ue,  par  mégarde,  ils  frappent  ; 

8. 


138  ■  THÉÂTRE. 

Ne  vous  offensez  pas  d'un  téméraire  espoir, 
Etc€  cœur  tout  à  vous  daignez  le  recevoir  î 

Le  pardon  est  aisé  quand  l'offense  est  si  douce  ! 

VALÈRE. 

Croyez  que  moii  amour...  Diantre  !  quelle  sec  Disse! 
J'ai  failli  choir  ! 

FRONTIN. 

Monsieur,  vous  pesez  comme  un  plomb, 
yîchevez,  et,  pour  Dieu,  ne  soyez  pas  si  long! 

INEZ. 

Valère,  je  vous  crois  ;  Valère,  je  vous  aime. 

Je  vous  l'avoue  ici  beaucoup  trop  vite  même  ; 

Mais  la  gêne  où  je  vis  excuse  cet  aveu, 

Qu'une  autre  moins  gardée  eût  fait  attendre  un  peu. 

Ces  vieux  barbons  jaloux,  avec  toutes  leurs  grilles, 

A  ces  extrémités  forcent  d'hoimêtes filles! 

VALÈRE. 

Votre  franchise,  Inez,  augmente  mon  respect. 

MAItlNE.TTE. 

Garde  à  vous  !  un  objet  monstrueux  et  suspect. 
S'avance  à  l'horizon. 

FRONTIN. 

Vite,  ({u'inez  se  penclie  ; 
Dressez-vous  et  baisez  le  bout  de  sa  main  blanche.. 

MARIN ETTE. 

C'estGéronte! 

FRONTIN. 

Abrégeons. 

INEZ. 

Adieu,  Valôre,  adieu' 

FRONTIN. 

Sous  autres,  maintenant,  changeons  d'air  et  de  lieu  ! 

,  .      Ils  sortent. 


lE   TRICORNE  ENCHANTÉ  \ZQ 

SCÈNE  VIII, 

GÉRONTE,  seul. 

Quel  est  donc  le  fossé, quelle  est  doncla  mumille 

Où  gît,  cuvant  son  vin,  cette  brave  canaille? 

0  (Campagne  !  es-tu  mort?  As-tu  pris  pour  cercueil 

Un  tonneau  défoncé  de  brie  ou  d'argeuteuil  ? 

Modèle  des  valets,  perle  des  domestiques, 

Qui  passais  en  vertu  les  esclaves  antiqiies. 

Que  le  ciel  avait  fait  uniquement  pour  moi, 

Par  qui  te  remplacer,  comment  vivre  sans  toi? 

—  Parbleu  !  si  j'essayais  de  me  servir  moi-même! 

Ce  serait  la  façon  de  trancher  le  problème. 

Je  me  cemmanderais  et  je  m'obéirais; 

Je  m'aurais  sous  la  main,  et,  quand  je  me  voudrais, 

Je  n'aurais  pas  besoin  de  me  pendre  aux  sonnettes. 

Nul  ne  sait  mieux  que  moi  que  j'ai  des  mœurs  honnêtes. 

Que  je  me  suis  toujours  conduit  loyalement; 

Ainsi  donc  je  m'accepte  avec  empressement. 

Ah  !  messieurs  les  blondins,  si  celui-là  me  trompe, 

Vous  le  pourrez  aller  crier  à  son  de  trompe  ; 

J'empocherai  votre  or,  et  me  le  remettrai  : 

Vos  billets  pleins  de  musc,  c'est  moi  qui  les  lirai. 

D'ailleurs,  je  prends  demain,  qu'on  me  loue  ou  me  blâme 

Mademoiselle  Inez,  ma  pupille,  pour  femme.       ^ 

Elle  me  soignera  dans  mes  quintes  àe  toux, 

Et,  près  d'elle  couché,  je  me  rirai  de  vous, 

Les  Amadis  transis,  les  coureurs  de  fortune. 

Gelant  sous  le  balcon  par  un  beau  clair  de  lune  r. 

Va,  quand  j'apercevrai  mon  coquin  de  neveu, 

De  deux  ou  trois  seaux  d'eau  j'arroserai  son  feu... 


UO  THÉÂTRE. 

SCÈNE  \\ 
GÉRONTE,  YALÈRE. 

CÉRO.NTE. 

Eh  quoi  !  c'est  vous  encor  ? 

VALÈRE. 

Mon  oncle,  je  l'avoue, 
C'est  moi. 

GÉRONTE. 

Vos  pieds  prendront  racine  dans  la  boue; 
Au  même  endroit  planté  vous  restez  trop  longtemps, 
Mon  cher,  et  vous  aurez  des  feuilles  au  printemps, 

VAI.ÈRE. 


Je  venais  pour. 


GERONTE. 

C'est  bien  ;  ailez-vous-cn  ! 

VALÈRE. 

De  grâce  ! 

GÉRONTE. 


Pas  ùe  grâce  ! 


VAI.ERE. 

Mon  on.cle  !  ah  !  que  je  vous  embrasse! 

GÉRONTE. 

Non  !  non  !  quel  embrasseur  que  monsieur  mon  neveu  ! 

VALÈRE. 

Mon  oncle,  il  faut  qu'ici  je  vous  fasse  ini  aven... 

GÉRONTE. 

Je  refuse  l'ouïe  à  tout  aveu  ! 

VALÈRE. 

Mon  oncle !..• 


ï  LE  TRICORNE  ENCHANTÉ.  Ml 

GÉRONTE. 

An  beau  milieu  du  nez  qu'il  me  pousse  un  furoncle» 
Si  j'écoute  jamais  rien  de  ce  que  tu  dis  ! 
Je  t'ai  déshérité:  de  plus,  je  te  maudis  !... 

TALÈRE. 

J'aime... 

GÉRONTE. 

Jeune  indécent,  quel  mot  cru  sur  ma  nuaue 
Vos  impudicilés  font  rougir  ma  perruque  ! 

VAI.ÈRE. 

Oui  j'aime  Inez... 

GÉRONTE. 

Assez  !  Si  je  vous  vois  encor 
Dans  ces  lieux...  Regardez  ce  jonc  à  pomme  d'or! 

Valère  s'éloigne.  Entre  Fronlin,   qui  écliange  avec  lui  un  sign». 

d'intelligence. 

VALÈRE. 

Mon  oncle,  vous  avez  des  façons  violentes. 

GÉROiNTE. 

Décampe...  j'ai  les  mains  de  colère  tremblantes. 

VALÈRE. 

Calmez-vous...  je  m'en  vais...  m;iintcnant  mon  de.^tiu 
Dépend  de  l'heureux  sort  des  ruses  de  Fronlin. 


SCÈNE  X 

GÉRONTE,  FRONTIN. 
FRONTIN,    5    part. 

Décidément  Géronte  est  uo  oncle  faroucne. 
Vieillard  dénaturé,  puisque  rien  ne  te  touche. 
Je  m'en  vais  te  donner  nue  lx)nne  leçoif, 


t42  THEATRE. 

Et  te  servir  tout  chaud  un  plat  de  ma  façon. 

Haul  et  s'avançant. 

•Monsieur,  qu' avez-vous  donc?  vous  avez  l'air  tout  c'inse! 

GÉROiNTE. 

J'étrangle  de  colère. 

FRO.NTIN. 

Et  le  pourquoi? 

CÉRONTE. 

La  cause 
Qui  peut  faire  passer  de  l'écarlate  au  bleu 
Un  oncle  modéré,  quelle  est-elle? 

FROMIN.  '' 

Un  neveu, 

GÉRONTE. 

Sous  prétexte  qu'il  est  un  peu  fils  de  mon  frère, 
Ce  Valère  maudit  me  damne  et  m'exaspère. 

FR0MI>\ 

Heureux,  trois  fois  heureux,  qui  n'a  pas  de  parents  ! 

GÉROXTE. 

Sous  le  balcon  d'Inez  tous  les  jours  je  le  prends. 
Brassant  quelque  projet,  dressant  quelque  machine... 

FROMIN. 

La  tulipe  se  pliît  aux  vases  de  la  Chine, 
La  marguerite  aux  prés,  la  violette  aux  bois, 
L'iris  au  bord  des  eaux,  la  giroflée  aux  toits  ; 
Mais  la  fleur  qui  le  mieux  vient  sous  une  fonètre, 
C'est  un  amant  ;  Inez  l'a  remarqué,  peut-être. 

GÉRONTE. 

Je  saurai  nettoyer  et  sarcler  le  terrain... 
Mais,  Frontin,  couvre-toi  ;  tu  prendras  le  serein. 
Si  tu  restes  ainsi  sans  chapeau  dans  la  rue. 

FRO.NTIN. 

Si  je  mets  mon  chapeau,  j'échappe  à  voire  vue, 
Je  m'éclipse... 


LE  TRICORNE  ENCHANTE.  143 

CÉRONTE. 

Comment  ? 

FRONTIN. 

Je  disparais  tout  vif  r 

GÉRONTE. 

Que  me  chantes-tu  là? 

FRONTIN.  ^ 

Rien  que  de  positif. 
Avec  attention  examinez  ce  feutre. 

CÉRONTE. 

Il  est  d'un  poil  douteux  et  d'une  teinte  neutre. 

FRONTIN. 

Dites  qu'il  est  déteint,  bossue,  crasseux,  gras; 

Que  le  soleil,  la  pluie  etjcs  ans  l'ont  fait  ras  ; 

J'en  conviens.  Mais  jamais  sur  la  terre  où  nous  sommes, 

Depuis  les  temps  anciens  que  se  coiffent  les  hommes, 

Bien  qu'il  soit  déformé,  sans  ganse  et  tout  roussi, 

Il  n'exista  chapeau  pareil  à  celui-ci! 

GÉRONTE. 

J'en  ai  vu  d'aussi  laids,  mais  non  pas  de  plus  sales!' 

FRONTIN. 

D'oiî pensez-vous  qu'il  vienne? 

GÉRONTE. 

Eh  !  des  piliers  des  halles  ! 

FRONTIN. 

Fi  donc!  c'est  le  i;hapeau  de  Fortunatus. 

GÉRONTE. 

Ça? 

FRONTIN. 

Ça!  le  chapeau  qui  rend  invisible.  Il  passa 

Dans  mes  mains  par  un  tas  de  hasards  incroyables, 

D'événements  trop  vrais  pour  être  vraisemblable». 

GÉRONTE. 

Quand  on  a  ce  chapeau  sur  la  tète,  dis-tu, 


m  THEATRE, 

rersonne  ne  vous  voit  ? 

FRONTIN. 

Oui,  telle  est  sa  vertu. 

GÉnO.NTE. 

J'ai  coufiance  eu  toi...  Mais  je  uepuis  te  croire-, 
Lu  tel  prodige  veut  une  preuve  uotoire. 

FROMLN. 

Vous  l'aurez.  \_^  _ 

GÉROME. 

-*        '  Sur-le-cbamp  ? 

FROMIN. 

"— -  Tenez,  regardez  bien... 

GLRO>TE. 

Oui...  oui... 

FR0>T1>',  passant  derrière  Gérontc,  et  le  tenant  par  la  ba^quc  de 
son  habit. 

Le  tour  est  fait.  —  Que  voyez-vous?  Plus  rien. 

GÉRO.NTE. 

Où  donc  est-il  passé?  C'est  incompréhensible! 

FROXTIN,  même  jeu. 

Nulle  part;  je  suis  là,  devant  vous,  invisible. 

GÉRO.NTE. 

11  faut  que  je  te  trouve  absolument. 

FROMl.N,    mcinejcu. 

Cherchez, 
Gros  homme  ! 

GÉROSTE.  t 

Je  n'ai  p.is  pourtant  les  yeux  bouchés. 

^  FRO.NTIN,  nu'mo  jeu. 

Je  le  lui  donne  en  cent.  Je  le  tiens  par  la  baâ<(uc 

De  son  habit!  Monsieur,  vous  courez  comme  un  Basque, 

3Iénagez-vous. 

GKIONTE. 

Prodiye  élr.inoC  à  concevoir  .' 


LE  TfSlCOr.NE   ENCHANTÉ.  145 

11  est  là  i\m  iT.c  pculi',  et  je  ne  puis  le  voir  ! 
Où  donc  es-tu,  Frontin  ?  A  gauche? 

FRONTIN,   même  jeu. 

Non,  à  droite. 

GÉRONTE. 

Pur  ici  ? 

FRONTIN,  même  jeu. 

Non,  pai"  là.  —  Va,  marche  ;  je  t'emboîte  ! 

GÉRONTE. 

Ouf  !  je  suis  tout  en  nage  ! 

FRONTIN. 

Êtes- vous  satisfait? 
Êtes-vous  convaincu  pleinement  ? 

GÉRONTE. 

Tout  à  fait. 

FRONTIN. 

Or  çà,  reparaissons. 

Il  passe  devant  Géronle,   ' 
GÉRONTE. 

Je  te  vois  à  merveille. 

FRONTIN. 

Pardieu  ! 

GÉRONTE. 

C'est  étonnant  !  je  ne  sais  si  je  veille. 
Ou  si  je  dors.  — Veux-tu  me  donner  ce  chapeau? 

FRONTIN. 

Je  voudrais  bien,  monsieur,  vous  en  faire  cadeau: 

Mais,  vraiment,  je  ne  puis...  Ce  chapeau,  c'est  mon  gîte. 

Ma  cave,  ma  cuisine... 

GÉRONTE. 

Il  te  sert  de  marmite  !  ;      . 

Je  ne  suis  plus  surpris  alors  qu'il  soit  si  gras  ! 
Fait-il  de  bon  bouillon? 

0 


Î46  THEATRE. 

FROMI>. 

Vous  ne  comprenez  pas. 
Qnaiid  l'heure  du  dîner  mec.irillonne  au  ventre, 
J'enfonce  mon  castor  jusqu'au  sourcil  et  j'entre 
Chez  quoique  rôtisseur,  invisihle  pour  tous. 
Là,  parmi  les  poulets,  colorés  de  tons  roux. 
J'avise  le  plus  blond,  je  le  prends  et  le  mange, 
Les  pieds  sur  les  chenets,  où  nul  ne  me  dérange. 
Puis  au  bouchon  voisin,  pour  arroser  mon  rôt, 
Je  sablé  du  meilleur,  sans  payer  mon  écot. 

GÉRONTE. 

C'est  merveilleux  ! 

FROiNTIN. 

J'en  use  avec  la  friperie 
Comme  avec  la  taverne  et  la  rôtisserie. 
Demandez-moi  mes  yeux,  demandez-moi  ma  peau, 
Ma  femme,  mes  enfants,  mais  non  pas  mon  chapeau. 

GÉROME. 

l)e  ce  feutre  coiffé,  qu'il  me  serait  facile 
De  savoir  ce  que  font  Valère  et  ma  pupille  ! 

FRONTIN. 

Pour  un  tuteur  hors  d'âge,  amoureux  et  jaloux, 
Ce  moyen  est  plus  sûr  que  grilles  et  verrous, 
Avec  un  tel  trésor,  plus  de  ruse  possible  ; 
Devant  le  criminel  vous  surgissez,  terrible. 
Au  moment  périlleux,  sans  que  l'on  sache  d'où. 
Comme  un  diable  à  ressort  qui  jaillit  d'un  joujou' 

gi';ro>tk. 
Je  te  l'achète. 

promis. 
Non.  —  Vous  êtes  trop  avare! 
Ce  feutre  mn  fiit  roi  de  France  et  ile  Navarre, 
tt  vous  m'en  olfi  iriez  de^  prix  détlionoianls. 


LE  TRICORNE  ENCHANTE.  J47 

GÉnOJiTE. 

Cent  ccus,  est-ce  assez  ? 

FRONTIN. 

C'est  peu...  mais  je  ks  prends. 

GÉRONTE. 

Je  voudrais  bien,  avant  de  te  donner  la  bourse, 
Essayer. . . 

FRONTIN. 

Comment  donc  ! 

GÉRONTE,  à  part,  mettant  le  chapeau. 

Je  vais  prendre  ma  course. 
Et  j'aurai  le  chapeau  sans  qu'il  m'en  coûte  un  sou  ! 
Il  ne  me  verra  pas. 

FRONTIN,  à  part. 

J'ai  compris,  vieux  fdou. 

Haut. 

Ah  !  monsieur,  c'est  très-mal  de  frustrer  un  pauvre  homme  ! 

Une  telle  action  me  renverse  et  m'assomme  ; 

C'est  affreux...  Il  ne  peut  encore  êlre  bien  loin  ; 

Afin  de  le  trouver,  bàtonnons  chaque  coin  : 

Tapons,  faisons  des  bleus  sur  le  dos  de  l'espace  ; 

Dans  notre  moulinet  il  faudra  bien  qu'il  passe  ! 

Frappons  à  tout  hasard..  Pan!  pan!  pan!...  pif!  paf!  pouf! 

En  long,  en  large,  en  haut,  en  bas,  en  travers... 

GÉRONTE. 

Ouf!... 
Ah  1  la  cuisse!  ah  !  le  bras  !  ah  !  le  dos  !  ah  !  l'épaule l 

FRONTIN. 

Je  m'escrimerai  tant  du  bout  de  cette  gaule, 
Que  je  l'attraperai.  —  Si  je  ne  le  vois  pas, 
Je  l'entends  qui  renifle  et  geint  à  chaque  pas... 

A  part. 

D'un  revers  de  bâton  faisons  cesser  le  charme. 

U  fait  tomljcf  lo  cliapeau. 


i48  THÉÂTRE. 

GÉROKTE,   à  part. 

Je  suis  tigré,  zébré  ! 

FRO-NTIN. 

Cà,  déposons  notre  arme  ; 
Votre  éclipse  m'avait  vraiment  impiiélé  ; 
Je  vous  cherchais  partout.  Vous  aurais-jelieurté? 

GÉROKTE. 

Nullement. 

FROMIN. 

J'aurais  pu  vous  faire  quelque  bosse. 

GÉRONTE,  à   pari. 

Je  suis  dur.  Je  paierai  quelqu'un  pour  qu'il  te  ro^se, 
Assassin  ! 

FROMIN,  lui  présentant  le  chapeau. 

Adievons  promptement  le  marché. 
Nous  sommes  confiants...  Quand  vous  aurez  lâché. 
Je  lâcherai. 

GERONTE,  lui  donnant  une  bourse. 
C'est  fait. 

FRONTIN. 

Heureux  mortel  !  Le  monde 
Est  à  vous  maintenant,  moins  celte  bourse  ronde. 

Il  l'empoche. 

Vous  êtes  comme  l'air  ;  vous  entrez  en  tout  lieu; 
Homme,  vous  possédez  la  science  d'un  dieu  1 
Rien  ne  vous  est  caché,  vous  lisez  dans  les  âmes, 
Et,  ce  cpie  nul  n'a  l'ait,  vous  connaissez  les  femmes... 
MarincUe  à  propos  se  dirige  vers  nous  ; 
Disparaissez,  je  vais  la  confesser  sur  vous. 

Géronte  se  coiffe  du  chapeau. 


LE  TRICORNE  EiNGlIAi^TÉ.  1  iO 

SCÈNK   XI 
LES  MÊMES,  JIARINETTE. 

FRONTIiN. 

Qu'aî-di  donc,  mon  enfant? 

MARIiNETTE,  feignant  de  ne  pas  voir  Céronle. 

Je  n'ai  rien. 

FRONTI.N. 

Si;  ta  mine, 
Qii'nn  sourire  joyeux  d'ordinaire  illumine, 
Kst  lugubre,  aujourd'hui,  comme  un  enterrement , 
On  dirait  que  tu  viens  de  perdre  ton  amant. 

MaIUNKTTE,  même  jeu. 

Pour  le  perdre,  il  faudrait  l'avoir  eu...  Je  suis  sage, 
Et  n'admets  que  sou[)irs  tendant  au  mariage, 
Frontin  ! 

GÉROATE,  à  part. 

OÙ  diable  va  se  nicher  la  vertu  ? 

FRONTIN. 

Miiis  alors,  d'oii  te  vient  cet  ;iir  m.orne,  abattu  ? 

MARINETTE,    même  jeu. 

D'une  tout  autre  cause.  A  me  flatter  trop  prompte, 
J'avais  l'espoir  de  phiire  au  bon  monsieur  Géronte, 
Et  d'entrer,  pour  tout  faire,  en  service  chez  lui... 
Tu  sais  le  résultat,  et  j'en  ai  de  l'ennui. 

GÉRONTE,  même  jeu. 

Je  suis  vraiment  fâché  de  ne  l'avoir  pas  prise. 

MARINETTE,  même  jeu. 

Maintenant,  il  est  seul.  Qui  le  coiffe  et  le  frise? 
Qui  lui  met  sa  cravate  et  lui  ( lien  ho  ses  fiants  ! 


no  THEATRE. 

Moi,  j'aurais  eu  pour  lui  tous  ces  soins  fatigants, 
Et  je  l'aurais  choyé  comme  une  fille  un  père  ! 

GÉRO>TE,  même  jeu. 

Ce  que  je  n'ai  pas  fait,.je  puis  encor  le  faire. 

MARINETTE. 

C'est  un  homme  si  doux,  si  poli,  si  charmant  ! 

FROMIN. 

Je  ne  partage  pas  du  tout  ton  sentiment. 
Un  vieux... 

GÉRONTE,  bas  à  Froutin. 

Comment  ? 

FROBTIN. 

Laid,  sot... 

GÉRONTE,  Dièmc  jeu. 

Gredin! 

FRO.NTIX. 

Àcariùlrc... 

GÉRONTE,  «le  même. 

Randit  ! 

FRONTIN. 

Crasseux  !... 

GÉRONTE,   lie  même. 

Je  vais  le  latlre  comme  un  plâtre, 
Si... 

FRONTIN,  bas  îi  GiTonlc. 

C'est  pour  réprouver,  monsieur  ;  tenez-vous  coi  ! 
Tu  le  trouves  donc  bien  ? 

MARl.NETTE. 

Il  a  je  ne  sais  quoi 
De  franc,  d'épanoui,  qui  me  plaît  et  m'enchante. 
Ah  !  que  de  le  soi  vir  j'aurais  été  contente  ! 

GÉRONTE,    i   part. 

Ouul  bon  cœin!  Je  me  sens  le  coin  d(î  l'œil  n)ouillé, 


LE  TRICORNE   ENCHANTÉ.  151 

Et  par  rémotion  j'ai  le  nez  cliatouilk'. 

Il  ûternue. 
MARINETTE.  .  ( 

J'entends  éternuer,  et  je  ne  vois  personne  ! 

GÉaONTE. 

C'est  moi  qui... 

MARlMtTTE. 

Mais  quelle  est  celte  voix  qui  résonne? 
Un  fantôme,  un  esprit!... 

GÉKONTE. 

Eli  !  non  ;  c'est  moi. 

MARINETTE. 

Qui  donc? 

GÉRONTE. 

Géronte. 

MARINETTE. 

Et  votre  corps,  où  donc  est-il? 

FRONTIN,    diJc^iffant   GéronUv. 

Pardon  ! 
Monsieur,  vous  oïd^liez  que  pour  être  visible 
Il  faut  vous  décoiffer. 

MARINETTE. 

Ah  !  quelle  peur  horrible, 
Monsieur,  vous  m'avez  fuite? 

GÉRONTE. 

Allons,  rassure-toi  ; 
Je  vais  en  quatre  mois  dissiper  ton  effroi  ; 
Ce  chapeau,  qu'il  suffit  d'ôter  et  de  remettre, 
Me  fait  à  volonté  paraître  et  disparaître  ! 

MAIlINETTE,    à    part. 

Feiyiions  d'être  timide  et  jouons  l'embarras. 

GKRONTE. 

La  place  que  tu  veiiv,  mon  iMilant,  tu  l'auras. 


152  THÉÂTRE. 

IIARINETTE. 

Vous  étiez  là,  monsieur?  Vous  m'avez  entendue?... 
Le  trouble...  la  pudeur...  Ah  !  je  suis  confondue! 

GÉno.ME. 

Ton  dévouement  pour  moi  s'est  fait  connaître  ainsi. 

FRO>TI.\. 

Pendant  que  nous  voilà,  si  nous  tentions  aussi, 

Avec  ce  talisman,  une  autre  expérience, 

Pour  savoir  ce  qu'Inez  sur  votre  compte  pense  ? 

GÉROME. 

Pourquoi  faire,  Frontin  ?  Je  ne  suis  pas  aimé  ! 

FROMI.N. 

Si,  VOUS  Têtes.  Le  cœur  est  un  livre  fermé; 
11  faut  qu'il  soit  ouvert  pour  qu'on  y  puisse  lire. 

MARINETTE. 

Voulez-vous  qu'une  femme  aille  d'abord  vous  dire 
Les  feux  dont  en  secret  elle  brûle  pour  vous  ? 

GÉRONTE. 

Mais  elle  m'a  vingt  fois  refusé  pour  époux  ! 

FR0>TI.N. 

Et  vous  vous  arrêtez  à  de  telles  vétilles  ? 
Le  véritable  sens  du  non  des  jeunes  filles, 
C'est  oui  ! 

MARI  NETTE. 

Monsieur,  je  suis  de  l'avis  de  Frontin  : 
Mademoiselle  Inez  vous  aime,  c'est  certain. 

GÉRO.NTE. 

Prends  ma  clef,  Marinelte  ;  ouvre,  entre  et  fais  en  sorte 
Sous  un  prétexte  en  l'air,  que  ma  pupille  sorte. 

Muriiicilv  cntru  daD»  la  maison. 


LE  TRICORNE   ENCHANTE.  J51 

SCÈNE  XII 

GÉRONTE,  FRONTIN. 
FROMIN. 

Grâce  à  votre  chapeau,  triomphant  et  vainqueur, 
Vous  lirez  votre  nom  dans  ce  cher  petit  cœur. 

GÉRONTE. 

Je  tremble  d'y  trouver  Valère  en  toutes  lettres  ! 

FRONriX. 

Les  femmes  n'aiment  pas  ces  frêles  petits-maîtres... 
Mais  les  voici...  Mettez  vite  votre  chapeau. 

SCÈNE  XIII 

LES  MÊMES,  INEZ,  MARINETTE. 
MARINETTE,   à    Inez. 

Faisons  deux  ou  trois  tours  dehors.  Il  fait  si  beau  ! 

INEZ. 

Je  le  veux  bien  ;  je  sors  si  rarement  ! 

MARINETTE. 

Valère 
Est  peut-être  par  là. 

INEZ. 

Lui  !  s'il  voulait  me  plaire, 
Il  devrait  bien  cesser  ses  impoitunilés  ; 
Il  est  pour  ses  soupirs  assez  d'autres  beautés. 

MARINETTE. 

J'avais  jusqu'à  présent  pensé,  mademoiselle, 
Que  vous  récompensiez  son  feu  d'une  étincelle. 

9. 


i54  THEATRE. 

INEZ. 

Je  faisais  à  ses  soins  un  accueil  assez  doux. 
Faut-il  se  gendarmer  et  se  nieltre  en  courroux, 
Pour  les  efforts  que  -fait  à  nous  être  agréable 
Un  jeune  homme  galant  et  de  figure  aimable? 

GÉnOME,   à    lui-même. 

Certainement. 

FRONTIN,    lias. 

Monsieur,  ne  criez  pas  si  fort. 

INEZ. 

Il  me  plaisait  assez. 

GÉROME,    à    Fronlin. 

Soutiens-moi,  je  suis  mort  ! 

INEZ. 

Mais,  depuis,  j'ai  bien  vu  que  ses  galanteries 
N'étaient  que  faux  semblants  et  pures  tromperies. 

GÉRONTE,    à    part. 

Je  renais  ! 

INEZ. 

J'ai  compris,  en  le  connaissant  mieux, 
Que  c'était  à  mon  bien  qu'il  faisait  les  doux  yeux. 

FRONTIN,    lias    à    r.cTonlc. 

Que  vous  avais-je  dit  ? 

MARINETTE. 

Fi!  l'Ame  intéressée! 

INEZ. 

Et  vers  un  autre  amour  j'ai  lourné  ma  pensée. 
Un  lioinme... 

FRONTIN,    il.'    mémo. 

j  Écoutez  bien. 

CÉRONTE. 

I  J'écoute. 

I 

INEZ. 

l)'â"o  mûr.., 


LE  TRICORNE   ENCHANTE.  155 

FRONTIN. 

C'est  vous. 

GÉRONTE. 

Tais-toi  ! 

INEZ. 

Brûlait  pour  moi  d'un  feu  plus  pur. 

MAUINETTE. 

Son  nom  ? 

INEZ. 

Je  n'ose  pas... 

GÉRONTE. 

Le  cramoisi  me  monte 
A  la  figure  ! 

MARINETTE. 

Allons... 

GÉRONTE. 

Je  frissonne. 

INEZ. 

Géronle  \ 

GÉRONTE. 

Je  suis  au  paradis  !  aux  anges  ! 

FRONTIN. 

Est-ce  clair  ? 
Cent  écus...  Trouvez-vous  que  mon  chapeau  soit  cher? 

GÉRONTE. 

Frontin  !  mon  seul  ami  ! 

PnONTIN,    à    part. 

Je  vais  dire  à  mon  maître 
Que  pour  jouer  son  rôle  il  est  temps  de  paraître. 

INEZ. 

Géronte,  mon  tuteur,  qui  sera  mon  mari, 

Et  qui,  seul,  maintenant  règne  en  mon  cœur  guéri. 

GÉRONTE. 

Pauvre  petit  bouchon,  va  ! 


150  THÉÂTRE. 

UARINETTE. 

La  chose  est  certaine, 
On  ne  sait  pas  aimer  avant  la  soixantaine. 
Où  l'aurait-on  appris?  au  collège? 

GÉnONTE. 

Bien  dit, 
Ma  fille  !  Qui  vient  là  !  C'est  Yalère  !  Ah  !  bandit! 

FCONTIN. 

Calmez- vous...    ' 

GÉRONTE. 

Mais  il  va  parler  à  ma  pupille! 

FROMIN. 

Eh  bien? 

GÉRONTE. 

Comment!  eh  bien?  Tu  m'échauffes  la  bile! 

FRONTIN. 

Vous  parlez  en  tuleur,  et  vous  êtes  l'amant  ; 
Les  rôles  sont  changés  ! 


SCÈNE  XIV 

LES  MÊMES,  VAIÈRE. 
INEZ. 

Valère,  en  ce  moment, 
Ici? 

VAI.ÈRE,  foifnant  de  ne  pas  voir  Cdronlp,  pendant  toute  la  scène. 

Rassurez-vous  ;  je  ne  suis  plus  le  même  ; 
Je  ne  viens  pas  vous  dire,  Liez,  que  je  vous  aime! 
Mon  cœur  est  revenu  de  ces  frivolités. 

INEZ. 

Iji  mo  jiarlanl  ainsi,  monsieur,  vous  m'endiantez. 


LE  TRICORNE   ENCHANTÉ.  ibl 

VALÈUE. 

Je  ne  veux  pas  lutter  contre  un  oncle  adorable... 

INEZ. 

Adoré  ! 

FRONTIN,   à  Géronte. 

Vous  voyez. 

VALÈRE. 

Mille  fois  préférable 
A  son  neveu... 

GÉRONTE. 

C'est  vrai. 

VALÈRE. 

Qui  n'a  que  ses  vingt  ans.r. 

MARINETTE. 

Mérite  qui  décroît  et  passe  avec  le  temjis. 

GÉROME,  à  Frontin. 

Cette  fille  a  du  sens. 

FRONTIX,  à  Géronte. 

Continuons  l'épreuve. 

VALÈRE. 

Vous  épousez  Géronte  ! 

INEZ. 

Oui. 

VALÈRE. 

Je  sais  une  veuve,  ; 

Belle  de  deux  maisons  et  de  cent  mille  francs; 
Quels  yeux  à  ses  appas  seraient  indifférents? 

INEZ. 

C'est  un  fort  bon  parti  :  Faites  ce  mariage. 

GÉRONTE. 

Le  monde  va  finir  ;  mon  neveu  devient  sage  ! 

VALÈRE. 

Cet  hymen  m'enrichit,  et  j'en  veux  profiter, 
Comme  tout  bon  neveu  le  doit,  pour  acquitter, 


158         .  THÉÂTRE. 

Sans  y  jeter  les  yeux,  les  comptes  de  tutelle 
De  mon  oncle. 

GÉRONTE. 

C'est  grand  ! 

L>EZ. 

Une  femme  peut-elle 
Abandonner  ses  biens  à  l'époux  de  son  choix? 

VALÈRE. 

Assurément. 

I.NEZ, 

Je  cède  à  Géronte  mes  droits. 

GÉRO-ME. 

Ah!  quel  beau  trait! 

FROMIK. 

Fort  beau  ! 

INEZ. 

Mes  deux  fermes  en  Brie, 
Mes  terres  au  soleil,  tant  en  bois  qu'en  prairie. 
Mes  rentes,  ma  maison  sur  le  pont  Saint-Michel, 
Mes  nippes,  mes  bijoux... 

GÉROME. 

Poursuis,  ange  du  ciel! 

I.NEZ. 

J'en  veux  faire  présent  à  Géronte. 

VALÈRE. 

J'approuve 
Le  dessein. 

GÉRONTE. 

Cher  neveu  ! 

INEZ. 

Si  mon  tuteur  me  trouve 
iJignc  d'être  sa  femme,  ayant  déjà  mon  bien. 
Alors  à  mou  bonheur  il  no  manquera  rien. 


LE   TRICORNE   ENCHANTÉ.  luO 

GlîriONTE. 

Quelle  délicatesse  ! 

INEZ. 

Et  je  serai  bien  sure, 
Étant  pauvre,  que  c'est  par  affection  pure. 

GIcrtONTE. 

Ya,  je  t'épouserai,  sois  Iranqiille. 

FRONTIN. 

Comment 
Reconnaître  jamais  un  pareil  dévouement? 

Ii\EZ. 

Faut-il  faire  un  écrit? 

VALÈRE. 

Pour  qu'elle  soit  exacte, 
De  la  donation  on  dresse  un  petit  acte. 
Chez  un  notaire  avec  deux  témoins  pour  signer^ 
Marinette  et  Frontin  vont  nous  accompagner. 

CÉRONTE. 

Si  l'on  faisait  venir  le  notaire? 

FRONTIN, 

Non,  certe, 
On  n'instrumente  pas  sur  une  place  ouverte. 

GÉRONTE. 

Au  théâtre  pourtant  cela  se  fait  ainsi. 

FRONTIN, 

iiJais  nous  ne  jouons  pas  la  comédie  ici. 

Us  sortent. 


400  THÉÂTRE. 

SCÈNE  XV  . 

GÉRONTE,  puis  CIIAMPAO'E. 

GÉROiNTE. 

Frontin  avait  raison;  c'est  moi  qu'elle  préfère: 
L'oncle  bat  le  neveu  !  Géronte  bat  Valère  ! 
Ils  me  donnent  leurs  biens  !  Grâce  à  ce  vieux  chapeau, 
Le  monde  m'apparaît  sous  un  jour  tout  nouveau  ! 

CHAMPAGNE,  ivre  el  chantant. 

Quand  :o  is  la  treille, 
Une  bouteille, 
Blonde  ou  vermeille, 
M'a  fait  asseoir, 
Ma  foi,  j'ignore 
Si  c'est  l'aurore 
Qui  la  colore 
Ou  bien  le  soir. 

i 

GKP.ONTE,  mctlanl  son  cliDpoau. 

Il  est  comme  une  grive  au  temps  de  la  vendange. 
Très-soûl. 

CHAMPAGNE. 

Bonjour,  monsieur. 

GÉRONTE. 

Hein!  Bonjour!  C'est  étrange! 
Faquin,  tu  me  vois  donc? 

CHAMPAGNE. 

Pardieu,  si  je  votis  vois! 

GÉRONTE. 

Pourtant,  je  suis  couvert. 

CHAMPAGNE. 

Je  vous  verrai  deux  fois 


LE  TRICORNE  ENCHANTÉ.  ICI 

Plutôt  qu'une,  ayant  bu;  tout  homme  ivre  voit  double, 
C'est  un  fait  avéré. 

GÉRONTE. 

Ce  qu'il  a  dit  me  trouble. 

CHAMPAG.NE. 

Dieu  n'a  fait  qu'un  soleil,  et  le  vin  en  fait  deux... 
Heuh! 

GÉnOiNTE. 

Je  ne  me  suis  pas  assez  méfié  d'eux! 
Tu  ne  peux  pas  me  voir,  car  je  suis  invisible, 
En  vertu  d'un  chapeau  magique. 

CHAMPAGNE. 

C'est  possible, 
Mais  voici  votre  dos... 

Il  lui  donne  un  coup. 

Ai-je  bien  attrapé? 

GÉRONTE. 

Très-bien. 

CHAMPAGNE. 

Votre  gros  ventre... 

GÉRONTE. 

Oh! 

CHAMPAGNE. 

Me  suis-je  trompé? 

GÉRONTE. 

Non  pas. 

CHAMPAGNE. 

Ce  coup  de  pied,  ce  n'est  pas  votre  tête 
Qui  le  reçoit? 

GÉRONTE. 

Oh!  non  !  Grands  dieux!  ai-je  été  bêle! 
Je  suis  dupé,  volé,  joué  comme  un  enfant! 

CHAMPAGNE,  5  part. 

Qu'a-t-il  donc  à  pousser  des  soupirs  d'éléphant? 


132  THÉÂTRE. 

OÉRONTE. 

On  m'a  pris  cent  écus  !  on  mu  pris  ma  pupille  ! 
,   A  l'assassin  !  au  feu  ! 


SCÈNE  XVI 

LES  MÊMES,  FRONTIN. 

FnO.NTI.N". 

Quel  vacarme  inutile! 
Ils  ne  sont  pas  perdus!  Tiens,  Champagne  !  A  propos, 
Devant  un  homme  gris  il  fallait  deux  chapeaux  ; 
J'aurais  dii  vous  le  dire.  Il  vous  a  vu,  sans  doute? 

G  É  ROME, 

Puisse  le  ciel,  croulant,  t'écraser  sous  sa  voùte  ! 
Filou,  galérien,  faussaire,  empoisonneur! 

FRO>TI.\. 

Que  de  titres,  monsieur,  vous  me  faites  honneur! 
liiez  revient  avec  Valère  et  Marinette. 
Tenez  ! 


SCÈNE  XVIl 

LES  MÊMES,  INEZ,  VALÈKE,  MARINETTE. 
CtRO.NTE. 

D'où  sortez-vous? 

MARIN KTTE. 

D'un  endroit  fort  hoimrte, 

VALKRE. 

Nous  avons  fait  dresser,  chez  le  lahellion, 
Un  acte  en  bonne  (onne. 


LE   THICOIiNE  ENClIANTt:.  .  1153 

GÉRONTE. 

Oui,  la  donation. 

VALÈRE. 

Non  pas!  mais  nn  contrat... 

GÉRONTE. 

Comment!... 

VA  I.  ÈRE. 

De  mariage, 
Entre  Madame  et  moi  ! 

GÉROiNTE. 

J'éclaterai  de  rage  ! 

VALÈRE. 

Nous  avons  réfléchi  que  l'amour  et  l'hymen 
Peuvent  marcher  ensemhle  en  se  donnant  la  main. 

-GliRONTE. 

C'était  moi  qu'elle  ainwit. 

MARlîiETTE. 

Femme  souvent  varie, 
A  dit  un  roi  de  France,  et  bien  fou  qui  s'y  fie  ! 

FliO.NTIN. 

Faites  le  mouvement  de  bénir  les  époux. 

GÉRO.NTE. 

Si  lu  railles  encor,  je  t'éreinle  do  coups! 

MARINETTE. 

Valèrc  est  si  gentil  ! 

GÉROiSTE. 

Gourgandine  ! carogne! 

CIIAME'AGNE. 

Mon-ieur,  reprenez-moi. 

GtROîiTE. 

Que  me  veut  cet  ivrogne? 
Dos  calottes?  J'en  ai  ' 

H  ii>  sourn.iie. 


1G4  TIIKATRE. 

CHAMPAGNE. 

Ma  place  ou  mon  argent  ! 

GÉROME. 

Je  l'ai  ramassé  nu  comme  un  petit  saint  Jean,  ' 
Et  t'ai  payé  fort  mal  des  giges  très-minimes. 
Comment  as-tu  gagné  cet  argent?  Par  cpitls  crimes? 

CHAMPAG.NE. 

Monsieur,  c'était  du  temps  que  vous  étiez...  cocu.., 

GÉru)^TE. 
Je  te  reprends  ! 

CHAMPAGNE. 

Oh  !  si  Madame  avait  vécu  ! 

GÉRONTE. 

Tais-loi. 

MARINETTE.  . 

Ne  soyez  pas  un  oncle  coriace  ! 
A  ce  couple  charmant,  de  bon  cœur,  faites  grâce  ! 

GÉKOiNTE. 

Jamais  ! 

INEZ. 

Mon  cher  tuteur,  nous  vous  aimerons  bien. 

GÉRONTE. 

Point. 

FRONTIN. 

En  faveur  du  but,  oubliez  le  moyen. 

VALKRE. 

Mon  oncle  ! 

GÉROISTE. 

Mon  neveu,  vous  êtes  un  fier  drôle: 
Mais  je  suis  un  Géronle,  il  faut  jouer  mon  rùle... 
Je  pardonne  ! 

TOUS. 

Merci. 


LE   TIUCORNE   ENCHANTE.  165 

FfIO.MI.\. 

AU  PUBLIC 

Fais  ton  rôle  à  ton  tour, 
Public,  pardonne-nous.  .  sois  oncle...  pour  un  jour, 
Accorde  tes  bravos  à  cette  comédie  ; 
En  tout  temps  et  partout  elle  fut  applaudie: 
C'est  l'oncle  et  le  valet,  la  pupille  et  l'amant; 
Le  sujet  qui  fera  rire  éternellement  ! 
Oiseaux  de  gai  babil  et  de  brillant  plumage, 
Nous  différons  des  geais  et  des  merles  en  cage. 
Les  auteurs  font  pour  nous  de  la  prose  et  des  vers  ; 
Mais  sans  être  siffles  nous  apprenons  nos  airs. 
Bien  que  nous  n'ayons  point  pris  le  nom  de  Molière, 
Neva  pas  nous  traiter  de  façon  cavalière  : 
Tu  nous  connais  déjà,  nous  sommes  vieux  amis. 
Et  tu  peux  nous  claquer  sans  être  compromis. 


FIN  DU   TRICORME  ENCHANTE. 


PIERROT  POSTHUME 

ARLEQUIXADE    EN   UN    ACTE    ET    EÎJ   VERS 

(En  collaboration  avec  M.  Paul  Siraudiii) 

Représentée  pour  la  première  fois  sur  le  théâtre  du  Vaudeville  le  -i  octobre     ".7, 
reprise  sur  le  même  théâtre  le  50  août  186-i. 


- 

PERSONNAGES: 

181 

186 

ARLEQUIN. 

MM.  Têtard. 

MM.  Grivot. 

PIEHROT. 

Bâche. 

Saim- Germais, 

LE  DOCTEUR. 

Amant. 

RiCQLlEB. 

COLOMBINE. 

M°"  DOCHE. 

M"'  BlAXCA. 

Le  théâtre  représente  une  rue.  —  Au  fond,  en  face  du  public,  la  maison 
d'Arlequin;  à  droite,  celle  du  docteur;  à  gauche,  celle  de  Colorabine. 


SCENE  PREMIERE 

ARLEQUIN,   COLOMBINE. 
ARLEQUIN. 


Colombine,  un  mot 


! 

COLOMBINE. 

Non  ! 

ARLEQUIN. 

De  mourez. 


J68  TilEAlllE. 

COLOMBL>E. 

Point. 

ARLEQUIN. 

De  grâce  ! 
J'ai  là  certain  cadeau  qu'il  faut  que  je  vous  fasse. 

C0L0MB1>"E, 

Un  cadeau  ?  Je  m'arrête.  Est-ce  une  chaîne  d'or'/ 
Une  bague?  une  montre?  Y  suis-je? 

ARLEQUIN. 

Pas  encor. 

COLOMBI.NE. 

Une  pièce  bien  lourde  en  bonne  argenterie  ? 
Un  nœud  de  diamants? 

ARLEQUIN. 

Fi!  ma  galanterie 
Ne  s'en  va  pas  donner  dans  ces  luxes  grossiers, 
Bon  pour  les  parvenus  el  pour  les  financiers  ; 
Je  me  garderais  bien  d'humilier  les  femmes 
Par  l'insultant  excès  de  ces  présents  infâmes  ; 
Cardans  tous  les  pays,  chez  les  plus  gens  de  goîit, 
On  dit  qu'en  ces  régals  c'est  le  choix  qui  fait  tout. 

COLOMBINE. 

Vous  me  faites  languir;  dé[ièchez,  voyons,  qu'est-ce? 

ARLEQUIN. 

Regardez,  s'il  vous  plaît,  cette  petite  caisse. 

COLOMBI.NE. 

Cette  caisse  ? 

Oui. 


ARLEQUIN. 


COLOMBINE. 

Grands  dieux  !  que  vois-je?  une  souris, 
Certes,  le  don  est  rare  et  d'un  merveilleux  prix  ! 

ARLEQUIN. 

Très-raiej  une  souris  plus  blaïahc  qu'une  hermine, 


PIERROT  POSTHUME,  163 

Gaie,  alerte,  l'œil  vif  comme  une  Colombine  : 
La  femme  est  une  chatte  et  sa  griffe  nous  tient  ; 
Une  souris  est  donc  un  présent  qui  convient, 

COLOMBINE. 

Un  écrin  me  plaît  mieux  que  trente  souricières; 
■Je  vous  en  avertis,  ce  sont  là  des  manières 
A  ne  réussir  point  près  des  cœurs  délicats, 
Et  vous  vous  brouillerez  avec  messieurs  les  chats. 

ARLEQUIN. 

Cette  pauvre  souris,  tournant  dans  celte  boîte, 

Représente  mon  âme  allant  à  gauche,  à  droite, 

S'agitant  sans  repos  dans  la  captivité 

Oiî  depuis  si  longtemps  la  tient  votre  beauté; 

C'est  mon  cœur,  prenez-le,  Colombine  fantasque, 

Car  je  pâlis  d'amonr  sous  le  noir  de  mon  masque, 

Je  maigris,  desséché  par  le  feu  des  désirs. 

Et  les  moulins  à  vents  tournent  à  mes  soupirs. 

COLOMDINE. 

Arlequin,  quoi!  c'est  vous  qui  tenez  ce  langage? 
A  ma  pudicité  cessez  de  faire  outrage  ! 
Renfoncez  vos  soupirs,  n'ajoutez  pas  un  mot. 
Et  respectez  en  moi  la  femme  de  Pierrot  ! 

ARLEQUIN. 

Mais  Pierrot,  délaissant  les  rives  de  la  Seine, 
Dont  l'habitation  lui  devenait  malsaine, 
A  fait  rencontre,  en  mer,  de  pirates  d'Alger, 
El  vu  d'un  nœud  coulant  son  destin  s'abréger. 
Ne  pouvant  pas  payer  de  rançon  aux  corsaires, 
Il  trouva  la  potence  en  fuyant  les  galères. 

COLOMBINE. 

En  ce  bas  monde,  hélas  !  nul  n'évite  son  sort  ! 

ARLEQUIN. 

Donc  je  puis  vous  aimer  ;  car  la  femme  d'un  mort 
Eu  tout  [)ays  du  monde  a  ipiaUté  de  veuve. 


170  TllÉ.VTRE. 

COLOMDUNE.  » 

Du  trépas  de  Pierrot  nous  n'avons  pas  la  preuve; 
S'il  alhiit  reparaître,  ainsi  qu'un  chien  perdu  ! 
S'il  n'avait  pas  été  suffisamment  pendu  i 

ARLEQUIN, 

Bah!  rien  n'est  plus  certain  :  son  extrait  mortuaire, 
Sur  le  premier  feuillet  de  tout  dictionnaire, 
Se  voit  lisiblement  écrit  ou  parafé, 
Au-dessous  d'un  pierrot  au  gibet  agrafé. 

COI.OMBINE. 

Ce  sont  titres  fort  bons  qu'on  ne  saurait  pro<luire 
Quand  devant  le  notaire  il  me  faudra  conduire  ; 
Car  je  pense,  Arlecjuin,  pour  l'honneur  de  vos  vœux, 
Qu'ils  tendent  à  serrer  le  plus  sacré  des  nœuds. 
Par  un  certificat,  en  forme  légitime, 
Démontrez-moi  qu'on  peut  les  accueillir  sans  crime, 
Je  vous  accorderai  ti  ès-volontiers  mn  main, 
Mais,  jusque-là,  néant  !...  je  passe  mon  chemin. 


SCÈNE  II 

ARLEQUIN,  seul. 

Quoi  !  vous  fuyez,  méchante,  avec  cet  air  si  tendre! 
Et  la  souris,  hélas  !  vous  partez  sans  la  jircudrc  ! 
Ah  !  les  femmes!...  pourquoi  faut-il  (pic  nous  soyons 
Toujours  acoquinés  après  leurs  cotillons  ! 
Tout  irait  mieux,  si  Dieu  ne  t'avait  fait  d'un  geste 
Sortir  du  liane  d'Adam,  côtelette  funeste  ! 

11  mi't  la  souricière  à  terre,  près  du  la  maison  de  Coloniliinr. 

Celte  preuve,  où  l'avoir?...  Je  ne  puis,  comme  un  sot, 
Aller  chez  ces  païens  m'cnquérir  de  Pierrot. 
Des  r.'gistres  civils  aux  Étals  barbarcsqu ;s I 


PICnr.OT  POSTHUME.  171 

L'imagination,  certe,  est  des  {.lus  grotesques! 
.le  souffre,  et  je  voudrais  voir  mon  destin  fini, 
D'un  excès  de  polente  ou" de  macaroni. 
Mais  qui  vient?  le  docteur.... 


SCÈNE  in 

ARLEQUIN,  LE  DOCTEUR. 

ARLEQUIN. 

Docteur,  je  suis  malade!..; 

LE    DOCTEUR. 

Qu'avez-vous  !...  Trouvez-vous  le  vin  amer  ou  fade? 

ARLEQUIN. 

Je  le  trouve  excellent  ! 

LE    DOCTEUR. 

Et  le  rôti  ! 

ARLEQUIN. 

Fort  bon  ! 

LE    DOCTEUR. 

Que  vous  dirait  le  cœur  en  face  d'un  jambon? 

ARLEQUIN. 

Il  me  dirait,  je  crois,  d'en  couper  une  trancbe. 

LE    DOCTEUR. 

Montrez-moi  votre  langue...  Elle  est  rouge  et  non  blaucbe. 
Tout  ce  diagnostic  démontre  que  le  mal, 
A  ne  pas  en  douter,  est  purement  moral. 

ARLEQUIN. 

Votre  sagacité  pénètre  au  fond  des  choses 
Et  va  donner  du  nez  droit  dans  le  pot  aux  roses  : 
Oui,  mon  mal  est  moral,  immor.d  l)ien  plutôt; 
Car  je  suis  amoureux  de  mad.ime  l'itiiut! 


172  THEATRE. 

LE   DOCTEUR. 

De  cette  affection  je  connais  le  remède, 
Tarissez  ce  flacon,  qu'à  prix  d'or  je  vous  cède, 
Pour  elle  votre  amour  se  trouvera  guéri 
Comme  si  vous  fussiez  devenu  son  mari. 

AnLEQUIN. 

Je  n'en  crois  pas  un  mot;  cette  liqueur  vermeille 
Qui  rit  dans  le  cristal  à  travers  la  bouteille, 
Qu'est-ce  ? 

LE    DOCTE LR. 

C'est  rélixir  de  longue  vie. 

ARLEQIIX. 

Eh  bien. 
Puisque  je  veux  mourir,  cela  ne  me  vaut  rien. 

LE   DOCTEUR. 

Bon  !  tuez-vous  d'abord,  et  dites  qu'on  infiltre, 

Vous  mort,  entre  vos  dents,  liois  gouttes  de  mon  piiilire, 

Plus  dispos  que  jamais  vous  ressusciterez; 

En  revenant  au  jour  quel  effet  vous  ferez  ! 

Par  ce  trépas  galant  Colombinc  attendrie 

Vous  tend  sa  blanche  main,  avec  vous  se  marie, 

Et  vous  avez  bientôt,  heureux  et  triomphants, 

Comme  aux  contes  de  féo,  une  masse  d'enfants  ! 

AI;LEQUhN. 

Grand  merci  !  si  la  drogue  allait  être  éventée  ? 
Mais,  docteur,  dites-moi,  par  qui  lut  inventée 
Cette  rare  liqueur,  dont  les  philtres  si  forts 
Conservent  les  vivants,  rendent  la  vie  aux  morts? 

LE  DOCTEUR. 

Chez  nouf,  de  père  en  fils,  on  en  sait  la  recette; 
Etdcpiis  cinq  cents  ans  nous  la  tenons  secrète. 

ARLEQUIN. 

Vos  grands  parents  alors  ont  dû  vivre  bien  viouv  ? 
Sans  doute  vous  avez  encor  tous  vos  aïeux  ? 


PI  EH  ROT  POSTHUME.  HZ 

LE    DOCTtUn. 

Nous  ne  pourrions  jamais  liéi  itcr  de  la  sorte  ! 

Et,  comme  de  la  vie  il  faut  que  cliucuu  sorte, 

Pour  n'être  pas  contraints  de  nous  assommer  tous, 

C'est  chose  convenue  et  régle'e  entre  nous  : 

Aux  vieillards,  à  cent  ans,  l'élixir  se  retranche. 

Et,  comme  des  fruits  mûrs,  ils  tombent  de  la  branche. 

AI!LEQCIi\. 

C'est  très-joli... 

LE    DOCTEUR. 

Prenez  mon  flacon... 

ARLEQUIN. 

Non  vraiment  ! 
Je  préfère  mourir  en  véritable  amant. 
Et  je  cours  me  tuer,  au  seuil  de  Colombine, 
D'un  coup  de  coutelas  ou  bien  de  carabine. 

•         LE    DOCTEUR. 

Et  moi,  je  vais  ailleurs  chercher  quelque  nigaud 
Qui  veuille  pour  ma  fiole  échanger  son  magot. 

Le  docteur  rentre  chez  lui,   Arlequin  sort  par  la  gauche.   A  ce 
racment,  Pierrot  paraît  au  fond  du  théâtre. 


SCÈNE  IV 

PIERROT,  seul. 

Mouillez-vous,  ô  mes  yeux  !  et  toi,  lèvre  attendrie. 
Baise,  sur  le  pavé,  le  sol  de  la  patrie  ! 
Aspirez,  mes  poumon.-,  l'air  du  natal  ruisseau  ! 
Bonjour,  Paris  I...  Salut,  rue  où  fut  mon  berceau  !... 
I^  cabaret  encor  rit  et  jase  à  son  angle: 
A  ce  cher  souvenir  l'émotion  m'étrangle  ; 
Mon  nez  qui  se  dilate  aspire  avec  douceur 

10. 


^174  THEATRE. 

Les  parfums  que  répand  l'étal  du  rôtisseur; 

Rien  n'est  changé...  Voici  la  maison  de  ma  femme, 

Pauvre  femme  !...  J'ai  dû  faire  un  vide  en  son  àrae  î 

Il  le  fallait;  j'ai  fui...  Je  ne  sais  pas  pourquoi 

La  juslice  s'élait  prise  d'un  goût  pour  moi  ; 

Elle  s'inquiétait  de  mes  chants  à  la  lune. 

De  mes  moyens  de  vivre  et  de  chercher  fortune; 

Pour  lui  faire  sentir  son  incUsorétion, 

Je  rompis,  un  beau  jour,  la  conversation; 

Et  j'allai,  n'aimant  pas  qu'en  route  on  m'accompagne, 

Errer  incognito  sur  les  côtes  d'Espagne, 

Où  je  fis  connaissance  avec  d'honnêtes  gens, 

Très-pei"i  questionneurs  et  très-intelligents. 

Nous  menions,  sur  la  mer,  une  charmante  vie, 

Quand  notre  barque  fut  aperçue  et  suivie 

Par  un  corsaire  turc  plus  fin  voilier  que  nous. 

Mes  braves  compagnons  se  fuent  lia(?hei-  tous  ! 

Comme  il  faisait  très-chaud,  moi,  de  crainte  du  hàle, 

J'étais  allé  chercher  de  l'ombre  à  fond  de  cale  ; 

Mais  bientôt,  de  mon  coin  brutalement  extrait, 

Je  sentis  à  mon  col  un  nœud  qui  le  serrait. 

Ma  pose  horizontale  en  perpendiculaire  . 

Se  changea.  J'aperçus,  dans  l'onde  bleue  et  claire, 

Un  reflet  s'agiter  et  s'allonger  en  i, 

Je  fis  un  entreciiat,  et  couac...  tout  fut  fini! 

Quel  moment  !..,  Mais  le  ciel  dans  sa  miséricorde, 

Voulut  que  l'on  coupât  un  peu  trop  tôt  la  corde, 

Je  tombai  dans  la  mer,  et,  des  vagues  poussé, 

Par  dos  pêcheurs  je  fus,  près  du  bord,  ramassé. 

C'est  jouer  de  bonheur  !  Pourtant  cette  aventure 

Me  donne,  dans  le  monde,  une  étrange  posture; 

Et  c'est  une  apostrophe  à  rester  confondu, 

Si  quelqu'un  me  disait  :  Voyez  Pierrot  pendu  I 


PIERROT  POSTHUME.  175 

SCÈNE  V 

PIERROT,  ARLEQUIN. 

AP.I.EQUIN,  qui  est  entré  sur  le  dernier  vers  de  Pierrot. 

lien»!,.,  que  dites-vous?... 

PIERROT. 

Quoi?... 

ARLEQUIN. 

Vous  parliez,  ce  me  semble, 
De  l'icrrol  ? 

PIERROT. 

J'en  parlais... 

ARLEQUIN,   à  part. 

D'émotion,  je  tremble!... 

Haut. 

Vous  le  connaissez  donc?... 

PIERROT,    à  part. 

•  C'est  d'un  bote  inouï; 
Il  me  demande  à  moi  si  je  nie  connais? 

Haut. 

Oui!... 
Intimement,  monsieur. 

AKLEQDIN. 

Bien;  vous  savez  sans  doute 
Qu'il  voyagea  beaucoup  et  se  fit  pendre  en  route? 

PIERROT. 

Il  fut  pendu,  c'est  vrai  !... 

ARLEQUIN. 

Cela  me  charme  fort  ! 

PIERROT. 

Monsieur...' 


176  THÉÂTRE. 

ARLEQUIN. 

S'il  fut  pendu,  j'en  conclus  qu'il  est  mort. 

PIERROT. 

Vous  croyez?... 

ARLEQUIN. 

Quel  bonheur!...  11  faut  que  j'exécute, 
Pour  sou  De  profundis,  ma  plus  belle  culbute  ! 

riEni'.OT,  à  part. 

Ce  qu'il  dit  m'a  troublé. 

Haut. 

Monsieur,  modérez-vous! 

ARLEQUIN. 

Laissez-moi  me  livrer  aux  transports  les  plus  fous!., 
Pierrot  est  mort!,.,  vivat!,.. 

PIERROT,  à  part. 

Quel  air  de  certitude  ! 
En  mon  esprit  je  sens  naître  une  inquiétude  ; 
J'ai  le  droit  d'èlre  mort,  si  je  n'en  use  pas  ; 
Plusieurs  sont  enterrés  pour  de  moindres  trépas. 

ARLEQUIN. 

Du  décès  de  Pierrot  vous  rendrez  témoignage. 

PIERROT. 

Mais... 

ARLEQPIN. 

Piépondez... 

PIERROT. 

Pardon,  cette  démarche  engage; 
J'ai  besoin  d'y  songer,  et  je  ne  voudrais  point 
Sur  ce  grave  sujet  faire  erreur  d'un  seul  point. 

ARLEQUIN. 

Si  vous  l'avez  vu  pendre,  il  ne  faut  d'autre  preuve, 
Ah!  prenez  eu  [)ilié  les  eiuniis  de  sa  veuve  ! 

PIERROT. 

Vous  me  fendez  le  cœiu"  !  J'espère  qu'il  est  mort... 


PIERROT  POSTHUME.  177 

El  s'il  ne  l'clait  pas,  cerlc  il  aurait  bien  tort; 
Mais  je  veux  consulter  un  homme  de  science 
Pour  savoir.,. 

AIiLEQDI>'. 

Le  docteur  est  plein  d'expérience; 
Il  demeure  ici  près...  là... 

Il  désigne  la  maison  de  droite 
PIERROT. 

J'y  vais  de  ce  pas. 

ARLEQUIN. 

Puis-je  compter  sur  vous  ? 

PIERROT. 

Oh  !  oui...  n'y  comptez  pas. 

Il  entre  chez  le  docteur. 


SCÈNE  VI 

ARLEQUIN,  seul. 

Ciel  !  que  je  suis  heureux  !  Courons  vers  Colombine. 

Ne  courons  pas.  Pensons.  Avoir  joyeuse  mine. 

Moi,  son  futur  époux,  au  lieu  d'un  air  niairi, 

En  \enant  lui  conter  la  mort  de  son  mari, 

Ce  serait  lui  donner  un  exemple  funeste  ; 

Un  trépas  conjugal  est  chose  grave.  Peste! 

Elle  pouriail  en  prendre  à  mon  intcnlion 

Trop  de  facilité  de  consolation. 

Donc,  revêtant  l'aspect  congrnant  à  la  chose, 

Pleurons  Pierrot  définit  par  l'ceil  et  par  la  pose. 

11  sort  par  le  (ond. 


178  THEATRE. 

t 

SCÈNE  VII 

PIERROT,  sortant  de  la  maison  du  docteur. 

Je  suis  mort  !-..  Arlequin  disait  la  vérité. 

La  pendaison  n'est  pas  bonne  pour  la  santé  ; 

Je  m'explique  à  présent  pourquoi  j'ai  le  teint  blême. 

Pauvre  Pierrot,  allons,  conduis  ton  deuil  toi-même. 

Mets  un  crêpe  à  ton  bras,  arrose-toi  de  pleurs, 

Prononce  le  discours,  et  jette-toi  des  fleurs; 

Orne  ton  monument  d'un  ci-gît  autograpbe, 

Et,  poëtc  postluime,  écris  ton  épita[ilic, 

Qu'y  mellrai-je?...  voyons...  «  Ici  dort  étendu...  » 

Non...  ce  mot  fait  venir  ki  rime  de  pendu... 

Couelié  vaut  mieux...  «  Pierrot...  il  ne  fit  rien  qui  vaille 

Et  vécut  sans  remords  en  parfaite  canaille  !  » 

C'est  plus  original  que  bon  fils,  bon  époux, 

Bon  père,  et  cœtera,  comme  les  morts  sont  tous. 

Fais  ta  nécrologie  et  l'envoie  aux  gazettes. 

Ces  choses  sont  toujours  par  soi-même  mieux  faites. 

Quel  ami  je  m'enlève,  cl  quel  bon  compagnon, 

Content  de  mon  bonheur,  triste  de  mon  guignon  ! 

Comme  je  me  regrette,  et  comme  je  me  manque! 

La  douleur  me  pâlit,  la  tristesse  m'efflanque. 

En  songeant  (lu'allongé  dans  le  fond  d'un  trou  noir, 

Je  ne  jouirai  plus  du  bonheur  de  me  voir. 

Quel  coup  !  moi  qui  m'étais  si  dévoué,  si  tendre, 

Si  plein  d'attentions,  si  prompt  à  me  conqirendre! 

Aussi,  reconnaissant  de  mes  bontés  pour  moi. 

Je  nio  ferai  le  chien  de  mon  piopre  convoi; 

Et  j'irai,  me  couchant  sur  ma  tombe  déserte,    . 

Mourir  une  autre  fois  du  chagrin  de  ma  perte. 


riEUIiUT  l'OSTHUME.  179 

SCÈNE  VIII 

PIERROT,  LE  DOCTEUR. 
LE   DOCTEUR. 

Vous  êtes  encor  là  ? 

PIERROT. 

Mais  à  ce  qu'il  paraît. 

LE    DOCTEUR. 

Vous  sembliez  tantôt  prendre  un  vif  intérêt 
A  l'ami  pour  lequel  vous  consultiez... 

PIERROT. 

Sans  doute  : 
Avec  ses  dents  j'ai  fait  sauter  plus  d'une  croûte. 
Et  le  vin  que  je  bois  passe  à  travers  son  cou; 
Comme  vous  l'avez  dit,  il  me  touche  beaucoup. 

LE    DOCTEUR. 

C'était  vous,  cet  ami  ! 

PIERROT. 

Je  n'en  eus  jamais  d'autre. 

LE    DOCTEUR. 

Pauvre  monsieur  Pierrot,  quel  malheur  est  le  vôtre  ! 
Je  vous  plains  ;  èlro  mort  de  la  sorte,  c'est  dur. 

PIERROT. 

De  mon  trépas,  docteur,  vous  êtes  donc  bien  sur? 

LE    DOCTEUR,  à  part. 

Est-il  bêle  ! 

Haut.  ".- 

J'en  ai  la  triste  certitude. 
J'ai  de  semblables  cas  f;iit  une  longue  étude, 
Et  les  pendus  jamais  n'ont  bien  lonyloinps  vécu» 


iJ?0-  THEATP.E. 

M  lis,  pour  qno  vous  soyez  pleiuenieut  convaincu, 
Jo  vais  vous  disséquer... 

PIERROT. 

Non,  non... 

LE    DOCTELR. 

Atln  qu'on  voie 
L;i  alétliore  du  cœur,  rengorgcnienl  du  foie, 
La  dislocation  des  muscles  cervicaux, 
Et  la  congestion  des  lobes  cérébraux. 

PIERROT. 

Je  veux  bien  être  mort,  mais  pas  d'anatomie  ! 

LE    DOCTEUR. 

Comment  expliquez-vous  cette  face  blémie! 
Ce  nez  cadavérique  et  cet  œil  sépulcral? 
Vous  êtes  un  vrai  spectre  ! 

PIERROT. 

Ah  !  je  me  sens  plus  x}m\. 

LE    DOCTEUR. 

La  strangulation  pousse  à  l'apoplexie, 
Et  de  rapoplexie  à  la  catalepsie 
11  n'est  qu'un  pas. 

PIERROT. 

Ce-ssez  ce  discours  inhumain. 

LE    DOCTEUR. 

De  la  catalepsie  à  la  mort,  le  chemin 

Est  pl,us  court.  Ce  chemin,  vous  l'avez  fait,  jeune  homme. 

PIERROT. 

Grands  dieux  !  soulenez-raoi,  je  tombe. 

LE    DOCTEUR. 

Autre  sym|ilôme  ! 
Les  morts  sentent  mauvais...  Vous  ne  sentez  pas  bon. 

riEP.nOT.    M  j.cnl  boii  bras. 

C'est  VI ai,  je  nreni|Mji>onne. 


PIERROT  POSTHUME.  181 

LE    DOCTEUR,  à  part. 

On  n'est  pas  plus  oison! 

PIERROT. 

A  cet  affreux  état  savez-vous  un  remède  ? 

LE    DOCTEUR. 

Peut-être  ;  la  nature  opère  quand  on  l'aide, 
Des  miracles... 

PIERROT. 

Eh  bien,  qu'elle  en  fasse  un  pour  moi  ! 

LE   DOCTEUR. 

Les  miracles  sont  chers  et  veulent  de  la  foi. 

PIERROT. 

J'ai  la  foi. 

LE    DOCTEUR. 

Mais  l'argent  ? 

PIERROT. 

A  travers  mes  désastres. 
Dans  ma  ceinture  en  cuir  j'ai  sauvé  quelques  piastres. 

LE    DOCTEUR. 

Montrez. 

PIERROT. 

Voilà. 

LE    DOCTEUR. 

C'est  peu...  Donner  mon  élixir, 
Que  ne  pourraient  payer  les  trésors  d'un  vizir, 
Mon  élixir  divin,  pour  une  ou  deux  poignées 
De  monnaie  exotique  et  de  piastres  rognées, 
C'est  un  marché  de  dupe... 

PIERROT. 

Hélas  !  J'ai  bien  encor 
Dans  mon  bouton,  cousue,  une  pislole  d'oi 

LE    D0CTEU41. 

Bon  !  gracieusement  déployez  la  pislole 

D'une  main,  et  de  l'autre  empoigne/,  celte  fiole. 

11 


182  THEATRE. 

C'est  la  vie  en  'nnuteille,  et,  qiiaïul  vous  la  boirez, 
Fussiez-vous  plein  de  vers,  vous  ressusciterez. 


11  iorl. 


SCÈNE  IX 

.   PIERROT,  il  débouche  la  !io  iteillc  et  flaire. 

Pouah  !  l'immortalité  n'a  pas  l'odeur  suave  ; 
J'aimerais  mieux  du  viu  d'Alicanle  ou  de  Grave. 
Mais  que  vois-je?  ma  femme  eu  petit  casaquin, 
Qui  sautille  pendue  au  bras  de  l  Arlequiu  ! 
Cachou  s-nou  s... 


SCÈNE  X 

PIERROT,  à  l'écart;  ARLEQUIN,  COLOMBIISE.      ' 
ARLEQUIN. 

Mon  infante,  enfin  vous  êtes  veuve? 

COLOMBINE. 

Un  deuil  !  moi  qui  voulais  n»  Itre  ma  robe  neuve 
En  satin  bleu  d^p  ciel  à  paillettes  d'argent  ! 
Que  je  suis  malheureuse  ! 

Elle  ploure. 

lli  !  lii  ! 

MtlUlOT,    à  pari. 

C'est  affligeant. 

AKLEQtII>. 

"  Mais  cependant  ce  deuil  vous  lait  libie,  madame. 

COLOMniNF. 

C'est  vrai.  l>'ai||enrs  le  noir  sied  ;ni\  blondes..* 


l'IEIinOT  posthume:  183 

PIERROT,  à  part. 

Quelle  àme! 
Quel  cœur  ! 

COLOMBIÎSE. 

Et  VOUS  avez  la  preuve  de  sa  mort? 
[arlequin. 
Je  l'ai. 

COLOMBI.NE. 

Pauvre  Pierrot,  hi  !  lii  !  Je  l'aimais  fort  ! 

PIERROT,  à  part. 

Tais-loi;  tu  m'attendris. 

COLOMBIKE. 

Il  avait  la  peau  blanche. 
La  taille  fine... 

PIERROT,   à  part. 

Bien  ! 

COLOMBINE. 

L'humeur  joyeuse  et  franche, 
L'œil  pétillant. 

PIERROT,  à  part. 

Très-bien  !  Qui  jamais  aurait  cru, 
Moi  mort,  que  mes  beautés  eussent  ainsi  paru  1 

[arlequin. 
La  douleur  vous  égare  :  il  était  maigre,  blcmc. 
Gai  comme  un  fossoyeur  qui  s'e'itcrre  lui-même; 
Et,  quant  à  cet  œil  vif  qui  vous  semble  si  beau, 
Dans  sa  face  de  plâtre  on  eût  dit  un  pruneau! 

pierrot,  d  part. 
Drôle! 

COLOMBINE, 

Au  fait,  il  avait  le  regard  noir  et  louclif^, 
Et  certain  tic  nerveux  dans  le  coin  de  la  bouche... 

PIERROT,  à  part. 

Tu  quoque,  Brute  ! 


184  THÉÂTRE. 

AULIOll.N. 

L'âme  était  digne  du  corps  ! 
Il  ne  valait  pas  mieux  au  dedans  qu'au  dehors  : 
C'était  un  paresseux. 

COLOMBLNE. 

Un  gourmand. 

ARLEQUIN, 

Un  ivrogne. 

COLOMBINE. 

Un  poltron. 

ARLEQUIN. 

Un  voleur. 

COLOMUIKE. 

Un  hâbleur  sans  vergogne. 

ARLEQUIN. 

Un  fort  piètre  sujet. 

COLOMBINE. 

Pitoyable. 

PIERROT,  à  part. 

Parbleu  ! 
J'ai  bien  fait  de  mourir,  puisque  je  vaux  si  peu  ! 

ARLEQUIN. 

Mais  laissons  de  côté  celte  triste  mémoire. 
Dites-moi,  m'aimez- vous,  malgré  ma  face  noire? 

COLOMRINE. 

Cela  me  changera,  mon  défunt  était  blanc; 
l'oiii  d'un  nouvel  époux  à  l'ancien  ressemblant! 

l'ILRUOr,  à  pari. 

Coquine  ! 

ARLEQUIN. 

Je  puis  donc  sans  qu'elle  me  repousse 
A  mes  lèvres  i»ortcr  ta  ni;iin  fluctlo  et  douce? 

COLOllIlINE. 

Portez. 


PIERROT    POSTHUME.  '    iSS 

riEUKOT,  à  part. 

liai  ! 

ARLEQUIN'. 

Sans  frayeur  lu  ven  as  mon  museau 
Mettre  un  baiser  d'ébène  aux  roses  de  la  peau  ?.., 

COLOMBLNE. 

Je  suis  brave,  essayez... 

Pendant  le  couplet  qui  tuit,  Arlciiuin  caresse  Colomliinc. 
PIERROT,  à  part. 

Ah  !  la  chienne  !  ah  !  riiifànie!. 
Mais  que  dis-je?  Moi  mort,  elle  n'est  plus  ma  fonanc; 
Elle  est  veuve.  J'allais  faire  un  coup  maladroit  : 
D'embrasser  Arlequin,  certe,  elle  a  bien  le  droit; 
Comme  ils  s'aiment  !  J'ai  là  dans  ce  flacon  la  vie. 
Si  je  le  débouchais  !  Non,  chassons  cette  envie  ; 
Un  mari  n'est  trompe  que  lorsqu'il  est  vivant. 
La  scène  chauffe  fort,  je  cours  risque  en  buvant 
De  me  ressusciter  précisément  pour  être... 
Restons  mort,  c'est  plus  sûr...  sauf  plus  tard  à  renaître. 

COLOMBINE. 

Calmez-vous,  Arlequin. 

ARLEQUIN. 

Non,  encore  un  baiser  ! 

COLOMBINE. 

Point. 

ARLEQUIN. 

Si  fait,  rien  qu'un  seul  ! 

COLOMBINE. 

Voulez-vous  me  laisser? 

ARLEQUIN. 

Non. 

PIERROT,  à  part. 

Arlequin  va  bien  ;  je  suis  content  en  somme. 
Et  j'ai  pour  successeur  au  moins  un  yalant  lionune. 


186  THEATRE, 

COLOMHINE. 

Courez  chez  le  notaire  afin  de  le  prier 
De  dresser  le  contrat  et  de  nous  marier; 
Ce  sera  de  vos  feux  la  plus  croyable  preuve. 

.\rlejjuin  son. 


SCÈNE  XI 

COLOMBINE,  seule. 

Comment  m'habillorai-je  ?  En  blanc?  Non,  je  suis  veuve.' 

De  le  faire  pourtant  j'aurais  presque  le  droit, 

Car  Pierrot,  mon  défunt,  fui  un  mari  bien  froid. 

En  rose?  c'est  trop  vif;  en  bleu  clair?  c'est  trop  tendre; 

Lilas  réunit  tout,  c'est  lilas  qu'il  faut  prendre. 

Elle  va  pour  sortir;  en  se  retournant,  elle  rencontre  Pierrot. 

En  croirai-je  mes  yeux  ?  Ciel  !  Pierrot  !  mon  époux  ! 


.  SCÈNE  XII 

COLOMBINE,  PIERUOT. 

PIERROT. 

Non  je  ne  le  suis  plus...  J'ai  tout  vu. 

COLOMBhNE. 

Vieux  jaloux  ! 

PIERROT. 

Moi,  jaloux  ?...  Insensible  aux  j»lai-irs  comme  aux  peines, 
Je  ne  |niis  |)liis  souffrir  des  passions  buniaincs. 
Je  suis  mon  sneclre. 

r.oi,nMni>E. 
Ab  bab! 


PIERROT  POSTHUME.  m 

PIERROT. 

J'apparais,  je  reviens, 
Pur  esprit  dégagé  des  terrestres  liens, 
Et  tout  tranquillement,  devant  qu'il  fasse  sombre, 
Au  soleil  de  nndi  je  réchauffe  mon  ombre. 

COLOMBI.NE. 

Je  t'avais  vu,  Pierrot,  et  j'ai  voulu,  par  jeu 
Au  moyen  d'Arlequin  te  tourmenter  un  peu. 

PIERROT. 

Qui,  moi,  m'inquiéter  de  ces  billevesées? 

Dans  l'autre  monde  on  a  de  plus  graves  pensées! 

COLOMBINE. 

Je  t'aime. 

PIERROT. 

Je  suis  mort. 

COLOMBINE. 

Allons  donc  ! 

PIERROT. 

J'ai  vécu. 

COLOMBINE. 

Embrasse-moi. 

PIERROT. 

Fi  donc!  Faire  Arlequin  cocu  ? 
C'est  votre  époux  !  j'irais  commettre  un  adultère,       ;  *.' 
Et,  funèbre  galant  sorti  de  dessous  terre. 
Faire,  en  flagrant  délit  de  conversation 
Criminelle,  surprendre  une  apparition  ?  '^a'-    j 

Non,  je  sui^  trop  moral. 

COLOMBINE. 

Quelle  étrange  folie 
Laisse-toi  caresser. 

Pierrot  f:iit  un  peste  de  dénégation. 

Ne  suis-je  plus  jolie, 
Que  la  petite  femme,  hélas!  ne  te  plaît  plus? 


1S8  THEATRE. 

PIERROT. 

Si  {.lit,  mais  mon  état  rend  tes  soins  superflns. 

COI.OMin.NE. 

En  Espagne,  sans  cloute,  une  brune  coquine 
Retient  ta  fantaisie  aux  plis  de  sa  basquine, 
Ou  bien  queli  u;  Moresque  aux  yeux  de  noir  cernés 
A  suspendu  ton  cœur  à  l'anneau  de  son  nez, 
Et  tu  reviens  ici,  sec,  n'ayant  plus  que  l'âme, 
Jouer  le  rôle  d'ombre  et  de  mort  i)Our  ta  femme. 

PIERROT. 

Je  suis  sec,  mais  vit-on  jamais  squelette  gras? 

COLOilBI.NE. 

Sans  rancune,  cher  moit,  mais  tu  me  le  paîras! 

Elle  tort. 


SCÈNE  Mil 

PlfRROT,  puisAHLEQUIN. 

PIERROT,  seul. 

Que  je  suis  satisfait,  en  ce  conflit  néfaste, 
Légitime  Joseph,  d'être  demeuré  chaste  ! 
Eu  laissant  mon  manteau  je  me  suis  en  allé. 
Honneur  à  moi  !..,  Pourtant  j'étais  ému,  troublé; 
J'ai  senti,  pour  un  mort,  un  mouvement  étrange; 
Mais  c'est  que  la  diablesse  est  faite  comme  un  ange  ! 
(Jiiel  sourire  câlin!  quel  petit  air  mignon  ! 
Oui,  je  fus  un  grand  sol  de  lui  répoudre  :  Non  I 

ARLKQIIN,  tiilninl,  à  part. 

La  Colombiue  vient,  en  sortant,  de  me  dire 

Que  c'était  sou  mari,  cette  face  de  cire. 

Ce  Pierrot  dépendu  qu'on  devrait  pendre  encor  ! 


I 


PIERROT   POSTHUME.  ixy 

PIKRROT. 

Mais  j'y  songe,  j'ai  là  dans  ma  poche  un  trésor. 
Ce  flacon...  l'élixir  de  longue  vie. 

\RLEQUI>,    à  part. 

Ah  !  diantre  ! 

PIERROT. 

Et  je  vais  m'en  fourrer  deux  bons  coups  dans  le  ventre. 
De  trois  cents  ans  chacun. 

ARLEQUIN,   à  part. 

Tâchons  de  l'empêcher. 

PIERROT. 

Cette  fiole  n'est  pas  aisée  à  déboucher. 

ARLEQII.V. 

Ma  ruine  dépend  de  cette  réus;ilc  ! 
Hélas  !  Arlequin  meurt  si  Pierrot  ressuscite  ! 
Trouvons  quelque  moyen  qui  ne  soit  pas  commun 
Pour  l'aborder.  Hum  !  hum  ! 

PIERROT,  se  r<;tournanl. 

J'entends  tou>ser  quojtpi'un. 

ARLEQUIN. 

Bonjour,  seigneur  Pierrot. 

PIERROT. 

Cachons  bien  la  bouteille. 

ARLEQUIN,    à  part. 

Le  flacon  sort  son  col  de  sa  poche  ;  à  merveille  ! 

Haut. 

Et  comment  menons-nous  cette  chère  santé  ? 

PIERROT. 

Mais,  pour  un  trépassé,  pas  mal  en  vérité. 

ARLEQUIN. 

Vous  aVez  l'air  gaillard. 

PIERROT. 

Oui.  Pourtant,  tout  ù  l'inuro, 
J'espèrebien  jouir  d'une  santé  meilleure. 

Il- 


l'^O  ViilîlATRE. 

Avec  l'eau  v'.::  docteur  je  veux  faire  un  essai  ; 
Arlequin,  vous  aimez  nna  femme? 

ARLEQUIN. 

Oh!... 

PIERROT, 

Je  le  sai... 
Ne  vous  défendez  pas,  mon  cher...  Elle  est  charmante!... 
Arlequin,  jiuez-moi  d'épouser  wtre  amante; 
Si  l'élixirn'a  pas  l'clfct  que  j'en  attends, 
Mes  mânes  sur  ma  tombe  erreront  plus  contents. 

ARLEQUIN. 

Oui,  je  l'épouserai.- 

l'IERHOT. 

Jurez-le  sur  mes  cendres  ! 
Pour  elle  ayez  toujours  les  égards  les  plus  tendres! 
Ne  la  battez  jamais...  que  qnand  vous  serez  gris... 

Arlequin,  pendant  ce  diicours,  tire  le  flacon  de  la  pothc  de 
Pierrot,  boil  l'elixir  et  met  à  la   place   la  souris  qui  est 
dans  la  boîte,  ali  seuil  de  la  maison  de  Colombine. 
ARI.KQUI.N,    à  part. 

Le  tour  est  fait,  et  toi,  ma  petite  sotuis, 
Changeant  de  possesseur  comme  de  souricière, 
Au  lieu  de  l'éiixir,  coule-toi  dans  ce  verre. 

ril-.RROT. 

Ne  m'ahandonne  pas  à  l'instant  solennel  ! 
En  buvant  je  remours  ou  deviens  éternel  ! 
Sahit,  on  bien  adieu,  ciel  à  la  voûte  bleue  ! 

Il  boit. 

Quel  prodige!...  le  baume  avnit  donc  une  queue!... 
Je  la  sens  frétiller  dans  ma  bouche  1... 

ARLEQUIN. 

Pierrot, 
Lorsque  vous  avalez  vous  vnusdé[iê(bez  trop... 
Vous  Venez  d'opérer... 


PIERROT  POSTHUME.  491 

PIERROT. 

Je  fivmis  d'épouvante  !... 

ARLEQUIN. 

^'ingurgitation  d'une  souiis  vivante!... 

PIERROT. 

Je  la  sens  qui  remue...  et  dans  mon  estomac 
Ses  évolutions  font  un  affreux  mic-mac... 
Comme  dans  une  cage,  elle  tourne,  elle  tourne... 

ARLEQUIÎS. 

Quand  un  endroit  lui  plait,  longtemps  elle  y  séjourne. 

PIERROT. 

Croiiv  avaler  la  vie  et  boire  une  souris  ! 

ARLEQUIN. 

Sans  doute  vous  avez  chicané  sur  le  prix... 

Le  docteur  mécontent  d'une  somme  incomplète, 

Veut  orner  son  armoire  avec  votre  squelette. 

PIERROT. 

Vous  êtes  consolant!...  Oh  !  quel  saut  elle  a  fait  !... 

ARLEQUIN,  riant. 

lia  !  ha  !  ha  !  l'élixir  eût  produit  moins  d'effet  !... 

PIERROT. 

Tu  railles,  scélérat!  tu  ris  de  mes  tortures  ! 

ARLEQUIN. 

lii!  hi!  vit-on  jamais  plus  grotesques  postures? 

PIERROT. 

Misérable  ! 

ARLEQUIN,    ressentant  les  effets  de  l'élixir. 

Aie!  aie!  aie!  ai-jepris  du  poison? 
Je  me  sens  travaillé  d'une  étrange  façon... 
Je  suis  comme  l'on  est  les  jours  de  médecine... 
Ah!  traîtresse  liqueur!...  Ah!  boisson  assassine! 

PIERROT. 

Je  la  sens,  sous  ma  peau,  uiirclior,  trotter,  courir, 
Comme  dans  un  buffet  que  je  ne  puis  ouvrir  ; 


192  .  TllLAIRE. 

Elle  monte  et  descend,  elle  ronge,  elle  gr.itte... 
Ah!  maudite  souris!  ah!  bête  scélérate!... 
Mais  vous  ne  riez  plus... 

ARLEQUIN. 

Si,  je  ris  comme  un  fou  ! 

PIERROT. 

Si  je  pouvais  au  corps  m'introduiro  un  matou! 
Que  ne  suis-je  un  moment  chanteur  à  voix  fêlée, 
Pour  voir  cette  souris  par  un  chat  étranglée  ! 
Le  sérieux  vous  prend,  vous,  naguère  si  gai? 

ARLEQUIN. 

D'un  sot  rire  bientôt  le  sage  est  fatigué... 

l'IERUOT. 

Vous  avez,  à  présent,  l'air  tout  mélancolique  !... 

ARLEQUIN. 

Ah!  la  tranchée  affreuse!...  ah!  l'atroce  colique!... 

PIERROT. 

Que  vous  arrive-t-il? 

ARLEQUIN. 

Je  n'y  puis  plus  tenir!... 
Je  retourne  chez  moi... 

PIERROT. 

Si  vite? 

ARLEQUIN. 

Pour  finir... 

PIERROT. 

Ne  vous  en  allez  pas...  Vos  départs  sont  trop  brusques... 

ARLEQUIN. 

Un  travail  très-pressé  sur  les  vases  étrusques... 

Il  borl  par  le  t'unj. 


PIERROT  POSTHUME.  193 

SCÈNE  XIV 

PIERROT,  seul. 

Me  voilà  dans  le  monde  assez  mal  situé, 

Par  ces  damnés  païens  ai-je  été  bien  tué? 

Sui<-je  vivant  ou  mort?  c'est  ce  qui  m'embarrasse. 

Si  je  suis  mort,  un  point  entre  autres  me  tracasse  : 

Pourquoi  mon  estomac  a-t-il  plus  que  souvent, 

Bien  qu'estomac  défunt,  un  appétit  vivant, 

Et  pourquoi  mou  gosier,  qui  devrait  être  sobre, 

S'ouvre-t-il  si  béant  au  jus  que  presse  octobre? 

En  attendant,  mangeons  ce  poulet  que  j'ai  pris, 

Et  puis  buvons  un  coup  pour  noyer  la  souris... 

Éprouver  les  besoins  qu'on  a  quand  on  existe, 

La  faim,  la  soif,  l'amour,  étant  mort,  c'est  fort  triste! 

Le  docteur  est  un  gueux  payé  par  Arlequin  ; 

11  m'a  trompé,  c'est  clair!  Sur  cet  affreux  coquin 

Je  voudrais,  si  j'étais  un  corps  et  non  une  ombre, 

Appliquer  à  pleins  poings  des  gourmades  sans  nombre. 

De  ses  griffes  tirer  le  ducat  qu'il  m'a  pris, 

Et  lui  couclier  au  nez  son  infâme  souris. 

Je  battrais  Arlequin,  je  reprendrais  ma  femme... 

Mais  comment?  avec  quoi?  Je  ne  suis  plus  qu'une  âme. 

Un  être  de  raison,  tout  immatériel  ; 

L'bymon  veut  du  palpable  et  du  substantiel... 

On  se  rirait  de  moi,  mon  trépas  est  notoire. 

Et  c'est  un  fait  acquis  désormais  à  l'Iiistoiro. 

Pourquoi  vouloir,  objet  de  risée  ou  d'eflVoi, 

Rester  dans  ce  bas  monde  où  je  n'ai  plus  de  moi? 

Quelle  perplexité!  pour  sortir  de  ces  doutes, 

Suicidons-nous,  là,  mais  une  fois  pour  toutes. 


194  ■  THEATRE. 

Voyons.  Si  je  prenais  la  corde?  non,  vraiment. 

Le  chanvre  ne  va  pas  à  mon  tenniérameiit... 

Si  je  sautais  d'un  pont?  Non,  l'eau  froide  ni'enrliume 

Ou  si  je  m'étouffais  avec  un  lit  de  plume? 

Fi  donc!  je  suis  trop  blanc  pour  singer  Othello..," 

Ainsi,  ni  le  cordon,  ni  la  plume,  ni  l'eau; 

L'arme  à  feu  souvent  rate  et  veut  beaucoup  d'adresse. 

Si  je  m'asphyxiais  par  une  odeur  traîtresse?... 

Pouah  !  tous  ces  trépas-là  ne  sont  pas  ragoùlunls, 

Bon,  m'y  voilà  :  j'ai  lu  dans  un  conte  du  temps, 

L'histoire  d'un  mari  qui  chatouilla  sa  femme, 

Et  la  fil,  de  la  sorte,  en  riant  rendre  l'âme... 

Cette  mort  me  convient  ;  c'est  propre,  gai,  gentil. 

Allons,  chatouillons-nous;  d'un  mouvement  subtil, 

Que  ma  main  sur  mes  flancs  en  tous  sens  promenée, 

Imite  avec  ses  doigts  les  pas  de  l'araignée. 

Il  se  chatouille. 

Ouf!  je  ferais  des  sauts  comme  en  font  les  cabris, 
Si  je  ne  m'empêchais...  Continuons...  je  ris. 
J'éclate!  maintenant,  passons  aux  preds.  — Je  pâme, 
J'ai  des  fourmillements,  je  suis  dans  une  flamme  ! 
ni!  Iii!  l'univers  s'ouvre  à  mes  yeux  ûiJouis 
llu!  ho!  je  n'en  peux  plus  et  je  m'évanouis. 


SCKNE  XV 

PIERROT,  COLOMDINE 
COLOMRINE. 

Quel  est  donc  ce  nigaud  qui  se  pince  pour  rire? 

l'IEKUOT. 

C'est  un  mort  qui  se  tue. 


PIERROT  POSTHUME.  105 

COLOiiniSE. 

Ose  encore  le  redire. 
Oii,-malgié  la  maigreur  dont  tu  fais  embarras, 
Je  saui-ai  te  trouver  assez  de  chair  au  bi  as 
Pour  te  faire  mal... 

Elle  le  pince. 

PIERROT. 

Aie! 

COLOMBItNE. 

Imbécile,  maroufle. 
Ta  face  existe  assez  pour  un  coup  de  pantoufle. 
Tiens,  bélîlre  ! 

Elle  lui  donne  un  soufflet  avec  sa  mule. 
PIERROT. 

Ouf! 

COLOÏIBINE. 

Ma  main,  aleiteà  souffleter, 
Ne  négligera  rien  ponr  te  ressusciter. 
Ah!  gueux,  tu  ne  veux  pas  revivre  à  mes  caresses, 
Et,  mort,  à  l'étranger  tu  nourris  des  maîtresses  ! 
Puisque  de  mes  b;iisers  tu  ne  fais  aucun  cas, 
Que  tu  n'es  pas  sensible  aux  moyens  délicats. 
J'abandonne  ton  cœur,  et  vais  sur  ton  épaule 
Faire  dialoguer  ton  cuir  avec  ma  gaule. 

Elle  le  bat. 

Ton  dos  est-il  content  de  ce  petit  discours? 

PIERROT. 

On  m'échine!  on  m'assomme!  à  la  garde!  au  secours! 

COLOMBINE. 

Quel  cadavre  douillet! 

Elle  continue  de  le  hotlie. 

rinRROT. 

Oh! 


1%  THEATRE. 

COLOMBINE. 

Qu'as-tu  donc  à  braire? 
Tu  sors  du  rôle  ;  un  mort  ne  sent  rien... 

PIERROT. 

Au  contraire  ! 

COLOMBINE. 

Faut-il  continuer  plus  longtemps  sur  ce  ton? 

PIERROT. 

Grâce! 

COLOMBINE. 

Que  répond  l'ombre  à  ces  coups  de  bâton! 

PIERROT. 

L'ombre  répond  qu'elle  est  un  corps  qu'on  martyrise. 

COLOMBINE. 

Si  ta  conviction  n'était  pas  bien  assise, 
L'on  peut... 

PIERROT. 

Non  pas,  je  vis,  je  le  sens,  je  le  crois. 
C'est  assez  ;  je  mourrais  tout  de  bon  cette  fois. 

COLOMBI.NE, 

Bon  !  tu  renonces  donc  à  ce  jeu  ridicule  ? 

PIERROT. 

Pour  jamais.  Cependant  il  me  reste  un  scrupule. 
Le  docteur  m'assurait. . . 

COLOMBINE. 

Le  docteur  est  nn  sot. 

PIERROT. 

Justenvent  le  voici  qui  vient.  Dorteur,  un  mot  ! 


PIERROT   POSTHUME.  iJÎ 

SCÈNE  XVI 

PIERROT,  COLOMBINE,  LE  DOCTEUR. 
LE    DOCTEUR. 

Quatre,  mou  fils... 

PIERROT. 

Docteur...  vous  êtes  un  vieux  drôle. 
Je  suis  vivant... 

LE    DOCTEUR. 

Très-bien  !  vous  avez  bu  ma  fiole  ? 

PIKRROT. 

Je  n'ai  rien  bu...  sinon  une  souris. 

LE    DOCTEUR. 

Alors 
Vous  pouvez  vous  classer  toujours  parmi  les  morts. 
Galien,  Paracelse,  Hippocrate,  Avicenno, 
Disent  également  la  pendaison  mnlsaine. 
Dans  leurs  œuvres  l'on  voit  que,  le  larynx  occlus, 
Le  poumon  avec  l'air  ne  communique  plus  ; 
L'organe  intitulé  parencliyme  splénique 
(Car  il  faut  vous  parler  le  langage  technique) 
Se  gonfle  et  du  thorax  emplit  les  cavités  ; 
D'un  sang  fuligineux  les  méats  injectés 
N'apportent  au  cerveau  que  trouble  et  que  vertige; 
Bientôt  la  synovie  aux  jointures  se  fige, 
L'on  devient  roide  et  sec  comme  un  pantin  de  bois, 
Livide,  et  dans  l'état  enfin  où  je  vous  vois. 

PIERROT. 

Je  prétends  que  je  vis. 

LE    DOCTEUR. 

Non. 


'"8  THEATRE. 

PIERROT. 

Si. 

COLOMDINE. 

La  chose  est  sûre. 

LE    DOCTEUR. 

Ce  n'est  que  rêverie  et  qu'illusion  pure... 
La  science  est  certaine  et  ne  trompe  jamais. 
Ne  vous  entêtez  pas  à  vivre,  étant  mort... 

riCRROT. 

Mais.. 

I.E    DOCTEl'IÎ. 

Pas  de  mais. 

PIERROT. 

Celte  tape  est-elle  de  main  morte? 

LE    DOCTEUR. 

Oui. 

COLOIIBINE,    a  Pierrot. 

Donne-lui  plus  bas  une  preuve  plus  forfe. 

PIERROT,  lui  donnant  Je  son  pied  au  dcrriiTc, 

Cet  argument  est-il  de  pied  mort? 

LE    DOCTEUR. 

Non. 

PIERROT. 

Ces  coups, 
Pour  venir  d'un  défunt,  comment  les  trouvez-vous? 

LE    DOCTEUR. 

Fort  rudes  ;  vous  frappez  à  rompre  les  vertèbres  ! 

PIERROT. 

Tenez. 

LE    DOCTEUR. 

J'ai  des  amis  dans  les  |>onipes  funèbres, 
Fit  si  vous  m'appliquez  des  souffliMs  aussi  forts, 
Je  vous  fais  empoigner  par  ipialrc  croipic-morls- 


PIERROT  POSTHUME,  199 

PIERROT. 

Docteur,  pour  éviter  des  gourmadcs  snns  nombre, 
'Convenez  que  je  suis  un  corps  et  non  une  ombre. 

LE    DOCTEUR. 

Vous  êtes  bien  un  corps,  j'im  conviens. 

PIERROT. 

C'est  heureux! 

LE    DOCTEUR. 

Être  une  ombre  serait  un  deslin  moins  affreux. 

PIERROT. 

Je  sens,  je  vois,  j'entends,  je  marche,  je  respire. 

LE    DOCTEUR. 

Oui,  c'est  le  plus  fâcheux. 

PIERROT. 

Et  que  suis-je? 

LE    DOCTEUR. 

Un  vampire  ! 

COLOMBINE. 

Un  van)|)ire  !  grands  dieux  ! 

LE    DOCTEUR. 

Ce  teint  mat  et  blafard, 
Cette  lèvre  sanglante,  avec  cet  œil  hagard, 
Tout  le  dit... 

COLOMBINE. 

S'il  allait  pendant  que  je  repose, 
M'entr'ouvrir  une  veine  et  sucer  mon  sang  rose? 

LE    DOCTEUR. 

Sans  doute  il  le  fera,  car  c'est  le  seul  moyen 
Que  les  gens  de  sa  sorte  aient  pour  se  porter  bien. 

,  PIERROT. 

N'est-il  aucun  remède,  aucune  médecine  ? 

LE    DOCTEUR. 

Mon  Dieu,  si  !...  L'on  vous  plante  un  piou  dans  la  poitrine, 
L'on  vous  coupe  en  quartiers,  on  brûle  vos  morceaux, 


200  THEATRE. 

Puis  le  vent  prend  la  cendre  et  la  jette  aux  ruisseaux. 

COLOMBINE. 

Quelle  liorreur!...  A  jamais  de  vous  je  me  si'pare. 

PIERUOT. 

Ce  procédé  me  semble  un  tant  soit  peu  barbare. 

LE    DOCTEUR. 

J'en  connais  un  plus  doux,  qu'on  pourrait  employer  : 
Certaine  potion...  mais  il  la  faut  payer. 

PIERROT. 

Avec  quoi? 

LE    DOCTE IR. 

Vos  boutons  gros  comme  des  ampoules, 
Ont  des  onces  d'Espagne  et  d;s  ducats  pour  moules. 

PlElîROT. 

Cbut  ! 

LE    DOCTEUR. 

Un  seul  me  suffit. 

PIERROT. 

Je  vais  vous  le  donner. 

COLOMUINE. 

Vampire  !  je  me  risque  à  to  déboutonner... 

Tu  ne  me  fais  plus  peur,  cher  Pierrot  do  mon  âme! 

Allons,  donne  un  baiser  à  ta  petite  femme... 

Je  ti;  dorloterai,  je  le  bichonnerai... 

S'il  te  manque  un  boulon,  je  te  le  recoudrai... 

Elle  lui  arrache  les  boulons  Je  »on  liahil. 
PIERROT. 

Fort  bien  ;  mais  c'est  montrer  trop  de  zèle,  peut-être, 
Que  les  couper  soi-même  afin  de  les  remettre. 

COLOJIBI.NE. 

Laisse-moi,  dans  mes  bras,  sur  mon  cœur  le  presser! 
Tendre  vigne,  à  l'orineau  laisse-moi  m'enlacer  ! 

On  onlend  geindre  Arlequin. 

Ilumphl 


i'IERKUr    POSTHUME.  201 

I.E    DOCTELR. 

Qui  peut  sou|iirer  et  geindre  de  la  sorte? 

PIERROT. 

Est-ce  un  veau  que  l'on  sèvre?... 

COLOMBINE. 

Un  chien  mis  à  la  porte  ? 

PIERROT. 

C'est  Arlequin. 

COLOMBLNE. 

Qu'a-t-il  à  pousser  ces  clameurs? 

LE    DOCTELR. 

Pourquoi  s'est-il  juché  tout  là-haut  ? 

ARLEQUIN,  à  la  fenêtre  de  «a  maison,  qui  fait  face  au  public. 

Je  me  meurs  !... 
Je  suis  empoisonné  !... 

LE    DOCTEUR. 

Bon,  je  cours  à  votre  aide  : 
Pour  vous  réconforter  j'ai- là  certain  remède  ! 

ARLEQUIN. 

Aon,  vous  m'achèveriez... 

COLOMBINE. 

Dites,  qu'avez-vous  pris 
Pour  souffrir  de  la  sorte  et  pousser  de  tels  cris? 

ARLEQUIN,  de  sa  fenêtre. 

J'ai  bu  de  l'éli.vir  de  longue  vie  !... 

PIERROT. 

Étrange 
Effet;  la  longue  vie  en  mort  brusque  se  change! 

COLOMBINE. 

Malheureux  Arlequin!.  .  Qu'avez-vous  fait,  docteur? 

ARLEQUIN,  de  sa  fcnêlre. 

Tu  m'as  tronij  é  !  tu  n'es  qu'un  gueux,  qu'un  iuiposloi;r- 

LE    DOCTEUR. 

Non,  mon  clixii-  rcslo  à  >ou  lilrc  lidcle.  ► 


202  THEATRE. 

Car  vous  allez  jouir  de  la  vie  éternelle  ! 

ARLEQUIN. 

Je  vais  mieux  :  d'un  regard  de  son  œil  attendri, 
La  belle  Colom.bine  aussitôt  m'a  guéri  !... 
Je  descends... 

COLOMBINE,  lui  arrachant  encore  un  bouton. 

Cher  Pierrot  ! . . . 

PIERROT. 

Encore  un  qu'elle  coupe! 

ARLEQUIN,  entrant  en  scène. 

Ce  tableau  clocherait  si  je  manquais  au  groupe. 

COLOMBINE. 

Vous  ne  pouvez  rester,  Pierrot  est  de  retour  ; 
Tâchez,  l'espoir  perdu,  d'oublier  votre  amour... 
Voyagez,  retournez  au  pays  bergamasque. 

ARLEQUIN. 

Mon  cœur  se  fend  !  les  pleurs  ruissellent  sous  mon  masqiie. 

PIFRROT. 

II  ne  partira  pas  !  je  ne  suis  pas  jaloux,  ■ 
Ensemble  nous  vivrons  dans  l'accord  le  plus  doux. 

LE    DOCTEUR. 

Grand  Pierrot! 

ARLEQUIN. 

Je  serai  vertueux. 

COLOMBINE. 

Et  moi  sage. 

MERROT. 

Un  ami  très-souvenl  est  commode  en  ménage, 
Il  me  divertira  lorsque  je  m'ennuierai, 
Et  sera  le  parrain  des  enfants  ipic  j'aurai. 


PIERROT   POSTHUME.  203 


AU  PUBLIC. 


Pardonnez  à  Pierrot  d'avoir  pris  la  parole. 

D'ordinaire  je  mime  et  grimace  mon  rôle 

Et  vais  silencieux  comme  un  fantôme  blanc, 

Toujours  trompé,  toujours  battu,  toujours  tremblant, 

A  travers  l'imbroglio  que  d'une  main  iiardie 

Trace  en  ses  canevas  l'ancienne  Comédie, 

Celle  qu'on  appelait  Comedia  deW  arte, 

Et  que  brodait  l'acteur  en  toute  liberté. 

C'est  la  farce  éternelle  aux  mêmes  personnages, 

L'immortel  quatuor,  qu'ont  aimé  lous  les  âges, 

Car  toujours  sous  leur  noir,  leur  plâtre  ou  leur  carmin. 

Les  masques  convenus  ont  le  profil  liumain 

Et  l'Art  lui-même  peut,  quittant  les  hautes  cimes. 

Coudre  à  ces  gais  pantins  le  grelot  d'or  des  rimes  ! 


FIN   DB   PltRROT   POSTHUME. 


PROLOGUE 

POUR  LE  FALSTAFF  DE  MM.  P.  MEURICE  ET  A.  VACQUERIE 
Récité  par  M.  Louis  Monrose  sur  le  Ihéàtre  de  l'Odéon  le  2  octobre  1842. 


Beau  sexe,  sexe  laid,  jeunesse,  et  vous  vieillesse, 
Ne  sifflez  pas  encor,  je  ne  suis  pas  la  pièce  ; 
Gardez,  poar  en  cribler  les  endroits  incongrus. 
Voire  provision  d'œiifs  durs  et  de  fruits  crus  : 
Sous  cet  accoutrement  de  satin  blanc  et  rose. 
Tel  que  vous  me  voyez,  je  suis  Louis  Monrose, 
Pour  le  présent  prologue;  une  position 
A  ne  pas  exciter  la  moindre  ambition  ! 
Tout  à  l'heure,  changeant  de  costume  et  de  rôle, 
Je  représenterai  John  Fal staff,  un  fier  drôle  ! 
Mes  compagnons  sont  là,  derrière  le  rideau, 
Un  las  de  chenapans  qui  n'ont  jamais  bu  d'eau. 
Tout  prêts,  tout  habillés,  fardés  jusqu'aux  oreilles, 
Mais  pâlissant  de  peur,  sous  leurs  teintes  verineires; 
Car  chacun  sait  que  l'autre  est  un  affreux  gredin 
Que  l'on  a  négligé  de  pendre  par  dédain  : 
Tous  les  vices  en  fleur  bourgeonnent  sur  leurs  trognes; 
Ils  sont  un  peu  filous,  énormément  ivrognes. 
Très-poltrons,  très- hâbleurs,  à  cela  près  charmants. 
Mais  que  vous  s  mbieir.  de  pareils  garnements, 
Hommes  deees  tempsci,  vous,  sprctalcurs  boiniètes, 
Qui  rentrez  de  bonne  heure  ^l  qui  payez  vus  dettes? 


206  THÉÂTRE. 

Pour  dérider  le  spleen,  rimmour  hasarde  tout. 
Anglais,  de  leur  terroir  ils  ont  gardé  le  goût. 
Et,  sans  être  gênés  par  les  rimes  françaises, 
Les  coudes  sur  la  table,  ils  vont  prendre  leurs  aises  : 
Vous  les  excuserez  s'ils  ne  sont  pas  parfaits. 
Après  tout,  c'estiiinsi  que  Sliakspear  les  a  faits  ; 
Que  les  a  vus  passer  sa  haute  fantaisie, 
Dorés  par  un  reflet  de  vin  de  Malvoisie. 
Du  fond  de  la  taverne,  où  rêveur  il  songeait, 
De  son  vaste  cerveau  m'élaiiç.int  d'un  seul  jet, 
J'apparus  tout  à  coup,  riant,  vermeil,  énorme, 
Et  le  Bacchus  du  Nord  s'incarna  sous  ma  forme. 
La  pourpre  de  mon  sang  est  faite  de  vin  pur  ; 
Sur  un  pied  chancelant  je  porte  un  esprit  sûr, 
Et  ma  gaîté  pétille,  ainsi  qu'au  bord  du  verre, 
En  globules  d'argent  une  mousse  légère  ; 
Car  tout  ce  que  je  bois  se  résout  en  esprit, 
Et  la  triste  .\lbion  par  mes  lèvres  sourit  ; 
La  bonne  humeur  du  prince  à  la  mienne  s'allume, 
Ma  verve  est  le  soleil  de  toute  celte  brume. 
Et  mon  ivresse  ardente,  oiî  chaque  mot  reluit, 
Tire  un  feu  d'artifice  au  milieu  de  leur  nuit. 
C'est  fort  bien  John  Falstaff  ;  mais  que  dit  la  morale 
Une  telle  conduite  est  un  aifreux  scandale  ! 
Public,  rassure-toi  :  toujours  au  dénoùmcnt 
Pour  des  gueux  comme  nous  paraît  le  cliàtimcnl  ; 
Atteiuls-le  sans  colère,  et  soulliv  que  je  rentre 
Pour  me  rougir  le  nez  et  mettre  mon  faux  ventre. 


m  DU  rnoLoci  E  de  kalstaff. 


PROLOGUE  D'OUVERTURE 


RECITE    LE   13  NOVEMBRE    18i3   AU    THEATFxE   DE    L  ODEO!f 


PERSONNAGES  : 

LE  DIHECTEUR.  MM.  Docage. 
UN  ESPRIT  CHAGRIN.  Dehosselle. 

UN  GARÇON  DE  THEATRE.  Bbetox. 


L  ESPRIT    CHAr.niN. 

Eh  bien,  cher  directeur,  la  nouvelle  est  donc  vraie, 
Vous  jouez? 

LE  DIRECTEUR. 

Oui. 

l'esprit  ciiagri.n. 
Pour  vous  l'entreprise  m'effraye; 
L'Odéon,  qui  ne  peut  ni  vivre  ni  mourir, 
N'est  jamais  plus  fermé  que  lorstpi'il  vient  d'ouvrir= 

LE    PIUECTEl'R. 

On  a  fait  là-ilessus  mille  phiisanteries  : 
.le  le  sais...  Il  poussait  de  l'herbe  aux  galeries; 
Dix-sept  variétés  de  champignons  malsains 
Dans  les  loges  tigraient  la  mousse  des  coussins; 
Une  flore  complète;  et  plus  d'un  jonrnalisie 


208  THEATRE. 

Malicieusement  en  publia  la  liste. 
.  Les  ours  du  pôle  arctique  et  les  ours  des  cartons 
Dans  cet  autre  Spilzberg  avaient  pris  leurs  cantons, 
Et  par  eux  lut  mangé  le  claqueur  solitaire 
Hivernant  sous  la  neige  au  milieu  du  parterre. 
Trouvant  l'endroit  propice  à  des  repas  de  corps, 
Près  des  acteurs,  les  rats  grignotaient  les  décors. 
Les  poêles  se  cbaulïaient  au  moyen  de  veilleuses, 
Simulacres  de  feux,  bieurs  fallacieuses! 
L'abandon  tamisait  sa  poussière  partout; 
Des  fils  tombaient  du  ciel  une  araignée  au  bout, 
Et,  terreur  du  pompier  lo  long  des  couloirs  s:)inbres. 
Des  directeurs  défunts  se  promenaient  les  ombres; 
Suis-je  bien  informé?  Du  moins,  si  je  me  perds, 
Je  plonge  dans  le  gouffre  avec  des  yeux  ouverts. 

l'esprit  £HAGIUN. 
Personne  n'eut  jamais  caprice  phis  morose  : 
N'être  pas  directeur  de  l'Odcon  est  cbose 
Si  facile,  pour  peu  que  l'on  soit  protégé! 
Vous  êtes  né,  mon  cber,  sous  un  astre  enrage  ; 
Si  vous  m'aviez  fait  part  de  ce  projet  sinistre 
J'aurais  recommandé  votre  affaire  au  ministre; 
Il  vous  eût  refusé...  par  faveur. 

I.K    DIRIXTEUR. 

Grand  merci  ! 
J'ai  la  prétention  de  réussir  ici. 
Oui  cette  belle  salle  étonnée  et  ravie, 
Apres  un  long  sommeil  s'éveillant  à  la  vie, 
Je  l'espère,  verra  le  public  cbaque  soir. 
Connue  un  ami  fidèle  arriver  et  s'asseoir. 
Le  bistre,  ce  soleil  qu'on  descend  et  qu'on  monte. 
Aux  luttes  de  deux  gaz  saura  trouver  son  conqile, 
Et  cboisira  celui  dont  le  jet  radieux 
Noircit  moins  le  idafond  lout  en  éclairant  mieux. 


PROLOGUE   D'OUVERTURE.  '209 

Flûtes,  cors,  violons,  feront  rage  à  l'orchestre; 

La  Muse  à  talons  hauts  et  la  muse  pédestre, 

L'une  avec  son  péplum  dans  le  marbre  sculpté, 

L'autre  avec  son  jupon  changeant  et  pailleté. 

Ensemble,  ou  tour  à  tour,  sérieuse  ou  fantasque. 

Montreront  la  pâleur  ou  le  fard  de  leur  mas(iiit^. 

Chez  nous  les  dieux  de  l'ait  auront  des  trônes  d'or; 

Mais  nous  livrons  l'azur  à  tout  puissant  essor, 

Et  le  jeune  poète,  éclaiié  par  leur  gloire, 

Prendra  place  à  leurs  [lieds  sur  les  marches  d'ivoire, 

L'Ûdéon,  temple  ouvert  à  tous  les  immoi  tels. 

Même  aux  dieux  étrangers  dressera  des  autels. 

Le  génie  est  pareil,  si  la  langue  est  diverse, 

Astre  à  demi  voilé,  l'idée  éclate  et  perce 

Sous  le  nuage  gris  de  la  Iraduction  : 

Pour  juger  de  l'étoile  il  suffit  d'un  rayon. 

Quand  on  entend  Molière,  et  Corneille,  et  Racine, 

Caldéron  se  comprend,  Sliakspeare  se  devine. 

0  poètes  sacrés,  ô  maiti-es  souverains. 

S'il  reste  encore  au  fond  de  vos  riches  écrins 

Une  perle  oubliée,  une  pierre  enfouie, 

Nous  la  ferons  briller  sur  la  foule  éblouie  ; 

Sans  redouter  Vhélas  !  sans  craindre  le  holnl 

Après  VAgésilas  nous  jouerons  r,4f^//fl. 

Pour  nous  l'auteur  du  Cid  vit  dans  toutes  ses  pièces, 

Et  Rotrou,  délaissé,  tente  nos  hardiesses. 

l'espiut  chagrin. 
Tout  cela  serait  bon  dans  un  pays  connu, 
Mais  aucun  Mungo-Park  ici  n'est  parvenu; 
La  carte  vous  relègue  aux  zones  cliimériijucs. 
J'ai  vu  des  gens  chercheurs  et  trouveurs  d'Amériques, 
Qui,  l'on  ne  sait  comment,  allaient  on  ne  sait  où. 
Au  Kamtchatka,  dans  l'Inde,  au  diable,  à  Tombouclou; 
Hais  je  n'en  ai  pas  vu,  quel  rpie  soit  leur  courage, 

12. 


2J0  THÉÂTRE. 

Capables  de  tenter  ce  périlleux  voyage. 
'     L'on  part  pour  l'Odéon  tout  jeune,  et,  dans  Paris, 
L'on  retourne  vieillard  avec  des  cheveux  gris. 
11  vous  faut  un  railway  pour  vous  rendre  probable. 

LE    DIUECTEUR. 

Vous  voilà  cependant. 

l'esprit  chagri.\. 

Ce  fait  invraisemblable 
S'explique  :  je  demeuie  où  finit  le  chemin, 
Étant  un  naturel  du  faubourg  Saint-Germain. 

LE    DIRECTEUR. 

Remettez  au  carquois  ces  flèches  émoussées; 

Nos  armes  par  vos  traits  ne  seront  pas  faussées, 

Et  ne  nous  criblez  plus  d'un  sarcasme  banal 

Qui  serait  dédaigné  du  plus  mince  journal. 

Qu'importent  quebpies  pas  ou  quelques  tours  de  roue? 

L'Odéon  n'est  pas  loin  quaiul  Lucrèce  s'y  joue. 

Antiyone,  maigre  la  route  et  ses  lenteurs. 

Attirait  au  désert  deux  mile  spectateurs; 

Et  la  distance  à  tous  paraissait  exiguë, 

Quand  au  bout  de  la  route  on  trouvait  la  C'ujuë. 

Qui  se  plaint  du  chemin  alors  que  le  but  plaît, 

Hors  les  cochers  de  fiacre  et  de  cabriolet  ! 

Les  Deiu  Mains  de  Gozlan,  ont  d'une  étreinte  adroite, 

Uni  la  rive  gauche  avec  la  rive  droite. 

Ayons  Hugo,  Dumas,  Ponsard,  et,  j'en  réponds. 

Nul  ne  regrettera  de  traverser  les  ponts. 

Une  pièce  îi  succès,  comète  à  longue  queue, 

Au  centre  de  Paris  peut  mcltrc  la  hanlione. 

Le  ihéàtreCàt  lointain,  IVit-il  au  boulevard, 

Qui  manque  aux  saintes  lois  du  bon  goût  et  de  l'art  f 

D'îilleurs,  je  ne  veux  pas  que  l'autre  bord  se  gène, 

Et  me  contenterai  du  jtnblii;  indigène. 

Le  faubourg  Saint-Germain  a.  nmu-  m'alimentera 


PROLOGUE  D'OUVERTURE.  211 

Trois  cent  mille  liabitaiils  sur  qui  je  peux  compter. 
Même  je  leur  permets  d'aller  voir  à  la  ville 
Mélodrame,  opéra,  ballet  ou  vaudeville, 
Toute  œuvre  curieuse  et  tout  acteur  vanté, 
Tellement  je  suis  sûr  de  leur  fidélité. 
l'esphit  chagrin. 
Voire  salle  remplie,  il  vous  faut  une  troupe, 
Des  acteurs... 

LE    DIRECTEUR, 

J'en  ai  trop  ;  voyez  plutôt  ce  groupe! 

Toutes  les  portos  s'ouvrent.  —  Les  acteurs  se  ré(Kiiuki,t 
tur  le  théâtre. 

Ces  marauds  sont  mes  niais  ;  ces  gaillards  véhéments 
Font  les  jeunes  premiers  et  les  rôles  d'amanls. 
Dès  sept  heures  du  soir,  afin  de  plaire  aux  l'emmes. 
Jusqu'à  minuit  sonnant  ils  jettent  feux  et  flammes^ 
11  leur  est  défendu  d'avoir  de  l'embonpoint , 
Un  amoureux  trop  gras  ne  persuade  point. 
Ils  doivent,  par  contrat,  garder  la  taille  mince. 
Ou  s'en  aller  grossir  les  troupes  de  province. 
Regardez  ces  deux-ci;  quel  air  de  vieux  tableau! 
L'un  est  signé  van  Dyck,  et  l'autre  Âliirillo; 
Avec  cet  air,  ce  port,  cette  mine  liautaine, 
D'Henriette  ou  d'Emma  la  défaite  est  certaine." 

L'ESPRlf  CHAGRIN. 

Comment  s'appellent-ils? 

LE    DIRECTEUR. 

Ils  ne  s'appellent  pas  ! 
Sur  le  char  de  Thespis  ils  font  leurs  premiers  pas. 
Si  leurs  noms  sont  obscurs,  ils  se  feront  counaîli  e  ; 
Attendons.  Nul  ne  fut  célèbre  avant  de  naîtie. 
ll'autres  ont  le  passé,  nous  avons  l'avenir; 
l,e  temps  coule,  et  l'espoir  vaut  bien  le  souvenir. 
Qui  sait?  dans  cette  troupe  cncor  limi'ie  et  gauche, 


212  THÉÂTRE. 

Peut-èlre  des  Talma  sont  à  l'élal  d'ébauche. 

l'esprit    CHAGRI>,    à  part. 

Avec  ses  grands  acteurs  en  probabiJilé, 
Il  n'aura  pour  public  que  la  postérité! 

LE    DIRECTEUn. 

Saluez  mon  Agnès,  un  ange  ! 

l'esprit  chagrin. 

Moius  les  ailes! 
le  directeur. 
Qu'en  savez-vous?  —  Voyez  l'azur  de  ces  prunelles. 
Cette  paupière  blonde  et  ce  regard  voilé  ; 
Arnolphe  aurait  bien  tort  de  la  tenir  sous  clé. 

l'esprit  chagrin. 
11  aurait  bien  raison. 

LE    DIRECTEUR. 

J'ai  là  queUpies  soubrettes 
Expertes  à  mener  les  choses  d'amourettes; 
Qui,  le  rire  à  la  bouche  et  l'étincelle  au\  yeux, 
Font  réussir  le  jeune  avec  l'argent  du  vieux... 
Voulez-vous  des  valets? eu  voilà  :  Mascnrille, 
Scapin,  gens  de  conseil  pour  les  fils  de  famille; 
Ces  démons  galonnés  qui  ne  redoutent  rii>n, 
Sont  capables  de  tout,  hors  de  faire  le  bien  ! 
Voici  madame  Argan,  duègne  prématurée. 

l'esprit  chagrin. 
Pourvu  que  le  théâtre  ait  un  peu  de  durée, 
Klle  aura  le  physique  et  l'âge  de  l'emploi. 

LE    DIIIECTECR. 

S'il  faut  suivre  la  reine  ou  précéder  le  roi. 
Courir  avec  un  maître  en  galant  éipiipage, 
Ces  jambes-là,  mon  cher,  feront  un  joli  page. 
C'est  Iheureux  suppléant  du  comte  Almuviva, 
Le  Chérubin  d'amour  que  Ho.sini'  rêva. 


PROLOGUE   D'OUVEUTURK.  213 

l'esprit  chagrin. 
Cette  dame  en  atours  ? 

LE    DIRECTEUR. 

C'est  ma  grande  coquette, 
Ma  Célimène,  adroite  à  ce  jeu  de  raquette 
Où  d'un  causeur  à  l'aulre  un  mot  étincelaiit 
Rebondit  sans  tomber  comme  fait  un  volant. 
Prenez  votre  lorgnon,  pour  voir  la  Comédie 
Qui  là-bas  dans  un  coin  parle  à  la  Tragédie. 

l'esprit  chagrin. 
Thalie  et  Melpomène  en  conversation.  .  ^ 

C'est  un  drame. 

LE  directeur. 
Ces  yeux  oiî  luit  la  passion 
Feront  verser  des  pleurs  en  en  versant  eux-mêmes  ; 
Ces  lèvres  1-anceront  de  sombres  anathèmes. 

UN    GARÇON    de    THEATRE. 

Monsieur,  il  est  bientôt  l'heure  Je  commencer. 

l'esprit  chagrin. 
Ah  !  mon  Dieu  !  trouverai-je  encore  à  me  placer? 

LE  directeur. 
Je  suis  vraiment  flatté  de  votre  inquiétude  !  ' 

On  se  place  toujours  dans  une  solitude... 
Vous  vous  contredisez,  mon  cher  Esprit  chagrin, 
Mais  déjà  des archels j'entends  grincer  le  crin; 
Les  trois  coups  sont  fruppés,  on  va  lever  la  loile  ; 
On  vous  verrait  tout  vif.  Filez...  comme  une  étoile, 
Sur  l'afticbe  du  jour  on  ne  vous  a  pas  mis. 

Au  public. 

Maintenant,  ô  vous  tous,  ô  mes  meilleurs  amis, 
Chers  inconnus,  public!  grande  âme  coUeclive, 
Cerveau  toujours  fumant  où  tient  l'idée  active, 
Maître  puissant,  par  qui  tout  génie  est  formé; 
Public,  sublime  autevr  qu'on  n'a  jamais  nommé. 


su  THÉÂTRE; 

Verse  une  part  de  toi  i^ans  les  chefs-d'œuvre  à  naître  : 

Si  tu  veux  nous  aider,  il  en  viendra  peut-être. 

\a  nature  n'a  pas  vidé  tout  son  trésor, 

V.[  Dieu  nous  doit  beaucoup  de  poètes  encor. 

Patrie  aux  flancs  féconds,  sainte  mère  des  hommes, 

Ce  que  furent  jadis  nos  pères,  nous  le  sommes. 

Et  ton  généreux  fang,  qui  fit  tant  de  vainqueurs. 

N'a  point  perdu  sa  pourpre  en  coulant  dans  nos  cœurs. 

Soulevons  le  passé  qui  sur  nos  fronts  retombe  : 

Le  laurier  peut  verdir  ailleurs  que  sur  la  tombe. 

Pas  trop  de  piété  pour  nos  illustres  morts, 

Ne  décourageons  pas  de  vivaces  efforts. 

D'un  vol  prompt,  sur  le  toit,  si  le  moineau  s'élance. 

L'aigle  qui  va  planer  en  rampant  se  balance  : 

Le  but  est  le  soleil,  le  chemin  l'inlini, 

Et  l'oiseau,  palpitant,  hésite  au  bord  du  nid  : 

Mais,  quand  il  s'est  laiicé  dins  le  vent  qui  l'appelle. 

Prenez  garde  qu'un  plomb  n'ensanglante  son  aile, 

Car  il  est  des  chasseurs  qui  font  la  lâcheté 

De  tirer  sur  un  aigle  ivre  d'immensité!... 


Tin   DU  PROLOGUE  D  OUVERTURE. 


PIERRE  CORNEILLE 

POUU    L'ANNIVERSAIRE   DE    SA    NAISSANCE 


LE    6   JUIN    1851 


Par  une  rue  étroile,  au  cœur  du  vieux  Paris, 

Au  milieu  des  passants,  du  tumulte  et  des  cris, 

La  tète  dans  le  ciel  et  le  pied  dans  la  fange, 

Cheminait  à  pas  lents  une  figure  étrange  : 

C'était  un  grand  vieillard,  sévèrement  drapé, 

Noble  et  sainte  misère,  en  son  manteau  râpé. 

Son  œil  d'aigle,  son  front  argenté  vers  les  tempes, 

Rappelaient  les  fiertés  des  plus  mâles  estampes, 

Et  l'on  eût  dit  à  voir  ce  masque  souverain, 

Une  tète  romaine  à  frapper  eu  airain. 

Chaque  pli  de  sa  joue  austèiement  creusée 

Semblait  continuer  un  sillon  de  pensée, 

Et  dans  son  regard  noir,  qu'éteint  un  sombre  eimui, 

On  sentait  que  l'éclair  autrefois  avait  lui. 

Le  vieillard  s'arrêta  dans  une  pauvre  échop[je. 

Le  roi-soleil  alors  illuminait  l'Europe, 

El  les  peuples  baissaient  leurs  regards  éblouis, 

Devant  cet  Apollon  qui  s'appelait  Louis. 

A  le  chanter  Boileau  passait  ses  doctes  veilles  ; 

Pour  le  loger,  Mansard entassait  ses  merveilles; 

Au  coin  d'un  carrefour,  auprès  d'un  savetier. 

Pied  iiu,  le  grand  Corneille  attendait  son  soulier* 


216  THEATRE. 

Sur  la  poussière  d'or  de  sa  terre  bénie 

Homère  sans  cliaussiirc,  aux  chcmius  d'Ioiiie 

Pouvait  marcher  jadis  avec  l'antiquité, 

Beau  comme  uu  marbre  grec  par  Phidias  sculi)té  ; 

Mais  Homère  à  Paris,  sans  crainte  du  scandale, 

Un  jour  de  pluie,  eût  fait  recoudre  sa  sandale. 

Ainsi  faisait  l'auteur  d'Horace  et  de  CiiDia, 

Celui  que  de  ses  mai  us- la  Muse  couronna, 

Le  fier  dessinateur,  Michel-Ange  du  drame, 

Qui  peignit  les  Romains  si  grands,  —  d'après  son  âme  ! 

0  pauvreté  sublime  !  ù  sacré  dénûment, 

Par  ce  cœur  héroïque  accepté  simplement  ! 

Louis,  ce  vil  détail  que  le  bon  goût  dédaigne, 

Ce  soulier  recousu  me  gâte  tout  ton  règne. 

A  ton  siècle  vanté  de  lui-même  amoureux, 

Je  ne  pardonne  pas  Corneille  malheureux; 

Ton  dais  fleurdelisé  cache  mal  cette  échoppe. 

De  la  pourpre,  oii  ton  faste  à  grands  plis  s'enveloppe. 

Je  voudrais  prendre  un  pan  pour  Corneille  vieilli, 

S'éteignant  loin  des  cours  dans  l'ombre  et  dans  l'oubli. 

Sur  le  rayonnement  de  toute  ton  histoire, 

Sur  l'or  de  tes  soleils,  c'est  une  tache  noire, 

0  roi  !  d'avoir  laissé,  toi  qu'ils  ont  peint  si  beau, 

Corneille  sans  souliers,  Molière  sans  tombeau. 

M;iis  pourquoi  s'indiguir?  —  Que  viennent  les  années, 

L'équilibre  se  fait  entre  ces  destinées  : 

Li'  roi  rentre  dans  l'ondjro,  et  le  poêle  en  sort, 

Va  chacun  à  sa  place  c.<t  remis  par  la  n)ort. 

Pour  courtisans  Vorsaillc  a  gardé  ses  statues, 

Li'S  adulations  et  les  eaux  se  sont  tues  : 

Versaille  est  la  Palmyreoù  d.)rt  la  royauté. 

Oui  dis  deux  survivra,  génie  ou  majesté? 

L'aube  monte  pour  l'un,  le  soir  descend  sur  l'autre. 

Le  .spectre  de  Louis  aux  jar^liiis  de  Le  Nùlru 


ANMVEUSAIRE   1  •;    CORNEILLE.  217 

Erre  seul,  et  Corneille,  éternel  comme  vm  dieu, 
Toujours  sur  son  autel  voit  reluire  le  feu 
Que  font  briller  plus  vif  à  ses  fêtes  natales 
Les  générations,  immortelles  vestales  ! 
Quand  en  poudre  est  tombé  le  diadème  d'or, 
Son  vivace  laurier  pousse  et  verdit  encor; 
Dans  la  postérité,  perspective  inconnue, 
Le  poëte  grandit  et  le  roi  diminue  ! 

1851. 


UN   Db    PIERRE   CORNEILLE  *. 


•  Au  momonl  où  le  (ravail  de  celle  cdilion  était  entièrement  achevé, 
nous  avons  retrouve  des  documents  curieux  relatifs  au  Prologue  qu'on 
vient  de  lire;  nous  les  avons  places  en  appendice  (Voir  page  413). 


LA  FEMME  DE  DIOMÈDE 


PROLOGUE 

Rccilc  par  mademoiselle  Favart,  le  15  février  1860,  à  l'inauguralion  de  la  mai- 
son pomiiéiennc  du  prince  Napoléon, 


ARRIA,  couchée  sur  un  lit  de  repos,  dans  un  sommeil  létliargiquc. 

Ai-je  dormi?...  mais  non...  j'étais  morte!  Nul  rcvc 
Ne  traversait  la  nuit  de  mon  sommeil  sans  trêve. 
Le  Mercure  funèbre  avait,  aux  sombres  bords, 
Il  me  semble,  conduit  mon  ombre;...  foùr  mon  corps, 
Au  fond  du  souterrain  dont  la  voûte  s'écroule, 
Les  laves  du  Vésuve  en  conservaient  le  moule. 
Je  serrais  sur  mon  cœur  mon  coffret  à  bijoux, 
Dans  ma  fuite L'écrin  les  renferme  encor  tous! 

A  remonter  le  temps  que  Mnémosyne  m'aide  ! 

Oui...  j'étais  Arria,  femme  de  Diomède. 

J'habitais  un  palais  pour  sa  splendeur  vanlé; 

Les  dieux  régnaient  alors...  On  chantait  ma  beauté, 

On  m'aimait,  quand  survint  l'affreuse  catastroiihe  ! 

Mais  rajustons  un  peu  les  plis  de  cette  étoffe. 

Secouons-en  la  cendre  avec  le  bout  du  doigt  ; 

—  Ce  pé|>lum  cliiffonné  ne  va  pas  connue  il  doit!  — 

Voyons,  dis,  mon  miroir,  suis-jc  toujours  jolie? 

Ne  vaudrait-il  pas  mieux  rosier  ensevelie? 


220  THÉÂTRE. 

Non,  —  mon  œil  est  lim|)ide  et  mon  profil  est  pur; 

Je  suis  coquette  encor,  —  donc  je  vis,  —  c'est  bien  sur  ! 

Mettons  deux  ou  trois  rangs  de  ces  perles  dorées, 

Ce  camée  à  l'épaule,  et,  par  ondes  lustrées, 

Séparons  ces  cheveux  où  l'ucanthe  se  lord. 

—  Deux  mille  ans  de  tombeau  ne  m'ont  Tait  aucun  tort  ! 

Mais,  où  suis-jo?  Le  Temps  a-t-il  cloué  sa  roiic? 

Est-ce  une  illusion  qui  de  mes  vœux  se  joue  ? 

Rien  ne  s'est  donc  passé  pendant  mon  long  sommeil, 

Le  volcan  n'a  donc  pas  vomi  son  feu  vermeil, 

Et  l'histoire  a  menti  !  —  Pompéia  vit  encore  ! 

Ce  palais,  que  l'art  grec  pur  et  sobre  décore. 

C'est  le  mien,  et  mon  pas  y  marche  familier, 

Comme  un  foyer  antique  il  est  liospitalier. 

Entrez,  sans  avoir  peur  du  précopte  archaïque  : 

Cave  canem  !  —  Le  chien  ne  mord...  qu'en  mosaïque. 

Vous  entendrez,  d'ailleurs,  le  Cerbère  bravé. 

L'oiseau  qui  dit  :  «  Bonjour  !  »  le  seuil  qui  dit  :  «  Salve!  » 

Sous  le  premier  portique  où  l'on  voit  leurs  images, 

Panlhée  et  le  génie  alleudeiit  vos  hommages,  — 

Je  me  reconnais  bien  !  —  Ici  tout  est  resté 

Comme  au  temps  que  votre  âge  appelle  Antiquité. 

Les  murs  de  l'alrium,  sur  leurs  parois  unies, 

EiK-adreut  des  sujets  pris  aux  théogonies  ; 

Les  dieux  et  les  Titans,  les  éléments  divers. 

Le  chaos  primitif  d'où  jaillit  lunivers, 

La  force  créatrice  et  la  force  qui  tue, 

l'ro  nélhée  ap[)li(piaut  la  (lamme  à  sa  statue, 

Eros,  (ils  dAphrotlite,  et  son  frère  Anlérus. 

L'in\e  l'ion  des  arts,  les  luttes  des  héros 

El  révoliitio:i  de  la  famille  hiunainc 

Dans  le  cercle  fatal  où  le  sort  la  promène..- 


LA  FEMME   DE  DIOMÈDE.  221 

Voici  rimpliiviiim  ;  mais  son  ciel  est  moins  pur  ; 
Pompéia  n'a  pas  su  conserver  *sou  azur. 

—  Que  de  fois,  oubliant  le  vol  de  l'heure  agile, 
Sur  ce  banc  j'ai  relu  Tliéocrite  ou  Virgile, 
Pondant  que  la  cigogne,  un  pied  dans  le  bassin. 
Immobile,  rêvait,  sou  long  bec  sur  son  sein  ! 
Que  de  fois  j'effeuillai  les  fleurs  de  ces  arbustes, 
Distraite...  —  Mais  quel  est,  au  milieu  de  ces  bustes, 
Ce  marbre  radieux  au  solennel  maintien? 

Je  ne  sais...  Est-ce  Mars,  Apollon  Pylbien? 

S.Mait-ce  Jupiter?  L'aigle  à  ses  pieds  i)alpite; 

Une  pensée  immense  en  son  front  vaste  habite  ; 

Ses  yeux  fixes  et  blancs  sont  ceux  d'un  inmiortel. 

Dans  nos  temples,  pourtant,  il  n'avait  point  d'autel. 

Homère  pour  iicros  l'eût  aimé  mieux  qu'Achille. 

11  semble  encor  plus  grand  que  le  Titan  d'Eschyle; 

Et,  sans  la  chaîne  d'or,  il  pourrait  de  sa  main 

Lever  toute  la  terre  avec  le  genre  humain! 

A  cette  majesté  sérieuse  et  profonde 

Se  devine  celui  qui  renverse  et  qui  fonde. 

On  dirait  le  Génie  et  l'ancêtre  du  lieu  !  — 

Mais  je  tremble,  —  mon  toit  n'abritait  pas  de  Dieu  ! 

Et  sur  un  autre  front  je  vois,  connue  une  flanune, 

Rayonner  sa  pensée  et  revivie  son  unie. 

—  L'effroi  me  prend.  —  Pauvre  ombre  éveillée  à  demi, 
Fantôme  d'un  passé  qu'on  croyait  endormi, 

J'allais,  sans  prendre  garde  aux  feux  de  ces  couronnes, 
Admirant  les  tré[)iods,  les  bronzes,  les  colonnes, 
Notant  chaque  détail,  m'exlasiant  sur  tout, 
Heureuse  de  trouver  Pompti  toujours  debout; 
Je  ne  me  doutais  pas  qu'une  docte  imposture 
Faisait  pour  me  tromper,  menlir  l'architecture; 
Que  l'antique  était  neuf,  que  j'élais  à  Paris. 


12  THEATRE. 

Mais  un  ('tlalr  soudain  l)ril|,e  à  mes  youx  surpris, 
Le  réel  m'apparaît  sous  un  anele  plus  juste  : 
Le  marbre  était  César,  —  le  vivant  est  Auguste  !  — 
Ta  villa,  Diomède,  a  dans  ses  murs  étroits 
Napoléon  premier  et  Napoléon  trois  ! 

—  Le  temple  est  trop  petit  pour  loger  deux  histoires, 
Et  j'entends  au  plafond  les  ailes  des  Victoires 

Qui  passent  sur  la  fête  avec  leurs  palmes  d'or. 
Battre  et  s'enchevêtrer,  en  leur  rapide  essor  : 
Il  en  vient  de  Crimée,  il  en  vient  d'Italie, 
El  déjà  la  maison  en  est  toute  remplie  ! 

Effacez-vous  parois,  disparaissez,  ô  murs  ! 

—  Mon  regard  voit  au  loin  ondoyer  les  blés  murs, 
La  vigne,  des  coteaux  couvrir  l'amphithéàtro, 

Et  les  voiles  blanchir  sur  l'Océan  bleuâtre. 
Les  peuples  librement  échongent  leurs  trésors  ; 
De  loutes  paris,  dans  l'air,  ainsi  que  des  décors, 
Montent  subitement  d'élernels  édifices  ; 
Paiis  efface  Rome,  et,  sous  des  cieux  propices, 
T'Iane  dans  les  rayons,  l'azur  et  la  clarté. 
L'oiseau  de  Jupiter,  l'aigle  ressuscité  ! 

Evanouissez-vous,  sublimes  perspectives, 
Votre  éclat  éblouit  mes  pau[iières  craintives. 

Si  j'osais,  du  génie  allant  à  la  beauté, 
Contempler  dans  sa  gloire  et  dans  sa  majesté 
Celle  dont  brille  ici  la  grâce  souveraine, 
F']t  (jui  sans  la  couronne,  encor  serait  la  reine! 


Non,  non;  c'est  trop  d'audace  et  je  baisse  les  yeux 
Car  le  mortel  s'avcuL'le  à  regarder  U's,  dieux! 


LA  FEMME  DE   DIOMÈDE.  223 

Pourtant  j'aurais  voulu,  —  grande  était  ma  folie, — 

Célébrer  par  un  chant  cette  sœur  d'Italie 

Que  de  Sardaigne  en  France  a  conduite  un  hymen. 

Où  chaque  époux  tendait  un  peuple  avec  sa  main  ; 

Vous  dire  sa  bonté,  grâce,  parfum  et  joie 

Du  palais  lumineux  où  la  fête  flamboie.... 

Qu'entends-je?  suis-je  encore  dans  le  monde  païen? 
Une  flûte  soupire,  en  mode  lydien, 
Un  de  ces  airs  que  Pan  enseigne  au  jeune  pâtre. 
Des  acteurs,  s'ajustant  des  masques  de  théâtre, 
Se  recordent  les  vers  de  leurs  rôles,  tout  bas; 
Thalie,  en  se  chaussant,  prépare  ses  ébats. 
L'Odéon  de  Pompéi,  relevé  de  sa  chute, 
Représente  «  un  Prologue  »  et  «  le  Joueur  de  flûte.  » 

C'est  une  pièce  antique  et  j'en  connais  l'auteur.., 
Un  jeune  Gallo-Grec  en  fut  le  traducteur 
Un  peu  libre...  11  s'égaye  en  sa  verve  profane; 
S'il  estime  Ménandre,  il  aime  Aristophane; 
Mais  un  cœur  attendri  bat  sous  cette  gaîté. 
Son  rire  large  et  franc  est  plein  d'honnêteté. 


TIN  DE    LA   FEMME   DE   DIOMÈDE. 


PROLOGUE 


HENRIETTE  MARÉCHAL 


DRAME  EK  3  ACTES  DE  MM.   ED.   ET  J.   DE  CONCOURT 

Récité  par   mademoiselle  Ponsin  sur  le  Théâtre-Français  , 
le  5  décembre  1865. 


Bah  !  tant  pis,  Mardi  gras  a  lâché  sa  volière, 
Et  l'essaim  envahit  la  maison  de  Molière, 
Cent  oiseaux  de  plumage  et  de  jargon  divers  ; 
Moi,  je  viens,  empruntant  aux  Fâcheux  ces  deux  vers. 
Dire  au  public  surpris  :  «  Monsieur,  ce  sont  des  masfpics 
Qui  portent  des  crincrins  et  des  tambours  de  basques.  » 
Des  masques?  Vous  voyez  :  un  bal  au  grand  complet! 
Mais  Molière,  après  tout,  aimait  fort  h  ballet. 
Les  matassins,  les  turcs  et  les  égyplienncs 
Se  trémoussent  gaîment  dans  ses  pièces  anciennes. 
L'inlenuède  y  paraît  vif,  diapré,  joyeux, 
Au  plaisir  de  l'esprit  joignant  celui  des  yeux. 
Et  pour  les  délicats  c'est  une  fêle  encore 
D'y  voir  en  même  temps  Tlialie  et  Terpsichore, 
Ces  Muses,  tontes  deux  égales  en  douceurs, 
Se  ten;mt  par  les  mains  comme  il  sied  à  des  sœins. 
Quand  s'interrompt  d'Aigaii  la  toux  siinpiternelle, 

13. 


«220  THÉÂTRE. 

On  s'amuse  aux  archers  rossant  Policliinelle, 

Et  les  garçons  tailleurs  s'acceptent  sans  dédain 

En  cadence  apportant  l'habit  neuf  de  Jourdain. 

Le  bon  goût  ne  va  pas  prendre  non  plus  la  mouche 

Pour  quelques  entrechats  battus  par  SLaramouche. 

Seulement,  direz-vous,  ces  fantoches  connus 

Sont  traditionnels,  et,  partant,  bien  venus. 

Leur  visage  est  coulé  dans  le  pur  moule  antique, 

Et  l'Atellane  jase  à  travers  \euT  pratique  ; 

Même  pour  des  bouffons,  l'avantage  est  certain 

De  compter  des  aïeux  au  nom  grec  ou  latin. 

Nous  autres  par  malheur,  nous  sonmies  des  modernes, 

Et  chacun  nous  a  vus,  sous  le  gaz  des  lanternes, . 

Au  coin  du  boulevard,  en  guise  d'Évohé, 

Criant  à  pleins  poumons  :  (>  Ohé,  c'ie  tète,  ohé  !  » 

Pierrett--s  et  Pierrots,  débardeurs,  débardeuses 

Aux  gestes  provocants,  aux  poses  hasardeuses, 

Dans  l'espoir  d'un  souper  que  le  hasard  paîra. 

Entrer  comme  une  trombe  au  bal  de  l'Opéra. 

Pardon,  si  nous  voilà  dans  cette  noble  enceinte 

Grisés  de  paradoxe,  intoxiqués  d'absinthe, 

Piès  des  masques  sacrés,  nous,  pantins  convnlsifs; 

Aux  grands  ennuis  il  faut  des  plaisirs  excessifs, 

Et  notre  hilarité  furieuse  et  fantasque. 

En  bottes  de  gendarme,  un  plumeau  sur  le  casque. 

Donnant  à  la  folie  un  tam-tam  pour  grelot, 

Aux  rondes  du  sabbat  oppose  son  g:dop. 

Mais,  hélas  !  nous  aussi,  nous  devenons  classiques, 

Nous,  les  derniers  chicards  et  les  derniers  caciques. 

Terreur  des  dominos,  repliant  le  matin. 

Chauves-souris  d'amour,  leurs  ailes  de  satin. 

P)ientôt  il  nous  faudra  ptndrc  au  clou  dans  l'armoire 

Ces  costumes  brillants  de  velours  et  de  moire. 

Le  carnaval  dép  ytrcnA  pour  déguisement 


PROLOGUE  D'HENRIETTE  MARECHAL.  227 

L'habit  qui  sert  au  bal  comme  à  l'enterrement. 
Il  vient  à  l'Opéra,  grave,  en  cravate  blanche, 
Gants  "blancs,  souliers  vernis,  et  du  balcon  se  penche; 
Hamlet  du  trois  pour  cent,  ayant  mis  un  faux  nez, 
Il  débite  sou  speech  aux  titis  avinés. 
L'oulrance,  l'ironie  et  l'acre  paroxysme, 
L'illusion  broyant  les  débris  de  son  prisme, 
Tous  les  moxas  brûlants  qu'applique  à  son  ennui 
La  génération  qui  se  nomme  Aujourd'hui, 
Mêlent  leur  note  aiguë  à  l'étrange  harangue 
Dont  la  vieille  Thalie  entendrait  peu  la  langue. 
Dialecte  bizarre,  argot  spirituel 
Où  de  toutes  ses  dents  rit  le  rire  actuel  ! 
Si  le  théâtre  est  fait  comme  la  vie  humaine, 
11  se  peut  qu'un  vrai  bal  y  cause  et  s'y  promène. 
Or  donc,  excusez-nous  d'être  de  notre  temps. 
Nous  autres  qui  serons  des  types  dans  cent  ans. 
Pendant  que  la  parade  à  la  porte  se  joue. 
Le  drame  sérieux  se  prépare  et  se  noue. 
Et  quand  on  aura  vu  l'album  de  Gavarni, 
L'action  surgira  terrible... 

UN   MASQUE,  l'entraînant. 

As-tu  fini  ! 


FIN   DU   PROLOGUE    d'hENRIETTE   MARÉCHAL. 


PROLOGUE 

DE 

STRUENSÉE 

DRAME  DE   MICHEL   BEER,    MUSIQUE   DE   MEYERBEER 


Pour  un  drame  invisible  ouvrez  les  yeux  de  1  ame. 
Ici,  pas  de  lliéàtre  à  la  rampe  de  flamme, 
Fantastique  univers  borné  par  des  rayons, 
Panorama  changeant  de  décorations. 
Où  le  comédien,  ce  masque  de  l'idée, 
Promène  l'action  costumée  et  fcudée. 

Deux  muses,  seulement,  couple  au  front  étoile 
Dont  l'une  chantera  quand  l'autre  aura  parlé 
Clio,  la  poésie,  Euterpe,  la  musique. 
Viennent  vous  dérouler  une  vie  héroïque 
Et  du  sein  de  l'histoire  évoquant  le  passé 
Ressusciter  pour  vous  tout  un  monde  effacé 
Qui  jadis  sur  la  scène,  à  la  voix  du  poëte, 
Palpitait  et  marchait  dans  sa  forme  complète. 

Le  grand  compositeur  au  renom  immortel, 
Comme  un  lierre  pieux  embrassant  un  autel, 
Enlaça,  mariant  son  génie  augéine, 


200  THEATRE. 

Le  drame  fraternel  avec  son  harmonie  ; 

Et  moi  j'ai  missio'n  de  prêter  une  voix 

A  tous  ces  vagues  bruits  résonnant  à  la  fois, 

Comme  un  bois  dont  le  vent  agite  les  ramures, 

Cliants  d'amour  et  de  mort,  fanfares,  bruits  d'armures 

Que  l'orchestre  grondant  sous  le  drame  inquiet 

Bourdonne  sourdement  ainsi  qu'un  chœur  muet. 

En  Danemark  trônait,  triste  et  pâle  fantôme, 

Dans  ses  mains  embrouillant  les  rênes  du  royaume. 

Un  monarque  débile,  un  Charles  deux  du  Nord, 

Christian,  pauvre  roi  qu'écrase  un  poids  trop  fort. 

Parti  du  fond  du  peuple  et  du  peufile  ayant  l'âme, 

Aimant  ce  qu'il  admire,  évitant  ce  qu'il  blâme 

Struensée,  un  penseur,  grand  cœur  et  nom  obscur, 

A  gravi  cette  pente  où  nul  n'a  le  pied  sûr 

Souverain  sans  couronne,  il  règne,  il  administre, 

11  fait  fuir  les  abus  dans  leur  ombre  sinistre. 

Et,  pour  eu  éclairer  ses  plans  nobles  et  bgaux, 

Partout  d'un  nouveau  jour  allume  les  flambeaux. 

Il  a  comme  Ruy-Blas  fait  le  rêve  suprême 

De  sauver  tout  un  peuple  en  sauvant  ce  qu'il  aime, 

Et  sans  calcul  donné,  plein  d'amour  et  de  foi, 

A  la  reine  son  âme  et  sa  pensée  au  roi. 

Il  soulage  à  la  fois,  tendre  et  sublime  aumône, 

Cette  double  misère  assise  sur  le  trône, 

La  tète  sans  idée  et  le  cœur  sans  amour. 

Mais  c'est  un  sol  mouvant  que  le  sol  de  la  cour. 

De  l'élévation  oiî  monte  Struonsée, 

La  reine  douairière  offusquée  et  froissée, 

Avec  ses  confidents  Schack,  Guldberg  et  Kœllor, 

Machine  des  complots  aussi  noirs  que  l'ciifer. 

Vieille,  elle  est  attachée  à  la  vieille  noblesse. 

Dans  ce  roturier  roi  tout  la  choque  et  la  blesse, 


PROLOGUE  DE  STRUENSÈE.  231 

Et  sa  rage  médite  exil,  mort  ou  prison 

Pour  l'insolent  héros  qui  n'a  pas  de  bhison. 

Struensée  éperdu,  fou  d'ime  double  ivresse, 

Poursuit  aveuglément  le  rêve  qu'il  caresse; 

Mais  l'aspic  siffle  en  bas  quand  l'aigle  plane  en  haut, 

Et  plus  d'un  songe  d'or  finit  à  l'échafaud. 

En  vain  le  saint  pasteur  qui  pleure  et  qui  supplie 

Montre  à  son  fils  le  ciel  que  son  amour  oublie, 

En  vain  Rantzau  masqué  l'avertit  dans  un  bal 

Que  la  haine  est  armée  et  guelte  le  signal  ; 

11  faut  qu'il  marche,  il  faut  que  son  sort  s'accomplisse  : 

Qu'importe  la  prison,  qu'importe  le  supplice! 

Le  cercle  de  sa  vie  est  désormais  fermé; 

Par  la  reine,  un  moment,  peut-être  il  fut  aimé  ! 

Et  du  billot  sanglant,  autel  expiatoire, 

Victime  et  non  coupable  il  monte  dans  sa  gloire 

Des  fanges  de  la  terre  au  céleste  séjour, 

Comme  un  parfum  divin  emportant  son  amour. 

Mais  le  temps  fuit,  j'entends  la  basse  qui  chuchote 

Et  le  violon  pleure  en  essayant  sa  note. 

Paroles,  fermez  l'aile,  et  vous,  vers,  taisez-vous! 

Laissez  chanter  l'orchestre  aux  sons  puissants  et  doux. 

Manuscrit  sans  date. 


FIN    DU    PROLOÛUE    DE    STRUENSEE. 


LE    SÉLAM 

(5CÈXES    d'orient) 

SYMPHONIE   DESCRIPTIVE  EN  CINQ  TABLEAUX 

MUSIQUE    d'ER.NEST    REÏER 

Exécutée  pour  la  [nemicrc  fois  sur  le  Théûtrc-Ilalien,  le  17  mars  ISiiO, 
par  madame  Elvina  Frôler,  MM.  Alexis  Dupont  et  Barroiliiet. 


PREMIER  TABLEAU 

LE  GOUSI. 


SERENADE. 


5.0L0. 

Falhma,  tout  dort; 

Du  treillis  d'or, 

-Oh  !  penche-loi 

Vers  moi. 

A  ton  œil  noir, 

Mon  scnl  miroir, 

Je  veux  rne  voir  ! 
Mais  quel  est  donc  ce  bruit, 

Bruit  d'alarmes? 
Dans  l'ombre  un  éclair  luit 

Sur  des  armes. 


234  TIIÉATKE. 

Ah!  par  Allah! 
Pour  mon  cœur  ce  fracas 

A  des  ch:irmes; 
C'est  le  chant  des  soldats 
Volant  aux  combats  ! 

CHŒUR, 

Il  est  temps.  C'est  la  moi  t, 

Nuit  d'alarmes; 
llàle-toi,  l'heure  finit; 

Prends  tes  armes. 

Ah!  par  Allah! 
Pour  un  Cheik  les  combats 

Ont  des  charmes. 
Avec  loi  les  soldats 
Bravent  le  trépas. 

SOLO. 

Mon  cœur  charnu', 
D'amour  pâmé, 
Voit  dans  tes  yeux 

Les  cieux  ; 
Et  les  houris 
N'ont  plus  de  prix 
Quand  tu  souris  ! 

Mon  cheval  a  dresse 

Sa  crinière, 

Car  le  vent  a  froissé 

Ma  bannière. 
Ah!  par  Allah! 

Mon  âme  est  dans  tes  bras 

Prisonnière, 

Je  ne  puis  sur  leurs  pas 
Voler  aux  combats. 

CHŒUR. 

*     'Ton  cheval  a  dressé 


LE   SELAM.  235 

Sa  crinière, 
Car  l(i  vent  a  froissé 

Ta  bannière  : 

Ah!  par  Allah! 
Que  ton  âme,  en  ses  bras 

Prisonnière, 
Se  réveille  au  fracas 
Du  chant  des  combats. 

SOLO. 

No? jours  sont  finis, 
Restons  unis 
Au  bleu  séjour 

D'amour. 
L'éternité  ;  :\. 

De  volupté, 
C'est  ta  beauté, 
Fathma  ! 


DEUXIÈME  TABLEAU 


I.  RAZZIA. 
LES   GUERRIERS. 

A  travers  l'ombre 
Marchons  en  nombre. 
Et  surprenons  par  un  détour 
Nos  ennemis  avant  le  joi  r. 
Us  ont  des  bœufs,  ils  ont  de  l'or  ; 
Dérobons  leur  trésor, 

LES    PASTEURS. 

Le  vent  du  soir  fait  palpiter  nos  tentes; 
Les  yeux  fixés  aux  voûtes  scintillantes. 


23fi  TflEATRE. 

Doucement  nous  rêvons 
En  chantant  nos  chansons. 

LES    GMRRIEnS. 

Yataghans, 
Burnous,  turbans, 
Or  el  bijou.v 
Seront  à  nous. 

LES   PASTEURS. 

Dans  le  désert,  oh  1  que  la  vie  est  belle  1 
Le  ciel  nous  donne  une  fête  éternelle, 

Des  moissons,  des  troupeaux, 

Le  bonheur,  le  repos. 

LES    GUERRIERS. 

A  mort  !  à  mort  ! 
Il  faut  plier  devant  le  fort, 
Soumettez-vous  à  votre  sort  ! 

LES    PASTEURS. 

Pitié  pour  la  femme  et  l'enfant! 

LES   GUERRIERS. 

Non! 

LES    PASTEURS. 

Le  saint  Prophète  les  défend  ! 

LES    GUERRIERS. 

Non! 

LES    PASTEURS. 

Prenez  nos  blés  el  nos  troupeaux! 

LES    GUERRIERS. 

Non! 

LES    PASTEURS. 

Le  lin  filé  par  nos  fuseaux  ! 

LES    GUERRIERS. 

Non! 

LES    PASTEIRS. 

Nos  burnous,  nos  fusil>,  nos  chevaux! 


LE  SELAM.  237 


LES   GUERRIERS. 

Non! 
Qu'on  se  soumette  ! 

LES    TA  TEURS. 

Épargnez- non  s! 

LES    GUERHIEUS. 

Par  le  Prophète  ! 

LES    PASTEURS. 

A  vos  genoux  ! 

LES    GUERRIERS. 

Courbez  la  tôle! 

LES    PASTEURS. 

Nous  Ircmblons  tous!  ■ 

LES    GUEHRIERS. 

Ou  donnez-nous... 

LES    PASTEURS. 

Que  voulez- VOUS? 

LES    GUERRIERS. 

Mille  bouiljoux! 

LES    l'ASTEUns. 

Mille  bondjoux  ! 

LES    GUERfUEltS. 

Mille  bondjoux! 

LES    PASTEURSJ 

Ils  sont  ù  vous! 


II.  P.\STORALE. 

Us  sont  partis!... 
Sortez  de  vos  abris, 
Cbevrcaux,  moutons,  brebis, 
Hier  cachés; 
Sortez  du  creux  des  noirs  rocher?. 


'258  THEATRE. 

Grands  bœufs  couchés!... 

Mon  troupeau  se  rallie  au  doux  son  de  ma  flûte; 
Vers  moi  vient,  en  bêlant, 
La  brebis  que  suit  l'agneau  blanc; 
Le  bélier  a  penché  son  front  prêt  à  la  lutte, 
Les  taureaux  aux  flancs  roux 
Se  sont  mis  sur  l'herbe  à  genoux. 
Par  ce  beau  soir  que  vivre  est  doux  ' 

Ils  ont  fui!  l'oasis  a  repris  son  silence, 
Et  l'on  voit  le  ramier 
Revenir  sans  peur  au  palmier, 
Dans  les  fleurs,  en-  riant,  la  Péri  se  balance, 
Et  la  vierge  à  l'œil  noir, 
Au  ruisseau  descend  pour  se  voir. 

Le  jour  s'enfuit!... 
L'amour  descend  avec  la  nuit. 

Rentrez  dans  vos  abris, 
Chevreaux,  moutons,  brebis! 
Le  jour  s'enfuit!... 
L'amour  descend  avec  la  nuit. 


TROISIÈME  TABLEAU 

CONJURATION   DES  DJINNS  (1). 

CHŒUn  DE  sonciÈHEs. 
Il  est  minuit; 
Faisons  grand  bruit 
Avec  la  danse,  avec  le  chant 


LE   SE  LA  M.  259 

Et  le  tambour 

Jusques  au  jour, 
Pour  effrayer  le  Djinn  méchant. 
Chassons  dans  l'enfer,  sa  prison, 
Le  noir  esprit  de  la  maison. 

UNE   SORClÈnE. 

Esprits  impurs, 
Quittez  ces  murs 
Aux  coins  obscurs: 
Le  feu  qui  luit 
Dans  votre  nuit 
Plonge  et  vous  suit. 

CHŒUn    DE    SORCIÈRES. 

You,  you,  you,  you  (2). 

UNE    SORCIÈRE. 

Fuyez  d'ici,  spectres  funèbres, 

Goules,  afrites,  djinns,  esprits, 

Qui  déployez  dans  les  ténèbres 

Vos  ailes  de  chauve-souris! 

Le  tarbouka  plus  fort  bourdonne. 

Le  feu  sacré  brille  plus  clair  ; 

Disparaissez,  je  vous  l'ordonne. 

Fils  de  la  tombe  ou  de  l'Enfer!  « 

CHŒUR    DE    SORCIÈRES. 

Grâce  à  nos  cris, 

Démons,  esprits. 
Prennent  la  fuite,  et  l'on  entend 

Le  bruit  que  font. 

Sur  le  plafond 
Leurs  noirs  essaims  en  se  heurtant; 
De  son  vol  lourd  foutttan.t  la  nuit, 
En  glapissant  leur  troupe  fuit. 


240  THEATRE. 


QUATRIÈME  TABLEAU 

CHANT  DU  SOIR. 

Sur  les  palmiers,  les  colombes  fulèles 
Vont  se  poser  et  gôinir  leur  cliansou; 
Les  minarets  et  leurs  blanclies  tourelles 
Clianlent  là-bas  à  travers  i'borizon. 

Et  le  muezzin,  dans  le  ciel  bleu, 

Jelte  son  cri  :  Dieu  seul  est  Dieu! 

Par  Mahom^  !  Dieu  seul  est  Dieu  ! 

^   LE    MUEZZLN. 

Salam-Aleik-Aleikoum  el  Salam  la  Allah  il  Allah  ou 
Mohamed  naçoul  Allah. 

C'est  riieure  solennelle 
Du  soir, 
L'heure  oii  ma  belle, 
Sans  voile,  laisse  voir 
Son  grand  œil  de  gazelle 

Si  noir. 
C'est  l'heure  où  chaque  soir 
Je  vais  à  côlc  d'elle 
M'asseoir. 
Les  noirs  cyprès,  sur  les  tombes  gémissent, 
Et  le  soleil  s'est  éteint  dans  la  nuit; 
Dans  un  baiser  que  nos  âmes  s'unissent, 
El  profilons  de  ce  jour  qui  s'enfuil... 
Et  le  muezzin  dans  le  ciel  bleu 
Jette  son  cri  :  Dieu  icu\  est  Dieu  • 


LE  SÉLAM  2il 

CINQUIÈME  TABLEAU 

LA  DIIOSSA  (5). 

LE    MUEZZIN. 

0  loi  qui  fis  le  ciel  et  l'onde, 
Alluh!  sois  bon  pour  le  croyant. 
Allah  on-Akhbar. 

CHŒUR   DES    PÈLERINS. 

Allah  !  Allah  ! 
Du  saint  tombeau,  centre  du  monde, 
Partis  d'Alep,  de  Trébizonde, 
De  Fez,  de  Smyrne  et  de  Golconde, 
Kous  revenons  toujours  priant. 
Allah  !  Allah  ! 
Nous  avons  adoré 
Le  Temple  en  sa  gloire, 
Vu  la  pierre  noire 
Dans  le  lieu  sacré  ! 
le  cercueil  suspendu, 
Le  puits  dont  l'eau  pure 
Rend  net  de  souillure 
Quiconque  en  a  bu. 
Franchissant  l'océan  de  sable 
Sous  un  ciel  dont  l'ardeur  accable. 
Pour  laver  noire  front  coupable 
Nous  avons  cheminé  longtemps. 
Dans  la  Mecque  où  dort  le  Prophète, 
Jusqu'au  sol  inclirtant  la  tète, 
Nous  avons  observé  la  fête 
Qui  rend  saints  les  croyants. 


242  THEATRE. 

Vers  la  mosquée  où  l'on  prie  à  genoux 
Dirigeons-nous. 

l'iïmir  des  hadji. 
Allez  dans  l'enceinte, 
Sous  la  coupole  sainte 
De  cent  couleurs  peinte 
Offrir  à  Dieu  sans  crainte 
Vos  cœurs  purs  de  feinte. 

CIIŒL'R    DES    DERVICHES. 

Que  la  sainle  foule, 
Dont  le  flot  ondoyant  se  roule. 
En  passant  nous  foule, 
Et  sur  nos  coips  s'écoule 
Ainsi  qu'une  houle. 

CHŒL'R    DE    DKRVIcnES    ET    DE    PÎM-ERINS    DA.NS    LA    MOSQUÉE. 

0  loi  qui  fis  le  ciel  et  l'onde, 
Allah  !  sois  bon  pour  le  croyant! 

0  toi  seul  roi  du  monde, 

Allah!  toi  seul  es  grand! 
Allah  ou-Akhbar! 


NOTES 


(1)  Il  règne  en  Orient  une  super.slilion  sur  les  f//jHHs  ou  mauvais 
esprits  qui  hmlcnl  certaines  maisons,  et  que  l'on  chasse  au  moyen 
(lexonismes,  de  chants  et  de  danses.  Un  beau  tableau  de  M.  Adol- 
|)he  Leliux,  fort  reniar.|iic  à  l'une  de  nos  dernières  expositions, 
leprcduil  une  de  ces  stèiics  d-  conjuration  dont  nous  avons  été  lé- 
moiii  oculaire  et  auriculaire  à  Constanlinc.  De  vieilles  lemineti  clde 


LE  SE  LA  M.  243 

jeunes  danseuses  sont  nécessaires  pour  opérer  le  charme  ;  les  pre- 
mières effrayent  les  esprits  par  leur  musique,  et  les  secondes  par 
Irurs  contorsions  qui  rappellent  les  convulsionnaires  de  Saint- 
Médard. 

(2)  Cri  poussé  par  les  sorcières  pour  effrayer  les  esprits.  Dans 
les  maisons  habitées  par  des  Juifs  ou  par  des  Arabes  à  Toccasion 
d'un  enterrement  ou  d'un  mariage,  les  parents  et  les  amis  du  défunt 
ou  des  nouveaux  époux  font  entendre  ce  même  cri  en  signe  de  deuil 
ou  d'allégresse. 

(3)  L'entrée  au  Caire  des  Hadji  ou  pèlerins  qui  reviennent  de  la 
Mecque  donne  lieu  à  une  des  plus  belles  solennités  qui  se  puissent 
voir  en  Egypte.  Une  foule  nombreuse  se  presse  sur  les  pas  des  fidèles 
qui  rapportent  de  leur  saint  pèlerinage  des  reliques  prises  dans  le 
tombeau  du  Prophète  et  de  l'eau  sacrée  du  puits  Eem-zem.  Sur  le 
seuil  de  la  mosquée  principale  où  doit  s'arrêter  la  caravane,  une 
grande  quantité  de  derviches  se  prosternent  les  bras  croisés  sur  la 
tête  au-devant  de  l'émir  des  lladji,  qui  fait  passer  son  cheval  .<;ur 
le  corps  de  ces  fanatiques  croyants.  «  L'exaltation,  dans  laquelle  ils 
se  mettent  développe  en  eux  une  force  nerveuse  qui  supprime  le 
sentiment  de  la  douleur  et  communique  aux  organes  une  force  do 
résistance  extraordinaire.  Cette  cérémonie,  appelée  la  Dliossa  ou 
Dhozza,  est  regardée  comme  un  miracle  destiné  à  convaincre  les 
mlîdèles  ;  aussi  laisse-t-on  volontiers  les  Francs  se  mettre  aux  pre- 
mières places.  » 

(Gérard  de  Nerval.  —  Scènes  de  la  vie  orientale). 


FIN   DU  SELAM. 


GISELLE  ou  LES  WILIS 

BALLET  FANTASTIQUE  EN  DEUX  ACTES 

(En  collaboration  avec  MM.  de  Saint-Georges  et  Coralli) 

DÉCORATION    DE    M.    CICÉRI,     MUSIQUE    DE    M.    ADOLPHE     ADAM 

Représenté  pour  la  première  fois  à  Puris  sur  le  théâtre  de  l'Académie  royale 
de  musique  le  lundi  28  juin  1841. 


PERSONNAGES 


GISELLE,  paysanne. 

M-- 

'  C.  Gnisi. 

MYRTIIA,  rànc  des  Wilis. 

DUMILATIIE, 

BATllILDE,  fiancée  du  duc. 

Marquet. 

BERTllE,  mère  de  Giselle. 

Aline. 

ZULMÉ,  Wili. 

MOYNA,  Wili. 

LE  DUC  ALBERT  DE  SILÈSIE, 

sous  dos 

habits  villageois. 

MM. 

Petipa. 

UILARION,  garde-chasse. 

GORALLI. 

LE  PRINCE  DE  COURLANDE. 

QuÉUIAU. 

WlLFRIIi,  ôiuyerdu  duc. 

Adice. 

UN  VIEILLARD,  paysan. 

L.  Petit. 

246  THÉÂTRE. 


TRADITION  ALLEMANDE 


DONT   EST   TIRE   LE   SUJET   DU   BALLET   DE   CISELLE   OU   LES   WILIS. 


Il  existo  une  tradition  de  la  danse  nocturne  connue  dans  les  pays 
slaves  sous  le  nom  de  Wili.  —  Les  Wilis  sont  des  fiancées  mortes 
avant  le  jour  des  noces,  ces  pauvres  jeunes  créatures  ne  peuvent 
demeurer  tranquilles  sous  leur  lombe;iu.  Dans  leurs  cœurs  éteints, 
dans  leurs  pieds  morts,  est  resté  cet  amour  de  la  danse  qu'elles 
n'ont  pu  satisfaire  pendant  leur  vie,  et,  à  minuit,  elles  se  lèvent,  se 
rassemblent  en  troupes  sur  la  grande  route,  et  malheur  au  jeune 
homme  qui  les  rencontre  !  il  faut  qu'il  danse  avec  elles  jusqu'à  ce 
qu'il  tombe  mort. 

Parées  de  leurs  habits  de  noces,  des  couronnes  de  fleurs  sur  la 
tète,  des  anneaux  brillants  à  leurs  doigts,  les  llV/js  dansent  au  clair 
de  lune  comme  les  Elfes  ;  leur  figure,  quoique  d"un  blanc  de  neige, 
est  belle  de  jeunesse.  Elles  rient  avec  une  joie  si  perfide,  elles  vous 
appellent  avec  tant  de  séduction,  leur  air  a  de  si  douces  promesses, 
que  ces  Bacchantes  mortes  sont  irrésistibles. 

Henri  Heine  {de  l'Allemagne). 


GISELLE  ou  LES  WILIS 


ACTE  PREMIER 

I  c  théâtre  représente  une  riante  vallée  de  l'AUemagne.  Au  fond,  des  col 
Unes  couvertes  de  vigne,  une  route  élevée  conduisant  dans  la  vallée. 


SCÈNE  PREMIÈRE 

Un  tableau  des  vendanges  sur  les  coteaux  de  la  Tluiringe; 
il  tait  à  peine  jour.  Les  vignerons  s'éloignent  pour  continuer 
leur  récolte.  t 

SCÈNE  II 

Hilarion  paraît,  regarde  autour  de  lui,  comme  pour  clior- 
cher  quelqu'un  •  puis  il  indique  la  chaumière  de  Giseile 
avec  amour,  et  celle  de  Loys  avec  colère.  C'est  là  qu'habite 
son  rival.  S'il  peut  jamais  s'en  venger,  il  le  fera  avec  bon- 
heur. La  porte  de  la  chaumière  de  Loys  s'ouvre  mystérieu- 
sement, Hilarion  se  cache  pour  voir  ce  qui  va  se  passer. 


SCÈNE  III  ^      . 

Le  jeune  duc  Albert  de  Silésic,  sous  les  habits  et  le  nom 


258  THEATRE. 

(le  Loys,  sort  de  sa  maisonnette,  accompagné  de  son  écuyer 
Wilfrid.  Wilfiid  semble  conjurer  le  duc  de  renoncer  à  un 
projet  secret  ;  mais  Loys  persiste,  il  montre  la  demeure  de 
Giselle.  Ce  simple  toit  couvre  celle  qu'il  aime,  l'objet  de  son 
unique  tendresse.  11  ordonne  à  Wdfrid  de  le  laisser  seul. 
"NVillrid  hésite  encore,  mais  sur  un  gesle  de  son  maître,  Wil- 
frid le  salue  respectueusement,  puis  s'éloigne. 

Uilarion  est  resté  stupéfait  en  "voyant  un  beau  seigneur 
comme  AVilfrid  témoigner  tant  d'égards  à  un  simple  paysan, 
son  rival.  11  parait  concevoir  des  soupçons  qu'il  éclaircira 
plus  tard. 


SCÈNE  IV 


Loys,  ou  plutôt  le  duc  Albert,  s'approche  de  la  chaumière 
de  Giselle,  et  frappe  doucement  à  la  porte.  Uilarion  est  tou- 
jours caché.  Giselle  sort  aussitôt  et  court  dans  les  bras  de 
son  amant.  Transports,  bonheur  des  deux  jeunes  gens.  Gi- 
selle raconte  son  rêve  à  Loys;  elle  était  jalouse  d'une  belle 
dame  que  Loys  aimait,  qu'il  lui  préférait. 

Loys,  troublé,  la  rassure;  il  n'aime,  il  n'aimera  jamais 
qu'elle.  «  C'est  que  si  lu  me  trompais,  lui  dit  la  jeune  lille, 
je  le  sens,  j'en  mourrais,  »  Elle  porte  la  main  à  son  cœur 
comme  pour  lui  dire  qu'elle  en  souffre  souvent  Loys  la  ras- 
sure par  de  vives  caresses. 

Elle  cueille  des  marguerites  et  les  effeuille  pour  s'assurer 
de  l'amour  de  Loys.  —  L'épreuve  lui  réussit  et  elle  tombe 
dans  les  bras  de  son  amant. 

Ildarion  n'y  lésislant  jihis,  accourt  près  de  Giselle  et  lui 
reproche  sa  conduite.  Il  étuit  là  :  il  a  (oui  vu.  i 

«  Eh  !  que  m'importe?  répond  paiement  Giselle,  je  n'en 
rougis  pas,  je   l'aime,  et  je    n';iimerai  jamais  que  lui...   » 


GISELLE.  249 

Puis  elle  tourne  brusquement  le  dos  à  Hilarion,  en  lui  riant 
au  nez,  tandis  que  Loys  le  repousse  et  le  menace  du  sa  colère, 
s'il  ne  cesse  pas  ses  poursuites  amoureuses  près  de  Giselle.  » 
C'est  bon,  ditHdarion,  avec  un  geste  de  menace,  plus  tard 
on  verra.  » 


SCENE  V 


Une  troupe  de  jeunes  vigneronnes  viennent  chercher  Giselle 
pour  les  vendanges.  Le  jour  parait,  c'e>t  le  moment  de  s'y 
rendre  ;  mais  Giselle,  folle  de  danse  et  de  plaisir,  retient  ses 
compagnes.  La  danse  est  après  Loys  ce  qu'elle  aime  le  mieux 
au  monde.  Elle  propose  aux  jeunes  filles  de  se  divertir  au  lieu 
d'aller  au  travail.  Elle  danse  seule  d'al;ord  pour  les  décider.  Sa 
gaieté,  sa  joyeuse  ardeur,  ses  pas  pleins  de  verve  et  d'entraî- 
nement, qu'elle  entremêle  de  témoignages  d'amour  pour 
Loys,  sont  bientôt  imités  par  les  vendangeuses.  On  jette  au 
loin  les  paniers,  les  hottes,  les  instruments  de  travail,  et 
grâce  à  Giselle,  la  danse  devient  bientôt  un  délire  bruyant  eL 
général.  Berthe,  la  mère  de  Giselle,  sort  alors  de  sa  chau- 
mière. 


SCÈNE  VI 


«  —  Tu  danseras  donc  toujours?  dit-elle  à  Giselle,  le 
roir...  le  matin...  c'est  une  véritable  passion...  et  cola,  au 
lieu  de  travailler,  de  soigner  le  méiiapc. 

«  —  Elle  danse  si  bien,  dit  Loys  à  Borthe. 

«  —  C'est  mon  seul  plaisir,  répoiid  Gisollo,  comme  lui, 
ajoute-t-elle  en  monlraul  Loys,  c'est  mon  seul  bonheur!!! 


250  THÉÂTRE. 

«  —  Bah  !  dit  Berthe.  Je  suis  sûre  que  si  cette  petite  folle 
mourait,  elle  deviendrait  Wili  et  danserait  même  après  sa 
mort,  conmie  toutes  les  filles  qui  ont  trop  aimé  le  bal  ! 

«  —  Que  voulez-vous  dire?  »  s'écrient  les  jeunes  vendan- 
geuses avec  effroi,  en  se  serrant  les  unes  contre  les  autres. 

Berthe  alors,  sur  une  musique  lugubre,  semble  dépein- 
dre une  apparition  des  morts  revenant  au  monde  et  dan- 
sant ensemble.  La  terreur  des  villageoises  est  à  son  comble. 
Giselle  seule  en  rit,  et  répond  gaiement  à  sa  mère  qu'elle 
est  incorrigible,  et  que,  morte  ou  vivante,  elle  dansera  tou- 
jours. 

«  —  Et  pourtant,  ajoute  Berthe,  cela  ne  te  vaut  rien... 
Il  s'agit  de  la  santé,  de  ta  vie  peut-être!... 

«  —  Elle  est  bien  délicate,  dit-elle  à  Loys,  la  fatigue,  les 
émotions  lui  seront  funestes;  le  médecin  l'a  dit,  cela  peut  te 
porter  malheur.   « 

Loys,  troublé  par  cette  confidence,  rassure  la  bonne  mère, 
et  Giselle,  prenant  la  main  de  Loys,  la  presse  sur  son  cœur, 
et  semble  dire  qu'avec  lui,  elle  n'a  jamais  de  dangers  à 
craindre. 

Des  fanfares  de  chasse  se  font  entendre  au  loin.  Loys,  in- 
quiet à  ce  bruit,  donne  vivement  le  signal  du  départ  pour 
les  vendanges,  et  entraîne  les  paysannes,  tandis  que  Giselle, 
forcée  de  rentrer  dans  la  chaumière  avec  sa  mère,  envoie  mi 
baiser  d'adieu  à  Loys,  qui  s'éloigne  suivi  de    tout  le  monde. 


SCÈNE  VU 

A  peine  Ililarion  se  voit-il  seid,  qu'il  explique  son  projet; 
il  veut  à  tout  jirix  pc'nelrer  le  secret  de  son  rioal,  savoir  ce 
quil  est...  S'assurant  que  personne  ne  peut  le  découvrir,  il 
entre  furtivement  dans  la  chatmiièro   de  Loys...   A  ce  mo- 


GISELLE.  251 

nient,  les  fanfares  se  rapprochent,  et  l'on  voit  des   piqueius 
et  des  valets  de  cliasse  sur  la  colline. 


SCÈNE  VIII 


Le  prince  et  Bathilde,  sa  fille,  paraissent  bientôt,  à  cheval, 
accompagnés  d'une  nombreuse  suite  de  seigneurs,  de  dames, 
de  fauconniers,  le  faucon  au  poing.  La  chaleur  du  jour  les 
accable  ;  ils  viennent  chercher  un  endroit  fiworahle  pour  se 
reposer  :  un  piqueur  indique  au  prince  la  chaumière  de 
Berthe;  il  frappe  à  la  porte,  et  Giselle  paraît  sur  le  seuil, 
suivie  de  sa  mère.  Le  prince  demande  gaiement  l'hospitaHlé 
à  la  vigneronne  ;  celle-ci  lui  offre  d'entrer  dans  sa  chaumière, 
quoique  bien  pauvre  pour  recevoir  un  si  grand  seigneur  1 

Pendant  ce  temps,  Bathilde  fait  approcher  Giselle  ;  elle 
l'examine  et  la  trouve  charmante.  Giselle  lui  fait  de  son 
mieux  les  honneurs  de  sa  modeste  demeure;  elle  engage 
Bathilde  à  s'asseoir  et  lui  offre  du  laitage  et  des  fruits  ;  Ba- 
thilde, ravie  des  grâces  de  Giselle,  détache  de  son  cou  une 
chaîne  d'or,  et  la  passe  à  celui  de  la  jeune  fille,  toute  fière 
et  toute  honteuse  de  ce  présent. 

Bathilde  interroge  Giselle  sur  ses  travaux,  sur  ses  plaisirs. 

«  Elle  est  heureuse!  elle  n'a  ni  chagrins,  ni  soucis;  le 
matin,  le  travail;  le  soir,  la  danse  !  Oui,  dit  Berlhe  à  Ba- 
thilde, la  danse  surtout...  c'est  là  sa  folie.  » 

Bathilde  sourit  et  demande  à  Giselle  si  son  cœur  a  parlé, 
si  elle  aime  quelqu'un!...  «  Oh!  oui!  s'écrie  la  jeune  fille 
en  montrant  la  chaumière  de  Loys,  celui  qui  demeure  là  I 
mon  amoureux,  mon  fiancé!...  je  mourrais  s'il  ne  ui'.iiniait 
plus  !  ))  Bathilde  semble  s'intéresser  vivement  à  la  jrunc 
fille...  leur  position  ot  la  nièn c  car  elle  aussi  va  se  marier 


252  THEATRE. 

à  un  jeune  et  beau  seigneur!...  Elle  dotera  Gisclle,  qui 
semble  lui  plaire  déplus  en  plus...  Bathilde  veut  voirie 
fiancé  de  Gisclle  et  elle  rentre  "dans  la  cliaumière,  suivie  de 
«■on  père  et  de  Berthe,  tandis  que  Giselle  va  clicrclier  Lo^s. 

Le  prince  fait  signe  à  sa  suite  de  continuer  la  chasse;  il 
est  fatigué  et  désire  se  reposer  quelques  instants.  Il  sonnoia 
du  cor  quand  il  voudra  les  rappeler. 

Ililarion,  qui  paraît  à  la  porte  de  la  chaumière  de  Loys, 
voit  le  prince  et  entend  les  ordres  qu'il  donne.  Le  prince 
entre  avec  sa  fille  dans  la  chaumière  de  Berthe. 


SCÈNE  IX 

Tandis  que  Giselle  va  regarder  sur  la  route  si  elle  n'aper- 
çoit pas  son  amant,  Hilarion  ressort  de  la  chaumière  de  Loys, 
tenant  une  épée  et  un  m.intcau  de  chevalier;  il  connaît  enfin 
son  rival  !  c'est  un  grand  seigneur!  Il  en  est  sûr  à  présent... 
c'est  un  séducteur  déguisé  !  il  lient  sa  vengeance  et  veut  le 
confondre  en  présence  de  Giselle  et  de  tout  le  village.  Il  cache 
l'épée  de  Loys  dans  un  buisson,  en  attendant  que  tous  les 
vignerons  soient  rassemblés  pour  la  fêle. 


SCÈNE  X 

f 

Loys  parait  au  fond...  il  regarde  autour  de  lui  avec  inquié- 
lud'',  et  s'assure  que  la  chasse  est  éloignée.  I 

Giselle  l'aperçoit  et  vole  dans  ses  bras  !  En  ce  moment, 
une  joyeuse  nnisiquc  se  fait  entendre. 


GISELLE.  255 


SCÈNE  XI 


Une  marche  commence.  La  vendange  est  faite.  Un  char, 
orné  de  pampres  et  de  fleurs,  arrive  lentement,  suivi  de 
tous  les  paysans  et  paysannes  de  la  vallée  avec  leurs  paniers 
pleins  de  raisins.  Un  petit  Bacchus  est  porté  triomphalement 
à  cheval  sur  un  tonneau,  selon  la  vieille  tradition  du  pays. 
On  entoure  Giselle.  On  la  déclare  reine  des  vendanges...  On 
la  couronne  de  fleurs  et  de  pampres.  Loys  est  plus  amoureux 
que  jamais  de  la  jolie  vigneronne.  La  plus  folle  joie  s'empare 
bientôt  de  tous  les  paysans. 

On  célèbre  la  fête  des  vendanges  !...  Giselle  peut  mainte- 
nant se  livrer  à  son  goût  favori  ;  elle  entraîne  Loys  au  milieu 
de  la  troupe  des  vendangeurs,  et  danse  avec  lui,  entourée  de 
tout  le  village,  qui  se  joint  bientôt  aux  jeunes  amants,  dont 
le  pas  se  termine  par  im  baiser  que  Loys  donne  à  Giselle... 
A  cette  vue,  la  fureur,  la  jalousie  de  l'envieux  Hilarion  n'ont 
plus  de  bornes...  11  s'élance  au  milieu  de  la  foule  et  déclare 
à  Giselle  que  Loys  est  un  trompeur,  un  suborneur,  dn  sei- 
gneur déguisé!...  Giselle,  émue  d'abord,  répond  à  Hilarion 
qu'il  ne  sait  ce  qu'il  dit,  qu'il  a  rêvé  cela...  «  Ah  !  je  l'ai 
rêvé,  continue  le  garde-chasse.  Eh  bien,  voyez  vous-même, 
s'écrie-t-il  en  découvrant  aux  yeux  des  villageois  l'épée  et  le 
manteau  de  Loys.  Voilà  ce  que  j'ai  trouvé  dans  sa  chaumière.. 
Ce  sont  là  des  preuves,  j'espère  ?  » 

Albert,  furieux,  s'élance  sur  Hilarion,  qui  se  cache  derrière 
les  villageois. 

♦  Giselle,  frappée  de  surprise  et  de  douleur  à  cette  révéla- 
tion, semble  recevoir  un  coup  terrible  et  s'appuie  contre  un 
arbre,  chancelante  et  prête  à  tomber. 

Tous  les  paysans  s'arrêtent  consternés  !  Loys,  ou  plutôt 


'25i  THEATRE. 

Alliert,  court  à  Giselle,  et,  croyant  encore  pouvoir  nier  sou 
rang,  cherche  à  la  rassurer,  à  la  calmer  par  les  protestations 
de  sa  tendresse.  «  On  la  trompe,  lui  dit-il,  il  n'est  pour 
elle  que  Loys,  un  simple  paysan,  son  amant,  son  fiance  !  !  !  » 
La  pauvre  fille  ne  demande  pas  mieux  que  de  le  croire. 
Déjà  même  l'espoir  semble  lui  revenir  au  cœur;  elle  se  laisse, 
aller,  heureuse  et  confiante,  dans  les  bras  du  perfide  Albert, 
orsque  Hdarion,  poursuivant  sa  vengeance,  et  se  rappelant 
Tordre  du  prince  à  sa  suite,  de  revenir  au  son  du  cor,  saisit 
celui  d'un  des  seigneurs,  appenilu  à  un  arbre,  et  en  sonne 
avec  force...  A  ce  signal,  on  voit  accourir  toute  la  chasse, 
et  le  prince  sort  de  la  chaumière  de  Berthe.  Ililarion  désigne, 
à  la  suite  du  prince,  Albert  aux  genoux  de  Giselle,  et  cha- 
cun, en  reconnaissant  le  jeune  duc,  l'accable  de  saints  et  de 
resjiect.  Giselle,  en  voyant  le  prince,  ne  peut  plus  douter  de 
son  malheur  et  du  rang  élevé  de  l'adorateur  qu'elle  croyait 
son  égal. 


SCENE  XII 


Le  prirce  s'approche  â  son  tour,  reconnaît  Albert,  cl,  se 
découvrant  aussitôt,  lui  demande  l'exidication  de  son  étrange 
conduite  et  du  costume  qu'il  porte. 

Albert  se  relève,  stupéfiiit  et  confondu  de  cette  rencontre. 

Giselle  a  tout  vu!  Elle  est  sure  alors  de  la  nouvelle  trahi- 
son de  celui  qu'elle  aime,  sa  douleur  est  sans  bornes  ;  elle 
semble  faire  un  effort  sur  elle-même  et  s'éloigne  d'Albert 
avec  un  sentiment  de  crainte  et  de  ItMrcur.  Puis,  comme 
alterréc  [>ar  ce  nouveau  coup  qui  la  frapjie,  elle  court  vers 
la  chaumière  et  tombe  dans  les  bras  de  sa  mère,  (pii  soi  t  en 
ce  moment  acconqiaj^née  de  la  jctmo  Hathildc. 

Bathildc  n'avance  vivement  vers  Giselle,    et   l'inlcrrogc 


GISELLE.  2J5 

avec  un  louchant  intûrèt  sur  l'agitation  qu'elle  éprouve. 
Celle-ci,  pour  toute  réponse,  lui  montre  Albert  accablé  et 
confondu. 

—  Que  vois-je?...  dit  Bathilde...  le  duc  sous  ce  costume... 
Mais  c'est  lui  que  je  dois  épouser...  C'est  mon  fiancé  !  ajoutc- 
l-elle  en  désignant  l'anneau  des  fiançailles  qu'elle  porte  à 
son  doigt. 

Albert  s'approche  de  Bathilde  et  veut  en  vain  l'empêcher 
d'achever  ce  terrible  aveu;  mais  Giselle  a  tout  entendu,  tout 
compris  !  La  plus  profonde  horreur  se  peint  sur  les  traits  de 
la  malheureuse  enfant;  sa  tète  se  trouble,  un  horrible  et 
sombre  délire  s'empare  d'elle  en  se  voyant  trahie,  perdue, 
déshonorée!...  Sa  raison  s'égare,  ses  larmes  coulent...  puis 
elle  rit  d'un  rire  nerveux.  Elle  prend  la  main  d'Albert,  la 
pose  sur  son  cœur  et  la  repousse  bientôt  avec  effroi.  Elle 
saisit  l'épée  de  Loys,  restée  à  terre,  joue  d'abord  machinale- 
ment avec  cette  arme,  puis  va  se  laisser  tomber  sur  sa  pointe 
aiguë,  quand  sa  mère  se  précipite  sur  elle  et  la  lui  arrache. 
L'amour  de  la  danse  revient  à  la  mémoire  de  la  pauvre  en- 
fant :  elle  croit  entendre  l'air  de  son  pas  avec  Albert...  Elle 
s'élance  et  se  met  à  danser  avec  ardeur,  avec  passion.  Tant 
de  douleurs  subites,  tant  de  cruelles  secousses,  jointes  à  ce 
dernier  effort,  ont  enfin  épuisé  ses  forces  mourantes  La  vie 
semble  l'abandonner...  sa  mère  la  reçoit  dans  ses  bras...  Ua 
dernier  soupir  s'échappe  du  cœur  de  la  pauvre  Giselle,  elle 
jette  un  triste  regard  sur  Albert  au  désespoir,  et  ses  yeux  se 
ferment  pour  toujours! 

Bathilde,  bonne  et  généreuse,  fond  en  larmes.  Albert,  ou- 
bliant tout,  cherche  à  ranimer  Giselle  sous  ses  brûlantes  ca- 
resses... 11  met  la  main  siu'  le  cœur  de  la  jeune  fille,  et  s'as- 
sure avec  horreur  qu'il  a  cessé  de  battre. 

Il  saisit  sou  épce  pour  s'en  frapper;  le  prince  l'arrête  et  le 
désarme.  Berthe  soutient  le  corps  de  sa  malheureuse  fille. 
On  entraîne  AlUort,  fou  de  désespoir  et  d'amour. 


256  THEATP.b. 


Les  paysans,  les  seigneurs,  toute  la  chasse,  entourent  ut 
îomplèlent  ce  triste  tableau. 


ACTE  SECOND 


Lclhéàtrc  représente  une  forêt  sur  le  bord  d'un  clang.  Un  site  liuniile 
et  frais  où  croissunl  des  joncs,  des  roseaux,  des  touffes  de  fleurs  sau- 
Viigcs  et  de  plantes  aquatiques.  Des  bouleaux,  îles  trembles  et  des 
saules  pleureurs  inelini-nl  jusqu'à  terre  leurs  pâles  feuillaires.  A  gau- 
clie,  sous  un  cyprès,  se  dresse  une  croix  de  marbre  blanc  où  est  grave 
le  nom  de  Giselle.  La  tombe  est  comme  enfouie  dans  une  végélaiion 
épaisse  d'herbes  et  de  fleurs  drs  cliani|is.  La  lueur  bleue  d'une  lune 
très-vive  éclaire  cette  décoration  d'un  aspect  froid  et  vaportux. 


SCÈNE  PREMIÈRE 

Quelques  pardes-cliasse  arrivent  par  les  avenues  de  la  forêl; 
Is  soniblent  chercher  un  endi  oit  iavorahlc  |)Oin"  se  nictlre  à 
'afiut,  et  vont  s'cUtbIir  sur  le  bord  de  l'élang,  lorsque  Ilila- 
iju  accourt. 


SCÈNE  11 

llilarion  féinoigic   la   plus   \ive   terreur  en  devinmt  les 
projets  de  ses   camarades,  u   L'ol  un  cndrQit  maudit,  leur 


GISKLLE.  ,         257 

dit-il,  c'est  le  cercle  de  danse  des  AVilis!  »  il  leur  montre  la 
tombe  de  Giselle...  de  Giselle  qui  dansait  toujours.  Il  in  dé- 
signe par  la  couronne  de  pampres  qu'on  lui  mit  sur  le  fiont 
pendant  la  fêle,  et  qui  est  a[q)endne  à  la  croix  de  marljie. 

A  cet  instant,  on  entend  sonner  minuit  dans  le  lointain  : 
c'est  riieure  lugubre  où,  selon  la  cbronique  du  pays,  les 
Wilis  se  rendent  à  leur  salle  de  bal. 

Ililarion  et  ses  compagnons  écoulent  l'Iiorloge  avec  tir- 
reur  ;  ils  regardent  en  tremblant  autour  d'eux,  s'allendant  à 
l'apparition  des  légers  fanlômes.  «  Fuyons,  dit  Hilarion,  les 
Wilis  sont  impitoy;d)les  ;  elles  s'emparent  des  voyageurs  et 
les  font  danser  avec  elles  jusqu'à  ce  qu'ils  meurent  de  fatigue 
ou  soient  engloutis  dans  le  lac  que  vous  voyez  d'ici.  » 

Une  musique  fantastique  connneuce  alors;  les  gardes- 
cliasse  pâlissent ,  chancellent  et  s'enfuient  de  tous  côtrs , 
avec  les  signes  du  plus  grand  effro-,  poursuivis  par  des  leax 
follets  qui  apparaissent  de  toutes  parts. 


SCÈNE  m 

Une  gerbe  de  jonc  marin  s'entr'ouvre alors  lentement,  et  du 
sein  de  l'iiumide  feuillage  ou  voit  s'éiancir  la  légère  Myrlha, 
ombre  transparente  et  pâle,  la  reine  des  Wilis.  Elle  apporte 
avec  elle  un  jour  mystérieux  qui  éclaire  subitement  la  forêt, 
en  pcrç  iut  les  ombres  de  la  nuit.  Il  en  est  ainsi  toutes  les 
fois  que  les  Wilis  paiaissent.  Sur  les  blanches  épaules  de 
Myitlia,  palpitent  et  frémissent  des  ailes  diaphanes  d.ms  les- 
(luelles  la  Wiii  peut  s'envelopper  comme  avec  un  voile 
de  gaz. 

Celte  apparition  insaisissable  ne  peut  rester  en  place,  et 
s'élançanl  tantôt  sur  une  louife  de  ileurs,  tantôt  sur  une 
brandie  de  saule,  voltige  çà  et  là,    parcourant  et  semblant 


258  THÉÂTRE. 

reconnaître  son  petit  empire,  dont  elle  vient  cliaqne  nnit 
prendre  de  nouveau  possession.  Elle  se  baigne  dans  les  eaux 
du  lac,  puis  se  suspend  aux  branches  des  saules  et  s'y  ba- 
lance. 

Après  un  pas  dansé  par  elle  seule,  elle  cueille  une  branche 
de  romarin,  et  en  touche  alternativement  chaque  plante, 
chaque  buisson,  chaque  touffe  de  feuillage. 


SCÈNE  IV 


A  mesure  que  le  sceptre  fleuri  de  la  reine  des  Wilis  s'arrête 
sur  un  objet,  la  plante,  la  ileur,  "le  buisson  s'onlr'ouvrcnt, 
et  il  s'en  échappe  une  nouvelle  Wili  qui  vient,  à  son  tour, 
se  grouper  gracieusement  autour  de  Myrtha,  comme  les 
abeilles  autour  de  leur  reine.  Celle-ci,  étendant  alors  ses  ailes 
azurées  sur  ses  sujettes,  leur  donne  ainsi  le  signal  de  la  danse. 
Plusieurs  AVilis  se  présentent  alors  alternativement  devant  la 
souveraine. 

C'est  Moyna,  l'odalisque,  exécutant  un  pas  oriental;  puis 
Zulmé,  la  Bayadère,  qui  vient  développer  ses  poses  indiennes; 
jiuis  deux  Fiançaises,  figurant  une  sorte  de  menuet  bizarre; 
puis  des  Allemandes,  valsant  entre  elles...  Puis  enfin  la 
troupe  entière  des  Wilis,  toutes  mortes  pour  avoir  trop  aimé 
la  danse,  ou  mortes  trop  tôt,  sans  avoir  sati^l'ait  cette  folle 
passion,  à  laquelle  elles  semblent  se  livrer  encore  avec  fureur 
sous  leur  gracieuse  mélamorphose. 

liienlôt,  sur  un  signe  de  la  reine,  le  bal  fantastique  s'ar- 
rête... Elle  annonce  une  nouvelle  sœiuà  ses  sujettes.  Toutes 
se  rangent  autour  d'elle. 


1 


GISELLE.  259 


SCÈNE  V 


Un  rayon  de  lune  vif  et  clair  se  projette  alors  sur  la  tombe 
de  Giselle,  les  fleurs  qui  la  couvrent  se  relèvent  et  se  dres- 
sent sur  leurs  tiges,  comme  pour  former  un  passage  à  1» 
blanche  créature  qu'elles  recouvrent. 

Giselle  paraît  enveloppée  de  son  léger  suaire.  Elle  s'avance 
vers  Myrtha,  qui  la  touche  de  sa  branche  de  romarin;  le 
suaire  tombe...  Giselle  est  changée  en  Wili.  Ses  ailes  naissent 
et  se  développent...  Ses  pieds  rasent  le  sol;  elle  danse,  ou 
plutôt  elle  voltige  dans  l'air,  comme  ses  gracieuses  soeurs,  se 
rappelant  et  indiquant  avec  joie  les  pas  qu'elle  a  dansés,  au 
premier  acte,  avant  sa  mort. 

Un  bruit  lointain  se  fait  entendre.  Toutes  les  Wilis  se  dis- 
persent et  se  cachent  dans  les  roseaux. 


SCÈNE   VI 


De  jeunes  villageois  revenant  de  la  fête  du  hameau  voisin 
traversent  gaiement  la  scène,  conduits  par  un  vieillard  ;  ils 
vont  s'éloigner,  lorsqu'une  musique  bizarre,  l'air  de  la  danse 
des  Wilis  se  fait  entendre  ;  les  paysans  semblent  éprouver, 
malgré  eux,  une  étrange  envie  de  danser.  Les  Wilis  les  en- 
tourent aussitôt,  les  enlacent  et  les  fiiscinent  par  leurs  poses 
voluptueuses. 

Chacune  d'elles,  cherchant  à  les  retenir,  à  leur  plaire,  avec 
les  figures  de  leur  danse  native...  Les  villageois,  émus,  vont 
se  laisser  séduire,  danser  et  mourir,  lorsque  le  vieillard  se 
jette  au  milieu  d'eux,  leur  dit  avec  elïroi   le  danger  qu'ils 


260  THÉÂTRE. 

courent,  et  ils  se  sauvent  tous,  poursuivis  par  les  W^ilis  fu- 
rieuses de  voir  celle  proie  leur  échapper. 


SCÈNE  VU 

Albert  paraît  suivi  de  WillVid,  sou  fidèle  écuycr.  Leduc 
est  triste,  pâle  ;  ses  vêtements  sont  en  désordre  ;  sa  raison 
s'est  presque  égarée  à  la  suite  de  la  mort  de  Giselle.  11  s'ap- 
proche lentement  de  la  croix,  semble  chercher  un  souvenir 
et  vouloir  rappeler  ses  idées  confuses. 

AVjlfrid  supplie  Albert  de  le  suivre,  de  ni;  pas  s'arrêter  près 
de  ce  fatal  tonibi-au,  qui  lui  retrace  tant  de  chagrins.  Albert 
l'engage  à  s'éloigner...  WillVid  insiste  ericore;  mais  Albert 
lui  ordonne  avec  tant  de  fermeté  de  le  quitter,  que  Wilhid 
est  forcé  d'obéir,  et  sort  en  se  pi  omettant  bien  de  faire  une  der- 
nière tentative  pour  éloigner  sou  maître  de  ce  lieu  lunesle. 


SCKM'.  VIII 

A  peine  resté  seul,  Albert  donne  un  libre  cours  à  sa  dou- 
leur; son  cœur  se  déchire,  il  fond  en  larmes.  Tout  à  coup,  il 
pâlit,  ses  regards  se.  lixent  sur  un  objet  étrange  (jui  se  des- 
sine devant  ses  yeux...  11  reste  frappé  de  sur|)risc  et  presque 
de  terreur  en  rccoun  lissaut  Giselle,  ipii  le  regarde  avec 
amour. 

SCKNE  IX 

En  proie  au  plus  vlobnil  délire,  m  la  plus  vive  anxiété,  il 
doute  encore,  il  n'ose  croire  à  ce  qu'il  voit;  car  ce  n'esl  plus 


(ilSELLE.  261 

la' jolie  Giselle,  telle  qu'il  l'adorait,  mais  Giselle  la  Wili, 
dans  sa  nouvelle  et  bizarre  métamorphose,  toujours  immobile 
devaut  lui.  La  Wili  semble  seulement  l'appeler  du  regard. 
Albeit,  se  croyant  sous  l'empire  d'une  douce  illusion,  s'ap- 
proche d'elle  à  pas  lents  et  avec  précaution,  comme  un  enfant 
qui  veut  saisir  un  papillon  sur  une  fleur.  Mais  au  moment 
oij  il  étend  la  main  vers  Giselle,  plus  prompte  que  l'éclair, 
celle-ci  s'élance  loin  de  lui,  et  s'envole  en  traversant  les  airs 
comme  une  coiomLe  craintive,  pour  se  poser  à  une  autre 
place,  d'oij  elle  lui  jette  des  regards  pleins  d'amour. 

Ce  pas,  ou  plutôt  ce  vol,  se  répète  plusieurs  fois,  au  grand 
désespuir  d'Albert,  qui  cherche  vainement  à  joindre  la  Wili, 
fuyant  quelquefois  au-dessus  de  lui  comme  une  légère  va- 
peur. 

Parfois,  pourtant,  elle  lui  fait  un  geste  d'amour,  lui  jette 
une  fleur,  qu'elle  enlève  sur  sa  tige,  lui  adresse  un  baiser  ; 
mais,  impalpable  comme  un  nuage,  elle  disparaît  dès  qu'il 
croit  pouvoir  la  saisir. 

Il  y  renonce  enfin  !  s'agenouille  près  de  la  croix,  et  joint 
les  mains  devant  elle  d'un  air  suppliant.  La  Wili,  comme 
attirée  par  celte  muette  douleur  si  pleine  d'amour,  s'élance 
légèrement  près  de  son  amant;  il  la  louche;  déjà,  ivre 
d'amour,  de  bonheur,  il  va  s'en  emparer,  lorsque,  glissant 
doucement  entre  ses  bras,  elle  s'évanouit  au  milieu  des 
roses,  et  Albert,  en  fermant  les  bras,  n'embrasse  plus  que  la 
croix  du  tombeau. 

Le  désespoir  le  plus  profond  s'empare  de  lui,  il  se  relève 
et  va  s'éloigner  de  ce  lieu  de  douleur,  lorsque  le  plus  étrange 
spectacle  s'offre  à  ses  yeux  et  le  fascine  au  point  qu'il  est  en 
quelque  sorte  arrêté,  fixe,  et  forcé  d'être  témoin  de  l'étratige 
scène  qui  se  déroule  devant  lui. 


i:;. 


262  .     THE  AT  HE. 


SCÈNE  X  ' 


Caché  derrière  un  saule  pleureur,  Albert  voit  paraître  le 
misérable  Hilarion,  pouisuivi  par  lu  troupe  entière  des  Wilis. 

Pâle,  tremblant,  presque  mort  de  peur,  le  garde-chasse 
vient  tomber  au  pied  d'un  arbre,  et  semble  implorer  la  pitié 
de  ses  folles  ennemies  !  Mais  la  reine  des  Wilis,  le  touchant 
de  son  sceptre,  le  force  à  se  lever  et  à  imiter  le  mouvement 
de  danse  cpi'elle  commence  elle-même  autour  de  lui...  Hila- 
rion, mû  par  une  force  magique,  danse  malgré  lui  avec  la 
belle  Wili,  jusqu'à  ce  que  celle-ci  le  cède  à  une  de  ses  com- 
pagnes, qui  le  cède,  à  son  tour,  à  une  autre,  et  ainsi  de  suite 
jusqu'à  la  dernière! 

Dès  que  le  malheureux  croit  son  supplice  terminé  avec  sa 
partenaire  fatiguée,  une  autfe  la  remplace  avec  une  nouvelle 
vigueur,  et  lui,  s'épuisant  en  efforts  inouïs,  sur  des  rhylhmcs 
de  musique  toujours  plus  rapides,  finit  par  chanceler  et  so 
sentir  accablé  de  lassitude  et  de  douleur. 

Prenant  enfin  un  parti  désespéré,  il  cherche  à  s'enfuir  ; 
mais  les  Wilis  l'entourent  d'un  vaste  cercle,  qui  se  rétrécit 
peu  à  peu,  l'onferme  et  se  convertit  en  une  valse  rapide,  à 
laquelle  une  puissance  surnaturelle  l'oblige  à  se  mêler.  Un 
vertige  alors  s'empare  du  garde-chasse,  qui  sort  des  bras 
d'une  valseuse  pour  tomber  dans  ceux  d'une  autre. 

La  victime,  ênveloiipéo  de  toutes  parts  dans  ce  gracieux  et 
mortel  réseau,  sent  bientôt  ses  genoux  j)licr  sous  lui.  Ses 
yeuj^se  ferment,  il  n'y  voit  plus...  et  danse  pourtant  encore 
avec  une  ardente  frénésie.  La  reine  des  Wilis  s'en  eni|)nre 
alors  et  le  fait  tourner  et  valser  une  dernière  fois  avec  elle 
jusqu'à  ce  que  le  pauvre  diable,  arrivé  sur  le  bord  du  lac,  au 
dernier  anneau  de  la  chaîne  des  valseuses,  ouvre  les  brus, 


GISELLE.  203 

croyant  en  saisir  une  nouvelle  et  va  rouler  dans  l'abîme  !  Les 
W'ilis  commencent  alors  une  bacchanale  joyeuse,  dirigée  par 
leur  reine  triomphante,  lorsque  l'une  d'elles  vient  à  décou- 
vrir Albert,  et  l'amène  au  milieu  de  leur  cercle  magique, 
encore  tolit  étourdi  de  ce  qu'il  vient  de  voir. 


SCÈNE  XI 

Les  Wilis  semblent  s'applaudir  de  trouver  une  autre  vic- 
time :  leur  troupe  cruelle  s'agite  déjà  autour  de  cette  nou- 
velle proie;  mais  au  moment  où  Myrtlia  va  toucher  Albert  de 
son  sceptre  enchanté,  Giselle  s'élance  et  lelieiit  le  bras  de  la 
reine  levé  sur  son  amant. 


SCÈNE  XII 

Fuis,  dit  Giselle  à  celui  qu'elle  aime,  -fuis,  ou  tii  es  mort, 
mort  comme  Hilarion,  ajoute-t-elle  en  désignant  le  lac. 

Albert  reste  un  instant  frappé  de  terreur  à  l'idée  de  par- 
tager  le  sort  affreux  du  garde-chasse.  Giselle  profile  de  co 
moment  d'indécision  pour  s'emparer  de  la  main  d'Albert;  ils 
glissent  tous  deux  par  la  force  d'un  pouvoir  magique  vers  la 
croix  de  marbre  ;  elle  lui  indique  ce  signe  sacré  comme  son 
égide,  comme  son  seul  salul  ! 

La  reine  et  toutes  les  Wilis  le  poursuivent  jusqu'au  tom- 
beau; mais  Albeit,  toujours  protégé  par  Giselle,  arrive  ainsi 
jusqu'à  la  croix,  qu'il  saisit;  et  au  moment  oij  Myrtlia,  va  le 
toucher  de  son  sceptre,  la  branche  enchantée  se  brise  entre 
les  mains  de  la  reine,  qui  arrête,  ainsi  que  toutes  les  Wilis, 
frappées  de  surprise  et  d'épouvante. 


264  THEATRE. 

Furieuses  d'être  ainsi  Iraliits  clans  leurs  cruelles  espé- 
rances, les  W'ilis  (ournent  autour  d'Albert,  et  s'élancent 
plusieurs  fois  vers  lui,  toujours  repoiissées  par  une  puis- 
sance au-dessus  dehi  kur.  La  reine,  alors,  voulant  se  venger 
sur  celle  qui  lui  ravit  sa  proie,  étend  la  main  sur  Giselle, 
dont  les  ailes  s'ouvrent  aussitôt,  et  qui  se  met  à  danser  avec 
la  plus  gracieuse  et  la  plus  étrange  arJeur,  et  connue  em- 
portée par  un  délire  involontaire. 

Albei  t,  immobile,  la  regaixle,  accablé,  confondu  de  celle 
scène  bizarre!!!  mais  bientôt  les  grâces  et  les  poses  ravis- 
santes de  la  Wili  l'attirent  malgré  lui;  c'est  ce  que  voulait  la 
reine  :  il  quitte  la  croix  sainte  qui  le  préserve  de  la  mort  et 
s'appioche  de  Giselle,  qui  s'arrête  alors  avec  épouvante,  et  le 
supplie  de  regagner  son  talisman  sacré;  mais  la  reine,  la 
touchant  de  nouveau,  la  fone  à  conliimer  sa  danse  séduc- 
trice. Cette  scène  se  renouvelle  plusieurs  fois,  jusqu'à  ce 
qu'enfin,  cédant  à  la  passion  qui  l'entraîne,  Albeit  aban- 
donne la  croix  et  s'élance  vers  Giselle...  Il  saisit  la  branche 
enchantée,  et  veut  mourir  pour  rejoindre  la  Wili,  pour  n'en 
plus  être  séparé!!  ! 

Albert  semble  avoir  des  ailes,  il  rase  le  sol  et  voltige  autour 
de  la  \Vili,  qui  parfois  essaye  encore  de  le  retenir. 

Mais  bientôt,  entraînée  i)ar  sa  nouvelle  nature,  Giselle  est 
forcée  de  se  joindie  à  son  amant.  Un  pas  rapide,  aérien,  fré- 
néticpie,  commence  entre  eux.  lis  .sendjlent  tous  deux  lutter 
de  grâce  et  d  af;ihlé  :  pari'ois  ils  s'arrêtent  pour  tomber  dans 
les  bras  l'un  de  l'autre,  i)uis  la  musique  fantastique  leur 
rend  de  nouvelles  forces  et  une  nouvelle  ardeur!  !  ! 

Le  corps  ontier  des  VVilis  se  mêle  aux  deux  amants  en  les 
encadrant  dans  des  poses  voluptueuses. 

Une  mortelle  fatigue  s'empare  alors  d'Albert.  On  voit  (pi'd 
lutte  encoio,  niais  cpic^-e-  loj'ces  ccminencenl  à  1  ahauilonner. 
Giselle  s'approche  de  lui,  s'arrête  un  instant,  les  ycuv  voilés 
de  jdeui's;  mais  uiisi^ne  de  la  reine  l'ub'ige  à  s'envoler  de 


GISLLLE.  2Go 

nouveau.  Encore  quelques  secondes,  et  Albert  va  périr  de 
lassitude  et  d'épuisement,  lorsque  le  join-  coinniencc  à  pa- 
raître... Les  premiers  rayons  du  soleil  éclairent  les  ondes 
argentées  du  lac. 

La  ronde  fantastique  et  tumultueuse  des  Wilis  so  ralentit  à 
mesure  que  la  nuit  se  dissipe. 

Giselle  semble  renaître  à  l'espoir  en  voyant  s'évanouir  le 
prestige  terrible  qui  entraînait  Albert  à  sa  perle. 

Peu  à  peu,  .et  sous  les  vifs  rayons  du  soleil,  la  troupe  en- 
lièie  des  Wilis  se  courbe,  s'idTaisse,  et  tour  à  tour  on  les  voit 
cbanceler,  s'éteindre  et  tomber  sur  la  touffe  de  Geurs  ou  >ur 
la  tige  qui  les  a  vues  naître,  comme  les  fleurs  de  la  nuit  qui 
meurent  aux  approches  du  jour. 

Pendant  ce  gracieux  tableau,  Giselle,  subi^saul,  comme 
ses  légères  sœurs,  1  influence  du  jour,  se  laisse  aller  lente- 
ment dans  les  bras  affaiblis  d'Albert  ;  elle  se  rapprociie  de  la 
tombe,  coamie  entraînée  vers  elle  par  sa  destinée. 

Albert,  devinant  le  sort  qui  menace  Giselle,  l'emiorte  dans 
ses  bras  loin  du  tombeau,  et  la  dépose  sur  un  tertre  au  mi- 
lieu d'une  touffe  de  fleurs.  Albert  s'agenouille  [irès  d'elle,  et 
lui  donne  un  baiser,  comme  pour  lui  communiquer  son  âme 
et  la  rappeler  à  la  vie. 

Mais  Giselle,  lui  montrant  le  soleil  qui  brille  alors  de  tous 
ses  feux,  semble  lui  dire  qu'elle  d(iit  obéir  à  son  sort  et  le 
quitter  pour  jamais. 

Eu  ce  moment  des  fanfares  bruyantes  retenli^sent  au  sci:i 
dos  bois. 

Albert  les  écoute  avec  crainte,  et  Giselle  avec  uzie  douce 
joie. 


266  THEATRE. 


SCÈNE  XIII 

Wilfrid  accourt.  Le  fidèle  écuyer  précède  le  prince,  Batliilde 
et  une  suite  nombreuse;  il  les  ramène  près  d'Albert,  espérant 
que  leurs  efforts  seront  plus  puissants  que  les  siens  pour 
l'arracher  à  ce  lieu  de  douleur. 

lous  s'arrêtent  en  ra[)ercevaut.  Albert  s'élance  vers  son 
écuyer  pour  le  retenir.  Pendant  ce  temps  la  Wili  louche  à  ses 
derniers  instants  :  déjà  les  fleurs  et  les  herbes  qui  l'entourent 
se  relèvent  sur  elle,  et  la  couvrent  de  leurs  tiges  légères... 
une  partie  de  la  gracieuse  apparition  est  déjà  cachée  par  elles. 

Albert  revient,  et  reste  frap[Ȏ  de  surprise  et  de  donleur 
en  voyant  Giselle  s'affaisser  peu  à  peu  et  lentement  au  milieu 
de  ce  vert  tombeau;  puis,  du  bras  qu'elle  conserve  libre 
encore,  elle  indique  à  Albert  la  tremblante  Rathilde,  à  ge- 
noux à  quelques  pas  de  lui,  et  lui  tendant  la  main  d'un  air 
suppliant. 

Giselle  semble  dire  à  son  amant  de  donner  son  amour  et  sa 
foi  à  la  douce  jeune  fille...  c'est  là  son  seul  vœu,  sa  dernière 
prière,  à  elle  qui  ne  peut  plus  aimer  en  ce  monde;  juiis,  lui 
adressant  un  triste  et  étcinel  adieu,  elle  disparaît  au  milieu 
des  herbes  fleuries  qui  l'englouti^sont  alors  entièrement. 

Albert  se  relève  avec  une  vive  douleur;  mais  l'ordre  de  lu 
Wili  lui  semble  sacré...  11  arrache  quelques-unes  des  fleurs 
qui  recouvrent  Gisulle,  les  presse  sur  son  cœur,  sur  t^cs 
lèvres,  avec  amour;  et  faible  et  clKinrelanl,  il  tondie  (l;ms  les 
bras  de  ceux  qui  renlourent  en  tencbml  l.i  main  à  Balhilde!  Il 

FIN    DK    CISELI.E. 


LETTRE  A  HENRI  HEINE 


Le  Icndemnin  de  la  première  représentation  de  Ghelle,  ne  pou- 
vant aller  chercher  au  coin  de  la  rue  un  feuilletoniste  dormant  sur 
ses  crochets  pour  faire  mon  article  de  théâtre,  puisque  je  faisais  le 
lundi  à  la  Presse  ;  embarrassé  de  parler  de  moi-même  et  ne  vou- 
lant pas  esquiver  cette  situation  périlleuse  oii  m'attendait  le  public, 
je  pris  le  parti  d'écrire  à  mon  ami  Henri  Heine,  qui  était  alors  aux 
eaux  de  Cauterets,  atteint  déjà  de  cette  indisposition,  légère  à  la 
vérité,  qui  le  retint  huit  ans  au  lit  et  le  fit  porter  au  cimetière 
Montmartre,  non  pas  dans  ce  cercuL'il  grand  comme  la  cathédrale 
de  Cologne,  porté  par  huit  géants  très-forts,  qu'il  demandait  dans 
Vlntermezzo,  mais  par  un  maigre  corbillard  suivi  de  Paul  de  Saint- 
Victor  et  de  moi,  plus  quatorze  cordonniers  allemands. 

Dans  ma  lettre  je  rappelais  quelques  incidents  de  la  légende  jiri- 
milive,  car  rien  n'est  hnportant  coniine  l'exactitude  en  matière  fa- 
buleuse. Les  poètes  sont  chatouilleux  sur  ces  particularités  qui  so^nt 
rame  même  de  la  poésie,  mais  rien  d'essentiel  n'a  été  omis  dans  la 
version  livrée  au  public. 

Nous  rétablissons  ces  détails  jjour  la  satisfaction  du  poète  allemand. 
Nous-mèine,  nous  avions  rêvé  quelques  scènes  dans  la  couleur  du 
sujet,  qui  ont  diî  être  élaguées  comme  faisant  longueur. 

Au  théâtre  tout  fait  longueur. 

A  une  certaine  époque  de  l'année  avait  lieu  au  carrefour  de  la 
Forêt  la  grande  réception  générale  des  AVilis,  sur  le  bord  de  l'étang, 
là  où  les  larges  feuilles  du  nénuphar  étalent  leurs  disques  sur  l'eau 
visqueuse  qui  recouvre  les  valseurs  noyés.  Les  rayons  de  la  lune 
brillent  entre  ces  cœurs  découpés  et  noirs  qui  semblent  surnager 
comme  des  amours  morts.  Minuit  sonne  et  de  tous  les  points  de 
riiorizon  arrivent,  précédées  pai-  des  feux  follets,  les  ombres  des 


208  THEATRE. 

jeunes  filles  mortes  au  bal  ou  a  cause  de  la  danse  -,  d'abord  arrive 
avec  un  cliquetis  de  castagnctte  et  un  fourniilIemeiU  de  iiaiilons 
blancs,  un  grand  peigne  découpé  h  joiu-  comme  une  galerie  de  ca- 
thédrale gothique  et  se  silhouettant  sur  la  lune,  une  danseuse  de 
cachucha  de  Séville,  une  gitana  tortillant  des  hanches  t-t  portant  à 
sa  jupe  étroite  des  falbalas  de  signes  cabalistiques,  une  danseuse 
liongroise  au  bonnet  de  fourrure  faisant  claquer  de  froid,  comme  des 
dents,  1  s  éperons  de  ses  bottines,  une  bibiaderi  dans  un  costume 
pareil  à  celui  dAmani,  corset  avec  étui  en  bois  de  cantal,  pantalon 
lamé  d'or,  ceinture  et  collier  de  plaques  de  métal  formant  miroir, 
longues  écharpes  balancées,  bijoux  bizarres,  anneaux  cerclant  la  cloi- 
son des  narines,  clochelles  autour  des  che'villes;  et  puis  la  dernière 
se  montrant  timidement,  un  petit  rat  de  l'Opéra  dans  le  déshabillé 
de  la  danse,  avec  un  mouchoir  au  cou,  les  mains  fourrées  dans  un 
petit  manchon.  Tous  ces  costumes  de  ces  types  exotiques  ou  non 
sont  décolorés  et  prennent  une  sorte  d'uniformité  spectrale. 

La  réception  soleniicUe  avait  lieu  et  se  terminait  par  la  scène  où 
la  jeune  morte  sort  de  la  londie  et  seuible  reprendre  la  vie  sous  l'é- 
treinte passionnée  de  sou  amant  qui  croit  sentir  battre  un  cœur 
sur  le  sien. 

.Nous  n'ajouterons  qu'un  mot  pour  montrer  que  la  patience  est 
nécessaire  au  théâtre.  Nous  avions  demandé  qu'on  exécutât  avec  des 
morceaux  de  glace  la  nappe  du  lac  miroitant  sous  la  lune;  celle 
innovation  a  été  accomplie  vingt-deux  ans  plus  tard,  à  la  reprise 
du  ballet. 

Ouon  ne  s'étonne  pas  de  nous  voir  attacher  quelque  importance 
à  de  frivoles  canevas  chorégraphiques;  Stendhal  que  personne  ne 
soupç!)imera  délre  un  enthousiaste,  admiiait  fort  le  chorégraphe 
Yigano,  qu'il  n'appelait  jamais  autrement  que  l'immortel  Vigauo  et 
qu'il  nonunait  l'un  des  trois  génies  modernes.  Gœllie  également 
faisait  le  plus  grand  cas  du  ballet,  qu'il  regardait  comme  l'art  ini- 
tial et  universel. 


UISELLE.  269 


5  juillet  1811. 


Mon  cfier  Ilenii  Heine, 

En  feuilletant,  il  y  a  quelques  semaines,  votre  bel\u  livre  de 
V Allemagne,  je  tombai  sur  un  endroit  charmant  ;  —  il  ne  faut  pour 
cela  qu'ouvrir  le  volume  au  hasard  ;  —  c'est  le  passage  où  vous 
piirlez  (les  Elfes  à  la  robe  blanche  dont  l'ourlet  est  toujours  hunjide, 
des  Nixcs  qui  font  voir  leur  petit  pied  de  satin  au  phifond  de  la 
chambre  nuptiale,  des  Wilis  an  teint  de  neige,  à  la  valse  impitoya- 
ble, et  de  toutes  ces  délicieuses  apparitions  que  vous  avez  rencon- 
trées dans  le  Hariz  et  sur  le  bord  de  l'Use,  dans  la  brume  veloutée 
du  clair  de  lune  allemand  ;  —  et  je  m'écriai  involontairement  : 
«  Quel  joli  ballet  on  ferait  avec  cela  !  »  Je  pris  même,  dans  un  accès 
d'enthousiasme,  une  belle  grande  feuille  de  papier  blanc,  et  j'écri- 
vis en  haut,  d'une  superbe  écriture  moulée  :  Lis  \Vn.i«,  ballet.  — 
Puis  je  me  pris  à  rire  et  je  jelai  la  feuille  au  rebut  sans  aller  plus 
loin,  me  disant  qu'il  était  bien  impossible  de  traduire  au  théâtre 
cette  poésie  vaporeuse  et  nocturne,  cette  fantasmagorie  voluptueuse- 
ment sinistre,  tous  ces  effets  de  légende  et  de  jjallade  si  peu  en  rap- 
port avec  nos  habitudes.  Le  soir,  à  l'Opéra,  la  tète  encore  pleine  de 
voire  idée,  je  rencontrai,  au  détour  d'une  coulisse,  l'homme  d'es- 
prit qui  a  su  transporter  dans  un  ballet,  en  y  ajoulant  beaucoup  du 
sien,  toute  la  fantaisie  et  tout  le  caprice  du  Diable  amoureux  de 
Cazotte,  ce  grand  poète  qui  a  inventé  llolTniann  au  milieu  du  dix- 
huitième  siècle,  en  pleine  Encyclopédie;  je  lui  racontai  la  tradition 
des  Wilis.  Trois  jours  après,  le  ballet  de  Giselle  était  fait  et  reçu. 
Au  bout  de  la  semaine,  Adolphe  Adam  avait  improvisé  la  musique, 
les  décorations  étaient  presque  achevées,  et  les  répétitions  allaient 
grand  train.  —  Vous  voyez,  mon  cher  Henri,  que  nous  ne  sommes 
pas  encore  si  incrédules  et  si  prosaïques  que  nous  en  avons  l'air. 
Vous  avez  dit  dans  un  accès  d'humeiu- :  «  Comment  un  spectre 
pourrait-il  exister  u  Vmkl  Entre  minuit  et  une  heure,  qui  est  de 


270  TliEATRE. 

toute  éternité  le  temps  assigné  aux  spectres,  la  vie  la  plus  animée 
se  répand  encore  dans  les  rues.  C'est  en  ce  moment  que  retentit  à 
l'Opéra  le  bruyant  finale.  Des  Landes  joyeuses  s'écoulent  des  Varié- 
tés et  du  Gymnase  ;  tout  rit  et  saute  sur  les  boulevards,  et  tout  le 
monde  court  aux  soirées.  Qu'un  pauvre  spectre  errant  se  Irouv^-ait 
malheureux  dans  cette  foule  animée  !  »  Eh  bien,  je  n'ai  eu  qu'à 
prendre  vos  pâles  et  charmants  fantômes  par  le  bout  de  leurs  doigts 
d'ambre  et  à  les  présenter  pour  qu'ils  fussent  accueillis  le  plus  poli- 
ment du  monde.  Le  directeur  et  le  public  n'ont  pas  fait  la  Hjoindre 
objection  voltairienne.  Les  \Vilis  ont  reçu  tout  d'abord  le  droit  de 
cité  dans  la  très-peu  fantastique  rue  Le  Peletier.  Les  quelques  li- 
•gnes  où  vous  parlez  d'elles,  placées  on  tête  du  livret,  leur  ont  servi 
de  passe-port. 

Puisque  l'état  de  votre  santé  vous  a  empêché  d'assister  à  la  pre- 
mière représentation,  je  m'en  vais  tâcher,  s'il  est  permis  à  un 
feuilletoniste  français  de  raconter  une  histoire  fantastique  à  unpocle 
allemand,  de  vous  expliquer  comment  M.  de  Saint-Georges,  tout  en 
respecfcmt  l'esprit  de  votre  légende,  l'a  rendue  acceptable  et  possi- 
ble à  l'Opéra.  Pour  plus  de  liberté,  l'action  se  passe  dans  une  contrée 
vague,  en  Silésie,  en  Thuringe  ou  même  dans  un  de  ces  ports  de 
mer  de  Bohême  qu'affectionnait  Shakspeare  ;  il  suffit  que  ce  soit  au 
delà  du  Ilhin,  dans  quelque  coin  mystérieux  de  l'Allemagne.  N'en 
demandez  pas  plus  à  la  géographie  du  ballet,  qui  ne  saurait  préciser 
un  nom  de  ville  ou  de  pays  avec  le  geste,  qui  est  sa  seule  parole. 

Des  coteaux  chargés  de  vignes  rousses,  safranées,  cuites  et  confi- 
tes par  le  soleil  d'automne  -,  de  ces  belles  vignes  où  pendent  les 
grappes  couleur  d'ambre  qui  donnent  le  vin  du  Rhin,  occupent  tout 
le  fond  du  théâtre  ;  tout  au  haut  d'une  roche  grise  et  pelée,  si  es- 
carpée, que  les  pampres  n'ont  pu  l'escalader,  est  perché  comme  un 
nid  d'aigle,  avec  ses  murailles  crénelées,  ses  tourelles  en  poivrière, 
ses  girouettes  féodales,  un  de  ces  châteaux  si  communs  en  Allema- 
gne :  c'est  la  demeure  du  jeune  duc  Albrecht  de  Silésie.  —  Celte 
chaumière,  à  la  gauche  du  spectateur,  fraîche,  propre,  coquette, 
enfouie  dans  hs  feuillages,  c'est  la  chaumière  de  Giselle.  La  cabane 
en  face  est  habitée  par  Loys.  —  Qu'est-ce  que  Giselle  !  Giselle,  c't  st 
Carlolta  Grisi,  une  charmante  fille  aux  yeux  bleus,  an  sourire  fin  et 
naïf,  à  la  démarche  alerte,  une  Italienne  qui  a  l'air  dune  Allemande 
à  s'y  tromper,  connue  l'Allemande  Fanny  avait  l'air  d'une  Andalnuse 
de  Séviilc.   Sa   [lusition  est  la  plus  sinqile  du  monde  :  elle  adore 


GISELLE.  271 

Loys,  elle  adore  la  danse.  Quant  à  Loys,  représente  par  Pclipa,  il 
nous  est  suspect  pour  cent  raisons.  Tout  à  l'heure,  un  bel  écuyer, 
tout  galonné  d'or,  lui  a  dit  quelques  mots  tout  bas,  la  barette  à  la 
main,  dans  une  attitude  soumise  et  respectueuse;  un  domestique  de 
çrâtide  maison,  comme  parait  l'être  cet  écuyer,  n'eût  point  manqué, 
en  parlant  à  un  rustre  de  trancher  du  grand  seigneur.  Donc,  Loys 
n'est  pointée  qu'il  ]xiraU  être  (style  de  ballet),  mais  plus  tard  on 
verra. 

Giselle  sort  de  la  chaumière  sur  le  bout  de  son  joli  petit  pied  mi- 
gnon. Ses  j;unbes  sont  déjà  éveillées  ;  son  cœur  ne  dort  pas  non  plus, 
quoiqu'il  soit  bien  matin.  Elle  a  fait  un  rêve,  un  vilain  rêve  :  une 
belle  et  noble  dame  en  robe  d'or,  un  brillant  anneau  de  fiançailles 
au  doigt,  lui  est  apparue  pendant  son  sommeil  comme  devant  épou- 
ser Loys,  qui  était  lui-même  un  grand  seigneur,  un  duc,  un  prince. 
Les  rêves  sont  parfois  bien  singuliers  !  Loys  la  rassure  de  son  mieux, 
et  Giselle,  encore  un  peu  inquiète,  adresse  dos  questions  aux  mar- 
guerites. Les  petites  feuilles  d'argent  volent  et  s'éparpillent.  «  Il 
m'aime,  il  ne  m'aime  pas  !...  OmonDieuI  que  je  suis  malheureuse  ! 
il  ne  m'aime  pas!  »  Loys,  qui  sait  bien  qu'un  garçon  de  vingt  ans 
fait  dire  aux  pâquerettes  tout  ce  qu'il  veut,  renouvelle  l'épreuve, 
qui,  cette  fois,  est  favorable;  et  Giselle,  charmée  de  l'augure  de  la 
fleur,  se  remet  à  voltiger  çà  et  Ta,  en  dépit  de  sa  mère,  qui  la  gronde, 
et  voudiait  voir  ce  pied  si  agile  faire  bourdonner  le  rouet  à  l'angle 
de  la  fenêtre,  et  ces  jolis  doigts  interrogateurs  de  m;irgueriles  occu- 
pés à  cueillir  la  grappe  déjà  trop  mûre  ou  à  porter  le  panier  d'osier 
des  vendangeuses.  Mais  Giselle  n'écoute  guère  les  conseils  de  sa  mère, 
qu'elle  apaise  par  quelque  gentille  caresse.  La  mère  insiste  :  «  Mal- 
heureuse enfant  !  tu  danseras  toujours,  tu  te  feras  mourir,  et,  après 
ta  mort,  t-u  deviendras  Wili!  »  Et  la  bonne  d.ime«dans  une  panto- 
mime expressive,  raconte  la  terrible  histoire  des  danseuses  noctur- 
nes. Giselle  n'en  tient  compte.  Quelle  est  la  jeune  fille  de  quinze  ans 
qui  ajoute  foi  à  une  histoire  dont  la  moralité  est  qu'il  ne  faut  pas 
danser?  —  Loys  et  la  danse,  voilà  son  bonheur.  —  Ce  bonheur, 
comme  tout  bonheur  possible,  blesse  dans  l'ombre  un  cœur  jaloux; 
le  garde-chasse  Hilarion  est  amoureux  de  Giselle,  et  son  plus  ardent 
désir  est  de  nuire  à  Loys,  son  rival.  11  a  déjà  été  témoin  de  la  scène 
où  l'écuyor  Wilfrid  parlait  respectueusement  au  paysan  Loys.  Il 
soupçonne  quelque  trame,  défonce  la  fenêtre  de  la  cabane  et  'y  in- 
troduit, espérant  y  trouver  quelque  preuve  accablante.  Mais  voie 


272  THEATRE. 

que  résonnent  les  f;infares  :  U-  prince  de  CourlanJo  et  sa  fille  Ba- 
thilde,  montée  sur  une  blanche  haquenée,  fatigués  de  la  (.hisse, 
viennent  chercher  dans  la  chaumière  de  Giselle  nn  peu  de  rcj^os  et 
de  fraîcheur.  Lovi  s'esquive  prudemment.  Giselle  s'empresse,  avec 
une  grâce  timide  et  charmante,  d'apporter  sur  la  table  des  gobelets 
d'étain  bien  luisants,  du  lait,  quelques  fruits,  tout  ce  qu'elle  a  de 
meilleur  et  de  plus  appétissant  dans  son  buffet  ruslique.  Pendant 
que  la  belle  bathilde  porte  le  gobelet  à  ses  lèvres,  Giselle  s'approcl.e 
à  pas  de  chatte,  et,  dans  un  ravissement  d'admiration  naïve,  se  ha- 
sarde 'a  toucher  l'étoffe  riche  et  moelleuse  dont  est  fait  l'habit  de 
cheval  de  la  noble  dame.  Bathilde,  enchantée  de  sa  gentillesse,  lui 
passe  sa  chaîne  d'or  au  cou,  et  la  veut  emmener  avec  elle.  Giselle 
la  remercie  avec  effusion,  et  lui  répond  qu'elle  ne  désire  rien  au 
monde  que  de  danser  et  d'élre  aimée  de  Loys. 

Le  prince  de  Courlande  et  Bathilde  se  retirent  dans  la  chaumière 
pour  goùler  quelques  instants  de  repos.  Les  chasseurs  se  dispersent 
dans  les  environs  ;  une  fanfare  sonnée  par  le  cor  du  prince  les  rap- 
pellera quand  il  sera  temps.  Les  vendangeuses  reviennent  des  vignes 
et  organisent  une  fêle  dont  (jiselle  est  proclamée  la  reine  et  où  elle 
prend  part  plus  que  personne.  La  joie  est  à  son  comble,  lorsque 
paraît  Hila;  ion  perlant  un  manteau  ducal,  une  épée  et  un  ordre  de 
chevalerie  irouvés  dans  la  cabane  de  Loys  ;  —  plus  de  doute,  Loys 
n'est  qu'im  imposteur,  un  séducteur  qui  a  voulu  se  jouer  de  la  cré- 
dulité de  Giselle  :  un  duc  ne  peut  épouser  une  sinqjle  paysanne, 
même  dans  le  monde  chorégraphique  où  l'on  voit  souvent  les  rois 
épouser  les  bergères;  —  un  pareil  hymen  offre  d'insurniontablis 
difficultés  :  Loys,  ou  plutôt  le  duc  .Ylbrecht  de  Silésie,  se  défend  du 
mieux  qu'il  peut  et  répond  qu'ajjrès  tout  le  malheur  n'est  pas  si 
grand,  et  qu'au  lieu  d'un  paysan,  Giselle  épousera  un  duc.  Elle  est 
assez  jolie  pour  devenir  duchesse  et  châtelaine.  «  iMais  vous  n'èles 
pas  libre,  vous  êtes  fiancé  à  un  autre,  »  répond  le  garde-clia?se. 
El,  iMopoignaiit  le  cor  ouljjié  sur  la  table,  il  se  met  à  souffler  dedans 
comme  un  enragé.  Les  chasseurs  accourent;  Bathilde  et  le  prince 
de  Courlande  sortent  de  la  chaumière  et  s'étonnent  de  voir  le  duc 
Albreclit  de  Silésie  sons  un  pareil  déguisement;  Giselle  reconnaît 
dans  B.illiilde  la  belle  dame  de  son  rêve,  elle  ne  peut  jjIus  douter 
de  son  malheur;  son  cœur  M"  gonfle,  sa  tète  s'égare,  ses  pieds  s'a- 
gitent et  sautillent  ;  elle  répète  le  motif  quelle  a  dansé  avec  son 
amant  ;  mais  bientôt  ses  forces  s'épuisent,  elle  chaiiceile,  s'incline, 


GISELLE.  275 

sais^it  l'ôpée  fa(iilc  apportée  par  Ililarion  et  se  laifscrait  tomber  sur 
la  pointe  si  Albrecht  n'écartait  le  fer  avec  cette  soudaineté  de  mou- 
vement que  donne  le  désespoir.  Hélas  !  c'est  une  précaution  inutile! 
le  coup  de  poignard  est  porté  ;  il  a  atteint  le  cœur  et  Giselle  expire, 
consolée  du  moins  par  la  profonde  douleur  de  son  amant  et  la  douce 
pitié  de  Bathildc. 

Voilà,  mon  cher  Heine,  l'histoire  que  M.  de  Saint-Georges  a  ima- 
ginée pour  nous  procurer  la  jolie  morte  dont  nous  avions  besoin. 
Moi  qui  ignore  les  combinaisons  du  théâtre  et  les  exigences  de  la 
scène,  j'avais  pensé  à  mettre  tout  bonnement  en  action,  pour  le  pre- 
mier acte,  la  délicieuse  orientale  de  Victor  Hugo.  —  On  aurait  vu 
une  belle  salle  de  bal  chez  un  prince  quelconque  :  les  lustres  auraient 
été  allumés,  les  fleurs  placées  dans  les  vases,  les  bulfels  chargés, 
mais  les  invités  nauraient  pas  été  arrivés  encore  ;  les  \\\\\s  se  se- 
raient montrées  un  instant,  attirées  par  le  plaisir  de  danser  dans 
une  salle  étincelante  de  cristaux  et  de  dorures  et  l'csi  oir  do  recru- 
ter quelque  nouvelle  compagne.  La  reine  des  Wilis  aurait  touché 
le  parquet  de  son  rameau  magique  pour  communiquer  aux  pieds 
des  danseuses  un  désir  insatiable  de  contredanses,  de  valses,  de 
galops  et  de  mazurkas.  La  venue  des  seigneurs  et  des  dan.es  les 
eût  fait  envoler  comme  des  ombres  légères.  Giselle,  après  avoir 
dansé  toute  la  nuit,  excitée  par  le  parquet  enchanté  et  l'envie  d'em- 
pêcher son  amant  d'inviter  d'autres  femmes,  aurait  été  surprise  par 
le  froid  du  malin  comme  la  jeune  Espagnole,  et  la  pâle  reine  des  Wilis, 
invisible  pour  tout  le  monde,  lui  eût  posé  sa  main  de  glace  sur  le 
cœur.  Mais  alors  nous  n'aurions  pas  eu  la  scène  si  touchante  et  si 
admirablement  jouée  qui  termine  le  premier  acte  tel  qu'il  est  ;  Gi- 
selle eût  été  moins  intéressante,  et  le  deuxième  acte  eût  perdu  de 
son  effet  de  surprise. 

Le  second  acte  est  la  traduction  aussi  exacte  que  possible  de  la 
page  que  je  me  suis  permis  de  déchirer  dans  votre  livre,  et  j'espère, 
lorsque  vous  nous  reviendrez  guéri  de  Cauterels,  que  vous  n'y  trou- 
verez pas  trop  de  contre-sens. 

Le  iLéâlre représente  une  forêt  sur  le  bord  d'un  étang  :  degiands 
arbres  pâles,  dont  les  pieds  baignent  dans  l'herbe  et  dans  les  joncs; 
le  nénufar  épanouit  ses  larges  feuilles  à  la  surfiice  de  l'eau  dor- 
mante, que  la  lune  argenté  çà  et  là  d'une  trainée  de  paillettes  blan- 
ches. Les  roseaux  aux  fourreaux  de  velours  brun  frissonnent  it  jial- 
p'ilent  sous  la  re>pir;.tion  inteMuittcnle  de  la  nuit.  Les  fleurs  s'en- 


274  THEATRE. 

Ir'omrent  Tanguissamment  et  répandent  un  parfum  vcrligincux. 
comme  ces  larges  fleurs  de  Java  qui  rendent  fou  celui  qui  les  res- 
pire ;  je  ne  sais  quel  air  brûlant  et  voluptueux  circule  dans  cette 
ol)scurilé  humide  et  touffue.  Au  pied  d'un  saule,  couchée  et  perdue 
sous  les  fleurs,  repose  la  pauvre  Gi«elle  ;  à  la  croix  de  marbre  blanc 
qui  indique  sa  tombe  est  suspendu,  encore  tout  frais,  le  diadème 
de  pampres  dont  on  l'avait  couronnée  à  la  fête  des  vendanges. 

Des  chasseurs  viennent  cluTcher  une  place  favorable  pour  se  met- 
tre à  l'affût  ;  Ililarion  les  effraye  en  leur  disant  que  c'est  un  endroit 
dangereux  et  sinistre,  hanté  par  les  ^Yilis,  ces  cruelles  danseuses 
nocturnes  qui  ne  pardonnent  pas  plus  que  des  femmes  vivantes  à 
un  valseur  fatigué.  Minuit  sonne  dans  l'éloignement  :  du  milieu 
des  longues  herbes  et  des  touffes  de  roseaux  s'élancent  des  feux 
follets  au  vcl  inégal  et  scintillant  qui  font  fuir  les  chasseurs  épou- 
vantés. 

Les  roseaux  s'écartent  et  l'on  voit  paraître  d'abord  une  petite 
étoile  tiemblante,  puis  une  couronne  de  fleurs,  puis  deux  beaux 
yeux  bleus  doucement  étonnés  dans  un  ovale  d'albâtre,  et  enfin  tout 
ce  beau  corps  élancé,  cliasle  et  gracieux,  digne  de  la  Diane  antique 
et  que  l'on  nomme  Adèle  Dumilàtre  ,  c'est  la  reine  des  NVilis.  Avec 
cette  grâce  mélancolique  qui  la  caractérise,  elle  folâtre  à  la  lueur 
pâle  des  étoiles,  qui  glisse  sur  les  eaux  comme  une  blanche  vapeur, 
se  balance  aux  brauL-hes  flexib'cs,  voltige  sur  la  pointe  des  herbes 
comme  la  Camille  de  Virgile,  qui  marchait  sur  les  blés  sans  les 
courber,  et,  s'armant  de  son  rameau  magi(|ue,  évoque  les  autres 
Wilis,  ses  sujettes,  qui  sortent  avec  leurs  voiles  de  clair  de  lune  des 
touffes  de  jonc,  des  massifs  de  verdure,  du  calice  des  fleurs,  pour 
se  joindre  h  la  danse  ;  elle  leur  annonce  qu'il  y  a  cette  nuit  récep- 
tion d'une  nouvelle  Wili.  Eneffrt,  l'ombre  de  Giselle,  droite  et  pâle 
dans  son  suaire  transparent,  jaillit  soudainement  de  terre  h  l'appel 
de  Myrtha  (c'est  le  nom  do  la  reine).  Le  suaire  tombe  et  disjiarait. 
Giselle,  encore  transie  de  l'humidité  glaciale  du  noir  séjour  qu'elle 
quitte,  fait  quel(|ucs  pas  en  chancelant  et  en  jetant  des  regards  d'ef- 
froi sur  cette  loinbe  où  .^on  nom  est  écrit.  Los  Wilis  s'en  emparent, 
la  conduisent  à  la  reine,  qui  lui  attache  elle-même  la  couronne  ma- 
gique d'as|tho(lèlo  et  de  verveine.  Au  toucher  de  la  baguette,  deux 
petites  ailes  inipiièles  et  fréniissnnles  connue  celles  de  Psyché  se  dé- 
veloppent subitement  .«^ur  les  épiuiles  de  la  jeune  ombre,  qui, 
du  rc»le,  n'en    avait  pas  besoin.  —  Aussitôt,  comme  si  elle  vuu- 


GISr.LI.E.  275 

liiit  réparer  le  tcinps  perdu  dans  ce  lit  étroit  fuit  de  six  plan- 
ches et  deux  pkinchettes,  comme  dit  le  poêle  de  Lénore,  elle 
s'empare  de  l'espace,  bondit  et  rebondit  avec  en  enivreinciit  de  li- 
berté et  une  joie  de  ne  plus  être  comprimée  par  cet  épais  drap  de 
terre  lourde,  rendus  d'une  manière  sublime  par  madame  Carïotla 
Grisi.  Un  bruit  de  pas  se  fait  entendre;  les  Wilis  se  dispersent  et  se 
blottissent  derrière  les  arbres.  —  Ce  sont  de  jeunes  paysans  qui 
reviennent  de  la  fêle  du  village  voisin  ;  rexcellente  proie  !  Les  \\ilis 
sortent  de  leur  cachette  et  veulent  les  entraîner  dans  leur  ronde  fa- 
tale ;  beureusement,  les  jeunes  gens  cèdent  aux  conseils  d'un  vieil- 
lard plus  prudent  qui  connaît  la  légende  des  Wilis,  et  finissent  par 
ne  pas  trouver  fort  naturel  de  rencontrer  au  fond  d'un  bois,  sur  le 
bord  d'un  étang,  une  foule  déjeunes  créatures  très-décolletées,  en 
jupes  de  tulle,  avec  des  étoiles  au  front  et  des  ailes  de  phalène  aux 
épaules.  Les  Wilis,  désappointées,  les  poursuivent  vivement  ;  celte 
chasse  laisse  le  théâtre  vide. 

Un  jeune  homme  s'avance  éperdu,  fou  de  douleur,  les  yeux  bai- 
gnés de  larmes;  c'est  Loys  ou  Albrecht,  si  vous  l'aimez  mieux  qui, 
trompant  lu  surveillance  de  ses  gardiens,  vient  visiter  la  tombe  de 
sa  bien-aimée.  Giselle  ne  résiste  pas  à  la  douce  évocation  de  cette 
douleur  si  vraie  et  si  profonde;  elle  entr'ouvre  les  branches,  et 
penche,  vers  son  amant  agenouillé,  son  charmant  visage  illuminé 
d'amour.  Pour  attirer  son  attention,  elle  délache  des  fleurs  qu'elle 
porte  à  ses  lèvres,  et  lui  jette  ses  baisers  sur  des  roses.  La  légère 
apparition,  suivie  d'Albrecht,  se  met  à  voltiger  coquettement.  Comme 
Galatée,  elle  s'enfuit  vers  les  roseaux  et  les  saules  :  sed  cupit  ante 
videri.  —  Le  vol  transversal,  la  branche  qui  s'incline,  la  dispari- 
tion subite,  lorsque  Albrecht  veut  l'enfermer  dans  ses  bras,  sont  des 
effets  originaux  et  neufs  et,  qui  font  une  illusion  complète.  Mais  voici 
que  les  Wilis  reviennent.  Giselle  fait  cacher  Albrecht  ;  elle  sait  Irop 
le  sort  qui  l'attend  s'il  était  rencontré  par  les  terribles  danseuses 
nocturnes. —  Elles  ont  trouvé  une  autre  pioie  :  Ililarion  s'est  égaré 
dans  la  forêt  ;  un  sentier  i)erfide  l'a  ramené  à  l'endroit  qu'il  fuyait 
tout  à  riieuro.  Lf'S  wilis  s'emparent  de  lui,  se  le  passent  de  main 
en  main  ;  à  la  valseuse  fatiguée  succède  une  autre  valseuse,  et  tou- 
jours  la  danse  infernale  se  rapproche  du  lac.  Ililarion,  haletant, 
épuisé,  tombe  aux  pieds  de  la  reine  en  demandant  grâce  !  l'impi- 
toyable fantôme  le  frappe  avec  la  branche  tle  roiiiarin,  et  soudain 
ses  ]jicds  endoloris  s'agitent  couvulsivuincnt.  11  se  rclcvo  et  fait  do 


•276  THEATRE. 

nouveaux  efforts  pour  s'échapper  :  un  mur  dansant  lui  ferme  par- 
tout le  passago,  on  rélourJit,  ou  le  pousse,  et,  en  quittant  la  main 
froide  de  la  dernière  danseuse,  il  trébuclie  et  tombe  dans  l'étang. — 
Bonsoir,  llilarion!  cela  vous  apprendra  à  vous  méltr  des  amours  des 
autres  !  Que  les  poissons  du  lac  vous  mangent  les  veux! 

Ou'est-ce  qu'un  llilarion,  qu'un  danseur  pour  tant  de  danseuses? 
Moins  que  rien.  Une  Wili,  avec  ce  flair  merveilleux  de  la  femme  qui 
cherche  un  valseur,  découvre  .Alhrecht  dans  sa  cachette.  X  la  bonne 
heure  !  en  voilà  un  qui  est  jeune  et  beau  et  léger!  «  Allons,  Giselle, 
faites  vos  preuves  !  qu'il  danse  jusqu'à  mourir  !  »  Giselle  a  beau 
supplier,  la  reme  ne  l'écoute  pas,  et  la  menace  de  livrer  Albrechlà 
des  Wilis  moins  scrupuleuses.  Giselle  entraine  son  amant  vers  la 
tonibe  qu'elle  vient  de  quitter,  lui  fait  signe  d'embrasser  la  croix  et 
de  ne  pas  la  quitter,  quoiqu'if  arrive.  .Myrtlia  essaye  d'une  ruse  infer- 
nale et  féminine.  Elle  oblige  Giselle,  forcée  de  lui  obéir  en  sa  qualité 
de  sujette,  à  exécuter  1  s  poses  les  plus  entraînantes  et  les  plus  gra» 
cieuses.  Giselle  danse  d'abord  timidement  et  avec  beaucoup  de  retenue  ; 
puis  son  instinct  de  femme  et  de  Wili  l'emporte;  elle  s'élance  légè- 
rement et  danse  avec  une  grâce  si  voluptueuse,  une  fascination  si 
puissante,  que  l'imprudent  Albrecht  quitte  la  croix  prolectrice  et 
s'avance  les  mains  ten  lues,  l'œil  brillant  de  désir  et  d'amour.  Le  fa- 
tal délire  s'empare  de  lui,  il  pirouette,  il  saute,  il  suit  Giselle  dans 
ses  bonds  les  plus  hasardeux:  dans  la  frénésie  à  laïuelle  il  s'aban- 
donne perce  le  secret  désir  de  mourir  avec  sa  maîtresse  et  de  sui- 
vre au  tombeau  l'ombre  adorée  ;  mais  quatre  heures  sonnent,  une 
ligue  pâle  se  dessine  au  bord  de  Thorizon.  C'est  le  jour,  c'est  le 
soleil,  c'est  la  délivrance  et  le  salut.  Fuyez,  vision  des  nuits  !  fan- 
tômes blafards,  évanouissez-vous  !  Une  joie  céleste  brille  dans  les 
yeux  de  Giselle  :  sou  amant  ne  mourra  pas,  l'heure  est  passée.  La 
belle  Myrtha  rentre  dans  son  nénufar.  Les  Wilis  s'éteignent,  se  fon- 
dent et  disparaissent.  Giselle  elle-même  est  attirée  vers  sa  tombe 
|Mr  un  ascendant  invincible.  Albrecht,  éperdu,  la  saisit  dans  ses 
bras,  l'emporte  en  lu  couvrant  de  baisers  cl  l'asseoit  sur  un  tertre 
fleuri;  mais  la  terre  ne  veut  pas  lâcher  sa  proie,  l'herbe  s'entr'ou- 
ire,  les  planter  s'inclinent  en  pleurant  leurs  larmes  de  rosée,  les 
fleurs  se  penchent...  Le  cor  résonne;  NVilfrid,  inquiet,  cherche  son 
niaitre.  Il  précède  de  «piclques  pas  le  prince  de  Courlande  et  Ba- 
tliilde  ..  Ci'pendanl  les  fleurs  envahissent  Giselle;  on  ne  voit  plus 
que  sa  jietile  main  diaphane...    La  main  elle-même  disparaît,  lou* 


GISELLE.  277 

est  fini!  —  Albrecht  et  Giselle  ne  se  reverront  plus  dans  ce  monde. 
—  Le  jeune  homme  s'agenouille  auprès  du  tertre,  cueille  quelques- 
unes  des  fleurs,  les  serre  dans  sa  poitrine,  et  s'éloigne  la  tête  ap- 
puyée sur  l'épaule  de  la  belle  Bathilde,  qui  lui  pardonne  et  le 
console. 

Voilà,  à  peu  près,  mon  cher  poêle,  comment,  M.  de  Saint-Georges 
et  moi,  nous  avons  arrangé  votre  charmante  légende,  avec  l'aide  de 
M.  Coralli,  qui  a  trouvé  des  pas,  des  groupes  et  des  altitudes  d'une 
élégance  et  d'une  nouveauté  exquises.  Nous  vous  avons  choisi  pour 
interprètes  les  trois  Grâces  de  l'Opéra  :  mesdames  Carlotta  Grisi, 
Adèle  Dumilàtre  et  Forsier.  La  Carlotta  a  dansé  avec  une  perfection, 
une  légèreté,  une  hardiesse,  une  voluplé  chaste  et  délicate  qui  la 
mettent  au  premier  rang  entre  Elssler  et  Taglioni  ;  pour  la  panto- 
mime, elle  a  dépassé  toutes  les  espérances  ;  pas  un  geste  de  con- 
vention, pas  un  mouvement  faux  ;  c'est  la  nature  et  la  naïveté 
même  :  il  est  vrai  de  dire  qu'elle  a  pour  mari  et  pour  maître  Perrot 
l'aérien.  Petipa  a  été  gracieux,  passionné  et  touchant.  11  y  a  long- 
temps qu'un  danseur  n'a  fait  autant  de  plaisir  et  n'a  été  si  bien 
accueilli. 

La  musique  de  M.  Adam  est  supérieure 'a  la  musique  ordinaire 
des  ballets;  elle  abonde  en  motifs,  en  effets  d'orchestre;  elle  con- 
tient même,  attention  touchante  pour»  les  amateurs  de  musique  dif- 
ficile, une  fugue  très-bien  conduite.  Le  second  acte  résout  heureu- 
sement ce  problème  musical  du  fantastique  gracieux  et  plein  de 
mélodie.  Quant  aux  décorations,  elles  sont  de  Cicéri,  qui  n'a  pas 
encore  son  égal  pour  le  paysage.  Le  lever  du  soleil,  qui  fait  le  dé- 
nouement, est  d'une  vérité  prestigieuse.  —  La  Carlotta  a  été  rap- 
pelée au  bruit  des  applaudissements  de  la  scène  entière. 

Ainsi,  mon  cher  Heine,  vos  Wilis  allemandes  ont  parfaitement 
réussi  à  l'Opéra  français. 


16 


LA    PÉRI 

BALLET  FANTASTIQUE  EN  DEUX  ACTES 

(En  collaboration  avec  M.  Coralli) 
MUSIQUE    DE    M.     BURGMULLER 

Représenté  pour  la  première  fois  sur  le  théâtre  de  l'Académie  royale 
^  de  musique,  le  lundi  17  juillet  1843. 


PERSONNAGES: 


ACIIMET. 

MM.  Petipa. 

BAnnEZ. 

ROUCEM, 

Eue. 

UN  MARCHAND  D'ESCLAVES. 

Coralli. 

LE  PACHA. 

Ragaine. 

UN  EUNUQUE. 

Adice. 

UN  GEOLIER. 

QuÉRIAO. 

LA  PÈRL 

M"-C.  Grisi. 

NOURMAHAL,  sultane  favorite. 

Marquet,  1 

AVESHA. 

PlERSON. 

280  THEATRE. 


ACTE  PREMIER 


Le  théâtre  représente  une  salle  du  harem  d'une  riche  architecture  araho. 
De  cluique  côté  retombent  des  portières  eu  tapisserie.  Des  Heurs  sont 
placées  dans  de  grands  vases  du  Japon.  Au  fond,  un  jot  d'eau  pousse 
vers  la  voûte  son  filet  de  cristal.  Sur  le  devant,  à  gauche  du  specta- 
teur, est  disposé  un  divan  couvert  d'une  peau  de  lion.  La  scène  est 
au  Caire. 


SCÈNE  PREMIÈRE 

Au  lever  du  rideau,  les  odalisques  sont  occupées  à  lti:i- 
toilette,  agenouillées  ou  assises  sur  des  carreaux.  Les  unes 
entremêlent  leurs  longues  nattes  de  sequins  et  de  fds  d'or, 
les  autres  teignent  leiu's  sourcils  et  leurs  pauiiières  avec  le 
henné;  celles-ci  s'attachent  des  colliers,  celles-là  font  voltiger 
le  bout  de  lenr.-^  écliarpcs  au-dessus  de  la  pierre  des  parfums, 
afin  de  s'imprégner  de  la  vapeur  odorante.  —  La  sultane  fa- 
vorite, Nourmalial,  se  regarde  coniplaisaniment  dans  un  riche 
miroir  soutenu  par  des  esclaves.  Le  chef  des  cuiuii|ues,  Ron- 
ceni,  va  de  l'une  à  l'aulre,  leur  donnant  des  conseils,  les  en- 
gageant à  redoubler  de  grâces  et  de  coquetterie,  et,  joignant 
l'exemple  au  précepte,  il  minaude  cl  prend  des  airs  séduc- 
teurs; car  A<  hniel,  le  maître  du  sérail,  sendde  ennuyé  de  ses 
plaisirs,  et  Roucem,  ministre  de  ses  voluptés,  ne  sait  plus 
comment  ranimer  sa  fantaisie  distraite.  Nourmalial  elle- 
même,  la  belle  Nourmalial,  n'a  i)lus  de  puissance  sur  le  cœur 
d'Achniet. 


LA   PERI.  5J81 


SCÈNE  II 


(Jnimêyl,  le  marcluuid  d'esclaves,  vient  proposer  à  Roticem 
de  faire  quelque  acquisition  pour  le  compte  de  son  mîiître  : 
il  ajustement  une  occasion  charmante,  quatre  jolies  femmes 
d'Europe  capturées  par  un  corsaire  algérien,  et  qui  ne  sau- 
raient manquer  de  flatter  le  goût  délicat  d'Achmet.  Il  y  a  une 
Française,  une  Allemaufie,  une  Espagnole,  une  Éco^^siiise, 
toutes  jeunes,  toutes  belles,  toutes  pleines  de  talents...  Le 
sultan,  le  pacha,  n'ont  jamais  rien  eu  de  mieu.x^  dans  leur 
harem.  —  Combien  en  veux-tu?  dit  Roucem.  —  Tics-cher, 
répond  Ommèyl.  —  Le  marché  se  conclut  après  une  discussion 
animée  et  comique,  dans  laquelle  Ommèyl  tâche  de  faire  valoir 
sa  marchandise  et  Roucem  de  la  déprécier. 


SCÈNE  III 


Achmet  paraît,  appuyé  langnissamm.ent  sur  l'épaule  d'un 
esclave;  il  a  l'air  perdu  dans  sa  rêverie,  et  ne  se  mêle  qu'à 
contre-cœur  aux  groupes  et  aux  danses  des  odalisques.  — 
Roucem,  qui  a  voulu  ménager  à  son  maître  une  surprise 
agréable,  fait  sortir  les  nouvelles  esclaves  d'une  tente  foi  niée 
par  les  odalisques,  tenant  des  cachemires  déployés.  —  L'Es- 
pagnole exécute  un  boléro,  l'Ail  mande  une  valse,  l'Écossaise 
une  gigue,  la  Française  un  menuet.  —  Achmet,  qui  a  paru 
d'alord  prendre  quelque  pluisu'  à  ces  danses,  retombe  dans 
sa  mélancolie.  Achmet  est  un  peu  poëte  :  les  voluptés  terrestres 
ne  lui  suffisent  plus  ;  il  rêve  des  amours  célestes,  des  unions 
avec  les  esprits  élémentaires;  la  réalité  n'a  plus  d'utliails 

Kl. 


282  •  THEATRE. 

pour  lui,  et  il  demande  à  l'opium  des  extases  et  des  hallucina- 
tions. —  D'un  geste,  il  congédie  les  femmes,  même  sa  favo" 
rite  Nourmahal,  et  ordonne  qu'on  lui  apporte  sa  pipe.  Roucem 
frappe  des  mains  ;  de  petits  nègres,  bizarrement  vêtus,  en- 
trent, apportant  l'un  la  pipe  à  champignon  de  porcelaine,  à 
bouquin  d'ambre  jaune  ;  l'autre,  la  boite  de  filigrane  d'argent, 
qui  contient  la  pâte  opiacée  ;  un  troisième  tient  un  llambeau 
de  cire;  un  quatrième  l'aiguille  d'argent,  qui  sert  à  déposer 
la  pâte  enflammée  sur  le  champignon  ;  un  cinquième  s'age- 
nouille pour  supporter  sur  le  coin  de  son  épaule  le  poids  de 
la  pipe  qui  fatiguerait  le  maître.  —  Âchmet  aspire  plusieurs 
gorgées  de  la  fumée  enivrante  et  ne  tarde  pas  à  tomber  en- 
dormi sur  la  peau  de  lion  qui  recouvre  le  divan. 


SCENE  IV 

L'opium  agit  sur  le  cerveau  d'Achmet.  Les  contours  des 
objets  se  conlondent  dans  la  chambre;  des  vapeurs  bleuâtres 
et  rosées  s'élèvent  dans  le  fond,  et  en  se  dissipant,  laissent 
ajjercevoir  un  espace  immense,  plein  d'azur  et  de  soleil,  une 
oasis  féerique  avec  des  lacs  de  cristal,  des  palmiers  d'éme- 
raude,  des  arbres  aux  fleurs  de  pierreries,  des  montagnes  de 
lapisla/uli  et  de  nacre  de  perle,  éclairé  par  une  lumière  trans- 
parente et  surnaturelle. 


SCÈNE  V 


Les  Péris,  fées  orientales,  sont  groupées  autour  de  leur 
icine  dans  des  altitudes  de  respect  et  d'admiration.  La  reine 


LA   PEHI.  283 

aes  Péris  est  debout  au  milieu  de  sa  cour  prosternée.  Une 
couronne  d'étoiles  brille  sur  son  front;  des  ailes  nuancées 
d'or,  d'azur  et  de  pourpre,  tremblent  à  ses  épaules  ;  une  gaze 
légère  l'entoure  d'un  brouillard  argenté.  —  Les  Péris  fran- 
cbissent  la  limite  qui  sépare  le  mondi  idéal  du  monde  réel,  et 
descendent  dans  la  chambre  en  voltigeant  et  en  saulillanl 
comme  un  essaim  d'oiseaux  lâchés.  Elles  passent  toutes  à  côté 
du  divan  d'Achmet,  qui  semble  toujours  dormir  prolondc- 
ment  ;  mais  quand  la  reine  des  Péris  vient  s'incliner  sur  sou 
front,  il  tressaille.  Son  cœur  l'a  reconnue  :  c'est  elle  qu'il 
rêvait.  Il  se  lève  et  la  suit  dans  le  tourbillon  capricieux  de  sa 
danse.  Achmet  cherche  en  vain  à  la  saisir,  elle  lui  échappe 
toujours,  ou  s'ils  se  réunissent,  ce  n'est  que  pour  un  instant, 
car  la  légèreté  de  la  Péri  ne  lui  permet  pas  de  rester  un  in- 
stant en  place.  Elle  voudrait  attirer  Achmet  dans  l'oasis  fantas- 
tique qui  rayonne  au  fond  du  théâtre,  et  comme  Achmet,  tout 
léger  qu'il  soit,  n'a  pas  d'ailes  et  ne  peut  la  suivre  dans  sou 
royaume  aérien,  il  faut  qu'elle  lui  donne  un  talisman  pour  la 
faire  descendre  de  l'étoile  oi>elle  demeure,  lorsqu'il  aura  envie 
de  la  voir.  —  Usant  de  son  pouvoir  magique,  la  Péri  ordonne 
aux  fleurs  des  vases,  placés  sur  des  corniches,  autour  de  la 
salle,  de  se  détacher  elles-mêmes  de  leurs  tiges  et  de  venir 
dans  sa  main  composer  un  sélam  ou  bouquet  mystérieux.  Le 
bouquet  achevé,  la  Péri  ôte  une  étoile  de  sa  couronne  et  la 
place  au  milieu  des  fleurs.  —  En  baisant  cette  étoile,  tu  me 
feras  apparaître.  —  Vraiment?  dit  Achmet,  qui  doute  encore. 
^—  Pour  le  convaincre,  la  Péri  se  cache  un  moment  dans  un 
grand  vase  de  marbre,  et  quand  Achmet  porte  le  sélam  à  ses 
lèvres,  elle  jaillit  subitement  à  ses  yeux  de  l'autre  côté  de  la 
salle,  puis  elle  se  retire  après  avoir  jeté  un  tendre  adieu  au 
jeune  homme  étonné  et  ravi. 


284  THEATRE, 


SCLXE   Yl 


La  Wsion  enfuie,  Aclimet  se  rendort.  Roncem  entre  et  le 
réveille.  Le  jeune  homme,  tout  ému  encore  île  l'aiipaiition  de 
la  Péri,  raconte  à  l'eunuque  qu'il  vient  d'être  visité  par  un 
être  surnaturel,  d'une  beauté  idéale,  et  qui  répond  à  son 
amour.  —  Elle  était  là  tout  à  l'heure,  j'en  suis  sûr  !  —  Vi- 
sions !  chimères  !  dit  Roucem.  La  fée  est  sortie  de  la  fumée 
de  vo  re  pi|ie;  c'est  l'effet  de  l'opium  qui  produit  des  extases. 
La  Péri  n'existe  que  dans  votre  imagination,  mon  cher  maître; 
ne  pensez  plus  à  cela,  revenez  à  la  raison,  au  vrai,  au  réel, 
qui  a  bien  son  prix.  Vous  possédez  de  belles  esclaves,  payées 
eu  bons  et  byaux  sequins  d'or,  une  sultane  fivonte  char- 
mante ;  aimez-la  et  ne  cherchez  pas  à  devenir  l'amant  d'une 
Péri.  Ces  sortes  d'aventures  finissent  toujours  mal. 


SCÈNE  VU 

Achmet,  à  demi  convaincu  par  Roucem,  et  doutant  déjà  de 
la  MsMi,  qu'd  met  sur  le  compte  de  l'oijiuni,  commande 
qu'on  lasse  revenir  les  femmes.  iNoinmahal,  employant  toutes 
les  ressources  de  la  coquetterie,  réveille  dans  le  cœur  d'Achmet 
l'ancienne  pa^sion  (ju'il  avait  pour  elle.  Âdimel,  reconquis  à  la 
réalité,  va  pour  jeter  le  mouchoir  à  Nourmahal  ;  mais  la  Péri 
qui,  dès  le  commencement  de  cetto  scène,  a  reparu  invisible 
pour  tous,  saisit  le  mouchoir,  le  jette  à  t-rre,  le  foule  aux  pieds, 
et  remet  dans  les  mains  d'Achmet  le  Lomiuct  mystérieux, 
l>reuvc  de  la  vérité  de  son  rêve.  Tous  les  souvenirs  d'Achmet 
se  ré\eillcnt  avec  force;  il  [oite  l'étoile  à  sa  bouche,  et  la 


LA  PERI.  285 

Péri  se  lévèle  à  lui,  triste,  afnigée.  —  Quoi  !  est-ce  ainsi  que 
tu  mérites  d'être  l'aniunt  d'un  esprit  supérieur?  Te  voici  déjà 
retombé  dans  les  liens  terrestres  !  je  ne  veux  pas  d'un  cœur 
partagé.  Adieu!  —  Elle  disparaît,  emportant  avec  elle  le 
sélam  magiijue,  dont  Aclmiet  n'est  plus  digne.  —  Xourniahal, 
étonnée  de  tout  cela  et  de  la  froideur  subilc  qui  succède  aux 
protestations  d'amour  d'Âchmef ,  a  recours  d'abord  aux  larmes, 
aux  supplications;  puis  elle  éclate  en  reproches.  Aclimet, 
fatigué  de  ses  obsessions,  la  repousse,  la  chasse  et  la  vend  au 
marchand  d'esclaves,  Onimèyl,  saîis  se  laisser  attendrir  par 
les  prières  des  autres  odalisques.  La  Péri,  redeveime  vi^ible, 
heureuse  de  son  triomphe,  frappe  de  joie  dans  ses  petites 
mains,  et,  se  penchant  sur  l'épaule  d'Achmet,  elle  lui  rend 
le  bouquet  magique.  —  Nourmahal  sort  avec  le  marchand  en 
faisant  un  geste  de  menace  et  de  vengeance. 


286  THEATRE 


ACTE  SECOND 

Le  théâlro  représente  la  terrasse  du  palais  d'Achmct,  ornée  de  vases,  di' 
plantes  grasses,  de  tapis  de  Perse,  etc.  Au  delà,  vue  du  Caire  à  vol 
d'oiseau  :  multitude  de  plaies-formes  coupûesde  ruelles  étroites,  conmie 
dans  toutes  les  villes  orientales.  Çà  el  là,  quelques  toulïes  de  carou- 
bier, de  palmier.  Dômes,  tours,  coupoles,  minarets.  Dans  le  loin- 
tain, tout  au  fond,  l'on  aperçoit  vaguement  les  trois  grandes  pyra- 
mides de  Giscli  et  les  sables  du  désert.  A  l'une  des  fenêtres  du  palais 
scintille  un  rctlet  de  lumière ,  il  fait  un  clair  de  lune  splcndide. 


SCÈNE  PREMIKRE 

Les  compagnes  de  h  Péri  voltigent  autour  du  palais 
d'Achmet.  Llles  versent  avec  des  urnes  d'or  la  rosée  de  la 
nuit  snr  les  fleurs  desséchées  par  la  chaleur  du  jour.  La  Péri 
les  encourage  du  geste,  et,  s'approchant  de  la  fenêtre  liinii- 
ncuse,  elle  semble  épier  les  actions  d'Achmet.  —  Sans  doute, 
il  pense  à  moi  !  Que  ne  suis-je  une  simple  mortelle,  une 
esclave  !  je  pourrais  m'unir  à  lui  !  —  Une  dos  compagnes  de 
la  Péri  s'approi-he  et  hii  .donne  le  conseil  de  renoncer  à  cet 
amour  qui  la  perdra  et  fera  tomber  de  son  front  son  diadème 
étoile.  —  Viens,  oublie  Achmct;  remonle  avec  nous  dans  le 
ciel,  d'où  tu  n'aurais  jamais  dil  descendre.  — Non,  je  l'aime, 
el  je  resterai.  Maintenant,  pour  moi  le  ciel  est  sur  la  terre.  — 
Mais  il  ne  t'aime  pas,  lui;  ce  qui  le  séduit  en  loi,  c'est  l'éclat 
de  ta  couronne,  ce  sont  tes  ailes,  ta  puissance  !  Deviens  ime 
ftmme  connue  les  autres,  belle,  mais  obscure,  et  il  n'aura 


LA  l'ÉRI.  287 

l'Ius  mi  regard poiir  loi!  —  Cette  pensée  afflige  la  Péri;  mais 
elle  n'en  persiste  pas  moins  dans  sa  résolution  de  pousser 
l'aventure  à  bout. 


SCÈNE  II 

Du  fond  du  théâtre,  de  terrasse  en  terrasse,  on  voit  accou- 
rir une  ligure  blanche  poursuivie  par  des  eunuques,  des 
zébecs,  des  noirs,  des  Albanais,  agitant  des  sabres  et  des  cou- 
telas. A  ce  spectacle,  les  Péris  s'arrêtent  et  semblent  attendre 
l'événement  avec  anxiété.  Leur  reine  surtout  prend  un  vif 
intérêt  à  celte  scène.  —  La  figure  se  rapproche,  et,  franchis- 
sant une  rue,  elle  saute  d'un  bond  désespéré  sur  la  plate- 
forme du  palais  d'Achmet.  —  C'est  une  esclave  échappée  du 
harem  du  pacha.  Les  noirs,  arrivés  au  bord  de  la  rue,  hési- 
sent  à  la  franchir  à  cause  de  sa  largeur,  et  un  zéLec,  armant 
ton  fusil,  ajuste  l'esclave,  qui  cherche  en  vain  à  se  cacher.  — 
Le  coup  part  et  la  fugitive  tombe  sur  les  dalles.  Une  idée  . 
subite  traverse  la  tête  de  la  Péri  :  elle  veut  tenter  une  épreuve 
sur  le  cœur  d'Achmet,  Grâce  à  sa  puissance,  elle  va  remplacer 
dans  ce  corps  jeune  et  charmant  l'àme  qui  vient  de  s'en 
échapper.  Si  elle  se  iait  aimer  sous  cette  forme  et  dans  cette 
.humble  condition,  plus  de  doute  :  l'orgueil  n'est  pour  rien 
dans  le  désir  de  cette  union  idéale;  Achmet  sera  digne  d'être 
transporté  dans  le  ciel  féerique.  La  Péri  Se  penche  vers  le 
corps  de  l'esclave  ;  ailes,  couronne,  écharpe,  tout  disparaît, 
et  l'incarnation  se  fait  avec  la  rapidité  de  l'éclair.  —  Les 
autres  fées  s'envolent  de  différents  côtés,  et  la  Péri,  que  nous 
appellerons  désormais  Léila,  reste  seule  étendue  sur  le  marbre 
avec  l'apparcncç  cl  les  habits  de  l'osclavc. 


288  THEATRE. 


SCÈNE  in 

Achmet  et  Roûcem,  qui  ont  entendu  qu'il  se  passait  quel- 
que chose  d'exlraortlinaire  sur  la  terrasse,  arrivent  et  aperçoi- 
vent Léïla  étendue  à  terre;  Rouceni,  malgré  sa  frayeur,  aide 
son  maître  à  la  faire  revenir  à  elle.  Ltïla  respire,  ouvie  les 
yeux,  se  relève  et  raconte  qu'elle  est  une  pauvre  esclave  et 
qu'elle  s'est  sauvée  du  harem  du  pacha,  qui  la  poursuivait 
d'un  amour  auquel  elle  ne  voulait  pas  répondre.  Sa  blessure 
est  légère;  mais  la  peur,  le  saisissement  l'ont  fait  évanouir. 
—  Elle  termine  en  demandant  la  protection  d'Achmet,  à  qui 
elle  jure  obéissance  et  dévouement  sans  borne. 


SCÈNE  IV 

Les  odalisques  accourent  poussées  par  la  curiosité  ;  elles 
considèrent  altentivemcnt  la  nouvelle  venue.  Les  unes  la 
trouvent  cliarmante,  les  autres  la  critiquent.  Prendra-t-elle 
dans  le  cœur  du  sultan  la  place  laissée  vide  par  Nourmahal? 
C'ost  la  grande  ipicslion  qui  agite  le  liarcm.  F.éïla  se  itrète 
avec  beaucoup  de  douceur  et  de  grâce  aux  avances  de  ses 
•  onipagnes.  Achmet,  d'abord  un  peu  contrarié  de  l'arrivée  de 
Léïla,  qui  pourrait  exciter  la  jalousie  de  la  Péri,  se  laisse 
bientôt  aller  à  des  sentiments  plus  doux.  Lmu  j)ar  une  vague 
ressemblance,  il  l'intcrrof^-e  sur  l'emploi  rpi'clle  occupait  dans 
le  si'rail  (lu  pacha,  sur  les  talents  (ju'clle  possède.  —  Je  sais 
les  glià/els  des  meilleurs  poêles;  je  joue  de  la  gnzla;  les 
aimées  les  plus  habiles  du  Caiic  m'ont  appris  à  dajjser.  — On 
apporte  une  guzla,  on  l'iiil  venir  des  musiciens  ;  elle  joue  et 


LA.  PÉRI.  289 

danse,  et  le  jo.une  maître,  enchanté,  l'admet  au  nombre  de 
ses  odalisques  et  ordonne  à  l'eunuque  Roucem  de  tout  pré- 
parer pour  célébrer  la  réception  do  la  cliarnianle  Léïl,;.  — 
La  fête  commence,  les  femmes  du  harem  tâchent  do  surpasser 
leur  jeune  rivale.  Quatre  des  plus  joUes  exécutent  un  pas  en 
jouant  des  cymbnles.  Au  pas  de  quatre  succède  un  pas  de  trois. 
Léiln,  qui  n'a  montré  qu'un  échantillon  de  son  s.ivoT-faire, 
reparaît  couverte  d'un  haïe,  espèce  de  manteau  bl me  qui  lui 
enveloppe  tout  le  corps  et  lui  cache  la  figure,  à  l'exceplion  des 
yeux.  Elle  s'avance  au  milieu  du  théâtre,  se  débarrase  de 
son  manteau  et  s'apprêlo  à  danser  un  pas  national  connu  au 
Caire  sous  le  nom  de  Pas  de  Vaheille.  —  La  danseuse  cueille 
une  rose  :  —  l'insecte  irrité  sort  en  bourdonnant  du  cahce 
de  la  ileur  et  poursuit  l'imprudente,  qui  tàclie  de  l'écraser 
tantôt  entre  ses  mains,  tantôt  sous  son  pied.  —  L'abeille  va 
être  prise  :  un  mouchoir  dont  Léïla  relève  le  coin  avec  pré- 
caution rend  ses  ailes  inutiles.  Mais  quoi  !  elle  s'est  échappée, 
et,  plus  irritée  que  jamais,  elle  se  glisse  dans  le  corsage  de 
la  danseuse,  qui  la  cherche  dans  les  plis  de  sa  veste,  dont  elle 
se  débarrasse;  la  lutte  continue,  l'abeille  bourdonne,  la  jeune 
fdle  tourbillonne,  augmentant  toujours  la  vivacité  de  sa  danse. 
La  ceinture  va  bientôt  rejoindre  la  veste,  et  Léïla,  dans  le 
costume  le  plus  léger,  en  simple  jupe  de  gaze,  continue  ses 
évolutions  éblouissantes,  et  finit,  éperdue,  haletante,  par  aller 
chercher  un  abri  sous  la  pelisse  d'Achmct,  qui,  ravi  d'admira- 
lion,  s'incline  amoureusement  vers  elle,  et  lui  couvre,  à  la 
mode  orientale,  le  front  et  la  poitrine  de  pièces  d'or.  Léïla 
reçoit  modestement  les  félicitations  des  assistants  et  lorsque 
les  femmes  se  retirent,  .Achmet  la  fait  rester  auprès  de  lui.     j 


290  THEATRE. 


SCÈNE  V 


Plus  Achmet  regarde  Léila,  plus  il  lui  trouve  de  ressem- 
blance avec  la  Péri.  C'est  la  même  âme,  le  même  êourire  qui 
étincelle  dans  ses  yeux  d'azur  et  sur  ses  lèvres  de  roses  ;  pour 
compléter  l'illusion,  il  va  lui  placer  sur  la  tète  l'étoile  qu'il 
détache  du  bouquet.  —  Je  ne  suis  pas  une  Péri,  répond  hum- 
blement Léila,  je  ne  suis  qu'ime  pauvre  esclave,  une  simple 
mortelle  qui  vous  aime  dans  toute  la  simplicité  de  son 
cœur  ! 


SCÈNE  VI 

Nourmahal,  l'ancienne  favorite  d'Achmet,  n'a  pu  dévorer 
l'allront  qui  lui  a  été  l'ait,  ni  oublier  un  maître  ingrat.  11  n'y 
a  rien  de  tenace  comme  l'amour  méprisé.  Grâce  aux  intelli- 
gences qu'elle  a  conservées  dans  le  palais,  elle  est  parvenue  à 
pénétrer  jusqu'à  l'endroit  où  se  trouvent  Achmet  et  Léila.  La 
vue  de  ce  groupe  augmente  sa  fureur  ;  elle  lire  un  poignard 
de  sa  ceinture  et  s'élance  pour  frapper  Achmet;  heureuse- 
ment, Léila  lui  retient  la  main  et  détourne  le  coup.  L'altière 
sultane  s'en  prend  alors  à  Léïla  ;  mais  Achmet  s'interpose  et 
arr.iclie  le  kandjar  des  m;iins  de  Nourmalul,  qu'il  veut  livrer 
au  cimeterre  des  esclaves  accourus.  —  Léila  demande  la  grâce 
de  la  sultane,  qui  reçoit  à  genoux  celte  faveur  humiliante,  et 
dont  le  courroux  mal  déguisé  montre  (pi'olle  n'accepte  pas 
dans  son  cœur  le  pardon  que  lui  jette  une  rivale. 


LA   l'EKI.  291 


SCÈNE  VII 


Un  négiillon  entre  tout  effaré.  Il  annonce  que  le  pacha, 
ancien  maître  de  Léïla,  vient  redemander  son  esclave  pour  la 
l'aire  mourir.  Achmet  confie  Léïla  à  Roucem,  qui  la  fait  des- 
cendre dans  un  souterrain,  dont  il  referme  la  trappe  sur  elle. 
—  Scène  de  confusion  et  d'effroi. 


SCÈNE  yiii 


l'nc  prison  de  la  forteresse,  .\rceaux  mauresques,  murailles  sombres  1 
riolées  de  versets  du  Koran.  .\u  fond,  une  fenùtre  grillée. 


Achmet,  prisonnier,  tâche  de  corrompre  le  gardien  du 
cachot  ;  il  n'y  peut  parvenir,  lant  est  grande  la  terreurqu'ins- 
pire  le  caractère  nifle.\iljle  du  pacli.i.  Après  cette  tentative 
inutile,  Achmet  découragé  laisse  tomber  sa  tête  sur  sa  poi- 
trine, car  il  est  affreux,  même  pour  l'homme  le- plus  ferme, 
de  mourir  si  jeune  et  par  un  si  crnul  supplice  ;  mais  Léïla 
s'est  mise  sous  la  protection  d'Achraet,  elle  s'est  jetée  au-de- 
vaut  du  poignard  qui  le  menaçait  ;  il  restera  inébranlable  dans 
sa  résolution,  il  ne  la  livrera  pas  et  sacrifiera  pour  elle  la  vie 
qu'elle  lui  a  sauvée.  —  Si  du  moins  il  avait  pu  emporter  le 
bouquet  magique,  il  appellerait  la  Péii  à  son  stcouis;  mais 
Nourmahal  s'en  est  emparé  dans  sa  fureur  jalouse  et  l'a  foulé 
aux  pieds.  Plus  de  moyen  de  la  faire  ai)paraître.  Pendant  qu'il 
se  livre  à  ces  tristes  réflexions,  le  mur  de  la  prison  s'enlr'ouvre 
et  la  Péri  se  dresse  subitement  devant  lui.  —  Viens  avec  moi, 
lui  dit-elle,   abandonne  Tesclave;  les  verrous  et  les  grilles 


292  TIIÉATUE. 

s'ouvriront  d'eux  mêmes  pour  te  laisser  passer.  Si  tu  me 
suis,  la  liljcrlé,  la  vie,  le  soleil,  les  trésors  à  pleins  co(fres, 
tout  ce  cproM  peut  rêver  de  plaisirs  et  de  bonliciu-,  de  voluptés 
cleruelles.  Si  lu  restes,  un  supplice  ('pouvant;il)!c,  et  pour 
qui?  pour  une  femme,  pour  une  simple  mortelle,  dont  la 
beauté  ne  doit  durer  qu'un  jour,  et  qui  ne  sera  bientôt  qu'une 
pincée  de  poussière.  Je  l'aime  et  je  suis  jalouse  de  celle  Léïla, 
rends-la  à  son  maître,  qui  la  punira  comme  elle  le  méiitc 
pour  s'être  échappée  de  son  sérail  ;  je  l'emmènerai  dans  mon 
royaume  féeri.jue  et  je  te  ferai  asseoir  à  mes  côtés  sur  un 
trône  de  diamant.  —  La  Péri  veut  s'assurer  par  cette  der- 
nière épreuve  des  sentiments  d'Achmet,  qui  refuse  le  bonheur 
et  la  puissance  à  de  pareilles  conditions.  —  Voyant  qu'elle 
no  peut  rien  obtenir,  elle  se  relire  en  affectant  une  col.ère 
dédaigneuse. 


SCÈNE  IX 

Le  pacha  vient  une  dernière  fois  sommer  Achmet  de  livrer 
l'esclave,  cl,  sur  son  refus,  il  commande  aux  bourreaux  de  le 
saisir  et  de  le  lancer  par  la  fenêtre,  le  long  de  la  muraille 
hérissée  de  crochets  de  fer  disposés  de  façon  à  retenir  et  à 
déchirer  les  corps  que  l'on  jette  de  l'intérieur  de  la  tour  dans 
le  fossé.  —  A  peine  Achmet  a-t-il  disparu  dans  le  gouffre,  que 
les  murs  de  la  piison  s'évanouissent,  des  nuages  se  lèvent 
portant  des  groupes  de  Péris  :  le  ciel  s'ouvre,  et  l'on  aperçoit 
un  paradis  musulman,  merveilleuse  et  fantastique  architco 
turc  dont  Achmet  divinisé  moule  les  degrés  étincelauls  en 
tenant  la  main  de  celle  dont  il  est  désormais  inséparable. 

IIN    1)1.    I-A    IKRI. 


A  GÉRARD  DE  NERVAL 


J'aurais  bien  voulu,  mon  cher  Gcr.rJ,  l'aller  rejoindre  au 
Caire,  comme  je  te  l'avais  promis  ;  lu  n'as  pas  de  peine  à  le  croire  : 
j'aimerais  mieux  me  promener  en  devisant  avec  loi  au  bord 
du  Nil,  diins  les  jardins  de  Schoubrah,  ou  gravir  la  montagne 
de  Mokallam,  d'oiî  la  vue  est  si  belle,  que  de  polir  de  la  semelle 
de  mes  bottes  les  différentes  espèces  de  bitume  et  d'asphalte  qui 
s'étendent  depuis  la  rue  Grange-Batelière  jusqu'à  la  rue  du  Mont- 
Blanc.  Jlais  quel  est  Thomme  qui  fait  ce  qu'il  veut,  excepté  toi 
peut-être?  Comme  don  César  de  Bazim,  lu  vois  des  femmes  jaunes, 
noires,  bleues,  verlcs  ;  lu  vois  des  ibis  et  des  rats  de  l'iiaraon, 
homme  heureux  !  Moi,  je  n'ai  pas  quille  Paris,  mille  soins  m'ont 
empêché  ;  on  a  toujours  à  la  patte  quelque  fil  invisible  qui  se  fait 
sentir  au  moment  où  l'on  va  s'envoler;  sans  compte;'  le  feuilleton, 
tonneau  des  Danaides  où  il  faut  verser  chaque  semaine  une  urne  de 
prose,  et  la  page  à  finir,  et  la  page  à  commencer,  et  l'espoir  trompé 
chaque  jour,  et  tous  les  chers  ennuis  dont  la  vie  est  faite.  Enfin, 
je  suis  resté,  et,  ne  pouvant  le  suivre,  je  me  suis  fait  construire 
un  Orient  et  un  Caire,  rue  Le  l'cleticr,  à  l'Académie  royale  de  mu- 
sique et  de  d..iisc,  à  dix  minutes  de  chemin  de  chez  moi. 

On  n'est  jias  toujours  du  pays  qui  vous  a  vu  nailre,  et,  alors,  on 
cherche  à  travers  tout  sa  vraie  patrie  ;  ceux  qui  sont  faits  de  la 
sorte  se  sentent  exilés  dans  leur  ville,  étrangers  dans  leurs  foyers, 
ettourmcnlés  de  noslalsies  inverses.  C'est  une  bizarre  maladie  :  on 


294  THEATRE. 

est  comme  des  oiseaux  d.e  passage  cncagés.  Quand  arrive  le  temps 
du  départ,  de  grands  désirs  vous  agilent,  et  vous  êtes  pris  d'inquié- 
tudes en  voyant  les  nuages  qui  vont  du  côté  de  la  lumière.  —  Si 
Ton  voulait,  il  serait  facile  d'assigner  à  chaque  célébrité  d'aujour- 
\  d'hui  non-seulement  le  pavs,  mais  le  siècle  où  aurait  dû  se  passer 
!  son  existence  véritable  :  Lamartine  et  de  Vigny  sont  Anglais  mo- 
dernes ;  Hugo  est  Espagnol-Flamand  du  temps  de  Charleï-Quint  ; 
Alfred  de  Musset,  Napolitain  du  temps  de  la  domination  espagnole  ; 
Deramps,  Turc  asiatique;  Marilhat,  Arabe;  Delacroix,  Marocain.  On 
pourrait  pousser  fort  loin  ces  remarques,  justifiables  jusque  dans 
les  moindres  détails,  et  que  viennent  confirmer  même  les  types  de 
figure.  —  Toi,  tu  es  Allemand  ;  moi,  je  suis  Turc,  non  de  Conslan- 
tinople,  mais  d'Éu'y|ite.  Il  me  semble  que  j'ai  vécu  en  Orient;  et, 
lorsque,  pendant  le  carnaval,  je  me  déguise  avec  quelque  cafetan  et 
quel(iue  tarbouch  authentique,  je  crois  reprendre  mes  vrais  habits. 
J'ai  toujours  été  surpris  de  ne  pas  entendre  l'arabe  couramment;  il 
faut  que  je  l'aie  oublié.  En  Espagne,  tout  ce  qui  rappelait  les  Mores 
m'intéressait  aussi  vivement  que  si  j'eusse  été  un  enfant  de  l'islam, 
et  je  prenais  parti  pour  eux  contre  les  chrétiens. 

Dans  cette  préoccupation  de  l'Orient,  un  jour  de  pluie  grise  et  de 
vent  aigre,  j'avais  commencé,  par  réaction  sans  doute,  je  ns  sais 
quoi,  comme  un  petit  pneme  turc  ou  persan  ;  et  j'en  avais  déjà  écrit 
vingt  vers,  lorsque  cette  idée  judicieuse  me  tomba  du  plafond,  que, 
si  j'en  écrivais  davantage,  personne  au  monde  ne  les  lirait  sous  au- 
cun prétexte.  Les  vers  sont  la  langue  des  dieux,  et  ne  sont  lus  que 
par  les  dieux,  au  grand  désespoir  des  éditeurs.  Je  jetai  donc  mes 
strophes  dans  le  panier  aux  ébauches,  et,  prenant  un  carré  de  papier, 
je  confiai  mon  sujet  aux  jolis  petits  pieds  qui,  de  quatre  lignes 
d'Ii<  nri  Heine,  ont  fait  le  dernier  acte  de  Giscllc. 

Voici  à  peu  près  quelle  avait  été  ma  fantaisie,  h  laquelle  je  n'at- 
tacliiî,  d'ailleurs,  aucune  importance;  cha(pie  bouffée  d'opium, 
clia(|ue  cuillerée  de  hacbich  en  fait  éclore  de  plus  belles  et  de  plus 
merveilleuses. 

Dans  l'intérieur  d'un  han-m  aux  colonnettes  de  marbre,  aux  pavés 
de  mosaïque,  aux  murailles  découpées  comme  dos  guipures,  au  mi- 
lieu des  parfums  s'élevanl  en  nuages,  des  jets  d'eau  retombant  en 
rosée  de  |)('rles,  un  jcîune  homme  beau,  riche  comme  un  prince 
des  Mille  et  une  Suils,  rêve  nunclialammi'nt,  h;  coude  noyé  dans  la 
crinière  d'un  lion,  le  pied  posé  sur  la  [ioryc  d'une  de  ces  Abyssines 


LA  PERI.  295 

dont  la  peau  est  toujours  froide,  même  lorsque  souffle  le  vent  de 
feu  du  dôsert  :  —  une  espèce  de  don  Juan  oriental,  arrivé  au  bout 
des  voluptés  et  non  pas  des  désirs  !  Son  catalogue  ne  se  compose  pas 
dos  dernières  venues,  de  la  grande  dame  ou  de  la  griselte,  de  la  cour- 
tisane ou  de  la  petite  pensionnaire,  de  tout  ce  que  le  hasard  écrit 
sur  la  liste  du  don  Juan  européen.  Ce  n'est  pas  l'intrigue,  l'aven- 
ture, les  complications,  les  maris  trompés,  que  cherche  mon  don 
Juan;  c'est  la  possession  de  la  beauté  dans  toutes  ses  formes  et  sous 
tous  ses  aspects.  Chrétien,  il  eût  été  un  grand  peintre  ;  mais,  dans 
une  religion  qui  ne  permet  pas  la  reproduction  de  la  figure  humaine 
de  peur  d'idolâtrie,  il  ne  peut  fixer  ses  rêves  que  par  des  tableaux 
réels.  Dans  ce  sérail  unique,  se  trouvent  réunis  tous  les  types  de  la 
perfection  féminine  :  la  Géorgienne  aux  formes  royales,  la  Grecque 
au  profil  droit  découpé  en'camée,  l'Arabe  pure  et  fauve  comme  un 
bronze,  la  juive  à  la  peau  d'opale,  inondée  d'opulents  cheveux 
roux,  l'Espagnole  fine  et  cambrée,  la  Française  vive  et  jolie,  cent 
chefs-d'œuvre  vivants  que  signeraient  Phidias,  Raphaël,  Titien  ;  et 
cependant  Achmet  répèle  tout  bas  cette  ghazel  mélancolique  que  le 
sultan  Mahmoud  jetait  à  l'azur  du  Bosphore,  du  haut  des  terrasses 
du  sérail  ;  «  J'ai   quatre  cents  femmes,  et  je  n'ai  pas  d'amour.  » 

En  effet,  qu'est-ce  que  le  corps  sans  l'âme,  la  lampe  sans  la  lu- 
mière, la  fleur  sans  le  parfum?  Qu'importe  au  triste  Achmet  que 
les  plus  belles  odalisques  se  roulent  de  désespoir  sur  les  peaux  de 
tigre?  que  la  cadine  trouble  de  ses  pleurs  dans  l'eau  du  bassin  le 
reflet  de  son  charmant  visage  ?  Il  reste  froid  au  milieu  de  l'amour 
qu'il  inspire  ;  en  vain  l'eunuque,  ministre  de  ses  plaisirs,  achète  au 
poids  de  l'or  les  plus  rares  esclaves,  rien  ne  peut  retenir  un  instant 
le  i-egard  distrait  du  maître.  La  matière  le  rebute  et  le  fatigue. 
Comme  tous  les  grands  voluptueux,  il  est  amoureux  de  l'impossible  ; 
il  voudrait  s'élancer,  dans  les  régions  idéales,  à  la  recherche  de  la 
beauté  sans  défaut  ;  l'ivresse  ne  lui  suffit  pas,  il  lui  fout  l'extase  ;  à 
l'aide  de  l'opium,  il  tâche  de  dénouer  les  liens  qui  enchaînent  l'âme 
au  corps  ;  il  demande  ;i  Thallucination  ce  que  la  réalité  lui  refuse. 
Ainsi,  ces  youx  bleus  comme  le  jour  ou  noirs  comme  la  nuit,  ces 
épaules  nacrées,  ces  bras  pohs,  ces  poitrines  satinées  que  gonfle  le 
souffle  de  la  vie,  toute  cette  jeunesse,  tout  cet  éclat,  ne  suffisent  pas 
à  charmer  l'ennui  de  ce  cœur  insatiable.  A  côté  des  formes  les  plus 
pures  que  puisse  revêtir  la  beauté  humaine,  il  se  dit  :  (c  N'est-ce 
donc  que  cela?  »  Ce  qu'il  appelle  de  toutes  ses  forces,  c'est  l'esprit. 


2CG  .     THKATIÎE. 

c'est  l'âme,  c'est  le  rayon.  Il  veut  d'un  amour  avec  des  ailes  de 
flamme,  un  corps  de  lumière  qui  se  meuve  dans  l'infini  et  dans  l'é- 
lernité  comme  un  oiseau  dans  lair. 

La  terre,  symbolisée  par  Aclimet,  tend  les  bras  vers  le  ciel,  qui  la 
regarde  tendrement  par  les  yeux  dazur  de  la  Péri.  —  En  effet,  si 
les  mortels  ont,  depuis  les  temps  les  plus  recules,  rêvé  des  unions 
divines,  le  ciel,  dans  rimmorlcl  ennui  de  sis  félicités,  a  souvent 
chercbé  des  distractions  sur  la  terre.  C'est  une  si  belle  cliose  d'aimer, 
de  souffiir,  de  briller  un  instant  et  de  disparaître  pour  toujours,  que 
les  an:  es  désertaient  le  paradis  et  descendaient  ici-bas  pour  avoir 
comit  e  ce  avec  les  filles  des  hommes  ;  toutes  les  mythologies  ne 
sont  plemes  que  de  cela  :  sans  compter  les  innombrables  ara/ars  de 
Brahma  et  de  Vichnou,  l'histoire  de  Jupiter  n'est  qu'une  perpétuelle 
incarnation.  Encore  ne  se  contente-t-il  pas  de  se  faire  homme,  il  se 
fait  béte  pour  réussir  plus  sûrement. —  La  matière  se  plaint  de  la 
pesanteur  de  ses  chaînes,  de  la  conuptibililé  dé  ses  formes,  elle 
aspire  à  l'idéal,  à  l'infini,  à  l'éternel.  —  L'esprit,  au  contraire,  dans 
sa  mélancolie  abstraite,  désire  la  sensation,  l'émotion,  la  douleur 
même  ;  il  s'ennuie  de  n'avoir  point  de  corps,  le  besoin  du  sacrifice 
et  de  la  passion  le  tourmente. 

Toujours  les  paradis  ont  clé  monotones  : 

La  douleur  c;l  immense  et  te  plaisir  liorné, 

El  Danle  Aligliicii  n'a  rien  iniagiuc 

Que  de  longs  anges  blancs  avec  des  niiniics  jaunes. 

Les  musulmans  ont  fail  du  ciel  un  giajul  >érait  ; 

Mais  il  faut  èire  Turc  i>our  un  pareil  travail. 

Notre  Péri  là-linut  s'ennuyait,  quoiijue  belle; 
C'est  être  mallieiireux  que  d'être  heurcuv  toujours. 
Elle  eût  voulu  gnùler  nos  plaisirs,  nos  amours, 
£lre  femme  et  soufi'rir  ainsi  qu'une  morlelle. 
L'clernilé,  c'est  long!  —  Qu'eu  faire  à  moins  d'aimer? 
Ltîla  s'éprit  d  Athmet;  qui  pourrait  l'en  blùmer? 

Achmet  et  la  Péri,  c'est-à-dire  la  matière  et  l'esprit,  le  désir  et 
l'amour,  se  rencontrent  dans  l'extase  d'un  rêve,  comme  dans  un 
champ  neutre;  ce  n'est  que  lorsque  les  yeux  du  corps  sont  ondor- 
mi^  que  les  yeux  de  ràinc  s'éveillent.  Les  liens  charnels  sont  dé- 
noués, et  le  inonde  invisible  se  révèle,  les  esprits  du  ciel  descendent, 
ceux  de  la  terre  montent,  et  des  unions  myslérieuscs  s'accomplissent 
dans  un  vague  crépuscule  où  l'on  pressent  déjà  l'aurore  du  jour 


LA   TERT.  207 

éternel.  —  Mais  toute  initiation  demande  des  épreuves,  toute  foi 
appelle  le  martyre.  [I  ne  suffit  pas  d'avoir  vu  l'esprit  de  ce  blanc 
de  neij^e  et  de  finmme  qui  caractérise  les  apparitions  sur  le  Thabor 
symbolique  ;  il  faut  encore  le  reconnaître  dans  ses  incaVnations,  sous 
les  humbles  voiles  de  la  chair,  sous  l'enveloppe  fragile  et  périssa- 
ble. Après  l'avoir  compris  par  le  cerveau,  il  faut  le  comprendre  par 
le  cœur  :  le  désir  n'est  rien  sans  l'amour  ;  cette  essence  aérienne 
va  emprunter  un  corps  :  celle  que  vous  aurez  aimée  à  l'état  de  péri, 
il  faut  l'aimer  à  l'état  de  femme,  sans  ailes,  sans  couronne,  sans 
puissance. 

Le  beau  mérile  de  croire  'a  la  divinité  entourée  de  splendeurs, 
assise  sur  un  trône  d'éblouissemenls  avec  un  soleil  pour  marche- 
pied !  —  Sacrifiez-vous  pour  l'esprit  comme  l'esprit  se  sacrifice  pour 
vous;  quittez  la  ttrre  comme  il  a  quitté  le  ciel,  et,  de  la  réunion  de 
ces  deux  dévouements  naîtra  l'ange  complet,  c'est-à-.lire  un  être 
dont  chaque  moitié  aura  renoncé  à  son  bonheur  pour  le  bouheur  de 
l'autre  ;  l'égoïsme  de  l'âme  et  l'égoïsme  de  la  matière  sont  vaincus, 
et  de  ce  double  anéantissement  résulte  la  félicité  suprême. —  La 
terre  est  le  rêve  du  ciel,  le  ciel  le  rêve  de  la  terre,  telle  est  l'idée 
fondamentale  de  ce  poëme  tourné  en  ronds  de  jambe.  —  Tu  vois, 
mon  cher  ami,  que  la  Péri,  ballet-pantomime  en  deux  actes,  est 
aussi  convenablement  bourrée  de  mythes,  que  peut  le  désirer  un 
professeur  d'esthétique  allemand.  Je  serais  désespéré  qu'on  m'accusât 
de  manquer  de  profondeur  à  propos  de  chorégraphie  et  que  l'on 
put  croire  que  je  n'ai  pas  lu  la  symbolique  de  Kreutzer. 

Maintenant  que  je  t'ai  expliqué  l'idée  du  poëme  que  je  voulais 
faire,  je  vais  te  donner  quelques  détails  sur  le  ballet  qu'on  représente 
'a  l'Académie  royale  de  musique,  et  cela,  sans  que  ma  modestie  on 
souffre  le  moins  du  monde,  car  la  Péri  est  l'œuvre  de  Coralli  et  de 
Burgmuller,  de  Carlolta  et  de  Pctitpa,  et  je  puis  en  parler  avec  éloge 
comme  d'une  chose  qui  m'est  totalement  étrangère. 

Et,  d'abord,  je  te  remercie  beaucoup  des  détails  locaux  que  tu 
m'as  envoyés  et  qui  ne  me  sont  arrivés  que  lorsque  mon  siège  était 
fait;  mais  comment  diable  aurais-je  placé  parmi  les  comparses  de 
l'Opéra  ces  Anglais  vêtus  de  caoutchouc,  avec  des  chapeaux  de  coton 
piqué  et  des  voiles  verts  pour  se  préserver  de  l'oplithalmie  ;  ces 
Français  étranges,  portant  fièrement  et  en  guenilles  les  modes  de 
1S 10  ;  ces  Turcs  ridicules,  nccosti  es  de  l'unifonne  do  M.iimioud,  en 
polnuaises  à  brandebourgs  et  en  l-arhoudis  cufoncés  jusqu'aux  \"ux'? 


298  THÉÂTRE. 

Le  costume  des  femmes  fell;ilis,  que  tu  dis  si  gracieux,  et  qui  con- 
siste en  une  tunique  fondue  des  deux  côtés,  depuis  l'aisselle  jusqu'au 
talon, 'n'aurait  guère  pu  être  réalisé  qu'avec  des  niodificaiions  qui 
lui  auraient  ôlé  tout  son  caractère.  Cependant  je  crois,  lorsque  tu 
reviendras,  que  tu  seras  content  de  la  décoration  du  premier  acte, 
qui  représente  une  salle  du  harem  d'Achmet.  Cela  ne  ressemble  pas 
à  CCS  cafés  turcs  ornés  d'oeufs  d'autruche,  chargés,  dans  les  opéras 
et  les  ballets,  de  donner  une  idée  des  magnificences  orientales.  C'est 
un  intérieur  vrai,  bien  étudié,  d'une  exactitude  parfaite.  Voilà  bien 
les  murailles  de  stuc,  les  lambris  de  carreaux  vernissés,  le  plafond 
aux  caissons  de  cèdre,  les  voûtes  travaillées  en  ruche  d'abeilles,  les 
vases  aux  larges  ailes,  plems  de  roses  et  de  pivoines  ;et  jiuis,  !ù-!)as, 
au  fond,  dans  l'ombre  fraifhe  et  recueillie,  le  long  divan  qui  invite 
au  repos,  le  cabinet  doré  où  l'on  serre  les  tasses,  les  cafetières,  les 
pipps  :  une  décoration  habitable,  et  dans  laquelle  un  vrai  croyant  ne 
se  trouverait  pas  trop  dépaysé. 

Si  tu  as  été  dans  les  cafés  des  fumeurs  d'opium  et  que  lu  aies  fait 
tomber  la  pâte  enflammée  sur  le  champignon  de  porcelaine,  je  doute 
que,  devant  tes  yeux  assoupis,  il  se  soit  développé  un  plus  brillant 
mirage  que  l'oasis /éerique  exécutée  par  MM.  Sécban,  Diéterle  et 
Despléchin,  qui  semblent  avoir  retrouvé  la  vaporeuse  palette  du 
vieux  Breughel,  le  peintre  du  paradis.  Ce  sont  des  tons  fabuleux, 
d'ime  tendresse  et  d'une  fraicheur  idéales;  un  jour  mystérieux,  qui 
ne  vient  ni  de  la  lune  ni  du  soleil,  baigne  les  vallées,  effleure  les  lacs 
comme  un  léger  brouillard  d'argent,  et  pénètre  dans  les  clairières 
des  forêts  magiques  ;  la  rosée  étincelle  en  diamants  sur  des  fleurs 
inconnues  dont  les  calices  sourient  comme  des  bouche^  vermeilles; 
1(!S  eaux  et  les  cascades  miroitent  sous  les  brancbes7''c'est  un  vrai 
songe  d'Arabe,  tout  fait  de  verdure  et  de  fraîcheur.  Jamais  peut- 
être,  à  moins  de  frais,  l'Opéra  n'avait  obtenu  un  plus  brillant  effet. 
Ouebiues  aunes  de  toile,  quelques  pots  de  couleur,  une  ramjtc  de 
gaz,  et  c'est  tout.  Le.  pinceau,  manié  par  une  main  habile,  est  un 
grand  magicien. 

Quelque  charme  que  puissent  offrir  les  Péris  orientales aveclcurs 
pantalons  rayés  d'or,  leur  corset  de  pierreries,  leurs  ailes  de  perro- 
quet, Ifturs  mains  peintes  eu  rouge  et  leurs  paupières  teintes  en 
noir,  je  doute  qu'elles  soient  plus  jolies  que  Carlotta,  et  surtout 
qu'elles  dansent  aussi  bien. 

Au  second  acte,  quand  le  rideau  se  lève,  tu  verras,  du  haut  d'une 


LA  PÉRI.  299 

terrasse,  le  Caire  à  vol  d'oiseau,  et  tu  no  voudras  jamais  croire  que 
MM.  Philastre  et  Cambon  n'ont  pas  été  en  Egypte.  La  forteresse,  la 
mosquée  du  sultan  Hassan,  les  frêles  minarets  qui  ressemblent  à  des 
hochets  d'ivoire,  les  coupoles  d'étain  et  de  cuivre  qui  reluisent  ça 
et  là  comme  des  casques  de  géant,  les  terrasses  surmontées  de  cabi- 
nets de  cèdre,  puis,  là-bas,  tout  au  fond,  le  Nil  débordé  et  les  pyra- 
mides de  Giseh  perçant  de  leur  angle  de  marbre  le  sable  pâle  du 
désert;  rien  n'y  manque,  c'est  un  panorama  complet.  Je  ne  sais  trop 
ce  que  j'aurais  vu  de  plus  en  allant  là-bns  moi-même. 

C'est  dans  la  salle  du  harem,  entr'ouverte  un  moment  pour  l'ap- 
parition de  la  Péri,  et  sur  la  terrasse  du  palais  d'Achmet,  que  se 
passe  l'action  du  ballet,  rendue  légère  à  dessein  pour  laisser  toute 
latitude  au  chorégraphe.  —  Je  ne  te  parle  pas  d'un  petit  bout  de 
prison,  qui  n'est  là  que  pour  donner  le  temps  d'allumer  les  splen- 
deurs de  l'apothéose  et  de  mettre  les  nuages  en  place.  Par  la  fenê- 
tre de  cette  prison,  on  jette  sur  les  crochets  Achmet,  qui  a  refusé 
de  livrer  l'esclave,  dont  la  Péri  a  pris  le  corps  :  tu  penses  bien 
qu'elle  ne  le  laisse  pas  arriver  jusqu'aux  terribles  pointes,  et  qu'elle 
l'emporte  avec  elle  dans  son  beau  royaume  d'or  et  d'azur.  J'aurais 
préféré  la  décoration  primitive  qui  rappelait  le  tableau  de  Decamps, 
et  laissait  à  la  scène  toute  son  épouvante.  11  y  avait  peut-être  un  ef- 
fet de  surprise  dans  ce  corps  lancé,  qui  montait  au  lieu  de  descendre, 
et  tombait  en  plein  paradis.  Mais  les  habiles  et  les  prudents  ont  pré- 
tendu que  le  ballet  ne  se  prêtait  pas  à  de  telles  violences,  et  peut- 
être  ont-ils  raison.  Du  reste,  cela  est  peu  important  ;  le  principal 
dans  un  ballet,  qu'il  soit  écossais,  allemand  ou  turc,  c'est  la  danse, 
et  jamais  ballet  n'a  été  plus  heureux  sous  ce  rapport  que  celui  de 
la  Péri  :  le  pas  du  songe  a  été,  pour  Carlotta,  un  véritable  triom- 
phe; lorsqu'elle  paraît  dans  cette  auréole  lumineuse  avec  son  sourire 
d'enfant,  son  œil  étonné  et  ravi,  ses  poses  d'oiseau  qui  tâche  de 
prendre  terre  et  que  ses  ailes  emportent  comme  malgré  lui,  des 
bravos  unanimes  éclatent  dans  tous  les  coins  de  la  salle.  Quelle  danse 
merveilleuse  !  Je  voudrais  bien  y  voir  les  péris  et  les  fées  vérita- 
bles !  Comme  elle  rase  le  sol  sans  le  toucher  I  ou  dirait  une  feuille 
de  rose  que  la  brise  promène  :  et  pourtant,  quels  nerfs  d'acier 
dans  cette  frêle  jambe,  quelle  force  dans  ce  pied,  petit  à  rendre  ja- 
louse la  Sévillane  la  mieux  chaussée  ;  comme  elle  retombe  sur  le 
bout  de  ce  mince  orteil  ainsi  qu'une  flèche  sur  sa  pointe  ! 

A  la  fois  correcte  et  hardie,  la  danse  de  Carlotta  Grisi  a  un  cachet 


300  TilEATKE. 

tout  particulier;  elle  ne  ressemble  ni  à  Taglioni,  ni  à  Elssler;  cha- 
cune de  ses  poses,  chacun  de  ses  mouvements  est  marqué  au  sceau 
de  l'originalité.  —  Être  neuf  dans  un  art  si  borné  1  —  Il  y  a  dans 
ce  pas  un  certain  saut  qui  sera  bieuiôt  aussi  célèbre  que  le  saut  du 
Niagara.  Le  public  l'attend  avec  une  curiosité  pleine  de  frémissement. 
Au  moment  où  la  vision  va  finir,  la  Péri  se  laisse  tomber  du  haut 
d'un  nuage  dans  les  bras  de  son  amant.  Si  ce  n'était  qu'un  tour  de 
force,  nous  n'en  parlerions  pas  ;  mais  cet  élan  si  périlleux  forme  un 
groupe  plein  de  grâce  et  de  charme;  on  dirait  plutôt  une  plume  de 
colombe  soutenue  par  l'air  qu'un  corps  humain  qui  se  lance  d'un 
plancher;  et  ici,  comme  en  bien  d'autres  ocaisions,  il  faut  rendre 
justice  à  Petitpa  ■.  comme  il  esRlévoué  'a  sa  danseuse  1  comme  il  s'en 
occupe!  comme  il  la  soutient!  Il  ne  cherche  pas  à  attirer  l'attention 
sur  lui,  il  ne  danse  pas  pour  lui  tout  seul  ;  aussi,  malgré  la  défaveur 
qui  s'attache  aujourd'hui  aux  danseurs,  est-il  parfaitement  accueilli 
du  public,  fl  n'affecte  pas  cette  fausse  grâce,  cette  mignardise  ambi- 
guë et  révoltante  qui  ont  dégoûté  le  public  de  la  danse  masculine. 
Mime  plein  d'intelligence,  il  remplit  Icftij^urs  la  scène  et  ne  dédai- 
gne pas  les  jilus  minces  détails  ;  aussi  son  succès  at-il  été  complet, 
et  il  peut  s'attribuer  une  part  des  applaudissements  soulevés  par  cet 
admirable  pas  de  deux,  qui,  dès  à  présent,  prend  place  à  côté  du  pas 
de  ht  Favorite  et  du  pas  de  Giselle.  —  Je  n'ai  pas  besoin  de  le  décrire 
le  pas  de  V abeille,  que  tu  as  dû  voir  exécuter  au  Caire  dans  tou'esa 
pureté  native,  à  moins  que  le  pudique  Méhémet-Ali  n'ait  exilé  dans 
le  Darfour  toutes  les  aimées  sans  exception,  comme  vient  de  me  le 
raconter  un  voyageur. 

Si  tu  savais  avec  quel  chaste  embarras  Carlolta  se  débarrass^de 
son  long  voile  blanc  ;  comme  sa  pose,  alors  qu'elle  est  agenouillée 
sous  les  plis  transparents,  rappelle  la  Vénus  antiipie  souriant  dans  sa 
conque  de  nacre  ;  quel  effroi  enfantin  la  saisit  lorsque  l'abeille  irri- 
tée sort  du  calice  de  la  fleur  !  comme  elle  indique  bien  les  espoirs, 
les  angoisses,  toutes  les  chances  de  la  lutte  !  comme  la  v.esie  et  l'é- 
charpe,  et  le  jupon  où  l'abeille  cherchait  à  pénétrer  s'envolent  pres- 
tement à  droite,  à  gauche,  et  disparaissent  dans  le  tourbillon  de  la 
danse  !  comme  elle  tombe  bien  aux  genoux  d'Aclioiet,  haletante,  éper- 
due, souriant  dans  .sa  peur,  plus  désireuse  d'un  baiser  que  des  sc- 
quins  d'or  que  la  main  du  mailre  va  poser  sur  le  ft-ont  et  sur  le  sein 
de  l'esclave  ! 

Si  mon  nom  ne  se  trouvait  pas  sur  l'affiche,  quels  éloges  je  le 


LA   rÊR[.  .     301 

ferais  de  cette  charmante  Carlotta  !  J'ai  vraiment  regret  d'avoir  fourni 
quelques  lignes  de  programme  qui  m'empêchent  d'en  parler  à  ma 
fantaisie  ;  ma  position  est  embarrassante.  Si  tu  étais  là,  tu  m'épar- 
gnerais cette  peine  ;  mais  je  ne  peux  pas  aller  prendre  un  feuille- 
toniste au  coin  pour  faire  cette  besogne.  Je  suis  obligé  de  me  criti- 
quer moi-même,  et  j'avoue  que,  si  je  me  disais  la  moudre  chose 
désagréable,  je  m'en  demanderais  raison  sur-le-cliamp.  Je  suis  très- 
chatouilleux  à  cet  endroit,  et  laisse  à  mes  amis,  qui  s'en  acquitteront 
parfaitement,  le  soin  de  relever  les  fautes  de  l'auteur  ;  comme  feuille- 
toniste, je  me  permettrai  de  louer  sans  restriction  les  arrangements 
et  les  groupes  de  Coralli,  qui  n'a  jamais  été  plus  frais,  plusgracieux, 
plus  jiiune.  Le  kiosque  de  cachemires  est  d'une  invention  char- 
manie  ;  le  pas  de  quatre  du  second  acte  est  plein  d'originalité  et 
de  couleur,  musique  et  danse;  il  est,  d'ailleurs,  parfaitement  exé- 
cuté par  mesdemoi!^ellfs  Caroline,  Dimier,  Robert  et  Uabbas. 

Mademoiselle  Delphine  Marquet,  dans  le  rôle  de  la  favorite  disgra- 
ciée, a  fait  preuve  d'un  talent  dramatique  réel  et  plein  d'avenir; 
elle  porte  à  ravir  un  admirable  costume,  calqué  sur  un  dcs^in  de 
Warilhat,  qui  sied  parfaitement  à  sa  beauté  noble  et  sévère.  Quant  à 
Barrez,  il  a  su  faire  quelque  chose,  à  force  do  talent,  d'un  méchant 
petit  bout  de  rôle  que  je  me  plais  à  reconnaître  très-mauvais.  — 
Pour  la  musique,  elle  est  élégante,  délicate,  distinguée,  pleine  de 
motifs  heureux  et  chantants  qui  se  fixent  dans  la  mémoire  comme 
la  valse  de  Giselle,  et  je  n'ai  ]  eur  que  d'une  chose,  c'est  que 
M.  Burgmuller,  pours^uivi  par  les  pianos  et  les  orgues  de  Barbarie, 
ne  soit  forcé  de  s'expalrier  de  ce  beau  pays  de  France,  où  il  vieni 
de  se  faire  naturaliser,  ne  prévoyant  pas  celle  vogue. 

(Feuilleton  de  la  Presse,  25  juillet  1845.) 


ILETTRE  A  PERROT 


Mon  cher  Perrot,  voici  à  peu  près  le  canevas  de  la  Péri.  Il  y  a 
encore  beaucoup  à  faire,  mais  cela  vous  suffira  pour  y  pouvoir  pui- 
ser et  chercher  des  effets. 

Abilul-M;ileck,  jeune  arabe,  habitant  le  Caire,  a  pris  en  dégoût  les 
plaisirs  faciles  du  harem.  Il  ^ésii  e  de  plus  nobles  et  do  plus  idéales 
voluptés.  Exalté  par  la  lecture  du  poète  et  charmé  des  descriptions 
quils  font  de  la  beauté  des  péris,  il  rêve  de  devenir  l'amant  ou  l'é- 
poux de  lune  d'entre  elles. 

Résolu  à  ne  plus  avoir  de  li  lison  qu'avec  les  sultanes  de  Vinr,  il 
envoie  chercher  des  marchands  d'esclaves,  et  leur  vend  ses  odalis- 
ques qui  font  d'inutiles  coquetteries  pour  le  décider  à  les  garder. 

Keslé  seul,  il  s'assied  sur  un  divan,  appelle  son  négrillon  et  se 
dispose  à  fumer  de  l'opium.  Les  visions  que  le  n.ircofique  provoque 
semblent  lui  ouvrir  le  monde  idéal  où  il  désire  entrer.  Quand  il  a 
fumé  quelques  pipes,  les  murailles  de  la  chambre  changent  de  cou- 
leurs, deviennent  transparentes  et  finissent  par  se  dissiper  tout  à 
fait.  Tout  le  fond  du  théâtre  est  occupé  par  un  brouillard  lumineux 
où  bientôt  se  dessinent  des  paysages,  des  jardins  et  des  palais  fan- 
tastiques. Dans  un  flot  de  lumière  éclatante  apparaît  la  reine  des 
péris  au  miheu  de  ses  compagnes.  Elle  jette  sur  .\bdul-Maleck  un 
regard  d'une  douceur  infinie  et  semble  l'engager  à  venir  vers  elle. 
— ^  Abdul  Malock  ajipesanti  par  l'ivresse  de  l'opium,  se  lève  d'abord 
en  chancelant  et  se  dirige  vers  la  Péri,  pui>-  ses  forces  lui  reviennent 
et  il  tâche  d'atteindre  la  vision  légère  1 1  l,rillante  qui  papillonne 
au-dessus  de  lui. —  Ici  il  faudrait  faire  an  pas  comme  vous  seul 
savez  les  dessiner. —  Au  commencement  du  pas,  langueur  d'.\hdul 
Maleck  troublé  par  l'opium.  La  Péri  vient  tout  près  de  lui  comme 
pour  l'enbnrdir  et  le  provoquer  et  quand  il  s'approche  elle  s'élance 
d'un  seul  bond  à  une  grande  distance.  Abdul  Maleck  redouble  d'ef- 
fort et  comme  dégagé  de  la  pesanteur  terrestre  par  la  force  de  la 
passion,  il  arrive  presque  à  la  légèreté  d'un  esprit  saris  p  )iiv(iir 
toutefois  saisir  li  Péri  dans  ses  bras.  K|iuisé  de  fatigue  il  Imnlie 
sur  le  bord  du  divan  où  la  Péri  s'approche,  lui  met  ua  baiser  sur  le 


LA   PERI.  303 

front  et  au  doigt  un  anneau  magique  au  moyen  duquel  Abdul  Maleck 
pourra  l'évoquer.  —  La  Péri  remonte  dans  les  nuages  ;  les  brouillards 
s'épaississent  les  murs  perdent  leur  transparence  et  la  chambre  re- 
vient à  son  élat  naturel.  Les  esclaves  rentrent  apportant  des  sorbets 
et  des  conserves.  Abdul  Maleck  s'éveille  tout  étonné  de  la  vision 
qu'il  vient  d'avoir,  il  croit  que  c'est  Teflet  de  l'opium  qu'il  a  fumé, 
innis  l'anneau  qui  brille  à  son  doigt  ne  lui  permet  pas  de  douter  de 
la  n'alité  de  ce  qui!  prenait  pour  un  lève.  Transports  de  joie  d'Ah- 
diil,  ivre  de  bonheur  d'être  enfin  l'amant  d'une  Péri. 

A  quelque  temps  de  là,  Abdul  est  assis  tout  rêvi  ur  sur  la  terrasse 
de  son  palais.  Une  jeune  esclave  poursuivie  par  des  eunuques  et 
des  Zebecks  en  sautant  de  toit  en  toit  (ce  qui  est  possible  en  Orient 
où  les  rues  n'ont  pas  plus  de  5  ou  4  pieds  de  large)  arrive  jusque 
sur  la  terrasse  d'.\bdul  et  le  supplie  de  la  cacher  et  de  la  dérobera 
la  mort  qui  la  menace  ;  elle  a  porté  un  sélam  (Lettre  de  fleurs)  à 
la  sultane  favorite,  et  le  pacha  a  voulu  la  faire  mourir.  Elle  s'est 
échappée  des  mains  de  ses  bourreaux  et  prie  le  généreux  Abdul  de 
lui  accorder  sa  protection  ;  Abdul  sans  même  lui  jeter  un  regard  lui 
fait  signe  qu'elle  peut  rester.  Ayecha,  c'est  le  nom  de  la  jeune  es- 
clave, n'est  autre  que  la  Péri  qui  a  voulu  voir  si  Abdul  serait  capa- 
ble de  reconnaître  son  mérite  et  si  l'orgueil  n'entrait  pas  pcfur  beau- 
coup dans  le  désir  qu'il  avait  d'épouser  une  sultane  de  l'air.  S'il  sait 
la  découvrir  dans  cette  humble  condition  et  sous  ces  habits  modes- 
tes, elle  se  donnera  à  lui.  Sinon  elle  remontra  à  tous  jamais  dans 
son  royaume  aérien.  (Le  public  est  mis  dans  la  confidence  sur  le 
champ  par  Ayecha  qui  écarte  les  plis  de  sa  tunique  de  mousseline 
et  laisse  voir  le  corsage  élincelant  d'or  et  de  pierrerie  qu'elle  portait 
dans  son  costume  de  Péri.)  Ici  commencera  une  suite  de  scènes 
dans  lesquelles  Ayecha.tàche  de  faire  naître  l'amour  d'Abdul  par 
une  foule  de  coquetteries  innocentes  et  pleines  de  grâce.  .Mais  lui, 
tout  occupé  de  la  Péri,  ne  fait  pas  attention  à  la  jeunesse,  à  la  beauté 
et  à  la  passion  d'Ayecha.  Il  renvoie  Ayecha,  car  il  veut  être  seul 
pour  évoquer  la  Péri,  en  tournant  en  dedans  le  chaton  de  l'anneau 
magique.  Ayecha  sort  par  une  porte  et  rentre  par  l'autre  en  cos- 
tume de  fée.  Abdul  fait  alors  les  plus  belles  protestations  et  trouve 
adorable  la  même  femme  qu'il  vient  de  renvoyer  assez  brusque- 
ment. Mais  la  Péri,  peu  contente  de  son  peu  de  clairvoyance,  le  traite 
avec  froideur  et  se  retire  sans  lui  avoir  accordé  la  plus  légère  fa- 
veiir.  Abdul- Maleck,  resté  seul,  tombe  dans  une  profonde  tristesse. 
Il  craint  d'avoir  perdu  les  bonnes  grâces  de  la  Péri.  Ayecha  rentre  et 
tâche  de  le  distraire.  Elle  se  place  à  ses  pieds  et  lui  joue  un  air  de 


Ô(i4  THEVTP.E. 

Guzla.  Abdul-Malcck,  quoique  la  musique  en  soit  fort  douce,  n'y 
prend  aucun  plaisir.  L'imagination  prénccupée  de  visions  fantastiques, 
il  ne  comprend  pas  la  poésie  réelle  et  vivante:  Ayeclia  le  cœur  serré 
dépose  sa  guitare,  et  se  met  à  pleurer.  Abdiil  qui  n'est  pas  méchant 
la  console  de  son  mieux,  lui  explique  qu  il  ne  peut  laimer  parce 
qu'il  veut  devenir  l'époux  d'une  péri  qu'il  fait  venir  au  moyen  d'un 
anneau  magique.  Ayecha  prend  l'anneau  et  le  jette  dans  la  rue.  Déses- 
poir d'.\bdul  Ayecha  lui  dit  qu'elle  est  aussi  jolie  que  toutes  les  fées 
du  monde  et  qu'elle  vaut  bien  la  Péri  qu'il  regrette  ;  elle  est  un  peu 
magicienne.  .\u  moyen  de  son  art,  elle  va  lui  faire  apparaître  dans 
un  miroir  le  visage  de  la  Péri  après  le  sien,  aiin  qu'il  juge  de  la  res- 
semblance ;  mais  surlout  qu'il  ne  se  retourne  pas,  car  il  mourrait. 
Abdul  tient  le  miroir  à  la  main.  Ayecha,  costumée  en  péri,  se  pen- 
che sur  répaule  dAbdul  de  façon  à  ce  qu'elle  |irojette  la  réllection 
de  sa  figure  dans  le  miroir.  Abdul  éclate  en  transports  d'admiration. 
—  C'est  vrai,  elle  est  belle,  dit  Ayecha  d'un  Ion  ironique.  Mais  je  ne 
suis  pas  moins  belle.  Ahdul  ne  répond  rien.  —  Si  c'est  d'avoir  perdu 
l'anneau  qui  vous  afflige,  consolez-vous  avec  ce  miroir  magique  j  je 
vous  ferai  voir  la  fée  aussi  souvent  qu'il  vous  plaira.  Mais  de  grâce 
dissipez  votre  tristesse,  envoyez  chercher  vos  amis,  faites  venir  des 
aimées, 'reprenez  goût  à  la  vie  réelle.  La  fêle  s'organise,  les  aimées 
arrivent,  Ayecha  parait  enveloppée  d'un  haick  (manteau  blanc)  qui 
ne  lui  laisse  voir  qu'un  œil. 

Elle  s'avance  au  milieu  du  théâtre,  puis  faisant  semblant  d'en- 
tendre bourdonner  une  abeille,  elle  bondit  ça  et  là  pour  l'éviter  et 
jette  son  manteau,  puis  cherche  l'abeille  dans  les  plis  de  son 
écharpe  ou  de  sa  veste  et  jette  aussi  tous  ses  voiles  jusqu'à  ce  qu'elle 
reste  en  maillot-chair,  et  en  tunique  de  gaze  (voyez  pour  une  des- 
cription de  ce  pas  un  voyage  au  Sinai  de  Alexandre  Dumas  et  Dau- 
zats).  Alors,  comme  effrayée  par  la  piqûre  de  lahcille,  elle  fait  des 
bonds  merveilleux  et  redouble  la  vivacité  de  la  danse.  Fuis  elle  va 
se  metti  e  aux  genoux  d'Abdul  qui,  suivant  l'usage  oriental  lui  cou- 
vre le  front  de  pièces  d'or.  .Malgré  la  richesse  du  présent,  elle  reste 
encore  aux  genoux  d'Abdul,  comnîe  attendant  quelque  chose.  Abdul 
charme  de  tant  d'attraits  et  de  beauté,  |)osi;  ses  lèvres  sur  son  front 
et  rend  ainsi  à  la  jeune  esclave,  le  baiser  que  la  Péri  lui  a  donné 
dans  son  sommeil.  Le  fond  du  théâtre  s'ouvri'.  Les  fées  du  premier 
acte  reparaissent  et  Abdul  à  qui  la  Péri  tend  l'anneau  jeté  par  Ayecha, 
est  emmené  dans  le  rojauuie  des  génies. 

Manubcrila  sans  iluto. 


PAQUERETTE 

5ALLET-PANT0MIME    EN    TROIS    ACTES    ET    CINQ    TABLEAlî. 
(En  collaboration  avec  M.  S.iinl-LéonJ 
MUSIQUE    DE    M.    BEXOIST 

Représenté  sur  le  tlicâlre  de  l'Opéra  le  15  janvier  ISol. 


PERSONNAGES 


FRANÇOIS. 

JOB. 

BlUDOUX,  maréchal  des  logis. 

DURFORT. 

MARTIN. 

LE  BAILLI. 

UN  MILITAIRE. 

PAQUERETTE. 

CATHERINE,  1"  cantinière. 

MARTHE,  2°  cantiniôre. 

MARIE,  3»  cantiiiière. 

DEUX  HUISSIERS. 


MM.  Saint-Léo\. 

CORALII. 

Bektmier. 

Adin. 

Lenfast. 

Corset. 

Dauty. 
M"^  Cerrito. 
M""  Aline. 

Lacoste. 

Lacoste. 
MM.  Begrande. 

Lefèvre. 


ACTE   PREMIER 


Le  tliéâlre  rcprésenle  les  dernières  maisons  d'un  villa^re 
du  nord  do  la  France  où  déjà  rinfliicnce  de  la  Flandre  se  fait 
sentir;  la  briqne  donae  une  teinte  rose  aux  iniinillos;  les 
toits  se  denticulent  en  esca'ieis;  les  puits  sont  fes'onnés  de 


306  THEATRE. 

houblon,  cette  vigne  septentrionale;  les  moulins  ont  au  col 
des  fraises  de  charpente,  dans  le  lointain  les  clochers  élèvent 
leurs  flèches  à  renflements  bizarres  ;  les  arbres  se  mêlent 
plus  nombreux  aux  habitations,  les  haies  remplacent  les  murs 
et  les  champs  commencent.  Un  air  de  gaieté  et  de  repos  in- 
dique un  jour  de  iVHe. 

Un  jeune  homme,  le  beau  François,  l'air  alerte  et  joyeux, 
sort  d'un  humble  logis  en  habit  de  dimanche  pour  aller  à  la 
fête;  au  diable  l'ouvrage!  il  n'est  question  aujoui'd'hui  que 
de  s'amuser  avec  les  gais  compagnons  et  les  jolies  fillettes. 
Le  vieux  Martin  sou  père  le  suit  et  lui  fait  des  remontrances; 
le  travail  qu'il  devait  livrer  n'est  pas  terminé  encore,  le  prix 
aurait  servi  à  payer  un  créancier  impitoyable.  —  Demain  je 
travaillerai  double,  car  il  est  dur  do  pousser  le  rabot  eu  ta- 
blier de  cuir  lorsque  tout  le  monde  se  divertit  et  met  ses 
beaux  habits  de  fête,  répond  François,  peu  convaincu  par 
l'homélie  paternelle. 

Le  père  Martin  n'avait  pourtant  pas  tort  ;  un  nouveau  per- 
sonnage entre,  dont  la  mine  ne  présage  rien  de  bon  ;  ses  yeux 
d'oiseau  de  proie,  son  nez  en  bec  à  corbin,  sa  bouche  en 
tirelire,  ses  rides  pleines  de  chiffres  annoncent  un  individu 
de  l'espèce  de  M.  Vautour,  un  composé  d'Harpagon  et  de 
Gobseck,  un  avare  et  un  usurier;  en  le  regardant  bien,  ou  lui 
trouverait  un  vernis  de  garde  du  commerce.  Ce  casse-noisette 
de  Nuremberg  animé  est  M.  Durfort,  le  créancier  du  père 
Martin.  «  Ah  çà,  père  Martin,  voilà  assez  longtonijjs  que  je 
jiatiente;  vous  allez  me  payer  mon  dû,  intérêt  et  j)rincipal, 
sans  préjudice  des  frais  de  poursuite  et  autres,  avant  (jue  le* 
soleil  soit  couché,  faute  de  quoi  faire,  je  vous  insère  dé- 
li(alcmcnt  dans  la  prison  pour  dettes  jusqu'au  payement  inté- 
gral de  la  somme.  » 

L'àpreté  de  Durfort  exaspère  François,  qui  fait  des  gestes 
menaçants  à  l'usurier;  celui-ci  lui  dirait  volontiers  en  paro- 
diant le  mot  de  Thémistoclc  :  «  Frait|»e,  mais  paye.  »   Lo 


rAQUERETTE.  307 

père,  moins  bouillant  que  le  fils,  demande  un  répit  pour 
aller  à  la  ville  et  lâclitr  de  s'y  i)rocin-er  de  l'argent.  François, 
qui  est  un  brave  cœur,  ôte  son  lialàt,  oint  le  tablier  et  se 
met  à  l'établi,  où  il  rabote  et  scie  de  grand  coiuage  pour  ter- 
miner à  temps  le  travail  qui  peut  éviter  la  prison  à  son  père. 
.  Un  coup  d'œil  jeté  par  Durfort  sur  la  pauvre  maison  de 
Martin  lui  fait  comprendre  qu'il  ne  gagnerait  pas  grand 
chose  à  pousser  les  rigueurs  jnsqu'aux  extrémités,  et  il  laisse 
son  débitenr  aller  tenter  fortune  à  la  ville,  rassuré  d'ailleurs- 
par  l'activité  avec  laquelle  François  fait  filer  les  copeaux  sous 
sa  varlope. 

Cependant  le  village  s'éveille  et  s'anime  ;  la  jolie  Pâque- 
rette, plus  adroite  que  la  Perrette  de  la  fable,  arrive  portant 
sur  sa  tète  un  pot  au  lait,  qu'elle  ne  laisse  pas  tomber  même 
en  songeant  aux  contredanses  et  aux  valses  que  l'orchestre 
doit  exécuter  le  soir  sous  la  feuillée.  Grande  est  sa  surprise 
en  voyant  François  occupé  ;  elle  s'avance  avec  une  petite 
mine  boudeuse  et  demande  au  jeune  homme  si  son  ouvrage 
sera  bientôt  terminé.  François  fait  un  signe  de  dénégation 
sans  se  déranger.  —  Pâquerette,  contrariée,  dépose  son  pot 
au  lait  et  s'approche  de  l'établi.  —  J'espère  que  tu  ne  vas 
pas  travailler  toute  la  journé^.  —  Si,  répond  François,  toute 
la  journée.  —  Oh  le  vilain  laborieux  !  fait  Pâquerette  qui, 
de  même  que  toutes  les  femmes,  ne  comprend  pas  que  l'on 
travaille  lorsqu'elle  a  envie  de  se  divertir  :  ((  Et  tu  ne  dan- 
seras pas?  —  Non.  » 

Ce  non  fait  tomber  les  jolis  bras  de  Pâquerette  ;  François 
lui  paraît  l'être  le  plus  fantasque  et  le  plus  barbare  du 
monde  :  refuser  de  danser  un  jour  de  fête,  et  avec  elle  en- 
core, c'est  un  crime  irrémissible.  Puisqu'il  travaille  et  ne 
veut  pas  danser,  François  ne  l'aime  plus.  —  Cela  est  sur  ! 
Cette  logicpie  toute  féminine  s'appuie  dans  l'esprit  de  la 
jeune  fille  sur  une  preuve  irrécusable  !  Tout  préoccupé  de 
sa  menuiserie  intempestive,  François  ne  l'a  pas  même  cm- 


308  THÉÂTRE. 

brassée;  plusieurs  fois  elle  a  passé  près  de  lui  à  portée  d'un 
baiser,  et  il  n'y  a  pas  fait  attention;  son  frais  col  blanc,  sa 
joue  eu  fleur,  ses  lèvres  roses  ont  fait  des  avances  inutiles. 
Hélas  !  François,  qui  pense  aux  menaces  de  Durfort  et  aux 
nialbeurs  de  son  père,  n'a  guère  le  cœur  à  l'amour;  les  recors 
effarouchent  Ciipidon  !  mais  une  jeune  fille  ne  peut  pas  ad- 
nieltre  qu'on  pense  à  autre  chose  qu'à  elle. 

Les  villageois  sortent  de  leurs  maisons,  joyeux,  parés, 
enrubàiuiés,  fleuris  ;  les  garçons  en  beaux  habit',  les  jeunes 
filles  eu  frais  cotillons,  la  jupe  courte  et  le  bas  bien  tiré! 
cela  se  mêle  et  se  croise  et  fourmille  confusément  avec  rire 
et  babil.  Mais  pourtant  les  couples  ne  se  perdent  pas;  la 
main  dans  la  main,  le  bras  sur  la  taille,  on  reconnaît  les 
amoureux,  toujours  seuls  dans  la  foule  :  les  mères  s'éton- 
nent d'être  perdues  à  chaque  instant  par  leurs  filles,  et  les 
vieillard?,  appuyés  sur  leur  canne,  s'émerveillent  de  voir 
leurs  fils  frétiller  si  prestement  dans  celte  cohue. 

Bientôt  les  groupes  se  distribuent;  chacun  s'arrête  au  jeu 
ou  au  spectacle  qui  lui  plait  :  le  mât  de  cocagne  savonné  se 
rit  des  efforts  des  lnurds  paysans  qui  veident  y  gravir,  et  ba- 
lance dérisoirement  sur  leurs  tètes  sa  couronne  de  timbales, 
de  montres  d'argent  et  de  cervelas;  le  disque  roule  à  travers 
les  quilles  abattues,  la  boule  coiul  après  la  boule,  et  ne  se 
dérange  pas,  lorscju'à  la  grande  hilarité  de  l'assistance,  elle 
rencontre  les  jambes  d'un  distrait  ou  d'un  imbécile. 

C'ist  le  cas  de  Job  Durfoit,  fils  de  l'usurier,  grand  dadais 
efflanqué  et  ridicule,  haut  monté  sur  pattes  comme  un  oiseau 
de  marais,  et  dont  la  boule  vient  d'effleurer  les  mollets  ab- 
sents. Pendant  (|u'il  frotte  sa  jambe,  il  reçoit  un  ballui  en 
pleine  figure;  il  se  lelourne  et  renverse  un  jeu  de  siam  : 
chacun  de  ses  mouvements  est  une  balourdise  et  une  mala- 
dresse, il  |iat;iugc  d'acddent  en  accident  ;  véritable  queue 
rouge,  à  qui  il  ne  mancpicrpie  l'habit  éiarlate,  le  chapeau  de 
poils  lit;  la|iin  cl  les  pa|)illons  au  IjouI  du  ne/.  0;  joli  gtrçon, 


l'AQUEliETTH.  •  309 

comptant  un  |eu  sur  les  ccus  du  papa  Durfoit,  se  trouve 
adorable  et  fait  pour  plaire  aux  belles;  non  coulent  d'être 
iliot,  il  est  avantageux  et  g.dantin  ;  c'est  Jeauuol,  compliqué 
(le  Léandre,  heureux  a>senil)liige  !  Avec  ses  prétenlions,  il 
jcliève  en  lui  la  caricature  si  bien  commencée  par  la  nature 
dans  un  moment  de  bonne  humeur. 

Job  porte  à  la  main,  non  pas  un  bouquet,  mais  une  boite 
de  fleurs,  car  il  a  le  don  de  faire  paraître  burlesque  les  choses 
les  plus  gracieuses  et  de  rendre  ridicules  même  les  roses.  Il 
s'approcbe  de  Pâquerette  en  se  dandinant  et  en  se  rengor- 
geant. La  jeune  fille  dépitée  l'accueille  comme  toute  femme 
accueille  un  sot  lorsqu'elle  veut  faire  enrager  un  garçon  de 
cœur  et  d'esprit,  avec  un  sourire  charmant,  et  accepte  sou 
Douquet  d'un  air  ravi,  tout  en  jetant  un  coup  d'ccil  de  côté 
pour  voir  reflet  que  produit  ce  manège  sur  François.  Le 
brave  jeune  homme  rougit,  se  mord  la  lèvre  et  continue  à 
cogner  sur  ses  planches  des  coups  destinés  en  idée  aux 
épaules  de  Job.  Pâquerette  a  réussi  à  exciter  la  ja'ousie  de 
François;  elle  est  donc  toujours  aimée  ! 

Les  jeux  commencent,  les  paysans  tirent  à  la  cible  avec 
une  arbalète,  mais  les  flèches  s'égarent  loin  du  but;  aux  uns 
c'est  le  coup  d'oeil  qui  manque,  aux  autres  c'est  la  main. 
A  peine  une  flèche  ou  deux  se  sont-elles  plantées  dans  le  pre- 
mier cercle  :  ils  sont  si  maladroits  et  si  balourds,  les  pauvres 
garçons!  Job  qui  veut  tirer  aussi,  envoie  sa  flèche  à  l'opposé 
du  but,  à  la  grande  risée  de  la  foule.  Ah  !  si  François  voulait 
se  donner  la  peine  d'appuyer  l'arbalète  à  sa  joue  et  de  viser 
deux  secondes,  comme  il  enlèverait  le  prix  à  la  barbe  de  ces 
imbéciles  !  Voilà  ce  que  tout  le  monde  se  dit.  Pâquerette 
supplie  François  du  regard.  Le  prix  est  un  beau  collier  d'or. 
Le  jeune  homme  pense  qu'après  tout,  tirer  un  coup  dans 
une  cible  u'ot  pas  bien  long  ;  il  laisse  le  maillet  pour  l'ar- 
balète, se  pose,  vise,  lâche  la  dclcnte  et  gagne. 

On  lui  remet  le  collior,   qui  passe  aussitôt  au  col  de  Pa- 


310  ^  THEATRE. 

querelte,  tout  heureuse  et  toute  fière  de  l'adresse  de  sou 
amant  et  de  la  parure  qu'elle  porte,  plaisir  nouveau  pour  sa 
simplicité  villageoise  ;  elle  abandonne  sa  jolie  main  à  François 
comme  pour  lui  demander  pardon  du  tourment  qu'elle  lui  a 
causé,  et  Jol»  s'étonne  de  voir  tout  à  coup  si  distraite  et  si 
froide  pour  lui,  celle  qui  tout  à  l'heure  lui  faisait  sa  plus 
coquette  révérence  et  son  plus  frais  sourire.  Il  ramasse  piteu- 
sement son  bouquet  oublié  et  tombé  à  terre,  ne  comprenant 
rien  au  cœur  des  femmes. 

Au  tir  de  l'arbalète  succède  le  jeu  des  ciseaux  ;  ce  jeu  con- 
siste à  couper,  les  yeux  bandés,  un  ruban  auquel  est  sus- 
pendue toute  une  riche  toilette  de  femme.  Les  jeunes  filles, 
un  mouchoir  sur  le  nez,  comme  les  amours  dans  les  dessus 
de  portes  mythologiques,  voltigent  et  tracent  des  méandres, 
les  bras  tendus  en  avant,  faisant  grincer  l'acier  dans  le  vide 
et  ne  coupant  que  l'air  avec  leurs  ciseaux.  Pâquerette,  qui  re- 
çoit le  bandeau  à  son  tour  et  tente  l'expérience  la  dernière, 
est  plus  heureuse  que  ses  compagnes,  elle  rencontre  le  fil,  le 
tranche  et  le  prix  tombe  à  ses  pieds; le  ramasser  et  l'empor- 
ter dans  sa  maison  est  pour  Pâquerette  l'affaire  d'une  minute. 
Elle  fuit  à  tirc-d'aile  sur  la  pointe  de  ses  petits  pieds,  tant 
elle  est  impatiente  de  se  revêtir  de  sa  nouvelle  parure.  N'ou-' 
blious  j)as  une  gaucherie  de  Job,  qui,  en  voulant  s'exercer 
aussi  au  jeu  des  ciseaux,  a  coupé,  au  lieu  du  fil,  la  vénérable 
queue  de  monsieur  son  père. 

Pendant  que  Paqucrclte  s'iiabille,  un  cortège  débouche  sur 
la  place,  niusiiiue  en  tète  avec  fanfares  et  acclamations. 
C'est  une  procession  dans  le  goût  flamand,  composée  de 
quatre  chars  syndjoliques  représentant  les  quatre  Saisons, 
et  ornés  d'attributs  significatil's,  lois  que  Heurs,  épis,  pam- 
pres et  rameaux  argentés  de  givre,  Chacpie  char  dépose  les 
persomiages  dont  il  est  chargé.  La  foule  se  range  et  quatre 
entrées  de  ballets  figurent  les  cpiatrc  époques  de  l'année. 

On  voit  d'abord  des  laboureurs   qui  s'alignent,   et,  posant 


PAQUERETTE.  511 

le  pied  sur  le  fer  de  leurs  bêches,  font  le  geste  de  creuser  et 
de  fouir  la  terre.  Des  semeuses,  le  tablier  retroussé  par  un 
coin,  passent  entre  leurs  rangs,*  et  avec  des  poses  de  danse, 
jettent  la  graine  dans  le  sillon  tracé  :  c'est  le  Printemps. 

Le  grain  a  germé  déjà,  les  blonds  épis  élèvent  leurs  tuyaux 
d'or  entremêlés  d'étoiks  d'écarlate  et  d'azur  par  les  coquelicots 
et  les  bluets.  Les  gerbes  s'écartent  et  laissent  voir  les  teintes 
souriantes  et  vermeilles  des  moissonneuses  :  le  blé  est  mûr, 
les  belles  filles  se  penchent  gracieusement,  la  faucille  en 
main,  et  les  épis  tombent  en  cadence  sur  le  revers  du  sillon  : 
c'est  rÉté. 

Les  vendangeuses  succèdent  aux  moissonneuses,  car  la 
grappe  a  remplacé  l'épi,  les  hottes  se  vident,  les  cuves  se 
remplissent,  et  le  raisin  écume  sous  les  trépignements  des 
danseurs  :  la  vendange  moderne  a  des  airs  de  bacchanale 
antique  :  c'est  l'Automne. 

Il  y  a,  dans  le  parc  de  Versailles,  un  vieillard  greloltant  qui 
se  chauffe  les  mains  à  un  feu  de  marbre  ;  c'est  une  flamme 
réelle  et  brillante  qui  pétille  dans  le  brasier,  aulour  duquel 
se  groupent  nos  frileux  illuminés  de  rouges  reflets,  et  se 
drapant  dans  leurs  manteaux  avec  des  poses  gelées;  ils  souf- 
flent dans  leurs  doigts  et  battent  la  semelle,  tandis  que  les 
femmes  filent  leur  quenouille  et  font  tourner,  leurs  fuseaux 
en  se  livrant  à  des  jeux  mimiques  pleins  de  grâce  :  c'est 
l'Hivr. 

Nous  pensez  bien  que  François,  en  voyant  tout  ce  monde 
pirouetter,  cabrioler  et  valser,  ne  peut  plus  y  tenir,  d'autant 
plus  que  Pâquerette  vient  de  reparaître  si  fraîche,  si  rose,  si 
guie  dans  sa  brillante  parure,  qu'un  saint  ne  résisterait  pas  à 
la  tentation  de  danser  avec  elle.  Fr.uiçois  oublie  tout,  et  la 
menuiserie,  et  les  créanciers,  et  les  recors  ;  il  Ole  son  tablier 
et  sa  veste,  se  revêt  de  son  habit  le  plus  galant,  prend  la 
main  de  Pâquerette,  ravie  d'avoir  enfin  décidé  son  partenaire, 
et  le  pas  commence. 


512  TIlEATIiE. 

A  la  danse  succède  une  course  en  sac.  Les  concurrents, 
enfermés  juqu'aux  épaules  dans  un  fourreau  de  toile,  font 
pour  avancer  les  efforts  les  plus  grotesques.  Job  est  tombé 
dix  fois  sur  le  nez  quand  François,  aussi  adroit  que  vigou- 
reux, a  déjà  fourni  la  moitié  de  la  carrière.  Mais  voici  que  le 
père  Martin  revient  de  la  ville,  François,  honteux  d'être  pris 
ainsi  en  flagrant  délit,  tâche  en  faisant  des  soubresauts, 
d'éviter  la  rencontre  de  son  père,  qui  le  découvre  et  lui  re- 
proche sa  paresse  et  son  insouciance.  Il  n'a  pas  trouvé  d'ar- 
gent à  la  ville  et  il  apporte  une  mauvaise  nouvelle.  C'est  au- 
jourd'hui qu'on  doit  tirer  à  la  milice  dans  le  village.  Martin 
précède  le  recruteur.  A  cette  nouvelle,  la  fête  est  suspendue, 
la  consternation  est  peinte  sur  tous  les  visages,  les  mères 
soupirent,  les  pères  prennent  un  air  sombre  et  les  jeunes 
fdks  serrent  tristement  la  main  de  leurs  fiancés  ;  chacun  se 
sent  menacé  dans  son  amour  ou  son  avenir. 

Martin  n'avait  dit  que  trop  vrai  ;  on  entend  une  fanfare  de 
clairon,  et  bientôt  le  recruteur  Bridoux  entre  avec  sa  troupe, 
suivi  du  bailli  et  de  ses  acolytes,  qui  portent  la  roue  où  sont 
contenus  les  n\nnéros.  —  La  roue  est  installée  sur  une  table 
au  milieu  de  la  stupeur  et  de  l'effroi  de  la  foule  inmiobile  et 
on  procède  à  l'appel  nominal. 

Job  et  François  sont  du  nombre  de  ceux  qui  doivent  tirer, 
et  certes  ni  l'un  ni  l'autre  n'a  l'ambition  de  devenir  un  héros 
à  cinq  sols  par  jour.  Ils  aimeraient  mieux  autre  chose,  épouser 
Pâquerette  et  rester  au  village,  par  exemple,  sort  moins  bril- 
lant, mais  pins  doux. 

En  prévision  d'un  mauvais  numéro,  Job  arrive  clopin  do- 
pant, traînant  le  pied  avec  la  grâce  d'un  faucheux  à  qui  un 
ni<  s  .iiinenr  a  coupé  trois  j)attes;  mais  le  maréchal  des  logis 
Uridoux,  qui  n'est  pas  crédule  en  fait  d'nifirmités,  examine  la 
jambe  de  Job,  la  làte  en  tous  sens  et  ne  lui  trouve  d'antre 
défaut  (pie  de  ressendiler  à  une  j;Mid)cdc  coq.  Job  continue  à  se 
prétendre  iniinimcnl  perclus  et  plus  écloppé  (jue  le  messager 


PAQUERETTE.  513 

boiteux  de  Bàle  en  Suisse.  Bridoux,  qui  redoute  jiue  ruse, 
tire  son  sabre  et  menace  Job,  qui,  naturellement  [loltion  et 
ayant  peur  des  coniis  plus  que  de  toute  antre  chose,  se  sauve 
avec  des  pieds  de  ceif,  d'autruche  et  de  gazelle,  aussi  vile  (pie 
pourrait  le  faire  Almanzor,  le  coureur  dératé  de  M.  le  mar- 
quis. 

Vient  le  tour  de  François  ;  on  l'appelle,  et  comme  il  n'y  a 
pires  sourds  (jue  ceux  qui  ne  veulent  pas  entendre,  il  reste 
immobile  comme  un  bloc.  Bridoux,  qui  est  un  vrai  saint 
Thomas  militaire,  fait  avancer  un  tronqiette  qui  fait  éclater 
brusquement  dans  l'oreille  du  jeune  homme  une  f&nfare  plus 
aigre,  plus  fausse,  plus  perçante  que  les  clairons  du  Juge- 
ment dernier  qui  réveilleront  les  morts,  et  que  les  trombones 
bibliques  qui  ont  renversé  les  murailles  de  Jéricho.  François 
reste  impassible  :  un  coup  de  pistolet  tiré  inopinément  der- 
)  ière  lui  n'obtient  pas  plus  de  succès  ;  pas  un  de  ses  nerfs  ne 
tressaille.  Tout  autre  qu'un  recruteur  serait  convaincu  de  la 
surdité  de  François  :  malheureusement  Bridoux  a  plus  d'une 
ruse  dans  sou  sac,  et  il  en  tire  une  des  plus  scélérates  et  des 
])lus  ingénieuses.  —  Toujours  derrière  le  dos  du  jeune 
homme,  il  prend  la  taille  de  Paquerelte,  et,  malgré  sa  résis- 
tance, lui  dérobe  un  baiser...  sonore  !  L'amoureux,  qui  était 
resté  sourd  aux  appels  du  clairon  et  aux  détonations  d'armes 
à  feu,  entend  ce  petit  bruit  de  lèvres  et  se  retourne  avec  une 
vivacité  jalouse  :  il  a  trahi  son  secret  !  Il  n'est  pas  plus  atta- 
qué de  surdité  que  la  princesse  Fine-Oreille,  qui  entend 
l'herbe  pousser  dans  les  prairies.  Bridoux  se  pavane  et  se 
rengoi'gc,  tout  fier  du  succès  de  sou  stratagème,  aussi  ar- 
tilicieux  qu'a.2réa'.  le.  François  est  conslcrné,  et  Pâquerette 
se  désole  d'è  re  la  cause  innocente  du  malheur  de  sou 
amant. 

Ou  procède  au  tirage  des  numéros.  Job,  moins  chanccuv 
encore  que  le  conscrit  de  Corbeil,  qui  avait  eu  le  numéro  !2, 
après  av  -ir  longtenq)s  tourné  les  billets,  anièiiu  le  numéro  1. 

S 


514  THEATRE. 

—  Ce  résultat  lui  cause  une  désolation  comique,  qui  se  tra- 
duit par  toutes  sortes  de  contorsions  et  de  grimaces. 

Vient  le  tour  de  François  :  il  amène  le  numéro  le  plus 
élevé  ;  il  ne  partira  pas  !  quel  bonheur  !  -Dans  sa  joie,  il  em- 
brasse son  père,  et  surtout  Paquerelto,  à  plusieurs  reprises; 
et  Pâquerette  le  laisse  faire  :  ce  n'est  pas  le  moment  de  mar- 
chander un  baiser. 

Cependant  Job  se  lamente  d'un  air  a'issi  piteux  que  sou 
homonyme  ;  et  le  père  Durfort,  touché  de  la  douleur  de  son 
unique  rejeton,  s'approche  de  lui  et  lui  dit  :  «  Ne  te  désole 
pas  de  la  sorte  ;  tu  ne  partiras  pas.  J'ai  des  écus  ;  je  l'achè- 
terai un  homme.  — Voyons,  qui  de  vous  veut  remplacer  mœi 
liis?  dit-il,  en  s'adressant  aux  garçons  qui  ont  eu  do  bons 
numéros.  C'est  un  sort  si  agréable,  que  de  servir  le  roi,  quand 
C.5  .">  du  cœur  et  le  gousset  garni  !  » 

Les  oflres  de  Durfort  ne  tentent  ni  Pierre,  ni  Jacques,  ni 
Jérôme  ;  ils  aiment  mieux  rester  à  cultiver  leur  petit  champ 
entie  leurs  parents  et  leurs  fiancées,  que  d'aller  porter  le 
mousquet  pour  quelques  écus  (pii  seraient  bien  vite  dé- 
pensés. 

Il  vient  à  François,  qui  refuse  également.  Furieux  de  se 
voir  rebuté,  même  par  son  débiteur,  Durl'orl  redemande  son 
dû,  en  faisant  observer  que  le  délai  est  bientôt  passé,  et  qu'il 
va  instrumenter  selon  toute  la  rigueur  de  la  loi.  Le  père 
Martin  a  beau  supplier,  demander  du  temps,  Durfort  ne  veut 
rien  accorder,  et  fait  signe  aux  huissiers  et  aux  recors  de  com- 
mencer leur  besogne. 

Alors  François,  qui  a  pris  une  grande  résolution  et  veut 
sauver  son  père  de  la  misère  et  de  la  prison,  s'approche  de 
lliulort  et  lui  dit  :  «  Terminons  cette  affaire  ;  faites  retirer 
ces  hommes...  Je  parliiai  à  la  pl.icc  de  votie  lils...  »  Tous 
deux  sortent;  et  Dridoux  qui,  pendant  ce  tiinj)s,  a  fait 
mettre  en  rang  les  niili.cieu<,  au  noudiie  do  ipiois  se  trouve 
Job,  donne  le  signal  du  départ;  les  clairuub  sonnent,  et  la 


PAQUERETTE.  515 

petite  troupe  va  se  mettre  eu  marclie,  lorsque  François  rentre  • 
tenant  en  main  un  sac  d'argent  cpi'il  donuc  à  son  père,  que 
les  recors  relâchent  aussitôt,-  et  dit  :  «  Je  pars  à  la  place  de 
Job!  » 

Cette  nouvelle  fait  éclater  la  satisfaction  la  plus  vive  sur 
la  grotesque  face  du  fils  de  l'usurier,  et  la  plus  profonde 
douleur  sur  le  charmant  visage  de  Pâquerette.  Le  père 
Martin  a  toutes  les  peines  du  monde  à  contenir  sou  altcn* 
drisfement,  heureux  et  fâché  de  ce  sacrifice  cruel,  mais  né- 
cessaire. 

«  Tu  me  seras  fidèle  !  dit  François  à  Pâquerette,  qui  cncl.e 
sa  tète  et  ses  pleurs  sur  le  sein  de  son  amant.  —  Je  lo  le 
jure  !  Et  loi,  lu  ne  m'oublieras  pas  ?  '■ —  Ta  pensée  me  suivra 
partout,  au  bivouac  et  au  champ  de  bataille...  —  Prends  celte 
petite  croix  d'or  attachée  an  collier  gagné  pur  ton  adresse,  et 
porte-la  en  souvenir  de  moi,  »  dit  Pâquerette  en  sanglotant. 
François  couvre  de  baisers*  ce  gage  de  tendresse  naïve,  le 
serre  dans  sa  poitrine,  et  va  prendre  pince  dans  le  rang;  la 
troupe  part,  commandée  par  Bridoux,  tout  heureux  d'avoir 
sous  ses  ordres  un  beau  et  robuste  garçon  comme  François,  à 
la  place  de  cet  échalas  de  Job,  incapable  de  faire  la  guerre 
même  aux  poules. 

Tout  guilleret  et  tout  léger.  Job  s'approche  de  Pâquerette 
et  lui  offre  un  sucre  d'orge  pour  adoucir  l'amertume  de  cette 
séparation  :  Pâquerette  ne  fait  pas  la  moindre  attention  aux 
galanteries  de  cet  imbécile,  qui  pourtant  se  flatte  de  faire 
oublier  François  et  de  l'épouser.  —  11  n'y  a  que  les  sots  qui 
a  eut  si  bonne  opinion  d'eux-mêmes,  et  souvent  ils  sont  cri:s 
^nr  |iarole,  lorsqu'ils  sont  riches.  Mais  il  n'y  a  pas  de  danger . 
P;iqueritte  n'est  pas  pour  le  nez  de  Job,  fùt-il  dix  fois  plus 
bè'e  et  cent  fois  plus  cossu. 


nfi  TriEATRE. 


ACTE  DEDXTÈME 


Du  village  du  Nord  aux  jolies  maisons  flamandes,  l'action 
s'est  transjiortée  dans  une  ville  du  midi  de  lu  France.  La  place 
où  se  déroulait  la  joyeuse  kermesse  est  clianj2L'c  eu  intérieur 
de  caserne.  François  e:^t  déjà  bien  loin  de  Pa(|uerette.  Un  gai 
tableau  militaire  a  succédé  à  la  danse  des  Saisons  :  des  sol- 
dats enfourcliés  cavalièrV  ment  sur  un  Lalic  joiunt  aux  caries, 
et  comme  la  bourse  du  troupier  est  médiocriuient  garnie,  le 
per.lant  arbore  sur  son  nez,  au  milieu  des  éclals  de  rire,  une 
drogue,  c'est-à-dire  une  espèce  de  caveçon  do  bois  suruionté 
d'iui  petit  drapeau  qui  lui  pince  les  narines  et  lui  (ail  faire 
d'amusantes  grimaces.  D'anircs,  qui  ont  pris  des  timbales 
pour  table,  agitent  le  cornet  et  font  rouler  les  dés  sur  la  peau 
d'âne  :  quelques-uns,  sous  la  conduite  d'un  piévôl  de  salle, 
tirent  le  sabre,  et  comme  ils  sont  encore  un  peu  novices,  se 
livrent  à  des  développés  ridicules  et  empochent  tous  les  coups 
qu'il  plaît  au  maître  de  leur  porter.  Les  anciens  fimient  Iran- 
quillemeul  ou  boivent  en  disant  des  gai  uiteries  ou  en  prenant 
la  taille  aux  cautinières  qui  circulent  parmi  les  groupes,  tenant 
leur  petit  baril  sous  le  bras. 

François,  (jui  vent,  connue  tout  nouveau  venu,  exagérer 
l'aisance  militaire,  essaye  d'embrasser  l'ime  des  cautinières, 
la  belle  Catherine,  (pii  le  repousse  en  lui  disant  :  Votre  cœur 
n'est  pas  d'accord  avec  vos  lèvres;  j)Our.pioi  me  donner  le 
baiser  qui  revient  à  une  autre?  Vous  èt(  s  amounux,  mon  beau 
galant,  je  le  sais,  niais  ce  n'est  pas  de  moi. 

—  C'est  vrai,  répond  Fiançnis  en  liianl  de  sa  poitrine  la 
croix  <|iiL'  lui  a  donnée   l'inpierdlc,  et   en  la  porlant  à  ses 


PAQUERETTE.  317 

lèvres  :  c'clait  une  distraclioii,  mais  vous  êtes  si  jolie  qu'on 
pourrait  s'y  troniiier;  et  il  laisse  aller  Callierine. 

Les  camarades  de  riançois  se  moquent  de  cet  élan  senti- 
mental, car  le  soldat  français,  surtout  lorsqu'il  a  l'honneur 
d'appartenir  au  RoyalrCravate,  est  plus  vainqueur  que  trou- 
badour, et  notre  jeune  homme  voulant  leur  prouver  que  s'il 
est  amoureux  il  n'en  est  pas  moins  joyeux  pour  cela,  se  mêle 
délibérément  à  leurs  jeux. 

Le  maréchal  des  logis  Bridoux,  dont  l'opinion  est  que  le 
militaire  doit  être  aussi  agréable  que  terrible  et  joindre  à 
l'escrime  les  arts  d'agrément,  donne  une  leçon  de  danse  aux 
jeunes  engages,  afin  qu'ils  soulienmnit  l'honneur  du  dr.ipeau 
devant  l'orchestre  des  guinguettes  et  ne  prêtent  point  à  rire 
aux  jeunes  filles  par  leur  gaucherie  chorégraphique,  et  i\ 
exécute  la  monaco  avec  Catherine,  vis-à-vis  de  laquelle  il 
prend  des  airs  avantageux  et  triomphants  qui  donneraient  a 
supjioser  qu'ils  sont  au  mieux. 

Malgré  l'excellente  opinion  qu'il  a  de  lui-n)ême,  Bridoux 
n'a  pas  la  grâce  de  François,  et  les  poses  qu'il  prend  tout  en 
fredonnant  :  «  A  la  monaco  l'on  chasse  et  l'on  déchasse,  » 
ne  sont  peut-être  pas  aussi  chn^mantes  qu'il  le  suppose,  et 
quoique,  selon  lui,  un  maréchal  des  logis  soit  un  composé  de 
toutes  les  perfections  et  de  tous  les  talents,  d'humbles  con- 
scrits et  do  simples  soldais  pourraient  le  surpasser  s'ils  ne  crai- 
gnaient d'expier  leur  supériorité  à  la  salle  de  police. 

Cette  crainte  n'arrête  pas  François,  qui  imite  d'une  ma- 
nière comique  les  pas  du  sergent  et  fait  rire  tous  ses  cama- 
rades. Le  maréchal  des  logis,  mortifié  du  peu  d'eifet  qu'il 
produit,  et  ((ui  voudrait  bien  pouvoir  regarder  celte  hilarité 
comme  une  iniractiou  au  respect  de.  la  hiérarchie  militaire, 
envoie  tous  les  soldats  à  la  gamelle  et  sort  en  les  poussant  et 
les  querellant. 

Catherine,  restée  seule,  s'égayc  des  prétentions  ridicules 
du  sergent,  prétentions  dont  elle  sait  mieux  que  personne 


318  THEATRE. 

l'inanité  :  sa  solitude  est  bientôt  troublée  par  l'arrivée  d'un 
petit  jeune  homme  tout  gentil,  tout  mignon  et  tout  poupin, 
"jui  l'aborde  avec  une  aisance  forcée  et  lui  demande  où  il  faut 
s'adresser  pour  s'engager  dans  le  régiment. 

—  Vous  êtes  bien  petit,  —  lui  dit  Catherine  en  le  toisant 
(le  l'œil. 

—  Je  grandirai,  —  répond  le  nouveau  venu  d'un  ton  dé- 
cidé. 

—  Vous  êtes  bien  jeune,  —  continue  la  cantinière  en  lui 
voyant  la  lèvre  sans  duvet  et  le  menton  imberbe. 

—  Je  vieillirai.  —  La  jeunesse  est  le  seul  défaut  dont  on 
se  corrige  avec  l'âge  ;  croyez-moi,  dans  dix  ans  j'aurai  vingt- 
six  ans,  et  d'ailleurs  est-ce  qu'il  y  a  besoin  d'être  vieux  pour 
être  brave? 

Ces  raisons  convainquent  Catherine,  qu'intéressent  la  phy- 
sionomie mutine  et  la  tournure  délibérée  du  polit  jeune 
homme.  Elle  lui  promet  sa  protection  auprès  de  Bridoux,  qui 
rentre  au  même  moment.  La  présentation  a  lieu  sur-le  champ. 
Tenez,  —  dit  Catheiinc  au  sergent,  —  voici  un  jeune  héros 
qui  brûle  de  s'engager  sous  les  drapeaux  de  Mars  et  qui  veut 
faire  son  chemin  à  la  guerre. 

—  Vous  n'êtes  pas  dégoûté,  dit  Bridoux  au  postulant,  qu'il 
examine  d'un  œil  de  recruteur  en  répétant  les  observations 
de  Catherine,  —  Trop  petit,  trop  jeune.  —  Le  Boyal-Cravate 
nadmet  que  de  grands  hommes  —  des  hommes  superbes 
tomme  moi;  voyez,  j'ai  la  tête  de  plus  que  vous. 

Pâquerette,  que  l'on  a  sans  doute  déjà  devinée  sous  ce  dégui- 
sement (pie  lui  a  fait  prendre  le  désir  de  rejoindre  François, 
s'approche  de  lliidoiix,  se  dresse  sur  les  pointes  et  arrive  de 
la  sorte  à  dépasser  l'épaule  du  sergent,  tout  surpris  de  cette 
crue  subite, 

—  Tiens,  dit-il,  vous  êtes  plus  grand  ((ue  je  ne  le  croyais. 
C'est  étonnant  comme  vous  avez  poussé  vite  ;  il  laiit  que  j'aie 
la  berlue.  Faites-moi   'amitié  de  passer  un  peu  sous  la  loise. 


PAQIIEUF.TTE.  '  319 

laquerette  répète  le  même  manège;  en  se  lenaiil  debout  sur 
la  pointe  de  ses  orteils,  elle  a  juste  la  taille  voulue.  Bridoux, 
de  plus  en  plus  étonne*,  vérifie  la  marque.  Le  petit  jeune 
homme  est  assez  gr.aid.  —  Eli  bien,  je  ne  l'aurais  pas  cru, 
moi  qui  ai  pourtant  la  toise  dans  l'œil.  Comme  on  se  trompe! 
njoule  Bridoux  par  manière  de  réflexion.  —  Mais  quelles  pe- 
tites mains  et  quel  pied  mignon!  pour  manier  le  sabre  et 
(  hausser  la  boite!  et  quelle  peau  blanche  et  douce!  Heureu- 
sement avec  l'exercice,  les  marches  forcées  et  le  liâle,  tout 
cela,  peut  se  corriger.  Quant  aux  moustaches,  il  y  a  du  retard; 
le  rasoir  et  la  graisse  d'ours  les  feront  venir.  —  Allons,  mar- 
chez devant  moi  ".droite!  gauclie!  au  pas  simple!  au  pas  ' 
accéléré!  Cela  ne  va  pas  trop  mal,  on  pourra  tirer  parti  de 
vous;  mais  avant  de  vous  recevoir  dans  l'honorable  corps  du 
Royal-Cravate,  il  faut  que  je  >ois  si  vous  n'avez  aucun  vice 
de  construction  ;  déshabillez- vous. 

Cet  ordre  embarrasse  terriblement  Pâquerette.  Pour  donner 
le  change  au  maréchal  des  logis  et  le  distraire  de  cette  idée 
qui  trahirait  son  secret  et  sa  pudeur,  la  jeune  fille  s'empare 
d'une  carabine  et  se  met  à  faire  l'exercice  avec  précipitation; 
comme  l'arme  est  un  peu  lourde  pour  ses  mains  délicates, 
elle  en  laisse  tomber  la  crosse  précisément  sur  le  pied  di>  ser- 
gent, qui  sacre  et  qui  maugrée  et  revient  à  sa  première  idée. 

—  C'est  trop  barguigner;  vite,  déshabillez-vous  :  Pâque- 
rette éperdue  refuse.  —  Pon!  je  comprends,  dit  Bridoux  en 
clignant  de  l'œil;  on  est  jeune,  on  est  timide;  c'est  madame 
qui  vous  gêne,  elle  va  se  retirer.  Catherine  en  eflet  s'en  va 
pour  ne  pas  contrarier  l'examen.  —  Maintenant  nous  voilà 
entre  hommes;  à  bas  la  veste  ! 

La  pauvre  Pâquerette  fait  un  geste  de  dénégation. 

—  Vous  êtes  donc  bossu?  s'écrie  le  sergent  impatienté  ;  à 
bas  ceci!  dit-il  en  désignant  une  pièce  de  vêlement  encore 
plus  indispensable  que  Pâquerette  ne  veut  pas  quitter  ;  voyant 
qu'elle  refuse,  il  dit  :  Vous  êtes  donc  bancal? 


320  THF.  VTRE. 

El  pour  s 'assurer  de  la  \éiiU',  il  (romène  sa  main  sur  la 
taille  do. la  jeune  lille,  lui  là.e  l.i  juiilie  et  Isii  pinte  le  mollet 
avec  r es  gros  doigts  de  recruteur,  —r  Vous  me  clialoui'Iez! 
fait  Pâquerette  en  s'échappauL 

Ah!  vous  êtes  chaloni'.leux?  eli  bien,  soit;  ôtez  vos  liabils, 
je  ne  vous  toucherai  pas;  m;iis,  pour  Dieu,  dépèdiez-vous  et 
finissez  ces  façons,  car  je  suisdi;uitrement  pressé;  aussi  bien 
tout  ceci  m'a  l'air  un  peu  singulier,  et  vous  me  faites  l'eiTet 
d'un  drôle  de  pistolet. 

En  s'enfuyant,  Pâquerette  a  oub'ié  d'affecter  les  alUnes 
viriles  et  s'est  Iraliie  par  un  mouvement  lo'.it  fén'.iuin  qui-u'a 
point  échappé  à  l'œil  soupçonneux  de  Bridoux,  frappé  de 
certaines  formes  et  de  certaines  ressemblances. 

Pardieu  !  je  vous  reconnais,  vous  n'êtes  point  un  homme, 
mais  une  jeune  fille,  à  fireuve  que  je  vous  ai  embrassée. 
Vous  êtes  mademoiselle  Pâquerette,  je  m'en  souviens  bien. 
—  C'était  au  village  de  "*.  Tout  s'explique  maintenant, 
vous  êtes  amoureuse!  de  moi  et  vous  voulirz  vous  enga- 
"CT  dans  mon  corps.  —  .C'est  flatteur,  et  en  récompense, 
de  celte  idée  ingénieuse,  il  faut  que  je.  vous  embrasse  de 
rechef. 

Pâquerette,  aliénée,  n'a  pas  le  temiis  de  se  soustraire  aux 
galaiitis  entreprises  de  Bridoux.  —  Par  malheur,  François 
rei.treàce  moment  et  voit  dans  les  bras  du  sergent  sa  fiancée, 
qu'il  n'a  pas  de  peine  à  reconnaître,  car  si  l'amour  est  aveugle, 
la  jalousie  est  clairvoyante. 

Conmient!  vous  ici,  s'écrie  Fnmçois,  sous  des  liabils 
d'homme,  eu  tét;.'-à-téte  avec  Bridoux!  Est-ce  là,  perfidt',  la 
fidélité  que  vous  m'aviez  promise  ?  est-ce  ainsi  que  vous  tenez 
vos  serments? 

La  jeune  fille  balbutie  quelques  explications  que  François 
ne  veut  pas  entendre,  elles'appioche  de  lui  suppliante,  mais 
il  la  repousse  avec  un  geste  de  colère. 

On  ne  bnilalise  pas  ainsi  les  femmes,  dit  Bridoux  d'un  air 


PAQUERETTE.  '  32t 

protecteur  ;  cette  petite  est  venue  poiu'  moi  et  je  ne  souffrirai 
pas  qu'on  la  moleste. 

François,  outré  de  fureur  et  de  jalousie,  s'emporte  contre 
le  maréclial  des  logis,  qu'il  accable  d'invectives  et  de  menaces, 
l'appelant  traître,  monteur,  misérable. 

Vous  oubliez  que  vous  parlez  à  votre  supérieur  et  que  vous 
me  devez  du  respect,  dit  le  maréchal  des  logis  d'un  air  ma- 
jestueux. François,  de  pius  en  plus  exaspéré,  tire  son  sabre 
et  veut  en  frapper  Bridonx.  Des  soldats  et  un  brigadier  sur- 
viennent. Bridoux  s'écrie  :  «  Je  vous  prends  à  témoin" de  l'acte 
d'insubordination  qui  vient  d'avoir  lieu.  Empoignez-moi  ce 
drôle  et  me  le  fourrez  au  cachot  en  attendant  que  l'on  avise  à 
ce  que  l'on  fera  de  lui.  —  Les  soldats  s'emparent  de  Fran- 
çois, le  désarment  et  l'emmènent.  —  Pâquerette  fond  en 
larmes. 

Attirée  par  le  bruit  de  cette  scène,  Catherine  est  rentrée, 
et,  s'appi'ochant  de  la  jeune  fille,  elle  lui  dit  :  Malheureuse! 
voilà  le  résultat  de  vos  coquetteries!  ce  garçon-là  sera  peut- 
être  fusillé! 

—  Fusillé,  grand  Dieu!  cela  n'est  pas  possible!  N'est-cepas, 
monsieur  le  marécb.al  des  logis? 

■ —  Parfaitement  possible  et  même  désirable  au  point  de  vue 
de  la  discijdine,  répond  Bridoux  en  su  rengorgeant. 

—  Sauvez-le,  monsieur  le  sergent,  dit  Pâquerette  en  joi- 
gnant les  mains. 

—  Gela  ne  dépend  pas  de  moi  ;  il  a  levé  la  main  sur  son 
supérieur.  La  discipline  avant  tout  !  On  dt  très-sévère  dans 
le  Royal-Cravate. 

—  0  monsieur!  si  vous  empêchez  François  d'être  fusillé, 
jo  vnusaimciai  bien,  dit  Paquerelte,  qui  a  conipris  avec  son 
instinct  de  femme  qu'il  fallait  employer  toutes  ses  coqiietteries 
et  toutes  ses  réductions  pour  faire  évad'.M'  son  amant. 

—  Vous  m'aimerez  bien, c'est  très-gentil,  reprend  liiidoux, 
mais  il  me  faut  des  preuves  :  un  maréchal  des  logis  est  un 


52-2  THEATRE. 

homme  sérieux  qu'i  ne  se  paye  point  de  fariboles  comme  un 
militaire  non  gracié.  Accoidcz-moi  un  rendez-vous,  et  nous... 
verrons;  soyez  ici  ce  soir  à  sept  heures. 

Quoi  qu'il  en  coule  à  sa  pudeur.  Pâquerette  accorde  le 
rendez-vous...  la  vie  de  François  est  en  danger,  ce  n'est  pas 
le  moment  de  f;iire  des  façons  :  elle  com[ite  bien  d'ailleurs 
s'esquiver  au  moment  dangereux. 

Un  appel  de  tiompette  se  fait  entendre.  Bridonx  et  les 
militaires  sortent.  Pâquerette,  "  aussi,  va  quitter  la  scène, 
lorsque' Catheiine  la  reiieiit  par  la  main  d'un  air  irrité,  et  lui 
reproche  de  venir  ainsi  enlever  les  amants  aux  cantinières, 
sous  prétexte  d'engagement.  Paqatietle  explique  à  la  jalouse 
Cathcriiie  qu'elle  n'a  pas  la  moindre  intention  à  l'endroit  de 
Bridoux,  qu'elle  est  amoureuse  de  François,  avec  qui  elle  est 
fiancée,  et  qu'elle  a  pris  des  babils  d'iiomme  poiu'  s'engager 
dans  le  régime-it  et  ne  plus  être  séparée  de  lui.  —  Si  elle  a 
fait  des  agaceries  au  sergent,  et  si  elle  lui  a  donné  rendez- 
vous,  c'est  uniquement  dans  le  but  de  lui  dérober  la  clef  de 
la  prison  où  François  est  enfermé.  Catherine  peut  être  tran- 
quille. Pâquerette  lui  laisse  tout  entier  le  cœur  de  Bridoux. 

Celte  explication  calme  la  jalouse  cantinière.  Eh  bien,  s'il 
en  est  ainsi,  je  vous  aiderai  dans  vos  projets.  François  est  un 
brave  garçon  qui  m'intéresse,  il  serait  dommage  (ju'il  lui  ar- 
rivât malheur  ;  et  en  même  temps  je  ne  suis  pas  fâchée  de 
jouer  un  bon  tour  à  ce  volage  de  Bridoux. 

—  Je  serai  ici  à  sept  heures,  dit  Pâquerette  en  sortant  pour 
aller  changer  de  coutume,  car  mainleiiant  (|u'clle  est  recon- 
nue, les  babils  d'homme  ne  peuvent  plus  lui  servir  à  rien  ; 
cachez-vous  dans  quelque  coin,  et  (piaml  il  fandra  je  vous 
appellerai. 

L'idée  de  donner  ime  h>çon  à  Bridoux  réjouit  la  cantinière, 
(jui  rit  on  elle-même  de  la  bonne  sœne  qui  va  se  passer.  .Mais 
voici  qu'ini  personnage  de  votre  comiaissance  se  pré.sente, 
long,  ridicule,  empêtré  et  effaré!  c'cbt  .lob.  Il  demande  à  la 


i'AQUERETTE.  j'.'S 

caiitiiiière  si  une  jeune  fille,  revèlue  d'habits  masculins,  ne 
s'est  pas  introduite  dans  la  caserne.  —  Oui,  elle  était  là  il  n'y 
a  qu'un  instant.  — Grands  dieux!  serait-elle  déjà  repartie? — 
Non,  elle  va  revenir  tout  à  l'heure.  Mais  qui  ètes-vous  pour 
vous  intéresser  ainsi  à  elle?  que  lui  voulez-vous?  —  Je  suis 
(le  son  vilhige  et  je  l'aime.  J'ai  suivi  sa  trace  jusqu'ici.  —  Eli 
bien,  vous  la  verrez,  répond  la  canlinière,  elle  sera  ici  à  sept 
heures. 

En  ce  moment,  François  montre  sa  tète  aux  barreaux  de 
la  prison  pratiquée  sur  un  des  côtés  de  la  scène;  Job  l'aper- 
çoit et  se  réjouit  de  l'inçaixération  de  sou  rivah;  il  aura  ainsi 
le  champ  libre  pour  ses  déclarations  galantes  et  ses  entre- 
prises amoureuses,  et  il  sort  en  exprimant  sa  joie  par  d  s 
grimaces  burlesques.  A  sept  heures  il  sera  là,  et  fera  sa  cour 
à  Pâquerette  à  la  barbe  même  de  François,  mis  en  cage  comme 
une  bête  féroce.  Cette  sorte  de  hardiesse  sourit  beaucoup  à 
Job,  qui  n'est  pas  brave,  comme  on  sait. 

Bridoux  rentre  et  tâche  d'écarter  Catherine,  qui  fait  une 
fausse  sortie. 

Sept  heures  sonnent.  Pâquerette  arrive  vêtue  en  femme  et 
portant  un  paquet  qu'elle  jette  à  François,  par  les  barreaux, 
pendant  que  Bridoux  a  le  dos  tourné. 

Ici  conmience  un  pas,  mêlé  de  pantomime,  où  chacun  des 
partenaires  poursuit  l'idée  qui  l'occupe.  Bridoux  veut  em- 
brasser Pa'querette.  Pâquerette  veut  prendre  la  clef  de  la 
prison  renfermée  dans  la  poche  de  la  veste  de  Bridoux. 

Pour  suivre  la  jeune  fille  dans  ses  évolutions  rapides,  le 
sergent,  qui  n'est  pas  un  sylphe,  ôte  sa  veste,  qui  le  gène,  cl 
la  jette  sur  un  banc  dont  Pâquerette  se  rapproche  [)ar  une 
,  suite  de  pas  furtifs  et  de  poses  coquettes.  Dans  un  bond  léger 
elle  fait  glisser  la  veste  à  terre,  et  en  s'agenouillant  pour  la 
ramasser,  elle  lire  de  la  poche  la  précieuse  clef;  la  clet  des 
champs  pour  François. 

Quand  elle  la  tient,  elle  refuse  de  se  laisser  embrasicr  par 


324  THEATRE. 

Riitioiix,  qui  liournu'napter  la  piuleiir  de  la  jeune  fille,  soulfle 
ruiiitiue  lanlcnie  qui  éclaire  la  scène,  persuadé  que  dans 
Toiubre  toutes  les  vertus  sont  grises. 

i\;querette  avertit  Catherine;  la  cantinièrc  sort  de  la  c.i- 
i  hclte,  se  substitue  à  elle,  reçoit  le  baiser  qui  était  destiné  à 
la  jeune  fille  et  revient  ainsi  à  sa  légitime  adresse.  —  Bridoux 
n'en  est  pas  moins  ravi. 

Pendant  ce  temps,  Pâquerette  va  à  pas  de  loup  ouvrir  la 
porle  de  la  \  risou  à  François,  qui  s'est  travesti  eu  paysan 
avec  leslialiiis  que  sa  fiancée  lui  a  jetés  tout  à  l'heure.  Au 
moment  où  il  va  sortir,  passe  une  ronde  de  nuit;  Pâquerette 
cache  François,  qui  se  bloitit  derrière  sa  robe  étalée,  et  la 
lanterne  de  la  ronde  montre  le  cachot  vide  et  Bridoux  em- 
brassant consciencieusement  Catherine.  A  la  faveur  de  l'éton- 
nement  général,  François  s'osipiive;  le  maréchal  des  logis 
donne  les  signes  de  la  plus  violente  colère  ;  et  lorsque  .lob 
paraît,  plein  de  projets  séducteuis,  on  se  jette  sur  lui,  on  le 
happe,  et  on  lui  fait  endosser  l'unilorme  de  son  rcnq)laçant 
évadé,  l'aquereltc  se  sauve  on  riant  cl  la  toile  tondjc. 

Les  amants  doivent  se  rejoindre  dans  une  auberge  éloignée, 
dont  Pâquerette  a  jeté  rapidement  le  nom  à  François. 


ACTE  TROISIEME 


]Ai  théâtre  rei)résenlc  une  misérable  auberge  comme  ou 
en  trouve  sur  les  chemins  écartés;  un  rameau  de  pin  des- 
séché la  distingue  scuIcmIcs  auîri's  masures.  Des  [outres  du 
plafond,  brunies  par  la  fumée,  pondent  divers  nsteiisi.'es  de 


'PAQUERETTE.  325 

ménnge;  quelques  chaudrons  luisent  sur  les  plaudies;  des 
paysans  el  îles  paysannes  attablés  se  livrent  à  leur  grossière 
joie  rustique;  le  vin  leur  a  monté  à  la  tète  et  ils  voudraient 
danser  pour  finir  la  soirée  gaiement.  Mais  pour  dans'  r,  il 
faut  de  la  musi(jue,  il  faut  un  ménétrier  hissé  sur  un  ton- 
neau et  battant  du  pied  la  mesure,  raclant  du  violon  ou 
pressant  sous  son  bras  le  sac  de  cuir  de  la  musette.  Comme 
les  femmes  se  dépilent,  un  son  nasillard  et  discord  se  fait 
entendre  dans  le  lointain  ;  le  son  s'approche,  c'est  une  vielle 
qui  grince,  tournée  par  un  vielleur  ambulant.  —  Bon  !  s'écrient 
les  paysans,  on  ne  saurait  arriver  plus  à  propos  :  et  ouvrant 
la  porte,  ils  appellent  le  musicien. 

Ce  musicien,  velu  à  la  mode  du  Tyrol,  veste  sur  l'épaule 
chapeau  pointu  et  barbe  épaisse,  n'est  autre  que  François, 
qui  ainsi  déguisé,  tâche  de  gagner  la  frontière. 

Les  jeunes  fdies,  frappant  des  mains  et  sautant  de  joie, 
entourent  le  vielleur;  elles  voudraient  tout  de  suite  lui  faire 
remplir  son  rôle  d'orchestre  tant  les  pieds  leur  frétillent. 
François  demande  un  peu  de  répit,  il  est  accablé  de  fatigue; 
il  vient  de  faire  une  longue  route,  il  a  faim  et  soif  et  sommeil. 

—  Voici  du  pain  et  du  vin,  mangez  et  buvez,  et  dormez 
même  un  peu  sur  ce  banc  ;  après,  vous  ferez  rage  sur  votre 
instrument  et  nous  danserons  à  perdre  haleine,  répondent  les 
paysans  et  les  jeunes  filles. 

Fr.inçois  les  remercie  et  leur  demande  s'ils  n'ont  pas  vu 
une  belle  jeune  fille  nommée  Pâquerette. 

—  Nous  ne  l'avons  pas  vue,  lui  répondent  les  paysans. 

—  C'est  pourtant  bien  icr  qu'elle  m'avait  donné  rendez- 
vous,  dit  François;  elle  devait  y  arriv' r  avant  moi. 

Les  paysans  se  retirent  groupe  par  groupe  pour  laisser  au 
musicien  le  loisir  de  se  reposer,  et,  resté  seul,  François, 
malgré  riiiquiélude  que  lui  cauFC  l'absence  de  Pâquerette, 
s'étend  sur  le  banc  de  bois,  et,  vaincu  par  la  fatigue,  tombe 
de  la  rêverie  dans  le  sommeil. 

19 


526  THKATRE. 

A  peine  a-f-il  les  yeux  fermés  que  son  âme  s'éveille  dan^, 
son  corps  endormi,  et  que  le  monde  du  rêve  commence  à 
s'agiter  autour  de  lui  avec  ses  formes  idéales. 

Une  vapeur  grise  se  répand  sur  le  théâtre;  les  objets  réels 
disparaissent,  et  trois  figures  mystérieuses  sortent  du  sol, 
aorcières,  fées  ou  larves,  espèces  d'introductrices  qui  mènent 
ame  dans  le  pays  dos  chimères,  hnissicresàvergc  du  monde 
fantastique.  Elles  s'avancent  avec  dos  gestes  morts  et  des  mou- 
vements immobiles  vers  le  jeune  dormeur,  dont  elles  délient 
la  personnalité  et  qu'elles  dédoublent  du  fantôme  intérieur. 

L'esprit  de  François  cède  à  l'évocation,  ol  quoique  le  corps 
reste  couché  sur  le  banc,  une  forme  pareille  à  lui  s'avance 
vers  les  sorcières. 

—  Que  me  voulez-vous?  dit  le  François  fantastique  aux 
étranges  figures. 

—  Tu  attends  Pâquerette,  ta  fiancée;  clic  ne  viendia  pas, 
mais  si  tu  veux  la  voir  nous  allons  te  conduire  près  d'elle; 
suis-nous. 

François  obéit;  mais  à  peine  a-t-il  fait  quelques  pas  que  la 
terre  s'entr'ouvre  sous  ses  pas  et  qu'il  disparaît. 

Les  nuages,  qui  pendant  celle  scène  ont  amoncelé  sur  le 
tliciitre  leurs  flocons  opaques,  se  replient,  se  dissipent  et  s'en- 
volent :  les  murailles  enfumées  de  l'auberge,  ont  disparu,  d 
le  regard  tout  à  l'heure  borné  par  de  misérables  obstacles 
plonge  dans  un  océan  d'or  et  dazur,  dans  un  infini  lumi- 
neux. —  Un  paysage  magique  aux  eaux  de  diamant,  aux 
verdures  d'émeraude,  aux  montagnes  de  sa|)liir,  étale  ses 
perspectives  bleues  comme  un  Eden  de  Breugliel  de  Paradis. 
Des  femmes  vêtues  de  robes  de  gaze  blanche,  où  frissonnent 
des  lueurs  d'argent,  comme  dos  gouttes  do  rosée  sur  dos  ailes 
de  libellules,  sorlenl  dos  louflès  do  roseaux  cl  d'il  is,  ceinture 
verdoyante,  féeri(|ne,  et  se  groupent  autour  de  Pâquerette, 
qui  re[)résenlo,  ici  l'idéal,  la  nymphe  des  [tremières  amouiY 
su>si  ra^unnunle  |iour  le  paysan  (pio  pour  lu  poclc. 


PAQUERETTE.  527 

Aussitôt  que  le  jeune  homme  aperçoit  sa  fiancée,  il  tend 
les  bras  vers  elle  et  s'élance  pour  aller  la  rejoindre,  mais 
tous  ses  efforts  pour  approcher  de  la  blanche  vision  sont 
impuissants;  la  charmante  apjarition  se  dérobe  toujours  par 
quelque  moyen  magique;  tantôt  vive  comme  un  oiseau,  elle 
monte  avec  des  ailes  de  sylphide  au  sommet  des  plus  grands 
arbres,  tantôt  elle  prend  les  brode}uins  verts  de  l'ondine 
pour  courir  sans  les  courber  sur  la  pointe  des  roseaux,  et 
suivre  la  volute  argentée  de  la  vague  sur  la  rive.  François 
tâche  de  l'atteindre,  et  toujours  il  arrive  trop  tard  :  quand 
Pâquerette  est  à  droite,  François  est  à  gauche  ;  c'est  un  chasse- 
croisé  plein  de  fuites  et  de  détours  charmants  ;  enfin,  pour 
suprême  effort,  il  gravit  un  rocher  dont  la  pointe  s'allonge 
démesurément;  il  va  saisir  la  fugitive,  mais  le  pied  lui 
manque,  il  perd  l'équilibre  et  tombe  au  milieu  du  lac. 
—  Cette  chute  dans  le  rêve  a  son  contre-coup  dans  la  réalité, 
le  dormeur  se  réveille. 

—  J'ai  rêvé,  dit-il  en  se  frottant  les  yeux  et  en  se  dressant 
de  son  banc. 

Les  paysans  rentrent,  pensant  que  le  vielleur  doit  être 
assez  reposé. 

—  Maintenant  que  vous  avez  dormi,  vous  allez  nous  faire 
danser,  disent  les  jeunes  filles  impatientes,  en  lui  présentant 
sa  vielle. 

Comme  François  se  disposé  à  les  satisfaire,  on  entend  au 
loin  un  son  de  trompette. 

A  ce  son  bien  connu,  François  effrayé  dresse  l'oreille  et 
rejette  son  instrument  sur  son  dos. 

—  Cette  trom[ietle  annonce  des  soldats,  il  fait  que  je 
pnrto. 

—  Pourquoi  les  craignez-vous?  disent  les  paysans. 

—  Je  ne  les  crains  pas,  mais  je  suis  oblige  de  continuer  ma 
route,  répond  François; 

I     —  Nous  ne  vous  laîsseions  pas  piu'lir  ain^i,  s'écrient  les 


528  THEATRE. 

jeunes  filles  en  entourant  François  ;  il  faut  d'abord  que  nous 
dansions. 

Pendant  ces  débats,  le  maréclial  dos  logis  Bridoux  et  les 
cav.iliers  qu'il  commande  entrent  dans  l'auberire. 

Le  malheureux  et  ridicule  Job  Durfort,  venu  si  maladroite- 
ment à  la  caserne,  au  moment  de  l'évasion  de  sou  remplaçant, 
lait  partie  do  l'escouade;  il  a  l'air  tout  empêtre  et  lout 
gauche  dans  son  harnais  militaire,  et  il  emmêle  à  chaque  pas 
ses  grandes  jambes  avec  son  sabre;  sa  mine  pâle,  abillue, 
fatiguée,  montre  qu'il  n'est  pas  né  pour  être  un  liis  de 
Mars,  et  montre  de  douloureux  souvenirs  de  la  maison  pater- 
nelle. 

—  Nous  cherchons  un  soldat  du  régiment,  qui  a  pris  la 
fuite,  dit  Bridoux  en  s'adressant  à  l'aubergiste,  à  qui  il  donne 
le  signalement  du  déserteur.  —  L'avez-vous  vu  ?  . 

—  Non,  répond  l'hôtelier  au  maréchal  des  logis. 
Pendant  cette  scène,  François  s'est  assis  à  l'écart  et  tâche 

d'échapper  aux  regards  de  ses  anciens  compagnons  d'armes. 

Pâquerette,  parvenue  enfin  à  l'endroit  du  rendez-vous, 
entre  dans  l'auberge  assez  mal  à  propos,  car,  ainsi  que  le  fait 
judicieusement  remarquer  Bridoux  :  «  Qnand  on  voit  la  maî- 
tresse, l'amant  ne  doit  pas  être  loin.  »  Attendons  ici,  l'a- 
louette viendra  d'elle-même  se  prendre  au  miroir  ;  puis, 
apercevant  le  joueur  de  vielle  dans  son  coin,  il  l'amène  au 
milieu  de  la  scène  en  le  toisant  curieusement  et  Jui  ordonne 
lo  charmer  les  oreilles  de  l'assistance  par  les  sons  mélodieux 
(le  sa  musique. 

François,  qui  a  eu  soin  de  se  faire  reconnaître  de  Pâque- 
rette par  qMC'l(|ue  signe  [tour  qu'elle  ne  s(tit  pas  la  dupe  de  la 
fausse  nouvelle  (pi'il  va  déliili  r,  dit  à  Bridoux.  —  Vous  cher- 
chez un  fo'dat  qui  s'est  échappé  ?  i 

—  Oui,  —  tu  l'as  vu?  demande  avidement  le  militaire. 

—  Je  l'ai  vu,  il  est  mort,  réiiond  Fran-ois. 

—  Mort!  s'écrie  Bridoux  d'un  air  iricrédulc.  ' 


PAQUERETTE.  329 

—  Oui,  et  il  m'a  donné  cette  croix  d'or  eu  me  chargeant 
de  la  reniellre  à  sa  fiancée,  puis  il  s'est  noyé  sans  qu'il  me 
fût  [iossible  de  lui  porter  secours,  car  je  ne  sais  pas  nager. 

Cette  nouvelle  désole  Job,  qui  se  voit  définitivement  con- 
stitué soldat  par  le  trépas  de  son  remplaçant;  mais  elle  ne 
•^désole  pas  assez  Pâquerette,  dont  la  feinte  douleur  n'a  pas 
cette  expression  naïve  qui  persuade. 

Bridoux,  aussi  fort  sur  le  cœur  humain  que  sur  la  théorie, 
remarque  que  la  mimique  de  Pâquerette  n'est  pas  aussi  dé- 
sespérée qu'il  conviendrait;  et  un  signe  d'intelligence,  qu'il 
surprend  entre  la  jeune  fille  et  le  vielleur,  ne  lui  laisse  plus 
de  doute. 

Il  se  rapproche  lentement  de  François,  qu'il  examine  avec 
attention,  et  marchant  droit  à  lui,  il  fait  tomber  soii  chapeau 
et  lui  arrache  sa  fausse  barbe.  François  est  découvert. 

«  Je  te  tiens,  mon  gaillard,  s'écrie  Bridoux  ;  tu  m'as  assez 
fait  trimer.  A  moi,  soldats  !  » 

Les  militaires  se  rangent  autour  de  leur  chef.  François,  se 
voyant  pris,  tire  de  sa  poche  une  tabatière  et  en  lance  le  con- 
tenu aux  yeux  de  ceux  qui  veulent  l'anèter.  Pendant  qu'a- 
venglés  par  l'acre  poussière,  ils  se  frottent  les  paupières,  et 
maichcnt  en  se  hcuilant  les  uni  les  autres  d'une  façon  co- 
mique, François,  suivi  de  Pâquerette,  a  disparu  et  gagné  la 
forêt  voisine,  oii  les  cavaliers  ne  pourront  le  suivre. 


DERNIER  TABLEAU 

Une  division  de  l'armée  française  occupe  Ujhaz,  en  Hongrie, 
pendant  la  guerre  du  Palatinat.  C'est  dans  cette  ville  que 
François  s'est  réfugié  ;  il  y  a  acipiis  une  petite  fortune  en 
exerçant,  avec  succès,  sa  profession  de  menuisier.  —  Pâque- 
rette, qu'il  a  épousée,  cit  bonquetière. 


j30  THEATRE. 

Quelques  seigneurs  ont  formé  le  projet  d'assassiner  les  of- 
liciers  français  à  la  faveur  d'une,  fête  que  leur  donnent  les 
notables  d'Ujliaz.  —  Pâquerette  découvre  cette  conspiration  ; 
L'Ile  la  révèle  au  général  chargé  du  commandement  supérieur, 
Lt  obtient  pour  récompense  la  grâce  de  son  mari,  qu'un  con- 
seil de  guerre  a  condaniué  à  la  peine  de  mort. 


FIN    DE  PAQUERETTE. 


LA  PREMIÈRE  REPRÉSENTATION 


PAQUERETTE 


Est-ce  la  peine,  parce  que  nous  avons  écrit  sous  la  dictée  des 
jambes  de  Cerrito  ce  feuilleton  prématuré,  qu'on  appelle  un  livret  de 
ballet,  d'aller  chercher  un  critique  au  coin  pour  parler  coinpendieu- 
semenl  de  la  chose?  Sans  amour-propre  excessif ,  M .  de  Jouy  pouvait  di  re 
tout  le  bien  du  monde  de  la  musique  de  Rossini  dans  Guillaii7ne 
Tell,  cela  ne  le  regardait  en  rien  ;  nous  ne  voyons  pas  ce  qui  nous 
empêcherait  d'admirer,  comn\e  tout  le  monde,  une  charmante  dan- 
seuse. L'objection  que  nous  avons  expliquée  par  quelques  lignes, 
les  scènes  et  les  pas  où  elle  déploie  sa  grâce,  ne  nous  paraît  pas  va- 
lable, et  nous  l'applaudircMis  en  toute  sûreté  de  conscience,  comme 
le  premier  étranger  venu,  quoique  notre  nom  ait  été  prononcé  à  ce 
propos  ;  ne  faut-il  pas  que  tout  soit  signé  maintenant,  même  le  ca- 
nard le  plus  inoffensif,  même  le  ballet  où  on  ne  dit  mot,  et  qui  sera 
bientôt  la  seule  besogne  que  pourront  faire  les  poètes,  et  les  honi- 
mes  de  style  ? 

Tous  les  pas  de  Cerrilo  et  de  Saint-Léon  —  nous  le  disons  sans 
rougir  —  ont  élé  accueillis  par  des  bravos  enthousiastes.  Dans  le 
premier  tableau,  on  la  voit  sous  un  charmant  costume  de  paysanne 
tout  de  dentelles,  de  satin  et  de  fleurs,  qui  a  le  mérite  d'être  de  la 
plus  adorable  fausseté  ;  au  second,  elle  porte  l'habit  d'homme  avec 
une  aisance  et  une  gentillesse  extrêmes  ;  au  troisième,  elle  apparait 
dans  une  vapeur  de  gaze  blanche,  où  tremblent  des  frissons  ar- 
gentés ;  au  quatrième,  la  leste  jaquette  hongroise  serre  sa  taille 
mince  ;  et  la  bottine  aux  talons  sonores  emprisonne  ses  petits  pieds, 
—  N'est-ce  pas  assez  ? 


532  THEATRE. 

Si  l'on  voulait  appliquer  à  cette  chorégraphie  les  règles  do  Tes- 
thétique,  et  si  l'on  tenait  à  perte;*  le  papillon  avec  une  broche,  il 
serait  difficile  de  prouver  que  tous  les  préceptes  d'Arislote  ne  sont 
pas  exactement  observés  dans  Paqucrcllc  ;  Faction  y  court  après  la 
danseuse,  et  en  trois  bonds  Ccrrito  est  loin. 

L'on  commence  dans  la  Flandre  française,  et  Ion  finit  en  Uon- 
grie.  Pourquoi  en  Hongrie?  Il  nous  semble  a\oir  donné  de  cela  dans 
le  livret  deux  ou  trois  raisons  qui  ne  sont  pas  trop  bonnes  ;  mais 
quand  on  a  vu  ce  pas  élincelant  comme  une  valse  de  libellule  sous 
un  rayon  de  soleil,  qui  peut  dire  que  nous  ayons  eu  tort  de  suivre 
Cerrito  jusqu'à  une  ville  d'une  orlhogiaphe  diflicileet  qui  n'existe 
peut-être  pas  plus  que  les  jiorls  de  mer  de  Bohème  dont  parle 
Shakspeare  :  elle  nous  aurait  demandé  Lima  ou  Tombouctou,  que 
nous  lui  aurions  accordé  le  site  de  son  pas.  Il  y  a  aussi  un  rêve  qui 
n'est  peut-être  pas  trop  logique  ;  mais  il  n'est  pas  plus  mal  amené 
que  les  songes  des  tragédies  couronnées  par  l'Institut,  et,  au  lieu  de 
le  dérouler  en  hexamètres,  il  est  écrit  en  larlalane  blanche,  on  mail- 
lots roses,  en  couronnes  de  muguets,  en  jolies  tèles  qui  se  ptMichenl, 
en  beaux  bras  ronds  qui  se  déploient,  en  roseaux  qui  s'entr'ouvrenl 
pour  laisser  voir  des  sourires  charmants  à  la  lueur  d'un  soleil  élec- 
trique, répandant  sur  un  lac  une  traînée  de  rubis  ;  —  ce  qui  est 
un  avantage. 

La  musique  est  de  M,  Benoist,  un  homme  de  talent,  modeste,  et 
dont  les  services  sont  bien  appréciés  à  lOpéra,  où  il  est  chef  de 
chant.  Elle  est  nette,  vive,  rhjtiimée,  comme  il  faut  que  le  soit  la 
musique  de  ballet.  Les  motifs  charmants  de  valses  et  de  quadrilles 
y  abondent,  et  tout  l'hiver  dansera  sur  les  airs  de  Vaquer  elle;  n'allez 
pas  cependant  mépriser  trop  vile  M.  Benoist,  parce  (pi'il  a  de  la  mé- 
lodie ;  il  y  a  dans  sa  partition  deux  fugues,  oui,  deux  fugues  Irès- 
/)ien  renversées  et  parfaitement  conduites  :  un  bel  os  à  moelle  ^  ron- 
ger pour  les  difficiles. 

La  j)iirlie  purement  chorégraphique  a  été  exécutée  par  M.  Saint- 
Léon  avec  une  habileté  et  une  intelligence  rares.  Les  groupes  sont 
bien  dessinés,  les  attitudes  gracieusi's,  les  évoiulions  du  corps  de 
ballet  bien  réglées;  c'est  son  chef-d  a'U\re.  Ouant  aux  pas,  il  nous 
suffira  de  dire  que  Saint-Léon  a  élé  rappelé  deux  fois  dans  la  soi- 
rée, avec  Cerrito.  Le  succès  a  été  complet. 

liire  que  Cerrito  danse  d'une  manière  charmante  est  une  bana- 
lité telle,  que  nous  n'en  avons  pas  le  courage  ;  mais  il  faut  insister 


PAQUERETTE.  333 

sur  la  façon  dont  elle  a  joné  dans  le  second  acte.  Elle  était  née  dan- 
seuse, elle  devient  mime,  et  mime  comique,  ce  qui  est  très-dif- 
ficile à  rOpéra.  Les  portions  gaies  du  ballet  ont  été  rendues  par 
elle  avec  un  tact  exiréme. 

Berthier  est  très-ix»n  dans  le  rôle  de  Bridoux  et  Coralli  remplit 
parfaitement  la  place  laissée  vide  par  Élie,  ce  mime  fantastique  et 
bouffon. 

(Feuilleton  de  la  Presse,  20  janvier  1831.) 


19. 


GEMMA 


BALLET    EN    DEUX    ACTES    ET    CINQ    TABLEAUX 
MUMQUE    DF.   M.    LE    COMTE    GABRIELLI 

Représenté  pour  la  première  fois,  à  Paris,  à  l'Académie  impériale  de  musique, 
le  31  mai  1834. 


PERSONNAGES: 

GEMMA.  ■  M"'^  Fanny  Cerrito. 

SaNTA-CROCE,  magnétiseur.  MM.Mérante. 

MASSIMO,  peintre.  Petipa. 
LE  COMTE  DE  SAN-SEVERINO,  tuteur  de 

Gemma.  Lenfant. 

GIACOMO,  majordome.  Bertoier. 

REPPU,  le  marié.  Bauchet. 

BCiMFACClO,  paysan  ridicule.  Petit. 

AîsGIOLA,  sœur  du  peintre.  M""='L.  Mauqcet. 

MARIKTTA,  la  mariée.  L.  Tagi.ioxi. 

B.ARBARA,  suivante  de  Gemma.  Aline. 

Seigneurs,  Paysans',  Élèves,  Dames,  Paysannes. 


La  scène  se  passe  aux  environs  de  Tarente,  dans  le  royaume  de  Naplcs, 
vers  le  commencement  du  dix-septième  siècle. 


TUÉATRE. 


ACTE  niEMIER 


PREMIER  TABLEAU 

Le  llicStre  roprésente  un  riche  Loii>ioir  dans  le  style  du  dix-sc^plième 
siècle.  Au  fond,  des  grands  trumeaux  de  glace;  iiorlcs  à  dio.le  el  à 
gauche. 

La  jeune  comtesse  Gemma,  entourée  de  ses  femmes  et  de 
ses  compagnes,  essaye  devant  la  glace  la  toilette  qu'elle  se  pro- 
pose de  mettre  au  bal  donné  pour  fêter  sa  sortie  du  couvent. 
Les  caméiistes  lui  présentent  tour  à  tour  des  fleurs  et  des 
diamants  sans  qu'elle  arrête  son  choix,  et  ces  diflerenls 
groupes  se  répèlent  gracieusement  dans  les  miroirs.  Gemma 
a  une  double  raison  pour  vouloir  être  belle;  Massimo,  le 
célèbre  peintre  de  Naples,  fait  son  poitrait,  et  ce  portrait, 
destiné  à  être  mis  sous  les  yeux  du  prince  de  Tarente,  a  eu 
un  tout  autre  résultat  que  celui  espéré  par  le  comte  de  San- 
Severino,  qui  rêve  pour  Gemma,  sa  pupille,  une  haute  alliance; 
car  la  jeune  fille,  pendant  les  séances  assez  nombreuses,  s'est 
éprise  du  bel  artiste.  Massimo  va  venir  achever  son  ouvrage, 
comme  l'indiquent  le  chevjlet  et  la  toile  placés  dans  un  coin 
de  la  cluimbrc. 

Pendant  que  les  femmes  se  sont  éloignées  pour  aller  cher- 
cher quelques  p  irures,  une  porte  s'ouvre  mystérieusement,  et 
Genmia,  en  arrangeant  sa  coiffure,  voit  du  fond  de  la  glace 
deux  yeux  ardents  et  fixes  s'allacher  sur  i  lie  avec  une  expres- 
sion étrange;  lorsqu'elle  se  retourne,  l'honnuc  qui  projetait 
cette  image  a  déjà  disparu , 


GEMMA.  537 

Cette  apparition  efTraye  et  trouble  Gemma  ;  elle  t'prouve  un 

malaise  subit,  une  longueur  inexplicable;  le  premier  fil  du 

réseau  qui  doit  l'enlacer  est  noué,  et  bien  qu'elle  s'imagine 

•  avoir  été  le  jouet  d'une  liallucination,  elle  e^t  sous  le  charme. 

Lliomme  ([ui  a"  pénétré  dans  le  boudoir  de  Gemma,  par  le 
moyen  d'une  caméristo  infidèle,  est  le  marquis  de  Santa- 
Croce  ;  un  débauché  et  un  dissipateur  cherchant  à  réparer  par 
l'alchimie  et  les  sciences  occultes  les  brèches  faites  à  sa  for- 
tune ;  il  a,  dans  ses  travaux  hermétiques,  retrouvé  le  secret 
du  magnétisme  connu  autrefois  des  adeptes,  et  dont  Mesmer 
sera  plus  tard  le  grand  prêtre;  de  cette  force  inconnue  il  se 
sert  pour  satisfaire  ses  passions  ;  il  a  résolu  de  dominer  Gemma 
et  delà  contraindre  à  l'épouser;  mariage  qui  lui  donnerait  plus 
d'or  que  ses  alambics  et  ses  creusets. 

N'entendant  pas  de  bruit  et  jugeant  Gemma  seule,  le  mar- 
quis de  Santa-Croce  rentre,  et  voyant  la  jeune  fille  affaissée 
5ur  un  fauteuil, -il  étend  les  mains  vers  elle  et  lui  fait  des 
passes  magnétiques.  Cédant  à  celte  influence  irrésistible, 
Gemma  se  lève  chancelante,  endormie,  n'ayant  plus  de  libie 
arbitre  et  fascinée  comme  l'oiseau  par  le  serpent.  Elle  tourne 
autour  de  Santa-Croce  avec  tous  les  signes  de  la  passion  ;  elle 
se  penche  amoureusement  vers  lui,  l'enlace  de  ses  bras,  car 
telle  est  la  volonté  du  magnétiseur. 

Le  majordome  Giacomo  entre,  laissant  à  peine  le  temps  à 
Santa-Croce  de  se  cacher  derrière  un  rideau  ;  il  vient  annoncer 
l'arrivée  du  peinire  et  semble  tout  surpris  de  voir  sa  maîtresse 
debout,  immobile,  dans  une  pose  extatique  et  ne  lui  répon- 
dant pas  :  il  se  retire  fort  intrigué.  Santa-Croce  réveille  Gemma 
et  s'esquive  par  la  porte  secrète. 

La  jeune  fille  sort  comme  d'un  rêve  et  ne  se  souvient  pas 
de  ce  qui  s'est  passé,  comme  cela  arrive  dans  le  sommeil  ma- 
gnétique. 

Massimo  viei.t  termiuer  le  portrait.  —Gemma,  en  cher- 
<  liant  à  se  remettre  dans  la  pose,  forme  un  groupe  avec  ses 


Z-,%  THEATRE. 

compagnes.  Pendant  que  l'ai-ti^to  travaille,  oubliant  son  rôle 
(le  modèle,  elle  quitte  sa  place  et  se  pendic  sur  l'épaule  du 
])cintre,  qui  brouille  au  hasard  les  couleurs  sur  sa  palette, 
tioublé  par  la  beauté  de  Gemma,  dont  il  devine  et  partage 
l'amour. 

On  annonce  le  marquis  de  Santa-Croce;  il  veut  voir  de 
quelle  manière  Gemma,  éveillée,  le  recevra,  et  quel  progrès  a 
fail  sou  inlluence.  Par  un  effet  de  coutraste  assez  comumn  en 
magnétisme,  la  jeune  comtesse,  à  l'état  de  veille,  ressent 
l'aversion  la  plus  profonde  pour  celui  qu'elle  aime  endormie, 
comme  si  son  âme  voulait  se  venger  de  la  violence  qu'on 
exerce  sur  elle.  Lorsque  Santa-Croce  s'approche  d'elle  et  la 
salue,  elle  frissonne  et  pâlit  ;  lorsqu'il  s'incline  sur  sa  main 
pour  la  baiser,  elle  fait  un  geste  d'horreur,  et  laisse  tomber 
avec  mépris  la  rose  qu'il  lui  oflie  :  ces  marques  d'aversion  ne 
font  pas  sortir  Santa-Croce  de  sa  froide  et  hautaine  politesse; 
il  contient  du  regard  Massimo  irrité  et  jaloux,  et  répond 
courtoisement  au  comte  de  San-Scverino,  tuteur  de  Gemma, 
qui  l'invite  à  la  fête  donnée  pour  sa  pupille,  ainsi  que  Massimo, 
et  Angiola,  sœur  de  l'artiste. 

Resté  seul  un  instant,  Santa-Croce  ramasse  la  rose  dédai- 
gnée et  la  magnétise;  il  met  sa  volonté  et  son  désir  dans  le 
cœur  de  -la  fleur  épanouie,  et  lui  donne  la  puissance  d'attirer 
Gemma  qui,  en  effet,  revient  bientôt  sur  la  pointe  du  pied, 
les  bras  élendus,  et  se  dirige  vers  la  rose  qu'elle  respire  avec 
délices  et  place  à  son  corsage.  —  Le  marquis,  caché  dans 
l'ombre,  assiste  à  cette  scène  et  sourit  orgueilleusement.  — 
Genmia  sera  à  lui.  —  La  rose  agira  sur  elle,  et,  à  la  fin  du 
bal,  il  enli;vera  sa  conquête.  —  Des  amis  sûrs,  à  qui  il  donne 
ses  instructions,  l'aideront  dans  cette  entreprise  hasardeuse. 


GEMMA. 


DEUXIÈME  TABLEAU 

Une  galerie  illuminée  à  giorno,  avec  des  colonnes  et  des  arcades,  laissniil 
entrevoir  au  bas  d'une  terrasse  des  jardins  vaguement  éclairés  par  la 
lune,  et  des  ruines  d'édifices. 

Les  invités  affluent  dans  la  salle  du  bal,  les  danses  se  for- 
ment et  se  succèdent  ;  Gemma  porte  au  côté  la  rose  de  Santa- 
Croce,  et  reste  soumise  à  son  influence;  aussi  l'accueille- 
t-elle  favorablement  lorsqu'il  se  présente  à  elle.  Massimo, 
jaloux  qu'elle  ait  mis  près  de  son  cœur  cette  fleur  d'abord  dé- 
daignée, lui  en  demande  le  sacrifice;  Gemma,  cédant  à  la 
puissance  de  l'amour  vrai,  tend  au  jeime  artiste  le  talisman 
corrupteur,  et,  redevenue  maîtresse  d'elle-même,  danse  avec 
ses  amies  et  avec  Massimo.  —  Santa-Croce  a  tout  vu,  et  se 
promet  de  ressaisir  son  pouvoir.  i 

Quand  Massimo  reconduit  Gemma  à  sa  place,  la  danse  ter- 
minée, le  marquis  s'approche  et  invite  la  jeune  fille  à  son 
tour.  Celle-ci,  rendue  à  son  antipathie  naturelle,  refuse  de 
danser  avec  Santa-Croce,  dont  la  figure  paie,  les  yeux  impé- 
rieux et  la  bouche  dédaigneuse,  lui  inspirent  de  l'effroi  comme 
une  apparition  surnaturelle,  et  se  prétend  fatiguée  par  la 
lumière,  le  bruit  et  la  chaleur;  elle  se  lève,  et  demande  à  son 
tuteur,  le  comte  de  San-Severino,  la  permission  de  se  retirer, 
en  le  priant  de  ne  pas  interrompre  la  fête  pour  cela  ;  les 
danses  continuent  :  Sanla-Croce,  se  tournant  vers  la  porte  par 
où  est  sortie  Gemma,  concentre  sa  volonté  et  ordonne  menta- 
lement à  la  jeune  fille  de  reparaître  dans  la  salle  de  bal.  En 
tOet,  Gemma  revient  à  pas  de  slaUie  ou  de  fantôme,  se  mou- 
vant d'une  manière  automatique;  ses  yeux  grands  ouverts 
semblent  ne  pas  voir.  Elle  se  dirige  vers  Santa-Croce,  lui 
prend  la  main  et  l'entraîne  dans  le  cercle  de  la  danse;  le 


310  THEATRE 

comte  de  San-Severino  hausse  les  épaules  en  souriant  de  ce 
caprice  déjeune  fille,  changeant  d'avis  d'une  minute  à  l'au- 
tre; le  peintre  sent  renaître  sa  jalousie,  et  ne  sait  que  pen- 
ser; les  invités  s'écartent  avec  éloinieraent,  et  alor-;  a  lieu  un 
pas  magnétique  entremêlé  de  valse,  et  dirigé  par  Santa-Cioce, 
entièrement  maître  des  mouvements  et  de  la  volonté  de 
Gemma,  qui  le  suit  comme  une  omhie  docile;  lorsque  la 
danse  se  ralentit,  il  pose  la  main  sur  le  coeur  de  la  jeune  fille 
et  la  ranime  comme  par  enchantement  ;  cette  danse  animée 
et  morte,  amoureuse  et  endormie,  a  quelque  chose  de  surna- 
turel et  de  magique  qui  frappe  l'assemhlée  de  stupeur  et 
l'engourdit  comme  par  un  charme;  Santa-Croce  dirige  les 
pas  de  Gemma  de  manière  à  se  rapprocher  du  fond  de  la 
salle,  et  l'culraîne  pt^u  à  peu  du  côté  de  la  terrasse;  deux  ou 
trois  poses  enlevées  ont  fait  franchir  à  Gemma  le  cercle  des 
spectateurs;  commandée  par  un  geste  impérieux,  elle  s'éloi- 
gne de  phis  en  plus.  Déjà  sur  sa  rohe  blanche,  éclairée  tout  à 
l'heure  par  les  lustres  du  bal,  brille  la  lueur  sulfureuse  des 
éclairs,  car  pendant  celle  scène  l'orage  a  envahi  le  ciel,  et 
ajoute  à  la  terreur  superstitieuse  (ju'inspire  le  marquis  de 
Sanla-Croce,  £ou|;çonné  de  sorcellerie  et  d'intimité  avec  le 
diable  ;  les  affidés  du  magnétiseur  s'avancent  et  enlèvent 
Gemma,  tandis  que  Santa-Croce  contient  l'assemblée  d'un  re- 
gard foudroyant  et  satanique.  Massimo  éperdu  essaye  de  fran- 
chir le  cercle  d'épouvante  dont  s'entoure  Santa-Croce;  m:iis 
celui-ci  lui  fait  sauter  l'épée  des  mains^  descend  à  reculons 
l'escalier  de  la  terrasse  et  disparaît.  Giacomo  le  majordqme 
se  précipite  sur  ses  pas. 


GEMMA.  541 


ACTE  SECOND 


TROISIÈME  TABLEAU 

Une  salle  délabrée  dans  un  vieux  cliàtcau,  retraile  et  laboratoire 
de  Santa-Crocc. 

Gemma,  plongée  dans  le  sommeil  somnambulique,est  r^\Q- 
tue  d'un  costume  de  mariée.  On  lui  pose  sur  la  tête  une  cou- 
ronne blanche,  et  dominée  par  la  volonté  de  Santa-Croce,  qui 
la  présente  à  ses  amis,  elle  a  signé  un  contrat  de  mariage  ; 
endormie,  elle  aime  Santa-Croce,  séduite  par  une  fascination 
diabolique  qni  cesse  lorsqu'elle  se  réveille.  La  porte  s'ouvre 
avef.  fracas,  et  Massimo  se  précipite  vers  la  jeune  comtesse, 
qu'il  trouve  prête  à  se  rendre  à  la  chapelle.  Ces  blancs  voiles 
de  mariée  le  surprennent  et  l'épouvantent;  il  croit  ù  une 
violence,  mais  Santa-Croce  sourit  dédaigneusement  et  le  laisse 
interroger  Gemma,  qui  répond  que  tout  son  amour  est  pour 
le  marquis,  et  se  réfugie  contre  son  cœur  comme  pour  se 
soustraire  aux  emportements  de  Massimo.  —  Si  vous  dou- 
tez encore,  lisez  a  contrat,  voyez  cotte  signature,  dit  Santa- 
Croce,  et  cessez  do  poursuivre  de  votie  amour  nue  femme 
qui  le  repousse  et  appartient  à  un  autre.  Massimo  voit  le  nom 
de  Gemma  apposé  au  bas  de  l'acte,  et  ne  peut  j)his  douter  de 
l'asserliou  du  manpiis,  trop  bien  confirmée,  hélas!  ]>ar  l'alti- 
tude impassible  et  froide  de  la  jeune  femme,  ([ui  n'a  j'as 
même  l'air  de  se  souvenir  de  lui.  Ainsi  ces  yeux  si  doux  m-n- 
(aient,  et  les  pro:i;esses  de  bonlieur  qu'il  avait  cru  y  lire 
étaient  fausses!  —  Tout  cela  n'était  qu'une  dissi:nuIation 


342  THEATRE. 

pour  cacher  l'amour  qu'avait  su  inspirer  ce  Santa-Croce,  à 
qui  l'on  témoignait  publiquement  tant  d'aversion;  ce  coup  est 
trop  fort  pour  le  cœur  et  la  tète  de  l'artiste.  Sa  raison  se 
perd,  et  il  s'élance  hors  de  la  salle  avec  tons  les  signes  de 
l'égarement. 

Le  marqui?,  resté  seul  avec  sa  fiancée  somnambuli(iuc, 
l'éveille,  voulant  juger  de  la  mesure  de  son  pouvoir.  En  se 
trouvant  dans  cette  chambre  inconnue  en  face  de  Santa-Croce, 
Gemma  éprouve  la  plus  vive  terreur  et  ne  peut  concevoir 
comment  elle  a  été  transportée  de  la  salle  du  bal  de  son  châ- 
teau à  ce  repaire  sinistre.  Tout  ce  qu'elle  comprend,  c'est 
qu'elle  est  au  pouvoir  de  Santa-Croce,  et  elle  tremble  comme 
la  colombe  devant  le  milan  ;  un  désespoir  mêlé  d'épouvante 
la  saisit  lorsque  son  ravisseur  lui  montre  le  contrat  de  ma- 
riage signé  Gemma.  C'est  donc  le  démon  qui  a  conduit  sa 
main,  car  elle  ne  se  rappelle  pas  les  actions  qu'elle  a  faites 
sous  rinfluence  magnétique,  et  reste  frappée  de  stupeur  à 
cette  preuve  accablante  de  l'amour  que  Santa-Croce  prétend 
qu'elle  a  pour  lui.  —  Le  magnétiseur,  sachant  qu'il  ne  pourra 
jias  giirder  toujours  sa  femme  plongée  dans  le  sommeil  exta- 
tique, essaye  de  la  passion  humaine  et  des  moyens  de  sMuc- 
tion  ordinaires;  il  se  jette  aux  pieds  de  Gemma,  lui  couvre 
les  mains  de  baisers  et  veut  l'enlacer  dans  ses  bras  :  la  jeune 
fille  se  dérobe  à  ses  étreintes,  cherche  à  se  sauver,  mais  les 
portes  sont  fermées  soigneusement.  Nulle  chance  de  salut.  — 
La  lutte  recommence,  et  Gemma  arrache  de  la  ceinture  de 
Sanla-Croce  un  poignard  dont  elle  le  menace,  et  que  lui 
anache  Barbara  la  suivante  gagnée  par  Sanla-Croce.  Une 
seule  ressource  reste  à  Gcnmia.  Une  lénèlre  est  ouverte,  elle 
y  court,  et,  saisissant  la  branche  d'un  arbre  voisin,  elle  se 
précii)ite.  Au  bas  de  la  muraille  rôdait  (liacoiiio,  le  fidèle 
majordome  qui  n'avait  pu  pénétrer  dans  le  cliàleau.  —  Il  re- 
cueille sa  jeune  maîtresse,  et  l'emporte  au  galop  sur  la  croupe 
de  son  cheval. 


GEMMA.  545 


QUATRIÈME  TABLEAU 

intérieur  simple  et  rustique  d'une  salle  transformée  en  atelier  de  peintre  ; 
çà  et  Ij,  des  plâlres,  des  esquisses  appendues  aux  murailles,  des  clic- 
•    valets,  et,  dans  un  angle,  un  grand  cadre  recouvert  d'un  voile. 

Massimo,  fou  d'amour  el  de  douleur,  n'écoute  pas  Angiola, 
sa  sœur,  qui  cherche  trie  consoler,  —  Ses  regards  ne  peu- 
vent se  détacher  d'une  esquisse  qu'il  a  faite  de  souvenir  et  qui 
représente  Gemma;  cette  image  semble  raviver  son  chagrin, 
et  sa  sœur  l'emmène  doucement.  La  jeune  comtesse,  cher- 
chant un  abri,  arrive  guidée  par  Giacomo.'E!le  reconnaît  An- 
giola et  lui  conte  son  évasion  du  château  de  Santa-Croce; 
jamais  elle  n'a  cessé  d'aimer  Massimo,  et  sa  trahison  appa- 
rente provient  sans  doute  d'un  enchantement  ou  d'un  philtre;  ■ 
elle  ne  peut  se  l'expliquer  autrement;  la  griffe  du  diable  se 
montre  dans  tout  cela.  Quant  à  la  folie  de  Massimo,  elle  se 
fait  fort  de  la  guérir.  —  Pour  l'accoutumer  à  la  revoir,  elle 
se  place  dans  le  cadre  et  se  substitue  à  la  peinture,  dont  elle 
prend  l'attitude.  Massimo  rentre  et  voit  l'image  lui  sourire 
doucement,  lui  tendre  ses  bras,  se  détacher  de  la  bordm'e  et 
venir  à  lui.  Après  une  suite  de  poses  coquettement  amou- 
reuses. Gemma  fait  comprendre  à  Massimo  qu'elle  n'est  pas 
un  vain  fantôme,  et  peu  à  peu  la  raison  revient  à  Massimo. 
—  On  frappe  à  la  porte  avec  violence;  Gemma,  effrayée,  re- 
monte dans  son  cadre  sur  lequel  on  tire  un  voile.  Santa-Croce 
paraît  sur  le  seuil  et  inspecte  1^  chambre  du  regard;  il  est  à 
la  recherche  de  la  jeune  comtesse.  N'apercevant  que  des 
miu's  et  des  tableaux,  il  se  retire  pour  continuer  ses  pour- 
suites :,  ce  danger  évité,  Gemma,  sous  un  déguisement  de 
paysanne,  accompagnée  de  Massimo,  d'Angiola  et  de  Giacomo, 
également  travestis,  tâchera  de  regagner  le  château  de  San- 


344  THEATRE. 


Séverine.  Barbara,  la  suivante,  gagnée  par  Santa-Croce,  et 
qui  croyait  servir  les  amours  de  sa  maîtresse,  l'a  rejointe 
toute  repentante  de  sa  faute,  dont  elle  a  obtenu  le  pardon. 


CINQUIÈME  TABLEAU 

Un  sile  montagneux.  Ravin  profond  où  se  jette  un  torrent  traversé  par 
un  pont.  A  droite  et  à  gauche,  sentier  tjillé  dans  le  roc.  Sur  le  devant, 
une  lotanda. 

Un  cortège  nuptial  descend  de  la  montagne  sur  laquelle 
s'étagent  pilloresquement  des  groupes  de  jeunes  filles  et  de 
jeunes  garçons.  Beppo  et  Marietta.  le  plus  joli  couple  du  vil- 
lage, se  marient,  et  la  noce  se  fait  à  la  locanda.  Gemma,  Mas- 
fimo,  Angiola,  Barbara,  précédés  de  Giacomo  déguisé  eu  pif- 
feraro,  tombent  au  milieu  des  danses  et  sont  joyeusement  ac- 
cueillis. —  Bjrbara  dit  la  bonne  aventure  aux  jeunes  fdles; 
Giacomo  joue  de  la  musette;  Massimo  et  la  jeune  comtesse 
exécutent  une  danse  des  Abruzzes,  et  Bonifaccio,  grand  im- 
bécile du  village,  est  lutine  par  les  enfants,  qui  se  moquent 
de  lui. 

Santa-Croce,  suivi  de  ses  acolytes,  ai  rive  et  reconnaît 
Gemma  sous  ses  habits  de  paysanne  ;  il  arrête  sur  elle  ses 
yeux  fasciuateurs  et  la  contraint  de  venir  se  ranger  à  côté  de 
lui.  Massimo  cherche  à  s'y  opposer,  mais  le  marquis  déploie 
le  contrat  de  mariage  et  dit  «pi'il  vient  reprendre  sa  femme 
comme  il  en  a  le  droit;  déjà  il  entraîne  Gemma  vers  le  sentier 
de  la  mont  igue.  Massimo  prétend  cpie  c'est  un  imposteur,  un 
sorcier,  et  ameute  les  paysans.  —  Une  lutte  entre  ceux-ci  et 
les  aCfidés  du  marquis  s'engage;  Massimo  ariache  l'épée  de 
l'un  d'eux  et  court  par  le  sentier  opposé  pour  barrer  le  pa-s- 
sage  à  SanlaCroce,  qui  dépose  Gemma  sur  un  quartier  de 


GEMMA.  54-» 

roche  au  sommet  de  la  montagne  et  dégaine.  Les  fers  s'en- 
gagent, se  cherchent,  s'évitent,  et  après  quelques  alterna- 
tives, une  hotte  poussée  à  fond  par  Massimo  touche  le  mar- 
qnis.  —  liC  hiessé  glisse  du  pont  dans  le  lit  du  torrent  qui  le 
roule  et  l'engloutit  au  fond  de  l'abîme.  —  Gemma  est  ra- 
menée sur  le  devant  dn  théâtre  par  les  paysans,  et  Massimo  la 
reçoit  dans  ses  hras.  — Rien  n'empêche  plus  leur  union,  à 
laquelle  le  comte  de  San-Severino  ne  s'opposera  pas,  car  sa 
pupille  a  éié  sauvée  par  l'artiste.  —  La  toile  tombe  sur  ce 
groupe.  ^ 


FIN    DE   GEMMA. 


LA  PREMIÈRE  REPRÉSENTATION 


GEMMA 


Nous  voici  juge  et  partie  dans  notre  propre  cause  ;  cela  nous  em- 
barrasserait fort  s'il  n'était  question  d'un  biillet,  c'est-à-dire  de  la 
chose  la  moins  !-illéraire  du  monde,  —  puisque  c'est  uue  œuvre 
muette,  —  et  qui,  par  conséquent,  pouiTail  être  d'un  Chinois,  d'un 
Patagon  ou  d'un  Papou  de  la  mer  Pacifique.  Notre  travail  s'est  borné 
à  tracer  quelques  lignes  de  craie  sur  le  plancher  pour  servir  de  pré- 
texte à  la  pantomime  et  aux  pas  de  Fanny  Cerrito.  Le  mérite  tout 
entier  en  revient  à  la  charmante  danseuse  qui  en  a  composé  et  exé- 
cuté la  chorégraphie  avec  tant  de  grâce  et  de  perfection. 

Nous  ne  connaissons  de  ballet  réglé  par  une  femme  que  la  Volière 
de  Thérèse  Elsslcr,  qui  n'eut  pas  grand  succès  et  qui  cependant  n'é- 
tait qu'en  un  acte;  c'est  un  rude  labeur  que  de  mettre  sur  pied  cinq 
grands  tableaux  où  il  y  a  souvent  plus  de  cent  personnes  en  scène, 
doiil  lous  les  gestes  doivent  être  dessinés  et  rhytlimés  depuis  le  cho- 
ryi  II  e  pincé  pi'ès  de  la  rampe  jusqu'au  dernier  figurant  qui  se  tré- 
mousse obscurément  au  fond  du  théâtre.  Il  faut  que  le  ciiorégraphc 
soit  à  la  fois  poète,  peintre,  musicien  et  instructeur  de  recrues 
pour  discipliner  et  faire  manœuvrer  ces  masses;  ce  sont  des  qualités 
difliciles  à  réunir.  —  Fanny  Cerrito  a  accompli  cette  tâche  difficile 
de  façon  à  surprendre  ceux  qui  doutaient  le  moins  de  S(»n  talent. 

La  donnée  est  empruntée  au  Ihilsamo  d'Alexandre  Dumas.  Ce 
contraste  de  la  femme  amoureuse  tant  qu'elle  est  sous  la  domina- 
tion (lu  magnétisme,  faroiu lie  et  pleine  de  répulsion,  (juaiid  elle  est 
éveillée,  jiour  l'homme  qui  la  fascine  pendant  i.a  torpeur  somnam- 
buliquc,  nous  semblait  offrir  des  ressources  à  la  pantomime  et  à  la 
dunsc.  Los  applaudissements  prodigués  à  la  Cerrito  nous  ont  fait 
voir  que  nous  avions  deviné  juste. 


GEMMA.  347 

te  libretto  d'un  ballet  est  comme  une  toile  sur  laquelle  le  clioré*- 
grajilie  peint  un  tableau,  et  nous  pouvons  parler  de  Gemma  aussi 
librement  que  Desforges,  le  inarchand  de  couleurs,  parlerait  d'un 
tableau  de  Couture  ou  de  MuUer  dont  il  aurait  fourni  le  châssis. 
S'il  y  a  des  fautes,  elles  sont  de  nous,  qui  n'avons  pas  suffisamment 
tendu  la  toile  ou  ne  l'avons  pas  choisie  d'un  grain  assez  égal  :  tous 
les  mérites  appartiennent  au  peintre. 

Il  n'est  peut-être  pas  bien  nécessaire  de  vous  raconter  comment 
le  marquis  de  Santa-Croce  se  sert  de  son  pouvoir  magnétique  pour 
enlever  Gemma,  jeune  héritière  dont  la  beauté  et  la  fortune  lui  con- 
viennent fort,  comment  il  obtient  d'elle,  pendant  qu'elle  est  endor- 
mie, la  signature  d'un  contrat  de  mariage,  et  comment  Gemma, 
éprise  d'un  jeune  artiste,  parvient  'a  sortir  du  cercle  magique  oiî 
l'enferme  le  marquis,  et  ressaisit  son  bbre  arbitre  par  la  mort  de 
ce  dernier,  tué  en  duel  sur  le  pont  du  Torrent,  comme  dans  un  mé- 
lodrame du  temps  de  Guilbert  de  Pixérécourt,  et  nous  préférons 
nous  occuper  tout  de  suite  des  artistes. 

Le  lever  du  rideau,  où  l'on  voit  Gemma,  entourée  de  ses  compa- 
gnes et  de  ses  femmes,  essayer  devant  une  immense  glace  ses  pa- 
rures de  bal  avec  mille  coquetteries,  est  d'un  effet  charmant  et  d'une 
difficulté  qu'on  n'avait  pas  encore  essayé  de  vaincre  :  —  dix  ou 
douze  personnes,  se  mouvant,  s'inclinant,  se  relevant,  dansant  avec 
un  double  qui  répète  leurs  gestes  renversés,  comme  le  ferait  la  ré-- 
flexion  d'un  miroir,  exigent  un  ordre,  une  précision  et  un  ensemble 
presque  impossibles  à  obtenir.  —  Il  a  fallu,  pour  arriver  à  ce  résul- 
tat si  exact  et  si  gracieux  à  la  fois,  l'énergique  persévérance  de 
Cerrito,  qui  s'est  choisi  dans  mademoiselle  Mercier,  l'ombre  la  plus 
fidèlement  blonde  et  la  plus  identiquement  jolie  qu'on  puisse  rêver. 

La  scène  où,  sous  l'inlluence  du  magnétisme,  Gemma  entoure  de 
caresses  voluptueusement  mortes,  et  d'où  la  volonté  est  absente,  le 
marquis  de  Santa-Croce  qu'elle  hait  et  qu'elle  craint,  a  été  rendue 
par  la  charmante  danseuse  avec  une  poésie  et  une  puissance  mimi- 
ques qu'on  ne  lui  connaissait  pas  encore  à  ce  degré. 

Quelles  évolutions  gracieusement  incertaines,  quels  vols  circulai- 
Ires  d'oiseau  fasciné  par  un  serpent,  lorsqu'elle  tourne  autour  de  la 
'  rose  d'abord  dédaignée  et  jetée  à  terre,  où  Santa-Croce  a  concen- 
tré sa  volonté  comme  un  parfum  vertigineux,  comme  elle  s'appro- 
che petit  à  petit,  peureuse  et  charmée,  enivrée,  malgré  elle,  de 
l'odeur  perfide  ;  comme  elle  en  aspire  l'arôme  troublant,  chargé  de 


318  THEATRE. 

commandement  et  de  désir  ;  comme  clic  presse  sur  son  cœur  avec 
un  mouvement  fébrile  cette  fleur  empoisonnée  et  qui  brûle  ainsi 
que  la  robe  de  Nessus  ;  et  comme,  lorsque  l'amant  jnloiix  Ta  arra- 
chée, celte  fleur  maudite,  cette  rose  ronge  du  feu  d'enfer,  la  pauvre 
enfant,  réveillée  de  son  mauvais  rêve,  revient  à  son  véritable  amour 
et  rebute  et  traite  du  haut  en  bas  son  diabolique  séducteur!  Mais 
Santa-Croce  reprend  bientôt  son  empire  dans  une  valse  magnétique 
pleine  de  séduction  et  d'entraînement. 

C'est  un  spectacle  singulier  que  cette  jeune  fille  pâle,  en  robe  de 
bal,  aussi  défaite,  Tœil  nacré  et  fixe,  suivant  avec  une  dotilifé  auto- 
matique le  sombre  maitre  qui  la  guide  dans  les  nœuds  et  replis  de 
cette  danse  dont  il  est  le  centre,  qui  la  rapproche  et  l'éloigné,  la 
ralentit  et  la  précipite,  la  fait  tourbillonner  ou  la  suspend  à  son 
gré;  l'éminente  artiste  a  exprimé  admirablement,  dans  cette  danse 
de  fantôme,  l'absence  de  vie  et  de  volonté  propre  ;  on  dirait  une 
ombre  évoquée  au  milieu  d'un  bal  par  un  magicien  et  obéissant  à 
une  conjuration  impérieuse  ;  on  ne  saurait  mieux  comprendre  et 
rendre  l'allure  surnaturelle  du  somnambulisme. 

Dans  le  troisième  tableau  purement  diamatiquc,  et  où  la  danse 
n'intervient  pas,  Fanny  Cerrito  s'est  monliée  excellente  mime;  lors- 
qu'elle est  rappelée  à  la  vie  réelle,  son  effroi  de  se  voir  vêtue  d'ha- 
bits de  mariée,  dans  ce  château  sinistre,  sans  qu'elle  puisse  com- 
prendre comment  elle  y  a  été  amenée,  son  désespoir  en  présence  de 
l'inexorable  résolution  de  Santa-Croce  sont  rendus  avec  la  plus  pa- 
thétique vérité. 

Le  pas  du  tableau  quand,  échappée  des  griffes  du  vautour,  Gemma 
s'est  réfugiée  chez  le  peintre,  e>t  d'une  grâce  extrême  ;  jamais  la 
célèbre  danseuse  n'a  trouvé  des  poses  plus  voluptueusement  penchées, 
et  d'un  dessin  plus  délicieux.  —  Dans  de  certains  moments  elle  rap- 
pelle la  Psyché  de  Canova  inclinée  sur  l'amour;  ses  blanches  mous- 
selines font  J'illusion  du  marbre  blanc  ;  et  certes  le  .sculpteur  n'a 
pas  arrondi  dans  le  Parcs  ou  le  Carrare  des  bras  plus  souples,  plus 
caressants  et  mieux  tournés. 

L'ahruzzaize,  —  nous  ne  savons  si  la  formation  de  ce  mol  est 
bien  correcte,  mais  peu  importe,  —  étincelle  de  verve  méridionale,  • 
'jI  contraste  heureusement  avec  le  caractère  vaporeux  des  autr.'S 
pas  dansés  par  l'artiste,—  elle  l'enlève  avec  un  feu,  un  entrain  cl 
une  rapidité  précise  admirables,  —  Aussi  les  applaudissements,  les 
rappels,  les  pluies  de  bouquets  el  les  couronnes  ne  lui  ont  pasmaii- 


GEMMA  349 

que.  Un  instant  la  scène  a  été  tellement  encombrée  de  fleurs  que  la 
danse  s'est  presque  trouvée  arrêtée. 

Mérante,  chargé  presqu'à  Timproviste  du  rôle  de  Santa-Croce, 
abandonné,  nous  ne  savons  trop  pourquoi,  par  le  célèbre  mime 
venu  do  Naples  exprès  pour  le  jouer,  s'en  est  acquitté  de  façon  à  ne 
pas  faire  regretter  son  devancier;  il  a  su  lui  donner  une  physiono- 
mie sinistre  et  fat;ile,  en  accentuant  avec  art  sa  figure  délicate  et 
jeune,  et  plus  faite  pour  exprimer  les  sentiments  tendres  que  les 
passions  farouches.  Ses  gestes  ont  de  Tautorité,  son  regard  de  la 
fascination,  et  ce  rôle  a  montré  un  mime  intelligent  dans  un  jeune 
homme,  qu'on  ne  connaissait,  jusqu'à  présent,  que  comme  un  dan- 
seur gracieux  et  léger. 

Petipa,  l'amoureux  aimé  sans  aucun  sortilège,  a  dansé  et  mimé 
son  rôle  avec  ce  parfait  sentiment  dramatique  dont  il  nous  avait  déjà 
donné  des  preuves  dans  Gisellc  et  dans  la  Péri.  —  Etre  amoureux 
et  déclarer  sa  flamme  en  faisant  des  ronds  de  jambe  est  un  exercice 
facilement  ridicule;  mais  Petipa  sait  être  un  jeune  premier  choré- 
graphique toujours  élégant,  spirituel  et  passionné. 

Jlademoiselle  Louise  Marquet,  dans  le  petit  rôle  épisodique  de  la 
sœur  du  peintre,  porte  à  ravir  un  charmant  costume  qui  rehausse  sa 
beautédestatue,et  se  mêle  avec  intelligence  à  l'action  qu'elle  traverse. 

Berlhier,  le  majordonne,  donne  du  relief  à  une  figure  à  peine 
indiquée  ;  il  sait  faire  rire,  chose  difficile  et  dangereuse  à  l'Opéra. 

Le  pas  de  deux,  dansé  par  Cerrito  et  Pelipa,  est  fort  joli,  ainsi 
que  le  pas  de  quatre  où  figurent  M.  Priant  et  mesdemoiselles  Robert, 
Emaro\  et  Legrain.  A  propos  de  mademoiselle  Legrain,  disons  que 
cotte  jeune  danseuse  nous  paraît  destinée  au  plus  brillant  avenir  ; 
elle  a  une  force,  une  souplesse  et  une  netteté  merveilleuses.  On 
n'est  pas  plus  hardie,  plus  vigoureuse  et  pins  légère. 

Le  pas  de  deux  par  M.  Bouchet  et  mademoiselle  Taglioni  a  excité 
un  véritable  enthousiasme  ;  —  outre  qu'il  est  très-bien  inventé, 
dessiné  et  réglé,  il  est  exécuté  à  ravir.  —  Mademoiselle  Taglioni  est 
si  vive,  si  preste,  si  fine,  elle  touritilloniic  avec  une  rapidité  si 
éblouissante,  elle  .s'enlève  si  aisément,  que  c'est  plaisir  de  la  suivre 
dans  ses  gracieux  méandres. 

Pour  rendre  justice  à  tout  le  monde,  il  nous  faudrait  écrire  une 
lit;inic  plus  longue  que  celle  imprimée  en  tête  des  comédies  à  inler- 
inèclcs  de  Mulière.  IVous  nous  arrêtons  do;ic  ici. 

Après  avoir  félicité  MM.  Rubé  et  Kolau  de  leui    belle  décoralim 


550  THEATRE. 

du  cinquième  tableau  dont  l'aspect  abrupt  et  sauvage  ajoute  à  la 
terreur  causée  par  ce  rebondissement  de  rocher  en  rocher,  et  cette 
chute  de  vingt  pieds  de  haut  du  marquis,  percé  d'outre  en  outre, 
pour  ses  crimes,  arrivons  à  notre  collaborateur  le  comte  Gabrielli  qui 
peut  revendiquer  une  bonne  part  du  succès. 

M.  le  comte  Gabrielli,  qui  a  écrit  la  musique  de  Gemma,  s'est  fait 
en  Italie  un  nom  populaire,  comme  compositeur  de  ballets  ;  sa  nou- 
velle partition,  émaillée  de  fraîches  mélodies  toujours  dans  le  senti- 
ment de  l'action  mimique,  respire  celte  facilité  et  cette  verve  en- 
traînante que  l'on  retrouve  dans  presque  toutes  les  œuvres  des 
maîtres  de  l'école  italienne  ;  quant  à  son  orchestration,  elle  est 
traitée  avec  un  soin,  une  sobriété  et  une  élégance  qui  attestent  l'im- 
portance attachée  par  M.  le  comte  Gabrielli  à  cette  partie  souvent  né- 
gligée même  par  les  plus  célèbres  compositeurs  d'au  delà  des  monts. 

Si  l'auteur  du  ballet  de  Gemma  trahit  quelquefois  sa  nationalité 
par  le  rhythme,  la  coupe  et  les  formules  de  ses  pensées  mélodiques, 
il  sait  aussi  éviter  les  réminiscences  et  donner  un  cachet  individuel 
à  chacune  de  ses  inspirations,  par  le  coloris  et  la  variété  de  son 
orchestre  ;  il  possède  à  fond  le  secret  et  les  ressources  de  chaque 
instrument  ;  il  en  connaît  toutes  les  variétés  de  timbre,  et  il  arrive 
souvent  à  des  effets  pleins  de  charme  et  d'originalité  par  des  moyens 
simples  et  de  bon  aloi. 

Il  est  impossible  de  rendre  par  des  détails  plus  ingénieux  et  des 
broderies  plus  délicates  la  scène  de  coquetterie  du  premier  tableau; 
la  pantomime  amoureuse  entre  Gemma  et  Massimo  est  exprimée 
par  un  chant  de  violons  et  de  violoncelles  d'une  tendresse  inexpri- 
mable ;  la  scène  du  magnétisme  entre  la  séduisante  danseuse  et  le 
marquis  de  Santa-Crocc  est  d'un  style  tout  à  fait  dramatique,  et 
l'orchestre  peint  avec  une  vérité  et  un  sentiment  qui  méritent  les 
plus  grands  éloges  tous  les  tressaillements  et  toutes  les  émotions 
qui  agitent  le.  cœur  de  ki  jeune  femme,  pendant  tout  le  trmps 
qu'elle  reste  soumise  au  pouvoir  du  magnétiseur.  M.  le  comte  Ga- 
brielli, débute  avec  assez  d'éclat  sur  noire  première  scène  lyrique, 
pour  que  nous  espérions,  de  sa  part,  une  seconde  inlidélilé  aux  liiéà- 
tresdc  ses  succès  où  l'ont  si  souvent  acclamé  le»  applaudissements 
et  Icb  bravos  de  sc&.com|)atriote8. 

(Fcuiliclou  du  la  Premc,  15  juin  18ol.) 


Y  AN  KO    LE    BANDIT 

BALLET-PANTOMIME     EN     DEUX    ACTES 

MUSIQUE  DE  M.  DELDLTEZ 

Ropivsenlé  pour  la  première  fois  sur  le  ihéàlrc  de  la  Porle-Saint-Martin 
le  22  avril  1858  *. 


PERSONNAGES-. 


YVNKO. 

CHEF  DE  PANDOURS. 

LE  SEUACHANEU. 

L'HOTELIER. 

UN  MUSICIEN. 

Idem. 
UN  VIEILLARD. 
VASSILIA. 
YAMINI. 
L'HOTELIERE. 
LA  SERVANTE. 


MM.  Honoré. 

BRICHAttD. 

Marchand. 

pERIJINAXn. 

Qlixche. 
Resosibe. 
Lécole. 
M"""  GfJCHAr.D. 
Battaglini. 
Louise. 

COUSTOU. 


DANSEUSES' 

JImo.  Qi-ICIIARD,    BaTTACLIM,    TkRÈSA,    DaBBAS,   A.'TORG    ET   SeGAI'D. 


'  Ce  ballel  fut  représenl,';  pour  la  soirée  de  réoiiverliire  ilu  liu'ùlie  do 
l:i  l'ortc-Saiiil-Martiu,  et  la  pièce  imprimée  lut  distribuée  dans  la  salle 
le  soir  de  la  première  représentation. 


552  THEATRE. 


ACTE  PREMIER 


LE    CABARET    SUR    LA    CIlUVERE. 

Le  théâtre  représente  une  salle  blanchie  à  la  chaux;  prand  poêle;  porte 
au  fond;  dans  les  angles,  tonneaux  recouvcits  de  vieux  bouts  de  ta- 
pisserie. Deux  ou  trois  tables  grossières  avec  des  bancs  contre  le  mur. 


SCÈ^'E  PREMIÈRE 

Yanko  et  sa  bande  se  sont  icfngiés  au  cabaret,  sur  la 
bruyère.  L'hôtelier,  mécontent  de  la  présence  de  ces  prati- 
ques dangereuses,  voudrait  les  livrer  aux  pandours,  mais  sa 
femme  les  favoris:\  Natcka,  la  servante,  propose  de  les  ca- 
clier  dans  la  cave,  dont  elle  soulève  la  trappe;  ks  bandits  et 
leur  chef  y  descendent. 


SCÈNE  II 

Les  pandours  qui  cherchent  Yunko  fr.ippeul  à  la  porte  du 
cabaret;  on  leur  ouvre  après  (jueNjue  hésitalion.  Le  chef  dos 
|)audours  fait  coller  stu'  la  nnuaille  une  pancarte  contenant 
le  signalcmt  nt  d' Yanko,  et  promotlant  2,000  florins  de  ré- 
compense à  qui  le  livrera.  L'hôlelier  aurait  bonne  envie  de 
gagner  la  somme  :  sa  (eumie  et  Natika  l'eu  einpn  lient. 


YANKO  LE   BANDIT.  553 


SCÈNE  III 


L'escouade  se  retire.  Les  bandits  sortent  de  la  cave,  et, 
malgré  les  représenialions  de  riiùtcsse,  qui  leur  reproche 
leur  imprudence,  ils  se  font  servir  à  boire.  Un  bruit  de  tam- 
bours de  basque  se  fait  entendre  au  dehors. 


SCÈNE  IV 

Une  troupe  de  jeunes  tsiganes  (bohémiennes)  pénètre  en 
dansant  dans  le  cabaret,  suivie  des  musiciens,  leur  orchestre 
ordinaire;  des  paysans  et  des  paysannes  serbes,  valaques, 
moldaves  entrent  avec  elles,  attirés  par'la  musique,  et  se  ran- 
gent le  long  des  murs. 

DIVERTISSEMENT. 

Lfs  bandits  dansent  avec  les  bohémiennes.  La  pujala  (pas 
national)  est  exécutée  par  Yanko  et  Natcka. 


SCÈNE  V 

Yamini,  la  reine  des  tsiganes,  et  Vassilia  arrivent  ensemble 
quelques  instants  après  leurs  compagnes.  Toutes  deux  ont 
des  prétentions  sur  le  cœur  d'Yanko,  dont  la  hardiesse,  la 
galanterie  et  lu  généro^ité  servoiil  Jo  thème  aux  liallados  po- 
pulaires, et  elles  l'ont  assaut  de  .séduction  joui'  I(>  ('.éciil  r  eu 

20. 


354  THEATRE. 

faveur  de  l'une  d'elles.  Entre  ces  deux  belles  filles  Yanko  lié- 
sile;  tantôt  il  regarde  Yamini,  tantôt  Vassilia;  son  choix 
tombe  enfin  sur  la  dernière,  au  grand  courroux  de  la  reine 
des  tsiganes.  Yamini,  outragée  dans  sa  beauté  et  dans  son 
amour,  résout  de  se  ^'Bnger.  Heureusement  Ya>silia  a  com- 
pris les  projets  de  sa  rivale,  et,  ne  pouvant  parler  devant 
elle,  feint  de  vouloir  tirer  les  cartes  à  Yanko;  elle  l'aver- 
tit ainsi,  d'après  les  figures  du  jeu  étalé  en  cercle,  qu'une 
femme  brune  le  trahit  et  qu'une  femme  blonde  veut  le  sau- 
ver. Yamini  se  sert  de  son  autorité  pour  écarter  Vassilia. 
Yanko,  mis  en  défiance,  a  repris  ses  armes  et  donné  ordre 
à  ses  bandits  de  se  tenir  sur  leur  garde;  il  leur  commande 
même  d'arrêter  la  reine  des  tsiganes.  Ils  vont  la  saisir,  mais 
la  terreur  superstitieuse  que  leur  inspirent  les  gestes  caba- 
listiques d' Yamini  leur  fait  làclier  prise,  et  la  reine  marche 
vers  la  porte  d'un  pas  majestueux. 


.     SCÈNE  VI 

Sur  le  seuil,  Yamini  rencontre  un  homme  enveloppé  d'un 
long  manteau,  à  tjui  elle  dit  à  l'oreille  une  phrase  mysté- 
rieuse. L'honnne  entre  silencieusement,  et  il  e^t  bientôt  suivi 
de  quelques  autres  également  drapés  de  manteaux. 


SCÈNE  VIÏ 


Les  bandits,  dans  Icnr  joyeuse  insouciance,  se  mettent  5 
valser  avec  les  tsiganes  ;  les  nouveaux  venus  laissent  tomber 
leurs  manteaux  et  montrent  leurs  uniformes  de  pandours; 


fANKO   LE  BANDIT.  S55 

Yanko  dégaîiie  ainsi  que  ses  bandits,  et  une  lutte  s'engage. 
Les  paysans,  les  paysannes,  les  bohémiennes  cherchent  à  pa- 
ralyser les  mouvements  des  pandour^;  elles  les  retiennent  et 
les  enlacent  de  leurs  écharpes.  Yanko,  protégé  par  Vassilia, 
parvient  à  s'échapper  à  travers  le  cli({uelis  des  sabres  et  lu 
fumée  des  coups  de  pistolet. 


'ACTE  SECOND 


LA    PUSTA. 

Le  théâtre  représente  la  Pusta.  On  nomme  ainsi  des  plaines  coupées  de 
marnis  et  de  flaques  d'eau  qui  s'étendent  à  peite  de  vue  dans  les  con- 
trées que  traversent  la  Iheiss  et  le  bas  Danube.  Quelques  cimes  de 
vieux  saules,  quelques  perches  de  puits,  semblables  à  des  antennes  de 
navire,  rompent  seules  l'unilormité  horizontale  du  paysage.  C'est  là 
qu'errent  les  troupeaux  et  que  campent  les  tsiganes. 


SCÈNE  PREMIÈRE 

Les  tsiganes,  près  de  leurs  chariots  dételés,  se  livrent  à  di- 
verses  occupations.  Les  hommes  forgent  des  clous  et  des  fers 
de  chevaux,  les  femmes  font  la  cuisine,  les  enfants  apprei> 
uent  à  faire  des  tours  de  souplesse,  les  jeunes  filles  travail- 
lent leurs  pas  de  danse  ou  vaquent  à  leur  toilette.  Vassilia 
arrive  avec  Yanko,  dont  la  présence  excite  la  curiosité  dos 
tsiganes,  qui,  sur  la  rcconmiandation  de  leur  compagne,  lui 
donnent  asile  dans  le  camp,  et,  comme  son  coslume  le  dé- 
cèlerait, on  l'affuble  des  lialils  d'un  musicien. 


556  TllÉATi'.E. 


SŒNE  II 


Le  chef  des  pandours  et  ses  liommes  cherchent  Yanko  et 
fouillent  le  camp;  leurs  recheiches  sont  vaines,  car  celui 
qu'ils  cherchent  est  devant  eux,  déguisé.  L'officier  pandour, 
fatigué  de  sa  course  inutile,  s'assoit  près  d'une  table  et 
ordonne  à  Vassilia  de  lui  servir  à  boire;  la  jeune  fille  lui 
obéit.  Charmé  de  sa  bomie  grâce,  il  la  prie  de  danser,  et, 
comme  elle  s'excuse  sur  ce  qu'elle  n'a  pas  de  musique,  il  lui 
déïigne  Yanko,  qui  tient  à  la  main  le  violon  du  musicien  dont 
il  a  pris  les  vêtements.  Le  bandit  est  obligé  déjouer  et  Vas- 
silia, eu  exécntant  son  pas,  verse  à  boire  au  pandour,  dont 
elle  veut  endormir  la  vigilance. 


SCÈNE  III 

Yamini,  prévoyant  que  sa  rivale  a  cadié  Yanko  clvpz  les 
tsiganes,  arrive  et  promène  partout  ses  regards  soupçonneux. 
Plus  clairvoyante  que  le  chef  des  pandours,  elle  reconnaît  le 
bandit  sous  le  vieux  chapeau  et  la  cape  du  musicien  boliènu". 
.Malgré  les  supplications  de  Vassdia,  elle  réveille  le  pandour 
endormi  la  tète  sur  la  table,  et  lui  désigne  Yanko,  qui  se 
sauve,  mais  est  bientôt  repris  ainsi  que  les  hommes  de  sa 
troupe,  auxquels  il  avait  donne  rendez-vous  dans  le  camp 
liohémieu.  Vassilia,  désespérée,  objerte  en  vain  Ks  devoirs 
de  l'hospitalité  it  le  droit  d'asile,  Yamini  lépond  qu'elle  est 
reine  et  qu'on  doit  lui  obéir.  Les  bandits  et  leur  chef  sont 
amenés,  les  poings  liés  de  coides.  L'oflicier  de  p:indours 
triomphe. 


YANKO  LE   BA^D1T.  1557 


SCÈNE  IV 

Un  coup  de  tam-tam  se  fait  entendre.  C'est  le  dernier  jour 
Ju  pouvo'r  d'Yamini.  —  Son  année  de  rojauLé  expire  au  cou- 
cher du  soleil.  —  L'ancien  de  la  tribu,  précédant  la  bannière 
de  l'élection,  reprend  à  la  reine  des  tsiganes  la  bandelelîe 
d'or,  insigne  du  commandement.  Le  concours  est  ouvert. 
Celle  qui  dansera  le  mieux  sera  nommée  reine  d'Egypte  et  de 
Bohême  pour  un  an,  selon  la  coutume  ancienne.  Yamini  so 
promet  de  reconquérir  la  puissance.  Vassilia  espère  l'em- 
porter sur  elle  et  se  servir  de  son  autorité  pour  protéjier 
Yanko. 

DIVERTISSEMENT. 

Yamini  danse,  les  yeux  bandés,  la  célèbre  danse  des  œufs. 
Mais  les  applaudissements  qu'elle  recueille  ne  découragent 
pas  sa  rivale,  qui  exécute  la  danse  des  épécs.  Ponr  s'armer 
elle-même  et  ses  compagnes,  elle  demande  leurs  poignards  et 
leurs  sabres  aux  p:;ndours,  qui  les  prèlent  sans  défiance,  car 
les  bandits  sont  là  dans  un  .coin,  attachés  par  des  cordes  so- 
lides. Le  pas  achevé,  Vassilia  et  les  jeunes  filles  qui  ont  dansé 
avec  elle  coupent  les  liens  dts  bandits  et  leur  remettent  les 
armes.  Les  bandits  fondent  sur  les  pandours  surpris  et  les 
terrassent. 

SCÈNE  V 

Une  (anfaie  annonce  l'arrivée  du  serraclianor  (officier  su- 
périeur), qui  fait  sa  ronde.  Le  terrailiancr  lesle  blupéfail  ù 


358  THÉÂTRE. 

la  vue  des  pandours  faits  prisonniers  par  les  bandits,  et,  tirant 
son  sabre,  il  se  précipite  sur  Yatiko.  D'un  geste  de  main 
Yanko  l'arrête  et  lui  offre  de  se  rendre,  à  la  condition  qu'il 
aura  son  commandement  :  il  renonce  à  la  vie  de  bandit  et 
fera  désormais  de  son  courage  un  meilleur  emploi.  Il  n'a  été 
jusqu'ici  qu'un  brigand,  il  veut  devenir  un  Iiéros.  Le  serra- 
cbaner  accepte  et  lui  rend  son  épée.  Vassilia,  proclamée 
reine  des  Bohémiens,  se  démet  de  son  pouvoir  en  faveur 
d'Yamini,  à  laquelle  Yanko  pardonne  une  trabison  qui  a  si 
bien  tourné.  Vassiba  suivra  la  nouvelle  fortune  de  son  amant, 
de  son  époux,  et  rentrera,  comme  lui,  dans  la  vie  régulière. 

DIVERTISSEMENT  ET  BALLET  FINAL. 


FIN   DE   YANKO   LE  BANDIT. 


SACOUNTALA        . 

BALLET-PANTOMIME     EN    DEUX    ACTES 

TIRÉ   DO    DRASie   INDIEN   DE   CALIDASA 

MUSIQUE  DE  M.  ERNEST  REYER 

Représenté  pour  la  première  fois,  à  Paris,  sur  le  théâtre  impérial  de  l'Opéra, 
le  14  juillet  1858. 


PERSONNAGES 


DOUCHMANTA,  roi  de  l'Inde.  MM.  Petipa. 

MADHAVYA,  favori  du  roi.  Mébante. 

CA?JOUA,  brahme,  père  adoptif  de  Sacountalâ.  Lenfant. 

DURWASAS,  fakir.  Coralli. 

BOURREAU.  CoHNET  1. 

PÉCHEUR.  Cornet  2. 

SARNAGRAVA.  Estienne. 

SaRADOUATA.  MiLLor. 

COURTISAN.  •  Lefèvke. 

Courtisans,  Ecuyers,  Jonclelrs,  etc.,  etc. 

SACOUNTALA.  •  M"""Ferrabis. 

II.AMSVTI,  favorite  du  roi.  Marquet. 
G  A  L I A  M 1 ,  gouvernante  des  jeunes  prêtresses.  Aline. 

PRIYAMWADA,  amie  de  Sacountalâ.  Schlosser. 

ANOUSOUYA,  id.  Poussin. 

PARABHRITICA,  id.  Cellier. 

TCHATOURICA,  id.  Maui'eri.n. 

Bayadères,  Prêtresses,  Nymphes,  Déesses,  Génies,  .\psaras,  etc, 

Lcpénilent  Wiswamitrâ  était  parvenu,  par  ses  austérités  et  ses  prières, 
à  un  tel  degré  de  perfection,  que  les  dieux  en  devinrent  jaioux  et  char- 


ûCO  THEATRE. 

gèrent  !a  nymphe  Menaça  du  le  distraiic  île  s?s  exercices  asceiit)ues.  Le 
saint  ne  fut  pas  insensible  à  la  tentation,  et  de  son  péché  résulta  une  pe- 
tite fille  qui  fut  £xpo«ée  sur  les  rivis  du  Malini.  Comme  l'ardeur  du  so- 
leil l'incommodait,  les  oifeaux  compatissants  voltigeaient  au-dessus  d'elle 
et  lui  faisiient  de  l'omlire,  d'où  lui  vint  le  nom  de  Sacoitnialâ  (protégée 
des  oiseaux).  Le  sage  Canoua  recueillit  l'enfant  et  l'éleva  dans  sa  re- 
traite, sachant  par  son  don  prophétique  qu'elle  était  réservée  à  de  grandes 
destinées.  Un  effet,  de  l'union  de  Sacountalà  avec  le  roi  Domhmanta 
naquit  Ic  conquérant  de  l'Inde,  le  héros  du  Mahabhûrata,  ce  poënic 
gigantesque  dunt  la  lecture  puLli  pic  dure  six  mois. 

les  autours  de  Douchuianta  et  de  Sacountalà  en  forment  un  épisode 
dont  le  poêle  Calidasà,  contemporain  de  Virgile,  fil  un  drame  en  sept 
actes,  considéré  comme  un  des  chefs-d'œuvre  de  la  poésie  indienne. 

C'est  à  ce  drame  qu'est  empruntée  la  fable  de  ce  ballet. 


ACTE  PREMIER 


L(î  théâtre  représente  une  forêt  sacrée  non  loin  de  l'Himalaya,  sur  les 
bords  du  Milani  :  elle  est  forméiî  d'arbres  des  I?anians,  d'amras,  de 
malicas,  d''  iiiailhavis,  que  rejoignent  des  lianes.  A  droite,  s'élève  une 
petite  pagode  ;  à  gauche,  l'on  aperçoit  dans  les  feuillages  les  cabanes 
de  roseaux. des  richis  (ermiti^s);  au  fond,  des  marches  de  marbre  des- 
cendent à  un  clang  sacré  (Tliirtâ). 


SCÈNE  PREMIÈRE 


Canoiia,  clief  dos  l)r;ilinics,  assiste  île  ljr<i]uiiatcli;ii'is,  est 
011  prière  devant  le  leiii|ile.  Une  llaninie  brille  sur  l'aiilel, 
\.\  laiilarc  et  Uî  bruit  d'une  cbasse  se  font  entendre,  des  pro- 
fanes ont  ])('m'lr(''  dans  la  forèl.  Canoua  t'teiiil  la  nanunc,  et 
envoie  un  braliinalc  liari  voir  (jui  est  assez  liardi  jioiir  troubler 
la  retraite  et  les  dévolions  des  sainis  ermites. 


SACOUNTALA.  301 


SCÈNE  II 

Le  roiDouchmanta,  à  cheval,  un  arc  à  la  main,  suivi  de 
chasseurs,  fait  son  entrée;  il  a  été  entraîné  à  la  poursuite 
d'une  antilope,  et  sou  intention  n'est  pas  de  violer  l'enceinte 
consacrée  à  Brahma.  11  descend  de  sa  monture,  relève  avec 
honte  Canoua,  qui  a  fléchi  le  genou  devant  lui,  et  renvoie  ses 
courtisans;  lui-même,  U  vent  prier  devant  l'autel,  et  dé- 
pouille ^es  ornements  rcÇraux  par  humilité. 


SCÈNE  m 

Douchmanta,  resté  suul,  s'incline  et  offre  des  fleurs  et  des 
fruits  sur  l'autel;  mais  il  se  relève  hientôt  avec  curiosité. 
Des  sons  harmonieux  annoncent  l'arrivée  de  personnages 
plus  aimables  que  les  raounis  et  les  richis  (ascètes).- Pour 
les  voir  sans  être  vu,  et  ne  pas  les  gêner  de  sa  présence,  il 
cherche  une  cachette  et  la  trouve  dans  le  temple. 


SCÈNE  IV 

Les  jeunes  filles  qui  desservent  le  tempk  et  sorgnent  les 
fleurs  de  la  l'orèt  sacrée  apparaissent  portant  des  vases  qu'elles 
vont  remplir  d'eau.  Sacountalà,  fille  de  la  nymphe  Menaça  et 
de  Wisaoumilra,  élevée  par  les  soins  de  Canona,  le  chet  des 
brahnies,  entre  en  dansant  et  reçoit  les  salutations  affec- 
tueuses de  ses  compagnes. 

21 


362  THEATRE. 

Elle  va,  penchant  sur  les  fleurs  des  madliavis  et  des  siri- 
chàs  les  urnes  que  lui  présentent  ses  amies  Priyaniwada  et 
Anousouya.  Tout  à  coup,  du  calice  d'une  malicâ  s'élance  une 
abeille  qui  voltige  autour  de  la  jeunô  fille  la  prenant  pour 
une  autre  fleur.  Secountalâ,  redoutant  l'aiguillon  de  l'a-: 
béille,  cherche  h  l'éviter  ou  à  la  chasser.  ', 

Ses  bonds  effrayés  la  conduisent  près  du  temple,  d'où  sort 
Douchmanta,  qui  fait  fuir  l'abeille  el  retient  sur  son  cœur 
Sacountalâ  palpitante.  De  sa  retraite,  le  roi  a  observé  les 
grâces  de  la  jeune  fille,  el  il  sent  l'amour  s'emparer  de  son 
âme. 

La  présence  subite  de  Douchmanta  étonne  les  jeunes  filles, 
et  rend  Sacountalâ  confuse;  elle  reste  rougissante  et  les 
mains  croisées  sur  sa  poitrine,  mais  déjà  troublée  par  'a 
beauté  et  l'air  noble  de  l'étranger. 

Sacountalâ,  un  peu  remise  de  sa  frayeur,  interroge  Douch- 
manta. Le  roi  lui  répond  qu'il  est  un  jeune  bminualchari 
(élève  brahnie),  qui  vient  étudier  les  Vêdas  (livres  saints) 
dans  la  retraite  des  pieux  solitaires.  Comme  il  a  dépouillé  les 
insignes  de  la  royauté,  cette  réponse  n'a  rien  que  de  plausible. 

Dès  cet  instant,  Douchmanta  est  admis  comme  un  hôte 
dans  la  forêt  sacrée.  Sur  l'ordre  de  Sacountalâ,  F'riyamwada, 
Anousouya  et  leurs  compagnes,  après  avoir  conduit  le  roi  à 
un  banc  de  mousse,  lui  présentent  des  corbeilles  de  fleurs  et 
de  fruits  ;  Sacountalâ  va  elle-même  puiser  de  l'eau,  et  l'offre 
à  Douchmanta,  dans  une  écorce  de  grenade. 

Pendant  qu'on  lui  rend  tous  ces  soins,  le  roi  fixe  sur  la 
jeune  lilje  des  yeux  enflammés;  il  se  lève,  se  rapproche 
d'elle,  et  veut  lui  exprimer  sa  passion.  Sacountalâ  l'évite  avec 
une  coquetterie  pudique,  mais  il  finit  par  la  rejoindre,  et 
danser  avec  elle  un  ])as  de  deux,  qu'il  termine  en  la  pressant 
sur  son  cœur,  comme  ivre  d'amour. 


SACOUNTALA.  363 


SCENE  V 

Un  des  chasseurs  portant  l'arc  du  roi  entre  sur  la  scène; 
il  s'iucline  devant  Douchmanta,  et  lai  dit  qu'un  éléiiliant 
furieux  ravage  la  forêt.  Les  flèclies  du  roi,  qui  n'ont  jamais 
manqué  leur  but,  peuvent  seules  en  avoir  raison.  A  lui  ap- 
partient l'honneur  d'abattre  le  monstre.  Douchmanta  saisit 
l'arc,  et  s'éloigne  en  faisant  signe  à  Sacountalâ  et  aux  jeunes 
filles  qu'il  reviendra  bientôt. 


SCÈNE  VI 

Le  roi  parti,  Sacountalâ  redescend  la  scène,  toute  pensive. 
Elle  porle  la  main  à  son  cœur  comme  pour  en  comprimer  les 
l.altements.  L'amour  qui  l'agite  lui  fait  peur;  celui  qu'elle 
prenait  pour  un  simple  brahmatchari  est  un  roi  puissant.  De 
retour  à  sou  palais,  sans  doute  il  oubliera  bientôt  l'humble 
fille  rencontrée  dans  la  forêt  des  ermites.  Accablée  par  cette 
idée  douloureuse,  elle  se  laisse  tomber  sur  un  banc  de  gazon  ; 
ses  compagnes  l'entourent  et  tâchent  de  la  rassurer;  elles  la 
complimentent  sur  l'amour  qu'elle  a  inspiré  au  roi  ;  mais 
Sacountalâ,  oppressée  et  brûlante,  cache  sa  tète  dans  ses 
mains.  Pour  calmer  la  fièvre  à  laquelle  elle  est  en  proie,  ses 
amies  l'éventent  doucement,  lui  jettent  des.  fleurs  Iraîches, 
et,  voyant  le  sommeil  descendre  siu*  ses  yeux,  s'éloignent 
avec  précaution  sur  la  pointe  du  pied. 


304  THEATRE. 


SCÈNE  YII 


Après  avoir  tué  l'éléphant,  le  roi  revient;  inquiet  de  ne 
pas  voir  Sacounlalâ,  il  parcourt  la  scène  à  grands  pas.  11 
aperçoit  à  la  fin  celle  qu'il  aime,  endormie  sur  les  fleurs.  11 
s<;  rapproche,  s'agenouille,  l'admire  dans  une  contcmplalion 
passionnée,  tend  les  mains  vers  elle  et  lui  envoie  des  bai- 
sers; à  travers  son  sommeil,  Sacountaiâ  semble  avoir  con- 
science du  retour  de  son  royal  amant  :  elle  soupire,  elle  tres- 
saille et  se  lève  comme  en  extase,  se  rapprochant  toujours 
de  Douchmanta  qui  l'attire;  au  bout  de  quelques  pas,  elle 
finit  par  se  trouver  entre  les  bras  du  roi  et  se  réveille  avec 
un  mouvement  d'effroi  et  de  pudeur.  On  pourrait  les  voir. 
Les  jeunes  brahmcs  errent  dans  la  forêt. 

Douchmanta,  .'ans  l'écouter,  lui  dit  qu'il  l'aime  éperdu- 
ment;  mais  Sacountaiâ  ne  veut  pas  croire  à  ses  protestations. 
Un  trop  grand  intervalle  les  sépare,  toute  union  est  intpoi- 
sible  entre  eux;  elle  essaye  de  se  dégager  des  étreintes  du  roi, 
lui  échappe,  et  va  se  réfugier  dans  le  temple.  Douchmanta 
la  détache  de  l'autel,  la  ramène  près  du  banc  de  mousse,  se 
jette  à  ses  pieds,  l'entoure  de  ses  bras  ef  lui  promet  de  l'é- 
pouser. Elle  sera  reine  dans  le  beau  palais  d'Ilastinapourou, 
la  ville  sainte.  La  jeune  fille,  comme  enivrée,  penche  sa  Icte 
sur  l'épaule  du  roi,  qui  lui  met  un  baiser  au  front;  en  même 
temps,  il  lui  passe  au  doigt  son  nuiiean  qui  lui  ouvriia  les 
portes  du  palais  et  la  fera  reconnaître  pour  une  fiancée 
royale. 


SACOUNTALA.  305 


SCÈNE  VIII 


Pendant  la  fin  de  cette  scène,  le  mouni  (ermile)  Darwasas, 
personnage  très-orgueilleux  de  sa  science,  et  connu  dans  les 
poèmes  de  l'Inde  pour  son  extrême  irascibilité,  traverse  la 
foret  sacrée  avec  un  air  de  fatigue  et  d'accablement  ;  il  est 
las,  il  a  faim,  il  a  soif,  et  demande  l'hospitalité.  11  s'incline  à 
plusieurs  reprises  auprès  du  groupe  amoureux,  qui  ne  prend 
pas  garde  à  lui  et  reste  comme  perdu  dans  son  exlase. 
Durwasas,  déjà  mécontent  qu'on  ne  lui  rende  jias  les  hom- 
mages voulus,  est  en  outre  choqué  de  voir  profaner  de  la 
sorte  par  un  amour  coupable  la  retraite  des  dieux  et  des 
sages,  et  adresse  des  reproches  aux  deux  amants  qui  se  ré- 
veillent comme  d'un  songe.  Sacounlalà  se  préci[)ite  aux  pieds 
de  Durwasas  et  lâche  de  le  fléchir,  mais  en  vain.  Le  roi  joint 
ses  prières  à  colles  de  Sacounlalà  ;  mais  le  courroux  du  fa- 
rouche personnage  ne  s'apaise  pas.  Se  laissant  aller  à  un 
mouvement  de  colère,  Douclimanla  menace  l'ermite,  qui  se 
redresse  de  toute  sa  hauteur  et  prononce  avec  des  gestes  ma- 
giques une  terrible  formule  d'imprécation. 

Sous  le  coup  de  cette  malédiction,  la  tète  du  roi  paraît  se 
troubler,  ses  yeux  deviennent  hagaids;  il  repousse  Sacoun- 
lalà. La  puissance  de  Durwasas  bouleverse  la  nature  :  le  ciol 
se  couvre,  des  lueurs  rouges  brillent,  les  feuillages  de  la  foret 
sacrée  s'agitent,  et,  à  travers  les  branches,  on  voit  se  des.^iner 
les  formes  monstrueuses  de  rakkasâs  (mauvais  génies)  qui 
grimacent,  ricanent  et  désigneul  du  doigt  comme  maudits  lo 
roi  et  Saceuntalà. 


366  THEATRE. 


SCÈNE  IX 


Douchmanta  a  perdu  la  raison  et  la  mémoire.  Il  ne  re- 
connaît plus  celle  à  qui  tout  à  l'heure  il  offrait  la  couronne. 
C'est  ainsi  que  Durwasas  se  venge  de  ceux  qui  le  dédaignent 
ou  qui  le  bravent. 

Les  courtisans  à  la  recherche  du  roi  entrent  et  le  trouvent  en 
proie  au  délire.  Il  se  débat  entre  leurs  mains,  et  ils  l'eni- 
mcneut  en  donnant  des  signes  de  respect  et  de  douleur.  Sa- 
counlalà  est  tombée  évanouie  au  pied  d'un  arbre. 


SCÈNE  X 


Durwasas,  satisfait  de  son  commencement  de  vengeance, 
s'approche  de  Sacounlalà;  prolitant  de  son  évanouissement, 
il  letire  du  doigt  de  la  jeune  (ille  l'anneau  que  le  roi  lui  a 
remis  et  va  le  jeter  au  loin  dans  l'étang  sacré;  les  jeunes 
fdlos,  les  brahmalcharis,  les  gourous  entrent  ayant  en  tète  le 
sage  Canoua.  Ils  aperçoivent  Sacounlalà  évanouie,  la  relèvent 
et  la  font  revenir  à  elle.  Du  doigt  elle  désigne  l'ermite,  dont 
la  [)hysionomie  expiime  toujours  le  courroux,  et  raconte  à 
Canoua,  son  père  adoptif,  qu'elle  est  aimée  du  roi,  qu'elle 
l'aime  et  (pi'il  lui  a  juré  de  l'épouser;  mais  Durwasas,  of- 
fensé involontairement,  a,  par  ses  maléfices,  fait  perdre  la 
raison  et  le  souvenir  an  roi  Douchmanta.  —  Durwasas,  qui  a 
écouté  ce  récit,  se  rapproi  he  du  groupe  et  dit  :  —  Jamais 
ta  fille  ne  .'-cra  la  fen)uicdu  roi.  —  VA  qui  remj)C'clierait?  ré- 
pond Canoua.  —  Moi,  réplique  Dinwasas,  les  yeux  brillants 


SACOUNTALA.  367 

(le  haine,  sans  se  laisser  attendrir  parles  supplications  de  Sa- 
counlalà  tombée  à  ses  genoux. 

Ces  menaces  répandent  la  consternation  parmi  les  jeunes 
filles  et  les  bramatcliaris,  qui  connaissent  la  rancune  et  le 
pouvoir  de  Durwasas. 

Canoua  d'un  air  calme  rassure  sa  fille  et  dit  qu'il  va  faire 
ses  efforts  pour  conjurer  le  sort.  Si  Durwasas  est  puissant 
pour  le  mal,  lui  est  puissant  pour  le  bien.  11  s'approche  du 
temple,  récite  une  formule  et  jette  sur  l'autel  une  poignée 
de  l'herbe  cousà.  Le  feu  brille,  et,  dans  la  fumée  qui  s'élève 
et  se  sépare,  se  dessine  un  groupe  représentant  Douchmanta 
posant  une  couronne  sur  la  tête  de  Sacountalà.  Une  lueur 
d'un  bleu  céleste  éclaire  ce  tableau.  Les  malédictions  du  mé- 
chant Durwasas  seront  neutralisées  par  les  prières  du  pieux 
Canoua.  Ce  présage  heureux  rassure  la  jeune  fille  et  ses 
compagnes. 

Mais  l'irascible  ermite,  qui  a  regardé  cette  scène  d'un  air 
méprisant,  s'approche  de  l'autel,  invoque  Sliiva,  dieu  de  la 
destruction,  répand  de  l'herbe  sacrée  sur  le  feu  et  fait  appa- 
raître dans  la  fumée  un  tabliau  oiî  l'on  voit  Sacountalà  age- 
nouillée sur  un  bûcher  en  flamme.  Une  lueur  rouge  jette 
son  reflet  sinistie  sur  otte  scène. 

Un  sentiment  d'aiigoi>se  s'empare  de  tous  les  cncurs.  Le- 
quel de  ces  deux  présages  faut-il  croire?  Sacoimtalà  d'abord 
laisse  pendre  ses  deux  bras  avec  abattement;  mais  bientôt 
elle  relève  la  tête.  La  courageuse  jeune  fille  bravera  les  ma- 
lédictions et  les  présages  funestes  ;  elle  ira  malgré  tout  re- 
trouver, au  palais  d'IIaslinapourou,  l'infortuné  Douchmanta, 
qui  peut  avoir  besoin  de  son  dévouement.  —  Le  sage  Canoua 
l'approuve  et  la  bénit. 

Elle  va  pailir,  mais  ses  vêtements  sont  trop  simples  pour 
se  présenter  à  la  cour.  Comment  faire?  les  brahmes  vivent 
dans  la  pauvreté,  et  la  sainte  solitude  n'a  pas  de  bazar  oiî  l'on 
puisse  acheter  de  riclies  habits. 


.-8  THEATRE. 

Canoua  répond  qu'il  ne  faut  pas  s'en  inquiéler,  et  que  le 
Ciel  y  pourvoira. 

On  commence  la  toilette  de  Sacountalà,  ses  compagnes  la 
dépouillent  de  ses  voiles. 

Tout  à  coup  la  jeune  fille  s'aperçoit  avec  terreur  qu'elle  n'a 
plus  son  anneau. 

Comment  désormais  pénétrer  dans  le  palais  d'IIastinapou- 
rou,  et  se  faire  reconnaître  comme  fiancée  du  roi? 

—  Reste  avec  nous,  dit  Priyamwada.  —  Non,  je  braverai 
tout,  répondit  la  jeune  femme.  —  N'as-tu  pas  l'amour  du 
roi  !  dit  Anousouya,  il  le  reconnaîtra  à  ta  beauté  ;  qu'as-tu 
besoin  de  l'anneau? 


SCÈNE  XI 

Sacountalà,  on  ne  l'a  pas  oublié,  est,  par  sa  mère,  d'ori- 
gine céleste.  La  nymphe  Menaça,  dont  elle  est  fille,  vient  à 
son  secours  dans  ce  moment  suprême;  les  cimes  des  arhres 
s'écartent,  laissant  passer  des  flots  de  lumière.  Les  apsaras 
descendent  du  ciel  apportant  des  étofie^  en  toile  de  soleil  et 
en  gaz  de  lune;  des  tètes  de  nymphes  apparaissent  à  travers 
les  interstices  du  feuillage.  Les  arbustes  allongent  leurs 
branches  fleuries  comme  de  petites  mains  portant  des  bijoux, 
des  colliers  d'or,  des  fils  de  perles. 

Sa  toilette  finie,  Sacountalà  se  prosterne  devant  les  déesses, 
les  génies  et  les  apsaras,  qui  remontent  au  ciel. 

Anousouya,  Priyamwada  et  les  autres  jeunes  filles  l'en- 
tourent  et  l'admirent  en  la  voyant  si  belle;  certes,  le  roi 
T)ouchmaiila  ne  peut  naïuiuer  de  la  bien  accueillir,  malgré  le 
sort  jeté  |)ar  l'ermite  :  n'est-cHe  pas  d'ailleurs  sous  la  pro- 
tection des  apsaras? 

Il  est  temps  de  partir.  Sacountalà  fait  ses  alioux  à  ses  com- 


SACOUNTALA.  3(59 

pagnes,  à  son  antilope,  à  ses  plantes  chéries,  qu'elle  embrasse 
tour  à  leur  comme  si  c'étaient  des  êtres  doués  d'une  âme. 

Le  sage  Canoua,  avec  quelques  brahmatcharis  et  Gautami, 
la  gouvernante  des  jeunes  prêtresses,  accompagne  Sacountalâ, 
qui,  avant  de  s'éloigner,  se  retourne  plusieurs  fois  et  jette 
des  baisers  à  ses  amies. 

Durwasas,  qui  veut  contrarier  l'influence  salutaire  de  Ca- 
noua, son  rival  en  sainteté,  laisse  prendre  un  peu  d'avance 
au  cortège,  se  revêt  d'une  robe  de  bralime,  et  sort  à  grands 
pas  du  même  côté.  Les  jeunes  filles,  qui  regrettent  Sacoun- 
talâ, se  groupent  dans  des  poses  abattues  et  mélancoliques. 


ACTE  SECOND 


Le  théâtre  représente  la  façade  du  palais  de  Douchmanta,  dans  la  ville 
d'Ilaslinapourou,  du  côté  des  jardins.  Architecture  sinn;uliùrc  et  gigan- 
tesque, superpositi«B  des  terrasses,  grands  escaliers  monumentaux  des- 
cendant par  des  degrés  de  marbre  du  terre-plein  sur  lequel  s'élùvc  le 
palais.  Dans  le  jardin,  masses  de  fleurs  et  de  végélalion  exotique, 
plantes  à  larges  feuilles,  ileiirs  à  calices  énormes.  Au  fond,  au-dessus 
de  la  ligne  tracée  par  le  couronnemetit  du  palais,  apparaît  la  tour  de 
Megatchanna. 


SCÈNE  PREMIERE 

Au  lever  du  riJeau,  le  roi  Douchmanta  est  assis  sur  un 
divan  en  forme  de  trône;  la  reine  Mimisati  est  à  côté  de  lui. 
Les  bavudère.s  sont  rangées  d",  ch;igiie  côté  du  trône,  plongées 

21. 


570  TlIÈATriE. 

dans  la  tristesse.  Ne  sacliant  comment  distraire  le  roi,  le  fa- 
vori Madhavya  jTend  sa  guitare;  aux  premiers  accords,  les 
femmes  se  lèvent  lentement  et  exécut-^nt  les  danses  favorites 
du  roi.  iMais  celui-ci  ne  prête  à  ces  divertissements  qu'une  at- 
tention machinale,  comme  celle  d'un  fou  regardant  un  spec- 
tacle dont  il  ne  comprend  plus  le  sens. 


SCÈNE  II 

La  danse  finie,  le  roi  quitte  son  divan,  et  se  promène  d'un 
air  disirait  au  milieu  de  ses  femmes.  Eu  vain  Madhavya,  son 
favori,  lui  fait  remarquer  leur  beauté.  La  reine,  à  son  tour, 
reproche  au  roi  son  indifférence  et  sa  froideur;  ce  dernier 
ne  paraît  pas  entendre  Ilamsati.  Le  favori  essaye  de  calmer  la 
reine,  en  lui  assurant  que  ce  n'est  pas  l'amour  qui  a  ainsi 
frappé  le  roi,  mais  une  profonde  mélancolie,  et  qu'il  faut  le 
distraire  et  non  le  quereller. 

llamsali  se  rend  ù  ses  conseils,  et  se  montre  aussi  aimable 
qu'elle  était  hautaine  et  impérieuse  tout  à  riieurc.  Elle  invite 
ses  femmes  à  danser. 

DIVERTISSEMENT. 


SCÈNE  m 

Après  la  danse,  on  vient  annoncer  au  roi  que  des  étrangers 
demandent  à  ètie  introiluits  au|iiès  de  lui. 

Ixî  roi  fait  signe  qu'on  les  laisse  entrer. 

SacounlalA,  accompagnée  de  Canona,  le  vertueux  ermite, 
desbrahmalcliaris,deGautanii,  dnl'rivaniwada,  d'Anousouya,. 


SACOUNTALA.  371 

de  Parabhritica  et  de  Tchatourica,  ses  amies,  s'avance  mo- 
destement jusqu'au  pied  du  trône. 

La  reine  s'inquiète  de  l'arrivée  de  cette  jeune  femme.  Mad- 
havya  conduit  Sacountalà  devant  le  roi,  qui  paraît  surpris  en 
la  voyant. 

Mais  Durwasas,  qui  est  entré  avec  les  autres  ermites,  se 
place  à  côté  du  trône,  et,  par  des  gestes  conjurateurs,  aug- 
mente la  folie  du  roi  et  l'empêche  de  reconnaître  Sacounlalà. 

La  pauvre  jeune  femme  se  prosterne  devant  le  monarque, 
puis  se  relève  lentement,  lui  pose  les  mains  sur  les  genoux  et 
lui  offre  sa  figure  en  pleine  lumière.  Le  roi  s'incline,  regarde 
attentivement,  et  fait  signe  que  cette  femme  lui  est  incomme. 

Marques  de  joie  de  la  reine  Ilamsati,  qui  s'alarmait  de  la 
beauté  surhumaine  de  Sacountalà,  et  qui  craignait  en  elle 
une  rivale  venant  faire  valoir  des  droits  à  l'amour  du  roi. 

Sacountalà,  confuse,  se  relève  et  va  se  réfugier  dans  les 
bras  de  sa  gouvernante,  qui  lui  murmure  un  conseil  à  l'o- 
reiHe. 

La  reine  cherche  à  persuader  au  roi  qu'il  faut  chasser  cette 
femme. 

Sacountalà,  d'après  le  conseil  que  vient  de  lui  donner 
Gautami,  essuie  ses  larmes,  et  répète  la  scène  du  bois  sacré. 
nUe  veut  lui  montrer  la  bague  qu'il  Ui  a  donnée;  mais  la 
bague  est  perdue.  Désespoir  de  Sacounlalà. 

Au  même  instant,  Durwasas  fait  un  nouveau  geste  de  con- 
juration, afin  de  neutraliser  l'effet  que  peut  produire  cette 
scène  sur  h  mémoire  du  roi. 

Décidément,  Douchmanta  ne  connaît  pas  Sacountalà.  Ham- 
sati  triomphe  et  veut  renvoyer  cette  intrigante,  cette  femme 
qui  vient  poursuivre,  jusque  sur  le  trône,  un  prétendu 
amant. 

Sacountalà  lève  fièrement  la  tête,  et  fait  comprendre  à 
Ilamsati  que  c'est  elle  qui  est  la  reine,  mais  que,  puisque  le 
sort  est  contre  elle,  elle  va  s'éloigner.  ^ 


372  THEATRE. 

Mais,  avant  de  partir,  elle  veut  se  jcler  encore  aux  pieds  de 
Douchmanta,  qui  détourne  la  tête. 

Sacountalà  se  retire  tout  éplorée;  le  favori  Madhavya,  qui 
s'intéresse  à  elle,  lui  fait  signe  de  se  cacher  dans  quelque  en- 
droit voisin. 


SCÈNE  IV 


La  reine,  satisfaite,  donne  à  ses  femmes  le  signal  de  la 
danse;  le  roi,  pensif  et  agité,  fait  bientôt  comprendre  qu'il 
désire  être  seul. 


SCÈNE  V 

Le  roi,  accablé,  s'esi  endormi  siir  son  divan.  A  ce  mo- 
ment, Madhavya,  jugeant  l'occasion  favorubJe,  sû  dirige  vers 
une  porte  dérobée  et  ramène  Sacountalà.  Il  lui  montre  le  roi 
qui  est  seul,  et  sur  la  raison  duquel  elle  peut  tenter  un  effort 
siq)rcme;  puis  il  se  retire.  Sacountalà  essaye  de  nouveau,  par 
différentes  poses,  de  jappeler  à  la  mémoire  du  roi  des  sou- 
venirs qui  paraissent  lui  avoir  complètement  échappé. 


SCÈNE  VI 

Tout  à  coup,  Durwasas  paraît.  Il  fait  un  geste  de  ven- 
geance, et  aj)pelle  la  reine. 

Celle-ci,  surprenant  Sacountalà  seule  avec  le  roi,  s'aban- 
donne à  toute  sa  colère.  Les  autres  femmes  se  joignent  à  elle 
»    conmic  un  chœur  iriilé.  Umisati  iiuurie  cl  maltiaite  Sacoun- 


SACOUNTALA.  573 

talâ,  qui  résiste  et  tombe  à  genoux  ;  mais  la  reine  la  rejiousse 
violemment  :  et  Duiwasas,  qui  se  trouve  devant  elle,  la  fait 
reculer  épouvantée  ;  «  Je  t'avais  prédit  le  bûcher,  »  lui  dit- 
il.  Sur  un  geste  de  la  reine,  le  bourreau  paraît  avec  ses  aides, 
et  elle  ordonne  qu'on  inflige  à  Sacountalà  les  supplices  les 
plus  affreux.  Ils  seront  encore  trop  doux  pour  cette  malheu- 
reuse, qui  a  tenté  d'abuser  la  bonne  foi  royale.  Sacountalà  la 
supplie  d'avoir  pitié  ;  la  reine  est  inflexible.  Elle  cherche  en 
vain  le  roi  ;  elle  ne  rencontre  que  l'implacable  figure  de 
Durwasas. 

Les  aides  s'emparent  d'elle,  et  le  bourreau  lui  jette  un 
voile  noir  sur  la  tète. 

Sacountalà,  saisie  d'une  angoisse  mortelle,  tombe  :  o« 
l'entraîne  au  supplice. 

Tout  le  monde  sort. 

Hamsati,  rayonnante  et  désormais  sans  rivale,  s'asseoit  sur 
le  trône,  à  côté  de  Douchmanta,  promenant  fièrement  ses 
regards  aulour  d'elle.  Quant  au  roi,  11  est  resté  pensif,  et  il 
cherche  à  son  doigt  l'anneau  royal,  dont  il  aperçoit  l'absence 
pour  la  première  fois. 


SCÈNE  VII 

Un  tumulte  se  fait  entendre.  Les  officiers  barrent  le  pas- 
sage à  un  pêcheiM-  qui  essaye  de  pénétrer  jusqu'au  roi.  On  le 
repousse;  mais  le  roi,  désirant  savoir  la  cause  de  celte  alter- 
cation, fait  venir  le  pêcheur  au  pied  de  son  trône. 

liC  pauvre  homme  raconte  qu'il  a  trouvé  l'anneau  dans  le 
vcnii'e  d'un  poisson  (;êché  par  lui,  et  qu'il  dépeçait  pour  la 
vente. 

Le  roi  reconnaît  aussitôt  son  anneau,  et  récompense  riche- 
ment le  pécheur. 


574  THEATRE. 

Plus  Doiichmanla  examine  rannean,  plus  il  sent  sa  raison 
s'éclaircir.  11  se  rappelle  maintenant  tout  ce  qui  s'est  pa^sé 
dans  le  bois. 

Un  rayon  soudain  a  traversé  le  cerveau  du  roi  ;  l'obscurité 
qui  l'environnait  se  dissipe,  car  le  vindicatif  ermite  s'est  re- 
tiré, sachant  que  l'anneau  retrouvé  suspend  son  influence 
sur  Douchmanta. 

Ainsi,  celte  femme  qu'il  a  repoussée  tout  à  l'heure,  c'était 
Sacountalâ  !  11  l'a  livrée  au  bourreau  ! . 

Éperdu,  il  interroge  tout  le  monde  ;  pour  toute  réponse, 
on  détourne  tristement  la  tête.  La  reine  s'avance,  et  annonce, 
avec  une  satisfaction  cruelle,  que  Sacountalâ  a  subi  sa  pu- 
nition. 

Douchmanta,  irrité,  la  secoue  avec  violence,  et  fait  un 
geste  de  menace  terrible  ;  les  femmes  de  la  reine  se  préci- 
pitent éplorées,  et  entourent  Douchmanta,  qui  ordonne  aux 
bourreaux  qui  ont  emmené  Sacountalâ  d'entraîner  ù  son  tour 
la  perfide  Hamsati. 


SCÈNE  VIII 

En  ce  moment  une  musique  ccjesfe  se  fait  entendre.  L'ap- 
sara  Misrakési  descend  du  ciel,  et  qu  fond  du  théâtre,  on 
aperçoit  Sacountalâ  sur  son  bûcher,  dont  les  flammes  se 
changent  en  fleurs  .sous  la  puissante  influence  de  l'ajjsara 
protectrice.  | 

En  même  temps,  des  torrents  de  lumière,  où  tourbillon- 
nent des  génii'S  bienfaisants,  inondent  le  fond  du  théâtre; 
des  foules  d'Apsaras  et  de  filles  célestes  apparaissent  sur  les 
terrasses  les  jdus  élevées  du  palais.  I 

Sacountalâ  radieuse  se  jette  dans  les  bras  du  roi,  qui 
tombe  à  ses  pieds  et  implore  une  grâce  déjà  accordée. 


SACOUNTALA.  375 

Hamsati,  se  dégageant  des  mains  de  ses  gardiens,  s'incline 
devant  Sacountalà,  et  vient  baiser  humblemeut  le  bord  de 
son  voile.  Sacountalà  lui  pardonne. 

Douchmanta  remet  au  doigt  de  Sacountalà  l'anneau  royal, 
qu'elle  ne  perdra  pas  cette  fois,  et  se  prosterne  devant  l'ap- 
sara  Misrakési,  qui  remonte  au  ciel. 

PAS    DE    DEUX. 
DIVERTISSEMENT. 


FIN    DE    SACOCNTAXA.. 


LA  PREMIÈRE  REPRÉSENTATION 


SACOUiNTALA 


Notre  einl'arras  est  extrême  :  le  critique  dont  relève  TOiiéra  se 
repose  "a  Vicliy  des  musiques  de  l'hiver  et  du  printemps;  — il  jouit 
de  cette  douceur  de  ne  rien  entendre  et  de  ne  rien  voir  des  choses 
du  théâtre,  comme  s'il  n'était  qu'un  simple  mortel.  —  Vacances 
Lien  gagnées,  car  c'est  un  lude  labeur  que  d'essayer  le  plaisir  des 
autres  comme  un  échanson  qui  goiile  le  vin  de  la  coup**,  avant  de 
la  passer  à  son  maître,  et  de  dire  au  public  :  «  Buvez,  ou  ne  buvez 
pas!  )>  S'il  eût  été  ici,  vous  eussiez  gagné  à  sa  présence  un  de  ces 
feuilletons  si  judicieux,  si  sensés,  si  spirituels,  si  au  courant  du 
moindre  détail,  qui  font  attendre  impatiemment  le  retour  du  di- 
manche. Mais  il  n'y  est  pas,  que  faire?  Passer  Sacouittalà  sous  si- 
lence? Notre  amour-propre  n'en  souffrirait  pas;  l'autour  d'un  livret 
de  ballet  est  presque  étranger  à  son  œuvre,  dont  tout  le  mérite 
revient  au  chorégrajthe,  au  musicien  et  au  décorateur.  I/autre  part, 
un  ouvrage  bon  ou  mauvais,  joué  à  l'Opéra,  excite  une  curiosité 
que  le  journal  doit  satisfaire.  Faut-il  aller  chercher  un  critique 
blond?  Hélas!  il  n'y  en  a  plus.  Ils  sont  devenus  gris,  chefs  d'emploi 
ou  morts  à  la  peine  ;  il  ne  nous  reste  d'autre  ressource  que  de  faire 
nous-mcme  ce  compte  rendu.  Cela  semble  difficile  au  premier 
abord,  et  rien  n'est  plus  facile  en  réalité. 

L'idée  première  du  ballet  ne  nous  appartient  pas.  Nous  avons 
emprunté  à  radiiiir;ilile  poème  dramulique  de  Calidasa,  un  contem- 
pDiaiii  de  Virgile  «jui  llorissail  il  la  cour  de  Wii  r.imaditya,  l'Auguste 
de  l'Inde,  la  fable  très-peu  complupiée  do  notre  ballet,  n'ajoutant 
(jue  les  sccnoi  nécessaires  pour  rendre  visible  ce  qui  était  en  récit 
dans  la  pièce,  ne  retranchant  que  les  voyages  mythologiques  du  roi  5 


SACOUNTALA.  377 

la  recherche  de  la  Sacoiintulà  perdue,  voyages  qui  di'ibord.'iicnt  du 
cadre  ordinaire  de  deux  actes.  —  Ceci  dit,  nous  pouvons  nous  as- 
seoir comme  le  premier  spectateur  venu  dans  notre  stalle  d'orchestre. 
Après  une  introductinn  en  fa  mineur,  pleine  de  motifs  char- 
mants et  instrumentée  avec  une  science  et  une  maestria  qu'on  ne 
pouvait  pas  attendre  d'un  jeune  compositeur,  qui  maniait  pour  la 
première  fois  le  puissant  orchestre  de  l'Opéra,  la  toile  se  lève  et 
découvre  une  forêt  sacrée  de  l'Inde  dans  tout  son  luxe  de  végéta- 
tions bizarres,  pour  nos  yeux,  du  moins,  accoutumés  à  des  fron- 
daisons plus  sages. 

Les  figuiers  des  Banians,  sur  troncs  monstrueux  et  curieusement 
coudés,  forment  comme  les  piliers  de  cette  pagode  touffue.  Des 
talipots,  des  mangliers,  des  lalaniers  poussent  en  tous  sens  leurs 
jets  vigoureux  et  leurs  larges  feuilles  métalliques.  Des  plantes 
étranges,  dont  les  branches  s'écartent  comme  les  bras  multiples  des 
dieux  indous  portant  des  fleurs  dans  leurs  mains,  se  hérissent  con- 
fusément au  pied  des  arbres  gigantesques.  Partout  éclatent  des 
calices  énormes,  aux  parfums  pénétrants,  aux  vives  couleurs;  des 
lianes  où  les  oiseaux  se  prennent  l'aile  comme  dans  un  filet,  enche- 
vêtrent leurs  mailles  et  se  pendent  aux  rameaux  séculaires.  Amras, 
malicas,  madhavis,  sirichàs,  mille  arbustes  ou  fleurs  dont  les  noms 
mélodieux  comme  de  la  musique,  sembleraient  barbares  à  nos 
oreilles  accoutumées  aux  grincements  de  la  bise  septentrionale, 
étoilent,  bordent,  festonnent,  embaument  les  premiers  plans.  Au 
fond  par  une  percée,  mirçite  l'eau  d'un  thistà,  —  étang  sacré  :  — 
çà  et  là  des  cabanes  en  claies  de  jonc  se  devinent  à  travers  la 
luxuriance  des  feuillages.  Un  petit  temple,  avec  son  idole  à  triple 
tête  et  à  bras  sextuples  montre  que  la  Irimourle  de  Brahma,  de 
Wishnou  et  de  Shiva  a  des  adorateurs  jusque  dans  celle  solitude 
où  Thomme  semble  n'avoir  jamais  pénétré. 

Ce  beau  décora  été  peint  par  M.  Martin,  un  habile  homme,  qui 
a  quinze  ans  habité  l'Inde  et  s'est  approprié  les  tons  de  l'ardente 
palette,  dont  le  soleil  là-bas  colore  les  objets.  Il  ne  faut  pas  s'étonner 
si  sa  forêt  ne  ressemble  ni  au  Bas-Bréau,  ni  au  bois  de  Vincennes. 
Là  vivent  parmi  les  fleurs,  les  parfums,  les  rayons,  les  rosées,  les 
chants,  dans  l'intimité  des  plantes,  des  oiseaux  et  des  gazelles,  en 
parfaite  communion  avec  la  nature,  sous  la  direction  du  sage  Canoua 
et  de  la  prudente  Gautami,  Sacountalà,  Anousouya,  Priyamwada  cl 
le  chœur  des  jaunes  prêtresses  leurs  compagnes. 


378  THEATRE. 

L'antilope  chérie  de  Sacountalâ  s'est  hasardée  hors  de  la  forêt; 
vivement  poursuivie,  elle  revient  à  son  gîle,  amenant  après  elle 
toute  une  chasse  royale  dont  les  clameurs  et  les  piétinements  épou- 
vantent les  échos  paisibles  du  bois  et  troublent  les  dévotions  des 
brahmes  retirés  dans  cet  asile  pour  étudier  les  Védas. 

Le  roi  Douchinanta  n'est  point  un  impie  ;  il  remet  dans  son  car- 
quois la  flèche  ajustée  sur  l'arc,  renvoie  sa  suite,  dépouille  par 
humilité  les  insignes  royaux,  relève  le  chef  des  brahmes  prosterné 
à  ses  pieds,  et  jette  sur  l'autel  une  poignée  de  l'herbe  cousà,  offrande 
agréable  aux  Dieux.  Les  brahmes  se  retirent,  et  le  roi  resté  seul, 
entendant  venir  les  jeunes  prêtresses  qui  accourent  des  urnes  sur 
l'épaule,  se  cache  derrière  un  massif  de  verdure  pour  ne  pas  les 
effrayer.  Sacounlalà  parait  et  verse  de  l'eau  pure  de  l'étang  sacré  à 
ses  plantes  favorites.  Du  calice  d'une  malica  sort  une  abeille  qui 
poursuit  Sacountalâ,  la  prenant  pour  une  fleur  et  cherche  à  se  poser 
sur  ses  lèvres  roses  :  les  bonds  agiles  de  la  jeune  fille  l'ont  bientôt 
conduite  auprès  du  roi,  qui  se  montre  et  chasse  l'insecte  bour- 
donnant. Après  le  premier  mouvement  de  surprise  à  la  vue  de  cet 
inconnu,  Anou>ouya  et  Priyamwada  le  font  asseoir  sur  un  banc  de 
mousse,  lui  offrent  des  fleurs  et  des  fruits.  —  Toute  rougissante  et 
toute  émue,  Sacountalâ  va  puiser  pour  lui  de  l'eau  fraîche...  Voyez 
la  force  de  l'habitude!  Ne  voilà-t-il  pas  que  nous  retombons  dans 
le  petit  train  train  de  l'analyse,  comme  s'il  s'agissait  du  ballet  d'un 
autre!  —  C'est  bien  assez  d'avoir  écrit  le  livret. 

Ici  commence  un  long  duo  d'amour  où  pour  la  première  fcis 
peut-être  l'enivrante  poésie  de  Calidaça  a  été  traduite  dans  son  vi- 
goureux parfum,  ses  langueurs  pâmées  et  ses  roucoulements  de 
tourterelle.  M.  de  Chczy  eut  été  bien  étonné  de  voir  madame  Fer- 
raris  interpréter  couramment  le  sanscrit  et  le  pâli  sans  faire  une 
faute,  et  rendre  ainsi  du  bout  de  ses  petits  pieds  les  slokas  qui  lui 
ont  donné  tant  de  peine;  à  l'endroit  où  il  fait  une  note  hérissée  de 
variantes,  la  danseuse  commente  le  passage  difficile  en  fermant  à 
demi  les  yeux,  en  inclinant  la  tête  comme  une  fleur  chargée  de 
rosée,  en  se  penchant  avec  une  volupté  morte  sur  l'épaule  de  son 
danseur,  et  tout  le  monde  comprend. 

Tantôt  seule,  tantôt  entourée  de  ses  compagnes,  Sacounlalà  vol- 
tige sur  les  fleurs  comme  une  plume  d'oiseau  tombée  d'un  nid  de 
la  forêt  et  promenée  par  une  brise  aromatique;  puis,  brisée  d'émo- 
tion, le  sein  palpitant,  effrayée  de  l'amour  qui   l'envahit,  elle  s'af- 


SACOUNTALA.  379 

faisse  sur  un  banc  de  mousse  pour  se  réveiller  contre  le  cœur  du 
roi,  aux  grondements  de  l'orage,  aux  lueurs  rouges  de  réclair,  aux 
cris  des  rackasas,  sous  la  malédiction  de  Durwasas,  le  terrible  ascète 
indigné  de  voir  un  amour  coupable  profaner  la  sainte  solitude.  La 
raison  de  Douchnianta  se  trouble,  il  s'agite  comme  un  furieux;  les 
gardes  l'emmènent;  Durwasas  arrache  à  Sacountalà  évanouie  l'an- 
neau royal,  gage  de  fiançailles,  et  le  jette  aux  flols  dormants  de 
l'étang  sacré.  Malgré  la  perte  de  sa  bague  et  les  fantasmagories 
funèbres  dont  le  méchant  Durwasas  cherche  à  l'effrayer,  Sacountalà 
part  pour  le  palais  d'ilastinnpourou,  habillée  de  la  main  des  apsaras 
envoyés  par  Menaça  sa  mère  céleste,  accompagnée  de  ses  fidèles 
amies  Priyamwada  et  Ânousouya,  après  avoir  adressé  aux  oiseaux, 
aux  fleurs,  aux  plantes  des  adieux  où  respire  la  touchante  senti- 
mentalité panthéiste  de  1  Inde. 

Tout  cet  acte  (chorégniphiquement)  n'a  été  qu'une  suite  d'ova- 
tions pour  madame  Ferraris  et  Petipa. 

De  la  forêt  sacrée,  nous  passons  au  palais  d'Hastinapourou,  de 
l'ombre  à  la  lumière,  du  silence  au  tumulte,  de  la  solitude  à  la 
foule,  de  la  simplicité  ascétique  au  faste  royal,  et  quel  faste!  celui 
d'un  roi  de  la  dynastie  lunaire,  d'un  de  ces  princes  chimériques 
plastronnes  de  diamants,  ruisselants  de  pierreries,  qui  brûlaient  les 
yeux  comme  le  soleil,  lorsqu'ils  passaient  sur  des  tapis  de  cache- 
mire en  palanquin  d'or  massif  au  dos  d'un  éléphant  caparaçonné  de 
perles.  La  décoration,  sans  vouloir  médire  des  autres,  est  une  des 
plus  belles  qu'on  ait  vues  depuis  longtemps  à  l'Opéra.  Figurez-vous 
une  de  ces  prodigieuses  architectures  de  John  Martynn  escaladant 
le  ciel  et  se  perdant  en  perspectives  infinies.  Mais  cette  fois  il  n'y  a 
pas  de  ténèbres  bibliques,  pas  un  nuage  noir  éventré  par  la  foudre. 
Un  jour  «  blanc,  flamboyant  et  rutilant  »  déverse  des  rasades  de 
clartés  sur  les  gigantesques  superpositions  de  terrasses,  sur  les 
escaliers  monumentaux,  sur  les  étages  de  colonnades  à  chapiteaux 
bizarres,  qui  descendent  de  la  ligne  extrême  du  ciel  jusqu'aux  por- 
tiques de  la  cour  intérieure. 

Ce  portique  est  soutenu  par  des  colonnes  trapues  et  des  éléphants 
de  granit,  aux  défenses  cerclées  d'or,  à  la  housse  de  métal,  les  uns 
agenouillés  gravement  et  recourbant  leur  trompe  comme  Genésa, 
le  dieu  d»  la  sagesse,  les  autres  la  dressant  en  clairon  comme  pour 
barrir  une  fanfare  triomphale.  Des  escaliers  de  marbre,  conduisant 
à  la  première  plate-forme,  se  déroulent  en  fer  à  cheval  de  chaque 


380  THEATRE. 

côté  du  théâtre.  A  travers  les  arcliitechires  s'élaucent  des  palmiers, 
des  arbres  exotiques,  aux  immenses  fleurs  rafraîchissant  de  teintes 
vertes  et  roses  l'ardeur  étincelante  de  toutes  ces  conslructioûs  co- 
lossales calcinées  d&  soleil. 

Au  milieu  de  la  cour,  le  roi  Douchaianla,  privé  de  raison,  de  mé- 
moire, par  la  malédiction  de  rascète  Durwasas,  est  assis  sur  son 
trône  dans  une  altitude  inerte,  à  côté  de  la  reine  Hamsati  ;  les 
femmes  de  l'anta-pourah,  couchées  sur  les  marcl.es  du  trône  avec 
des  poses  d'accsrblement,  de  langueur  et  d'ennui,  seml)lent  attendre 
que  le  maître  daigne  abaisser  son  regard  vers  elles.  Madhavva,  le 
favori  du  roi,  fait  résonner  sa  guitare,  —  nous  n'osons  pas  mettre 
le  nom  sanscrit,  il  n'y  a  plus  d'à  dans  les  casses  d'imprimerie;  — 
et  lentement  ces  corjs  endormis  se  réveillent,  étirent  leurs 
membres  souples,  cambrent  leurs  tailles  minces,  et  commencent 
une  de  ces  danses  orientales  énervées,  désossées,  oii  les  femmes 
ondulent  comme  des  serpents  et  semblent  à  chaque  pas  mourir  de 
lassitude  et  d'amour.  A  ces  danses  qui  ne  font  aucun  effet  sur  le 
roi,  en  succèdent  d'autres  plus  vives,  plus  légères,  qu'interrompt 
l'arrivée  de  Sacountalà,  accompagnée  de  son  gracieux  cortège  de 
jeunes  prétresses.  Elle  vient  rappeler  au  roi  les  promesses  du  bois 
sacré,  llélas!  elle  a  beau  lui  montrer  sans  voile  son  charmant  vi- 
sage, mimer  la  scène  de  l'abeille,  essayer  de  ranimer  celte  mé- 
moire éteinte  par  un  maléfice;  elle  n'y  peut  parvenir.  On  lui  a 
d'ailleurs  ravi  l'anneau  qui  confirmerait  la  vérité  de  son  histoire. 
La  jaloiise  Hamsati  appelle  des  bourreaux  et  ordonne  qu'on  prépare 
un  bûcher  pour  celle  femme  qui  ose  poursuivre,  jusque  sur  le 
trône,  un  amant  qui  ne  la  connaît  pas.  A  peine  a-t-on  emmené 
Sacountalà,  qu'un  pêcheur  rapporte  à  Douchmanla,  l'anneau  royal 
qu'il  a  trouvé  dans  le  ventre  d'un  poisson.  A  la  vue  de  son  anneau, 
le  roi  se  rappelle  tout,  la  raison  lui  revient  et  il  demande  où  est 
Sacountalù.  L'apsarà  Minakcsi  a  sauvé  la  jeune  fille  et  changé  en 
fleurs  les  flamn)es  du  bùclier.  —  Rien  ne  s'opj)ose  plus  à  l'union  de 
Douchmanla  et  de  Sacountalà,  qui  doit  donner  le  jour  au  grand 
conquérant  de  l'Inde,  au  béros  du  Maliahliàrala ,  poème  gigan- 
tesque comme  les  montagnes,  les  fleuves,  les  foréls  et  les  pagodes 
de  cette  terre  excessive  en  tout. 

La  musique  d'Ernest  Ueycr  justifie  toute  la  confiance,  que  nous 
inspirait  depuis  longtemps  ce  jeune  compositeur,  j)our  qui  nous 
avons  rimé  les. paroles   du  Sclatn.   Oulre  son  talent  de  musicien, 


SACOUNTALA.  581 

Reyer  a  un  sentiment  profond  de  la  mélodie  orientale  ;  personne 
n'en  possède  mieux  que  lui  les  timbres  étranges,  les  rhythmes  im- 
périeux, les  cadences  bizarres,  les  cantilènes  d'une  grâce  sauvage. 
Il  sait  fjire  danser  les  aimées,  tourner  les  derviches,  et  rêver 
l'Arabe  au  seuil  de  sa  tente.  Il  a  déployé  toutes  ces  qualités  dans 
Sacountalâ  et  fait  sans  imitation  puérile  une  musique  aussi  locale, 
aussi  indiefine  que  possible.  Petipa,  qui  n'avait  encore  composé 
que  des  diverlissements,  est  passé  maître  du  premier  coup.  Il  a  la 
grâce,  la  nouveauté,  la  fraîcheur,  l'instinct  plastique  du  groupe  et 
le  maniement  facile  des  masses.  Quant  à  la  pantomime,  on  con- 
naissait déjà  son  talent. 

Que  dire  de  madame  Ferraris?  elle  a  dansé  ses  cinq  pas  avec 
une  légèreté,  un  moelleux,  une  souplesse  inimaginables.  Plume  de 
colombe  pour  s'enlever,  pointe  de  flèche  pour  retomber,  elle  a  gardé 
à  Sacountalâ  sa  grâce  voluptueuse  et  chasie,  sa  douce  résignation 
de  victime,  son  caractère  moitié  fleur,  moitié  femme.  Calidasa, 
si  son  âme  errait  dans  la  salle,  a  dû  l'applaudir  de  ses  deux  mains 
d'ombre.  Jamais  beauté  plus  fiére  que  la  reine  Hamsati  ne  revêtit 
costume  plus  splendidement  et  plus  courageusement  exact.  Aucun 
détail  du  luxe  bizarre  de  l'Inde  ne  l'a  effrayée;  aussi  quand  elle  a 
exécuté  ses  poses  penchées  et  renversées,  les  pieds  immobiles,  elle 
ressemblait  à  ces  favorites  du  sérail  cruellement  gracieuses,  qui 
demandaient  des  tètes  en  dansant. 

Coralli,  chargé  de  mimer  le  rôle  du  farouche  Durwasas,  sans 
avoir  des  griffes  aux  mains,  des  nids  d'oiseaux  dans  les  cheveux, 
ni  un  serpent  pour  ceinture,  a  su  se  composer  une  physionomie 
austère,  sinistre  et  terrible.  Il  a  produit  un  bon  effet.  Lenfant,  le 
bon  ermite,  est  aussi  doux  que  Coralli  est  revèche.  Ed.  Cornet  a 
très-bien  joué  la  petite  scène  du  pêcheur.  Maintenant,  si  nous  pas- 
sons à  la  danse,  il  faudrait  un  dénombrement  plus  long  que  ceux 
d'Homère.  L'armée  chorégraphique  a  bien  fait  son  devoir.  Qu'il 
nous  soit  permis  de  détacher  du  groupe,  mademoiselle  Conqiii,  la 
danseuse  étincelante;  mademoiselle  Quéniau,  la  danseuse  pure  et 
correcte;  mesdemoiselles  Schlosscr,  Poussin,  Cellier,  Mauperin, 
qui  entourent  madame  Feri  aris  comme  des  roses  et  des  violelles,  le 
camélia  d'un  bouquet;  et  Murante,  qui  a  su  se  faire  applaudir  par 
toute  la  salle  comme  danseur.  Rare  triomphe. 

(Feuilleton  du  Moniteur.  19  juillet  I808.) 


SACOUNTALÀ 

BALLET-PAKTOMIME     EK     DEUX    ACTES 


ACTE  PREMIER 


Le  Ihcâtre  représente  une  l'orèt  sacrée,  formée  d'arbres  des  Banians,  de  ma* 
licas,  d'amras,  de  madhavis,  dont  les  branchages  s'entrelacent  el  que  re- 
joifiueut  des  liane^  aux  fleurs  brillantes.  A  travers  les  arbres  on  entrevoit  un 
petit  temple  de  pierre  blanche  et  d'architecture  indoue  Çà  et  là  quelques 
cabanes  de  roseaux  servant  de  demeure  aux  richis  ou  ermites.  A  droite,  un 
Ihirtâ  ou  étang  sacré,  auquel  on  descend  par  des  marches  de  marbre  que 
l'eau  vient  baigner  eu  faisant  flotter  de  larges  feuilles  de  nymphaîa-nélumbo.' 
A  gauche,  quelques  arbres  clair-semés,  de  façon  à  laisser  le  passage  libre  à 
'M  cbar. 


SCÈNE  PREMIÈRE 

Bruit  de  tams-tnms,  de  buccins,  de  trompes  et  de  tambours.  Des 
cavaliers,  des  chasseurs,  des  pions  en  costume  pittoresque  et  bi- 
zarre, entrent  tumultueusement  et  se  rangent  autour  du  théâtre. — 
Le  roi  Douchmanta  débouche  sur  son  char  par  l'entrée  de  gauche. 
Son  conducteur  monté  près  de  lui  retient  les  chevaux.  Le  roi  tient 
à  la  main  un  arc  sur  lequel  une  flèclie  est  ajustée  ;  il  semble  cher- 
cher de  l'œil  le  gibier  qu'il  poursuit,  une  antilope  qu'on  aper(,u  , 
fuyant  à  travers  l'épaisseur  de  la  forêt.  Sur  un  signe  du  roi,  le 
conducteur  fouette  les  chevaux  et  va  pénétrer  dans  le  bois  sacré. 


58i  THÉÂTRE. 

SCÈNE  H 

A  ce  moment,  les  portes  du  temple  s'oftvrent  ;  le  sage  Canoua,  chef 
des  ermites,  en  sort  d'un  air  majestueux  et  solennel.  Derrière  lui 
marchent  des  Mounis,  des  Richis,  des  Brahmatcharis  suivis  de  leurs 
gouroués  vêtus  de  longues  robes  de  lin,  le  front  marqué  des  signes 
sacramentels,  ceints  du  cordon  bracminique;  le  roi  frappé  de 
respect,  descend  de  son  char  et  s'incline  devant  Canoua  qui  lui 
demande  la  grâce  de  l'antilope  et  le  prie  de  respecter  la  retraite 
des  saints  ermites. 

Le  roi  accède  à  la  prière  de  Canoua  et  regrette  d'avoir  troublé  la 
paix  de  cette  solitude  vénérable.  Il  engage  même  les  ermites  à  con- 
tinuer leurs  exercices  de  ])iété,  auxquels  il  veut  prendre  part.  En 
signe  d'humilité,  il  se  dépouille  de  ses  ornements  royaux  et  renvoie 
son  char.  Les  brahmes  offrent  des  fleurs,  des  fruits,  du  beurre  sur 
l'autel  dressé  devant  le  jiotit  temple.  Ils  font  aussi  brûler  des  pa- 
quets de  l'herbe  aromatique,  appelée  ciissa  et  consacrée  aux  dieux. 

Les  cérémonies  accomplies,  le  collège  des  ermites  se  retire  deux 
par  deux  et  Douchmanta  reste  prosterné  quelques  instants  devan 
l'autel.  Pendant  cette  prière,  les  courtisans  et  les  chasseurs  s'éloi- 
gnent en  silence  d'un  autre  côté. 


SCÈNE  III 

Une  musique  délicieuse  se  fait  entendre.  Des  jeunes  filles  appa- 
raissent, portant  sur  leur  tète  des  vases  remplis  d'eau  ;  elles  sont 
vêtues  très-simplement;  une  longue  pièce  d'étoffe  blanche  tournée 
autour  du  corps,  faisant  écharpe  et  fixée  à  la  ceinture  par  un  cercle 
de  métal  les  enveloppe.  Les  bouts  retombant  forment  jnpon.  Elles 
ont  des  colliers  et  des  bracelets  de  fleurs.  Derrière  leurs  oreilles 
pendent,  en  manière  de  boucles  d'oreilles,  des  fleurs  de  sivichà 
passées  dans  un  fil  rpii  descend  jusqu'à  la  poitrine.  {)ucl(|nes-unes 
ont,  en  outre,  un  mnnteaii  {n'uffi  de  jonc  dont  elles  se  débar- 
rassent en  entrant  en  scène.  Au  milieu  d'elles,  entre  ses  deux  amies 
Anousouya  et  l'rijamwada,  s'avance  Sacounlalà  tenant  à  la  main  un 
arrosoir. 


SACUUNTALA.  585 

En  entendant  venir  les  jeunes  filles,  Douchmanta  s'est  relcvu 
lentement  et,  pour  les  observer  plus  à  son  aise,  il  s'est  caché  der- 
rière les  arbres.  Sacountalà,  dont  les  jeunes  filles  remplissent  l'ar- 
rosoir, s'approche  d'un  malica  (arbre  indien)  qu'elle  arrose;  puis 
elle  va  à  une  autre  plante.  Le  roi  caché  aimire  les  poses  gracieuses 
de  Sacountalà  et  les  soins  affectueux  qu'elle  prodigue  aux  fleurs 
sacrées. 

—  Un  peu  fatiguée,  la  jeune  fille  prie  sa  compagne  de  dénouer 
l'écharpe  qui  la  serre  et  elle  continue  son  travail,  débarrassée  de 
ses  voiles  et  plus  séduisante  encore. 

Les  autres  femmes  redressent  la  tige  des  plantes,  cueillent  des 
fleurs  et  sèment  des  graines  pour  la  nourriture  des  antilopes  et 
des  oiseaux  qui  habitent  le  bois  sacré,  sous  la  protection  des  er- 
mites. 

A  l'aspect  d'une  tige  de  Madhâvi  toute  couverte  de  fleurs,  quoique 
ce  ne  soit  pas  la  saison,  Priyamwada  et  Aneusouya  témoignent  une 
surprise  joyeuse,  font  voir  la  plante  à  Sacountalà  et  en  tirent  l'dfe- 
gurc  de  son  prochain  mariage.  Sacountalà  rougit  de  cette  allusion 
et  détourne  avec  pudeur  les  plaisanteries  de  ses  compagnes. 

Dans  sa  cachette,  le  roi  Douchmanta  semble  croire  au  présage  et 
affirmer  que  les  compagnes  de  Sacountalà  pourraient  bien  avoir 
raison. 

Du  calice  d'une  des  fleurs  de  Madhàvi,  s'élance  une  abeille  qui 
poursuit  Sacountalà  comme  si  elle  la  prenait  pour  une  autre  fleur. 
Elle  vole  autour  d'elle  et  cherche  sa  bouche  comme  pour  y  puiser 
du  miel.  Les  compagnes  de  Sacountalà  lâchent  d'éloigner  l'insecte 
que  la  jeune  fille  essaye  d'abattre.  Douchmanta,  qui  a  observé  ce 
manège,  se  montre  subitement  et  parvient  à  chasser  l'audacieuse 
abeille. 

Etonnement  des  jeunes  filles  à  l'aspect  de  ce  beau  jeune  homme 
inconnu  dont  les  traits  nobles,  bien  qu'il  ait  dépouillé  les  insignes 
royaux,  indiquent  une  haute  origine.  Sacountalà  éinue  croise  ses 
mains  sur  sa  poitrine  et  reste  dans  une  sorte  de  stupeur  au  milieu 
du  th'àtre.  l'riyamvada  et  Anousouya,  moins  \ivemcnt  impres- 
sionni'cs,  conduisent  Douchmanta  à  un  banc  rustique  tapissé  de 
scptaparna  (mousse  indienne),  en  le  priant  de  s'y  reposer.  On 
ap;  orle  au  roi  des  corbeilles  de  fleurs  cl  de  fruits,  une  coupe  pour 
boire  et  l'on  va  puiser  de  l'eau  à  l'étang  sacré,  afin  de  lui  laver  les 
pieds  ainsi  que  les  devoirs  de  l'hospitalilé  l'exi^jent. 


580  THEATRE. 

Le  roi,  pendant  qu'on  lui  rend  tous  ces  soins,  ne  cesse  de  fixer 
sur  Sacounlalà  des  regards  enflammés  d'admiration  et  de  désir. 

Anousouya  et  Priyamwada  se  demandent  entre  elles  qui  peut  être 
cet  inconnu  aux  façons  douces  et  majestueuses.  Anousouya  s'ap- 
proche du  roi  et  le  questionne  timidement  à  ce  sujet.  Douclimanla 
répond  qu'il  est  un  jeune  homme  hrahmatchari  (élève  brahme), 
qui  désire  se  livrer  à  l'étude  de  la  sagesse  et  des  védas  (livres 
saints)  sous  la  direction  des  ermites.  Douclimanla  fait  cette  réponse 
parce  que  les  jeunes  filles  ne  lont  pas  vu  avec  son  cortège  royal. 
Le  roi  à  son  tour  interroge  Anousouya  sur  Sacounlalà,  qui  se  rap- 
proche curieusement  du  groupe.  La  jeune  fille  raconte  que  sa  com- 
pagne est  fille  d'un  saint  personnage  nommé  Causica  et  de  la 
nymphe  Menaça.  Abandonnée  à  sa  naissance,  elle  a  été  recueillie  et 
élevée  par  le  sage  Canoua  et  sa  beauté  témoigne  suffisamment  de 
son  origine  céleste. 

Douchmanla  s'avance  vers  Sacountalà  qui  fait  mine  de  se  retirer, 
mais  l'riyamwada  dit  à  sa  compagne  qu'elle  n'a  pas  terminé  sa  be- 
sogne et  qu'il  reste  bien  des  Heurs  encore  à  arroser.  Sacounlalà 
reprend  l'arrosoir  et  verse  lentement  de  l'eau  sur  diverses  planles. 
Le  roi  s'approche  d'elle  et  semble  vouloir  la  soulager  dans  ses  tra- 
vaux. Elle  s'y  oppose  avec  modestie. 

Toutes  les  fleurs  sont  orrosées.  Les  jeunes  filles  se  reliront  une 
à  une.  Priyamwada  et  Anousouya  qui  jugent  que  l'entrevue  s'est 
assez  prolongée,  cherchent  à  entraîner  Sacountalà.' La  jeune  fille 
feint  pour  rester  plus  longtemps  d'avoir  accroché  sa  robe  à  un 
arbuste  épineux.  Douchmanla  la  dégage,  la  serre  sur  son  cœur 
comme  ivre  d'amour.  Pendant  cette  scène,  des  bruits  de  voix  et 
d'instruments  ont  résonné  derrière  le  théâtre. 


SCÈNK  IV 

La  suite  du  roi,  inquiète  de  son  absence  prolongée,  le  clicrcliii 
dans  la  forêt  sacrée,  effrayant  les  animaux  habitués  à  la  solitude. 
liCs  cdurlisans,  les  gardes  et  les  chasseurs  arrivent  sur  la  scène. 
Un  éléphant  furieux  ravage  la  forêt,  Douchmanla  seul  peut  rabattre. 
Le  roi  remoîilc  tuv  son  ciiar  eu  faisant  signe  aux  jeunes  lillcs  qu'il 
reviendra. 


SACOUISTALA.  587 


SCÈNE  V 

Lorsque  le  roi  est  paît ,  Sacountalâ  redescend  la  scène,  s'asseoit 
sur  un  banc  de  mousse  comme  accablée  par  l'émotion.  Elle  porte 
la  maiu  à  son  cœur  pour  indiquer  Tamour  qu'elle  éprouve.  Ses 
compagnes  l'éventent  et  lui  font  respirer  dos  parfums.  Elles  renou- 
vellent aussi  les  fleurs  que  la  chaleur  de  son  i^ein  a  flétries.  Sacoun- 
t;ilà  parait  de  plus  en  plus  languissante.  Les  itrahmanesses  lui  pré- 
sentent une  harpe;  elle  improvise  une  sloka  (couplet)  sur  son 
amour. 


SGÈm  VI 

Douchmanta  qui  a  tué  l'éléphant,  revient,  prend  une  harpe  des 
mains  de  Priyanwida  qui  accompagne  son  amie  et  improvise  un 
couplet  en  réponse  à  celui  de  Sacountalâ  et  s'asseoit  près  de  sa  bien 
aimée.  —  Scène  d'amour  d'une  part  et  de  coquetterie  pudique  de 
l'autre.  Le  roi  est  pressant  et  Sacountalâ  résiste  comme  une  femme 
fjui  veut  être  vaincue,  elle  feint  de  s'enfuir,  le  roi  la  retient  et  son 
bracelet  se  détache.  Le  roi  le  ramasse,  le  lui  remet  lentement  en 
feignant  de  ne  pouvoir  refaire  le  nœud;  il  se  jette  à  ses  pieds,  l'en- 
toure de  ses  bras  et  lui  propose  de  l'épouser.  Elle  sera  reine  dans 
le  palais  d'IIastinapourou  et  préférée  entre  toutes  les  femmes.  Sa- 
countalâ enivrée  penclie  sa  tète  sur  l'épaule  de  Douchmanta  dans 
une  sorte  d'extase.  Le  roi  la  baise  au  front,  lui  passe  au  doigt  son 
anneau  royal  qui  doit  lui  ouvrir  les  portes  du  palais  et  témoigner 
qu'elle  eil  une  fiancée  royale. 


SCÈNE  VII 

Pendant  la  fin  de  la  scène  précédente,  l'ermite  Durwasas,  person- 
nage très-orgui'illeux  de  sa  sainte  é,  la  chevelure  en  désordre,  le 
tiiut  pâle,  et  à  peine  vctu  d'un  morceau  de  spartirie,  ceint  d'une 
peau  de  serpent,  s'est  incliné  à  plusieurs  reprises  dcnant  le  groupe 
amoureux,  faisant  signe  qu'il  a  soif,  qu'il  a  faim  et  ipi'il  réclame 


388  THEATIIE. 

rhospitalitô  ;  mais  le  roi  et  Sacounlalà  absorbés  dans  leur  extase, 
n'onl  pas  fait  attention  à  lui.  11  donne  d'abord  des  signes  de  mé- 
contenlenient,  puis  recommence  sa  pantomime  suppliante.  Voyant 
qu'il  n'est  pas  écouté,  il  se  livre  à  toute  sa  colère  et  prononce  des 
imprécations  terribles  contre  ces  impies  qui  manquent  de  respect  pour 
les  saints  ermites.  Douchmanta  et  Sacountalà  se  réveillent  comme 
li'un  songe.  La  jeune  fille  se  précipite  aux  pieds  de  l'ermite  Dur- 
wasas,  qui  ne  se  laisse  pas  fléchir  par  ce  repentir  tardif.  Le  roi 
essaye  aussi,  mais  en  vain,  d'apaiser  le  courroux  du  saint  person- 
nage à  qui  Priyamwada  et  Ânousouya  offrent  des  fruits  et  de  l'eau 
qu'il  repousse  en  faisant  des  gestes  menaçants  contre  Douchmanta. 
A  la  suite  de  ces  malédictions,  la  tête  du  roi  paraît  se  troubler.  Les 
feuillages  de  la  forêt  sacrée  s'agitent  ;  les  animaux  s'enfuient  ;  le 
ciel  se  couvre,  des  éclairs  brillent  derrière  les  branches,  à  travers 
lesquelles  se  dessinent  les  formes  monstrueuses  des  Rackasâs 
(mauvais  génies)  qui  grimacent,  ricanent  et  désignent  du  doigt 
comme  maudits,  le  roi  et  la  belle  brahmanesse.  Douchmanta  re- 
pousse Sacountalà  qui  l'entoure  de  ses  bras  et  se  retire  les  yeux 
hagards,  passant  sa  main  sur  son  front,  regardant  autour  de  lui 
sans  rien  reconnaître,  comme  une  homme  qui  a  perdu  la  mémoire 
et  la  raison. 


SCÈ.VE  Vlll 

Les  courtisans  qui  sont  revenus,  lui  rendent  en  vain  des  témoi- 
gnages de  rc>pcct  ;  il  les  repousse,  les  maltraite  et  ne  les  recon- 
naît plus.  Ce  n'est  ({u'avec  peine  qu'ils  l'cmmènint.  Il  se  débat 
comme  un  furieux  et  montre  le  poing  à  l'ermite  qui  sourit. 


SCÈNE  IX 

Durwasas,  satisfait  de  son  commencement  de  vengeance,  s'asseoit 
dans  un  coin  et  niarniolle  des  prière>.  Les  jeunes  lilles  et  les  Drah- 
matcliaris  rentrent  ayant  c\\  tète  le  sag(.'  Canoiia.  Sacounlalà  s'est 
affaissée  "a  demi  évanouie  au  pied  d'un  arbre.  On  la  relève  et  on  la 
fait  revenir  à  elle.  Klle  désigne  rermilc  assis  sur  une  pierre  d'un 
air  terrible  cl  n'frogné,  Catioua  comprend  co  qui  s'est  passé,  ras- 


SACOUNTALA.  .  38? 

sure  Sacountalà  ticmbranlc  et  dit  qu'il  va  faire  ses  efforts  pour  con- 
jurtr  le  maléfice.  11  récite  une  formule  et  jette  sur  l'autel  quelques 
poignées  de  l'herbe  cussa.  Le  feu  brille,  le  bois  s'illumine  d'un  feu 
bleuâtre,  et  dans  la  fumée  qui  s'élève  et  se  sépare,  se  dessine  un 
Iransparont  qui  montre  Douchmanta  sur  son  trône,  ayant  à  son 
côté  Sacounlalà  en  costume  de  reine  et  tenant  sur  ses  genoux  un 
petit  enfant  aussi  beau  que  Càma  le  dieu  de  l'amour.  —  Les  malé- 
dictions de  l'ermite  sont  neutralisées  par  les  prières  du  pieux  Ca- 
noua.  Ce  présage  heureux  rassure  Sacountalà  et  ses  compagnes. 

Mais  le  méchant  ermite,  qui  a  regardé  cette  scène  d'un  œil  mé- 
prisant, s'approche  à  son  tour  de  l'autel,  invoque  Shiva  le  dieu  de 
la  destruction,  répand  de  l'herbe  sacrée  sur  le  feu  et  fait  appa- 
raître dans  la  fumée  un  transparent  où  l'on  voit  Sacountalà  con- 
duite à  la  mort.  Tant  que  le  transparent  est  visible,  un  reflet  rou- 
geâtre  incendie  la  forêt. 

Consternation  générale.  lequel  de  ces  deux  présages  faut-il 
croire?  Sacountalà  laisse  pendre  ses  bras  avec  abattement,  mais 
bientôt  elle  relève  la  tête,  son  œil  brille.  La  courageuse  jeune  fille 
bravera  les  malédictions  et  les  présages  funestes.  —  L'amour  ne  ' 
doit  j)as  craindre  la  mort,  elle  ira  malgré  tout  retrouver  au  palais 
d'IIastinapourou  l'infortuné  Douchmanta  qui  peut  avoir  besoin  de 
son  dévouement.  Le  sage  Canoua  l'approuve  et  la  bénit. 

Elle  va  partir,  mais  ses  vêtements  sont  trop  simples  pour  la  pré- 
senter à  la  cour.  Comment  faire?  Les  ermites  vivent  dans  la  pau- 
vreté et  la  sainte  solitude  ne  contient  pas  de  bazar  où  l'on  puisse 
acheter  de  riches  habits. 

Canoua  dit  qu'il  ne  faut  pas  s'en  inquiéter  et  que  le  ciel  y  pour- 
voira. On  commence  la  toilette  de  Sacountalà.  Ses  compagnes  la 
dépouillent  de  ses  voiles  et  lui  fond  prendre  le  bain  dans  l'étang 
s'acré.  L'ermite  cependant  fait  des  gestes  d'imprécation,  et  l'anneau 
royal  donné  par  Douchmanta  à  Sacountalà  s'échappe  du  doigt  de 
la  baigneuse  et  disparait  sous  l'eau  de  l'étang  où  on  le  cherche 
vainement. 

Cri  de  douleur  de  Sacountalà  qui  s'aperçoit  aussitôt  de  cette 
perle.  Comment  désormais  pénétrer  dans  le  palais  dHastinapourou 
et  se  faire  connaitre  comme  fiancée  du  roi? 

■i  Reste  avec  nous  »,  dit  Priyamwada.  «  Non,  je  braverai  tout  », 
répond  la  jeune  femme.  «  N'as-tu  pas  l'amour  du  roi,  dit  Anousouya, 
il  te  recpnaaitl'a  a  ta  beauté;  qu'as-lu  besoin  de  l'anneau  »? 


390  •  THEATRE. 


SCÈNE  X 


Sacountalà,  on  ne  l'a  pas  oublié,  est  de  par  sa  mère  d'ori:,!:  e 
céleste.  La  nymphe  Menaça,  dont  elle  est  fille,  vient  à  son  secou  s 
dans  ce  moment  suprême;  les  cimes  des  arbres  s'écarlest,  laissai:t 
passer  des  flots  de  lumière.  Les  Apsaras  descendent  du  ciel  appor- 
tant des  étoffes  en  toile  de  soleil  et  en  gaz  de  lune  ;  des  têtes  de 
nymphes  apparaissent  à  travers  les  interstices  du  feuillage.  Los 
arbustes  allongent  leurs  branches  fleuries  comme  des  petites  mains 
portant  des  bijoux,  des  colliers  d'or,  des  fils  de  perles.  Les  troncs 
d'arbres  s'entr'ouvrcnt,  laissant  sortir  les  divinités  qui  déposent  aux 
pieds  de  Sacountalà  des  cassettes,  des  écrins,  des  vêtements  précieux. 

Des  esprits  de  l'air  lui  présentent  le  miroir,  nattent  ses  che- 
veux, répandent  sur  elle  des  essences  et  lui  teignent  les  pieds  on. 
rose  avec  la  teinture  de  henné. 

S^  toilette  finie,  Sacountalà  se  prosterne  devant  les  déesses,  les 
génies  et  les  apsaras  qui  remontent  au  ciel,  se  blotlissent  sous  les 
plantes,  rentrent  dans  les  arbres. 

Anousouya,  l'riyamwada  et  les  autres  jeunes  filles  l'entourent  et 
l'admirent.  En  la  voyant  si  belle,  certes  le  roi  Douchmanta  ne  peut 
manquer  de  la  bien  accueillir,  malgré  le  sort  jeté  par  l'crmitc* 
K'est-elle  pas  d'ailleurs  sous  la  protection  des  Apsaras? 

Il  est  temps  de  partir.  Sacountalà  fait  ses  adieux  à  ses  com- 
pagnes, à  son  antilope,  à  ses  plantes  chéries  qu'elle  embrasse  tour 
à  tour,  comme  si  c'étaient  des  êtres  doués  d "une  âme. 

Le  sage  Canoua  avecquebjuesBraiimatcharis  et  Gaulami,  la  gou- 
vernante des  jeunes  prêtresses,  accompagne  Sacountalà  qui,  avant  do 
s'éloigner,  se  retourne  plusieurs  fois  et  jette  des  baiscis  h  ses  amies. 

Durwasas  qui  veut  contrarier  rinflucncc  salutaire  de  Canoua,  son 
rival  en  sainteté,  laisse  prendre  un  peu  d'avance  au  cortège,  se 
revêt  d'une  robe  de  brahme  et  sort  à  grands  pas  du  même  côté.  Les 
jeunes  filles,  qui  regrettent  Sacountalà,  se  groupent  dans  des  poses 
abattues  et  mélancoliques. 

FIN    DU    rnEMIKR   ACTF- 


oAGOUNTALA.  591 


•ACTE  SE.COND 


Le  tlii'âlre  représente  la  façade  du  palais  de  l'ouclimanla,  dans  la  ville  d'Ilasd. 
iKipourou,  du  côté  dos  jardins.  Architectiii-e  singulière  et  giganlescjuo  av\c 
colonni  s  ayant  pour  chapiteaux  des  têtes  d'élé|ihant;  coupoles,  tours  à 
étages,  superpositions  de  terrasses,  grands  escaliers  nioiuitncntaux  descjn- 
dant  par  des  degrés  de  marbre  du  terre-plein  sur  lequel  s'élève  le  palais.  ^ 
Dans  le  jardin,  fontaines  très-ouvragées,  idoles  indoues  à  formes  lijl>ridos 
et  monstrueuses,  masses  do  fleurs  et  de  végétations  exotiques,  plantes  à 
largos  l'cuilles,  fleurs  à  calices  énormes.  —  Au  fond,  au-dessus  de  la  ligne 

■  tracée  par  le  couronnement  du  palais,  apparaît  la  tour  de  Megatehada  escq,- 
ladant  le  ciel  par  assises  en  retraite.  —  Dans  l'extrême  lointain  bleuissent 
les  cimes  de  THimalaya,  glacées  de  quelques  touches  d'argent.  —  Sur  le  de- 
vant, à  droite  ot  à  gauche  et  formant  coulisse,  deux  kiosques  Irès-ornés  et 
à  balcous  daillauts. 


SCÈNE  PREMIÈRE 

Au  lever  du  rideau,  le  roi  Douthnianta  se  promène  d'un  air 
é"aré,  tantôt  à  pas  lents,  tantôt  à  pas  pressés.  Il  semble  faire  des 
efforts  pour  ressaisir  sa  mémoire  et  sa  raison  perdues.  Puis  il  re- 
tombe dans  un  morne  abattement.  Son  bouffon  le  suit  d'un  air  de 
commitéralion. 

Des  femmes  penchées  au  talcon  des  kiosques  suivent  les  mou- 
vements du  roi  avec  une  sollicitude  amoureuse.  La  reine  Hainsati 
revêtue  d'un  costume  magnifique,  ruisselante  d'or  et  de  perles,  est 
assise  les  jambes  croisées  sur  le  balcon  découpé  à  jour.  Elle  joue 
de  la  guzla  pour  attirer  l'attention  du  roi.  Au  son  de  l'instrument 
jouant  un  air  qui  doit  éveiller  des  souvenirs,  le  roi  suspend  sa 
niarcbe,  lève  la  tête,  cherche  à  se  rappeler  oii  il  a  entendu  celte 
mélodie,  mais  malgré  ses  efforts  il  ne  peut  déchirer  le  voile  d'oubli 
dont  Ta  enveloppé  la  malédiction  de  l'ermite  Ourwasas.  11  a  oublié 
la  reine  llamsali  autrefois  sa  favoiile. 


r.D'2  TIIEVTRE. 

Ilamsali  dépitée  lai-se  do  coté  sa  guzla  et  jette  des  fleurs  sym- 
boliques à  Douchmanla  qui  les  rainasse,  les  llalre  et  ne  parait  pas 
comprendre  leur  bij,'iiificaUon.  Le  bouffon  Brahmine  Madliavya  les 
reprend  à  terre,  les  arrange  en  bouquet  et  lui  dit  qu'il  va  ixcitcr 
par  cette  conduite  la  colère  de  la  reine  Hanisati,  douée  d'une 
humeur  peu  patiente  et  assez  jalouse.  La  reine,  qui  est  restée  au 
balcon,  aperçoit  la  pantomime  de  Madbavya  et  lui  lance  pour  le 
punir  un  gros  fruit  qui  l'atteint  à  la  tète.  Le  bouffon  se  livre  à  des 
contorsions  de  douleur  exagérées  et  comiques.  Las  d'errer,  Douch- 
manta  s'asseoit  sur  un  divan  ou  trône  et  pour  le  distraire  le  bouffon 
Madhavva  lui  propose  de  jouer  aux  écbecs.  Des  serviteurs  apportent 
Péchiquier  et  les  pièces  où  les  cavaliers  sont  remplacés  par  des 
éléphants  avec  leurs  mahouts  (conducteurs).  Une  partie  s'engage  et 
le  bouflon  gagne  le  roi  qui  ne  sait  plus  le  jeu,  tant  sa  raison  est 
profondément  troublée  par  la  malédiction  de  l'ermite. 


SCÈNE  II 

Hamsati  descend  suivie  de  ses  femmes.  Elle  adresse  des  reproches 
à  Douchmanla  qui  la  néglige  et  snns  doute  cache  de  nouvelles 
amours  sous  cette  apparence  de  froideur.  Madbavya  la  rassure  et 
lui  dit  que  le  roi  n'est  occupé  d'aucune  femme,  mais  seulement  en 
proie  à  une  profonde  mébmcolie,  il  faut  le  distraire  et  non  le  que- 
reller. Hamsati  change  de  batteries.  Elle  se  montre  aussi  aimable 
qu'elle  était  hautaine  tout  à  l'heure.  Elle  s'assiid  aux  pieds  de 
Douchmanla,  lui  fait  mille  caresses  et  cherche  à  l'entrainer  dans 
un  pas.  Mais  le  roi  brouille  les  figures  et  garde  sa  tristesse.  Elle  le 
quille  alors,  et  après  l'avoir  reconduit  au  trône,  danse  elle-même 
devant  lui,  tâchant  de  réveiller  son  ancien  amour  par  des  pas  vo- 
luptueux. Elle  commande  et  dirige  les  Dayadères  qui  formtnt  des 
pas  et  des  entrelacements  bizarres  à  la  manière  indoue.  Plusieurs 
femmes  se  réunissent  et  s'enchevêtrent  de  façon  à  former  un  paon 
ouvrant  sa  queue  en  roue,  un  éléphant  portant  le  dieu  Càina  sur 
son  dus  ot  autres  figures  de  la  mythologie  indienne.  Douchmanla 
ne  prèle  à  ces  divertissements  qu'une  ;iltenlii)n  (iiaeliin  île,  comme 
celte  d'un  Cou  regardant  un  .spectacle  dont  il  ne  comprend  plus  le 
sens. 


SAGOUNTALA. 


SCÈNE  m 


Deux  Brahinatcharis  traversent  la  foule  des  courtisans,  des 
femmes  et  des  danseuses  viennent  se  prosterner  devant  le  trône 
du  roi  et  ils  lui  disent  qu'ils  précèdent  Sacountalâ  qui  lui  voudrait 
parler.' —  Ce  nom  ne  paraît  éveiller  aucun  souvenir  dans  la  mr- 
moire  de  Douchmanta,  toujours  sous  le  poids  de  la  malédiction  d<x 
vindicatif  Durwasas  qui  l'a  ensorcelé.  —  Toutefois  il  fait  signe  qu'il 
permet  à  Sacountalâ  d'entrer. 


SCÈNE  IV 

.  Sacountalâ,  couverte  d'un  voile  à  travers  lequel  scintillent  les 
joyaux  du  magnifique  costume  donné  par  les  déesses  du  ciel  et  de 
la  forêt,  et  suivie  de  Ganoua,  le  vertueux  ermite,  de  Gautami  et  des 
Brahmiues,  s'avance  modestement  jusqu'au  pied  du  .  trône  de 
Douchmanta  qui  paraît  surpris  qu'une  femme  mariée  ose  se  pré- 
senter à  lui.  Gar  Sacountalâ,  depuis  l'aventure  de  la  forêt,  ne  porte 
plus  le  costume  des  Vierges. 

Avec  le  cortège  de  la  jeune  femme  est  entré  l'ermite  Durwasas. 
Il  se  place  à  côté  du  trône,  après  avoir  entr'ouvert  sa  robe  de 
brahme  qui  cache  des  maillots  de  pénitent.  Le  public  est  ainsi  mis 
dans  la  confidence  du  déguisement  pris  à  la  fin  du  premier  acte. 
Du  poste  qu'il  a  choisi,  Durwasas,  par  des  gestes  conjurateurs,  aug- 
mente la  folie  du  roi  et  l'empêche  de  reconnaître  Sacountalâ. 

La  jeune  femme  se  prosterne  devant  le  monarque,  puis  se  relève 
lentement,  lui  pose  les  mains  sur  les  genoux  et  lui  offre  sa  ligure 
en  pleine  lumière.  —  Le  roi  s'incline,  regarde  attentivement  et 
fait  signe  que  cette  femme  lui  est  inconnue. 

Marques  de  joie  de  la  reine  llamsati  qu'alarmait  la  beauté  sur- 
humaine de  Sacountalâ  et  qui  craignait  en  elle  une  rivale  venant 
faire  valoir  ses  droits  à  l'amour  du  roi. 

Sacountalâ  confuse  se  relève,  se  tord  les  mains  dans  l'attitude  de 
la  plus  profonde  douleur.  Elle  penche  la  tète  sur  le  sein  de  sa 
gouvernante  Gautami  qui  lui  murmure  un  conseil  à  l'oreille. 

Alors  Sacountalâ  essuyant  ses  larmes  mime  la  scène  do  l'abeille 


304  THEATRE. 

et  la  scène  d'amour  du  bois  sacré  avec  les  détails  do  la  robe  prise 
au  buisson,  du  bracelet  rattaché,  se  rapprochant  du  roi  à  chaque 
épisode  pour  voir  si  le  sor.venir  «e  réveille  en  lui.  Douchmanla 
paraît  suivre  avec  intérêt  cette  pantomime  et  semble  vouloir  en 
deviner  le  sens  inconnu.  —  Tous  les  efforts  de  Sacountalà  sont 
rendus  vains  par  les  sortilèges  de  l'ermite  Durwasas.  —  Canoua 
prie  le  ciel  avec  ferveur  pour  atténuer  l'effet  de  la  malédiction, 
mais  sa  prière  n'est  pas,  exaucée;  la  mauvaise  influence  l'em- 
porte. 

Décidément  Douchmanla  ne  connaît  pas  Sacountalà.  Hamsati 
triomphe  et  veut  chasser  cette  intrigante,  cette  femme  éliontée 
qui  vient  poursuivre  jusque  sur  le  trône  un  prétendu  amant.  Alors 
la  jeune  femme  rappelle  au  roi  qu'd  lui  a  donné  son  anneau  comme 
gage  de  fiançailles  et  moyen  de  reconnaissance;  —  eh  bien!  repré- 
sente cette  bague  gravée  à  notro  nom  et  peut-être  pourrons-nous 
te  croire.  Sacountalà  raconte  qu'elle  a  perdu  r.imuau  et  qu'il  lui 
a  glissé  des  doigts  connne  elle  faisait  ses  abluiion>  dans  la  thirta 
ou  étang  sacré.  Douchmanla  lui  reproche  de  débiter  des  histoires 
mensongères  et  d'essayer  de  prendre  un  titre  qui  ne  lui  appartiint 
pas.  Hamsati  à  laquelle  se  joignent  les  autres  femmes  comme  un 
chœur  irrité  injuri'3  et  maltraite  Sacountalà  qui  résiste  cl  s'attache 
désespérément  au.v  genoux  du  roi.  Mais  Hamsati  l'en  arrache  avec 
violence;  il  n'y  a  pas  de  supplice  assez  cruel  pour  celte  malheu- 
reuse qui  a  tenté  d'abuser  de  la  bonne  foi  royale  et  d'usurper  le 
titre  de  reine.  Qu'on  la  f;isse  déchirer  par  les  tigres,  écraser  par 
les  éléphants,  qu'on  la  jette  aux  crocodiles  du  fleuve  ou  aux  flammes 
du  bîicher.  Ce  sera  toujours  trop  doux  pour  elle.  —  Accourez, 
esclaves,  dit  Hamsati,  emparez-vous  d'elle,  entrainez-la  et  que 
prompte  justice  soit  faite.  Des  nègres  amènent  Sacountalà  les  bras 
liés  derrière  le  dos,  comme  un  coupable  de  la  plus  vile  espèce. 
Les  hommes  paraissent  louches  de  pitié,  la  beauté  de  Sacountalà 
les  atbmdrit,  mais  elle  irrite  les  feimnes  qui  manifestent  une  joij 
féroce  de  la  voir  marcher  à  la  mort.  Canoua  agenouillé  murmui  ; 
l'ineffable  monosyllahle  om  dont  l'effet  est  si  jjuissant,  Gautanii 
pleure  et  le  farouche  Durwasas  ricane  dans  sa  harhe. 

L'amsati  rayounaiile  cl  désormais  sans  rivale  s'asseoit  sur  le 
Irôiie  à  côté  de  Douchuianta,  promenant  fièrement  ses  regards  au- 
tour d'elle.  Quant  au  roi,  il  e.sl  resté  pensif  et  il  cherche  à  son 
doigt  son  anneau  royal  dotil  il  aperçoit  l'absence  pour  la  première 


SACOUNTALA.  ô'Jj 

fois.  —  Il  ne  l'a  plus,  il  l'a  donc  donné,  car  nul  voleur  n'eût  clé 
assez  audacieux  pour  le  lui  prendre. 


SCENE  V 

Un  tumulte  se  fait  entendre;  des  officiers  barrent  le  passairc  à 
un  |,éfli(  iir  (|iii  es>aye  do  pénétrer  jusqu'au  roi  auquel  il  a  une 
iuiporianle  communication  à  faire.  Un  filet  jeté  sur  l'épaule  de  ce 
nouveau  personnage  indique  tout  de  suite  sa  profession  au  specta- 
teur. 11  tient  ferme  un  anneau  que  les  serviteurs  s'efforcent  de  lui 
arracher  comme  s'il  était  un  voleur.  —  11  proteste  de  son  honnê- 
teté et  prétend  qu'il  a  trouvé  l'anneau  royal  dans  le  ventre  d'un 
poisson,  d'un  rohida  péché  par  lui  et  qu'il  dépeçait  pour  la  vente. 
— «Pendant  ce  débat,  le  bouffon  Madhavja  s'est  rapproché  et,  après 
s'être  enquis  du  sujet  de  la  querelle,  il  flaire  l'anneau,  puis  se 
bouche  le  nez.  L'anneau  exhale  encore  une  forte  odeur  de  marée, 
donc  le  pêcheur  a  dit  vrai.  — Douchmanta,  qui  veut  savoir  la  cause 
de  cette  altercation,  fait  venir  le  pêcheur  au  pied  de  son  trône.  Le 
pêcheur  lui  tend  l'anneau  que  Douchmanta  reconnaît  aussitôt.  Cette 
bague  est  une  sorte  de  talisman  pour  défendre  le  roi  contre  l'in- 
lluence  des  mauvais  génies.  11  venait  de  la  donner  à  Sacountalà  au 
moment  de  la  malédiction  de  l'ermite  et  se  trouvait  sms  défense. 
.  Le  roi  récompense  richement  le  pécheur  que  les  serviteurs  recon- 
duisent en  essayant  de  lui  voler  tout  ou  partie  de  la  somme  qu'il 
vient  de  recevoir. 


SCÈNE  VI 

Le  roi  désire  être  seul  et  ordonne  à  la  reine  IIain?ati  de  rentrer 
dans  son  kiosque  avec  ses  femmes.  .Aladhavya  le  bouffon  s'accrou[iit 
sur  les  marches  du  trône  avec  une  posture  de  singe  voyant  que  son 
maître  ne  le  renvoie  pas.  Il  est  curieux  de  voir  comment  tournera 
l'aventure.  Douchmanta  a  mis  l'anneau  à  son  doigt,  il  le  regarde, 
en  fait  cliatoyer  le  chaton,  réfléchit,  passe  ses  mains  sur  sou  front 
comme  pour  le  dégager  d'une  oppression  i>éni!ile.  On  dirait  (|ue  la 
raison  lui  revient  par  lueurs  et  qu'il  sendjle  entrevoir  coufusémt  nt 
quelque,  souvenir,  mais  ses  réminiscences  sont  trop  vagues  encore. 


596  THE  AT  HE. 

elles  ne  font  qu'apparaître  et  s'enfuir.  Il  a  besoin  de  les  fixer.  — 
Il  frappe  des  mains  à  la  mode  orientale  et  aussitôt  accourt  une 
jeune  fille  à  laquelle  il  demande  des  crayons  et  des  couleurs.  Quand 
il  a  ce  qu'il  lui  faut,  il  s'approche  du  mur  blanc  du  kiosque  dont  la 
paroi  unie  offre  un  champ  propre  à  dessiner  et  il  commence  une 
esquisse  qui  peu  à  peu  prend  la  fij;Hre  de  Sacounlalà  dans  la  scène 
de  l'abeille.  A  chaque  coup  de  crayon  la  mémoire  lui  revient  de 
plus  en  plus  lucide  et  lui  fournil  de  nouveaux  détails.  Il  se  rappelle 
maintenant  tout  ce  qui  s'est  passé  dans  le  bois  sacré  et  il  reste  en 
contemplation  amoureuse  devant  son  œuvre.  En  vain  la  reiue 
Hamsali,  qui  Tobsene  du  haut  de  son  balcon,  lui  envoie-t-elle  son 
portrait  peint  par  un  des  plus  habiles  artistes  de  l'Inde  pour  con- 
trebalancer l'effut  du  portrait  de  Sacountalà  tracé  avec  la  mémoire 
du  cœur  plus  encore  qu'avec  celle  de  l'esprit  ;  un  rayon  soudain 
traverse  le  cerveau  de  Douchmanta,  l'obscurité  qui  l'environnail  se 
dissipe,  car  le  vindicatif  ermite  s'est  relire  sachant  que  l'anneau 
retrouvé  suspend  son  influence  sur  Douchmanta.  Il  lui  faudra  se 
contenter  de  la  mort  de  Sacountalà  pour  loule  vengt  ance.  Le  roi, 
redevenu  possesseur  de  sa  raison,  écrit  au  bas  de  l'esquisse  :  r  Sa- 
counlalà! » 

Mais  par  Brahma,  VN'ichnou  el  Shiva!  ne  vient-elle  pas  d'être 
livrée  au  supplice,  brûlée  par  les  flammes,  mangée  par  les  caïmans; 
elle  est  morte!  elle  e4  morte!  la  féroce  Ilamsati  l'a  remise  elle- 
même  aux  bourreaux.  Madhavya  fait  descendre  la  reine. 

Ilamsati  arrive  tremblante  el  s'agenouillant  la  tête  baissée  ;  le 
roi  la  secoue  avec  violence  et  lui  reproche  sa  jalousie,  sa  cruauté  ; 
il  lire  son  cimeterre  et  fait  mine  de  la  tuer,  les  femmes  de  la 
reine  se  précipitent  éplorées  et  entourent  Douchmanta  qui  rengaine 
son  sabre.  —  Celle  qui  a  fait  périr  Sacounlalà  n'cït  pas  digne  de 
•  périr  par  ma  main,  elle  appartient  aux  tourmeutcurs  qui  sauront 
tiouver  des  sujiplices  dignes  d'elle.  Les  nègres  qui  ont  entraîné 
Sacountah'i  s'avancent  pour  saisir  Ilamsati  qui  tremble  d'épouvante 
tt  lève  les  mains  au  ciel  d'où  seulement  peut  lui  tonil)er  sa  grâce, 
car  les  yeux  fixes  de  Douchmanta  expriment  une  volonté  impla- 
cable. 


SACOUNTALA.  397 


SCENE  VII 


Eii  ce  moment,  une  musique  céleste  se  fait  entendre,  et  lapsara 
Misraçesi  descend  du  ciel  entr'ouvert,  tenant  entre  ses  bras  Sa- 
countalà  qu'elle  a  retirée  des  flammes  du  bûcher  dans  lequel  l'avait 
fait  jeter  Harasati. 

Douchmanta  n'a  pas  vu  descendre  l'Apsara  qui  lui  ramène  sa 
fiancée,  et  quand  il  se  retourne  pour  suivre  des  yeux  Hamsati  qu'on 
entraîne  au  supplice,  il  se  trouve  face  à  face  avec  Sacountalà 
calme,  radieuse  et  souriante;  il  tombe  à  ses  pieds,  lui  baigne  les 
mains  de  larmes  et  implore  avec  des  effusions  d'amour  une  j^râce 
'déjà  accordée.  Sacountalà  le  relève  et  le  presse  sur  son  cœur,  en 
lui  disant  :  «  Tu  me  reconnais  donc  maintenant.  » 

Hamsati  se  dégageant  des  mains  des  bourreaux,  s'incline  devant 
Sacountalà  et  baise  humblement  le  bord  de  son  voile,  demandant 
grâce.  Elle  était  folle  de  vouloir  lutter  contre  une  beauté  céleste, 
fille  des  Apsaras;  désormais  elle  se  contentera  du  titre  de  seconde 
reine  et  rentrera  dans  l'obscurité  du  harem.  Sacountalà  lui  par- 
donne et  lui  fait  un  geste  de  bienveillance.  Uamsati  se  retire  parmi 
ses  femmes. 

Douchmanta  remet  au  doigt  de  Sacountalà  l'anneau  royal  qu'elle 
ne  perdra  pas  cette  fois  et  se  prosterne  devant  l'apsara  Misra  Keçi 
qui  remonte  au  ciel. 


SCÈNE  VIII 

Puis  il  appelle  ses  courtisans,  ses  grands  dignitaires,  ses  officiers, 
ses  femmes,  ses  bay;td  'res,  ses  jongleurs,  qui  descendent  les  esca- 
liers des  terrasses  à  flots  précipités  et  formimt  un  immense  final  de 
danse.  Comme  Sacountalà  est  fille  d'un  mortel  et  d'une  déesse,  la 
fête  se  continue  au  ciel.  Tout  au  haut,  auprès  des  frises,  on  aper- 
çoit Casyapa  près  de  sa  femme  Adyti  sur  un  trône  d'or,  de  saphirs 
el  d'escarbouc'es.  Plus  bas  Misra  Keçi  et  Menaça,  mère  de  Sacountalà, 
qui  sourit  à  sa  fille.  Des  bandes  de  Gandharvas  (musiciens  cé- 
lestes) chantent  et  jouent  des  instruments  ;  des  Apsaras  (danseurs 
célestes)  formant  d'interminables  guirlandes  relient   le  ciel  et  la 

23 


398  THEATRE. 

terre,  montant  et  descendant,  enveloppant  les  gronpes,  ^e  nièl.uil 
aux  danseurs  mortels  pour  célébrer  les  noces  de  Doucliraanla  et  do 
Sacountalà,  de  qui  doit  mitre  le  dominateur  de  l'Inde.  Dans  un 
coin,  Gautami  et  Canoua  se  réjouissent  du  sort  heureux  de  loui 
élève;  des  torrents  de  lumière  où  tourbillonnent  des  génies  bien- 
ru  isants  inondent  le  fond  du  théâtre.  Douchmanta  et  Sacountalà 
montent  sur  leur  trône  et  1 1  toile  tombe. 


FIN    va    SECOiND    ACTE. 


Manuscrit,  daté  :  janvier  l8o8. 


APPENDICE 


APPENDICE 


NOTES    RELATIVES    ATJ    PROLOGCE    ECRIT    POUR    L  A>MVERSAIRE 
DE    LA    NAISSANCE    DE    CORNEILLE. 


Dans  le  feuilleton  de  la  Presse  du  11  août  1852,  Alexandre  Dumas 
écrivait  : 

MES  MÉMOIRES 

LA    CENSURE 

L'an  m  de  la  deuxième  République  française,  le  2  juin  au  soir, 
M.  Louis  Bonaparte  étant  président,  M.  I,éon  Faucher  étant  mi- 
nistre, M.  Guizard  étant  directeur  des  beaux-arts,  voici  ce  qui  se 
passait,  dans  un  salon  tendu  en  étoffe  perse,  au  rez-de-chaus^ée 
d'une  maison  de  la  rue  de  Ch:iillol  : 

Cinq  ou  six  personnes  causaient  dart,  chose  assez  étonnante  à 
une  époque  où  on  ne  parle  plus  guère  que  de  solution,  de  révi- 
sion, de  prorogation. 

11  est  vrai  que,  sur  ces  cinq  personnes,  il  y  avait  quatre  noëles  et 
un  médecin  presque  poète,  et  tout  à  fait  homme  d'esprit. 

Ces  quatre  poêles  étaient  : 

1°  Madame  Emile  de  Girardin,  la  maîtresse  de  cette  maison  de 
la  rue  de  Chaillot  oîi  l'on  était  réuni;  2"  Victor  Hugo,  ô"  Théophile 
Gautier;  4"  Arsène  Houssaye. 

Le  médecin  était  le  docteur  Cabarus. 

Celui  (jue  nous  avons  indiqué  sous  le  n'  4  cumulait;  peut-êtio 


402  APPENDICE. 

était-il  un  peu  moins  poêle  que  les  autres,  mais  il  était  beaucoup 
plus  directeur,  ce  qui  rétablissait  l'équilibre,  —  directeur  du 
Théâire-Français,  dont  il  a  donné  déjà  tcOis  fois  sa  démission,  qu'on 
n'accepte  pas,  il  est  vrai. 

Peut-être  deinandercz-vous  pourquoi  M.  Arsène  Houssaye  est  si 
■iacile  à  se  démettre. 

Rien  de  plus  simple  :  MM.  les  sociétaires  du  Théâtre-Français  lui 
ont  la  vie  si  dure,  que  le  poète  est  toujours  prêt  à  envoyer  pro- 
nenerses  demi-dieux,  ses  héros,  ses  rois,  ses  princes,  ses  ducs,  ses 
narquis,  ses  comtes  et  ses  barons  de  la  rue  de  Richelieu,  pour  en 
revenir  à  ses  barons,  à  ses  comtes,  à  ses  marquis,  à  ses  ducs,  à 
ses  princes,  à  ses  rois,  à  ses  héros  et  à  ses  demi-dieux  du  dix-sep- 
tième et  du  dix-huitième  siècle,  qu'il  connaît  et  quil  fait  par- 
ler, comme  s'il  était  le  comte  de  Saint-Germain,  qui  était  familier 
avec  eux. 

Maintenant,  pourquoi  MM.  les  sociétaires  du  Théâtre-Français 
font-ils  la  vie  si  dure  à  leur  directeur? 

Parce  qu'il  fait  de  l'argent,  et  que  rien  n'irrite  un  sociétaire 
du  Théâtre-Français  comme  de  voir  son  théâtre  faire  de  rar- 
geni. 

Cela  peut  paraître  inexplicable  aux  gens  sensés  :  c'est  inexpli- 
cable, en  effet;  mais  je  ne  me  charge  pas  d'expliquer  le  fait  ;  je  le 
consigne,  voilà  tout. 

Or,  en  sa  quahté  de  directeur  du  Théâtre-Français,  M.  Ar- 
sène Houssaje  songeait  à  une  chose  à  laquelle  ne  songeait  per- 
sonne. 

Cette  chose,  c'est  qu'on  était  au  2  juin  1851 ,  et  que,  dans  quatre 
jours,  c'est-à-dire  le  6  juin,  on  verrait  saccompiir  le  deux  cent 
quarante-quatrième  anniversaire  de  la  naissance  de  Corneille. 

il  en  fit  l'observation  tout  haut,  et,  se  tournant  vers  Théophile 
Gautier  : 

—  Pardieu!  lui  dit-il,  mon  chor  Théo,  vous  devriez  bien  me 
faire,  pour  <e  jour-là,  une  soixantaine  de  vers  sur  le  père  de  la 
tragédie;  cela  vaudmil  mieux  que  ce  que  l'on  nous  donne  ordinai- 
rement CD  pareille  circonstance,  et  le  public  ne  s'en  pluindrail 
pas. 

Théophih  Gautier  fit  semblant  de  ne  pas  entendre, 
i    Arsène  Houssaye  renouvi-hi  sa  demande. 

—  Ma  foi  I  non,  dit  Gautier. 


APPENDICE.  403 

—  Pourquoi  cela? 

—  Parce  que  je  ne  sais  rien  de  plus  ennuyeux  à  faire  qu'un  ôloge 
officiel,  fût-ce  celui  du  jdus  grand  poëte  du  monde.  D'ailleurs, 
plus  le  poëte  est  grand,  plus  l'éloge  est  difficile. 

—  Vous  avez  tort,  Théophile,  dit  Hugo,  et,  si  j'étais  en  posi- 
tion de  faire  en  ce  moment-ci  ce  qu'Arsène  vous  demande,  je  le 
("erais, 

—  Vous  vous  amuseriez  à  passer  en  revue  les  vingt  ou  trente 
pièces  de  Corneille  ?  Vous  auriez  le  courage  de  parler  de  Mélite,  de 
Cliiandre,  de  la  Galerie  du  Palais,  de  Perthariie,  d'Œdipe,  d'At- 
tila et  d'Agésilas? 

—  Non,  je  ne  parlerais  de  rien  de  tout  cela. 

—  Alors,  vous  ne  feriez  pas  l'éloge  de  Corneille  ;  quand  on  fait 
l'éloge  d'un  poëte,  il  faut  surtout  louer  ce  qu'il  a  fait  de  mauvais  : 
ce  qu'on  ne  loue  pas,  on  le  critique. 

—  Non,  dit  Huj^o,  je  ne  prendrais  pas  la  chose  ainsi  ;  je  ne  ferais 
pas  un  éloge  vuli:aire.  Je  montrerais  le  vieux  Corneille,  errant  à 
pied  dans  les  rues  de  Paris,  avec  son  manteau  râpé  sur  les  ép;iules, 
oublié  de  Louis  XIV,  moins  généreux  pour  lui  que  son  persécuteur 
Richelieu,  et  faisant  raccommoder  à  une  pauvre  échoppe  son  soulier 
troué,  tandis  que  Louis  XIV  trône  à  Versailles,  se  promène  avec 
madame  de  Montespan,  mademoiselle  delaVallière  et  madame  Hen- 
riette dans  les  galeries  de  Le  Brun  ou  dans  les  jardins  de  Le  Nôtre; 
puis  je  consolerais  l'ombre  du  poëte  en  montrant  la  postérité  re- 
mettant chacun  à  sa  place,  et,  au  fur  et  à  mesure  que  les  jours 
s'ajoutent  aux  jours,  les  mois  aux  mois  et  les  années  aux  années, 
grandissant  le  poëte  et  diminuant  le  roi... 

—  Eh  bien,  que  cherchez-vous  donc,  Théophile?  demanda  ma- 
dame de  Girardin  à  Gautier,  qui  se  levait  vivement. 

—  Je  cherche  mon  chapeau,  dit  Gautier. 

—  Girardin  dort  dessus,  dit  tranquillement  Cabarus. 

—  Oh!  ne  le  réveillez  pas,  dit  madame  de  Girardin,  il  ferait  un 
rticle  ! 

—  Je  ne  puis  pourtant  pas  m'en  aller  sans  chapeau,  dit  Gautier. 

—  Vous  vous  en  allez  donc?  demanda  Arsène  Uoussaye. 

—  Sans  doute,  je  vais  faire  vos  vers;  vous  les  aurez  demain. 

On  tira  le  chapeau  de  Théophile  de  dessous  les  épaules  de  Gi- 
ardin.  Il  était  un  peu  passé  à  l'état  de  gibus;  mais  qu'importai l  à 
Théophile  l'état  de  son  chapeau? 


404  APPENDICE. 

Il  rentra  chez  lui  et  se  mit  à  l"œuvre. 

Le  lendemain,  comme  il  avait  promis,  Arsène  HoussaTe  avait  ses 
vers. 

Seulement  pcële  et  directeur  avaient  compté  sans  la  censure. 

Voici  les  vers  dé  Théophile  Gautier  sur  le  grand  Corneille,  — 
vers  arrêtés  par  la  censure  dramatique,  comme  je  lai  dit,  l'an  111 
de  la  deuxième  république,  M.  Louis  Bonaparte  étant  président, 
M.  Léon  Faucher  étant  ministre,  M.  Guizard  étant  directeur  des 
Beaux-Arts  : 


Après  avoir  cité  les  vers  de  Théophile  Gautier  Alexandre  Dumas 
racontait  ses  propres  démêlés  avec  la  censure,  et  terminait  son 
feuilleton  '  en  prenant  à  partie,  successivement,  M.  Guizard,  M.  Léon 
Faucher  et  le  président  de  la  République. 

La  citation  faite  par  M.  Alexandre  Dumas  était  erronée;  Théophile 
Gautier  publia,  dans  la  Presse  du  14  avril  18o'2,  les  lignes  sui- 
vantes : 


SUITE   DE    LIIISTOIRE   DE   SOIXANTE  VERS 
Petite  note  aax  Mémoires  d'Alexandre  Dumas. 

Dans  son  feuilleton  de  la  Presse  du  11  avril,  avec  cette  indul- 
gence qui  caractérise  les  esprits  supérieurs,  M.  .\lexandre  Dumas  a 
bien  voulu  parler,  en  termes  excessivement  flatteurs,  dont  je  tâ- 
cherai de  me  rendre  dijine  un  jour,  de  quelques  vers  fait><  pat 
moi  sur  l'anniversaire  de  l'iern;  Corneille.  Ct-tte  fois,  je  n'ai  fait  que 
versifier  les  paroles  de  mon  illustre  maître,  Victor  Iluf;o,  h  peu  jirès 
comme  Jules  Romain  eût  exécuté  une  rompo.^ition  de  Rapiiaél,  ou 
Sihaslien  dcl  l'iomho  colorié  un  dessin  de  Michel-.\n{re ,  si  ce  n'est 
pas  déjà  pour  moi  une  trop  haute  ambition  que  de  m'assinnler  à  de 
pareils  di>ciples,  la  prose  du  grand  poète  n'a  pas  trop  perdu  h  pas- 
ser dans  mes  rimes,  je  dois  le  croire,  puisque  Alexandre  Dumas  le 

•  Ce.  fciiillclon  a  (?té  r.'imprimi'  iI.imr  1rs  Mrnwirrx  d' Alcrandrr  [)u- 
tnan  (.V  sério.  chap.  lwxvm.  p.  '279;.  —  Calniann  Lévy,  éditeur.  Paris, 
1  vol.  in- 1-2,  1  fr.  25. 


APPENDICE.  405 

dit,  et  c'est  un  succès  dont  je  suis  fier;  mais  la  citation  faite  de  mé- 
moire par  l'illustre  écrivain  ne  donne  que  le  commencement  du 
morceau  :  les  vers  qui  ont  froissé  purticulièrement  la  susceptibilité 
de  la  censure  ne  s'y  trouvent  pas.  Serait-  ce  abuser  de  la  patience  du 
public  que  de  transcrire  ici  la  pièce  tout  entière  ?  —  Je  le  fais  avec 
d'autant  moins  de  remords,  que  je  n'usurpe  la  place  d'aucun  vau- 
deville, le  grand  drame  catholique  étant  le  seul  qui  se  soit  joué  pen- 
dant celte  sainte  semaine. 

(Ici  Théophile  Gautier  imprima  pour  la  première  fois  le  Pro- 
logue de  Corneille.) 

Maintenant  je  profiterai  du  l'occasion  pour  justifier  M.  Emile  de 
Girardin  de  l'aplatissement  de  mon  chapeau;  comme  les  ouvrages 
de  M.  .Alexandre  Dumas  sont  traduits  en  sept  ou  huit  langues,  il  se- 
rait fâcheux  que  la  mémoire  de  l'éminent  publicisle  restât  chargée 
devant  la  postérité  de  la  transformation  de  mon  feutre,  en  gibus. 
M.  Emile  de  Girardin,  qui  a  le  sommeil  très -opportun  et  très-judi- 
cieux, est  toujours  très-éveillé  quand  c'est  Lamartine  ou  Victor 
Hugo  qui  parlent.  Il  se  tenait  debout  ce  soir-là  contre  la  cheminée, 
l'œil  fort  ouvert  et  l'attention  excitée.  Je  quittai  le  sjlon  à  mon  grand 
regret,  m'arrachant  aux  charmes  d'une  étincelanle  causerie,  et  ce 
fut  un  excellent  cigare  de  la  Havane,  un  pura  authentique  et  légi- 
time, offert  par  M.  d'Antas,  attaché  à  la  légation  portugaise  et  poète 
aussi  dans  la  langue  de  Camoëns,  qui  me  décida  à  sortir  pour  com- 
mencer les  vers  qu'on  me  demandait.  Je  descendis  les  Champs-Ely- 
sées à  pas  lents,  et  à  la  place  de  la  Concorde  j'étais  à  la  fin  de  mon 
cigare  et  au  tiers  de  ma  pièce,  —  à  ce  vers  : 

Pied  nu,  le  grand  Corneille  attendait  son  soulier. 

Le  lendemain,  forcé  d'aller  servir  de  témoin  à  un  mariage  qui  se 
célébrait  à  Passy,  je  ne  pus  empêcher,  pendant  la  messe,  ^ue  je 
tâchais  d'écouter  avec  tout  le  recueillement  possible,  les  rimes  de 
venir  bourdonner  à  mes  oreilles  comme  des  mouches  importunes, 
et,  malgré  moi,  j'en  demande  bien  pardon  à  Dieu,  je  fis  vingt  au- 
tres vers,  qui  forment,  avec  les  vingt-deux  composés  en  descen- 
dant l'avenue  des  Champs-Elysées,  tout  ce  qu'Alexandre  Dumas  cite 
dans  la  Presse.  Le  reste  a  été  fait  aux  Tuileries,  en  revenant  de 


406-  APPENDICE. 

Passy,  et  m'a  pris  le  temps  de  fumer  un  autre  cigare.  L'éloge  He 
Corneille  a  donc  duré  deux  cigares  et  une  messe.  C'était  assez  pour 
un  compliment  de  fête  qui  devait  servir  une  fois  et  se  débiter  en 
cinq  minutes. 

J'entrai,  pour  écrire,  chez  une  personne  de  mes  ainis,  place  dt 
la  Madeleine,  et  j'envoyai  à  mon  cher  camarade  Arsène  Houssa\f 
les  vers  demandés  à  quatre  heures  précises,  terme  fixé.  —  Le  res  c 
a  été  raconté  par  Dumas  avec  cette  manière  qui  n'appartient  qu  à 
lui.  —  A  la  place  de  mon  discours  sur  Corneille,  on  récita  un  di- 
thyrambe de  Beauvallet,  considérablement  réduit  par  la  censure 
pour  les  mêmes  motifs.  Au  goût  de  M.  Guizard,  qui  a  pour 
Louis  XIV  les  yeux  de  Dnnireau,  Beauvallet  n'admirait  [as  assez  ce 
monarque  Je  retirai  tranquillement  ma  pièce  de  vers,  et  je  me 
4us,  ne  voulant  pas  me  poser  en  victime  pour  si  peu  de  chose;  et 
j'avais  tout  à  fait  oublié  cette  mesquine  tracasserie  lorsque  le  feuil- 
leton de  la  Presse  est  venu  m'en  faire  souvenir.  —  Je  n'en  veux 
donc  nullement  à  la  censure,  puisque  sa  rigueur  m'a  valu  d'être 
loué  publiquement  par  Alexandre  Dumns. 
» 

Théophile  Gautier. 


TABLE 


Avertissement i 

Une  Larme  du  diable.  .   .           1 

La  Fausse  Conversion  ou  Bon  Sang  ne  peut  mentir 53 

L'Amour  souffle  où  il  veut 83 

Le  Tricorne  enchanté H9 

Pierrot  Posthume , 167 

Prologue  de  Falstaff. 205 

Prologue  d'ouverture  de  l'Odéon 207 

Pierre  Corneille,  pour  l'Anniversaire  de  sa  naii^sance 215 

La  Femme  de  Diomède 219 

VvoXo^ne  àc  Henriette  Maréchal 225 

Prologue  de  Struensie 229 

Le  Sélam *.    .    .    .  235 

Gisellp  ou  les  Wilis 245 

Lettre  à  Henri  Heine  (première  représentation  de  Gisellc) .    .  267 

La  Péri 279 

A  Gérard  de  Nerval  (première  reprcs  'Ulation  de  la  P('ri) .    .  295 

Lettre  à  Perrot  (canevas  di;  la  Péri) 302 

.f'aquerette .  305 

La  première  représentation  de  Paguerette 331 


108  Table. 

Gemma oo5 

La  première  représenlalion  de  Gemma .'    .  546 

Yanlvo  le  Bandit 551 

Sacounlalà. 559 

La  première  représ:'nlation  de  Sacounlalà 576 

Sacounlalà  (version  inédite).    .    .    .  • 58j 

.■Vppenpice.  .   ,    .    -    e   .    i 401 


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troguenards,  suivis  de  Contes 
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Portraits  contemporains...  i  vol. 

L'Orient 2  vol. 

Fusains  et  Eaux  fortes. . . .  i  vol. 

Tableaux  à  la  plume l  'ol. 

Les  Vacances  du  Lundi —  i  vol. 

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