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THÉORIE
DE LA RAISON IMPERSONNELLE,
Se trouve aussi à lyon , chez :
giberton et brun, libraires, Petite rue Mercière, 7;
nidan et gourdon , rue Lafont, U ;
savy jeune, quai des Célestins, 48.
Paris. Imprimerie Dondey-Dupré , rue Saint-Louis, 46 , au Marais.
THÉORIE
RAISON IMPERSONNELLE
PAR M. FRANCISQUE BOUILLIER,
MEMBRE CORRESPONDANT DE h INSTITUT,
PROFESSEUR A LA FACULTÉ DES LETTRES DE LYON.
Soutenir que les idées qui sont éternelles , immuables,
communes à toutes les intelligences, ne sont que des per-
fections ou des modifications passagères et particulières
de l'esprit, c'est établir le pyrrhonisme et donner lieu de
croire que le juste et l'injuste ne soDt point nécessaire-
ment tels.
Malebranche , Recherche de la Vérité,
dixième éclaircissement.
w
PARIS.
JOUBERT, LIBRAIRE-ÉDITEUR
RUE DES GRES , N° 14 , PRES DE LA SORBONNE.
1844
^9
PRÉFACE.
La philosophie éclectique ne renferme
rien de plus considérable que la théorie de
la raison impersonnelle. C'est par là qu'elle
s'oppose à la philosophie du dix-huitième
siècle et se rattache aux grands systèmes de
métaphysique du dix-septième; c'est par là
qu'elle a le plus vivement agi sur les esprits
et qu'elle peut exercer encore l'influence la
a
II PREFACE.
plus salutaire et la plus féconde. Au com-
mencement du dix-neuvième, M. Laromi-
guière et M. Maine de Biran, avec des de-
grés divers de force et de profondeur ,
s'étaient bornés à remettre en lumière le
fait de l'activité essentielle de Famé, méconnu
par Condillac et ses disciples. M. Royer-
Collard le premier, en suivant les traces de
Reid et de Dugald-Stewart , reconnut dans
l'âme humaine et analysa quelques-uns des
faits qui doivent servir de base à une théorie
de la raison impersonnelle ; mais lui-même
il n'éleva pas cette théorie et il ne chercha
pas à remonter jusqu'au principe de ces
faits. Cette gloire appartient tout entière à
M. Cousin. Dépassant de beaucoup la phi-
losophie écossaise et M. Royer - Collard ,
M. Cousin a constaté l'existence en notre
âme d'un élément impersonnel qui est le
principe et le fond de notre intelligence , il
en a montré la nature divine. Par une ana-
lyse qui ne laisse rien à désirer, il a fortement
marqué les caractères et l'origine de toutes les
idées qui s'y rapportent et en découlent, et il
PRÉFACE. m
a victorieusement démontré contre Locke et
toute son école qu'elle ne peuvent dériver de
l'expérience. De leurs caractères, il a déduit
leur origine. Elles sont universelles et absolues
parce qu'elles dérivent d'une raison com-
mune qui éclaire tous les hommes et qui
est la raison même de Dieu. Cette raison est
le fondement de toutes nos connaissances.
Elle intervient nécessairement dans la plus
humble comme dans plus élevée. C'est d'elle
que découlent tous les principes absolus sans
lesquels il n'y a pas de science ni de morale.
Cette raison apparaît en nous , elle nous
éclaire ; mais el!e est supérieure à nous 5 elle
ne vient pas de nous^ en un mot , elle est
impersonnelle.
Ainsi , par cette théorie de la raison,
M. Cousin a rétabli au sein de la philosophie
française l'idée de l'infini et de l'absolu, que
depuis longtemps la métaphysique superfi-
cielle du dix-huitième siècle en avait bannie.
Ainsi , il a ressuscité parmi nous ce qu'il y
a de plus vrai et de plus profond dans Des-
IV PRÉFACE.
cartes et dans Malebranche, en lui donnant
plus de précision et de rigueur, en le justi-
fiant par une analyse à la fois plus exacte et
plus approfondie de l'intelligence humaine.
Ainsi, il nous a de nouveau initiés à la
pensée de tous les grands systèmes de méta-
physique qui toujours , sous une forme ou
sous une autre, se sont accordés à recon-
naître une relation du monde en général et de
l'homme en particulier avec l'infini. Réin-
tégrée dans la philosophie française par
M. Gousin, la théorie de la raison imper-
sonnelle y a faitpromptement fortune. Elle a
replacé la science, la moi aie et Fart sur leurs
vrais principes; elle a opposé une digue invin-
cible au scepticisme sorti de l'école de Kant.
Elle est le lien qui unit toute l'école éclec-
tique, elle est le centre auquel tout vient
aboutir.
Persuadé de la vérité et de l'importance de
cette théorie, depuis longtemps je m'y suis
attaché. J'ai eu l'intention de l'examiner
sous tous ses points de vue et d'en éclaircir
PREFACE V
les parties encore obscures. Il m'a paru
qu'en général, jusqu'à présent, on avait con-
sidéré la raison au point de vue psycholo-
gique, c'est-à-dire dans ses manifestations
au sein de la conscience plutôt qu'au point
de vue ontologique , c'est-à-dire dans son
essence , dans sa nature même et dans ses
rapports avec Dieu. C'est principalement
sous ce dernier point de vue que je me suis
proposé de la considérer dans cet ouvrage,
J'y passe successivement en revue toutes les
idées qui en dérivent , les idées d'infini , de
cause, d'espace, de temps, d'ordre, de bien?
et de beauté. Après avoir rapidement con-
staté l'existence de ces idées au sein de l'in-
telligence et décrit leurs caractères , je re-
cherche quel est leur objet. J'arrive à ce
résultat que toutes les idées de la raison se
ramènent à une seule et même idée, à savoir
l'idée de l'infini, et n'ont qu'un seul et même
objet, à savoir l'être infini. Je m'appuie sur
la démonstration préalable de l'unité de
toutes ces idées pour déterminer la nature
de la raison. Je montre que sans aucune
VI PREFACE.
espèce de métaphores, la raison est divine,
car elle est l'essence de Dieu même présent
en nous en vertu de son infinité. Je définis
la connaissance de l'infini, la conscience qu'a
de sa nature infinie Dieu présent en nous,
Dieu principe de notre être. Enfin, je tire
les conséquences de cette théorie relative-
ment à la question de la certitude et à la
question des rapports de Dieu avec le monde.
Tel est, en quelques mots, le sujet et le plan
de cet ouvrage, qui par sa nature embrasse
les plus hautes questions de la métaphy-
sique.
Je donne par avance raison à quiconque
me jugera téméraire d'avoir osé aborder un
si grand sujet. Mais comment résistera cette
activité inquiète de notre intelligence qui
nous pousse vers les problèmes les plus éle-
vés pour y chercher la lumière? D'ailleurs ,
en philosophie il n'y a pas de choix à faire
entre les grands et les petits sujets, car
les petits sujets n'existent pas. En de pa-
reilles questions on marche, je le sais, à côté
PREFACE. vil
d'abîmes; mais ne vaut-il pas mieux mar-
cher que s'endormir à côté de ces abîmes?
N'y eût- il que des erreurs dans ce livre, il
pourrait encore être utile, en contribuant à
attirer de plus en plus les esprits vers les
hautes questions de la philosophie spécu-
lative.
Mais trop de choses y sont dites d'après
les leçons de mes maîtres et d'après l'auto-
rité des grands métaphysiciens du dix-sep-
tième siècle, pour que je puisse croire qu'il
ne contienne que des erreurs. C'est seule-
ment dans le peu qui vient de moi que l'er-
reur se sera glissée. Je crois, il est vrai, avoir
suivi fidèlement leurs traces et développé leurs
principes, mais je puis m'être trompé. A
eux donc l'honneur des vérités qui se trou-
vent dans ce livre, et à moi seul la respon-
sabilité et le blâme des erreurs qui peuvent
s'y rencontrer.
DE LA NATURE
DE LA
RAISON IMPERSONNELLE.
CHAPITRE PREMIER.
Division de toutes les connaissances humaines en deux grandes
classes, selon qu'elles se rapportent au fini ou à l'infini. — De
l'existence de l'idée d'infini au sein de l'intelligence humaine. —
L'idée de l'infini est claire, elle est positive. — Différence de l'idée
de l'infini et de l'idée de l'indéfini. — Dans l'ordre de la connais-
sance l'idée du fini précède l'idée de l'infini, et dans l'ordre de la
réalité c'est l'infini qui précède le fini. — Corrélation nécessaire de
l'idée du fini et de l'idée de l'infini. — Il n'y a pas de contradic-
tion entre l'expérience qui nous atteste le fini et la raison qui nous
atteste l'infini. — L'idée de l'infini se conçoit mieux que l'idée du
fini.
Toutes les connaissances humaines sans excep-
tion peuvent se diviser en deux grandes classes
séparées par des caractères profondément dis-
tincts. Les unes sont absolues parce qu'elles ont
pour objet quelque chose qui existe sans condi-
1
2 DE LA NATURE
tion, sans restriction, sans limite; les autres sont
variables et contingentes parce qu'elles ont un
objet qui n'existe que sous certaines conditions
et dans certaines limites. Or, ce qui existe sans
condition, sans restriction, sans limite, c'est l'in-
fini; ce qui n'existe qu'avec des conditions, des
restrictions et des limites, c'est le fini. Le fini et
l'infini, telles sont les deux idées auxquelles se ra-
mènent toutes les autres, tels sont les deux seuls
objets de l'intelligence humaine placée entre les
êtres finis et contingents dont elle fait partie et
l'être absolu et infini avec qui elle participe né-
cessairement. Toutes nos idées se rapportent à
l'une ou à l'autre de ces deux idées fondamentales,
toutes ne sont et ne peuvent être que des modi-
fications de l'une ou de l'autre, que l'expression
des points de vue divers sous lesquels nous con-
sidérons l'infini et le fini. Par les diverses facultés
personnelles dont nous sommes doués , par la
perception, la mémoire, l'abstraction, la généra-
lisation, l'induction, le raisonnement, par notre
activité intellectuelle , nous atteignons en diffé-
rentes manières ce qui est fini, particulier, con-
tingent, tandis que parla raison nous atteignons
et contemplons sous ses différentes faces l'absolu,
le nécessaire , l'infini. De même que toutes les
idées qui sont le produit de nos facultés person-
nelles et de notre activité intellectuelle se rédui-
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 3
sent toutes à l'idée diversement envisagée et
modifiée du fini , de même toutes les idées qui
dérivent de la raison se réduisent toutes à l'idée de
l'infini, et se rapportent toutes à un même objet,
à l'infini dont elles expriment les divers points de
vue, les attributs essentiels. Je définis la raison :
la faculté par laquelle nous entrons en rapport
avec ce qui existe sans condition et sans limite,
la faculté par laquelle nous apercevons l'infini.
Toute connaissance dont l'objet porte le caractère
de l'absolu vient de la raison, et toute connaissance
qui n'a pas ces caractères vient des sens, de
l'expérience, de la réflexion; voilà le critérium
à l'aide duquel il est facile de distinguer ce qui
appartient à la raison de ce qui ne lui appartient
pas. Je me borne maintenant à cette définition de
la raison , je ne dis rien encore de sa nature et
de ses caractères. Je veux d'abord démontrer que
toutes les idées de la raison se ramènent à une
seule idée , l'idée de l'infini , et se rapportent à
un seul objet, l'être infini ; et je m'appuierai en-
suite sur cette démonstration pour déterminer
d'une manière plus précise la nature et l'essence
même de la raison.
De ces deux idées fondamentales dei'intelligence
humaine, j'en laisse une de côté, celle du fini,
pour ne considérer que cette autre face de Fin-
k DE LA NATURE
telligence qui regarde l'infini. Mais la considéra-
tion de la réalité de l'infini ne me fera pas mé-
connaître ce qu'il y a de réalité dans l'idée du
fini. À nier la réalité de l'une ou de l'autre de ces
deux idées, il y a pour la philosophie un égal dan-
ger. La philosophie qui méconnaît la réalité du
fini va se perdre dans l'absolu, où elle précipite et
anéantit toutes les existences individuelles comme
dans un gouffre dévorant. La philosophie qui nie
l'infini aboutit à des conséquences d'une autre
nature, mais non moins redoutables. L'homme à
son point de vue n'est plus qu'un être isolé dont il
est impossible de saisir le lien soit avec Dieu, soit
même avec la nature ; elle ne peut atteindre Dieu
par aucun procédé légitime de l'esprit, puisque
Dieu est l'être infini ; elle est réduite à le nier où à
tomber en contradiction avec elle-même. Averti
de ces deuxécueils par l'expérience de l'histoire,
je serai attentif à éviter l'un ou l'autre. D'un côté,
je n'absorberai pas le fini au sein de l'infini, et de
l'autre je ne perdrai pas de vue la relation qui né-
cessairement unit le fini à l'infini . J'ai trop le senti-
ment de la personnalité humaine pour consentira
l'absorber au sein de l'infini, j'ai trop le sentiment
de l'infinité de Dieu pour le reléguer hors de la
conscience de l'homme et du monde.
L'idée de l'infini étant, selon nous, l'idée fon-
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 5
damentale, l'idée unique de la raison , c'est elle
qu'il faut considérer d'abord soit en elle-même,
soit en son objet, pour montrer ensuite comment
s'y ramènent toutes les autres idées marquées du
caractère de l'absolu.
On ne saurait mettre en doute l'existence de
l'idée d'infini, c'est-à-dire de quelque chose qui
existe sans restriction , sans limite , au sein de
notre intelligence. Quel homme n'a pas l'idée
d'un temps, d'un espace sans bornes, d'un être
qui existe nécessairement, qui se suffi ta lui-même?
Quel homme n'a pas l'idée de ce qui ne passe
pas en opposition à ce qui passe , de ce qui est
illimité en opposition à ce qui a des limites ? Mais,
selon certains philosophes, cette idée est telle-
ment confuse qu'il est impossible d'en rien dé-
duire , c'est une idée purement négative, elle n'a
de réalité et de valeur qu'autant qu'on lui fait si-
gnifier l'indéfini, dont la notion nous est donnée
par l'expérience et non par la raison. 11 est facile
de mettre en évidence la fausseté de ces diverses
assertions.
L'idée de l'infini est-elle une idée tellement
confuse qu'on ne puisse raisonner sur elle, qu'on
ne puisse en tirer aucune déduction légitime? Il
est vrai que notre intelligence ne saurait épuiser
6 DE LA NATURE
l'idée de l'infini, c'est-à-dire comprendre l'infini,
le connaître autant qu'il est intelligible. Mais si
nous ne comprenons pas de l'infini tout ce qui
peut en être compris , nous concevons parfaite-
ment l'existence même de l'infini. La perception,
la connaissance que nous avons de l'infini est
bornée, sans doute ; mais nous comprenons clai-
rement que l'objet de cette connaissance n'a pas
et ne peut avoir de bornes. C'est ainsi que nous
concevons parfaitement que le temps et l'espace
n'ont pas de bornes, que Dieu ne peut ni com-
mencer ni finir, qu'il ne peut être limité dans ses
perfections. En ce sens, l'idée de l'infini n'est
point une idée obscure et confuse, mais au con-
traire une idée fort claire et fort nette. Nous rai-
sonnons sur l'infini, sur son essence, sur ses at-
tributs, nous en affirmons sans hésiter tout ce qui
lui convient , et nous en nions tout ce qui ne lui
convient pas , nous en excluons toutes les pro-
priétés des figures, des nombres, des quantités
finies. Comment pourrions-nous raisonner ainsi
sur l'infini si notre intelligence n'en avait une
conception nette et claire ?
L'idée de l'infini est encore bien moins une idée
purement négative. Qui dit borne, dit une néga-
tion pure et simple ; l'idée du fini n'étant autre
que l'idée de borne et délimite, l'idée du fini
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 7
contient toujours en conséquence une négation;
mais l'idée de l'infini qui nie cette négation affirme
donc quelque chose de très-positif; elle est la né-
gation absolue de toute négation , et par consé-
quent l'expression la plus positive qu'on puisse
concevoir, l'affirmation suprême, l'affirmation de
la réalité par excellence. La composition qui
donne au terme d'infini l'apparence d'un terme
négatif prouve seulement que notre intelligence
va du fini à l'infini. Le fini nous est donné d'à-
bord, et c'est à propos du fini que nous concevons
l'infini; voilà pourquoi, sans doute, le fini qui est
le premier terme, le point de départ de la pensée,
a un caractère positif dans la langue, tandis que
le second est composé avec la négation du pre-
mier. Mais en réalité le terme de fini est essen-
tiellement négatif, tandis que le terme d'infini est
seul essentiellement positif.
Il existe donc une idée positive^ une idée claire
de l'infini dans notre intelligence ; mais cette idée,
comme les philosophes sensualistes l'ont sou-
tenu , ne serait-elle autre chose que l'idée de l'in-
défini et en conséquence un produit de l'expé-
rience aidée de l'imagination? En niant toutes
les bornes , ce que notre esprit conçoit est telle-
ment précis , qu'il est impossible de lui donner
le change. Présentez-lui une chose finie aussi re-
8 DE LA NATURE
culée en ses limites, aussi prodigieuse en sa
grandeur qu'il vous plaira ; faites en sorte qu'à
force de surpasser toute limite sensible , elle de-
vienne comme infinie à notre imagination, elle
demeurera toujours finie à notre raison. J'en
conçois toujours la borne alors même que je ne
puis me la représenter , que je ne puis l'ima-
giner. Je ne puis marquer où est cette borne,
mais je sais clairement qu'elle existe ; et loin que
cette chose indéfinie se confonde à mes yeux avec
l'infini, je conçois qu'entre elle et lui la distance
est infinie. L'indéfini est ce dont l'imagination
ne peut se représenter la borne, quoique la rai-
son conçoive cette borne; l'infini, c'est ce que la
raison conçoit nettement comme ce qui n'a pas ,
comme ce qui ne peut avoir de bornes d'une ma-
nière absolue. En vain essayerez-vous d'atteindre
l'infini en poussant l'indéfini aussi loin qu'il sera
possible à votre imagination, en vain pour arri-
ver à l'être infini , au temps infini , à l'espace in-
fini, additionnerez-vous indéfiniment les êtres
finis, les durées, les étendues limitées; lorsque
vous aurez poussé votre addition aussi loin qu'il
vous sera possible, lorsqu'à ce travail votre ima-
gination se sera épuisée, vous n'aurez encore
rien fait, vous n'aurez, comme dit Pascal, en-
fanté que des atomes au prix de la réalité des
choses, et le dernier terme auquel, après tant
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 9
d'efforts , vous serez arrivé , sera tout aussi éloi-
gné du but que le point de départ; car, entre ce
qui est infini et ce qui est fini, la distance de-
meure toujours la même , elle demeure toujours
infinie.
Ce n'est pas par la négation successive de
toutes les déterminations, de toutes les restric-
tions, de toutes les bornes, que nous arrivons à
concevoir l'infini; ce n'est pas , par exemple, en
reculant sans cesse les limites de l'espace , sans
cependant pouvoir jamais en trouver le terme ,
que l'esprit découvre l'infinité de l'espace. Com-
ment, en effet , de ce que notre esprit ne trouve
pas ce terme, pourrait-il conclure avec certitude
que ce terme n'existe pas? Nous voyons claire-
ment que l'espace est infini; qu'y prendrait-on
le lieu de cent mille mondes , et encore cent mille
fois davantage, il serait toujours inépuisable;
nous le voyons et nous ne pouvons en douter;
mais ce n'est pas par là que nous découvrons
qu'il est infini. C'est au contraire parce que nous
le voyons infini que nous savons certainement
que, malgré tous les efforts de notre imagination,
nous ne pourrons jamais réussir à l'épuiser.
Donc, il est de toute impossibilité d'arriver à la
notion de l'infini par voie d'addition successive,
10 DE LA NATUKE
ou de construction, ou de généralisation. La no-
tion de l'infini ne se forme pas au sein de notre
esprit de pièces et de morceaux; mais elle nous
est donnée tout d'abord et tout entière au sein
d'une [révélation immédiate, qui se lait à notre
esprit au moment même où nous entrons en pos-
session de la notion du fini. Entre les idées du
fini et de l'infini, il y a une connexion nécessaire;
elles se suivent immédiatement en notre intelli-
gence; mais quelle que soit la rapidité avec la-
quelle la première évoque la seconde , il y a un
ordre dans leur apparition en notre esprit, et c'est
l'idée du fini qui précède. Avant de concevoir l'in-
fini, il faut que nous soyons préalablement entrés
en conscience de notre être fini . Avant de nous
élever à la notion de ce qui n'est pas nous, il faut
que d'abord nous ayons pris possession de nous-
mêmes. La conscience de nous-même , de notre
être limité et imparfait, tel est le point d appui
nécessaire duquel la pensée s'élance vers l'absolu,
vers l'infini. Il n'en est pas seulement ainsi de
l'idée même de l'infini , mais de toutes les idées
absolues qui s'y ramènent. Toutes également ne
s'élèvent en notre esprit qu'à la suite d'un fait
particulier et contingent. Ainsi c'est la notion
d'une étendue limitée d'un corps qui est l'anté-
cédent nécessaire de la notion d'un espace infini ;
ainsi c'est la notion d'une durée limitée qui est
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 11
l'antécédent de la notion du temps infini ; c'est la
notion de la cause et de la substance finie que
nous sommes, qui est l'antécédent de la notion
de substance et de cause infinie ; mais la notion
du fini étant une fors donnée sous une forme ou
sous une autre, à l'instant même nous concevons
l'infini. Dans l'ordre absolu, dans l'ordre de la
réalité , il n'en est pas ainsi , l'infini précède le
fini ; il en est le principe et le fondement ; c'est
de lui que le fini tient ce qu'il possède de causalité
et de substanti alité ; mais l'ordre de la connais-
sance n'est pas le même que celui de la réalité,
il est inverse, comme je viens de l'établir. Pour
me servir d'une expression consacrée par M. Cou-
sin, l'infini est l'antécédent logique du fini, c'est-
à-dire que dans l'ordre absolu le fini suppose l'in-
fini, et n'existe que par lui; mais le fini, à son
tour, est l'antécédent chronologique de l'infini,
c'est-à-dire, dans l'ordre de la connaissance, la
notion du fini précède la notion de l'infini. Dans
chacune des notions de la raison nous verrons
ainsi, sous une forme ou sous une autre, le fini, le
contingent, être l'antécédent chronologique de
l'infini, de l'absolu, tandis qu'à son tour l'infini
et l'absolu est l'antécédent logique du fini et du
contingent. De tout ceci résulte évidemment la
corrélation nécessaire du fini et de l'infini dans
le rapport du fini à l'infini. Fénélon, dans le pas-
12 DE LA NATURE
sage suivant, fait parfaitement comprendre la
nécessité de cette corrélation.
« Qui dit un homme malade, dit un homme qui
n'a pas la santé ; qui dit un homme faible, dit un
homme qui n'a pas de force. On ne conçoit la
maladie qui est la privation de la santé qu'en se
représentant la santé même comme un bien réel
dont cet homme est privé ; on ne conçoit la fai-
blesse qu'en se représentant la force comme un
avantage réel que cet homme n'a pas. On ne con-
çoit les ténèbres, qui ne sont rien de positif, qu'en
niant et par conséquent en concevant la lumière
du jour, qui est très-réelle et très-positive. Tout
de même on ne conçoit le fini qu'en lui attribuant
une borne, qui est une pure négation d'une plus
grande étendue. Le fini n'est donc que la priva-
tion de l'infini. Or, on ne pourrait jamais se
représenter la privation de l'infini si on ne con-
cevait l'infini même; comme on ne pourrait con-
cevoir la maladie si l'on ne concevait la santé,
dont elle n'est que la privation. » {Traité de l'exis-
tence de Dieu, chap. 51.)
Le fini est une privation, une restriction de l'in-
fini; comment donc serait-il possible de l'aperce-
voir sans concevoir au même temps l'infini lui-
même? Prenons-y garde ; rentrons au fond de
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 13
notre pensée, et nous reconnaîtrons qu'en effet
l'idée de l'absolu, de l'infini, est constamment
présente à notre esprit, en opposition avec l'idée
du fini et du contingent; nous reconnaîtrons
qu'elle est, pour ainsi dire, le fond même de
notre intelligence, et que sur ce fond invariable
et immobile se passent et se dessinent toutes les
scènes mobiles et changeantes de la vie intellec-
tuelle et morale. Aussi M. Cousin a-t-il dit avec
une vérité profonde, dans la première préface de
ses Fragments philosophiques :
(( Toute proposition humaine renferme Dieu;
tout homme qui parle parle de Dieu , et toute
parole est un acte de foi et un hymne. L'athéisme
est une formule vide, une négation sans réalité,
une abstraction de l'esprit, qui se détruit elle-
même en s'affirmant, car toute affirmation, même
négative, est un jugement qui renferme l'idée de
l'être, et par conséquent Dieu tout entier. Ceci
n'est point un vaine poésie, mais la rigoureuse
expression d'une incontestable vérité. L'idée de
l'infini étant au fond de toutes nos pensées, l'idée
de Dieu s'y trouve ; car, comme il sera clairement
établi dans le chapitre suivant, qu'est-ce que l'i-
dée de l'infini, sinon la vue de Dieu même ? Donc,
qu'il le sache ou qu'il l'ignore, quiconque pense,
pense Dieu, et chaque pensée, et chaque parole
14 DE LA NATURE
est en effet un acte de foi, un hymne à ce qui ne
passe pas, à ce qui est sans bornes et sans condi-
tions, c'est-à-dire à l'infini, c'est-à-dire à Dieu
lui-même. »
Il est des esprits qui ne peuvent se faire à un
pareil langage, qui s'obstinent à y voir les symp-
tômes d'une métaphysique creuse et mystique.
Ne prêtant aucune attention aux notions de la rai-
son, et absorbés tout entiers par le spectacle de
cette multiplicité, de cette variété que les sens et
l'expérience nous montrent, jamais ils n'ont su pé-
nétrer par la pensée jusqu'à la réalité absolue ; sans
cesse, et sur mille tous divers, ils invoquent contre
le témoignage de la raison le témoignage de l'ex-
périence. A ceux qui leur parlent d'unité, d'ab-
solu, d'infini, sans cesse ils opposent la multipli-
cité, la variété, la contingence , que l'observation
nous découvre en nous-mêmes et hors de nous.
Cependant cette prétendue contradiction dont
ils font tant de bruit n'a au fond rien de réel ; il
n'y a pas contradiction entre cette diversité que
nous atteste l'expérience et cette unité que nous
atteste la raison. Sans doute les sens et l'expé-
rience ne nous montrent que des choses finies ,
variées, contingentes; mais dans cette variété
qu'ils nous montrent, rien n'est contradictoire
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 15
avec l'idée de l'unité et de l'infini. Car si l'expé-
rience nous montre ces choses distinctes les unes
des autres , elle ne nous les montre pas séparées
de l'ensemble des êtres. Cherchez s'il est un seul
objet que l'expérience nous montre absolument
séparé et isolé des autres , s'il est un seul phé-
nomène qui n'ait des relations avec d'autres phé-
nomènes , avec d'autres êtres , et même directe-
ment ou indirectement avec tous les phénomènes
et tous les êtres de l'univers. La plante n'est-elle
pas dans une connexion nécessaire avec le sol
où elle pousse et avec l'air dont elle s'assimile et
décompose les éléments? L'animal n'a-t-il pas
des relations encore plus multipliées et plus éten-
dues avec les divers ordres d'existence dont le
monde se compose? Enfin le minéral lui-même,
l'être inanimé, celui qui de tous semble le plus
isolé, le plus séparé, ne subsiste-t-il pas unique-
ment par l'action des lois générales d'attraction,
de pesanteur, de mouvement, qui le relientà l'uni-
vers physique tout entier? On peut, sans courir
aucun risque, porter à l'expérience le défi de
trouver un seul être qui ne soutienne des rela-
tions nécessaires avec l'ensemble des êtres, un
être qui constitue une diversité essentielle , une
unité absolument séparée de toutes les autres
existences. Si l'expérience ne peut nous montrer
des êtres complètement isolés , des êtres corn-
16 DE LA NATURE
plétement placés en dehors les uns des autres,
n'enrésulte-t-il pas qu'entre cette diversité qu'elle
nous montre et l'être infini , l'unité absolue que
la raison conçoit, il n'y a pas contradiction? Sans
doute l'expérience ne nous donne pas ce que nous
donne la raison; mais elle ne nous donne rien
qui aille contre la raison , et c'est là ce qui nous
importe. C'est donc à tort qu'on prétend opposer
le témoignage de l'expérience à celui de la rai-
son. Toutes choses se tiennent, toutes les exis-
tences sont enchaînées les unes aux autres ; voilà
ce que l'expérience nous enseigne. Il y a une
unité absolue , il y a un être infini ; voilà ce que la
raison nous force impérieusement de croire.
Non-seulement ces deux témoignages rie se con-
tredisent pas , mais ils s accordent parfaitement
l'un avec l'autre.
S'il est certains esprits qui répugnent à toutes
les considérations dont l'infini est l'objet, il en
est d'autres moins superficiels, plus disposés aux
spéculations métaphysiques , qui y entrent avec
facilité. Non-seulement ces esprits n'ont pas de
répugnance à accepter ou plutôt à reconnaître en
eux l'idée de l'infini, à la suivre dans sa portée et
dans ses conséquences, mais encore ils ont bien
moins de peine à la concevoir qu'à concevoir
l'idée du fini. Quiconque y pense sérieusement se
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 17
rend mieux compte de l'existence de l'infini que
de l'existence du fini. A concevoir l'infini, il n'y a
pour la raison aucune difficulté. Il n'en est pas de
même de l'idée du fini : pour celui qui veut l'ap-
profondir elle soulève de graves et difficiles pro-
blèmes, elle tourmente incessamment la raison,
qui ne l'accepte qu'avec une sorte d'hésitation et
d'embarras, parce qu'elle aperçoit en elle le prin-
cipe de contradictions dont au premier abord la
conciliation lui échappe , tandis qu'au contraire
elle se repose paisiblement au sein de l'idée de ce
qui existe par soi-même, de ce qui ne passe pas,
de ce qui n'a pas de bornes, de ce qui n'est pas
soumis à des conditions, de ce qui ne souffre au-
cune espèce de restriction, en un mot de l'idée de
l'infini. Aussi le grand problème de toute méta-
physique un peu profonde a-t-il toujours porté
sur l'existence du fini et non sur l'existence de
l'infini. La métaphysique démontre sans effort
l'existence d'un premier être existant par lui-
même, d'un être infini; mais l'existence de cet
être infini étant posée , elle a de la peine à con-
cevoir et déterminer l'existence des êtres finis
dans leur rapport avec l'être infini. Comment,
en dehors de l'être infini, quelque chose peut-
il exister qui ne soit pas lui? comment l'homme
en particulier pourra- t-il être conçu en tant
qu'être indépendant et libre, en tant que doué
2
18 DE LA NATURE
d'une certaine substantialité et d'une certaine
causalité propre? Quel peut être le rapport des
êtres finis en général et de l'homme en parti-
culier avec cet être infini? Sera-t-il en rap-
port d'émanation, ou de participation substan-
tielle, ou de création continue? De quelle ma-
nière le concevoir pour ne pas compromettre
l'existence des êtres finis/ pour ne pas rendre in-
compréhensible et contradictoire le fait de notre
causalité et de notre substantialité? Comment
l'être infini a-t-il pu conférer ou déléguer une
partie de son essence à des êtres séparés ou
même distincts de lui? Comment, si tout dérive
de son essence et de sa causalité, pourra-t-il
exister quelque chose qui n'en soit pas une
simple manifestation , quelque chose qui possède
réellement de la personnalité et de la liberté?
Voilà, je le répète, le difficile problème qui, en
tout temps, a attiré vers lui les méditations et
tourmenté le génie de tous les grands métaphy-
siciens.
Si je parle ainsi, ce n'est pas assurément que
je veuille faire le sacrifice métaphysique du fini à
l'infini ; j'ai voulu seulement montrer combien il
serait facile de récriminer contre ceux qui nient
systématiquement l'infini, sous le prétexte qu'il
est incompréhensible. Non-seulement l'idée de
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 19
l'infini n'est pas de sa nature une idée incompré-
hensible et négative, mais elle est beaucoup plus
claire que l'idée du fini, mais elle est la seule idée
positive, parce que, seule entre toutes les idées ,
elle n'admet en elle aucune restriction, aucune
condition, aucune négation. Ainsi, en dépit de
tous les arguments des sensualistes et des scep-
tiques pour la mettre en doute , la réalité de l'exis-
tence de l'idée de l'infini dans notre intelligence
est incontestable. Cette réalité deviendra plus évi-
dente encore à mesure que j'avancerai dans la
discussion successive des questions psycholo-
giques et ontologiques relatives aux diverses idées
de la raison, qui toutes ne sont que des points de
vue différents de l'idée d'infini. Mais il ne suffît
pas d'avoir établi la réalité de cette idée au sein
de l'intelligence, il faut la suivre dans toute sa
portée ontologique, il faut nous élever jusqu'à la
contemplation de son objet et en déterminer la
nature.
20 DE LA NATURE
CHAPITRE II.
L'idée de l'infini a pour objet l'être infini. — La vérité de l'existence
de l'être infini est enfermée dans l'idée que nous en avons. —
L'esprit l'aperçoit immédiatement et ne la conclut pas par voie de
syllogisme. — L'idée de l'infini est le fondement de la seule vraie
preuve de l'existence de Dieu. — Par l'idée de l'infini notre intel-
ligence est en rapport continuel avec Dieu. — Universalité de la
croyance en un Dieu infini et souverainement parfait. — Elle a
existé plus ou moins claire dans toutes les religions. — Religion
de l'Inde.-— Religion de la Perse. — Religion de l'Egypte. —
Religion de la Grèce et de Rome. — Toutes les différences reli-
gieuses consistent dans le plus ou le moins de clarté de cette no-
tion universelle du Dieu un et infini. — Définition de l'essence de
l'être infini. — Il contient en lui tout ce qu'il y a de réel et de
positif dans les créatures, soit dans les esprits, soit dans les corps.
— L'être infini ne peut pas plus être conçu comme esprit que
comme corps. — Il n'en contient pas moins en lui tout ce qu'il y
Nous sortons de la psychologie pour entrer
dans l'ontologie. De l'idée de l'infini nous allons
nous élever à son objet, c'est-à-dire à l'être infini
lui-même. Mais comment et par quelle voie? Par
la voie que Descartes et Malebranche nous ont
tracée. Êtres finis et bornés, nous avons en nous,
par le plus merveilleux des prodiges, l'idée de
l'infini. Nous avons cette idée en nous, mais d'où
nous vient-elle? Où avons-nous pu puiser cette
idée qui est tellement au-dessus de nous, qui par
sa grandeur confond à un tel point la petitesse de
•*■
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 21
notre nature? Quelle en est la cause? quel en est
l'original ou l'exemplaire? Cherchons d'abord si
cette cause ne serait pas nous-mêmes , et si cet
exemplaire ne se trouverait pas dans notre propre
nature. Mais comment, êtres finis que nous
sommes, pourrions-nous produire une idée qui
représente l'infini? Comment l'idée de l'infini
pourrait-elle trouver son type, son exemplaire
dans notre nature bornée et imparfaite? N'est-il
pas évident qu'il doit y avoir au moins autant de
réalité efficiente dans la cause que dans l'effet, et
que tout ce qui est dans l'image, dans la repré-
sentation , doit se retrouver dans l'original? Donc ,
en vertu de ce principe d'une évidence incontes-
table et d'une vérité absolue, il faut renoncer à
chercher en nous et dans noire nature la cause
et l'original de l'idée de l'infini. D'après ce même
principe, non-seulement cette idée ne peut venir
de nous-mêmes, mais elle ne peut venir de rien qui
soit fini. Quelque grand qu'on le suppose, quel-
que loin que l'imagination recule ses bornes , c'est
donc hors de notre nature, hors de tout ce qui
est fini , qu'il faut chercher l'exemplaire de l'idée
d'infini. Or, de quelle nature autre que la nature
de l'être infini lui-même pourra-t-elle être le reflet
et l'image? Dira-t-on que , pour expliquer l'exis-
tence de cette idée , il n'est pas besoin de lui don-
ner l'être infini lui-même comme objet immédiat,
22 DE LA NATURE
mais seulement une simple représentation de l'in-
fini? Non-seulement une pareille hypothèse ne
ferait que reculer la difficulté , mais encore elle en
engendrerait de nouvelles tout à fait contradic-
toires, tout à fait insolubles. En effet, si l'objet
de l'idée de l'infini n'est qu'une représentation de
l'infini et non l'infini lui-même , que sera cette
représentation? quelle sera sa nature? Elle devra
être elle-même infinie, car le fini ne ressemble en
rien à l'infini , et par conséquent ne peut le re-
présenter. Il faut que ce qui représente l'infini
soit lui-même quelque chose d'infini ; donc cette
représentation , cette image de l'infini nécessai-
rement devrait être conçue comme infinie , comme
étant un autre être infini ; et dans cette hypothèse
il y aurait plusieurs infinis, supposition absurde et
contradictoire. Si rien de fini ne peut avoir assez
de réalité pour représenter l'infini , c'est une né-
cessité que nous voyions la substance de Dieu en
elle-même. Donc, c'est l'être infini lui-même, et
non une image, une représentation quelconque
de l'infini, qui est l'objet, l'idée de l'infini; et
c'est l'être infini lui-même que nous apercevons
directement présent à notre esprit dans la pensée
que nous en avons. L'idée de l'infini n'est autre
chose que l'aperception de l'être infini, lui-même
objet immédiat de notre raison. L'existence de
l'être infini est renfermée dans l'idée même que
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 23
nous en avons. En résumé, nous avons en nous
l'idée de l'infini ; cette idée ne peut être l'image
ou le produit de notre nature imparfaite et bor-
née; donc elle ne peut venir que de l'être infini
lui-même; donc l'être infini, Dieu existe.
Toutefois il ne faut pas se laisser tromper par
la forme de cette conclusion, sur sa véritable na-
ture ; il ne faut pas croire que nous allions de l'i-
dée de l'infini à son objet par un raisonnement
quelconque. Quelle est la règle suprême à la-
quelle est soumise la valeur de tout raisonnement?
Cette règle est celle-ci : il ne doit rien y avoir de
plus dans la conclusion que dans les prémisses.
Or, si dans la conclusion il ne doit se trouver rien
de plus que dans les prémisses, qu'y aurait-il
dans les prémisses d'une conclusion qui contien-
drait l'infini? Il y aurait nécessairement l'infini
lui-même, sinon la conclusion contiendrait plus
que les prémisses. Mais si déjà les prémisses doi-
vent renfermer l'infini lui-même, il est bien évi-
dent que ce n'est pas par voie de raisonnement et
de conclusion que nous obtenons l'infini, mais par
une aperception immédiate antérieure à toute es-
pèce de raisonnement et de conclusion. Il faut
appliquer à cette proposition : j'ai en moi l'idée de
l'infini, donc l'être infini existe, ce que dit Des-
cartes du : je pense, donc je suis ; ce n'est pas un
2Ï DE LA NATURE
syllogisme, mais une chose connue de soi, une
simple inspection de l'esprit. Nous allons donc
immédiatement, et non par voie de syllogisme,
de l'idée de l'infini à son objet, et la preuve que
je viens de développer, d'après Descartes, n'est
autre chose que la constatation même de laper-
ception directe et immédiate de l'être infini par
notre raison.
Cette preuve, ainsi comprise dans sa portée lé-
gitime et dans sa véritable nature, non-seulement
est vraie, mais est la seule vraie preuve de l'exis-
tence de Dieu, le fondement unique de toute la
théodicée. C'est elle que dans l'histoire delà phi-
losophie on a désignée sous les noms divers de
preuve par l'infini, de preuve à priori, de preuve
métaphysique ou ontologique. Dans un des cha-
pitres les plus remarquables de la critique de la
raison pure, Kant examine toutes les preuves de
l'existence de Dieu ; il les divise en trois classes :
preuve ontologique, preuve cosmologique et
preuve physicothéologique, et il démontre que la
preuve ontologique se trouve toujours, plus ou
moins bien dissimulée, au fond de la preuve cos-
mologique et de la preuve physicothéologique, de
telle sorte qu'en dernière analyse il n'y a qu'une
preuve de l'existence de Dieu, à savoir, la preuve
ontologique. Cette démonstration de Kant, qui,
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 25
en elle-même, est entièrement indépendante de
la conclusion sceptique à laquelle il veut arriver,
nous semble tout à fait concluante, et nous n'hé-
sitons pas à l'accepter.
On parle beaucoup de preuves cosmologiques
et physicothéologiques , comme dit Kant, ou^
comme nous disons, de preuves expérimentales
et à posteriori de l'existence de Dieu ; cependant,
par une considération bien simple, il est facile de
démontrer qu'abandonnées à elles-mêmes, elles
sont nécessairement dépourvues de toute espèce
de valeur. En effet, qu'est-ce que Dieu? c'est l'être
infini; infini en son essence, infini en ses attri-
buts ; il nous est impossible de le concevoir d'une
autre manière. Mais l'expérience ne nous donne
rien qui ne soit fini, relatif, contingent ; comment
donc, par l'expérience, pourrions- nous arrivera
l'être absolu, à l'être infini? Par la contemplation
du monde et de sa grandeur, par la considération
de l'ordre et de l'harmonie qui régnent dans
toutes ses parties , nous pouvons bien arriver à
nous faire l'idée d'un auteur, d'un architecte du
monde, très-grand, très-puissant, très-intelligent,
très-sage ; mais l'expérience ne peut nous con-
duire au delà , et nous élever jusqu'à l'idée de
l'être infiniment grand, infiniment puissant, infi-
niment intelligent, infiniment sage, infiniment
26 DE LA NATURE
bon; en un mot, à l'idée d'un être infini en son
essence, infini en ses attributs. Si telle est l'im-
puissance manifeste et radicale de toute preuve
à posteriori, d'où vient le crédit dont a joui depuis
si longtemps , et dont continue de jouir encore
cette espèce de preuve? D'où vient qu'il est en-
core tant d'esprits qui, par elle, s'imaginent ar-
river jusqu'à Dieu et à ses attributs, et les tien-
nent pour bonnes et concluantes? Cela vient de
ce que ces- prétendues preuves expérimentales
enveloppent toujours, en la dissimulant plus ou
moins bien, la preuve métaphysique. Les parti-
sans des preuves expérimentales annoncent, il est
vrai, la prétention d'arriver à Dieu par l'expé-
rience, mais après avoir plus ou moins longtemps
marché dans cette voie ; après un détour plus ou
moins long, ils reconnaissent que jamais, en la
suivant, ils n'arriveront au but, et reviennent,
sans l'avouer, à la preuve métaphysique qu'ils
avaient d'abord dédaignée. Tel est le secret du
prestige et du crédit des preuves expérimentales;
elles doivent l'un et l'autre à cet artifice, par le-
quel elles s'appuient sur la seule vraie preuve de
l'existence de Dieu, tout en affectant de la rejeter
bien loin comme creuse et chimérique. Nulle
expérience possible ne peut franchir la distance
qui sépare le fini de l'infini ; la raison seule nous
transporte du fini dans l'infini; la raison est donc
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 27
le principe nécessaire de toute vraie preuve de
l'existence de Dieu , etla preuve par l'infini est donc
bien Tunique fondement de toute la théodicée.
Cette preuve est dans la conscience de tous,
puisque dans la conscience de tous est l'idée de
l'infini. Chaque homme voit Dieu, chaque homme
pense Dieu, alors même que des lèvres il le nie,
puisque l'idée de l'infini entre dans toutes les
formes, dans tous les moments de la pensée. L'i-
dée de l'infini nous fait sortir de nous-mêmes et
nous transporte au sein de l'être infini, en même
temps qu'elle est l'expression du rapport perma-
nent qui nous unit avec lui. Elle nous donne im- JUt. X
médiatement l'objet de toute vraie métaphysique,
l'objet auquel tout se rapporte, l'objet duquel
tout dérive. IMais s'il est vrai que tout homme ait
en lui l'idée de l'infini, s'il est vrai que cette idée
ne soit autre chose que la vue même, l'intuition
immédiate de l'être infini, comment expliquer
qu'en tous les temps et en tous les lieux les hom-
mes n'aient pas manifesté la croyance à l'unité et
à l'infinité de Dieu? Comment expliquer que cette
idée de l'unité et de l'infinité de Dieu, loin d'être
une idée de tous les temps, de tous les lieux, de
tous les peuples, apparaisse comme une idée ul-
térieure, comme une idée qui a été, qui est en-
core ignorée d'une foule de peuples, et qui ne
28 DE LA NATURE
s'est développée que lentement dans le monde, à
la suite des progrès de la réflexion et de la science ?
Comment se fait-il que même aujourd'hui cette
idée n'existe encore dans toute sa pureté qu'en un
petit nombre d'intelligences ?
Pour répondre à cette objection, il suffit de re-
marquer la différence entre une notion vague et
confuse et cette même notion éclairée par l'ana-
lyse et par la réflexion. L'idée de l'infini est sans
nul doute dans toutes les intelligences sans excep-
tion. Toutes, à l'occasion du fini, conçoivent l'in-
fini. Considérez toutes les intelligences humaines,
tous les peuples dans leurs aspirations, dans leurs
vagues espérances, dans leurs mystérieuses ap-
préhensions, et vous reconnaîtrez qu'en effet tous
ont eu foi à l'infini, et que tous, d'une manière
plus ou moins pure, ont manifesté cette foi. Mais
si tous les hommes ont conscience de l'infini, tous
ne sont pas capables de se rendre compte de cette
notion de l'infini, de la suivre dans toute sa por-
tée et dans toutes ses conséquences ; de la rap-
porter à son objet, et de définir rigoureusement
cet objet , parce que tous ne sont pas des méta-
physiciens. Telle est la cause pour laquelle les in-
telligences, quoique toutes naturellement en pos-
session de l'idée de l'infini, ont cependant tant
de peine à en faire sortir l'idée claire et nette
..•.•1 .» » •• ... » à*N«rt** *
\ V B I
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 29
d'un Dieu unique et infini ; telle est la cause pour
laquelle elles défigurent cette idée par les plus
misérables et les plus tristes superstitions. Ce-
pendant, même alors qu'elle est le plus défigurée,
et au sein des plus grossières superstitions, on
peut encore la reconnaître. Regardez au fond de
toutes les mythologies, même les plus grossières,
et toujours par derrière et au-dessus de toutes ces
divinités de différents ordres, de différentes fonc-
tions dont elles peuplent la nature, vous voyez
planer l'idée d'une puissance supérieure, qui à
elle seule l'emporte sur toutes les autres divinités,
sur toutes les autres puissances. Tous ces dieux
forment entre eux une sorte de hiérarchie, au
sommet de laquelle apparaît, dans une obscurité
mystérieuse, un être unique plus puissant qu'eux
tous, et qui, plus ou moins vaguement, corres-
pond à cette idée de l'infini, qui est au fond de
toutes les consciences.
Je crois que , à proprement parler, jamais le
polythéisme n'a régné dans le monde, parce que
jamais aucune religion n'a admis et adoré plu-
sieurs dieux indépendants les uns des autres,
égaux les uns aux autres. Tous ces dieux multi-
ples, divers, opposés, qui abondent dans les re-
ligions de l'antiquité, ont leur principe dans un
Dieu unique, être suprême duquel tout sort , au-
30 DE LA NATURE
quel tout retourne. Que l'idée du Dieu suprême
y soit plus ou moins voilée par la multiplicité
des dieux sortis de son sein, et présidant à
toutes les opérations , à tous les phénomènes de
la nature morale et physique, quelle ait pu même
parfois disparaître aux yeux du vulgaire absorbé
par cette apparente multiplicité, je ne le nie pas ,
et il suffit à mon dessein d'établir que l'idée de
l'unité et de l'infini té de Dieu est réellement dé-
posée au fond de toutes les religions. Il est facile
d'en donner la preuve par une revue rapide des
principales théogonies de l'antiquité.
Commençons par la religion de l'Inde '. Nulle
au premier abord ne présente une pareille multi-
plicité de dieux. Les dieux indiens remplissent le
monde, ils animent toutes les parties de la nature,
ils habitent en foule sur les montagnes et dans les
vallées, dans le calice des fleurs , au fond des fl euves ,
dans les abîmes de la mer. Mais tous ces dieux,
mais les trois grandes divinités elles-mêmes qui
constituent la Trinité indienne, Brahma, créateur;
Vichnou, conservateur et sauveur; Siva, des-
tructeur et rénovateur, ne sont que des révéla-
tions, des manifestations de l'être éternel, in-
corporel, invisible, présent partout, substance
1 Consulter l'Histoire des Religions de l'antiquité de Creuzer,
traduite par M. Guignault.
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 31
universelle sortant des profondeurs de son es-
sence pour créer le monde. Cet être unique et
éternel se nomme Brahm, nom qui signifie l'être
subsistant par lui-même. Brahm , disent les livres
sacrés des Indiens , est l'être éternel , l'être par
excellence, se révélant dans la félicité et dans la
joie. Le monde est son nom , son image. Cette
existence première, qui contient tout en soi, est
seule réellement subsistante. Tous les phéno-
mènes ont leur cause dans Brahm ; il n'est limité
ni par le temps ni pas l'espace; il est impéris-
sable , il est lame du monde , l'âme de chaque
être en particulier. Il est l'unité suprême qui
précède, qui embrasse tout, et dans laquelle
tout vient se résoudre. Cette idée de Brahm , pla-
cée ainsi au sommet de la théogonie indienne,
n'est-elle pas l'idée de l'être infini, et tout ce po-
lythéisme apparent ne recouvre-t-il pas la foi à
l'unité et l'infinité de Dieu?
Au premier aspect, la religion des Perses pré-
sente un dualisme qui paraît plus incompatible
peut-être que la multiplicité des dieux indiens
avec l'idée de l'unité et de l'infinité de Dieu.
D'une part, c'est Ormuzd, principe de la lu-
mière, principe de toute pureté et de tout bien;
de l'autre , c'est Ahriman , principe des ténèbres,
principe de toute impureté, de tout vice et de
32 DE LA NATURE
tout mal. Entre ces deux principes il y a une
guerre continuelle. Toutefois cette guerre ne sera
pas éternelle ; car la religion des Perses ne s'est
pas arrêtée à ce dualisme, elle s'est élevée jusqu'à
un principe unique et suprême du sein duquel ce
dualisme est sorti, et dans le sein duquel il doit
retourner et s'absorber un jour pour revenir à
l'unité. Qu'ont pensé les mages de la Perse de la
nature de ce principe suprême? Ce qu'en avaient
pensé les prêtres de l'Inde ; le fond est le même,
la forme seule varie. L'être suprême , en qui
doit se concilier un jour la dualité d'Ormuzd et
d'Ahriman porte le nom d'Akéréné. C'est lui qui
a donné naissance à tous les êtres , en lui repose
l'univers; il est la durée incréée qui n'a point eu
de commencement et n'aura point de fin. Ahri-
man et Ormuzd sont ses premiers nés. Ahriman,
qui était bon comme Ormuzd dans l'origine, est
devenu mauvais par envie ; mais il doit se purifier
un jour, et le monde tout entier purifié , transfi-
guré, doit s'absorber au sein de l'éternel. Cette
conciliation au sein de l'éternel de toute oppo-
sition, de toute division née dans le temps, doit
avoir lieu par l'intermédiaire de Mithra, qui n'est
pas un dieu nouveau distinct d'Akéréné, mais
sa lumière intelligible et son verbe. Ainsi l'Aké-
réné des Perses représente la même idée que le
Bralim des Indiens.
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 33
Soumettons à la même épreuve la religion
égyptienne. Au-dessus de tous ses animaux sa-
crés , de tous ses dieux bizarres et informes,
l'Egypte a aussi placé et adoré un Dieu suprême.
Elle avait des temples sur lesquels étaient gravées
ces paroles rapportées par Phitarque et par Pro-
clus : « Je suis tout ce qui est, tout ce qui a été,
tout ce qui sera. Aucun mortel n'a soulevé mon
voile; le fruit que je porte est le soleil. » Quel est
l'être qui se définit ainsi sur le frontispice des
temples de l'Egypte ? Il est inaccessible dans son
essence; mais il se révèle par trois grandes mani-
festations. D'abord il se révèle comme Amoun,
qui enfante les types et les idées des choses ; en-
suite comme Phthas, c'est-à-dire comme Dé-
miurge, comme l'éternel ouvrier qui réalise ces
idées primitives , qui exécute ces modèles dans
la perfection de son art divin. Enfin il se mani-
feste comme auteur du bien, comme source de
toute vie et de tout bien. Amoun est sa puissance,
Phthas sa sagesse , Osiris sa bonté. Cet être su-
prême dans la langue du peuple prenait d'ordi-
naire le nom d'Osiris, et dans la langue des prê-
tres le nom d' Amoun ou de Knepb. Ainsi l' Osiris
ou r Amoun ou le Kneph des Egyptiens corres-
pond exactement au Brahm des Indiens et à
TAkéréné des Persans.
34 t DE LA NATURE
La même idée est manifeste dans les croyances
religieuses des Grecs ; elle apparaît dès l'origine
dans les sanctuaires obscurs de Dodone et de Sa-
molhrace. On adorait en Samothrace Axiéros
comme l'unité suprême , comme la force primi-
tive, et la source féconde de l'univers et des
dieux qui dérivent de lui par voie d'émanation.
Lorsque les dieux de la Grèce , chantés par les
poètes , eurent pris des attributs et des contours
plus déterminés, lorsque la poésie d'Homère en eut
fait des hommes idéalisés, l'idée représentée par
Axiéros ne se perdit pas cependant au milieu des
progrès de l'anthropomorphisme. Tous les trônes
ne sont pas égaux dans l'Olympe grec; il en est
un plus élevé que tous les autres sur lequel est
assis Jupiter. Jupiter, voilà le grand dieu , le
dieu suprême des Grecs et des Romains. Il est
l'unité suprême , il est la vie universelle , le père
des dieux et des hommes , le maître du ciel et de
la terre , le «oi et le souverain de la nature , le
principe de tout ordre et de toute justice. Tous
les autres dieux ne sont que des personnifications
de ses attributs, des manifestations de sa sub-
stance.
Dans les idées religieuses des Romains Jupiter
joue le même rôle que dans les idées religieuses
des Grecs. Il est le dieu suprême, le dieu très-
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 35
grand et très-bon , en lui réside la majesté su-
prême, et pour temple il a le Capitole. L'idée de
l'unité et de l'infinité de Dieu n'a donc pas plus
manqué à la Grèce et à Rome qu'à l'Inde, à la
Perse et à l'Egypte. En étendant, en approfon-
dissant cette recherche, on arriverait toujours au
même résultat, et partout on retrouverait cette
même idée. Il n'est pas de peuple qui, dans ses
croyances , dans ses symboles , n'ait manifesté
d'une manière plus ou moins obscure; plus ou
moins confuse, sa foi en l'être infini. On peut re-
procher aux religions de l'antiquité d'avoir con-
fondu Dieu avec le monde, d'avoir fait des dieux
avec les attributs détachés de l'Être suprême ;
mais on ne peut les accuser d'avoir entièrement
méconnu l'idée de l'unité et de l'infinité de Dieu.
Ainsi, de l'obscurité qui environne cette idée
dans la plupart des intelligences, on ne peut rien
conclure contre la réalité de son existence; ainsi
l'histoire des religions vient confirmer ce que la
psychologie nous apprend de l'inhérence de l'idée
de l'infini à l'intelligence humaine, en vertu d'une
révélation immédiate de la raison qui éclaire tous
les hommes en tous les temps et en tous les lieux.
Le progrès religieux ne consiste pas à s'élever par
degré à l'idée de l'infinité de Dieu ; car il n'y a pas de
degré par lequel on puisse s'élever du fini à Fin-
36 DE LA NATURE
fini. Après avoir d'abord pendant plus ou moins
longtemps conçu Dieu comme fini, l'humanité n'a
pas commencé un beau jour aie concevoir comme
infini. Éclaircir successivement l'idée de l'infini,
la purifier de tout ce qu'elle exclut, en déduire
tout ce qu'elle renferme, voilà seulement en quoi
consiste le progrès religieux. Cette pensée est
fortement exprimée dans le passage suivant de
M. Cousin : « Dieu est connu par tous les hommes
en tant qu'hommes, depuis l'instant de leur nais-
sance jusqu'à celui de leur mort : connu de tous
également, mais avec plus ou moins de clarté ; le
plus ou moins de clarté est la différence uni-
que qui puisse être entre les conceptions des
hommes S »
Attachons-nous à cette idée de l'être infini qui
nous est révélée parla raison. Bien comprendre
l'être est le premier problème de la pensée philo-
sophique. Comment l'essence de l'être infini doit-
elle donc être conçue? quels sont ses attributs?
quels caractères le distinguent des êtres particu-
liers et finis ? La réponse à toutes ces questions con-
stituerait la théodicée et la métaphysique tout en-
tière ; aussi je ne prétends nullement traiter de
tous les divers attributs de Dieu. Je ne prétends
1 Fragments philosophiques, des vérités absolues.
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 37
pas déterminer en quoi consiste sa providence, sa
prescience, son intelligence, sa liberté, sa bonté,
sa sagesse, ni résoudre tous les problèmes qui
s'élèvent à propos de chacune de ses perfections.
Je veux seulement considérer son essence en op-
position avec les êtres finis, je veux seulement le
considérer comme objet immédiat et unique de
toutes les idées de la raison.
Il n'existe rien au delà de l'être infini : l'être
infini existe seul nécessairement, il est le principe
de toutes les choses qui existent, de tous les êtres
finis et contingents. Il n'est pas seulement la cause
des choses qui existent , il en est la raison et le
fondement. Il renferme éminemment dans son
essence tout ce qu'il y a de réel et de positif dans
toutes les créatures existantes et dans toutes les
créatures possibles. Si dans une seule créature il
existait une seule qualité réelle que Dieu ne con-
tînt pas éminemment dans son essence, où trou-
ver la raison d'exister de cette qualité, où serait
son principe et son fondement? Elle existerait
sans raison d'exister, elle serait comme un effet
sans cause. Si l'être infini renferme nécessaire-
ment en lui tout ce qu'il y a de réel et de positif
dans les créatures, il ne renferme rien de ce qui
les constitue à l'état de créature; il contient tout
ce qu'il y a en elles, sauf les imperfections et les
38 DE LA NATURE
bornes qui les restreignent, les limitent, les dis-
tinguent en des classes, des genres et des espèces.
(( Dieu, ditFénelon dans le paragraphe du Traité
de l'existence de Dieu intitulé : Ce que c'est que Dieu,
est tellement tout être, qu'il a tout l'être de cha-
cune de ses créatures, mais en retranchant la
borne et les imperfections qui la restreignent.
Otez toutes bornes, ôtez toute différence qui
resserre l'être dans les espèces, vous demeurez
dans l'universalité de l'être, et par conséquent
dans la perfection infinie de l'être par lui-
même. »
Mais si l'être infini enferme en lui tout ce qu'il
y a de réel et de positif dans les choses , ne de-
vra-t-il pas contenir en lui tout ce qu'il y a de
réel dans les choses matérielles tout aussi bien que
ce qu'il y a de réel dans les choses spirituelles?
ne devra-t-il pas être conçu lui-même comme
étendu et matériel , comme doué d'une nature
corporelle? L'objection repose sur une confusion
dans les termes qu'il est facile de dissiper. Même,
en admettant avec les Cartésiens l'existence d'une
étendue matérielle, inerte, constitutive des corps,
nous pourrions répondre : Si Dieu contient en lui
le principe de l'étendue et de la matière, il n'en
contient point la borne, et sa nature ne ressemble
en rien à la nature corporelle dont l'essence est la
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 39
limitation. Mais placés au point de vue de Leibnitz,
nous n'admettons en aucune façon l'existence
de Fétendue matérielle inerte de Descartes , ni
un infranchissable abîme entre le monde des es-
prits et le monde des corps. Il n'y a pas dans
T univers d'un côté des esprits, de l'autre des
corps, mais seulement des forces. La force essen-
tiellement agissante, simple, indivisible, telle est
l'unique réalité. Toute existence réelle est con-
stituée par un force, est une force. Les qualités
internes de chacune de ces forces, l'absence ab-
solue ou les divers degrés de conscience, de
liberté, d'intelligence, voilà ce qui les distingue
les unes des autres, voilà ce qui marque leur place
dans l'immense hiérarchie des êtres.
Voilà ce qui sépare les esprits d'avec les corps.
Ainsi, dire que Dieu contient en son essence tout
ce qu'il y a de positif et de réel, soit dans les es-
prits, soit dans les corps, revient tout simplement
à dire que le principe de toutes les forces est con-
tenu dans la force suprême et infinie.
Comme en Dieu se retrouve nécessairement
tout ce qu'il y a dans ces forces, sauf les imper-
fections et les limites, on ne doit pas plus se re-
présenter Dieu sous l'image et le type de cette
force particulière qui constitue l'esprit et le moi
40 DE LA NATURE
que sous l'image et le type de cette autre force
particulière qui constitue la matière et le corps.
Mais si Dieu ne peut être conçu sous le type
particulier et restreint de l'esprit et du moi, de-
vra-t-il être conçu comme destitué de toute con-
science de lui-même et de toute pensée? Non
assurément; car s'il renferme éminemment en lui
tout ce qu'il y a de réel et de positif dans les
créatures, il doit renfermer aussi tout ce qu'il y
a de réel et de positif dans la conscience et dans
la pensée, sauf les bornes et les imperfections. 11
aura donc conscience de lui-même; il pensera
donc; maisil n'aura pas, comme nous, conscience
de lui-même à la condition d'une limite , d'un
non-moi qui nous force à revenir sur nous-mêmes ;
il pensera donc, mais il ne pensera pas comme
nous, mais sa pensée ne connaîtra pas les bornes
et les imperfections de notre pensée. Comment
doit-on se représenter cette pensée sans limites,
adéquate à l'infini et à tout ce que l'infini renferme
d'intelligible? comment nous faire une idée de
cette conscience qui se produit sans opposition
avec un non-moi ? En recherchant tout ce qui est
borne et limite dans notre intelligence, tous les
procédés divers qui résultent de sa limitation
pour les éliminer sévèrement de l'intelligence
sans bornes et sans imperfections. Exclure de
Dieu la pensée , sous prétexte que la pensée ne
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. kl
peut être en lui ce qu'elle est en nous, ce serait le
mettre au-dessous de quelques-unes de ses créatu-
res. En présence d'un tel Dieu, l'homme pourrait
se dresser sur son néant pour lui dire en face : Je
suis plus grand que toi ! Je suis plus grand que
toi; car l'avantage que tu as sur moi, les perfec-
tions par lesquelles tu me dépasses infiniment, tu
n'en sais rien. Je suis plus grand que toi ; car je
connais ma misère et tu ne connais pas ta gran-
deur ; car je sais que tu es infini, et loi-même tu
l'ignores! La supériorité que donne Pascal au ro-
seau pensant sur l'univers qui ne pense pas, il
faut la reconnaître dans toute créature qui pense
sur un Dieu qui ne penserait pas. Donc, l'être
infini, quoique ne pouvant être conçu comme un
esprit au sens où nous le sommes, contient néan-
moins nécessairement en lui ce qu'il y a de réel
dans notre intelligence , comme ce qu'il y a de
réel en toutes choses sous la raison de l'infinité.
Mais une telle définition de l'essence de l'être
infini ne revient-elle pas à dire que Dieu est un
je ne sais quoi qui se trouve également au fond de
toutes les choses, abstraction étant faite de toutes
leurs déterminations particulières? Ce Dieu ne
sera-t-il pas seulement un commune quid, une sorte
de capui mortuum de l'univers? Une telle consé-
quence ne sort nullement du principe que je viens
42 DE LA NATURE
de poser. On peut dire , sans doute , en un cer-
tain sens que Dieu est au fond de toutes les choses
réelles; mais il n'y est pas comme un résidu
nécessaire, toutes les déterminations particulières
des choses étant enlevées ; il y est comme un prin-
cipe essentiel et actif, il y est comme leur com-
muniquant sans cesse tout ce qu'elles ont de
réalité. Placer danâ l'essence de l'être infini la
source de tout ce qu'il y a de réel et de positif
dans les créatures, ce n'est pas transformer Dieu
en une sorte de matière bannale et passive des
choses ; mais c'est rapporter toute réalité à son
vrai et unique principe, c'est donner la plus haute
idée que notre intelligence puisse concevoir de
l'infinité de Dieu et de la dépendance où sont à
son égard toutes les créatures.
Ainsi, cette notion de l'essence de l'être infini
ne porte atteinte à aucune de ses perfections infi-
nies, et seule elle est conciliable, d'une part avec
son infinité, et de l'autre avec l'existence des cho-
ses. Toute autre notion de l'essence de l'être infini
romprait le lien qui unit les choses avec la nature
Dieu, rendrait inexplicable leur existence et leur
conservation, et fermerait à l'intelligence toute
voie légitime pour arriver à la détermination des
attributs de Dieu. Hors de cette idée de l'essence
de Dieu , il n'y a plus que chimères , vaines et
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 43
dangereuses superstitions, ridicule anthropo-
morphisme. Cherchez à concevoir d'une autre
manière l'essence de l'être infini , et il devient
impossible de trouver la raison de l'existence des
choses et de leurs propriétés, et elles ne peuvent
plus apparaître que comme le produit fantastique
d'une volonté sans règle et sans loi, que comme
des choses qui existent sans raison d'exister.
Telle doit être conçue l'essence de l'être infini.
Tout ce qui existe au-dessous de lui n'existe que
par lui et en lui, et, en conséquence, est infini-
ment au-dessous de lui , car il y a une distance
infinie entre l'existence nécessaire essentielle à
l'être infini et l'existence dérivée, l'existence em-
pruntée d'autrui qui emporte avec elle l'idée
d'imperfection et de limitation. Comparés à lui,
tous les êtres finis ne sont que des demi-êtres,
des êtres estropiés, suivant une expression éner-
gique de Fénelon.
L'idée de l'infini , intuition immédiate de l'être
infini lui-même, étant constamment présente à
notre esprit, constamment nous sommes en rap-
port avec l'être infini par la raison, de même que
par nos sens nous sommes constamment en rap-
port avec le monde du fini et du contingent ; c'est
l'être infini, comme je vais le démontrer, c'est tou-
fc DE LA NATURE
joursl être infini que nous apercevons et affirmons
sous une face ou sous une autre, toutes les fois
que nous apercevons et affirmons la cause infinie,
le temps et l'espace infinis, Tordre absolu, la
beauté , la justice absolues, toutes les fois enfin
que quelque chose de nécessaire , d'absolu, d'in-
fini, se révèle à notre intelligence. L'infini est
donc le principe et le fondement de toutes nos
pensées. Quiconque ne remonte pas à ce monde
de l'infini et de l'absolu , principe du monde du
fini et du contingent en fait de réalité, ne dé-
couvre que des ombres, et en fait de lois que des
rapports arbitraires de succession entre les
choses. Toute philosophie qui s'enferme obsti-
nément dans le monde du fini, et par lui prétend
expliquer toutes choses, ne peut rien expliquer et
ne mérite pas le nom de philosophie. Elle res-
semble à ce philosophe indien qui croyait expli-
quer comment la terre se tient suspendue dans
l'espace en la faisant reposer sur le dos d'un
éléphant gigantesque , et l'éléphant à son tour
sur le dos d'une tortue.
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 45
CHAPITRE 111.
Énumération des idées absolues. — Caractère de cette énumération.
— De l'idée de cause absolue. — L'antécédent chronologique de
l'idée de cause absolue est la conscience de notre causalité finie et
contingente. — De l'objet de l'idée de cause absolue. —Il est iden-
tique avec l'objet de l'idée d'être absolu, toute substance étant
cause de même que toute cause est substance. — Les idées de
cause et de substance séparées l'une de l'autre sont des idées abs-
traites, -c- La causalité est l'essence même de l'être infini. —
Toute causalité dérive de la causalité absolue. — De la réalité des
causes secondes. — Les causes secondes ne sont ni indépendantes
ni purement occasionnelles. — Identité de l'idée de cause avec
l'idée d'être infini.
L'idée de l'infini existe incontestablement dans
l'intelligence humaine, et elle a pour objet im-
médiat l'être infini. Nous voulons prouver que
toutes les idées de la raison se ramènent à cette
idée de l'infini , et que toutes ont également pour
objet immédiat l'èlre infini. Passons donc en re-
vue toutes les idées qui portent le caractère de
l'absolu, et montrons qu'en effet elles sont toutes
des faces diverses de l'idée de l'infini, des intui-
tions de l'essence et des attributs de l'être infini.
Mais d'abord , quelles sont ces idées qui portent
le caractère de l'absolu , et quel en est le nombre ?
Quelle est la liste sur laquelle nous devons entre-
prendre ce travail de réduction? Comment nous
46 DE LA NATURE
assurerons-nous qu'elle est complète, et qu'au-
cune de ces idées , omise dans notre examen , ne
viendra s'élever ensuite contre la légitimité de
notre conclusion?
Allons au-devant des objections en détermi-
nant le caractère de la liste des idées de la raison
que nous passerons successivement en revue.
Cette liste n'a et ne peut avoir aucune préteniion
systématique. Toute notre prétention systéma-
tique est dans la réduction des idées qu'elle con-
tiendra à une seule idée , l'idée de l'infini ; ce sera
seulement une liste provisoire, sur laquelle, en
dernière analyse, l'idée de l'infini devra seule de-
meurer. Il ne faut donc pas lui attribuer une va-
leur définitive et une importance systématique
que nous ne lui donnons pas et ne pouvons lui
donner; et si par hasard elle était démontrée
inexacte et incomplète , on ne serait pas en droit
d'en conclure la fausseté de la théorie que nous
allons exposer. Pour prouver la fausseté de cette
théorie, il ne suffirait pas de signaler quelques
omissions dans cette liste, il faudrait prouver en-
core que parmi ces -idées omises , il en est une
seule qui porte le caractère de l'absolu, et cepen-
dant soit irréductible à l'idée de l'infini.
Les idées de cause, d'espace, de temps,
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. kl
(Tordre, de bien, de beau, telles sont les idées
absolues dont nous voulons démontrer l'identité
avec l'idée de l'être infini ; telles sont les seules
idées absolues sur lesquelles il importe de faire
cette démonstration , parce que toutes les autres
y rentrent, et rentrent en conséquence par là
même dans l'idée de l'infini. Peut-être à la pre-
mière vue nous reprochera- t-on d'omettre dans
cette énumération les idées absolues du vrai et
de l'unité. Mais qu'est-ce que l'idée du vrai ab-
solu? Ce n'est pas une idée spéciale; elle n'ex-
prime pas une affirmation particulière de la rai-
son , elle exprime un caractère général de toutes
ses affirmations ; soit que la raison affirme l'être,
soit qu'elle affirme une cause absolue, soit qu'elle
affirme le temps et l'espace ou le bien, etc. , elle
affirme ce qui est vrai , ce qui est vrai d'une ma-
nière absolue. Il n'est donc pas besoin de consi-
dérer à part l'idée du vrai absolu et de la sou-
mettre à un examen particulier. Quant à l'idée
de l'unité absolue opposée à l'idée de la multi-
plicité, elle se confond trop évidemment avec
l'idée d'être absolu pour qu'il soit besoin d'éta-
blir leur identité par une démonstration spéciale.
Qui dit l'être infini dit l'être un par excellence.
Il est contradictoire de supposer l'existence de
deux êtres infinis. Deux êtres infinis se limite-
raient , et en conséquence détruiraient récipro-
*8 DE LA NATURE
quement leur infinité; en outre, l'être infini est
indivisible, il est donc l'unité absolue. Ainsi,
quand nous aurons démontré que les idées de
cause, d'espace, de temps, d'ordre, de bien, de
beau, se ramènent à l'idée d'infini, nous nous
croirons en droit de conclure qu'à proprement
parler l'idée de l'infini est l'idée unique, et l'être
infini l'objet unique de la raison.
Je traiterai successivement de chacune de ces
idées , les envisageant tour à tour sous deux
points de vue , d'abord en elles mêmes , ensuite
dans leur objet ; d'abord au point de vue psycho-
logique, et ensuite au point de vue ontologique.
Je n'insisterai pas également sur chacun de ces
deux points de vue. Sur le point de vue psycho-
logique je serai aussi bref que possible; je ne
m'y arrêterai qu'autant qu'il sera nécessaire pour
préparer la solution ontologique. Ce point de vue
a été traité d'une manière qui ne laisse rien à
désirer ; il a été épuisé dans la réfutation de Locke
par M. Cousin. J'y renvoie pour de plus amples
détails. C'est au point de vue ontologique que je
dois principalement m'attacher.
Après ces courtes remarques sur la marche
que je veux suivre et sur le but que je me pro-
pose d'atteindre, j'entre immédiatement en ma-
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 49
lière, je commence par l'idée de cause absolue,
parce que de toutes les idées absolues elle est
celle qui se ramène le plus facilement et le plus
immédiatement à l'idée de l'infini.
Il faut distinguer entre les diverses causes dont
nous avons l'idée en notre intelligence. D'un
côté nous apercevons par la conscience et nous
découvrons par l'induction des causes particu-
lières , finies, contingentes, des causes qui n'ont
pas en elles-mêmes leur raison d'exister, qui
pourraient être ou ne pas être ; de l'autre , par la
raison , nous concevons une cause première ,
absolue , qui n'a besoin d'aucune autre cause, qui
porte avec elle-même sa raison d'exister. C'est
de la conscience et de l'expérience que relève la
connaissance des causes contingentes ; mais c'est
de la raison seule que relève la connaissance de
la cause absolue. D'après cette grande loi de
notre nature intellectuelle qui nous condamne à
passer par le fini pour aller à l'infini , la connais-
sance de ces causes contingentes , qu'on a parfai-
tement appelées causes secondes , est l'antécédent
nécessaire de l'aperception de la cause première
et absolue. Mais quelle est la cause seconde dont
la connaissance est en nous l'antécédent de 1 a-
perception de la cause absolue? Il importe de
rechercher quel est cet antécédent pour arriver
4
50 DE LA NATURE
à la détermination de l'objet de l'idée de cause
absolue , et démontrer son identité avec l'objet
de l'idée d'infini. En d'autres termes, quelle est
la première cause finie et contingente qui nous
soit connue ? Nous est-elle donnée par le spec-
tacle du monde extérieur ou par la conscience ?
Elle ne peut nous être révélée par le spectacle du
monde extérieur ; car, comme bien des fois on l'a
fait remarquer, que nous attesterait l'observa-
tion du monde extérieur si elle était réduite à
elle-même, si nous n'y transportions des données
empruntées à la conscience? Elle nous découvri-
rait des changements , des vicissitudes, des phé-
nomènes qui se produisent à la suite les uns des
autres ; elle nous montrerait des rapports de suc-
cession, mais point de rapports de causalité.
Quand nous contemplerions éternellement de la
sorte le cours des phénomènes dans le monde
extérieur, nous n'y verrions rien de plus , nous
ne pourrions y puiser l'idée d'une seule cause.
Si donc nous jugeons qu'entre les phénomènes
qui se produisent et se succèdent dans le monde
extérieur il n'y a pas seulement des rapports de
succession, mais des rapports de causalité; si
nous nous efforçons de nous élever jusqu'à la
connaissance des causes de ces phénomènes, c'est
que préalablement nous avons puisé à une autre
source l'idée de cause pour la transporter ensuite
DE LA RATSON IMPERSONNELLE. 51
par induction dans le monde extérieur. L'im-
puissance du monde extérieur à susciter l'idée
de cause en notre intelligence étant manifeste, il
faut chercher ailleurs l'origine de cette première
notion de cause à la suite de laquelle notre raison
conçoit nécessairement la cause absolue. Où la
trouver, sinon au dedans de nous et dans la con-
science que nous avons de la causalité qui nous
est propre? La conscience, telle est la source à
laquelle nous puisons pour la première fois l'idée
de cause que par induction nous transportons
ensuite hors de nous et appliquons aux phé-
nomènes du monde extérieur. En vain entre-
prendrait-on de chercher ailleurs une autre source
d'où elle pût dériver.
C'est en nous et seulement en nous que nous
puisons d'abord l'idée de cause. En effet, 1 ame
ne se manifeste à elle-même que par l'énergie
qui lui est propre, elle ne se connaît elle-
même que comme une force , comme une cause.
Pour se connaître, il faut qu'elle se distingue
de ce qui n'est pas elle , il faut qu'elle s'oppose
au non-moi; or, pour se distinguer de quelque
chose, pour s'opposer à quelque chose, il faut
agir et réagir, il faut être force , il faut être
cause. M. Maine de Biran a ainsi démontré
que l'âme est active , non pas accidentellement
52 DE LA NATURE
dans certains faits , dans certaines circonstances ,
comme dans les déterminations de la volonté,
mais essentiellement. L'âme est active dans l'in-
telligence et dans la sensibilité même , et non pas
seulement dans la volonté, puisque rien ne peut
arriver à la conscience sans que l'âme se dis-
tingue du non-moi , s'oppose au non-moi , sans
qu'elle agisse et réagisse. Ainsi l'essence de l'âme
étant l'activité ou la causalité, l'âme, par là même
qu'elle se connaît, se connaît directement comme
une cause agissante. Donc c'est dans la con-
science que nous avons de nous-mêmes et de
notre activité essentielle que nous puisons pour
la première fois l'idée d'une cause finie et limi-
tée. Puisée primitivement dans la conscience,
l'idée de cause garde la marque de son origine,
comme l'atteste l'observation des premiers déve-
loppements de l'individu et l'histoire des pre-
miers développements de l'humanité. En effet,
si l'on considère les caractères que l'individu et
l'humanité enfants attribuent aux causes dont ils
placent l'action dans le monde extérieur, on re-
marque qu'ils se représentent d'abord ces causes
à l'image de la seule cause qui nous est immé-
diatement connue, à l'image de la cause que
nous appelons le moi. Le sauvage s'explique tous
les phénomènes de la nature par l'action de
causes bienveillantes ou malveillantes semblables
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 53
à sa volonté. L'enfant place de même dans les
objets qui l'entourent des volontés semblables à
la sienne, et voilà pourquoi il s'irrite contre la
pierre qui Ta frappé. Cette erreur naïve de l'en-
fant et du sauvage est un argument puissant en
faveur de l'origine qu'avec Maine de Biran nous
venons d'assigner à l'idée de cause. Il est impos-
sible de méconnaître le berceau de cette idée aux
traces si vives qu'elle en conserve longtemps en-
core après qu'elle en est sortie. Ainsi la première
cause limitée, contingente, qui nous soit donnée,
c'est nous-mêmes, et c'est à son occasion que
notre raison conçoit la cause absolue, tout comme
c'est à l'occasion de notre être fini qu'elle conçoit
l'être infini. C'est l'idée de notre causalité finie
et limitée qui est l'antécédent chronologique de
l'idée de la causalité absolue ; elle en est insépa-
rable; il ne nous est pas possible de penser à
Tune sans penser à l'autre ; mais elle en est dis-
tincte. Si notre causalité finie est l'antécédent
chronologique de la causalité absolue , la causa-
lité absolue en est à son tour l'antécédent logique.
Notre causalité finie n'existant pas par elle-même,
elle est dérivée , elle découle de la causalité ab-
solue qui en est la source et le fondement. Au
point de vue de la réalité , c'est donc la cause
absolue qui précède toutes les causes contin-
gentes, puisque c'est d'elle que dérive cette por-
54 DE LA NATURE
tion de causalité qui leur a été déléguée et dont
elles sont les fragiles dépositaires.
Mais quelle est cette causalité primitive , in-
finie, absolue que conçoit notre raison? quel en
est le rapport avec l'être infini que conçoit cette
même raison? correspond-eile à un autre objet
dans la réalité que l'idée de l'être infini? Le rap-
port de l'objet de la notion de cause absolue avec
l'objet de la notion d'être infini est un rapport
d'identité. La cause absolue est identique avec
l'être infini. Soit que la raison conçoive une
cause au delà de laquelle il n'y a rien , soit qu'elle
conçoive un être existant par lui-même , toujours
elle conçoit un seul et même objet.
Dans la réalité, les deux idées de substance et
de cause ne sont qu'une seule et même idée. Il
nous est impossible de séparer l'idée de cause de
l'idée de substance ; il nous est impossible de con-
cevoir une cause qui ne soit pas substance, et
une substance qui ne soit pas cause. Nous pui-
sons la première idée de substance dans la seule
substance que nous connaissons immédiatement,
c'est-à-dire en nous-même, et cette première
substance^ qui nous est immédiatement donnée
par la conscience, devient le type d'après lequel
nous concevons nécessairement la nature de tou-
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 55
tes les autres substances, soit des substances fi-
nies, soit de la substance infinie. Or, quelle est la
nature de cette substance que la conscience nous
révèle? Je viens de le dire, c'est une cause, une
force essentiellement agissante; le moi ne nous
est connu ou plutôt ne se connaît lui-même que
comme étant à la fois cause et substance, c'est-à-
dire comme une force qui a l'activité, la causalité
même pour essence. Voilà ce que la conscience
nous atteste sur la nature du moi. Il nous est im-
possible, sans rejeter le seul point d'appui que
l'expérience donne à notre induction, et sans ou-
vrir le champ à toutes les hypothèses les plus
chimériques, de nous représenter les substances
dont le monde extérieur se compose autrement
que comme des forces essentiellement agissantes,
qui, à la différence de la force moi, ou ne sont
pas douées de conscience et d'intelligence, ou
bien en sont douées à un degré inférieur.
Mais si, dans la réalité, toute substance est une
force essentiellement agissante, d'où vient la dis-
tinction de ces deux idées de cause et de sub-
stance, et quelle est la valeur de l'une séparée de
l'autre? L'idée de cause séparée de l'idée de
substance est une abstraction; et l'idée de sub-
stance séparée de l'idée de cause est une autre
abstraction. La considération exclusive des deux
56 DE LA NATURE
points de vue divers que présente le développe-
ment d'une force engendre ces deux abstractions.
En effet, la substance est la force, considérée
sous un certain point de vue et en un certain mo-
ment; la cause est aussi la force, mais la force
considérée sous un autre point de vue et dans un
autre moment de son développement. Ces deux
moments, que l'esprit peut distinguer dans le dé-
veloppement d'une force, sont le moment qui
précède l'acte et celui qui l'accompagne. Si vous
considérez exclusivement la force comme cause
en puissance, c'est-à-dire antérieurement à ce
qu'elle produise l'acte, vous avez le point de vue
qui engendre l'idée abstraite de substance ; si, au
contraire, vous considérez la force au moment
même de l'action produite, la force en acte, alors
vous avez le point de vue qui engendre l'idée
abstraite de cause. Mais dans la réalité ces deux
points de vue se confondent ; ils ne sont que des
faces diverses de la force essentiellement agis-
sante, qui est la seule vraie réalité.
Telle aussi nous devons concevoir la nature de
l'être infini. De même que les êtres finis, il doit
être cause, en tant que substance, et substance en
tant que cause. Non seulement e'est en lui que
réside la causalité suprême et absolue, mais en-
core cette causalité est son essence même. L'être
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 57
infini, c'est la force, la puissance, la causalité in-
finie. Si vous séparez en lui la causalité de la sub-
stantialité, vous en faites un Dieu abstrait, un
Dieu inerte et mort. L'être infini a donc pour es-
sence la causalité infinie. Il est la source unique
et suprême d'où découle toute causalité, comme
il est la source unique et suprême d'où dérive
toute substantialité.
Mais si toute causalité est une dérivation de la
causalité infinie, que devient la réalité et l'effica-
cité des causes secondes? Comment sera-t-il pos-
sible d'expliquer cette causalité propre, cette li-
berté dont la conscience nous atteste l'existence
en nous? Ne faudra-t-il pas considérer, avec Ma-
lebranche, les causes secondes comme de simples
occasions, à propos desquelles intervient et agit
la seule cause réelle, la seule cause vraiment ef-
ficiente, Dieu? Cette question n'est qu'une des
nombreuses formes du problème de la concilia-
tion de l'existence du fini avec l'existence de l'in-
fini, que déjà j'ai signalée comme le plus grand
problème de toute métaphysique. Ce n'est pas
seulement à l'occasion de la causalité infinie qu'il
s'élève; il s'élève tout aussi bien à propos de
l'être infini, de l'espace infini, du temps infini, de
l'ordre absolu, du bien, du beau absolu, à pro-
pos de toutes les notions de la raison ; il est au
58 DE LA NATURE
fond de la théorie de la raison impersonnelle tout
entière. Je dois donc en ajourner la discussion
spéciale et approfondie; toutefois j'anticiperai
dès à présent sur le résultat de cette discussion,
en remarquant que la dérivation des causes se-
condes d'une même source, à laquelle elles em-
pruntent tout ce qu'elles ont en elles de causalité,
ne détruit pas leur réalité et leur efficacité en un
certain degré, en une certaine mesure, et ne les
réduit pas nécessairement à n'être que des occa-
sions à propos desquelles, suivant des lois géné-
rales, Dieu, seule cause réelle et efficiente, in-
terviendrait directement. La causalité qui leur
appartient est, il est vrai, une causalité dérivée,
empruntée; mais elle leur est devenue propre,
par suite de la communication qui leur en a été
faite; mais elle a acquis une certaine indépen-
dance, par suite de la détermination particulière
dans laquelle elle se trouve engagée. Un lien né-
cessaire, un lien que la raison ne peut concevoir
rompu, même un seul instant, unit cette causalité
dérivée à la source première de laquelle elle dé-
coule ; mais de ce qu'elle est unie avec elle , il
n'en résulte pas qu'elle se confonde avec elle.
Cette causalité dérivée constitue à son tour une
autre source, un autre centre, duquel partent
certains effets, certaines actions, qui se rappor-
tent directement à elle, et seulement d'une ma-
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 59
nière indirecte à la cause suprême et absolue.
Les causes secondes ne subsistent donc pas par
elles-mêmes ; elles ne sont pas indépendantes, et
cependant elles ne sont pas purement occasion-
nelles. Les considérer comme agissantes par elles-
mêmes, comme indépendantes, ou bien comme
purement occasionnelles, c'est tomber en deux
excès opposés, au milieu desquels nous croyons
que se trouve la vérité. Mais nous ne devons pas
développer ici davantage des considérations sur
lesquelles il faudra revenir en traitant la ques-
tion plus générale des rapports de l'être infini
avec les êtres finis, ou, en d'autres termes, des rap-
ports de Dieu avec l'homme et le monde. De cette
détermination de l'objet de l'idée de cause abso-
lue, concluons donc l'identité de l'idée de cause
absolue avec l'idée d'infini. Dans le sentiment que
nous avons de notre propre nature, la substance
se révèle à nous comme force, c'est-à-dire comme
cause. Séparées l'une de l'autre, les deux idées de
substance et de cause ne sont que des idées abs-
traites. Toute substance est cause, de même que
toute cause est substance ; une causalité finie et
contingente est l'essence même de notre nature
finie et contingente. La causalité absolue est l'es-
sence même de l'être infini ou absolu. Être ab-
solu, cause absolue, premier être et première
cause, sont des termes parfaitement synonymes.
60 DE LA NATURE
Donc, lorsque la raison affirme l'être qui existe
par lui-même, ou bien la cause première qui se
suffit à elle-même, elle affirme deux choses iden-
tiques, elle aperçoit un seul et même objet, l'être
infini.
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 61
CHAPITRE IV.
De l'idée d'espace. — De ses caractères. — De son antécédent. — De
l'objet de l'idée d'espace. — Exposition des principales opinions sur
la nature de l'espace. — Opinion vulgaire. — Opinion de Descartes.
— Opinion de Leibnitz. — Opinion de Newton, de Clarke, de Ma-
lebranche, de Fénelon. — Opinion de Kant. — Critérium à l'aide
duquel on doit juger de la vérité ou de la fausseté de ces diverses
opinions sur la nature de l'espace.
L'existence de l'idée absolue d'espace dans la
conscience n'est pas moins évidente que l'idée
absolue de cause. Notre raison conçoit un espace
infini au sein duquel toutes choses sont placées.
Elle conçoit cet espace comme nécessaire et ab-
solu; elle peut comprendre que tous les corps un
jour soient anéantis, mais non l'espace au sein
duquel ils sont placés. Elle le conçoit comme in-
fini, c'est-à-dire comme excluant d'une manière
absolue, et non pas seulement au regard de notre
imagination, l'idée de toute limite. Il faut répéter
ici sur l'infinité de l'espace la même remarque
que j'ai faite sur l'infinité de l'être. Ce n'est pas
de l'impuissance de notre imagination à le ter-
miner par une limite dernière que nous con-
cluons l'infinité de l'espace : une telle conclusion
serait illégitime. En effet , en vertu de quel prin-
62 DE LA NATURE
cipe pourrions-nous conclure avec certitude que
l'espace n'a pas de limites, parce que notre ima-
gination ne peut se les représenter, parce que
notre esprit ne peut les atteindre? Cette infinité
ne se révèle pas à nous successivement par suite
de l'addition et de la généralisation progressive
d'étendues particulières et limitées, elle se dé-
couvre à priori tout à la fois et tout d'un coup à
la raison. Lorsque la raison pense à l'espace,
elle voit actuellement que son objet est infini ; elle
ne voit pas qu'il est infini parce qu'elle ne peut
en trouver le terme , mais au contraire c'est parce
qu'elle le sait infini qu'elle juge que jamais elle
ne pourra en découvrir le terme. L'espace que
nous concevons est donc infini , absolu.
Suivant la loi générale que nous avons posée
en commençant, la conception de l'espace ab-
solu et infini a pour antécédent en notre esprit
quelque chose de fini et de contingent. C'est à
l'occasion de notre substantialité et de notre cau-
salité finie que nous concevons l'être et la cause
infinis; à quelle occasion concevons -nous l'es-
pace infini? Cet antécédent de la notion d'espace
n'est pas un fait de réflexion, un fait purement
subjectif. Dans nous-mêmes et dans le sentiment
que nous avons de nous-mêmes , il n'y a rien qui
nous suggère l'idée de l'espace infini. Réduits au
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 63
pur sentiment de nous-mêmes, nous demeure-
rions dans une ignorance éternelle de l'existence
de l'espace. C'est dans un autre ordre de faits ,
dans l'ordre des faits de la perception extérieure
matérielle , dans l'idée d'une étendue matérielle
limitée , dans l'idée de corps que se trouve l'an-
técédent que nous cherchons. L'idée d'une éten-
due limitée nous étant donnée par les sens , aussi-
tôt notre raison conçoit l'espace infini. Entre ces
deux faits il y a une connexion tellement étroite
et une succession tellement rapide , qu'on la
prendrait pour une simultanéité. Mais quelque
rapide que soit cette succession, c'est l'idée du
corps qui précède, et il faut que nos sens soient
entrés en exercice pour que notre raison conçoive
l'espace. L'idée d'une étendue finie et limitée est
donc l'antécédent chronologique de l'idée d'es-
pace; mais, à son tour, l'idée d'espace en est
l'antécédent logique. En effet, dans l'ordre de la
réalité, l'étendue suppose évidemment l'espace ;
il est impossible de concevoir une étendue quel-
conque , si petite qu'on l'imagine, en dehors de
l'espace , et qui n'ait l'espace pour fondement.
Ainsi, au point de vue de la connaissance, c'est
toujours le fini qui précède l'infini, et au point de
vue de la réalité, l'infini qui précède le fini.
Les caractères de l'idée d'espace étant déter-
64 DE LA NATURE
minés , il faut rechercher quelle est la nature de
cet espace conçu par la raison, quel est l'objet au-
quel dans la réalité correspond l'idée que nous en
avons. Quelle est la valeur objective de cette no-
tion universelle et nécessaire d'un espace infini?
Cet espace au sein duquel nous nous représentons
tous les phénomènes extérieurs est-il quelque
chose de réel en dehors de nous? est-il une sub-
stance, un attribut, un rapport, ou bien n'est-il
qu'une forme, qu'une chimère de notre esprit?
Telle est la question. Je n'invente pas cette ques-
tion, elle se présente naturellement à l'esprit de
quiconque médite sur la vraie nature des choses ; il
est impossible de spéculer sur l'infini, sur Dieu,
sur l'univers même, sans arriver à la question
que je viens de poser. Elle entre donc nécessai-
rement dans la série des questions dont la méta-
phvsiqueoul'ontologiesecompose. Aussi tient-elle
sa place dans l'histoire de la philosophie, où elle
a été plus d une fois discutée et résolue en des
sens envers par de grands métaphysiciens. Toutes
les diverses solutions dont elle est susceptible se
sont produites dans la philosophie moderne, et
ont été défendues ou combattues par Descaries ,
Leibnitz, Newton, Clarke et Kant. Exposons suc-
cessivement ces diverses solutions, puis nous re-
chercherons si parmi elles il n'en est pas une
qui seule est vraie, qui seule peut rendre compte
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 65
des caractères avec lesquels la raison conçoit
l'espace,
Toutes les opinions sur la nature de l'espace
peuvent se résumer ainsi : L'espace est distinct
du monde et de Dieu ; il existe par lui-même ;
L'espace se confond avec l'étendue matérielle;
l'espace n'est pas une réalité, mais seulement la
propriété, l'attribut d'une réalité; l'espace n'est
qu'un rapport entre les choses ; l'espace n'a au-
cune espèce de réalité , il n'est qu'une idée , une
forme de notre esprit.
Exposons rapidement chacune de ces solutions
en les développant.
La première solution doit être attribuée aux
philosophes qui, comme les philosophes écossais,
se sont bornés à affirmer la réalité de l'espace ,
sans chercher à déterminer en quoi consiste cette
réalité. On peut dire qu'elle représente aussi
l'opinion du vulgaire sur la nature de l'espace.
En effet , en général les hommes qui n'ont pas
réfléchi sur cette question conçoivent l'espace
comme n'étant précisément ni une substance ni
un attribut, mais néanmoins comme existant par
lui-même, comme ayant une réalité propre ; ils
se le représentent comme le contenant de toutes
5
66 DE LA NATURE
les substances et de tous les attributs, comme le
récipient, le cadre dans lequel toutes les choses
sont placées; ils lui accordent une réalité dis-
tincte de Dieu et distincte du monde , sans dé-
terminer en quoi consiste cette réalité.
L'opinion qui confond l'espace avec l'étendue
matérielle appartient à Descartes. C'est l'éten-
due, selon Descartes, qui est l'essence de la ma-
tière, comme la pensée est l'essence de l'esprit.
La matière consiste dans la seule extension , et
en conséquence elle se confond avec l'espace;
elle est identique à l'espace : c'est là ce que Des-
cartes exprime clairement dans le passage sui-
vant : a Les mots de lieu et d'espace ne signifient
rien qui diffère véritablement du corps que nous
disons être en quelque lieu , et nous marquent
seulement sa grandeur, sa figure et comment il
est situé dans les autres corps. » (2e partie des
Principes.) Si l'espace et l'étendue matérielle
se confondent , l'étendue matérielle et l'univers
qu'elle constitue ne sauraient avoir de limites.
Descartes admet cette conséquence; il affirme
qu'il est impossible d'assigner un terme à l'uni-
vers , de marquer un point au delà duquel l'éten-
due matérielle ne s'étende pas. Toutefois il n'af-
firme pas que le monde est infini, mais seulement
qu'il esrindéfmi, et il déclare réserver le terme
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 67
d'infini à la nature divine. Descartes s'appuie
sur cette conception de la nature de l'espace pour
nier l'existence du vide. Il n'y a point de vide dans
l'univers , c'est-à-dire il n'y a pas d'espace dans
lequel il n'y ait pas de substance , car la substance
matérielle n'étant que l'extension ou l'étendue ,
pour qu'il y eût du vide il faudrait qu'il y eût
un lieu sans étendue. Or, comme l'étendue est
sans limites , comme l'étendue est partout , nulle
part le vide ne peut exister dans l'univers.
Cette opinion de Descartes sur la nature de
l'espace diffère par la forme de l'opinion de
Locke, mais au fond elle est identique. L'un et
l'autre par des voies différentes ont été conduits
à confondre l'espace avec le corps ou l'étendue
matérielle.
C'est Leibnitz qui a défini l'espace un simple
rapport entre les choses; son opinion se rap-
proche de celle de Descartes en ce sens qu'il ne
considère pas l'espace comme distinct de l'en-
semble des choses existantes, comme distinct de
l'univers; elle en diffère en ce qu'au lieu d'iden-
tifier l'espace avec les choses elles-mêmes , il en
fait un simple rapport entre les choses. Selon
Leibnitz, l'espace n'est pas quelque chose de
réel ; ce n'est pas Dieu lui-même ni un quelconque
68 DE LA NATURE
de ses attributs; ce n'est pas l'univers, mais seu-
lement un rapport que l'esprit découvre entre les
choses. Voici comment lui-même formule son
opinion dans un passage de sa polémique contre
Clarke au sujet de cette même question :
a Les hommes arrivent à se former la notion
d'espace de la manière suivante : Ils considèrent
que plusieurs choses existent à la fois , et ils y
trouvent un certain ordre de coexistence. C'est
cet ordre de coexistence qui constitue leur situa-
tion ou leur distance. Quand parmi ces choses
il en est une dont le rapport change avec une
multitude d'autres choses qui continuent de gar-
der entre elles les mêmes rapports, et qu'une
chose nouvelle vient à acquérir ce rapport que la
première avait auparavant avec les autres, on dit
qu'elle est venue à sa place, et on appelle ce chan-
gement un mouvement.... Ce qui fait voir que
pour avoir l'idée de place et par conséquent de
l'espace, il suffit de considérer ces rapports
entre les choses coexistantes et les règles de
leurs changements, sans avoir besoin en aucune
façon de se figurer une réalité quelconque en
dehors des choses qu'on étudie1.
Dans les nouveaux essais sur l'entendement
1 Corresp. de Leibnitz et de Clarke, Édit. Charp., 2e v., p. 453.
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 69
humain (liv. II, ch. 15, art. 17), il définit l'es-
pace , un ordre , un rapport non-seulement entre
les existants , mais encore entre les possibles
comme s'ils existaient , un ordre dont Dieu est
la source. Il le définit ailleurs en d'autres termes :
L'ordre des coexistences possibles , de sorte que
cet ordre cadre non-seulement à ce qui est ac-
tuellement , mais à ce qui pourrait être mis à la
place (réplique aux réflexions de Bayle).
9
L'espace, selon Leibnitz, n'est donc qu'un
ordre de choses qui existent ou peuvent exister
ensemble , abstraction faite de toutes leurs ma-
nières d'exister. L'espace étant un simple rap-
port de coexistence entre les choses , si les
choses venaient à être anéanties, leur rapport
de coexistence et par conséquent l'espace serait
au même instant anéanti. Leibnitz a lui-même
hautement avoué cette conséquence en disant :
Il n'y a point d'espace ou il n'y a point de matière1.
C'est contre Clarke que Leibnitz soutenait cette
opinion sur la vraie nature de l'espace. Exposons
maintenant l'opinion que Clarke opposait à celle
de Leibnitz.
Déjà le germe de cette opinion remarquable se
1 Corretp. de Leibnitz et de Clarke. Édit. Charp., 2e v», p. 4C2.
70 DE LA NATURE
trouvait dans ce passage des principes mathé-
matiques de Newton que Clarke cite lui-même :
Deus non est œternitas vel inftnitas, sed œternus et
infinitus ; non est duratio vel spatium , sed durât et
adest. Durât semper et adest ubique et existendo sem-
per et ubique durationem et spatium constituit. Dieu
en étant partout et toujours constitue le temps et
l'espace , telle est la pensée que Clarke a déve-
loppée et défendue contre Leibnitz. S'il est arrivé
à Newton de confondre l'espace incréé, absolu et
infini, avec l'étendue matérielle et créée, Clarke
ne me semble pas être tombé dans cette confu-
sion . On ne peu t pas davantage reprocher à Clarke
d'avoir fait de l'espace le sensorium de Dieu.
Qu'est-ce que l'espace , selon Clarke ? L'espace
n'est pas une substance , un être infini et éternel ,
mais une propriété ou une suite de l'existence
d'un être infini et éternel. L'espace infini est
l'immensité, mais l'immensité n'est pas Dieu. Ce
n'est pas Dieu lui-même. Ce n'est pas une sub-
stance, mais un attribut; et comme il est l'attri-
but d'un être nécessaire et infini, il participe
lui-même à son infinité et à sa nécessité. L'es-
pace est immuable, infini, éternel; s'il n'était
pas un attribut de Dieu , il s'ensuivrait qu'en de-
hors de Dieu il y aurait quelque chose d'éternel
et d'infini; mais l'espace n'étant qu'une suite
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 71
de son existence sans laquelle il ne serait pas
éternel et présent partout , de l'éternité et de l'in-
finité de l'espace, il ne résulte pas qu'il y ait
quelque chose de nécessaire et d'infini en dehors
de l'être infini1.
Par suite de cette définition de la nature de
l'espace , Clarke comme Descartes se trouve con-
duit à nier la possibilité de l'existence d'un es-
pace vide. Il n'y a pas, dit-il, d'espace vide,
d'espace imaginaire , comme souvent on le sup-
pose. En effet, l'espace destitué de corps est
une propriété de la substance infinie qui est
présente dans l'espace vide. Supposer qu'il y a
un espace vide là où il n'y a pas de corps , c'est
croire que l'espace est borné par les corps , tan-
dis que l'espace existe également dans les corps
et hors des corps. L'espace n'est pas dans les
corps; mais les corps étant eux-mêmes renfer-
més dans l'espace, ils sont bornés par leurs pro-
pres dimensions. L'espace , dit-il encore , n'est
pas un attribut sans sujet; car, par cet espace,
nous n'entendons pas un espace où il n'y a rien,
mais un espace sans corps. Dieu est certainement
présent dans tout l'espace ; donc , à proprement
parler, il n'y a pas d'espace vide2.
1 Corresp. de Leibnitz et de Clarke. Édit. Charp., 2e v., p. 429.
a Corresp. de Leibnitz et de Clarke. Édit. Charp., 2e v., p. 440.
72 DE LA NATURE
De cette conception de la nature de i'espace
Clarke déduit immédiatement une preuve de
l'existence de Dieu dont la forme lui appartient.
L'espace est nécecsaire et infini, et il n'est pas une
substance, il est un attribut; il est donc l'attribut
d'une substance nécessaire et infinie. En d'autres
termes, nous ne connaissons pas les substances
en elles-mêmes, mais seulement par leurs attri-
buts ; et c'est par leurs attributs que nous jugeons
de leur nature. Or, l'espace est une attribut infini
et nécessaire ; donc, l'idée de l'espace révèle à
priori à toutes les intelligences l'existence d'un
être infini et nécessaire, puisque toutes les intel-
ligences ont l'idée d'un espace nécessaire et infini.
Malebranche etFénelon ont conçu de la même
manière la nature de l'espace.
Malebranche , après avoir distingué l'étendue
intelligible infinie de l'étendue matérielle finie, la
définit ainsi : « L'étendue intelligible est éter-
nelle, immense, nécessaire; c'est l'immensité de
l'être divin1. » Dans les Entretiens métaphysiques
il dit : « Les esprits sont dans la raison divine, et
les corps sont dans son immensité; » et d'une
manière plus expressive encore : (( Le lieu de sa
substance est sa substance même 2. »
1 Méditations chrétiennes, neuvième méditation.
2 Huitième entretien met., p. 7.
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 73
Fénelon a développé la même opinion dans le
chapitre sur l'immensité du traité de l'existence
de Dieu. Il fait résider dans l'essence de Dieu
tout ce que l'étendue a de positif; c'est-à-dire l'é-
tendue sans rien de ce qui la limite, car l'étendue
avec une limite constitue la nature corporelle,
tandis que l'étendue sans limite constitue l'im-
mensité, qui seule convient à l'être infini. Ainsi,
selon Newton et Clarke , selon Malebranche et
Fénelon, c'est Dieu qui est le substratum de l'es-
pace ; l'espace est l'immensité de l'être divin.
Enfin je termine cette énumération en rappe-
lant l'opinion de liant, qui diffère profondément
de toutes les autres. Selon Kant, l'espace n'est ni
une substance, ni une propriété, ni un rapport
des choses ; il n'est rien de réel en dehors de la
pensée qui le conçoit. Il n'a de réalité que comme
une forme de la pensée, que comme une condi-
tion subjective de la sensibilité. Nous ne pouvons
percevoir un phénomène sensible quelconque,
sans le placer au sein de l'espace. De cette né-
cessité où nous sommes de placer tout corps dans
l'espace, Kant tire cette conclusion, que l'espace
est une pure forme de la sensibilité, à travers la-
quelle passent nécessairement les intuitions sen-
sibles qui toutes en subissent l'empreinte. Ainsi,
selon Kant, l'espace n'est pas une substance ; il
74 DE LA NATURE
n'adhère aux choses ni comme condition ni
comme propriété, et il n'a aucune espèce de réa-
lité., abstraction faite de notre intuition sensible.
Il ne faut pas confondre l'opinion de Kant avec
celle de Leibnitz. L'espace, il est vrai, selon
Leibnitz, n'est qu'un rapport aperçu par l'esprit
entre les choses ; mais ce rapport a une certaine
valeur objective, puisqu'il existe indépendamment
de l'esprit qui le perçoit; les choses, en effet,
continuent à coexister, soit que nous apercevions
ou nous n'apercevions pas leur coexistence. Ainsi,
l'espace de Leibnitz n'est pas une pure forme de
la pensée, et en tant que rapport réel des choses
entre elles, il a encore une certaine valeur objec-
tive, une certaine réalité en dehors de notre es-
prit, qui le conçoit. Il n'en est pas de même de
l'espace de Kant : il n'a aucune espèce d'existence
soit comme réalité, soit comme attribut, soit
comme rapport en dehors de la pensée qui le con-
çoit; il est une pure forme de notre intelligence,
une forme nécessaire, inhérente à la constitution
au travers de laquelle elle perçoit toutes choses.
Je ne connais pas , soit dans l'histoire de la
philosophie ancienne, soit dans l'histoire de la
philosophie moderne, une seule opinion qui ne
rentre dans une de celles que je viens d'exposer.
C'est donc entre ces cinq solutions opposées que
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 75
doit s'agiter toute la discussion sur la vraie nature
de l'espace. L'espace est-il une réalité distincte
et indépendante de Dieu et du monde ? est-il iden-
tique à retendue matérielle? est-il un attribut?
est-il un simple rapport entre les choses? ou bien
seulement une forme de la pensée? voilà les so-
lutions entre lesquelles nous devons nécessaire-
ment opter. Comment reconnaîtrons-nous celle
qui doit l'emporter sur toutes les autres, celle qui
est la vraie? Nous la reconnaîtrons à ce signe,
qu'elle puisse rendre compte des caractères sans
lesquels la raison ne peut concevoir l'espace.
Ainsi, toute solution sur la nature de l'espace qui
exclura le caractère de l'infini et de l'absolu sera
fausse, et celle-là seulement sera vraie qui pourra
expliquer et justifier ce caractère.
M DE LA NATURE
CHAPITRE V.
Examen critique de ces diverses opinions sur la nature de l'espace.
— Critique de l'opinion de Kant. — Critique de l'opinion vul-
gaire— Critique de l'opinion de Descartes. — Critique de l'opi-
nion de Leibnitz. — De la vraie nature de l'espace. — Opinion de
Malebranche, Fénelon, Clarke et Newton. —L'espace est l'immen-
sité de l'être infini. — De l'omniprésence de Dieu. — En quel sens
il faut l'entendre. — De la preuve de l'existence de Dieu fondée
par Clarke sur l'idée de l'espace. — Réfutation d'une objection de
M. Royer-Collard. — Identité de l'idée d'espace avec l'idée de
l'être infini.
De toutes les opinions sur la nature de l'espace,
celle de Kant me paraît la plus opposée à la vé-
rité, parce qu'elle contredit le témoignage de la
raison qui nous atteste la réalité objective de l'es-
pace. Kant affirme que l'espace n'est qu'une
forme de notre pensée. Dans cette première affir-
mation est déjà contenue la conclusion suprême
de toute la critique de la raison pure; si elle était
vraie, indépendamment des catégories et des an-
tinomies, elle suffirait à elle seule pour couper
court toute prétention de l'esprit humain à la con-
naissance des objets en eux-mêmes ou de la vérité
absolue. Il semble donc que Kant aurait dû envi-
ronner de preuves ce point fondamental de sa
doctrine, et cependant il n'en a rien fait. Les dif-
ficultés, les contradictions qu'engendre, selon
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 77
lui, la croyance à la valeur objective de l'espace,
l'impossibilité où nous sommes de nous repré-
senter aucun phénomène sensible en dehors de
l'espace, telles sont les seules apparences de
preuves qu'on rencontre dans toute la critique
de la raison pure en faveur de l'idéalité de l'es-
pace, pour me servir de l'expression de Kant.
Mais ces prétendues difficultés , ces contradic-
tions que Kant fait valoir contre l'objectivité de
l'espace, n'existent que pour celui qui se fait une
fausse idée de l'objet de l'idée d'espace, et elles
disparaissent pour qui en comprend la vraie na-
ture. Quant à l'argument tiré de la nécessité où
nous sommes de placer tout phénomène sensible
dans l'espace, il ne nous semble pas plus con-
cluant. Si tout phénomène sensible ne peut être
conçu par nous que dans l'espace, n'est-il pas
plus légitime d'en conclure que l'espace est le
théâtre nécessaire de tous les phénomènes sensi-
bles, que de conclure qu'il est une simple forme
de la pensée? Autant vaudrait convertir le son et
la lumière en des formes purement subjectives
du sens de la vue et de l'ouïe, parce que le son et
la lumière sont nécessairement au fond de toutes
les perceptions de l'ouïe et de la vue.
Mais la considération qui doit dominer dans
cette discussion contre l'idéalité de l'espace est
78 DE LA NATURE
celle de la légitimité de la raison. Si l'idée d'es-
pace qui est en notre intelligence ne correspond
en effet à rien de réel , la raison ne nous montre
pas les choses telles qu'elles sont , elle nous
trompe, car elle nous porte invinciblement à
croire à la réalité objective de l'espace. Mais j'a-
journe cette question de la légitimité de la raison
qui, j'espère le montrer plus tard, ne peut pas
être mise en doute.
Toutefois, en attendant cette discussion géné-
rale sur la valeur des données objectives de la
raison , maintenons contre Kant l'existence ob-
jective de l'espace. Mais en quoi consiste cette
existence objective? Voilà la question. Faut-il
avec quelques philosophes et avec le vulgaire
concevoir l'espace comme une sorte de réalité
indépendante de Dieu et du monde , comme une
sorte de cadre dans lequel toutes les choses,
toutes les propriétés et toutes les substances se-
raient comprises? Une telle conception de l'es-
pace ne peut résister à, la réflexion; si l'espace
est une réalité distincte de Dieu et du monde,
l'espace étant conçu par la raison comme néces-
saire et infini, cette réalité devra être nécessaire
et infinie, de telle sorte qu'en dehors de l'être
infini il y aurait un autre être infini, ce qui est
contradictoire. Que si pour échapper à cette con-
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 79
tradiction on imagine de dire que la réalité propre
à l'espace est une réalité d'une nature toute par-
ticulière, qu'elle n'est ni une substance ni un at-
tribut , alors on parle une langue absolument in-
intelligible. En effet, des choses qui possèdent
une substantialité , c'est-à-dire des substances , ou
bien des choses qui n'ont de réalité que dans leur
rapport avec les substances , mais ne possèdent
en elles-mêmes aucune substantialité , c'est-à-dire
des propriétés ou des attributs, telles sont les
deux catégories dans lesquelles rentrent sans ex-
ception toutes les choses que nous pouvons con-
cevoir sous le point de vue de l'existence. Entre
ces deux catégories de réalités il n'y a point de
milieu. Donc il est impossible de concevoir l'es-
pace comme une substance distincte de Dieu et
du monde, ou comme possédant une sorte de
réalité, laquelle ne serait ni une substance ni un
attribut.
Si l'espace ne peut en aucun sens exister comme
une réalité indépendante, doit- il être identifié
avec le monde , avec l'univers matériel , comme
l'ont soutenu Locke et Descartes? Mais l'étendue
matérielle, quelque grande qu'on la suppose,
quelque loin qu'on recule ses limites, ne peut
correspondre à la notion de l'espace qui est en
notre intelligence.
80 DE LA NATURE
Nous concevons l'espace sans limites , et nous
ne concevons l'étendue matérielle, le corps, qu'a-
vec des limites. Tous les corps que nous connais-
sons occupent une place dans l'espace. Agran-
dissez-les par la pensée , multipliez-les les uns par
les autres , multipliez les mondes par les mondes ,
et si l'imagination ne peut plus se représenter les
limites qu'ils occupent encore dans l'espace, la
raison concevra toujours ces limites. On peut par
la pensée indéfiniment reculer les bornes de l'é-
tendue matérielle , mais on ne peut les ôter, on
ne peut les nier. Voilà pourquoi Descartes n'a pas
osé déclarer infinie cette étendue matérielle, mais
seulement indéfinie. Sans doute il a raison de dire
que le terme d'infini ne convient qu'à Dieu ; mais
s'il avait compris la vraie nature de l'espace, il
n'aurait point hésité à lui attribuer l'infinité , car
il aurait reconnu qu'au fond cette infinité est l'in-
finité de Dieu même, et en raison de cette infi-
nité il ne l'aurait pas confondu avec l'étendue
matérielle, avec le corps. L'étendue matérielle
est finie, l'espace est indéfini; à cette opposition
fondamentale se rapportent une foule de carac-
tères qui les distinguent encore.
L'espace est conçu comme nécessaire par la
raison et non l'étendue matérielle. La raison ne
se refuse pas à l'idée de l'anéantissement de tous
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 81
les corps, elle se refuse avec obstination à l'idée
de l'anéantissement de l'espace. En outre, et tou-
jours en vertu de son infinité, l'espace est indi-
visible, immobile, sans (igure, tandis que l'éten-
due matérielle est divisible , mobile , figurée.
Donc il ne peut y avoir identité entre l'espace et
l'étendue matérielle , et il faut nécessairement as-
signer une autre nature à l'espace.
Peut-être au premier abord y a-t-il quelque
chose de plus spécieux dans l'hypothèse de Leib-
nitz, et cependant elle pêche de la même ma-
nière, c'est-à-dire par son impuissance à rendre
compte des caractères d'infinité et de nécessité de
l'espace.
L'espace , selon Leibnitz , est un simple rap-
port entre les choses coexistantes. De quelles
choses est-il ici question? De choses finies , de
choses n'ayant pas en elles-mêmes leur raison
d'existence et par conséquent contingentes. Mais
si toutes ces choses dont le rapport de coexis-
tence constitue l'espace sont contingentes, on
peut supposer qu'elles cessent d'exister; et si
elles cessent d'exister, en même temps sera
anéanti le rapport de coexistence qui les unit.
Donc, dans cette hypothèse, l'espace participe-
rait à la contingence des choses. Comme elles et
en même temps qu'elles il pourrait être anéanti,
82 DE LA NATURE
car n'est-il pas évident que les rapports partagent
la contigence des termes entre lesquels ils existent,
et que les rapports périssent en même temps que
périssent les termes ?
Il n'est pas même besoin de la contingence des
deux termes pour que leur rapport soit dépouillé
de toute nécessité ontologique; il suffit qu'un des
deux termes puisse cesser d'exister, pour que le
rapport lui-même cesse d'exister. Ainsi, à sup-
poser même qu'on établît entre l'être absolu
d'une part, et les êtres contingents de l'autre, ce
rapport de coexistence qui, selon Leibnitz, con-
stituerait l'espace, le caractère de nécessité de
l'espace n'en serait pas moins détruit. Car si
l'être absolu est nécessaire, les êtres contingents
et finis ne le sont pas , et le rapport de coexis-
tence qui les unit à l'être absolu ne peut être
qu'un rapportcontingent. Ainsi, en faisant de l'es-
pace un caractère de coexistence entre les choses
existantes ou possibles, l'hypothèse de Leibnitz
enlève à l'espace ce caractère de nécessité avec
lequel la raison le conçoit. Elle ne lui enlève pas
moins son caractère d'infinité, car où trouver l'in-
finité dans des rapports de coexistence entre les
choses contingentes et finies, soit réelles soit
possibles? Si l'hypothèse de Leibnitz est impuis-
sante à rendre compte des caractères de néces-
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 83
s
site et d'infinité de l'espace , n'est-elle pas en
contradiction flagrante avec le témoignage de la
raison, n'est-elle pas manifestement fausse ? Donc,
l'espace ne peut être défini un rapport de coexis-
tence entre les choses, pas plus qu'il ne peut
être défini une réalité indépendante, ou bien une
forme de l'intelligence, pas plus qu'il ne peut être
bien identifié avec l'étendue matérielle.
Quelle est donc la vraie nature de l'espace?
qu'est-ce donc que l'espace en soi ? C'est à Male-
branche, à Fénelon, à Newton, à Clarke, que re-
vient l'honneur d'avoir reconnu sa vraie nature,
et nous sommes nécessairement ramenés à leur
opinion par l'élimination successive de toutes les
autres. En effet , l'espace n'étant ni une réalité
indépendante, ni un rapport entre les choses, ni
une forme de notre intelligence, que peut-il être,
sinon une propriété, un attribut ? Mais si l'espace
est un attribut , de quelle réalité sera-t-il l'attri-
but? Qu'on y prenne garde, les caractères de
l'attribut doivent appartenir au sujet et se re-
trouver nécessairement en lui. Or, quels sont les
caractères de cet attribut qui constitue l'espace?
Ce sonties caractères de l'absolu et de l'infini; il
faut donc qu'il soit un attribut de la réalité né-
cessaire, absolue, infinie, c'est-à-dire de Dieu.
Ainsi nous sommes obligés de définir l'espace un
8k DE LA NATURE
attribut de Dieu. Nous pouvons en quelques mots
résumer toute cette discussion. L'espace n'est ni
une réalité indépendante, ni une forme de la
pensée, ni un rapport des choses ; donc, il est un
attribut, il est nécessaire et infini, donc il est
l'attribut d'un être nécessaire et infini, une suite
immédiate de son existence.
Mais il ne suffit pas d'avoir prouvé que l'espace
ne peut être conçu par la raison que comme un
attribut de l'être infini; il faut chercher à déter-
miner en quoi consiste cet attribut. Quel est donc
l'attribut de Dieu qui constitue l'espace? Cet at-
tribut est la propriété d'être présent partout,
c'est l'immensité de l'être divin. Il faut , avec
Clarke, définir l'espace, l'immensité de Dieu.
L'espace ainsi défini, les caractères avec lesquels
la raison le conçoit s'expliquent d'eux-mêmes.
L'espace est nécessaire parce qu'il est un attribut
de l'être nécessaire, il est infini parce qu'il est un
attribut de l'être infini. Nous ne pouvons conce-
voir que l'espace cesse jamais d'exister, parce
que nous ne pouvons concevoir que l'être infini
cesse lui-même jamais d'exister. Nous ne pouvons
concevoir que l'espace ait des limites, parce que
nous ne pouvons concevoir des bornes à l'être
infini. Ainsi seulement nous pouvons nous rendre
compte des caractères avec lesquels la raison con-
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 85
çoit l'espace, ainsi seulement nous en pouvons
comprendre la réalité.
Il est facile de prévoir et de réfuter l'objection
suivante qu'au premier abord semble soulever
cette solution : si l'espace était un attribut de Dieu,
n'en résulte-t-il pas que Dieu est un être étendu et,
par conséquent, un être matériel, divisible , mo-
bile, sujet à composition et à décomposition ? À
cette objection , je réponds avec des arguments
empruntés à Glarke, à Malebranche et à Fénelon.
Dieu est présent partout, il a pour attribut l'im-
mensité infinie, et cependant il n'est ni étendu,
ni corporel , ni divisible^ ni mobile , ni impéné-
trable. Dieu a pour attribut l'immensité , et ce-
pendant il est profondément distinct de l'étendue
et de la nature corporelle. L'étendue limitée des
corps est à son immensité dans le même rapport
que le temps à son éternité. Comme l'immensité
n'a en elle ni borne ni limite , elle ne ressemble
en rien à l'étendue matérielle, à la nature corpo-
relle, elle en diffère de toute la distance qui sé-
pare ce qui n'a pas de borne de ce qui a une
borne , de toute la distance infinie qui sépare le
fini de l'infini. Entre l'immensité attribut de
Dieu et l'étendue matérielle qui constitue les corps,
il n'y a point de terme de comparaison, il n'y a
point de rapport.
86 DE LA NATURE
Si l'immensité infinie de Dieu exclut la nature
corporelle, elle n'exclut pas moins la divisibilité,
car ce qui est infini ne peut avoir de parties. Les
parties ont toujours un certain rapport avec le
tout; une partie sera, par exemple, dans le rap-
port d'un millième, d'un millionième avec le tout;
vous pouvez augmenter indéfiniment le dénomi-
nateur de la fraction, et la partie demeurera tou-
jours néanmoins en un rapport déterminable et
déterminé avec le tout dont elle est la partie. Or,
un tel rapport existe-t-il entre les parties de
l'immensité et l'immensité elle-même ? L'immen-
sité peut-elle se fractionner, se diviser en parties
aliquotes? Dans quel rapport déterminable une
quelconque de ces parties sera-t-elle avec le tout?
Évidemment en aucune espèce de rapport; car
pour qu'elle eût un rapport quelconque avec ce
tout, il faudrait qu'elle en fût une certaine frac-
tion, la moitié, le quart, le millième, etc. ; mais
il n'y a ni moitié, ni quart, ni millième, etc., de
ce qui est infini. Donc, de l'attribut de l'immen-
sité de Dieu , on ne peut conclure la divisibilité.
Tout ce raisonnement peut se résumer ainsi : ce
qui est infini ne saurait être ni diminué ni aug-
menté, et, par conséquent, n'a pas de parties.
L'idée de l'immensité exclut de même d'une
manière tout aussi absolue les idées de figure, de
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 87
mouvement et d'impénétrabilité. Elle exclut
l'idée de figure, parce que la figure résulte de la
limitation d'un être borné par des superficies.
Elle exclut le mouvement , car ce qui n'a ni
parties ni bornes ne peut se mouvoir au delà de sa
place, puisqu'il n'y a pas de place au delà du vrai
infini, puisque l'infini n'a pas de parties dont on
puisse changer l'ordre ou la situation. Enfin elle
exclut l'idée de l'impénétrabilité ; car l'impéné-
trabilité n'existe qu'à la condition de deux corps
bornés, dont l'un n'est point l'autre, dont l'un ne
peut occuper la place de l'autre. Il n'y a rien
de semblable dans l'immensité infinie et indivi-
sible; donc, il n'y a point en elle d'impénétra-
bilité.
Mais si Dieu est le substratum de l'espace,
l'espace étant partout, il sera lui-même par-
tout, partout il sera présent. Or, comment
entendre cette omniprésence ? Je réponds avec
Fénelon : Dieu est sans nul doute présent par-
tout ; mais il faut se garder de lui attribuer rien
qui ressemble à une présence corporelle en cha-
que lieu , car il n'est pas fini , il n'est pas corps,
et, par conséquent, il n'a point de superficie con-
tiguë à la superficie des autres corps. Cette om-
niprésence doit s'entendre d'une présence d'im-
mensité; en chaque lieu on doit dire, il est, sans
restreindre son immensité en disant, il est ici.
88 DE LA NATURE
(( Il n'est pas plus dans un certain lieu précis
qu'il n'est dans un certain temps; car il n'a par
son être absolu et infini aucun rapport aux temps
et aux lieux qui ne sont que des bornes et des
restrictions des êtres. Demander s'il est au delà
de l'univers , s'il en surpasse les extrémités en
longueur, largeur, profondeur, c'est dans un sens
faire une question aussi absurde que de demander
s'il était avant que le monde fût et s'il sera en-
core après que le monde ne sera plus. Comme il
ne peut y avoir en Dieu ni passé ni futur, il ne
peut y avoir aussi en lui ni au deçà ni au delà. Il
n'a point été, il ne sera point; mais il est. Tout
de même, à proprement parler, il n'est point ici,
il n'est point là, il n'est point au delà d'une telle
borne; mais il est absolument. Toutes ces expres-
sions qui le rapportent à quelque terme, qui le
fixent en un certain lieu, sont impropres et in-
décentes. Où est-il donc? 11 est , il est tellement
qu'il faut bien se garder de demander où. Ce qui
n'est qu'à demi, ce qui n'est qu'avec des bornes,
est tellement une certaine chose qu'il n'est que
cette chose précisément. Pour lui , il n'est préci-
sément aucune chose singulière et restreinte, il
est l'être, ou pour dire encore mieux en disant
plus simplement, il est. Car moins on dit de pa-
roles de lui et plus on dit de choses. Il est, gar-
dez-vous bien d'y rien ajouter. Les autres êtres
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 89
qui ne sont que des demi-êtres , des êtres estro-
piés et des portions imperceptibles de l'être ne
sont point simplement. On est réduit à demander
quand et où ils sont. S'ils sont, ils n'ont pas été
et ne seront pas ; s'ils sont ici, ils ne sont pas là.
Ces deux questions quand et où épuisent leur être;
mais pour celui est, tout est dit, quand on a dit,
il est1. »
Ainsi, toutes les objections qui peuvent se
présenter d'abord à l'esprit contre cette défini-
tion de la nature de l'espace s'évanouissent de-
vant une conception bien entendue de l'immen-
sité de Dieu. L'espace infini est un attribut de
l'être infini ; non- seule ment Dieu remplit l'espace,
mais il le constitue. Le lieu de sa substance,
comme la dit Malebranche , est sa substance
même, et néanmoins il n'est ni matériel, ni in-
divisible, ni mobile, ni impénétrable , parce que
toutes ces idées de matière, de figure, de divisi-
bilité, etc., impliquent toutes également l'idée
de borne , de limite, tandis qu'il est de l'essence
de Dieu et de son immensité de n'avoir précisé-
ment ni bornes ni limites.
Sur cette conception de la nature de l'espace
* Traité de l 'existence de Dieu, chapitre sur l'immensité.
90 DE LA NATURE
et sur la conception semblable de la nature du
temps , Clarke a fondé une preuve de l'existence
de Dieu dont voici la forme : L'espace est un at-
tribut infini et nécessaire; donc il se rapporte à
un être infini et nécessaire; donc Dieu existe.
Cette preuve est sans nul doute excellente , mais
elle n'a que l'apparence de la nouveauté ; car, en
réalité, elle n'est qu'une forme, une face diffé-
rente de la preuve de Descartes par l'idée de
l'infini. Elle revient à cette seule vraie preuve
de l'existence de Dieu : j'ai en moi l'idée de l'in-
fini , donc Dieu existe. En effet , tout ce qui nous
apparaît avec les caractères de l'infinité et de la
nécessité est également propre à nous élever im-
médiatement , nécessairement à la conception de
l'être infini; nous pouvons donc y arriver tout
aussi bien par l'idée de l'espace infini du temps
infini que par l'idée même de l'infini.
Mais cette preuve de l'existence de Dieu , don-
née par Clarke , est tournée précisément en ob-
jection contre lui par M. Royer-Collard. M. Jouf-
froy rapporte et approuve cette objection dans
les fragments de M. Royer-Collard, qu'il a re-
cueillis et mis à la suite de sa traduction des
œuvres de Reid.
a Les notions de substance et d'attribut, selon
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 91
M. Royer-Collard, sont des notions partielles et
relatives que nous formons en divisant mentale-
ment ce que la nature ne divise jamais. Dans le
fait, nous ne percevons aucun attribut séparé
d'une substance, ce serait un adjectif sans sub-
stantif. Il faut donc dire nettement à Clarke que
si , pour nous du moins et relativement à la con-
naissance humaine , l'espace était un attribut de
Dieu, par cela seul qu'il vient à notre connais-
sance , il introduirait immédiatement dans notre
esprit' la notion, et non-seulement la notion, mais
la persuasion invincible de l'existence de Dieu;
de sorte que Dieu nous serait connu , nous appa-
raîtrait en même temps et aussi clairement que
l'espace, comme le moi sentant nous est suggéré
immédiatement par la sensation , et la chose qui
résiste par sa propre résistance. Mais on sait
trop qu'il n'en est pas ainsi , et la preuve en est
que tant de créatures humaines , avant et depuis
Clarke, ont ignoré l'être éternel et nécessaire
dont aucune n'a ignoré l'espace, et que celles
qui l'ont connu par le raisonnement se sont
appuyées sur la base bien plus solide de la cau-
salité. On peut donc assurer que l'argument de
Clarke n'est pas concluant.
Cette objection est, selon nous, sans valeur,
et n'ébranle en rien la preuve de Clarke. Elle
92 DE LA NATURE
s applique tout aussi bien à Descartes qu'à Clarke.
On peut tout aussi bien opposer à la preuve par
l'infini le grand nombre d'individus et de peuples
qui n'ont pas eu l'idée claire d'un Dieu unique
quoique ayant l'idée de l'infini. Dans l'un et
l'autre cas l'objection est la même et nous devons
y faire la même réponse. Autre chose est une no-
tion vague et confuse, autre chose est une notion
analysée, éclaircie par la réflexion. Tous les hom-
mes en tout temps , en tout lieu , ont conçu un
espace infini; mais tous ne se sont pas posé la
question de la nature de l'espace, la question de
savoir si c'était une substance ou un attribut. Sans
doute nous allons immédiatement de l'attribut
à la substance ; et si l'espace avait été conçu par
tous les hommes comme un attribut , certaine-
ment tous l'auraient rapporté à une substance
infinie et nécessaire, tous auraient immédiate-
ment conclu de l'infinité de l'espace à l'infinité de
Dieu. Mais l'immense majorité des hommes n'a
jamais recherché et sans doute ne recherchera
jamais si l'espace est une forme de la pensée, un
rapport , une substance , ou bien un attribut, et
voilà pourquoi ils n'ont pu s'élever immédiate-
ment de l'idée de l'espace absolu et infini à l'idée
d'un être absolu et infini, sujet de cet espace. Mais
que peut prouver contre l'argument de Glarke
cette ignorance de la vraie nature de l'espace,
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 93
sinon que tous les hommes ne sont pas des mé-
taphysiciens comme Clarke et comme Male-
branche?
Il faut donc se rendre à l'opinion de Clarke
sur la nature de l'espace. Bien interprétée, bien
comprise, elle résiste à toutes les objections qu'on
a soulevées contre elle. Elle n'aboutit pas à la
confusion de Dieu avec le monde, elle ne fait pas
de Dieu une intelligence mundana, comme l'en ac-
cuse Leibnitz , puisque, entre Dieu et ie monde,
entre son immensité et l'étendue matérielle, elle
conserve la distance infinie qui sépare ce qui est
limité de ce qui est sans limites, puisqu'il n'y a ni
dedans ni dehors pour l'être dontl'attribut est l'im-
mensité. Elle ne fait que traduire en une forme
plus scientifique cette vérité vulgaire que Dieu est
partout. Dieu est partout présent, et l'espace est
un attribut de Dieu, me paraissent au fond deux
propositions identiques, et je ne vois pas plus
dans lune que dans l'autre de sujet de légitimes
alarmes. Enfin cette définition de la nature de l'es-
pace est seule conforme à la raison, puisque seule
entre toutes les autres elle peut rendre compte
des caractères d'absoluité et d'infinité avec les-
quels la raison conçoit l'espace.
L'espace infini étant un attribut de l'être in-
94. DE LA NATURE
fini , dans la notion d'espace , comme dans la
notion d'infini, comme dans la notion de cause,
la raison a toujours un seul et même objet, à sa-
voir, l'être infini. Ainsi l'idée d'espace, qui est
l'idée de l'immensité de l'être infini, se réduit,
comme l'idée de cause absolue, à l'idée de l'infini.
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 95
CHAPITRE VI.
De l'idée du temps infini. — De son antécédent chronologique. —
Le temps infini est absolu. — De l'objet de l'idée de temps infini.
— Exposition et critique des diverses opinions sur la nature du
temps. — Critique de l'opinion vulgaire. — Critique de Locke et
de Condillac. — Critique de Leibnitz. — Critique de Kant. — De
la vraie nature du temps. — Opinion de Clarke. — Le temps infini
est l'éternité de l'être infini. — Définition de l'éternité de Dieu
opposée à la durée des créatures. — Réfutation d'une objection de
Leibnitz. — Analogies entre le temps et l'espace. — Identité de
l'idée du temps avec l'idée de l'être infini.
Toute intelligence humaine conçoit le temps
avec les mêmes caractères que l'espace, c'est-à-
dire comme absolu et infini. Nous pouvons ima-
giner que tout ce qui se succède au sein du temps
cesse un jour d'exister ; mais il nous est impos-
sible de supposer que le temps lui-même puisse
être anéanti. La notion que nous avons de l'infi-
nité du temps est tout aussi nette que la notion
de l'infinité de l'espace. Nous comprenons tout
aussi clairement le temps sans bornes que l'es-
pace sans bornes, et si nous jugeons qu'il est sans
bornes, ce n'est pas à cause de l'impuissance
plus ou moins éprouvée de notre intelligence à lui
poser une borne, mais parce que nous sommes
persuadés à priori de son infinité.
Quel est l'antécédent fini et con tingent à pro-
96 DE LA NATURE
pos duquel, suivant la loi générale qui a été po-
sée, s'éveille en notre intelligence l'idée du temps
nécessaire et infini? L'antécédent de l'idée d'es-
pace infini se trouve dans l'exercice des sens et
dans la notion de corps. L'antécédent de la no-
tion de temps inOni est d'une autre nature; il
n'est pas au dehors, il est au dedans de nous; il
n'est pas dans l'exercice des sens, mais dans
l'exercice de la mémoire. De même que toute
perception du tact nous suggère l'idée d'une
étendue limitée, de même tout fait de mémoire
renferme en lui l'idée d'une durée plus ou moins
longue, et de même que l'idée de l'étendue ré-
vélée par les sens éveille en nous l'idée d'espace
infini, de même c'est l'idée de durée enfermée
dans tout fait de mémoire à propos de laquelle
nous concevons la durée illimitée, le temps infini.
Quelle est cette durée enfermée dans tout fait de
mémoire? C'est notre propre durée. Nous ne
pouvons nous souvenir sans savoir que nous
avons duré, à partir du fait qui est l'objet du sou-
venir, jusqu'au souvenir lui-même. Pour que nous
nous souvenions et que nous ayons l'idée de notre
propre durée, la condition de la succession de
deux ou de plusieurs idées et opérations n'est
pas nécessaire. En effet, le moi est essentielle-
ment actif, et il ne peut agir sans savoir qu'il agit,
et il ne peut continuer d'agir sans savoir qu'il
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 97
continue d'agir ; sans savoir que lui, qui agit le
moment d'à présent, est le même qui agissait le
moment d'auparavant, et par conséquent sans
savoir qu'il a duré. Donc, l'idée de notre propre
durée nous est donnée primitivement dans la
conscience de notre activité continue, et non
dans la succession de plusieurs opérations ou
idées de notre esprit.
Cette idée de notre propre durée, puisée dans
le sentiment de la continuité de notre activité ,
est l'antécédent chronologique de l'idée du temps
infini. C'est de l'idée de notre propre durée li-
mitée et contingente que nous allons dans Tordre
de la connaissance, à l'idée du temps infini ; mais
s'il en est ainsi au point de vue de la connaissance,
il n'en est pas de même dans l'ordre de la réalité.
En effet, ce qui a une restriction ne suppose-t-il
pas toujours antérieurement à lui ce qui n'a pas
cette restriction? L'infini n'est-il pas nécessaire-
ment le principe et le fondement du fini? Notre
durée a donc pour antécédent logique la durée
infinie dont elle n'est qu'une restriction, une
limitation, dont elle n'est, pour ainsi dire, qu'un
dépôt partiel et momentané.
Cette durée infinie est absolue ; elle s'écoule la
même pour tous les êtres, quels que soient leur
7
98 DE LA NATURE
organisation, leurs sentiments, leurs passions, la
lenteur ou la vivacité des impressions qui se suc-
cèdent en eux. Il est vrai que, suivant la nature,
suivant le cours plus ou moins rapide de nos
idées, le même temps nous paraît plus ou moins
long ; une expérience de tous les instants le prouve ;
mais si le temps paraît, il n'est pas plus ou moins
long, et toutes les illusions possibles de ce genre
ne peuvent, dans la réalité, avancer ni reculer le
cours uniforme du temps. Ce qui, dans la réalité,
n'est pour moi qu'un instant, n'est aussi qu'un
instant au regard de tous les autres êtres, au re-
gard de toutes les choses existantes. Par des hy-
pothèses plus ou moins ingénieuses, plus ou
moins subtiles, les philosophes sceptiques et sen-
sualistes se sont efforcés de mettre en doute ce
caractère absolu de la durée infinie ; mais toutes
ces hypothèses portent en elles-mêmes une con-
tradiction nécessaire. Toutes, pour établir la di-
versité de la durée au regard d'êtres de différentes
organisations, sont précisément obligées de sup-
poser un temps absolu, une mesure uniforme de
la durée. Je dis que cette contradiction est né-
cessaire, car en tout ordre de choses, le relatif
n'existe qu'à la condition de l'absolu, de même
que le fini à la condition de l'infini. Rien donc ne
peut détruire le témoignage de la raison, qui nous
atteste que le temps est infini et absolu. Après
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 99
avoir établi les caractères avec lesquels la raison
conçoit le temps, il faut entrer dans la question
ontologique. Quelle chose est le temps en soi?
Quel est le rapport de sa nature avec la nature de
l'être infini ?
Je retrouve dans l'histoire de la philosophie
les mêmes hypothèses sur la nature du temps que
sur la nature de l'espace. Le temps , de même
que l'espace, a tour à tour été considéré comme
une réalité distincte, indépendante de Dieu et de
l'univers, comme identique à la durée limitée et
contingente des créatures, comme un certain rap-
port entre les choses, comme une forme de la
pensée, et enfin comme un attribut de l'être in-
fini. Toutes ces hypothèses pèchent et valent pré-
cisément par où pèchent et valent les hypothèses
correspondantes sur la nature de l'espace. Je suis
donc dispensé de les exposer et de les critiquer
avec les mêmes développements.
Quelques philosophes peu profonds, et en gé-
néral le vulgaire, semblent incliner à concevoir le
temps, de même que l'espace, comme une sorte
de réalité indépendante de Dieu et de l'univers,
au sein de laquelle toutes choses s'écoulent. Mais
une telle hypothèse, soit qu'il s'agisse du temps,
soit qu'il s'agisse de l'espace, est tout aussi con-
100 DE LA NATURE
traire à la raison, et se réfute de la même ma-
nière. Si le temps absolu et infini était une réalité
indépendante, il y aurait en dehors de Dieu, en
dehors de l'être infini, un autre être nécessaire
et infini. En vain essayerait-on d'échapper à cette
conséquence par quelque subtilité sur la nature
de cette réalité indépendante qu'on attribue au
temps. Si l'on admet que le temps- existe, séparé
de Dieu et séparé des choses, il faut convenir
qu'il est un être, une substance, et une substance
infinie et nécessaire, puisque notre raison se re-
fuse à le concevoir autrement que comme infini
et comme nécessaire. Cette hypothèse conduit
donc à la même contradiction que l'hypothèse
correspondante sur la nature de l'espace, et par
là même elle est condamnée.
Les mêmes philosophes qui, comme Locke,
ont confondu l'espace infini avec le corps, avec
l'étendue matérielle, qui de sa nature est né-
cessairement divisible, mobile, limitée, par une
erreur semblable ont également confondu le
temps infini avec la durée limitée, contingente,
divisible, propre aux créatures, et se sont obstinés
à ne rien voir au delà de cette durée, comme au
delà de cette étendue. Mais l'opposition des ca-
ractères de cette durée limitée qu'embrasse notre
expérience, avec les caractères de la durée infinie
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 101
et absolue que conçoit notre raison, démontre la
fausseté de l'hypothèse qui les confond l'une avec
l'autre. La durée infinie conçue par la raison est
tout aussi distincte de la durée finie des choses,
que l'espace infini est distinct de l'étendue maté-
rielle du monde.
Le temps sera-t-il donc, comme le soutient
Leibnitz, un simple rapport entre les choses?
Fausse en ce qui concerne la nature de l'espace,
cette hypothèse sera-t-elle vraie en ce qui con-
cerne le temps? Selon Leibnitz, l'espace est un
ordre des coexistences possibles, et le temps un
rapport de succession entre les choses, ou, comme
il le dit encore : « Un ordre de possibilités in-
constantes, mais ayant de la connexion, de telle
sorte que cet ordre cadre non- seulement à ce qui
est actuellement, mais encore à ce qui pourrait
être mis à la place, comme les nombres sont in-
différents à tout ce qui peut être res numerata. »
(Réplique aux Réflexions de Bayle.)
Le temps n'est donc rien de réel en soi, mais
un simple rapport. De même que l'espace n'est
rien en dehors de l'ordre des choses réelles ou
possibles qui coexistent, de même le temps n'est
rien en dehors de l'ordre des choses réelles ou
possibles qui se succèdent. Supposez que le rap-
102 DE LA NATURE
port de coexistence des choses soit anéanti, et
l'espace sera anéanti; de même, supposez qu'il
n'y ait un jour plus de choses qui se succèdent,
et il n'y aura plus de temps. Semblable à l'hypo-
thèse du même philosophe sur la nature de l'es-
pace, cette hypothèse sur le temps se réfute de la
même manière. Leibnitz définit le temps, un rap-
port de succession entre les choses ; mais que sont
les choses qui se succèdent? Des choses qui pas-
sent, des choses contingentes qui peuvent être ou
ne pas être ; qui peuvent cesser d'exister, et par
conséquent de se succéder. Or, puisque évidem-
ment le rapport périt en même temps que les
termes entre lesquels il existe, le temps pourrait
cesser d'exister avec les choses qui se succèdent,
et il n'y aurait pas plus de nécessité dans l'exis-
tence du temps, qu'il n'y en a dans l'existence
des choses qui se succèdent. Mais si la raison
conçoit que les choses qui se succèdent puissent
cesser d'être, elle ne conçoit pas que le temps
lui-même ait un terme, une fin possible, et le poëte
qui a dit en un beau vers :
Sur les mondes détruits le temps dort immobile,
n'a fait que traduire d'une manière éloquente ce
caractère de nécessité sans lequel la raison ne
peut concevoir l'existence du temps.
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 103
En outre, une succession peut bien être indé-
finie, c'est-à-dire prolongée de telle sorte que
Timagination ne puisse s'en représenter les li-
mites, mais de sa nature elle ne peut être infinie.
Dans toute succession, dans toute progression,
il y a un avant et un après , il y a un terme anté-
rieur et un terme postérieur, il y a du nombre,
donc l'idée seule de succession exclut l'idée d'in-
finité.
Ainsi Thypothèse de Leibnitz enlève au temps
comme à l'espace le caractère de l'absolu et de
l'infini, elle le dépouille de tous les caractères
avec lesquels la raison le conçoit. Répétons en-
core ici, qu'entre des termes contingents, nul
rapport nécessaire ni de coexistence ni de suc-
cession ne peut ontologiquement exister ; que tout
rapport s'évanouit en même temps que les termes
de ce rapport , et que nul rapport , soit de coexis-
tence, soit de succession, ne peut égaler l'infini.
Voilà ce qui condamne à jamais l'hypothèse de
Leibnitz , en la mettant en contradiction avec le
témoignage de la raison.
Dans la philosophie de Kant, comme dans la
philosophie de Leibnitz , le temps subit la même
destinée que l'espace. Kant convertit le temps de
même que l'espace en une pure forme de la pen-
104. DE LA NATURE
sée. Le temps n'existe pas en dehors de nous,
toute sa réalité est comprise dans L'idée que nous
en avons en notre esprit. Croire que le temps a
quelque réalité en dehors de notre pensée, c'est
transporter à un objet problématique ce qui n'ap-
partient qu'au sujet. Le temps n'est qu'une con-
dition subjective de nos intuitions internes,
comme l'espace n'est qu'une condition subjective
de nos intuitions externes. Entre le temps et l'es-
pace il y a cette seule différence que l'espace est
la condition exclusive sous laquelle nous perce-
vons tous les phénomènes extérieurs , tandis que
le temps est plus spécialement la condition sous
laquelle nous percevons les phénomènes inté-
rieurs. Mais tout phénomène, les phénomènes
externes comme les phénomènes internes, ne
nous est connu qu'à la condition d'arriver à la
conscience. Il en résulte, selon Kant, que le
temps, condition formelle de la perception de
tous les phénomènes intérieurs, se trouve par là
même la condition formelle à priori de tous les
phénomènes, soit internes, soit externes, sans
exception. Il est la condition médiate de la per-
ception des phénomènes externes , et la condition
immédiate des phénomènes internes. Ainsi, dans
le système de Kant , la subjectivité ou l'idéalité du
temps rejaillit sur toute la connaissance, et la
frappe tout entière de subjectivité et de relati-
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 10$
vite. Les arguments sur lesquels Kant s'appuie
pour soutenir cette étrange opinion sont les
mêmes que ceux qu'il a invoqués en faveur de
l'idéalité de l'espace, el il n'est pas besoin de les
réfuter de nouveau. D'ailleurs, en niant la réa-
lité objective du temps, comme en niant la réa-
lité objective de l'espace, Kant déclare suspecte
l'autorité et la légitimité de la raison; il ouvre la
porte à un scepticisme nouveau, aussi dangereux,
plus radical et non moins mal fondé , comme nous
le verrons plus tard , que tous les autres systèmes
sceptiques qui se sont produits dans l'histoire de
la philosophie.
Mais si le temps en soi n'est pas une pure forme
de la pensée ni un être existant par lui-même ni
un simple rapport de succession entre les choses,
quelle en est donc la vraie nature? C'est encore à
Clarke que revient l'honneur de l'avoir nettement
déterminée et définie.
Le temps absolu et infini n'étant pas un rap-
port entre les choses et n'étant pas une réalité
indépendante, il reste qu'il soit un attribut. Or de
quelle réalité sera-t-il l'attribut? Infini et absolu,
il ne peut être la propriété de rien de contingent et
de fini, mais seulement de l'être infini et absolu.
Le temps ne doit donc être conçu que comme un
106 DE LA NATURE
attribut de l'être infini. Telle est l'opinion de
Clarke et de Fénelon , telle est , selon nous , la
seule opinion qui puisse satisfaire à la raison et
rendre compte des caractères avec lesquels elle
ne peut pas ne pas concevoir le temps. Le temps
infini est une suite immédiate et nécessaire de
l'existence de Dieu ; et c'est Dieu qui par son
essence est le fondement du temps , tout comme
il est le fondement de l'espace. Le temps infini est
sa permanence absolue, son éternité , de même
que l'espace infini est son immensité. Toute durée
finie et contingente est une limitation de son éter-
nité , tout comme toutes les étendues particulières
sont des limitations de son immensité. Tâchons
d'approfondir davantage cet attribut de l'être in-
fini auquel correspond notre idée d'un temps né-
cessaire et infini.
L'être infini et nécessaire est doué d'une per-
manence absolue et d'une durée sans bornes.
Étant nécessaire , il ne peut cesser d'exister ;
étant infini, il ne peut souffrir de bornes dans son
existence. L'éternité est le mode de la durée de
l'être infini. La durée variable, successive, con-
tingente des créatures, diffère tout autant de l'é-
ternité que le corps diffère de l'immensité, au-
tant que ce qui a des bornes diffère de ce qui n'en
a pas. Notre durée est successive, elle a des li-
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 107
mites , un milieu , un commencement, une fin ;
en un mot, elle est divisible, elle a des parties.
La raison ne conçoit rien de tel dans l'existence
de l'être infini, elle n'y conçoit ni commencement,
ni milieu, ni fin , ni limites, ni parties d'aucune
nature. L'éternité étant indivisible comme tout ce
qui est infini, elle est toujours tout entière et tout
à la fois, en dépit de toutes les divisions aux-
quelles notre imagination s'efforce de la sou-
mettre. Il n'y a pas de date , pas de chronologie
dans l'éternité. Il n'y a pas une éternité avant
tel ou tel point qu'il nous plaît arbitrairement
de fixer, soit avant le commencement du monde,
soit avant que nous lussions nés , et une autre
éternité qui daterait à partir de ce point. Qui-
conque parle et raisonne ainsi , quiconque pré-
tend poser une date quelconque au sein de l'é-
ternité, montre par là clairement qu'il ne s'est
jamais rendu compte ni de l'éternité ni de l'infini.
Il est aussi impossible de concevoir deux éter-
nités que de concevoir deux êtres infinis. Ces
deux éternités ne se borneraient-elles pas réci-
proquement à leur point de contact, et, en con-
séquence , comment seraient-elles des éternités ?
Entre l'éternité et notre durée, comme entre l'in-
fini et le fini, il n'y a pojnt de rapport, point de
comparaison, point de mesure possible. Fénelon
développe dans tout le chapitre sur l'éternité de
108 DE LA NATURE
son traité de l'Existence de Dieu cette même pensée
avec une éloquence et une profondeur remar-
quable. « Dirai-je, s'écrie-t-il dans une invocation
à l'être infini, que vous étiez avant moi? Non;
car voilà deux termes que je ne puis souffrir. Il
ne faut pas dire vous étiez; car vous étiez marque
un temps passé et une succession. Vous êtes, et
il n'y a qu'un présent immobile, indivisible et in-
fini que l'on puisse vous attribuer, pour parler
dans la rigueur des termes. Il ne faut point dire
que vous avez toujours été, il faut dire que vous
êtes, et ce terme de toujours qui est si fort pour
la créature, est trop faible pour vous, car il mar-
que une continuité et non une permanence... Ce
que j'ai dit du passé, je le dis de même de l'a-
venir ; on ne peut pas dire que vous serez après
ce qui passe, car vous ne passez pas. Ainsi, vous
ne serez pas, mais vous êtes; et je me trompe
toutes les fois que je sors du présent en parlant
de vous. On ne dit point d'un rivage immobile
qu'il devance ou qu'il suit les flots d'une rivière,
il ne devance ni ne suit, car il ne marche point;
ce que je remarque de ce rivage par rapport à
l'immobilité locale, je puis le dire de l'être infini
par rapport à l'immobilité de l'existence. Ce qui
passe a été et sera, et passe du prétérit au futur
par un présent imperceptible qu'on ne peut ja-
mais assigner ; mais ce qui ne passe pas existe
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 109
absolument et n'a qu'un présent infini. Il est, et
c'est tout ce qu'il est permis d'en dire. Il est sans
temps dans tous les temps de la création. Qui-
conque sort de cette simplicité tombe de l'éter-
nité dans le temps. » Il est impossible de mieux
définir l'éternité ou la permanence absolue de
Dieu, il est impossible d'en exclure plus rigou-
reusement tout ce qui ne lui appartient pas.
Tel est l'objet de notre raison lorsqu'elle con-
çoit le temps nécessaire et infini, et cette durée
variable et limitée à propos de laquelle elle le
conçoit , n'est que la transition , le passage des
créatures sur cette permanence absolue, sur cette
éternité de l'être infini. Mais, objecte Leibnitz à
Clarke : « Si l'espace infini est l'immensité de
Dieu, le temps infini sera l'éternité de Dieu ; il
faudra donc dire que ce qui est dans l'espace est
dans l'immensité de Dieu, et, par conséquent,
dans son essence, et que ce qui est dans le temps
est dans l'éternité de Dieu, phrases étranges,
et qui font bien connaître qu'on abuse des
termes1. »
Quant à nous , pas plus que Clarke , pas plus
que Fénelon , pas plus que Malebranche , qui a
dit précisément : « Les esprits sont dans la rai-
1 Œuvres deLeihnitz-, Édit. Charp., 2e vol., p. 455,
110 DE LA NATURE
son divine et les corps dans son immensité1, »
nous ne reculons devant cette conséquence bien
entendue. Mais quoi, dira-t-on, n'est-ce pas ab-
sorber tous les êtres au sein de Dieu que de les
placer tous au sein de son immensité et de son
éternité? Cette question est toujours la même ,
c'est toujours la question des rapports du fini et
de l'infini, qui se présente à propos de chacune
des notions absolues de la raison impersonnelle,
et que nous sommes obligés d'ajourner pour évi-
ter de tomber dans de continuelles répétitions.
Lorsque nous disons que l'espace et le temps
sont des attribu ts de Dieu , et que toutes choses
sont placées au sein de son éternité et de son
immensité, nous ne faisons que répéter sous une
autre forme ce que déjà nous avons dit en éta-
blissant L'existence de l'être infini , c'est-à-dire
l'existence d'un être en dehors duquel rien ne
peut être conçu puisqu'il est infini , et qui , par
conséquent, doit comprendre en son sein toutes
les existences finies. Nous ne soulevons donc pas
ici un problème nouveau , nous ne faisons que
reproduire sous une forme nouvelle un problème,
toujours le même, dont la solution est comprise
dans la question générale des rapports de l'in-
fini, de Dieu avec le monde.
1 Entretiens de métaphysique, Ëdit. Charp., 1 vol., p. 123.
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 111
Les idées absolues de temps et d'espace ont
donc un même objet, et ainsi s'explique la re-
marquable analogie qui existe entre le temps et
l'espace, soit qu'on les considère au point de vue
psychologique, soit qu'on les considère au point
de vue ontologique. Cette fraternité du temps et
de l'espace se trahit par la si militude, par le paral-
lélisme des hypothèses dont presque toujours ils
ont été l'objet. Celui qui a conçu l'espace comme
une réalité distincte du monde et de Dieu, con-
cevra le temps de la même manière. Les philo-
sophes sensualistes ont identilié l'espace avec
l'étendue, et ils ont identifié le temps avec la
durée. Leibnitz s'est représenté l'espace comme
un rapport de coexistence entre les choses , et il
s'est représenté le temps comme un simple rap-
port de succession entre les choses. Dans la cri-
tique de la raison pure, le temps et l'espace ont
aussi une même fortune , et Kant les convertit
tous deux en de pures formes de la sensibilité.
Enfin, si Clarke conçoit#l'espace comme un attri-
but de Dieu, il conçoit aussi le temps comme un
autre de ses attributs. Si l'un est pour lui son
immensité , l'autre est son éternité. Une de ces
hypothèses sur l'espace semble entraîner néces-
sairement l'hypothèse correspondante sur le
temps. Mais comment, dans cette analogie, dans
l'intimité de ces rapports , quelque chose pour-
112 DE LA NATURE
rait-il nous surprendre, puisque le temps et l'es-
pace, l'immensité et l'éternité, ne sont, comme Ta
ditM. Royer-Collard, que les deux dimensions de
l'infini , puisque le temps et l'espace se rappor-
tent à un seul et même objet , sont une seule et
même chose, à savoir l'être infini? Cette défini-
tionxde la nature du temps et de l'espace n'est pas
nouvelle; mais la philosophie française depuis
longtemps a eu le tort de la dédaigner, de la re-
léguer parmi les chimères d'une creuse méta-
physique. J'espère, en la reproduisant ici, l'avoir
justifiée; j'espère avoir prouvé que seule elle
pouvait satisfaire à la raison, parce que seule
elle pouvait rendre compte des caractères avec
lesquels la raison conçoit le temps et l'espace ; et
je répète encore, en terminant cette discussion,
la magnifique phrase de Newton qui la résume si
bien tout entière. « Existendo semperet ubiqueDeus
durationem et spatium, œternitatem et infinitatem
constituit. »
L'idée du temps comme l'idée de l'espace se
résout donc dans l'idée de l'infini.
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 113
CHAPITRE VII.
De l'idée d'ordre absolu. — Elle ne rentre pas dans une classe inter-
médiaire entre les principes rationnels et les principes empiriques.
— Elle a tous les caractères des autres idées de la raison. — Elle
n'est pas seulement universelle, elle est absolue. — En quoi con-
siste le caractère absolu de l'idée d'ordre. — Antécédent de l'idée
d'ordre. — Importance de cette idée. — Elle est le principe de l'in-
duction. — Ses diverses applications au monde physique et au
monde moral. — Les erreurs auxquelles donnent lieu ces applica-
tions ne prouvent rien contre le caractère absolu de l'idée d'ordre.
J'appelle idée d'ordre absolu cette notion de la
raison que plusieurs philosophes désignent sous
le nom de croyance à la généralité et à la stabilité
des lois de la nature. Je me permets ce léger
changement à la langue philosophique ordinaire,
parce que le terme de croyance à la stabilité et à
la généralité des lois de la nature ne me semble
pas exprimer dans toute sa portée cette apercep-
tion de la raison impersonnelle. Je trouve qu'il a
l'inconvénient d'avoir l'air de la restreindre aux
limites de notre petit monde, et de l'appliquer
seulement à ces vicissitudes des phénomènes
qu'embrasse ou peut embrasser notre expérience,
tandis que nécessaire et absolue cette idée s'é-
tend également à toutes les existences réelles ou
possibles.
114 DE LA NATURE
La plupart des philosophes qui ont constaté
l'existence dune croyance naturelle à la généra-
lité et à la stabilité des lois du monde ont néan-
moins méconnu le caractère de l'absolu que nous
venons de lui attribuer. D'après ces philosophes,
la croyance à la généralité et à la stabilité des lois
de la nature rentrerait dans une classe intermé-
diaire entre les idées et les principes de l'expé-
rience, et les idées et les principes de la raison.
Il nous est impossible d'admettre une pareille
distinction entre les idées de la raison; toutes
ont les mêmes caractères, comme elles ont une
même origine ; le principe que tout dans la na-
ture se produit avec ordre, conformément à des
lois générales et stables, est revêtu du même ca-
ractère de l'absolu que ces autres principes : Rien
n'arrive qui n'ait une cause : tout corps est dans
l'espace, tout événement est dans le temps. Par
une détermination exacte de l'idée d'ordre, nous
allons démontrer qu'en effet elle possède ce carac-
tère, comme toutes les autres idées de la raison.
L'idée d'ordre absolu est cette idée en vertu
de laquelle nous croyons naturellement que ce
qui s'est produit dans certaines circonstances
continuera à se produire dans des circonstances
identiques , que rien ne va au hasard dans le
monde, et que tous les phénomènes s'y produisent
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 115
et s'y succèdent en vertu de lois stables et géné-
rales. Notre raison conçoit un plan dans l'uni-
vers, un ordre, au sein duquel toutes choses sont
placées ; un ordre auquel la création tout entière
est soumise. Ni les changements imprévus, ni les
perturbations qui détruisent tout à coup un cer-
tain ordre, que depuis longtemps nous étions ac-
coutumés à voir dans les choses, n'ébranlent
notre foi en l'existence de cet ordre universel.
Nous jugeons que ces perturbations sont pure-
ment apparentes, et qu'elles s'accomplissent en
vertu d'une loi qui nous est inconnue, en vertu
d'un ordre supérieur dont les rapports nous
échappent. Toujours nous croyons à une règle
cachée sous les apparences de l'irrégularité, et à
un ordre caché sous les apparences du désordre.
Non-seulement il est impossible à notre raison
d'admettre le désordre et le hasard dans le monde
physique, mais encore dans le monde moral, et
il n'est donné à aucun méchant de ne pas redou-
ter et à aucun juste de ne pas espérer une autre
vie, dans laquelle la loi du mérite et du démérite
recevra son accomplissement. Voilà en quoi con-
siste cette idée de la raison. Son existence au sein
de notre intelligence n'est pas moins évidente
que l'existence des idées de cause, de temps et
d'espace, et elle a le même caractère d'universa-
lité. Sans doute toutes les intelligences rîe sont
116 DE LA NATURE
pas capables de dégager cette notion, de la for-
muler, de la concevoir dans toute sa portée mé-
taphysique; mais il en est de même de toutes les
autres idées de la raison, et cependant on n'en peut
rien conclure contre leur universalité . Observez les
hommes au lieu de les interroger ; considérez la
foule dans ses affirmations , dans ses raisonne-
ments, dans ses prévisions à l'égard des phéno-
mènes, dans les règles de sa conduite, et vous dé-
couvrez clairement en elle cette croyance, cette foi
profonde à Tordre de l'univers. Non-seulement
l'idée de l'ordre est dans toutes les intelligences,
mais elle y joue un rôle immense; elle est le prin-
cipe de tous les jugements portés sur l'avenir, de
toutes les prévisions, de toutes les conjectures ;
elle est la règle dominante de la plupart des ac-
tions des hommes. Elle se manifeste dansl'homme
le plus grossier, dans le sauvage, dans l'enfant,
tout aussi bien que dans le savant qui étudie les
lois du monde. En effet, l'homme le plus gros-
sier, le sauvage, ne croient-ils pas fermement au
retour périodique de la nuit et du jour, au retour
périodique des saisons avec les mêmes vicissi-
tudes de température, avec les mêmes inconvé-
nients et les mêmes ressources? N'agissent-ils pas
sans hésitation en vertu de cette croyance? Ne
croient-ils pas que l'arbre qui a porté des fruits
dont ils se sont nourris, des feuilles dont ils se
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 117
sont vêtus, continuera à porter des fruits qui les
nourriront et des feuilles qui serviront encore à
les vêtir? Cette même croyance à la généralité et
à la stabilité des lois de la nature se manifeste
avec une énergie toute particulière dans l'enfant
dès les premières lueurs de son intelligence. S'est-
il brûlé le doigt au feu, il se garde bien, comme le
remarque Reid, de s'en approcher de trop près
une seconde fois; il fuit ce qu'il sait une pre-
mière fois lui avoir fait du mal; il recherche avec
empressement ce qu'il sait lui avoir causé du
plaisir. D'où vient que le sauvage et l'enfant agis-
sent ainsi? D'où vient qu'avec tant d'assurance
ils attendent les mêmes effets des mêmes causes
et des mêmes circonstances ? N'est-ce pas parce
qu'ils croient, sans s'en rendre compte, à la sta-
bilité et à la généralité des lois de la nature?
N'est-ce pas parce qu'ils croient à un ordre du
monde, à un plan providentiel qui comprend
toutes choses?
Si cette idée se manifeste de la façon que je
viens d'indiquer dans les intelligences les plus
grossières, elle se manifeste sous une forme plus
élevée dans les intelligences plus développées :
chez le savant, par exemple, qui étudie les lois
du monde. En effet, c'est elle qui inspire toute
recherche scientifique ; c'est eile qui constamment
118 DE LA NATURE
y préside. Le savant concevrait-il l'idée d'étudier
telle ou telle série de faits, de rechercher la loi
en vertu de laquelle ils s'accomplissent, et le rap-
port qui les unit les uns avec les autres , s'il n'était
pas dans la ferme persuasion que ces faits ne vont
pas au hasard, qu'ils ont une règle, une loi? Com-
ment, s'il n'avait pas cette foi, pourrait-il un seul
instant songer sérieusement à en faire l'objet
d'une recherche scientifique? Quand un savant
soumet à ses observations, à ses expériences, un
ordre de faits dont les lois et les rapports sont
encore inconnus, c'est qu'il est assuré à priori de
l'existence de ces rapports et de ces lois, et en
conséquence, de la possibilité de les découvrir.
Voilà pourquoi, sans se désespérer, les savants
continuent à étudier avec ardeur les faits en ap-
parence les plus irréguliers, les plus désordonnés.
Ni les astronomes n'ont encore trouvé les lois des
étoiles filantes, ni les médecins les lois du cho-
léra ; mais quelque grande que soit l'irrégularité
apparente de ces deux ordres de faits, quelque
réfractaires qu'au premier abord ils paraissent à
toute espèce de règle et de loi, astronomes et mé-
decins continuent cependant de les étudier, per-
suadés que ces lois existent, et qu'un jour la
science peut arriver à les découvrir. Ainsi, en
réalité, toute recherche scientifique, et même la
seule pensée d'une recherche scientifique, est une
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 119
profession de foi à un plan de l'univers, à un
ordre absolu. Otez cette croyance, et vous dé-
truisez en même temps les principes et les fonde-
ments de toute science, car il n'y a de science que
de ce qui est général, et il n'y a de général que ce
qui est assujetti à une loi.
Si l'on ne conteste pas l'existence universelle
de cette notion, on contestera peut-être sa nature
et son origine, et on soutiendra contre nous
qu'elle est un produit de l'expérience et de la
généralisation. Mais si l'idée de Tordre avait une
telle origine , si nous la formions successivement
et seulement après avoir vérifié en un grand
nombre de circonstances que le même corps con-
serve les mêmes propriétés , que le même phé-
nomène dans des circonstances identiques en ac-
compagne toujours un autre , n'est-il pas évident
que cette idée, produit ultérieur de l'observation
et de la réflexion , devrait se trouver seulement
dans l'intelligence de celui qui a beaucoup ob-
servé, beaucoup expérimenté? Or, il n'en est pas
ainsi , puisque l'enfant et le sauvage manifestent
tout d'abord une foi aussi vive en la stabilité et la
généralité des lois de la nature, en l'ordre de
l'univers, que le savant qui a passé toute sa vie
à observer, à étudier les lois et les rapports des
phénomènes.
120 DE LA NATURE
Il est tout aussi impossible de faire dériver l'i-
dée d'ordre de l'association des idées. L'enfant
qui s'est brûlé associe l'idée de douleur à l'idée
de feu, et en général nous associons ensemble
les idées de deux phénomènes que l'expérience
nous a montrés se produisant à la suite l'un de
l'autre; telle serait, suivant quelques psycho-
logues , l'origine et l'explication de notre croyance
à la généralité et à la stabilité des lois de la na-
ture, à l'ordre de l'univers. Mais, dans cette hy-
pothèse , comment expliquer le caractère de gé-
néralité absolue qui est propre à cette idée de
l'ordre que notre raison conçoit? Si pour y arri-
ver nous n'avions pas d'autre voie que l'associa-
tion des idées , tout au plus pourrions-nous croire
à la liaison de quelques phénomènes que l'expé-
rience nous aurait montrés unis les uns aux autres.
Nous ne pourrions croire à la permanence de
cette liaison qu'à posteriori, c'est-à-dire qu'après
un certain nombre d'expériences. Or, au con-
traire, notre croyance à l'ordre embrasse tous
les phénomènes sans exception, et elle les em-
brasse à priori, c'est-à-dire que là même où l'ex-
périence ne nous a rien montré , là où notre es-
prit n'a pu encore associer entre elles les idées
de divers phénomènes, là, même par avance,
nous croyons à l'existence d'une loi, d'un ordre,
tout aussi fortement que là où cet ordre s'est dé-
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 121
couvert à nous. Enfin, si l'idée d'ordre dérivait
de l'association des idées , elle ne se formerait
encore qu'à la longue et à la condition de la suc-
cession répétée, du retour plusieurs fois expéri-
menté des mêmes phénomènes, elle serait un
produit ultérieur d'une intelligence développée.
Comment donc dans cette hypothèse, de même
que dans la précédente , expliquer la foi si pri-
mitive et si énergique de l'enfant et du sauvage
en l'ordre du monde?
On objectera encore peut-être que le physi-
cien, le chimiste, répètent plusieurs fois leurs
expériences avant d'affirmer d'une manière gé-
nérale que tel ou tel phénomène se produit ré-
gulièrement dans certaines circonstances. Il est
vrai ; mais pourquoi le physicien et le chimiste
répètent-ils ainsi leurs expériences? Ce n'est
pas pour s'assurer par cette répétition du retour
du même phénomène dans les mêmes circon-
stances, mais pour s'assurer de la nature de
ce phénomène et de la nature de ces circon-
stances ; car, pour ce qui est de la foi que nous
avons au retour régulier d'un même phénomène
en des circonstances identiques , la répétition n'y
fait rien, un seul fait vaut autant que mille. Que
je voie un phénomène se produire pour la pre-
mière fois , ou que je l'aie vu se répéter autant de
122 DE LA NATURE
fois que la nuit a succédé au jour, peu importe ;
la certitude où je suis que ce même fait se repro-
duira dans les mêmes circonstances , que la même
cause produira les mêmes effets , que le même
corps continuera d'avoir les mêmes propriétés ,
n'en est ni diminuée ni augmentée, elle demeure
toujours la même, toujours absolue.
Mais le caractère de l'absolu qui appartient à
cette notion avec le caractère de l'universalité
achève de prouver qu'elle ne dérive pas die l'ex-
périence. J'attribue à l'idée d'ordre le caractère
de l'absolu comme à toutes les autres idées de la
raison , et en ce point je diffère des philosophes ,
qui, tout en reconnaissant l'universalité et l'ori-
gine rationnelle de l'idée d'ordre, ont pensé
qu'elle se distinguait de toutes les autres idées de
la raison par l'absence de ce caractère. Selon ces
philosophes, le principe de la généralité et de la
stabilité des lois de la nature différerait ainsi à la
fois des principes empiriques et des autres prin-
cipes de la raison. 11 différerait des principes em-
piriques par son origine et par son universalité;
des principes de la raison , parce qu'il ne don-
nerait pas l'absolu, le nécessaire en soi, parce
que sa négation n'emporterait pas avec elle con-
tradiction. Il y aurait contradiction à concevoir
un phénomène sans substance , un effet sans
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 123
cause, un corps qui ne soit pas dans l'espace, un
événement qui ne soit pas dans le temps, un mé-
chant qui mérite d'être récompensé, un juste qui
mérite d'être châtié, mais il n y en aurait pas à
concevoir que les lois générales qui régissent le
monde soient changées , à concevoir que ces lois
cessent d'être des lois stables et générales.
11 est vrai qu'à considérer en particulier telle
ou telle loi , ou même tel ou tel système de lois ,
il n'y a rien d'absolu dans cette loi ou dans ce
système de lois. Il n'y a rien d'absurde, rien de
contradictoire à concevoir que telle ou telle loi,
que tel ou tel rapport des éléments qui constituent
telle ou telle espèce d'êtres puisse un jour varier
dans ses effetsou danssesproportions. Il n'y arien
d'absurde et de contradictoire à concevoir que la
terre puisse un jour cesser d'accomplir sa révo-
lution autour du soleil, ou même que les lois gé-
nérales qui président à tout notre système puis-
sent être troublées, suspendues et remplacées par
d'autres. Mais voici en quoi consiste le caractère
absolu qui appartient à l'idée de Tordre de l'u-
nivers. Voici ce que nous ne pouvons nier sans
tomber dans l'absurde et le contradictoire : si
notre pensée ne répugne pas à admettre la possi-
bilité de changements et de perturbations appa-
rentes dans les lois actuelles, dans Tordre actuel
12k DE LA NATURE
du monde, elle se refuse obstinément à admettre
la possibilité de la suspension de toute loi, de la
destruction absolue ou même d'une seule per-
turbation réelle de l'ordre.
Qu'il y ait eu, qu'il puisse y avoir encore des
perturbations dans le système actuel du monde,
nous le concevons ; mais nous ne pouvons con-
cevoir sans contradiction que ces changements,
ces perturbations, ne soient pas eux-mêmes l'effet
d'une loi et ne rentrent pas dans un plan qui,
pour échapper à notre intelligence, n'en est pas
moins réel. Quand tous les mondes un jour de-
vraient être bouleversés, ma raison, en présence
de cette prodigieuse catastrophe , se refuserait à
reconnaître l'empire du désordre et du hasard,
et du milieu de tous ces mondes bouleversés elle
croirait encore à un ordre qu'elle adorerait sans
le comprendre. Autant donc il nous est impos-
sible de comprendre qu'un phénomène puisse se
produire sans cause, autant il nous est impossible
de comprendre qu'un seul instant l'univers puisse
exister sans un ordre, sans un plan. Ce qui nous
paraît perturbation, désordre, s'accomplit comme
tout le reste , en ver lu d'une loi , en vue d'un
ordre, mais en vertu d'une loi que nous ignorons,
et en vue d'un ordre que nous ne comprenons
pas; voilà ce que notre raison nous force de croire
DE LA. RAISON IMPERSONNELLE. 125
tout aussi impérieusement que l'infinité du temps
ou de l'espace. 11 nous est aussi impossible de
croire le contraire que de croire que Dieu , au-
teur et principe du monde, puisse cesser d'être
ce qu'il est, changer d'attributs, cesser d'être
Dieu. Ainsi l'idée d'ordre ne constitue pas une
classe à part d'idées et de principes de la raison,
et, comme toutes les idées qui dérivent de la rai-
son, elle porte le caractère de l'absolu.
Après avoir déterminé les caractères de l'idée
d'ordre, il faut rechercher en quelles circon-
stances, à quelle occasion elle se manisfeste dans
notre intelligence. C'est dans le fini et le contin-
gent qu'il faut chercher l'antécédent chronolo-
gique de l'idée d'ordre absolu , comme de toutes les
autres idées de la raison. Quel est donc cet anté-
cédent? Je crois qu'il se trouve dans la connais-
sance du rapport d'une propriété quelconque
avec une substance quelconque ou dans l'obser-
vation de l'ordre relatif de deux ou de plusieurs
phénomènes. L'idée du rapport d'une propriété
à une substance ou l'idée de l'ordre relatif de
plusieurs phénomènes, telle est l'occasion à pro-
pos de laquelle notre raison conçoit l'idée d'un
ordre absolu des choses ; tel est, en d'autres ter-
mes, l'antécédent chronologique de l'idée d'or-
dre. Mais si tel est son antécédent chronolo-
126 DE LA NATURE
gique, tel n'est pas son antécédent logique. Car
au point de vue de la réalité, n'est-il pas évident
que l'adhérence d'une propriété à une substance
quelconque, que l'ordre relatif de deux phé-
nomènes quelconques ne peut avoir lieu qu'à la
condition d'un plan, d'un ordre absolu du monde
qui en soit le principe et le fondement? Donc,
c'est l'ordre absolu conçu par la raison qui est
l'antécédent logique de cet ordre relatif que
l'expérience nous découvre entre les phéno-
mènes; donc, par les conditions de son appari-
tion en notre intelligence comme par ses carac-
tères, l'idée d'ordre absolu n'a rien qui la distin-
gue des autres idées de la raison.
Avant de rechercher quel est l'objet auquel
correspond cette idée dans la réalité, avant d'a-
border la question ontologique , je veux rapide-
ment la suivre dans ses diverses applications, je
veux montrer en elle le fondement de la plus mer-
veilleuse de nos facultés, de cette faculté par la-
quelle nous allons du particulier au général , du
présent à l'avenir , en un mot de l'induction. Le
procédé de la déduction n'a rien qui étonne ; en
effet, la déduction va toujours du général au par-
ticulier : or, le particulier étant évidemment con-
tenu dans le général, il est tout naturel que la dé-
duction l'en fasse sortir. Mais si le particulier est
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 127
contenu dans le général , assurément le général
n'est pas contenu dans le particulier, et cependant
l'induction l'en fait sortir, ou du moins l'induc-
tion partant du particulier s'élève au général;
voilà ce qu'il y a de merveilleux dans l'induction.
Or, ce merveilleux, c'est l'idée d'ordre qui le fait.
C'est l'idée d'ordre qui est le fondement néces-
saire de toute conclusion allant du particulier au
général, du présent à l'avenir, et, en consé-
quence, de toute généralisation. Si l'homme ne
pouvait rien conclure légitimement au delà des
faits qu'il a observés, toute généralisation et
toute science seraient évidemment impossibles.
Car, quelle que soit l'activité du naturaliste, du
chimiste, du physicien, ils ne peuvent jamais
observer qu'un nombre de faits infiniment petits,
si on le compare à tous les faits de même nature
dont ils sont séparés soit par l'intervalle des
temps , soit par l'intervalle des lieux. Si donc il
ne leur était pas donné de sortir de ces bornes
étroites dans lesquelles toute expérience demeure
nécessairement enfermée, il seraient réduits à
dresser des tables où ils enregistreraient succes-
sivement tous les faits qui tomberaient sous leurs
observations, mais ils ne pourraient établir aucun
genre, poser aucune loi. Grâce à l'idée d'ordre
conçue par notre raison , notre intelligence ne
demeure pas enfermée dans ces étroites limites,
128 DE LA NATURE
et aussitôt que nous avons expérimenté une
propriété dans un corps , nous croyons que ce
corps continuera à manifester la même pro-
priété , et que tous les corps de même nature la
possèdent également. 11 n'est pas sans intérêt de
suivre le procédé de l'induction depuis les plus
simplesjusqu'aux plus hardies de ses applications,
et de montrer que toutes sans exception ont cette
même idée d'ordre pour fondement.
Je distingue dans l'induction, soit qu'elle s'ap-
plique au monde physique, soit qu'elle s'applique
au monde moral , trois degrés principaux :
1° croyance à la persistance d'une même pro-
priété dans une même substance ; 2° extension de
ce qui a été expérimenté dans un individu ou
dans un cas quelconque à tous les individus et à
tous les cas semblables ; 3° extension de ce qui a
été expérimenté dans un individu ou dans un cas
quelconque à des individus et à des cas, non plus
semblables , mais seulement analogues. L'induc-
tion, à son premier degré, nous offre ses appli-
cations à la fois les plus simples et les plus sûres
et en même temps les plus bornées. Le feu brûle,
je crois que toujours il a brûlé, que toujours il
brûlera. Voilà un exemple de cette première
classe des applications de l'induction. Je crois
que le feu continuera d'avoir la même propriété,
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 129
parce que je crois à la stabilité et à la généralité
des lois de la nature, à l'ordre.
Dans le second degré de l'induction, au lieu de
se borner à induire la persistance d'une propriété
dans l'être chez lequel cette propriété a été expé-
rimentée, on induit -l'existence de cette même
propriété chez tous les êtres semblables ou dans
toutes les circonstances semblables. J'ai constaté
par des expériences répétées un certain nombre
de fois que tel phénomène se produit en telles
circonstances, et j'affirme qu'en toutes les cir-
constances semblables le même phénomène se
reproduira. Ainsi le physicien arrive à poser des
lois et le naturaliste des genres ; ainsi le médecin
conclut que le spécifique dont il a éprouvé les ef-
fets dans certaines maladies sur certains individus
produira les mêmes effets dans tous les cas sem-
blables. Il est inutile de multiplier les exemples.
Dans toute généralisation, sans exception, il y
a une affirmation qui dépasse de beaucoup la
sphère étroite de l'expérience, et qui la dépasse
sur la foi de notre croyance à l'ordre du monde.
Mais l'induction ne va pas seulement du même
au même, du semblable au semblable ; plus hardie
encore, elle va de l'analogue à l'analogue. Non-
seulement nous nous attendons à retrouver dans
9
130 DE LA NATURE
tous les corps semblables une propriété que nous
savons exister dans un certain corps, mais aussi
dan s tos les corps qui, sans être semblables, ont
une certaine analogieavec lui. Quelquefois même,
tant est grande notre foi en Tordre du monde, il
nous suffira du retour deux ou trois fois observé
d'un même phénomène à une même époque ,
quoique entre le retour de cette époque et le re-
tour de ce phénomène nous ne puissions décou-
vrir aucune relation, pour conjecturer qu'à la
même époque toujours le même phénomène se
reproduira. Ainsi on a remarqué deux ou trois
années de suite que des étoiles filantes ont ap-
paru en quantité extraordinaire la même nuit, et
déjà on conjecture la périodicité de ce remar-
quable phénomène. Or, le principe de cette con-
jecture est le même en vertu duquel l'enfant
s'éloigne du feu qui l'a brûlé , c'est l'idée de la
stabilité et de la généralité des lois de la nature
ou plutôt de l'ordre du monde.
Nous en faisons les mêmes applications au
monde moral qu'au monde physique. Dans l'or-
dre moral nous concluons du même au même ,
lorsque nous jugeons qu'un homme qui jusqu'à
présent été honnête continuera de l'être. Nous
allons du semblable au semblable lorsque nous
étendons à tous les hommes ce que nous avons
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 131
oDservé sur quelques-uns , et tel est le prin-
cipe de ce qu'on appelle la connaissance du
cœur humain. Enfin, dans Tordre moral comme
dans l'ordre physique, souvent nous jugeons
par analogie. C'est par des inductions de cette
nature que les publicistes s'efforcent de prévoir
les événements futurs et les conséquences des
événements contemporains ; en vertu de l'ana-
logie, ils jugent que ce qui s'est passé dans telles
ou telles circonstances , dans telle ou telle révo-
lution, se reproduira probablement encore dans
des circonstances analogues et dans une autre
révolution. De là les axiomes qui circulent sur les
conséquences probables des révolutions et des
principes de tel ou tel gouvernement.
Mais si toutes ces inductions reposent égale-
ment sur l'idée universelle et nécessaire de l'or-
dre, d'où vient que si souvent elles nous trom-
pent? d'où vient que les jugements qui s'appuient
sur ce fondement sont pour nous une source si
féconde d'erreurs ? La faillibilité propre à ces
jugements ne serait-elle pas un argument contre
les caractères que nous avons attribués à cette
idée, contre l'origine que nous lui avons assignée?
En aucune façon : la fausseté des applications
ne prouve rien contre la fausseté du principe. En
partant de l'idée de l'ordre pour aller du même
132 DE LA NATURE
au même, ou du semblable au semblable, de l'a-
nalogue à Fanalogue , je me trompe ; faut-il en
tirer cette conséquence que l'idée d'ordre est une
idée fausse et nous induit en erreur? ou plutôt ne
faut-il pas seulement en conclure que je n'ai pas
su découvrir ces lois dont la raison me force de
croire la généralité et la stabilité et cet ordre ab-
solu qui règne dans toutes les parties de l'uni-
vers, et que j'ai pris pour le même et le semblable,
ce qui dans la réalité n'est ni le même ni le sem-
blable? Ainsi la vérité absolue de l'idée d'ordre
ne souffre aucun échec de toutes les erreurs con-
tenues au sein des jugements inductifs dont elle
est le principe.
Tels sont le vrais caractères de l'idée d'ordre.
Quel en est l'objet ? Quel est le rapport de cet
objet avec l'idée d'être infini ?
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 133
CHAPITRE VIII.
De l'objet de l'idée d'ordre absolu. — L'ordre en soi est l'immuta-
bilité de l'être infini. — L'être infini est immuable dans son essence,
dans ses attributs , dans ses déterminations. — Conciliation de la
liberté souveraine de Dieu avec son immutabilité. — De la liberté
dans l'homme , de la liberté dans Dieu. — Une nécessité morale
préside à toutes les déterminations de la liberté de Dieu. — L'im-
mutabilité de Dieu résulte de sa sagesse souveraine. — Notre
croyance à l'ordre du monde a pour objet cette immutabilité. —
Identité de l'idée d'ordre absolu avec l'idée d'être infini.
L'idée d'ordre absolu a-t-elle pour objet,
comme les idées de cause, de temps et d'espace,
l'essence de l'être infini? Quelle est la nature de
cet ordre conçu par la raison? Qu'est-ce que Tor-
dre en soi? Voilà la question qu'il faut résoudre.
S'il n'y a pas identité entre l'objet de l'idée d'or-
dre et l'objet de l'idée d'infini, toute notre théorie
échoue; s'il y a identité, elle reçoit une nouvelle
confirmation. Je crois que cette identité existe,
et je vais tâcher de la mettre en lumière.
En décrivant les caractères de l'idée d'ordre,
j'ai montré que cette idée enfermait une croyance
implicite à un plan de l'univers, à une provi-
dence, et par là j'ai indiqué à l'avance la solution
de la question que je viens de poser. En effet,
13k DE LA NATURE
l'objet de l'idée d'ordre est Dieu lui-même, en
tant qu'il a pour attribut l'immutabilité. Mais en
quel sens Dieu est-il immuable? Comment son
immutabilité constitue-t-elle cet ordre absolu au-
quel croit si fermement notre raison?
L'être infini est immuable, soit qu'on le consi-
dère au point de vue de son essence et de ses at-
tributs, soit qu'on le considère au point de vue
de ses déterminations et de ses volontés.
Constatons d'abord l'immutabilité de son es-
sence et de ses attributs. Être nécessairement,
être par soi j telle est l'essence de l'être infini.
Or, ce qui est par soi a toujours la même raison
d'exister et la même cause d'existence, qui est
son essence même. Les choses qui ne tiennent
pas leur existence d'elles-mêmes peuvent être al-
térées, modifiées dans leur existence par l'action
des causes dont elles la tiennent; les choses qui
n'existent pas nécessairement peuvent exister
d'une autre manière, peuvent même cesser d'exis-
ter. Mais à l'égard de l'êtçe par soi, rien de tel
n'arrive ni ne peut arriver; de la nécessité de
son essence découle son immutabilité, ou plutôt
l'immutabilité n'est autre chose que sa nécessité
même. 11 est donc impossible de concevoir aucun
changement dans l'essence de l'être infini.
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 135
Mais si Dieu est immuable en son essence, il
n'est pas moins immuable dans ses attributs, dans
ses manières d'être. Nous ne pouvons pas plus
concevoir des changements dans ses attributs,
dans ses manières d'être, que dans son essence
même, car par là même qu'il est infini et infini-
ment simple, il ne peut souffrir aucune modifica-
tion. Etre modifié de telle ou telle façon, c'est
ne pas être le même, le moment d'à présent que
le moment d'avant; c'est être d'une certaine façon
à l'exclusion de toutes les autres. L'être infini ne
peut donc être le sujet d'aucune modification,
dans ses attributs comme dans son essence.
Dira-t-on qu'immuable dans l'ensemble et dans
le fond de son être, il peut néanmoins être conçu
comme susceptible de changement et de modifi-
cation dans quelqu'une de ses parties , considé-
rées isolément? Mais l'être infini, par là même
qu'il est infini, ne peut avoir de parties, et en
conséquence varier en aucune d'elles ; donc, il est
simplement et absolument immuable. Les êtres
finis seuls, en raison de leur limitation et de leur
contingence, sont susceptibles de changements et
de modifications. Qui dit limitation et contin-
gence, dit changement et modification, comme
celui qui dit infinité et nécessité, dit immutabilité.
Tout être fini est par sa nature essentiellement
136 DE LA NATURE
variable et contingent; mais l'être infini, qui ne
souffre en lui aucune espèce de borne et d'im-
perfection, est au contraire par sa nature essen-
tiellement immuable.
Mais comment concilier cette immutabilité avec
la liberté souveraine de Dieu? La possibilité de
variations et de contradictions dans le gouverne-
ment du monde par Dieu ne résulte-t-elle pas de
l'idée même de sa liberté ? Tout ce dont il existe
une ombre imparfaite, soit en nous, soit dans le
monde , doit se retrouver dans le principe de
toutes choses, dans le principe du monde et de
nous-mêmes, sous la raison de l'infinité. Or, nous
sentons en nous le pouvoir de nous déterminer
tantôt en un sens et tantôt en un autre, de nous
décider tantôt pour le oui et tantôt pour le non,
de prendre un parti d'abord, puis un autre, de
concevoir un premier plan et de le changer contre
un second. Cette faculté dont nous jouissons ne
doit-elle pas se retrouver en Dieu? Donc Dieu
aussi, comme nous, et bien plus que nous, doit
avoir le pouvoir de se déterminer tantôt en un
sens et tantôt en un autre, de changer, quand il
lui plaît, de plan et de projet. Ainsi rien ne s'op-
poserait à ce qu'il fît succéder l'irrégularité à la
régularité, le désordre à l'ordre dans le monde;
ainsi la foi que nous avons en la stabilité et la
BE LA RAISON IMPERSONNELLE. 137
généralité des lois, en Tordre du monde, man-
querait d'un fondement solide, puisque Dieu, à
chaque instant, pourrait y donner un démenti, en
vertu de sa liberté souveraine.
Il faut définir la vraie nature de la liberté de
Dieu, pour répondre à cette objection, qui s'ap-
puie sur l'idée fausse de la liberté en général, et
de la liberté de Dieu en particulier.
Peut-être parmi toutes les questions que sou-
lèvent les divers attributs de Dieu, n'en est-il pas
une seule qu'il importe davantage d'éclaircir,
pour dissiper les fausses idées qui, dans la plu-
part des esprits, défigurent encore l'image de la
divinité; peut-être n'en est-il pas une seule qui,
mal résolue, fasse jouer à la divinité un rôle plus
indigne de sa vraie nature et de sa sagesse sou-
veraine. En outre, la solution que nous donnons
à cette question a été l'objet de récriminations
plus ou moins vives, plus ou moins éclairées ; il
importe donc d'en déterminer nettement le véri-
table sens et de faire disparaître toutes les équi-
voques.
C'est de l'idée de notre liberté que nous allons
à l'idée de la liberté de Dieu; en cette question,
comme en toute question de métaphysique, c'est
138 DE LA NATURE
la psychologie qui est l'antécédent et le fonde-
ment de l'ontologie. On comprend mal d'ordi-
naire la liberté de l'homme ; en conséquence on
comprend mal la liberté de Dieu ; et si l'on ne fait
pas de Dieu un être fantasque , n'ayant d'autre loi
que son caprice souverain , on s'imagine porter à
sa liberté une atteinte sacrilège. En quoi con-
siste donc véritablement la liberté de l'homme?
L'homme a-t-il en effet le pouvoir de se décider
indifféremment pour le oui ou le non , d'agir in-
différemment suivant tel ou tel motif, ou bien
contre toute espèce de motif? Je pense que la li-
berté ainsi définie n'existe pas dans l'homme.
Toujours nous nous déterminons en vertu d'un
motif, j'ajoute même en vertu du motif qui dans
le moment de la détermination nous paraît le
meilleur. Le but vers lequel sans cesse nous ten-
dons est le bien. Une impulsion générale entraîne
la volonté de l'homme vers le bien, et en vertu
de cette impulsion, toujours il se détermine pour
ce qui lui paraît le bien , pour ce qui lui paraît le
meilleur dans chaque cas particulier.
Mais une telle définition de la liberté ne dé-
truit-elle pas la liberté? Si la volonté de l'homme
incline toujours et ne peut pas ne pas incliner
vers le motif qui lui paraît le meilleur, ne se
trouve-t-elle pas par là même fatalement déter-
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 139
minée , et en conséquence irresponsable des actes
qu elle n'a pas pu ne pas accomplir? Je réponds
à cette objection, que la liberté consiste dans le
pouvoir de suspendre le jugement par lequel nous
jugeons que tel ou tel motif est le meilleur. Êtes-
vous sollicité par une passion , au premier abord
c'est le motif de cette passion que vous jugerez le
meilleur, et c'est pour lui que vous vous déci-
derez. Mais si au lieu de vous laisser aller à ce
premier entraînement de la passion, vous sus-
pendez votre jugement, si vous consultez la rai-
son, vous découvrez que ce motif de la passion,
qui d'abord vous avait paru le meilleur, n'est pas
le meilleur dans la réalité, et que les motifs de
l'intérêt bien entendu ou du devoir doivent l'em-
porter sur lui. Le méchant comme le juste se dé-
cide en vue du motif le meilleur; mais entre le
méchant et le juste, il y a cette différence que le
motif qui paraît le meilleur au méchant ne l'est
pas dans la réalité, tandis que le motif qui appa-
raît au juste comme le meilleur est en effet le
meilleur. D'où vient cette différence entre le mé-
chant et le juste? Elle vient de ce que l'un se dé-
termine toujours sous l'empire d'une passion
aveugle , tandis que l'autre résiste à la passion ,
et consulte la raison dans l'appréciation des mo-
tifs qui sollicitent sa volonté. Donc il ne faut pas
définir la liberté dans l'homme, le pouvoir de se
HO DE LA NATURE
décider indépendamment de tout motif et contre
toute espèce de motif, puisque toujours la liberté
incline vers le motif le meilleur ; mais il faut la
définir, le pouvoir de suspendre notre jugement,
et par là de discerner le motif qui est le meilleur
en réalité , c'est-à-dire au point de vue de la rai-
son, du motif qui est le meilleur seulement en
apparence, c'est-à-dire au point de vue de la pas-
sion et de l'intérêt. 11 est vrai que cette suspen-
sion de notre jugement a lieu elle-même en vertu
d'un motif qui nous paraît le meilleur. Êtres in-
telligents , jamais nous ne pouvons agir sans mo-
tifs ; mais comme l'a dit profondément Leibnitz ,
ce ne sont pas les motifs qui déterminent notre
liberté, mais notre liberté qui se détermine sui-
vant les motifs.
Le but de la liberté ou de la volonté étant le
bien , non pas un faux bien , mais le vrai bien , il
en résulte que la liberté atteint son but , et brille
de tout son éclat chez celui qui , sans jamais errer,
s'en va droit au vrai bien. Ce n'est donc pas par
les contradictions, par les indécisions entre le
pour et le contre , dans les alternatives entre le
bien et le mal que se manifeste la vraie liberté.
Cette espèce de liberté, qui en général est la
nôtre, n'est qu'une image affaiblie et défigurée de
la vraie liberté, loin d'en être le type , comme
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. Hl
l'ont pensé quelques philosophes. Si telle était,
en effet, l'essence de la vraie liberté, il en résul-
terait cette conséquence absurde que l'homme le
plus libre ne serait pas l'homme constamment
sage, l'homme qui ne se servirait de sa liberté
que pour faire le bien ; mais l'homme tantôt sage,
tantôt fou, tantôt juste, tantôt méchant, l'homme
qui tantôt irait au bien et tantôt irait au mal.
Étrange contradiction ; la liberté ne se manifes-
terait dans toute sa pureté que chez celui qui de
temps à autre en ferait un plus ou moins mauvais
usage ! N'est-il pas évident , au contraire , que
moins la liberté s'égare, plus elle va droit à son
but, plus elle est réelle et plus elle est forte?
Considérez l'homme juste , le saint : à force de
combats et d'efforts, il est parvenu à soustraire en
partie sa volonté aux incertitudes et aux faiblesses
du libre arbitre , tel qu'il se manifeste dans le
grand nombre , et la vertu qu'il pratique désor-
mais sans effort est devenue pour lui comme une
seconde nature. Sans doute la liberté en lui n'est
pas encore exempte de toutes les faiblesses , de
toutes les imperfections de la nature humaine ;
mais néanmois elle approche de son divin idéal,
et c'est de la liberté telle qu'elle est dans l'homme
saint qu'il faut partir pour s'élever à la concep-
tion de la liberté de Dieu, c'est-à-dire pour saisir
le type et l'idéal de la liberté. Ce n'est pas dans
142 DE LA NATURE
ce qui affaiblit , défigure et détruit même la li-
berté, mais dans ce qui la constitue qu'il faut
chercher cet idéal. Le but de la liberté étant le
vrai bien, plus la liberté approche de ce but , et
plus elle est ce qu'elle doit être et plus elle a de
réalité ; voilà ce qu'il ne faut pas perdre de vue.
Or, cet idéal de la vraie liberté dont le saint ne
fait qu'approcher, c'est en Dieu et dans sa liberté
souveraine qu'il se trouve. Dieu est souveraine-
ment libre; ce n'est pas à dire qu'il puisse tout
faire, qu'il puisse faire demain le contraire de ce
qu'il a fait aujourd'hui, qu'il puisse changer le bien
en mal et le mal en bien. Dieu est souverainement
libre; mais en même temps il est souveraine-
ment sage et souverainement intelligent. En tant
que souverainement intelligent, il voit ce qu'il y a
de meilleur ; en tant que souverainement sage, il
le fait. Donc," sans hésiter, sans s'égarer, la liberté
en Dieu va toujours droit et toujours infaillible-
ment à ce qu'il y a de meilleur. Donc, jamais
Dieu ne peut avoir occasion de se raviser, de se
repentir , de changer. Supposer qu'il puisse
changer, qu'on y prenne garde, c'est supposer
de ces deux choses l'une, ou bien qu'il n'a pas vu
tout d'abord ce qu'il y a de meilleur, et alors on
porte une atteinte sacrilège à son intelligence in-
finie, ou bien que , l'ayant vu, il ne l'a pas fait,
il n'a pas voulu le faire, et alors on porte une at-
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. i&3
teinte non moins sacrilège à sa souveraine sagesse.
Se déterminer en toute occasion et infailliblement
à ce qu'il y a de meilleur, voilà en quoi consiste
la liberté de Dieu, voilà l'idéal de la liberté.
Ainsi la vérité sur cette question de la liberté
de Dieu se tient à égale distance, comme l'a dé-
montré Leibnitz, entre la liberté d'indifférence
que quelques théologiens lui ont attribuée, et la
fatalité aveugle, la nécessité métaphysique qui,
selon Hobbes et Spinosa, enchaînerait toutes ses
déterminations, L'hypothèse de la liberté d'in-
différence fait abstraction de tous les autres attri-
buts de Dieu, de la souveraine intelligence, de la
souveraine sagesse ; elle fait de Dieu un despote
qui, au gré de ses caprices, promulgue et change
ses décrets arbitraires. Mais si nous repoussons
la liberté d'indifférence, nous repoussons tout
aussi énergiquement la nécessité aveugle de
Hobbes et de Spinosa. La seule nécessité qui
puisse se rencontrer en la volonté de Dieu est la
nécessité morale. La nécessité morale découle de
la raison, de la sagesse souveraine, tandis que la
nécessité que Leibnitz appelle nécessité méta-
physique est une nécessité de contrainte, une né-
cessité qui s'impose extérieurement à un être et
ne vient pas de lui. Mais si Dieu, en vertu d'une
nécessité morale, fait le meilleur, il n'est donc pas
\Uk DE LA NATURE
libre de faire autre chose que le meilleur? Dieu
demeure tout aussi libre de faire le pire, le moins
parfait, que l'homme sage de faire des folies ou
le saint de blasphémer. Il peut le faire, mais il ne
le fera pas ; il ne le fera pas, parce qu'il est souve-
rainement sage. Donc ces expressions, Dieu fait
toujours le meilleur, Dieu ne peut agir autrement
qu'il n'a agi, tout en rendant témoignage à sa sa-
gesse souveraine, ne portent aucune atteinte à sa
liberté. Au sein de cette nécessité morale, qui est
le caractère propre des déterminations divines,
se concilient d'une manière excellente l'immuta-
bilité absolue et la liberté souveraine de Dieu.
Donc l'immutabilité absolue, qui est le propre de
son essence et de ses attributs, est aussi le propre
de sa volonté. Malebranche explique parfaite-
ment cette immutabilité de la volonté divine dans
le passage suivant des Entretiens métaphysiques :
(c Quoique Dieu soit la cause ou le principe de
ses volontés et de ses décrets, il n'a jamais pro-
duit en lui aucun changement ; car ses décrets,
quoique parfaitement libres, sont en eux-mêmes
éternels et immuables. Dieu les a faits, ou plutôt
il les forme sans cesse sur sa sagesse éternelle,
qui est la règle inviolable de ses volontés1. »
* Huitième entretien métaphysique.
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. H5
Si, malgré ces interprétations, quelques esprits
se faisaient encore scrupule d'admettre l'immu-
tabilité de la volonté divine, nous leur citerons
l'autorité de saint Augustin. Voici ce qu'il dit de
la volonté de Dieu dans un chapitre de ses Con-
fessions, qui a pour titre, Deus immutabilis :
« Car comme tu es absolument, tu sais seul,
toi, qui existes immuablement, et tu sais immua-
blement, et tu veux immuablement. Et ton es-
sence est et veut immuablement, et ta volonté est
et veut immuablement l . »
Ne craignons donc pas d'affirmer que la vo-
lonté, que les décrets de Dieu sont immuables
tout aussi bien que sa nature et ses attributs.
L'être souverainement intelligent et souveraine-
ment sage ne peut varier en ses actes, puisqu'il
voit toujours et fait toujours ce qu'il y a de meil-
leur. La croyance que nous avons en un ordre
absolu des choses repose sur cette immutabilité
de Dieu.
Ce qui fait la stabilité et la généralité des lois
1 Nam sicut omnino tu es, tu scis solus qui es incommutabiliter, et
scis incommutabiliter. Et essentia tua est et vult incommutabiliter
et voluntas tua est et vult incommutabiliter, Conf. lib. 13, cap. 14,
10
146 DE LA NATURE
de la nature, ce qui constitue l'ordre en soi, c'est
l'immutabilité de Dieu. Le monde est l'ouvrage
de Dieu; il doit donc porter le reflet et l'em-
preinte de ses aitributs; toutes choses doivent
donc s'y passer conformément à la nature et aux
attributs de Dieu, dont il est distinct, mais dont
il n'est pas séparé. Si Dieu est immuable, s'il ne
peut varier dans ses desseins et dans ses plans, le
monde doit reproduire en lui cette immutabilité,
et il la reproduit dans la stabilité et la généralité
de ses lois, dans l'ordre absolu auquel toutes
choses sont soumises. Voilà pourquoi notre rai-
son croit nécessairement qu'il y a de l'ordre dans
ce monde ; que les lois qui le gouvernent sont des
lois stables et générales; voilà pourquoi, quand
ces lois elles-mêmes viendraient à changer, nous
ne concevrions leur changement qu'en vertu
d'une loi supérieure qui présiderait à cette appa-
rente perturbation. Si nous ne pouvons com-
prendre que quelque chose se produise au ha-
sard dans le monde, sans règle, sans loi, c'est
que nous ne pouvons comprendre que l'être in-
fini, qui en est à la fois le principe et le fonde-
ment, puisse lui-même agir au hasard, sans règle,
sans loi ; passer d'un plan à un autre, se raviser,
se contredire.
Ainsi, soit qu'on parte de l'idée de Dieu et de
DE LA BAISON IMPERSONNELLE. 147
son immutabilité, soit qu'on parte de l'idée d'ordre
elle-même telle qu'elle est en notre intelligence,
on arrive également à trouver dans l'immutabi-
lité de Dieu le fondement et l'objet de l'ordre
que notre raison conçoit dans le monde. Fidèles
à la méthode psychologique, c'est la seconde
route que nous avons suivie, et cette route nous
a conduits à un des attributs essentiels de l'être
infini, c'est-à-dire là où jusqu'à présent nous ont
conduits toutes les notions de la raison. C'est
donc l'être infini qui est l'objet de l'idée d'ordre,
comme il est l'objet des idées de cause, de temps et
d'espace. L'être infini est l'ordre en soi , comme
il est la cause en soi , le temps en soi , l'espace
en soi. Quand la raison affirme soit la cause, soit
le temps et l'espace, soit l'ordre absolu, c'est
toujours une même idée^ l'idée de l'infini qui
l'illumine, c'est toujours un même objet qu'elle
affirme et contemple, l'être infini, principe de tout
ordre, de toute généralité, de toute loi, comme de
toute substantialité et de toute causalité.
148 DE LA NATCRE
CHAPITRE IX.
De l'idée du bien absolu. — A l'école éclectique appartient l'honneur
d'avoir rétabli cette idée comme principe de la morale au sein de
la philosophie française. — Caractères de l'idée du bien. — Elle
est universelle, elle est absolue. — Réfutation des objections contre
son universalité. — Conciliation de l'immutabilité du bien et de
la perfectibilité de la morale. — Corrélation du développement
moral et du développement intellectuel. — L'idée du bien est né-
cessaire ou obligatoire. — L'idée du bien s'éveille en nous avec le
sentiment de la liberté. — L'idée de bien se traduit en l'idée d'un
ordre universel dont la fin de chaque être est un élément. — La
fin d'un être se connaît par sa nature. — Entre la fin et le bien
d'un être il y a identité. — Concourir à l'ordre universel en tra-
vaillant à accomplir notre destination, aider les autres à atteindre
la fin qui leur est propre, voilà le bien et le devoir.
Je vais soumettre à la même épreuve une autre
idée de la raison, l'idée du bien absolu et la con-
sidérer successivement sous ce double point de vue
que présente toutes les idées delà raison, sous le
point de vue psychologique et sous le point de vue
ontologique. C'est à dessein que j'appelle cette
idée idée du bien et non pas idée de la justice. En
effet, comme M. Jouffroy l'a remarqué, l'expres-
sion de justice renferme l'idée d'un rapport que
ne renferme pas l'expression d'idée de bien. La
justice suppose l'idée d'un rapport entre des êtres
intelligents et libres. Si tous les êtres intelligents
et libres, si tous les êtres moraux étaient anéantis,
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 149
il n'y aurait plus ni morale individuelle, ni mo-
rale sociale, ni droits, ni devoirs, ni justice. Ce-
pendant le bien en soi, le principe de la justice
n'aurait pas cessé d'exister, et il planerait dans
l'éternité au-dessus de tous les être moraux
anéantis, de même que le temps en soi, l'espace
en soi, l'ordre en soi planeraient encore immo-
biles et éternels au-dessus des ruines de tous les
mondes. Or, comme nous nous proposons d'exa-
miner cette idée plutôt dans son objet que dans
ses rapports avec les êtres moraux , l'expression
d'idée de bien est plus exacte que l'expression
d'idée de justice.
Je ne m'arrêterai pas à établir l'existence de
cette idée au sein de l'intelligence humaine ni à
la distinguer de l'idée de l'utile avec laquelle les
philosophes sensualistes l'ont systématiquement
confondue ; grâce aux efforts et aux discussions
de l'école éclectique , il n'est plus besoin de dis-
cuter aujourd'hui ce qui désormais ne saurait plus
être mis en doute. Car c'est à l'école éclectique
qu'appartient le mérite d'avoir rétabli cette idée
dans toute sa pureté au sein de la philosophie
française et de l'avoir replacée à la base de la
morale. Depuis Malebranche, en France, pas un
seul philosphe moraliste n'avait fait reposer la
morale sur son vrai fondement, pas un n'avait
150 DE LA NATURE
reconnu la règle fixe et absolue à laquelle doivent
se conformer les déterminations de la volonté.
La philosophie sensualiste, dont la métaphysique
a dominé en France pendant la dernière moitié
du dix-huitième siècle et pendant le commence-
ment du dix -neuvième, avait métamorphosé
l'idée du bien absolu, l'idée du juste en l'idée de
l'utile , et la règle du devoir en la règle de l'in-
térêt. Ceux qui protestèrent au nom de la con-
science contre cette identification du juste et de
l'utile, et au premier rang il faut placer Jean- Jac-
ques Rousseau , eurent en général le tort de cher-
cher dans le sentiment le principe de la morale.
Le premier philosophe qui, dans le dix-neuvième
siècle, commença à se détacher d'une manière
éclatante de la philosophie de Condillac, M. Laro-
miguière n'avait su mettre encore que le sentiment
à la place de l'intérêt. CesontMM. Royer-Collard
et Cousin qui les premiers ont de nouveau profon-
dément distingué l'idée du bien de l'idée de l'utile
et du sentiment agréable ou désagréable qui ac-
compagne certaines de nos actions. Ce sont eux
qui les premiers en ont nettement déterminé les
caractères et l'origine. Des maîtres , ce principe
a passé dans l'école tout entière, qui constam-
ment le reproduit, le développe et le fortifie. Sur
ce principe du bien absolu , M. Jouffroy, dans
son Cours de droit naturel , avait commencé d'éle-
" DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 151
ver tout un système de morale que malheureu-
sement la mort ne lui a pas permis d'achever. Si
donc aujourd'hui l'intérêt n'est plus posé comme
le principe unique des théories sur la morale, sur
la politique, sur la législation, sur la pénalité,
comme le principe unique de toutes les sciences
morales, c'est à l'école éclectique qu'en revient
la principale gloire, c'est à elle qu'il faut rappor-
ter les conséquences heureuses de cette réforme
dans la philosophie morale.
L'idée du bien est universelle et nécessaire.
Toutes les intelligences conçoivent un même bien,
toutes le conçoivent comme nécessaire. Des ob-
jections s'élèvent contre ce caractère d'universa-
lité que nous attribuons à l'idée du bien; je ne
veux pas les réfuter en détail, je veux seulement
indiquer le principe à l'aide duquel on peut toutes
les résoudre. L'étude de l'histoire, la compa-
raison des lois , des institutions , des mœurs de
peuples divers en différents temps, en différents
pays, semblent au premier abord donner à ce ca-
ractère d'universalité un solennel démenti. De
toutes les variétés , de toutes les contradictions
morales qui ont existé et existent encore dans le
monde, ne faut-il pas conclure que la justice n'est
qu'un résultat mobile et variable des intérêts ,
des préjugés, des passions , des individus et des
152 DE LA NATURE
peuples, et que la loi écrite, la coutume, les in-
térêts, sont la règle souveraine, la règle unique de
toute distinction entre le bien et le mal? Cette
objection contre l'universalité de l'idée du bien
a été reproduite sous mille formes diverses par
les philosophes sensualistes ou sceptiques; mais
nul ne Ta exprimée avec plus d'énergie que Pas-
cal dans des pensées tristement célèbres. Assu-
rément nous sommes loin de contester que l'idée
du bien absolu n'ait pas reçu à différentes époques
des applications nouvelles, n'ait pas été déve-
loppée et éclairée par les progrès de l'intelligence
humaine; nous prétendons seulement qu'en elle-
même elle n'a jamais changé , et qu'on en trouve
le principe et la trace dans la conscience de tous
les peuples et de tous les individus de tous les
temps et de tous les lieux. 11 n'est pas de peuple
si barbare qui n'ait manifesté sa foi à un bien ab-
solu dont la considération doit l'emporter sur
l'intérêt et le plaisir , sur tous les autres mobiles
qui peuvent solliciter la volonté humaine.
Pour concilier toutes ces variations , toutes ces
contradictions morales avec l'universalité et l'u-
nité du principe de la morale, il faut distinguer,
comme le fait M. Jouffroy \ deux éléments dis-
* Troisième volume du Cours de Droit naturel.
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 153
tincts au sein de tout jugement moral. Ces deux
éléments Sont, d'une part, les circonstances, la
matière à laquelle s'applique le jugement, et de
l'autre l'idée du bien. La matière à laquelle s'ap-
plique le jugement moral peut varier d'un juge-
ment à l'autre; elle varie tout autant qu'il y a de
cas particuliers auxquels il est possible de faire
l'application de l'idée du bien. Mais à côté de cet
élément mobile et variable , il y a dans tout juge-
ment moral quelque chose d'immobile et d'inva-
riable , à savoir l'idée même du bien en soi qui est
appliquée à tel ou tel cas déterminé. Le jugement
moral ne s'accomplit que par l'union de ces deux
éléments. La matière du jugement étant fournie
par l'expérience, la raison s'y applique, et juge
ce qui dans telle ou telle circonstance est bien ou
mal et en conséquence doit être fait ou n'être pas
fait. L'idée du bien absolu se manifeste tout en-
tière à nous à l'occasion d'un seul fait fourni par
l'expérience ; mais la détermination de ce qui est
bien ou de ce qui est mal dans tous les cas pos-
sibles est une science longue et difficile , qui n'est
pas l'ouvrage d'un jour. Or, s'il y a uniformité,
unanimité entre toutes les intelligences humaines
sur la conception du bien absolu, on comprend
qu'il pourra bien n'en pas être de même lorsqu'il
s'agira des applications de cette idée aux circon-
stances si variées et si complexes de la vie morale
154 DE LA NATURE
des individus et des sociétés. Tous les hommes
s'accordent, sans nul doute, sur le principe de
causalité; tous sont unanimes à affirmer que rien
ne commence qui n'ait une cause. Mais s'agit-il
de faire l'application de ce principe, s'agit-il de
déterminer en un cas particulier quelle est la
cause, cette unanimité cesse; les uns supposent
une cause, les autres en imaginent telle ou telle
autre ; les uns ne voient qu'une seule cause là où
les autres en voient plusieurs, suivant le plus ou
moins d'étendue de leur esprit , suivant l'état plus
ou moins avancé de la science. La diversité des
jugements moraux ne prouve pas plus contre l'u-
niversalité du principe moral que la diversité
des jugements sur les causes ne prouve contre
l'universalité du principe de causalité.
Cette distinction contient en elle la réponse à
toutes les objections contre l'universalité et l'im-
mutabilité du principe moral. Elle explique com-
ment tous les hommes, ayant la même idée de
bien , ne jugent pas cependant de la même ma-
nière de ce qui est bien et de ce qui est mal ; elle
explique comment les peuples sauvages et bar-
bares, qui croient comme nous à une justice ab-
solue , à des droits et à des devoirs , tombent ,
lorsqu'il s'agit d'en faire l'application, dans de
déplorables erreurs auxquelles échappent les
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 155
peuples dans un état plus avancé de civilisation.
L'intérêt général , la compétition des devoirs
entre eux, telles sont les deux grandes causes qui
contribuent le plus à faire dévier les peuples de la
justice dans leurs coutumes et dans leurs institu-
tions. Cependant, quelque monstrueuses que
puissent être ces institutions et ces coutumes,
elles ne témoignent pas de l'absence du principe
moral , mais plutôt de l'empire terrible des cir-
constances qui ont faussé dans l'esprit de ces peu-
ples les applications les plus simples et les plus
rigoureuses de l'idée du bien. Qu'on veuille bien
remarquer qu'il ne s'agit nullement ici de prou-
ver que tous les individus et toutes les sociétés
en tous les temps et en tous les lieux se sont éga-
lement conformés dans leur conduite à l'idée du
bien absolu, mais que tous ont eu cette idée , que
tous ont reconnu son autorité suprême. De même
pour établir l'universalité de l'idée d'être infini,
il n'a pas été besoin d'établir que sous le rapport
religieux tous les peuples étaient égaux, mais
seulement que l'idée de l'unité et de l'infinité de
Dieu n'avait manqué à aucun d'eux.
La distinction de ces deux éléments, dont se
compose tout jugement moral, enferme non-seu-
lement la conciliation des diversités morales avec
l'universalité et l'unité de l'idée de bien, mais
156 DE LA NATURE
encore la conciliation de l'immutabilité de la
morale avec la perfectibilité. L'idée du bien ab-
solu qui en est le fondement et le principe, voilà
ce qu'il y a d'éternel et d'immuable dans la mo-
rale. L'étendue et le degré de justesse des ap-
plications de l'idée du bien en soi aux circon-
stances si variées et si complexes de la vie des
individus et des sociétés, voilà ce que la morale
contient de mobile et de progressif. A mesure
que nous saisissons de nouveaux rapports entre
les nommes et les choses, à mesure que les pro-
grès de l'intelligence augmentent, l'idée du bien
s'éclaire, ses applications se développent, se rec-
tifient et s'étendent à des rapports plus nombreux,
à des situations nouvelles. Sous ce point de vue,
il y a une coïncidence parfaite entre les progrès
moraux et les progrès intellectuels. A toutes les
époques, il y a eu des personnes qui, mécontentes
du temps présent, ont singulièrement répugné à
admettre cette coïncidence du développement in-
tellectuel et du développement moral. Elles n'ont
pas cessé, elles ne cessent pas encore aujourd'hui
de faire retentir une plainte longue et amère con-
tre la dépravation morale qui va s'augmentant
avec le progrès des lumières. Elles ne tarissent
pas à signaler les vices, les maux, les iniquités de
toute nature qu'auraient engendrés dans notre
époque les développements intellectuels dont nous
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 157
sommes si fiers , et elles ne prennent pas garde
qu'elles se réfutent elles-mêmes eu faisant res-
sortir avec tant d'art, et le plus souvent avec tant
de raison, tous les vices de la société actuelle.
En effet ce sentiment de justice qui nous dé-
couvre aujourd'hui des iniquités vieilles dans le
monde, et cependant autrefois inaperçues par nos
pères, ne doit-il pas être plus vit' et plus développé
que jamais dans les conscieuces? Comment ver-
rions-nous le mal que nos aïeux ne voyaient pas
quoiqu'ils en fussent entourés, si l'idée du bien
ne s'était éclairée et agrandie en nous avec les
progrès de l'intelligence? Toutes les fois qu'au
nom de la justice une époque proteste contre des
lois, des coutumes qui pendant longtemps avaient
paru légitimes, ou qui du moins n'avaient soulevé
aucune réclamation, on peut affirmer qu'à cette
époque un grand progrès moral s'est accompli.
Quiconque s'est rendu compte du fait moral et a
considéré attentivement l'histoire des institutions
et des mœurs, ne peut mettre en doute cet in-
dissoluble accord des progrès moraux et des
progrès intellectuels.
Non-seulement l'idée d'un bien absolu est uni-
verselle , mais elle est nécessaire , c'est-à-dire
obligatoire, car l'obligation n'est autre chose que
la nécessité en tant qu'elle s'applique à la vo-
158 DE LA NATURE
lonté. Il nous est impossible de concevoir le bien
sans concevoir en même temps qu'il doit être
accompli indépendamment de toutes les consé-
quences heureuses ou malheureuses qui peuvent
résulter pour nous de son accomplissement. En
vertu de notre liberté, nous pouvons violer cette
loi sans doute; mais au moment même où nous
la violons nous sentons qu'elle nous oblige et
que nous ne pouvons l'enfreindre sans crime.
L'idée du bien et l'idée d'obligation sont deux
idées inséparables dans notre intelligence. Entre
ce qui est juste et ce qui doit être fait, il y a pour
nous identité. De là cette valeur pratique qui ca-
ractérise l'idée du bien et la distingue de toutes
les autres idées de la raison qui n'ont qu'une va-
leur spéculative. Le caractère d'obligation propre
à lidée de bien correspond donc au caractère de
nécessité, ou plutôt n'en est qu'une face nouvelle;
nécessaire au regard de l'intelligence, l'idée de
bien est obligatoire au regard de la volonté.
Après avoir ainsi établi et justifié les caractères
d'universalité et de nécessité de l'idée du bien,
nous avons à rechercher en quelles circonstances
pour la première fois elle apparaît dans notre
intelligence. Tant que nous ne sommes exclusive-
ment placés sous l'empire de l'instinct, tant que
nous ne sommes pas encore entrés en possession
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 159
de nous-mêmes , nous n'avons nulle idée d'un
bien à accomplir, c'est-à-dire nulle idée de jus-
tice. Pour que la notion de justice et d'obligation
s'éveille en notre intelligence , il faut que nous
soyons entrés en possession de nous-même, il faut
que nous soyons capables de prendre la direction
de nos instincts. Mais aussitôt que nous avons la
conscience de notre liberté, aussitôt se développe
en nous l'idée d'une règle que nous sommes obli-
gés de suivre dans l'exercice de cette liberté.
Nulle action, soit en nous, soit hors de nous, n'é-
veille en notre esprit l'idée de justice si elle n'est
pas jugée par nous librement accomplie. 11 est
nécessaire que nous nous connaissions nous-
mêmes et que nous connaissions les autres
comme des êtres intelligents et libres, pour que
sur nous-mêmes et sur les autres nous puissions
porter un jugement moral. L'idée de justice est
donc contemporaine en nous de la conscience et
de la manifestation de notre activité volontaire et
libre. H y a trois grands motifs d'action dans
l'homme, le motif passionné, le motif de l'inté-
rêt, le motif du devoir ou le motif moral. Selon
M. Jouffroy , le motif moral apparaîtrait le dernier,
il serait précédé par le motif de la passion et
par le motif de l'intérêt. Mais le motif de l'intérêt
suppose l'exercice de la liberté. Pour agir d'a-
près les motifs de l'intérêt plus ou moins bien
160 DE LA NATURE
entendu, il faut déjà pouvoir résister à la passion,
il faut déjà savoir se commander à soi-même.
Ainsi, si le motif moral apparaissait le dernier,
l'individu serait déjà en possession de sa liberté,
et ne serait pas encore en possession de la règle
à laquelle sa liberté doit se conformer. Assuré-
ment il est difficile de vérifier par l'observation
si le motif de l'intérêt précède ou ne précède pas
le motif moral ; mais à priori ne répugne-t-il pas
d'admettre qu'un seul instant un agent libre
puisse ne pas être un agent moral, qu'un seul
instant la liberté puisse exister sans sa règle, sans
sa loi? Une telle supposition n'est-elle pas en
contradiction avec l'ordre du monde? Le motif
de l'intérêt ne doit donc pas précéder le motif mo-
ral; et d'un autre côté le motif moral ne doit pas
précéder le motif de l'intérêt, mais ils doivent
être contemporains l'un de l'autre, puisque tous
deux supposent l'exercice de la liberté, et puis-
qu'il est impossible de séparer la liberté de la loi
qui doit la régler.
La manifestation et la conscience de l'activité
volontaire et libre, telle est donc l'indispensable
condition de l'apparition de l'idée de justice; et
aussitôt cette condition accomplie , l'idée d'une
règle à suivre, d'un bien absolu à réaliser, suit
immédiatement en notre intelligence.
DE LA RAISON IMPERSONNELLE, 161
Avant d'aborder la question de Ja nature du
bien en soi, cherchons s'il n'est pas possible d'en
préparer la solution en traduisant l'idée du bien
en une autre idée plus claire et plus intelligible
par elle-même.
Beaucoup de philosophes moralistes ou n'ont
pas abordé cette question ou bien l'ont déclarée
insoluble, et ont considéré l'idée du bien comme
une idée indécomposable qu'aucune idée simple
ne peut éclairer et définir. Mais puisque tous les
hommes jugent ce qui est bien et ce qui est mal,
ne faut-il pas qu'ils se fassent une certaine idée
plus ou moins confuse de la nature du bien , à
laquelle ils comparent intérieurement l'action
qu'ils déclarent bonne ou mauvaise? Qu'on le
remarque ; non-seulement tout homme a l'idée
claire de l'existence d'un bien absolu, mais en-
core tout homme a l'idée confuse de la nature de
ce bien absolu, sinon il lui serait impossible d'en
faire aucune application. C'est cette idée confuse
qu'il s'agit déclaircir. J'emprunte en partie au
troisième volume du Cours de droit naturel de
M. Jouffroy des considérations qui préparent la
solution de la question ontologique de la nature
du bien. Ces considérations se rattachent intime-
ment à celles que j'ai présentées dans le chapitre
11
162 DE LA NATURE
précédent sur l'ordre absolu des choses conçu
par la raison.
S'il nous est impossible ne pas croire qu'il y
ait un ordre absolu et immuable embrassant
toutes choses, il nous est également impos-
sible de ne pas croire que chaque être a sa fin
dans l'univers. En effet, tous les êtres étant
placés au sein d'un ordre universel, n'en résulte-
t-il pas que tous concourent à cet ordre, tendent
à cet ordre, et que, par conséquent, tous ont une
fin qui est cet ordre même ? Entre ce principe :
tout dans l'univers est soumis à un ordre géné-
ral, et cet autre principe : tout être a une fin, il y
a identité. La raison nous force donc de croire à
priori que tous les êtres sans exception ont une
fin en rapport avec l'ordre universel des choses.
Cette connaissance à priori ne nous servirait à
rien en morale s'il ne nous était possible de dé-
terminer quelle est en particulier la fin de telle
ou telle classe d'êtres et spécialement quelle est
la fin de l'homme. Heureusement l'observation
nous donne les moyens de découvrir cette fin.
C;\r s'il est certain à priori que chaque être doit
avoir une fin, il n'est pas moins certain que cha-
que être doit avoir en lui les moyens d'atteindre
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 163
cette fin; il n'est pas moins certain que sa nature
doit être en proportion, en harmonie, en confor-
mité avec la fin qu'elle doit atteindre, sinon elle
n'atteindrait pas cette fin , sinon ce serait le dés-
ordre et non pas l'ordre qui régnerait dans le
monde. La fin d'un être doit donc évidemment
se déduire de son organisation, de ses tendances,
en un mot , de sa nature qui tombe sous notre
observation. Ainsi, en vertu de la correspondance
nécessaire qui doit exister entre la fin et la na-
ture d'un être , par l'observation de sa nature ,
nous arrivons à la connaissance de sa fin.
Mais la fin de chaque être n'est pas une fin
particulière, isolée, indépendante de toutes les
autres ; elle est un élément, une partie intégrante
de l'ordre universel ; car toutes ces fins particu-
lières conspirent à l'harmonie générale, à l'ordre
universel du monde. Toutes se tiennent donc, se
relient les unes aux autres. Pour qu'il n'y eût
pas solidarité entre elles, il faudrait que toutes
ne fussent pas placées au dedans de l'harmonie
universelle, ce qu'il est impossible de com-
prendre. Cette vérité spéculative que chaque être
a une fin, laquelle est un élément de l'ordre uni-
versel, se traduit immédiatement en une vérité
pratique; car entre l'idée de fin et l'idée de bien,
il y a une identité évidente. La supposition que
104- DE LA NATURE
la fin d'un être puisse ne pas être son bien, et
son bien ne pas être sa fin, est contradictoire.
Comment un être, ayant été créé en vue d'un
certain but, en vue d'une certaine fin, dont l'ac-
complissement est partie intégrante de l'ordre
universel, serait-il obligé, pour atteindre cette fin,
d'aller contre le bien, ou seulement de s'en dé-
tourner? Comment sa fin lui imposerait-elle d'aller
d'un côté et son devoir lui imposerait-il d'aller
d'un côté opposé? 11 ne pourrait faire le bien
qu'à la condition de troubler l'ordre, en allant
contre sa fin; il ne pourrait aller à sa fin et ac-
complir sa destination qu'à la condition d'aller
contre ce qui est bien, à la condition de violer
son devoir. Évidemment la raison ne peut s'ar-
rêter un seul instant à une pareille pensée. Donc,
entre ces deux idées l'identité est réelle ; donc,
partout à l'idée de bien on peut substituer l'idée
plus précise et plus claire de fin ou de destina-
tion. Accomplir sa destination, telle est la loi de
tout être, tel est le devoir de l'être intelligent et
libre. Mais la fin de chaque être étant un élément
de la fin générale des choses, laquelle doit être
aussi identique au bien général, au bien absolu,
il en résulte que la fin de chaque être participe
du bien absolu, ce qui lui donne un caractère sa-
cré. Ainsi, quiconque s'oppose à l'accomplisse-
ment de la fin des autres, quiconque s'oppose à
DE LA RAISON IMPERSONNELLE, 165
l'accomplissement de notre fin , s'insurge par là
même contre Tordre immuable du monde, contre
le bien absolu, contre Dieu même. Si donc on
nous demande qu'est-ce que le bien, qu'est-ce
que la justice, qu'est-ce que le devoir? nous pou-
vons répondre à cette question autrement que
par des cercles vicieux et de vaines tautologies,
en définissant le bien de chaque être par l'accom-
plissement de sa fin, et notre bien en particulier
par l'accomplissement de la fin qui nous est
propre, par la conformité de notre volonté avec
l'ordre.
Mais cette fin que nous devons accomplir, com-
ment peut-elle être déterminée? Elle échappe, il
est vrai, à notre observation directe; mais elle se
déduit de notre nature, qui tombe sous l'obser-
vation. C'est de l'ensemble, des tendances et des
facultés de l'homme que résulte la fin à laquelle
il a été destiné et à laquelle il doit tendre. Nous
savons tous, sans tous nous en rendre également
compte, que nous avons dans cette vie une des-
tination à remplir, qu'il y a des actions conformes
et des actions qui ne sont pas conformes à cette
destination, que les unes sont bonnes, que les
autres sont mauvaises. Les autres hommes ont
aussi une destination qu'il est de notre devoir de
respecter, et d'aider même en certaines circon-
166 DE LA NATURE
stances, parce qu'il est de leur devoir d'accom-
plir leur fin, comme il est de notre devoir d'ac-
complir la nôtre, parce que cette fin, comme la
nôtre, concourt à l'ordre général. Tel est le prin-
cipe duquel se concluent à la fois la morale per-
sonnelle et la morale sociale, tous les droits et
tous les devoirs. Est-il convenable qu'un être de
ma nature, qu'un être tel que je suis fait, avec
mes tendances, avec mes facultés, agisse de telle
façon en telle circonstance? Est-il convenable, par
exemple, que moi, être doué de sensibilité, de
volonté et de raison, je laisse prédominer la sen-
sibilité sur la raison, je laisse étouffer ma liberté
par les passions ? Telle est la question générale à
laquelle peuvent se ramener, sans exception,
toutes les questions que nous nous posons sur ce
qui est bien ou sur ce qui est mal.
Ainsi l'idée du bien et du juste se traduit exac-
tement en l'idée plus claire d'une fin qu'il faut
travailler à atteindre, et l'idée d'un ordre auquel
il faut se conformer. Le bien, c'est l'ordre, et le
mal, c'est le désordre. Quand nous faisons le mal,
nous avons conscience que nous nous plaçons en
dehors de l'ordre, que nous nous révoltons contre
l'ordre; quand, au contraire, nous faisons le
bien, nous avons la conscience d'être en harmo-
nie avec l'ordre universel ; de là les sentiments
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 167
pénibles qui suivent en nous l'accomplissement
du mal ; de là les sentiments si pleins de douceur
qui suivent en nous l'accomplissement du bien.
Mais en prouvant que l'idée du bien est iden-
tique avec l'idée de Tordre, nous n'avons pas en-
core atteint notre but; nous n'avons pas encore
résolu le problème ontologique de la détermina-
tion de la nature du bien en soi, et de son rap-
port avec l'être infini. Nous n'avons fait encore
qu'en préparer la solution en posant la question
d'une manière plus nette et plus précise. Il nous
reste maintenant à rechercher quelle est la sub-
stance de cet ordre, qui est la loi commune de
tous les êtres, de cet ordre auquel tous les êtres
intelligents et libres sont obligés de concourir.
168 DE LA NATUKE
CHAPITRE X.
De l'objet de l'idée du bien absolu. — Dieu aime et veut les choses
selon le degré de leur participation à ses perfections infinies. — Le
bien en soi est l'ordre éternel des perfections de Dieu. — Cet ordre
est la loi que Dieu lui-même suit et ne peut pas ne pas suivre en
vertu de l'excellence de sa nature. — Cette loi de Dieu devient la loi
de l'homme en vertu de l'union de l'homme avec Dieu. — Il n'y a
pas deux sortes de morale, l'une philosophique, l'autre religieuse.
—Toute morale est essentiellement religieuse. — Identité de la vraie
piété et de la vraie morale, de l'amour de l'ordre et de l'amour de
Dieu. — Identité de l'idée du bien absolu et de l'idée de l'être
infini.
Entre l'idée de Tordre absolu et l'idée du bien
absolu, il existe évidemment une remarquable
affinité, puisque l'idée du bien se traduit en l'idée
d'une fin à atteindre ou d'un ordre auquel nous
sommes obligés de nous conformer. Mais dans
l'une et dans l'autre idée, l'ordre n'est pas conçu
de la même manière, et n'est pas envisagé sous le
même point de vue dans l'idée d'ordre absolu,
il s'impose seulement à l'intelligence, il est seu-
lement une règle pour la spéculation, dans l'idée
du bien absolu, il s'impose non-seulement à l'in-
telligence, mais aussi à la volonté, il devient une
règle pour la pratique. Aussi l'idée du bien absolu
et celle de l'ordre absolu ne correspondent-elles
pas à la même face de l'essence de l'être infini.
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 169
L'idée de l'ordre absolu a pour objet l'immuta-
bilité essentielle de l'être infini, et l'idée du bien
absolu a un autre objet, ou pour parler plus
exactement, elle a toujours le même objet, à sa-
voir l'être infini, mais l'être infini envisagé sous
un autre point de vue que nous allons essayer
de déterminer avec précision.
Il est tout d'abord évident pour tous ceux qui
ont saisi la suite de nos idées que l'objet de l'idée
de bien absolu doit être en Dieu, que la loi uni-
verselle, immuable, nécessaire de justice qui s'im-
pose à notre volonté, a Dieu lui-même, non-seule-
mentpourlégislateur,mais pour principe. En effet,
la loi est éternelle, immuable, absolue, comment
pourrait- elle primitivement émaner d'un principe
qui n'aurait pas en lui ces caractères? Comment
la loi aurait-elle des caractères qui ne se retrou-
veraient pas dans celui qui en est le principe?
Comment serait-elle nécessaire et immuable si elle
était un décret d'une volonté arbitraire et fan-
tasque ? Comment un législateur amovible et pé-
rissable aurait-il pu lui imprimer le caratère de
l'absolu? De même que dans l'original, il doit y
avoir au moins autant de réalité efficiente qu'il y
en a dans la copie, de même évidemment tous
les caractères, toutes les perfections qui sont
dans la loi doivent être éminemment contenus
170 DE LA NATURE
dans la source de laquelle la loi découle. Donc
un législateur éternel et absolu par sa nature,
c'est-à-dire Dieu seul peut constituer la loi éter-
nelle et absolue du bien qu'il impose à tous les
êtres intelligents et libres, donc l'idée du bien
absolu a son principe en Dieu, et c'est en Dieu
seulement qu'il faut chercher son objet.
Mais il en est de même de toutes les autres
idées de la raison, des idées absolues, de cause,
de temps, d'espace, d'ordre; toutes ces idées,
comme je l'ai démontré, se rapportent également
à Dieu, toutes également ont Dieu pour objet. Il
ne suffit donc pas d'établir que l'idée du bien a
son objet en Dieu, car par là elle ne se distin-
guerait en rien de toutes les autres idées de la
raison; il faut préciser davantage, il faut recher-
cher à quelle face, à quel attribut de l'être infini
elle correspond plus spécialement. Ici, je vais
m'appuyer sur l'autorité de Malebranche. Male-
branche me semble avoir déterminé avec autant
de vérité et de profondeur la nature essentielle du
bien que Clarke la nature essentielle de l'espace
et du temps.
Quiconque a réfléchi sur la nature des êtres finis
et créés par rapport à la nature de l'être infini et in-
créé, ne peut leur attribuer d'autre existence que
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 171
celle qu'ils tiennent d'une participation perma-
nente à la substance , aux attributs et aux perfec-
tions de Dieu, source de toute substantialité et de
toute causalité. Déjà cette vérité résulte de ce que
nous avons dit sur l'essence de l'être infini et sur la
causalité absolue; plus tard nous y reviendrons,
pour la confirmer encore par de nouvelles consi-
dérations. Tous les êtres participent avec Dieu,
et n'existent qu'à condition de cette participa-
tion, mais tous n'y participent pas également,
tous ne reproduisent pas en un égal degré la
substance, les attributs et les perfections de l'être
infini. Jetez un coup d'œil rapide sur les diverses
classes d'êtres créés dont le monde se compose,
et vous serez frappé de cette inégalité. En com-
bien de degrés divers depuis le plus faible jus-
qu'au plus éclatant, depuis le dernier des êtres
jusqu'à l'homme , l'image de la nature divine et
de ses attributs n'est-elle pas reproduite dans la
série des êtres créés ? Tel porte la vive empreinte
d'une des perfections infinies de l'être infini, dont
l'autre ne porte pas même la plus légère trace.
Comparez le végétal avec l'animal, et l'animal
avec l'homme : dans le végétal il n'y a pas trace
de perfections qui brillent dans l'animal, et dans
l'animal il n'y a qu'une image affaiblie ou même
il n'y a pas trace des perfections qui brillent dans
rhomme. L'animal participe aussi à l'intelligence,
172 DE LA NATURE
mais il en participe dans une bien moindre me-
sure. Descendez du règne animal pour considérer
la plante et le minéral, et vous n'y trouvez déjà
plus un seul vestige de ces attributs et de ces per-
fections dont l'animal nous présente encore une
ombre affaiblie.
De cette inégale manifestation de la substance,
des attributs et des perfections de Dieu, résulte
une différence profonde et essentielle entre tous
les êtres créés. Cette différence profonde n'existe
pas seulement dans leur essence, elle se retrouve
dans leurs modifications et dans leurs actes, elle
est surtout manifeste dans les pensées et dans
les actes de l'homme. En effet, parmi nos pensées
et nos actes, n'en est-il pas qui révèlent à des de-
grés bien différents la liberté, l'amour, l'intelli-
gence, la sagesse? n'en est-il pas qui en témoi-
gnent d'une manière éclatante, tandis que d'autres
n'en portent qu'une empreinte presque effacée?
De là une hiérarchie naturelle, non-seulement
entre les essences de tous les êtres créés, mais
encore entre leurs modifications diverses, et sur-
tout entre les pensées, les actes de tous les êtres
intelligents et libres. De même que parmi les êtres
créés, ceux-là l'emportent sur les autres qui par-
ticipent le plus à l'essence, aux attributs et aux
perfections de la nature divine ; de même parmi
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 173
nos actions et nos pensées, celles-là sont les
meilleures qui expriment en un degré plus élevé
ces mêmes attributs et ces mêmes perfections.
De ces considérations sort naturellement la dé-
termination de la nature du bien en soi. En effet,
Dieu, l'être souverainement parfait, Dieu, prin-
cipe de tous les êtres, et contenant en son essence
tout ce qu'il y a de positif et de réel dans la créa-
tion, se connaît parfaitement lui-même et s'aime
invinciblement par la nécessité de sa propre na-
ture. 11 s'aime invinciblement, et il n'aime que
lui seul , car qu'y a-t-il de plus digne de son
amour que son essence et ses perfections infinies?
Comment serait il souverainement parfait, si son
amour n'avait pas exclusivement pour objet ce
qui est souverainement parfait? L'amour de ce-
lui qui n'aime pas ce qu'il y a de plus parfait est
un amour déraisonnable, un amour insensé. Est-
ce à dire que cet amour exclusif de Dieu pour lui-
même ressemble à l'égoïsme qui abaisse et dé-
grade la créature? En aucune façon. Ce qui est
l'égoïsme par rapport à la créature, ce qui la sé-
pare de la source de tout être et de toute perfec-
tion pour la concentrer misérablement en elle-
même, est, par rapport au Créateur, l'amour par
excellence, embrassant toutes les réalités et toutes
les perfections. Donc Dieu s'aime lui-même parce
qu'il est ce qu'il y a de plus parfait et de plus
174 DE LA NATURE
aimable, et en vertu de cet amour qu'il a pour
lui-même, il aime tous les êtres créés selon le
degré de leur participation à ses perfections.
« Il suit de là, dit Malebranche, que Dieu aime
nécessairement davantage les êtres qui partici-
pent davantage à ses perfections. Il aime donc et
estime davantage, par exemple, l'homme que le
cheval, l'homme vertueux et qui lui ressemble
que l'homme vicieux qui défigure l'image qu'il
porte de la divinité, car nous savons que Dieu a
créé l'homme à son image et à sa ressemblance.
L'ordre éternel, immuable et nécessaire, qui est
entre les perfections que Dieu renferme dans son
essence infinie, et auxquelles participent inégale-
ment tous les êtres, est donc la loi éternelle, né-
cessaire, immuable. Dieu même est obligé de la
suivre, mais il demeure indépendant, car il n'est
obligé de la suivre que parce qu'il ne peut ni
errer ni se démentir, avoir honte d'être ce qu'il
est, cesser de s'estimer et aimer toutes choses à
proportion qu'elles participentà son essence. Rien
ne l'oblige à suivre cette loi que l'excellence im-
muable et infinie de son être, excellence qu'il con-
naît parfaitement et qu'il aime invinciblement.
Dieu est donc juste essentiellement et la justice
même, et la règle invariable de tous les esprits
qui se corrompent s'ils cessent de se conformer
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 175
à cette règle, c'est-à-dire s'ils cessent d'aimer et
d'estimer toutes choses à proportion qu'elles sont
estimables et aimables, à proportion qu'elles par-
ticipent davantage aux perfections divines \ »
Dans ce remarquable passage est renfermée et
formulée la solution que nous cherchons, et avec
Malebranche nous définirons l'objet de l'idée du
bien absolu, l'ordre éternel et immuable des per-
fections divines. Telle est la substance, telle est
l'essence du bien absolu, du bien en soi. Dieu ne
veut que ce qui est conforme à l'ordre éternel de
ses perfections, telle est la loi suprême de sa vo-
lonté.
Mais cette loi de la nature divine, comment de-
vient-elle la loi des êtres intelligents et libres, la
loi de la nature humaine, notre loi et la règle su-
prême de toutes nos déterminations? Elle devient
la loi de notre intelligence et de toutes les intel-
ligences par suite de leur participation avec la
nature divine. Cette loi est notifiée à tous les
hommes sans exception en vertu de l'union na-
turelle qu'ils ont avec la souveraine raison, et
encore, comme le dit Malebranche, par les sen-
1 Entretien d'un Philosophe chrétien avec un Philosophe chinois,
Édit. Charp. i« vol. p. 492.
176 DE LA NATURE
timents d'approbation dont cette même raison les
console lorsqu'ils obéissent à cette loi, ou par
les sentiments de reproche intérieur dont elle les
désole lorsqu'ils ne lui obéissent pas. En d'autres
termes, cet ordre éternel et immuable de perfec-
tions qui est en Dieu, nous le voyons en Dieu,
puisque nous voyons Dieu, puisque nous sommes
en un rapport continuel avec Dieu par l'idée de
l'infini , intuition immédiate de Dieu même. Or
nous ne pouvons apercevoir cet ordre absolu des
perfections de Dieu sans concevoir immédiate-
ment qu'il s'impose à nous, et qu'il doit être notre
loi, comme il est la loi de Dieu. Ainsi s'explique,
au point de vue ontologique, le caractère absolu
de l'idée de bien. Ce qui est juste au regard de
l'homme est juste au regard de tous les êtres
intelligents, réels ou possibles, est juste, comme
ledit Malebranche, au regard de l'ange, au regard
de Dieu même, puisque le bien est la nature même
de Dieu, puisque toutes les intelligences unies
avec Dieu découvrent en lui et dans le rapport
éternel de ses perfections le même bien, la même
loi, la même règle.
Il ne suffit donc pas de dire que le bien, la
justice émane de Dieu, que Dieu est le légis-
lateur de la loi morale, puisque le bien est son
essence même, est l'ordre éternel de ses perfec-
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 177
tions. Le législateur humain ne constitue pas la
justice, il doil en être seulement l'humble inter-
prète, et son rôle consiste à décider, à décréter
ce qui dans telle ou telle circonstance est con-
forme ou n'est pas conforme à la justice. Il
n'en n'est pas de même du législateur souverain,
il n'est pas seulement l'interprète de la justice
dans les décrets qu'il promulgue, car lui-même
il la fonde, il la constitue, car la justice est son
essence même. Tandis que les législateurs hu-
mains ne sont que les interprètes et les vicaires
de la loi, le législateur souverain est lui-même la
loi, il est lui-même le souverain bien et la sou-
veraine justice ; le bien vient donc de Dieu^ non
pas en ce sens qu'il en est un décret arbitraire,
mais en ce sens qu'il constitue sa propre nature.
Le bien n'est pas ce que Dieu veut, il est ce que
Dieu est. La volonté de Dieu n'est pas, comme
l'ont soutenu quelques théologiens, le principe du
bien, mais elle en est l'expression, parce qu'elle
est toujours conforme à sa nature , qui est l'es-
sence même du bien.
Cette définition de la vraie nature du bien absolu
et du principe de la morale renferme la solution
de diverses questions qui sont encore aujourd'hui
vivement controversées. Telle est, par exemple,
la question des rapports de la morale avec la reli-
v 12
178 DE LA NATURE
gion,ou de la notion du bien, du juste et de l'injuste,
avec la notion de Dieu. Souvent les théologiens
ont accusé les philosophes moralistes d'exclure
Dieu de la morale, et de chercher à établir une
morale athée. Souvent Ton a distingué et on dis-
tingue encore aujourd'hui deux sortes de morale,
Tune purement religieuse, et fondée uniquement
sur l'idée de Dieu, l'autre purement philosophi-
que, et uniquement fondée sur l'idée du bien. Y
a-t-il quelque chose de vrai dans cette accusation
des théologiens contre la morale philosophique?
Cette distinction de deux sortes de morale, Tune
religieuse, l'autre naturelle, est-eile légitime? S'il
y a eu des philosophes qui ont imaginé d'éliminer
Dieu de la morale, s'il y a des hommes qui croient
sincèrement à l'existence de deux sortes de mo-
rale, l'une indépendante de l'idée de Dieu, et qui
aurait pour fondement unique la notion du bien
donnée par la raison, l'autre exclusivement reli-
gieuse et dépendante de l'idée de Dieu, qui se
passerait de toute notion rationnelle de bien et
de justice, ils témoignent par là d'une égale igno-
rance, et de la source d'où émane l'idée du bien,
et de la nature du bien. En effet, qu'est-ce que le
bien? Nous venons de démontrer que c'était l'or-
dre éternel des perfections de Dieu. Qu'est-ce que
Dieu par rapport au bien? Dieu est le sujet même,
la substance du bien. Comment donc séparer de
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 179
Diçu le bien et la justice? comment d'un côté
mettre l'idée du bien, et de l'autre l'idée de Dieu,
et constituer une morale sans Dieu ? Autant vau-
drait chercher à séparer de Dieu la causalité ab-
solue, l'éternité et l'immensité, l'ordre éternel de
ses perfections ; autant vaudrait séparer la lumière
du foyer d'où elle jaillit. Quiconque fait abstrac-
tion de l'idée de Dieu, fait en même temps abstrac-
tion de la causalité, de l'éternité, de l'immensité,
de l'immutabilité, en un mot des idées de tous les
attributs et de toutes les propriétés dont Dieu est
la substance. Otez Dieu, ôtez l'idée de Dieu, et il
n'y aurait pas plus de bien et de justice pour nos
âmes qu'il n'y aurait de lumière pour nos yeux si
le soleil, foyer de la lumière, venait à être anéanti.
Ainsi toute morale part nécessairement de Dieu ,
et toute morale a Dieu seul pour fondement et pour
principe , et toute morale est de sa nature et ne
peut pas ne pas être essentiellement religieuse,
que celui qui la pratique le sache ou l'ignore. Il
faut donc entièrement effacer la distinction dune
morale philosophique et d'une morale religieuse ,
d'une morale humaine et d une morale divine.
Quiconque suit cette loi éternelle , qui est la loi de
Dieu même , ou plutôt qui est Dieu lui-même, sert
et honore Dieu précisément de la manière dont
Dieu nous notifie par la raison qu'il veut être servi
180 DE LA NATURE
et honoré. Tout devoir, qu'on l'appelle devoir en-
vers nous-mêmes, ou devoir envers les autres,
ou devoir envers Dieu , qu'on le fasse rentrer dans
la morale individuelle , sociale ou religieuse , est
en réalité un devoir envers Dieu , puisqu'il con-
siste à accomplir une loi divine , et à se conformer
dans ses affections et dans ses déterminations à
l'ordre des perfections de Dieu. Quiconque tra-
vaille à réaliser en lui l'idéal du bien, à s'amélio-
rer lui-même et à améliorer les autres , non-seu-
lement est honnête et juste , mais il est réellement
religieux, il est un fervent et sincère adorateur
du seul vrai Dieu.
Mais peut-être si Ton voit comment dans ce
principe sont contenus les devoirs envers nous-
mêmes et envers les autres, ne voit-on pas aussi
clairement comment y sont contenus les devoirs
qui plus spécialement prennent le nom de devoirs
envers Dieu, tels, par exemple, que l'adoration
ou l'amour. Us en découlent cependant ainsi que
tous les autres. En effet, quel est ce principe?
Aimer les choses à proportion du degré auquel
elles participent aux perfections divines, aimer
et vouloir les choses à proportion de leur perlèc-
tion. Or, quoi de plus parfait que la perfection
infinie, c'est-à-dire que Dieu? D'après ce prin-
cipe, Dieu doit donc être placé dans nos affec-
DE LA RAISON IMPERSONNELLE, 181
tions au-dessus de tous les autres êtres ; et cette
règle seule ne contient-elle pas tous nos devoirs
envers Dieu ? Ainsi le principe de morale que nous
avons posé n'a rien de défectueux ni d'incom-
plet, et renferme les devoirs envers Dieu, tout
aussi bien que les devoirs envers nos semblables
et les devoirs avec nous-mêmes.
Telle étant la nature du principe moral , il est
encore évident que la vraie piété envers Dieu est
inséparable de la vraie morale, et la vraie morale
inséparable de la vraie piété envers Dieu, ou plu-
tôt que Tune et l'autre se confondent. Quiconque
les sépare systématiquement , ou bien renverse le
vrai principe de la morale et se met dans l'im-
possibilité d'en rendre compte , ou bien court le
risque de tomber en des superstitions qui chez
lui prendront la place de l'honnêteté et de la
vertu. Si tous les esprits étaient bien pénétrés
de cette vérité , que de fausses tendances morales
et religieuses seraient corrigées et redressées!
que d'oppositions apparentes seraient conciliées !
Cette idée de l'unité de la vraie piété et de la vraie
morale a été énergiquement développée et défen-
due par Kant dans son ouvrage sur la religion
dans les limites de la raison, elle en est le prin-
cipe fondamental. Mais sur cette question l'au-
torité d'un philosophe du dix-huitième siècle peut
182 DE LA NATURE
paraître suspecte ; appuyons-nous donc de préfé-
rence sur l'autorité de Malebranche. Dans tous
les ouvrages de Malebranche, et en particulier
dans les méditations métaphysiques et chré-
tiennes , dans les entretiens de métaphysique ,
dans le traité sur l'amour de Dieu et dans le traité
de morale , se retrouve cette même pensée que
la justice c'est la loi de Dieu, que la loi de Dieu
c'est l'ordre , que quiconque se conforme à l'ordre
honore par là même et aime Dieu. Qu'est-ce que
l'amour de Dieu? Selon Malebranche, c'est l'a-
mour de la justice et de l'ordre. Je n'impute pas
arbitrairement cette opinion à Malebranche, je.
ne la déduis pas de quelque principe plus ou
moins bien interprété; Malebranche le dit lui-
même positivement et s'appuie sur l'autorité de
saint Augustin.
a Saint Augustin ne distingue point ordinaire-
ment la charité ou l'amour de Dieu de l'amour
de la justice ou de l'amour de l'ordre, parce que
l'idée de Dieu , comme souveraine justice , est
plus propre à régler notre amour que toute autre
idée de Dieu que l'imagination pourrait corrompre
et par là nous faire illusion. Mais puisque l'ordre
dont je parle n'est autre chose que le rapport
qu'ont entre elles les perfections divines , tant re-
latives qu'absolues, il est clair que l'amour de
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 183
Tordre n'est que l'amour de Dieu et l'amour de
toutes choses par rapport à Dieu; car aimer
l'ordre c'est aimer les choses selon le rapport
qu'elles ont aux perfections divines, et c'est aimer
Dieu, considéré en lui-même plus que toutes
choses , puisqu'il renferme en lui-même et d'une
manière infiniment parfaite les perfections de
toute chose h »
L'amour de Dieu n'est donc que l'amour de
l'ordre ou de la justice , et en conséquence la pre-
mière de toutes les vertus, celle d'où dérivent
toutes les autres, est l'amour de l'ordre. Telle est
la pensée fondamentale développée par Male-
branche dans son admirable traité de morale.
« L'amour de l'ordre n'est pas seulement la
principale des vertus morales, c'estl'unique vertu,
la vertu mère, la vertu fondamentale, universelle,
vertu qui seule rend vertueuses les habitudes ou
les dispositions d'esprit.
» Quiconque n'agit pas en vue de l'ordre,
quelles que soient les actions qu'il accomplit, ne
saurait être vertueux. Celui qui donne son bien
aux pauvres ou par vanité ou par compassion na-
1 Traité de V amour de Dieu» Édit. Charp. 1 vol. 484.
184 DE LA NATURE
turelle, n'est point libéral, parce que ce n'est point
la raison qui le conduit. Le soldat qui se précipite
dans le danger par ambition ou par ardeur de
tempérament n'est point véritablement géné-
reux. Cette prétendue noble ardeur n'est que va-
nité ou jeu de machine. De même celui qui souf-
fre les outrages par une paresse qui le rend
immobile, ou par une fierté stoïcienne qui le
console, qui le met en idée au-dessus de ses en-
nemis, n'est ni modéré ni patient. Cette préten-
due modération ou patience n'est chez lui que
disposition de machine et froideur de sang...
L'amour de l'ordre doit régler toutes nos affec-
tions, de même que toutes nos actions... Celui
qui estime plus son cheval que son cocher, ou
qui croit qu'une pierre en elle-même est plus es-
timable qu'une mouche ou qu'un corps organisé,
ne voit point ce que peut-être il pense voir. Ce
n'est point la raison universelle, mais la raison
particulière, qui le porte à juger comme il le fait;
ce n'est point l'amour de l'ordre qui le porte à
aimer comme il aime \ »
Il en est absolument de même, selon Male-
branche, de toutes les affections et de toutes les
vertus ; elles sont fausses et mensongères si elles
1 Traité de Morale.
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 185
n'ont pas pour principe l'amour de l'ordre; car
si eJles n'ont pas l'amour de l'ordre pour prin-
cipe, elles sont inspirées ou par l'instinct, ou par
l'intérêt, ou par le plaisir, et non en vue de ce
qui est bien en soi, et par conséquent elles ne
sont pas des vertus, elles ne sont pas des actions
méritoires. 11 n'y a que l'amour de l'ordre qui
puisse rendre vertueux. Il est vrai qu'il n'est pas
toujours facile de suivre cet ordre immuable et de
régler sur lui nos affections; il est d'un difficile
accès. Il faut, pour le suivre, imposer silence aux
sens, à l'imagination, aux passions ; mais l'homme
est libre et il le peut. Il peut sacrifier son repos à
la vérité, ses plaisirs à l'ordre, ou bien sacrifier
l'ordre et ses devoirs à ce qu'il juge être son
bonheur actuel ; en d'autres termes, il peut mé-
riter ou démériter. Or, Dieu est juste; il aime
ses créatures à proportion qu'elles sont aimables,
à proportion qu'elles lui ressemblent. Il veut donc
que tout mérite soit récompensé, et que tout dé-
mérite soit puni. Il veut que celui qui a aimé les
choses comme il les aime, qui a agi d'après la loi
suivant laquelle lui-même il agit, il veut que celui
qui s'est rendu ainsi plus parfait, et en partie sem-
blable à lui-même, jouisse aussi d'une partie de
son bonheur1.
1 Voir le Traité de Morale.
186 DE LA NATURE
Telle est la vraie détermination de la nature du
bien en soi ; elle explique parfaitement l'univer-
salité de l'idée que nous en avons, et le caractère
de l'absolu avec lequel la raison le conçoit. Toutes
les intelligences conçoivent le même bien, parce
que toutes le contemplent dans le même exem-
plaire , parce que toutes le puisent à la même
source, à savoir, en Dieu, avec lequel toutes les
intelligences sont unies. Enfin le bien est absolu
ou obligatoire, parce qu'il vient de Dieu, parce
qu'il est Dieu lui-même. Le bien étant l'ordre
éternel des perfections de Dieu, l'idée du bien a
Dieu pour objet; elle se ramène à l'idée de Dieu
ou de l'être infini, qui est la substance de l'ordre
et du bien absolu.
DE LA RAISON IMPERSONNELLE, 187
CHAPITRE XI.
Je l'idée du beau absolu. — De ses caractères. — Elle est universelle.
— Elle est absolue. — Réfutation des objections contre l'universa-
lité et le caractère absolu de l'idée du beau. — Antécédent de
l'idée du beau. — La beauté est une". — Identité de tous les genres
de beauté. — La beauté physique n'est qu'un reflet de la beauté
immatérielle. — Toute beauté de la nature et de l'art consiste dans
l'expression d'une idée ou d'un sentiment, dans une manifestation
de l'invisible par le visible.
Il ne me reste plus qu'à montrer dans l'idée de
beau une autre face de l'idée d'infini, et dans son
objet une autre face de l'être infini, pour achever
la démonstration de l'unité des idées de la raison.
L'existence de l'idée du beau dans l'intelligence
humaine n'est pas moins incontestable que l'exis-
tence de l'idée du bien. Mais cette idée est-elle
universelle? est-elle absolue comme les autres
idées de la raison? n'y a-t-il pas des intelligences
grossières qui jamais ne l'ont conçue? et n'a-t-elle
pas varié, ne varie- t-elle pas encore dans son es-
sence d'époque en époque, de peuple à peuple,
et même d'individu à individu?
Je crois qu'il n'est pas d'intelligence tellement
grossière à laquelle, en certaines occasions plus
188 DE LA NATURE
ou moins rares, l'idée du beau absolu ne se soit
révélée. Sans doute elle ne s'y révèle pas aussi
pure, aussi vive que dans l'intelligence de l'ar-
tiste ; mais elle s'y manifeste plus ou moins con-
fuse, et cela suffit pour établir son universalité.
Par l'observation on peut facilement s'assurer de
cette universalité, et se convaincre que l'homme
le plus grossier aperçoit et sent quelquefois la
beauté, de même que l'artiste. En effet, quel est
l'homme si grossier qui ne se soit trouvé en pré-
sence de ces grandes scènes de la nature dont
le spectacle n'est refusé à personne? Quel est
l'homme qui, en présence des hautes montagnes,
de l'Océan, du soleil à son lever ou à son cou-
chant, de la voûte étoilée, n'a pas éprouvé dans
son âme le sentiment du beau? Quel est encore
celui auquel la beauté ne s'est pas révélée dans
la figure humaine?
Le sauvage comme l'homme civilisé est sensible
à la beauté. Un voyageur raconte qu'il descendait
le Niger dans une barque conduite par des nè-
gres. Depuis quelque temps le fleuve était res-
serré entre des rives étroites et escarpées; tout
à coup, au sortir d'un brusque détour du fleuve,
la barque entre dans un lac immense tout res-
plendissant des feux du soleil couchant. À la
vue de ce magnifique spectacle , les nègres lais-
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 189
sent tomber leurs rames , se lèvent tous à la fois
et battent des mains. Lorsque dans nos fêtes pu-
bliques, aux yeux de la foule qui se presse, l'ho-
rizon s'embrase tout à coup de mille feux étin-
celants de couleurs diverses, qui n'a pas entendu
s'échapper spontanément de toutes les bouches
cette exclamation expressive : Que c'est beau ! Il
n'est pas besoin de multiplier les exemples, il
suffit d'avoir attiré l'attention sur quelques-unes
de ces manifestations spontanées de l'idée et du
sentiment de la beauté par l'homme grossier,
par le sauvage, par la multitude, pour mettre en
évidence l'universalité de cette idée.
Mais si l'idée du beau est universelle, est-elle
invariable? est-elle absolue?
Si dans toutes les intelligences il y a une idée
du beau , est-ce le même beau que toutes les in-
telligences conçoivent? L'idée du beau ne change-
t-elle pas d'époque à époque, de peuple à peu-
ple, d'individu à individu, suivant les conven-
tions arbitraires, suivant les caprices de la mode,
suivant les organisations et les tempéraments
divers des peuples et des races? Ne pourrait-on
pas dire à bon droit de la beauté ce que Pascal
a dit de la justice ? Ce qui est beauté en deçà
des Pyrénées est laideur au delà; le méridien
change la beauté. Celui qui jugerait ainsi la na-
190 DE LA NATURE
ture de la beauté s'arrêterait aux apparences et
n'irait pas jusqu'au fond des choses. L'objection
contre l'universalité et l'immutabilité de la beauté
est la même que l'objection contre l'universalité
et l'immutabilité de la justice, et elle se résout de
la même manière. Sans nul doute les jugements
que les hommes portent sur la beauté sont divers
et même contradictoires ; mais , comme le dit
Reid dans son Essai sur le goût, la diversité in-
finie des jugements sur le beau ne prouve pas
plus qu'il n'existe pas un beau absolu que la di-
versité des jugements sur le vrai, la multitude
des erreurs et des préjugés ne prouve qu'il n'existe
pas un vrai absolu. En effet , dans le jugement
esthétique comme dans le jugement moral, il y a
deux éléments à distinguer. Le premier est l'idée
du beau absolu qui entre nécessairement dans
tout jugement esthétique comme l'idée du bien
absolu entre dans tout jugement moral. Le second
est le sentiment , le fait y l'objet, en un mot , la
matière à laquelle on applique cette idée. Le pre-
mier élément est invariable , il est donné à priori
par la raison; le second varie d'un jugement à
l'autre, il est donné à posteriori par l'expérience.
Tous les hommes sont d'accord sur la conception
du beau absolu; où les diversités et les contra-
dictions commencent , c'est lorsqu'il s'agit des
applications de cette idée. L'idée du beau absolu
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 191
ne varie donc pas ; le principe demeure toujours
le même, ce sont les applications du principe qui
varient. Partout où les hommes aperçoivent la
qualité essentielle, constitutive de la beauté, qua-
lité que je déterminerai plus tard , ils s'accordent
à reconnaître la beauté. Mais par une cause ou
par une autre, tous ne voient pas cette qualité où
elle réside, et quelquefois ils croient l'apercevoir
là où dans la réalité elle n'est pas , et ils ne jugent
pas beau ce qui est beau , ou ils jugent beau ce
qui n'est pas beau. Car cette qualité essentielle
qui constitue la beauté ne se découvre pas tou-
jours facilement en toutes choses; quelquefois elle
ne peut être aperçue qu'à la condition d'un cer-
tain développement de l'esprit, d'une certaine
science qui n'est pas le partage de toutes les in-
telligences. Elle n'est pas partout aussi manifeste
que dans les grandes scènes de la nature, et sou-
vent elle échappe aux uns là où elle se découvre
aux autres. L'inégalité du développement intel-
lectuel^ les préjugés, les associations d'idées,
telles sont en général les causes les plus actives
qui contribuent à égarer dans ses applications
l'idée de la beauté absolue , comme l'intérêt gé-
néral d'une tribu ou d'un peuple, comme la com-
pétition des devoirs entre eux, sont les causes
les plus actives qui faussent les applications de
l'idée du bien.
192 DE LA NATURE
Non-seulement toutes les intelligences conçoi-
vent une même beauté, mais elles la conçoivent
comme absolu. Quand nous jugeons une chose
belle, nous portons un jugement absolu, nous
croyons qu'il doit également s'imposer à tout être
raisonnable. Nous ne comprenons pas qu'un seul
être raisonnable puisse mettre légitimement en
doute la beauté du ciel étoile ou d'un chef-d'œu-
vre de Raphaël. De là une différence profonde
entre le beau qui nous est donné par la raison et
l'agréable qui nous est donné par les sens. J'ad-
mets que ce qui m'agrée , que ce qui flatte ma
sensibilité puisse ne pas plaire à un autre; il ne
faut pas disputer des goûts, est une maxime pro-
verbiale. Mais je ne puis admettre que ce que je
juge beau ne doive pas également être jugé beau
par toutes les intelligences, dans tous les temps
et dans tous les lieux.
L'idée du beau est donc universelle et absolue
comme l'idée de l'ordre, comme l'idée du bien,
comme toutes les autres idées de la raison. Mais
quel en est l'antécédent , quelle est l'occasion à
propos de laquelle cette idée se manifeste en
notre intelligence?
L'idée de la beauté absolue s'éveille en notre
esprit à l'occasion des beautés imparfaites et pé-
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 193
rissables que l'observation nous découvre dans
la nature ou dans l'art. Nous voyons de la beauté
dans la fleur qui s'épanouit, dans le rayon de soleil
qui nous éclaire, dans une figure mortelle qui nous
enchante. Mais la fleur se dessèche, le rayon s'é-
teint, la figure se flétrit, et en même temps se re-
tire et disparaît la beauté qui brillait en eux. De
même en est-il de tous les objets qui nous mani-
festent ici bas la beauté ; ils n'en sontpour ainsi
dire que de fragiles dépositaires , et la beauté ne
fait en eux qu'une apparition passagère et mo-
mentanée. Non-seulement leur beauté n'y est que
passagère , mais encore elle y est incomplète et
imparfaite. En effet, quel que soit son éclat, nous
concevons un éclat plus grand; quelque pure que
soit son expression, nous concevons une expres-
sion plus pure, et jamais elle ne satisfait entière-
ment notre esprit. Donc, le principe, le foyer de
la beauté ne réside pas dans les objets terrestres,
dans les objets finis et limités; donc, leur beauté
n'est pas la vraie beauté, mais seulement une
beauté de reflet et d'emprunt.
Ainsi la vue des beautés imparfaites de la na-
ture ou de l'art élève notre esprit à la conception
de la beauté idéale et absolue dont ces beautés
imparfaites participent plus ou moins et ne sont
que des images affaiblies, La vue d'une seule de
13
194 DE LA NATURE
ces beautés imparfaites suffit pour éveiller en nous
l'idée de la beauté absolue. Dans l'ordre de la
connaissance c'est donc la vue d'une des beautés
réelles et imparfaites de la nature et de l'art qui
est l'antécédent de l'idée de la beauté absolue.
Mais dans l'ordre de la réalité c'est la beauté ab-
solue qui précède les beautés imparfaites de la
nature et de l'art , c'est elle qui en est le fonde-
ment et le principe ; c'est d'après cette beauté ab-
solue conçue par la raison que nous jugeons
toutes les choses belles; nous les jugeons plus ou
moins belles , selon qu'elles participent plus ou
moins à la beauté absolue.
Avant de rechercher quel est l'objet, quelle
est l'essence de cette beauté absolue , il est né-
cessaire de rechercher s'il y a une ou plusieurs
sortes de beauté, et de déterminer quelle est la
nature de ces beautés imparfaites à propos des-
quelles nous concevons la beauté absolue. La
beauté se manifeste à nous dans les choses visi-
bles et dans les choses invisibles, dans les idées,
les sentiments et dans les objets, dans les formes
sensibles. Y a-t-il donc deux espèces de beauté,
l'une qui brille dans le monde moral et l'autre
dans le monde physique? y a-t-il une beauté
sensible et une beauté idéale , ou bien n'y a-t-il
qu'une seule beauté qui se manifeste toujours la
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 195
même , soit au travers des objets sensibles, soit
dans les sentiments et dans les idées?
11 y a identité entre tous les genres de beauté ;
ce qui fait la beauté de l'objet sensible est iden-
tique à ce qui fait la beauté du sentiment ou de
Fidée. Il est facile de le prouver par une explora-
tion rapide des diverses régions dans lesquelles
se manifeste le beau.
Pourquoi les hautes montagnes, l'océan, le ciel
étoile, toutes les grandes scènes de la nature,
nous paraissent-elles belles ou sublimes? N'est-ce
pas parce qu'elles réveillent en nous les idées de
la grandeur, de la puissance, de l'immensité, de
l'infinité ? n'est-ce pas parce qu'elles sont à nos
yeux un symbole des attributs de l'invisible Créa-
teur? D'où vient que je trouve belle cette cam-
pagne couverte de fruits et de fleurs, arrosée par
une rivière calme et limpide, parsemée de frais
ombrages? n'est-ce pas parce que cette campagne
est un symbole delà fécondité, de la paix, etd'une
providence bienfaisante? 11 en est de même de
toute la nature inanimée; elle est belle parce
qu'elle est symbolique , parce qu'elle porte sur
sa face l'empreinte des attributs et des perfec-
tions du Créateur, parce que la puissance, l'in-
telligence, la bonté, la sagesse, la Providence, se
196 DE LA NATURE
manifestent de toute part dans sa grandeur et
dans l'harmonie de ses lois.
La nature animée est belle aux mêmes condi-
tions que la nature inanimée, et elle est plus belle
parce qu'elle est plus expressive. La manifestation
de la force, de l'activité, de la vie , de la sensi-
bilité, des passions nobles, douces et bienveillan-
tes, de l'intelligence, voilà ce qui fait la beauté
de la nature animée. Recherchez en quoi consiste
la beauté de l'animal, du cheval, du lion par
exemple, et vous reconnaîtrez qu'ils ne sont beaux
qu'en raison des qualités intérieures que leur forme
extérieure manifeste. L'expression de l'agilité, de
l'ardeur, de l'émulation, fait la beauté du cheval.
L'expression de la force, de la puissance, de la
majesté, constitue les principaux traits de la beauté
du lion. Telle elle est décrite dans ces magnifiques
portraits que trace Buffon des animaux supé-
rieurs dont il décrit les mœurs et l'organisation.
Voici, par exemple, le portrait du lion :
« L'extérieur du lion ne dément point ses gran-
des qualités intérieures; il a la figure imposante, le
regard assuré, la démarche fière, la voix terrible ;
sa taille n'est point excessive, comme celle de
l'éléphant et du rhinocéros ; elle n'est ni lourde
comme celle de l'hippopotame ou du bœuf, ni
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 197
trop ramassée comme celle de l'hyène ou de
l'ours, ni trop allongée, ni déformée par des iné-
galités comme celle du chameau; mais elle est au
contraire si bien prise et si bien proportionnée,
que le corps du lion paraît être le modèle de l'a-
gilité jointe à la force. Aussi solide que nerveux,
n'étant chargé ni de chair ni de graisse et ne
contenant rien de surabondant, il est tout nerf et
tout muscle. Cette grande force musculaire se
marque au dehors par les sauts et les bonds pro-
digieux que le lion fait aisément, par le mouve-
ment brusque de sa queue, qui est assez fort pour
terrasser un homme, par la facilité avec laquelle
il fait mouvoir la peau de sa face et surtout celle
de son front, ce qui ajoute beaucoup à sa physio-
nomie ou plutôt à l'expression de sa fureur, et
enfin par la faculté qu'il a de remuer sa crinière,
laquelle non-seulement se hérisse, mais se meut
et s'agite en tous sens, lorsqu'il est en colère. »
Tous ces traits extérieurs dans lesquels Buffon
fait consister la beauté du lion ne sont-ils pas
tous l'expression de quelque qualité intérieure, de
quelque chose d'invisible qui ne tombe pas sous
les sens ? La beauté de l'animal est donc aussi
tout entière dans l'expression de quelque chose
qui ne tombe pas sous les sens. Elle est expressive
dans chaque animal des perfections intérieures
198 DE LA NATURE
propres à son espèce, et dans tous elle est ex-
pressive de la puissance, de la sagesse, de l'intel-
ligence du Créateur.
Si Tliomme est plus beau que l'animal, c'est
que la figure de l'homme est plus expressive,
c'est qu'elle est l'image d'une nature animée, sen-
sible, intelligente et morale. L'excellence de la
beauté, suivant une belle expression de Bossuet,
appartient à l'homme, et c'est comme un rejail-
lissement de l'image de Dieu sur sa face 1. Une
belle âme est le plus beau trait d'une belle figure,
la figure la plus régulière est insipide si l'âme ne
s'y montre. Ce sont là des maximes populaires
et proverbiales qui viennent à l'appui de ce prin-
cipe , que toute beauté réside dans l'expression
de la force, de la vie, du sentiment, delà pensée,
de quelque chose d'invisible.
Nulle figure n'est plus repoussante et plus laide
que celle où les passions et les vices ont dégradé
les caractères d'une nature intelligente et morale.
Nulle figure n'est plus belle que celle qui est
animée par l'expression de nobles sentiments, de
passions douces et bienveillantes. Il n'est pas de
1 Dixième élévation sur les mystères, intitulée : Admirable singu-
larité de la création de l'homme»
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 199
figure si irrégulière sur laquelle une vive expres-
sion d'un grand et noble sentiment, une pensée
héroïque de dévouement, ne puisse faire luire
un rayon de beauté. Si quelque beauté demeure
sur la figure de l'homme méchant et pervers,
c'est qu'en dépit de lui, en dépit de ses viles pas-
sions, elle garde encore un reflet d'intelligence,
de liberté, de moralité.
La couleur même de la figure humaine n'est
belle que parce qu'elle est expressive. En effet, elle
exprime la vie, la santé, la paix de l'âme, le calme
des passions. Chaque peuple trouve belle, et pré-
fère à toutes les autres, la couleur qui lui est
propre, parce que chez lui cette couleur est le
signe des mêmes qualités intérieures. Ce qui
exprime la souffrance, l'affaiblissement, les pas-
sions mauvaises, telles que la colère et la haine,
voilà ce qu'il y a d'universellement laid dans la
couleur ; ce qui exprime au contraire le bien-
être physique et le bien-être moral, voilà ce qu'il
y a d'universellement beau dans la couleur. Loin
de se contredire, tous ces jugements divers sur la
beauté de la couleur partent d'un même principe.
11 en est des œuvres de Fart comme des œuvres
delà nature ; ellesne valent que par l'expression ;
elles ne sont belles qu'autant qu'elles expriment
200 DE LA NATURE
une idée, un sentiment, quelque chose qui ne
tombe pas sous les sens. Ce qu'il y a de beau
dans l'art, ce n'est pas la couleur, le bois, le
marbre, la pierre, le son, mais la qualité invi-
sible, l'idée dont le génie de l'artiste les a faits
les signes et les symboles plus ou moins parfaits.
Analysez les chefs-d'œuvre de l'art, cherchez en
quoi consiste la beauté d'un tableau, la beauté
d'une statue, et vous reconnaîtrez que la beauté
de cette statue ou de ce tableau, de même que la
beauté de l'animal, de même que la beauté de
l'homme, découle tout entière des qualités inté-
rieures, des idées dont elle est l'expression plus
ou moins vive, plus ou moins transparente. Ce
qui n'exprime rien n'est qu'une œuvre d'indus-
trie, et non une œuvre d'art; l'auteur peut être
un ouvrier ingénieux et habile ; mais assurément
il ne mérite pas le nom d'artiste. Concluons qu'il
n'y a pas deux sortes de beauté, mais une seule,
la beauté immatérielle, la beauté idéale. La beauté
visible n'en est qu'une image, qu'un reflet plus
ou moins affaibli ; c'est cette beauté idéale qui,
toujours la même dans son essence, rayonne
également dans le monde de l'esprit et dans le
monde de la matière, dans l'art et dans la nature.
De cette source unique découle la beauté phy-
sique comme la beauté intellectuelle et morale.
Par elle seule est beau tout ce qui est beau. Elle
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 201
pénètre l'univers tout entier, puisque l'univers
tout entier est l'expression de la puissance, de la
bonté, de l'intelligence, de la Providence ; mais
souvent cachée sous une épaisse enveloppe, elle
ne se découvre pas toujours à nos yeux ; nous ne
l'apercevons que lorsqu'elle se montre à nous au
travers d'une enveloppe plus transparente, et
alors notre âme pénétrée de joie et d'amour se
sent délicieusement attirée vers elle.
DE LA NATURE
CHAPITRE XII.
De l'objet de l'idée du beau absolu. — Opinions de Platon, de Plo-
tin, de saint Augustin, de Hegel sur la nature du beau en soi. —
Tous le définissent également la manifestation sensible de l'être
infini. — La beauté en tout genre n'est en effet qu'une manifesta-
tion de l'infini par le fini. — Du sublime. — En quoi sa nature est
semblable à celle du beau, et en quoi elle en diffère. — Réfutation
de quelques objections contre cette définition de la nature du beau
et du sublime. — Identité de l'idée du beau avec l'idée de l'infini.
— Unité de toutes les idées de la raison.
Il n'y a qu'une seule espèce de beauté. Toute
beauté réside dans l'invisible manifesté par le
visible. Quel est cet invisible objet dont la mani-
festation sensible éveille en nous ridée du beau
absolu ? qu'est-ce que le beau en soi principe de
toute beauté imparfaite, de toute beauté terrestre
et périssable? Quel est le rapport du beau en
soi, avec l'ordre en soi, le bien en soi, avec l'ob-
jet de toutes les autres idées absolues? De la
question psychologique nous passons à la ques-
tion ontologique, selon la marche que nous avons
constamment suivie pour toutes les autres idées
de la raison. Je n'ai pas la prétention d'apporter
une solution nouvelle à cette question difficile de
la nature de la beauté, je m'en tiens à celle en
laquelle se sont accordés tous les grands meta-
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 203
physiciens qui ont médité sur le beau ; je m'en
tiens à celle de Platon, de Plotin, de saint Augus-
tin, de Hegel; car diverse par la forme, et plus
ou moins précise, leur opinion sur la nature du
beau est au fond identique, et elle se trouve en
une harmonie complète avec les solutions que
nous avons déjà données sur la nature de la cause,
du temps, de l'espace, de l'ordre, du bien en soi.
J'exposerai d'abord rapidement les idées de ces
philosophes sur le beau en soi pour en montrer
l'identité et les confirmer ensuite par quelques
considérations. Je commence par Platon.
Avant d'être tombée dans le corps qu'elle traîne
comme l'huître traîne sa prison, l'âme, dit Pla-
ton dans le Phèdre, avait des ailes et s'était trans-
portée à la suite des dieux dans la région des
essences. Au milieu de ces essences divines et
immuables qu'elle a plus ou moins contemplées,
brillait entre toutes l'essence de la beauté. Tom-
bés en ce monde, nous la reconnaissons plus dis-
tinctement que toutes les autres. A la vue de ses
terrestres images, nous nous sentons émus et
transportés, et celui qui n'a pas perdu tout sou-
venir de la céleste patrie se reporte vers l'essence
divine, éternelle et immuable de la beauté ; car le
beau, le vrai, le bien sont quelque chose de
divin.
204 DE LA NATURE
Si nous pénétrons dans le sens transparent de
cette belle allégorie, si nous l' éclairons par une
foule de passages épars dans les dialogues de
Platon, nous y voyons que l'objet et le principe
de la beauté est une essence divine et immuable,
que toute beauté réelle est une beauté de reflet et
d'emprunt, qu'il n'y a de choses belles que celles
qui participent à cette essence divine. D'ailleurs,
le beau est une idée, et dans la langue de Platon,
toutes les idées sont les essences immuables,
éternelles des choses, et toutes découlent de l'idée
mère, de l'idée souveraine du bien. Donc, selon
Platon, l'objet de l'idée du beau, comme l'objet
de l'idée du bien et du vrai, est un objet divin, et
c'est au sein de l'Éternel, de l'immuable, c'est-à-
dire de Dieu, qu'il faut le placer.
Le plus grand philosophe de l'école d'Alexan-
drie, Plotin, a traité cette même question de la
nature du beau avec autant de poésie et d'inspi-
ration et avec plus de rigueur systématique que
Platon. Il y a consacré tout le livre sixième de la
première Ennéade. La beauté, selon Plotin, même
dans les corps, est quelque chose d'intellectuel,
et provient toujours de l'idée. Une chose n'est
belle que lorsqu'en elle la matière est vaincue et
l'idée domine. Plus elle a triomphé de la ma-
tière, plus elle ressemble à notre âme, et plus
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 205
elle est belle. Si notre âme se réjouit à l'aspect
des choses belles, c'est quelle y reconnaît sa
propre nature, c'est-à-dire une nature spirituelle.
L'âme n'aime que ce qui est analogue à sa propre
nature ; il faut donc avoir l'âme belle pour aimer
la beauté. Or, pour que l'âme soit belle, il faut
qu'elle se dégage, autant qu'il est en elle, du
corps et de tout ce qui s'y rapporte; il faut qu'elle
se rapproche^ autant que possible, de l'état de
pur esprit. Mais s'affranchir du corps par la
vertu, triompher de la matière au sein de laquelle
nous sommes plongés^ c'est nous élever vers l'u-
nité suprême, seul pur esprit, et en conséquence
principe et source de toute beauté. Le beau et le
bien doivent être cherchés par la même voie,
car ils sont le même Dieu sous deux aspects dif-
férents, c'est-à-dire l'unité suprême (to sV, xo
itptoxov). Toutes les autres choses ne sont belles
que par elle, et à proportion qu'elles participent
avec elle. Nous nous élevons donc vers le beau à
mesure que nous nous dépouillons de toutes les
souillures matérielles que notre âme a contractées
en s'éloignant de l'unité suprême. La beauté en
soi ne descend pas dans les choses, de peur d'être
vue par les profanes. Qui veut la contempler,
doit s'élever jusqu'à elle. Celui qui, au lieu de
tendre vers la beauté absolue, tend vers les beau-
tés périssables, court après la vaine image que
206 DE LA NATURE
les eaux réfléchissent ; il ne peut l'atteindre, et il
se noie. Telle est l'analyse rapide des principales
idées de Plotin sur la beauté. Quel est le prin-
cipe, quelle est la source de la beauté, selon Plo-
tin? C'est l'unité suprême, c'est-à-dire Dieu; le
beau et le bien, dit-il expressément, doivent être
cherchés par la même voie, car le bien et le beau
sont Dieu lui-même, envisagé sous deux aspects
différents. Ainsi donc Plotin, de même que Pla-
ton, place dans l'être infini l'essence de la beauté
et l'objet auquel correspond l'idée du beau qui
est en notre intelligence.
Selon saint Augustin, le caractère distinctif de
la beauté dans les choses est le rapport exact des
parties d'un tout entre elles, rapport qui constitue
son unité. Si vous demandez, dit-il, à un archi-
tecte pourquoi, ayant élevé une arcade à une des
ailes de l'édifice qu'il construit, il élève une
autre arcade à l'aile opposée , il répondra que
c'est pour établir la symétrie entre toutes les par-
ties; si l'on insiste et si Ton demande pourquoi
cette symétrie lui paraît nécessaire, il répondra
parce qu elle est belle, parce qu'elle plaît, et on
l'amènera à trouver la raison de sa beauté dans
l'unité qui résulte de la symétrie et de l'harmonie
des parties. Mais saint Augustin ne s'arrête pas
à cette définition de la beauté, et il remonte jus-
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 207
qu'au principe de toute unité. Il remarque qu'il
n'y a point de vraie unité dans les corps; tous les
corps sont composés d'un nombre innombrable
de parties, dont chacune est encore composée
d'une infinité d'autres. Où donc est-elle cette
unité qui dirige l'architecte dans la construction
de son dessein? cette unité, qui est une loi invio-
lable de son art, cette unité que l'édifice doit imi-
ter pour être beau, mais que rien sur la terre ne
peut imiter parfaitement, puisque rien sur la terre
ne peut être parfaitement un? Ne faut- il pas re-
connaître qu'il y a au-dessus de nos esprits une
certaine unité originale, souveraine, éternelle,
parfaite, qui est la règle essentielle du beau, et
que l'on cherche dans la pratique de l'art? D'où
saint Augustin conclut que c'est l'unité qui consti-
tue, pour ainsi dire, la forme et l'essence du beau
en tout genre : « Omnis porro pulchritudinis forma
mitas est1. »
Ainsi saint Augustin place dans l'unité su-
prême la source de toute beauté. Une chose n'est
belle, selon saint Augustin, qu'à la condition de
reproduire quelque peu cette unité suprême. Or,
quelle est cette unité suprême, sinon l'essence
absolue de Platon, l'unité première de Plotin?
1 De vera religione.
208 DE LA NATURE
sinon l'être infiniment simple, sinon Dieu lui-
même? Donc, l'opinion de saint Augustin sur la
nature de la beauté est, au fond, la même que
l'opinion de Platon et de Plotin.
Hegel définit le beau, la manifestation sensible
de l'idée ; mais dans son système l'idée se con-
fond avec l'être, et toute idée véritable est l'idée
passée à l'existence, l'idée objectivée; cette défini-
tion revient donc à celle-ci : le beau est la mani-
festation sensible de l'être en soi, de l'être infini;
définition dont il est inutile de faire remarquer
l'exacte coïncidence avec les définitions de Pla-
ton, de Plotin, de saint Augustin. L'idée com-
mence à se manifester dans la nature ; elle y est
d'abord comme étouffée sous l'objet sensible.
Privée d'âme et de vie, elle est d'abord comme
absorbée par la matérialité au sein de la nature
inorganique. Elle se manifeste avec plus d'éclat
dans le monde de la vie. 11 y a plus de beauté dans
le règne végétal que dans le règne minéral, et dans
le règne animal que dans le règne végétal, et il y
a plus de beauté dans Fart que dans la nature,
parce que l'art corrige la nature et exprime l'idée
d'une manière plus parfaite S Hegel pense donc
sur cette question comme Platon, Plotin et saint
* Voir le Cours d'esthétique de Hegel, analysé par M. Bénard.
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. ^09
Augustin ont pensé. Telle est la solution qui seule
nous paraît rendre compte de la vraie nature de
la beauté absolue, et que nous allons essayer d'é-
claircir et de préciser davantage.
J'ai déjà préparé cette solution en démontrant
que toute beauté réside dans l'invisible manifesté
par le visible. Or, cet invisible, par qui sont
belles toutes les choses belles, c'est l'être infini
et ses attributs toujours exprimés en un certain
degré par l'objet qui éveille en notre âme l'idée
de la beauté. Mais l'être infini avec ses attributs
est également l'objet de toutes les autres idées de
la raison. Il faut donc déterminer en quelle cir-
constance et à quelle condition il nous apparaît
plus particulièrement comme le beau en soi. Cette
condition me paraît nettement déterminée dans
la définition de Hegel : Le beau est la manifesta-
tion sensible de l'idée, c'est-à-dire de l'être, de
l'être infini et de ses attributs. L'être considéré
eu lui-même, indépendamment de toute forme,
de toute manifestation sensible qui l'exprime, se
présente à la raison sous l'aspect général du vrai.
Il ne se présente à la raison sous l'aspect du beau
que lorsqu'il est aperçu au travers d'une forme
plus ou moins transparente, plus ou moins ex-
pressive de la nature ou de l'art. Les seules choses
belles sont celles qui nous manifestent en quelque
210 DE LA NATURE
degré les attributs de letre infini. Qu'y a-t-il de
beau dans la nature, soit inanimée, soit animée,
sinon ce qui nous exprime l'infinité, l'immen-
sité, la puissance ou l'intelligence, la bonté, la
providence? 11 y a de la beauté dans l'ordre mo-
ral comme dans la nature inanimée ou animée, il
y a de la beauté dans les actions et les sentiments
comme il y en a dans les formes sensibles. D'où
vient cette beauté dans les sentiments et dans les
actions ? Elle se ramène toujours au même prin-
cipe. Toujours elle découle de la même source.
Le bien en soi est l'ordre éternel des perfections
de Dieu ; quiconque règle ses affections et ses ac-
tions sur cet ordre éternel, suit la loi de Dieu
même, la loi sur laquelle Dieu même règle inva-
riablement ses volontés et ses affections. Une ac-
tion n'est bonne et morale qu'à la condition d'être
conforme à cette règle absolue. Toute action
morale représente donc l'ordre éternel des per-
fections de Dieu, elle en est l'expression, le sym-
bole, et voilà pourquoi toute action morale est
belle en même temps qu'elle est morale ; elle est
belle au même titre que les grandes scènes de la
nature, que l'animal, que l'homme; elle est belle
parce qu'elle signifie en une certaine mesure Dieu
et ses attributs.
La beauté brille à nos yeux dans l'ordre intel-
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 211
lectuel comme dans Tordre moral ; nous jugeons
qu'il y a de la beauté dans une idée, une inven-
tion, une découverte, mais dans quelles circon-
stances et à quelle condition? A la condition que
cette idée, cette invention, cette découverte, soient
l'expression d'une telle puissance d'esprit, qu'elles
nous apparaissent comme une image de l'intelli-
gence infinie et souveraine.
La beauté dans l'art n'existe qu'à la même con-
dition. L'art, comme la nature, n'est beau qu'à
la condition d'être expressif et symbolique. Les
beautés imparfaites que la nature nous présente
ne nous contentent pas, elles ne répondent pas
au beau idéal que conçoit notre raison. Les for-
mes naturelles sont toujours plus ou moins im-
parfaites, il y a toujours en elles quelque chose
qui plus ou moins fait obstacle à l'expression de
l'idée. Quelle est, dans la réalité, la forme si belle
et si pure qui ne laisse quelque chose à désirer,
et à laquelle il n'y ait pas quelque chose à chan-
ger, à ajouter ou à retrancher ? Quel est le visage
qui n'en laisse concevoir un plus beau, et dans
lequel il n'y ait pas quelque trait à corriger pour
en faire un symbole plus parfait de sensibilité,
d'intelligence, de moralité? En présence de ces
symboles imparfaits de la nature, nous ne pou-
vons nous empêcher d'en rêver d'autres plus
212 DE LA NATURE
parfaits, plus transparents, plus expressifs, et
c'est du sentiment de ces imperfections du beau
dans le monde réel qu'est née l'idée de l'art.
Représenter d'une manière plus pure ce beau
idéal que la nature n'exprime que d'une manière
si incomplète et si grossière, le dégager, le puri-
fier, autant qu'il est possible, des imperfections
du réel, tel est l'objet de l'art. Représenter l'idéal,
en d'autres termes l'absolu, l'infini, d'une ma-
nière sensible, tel est le but de tout véritable ar-
tiste. Aussi le caractère propre de tout chef-
d'œuvre de l'art, soit en poésie, soit en musique,
soit en peinture, soit dans la sculpture et dans
l'architecture, est d'élever l'âme au-dessus du
monde des sens, et de la transporter dans le
monde de l'idéal et de l'infini.
N'est-ce pas l'impression que nous éprouvons
à la vue d'une tête de vierge de Raphaël ou en
présence de nos belles cathédrales gothiques?
Une musique vraiment belle , en même temps
qu'elle charme notre oreille, ne s'adresse-t-elle
pas à notre raison et ne nous éiève-t elle pas à
la conception de l'idéal absolu? Tel est l'infail-
lible critérium de toute vraie beauté dans l'art.
Toute œuvre qui ne produit pas sur nous une
impression analogue, qui n'exprime pas l'idée de
quelque chose qui dépasse le iini et l'imparfait,
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 213
peut être ingénieuse, agréable, jolie, mais assu-
rément elle n'est pas belle. La beauté de l'art,
de même que la beauté de la nature, consiste
donc dans l'expression de l'infini. Entre Tune et
l'autre il n'y a- qu'une différence de degré, parce
que l'art est supérieur à la nature, parce qu'il
exprime mieux qu'elle l'idée, l'infini. Ainsi toute
beauté se ramène à la définition que nous en
avons donnée d'après Platon , Plotin, saint Au-
gustin et Hegel.
Je n'ai rien dit encore du sublime , parce que
le sublime n'est qu'une nuance du beau , parce
qu'il s'explique par la même formule. Le su-
blime ne constitue pas une idée spéciale de la
raison; de même que le beau, il est une mani-
festation sensible de l'infini. Mais en quoi cette
manifestation de l'infini par le sensible qui con-
stitue le sublime se distingue-t-elle de la mani-
festation de l'infini qui constitue le beau? L'objet
qui éveille en nous l'idée du beau est un objet
déterminé , un objet dont notre raison et notre
imagination saisissent les contours. Cet objet ma-
nifeste sans doute l'infini , car il n'est beau qu'à
cette condition ; mais il nous le manifeste avec
quelque ménagement pour la faiblesse de notre
nature, et plus particulièrement sous les attributs
de perfection, de bonté, d'intelligence, tandis qu'il
214 DE LA NATURE
nous le voile un peu dans sa puissance, dans sa
grandeur, dans son immensité. Il n'en est pas de
même du sublime. L'objet que nous qualifions de
sublime est un objet indéterminé au regard de no-
tre imagination qui ne peut en embrasser les pro-
portions et les contours. Cet objet nous manifeste
aussi l'infini; mais d'une manière pour ainsi dire
plus brusque, d'une manière plus écrasante pour
notre faiblesse; voilà pourquoi, à son aspect,
notre premier sentiment au lieu d'être, comme
à l'aspect du beau, un sentiment de joie et d'a-
mour, est un sentiment d'abattement^ de tristesse.
Le sublime est doncaussi l'infini, manifesté par le
sensible, mais manifesté en une certaine manière,
mais manifesté plus spécialement sous certains
de ses attributs. Tandis que les manifestations de
l'intelligence, de l'amour, delà sagesse, de la pro-
vidence, semblent plus propres à réveiller en nous
Tidée du beau, les manifestations de la force, de
la puissance infinie, de l'immensité, de l'éternité,
ne seraient-elles pas , au contraire , en général
plus propres à révéler en nous l'idée du sublime?
Mais cette définition du beau et du sublime
soulève des difficultés et des objections qu'il faut
prévenir ou résoudre. Peut-être pourrait-elle
sembler avoir le tort de s'étendre également à
toutes les choses qui existent, d'embrasser le laid
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 215
comme le beau, le vil comme le sublime. En ef-
fet, l'idée du fini et l'idée de l'infini sont, avons-
nous dit, deux idées inséparables dans notre
esprit ; nous ne pouvons voir le fini sans conce-
voir à l'instant même l'infini; toute chose finie
réveille en nous l'idée de ce qui est infini. Si donc
le beau consistait dans la manifestation de l'infini,
toute chose ne serait-elle pas belle, puisque toute
chose réveille également en notre intelligence
l'idée de l'infini, puisque toute chose finie, sans
exception, est une occasion à propos de laquelle
nous concevons l'infini ?
Toute chose finie, il est vrai, réveille en nous
l'idée de l'infini , et cependant toute chose finie
n'est pas belle. Car ce qui est beau n'est pas
ce qui réveille en nous l'idée de l'infini, ce à
propos de quoi nous concevons l'infini, mais ce
qui en un certain degré, en une certaine mesure,
exprime d'une manière sensible l'essence et les
attributs de l'être infini. Entre une chose qui
exprime l'infini, qui en^st un symbole plus ou
moins parfait, et une chose à propos, à l'occasion
de laquelle notre esprit conçoit l'infini, il n'y a
pas identité. Exprimer l'infini par un symbole
plus ou moins parfait est un caractère exclusif
des choses belles; être une occasion à propos de
laquelle l'esprit conçoit l'infini , est un caractère
216 DE LA NATURE
général de toutes les choses finies, sans excep-
tion. Notre définition du beau n'a donc pas une
extension universelle, et elle s'applique aux
choses seules dont le sens commun général a de
tout temps proclamé la beauté.
Cependant on peut insister encore ; on peut
soutenir que non-seulement toute chose réveille
l'idée d'infini, mais que toute chose l'exprime,
que toute chose en est nécessairement un symbole
plus ou moins parfait. En effet, toute chose finie
ne se relie-t-elle pas à l'ensemble de l'univers?
toute chose finie n'a-t-elle pas sa racine dans l'in-
fini? Donc, cette définition du beau ne saurait
dans tous les cas échapper à ce caractère d'ex-
tension universelle qui la détruit.
Pour répondre à l'objection ainsi présentée, il
suffit de distinguer le point de vue de l'absolu
du point de vue du relatif. Oui, au point de vue
de l'absolu, toute chose finie est une manifesta-
tion, une expression de l'infini, et en conséquence
toute chose est belle. L'univers tout entier étant
une manifestation de l'essence de Dieu et de ses
attributs, il en résulte que la beauté doit être ré-
pandue dans toutes ses parties. Aux yeux d'une
intelligence supérieure à la nôtre, chaque monade,
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 217
a dit Leibnitz , serait un miroir de l'univers , donc
chaque monade serait belle ou sublime.
Sans doute cela est vrai au point de vue de l'ab-
solu, cela est vrai au regard de l'intelligence di-
vine , mais cela n'est pas vrai au point de vue
du relatif et du contingent, c'est-à-dire au regard
de notre intelligence imparfaite et bornée. Cha-
que monade à nos yeux n'est pas un miroir de
l'univers, il ne nous est pas donné de voir les
rapports de chaque chose avec l'ensemble des
choses, et par conséquent nous ne voyons pas,
nous ne pouvons voir en toutes choses une ex-
pression, une manifestation de l'infini. Si donc
tout est beau dans la réalité, et au regard de l'in-
telligence infinie, tout n'est pas beau, tout ne
peut pas être beau au regard de notre intelligence
finie. En définissant le beau, la manifestation
sensible de l'infini, nous laissons donc subsister
néanmoins dans toute sa force, par rapport à
notre intelligence, la distinction de ce qui est
beau ou sublime, et de ce qui n'est ni beau ni
sublime.
Ainsi le beau en soi, c'est l'infini manifesté
d'une manière sensible; ainsi l'objet de la raison
dans l'aperception du beau absolu est encore
l'être infini comme dans toutes ses autres aper-
218 DE LA NATURE
ceptions. C'est de l'être infini que toute beauté
découle, c'est par lui que sont belles toutes les
choses belles, et sublimes toutes les choses subli-
mes. C'est lui qui, selon une expression non moins
vraie et profonde que poétique, est la beauté
toujours ancienne, la beauté toujours nouvelle.
Toute beauté périssable et terrestre n'est qu'un
rayon de l'éternelle et céleste beauté. Il n'y a du
beau et du sublime que là où Dieu se montre, que
là où notre raison découvre un symbole plus ou
moins pur, plus ou moins parfait de son infinité
et de ses perfections souveraines. Enfin, pour me
servir encore de la belle expression de Bossuet,
la beauté n'est qu'un rejaillissement de l'image de
Dieu sur la face de l'univers , ou un épanche-
ment de ses rayons, comme l'a dit Leibnitz \
Les idées de cause, de temps, d'espace, d'ordre,
de bien et de beau, étant les seules idées univer-
selles et absolues, les seules idées qui relèvent de
la raison, j'ai maintenant démontré que toutes
ces idées se réduisent à une seule idée, l'idée de
l'infini, et se rapportent à un seul objet, l'être
infini. A quoi correspond l'idée d'infini? À l'être
infini lui-même dont elle renferme l'existence.
Quel est l'objet de l'idée de cause absolue? C'est
* Préface de la Théodicée.
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 219
l'être infini qui a la causalité absolue pour essence
même. Qu'est ce que l'espace en soi, le temps en
soi? C'est l'immensité et l'éternité de l'être in-
fini . Qu'est-ce que l'ordre en soi ? sur quoi repose
l'idée de cet ordre absolu, que notre raison con-
çoit? Elle repose sur l'immutabilité de Dieu, im-
mutabilité qui résulte de son essence même et de sa
sagesse souveraine. Qu'est-ce que le bien en soi?
C'est l'ordre éternel des perfections de Dieu,
ordre éternel qui est la loi que Dieu même suit
invinciblement, et qui devient la loi de tous les
êtres intelligents, par suite de leur union avec la
raison de Dieu. Enfin qu'est-ce que le beau en
soi? C'est encore l'infini, mais l'infini manifesté
par le fini, parle sensible.
Ainsi ramenées à l'unité, les idées de la raison
s'éclairent les unes par les autres. Par l'unité de
leur objet s'explique l'unité de leurs caractères
et de leur origine; par la nature de cet objet,
s'expliquent leur universalité et leur caractère
absolu. Enfin cette réduction de toutes les idées
de la raison à l'idée de l'infini nous conduit na-
turellement à l'exacte détermination de la vérita-
ble essence de la raison ; détermination qui était
impossible sans la démonstration préalable de
l'unité des idées de la raison et de l'unité de leur
220 DE LA NATURE
objet. Cherchons donc maintenant quelle est la
nature de cet le merveilleuse faculté par laquelle
notre intelligence entre en possession du néces-
saire, de l'absolu, de l'infini.
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 221
CHAPITRE XIII.
De la nature de la raison. — La raison ne peut être une faculté
personnelle et limitée. —Le fini ne peut connaître l'infini. — Deux
termes infinis ne peuvent coexister. — Il ne peut donc y avoir
qu'un terme à la fois sujet et objet dans la connaissance de l'in-
fini. — Ce terme unique est l'être infini présent substantiellement
en nous en vertu de son infinité. — Définition de la nature de la
raison. — Comment cette définition se rattache à tout ce qui pré-
cède. — Elle ne s'applique qu'à la connaissance de l'infini, et non
à la connaissance du fini. — Critique de quelques métaphores au
sujet de la raison. — Impersonnalité de la raison. — Citations de
Malebranche, deFénelon, de Bossuet, de M. Cousin. — Ils ont
conçu de la même manière la nature de la raison. — C'est de la
nature divine de la raison que découlent tous ses caractères.
Il ne suffit pas d'avoir montré dans l'intelli-
gence humaine l'existence de la notion de Tin-
fini, d'avoir prouvé que toutes les idées absolues
se ramènent à cette notion de l'infini, et d'avoir
distingué de toutes les autres la faculté de notre
intelligence en vertu de laquelle, êtres limités et
imparfaits, nous concevons l'illimité et le souve-
rainement parfait. Au-dessus de toutes ces ques-
tions, il en est une autre plus élevée, plus délicate,
plus difficile, celle de la nature et de l'essence
même de la raison. Je ne connais pas de ques-
tions sur laquelle on ait accumulé davantage les
équivoques^ les métaphores vagues et poétiques.
DE LA NATURE
On dirait qu'en traitant ce sujet les métaphysi-
ciens ont voulu rivaliser avec les poètes et s'en-
velopper comme eux de voiles allégoriques, Pour
résoudre la question il faut la dépouiller de toutes
ces expressions équivoques et métaphoriques, il
faut prendre les termes en un sens littéral et ri-
goureux et non en un sens allégorique et poétique.
A cette condition seulement, il sera possible de
déterminer d'une manière nette et précise l'essence
de cette faculté qui met notre intelligence en
rapport avec l'absolu et l'infini.
Qu'est-ce donc que la raison considérée non
plus dans son rapport avec nous, mais au point
de vue ontologique, c'est-à-dire en elle-même et
dans sa propre nature ? La raison est-elle une
faculté personnelle, une faculté qui nous appar-
tienne en propre, qui, semblable à toutes nos
autres facultés, fasse partie intégrante de notre
nature imparfaite et bornée? Ou bien la raison
n'est-elle pas impersonnelle, n'est-elle pas en
nous, sans nous appartenir, sans faire partie de
nous-mêmes? n'est-elle pas Dieu en nous, Dieu
en qui nous sommes et par qui nous sommes,
Dieu présent substantiellement en nous en vertu
de son infinité ? Telles sont les deux seules hy-
pothèses qui se présentent sur la nature de la
raison, telles sont les deux hypothèses entre les-
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 223
quelles il nous faut nécessairement choisir. Peut-
être au premier abord inclinerait-on davantage
vers la première de ces hypothèses ; elle paraît
plus naturelle et plus simple, elle paraît exempte
de toutes les difficultés que la seconde semble
entraîner avec elle. Cependant j'espère montrer
quelle ne peut résister à un examen sévère et
que dans la seconde seulement est contenue la
vérité.
Parmi les philosophes qui ont reconnu dans
Tintelligence humaine l'existence d'une faculté
par laquelle elle perçoit l'absolu et l'infini , il en
est un certain nombre qui ne se sont pas même
posé la question que nous agitons en ce moment;
il en est d'autres qui d'une manière plus ou moins
explicite, semblent avoir considéré cette faculté
comme semblable par sa nature à toutes les au-
tres facultés, comme un organe, un pouvoir
propre et personnel de notre intelligence. D'a-
près ces philosophes la raison se distingue-
rait de la perception sensible , de la mémoire,
non pas par sa nature, mais par son objet.
Dans la connaissance de l'infini et de l'absolu
comme dans la connaissance du fini et du con-
tingent, ils distinguent deux termes : d'une part
un sujet qui est notre intelligence limitée, et de
l'autre un objet qui est sans bornes, qui existe
224 DE LA NATURE
sans condition. La raison serait donc une faculté
par laquelle nous percevrions l'absolu et l'infini,
tout comme par les sens nous percevons le fini
et le contingent, tout comme par la mémoire
nous connaissons le passé, tout comme par l'in-
duction nous découvrons l'avenir et le général.
Mais ces philosophes n'ont pas pris garde à l'in-
soluble difficulté, à la contradiction que renferme
cette conception de la nature de la raison.
Si la raison est une faculté spéciale, un œil, un
organe de notre esprit fini et limité, elle ne peut
avoir aucun caractère d'infinité elle est néces-
sairement finie et limitée. Mais si la raison n'est
pas infinie dans son essence, si elle a des bornes,
elle est parla même condamnée à ne jamais voir,
à ne jamais connaître ce qui n'a pas de bornes;
elle est condamnée à ne jamais s'élever au-des-
sus de la connaissance de ce qui est fini. En effet
comment quelque chose de fini pourra- t-il saisir,
embrasser, connaître quelque chose d'infini et
d'absolu ? comment à un sujet fini un objet fini
pourra-t-il correspondre ? comment l'infini pour-
ra-t-il poser en face du fini ?
De même que notre œil sensible n'aperçoit,
parce qu'il est borné , qu'une certaine partie de
l'étendue visible, de même la raison, faculté bor-
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 2*25
née de notre esprit , ne pourrait jamais aperce-
voir qu'une réalité limitée et non la réalité sans
bornes. Il y aura toujours une inévitable projec-
tion des limites essentielles au sujet qui connaît
sur l'objet qui est connu. Un sujet fini mesurera
nécessairement son objet à sa mesure; il pourra
reculer plus ou moins ces limites, mais jamais les
ôter. Toute connaissance de l'infini est donc ab-
solument interdite à une faculté finie et limitée.
Peut-être objectera-t-on que si nous connais-
sons l'infini, nous ne connaissons pas tout ce qui
existe au sein de l'infini. On dira : Nous savons,
il est vrai, que l'infini existe, mais nous ne savons
pas comment il existe , nous ne savons pas tout
ce qui est en lui , nous ne connaissons pas tous
ses attributs et toutes ses manifestations. Or, cette
connaissance limitée ne pourrait- elle pas être le
propre d'une faculté finie? Je réponds à cette ob-
jection : Peu importe que nous connaissions ou
que nous ne connaissions pas d'une manière adé-
quate tous les attributs et toutes les manifesta-
tions de l'infini; ce qu'il y a de certain, c'est que
nous connaissons l'infini, c'est que nous avons
une connaissance claire de quelque chose qui est
sans restriction et sans bornes. La difficulté de-
meure donc toujours la même. Comment un sujet
fini peut-il saisir, connaître, embrasser un objet
15
226 DE LA NATURE
infini? comment un objet sans limites peut-il être
aperçu par un œil qui a des limites?
Donc la raison n'est pas une faculté spéciale
nous appartenant en propre, elle n'est pas, pour
ainsi dire, une fenêtre de notre intelligence
ouverte sur l'infini, comme nos sens sont ou-
verts sur le fini. A concevoir ainsi l'essence de
la raison, on rend non-seulement inexplicable,
mais encore contradictoire la connaissance de
l'infini.
Quelle est donc la vraie nature de la raison?
Comment expliquer la possibilité de cette con-
naissance de l'infini , dont notre intelligence finie
est incontestablement en possession ?
De la démonstration qu'entre un sujet fini et
un objet infini il ne peut y avoir aucune espèce
de correspondance, il résulte évidemment que
ce qui n'a pas de bornes ne peut être connu que
par ce qui n'a pas de bornes, ou, en d'autres
termes , qu'à un objet infini ne peut correspondre
qu'un sujet infini. Mais où trouver pour les pla-
cer en face l'un de l'autre deux termes infinis?
Où trouver un sujet infini qui corresponde à un
objet infini? La supposition de deux termes infi-
nis séparés l'un de l'autre est contradictoire, et
il est tout aussi impossible d'expliquer la con-
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 227
naissance de l'infini par la supposition de deux
termes infinis que par la supposition d'un terme
fini et d'un terme infini.
11 reste une dernière explication qui seule me
paraît pouvoir rendre compte et de la vraie na-
ture de la raison et de la possibilité de la con-
naissance de l'infini ; et cette explication résulte
de l'élimination des deux hypothèses précé-
dentes. Au sein de la connaissance de l'infini il
n'y a pas deux termes , mais un seul ; le sujet et
l'objet se confondent. Ce qui connaît est néces-
sairement identique avec ce qui est connu. Mais
comment faire l'application de ce principe à la
nature de la raison et à la connaissance de Tin-
fini telle qu'elle est en nous? Quel sera ce terme
unique à la fois sujet et objet dans la connais-
sance que nous avons de l'infini? Il est ici néces-
saire encore plus que partout ailleurs d'être clair
et précis.
L'être infini existe, dans l'idée que nous en
avons est renfermée son existence ; c'est un point
sur lequel il est inutile de revenir. En d'autres
termes, Dieu existe, et l'idée de Dieu exclut
l'idée de toute restriction et de toute limite. Or,
quiconque affirme l'existence de l'être infini ou
de Dieu, ou bien ne sait pas ce qu'il affirme et ne
228 DE LA NATURE
prononce le mot d'infini que comme un mot vide
de sens, auquel ii n'attache aucune espèce d'idée,
ou bien affirme par là même que Dieu est en
toutes choses, ou plutôt que toutes choses sont
en Dieu. Comment, en effet, exclure d'un seul
point de l'espace l'être infini? comment le con-
finer en certaines limites? comment imaginer des
êtres particuliers qui soient séparés de lui, qui ne
participent pas de lui, qui n'aient pas leurs ra-
cines en lui? Donc, pour tous les êtres finis en
général, et en conséquence pour l'homme et son
intelligence, la participation permanente avec
Dieu se déduit immédiatement de l'idée même de
l'être infini. En ce qui concerne l'intelligence
humaine, cette déduction à priori se confirme en
quelque sorte à posteriori par l'existence de no-
tions marquées des caractères de l'universalité et
de l'absoluité, qui ne peuvent être ni son ouvrage
ni le reflet de sa nature bornée et contingente.
Donc, il est certain, soit à priori, soit à posteriori,
qu'il y a un rapport entre notre intelligence finie
et l'être infini ; il est certain que nous sommes
en une participation permanente avec l'être in-
fini. Nous existons, encore une fois, en lui et par
lui ; nous sommes en lui; il est en nous ; il est le
principe et le fondement de notre être. Il est en
nous, il est en notre intelligence, non d'une fa-
çon métaphorique, mais, comme j'aurai bientôt
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. âà9
occasion de l'expliquer encore davantage, d'une
manière réelle, par une présence réelle et sub-
stantielle. Le nier, serait nier l'infinité de Dieu.
Il y a en nous, comme en toutes choses, l'infini
d'abord, puis une détermination de l'infini qui
constitue le fini, qui constitue notre individualité
et notre personnalité. Notre nature se compose
de l'union de deux éléments, l'un impersonnel et
l'autre personnel. Or, cet infini, cet élément im-
personnel qui est le fond de notre être, le prin-
cipe de notre intelligence, a conscience de lui-
même en nous ; il s'y connaît lui-même, il s'y
connaît comme le nécessaire, l'absolu, l'infini, et
voilà comment se trouve en nous la connaissance
de l'absolu et de l'infini. Ainsi seulement peuvent
se concevoir et la nature de la raison et la possi-
bilité de la connaissance de l'infini. Je définis donc
la raison, l'essence de Dieu même présent en
nous substantiellement, en raison de son infinité,
et la connaissance de l'infini, la conscience qu'il
prend en nous de sa propre nature.
On comprend le lien qui rattache cette défini-
tion à tout ce qui précède. Il eût été impossible
d'expliquer les idées de la raison par la con-
science que prend de lui-même en nous Dieu ,
avec qui nous participons , si préalablement il
n'avait été démontré que la raison, lorsqu'elle
230 DE LA NATURE
aperçoit ou la cause absolue, ou le temps, ou l'es-
pace, ou l'ordre, ou le bien, ou le beau, affirme
et conçoit un seul et même objet, à savoir Dieu
et ses attributs. Toutes les idées marquées des
caractères de l'universalité, de l'absoluité, ne sont
que des faces diverses d'une seule et même idée,
de l'idée de l'infini. Toutes peuvent donc égale-
ment se résoudre sans difficulté dans la con-
science que l'être infini a de lui-même, de sa
nature et de ses attributs. Voilà pourquoi la dé-
termination que je donne ici de la nature de la
raison avait pour antécédent nécessaire la ré-
duction de toutes les idées de la raison à une idée
unique correspondant à un objet unique.
Par cette définition de la raison nous évitons
les deux hypothèses fausses et contradictoires,
soit d'un terme fini correspondant à un terme fini,
soit de deux termes infinis placés en face l'un de
l'autre ; nous n'avons plus besoin que d'un seul
terme à la fois, sujet et objet, et ce terme unique
est l'être infini, Dieu ayant en nous conscience de
lui-même et de ses attributs.
Est-il besoin de remarquer que je traite ici seu-
lement de la connaissance de l'infini et non de la
connaissance du fini? Confondus, identifiés au
sein de la connaissance de l'infini, le sujet et l'ob-
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 231
jet se distinguent dans la connaissance du fini, et
d'une part nous y trouvons le sujet qui connaît,
de l'autre l'objet qui est connu. Dans la connais-
sance du fini le sujet c'est nous-même; c'est ce
qui constitue notre personnalité; c'est le moi;
l'objet, c'est quelque chose qui n'est pas nous,
c'est le non-moi. Car dans cette sphère de la con-
naissance, on ne trouve plus la contradiction d'un
terme fini correspondant à un terme infini, ni
d'un sujet infini et d'un objet infini; les deux
termes y sont également finis, et en conséquence
se correspondent parfaitement l'un à l'autre.
Ainsi donc, dans la sphère de la pure connais-
sance de l'infini et de l'absolu, le sujet et l'objet
se confondent, s'identifient au sein de l'être infini
lui-même ; mais dans la sphère du fini et du con-
tingent, ils se distinguent, ils s'ébranchent, pour
ainsi dire; lun est le moi, l'autre le non-moi;
c'est-à-dire l'un est une certaine existence parti-
culière déterminée, et l'autre est aussi une exis-
tence particulière déterminée, qui est en rapport
avec la première, mais ne se confond pas avec
elle. Il importe de ne pas perdre de vue cette
distinction fondamentale.
Mais pour établir le caractère de divinité et
d'infinitude de la raison, ne suffirait-il pas de la
concevoir comme un rayon, comme une lumière
232 DE LA NATURE
échappée du sein de Dieu, sans lui donner pour
essence l'essence de Dieu lui-même ? La raison ne
serait-elle pas seulement une lumière divine qui
éclaire toutes les intelligences? Ces expressions
de lumière divine, de rayon échappé du sein
de Dieu, et d'autres de même nature, abondent
chez la plupart des philosophes qui ont traité de
la raison. Comme métaphores ingénieuses et
poétiques, ces expressions peuvent avoir plus
ou moins de valeur, mais elles n'en ont aucune
si on veut les prendre à la lettre, si on veut y
voir une définition de l'essence de la raison. En
effet, si la raison est un rayon échappé de sein de
Dieu qui pénètre au fond delà conscience, quelle
est la nature de ce rayon ? Est-il ou bien n'est-il
pas de la substance de l'être infini ? Si ce rayon
est de la substance même de l'être infini, alors la
substance de l'être infini nous pénètre et on ne
fait que soutenir en d'autres termes la proposi-
tion même que je viens d'établir. Si l'on prétend,
au contraire, que ce rayon, que cette lumière
divine qui pénètre en nous est d'une autre na-
ture que la nature de Dieu même , je demande
qu'on me définisse, si l'on peut, la nature de ce
rayon distincte à la fois de la substance de l'être
infini et de notre propre substance. D'ailleurs,
de quelque manière qu'on l'entende, n'y aura-t-il
pas toujours contradiction à concevoir un rayon
DE LA RAISON IMPERSONNELLE- 233
de la substance infinie qui s'étendrait au delà de
la substance de l'être infini lui-même, qui péné-
trerait là où elle ne pénètre pas, à savoir^ dans la
conscience? Quelle que soit la variété des termes
analogues par lesquels les philosophes spiritua-
listes ont exprimé d'une manière poétique le
caractère divin de la raison, ces termes ne sont
que de pures métaphores dont serait la dupe
quiconque croirait y trouver une explication de
la connaissance de l'infini et une définition ri-
goureuse de l'essence de la raison. Ou toutes ces
métaphores ne signifient rien, ou elles ne signi-
fient que ce que nous-mêmes nous venons de
dire , et il suffit d'appeler sur elles la réflexion
pour dissiper à l'instant toutes les fâcheuses
équivoques dont elles ont été et dont elles peuvent
être encore la source. Quiconque en pèse la
valeur, ou n'y verra rien de sérieux, ou n'y verra
qu'une expression métaphorique et poétique,
qu'une vue plus ou moins confuse du principe
que je me suis efforcé d'établir ici dans toute sa
rigueur métaphysique et avec toute la précision
dont il m'a paru susceptible. Répétons donc en-
core qu'il est de toute impossibilité de concevoir
l'essence de la raison autrement que comme l'es-
sence de Dieu même, avec qui nous sommes
nécessairement en une participation substantielle
permanente.
234 DE LA NATURE
La raison étant Dieu en nous, n'appartient à
aucun homme en particulier, elle ne fait pas par-
tie de notre être, elle est en nous, mais elle n'est
pas nous, ou, pour tout dire, pour tout résumer
en un mot, elle est impersonnelle. Jusqu'à présent,
j'ai évité de me servir de cette expression d'im-
personnalité, de peur qu'elle ne fût pas bien
comprise; mais maintenant il ne peut plus y avoir
de doute sur son vrai sens et sur sa valeur. Elle
résume énergiquement tout ce que nous avons
dit sur les caractères de la raison. Cette imper-
sonnalité de la raison, qui résulte de son essence
divine, a été profondément sentie et fortement
exprimée par la plupart des grands métaphysi-
ciens du dix-septième siècle dont nousnousjiono-
rons de suivre les traces. Tous ont reconnu non-
seulement qu'elle ne venait pas de nous, mais
quelle avait une origine et une nature divines.
(( La raison qui éclaire l'homme, dit Male-
branche, est le verbe ou la sagesse de Dieu même;
car toute créature est un être particulier, et la
raison qui éclaire l'esprit de l'homme est univer-
selle. Si mon propre esprit était ma raison ou ma
lumière, mon esprit serait la raison de toutes les
intelligences. Personne ne peut sentir ma propre
douleur, tout homme peut voir la vérité que je
contemple. C'est donc que ma douleur est une
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 235
modification de ma propre substance , et que la
vérité est un bien commun à tous les esprits1. »
Fénelon parle de la raison comme Malebranche.
(( A la vérité, ma raison est en moi , car il faut que
je rentre sans cesse en moi-même pour la trouver.
Mais la raison supérieure qui me corrige dans le
besoin et que je consulte n'est point en moi , et
elle ne fait point partie de moi-même Ainsi,
ce qui paraît le plus à nous et être le fond de
nous-mêmes , je veux dire notre raison , est ce
qui nous est le moins propre et qu'on doit croire
le plus emprunté. Nous recevons sans cesse et à
tout moment une raison supérieure à nous,
comme nous respirons sans cesse l'air qui est un
corps étranger, ou comme nous voyons sans
cesse tous les objets voisins de nous à la lumière
du soleil dont les rayons sont des corps étrangers
à nos yeux2. Où est*- elle cette raison parfaite
qui est si près de moi et si différente de moi ? Où
est-elle? il faut qu'elle soit quelque chose de réel,
car le néant ne peut être parfait ni perfectionner
les natures imparfaites; où est-elle cette raison
suprême? N'est-elle pas le Dieu que je cherche3?»
Mais peut-être Fénelon et Malebranche se sont-ils
laissé emporter par leur imagination ? peut-être
1 Traité de Morale, 1er chap.
2 Voir les chapitres 55 et 56 du Traité de l 'existence de Dieu.
3 H, chap. 60.
236 DE LA NATURE
n'ont-ils pas su se préserver des écarts du mysti-
cisme. Confirmons leur autorité par l'autorité de
Bossuet. Sur cette question de la nature de la rai-
son, Bossuet a été tout aussi explicite que Male-
branche et Fénelon. Dans le Traité de la connais-
sance de Dieu et de soi-même, il y a un chapitre
intitulé : « L'intelligence a pour objet des vérités
éternelles qui ne sont autre chose que Dieu même,
où elles sont toujours subsistantes et toujours
parfaitement entendues. » Le seul titre eu dirait
déjà assez ; néanmoins , je cite les remarquables
passages qui suivent :
a Si je cherche maintenant où et en quel sujet
subsistent ces vérités éternelles et immuables, je
suis obligé d'avouer un être*où la vérité est éter-
nellement subsistante et où elle est toujours en-
tendue , et cet être doit être la vérité même et
toute vérité , et c'est de lui que la vérité dérive
dans tout ce qui est et dans tout ce qui s'entend
hors de lui. C'est donc en lui, d'une certaine ma-
nière qui m'est incompréhensible , c'est en lui ,
dis-je, que je vois ces vérités éternelles, etles voir,
c'est me tourner à celui qui est immuablement
toute vérité et recevoir ses lumières. Cet objet
éternel, c'est Dieu éternellement subsistant, éter-
nellement véritable , éternellement la vérité
même... Il y a nécessairement quelque chose qui
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 237
est avant tous les temps et de toute éternité, et
c'est dans cet éternel que les vérités éternelles
subsistent. C'est là aussi que je les vois. Tous les
autres hommes les voient comme moi, ces vérités
éternelles , et tous nous les voyons toujours les
mêmes, et nous les voyons être devant nous; car
nous avons commencé et nous le savons, et nous
savons que ces vérités ont toujours été... Ces vé-
rités éternelles par lesquelles tout entendement
est réglé sont quelque chose de Dieu, ou plutôt
Dieu lui-même. »
Le chef de l'école éclectique, M. Cousin, s'est
évidemment inspiré de Malebranche, de Fénelon
et de Bossuet , dans cette question de la nature
de la raison impersonnelle. Voici quelques pas-
sages significatifs tirés de la première préface de
ses Fragments philosophiques :
(( La raison est impersonnelle de sa nature. Ce
n'est pas nous qui la faisons; elle est si peu in-
dividuelle, que son caractère est précisément le
contraire de l'individualité, savoir l'universalité
et la nécessité. . . Elle descend de Dieu et s'incline
vers l'homme comme un hôte qui apporte des
nouvelles d'un monde inconnu dont il lui donne
à la fois et l'idée et le besoin. Si la raison était
personnelle, elle serait de nulle valeur et sans au-
238 DE LA NATURE
eune autorité hors du sujet et du moi individuel.
Si elle restait à l'état de substance non manifes-
tées, elle serait comme si elle n'était pas pour le
moi qui ne se connaîtrait pas lui-même. Il faut
donc que la substance intelligente se manifeste ,
et cette manifestation est l'apparition de la raison
dans la conscience. La raison est donc à la lettre
une révélation nécessaire et universelle qui n'a
manqué à aucun homme et a éclairé tout homme
à sa venue en ce monde, illuminât omnem hominem
venientemin hune mundum. La raison est le média-
teur nécessaire entre Dieu et l'homme, celôyoç de
Pythagore et de Platon, ce verbe fait chair qui sert
d'interprète à Dieu et de précepteur à l'homme,
homme à la fois, et Dieu tout ensemble. »
L'opinion que je soutiens sur la nature de la
raison n'est donc pas nouvelle et ne vient pas de
moi. Elle se trouve non-seulement dans les phi-
losophes que je viens de citer, mais encore dans
bien d'autres grands métaphysiciens des temps
anciens et des temps modernes; je l'y ai re-
cueillie, je me suis efforcé de lui donner plus de
précision et de rigueur en la dépouillant de tous
les termes vagues et poétiques qui l'envelop-
paient et souvent l'obscurcissaient. La forme
seule m'appartient, le fond ne m'appartient pas.
Aurais-je, par hasard , mal interprété ces philo-
DE LA RAISON IMPERSONNELLE.
sophes, me serais-je grossièrement mépris sur le
sens et la portée de leurs expressions? Mais alors
je prie qu'on m'explique ce que veulent dire
Malebranche^ Fénelon, Bossuet, lorsqu'ils affir-
ment que la raison est le verbe de Dieu , que la
raison est le Dieu qu'ils cherchent , que les vé-
rités éternelles sont quelque chose de Dieu, sont
Dieu même. Ou ils n'ont rien prétendu dire de
sérieux et n'ont voulu que se livrer à je ne sais
quel badinage poétique , ou bien ils n'ont pas dit
autre chose que ce que nous venons dire. Com-
ment , en effet , expliquer que la raison soit le
verbe de Dieu, soit Dieu lui-même autrement que
je l'ai expliqué? Si la raison est Dieu, quelle peut
être la nature de la raison^ sinon la nature même
de Dieu, la nature, la substance même de l'être
infini présent en nous en vertu de son infinité?
Si ces vérités éternelles présentes à notre enten-
dement sont quelque chose de Dieu , sont Dieu
même, comme le dit Bossuet , comment encore
le comprendre et l'expliquer, à moins d'enten-
dre que ces vérités éternelles, que cette connais-
sance de l'absolu , de l'infini , est la conscience
qu'a de lui-même et de ses attributs l'être infini
présent en nous? Bépétons donc avec eux : La
raison est Dieu en nous, Dieu par qui nous
sommes et en qui nous sommes , Dieu incarné
dans l'homme.
2k0 DE LA NATURE
C'est de la nature divine de la raison que dé-
coulent tous ses caractères. Elle est universelle et
absolue, elle est souveraine, et elle est infaillible
uniquement parce qu'elle est Dieu même. Si
elle n'était qu'une forme , qu'une faculté , qu'un
attribut de notre esprit, qui pourrait nous assurer
qu'elle ne nous montre pas les choses d'une cer-
taine façon parce que nous sommes faits d'une
certaine façon? qui pourrait nous assurer que
toutes les intelligences voient une même vérité et
une même justice? Mais la raison étant Dieu lui-
même, avec qui nous sommes tous en une par-
ticipation substantielle, il en résulte , comme le
dit encore Malebranche dans le premier chapitre
du Traité de morale : « Qu'il y a du vrai et du
faux, du juste et de l'injuste, à l'égard de toutes
les intelligences ; que ce qui est vrai à l'égard de
l'homme est aussi vrai à l'égard de l'ange et à
l'égard de Dieu même, que ce qui est injustice ou
dérèglement à l'égard de l'homme est aussi tel à
l'égard de Dieu même ; car tous les esprits con-
templant la même substance intelligible, y dé-
couvrent nécessairement les mêmes rapports de
grandeurs ou les mêmes vérités de pratique , les
mêmes lois, le même ordre. »
De même qu'elle est absolue, la raison est in-
faillible et souveraine.
DE LA RAISON IMPERSONNELLE 211
Les ennemis de la philosophie nous reprochent
aujourd'hui amèrement d'attribuer à la raison ces
caractères d'infaillibilité et de souveraineté, lis
s'obstinent à ne pas comprendre quelle est cette
raison dont nous proclamons la souveraineté et
l'infaillibilité. A les en croire, c'est une raison
humaine qui varie d'individu à individu, et qui,
dans chaque individu, se contredit au gré des
intérêts et des passions. Aussi nous accuse-t-on de
vouloir , égarés par un orgueil sacrilège , égaler
l'homme à Dieu, l'intelligence humaine à l'in-
telligence divine. Les protestations, les explica-
tions n'y font rien, et toujours, sous mille formes
diverses, on reproduit contre nous cette ridicule
accusation. Cependant ces caractères d'absoluité,
de souveraineté, d'infaillibilité de la raison ne ré-
sultent-ils pas immédiatement de sa nature divine?
Malebranche l'avait bien compris; aussi non-
seulement a-t-il affirmé que la raison était infail-
lible, mais encore que c'était une impiété que de
la tenir pour faillible, dans un passage remarqua-
ble, dont les applications transparentes s'adres-
sent évidemment à la même espèce d'ennemis
que nous-mêmes aujourd'hui nous avons à com-
battre? Je le cite tout entier.
(( On dit ordinairement que la raison de
l'homme est sujette à l'erreur ; mais il y a en cela
16
242 DE LA NATURE
une équivoque à laquelle on ne prend point d'or-
dinaire assez garde, car il ne faut pas s'imaginer
que la raison que l'homme consulte soit corrom-
pue, ou qu'elle se trompe jamais lorsqu'il la con-
sulte fidèlement. Je l'ai dit et je le redis encore,
il n'y a que la souveraine raison qui nous rende
raisonnables. Il n'y a que Dieu qui nous parle clai-
rement etsachenous instruire. Nous n'avons qu'un
véritable maître , Jésus-Christ Notre Seigneur, la
sagesse éternelle, le Verbe du père en qui sont
les trésors de la sagesse et de la science de Dieu,
et c'est une impiété que de dire que cette raison
universelle à laquelle tous les hommes participent,
et par laquelle seule ils sont raisonnables, soit
sujette à Terreur ou capable de nous tromper.
Ce n'est point la raison de l'homme qui le sé-
duit, c'est son cœur; ce n'est point sa lumière
qui l'empêche de voir, ce sont ses ténèbres; ce
n'est point l'union qu'il a avec Dieu qui le trompe,
ce n'est pas même en un sens l'union qu'il a avec
son corps, c'est la dépendance où il est de son
corps, ou plutôt c'est qu'il veut se tromper lui-
même, c'est qu'il veut jouir du plaisir de juger
avant de s'être donné la peine d'examiner, c'est
qu'il veut se reposer avant d'être arrivé au lieu
où la vérité repose1. »
1 Douzième éclaircissement à la recherche de la vérité.
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 243
Telle est l'exacte détermination de la vraie na-
ture de la raison, et tels sont les caractères qui
nécessairement en découlent. La raison est di-
vine, non pas en un sens poétique et figuré, mais
au sens propre, au sens le plus rigoureux. Elle
n'est pas un rayon échappé de Dieu et pénétrant
dans la conscience, car comment concevoir un
rayon échappé de l'être infini, et allant au delà
de l'être iniini, et pénétrant où il ne pénètre pas?
Elle estDieu lui-même, Dieu présentennous d'une
manière substantielle en vertu de son infinité. Elle
est Dieu même à la fois sujet et objet dans la
connaissance de l'infini, car à un sujet fini ne peut
correspondre un objet infini, car deux termes
infinis ne peuvent exister en face l'un de l'autre.
Ainsi elle est en nous, mais elle n'est pas nous,
elle ne constitue pas notre moi, notre personna-
lité, elle est ce qui relie notre individualité à
toutes les autres individualités et à Dieu lui-même,
elle est la racine par laquelle tout homme tient à
l'infini, elle est impersonnelle.
Quand donc avec Descartes, avec Malebranche,
avec Bossuet, avec Fénelon, et avec presque tous
les grands métaphysiciens, nous proclamons la
souveraineté et l'infaillibilité de cette raison im-
personnelle, nous proclamons tout simplement la
souveraineté et l'infaillibilité de Dieu lui-même.
Wt DE LA NATURE
Cependant cette opinion est devenue aujourd'hui
le texte des plus vives et des plus injustes décla-
mations contre la philosophie contemporaine.
Des théologiens qui ne nous ont sans doute pas
compris, et qui semblent avoir totalement perdu
ou la tradition ou l'intelligence de ces hautes
doctrines métaphysiques ouvertement professées
autrefois par les plus grands de tous les théolo-
giens, nous ont accusés de déifier la raison, de
relever les autels de Y exécrable déesse Raison1. La
définition que je viens de donner de la vraie na-
ture de la raison met en évidence la fausseté de
toutes ces accusations. Lorsque nous déifions la
raison, nous ne faisons pas un Dieu de ce qui
n'en est pas un, nous ne dressons pas des autels
à une idole, nous ne déifions que ce qui est divin,
nous ne faisons que reconnaître Dieu là où il est,
Dieu présent dans la conscience comme il est
présent dans le monde.
1 Lettres pastorales de Vévêque de Chartres.
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 245
CHAPITRE XIV.
Du fondement de la certitude. — De la forme unique sous laquelle
s'agite aujourd'hui la question entre le scepticisme et le dogma-
tisme. — La raison est-elle capable de la vérité absolue ou seule-
ment d'une vérité relative. — Nier que la raison soit capable de la
vérité absolue, c'est affirmer le plus radical scepticisme. — Pour
détruire ce scepticisme issu de Kant il faut l'attaquer dans son
principe. — Ce principe est la distinction de deux termes au sein
de la connaissance de l'absolu. — Si on accorde au scepticisme
cette distinction, il est invincible. — - Mais dans la connaissance de
l'absolu il n'y a qu'un terme unique à la fois sujet et objet. —
Donc il n'y a pas d'altération possible de la vérité absolue.— Hors
de la participation de l'homme avec Dieu, il n'y a plus de vérit
absolue, il n'y a plus que scepticisme et confusion. — L'homme
connaît la vérité absolue, mais il ne la connaît pas tout entière, il
ne la connaît qu'en raison du degré de sa participation à l'essence
de Dieu.
La raison est le principe et le fondement de la
connaissance humaine tout entière. 11 n'y a pas
une seule idée contingente qui n'ait pour antécé-
dent logique l'idée de l'infini et de l'absolu ; il
n'y a pas une seule idée contingente qui n'éveille
en notre intelligence l'idée de ce qui ne passe
pas et n'a pas de limites. Toutes nos connaissan-
ces reposent en dernière analyse sur un principe
nécessaire et absolu de la raison. Donc autant
vaut la raison, autant vaut la connaissance hu-
maine tout entière. Si la raison a une valeur ab-
246 DE LA NATURE
solue, nous pouvons légitimement aspirer à la
connaissance de la vérité absolue ; si la raison n'a
au contraire qu'une valeur relative, nous sommes
condamnés à ne jamais saisir qu'une vérité rela-
tive, une vérité purement humaine.
Telle est la forme unique sous laquelle s'agite
aujourd'hui la question du scepticisme et du dog-
matisme. Le scepticisme actuel issu de Kant sem-
ble avoir désormais renoncé à tous les arguments
tirés d'une analyse superficielle de la connais-
sance humaine, dont si longtemps le scepticisme
ancien a fait tant de bruit. Les sceptiques d'au-
jourd'hui ne nous entretiennent plus des préten-
dues erreurs des sens, de prétendues contradic-
tions entre les divers témoignages de nos facultés
intellectuelles. Ils ne s'arment plus contre la
possibilité de la certitude de ces contradictions
plus réelles, qui ont existé, qui existent encore
entre les opinions des hommes et surtout entre
les opinions des philosophes. Ils ne perdent pas
le temps à ébranler les fondements de tel ou tel
principe particulier de la connaissance, soit du
principe de causalité, soit du principe de la sub-
stance. Ils condamnent à priori la connaissance
humaine, en tant que connaissance humaine, à
une ignorance éternelle de la vérité absolue. En
effet, disent-ils, comment connaissons-nous les
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 247
choses, si ce n'est par l'intermédiaire de la faculté
de connaître qui nous est propre? Que sont les
idées et les principes absolus sur lesquels, en
dernière analyse, toute connaissance repose, si
ce n'est des lois et des formes inhérentes à ces fa-
cultés? La vérité que nous connaissons n'arrive
à notre conscience qu'au travers de cet intermé-
diaire; or, qui nous assure que dans ce passage
elle ne subit pas une inévitable réfraction dont
il nous est impossible de tenir compte? qui nous
assure qu'elle ne porte pas l'empreinte des formes
et des lois propres de notre esprit, au lieu de
l'empreinte des formes et des lois des objets eux-
mêmes? Si notre; nature intellectuelle venait à
changer, peut-être la vérité changerait-elle aussi
pour nous, peut-être de nouveaux rapports, une
vérité toute nouvelle se découvriraient-ils à nos
yeux. Notre intelligence est comme un verre au
travers duquel nous voyons nécessairement les
objets; changez ce verre, et à l'instant même les
objets vous apparaissent avec d'autres formes,
d'autres proportions ; d'autres couleurs. Nulle vé-
rité ne peut échapper à ce doute, puisque toute vé-
rité, par là même qu'elle est connue, soutient un
rapport subjectif nécessaire avec notre propre
nature. Donc, poursuivre la vérité absolue, c'est
poursuivre une chimère, c'est montrer une igno-
rance profonde de la nature, des conditions et
248 DE LA NATURE
des lois de la connaissance humaine. Tel est le
dernier retranchement dans lequel se renferme
avec opiniâtreté le scepticisme moderne, et dans
lequel il se croit invincible. Si j'attribue plus par-
ticulièrement cette objection au scepticisme mo-
derne, ce n'est pas que l'objection en elle-même
soit nouvelle. Elle se retrouve sous une forme ou
sous une autre, avec plus ou moins de précision
etderigueur, dans touslesphilosophes sceptiques.
Prot agoras ne disait-il pas que l'homme est la me-
sure de toutes choses? Sextus Empiricus parmi
les motifs qui doivent nous porter à douter,
n'a-t-il pas placé celui-ci : Tout ce qui existe en
dehors de nous, tout ce que nous jugeons est re-
latif à ce qui juge? Montaigne \ Bayle2, Hume
ont tous fait valoir contre l'autorité de la rai-
son humaine l'impossibilité nécessaire où elle se
trouve de vérifier ses titres, de démontrer sa lé-
gitimité. Mais liant, le premier, dans la critique
de la raison pure, a élevé le problème à toute sa
hauteur, et faisant justice de toutes les autres
objections du scepticisme, a donné à cette objec-
tion contre l'absoluité et la légitimité de la raison
une apparence de rigueur formidable à la cause
du dogmatique. Depuis Kant, les sceptiques ont
1 Essai, 11,12.
2 Dictionnaire critique, article Pyrrhon,
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 2k9
suivi la voie qu'il .a tracée, et se sont enfermés
dans les principes et les conclusions de la criti-
que de la raison pure.
Mais les sceptiques de nos jours n'ont pas la
franchise de leurs prédécesseurs. Ils prétendent
que le doute dont ils frappent la légitimité de la
faculté de connaître n'importe en rien à la science
et à la vie, et doit demeurer à jamais enfermé
dans une sphère purement métaphysique. A les
en croire, ce doute laisse les choses telles qu'elles
sont; il ne porte préjudice qu'au monopole des
écoles, aux prétentions exagérées d'un dogma-
tisme arrogant, et non à l'intérêt du dogmatisme
du genre humain, qui n'aspire pas à la vérité
absolue et se contente d'une vérité purement re-
lative à sa nature. Non-seulement ils prétendent
ne nuire en rien aux intérêts de la morale et de
la science, mais ils se vantent d'avoir rendu un
service éminent au dogmatisme, et de l'avoir
pour jamais mis à l'abri des coups du scepticisme
en le renfermant dans ses véritables bornes , en
lui faisant sa part. Avant d'entrer dans le fond
même de la discussion, tâchons de mesurer l'é-
tendue de ce service , examinons si nier le carac-
tère absolu de la raison n'équivaut pas au scep-
ticisme le plus radical et le plus profond.
250 DE LA NATURE
Affirmer avec Kant et ses partisans que l'homme
est tout disposé à se contenter de cette vérité
purement humaine et relative qu'ils veulent bien
lui concéder, c'est méconnaître à la fois le plus
noble mobile de la science, les instincts les plus
élevés et les prétentions les plus légitimes de l'es-
prit humain. Quel est en effet le plus puissant
mobile qui mette en jeu notre activité intellec-
tuelle? Quel est le but auquel elle aspire sans
cesse? N'est-ce pas la connaissance de la vérité
absolue? N'est-ce pas l'espoir d'atteindre cette
vérité absolue qui soutient et anime notre intel-
ligence en ses plus pénibles travaux, en ses plus
longs efforts? Le savant qui découvre une loi,
soit du monde physique, soit du monde moral,
pense que cette loi est une loi réelle et non une
loi apparente de l'univers ; et nous croyons tous
avec lui que la science vient de nous dévoiler une
face nouvelle du plan, de l'ordre qui a été conçu
et exécuté par Dieu. Mais si dans son âme ardente
à la recherche de la vérité pénétrait le soupçon
qu'il pourrait bien être la dupe de ses facultés,
que l'unique vérité qu'il peut atteindre est une
vérité relative , je m'imagine qu'un long et amer
découragement succéderait bientôt à cette noble
activité intellectuelle. Car qu'est-ce qu'une vé-
rité qui dépend d'un certain point de vue et qui
change avec ce point de vue? Qu'est-ce qu'une
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 251
vérité relative à la nature de nos facultés et à la
forme de notre intelligence, sinon une simple
apparence?
Affirmer que l'homme ne peut saisir qu'une
vérité relative, c'est affirmer qu'il ne peut saisir
que de vaines apparences. La science, dans cette
hypothèse, ne serait donc plus qu'un système
d'apparences combinées ensemble suivant des
lois qui ne seraient pas les lois des choses, mais
les lois de nos propres facultés, les lois de l'esprit
qui connaît. Or, celui qui cherche la vérité pour
elle-même ne préférerait-il pas à la connaissance
de tout ce monde d'apparences, la connaissance
d'un seul atome de la réalité?
Ainsi, hors de la vérité absolue, il n'y a plus
de vraie science. La découverte d'une vérité re-
lative à notre espèce peut exciter des recherches
inspirées par l'utilité et par les besoins de l'in-
dustrie, mais nulle recherche pure et désinté-
ressée de la vérité pour elle-même. Qui pourrait
en effet rechercher la vérité pour elle-même,
persuadé que la vérité absolue, c'est-à-dire la
seule vraie vérité, est à jamais interdite à notre
nature intellectuelle? Donc, la négation de la pos-
sibilité de la vérité absolue pour l'intelligence hu-
maine aboutirait logiquement à la ruine de toute
recherche désintéressée et puremenv spéculative
252 DE LA NATURE
de la vérité pour elle-même, de toutes les hautes
études scientifiques qui n'ont pas l'utilité pour
mobile, qui n'ont pas pour objet direct telle ou
telle application industrielle, mais la découverte
de la vérité, mais la connaissance des lois de l'u-
nivers, cette négation entraînerait évidemment
les mêmes conséquences dans la morale que dans
la science. Si le doute sur l'identité de la vérité
que nous connaissons, avec la vérité absolue,
s'introduisait dans les esprits, la source de tous
les dévouements, de tous les sacrifices, et même
de toutes les actions réellement désintéressées,
ne serait pas moins tarie que la source des hautes
études scientifiques, et l'intérêt deviendrait la
seule règle raisonnable à suivre dans toute la con-
duite de la vie. Nous continuerions, il est vrai,
déjuger que telle action est juste et doit être faite,
et que telle autre action est injuste et ne doit pas
être faite ; mais ne portons-nous pas ce jugement,
de même que tous les autres, en vertu de notre
intelligence? or, qui nous assure que ce qu'elle
nous montre comme juste est juste au regard de
Dieu, est juste dans la réalité? Ne se pourrait-il
pas que ce que nous prenons actuellement pour
le bien devînt pour nous le mal, si notre intelli-
gence était modifiée dans sa constitution? Ne se
pourrait-il pas que ce qui nous paraît le bien fût
le mal au regard de Dieu?
DE LA BAISON IMPERSONNELLE. 253
Ainsi le doute élevé sur la légitimité de l'intel-
ligence humaine rejaillit sur tous les jugements
qu elle porte, sur les jugements moraux comme
sur les jugements intellectuels. Or, dans une telle
incertitude sur la nature et la valeur de ses juge-
ments moraux, quel homme pourra raisonnable-
ment consentir à sacrifier son bien-être, sa for-
tune, sa vie, à ce qui lui paraît être un devoir?
Quel homme sensé voudra se dévouer à ce qui
n'est peut-être qu'une illusion, une vaine appa-
rence, résultat mobile du jeu de ses facultés, et
choisira d'autre règle d'action que l'intérêt bien
entendu ?
Telles sont les irrécusables conséquences de la
négation de la vérité absolue dans l'ordre de la
morale. Dans la morale comme dans la science,
elle détruit l'être et ne laisse subsister que le pa-
raître. Comment les disciples de Kant peuvent-ils
donc sérieusement se vanter de laisser les choses
telles qu'elles sont, de ne porter aucun préjudice
au dogmatisme du genre humain, lorsqu'ils sub-
stituent partout l'apparence à la réalité? Est-il
possible d'imaginer une atteinte plus dangereuse
et plus profonde à la vie humaine et à toute es-
pèce de dogmatisme?
Mais ils insistent sur ce point que, tout en
niant les réalités, ils ne nient pas les apparences^
25& DE LA NATURE
et, à les croire, ils se distingueraient par là pro-
fondément des philosophes sceptiques. Comment,
disent-ils, nous accuser légitimement de scepti-
cisme, puisque nous admettons que les choses
nous apparaissent certainement de telle ou de telle
manière, que notre sensibilité, notre entende-
ment, notre raison, nous montrent certainement
les phénomènes et les rapports qui les unissent,
quoique nous ne puissions nous assurer de la
conformité de ces phénomènes et de leurs rap-
ports avec les objets en eux-mêmes, avec la réa-
lité? Ils ignorent donc que ce langage a été celui
de tous les philosophes sceptiques. Il n'en est
aucun qui se soit jamais avisé de nier l'existence
dans notre esprit de certaines représentations des
choses ; ce qu'ils ont nié, c'est seulement la cer-
titude de la conformité de ces représentations
avec leur objet. Aucun n'a jamais sérieusement
contesté que telle substance nous paraît douce, et
que telle autre substance nous paraît amère ; que
certains corps nous font éprouver la sensation de
froid, certains autres la sensation de la chaleur,
et que tel ou tel rapport nous semble exister entre
deux phénomènes ; mais ce qu'ils ont tous égale-
ment nié, c'est que nous puissions affirmer avec
certitude que ces substances , que ces rapports
soient dans la réalité tels qu'ils nous paraissent.
Sextus Empiricus s'explique précisément sur ce
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 255
point de la manière la plus claire, dans un cha-
pitre intitulé : Les sceptiques nient-ils les appa-
rences ?
(( Ceux qui disent que les sceptiques nient les
apparences ignorent quelles sont nos doctrines ;
car nous reconnaissons l'existence de ces repré-
sentations qui nous affectent et auxquelles notre
esprit ajoute aveuglément foi. Ces représentations
sont les apparences. Lorsque nous recherchons
si la chose est telle qu'elle nous apparaît, ce que
nous mettons en doute ce n'est pas l'apparence
elle-même, dont nous reconnaissons l'existence,
mais l'existence, la réalité de la chose dont elle
est dite être l'apparence. Or, mettre en question
la réalité de la chose représentée, ce n'est pas
mettre en question la représentation elle-même.
Que le miel paraisse doux, c'est ce que nous ac-
cordons, parce qu'il nous fait éprouver la sensa-
tion de douceur. Mais le miel est-il réellement
doux? c'est ce que nous mettons en question. Nos
doutes, encore une fois, ne portent donc pas sur
la représentation elle-même, mais sur la chose
représentée. Si quelquefois nous posons des ques-
tions relatives aux représentations, ce n'est pas
pour les nier, mais pour mettre en évidence la
présomption des philosophes dogmatistes. » {Hy-
poty poses pyrrhoniennes.)
256 DE LA NATURE
Hume tient le même langage que Sextus Em-
piricus. Il conteste la réalité de la relation de
cause et d'effet, mais il n'en conteste pas l'appa-
rence, il ne conteste pas que les choses semblent
se passer comme si cette relation était réelle. Il
nie toutes les vérités, tous les principes, toutes
les lois, mais il respecte la coutume ou l'habi-
tude, c'est-à-dire l'apparence. « La coutume, dit-
il, est le guide principal de la vie humaine, c'est
elle seule qui rend nos expériences utiles en nous
montrant dans la ressemblance des différentes
séries d'événements un avenir semblable au
passé. » (Cinquième Essai, deuxième partie.)
Donc, en nous accordant une vérité relative,
ces prétendus dogmatiques ne nous accordent
que ce que les plus grands sceptiques des temps
anciens et des temps modernes n'ont jamais songé
à nier, à savoir l'existence de certaines représen-
tations et de certaines apparences. Ils se vantent
d'avoir assuré la paix du dogmatisme et d'en avoir
fini avec le scepticisme en lui accordant une fois
pour toutes de bonne grâce ce qu'il est impos-
sible de refuser, en lui faisant sa part légitime.
On comprend maintenant quelle est cette part ;
ce n'est rien moins que la concession de l'impuis-
sance de l'esprit humain à connaître toute espèce
de réalité. Certes le scepticisme, il faut en con-
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 257
venir, se montrerait bien difficile et bien exigeant
s'il ne se tenait pas pour satisfait de cette part
magnifique. En effet, accorder ce point au scep-
ticisme, ce n'est pas, comme on le dit, lui faire sa
part, c'est tout lui donner à la fois. Par une telle
concession, ce n'est pas avec le scepticisme qu'on
en finit, mais avec le dogmatisme. En effet, il est
impossible de faire au scepticisme sa part, lors-
qu'on attaque toute certitude dans son principe,
c'est-à-dire dans l'autorité même de l'intelligence
humaine. La valeur de l'instrument de toutes nos
connaissances étant mise en doute, toutes nos
connaissances sont par là même également frap-
pées d'incertitude, et il n'y a plus de place pour
le dogmatisme. C'est donc ici le lieu de rappeler
cette forte maxime de M. Royer-Collard : « Il
est impossible de faire au scepticisme sa part ;
aussitôt qu'il entre dans l'entendement, il l'en-
vahit tout entier. »
Mais il ne suffît pas d'avoir dépouillé des airs
d'innocence et de dogmatisme dont elle se pare
l'opinion de ceux qui affirment que l'intelligence
humaine est réduite à la connaissance d'une vé-
rité purement relative, il ne suffit pas d'avoir dé-
montré l'identité de cette opinion avec le scepti-
cisme, il faut la combattre, non plus dans ses
conséquences, mais dans son principe.
Vt
258 DE LA NATURE
Le point de départ de toute l'argumentation
des disciples de liant contre la possibilité de la
connaissance de la vérité absolue, est la distinc-
tion de deux termes, d'un sujet et d'un objet au
sein de cette connaissance. Rien ne nous assure
que notre intelligence ne dénature pas la vérité
en la recevant ; toute vérité en tombant sous la
conscience prend un caractère de subjectivité et
de relativité; voilà l'objection unique qu'ils déve-
loppent sous mille formes diverses. Or, il est évi-
dent que cette objection repose tout entière sur
la distinction au sein de la connaissance de l'ab-
solu d'un sujet qui reçoit et d'un objet qui est
reçu, sur la supposition que la vérité absolue,
étant en dehors de nous, n'arrive jusqu'à nous
que par l'intermédiaire de notre intelligence.
Longtemps j'ai cru qu'en acceptant la question
posée dans ces termes, il était néanmoins pos-
sible de la résoudre au sens du dogmatisme. Au-
jourd'hui je suis persuadé que cette dualité étant
admise au sein de la connaissance de l'absolu, le
scepticisme est invincible. Pour le réfuter, il n'est
donc pas d'autre voie que de montrer le néant de
cette prétendue dualité. En dehors de cet argu-
ment seul décisif, toutes les invocations possibles
à la foi du genre humain, à la conscience, à l'é-
vidence, ne signifient rien et ne peuvent réduire
le scepticisme au silence.
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 259
En effet, si nous passons rapidement en re-
vue les autres arguments dont le dogmatisme
a fait usage de nos jours pour se défendre con-
tre ses nouveaux et redoutables adversaires 3
nous n'aurons pas de peine à les convaincre d'une
manifeste impuissance. Quelle est, par exemple,
la vraie force de l'argument suivant, sans cesse
reproduit et développé? Le doute élevé par
Kant sur la légitimité de l'intelligence humaine
est absurde ; car il s'étendrait non-seulement à
l'intelligence humaine, mais à toutes les intelli-
gences possibles. Notre imagination serait impuis-
sante à concevoir une intelligence si grande et si
parfaite qu'elle pût y échapper, qu'elle pût légi-
timement s'affirmer en possession de la vérité
absolue, puisque nulle intelligence, quelle qu'elle
soit, ne pourra jamais se prouver à elle-même,
qu'en recevant la vérité elle ne la frappe pas
d'un caractère de subjectivité et de relativité. J'ai
peine à comprendre qu'on ait jamais espéré sé-
rieusement de réfuter un vrai sceptique en lui
démontrant que son objection s'étend à toutes les
intelligences possibles, et non pas seulement à
l'intelligence humaine. Au lieu de s'avouer vaincu,
n'aura-t-il pas lieu de triompher encore davan-
tage? Mais au nombre de toutes ces intelligences
possibles serait aussi l'intelligence divine; Dieu
ne pourrait s'assurer s'il voit les choses telles
260 DE LA NATURE
qu'elles sont dans la réalité, il y aurait une vé-
rité divine qui ne serait pas la vérité absolue!
L'absurdité d'une pareille conséquence ne suffît-
elle pas à renverser le principe qui l'engendre?
Je crois qu'un disciple de Kant pourrait bien à la
rigueur ne pas avouer cette conséquence ; je crois
qu'il serait en droit de demander à ceux qui pré-
tendent la lui imputer d'où leur vient cette mer-
veilleuse assurance d'oser assimiler ainsi les con-
ditions de la connaissance divine aux conditions
de la connaissance humaine, de conclure des
procédés des intelligences créées et finies aux
procédés de l'intelligence incréée et infinie? Si la
connaissance humaine ne s'opère qu'à la condi-
tion d'un sujet qui entre en rapport avec un objet
distinct de lui, placé en dehors de lui, avec un
non moi, comment affirmer qu'il en est de même
de l'intelligence infinie de l'être infini? Il n'y a
donc rien dans cet argument qui puisse faire re-
culer un sceptique déterminé.
J'entends encore les défenseurs du dogmatisme
répéter avec non moins de confiance cet autre ar-
gument : la légitimité de l'intelligence humaine
ne peut être démontrée ; mais elle n'a pas besoin
d'être démontrée, car elle ne peut être mise en
doute : loin qu'elle ait besoin de démonstration,
elle est le principe premier de toute démonstra-
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 261
tion, et il y a contradiction à affirmer que rien
n'est vrai, si ce n'est ce qui peut être démontré ;
car, en dernière analyse , toute série de démon-
strations doit reposer sur un pricipe évident par
lui-même. Mais les disciples de Kant ne peuvent-
ils pas répondre qu'il est très-possible de con-
cevoir une altération de la vérité absolue par le
rapport du sujet et de l'objet, et que, par consé-
quent, la possibilité de la vérité absolue pour
l'intelligence humaine ne peut être admise sans
une démonstration préalable?En effet, dansl'hy-
pothèse de deux termes au sein de la connais-
sance de l'absolu, d'un sujet qui reçoit un objet,
n'y a-t-il pas lieu de se demander si l'un de ces
deux termes n'altère pas l'autre, si le sujet n'im-
prime pas sur l'objet un caractère de subjectivité
et de relativité, et même un tel doute ne s'élève-
t-il pas presque naturellement dans l'esprit?
Comment donc dissiper ce doute, à moins d'une
démonstration concluante qui prouve qu'il n'y
a pas possibilité de l'altération d'un des deux
termes par l'autre? Mais comment donner une
telle démonstration, comment l'intelligence se
prouvera-t-elle à elle-même sa légitimité?
On ne réfute pas davantage le scepticisme en
démontrant que la vérité s'impose d'abord à
notre intelligence , en vertu de son évidence et
DE LA NATURE
non de sa nécessité. La relation , le passage du
sujet à l'objet , la possibilité d'altération qui en
résulte , voilà encore une fois l'unique point sur
lequel se fondent les sceptiques habiles qui nient
à l'homme la faculté d'atteindre la vérité absolue.
Or , vainement on espère établir que la vérité
n'étant pas reçue d'abord par notre intelligence,
en raison de sa nécessité , ne peut par là même
être atteinte d'aucun caractère de subjectivité et
de relativité. En effet, qu'importe à la question
que notre intelligence reçoive primitivement la
vérité, en vertu de sa seule évidence, au sein
d'une intuition immédiate et pure , ou que la vé-
rité s'impose tout d'abord à elle, en raison de
sa nécessité? Dans l'un et l'autre cas , n'y a-t-il
pas toujours également un rapport du sujet avec
l'objet, et par conséquent la possibilité de l'altéra-
tion de l'un par l'autre, la possibilité de la trans-
formation de l'absolu en quelque chose de relatif?
Il est vrai que la nécessité n'est pas un caractère
primitif, mais un caractère ultérieur de la vérité
qui ne se manifeste qu'à la condition d'un retour
de l'esprit sur la vérité qu'il vient de recevoir ,
c'est-à-dire à la condition de la réflexion ; il est
vrai que notre intelligence n'accueille d'abord la
vérité à nul autre titre qu'à celui de son évidence,
mais la vérité n'en arrive pas moins jusqu'à nous
qu'à la condition d'être connue, et, par consé-
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 263
quent , de tomber sous les lois et les formes de
notre faculté de connaître. Le sceptique obstiné
pourra donc toujours maintenir son doute et fer-
mer la bouche au dogmatique en lui demandant
la preuve que déjà dans cette intuition primitive
de l'esprit la vérité n'est pas altérée par un rap-
port qui lui fait perdre son caractère absolu.
Mais s'il faut réconnaître la faiblesse et l'im-
puissance de tous ces arguments à l'égard du
scepticisme sorti de la philosophie critique, som-
mes-nous donc obligés de lui donner gain de
cause et d'admettre en même temps toutes les
tristes conséquences qui en découlent? En au-
cune façon. Ce scepticisme triomphe quand on lui
accorde son principe; à savoir, que dans la con-
naissance de l'absolu il y a deux termes, le sujet
et l'objet; mais nous nions ce principe , et ainsi
nous croyons ruiner le scepticisme dans son fon-
dement. Nous avons établi que dans la connais-
sance de l'infini il ne pouvait y avoir qu'un seul
terme , à la fois sujet et objet , et que ce terme
était Dieu même présent en nous, substantielle-
ment en raison de son infinité ; nous n'avons plus
qu'à faire remarquer les conséquences fécondes
qui en dérivent par rapport à la certitude. La
raison est Dieu lui-même en nous , Dieu avec qui
nous sommes en une nécessaire participation. La
DE LA NATURE
connaissance de l'absolu, de l'infini, c'est la con-
science qu'a de lui-même Dieu, l'être infini avec
qui nous participons; c'est la conscience qu'il a
de son être infini, de sa causalité absolue, de son
immensité, de son éternité, de son immutabilité.
En présence de cette définition de la nature de
la raison et de la connaissance de l'infini, s'éva-
nouit l'argument fondamental du scepticisme
tiré du rapport nécessaire de l'objet qui est connu
avec le sujet qui connaît. En effet, pour arriver
à la raison , pour tomber sous la conscience , la
vérité absolue n'a plus de milieu à traverser , de
réfraction à subir, il n'y a plus de rapport d'un
sujet qui connaît à un objet qui est connu. La
connaissance que nous avons de l'infini et de l'ab-
solu étant la conscience qu'a de lui-même l'être
infini et absolu , entre l'infini qui connaît et l'in-
fini qui est connu il y a identité ; il n'y a point
de passage, point d'intermédiaire, et, en consé-
quence, point d'altération possible, point de
transformation imaginable de l'absolu en relatif.
Comment la constitution de l'œil qui voit l'absolue
réalité pourrait-elle dénaturer cette réalité et lui
imprimer un caractère de subjectivité et de rela-
tivité , puisque l'œil qui voit et la réalité qui est
vue se confondent, s'identifient au sein delà con-
naissance de l'infini et de l'absolu , principe et
fondement de toutes les connaissances?
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 265
Ainsi, la vraie théorie de la raison imperson-
nelle jette un jour nouveau sur la question de la
certitude, et extirpe dans sa racine ce dangereux
scepticisme qui met partout l'apparence à la place
de la réalité , qui touche à tout , renverse tout,
en affectant de tout conserver, de tout respecter.
Oui, si la raison était un organe propre à notre
intelligence, si la vérité absolue n'arrivait à notre
conscience qu'à la condition d'être saisie par une
intelligence personnelle, il y aurait lieu de poser
cette question : Cet organe ne dénature-t-ii pas la
vérité absolue en la transmettant jusqu'à nous? et
cette question serait une question insoluble. Mais
la vérité absolue n'étant pas perçue par un œil ,
par un organe qui en serait distinct et qui nous
serait propre, la vérité absolue que nous connais-
sons étant la conscience qu'a de lui-même en nous
l'être absolu et infini, principe de notre être, il
n'y a plus lieu à la question, au problème qu'élève
le scepticisme. Ainsi la connaissance de la vérité
absolue résulte de la participation de l'homme
avec Dieu : hors de Dieu, il n'y a rien d'absolu ;
si la raison n'était pas Dieu présent en nous,
principe de notre être, la vérité absolue ne serait
qu'une chimère, et le scepticisme triompherait
sans peine des vaines prétentions du dogma-
tisme. Soutenir que les idées éternelles, immua-
bles, communes à toutes les intelligences, ne sont
268 DE LA NATURE
que des modifications particulières et passa-
gères de l'esprit, c'est établir le pyrrhonisme,
c'est donner lieu de croire que le juste et l'in-
juste , que le vrai et le faux peuvent changer ,
c'est mettre tout dans la confusion.
On comprend maintenant avec quelle vérité et
quelleprofondeur Maie branche a dit : Nous voyons
en Dieu les vérités éternelles; ce qui est vrai et
juste au regard de l'homme est vrai et juste au
regard de l'ange, au regard de Dieu même ; et
Bossuet : Les vérités éternelles sont quelque chose
de Dieu, sont Dieu même. Tel est le fondement
ferme et inébranlable que donne à la certitude la
vraie théorie delà raison impersonnelle, telle est
la réponse péremptoire et décisive qu'elle ren-
ferme à toutes les objections contre la légitimité
de la faculté de connaître.
Mais n'est-ce pas élever trop haut l'intelligence
humaine que de lui donner Dieu même pour
fondement et pour principe, et ne tombons-nous
pas ici dans un excès contraire à celui du scep-
ticisme ? Qu'on y prenne garde : si nous disons
que Dieu est en nous, nous ne disons pas qu'il
y est tout entier, qu'il s'y épuise, et à parler plus
rigoureusement, ce n'est pas Dieu qui est en nous,
c'est nous qui sommes en Dieu. Or, si nous parti-
A
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 267
cipons en quelque chose à son essence, nous som-
mes infiniment loin de participer à son essence
tout entière ; si en raison de cette participation
incomplète nous voyons en lui quelque chose de
ce qui y est réellement, c'est-à-dire quelque chose
de la vérité absolue, nous sommes assurément
bien loin d'y voir tout ce qui y est, c'est-à-dire
d'y voir toute la vérité absolue. Il n'y a pas à
douter que si par un développement ultérieur
nous entrions un jour en une participation plus
vaste e.t plus intime avec l'essence et les attributs
de Dieu, nous verrions de la vérité absolue plus
qu'il ne nous est donné d'en voir aujourd'hui dans
notre condition actuelle ; mais cette portion de
vérité que nous pouvons voir actuellement, nous
continuerions à la voir telle que nous la voyons.
En d'autres termes, notre connaissance serait
agrandie, elle ne serait pas changée, nous ver-
rions plus, mais nous ne verrions pas autrement.
Dans notre condition actuelle nous n'apercevons
qu'un point de l'absolue réalité; mais dussions-
nous un jour dans une autre existence la con-
templer tout entière, nous reconnaîtrions en son
sein ce point infiniment petit, le seul qu'il nous
soit donné d'y apercevoir aujourd'hui, semblables
à celui qui , tombé dans un profond précipice, ne
découvre plus qu'un seul astre du firmament, et
qui, retiré du fond de l'abîme et contemplant tout
268 DE LA NATURE
à coup la voûte azurée tout entière, l'infinité des
astres dont elle est parsemée, reconnaît encore,
au milieu de leur multitude infinie, cet astre
unique qu'il apercevait du fond du précipice.
Concluons que toute espèce de doute sur la
légitimité de la faculté de connaître manque de
fondement, et que tous les nuages métaphysiques
amoncelés par le scepticisme sur la question de
la certitude se dissipent en présence de la vraie
conception de la nature de la raison. Continuons
de croire avec le genre humain tout entier que
la vérité et la justice que notre raison nous ré-
vèle sont une portion du vrai et du bien absolus
et non pas de vaines apparences relatives à notre
nature. Ce qu'est le vrai et le bien au regard de
notre intelligence est également le vrai et le bien
au regard de toutes les intelligences possibles, au
regard de Dieu même; nous devons donc le
chercher et l'accomplir sans incertitude, sans
hésitation, au prix de tous les efforts et de tous
les sacrifices.
DE LA RAISON IMPERSONNELLE.
CHAPITRE XV.
Peut-on légitimement accuser de panthéisme cette théorie de la raison
impersonnelle? — De la question des rapports de Dieu avec le
monde. — Elle a reçu deux grandes solutions opposées, le déisme
et le panthéisme. — Définition et critique du déisme. — Consé-
quences du déisme. — Définition et critique du panthéisme. —
Distinction de deux sortes de panthéisme. — Panthéisme natura-
liste. — Panthéisme idéaliste. — Du principe et de la méthode du
panthéisme idéaliste. — De la nature de l'homme dans ce système.
— Conséquences du panthéisme. — Des causes principales qui in-
clinent les esprits au déisme ou au panthéisme.
Des divers principes que je viens d'établir,
résulte une union intime du créateur avec la
crature, une participation continue de l'homme
avec Dieu. En effet, j'ai /placé dans l'être infini
l'essence de tout ce que les êtres finis contiennent
en eux de positif et de réel; j'ai défini l'espace,
l'immensité de Dieu, le temps, son éternité ; j'ai
démontré que la raison impersonnelle n'était pas
une faculté de notre intelligence fînie^ mais Dieu
lui-même, présent en nous, en vertu de son infi-
nité. De telles doctrines ne sont-elles pas con-
tradictoires avec l'individualité et la personnalité
de l'homme, ne sont-elles pas équivalentes au
panthéisme, et n'y a-t-il pas de milieu possible
entre la séparation absolue et l'identification ah-
270 DE LA NATURE
solue de Dieu avec le monde? Voilà ce qu'il faut
sérieusement examiner.
On sait quel abus incroyable il a été fait , de
nos jours, de l'accusation du panthéisme. Nul
système contemporain , soit dans la philosophie
allemande, soit dans la philosophie française, n'a
eu la fortune d'y échapper. 11 semble, à voir
comment on en use, qu'une telle accusation se suf-
fit à elle-même et se passe de toute définition, de
toute preuve, de toute discussion. Dans l'arsenal
des ennemis de la philosophie, le panthéisme a
pris la place que tenait autrefois l'athéisme. C'est
aujourd'hui le mot qui exprime en raccourci
tous les mauvais vouloirs, toutes les haines contre
la philosophie ; c'est le mot magique à l'aide du-
quel on espère faire courir sus à la philosophie
et aux philosophes. Néanmoins il a du en coûter
d'abandonner la vieille accusation d'athéisme.
Elle était plus claire et plus nette, elle devait agir
plus vivement sur la foule. Aussi n'y a-t-on re-
noncé qu'avec peine, et en présence de l'irrésis-
tible clarté et du rôle dominant de l'idée de Dieu
dans la philosophie contemporaine. Un moment
déconcertés par le caractère nouveau de la phi-
losophie qui s'est élevée en France sur les ruines
de la philosophie sensualiste, bientôt nos éternels
ennemis se sont ravisés, et changeant soudain
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 271
de tactique et de langage, ils ont accusé les
philosophes d'aujourd'hui de mettre Dieu en
tout et partout, comme ils accusaient les philo-
sophes d'autrefois de ne le mettre nulle part.
Assurément il serait ridicule d'entreprendre de
prouver que nous ne sommes pas panthéistes, à
ces hommes aveugles et passionnés qui ne peu-
vent supporter aucune espèce de philosophie;
mais il ne sera pas inutile de démontrer aux
esprits éclairés et sages que, pour ne pas séparer
Dieu de l'homme et du monde, nous ne le con-
fondons pas cependant , nous ne l'identifions pas
avec le monde.
La question de savoir si la théorie de la raison
impersonnelle, telle que je l'ai exposée, est enta-
chée ou bien est pure de panthéisme, rentre dans
la question générale des rapports de Dieu avec
le monde. Dans quel rapport la création subsiste-
t-eile avec le créateur ? Comment concilier l'in-
finité de Dieu avec l'existence distincte et indi-
viduelle des créatures ? Voilà la question.
Signalons d'abord les deux grands écueils
contre lesquels plus d'une fois la philosophie a
fait naufrage, lorsqu'elle a tenté de résoudre cette
grande et difficile question des rapports de Dieu
272 DE LA NATURE
avec le monde. Tantôt elle a rapproché Dieu du
monde au point de les confondre, de les identifier
l'un avec l'autre ; tantôt, par un excès contraire,
elle les a séparés au point de supprimer tout
rapport, toute participation de l'un avec l'autre.
De là deux grands systèmes opposés qui se sont
produits sous des formes diverses. Avec tout le
monde nous appellerons le premier système pan-
théisme, avec quelques auteurs nous appellerons
le second déisme. Caractérisons d'abord l'un et
l'autre système, montrons par où ils pèchent
et par où ils sont faux et dangereux, afin d'établir
nettement le caractère de la solution qui nous
paraît la vraie, et la différence qui la sépare soit
du déisme, soit du panthéisme.
D'abord qu'est-ce que le déisme? Quelles sont
ses conséquences? Quelles causes en général et
quelles tendances de l'esprit y conduisent? Le
déisme établit une sorte d'antithèse entre Dieu
et le monde, il place Dieu d'un côté et le monde
de l'autre; il suppose la création complètement
détachée du créateur, à partir du jour où elle a
commencé d'exister, il le relègue, suivant les
belles expressions de M. Cousin, par delà le
temps et l'espace sur le trône désert d'une
éternité silencieuse. D'après ce système, Dieu,
depuis le moment de la création, serait rentré
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 273
dans le repos, contemplateur oisif des choses qui
se passent dans le monde ; il n'aurait plus rien
de commun avec la nature et avec l'homme; il
n'y interviendrait plus en rien, sinon peut-être
de loin en loin et par quelques miracles; à partir
du premier branle, le monde se suffirait à lui-
même, indépendant de toute action divine. Le
déisme se représente les rapports du créateur
avec la création à l'image des rapports qui exis-
tent ici-bas entre l'artiste et son œuvre, entre
l'ouvrier et son ouvrage. Sans l'ouvrier, l'ouvrage
n'existerait pas; sans l'architecte, l'édifice n'au-
rais pas été élevé ; mais une fois l'ouvrage achevé,
l'édifice construit, l'architecte et l'ouvrier s'en
éloignent, ils le laissent de côté, ils cessent de
s'en occuper, et néanmoins en leur absence l'ou-
vrage sorti de leurs mains continue d'exister.
Mais si l'on y prend garde , on reconnaîtra sans
peine tout ce qu'il y a de faux dans cette assi-
milation des rapports de l'ouvrier avec son ou-
vrage , et des rapports du créateur avec la créa-
tion. En effet, l'ouvrier et l'architecte ne sont
pas le principe de la matière de leur ouvrage, ils
ne lui donnent pas l'être et l'existence ^ ils ne
font que l'ordonner, l'assujettir à un certain ar-
rangement, à un certain plan soumis à des lois
générales de pesanteur, de mouvement, etc.,
qu'ils n'ont point faites et qu'ils ne conservent
18
274 DE LA NATURE
pas. Le monde, au contraire , ne tient pas seule-
ment de Dieu son arrangement, mais encore
son existence ; c'est Dieu qui lui a donné l'être,
c'est Dieu qui le lui conserve, qui en est le prin-
cipe et la source permanente. Comment donc
de ce que l'ouvrage subsiste indépendamment
de l'ouvrier qui l'a construit , conclure légitime-
ment que le monde pourrait subsister indépen-
damment de Dieu, qui n'en est pas seulement
la cause ordonnatrice, l'architecte et l'ouvrier,
mais le créateur et le principe ? Comment con-
cevoir que le monde, après avoir été lancé par
Dieu dans l'espace, ait continué d'exister loin
de lui et sans lui? Comment le fleuve séparé de
sa source pourrait-il continuer de couler?
La raison se refuse d'ailleurs d'une manière
absolue à admettre cette séparation du fini et de
l'infini, du créé et de l' incréé, comme étant en
contradiction flagrante avec l'idée même de Dieu.
Dieu est l'être iniini. L'idée de Dieu exclut l'idée
de toute limitation, de toute restriction ; il nous
serait plus facile de renoncer à croire en Dieu
que de croire en un Dieu imparfait et limité. Mais
si Dieu est sans bornes et sans limites, comment,
qu'on nous pardonne l'expression, le faire tenir
en un coin de l'espace ? comment établir un vide
entre lui et }a création ? Où trouver une place en
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 275
dehors de l'être infini pour y placer le monde
détaché, séparé de Dieu? Si une telle place exis-
tait, n'est-il pas évident que l'être de Dieu ne s'é-
tendrait pas partout, et qu'il serait limité par la
sphère du monde? Donc, il est impossible d'ad-
mettre à la fois l'infinité de Dieu et l'existence
d'un monde détaché de Dieu.
Non-seulement le déisme est contradictoire avec
la raison, mais il aboutit à des conséquences qui
ne sont pas moins dangereuses que les consé-
quences du panthéisme ou de l'athéisme. Si Dieu
est séparé du monde, si le monde marche et sub-
siste indépendamment de lui depuis qu'il a reçu
la première impulsion, que devient l'idée de la
providence ? Ce Dieu séparé du monde ne sera-
t-il pas semblable aux dieux d'Épicure, à ces
grands fantômes , qui n ont aucun souci des
choses d'ici-bas et ne peuvent en rien influer sur
son cours? A prendre à la rigueur l'hypothèse
du déisme, si Dieu cessait d'exister, le monde
et l'humanité pourraient néanmoins continuer
d'exister et de se développer suivant les mêmes
lois en vertu du décret qui à l'origine des choses
leur a conféré l'être et la vie. Or quelle idée se
rapproche davantage de la négation complète de
toute providence ? Quel système est plus voisin,
par ses conséquences , d'un athéisme avoué ?
276 DE LA NATURE
Si le déisme compromet singulièrement la no-
tion de la divine providence, il ne compromet
pas moins d'autres notions qui doivent être le
principe des sociétés humaines. En effet, au point
de vue du déisme, comment donner un solide
fondement aux notions de l'unité et de la frater-
nité du genre humain ?Dieu étant exilé de l'hu-
manité comme du monde, quel sera le lien qui
réunira les uns aux autres tous les individus de
l'espèce humaine? En qui et par qui seront-ils
frères issus d'une même origine et participant
d'une même nature ? Dieu ôlé du monde, l'idée
de la fraternité peut bien encore demeurer comme
une illusion généreuse d âmes élevées et bien-
veillantes, mais elle n'est plus un principe dé-
montré, ayant ses fondements dans la réalité des
choses.
Telles sont quelques-unes des conséquences
auxquelles conduit le système qui sépare Dieu
du nïonde. Il doit logiquement aboutir à la né-
gation de la providence et de toute espèce de lien
moral entre les hommes, et il se rencontre ainsi
avec l'athéisme. En outre, il est dans son prin-
cipe absolument contradictoire avec l'idée de l'in-
finité de Dieu. Il faut donc juger et condamner
le déisme avec sévérité, et avec d'autant plus de
sévérité qu'en général on semble incliner à croire
DE LA EAISON IMPERSONNELLE. 277
que si ce système n'est pas profond, du moins il
n'est pas dangereux, et ne mérite pas d'èlre aussi
vivement combattu que le panthéisme.
Mais peut-être n'avons-nous évité le déisme
que pour tomber dans le panthéisme non moins
faux par son principe, non moins dangereux par
ses conséquences. Peut-être n'ai-je su mettre à
la place d'un Dieu séparé du monde qu'un Dieu
identifié avec le monde.
Pour examiner cette question ou plutôt pour
repousser cette accusation, et montrer clairement
quelle différence existe entre le panthéisme et la
doctrine que je viens d'exposer, il faut définir le
panthéisme. Si les ennemis de la philosophie se
donnent le ridicule de voir partout le panthéisme,
nous ne nous donnons pas le ridicule contraire
de ne le voir nulle part et de le traiter de pure
chimère ; nous ne nions pas, en effet, qu'il puisse
y avoir des systèmes qui soient dans la réalité
panthéistes, quoique n'avouant pas le panthéisme,
et auxquels la logique puisse légitimement im-
poser toutes les conséquences qui sortent du pan-
théisme, et nous nous bornons à soutenir et à
démontrer que notre système n'est pas de ce
nombre.
278 DE LA NATURE
Il faut distinguer deux sortes principales de
panthéisme : l'un qui part d'une observation plus
ou moins grossière de la nature; l'autre qui, lais-
sant complètement de côté l'observation de la
nature, part et se déduit tout entier d'une notion
à priori de la raison. Partout dans la nature l'ob-
servation nous découvre du mouvement, de la
force, de la vie. Une philosophie empirique et
grossière identifie cette force et cette vie avec la
nature matérielle sans remonter jusqu'à son prin-
cipe. Elle conçoit Dieu comme l'âme de ce monde,
indistincte et inséparable du monde lui-même ;
elle conçoit le monde comme un grand animal,
elle le divinise, elle en fait son dieu. De là
un panthéisme naturaliste tel qu'on en trouve
l'exemple dans quelques religions de l'antiquité,
tel qu'il s'est produit chez certains philosophes,
tels que Lucrèce dans les temps anciens et le ba-
ron d'Holbach dans les temps modernes; car ni
Lucrèce ni le baron d'Holbach ne sont des
athées, comme on le répète ; ils ont un dieu, et
ce dieu c'est la nature. Lucrèce, inspiré par lui,
l'a chanté en des vers magnifiques.
A côté de ce panthéisme naturaliste s'est pro-
duit dans l'histoire un autre panthéisme qui s'en
distingue profondément par son caractère idéa-
liste et religieux, Le panthéisme naturaliste ab-
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 279
sorbe Dieu dans la nature, dans le monde ma-
tériel ; le panthéisme idéaliste , au contraire ,
absorbe la nature et le monde matériel au sein de
Dieu, au sein de l'être infini. Dans l'histoire de
la philosophie ? c'est Spinosa qui a développé
sous sa forme la plus rigoureuse le panthéisme
idéaliste. Autant la raison l'emporte sur les sens,
autant le panthéisme idéaliste l'emporte sur le
panthéisme naturaliste. Le second est le produit
d'une des premières et plus superficielles vues
que l'humanité jette sur le monde; le premier,
au contraire, a son origine dans un écart de la
pensée philosophique parvenue à son plus haut
degré de force et de développement. Cette der-
nière forme est la forme la plus élevée du pan-
théisme, la seule forme sous laquelle il peut
tendre à se produire dans la philosophie mo-
derne, et sous laquelle il a pu attirer à lui et
séduire un certain nombre de hautes intelli-
gences. Nous ne craignons pas qu'on nous accuse
de panthéisme naturaliste; laissons -le donc de
côté pour considérer exclusivement le panthéisme
idéaliste et de mettre en évidence les différences
par lesquelles nous nous en séparons.
Quelle est la méthode et la marche du pan-
théisme idéaliste? Il ne s'appuie pas sur un em-
pirisme plus ou moins grossier, il ne prend pas
280 DE LA NATURE
son point de départ dans le monde et dans la na-
ture , il ne le prend pas davantage dans l'homme ,
dans la conscience, dans le sentiment de noire
activité et de notre personnalité; il dédaigne la
psychologie , et il s'élance tout d'abord aux som-
mets les plus élevés de l'ontologie. Nous avons
dans la conscience l'idée de l'absolu, de l'infini,
du souverainement parfait. Le panthéisme idéa-
liste s'attache exclusivement à cette idée et à la
contemplation de l'être infini lui-même , dont elle
est une intuition immédiate, et c'est de là qu'il
part pour arriver à l'homme et au monde par
voie de déduction. L'idée de l'absolu et de l'infini
ne peut nous venir que d'un être contenant en lui
tout ce que cette idée renferme ; donc il existe un
être absolu et infini qui existe par lui-même , qui
existe nécessairement. Cet être existant par lui-
même est la seule et unique substance. En effet,
le caractère essentiel de la substance , telle que la
raison la conçoit , est d'exister par soi , d'exister
nécessairement et indépendamment de toute
cause. Comment donc deux substances diffé-
rentes pourraient-elles coexister? Les substances
ne se distinguent les unes des autres que par les
attributs; les attributs sont la manifestation et
l'expression de la substance. Si donc deux sub-
stances existaient, ces deux substances auraient
une même essence, à savoir, l'existence; ayant
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 281
une même essence, elles auraient les mêmes attri-
buts, et en conséquence elles ne pourraient se
distinguer l'une de l'autre et se confondraient
nécessairement en une seule et même substance.
C'est ainsi que Spinosa, et à son exemple la plu-
part des philosophes panthéistes établissent la
proposition fondamentale de laquelle ils pensent
faire logiquement dériver tout leur système. Nous
aussi nous admettons cette proposition. Nous re-
connaissons qu'il n'y a et qu'il ne peut y avoir
qu'une seule substance absolue ; mais nous ne
pensons pas que cette proposition aboutisse logi-
quement au panthéisme.
La substance étant définie ce qui existe par
soi, il est évident qu'il n'y a qu'une seule sub-
stance; mais prouver qu'il n'y a qu'une seule
substance existante par elle-même, revient tout
simplement à prouver qu'il ne peut y avoir qu'un
seul être infini, qu'un seul Dieu, ce qui est in-
contestable et ce que personne ne conteste.
Quelle est donc la question qui s'agite entre les
panthéistes et leurs adversaires? C'est la question
de savoir si, en outre de la substance en soi, de
la substance infinie, il ne peut pas y avoir des
substances finies qui lui empruntent une certaine
part de causalité et de substantialité ; des êtres qui,
quoique n'existant pas par eux-mêmes, possèdent
282 DE LA NATURE
cependant réellement une existence dérivée et
déléguée. La question est de savoir si entre l'être
nécessaire et les simples modes, les purs phéno-
mènes, il n'y a pas quelque chose d'intermédiaire,
c'est-à-dire des substances relatives et finies. Or,
la proposition fondamentale de l'éthique de Spi-
nosa ne nous semble pas résoudre cette question,
et on peut l'accepter sans accepter nécessaire-
ment les principes secondaires et les conséquences
qu'il en déduit. Voici quelles sont ces consé-
quences. Cette substance unique qui est Dieu,
est à la fois la cause et la matière du monde; elle
est à la fois, suivant l'énergique expression de
Spinosa, natura naturans et natura naturata, cause
et effet, créateur et créature, Dieu et monde. En
vertu d'une nécessité inhérente à sa nature, cette
substance unique se développe, et par ses dévelop-
pements elle engendre toutes les choses particu-
lières ; par ses attributs et ses modes elle constitue
l'univers tout entier. Tous les êtres qui existent
dans ce monde, tous ceux qu'embrasse notre ex-
périence, comme tous ceux que notre raison peut
concevoir, ne sont également que des résultats
de ce développement, des modes, des attributs
de Dieu. Autant on distingue de classes d'êtres
dans la nature, autant il faut admettre d'attributs
de Dieu, dont ces êtres soient les modes. Ainsi
Spinosa , divisant tous les êtres de la nature ,
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 283
comme son maître Descartes, en deux grandes
classes irréductibles l'une à l'autre, les corps et
les esprits, l'étendue et la pensée, place en Dieu
deux attributs fondamentaux, la pensée et l'éten-
due. Tous les corps sans exception sont des modes
divers de l'attribut de l'étendue; tous les esprits,
toutes les pensées sont des modes divers de l'at-
tribut de la pensée.
Que sera donc l'homme, quelle sera sa réa-
lité dans le système de Spinosa et dans tous les
systèmes vraiment panthéistes? L'homme n'aura
point de réalité ni propre ni dérivée ; il ne sera
qu'un mode, ou plutôt qu'une collection de
modes des attributs de Dieu. Son existence tout
entière, soit physique, soit morale, avec tous ses
changements et toutes ses vicissitudes, ne sera
qu'une succession des modes des attributs de
Dieu ; son corps, une succession des modes di-
vers de l'attribut divin de 1 étendue, et son âme
une succession non moins fugitive des modes
de l'attribut divin de la pensée. Voilà l'homme
de Spinosa et du panthéisme; cet homme n'est
qu'une ombre dépourvue de toute réalité, un
moment qui s'écoule dans le développement con-
tinuel de la substance divine. 11 n'est pas be-
soin de faire remarquer combien cet homme ar-
tificiel, auquel vient rigoureusement aboutir le
284 DE LA NATURE
panthéisme par voie de déductions à priori, est
différent de cet homme réel que la conscience
nous révèle comme l'unité simple et irréductible,
comme une force essentiellement active et libre ;
car dans une collection et une succession quel-
conque, où trouver une unité réelle et vivante?
dans ce qui est le simple développement d'une
autre substance , où placer l'individualité et la
personnalité?
Nous avons fait voir au commencement que
toute négation de l'infini était contradictoire,
puisque l'idée d'être infini entre nécessairement
dans toute proposition. Toute négation du fini
n'est pas moins contradictoire, puisque toute pro-
position suppose la conscience de nous-mêmes,
et en conséquence une affirmation de l'existence
et de la réalité du fini. Tout panthéisme est donc
condamné à se débattre vainement sous cette
écrasante contradiction.
Telle est la méthode générale, et tels sont les
traits essentiels du panthéisme idéaliste. Non-
seulement il ne sépare pas, mais il ne distingue
même pas Dieu d'avec le monde, l'être infini
d'avec l'ensemble des êtres finis. Cette existence
absolue et nécessaire , que la raison conçoit à
priori comme l'essence de l'être infini, est, à son
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 285
point de vue, le seul mode d'existence possible ;
il absorbe en son sein toute existence relative et
individuelle ; et en dehors de Dieu il n'admet plus
que de simples phénomènes, que des chimères
et des ombres. Ce. que la conscience nous atteste
de notre unité, dç notre individualité, de notre
personnalité, n'est pour lui qu'une vaine illusion,
dont la raison fait prompte et entière justice.
Tels sont les deux grands systèmes opposés qui
sont en présence sur la question des rapports de
Dieu avec le monde. Pour les résumer tous les
deux en quelques mots, l'un non-seulement dis-
tingue, mais sépare Dieu du monde; l'autre non-
seulement ne les sépare pas, mais ne les distingue
pas, et les confond au sein d'une même et abso-
lue unité. Après les avoir ainsi tous deux caracté-
risés, indiquons quelles sont les causes princi-
pales, quels sont les travers de méthode, les
tendances d'esprit qui d'ordinaire nous portent à
l'un ou à l'autre.
Nul système, à notre avis, plus que le déisme
n'atteste une absence complète de tout sens mé-
taphysique. Il a sa source en une vue tout à fait
superiicielle et empirique des choses. Le déiste
s'imagine que ce qui est séparé au regard de notre
expérience doit être aussi séparé dans la réalité
286 DE LA NATURE
des choses ; il se préoccupe uniquement de la di-
versité des existences, et il perd de vue le prin-
cipe commun duquel elles découlent et auquel
toutes doivent se rapporter. Mais des causes par-
ticulières, telles que la crainte du panthéisme et
la considération exclusive de la liberté humaine,
ont pu et peuvent encore contribuer à jeter des
esprits, d'ailleurs distingués, dans le déisme.
Pour échapper à l'univers-Dieu, ou à l'absorption
de toutes les choses finies au sein de l'être infini,
on se précipite par réaction dans l'excès con-
traire, et on relègue Dieu au delà du temps et de
l'espace, loin des limites du monde, de peur d'être
exposé à le confondre de nouveau avec lui. Il ar-
rive encore qu'on se persuade de l'impossibilité
de concilier l'existence de notre personnalité et
l'idée d'une participation quelconque de Dieu
avec le monde, et pour sauver la liberté humaine,
on n'hésite pas à rejeter bien loin l'idée de cette
participation, et à rompre toute espèce de lien
entre le créateur et la création.
D'autres causes , d'autres vices de méthode,
d'autres tendances conduisent certains esprits à
l'excès opposé du panthéisme. Je rappelle que je ne
parle point ici du panthéisme naturaliste, mais
seulement du panthéisme idéaliste. Or, comme
déjà jel'ai remarqué, le vicede méthode qui engen-
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 287
dre ce panthéisme consiste à prendre pour point
de départ exclusif les notions à priori de la raison
pure, à débuter par l'ontologie, sans avoir préa-
lablement traversé la psychologie. Mais, indé-
pendamment de ce vice de méthode, il est cer-
taines considérations, certaines tendances qui
conduisent encore quelques esprits au pan-
théisme. Ainsi , il y a des intelligences qui vont
au panthéisme parce qu elles espèrent y trouver
un refuge contre des difficultés et des objections
qui les tourmentent, une réponse à des questions
dont vainement elles cherchent ailleurs la solu-
tion. Telle est la question de l'origine du monde,
que le panthéisme leur paraît aplanir en écartant,
d une part, l'idée de l'éternité du monde opposée
à l'éternité de Dieu , et, de l'autre , l'idée de la
création ex nihilo.
Il est encore une autre voie , celle du mysti-
cisme, qui conduit les âmes, et souvent les âmes
les plus pures et les plus pieuses, au panthéisme.
L'histoire de la philosophie à la main , il est fa-
cile de prouver que plus d'une fois le panthéisme
a été la conséquence du mysticisme et d'une con-
templation exallée et exclusive de la nature di-
vine. À force de s'enfoncer dans la contemplation
de Dieu et de l'infini, l'homme le plus pénétré du
sentiment religieux peut arriver à perdre le sen-
288 DE LA NATURE
timent de sa personnalité, et à absorber toutes
choses et lui-même dans le sein de Dieu, conti-
nuel objet de ses méditations. De là les prodi-
gieux écarts , de là les conséquences singulières
dans lesquels est souvent tombé le mysticisme.
Parcourez les œuvres des philosophes mystiques,
analysez les élans de leur piété exaltée , et dans
tous vous trouverez une tendance plus ou moins
prononcée à anéantir l'action et la volonté de
l'homme sous Faction et la volonté divine, et à
absorber sa personnalité en Dieu. Rien n'est plus
évident que ce rapport du mysticisme avec le
panthéisme pour tous ceux qui ne s'obstinent pas
à confondre le panthéisme avec le matérialisme
et l'athéisme , pour tous ceux qui ont su recon-
naître le caractère contemplatif et religieux dont
presque toujours il est revêtu. A priori, le rap-
port du mysticisme au panthéisme s'établit par
la raison; à posteriori, il se confirme par l'histoire
de la philosophie en général et de la philosophie
mystique en particulier. C'est là ce qui justifie
ces analogies et ces comparaisons entre Spinosa
et les mystiques les plus réputés pour leur sain-
teté et leur piété , comparaisons que des esprits
peu éclairés ont trouvées si singulières et si scan-
daleuses. Cependant n'est-il pas évident que l'au-
teur de l'Imitation de Jésus-Christ, par exemple, à
force d'insister sur cette idée que l'homme est
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 289
un rien, est un pur néant, qui n'a de vie qu'en
Dieu et par Dieu, se rapproche de la conclusion
du panthéisme : l'homme n'est pas un être, mais
seulement un phénomène, un mode de Dieu?
Telle est la nature du déisme et du pan-
théisme , telles sont leurs conséquences , telles
sont les causes et les tendances qui y conduisent.
L'un et l'autre aboutissent à des conséquences
également dangereuses ; l'un et l'autre sont éga-
lement éloignés de la vérité. Si aucun de ces deux
systèmes opposés ne contient la vraie solution de
la question des rapports de Dieu avec le monde,
quel autre système est le vrai? Cherchons ce
système, cherchons-le à égale distance, d'une
part, du déisme, et de l'autre du panthéisme.
Voyons s'il n'y a pas un passage entre les deux
grands écueils que je viens de signaler , ou , en
d'autres termes , s'il n'y a pas un milieu sage et
vrai entre le Dieu du déisme, séparé d'avec le
monde , et le Dieu du panthéisme , confondu ,
identifié avec lui.
19
290 DE LA NATUBE
CHAPITRE XVI.
Il faut chercher un milieu entre le déisme et le panthéisme. — La
théorie de la raison impersonnelle ne touche pas à ce qui constitue
la personnalité de l'homme. — Il n'y a qu'une substance absolue,
mais il n'en résulte pas qu'il n'y ait pas de substances relatives.
— Définition des substances relatives. — Conciliation du témoi-
gnage de la conscience qui nous atteste que nous sommes une
substance réelle et finie avec le témoignage de la raison qui nous
atteste l'existence de la substance absolue et infinie. — La sub-
stance finie n'existe qu'en vertu d'une participation permanente
avec la substance infinie dont elle découle. — La détermination
qui lui est propre constitue sa réalité. — Différence de la partici-
pation continue et de la création continuée. — Différence fonda-
mentale entre les substances finies et les phénomènes. — Définition
des substances et des purs phénomènes par Descartes. — Dieu est
distinct du monde, mais il n'en est pas séparé.
Si notre intelligence était nécessairement con-
damnée à choisir entre le déisme et le panthéisme,
s'il n'y avait pas de milieu entre ces deux systè-
mes, dont l'un détruit l'infinité et la providence
de Dieu, et tous les fondements de la fraternité
humaine , et un autre système qui nie notre li-
bertéet notre personnalité, quifait del'hommeun
pur phénomène, nous solliciterions comme une
faveur insigne le droit d'une hésitation et d'une
indécision éternelle. Mais heureusement cette
triste alternative n'existe pas. Entre ces deux
écueils , il y a un passage qu'une saine philoso-
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 291
phie peut trouver et franchir sans naufrage. Entre
l'infinité de Dieu, d'une part, et de l'autre l'exis-
tence des substances finies et de la personnalité
humaine , il n'existe pas une nécessaire antino-
mie. Il n'y a pas nécessité de sacrifier soit la réa-
lité des substances finies à l'infinité de Dieu, soit
l'infinité de Dieu à la réalité des substances finies.
Dieu est infini, en conséquence de son infinité
il est présent dans le monde et en particulier dans
l'homme ; la nature de la raison universelle qui
nous éclaire est la nature, l'essence de Dieu
même présent substantiellement en nous; ces
principes nous paraissent incontestables, et nous
ne croyons pas qu'ils conduisent à la confusion,
à l'identification de Dieu avec le monde.
Je commence par une remarque importante
qui doit dominer et éclairer toute la question. Ce
dont il s'agit avant tout, c'est de démontrer que
notre doctrine ne compromet pas l'existence de
la personnalité humaine. Or, en quoi réside notre
personnalité? Evidemment, ce n'est pas dans la
raison. La raison est commune à tous les hommes;
elle est fatale, elle s'impose à tous également.
D aucun d'eux il ne dépend de concevoir ou de
ne pas concevoir l'absolu, l'infini; d'aucun d'eux
il ne dépend de croire ou de ne pas croire au
temps, à l'espace, à la généralité et à la stabilité
292 DE LA NATURE
des lois de la nature, de ne pas juger que le bien
est obligatoire, et que tout symbole de l'infini est
beau. Ces notions ne sont pas le produit de notre
activité^ elles se développent spontanément en no-
tre intelligence, elles s'imposent nécessairement
à notre jugement. Encore une fois, la raison, de
l'aveu de tous ceux qui n'en ont pas méconnu
l'existence, ne vient pas de nous , elle n'est pas
nous, elle est entièrement placée en dehors de ce
qui constitue notre personnalité , elle est imper-
sonnelle. Ainsi , lorsque nous définissons la na-
ture de la raison par l'essence même de Dieu pré-
sent substantiellement en nous en vertu de son
infinité^ nous ne portons point atteinte à ce qui
constitue la personnalité de l'homme, nous ne
faisons que rendre compte de la nature de ce
qu'il y a d'impersonnel en lui , et nous ne tou-
chons pas même à la sphère de son individualité
et de sa liberté. Comment donc pourrait-on s'a-
larmer légitimement de notre définition de Ja na-
ture delà raison impersonnelle, puisqu'elle laisse
intact le domaine tout entier de l'individualité ,
de la personnalité, de la liberté?
Mais peut-être on objectera que définir ainsi
la nature de ce qu'il y a d'impersonnel dans
l'homme, c'est anéantir la possibilité même de
toute personnalité. Entre l'impersonnalité con-
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 293
stituée par la nature même de Dieu et la person-
nalité, n'y a-t-il pas une incompatibilité absolue?
Si cette raison qui éclaire l'homme consiste dans
la substance et la conscience même de Dieu ,
comment l'homme pourra-t-il être conçu, distinct
de Dieu, comment ne sera-t-il pas un simple phé-
nomène de la substance de Dieu?
Pénétrons plus avant dans la question afin de
répondre à cette objection. Spinosa définit,
comme Descartes, la substance, ce qui existe par
soi ; mais , comme Descartes, il ne restreint pas
cette définition à la nature du premier être , de
l'être absolu, et il en tire cette conclusion immé-
diate, qu'une seule substance existe, dont toutes
choses ne sont que les modes et les phénomènes.
En effet, il est impossible de concevoir l'existence
de deux êtres existant par eux-mêmes, de deux
êtres infinis. Mais si cette définition est incontes-
tablement vraie en tant qu'elle s'applique à l'être
suprême, elle est fausse en tant qu'elle s'applique
à toutes les substances, sans exception.
L'existence par soi est la condition essentielle
de la substance absolue et infinie, elle n'est pas
la condition essentielle des substances relatives et
finies. Quand on a prouvé qu'une seule substance
existe par elle-même, on n'a pas prouvé qu'en
294 DE LA NATURE
dessous de celle substance il ne puisse y avoir
des substances iinies et relatives, qui, quoique
dérivées de la substance infinie, possèdent cepen-
dant une certaine substantialité, une existence
réelle, une activité propre et spéciale. De l'unité
nécessaire de l'être existant par lui-même, il ne
résulte en aucune façon qu'en dehors de cet être
il n'y ait plus que de purs phénomènes, de sim-
ples modes de son essence et de ses attributs;
qu'entre l'être absolu et les purs phénomènes il
n'y ait pas des intermédiaires qui, doués d'une
substantialité empruntée et dérivée, se distin-
guent tout autant du pur phénomène qu'ils se
distinguent de l'être existant par lui-même. Il
faut le redire encore, là est toute la question entre
nous et les philosophes panthéistes. Cependant,
absorbés tout entiers par la considération exclu-
sive de l'être existant par lui-même, ils semblent
n'y avoir pas pris garde, et de l'unité de la sub-
stance absolue ils n'hésitent pas à conclure la
négation de toute espèce de substance finie, sans
s'apercevoir que rien ne justifie cette conclusion
arbitraire. Selon nous, la définition de la sub-
stance donnée par Spinosa est fausse, parce que,
n'étant qu'une définition de l'essence de Dieu, elle
a la prétention d'être une définition de toutes les
substances sans exception ; elle est fausse parce
qu'elle exclut au préalable, et sans aucune espèce
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 295
de démonstration, ce qui n'existe pas par soi de
tout droit, de toute participation à la substan-
ti alité. J'accorde à tous les philosophes pan-
théistes du monde qu'il n'y a qu'un seul être
existant par lui-même, mais je ne leur accorde
en aucune façon qu'il y ait incompatibilité entre
l'existence de l'être absolu et infini et l'existence
d'êtres finis et relatifs. Quelle est donc la vraie
définition de la substance qu'il faut mettre à la
place de la définition de Descartes et de Spinosa?
Quelle est la définition qui comprendra à la fois
et la substance infinie et les substances finies? Au
lieu de définir la substance en général : ce qui
existe par soi, il faut la définir : tout être exis-
tant, soit qu'il existe par lui-même , soit qu'il
tienne d'un autre être son existence, sa substan-
tialité. Par cela seul qu'il est dépositaire de cette
substantialité, de cette causalité conférée, délé-
guée, pour ainsi dire, un être n'est pas un simple
mode, un pur phénomène, et il mérite le nom de
substance. Telle est, à ce qu'il me semble, la
vraie formule qui n'exprime pas seulement l'es-
sence de la substance absolue, mais l'essence de
toutes les substances en général.
Il ne suffît pas d'établir que la définition de la
substance qui sert de point de départ au pan-
théisme est inadmissible parce qu'elle exclut sans
296 DE LA NATURE
aucune espèce de démonstration la possibilité de
toute substance n'existant pas par elle-même , il
faut prouver encore que l'idée de la substance
relative, telle que je viens de la déterminer, n'est
point incompatible avec l'existence de la substance
absolue et infinie. En effet, on objectera sans
doute que l'idée même de substance infinie ex-
clut d'une manière absolue l'idée de toute autre
substance, soit infinie, soit finie et relative, puis-
qu'il est impossible à notre raison de concevoir
la place d'une existence quelconque en dehors
de l'infini. Il faut donc approfondir ce que nous
entendons par substance finie et relative, il faut
marquer la différence que nous établissons entre
une telle substance et un phénomène.
Nous existons et nous sommes des êtres finis.
La conscience nous atteste notre existence, elle
nous atteste que nous possédons une certaine part
de causalité, et en conséquence une certaine part
de substantialité, car la causalité ne va pas sans
la substantialité, car dans la réalité la cause et la
substance se confondent. Si nous sommes assurés
de notre propre existence, nous sommes assurés,
de science non moins certaine, que cette existence
est limitée sous le double rapport de notre sub-
stantialité et de notre causalité. Nous jugeons en-
suite, par l'observation et l'induction, qu'il y a
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 297
dans le monde une multitude d'autres êtres doués
également d'une certaine portion desubstantialité
et de causalité, êtres finis comme nous. Ainsi donc,
d'une part la conscience, l'observation, l'induc-
tion, nous assurent de l'existence de substances
finies; d'autre part, la raison nous assure de
l'existence d'un être nécessaire et infini. Voilà
placés en face l'un de l'autre les deux termes
dont nous devons chercher le rapport, les deux
termes qu'il s'agit de concilier. Comment des
substances finies peuvent-elles exister distinctes
de la substance infinie, voilà ia grande question.
Si le témoignage de la raison nous semblait en
effet inconciliable avec le témoignage de l'obser-
vation et de la conscience, si entre l'un et l'autre
existait une véritable antinomie, peut-être serait-
il sage de ne pas ajouter grande foi au témoignage
de l'un ou de l'autre, peut-être serions-nous pla-
cés dans l'alternative de considérer comme une
illusion soit le témoignage de la raison, soit le
témoignage de la conscience ; mais comme nous
n'apercevons pas cette prétendue antinomie, nous
nous croyons fondés à considérer comme bon et
légitime le témoignage de la conscienoe, tout
comme le témoignage de la raison. Nous conce-
vons sans contradiction, d'une part la substance
infinie, de l'autre les substances finies. En effet,
la substance infinie ne peut-elle pas engendrer
298 DE LA NATURE
des substances finies et relatives dont elle sera le
principe et le fondement? Est-ce porter atteinte
à l'infinité de la substance suprême que de la
considérer comme la source de substances finies,
lesquelles existent en elle et par elle, lesquelles
lui empruntent tout ce qu'elles possèdent de force,
de vie, d'intelligence? Un fleuve est-il limité par
le ruisseau qui en sort? Toute substance finie
doit tenir de la substance infinie, c'est-à-dire de
Dieu, tout ce qu'elle possède en son être de sub-
stantialité et de causalité ; elle en procède néces-
sairement, elle ne peut continuer d'exister qu'à la
condition de continuer d'être en participation
avec cette source d'où tout son être dérive. Telle
doit être conçue la dépendance en laquelle se
trouve toute substance finie à l'égard de la sub-
stance infinie.
Mais une telle dépendance n'équivaut-elle pas
à la négation de l'individualité et de la person-
nalité? En quoi pourra consister la réalité dis-
tincte de la substance finie plongée au sein de la
substance infinie existant par elle et en elle ?
Cette réalité particulière et distincte consiste pré-
cisément dans la limitation, dans la détermination
particulière qui constitue la substance finie. La
substance finie a pour essence la part de sub-
stantialité dérivée qui, d'après des lois générales,
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 299
est engagée dans cette détermination, dans cette
forme particulière. Grâce à cette substantialité
dérivée dont elle est dépositaire, elle devient un
centre particulier d'activité, un principe d'action,
tout en demeurant sans cesse reliée à ce centre
infini d'activité, de vie, de force, par lequel elle
est continuellement alimentée dans sa substance,
dans son activité, dans sa vie. Ainsi elle n'est pas
en dehors, elle n'est pas séparée de la substance
infinie, et cependant elle en est profondément
distincte par la forme particulière et déterminée
qui la constitue. Sans doute si le rapport qui unit
les substances finies avec la substance infinie
venait un seul instant à être troublé et suspendu,
semblables au ruisseau qui tarit en même temps
que sa source, toutes les substances finies seraient
au même moment anéanties; mais la permanence
de ce rapport suffit à leur conférer une réalité
distincte, à leur constituer une existence indivi-
duelle. Je me borne à exprimer par le terme de
participation, sans aspirer à la préciser davan-
tage, ce rapport du fini avec l'infini. Je traduis
cette expression du mot grec péOeZiç dont se sert
Platon pour exprimer le rapport des idées avec
les choses de l'immuable et de l'absolu avec le
variable et le contingent. Peut-être quelques com-
paraisons pourront- elles servir à nous donner
une idée plus nette et plus précise de la nature
300 DE LA NATURE
de ce rapport. Je conçois ce rapport à l'image
du rapport qui existe entre le fœtus et la
mère qui le porte et le nourrit dans son sein.
Ce fœtus a déjà son existence propre, il ne se
confond nullement avec sa mère, il en est un
être distinct, et cependant il n'en est pas séparé,
et cependant c'est de sa mère qu'il tient sa sub-
stance et sa vie, et il périt si les liens qui l'unis-
sent à elle viennent à être rompus un seul instant.
On peut aussi comparer ce rapport à celui qui
unit la plante avec le sol dans lequel s'enfoncent
ses racines. Elle est attachée à ce sol, elle n'en
est pas séparée, elle y puise par ses racines sa
substance, sa sève, sa vie; si elle en est arrachée,
elle ne tarde pas à périr, et néanmoins elle ne se
confond pas avec ce sol qui la nourrit, elle en est
distincte, elle a sa réalité, son existence propre.
De même que la plante a sa racine dans le sol, de
même tous les êtres finis ont, pour ainsi dire,
leur racine dans l'infini, de même constamment
ils y puisent tout ce qu'ils en ont en eux de sub-
stantialité et de causalité, sans se confondre avec
lui.
Cette participation continue qui existe néces-
sairement, selon nous, entre le fini et l'infini,
entre les créatures et le créateur, n'est pas la créa-
tion continuée de Descartes et de son école. Des-
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 301
cartes a conçu le rapport qui unit Dieu avec le
monde comme un rapport de création continuée.
Dans la métaphj sique cartésienne, les créatures
n'existent et ne continuent d'exister qu'à la con-
dition d'être continuellement créées ; si Dieu ne
renouvelait à chaque instant l'acte créateur par
lequel il leur confère une première fois l'existence,
elles retomberaient aussitôt dans le néant. Au
regard de Dieu, dit Descartes conserver et pro-
duire derechef sont une seule et même chose.
Dans mon histoire et critique de la révolution
cartésienne, j'ai combattu cette hypothèse de la
création continuée ; je persiste à son égard dans
les mêmes sentiments, et si je ne m'abuse je vois
entre cette hypothèse et la participation continue
telle que je la comprends une différence pro-
fonde. Par cette hypothèse le cartésianisme a
montré combien il était pénétré de l'idée d'un
rapport permanent et nécessaire entre les êtres
finis et l'être infini; mais je lui reproche d'avoir
conçu ce rapport de telle manière, que d'une part
il porte atteinte à l'efficacité de la volonté divine,
et de l'autre il détruit entièrement la réalité
propre et l'individualité des créatures. Il porte
atteinte à l'efficacité de la volonté divine; en effet,
Dieu , dans cette hypothèse, comme l'objecte
Leibnitz, n'aurait pu imprimer de la durée à ses
décrets qu'à la condition de. les renouveler sans
302 DE LA NATURE
cesse, et l'efficacité de sa volonté réduite et bor-
née tout entière au moment présent ne s'éten-
drait au delà que par une continuelle répétition.
Or une telle idée est évidemment indigne de la
toute-puissance et de l'infinité de Dieu. Mais en
quoi l'idée d'une participation continue diffère-
t-elle précisément de l'idée de la création conti-
nue, en quoi est-elle plus conciliante avec la
réalité propre et distincte, avec l'individualité
des créatures ? J'ai marqué cette différence lors-
que j'ai dit que la limitation qui constitue les
créatures avait lieu d'une manière permanente,
d'après des lois générales. Dans l'opinion de Des-
cartes, Dieu crée un être, et cet être ne continue
d'exister qu'à la condition d'être continuellement
maintenu dans son essence et dans ses attributs par
un renouvellement continuel de l'acte créateur.
Dans notre opinion, au contraire, un être continue
d'exister sans continuer d'être créé, il continue
d'exister en vertu d'un rapport permanent, en
vertu de la participation continue qui l'unit avec
Dieu, avec l'être infini, à partir du moment de
la création; il continue d'exister conformément à
des lois générales en vertu du lien, de la racine
nécessaire par laquelle il tient et ne peut cesser
de tenir à l'infini. Or, c'est la permanence de ce
rapport, c'est la continuité de cette participation
assujettie à une loi générale, qui donne à la créa-
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 303
ture une réalité distincte, une individualité que
la création continuée lui enlève absolument. En
effet, dans l'hypothèse de la création continuée,
qu'est-ce que l'être créé, sinon un acte conti-
nuellement répété de la toute-puissance divine?
Mais au point de vue de la participation con-
tinue, l'être créé n'est plus seulement un acte
répété de la toute-puissance divine, il est un être
qui tient, il est vrai, primitivement de Dieu tout
ce qu'il possède de substantialité et de causalité,
mais néanmoins un être réel qui subsiste désor-
mais en vertu d'un rapport substantiel continu
qui l'unit à l'infini du sein duquel il est sorti.
Donc, je ne reproduis pas, en changeant seule-
ment les termes, cette hypothèse de la création
continuée qui, comme je l'ai montré ailleurs,
conduit à Spinosa. Entre la participation continue
et la création continuée, il y a plus qu'une diffé-
rence dans les termes, il y a une différence dans
les choses, une différence fondamentale dans la
manière de concevoir le rapport qui unit les sub-
stances finies avec la substance infinie.
Celui qui s'obstinerait à n'accorder que le nom
de phénomènes aux substances finies telles que
je viens de les définir, ferait violence aux termes
et de la langue ordinaire et de la langue philo-
sophique; il donnerait arbitrairement les noms
30k DE LA NATURE
de mode et de phénomènes à ce qui jamais n'a
été qualifié de mode et de phénomène. En effet,
qu'est-ce qu'un mode? qu'est-ce qu'un phénc-
mène? C'est une modification passagère d'un être,
laquelle ne peut exister indépendamment de cet
être, laquelle est un effet de la substantialité et de
la causalité qui est propre à cet être, mais un effet
qui n'a en lui-même aucune espèce de substantia-
lité et de causalité ni propre ni dérivée. Or, telles
ne sont pas les substances finies que j'affirme
comme des êtres réels, et non pas seulement
comme de purs phénomènes de l'essence divine.
Ces substances finies n'existent pas, il est vrai,
par elles-mêmes ; elles ont une substantialité dé-
rivée, mais une substantialité qui, quoique déri-
vée et empruntée, leur est devenue propre par
suite delà détermination de la forme particulière
dans laquelle, en vertu de lois stables et générales,
elle se trouve engagée. La substance finie devient
ainsi à son tour un centre d'activité et un sujet
de manifestations qui, par rapport à elle, sont de
vrais modes et de vrais phénomènes. Donc, il y
a une différence fondamentale, il y a un abîme
entre l'existence relative et dérivée des substances
finies et les purs phénomènes avec lesquels quel-
ques philosophes veulent les confondre.
Descartes, dans la première partie des Prin-
DE LA. RAISON IMPERSONNELLE. 305
cipes, définit de la même manière les substances
créées, et les distingue par le même caractère des
simples modes ou phénomènes. « Lorsque nous
concevons, dit-il, la substance, nous concevons
seulement une chose qui existe, en telle façon
qu'elle n'a besoin que de soi-même pour exister. »
Mais à prendre cette définition dans toute sa ri-
gueur, il n'y aurait d'autre substance que Dieu,
car Dieu seul tient l'existence de lui-même, et il
n'y a rien dans le monde qui puisse exister un
seul instant indépendamment de lui. Aussi Des-
cartes se hâte-t-il de restreindre immédiatement
à Dieu cette définition de la substance, et d'éta-
blir que le nom de substance n'est pas univoque
au regard de Dieu et des créatures. Quand il
s'agit non pas de Dieu , mais des choses créées,
il faut, selon lui, entendre par substance celles
qui n'ayant besoin pour exister que du concours
de Dieu, nécessaire à tous les êtres, se soutien-
nent d'ailleurs par elles-mêmes, et n'ont besoin
pour exister du concours d'aucune autre chose
créée. Mais les choses qui, indépendamment du
concours de Dieu, ont besoin pour exister du
concours de quelque autre chose créée, ne sont
que des attributs et des phénomènes. Nous
croyons, avec Descartes, que telle est en effet la
distinction réelle et profonde de la substance re-
lative et finie d'avec les phénomènes, La sub-
20
306 DE LA NATURE
stance relative et finie existe par le seul concours
de Dieu; le phénomène, indépendamment du
concours de Dieu, exige le concours d'une autre
chose créée qui en est le sujet.
Cette définition de la nature des substances
finies concilie le témoignage de la conscience et
de l'observation avec le témoignage de la raison;
elle détruit toute apparence d'antinomie entre
l'existence des êtres finis et l'existence de l'être
infini. D'une part, ces êtres finis ne sont pas pla-
cés en dehors de l'infini, ce qui serait contradic-
toire avec l'idée de l'infini, et de l'autre ils ne
sont pas cependant de purs phénomènes de l'in-
fini, ce qui serait contradictoire avec le témoi-
gnage delà conscience, Il est donc possible par
cette voie d'éviter l'un et l'autre de ces deux excès
que j'ai signalés en commençant, l'excès d'un
Dieu séparé d'avec le monde, et l'excès d'un Dieu
confondu , identifié avec le monde, en même temps
que les conséquences dangereuses qui dérivent
également de l'une et de l'autre doctrine.
Dieu, sans aucun doute, est dans le monde et
dans l'homme, en vertu de son infinité; mais s'il
est dans l'homme et dans le monde, il ne se confond
ni avec l'homme ni avec le monde; il n'est pas
identique avec eux, il n'est pas contenu dans
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 307
Jeurs limites. C'est là ce que Malebranche exprime
avec force et profondeur dans le huitième entre-
tien métaphysique.
(( Quand je vous dis que Dieu est dans le monde,
et infiniment au delà, vous n'entrez pas dans ma
pensée si vous croyez que le monde et les espaces
imaginaires soient, pour ainsi dire, le lieu qu'oc-
cupe la substance infinie de la divinité. Dieu n'est
dans le monde que parce que le monde est en
Dieu, car Dieu n'est qu'en lui-même et dans son
immensité. » Dans le même entretien , Male-
branche dit encore : « La substance divine est
partout, non-seulement dans l'univers, mais in-
finiment au delà, car Dieu n'est pas renfermé
dans son ouvrage, mais son ouvrage est en lui,
et subsiste dans sa substance, qui le conserve par
son efficace toute-puissante. » Toutes les fois que
nous avons dit Dieu est dans le monde, nous
l'avons entendu au sens de Malebranche; nous
n'avons pas voulu dire que Dieu était renfermé
dans les limites du monde, nous avons voulu dire
que le monde était en lui, que nous étions en lui,
que nous vivions en lui et par lui.
Le monde, l'ensemble des substances finies
étant en une participation continuelle avec Dieu,
étant en Dieu, Dieu n'est pas séparé du monde ;
308 DE LA NATURE
les substances finies ayant une forme, une limi-
tation propre qui leur constitue une existence in-
dividuelle, qui les distingue profondément de
l'être qui n'a pas de bornes, Dieu, quoique non
séparé du monde, en est cependant profondé-
ment distinct. Dieu est distinct du monde, il n'en
est pas séparé ; telle est, à ce qu'il me semble, la
plus concise et la meilleure expression des rap-
ports de Dieu avec le monde. Il faut s'attacher
fortement à cette formule ; il faut la méditer sans
cesse ; elle se tient à égale distance entre la for-
mule du déisme et la formule du panthéisme ;
elle renferme la vérité et la solution de la préten-
due antinomie entre la conscience qui nous atteste
notre individualité, et la raison qui nous atteste
l'existence de l'être infini.
La vérité sur la question des rapports de Dieu
avec le monde est donc dans un milieu entre le
déisme et le panthéisme. Ai-je trouvé ce milieu?
l'ai-je déterminé de manière à le faire bien saisir
et bien comprendre à tous? Je n'ose l'espérer;
mais si je n'ai pu y réussir, il ne faut pas en con-
clure que ce milieu n'existe pas, et qu'un autre
plus profond ne l'aurait pas déterminé avec plus
de précision et de rigueur. Si du moins, ne pou-
vant plus rigoureusement définir la vérité, j'ai in-
diqué là où elle doit être, là où il faut la chercher;
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 309
si j'ai fait entrevoir le point dans lequel l'infinité
de Dieu et l'individualité des créatures, la raison
et la conscience peuvent se concilier, je n'aurai
pas tout à fait manqué le but difficile que je m'étais
proposé d atteindre.
Ce qu'il y a de certain , c'est que, sans perdre
notre individualité, nous sommes unis à Dieu
d'une manière intime et permanente. Cela est
certain à priori par une déduction rigoureuse de
l'idée d'infini ; cela est certain à posteriori par la
constatation de l'existence en notre intelligence
d'idées nécessaires et absolues dont Dieu seul
peut être le sujet et l'objet. Que d'autres repous-
sent bien loin l'idée de cette union, que d'autres
se complaisent dans l'idée sacrilège d'une sépa-
ration et d'une indépendance absolue, pour nous,
en dehors de cette union , tout devient inintelli-
gible, tous les principes absolus changés en sim-
ples formes de l'intelligence humaine perdent
leur autorité. A la place de la vérité absolue, il
n'y a plus que des vérités relatives , c'est-à-dire
des apparences , c'est-à-dire un scepticisme ra-
dical et invincible ; il n'y a plus que confusion
partout. Pénétrons-nous donc de cette grande vé-
rité qui domine toute vraie métaphysique et toute
vraie religion, et, loin de nous en alarmer, aspi-
rons, au contraire, de tous nos vœux, de tous nos
310 DE LA NATURE
désirs, de toutes nos espérances, à une union
plus complète avec Dieu, dans laquelle se ré-
vèle à nous une part plus grande de la vérité
absolue.
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 311
CHAPITRE XVII.
La participation de l'homme avec Dieu est un principe fondamental
de la théologie chrétienne. — Saint Jean, saint Paul, saint Clé-
ment d'Alexandrie, saint Augustin, saint Thomas. — L'Église la
professe chaque jour dans les formules consacrées de ses prières. —
Symbole de foi juré par les évêques à leur sacre. — Catéchisme. —
Contradiction ridicule de ceux qui condamnent dans la philosophie
ce qu'ils adorent dans la théologie.
La doctrine de la divinité de la raison et de la
participation de l'homme avec Dieu, voilà ce qui
semble avoir surtout scandalisé les théologiens
catholiques qui nous ont déclaré la guerre. Ils ne
peuvent l'entendre sans frémir d'horreur, ils dé-
clarent panthéistes et impies quiconque la sou-
tient. Peut-être ne nous eussent-ils pas aussi sé-
vèrement condamnés s'ils avaient mieux su qu'en
cela nous suivions les plus grands et les plus pieux
métaphysiciens du dix-septième siècle, tels que
Malebranche, Bossuet, Fénelon. En vain leur
avons-nous opposé ces autorités , ils ne les ont
pas niées, il est vrai, ils ne les ont pas discutées ;
mais ils ne se sont pas rétractés , et plus que ja-
mais ils persistent à donner à nos principes et à
nos paroles un sens qu'ils n'osent pas donner à
des principes et à des paroles identiques, qu'à
chaque page on rencontre dans la Recherche de
la vérité, dans le Traité de V existence de Dieu et
312 DE LA NATURE
dans la Connaissance de Dieu et de soi-même.
Cependant, à la rigueur, on comprend que des
théologiens ignorent la philosophie de Male-
branche, de Descartes et de Fénelon; on com-
prend qu'en ce point comme en d'autres ils
puissent y trouver à reprendre, et, en consé-
quence, légitimement refuser leur approbation à
une opinion qui s'appuierait uniquement sur leur
autorité. Mais, en faveur de cette doctrine, nous
pouvons produire d'autres témoignages dont
l'autorité reconnue par eux comme sacrée devait
leur interdire à tout jamais d'attaquer comme
panthéiste et impie l'opinion de la divinité de la
raison et de la participation de l'homme avec
Dieu. Quels sont ces témoignages sacrés? Ils sont
inscrits dans la théologie chrétienne tout entière;
ils se trouvent à chaque page des grands docteurs
qui en ont posé les fondements. Saint Jean, saint
Paul, saint Clément d'Alexandrie, saint Au-
gustin, ont hautement et clairement professé
cette doctrine, que chez nous on condamne. Tous
ont été unanimes à enseigner qu'il y a une par-
ticipation substantielle continue du créateur avec
la créature , que l'homme existe non-seulement
par Dieu, mais en Dieu.
Je pourrais le prouver par une analyse des
dogmes fondamentaux du christianisme, par Fin-
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 313
terprétation de ses sacrements et de ses symboles;
mais, sans nul doute, on contesterait la valeur de
mes interprétations; j'aime donc mieux m'en te-
nir aux faits , c'est-à-dire me boruer à citer des
textes dont il sera plus difficile de contester le
sens et l'autorité. Loin de moi la pensée de cher-
cher à appuyer sur l'autorité une doctrine phi-
losophique qui ne doit avoir d'autre point d'ap-
pui que la raison. Je ne commets point de pré-
varication philosophique, je ne change point de
méthode ; mais je ne puis résister au désir de
confondre, au nom de l'autorité, des adversaires
qui nous attaquent au nom de l'autorité.
Je commence ces citations par saint Jean, qui
passe pour le profond des évangélistes. J'ouvre
son évangile, et je lis cet admirable début que
tout le monde connaît et que l'Église répète
continuellement en ses prières.
(( In principio erat verbum (lôyoç) et verbum
erat apud Deum et Deus erat verbum. Hoc erat
in principio apud Deum. Omnia per ipsum facta
sunt et sine ipso factum est nihil quod factum
est. In ipso vita erat et vita erat lux hominum,
et lux in tenebris lucet et tenebrae eam non corn-
prehenderunt... Erat lux vera quse illuminât
omnem hominem venientem in hune mundum. In
mundo erat et mundus per ipsum factus est et
314 DE LA NATURE
mundus eum non cognovit. » Ainsi, d'après
saint Jean, le verbe ou la raison est consubstan-
tielle à Dieu, elle existe en Dieu dès le commen-
cement, par elle tout a été fait, et sans elle rien
n'a été fait. Mais cette raison qui est Dieu même
est aussi dans l'homme et dans le monde, car
dans les versets suivants saint Jean ajoute qu'elle
est la vie, la source de la vie, la lumière des
hommes, la vraie lumière qui éclaire tout homme
venant dans ce monde. 11 dit encore qu'elle est
dans ce monde et que le monde ne l'a pas con-
nue. Donc, selon saint Jean, la raison ou le verbe
consubstantiel en Dieu est notre raison, notre
lumière, elle est dans le monde, elle est en nous.
Est-il possible d'exprimer plus fortement la di-
vinité de la raison et la participation de l'homme
avec Dieu? Dans sa première Épître, saint Jean
exprime encore d'une autre manière la même
vérité. C'est au signe de la charité, dit-il, que
nous reconnaissons que Dieu est en nous et que
nous sommes en lui. « In hoc cognoscimus quo-
niam ineo manemus etipse in nobis, quoniam de
spiritusuo dédit nobis. » (Chap.iv, v. 13.) Ce ver-
set a frappé Spinosa et il l'a pris pour épigraphe
du Tractatus theologico-politicus.
Cette grande vérité a été exprimée avec non
moins de force et de précision par l'apôtre saint
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 315
Paul. Saint Paul comme saint Jean affirme que
nous sommes en Dieu, et que Dieu est en nous.
Tout est de lui , tout est par lui , tout est en lui , dit-il
dans son Épître aux Romains. ((Quoniam ex ipso
et per ipsum et in ipso sunt omnia. » (Chap. xi,
v. 36.) Si nous sommes en Dieu, Dieu est en nous;
saint Paul ne l'af firme pas moins expressément
dans la péroraison de son admirable discours aux
Athéniens. Pour trouver Dieu, nous n'avons pas
besoin, dit-il, de l'aller chercher loin de nous,
car il est au dedans de chacun de nous, car nous
vivons, nous agissons, et nous sommes en lui;
car, comme quelques-uns de vos poètes l'ont dit,
nous sommes issus de lui. « Non longe est ab
unoquoque nostrum, in ipso enim \ivimus, mo-
vemur et sumus, sicut et quidam vestrorum poeta-
rum dixerunt, ipsius enim et genus sumus. »
(Actes des Apôtres, chap. xvn, v. 28.)
Cette phrase de saint Paul est l'épigraphe de
la Recherche de la vérité. Sans cesse dans tous
ses ouvrages, Malebranche la commente et en
développe l'esprit, souvent il la cite, comme dans
le passage suivant : « Demeurons donc dans ce
sentiment que Dieu est le monde intelligible ou
le lieu des esprits, de même que le monde maté-
riel est le lieu des corps, que c'est de sa puis-
sance qu'ils reçoivent toutes leurs modifications,
316 DE LA NATURE
et que c'est dans sa sagesse qu'ils trouvent toutes
leurs idées, et que c'est par son amour qu'ils sont
agités dans tous leurs mouvements réglés. Et
parce que son amour et sa puissance ne sont que
lui, croyons avec saint Paul qu'il n'est pas loin
de nous, que c'est en lui que nous avons la vie,
le mouvement et l'être. « Non longe est ab uno-
quoquenostrum, in ipso enim vivimus, movemur
et sumus. » (Recherche de la vérité, liv. m, ch. 7.)
Saint Clément d'Alexandrie est peut-être en-
core plus explicite que saint Jean et saint Paul
sur l'identité de la raison qui éclaire l'homme
avec le verbe, sur l'union intime et substantielle
de l'homme avec Dieu, et il ne jugeait pas la
philosophie même, la philosophie des païens,
comme nos théologiens modernes jugent la phi-
losophie de Descartes. Loin de condamner toute
philosophie, il pensait que toute philosophie, la
philosophie grecque et barbare, contenait une
part immortelle de vérité puisée non dans la
mythologie de Bacchus, mais dans la connais-
sance du verbe éternel 4, Loin de jeter sur elle
l'anathème, il la croyait utile à la religion.
1 Ovtwç ovv tf re |3ap£apoç, vj' te E^vjvtxv"; tpt^oaospta, tvjv oudcov
àV/50îtav a7rapayp.ov Tiva où tyj'ç Atovva-ov f/.v0cAû)uaç, tî^ç Se' tov Aoyov
tov ovtoç àcl âtoUyioiç tkWyîtou . {Strom* livre Ier, p. 182. Id. de
Paris, 1641.)
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 317
(( Avant la venue du Christ, la philosophie était
indispensable aux Grecs pour connaître la jus-
tice; aujourd'hui elle est utile pour la religion,
elle est une sorte de préparation à ceux qui ar-
rivent à la foi par la démonstration \ » Par une
ingénieuse et forte comparaison, il exprime
l'omniprésence du verbe. « De même que le
soleil n'éclaire pas seulement le ciel et l'ensemble
du monde, ne brille pas seulement sur la terre et
sur la mer, mais par de petites fentes et de pe-
tites ouvertures fait pénétrer ses rayons jusque
dans les plus obscurs réduits, de même le verbe
est partout répandu et aperçoit jusqu'aux plus
petites actions de la vie 2. Saint Clément ne
craint pas même de dire que Dieu est tout, et
que l'homme est Dieu, comme dans le passage
suivant : « Le vrai Dieu est à la fois juste et bon,
le vrai Dieu, le Dieu un, étant à la fois toutes
choses, et toutes choses étant en lui, parce qu'il
est le vrai Dieu, le Dieu un 3. »
• * Hv p.ev oùv -rc-po t/jç tov Kvptoi» -jrapouciaç tlç «Jtxatoavvyjv EXXyjctcv
àvayxata <ptXoo-o<pta ' vvvt Se j(pv)a-'p.y) Tipoç âtovéSeiOLv yiyvsrv.iy Trpc—
Traits ta fiç où ara toTç ty)V TnVrtv Si àiro^st^wç xctpitovpévoiç. ( StfOm.
liv. Ier, p. 182.)
^ O vrrep yh.p rpo-rrov ô H^toç où p.ovov tov ovoavov xat tov olov xocp-ov
ywrt'Çîc, yyjv ts xat 3"aXaa<7av £7rtAaju.7rwv, àWa. xat Sik 3vpîSo>v xat
puxpaç o-nr/fç ■np'hç, tovç p.v^atTaxovç ofxovç à7roorAX£;, tv;v aùyyjv. Qutwç
ô Aoyoç 7ravirv3 xs^up.svoç xat Ta cp.txpoTaTa tcov tov |3iov 7rpa^£<ov eiri-
6feW. (Sfrom. liv. VII, p. 711.)
3 Kac ô «JToq <$ixaioç xat àyaOoç ô ovtwç 0£ç; " ô wv «vtqç ©eoç, ô
318 DE LA NATURE
Dans un autre passage non moins remarquable,
après avoir dit que l'homme en qui te Verbe ha-
bite est semblable à Dieu, après avoir approuvé
en un certain sens cette pensée d'Heraclite, que
les dieux sont hommes et que les hommes sont
dieux, il ajoute: « Dieu est dans l'homme et
l'homme en Dieu, et le médiateur accomplit la
volonté du Père, car il est la raison commune de
l'un et de l'autre K »
Saint Augustin , comme saint Jean , saint Paul ,
saint Clément d'Alexandrie, est pénétré de cette
même pensée de l'union intime de l'homme avec
Dieu. Tous les ouvrages de saint Augustin sont
remplis du sentiment de la communication intime
et permanente du créateur avec la créature, de
la présence de Dieu en nous et de notre existence
au sein de Dieu. Continuellement il s'inspire de
la maxime de saint Paul : In Deo vivimus, move-
mur et sumus ; il la répète 2, il la commente , il
la justifie.
fxovo; ©£oç, o wv ocvtoç toc TravTa, xat rà -rravra o ay-roç oTt avro; 0£oç,
ô povoç ©eoç. (Pœdag., liv. Ier, p. 127.)
1 ©eoç lv àv9pw7rw xat o àvQpocTroç ©îoç ' xat to £Av)p.a rov Ilarpoç
ô p.£atT7); IxtAei p£(7iTvjç yàp o Aoyoç, o xot'voç «p.woTv. (PcBdag,
liv. III, p. 21b.)
2 Hoc ergo bonum (sumnum bonum) non longe positum est ab
unoquoque nostrum, in illo enim vivimus, movemur et sumus. De
Trinitate, lib. VIII, 5.
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 319
Il raconte dans ses Confessions que, jeune en-
core, il s'était préoccupé de cette grande ques-
tion du rapport de l'infini avec le fini , de Dieu
avec l'homme. 11 nous apprend même sous quelle
vive image il se représentait ce rapport dans un
chapitre intitulé : Du rapport du créateur et de la
créature.
(( Feci unam massam grandem distinctam ge-
neribus corporum, creaturam tuam, sive quae
rêvera corpora erant, sive quse ipse pro spiriti-
bus finxeram. Et eam feci grandem non quantum
erat, quod scire non poteram , sed quantum libuit
undique versum sane finitam. Te autem , Domine ,
ex omni parte ambientem et penetrantem eam,
sed usquequaque iniinimm, tanquam si mare es-
set ubique, et undique per immensum inOnitum
solum mare, et ha béret infra se spongiam quam-
iibet magnam , sed finitam tamen ; plena esset un-
dique spongia illa ex omni sua parte ex immenso
iiiari : sic creaturam tuam finitam, te iniinitople-
nam putabam, et dicebam ecce Deus et quae
creavit Deus. »
Ainsi saint Augustin concevait la création
comme pénétrée de toute part par Dieu, de
même qu'un corps spongieux immense plongé
dans l'océan et de toute part imbibé des eaux
320 DE LA NATURE
de la mer. Si j'ai reproduit cette vive et originale
image sous laquelle, dans sa jeunesse, saint Au-
gustin se représentait les rapports de Dieu avec
le monde, c'est qu'il ne la désavoue nullement
comme une des erreurs de sa jeunesse, c'est
qu'elle montre à quel point il avait le sentiment
de la participation de Dieu avec le monde. 11 ex-
prime ce même sentiment sans voile et sans allé-
gorie en tant d'autres passages que nous sommes
embarrassés de choisir. Au second chapitre du
premier livre des Confessions, il s'écrie dans une
invocation à Dieu : « Non ergo essem Deus meus ,
non omnino essem, nisi esses in me. An potius
non essem nisi essem in te, ex quo omnia, per
quem omnia , in quo omnia. » Mon Dieu , si vous
n'étiez en moi, je n'existerais pas, je ne serais
qu'un néant , ou plutôt je ne serais pas, si je n'é-
tais en toi, de qui toutes choses dérivent , en qui
et par qui sont toutes choses. Ailleurs il dit:
(t Deus supra quem nihil , extra quem nihil , sine
quo nihil , ultra quem nihil , Deus sub quo totum ,
cum quo totum, in quo totum, Deus a quo om-
nia, per quem omnia, in quo omnia. ( De spe-
culo tractatus, 6 , cap. 53. ) On peut multiplier les
passages analogues dans lesquels revient cette
formule expressive : « Deus a quo omnia, per
quem omnia, in quo omnia. » Deus supra quem
nihil , extra quem nihil . sine quo nihil est, Deus
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 321
sub quo totum est, in quo tolum est, cura quo
totum est , » dit-il encore dans les Soliloques.
(Liv. 1,4.)
Toute vérité, toute vie, toute sagesse, tout
bonheur, dérivent , selon lui , de la participation
de l'homme avec Dieu. Telle est la pensée expri-
mée dans l'invocation par laquelle commencent
les Soliloques. « Te invoco, Deus veritas, in quo
et a quo et per quem vera sunt quaa vera sunt
omnia; Deus sapientia, in quo et a quo et per
quem sapiunt quae sapiunt omnia. Deus vera et
summa vita, in quo et a quo et per quem vivunt
quae verè summèque vivunt omnia ; Deus beati-
tudo , in quo et a quo et per quem beata sunt quae
beata sunt omnia. » ( Liv. 1,3.)
Il professe en outre que Dieu est substantielle-
ment répandu partout, en s'efforçant toutefois
de l'expliquer de telle manière qu'on ne puisse
pas en induire que Dieu est étendu et matériel,
comme dans le passage suivant des Questions di-
verses, où il traite la question du lieu de la na-
ture divine. « Deus non alicubi est. Quod enim
alicubi est continetur loco, quod continetur loco
corpus est. Deus autem non est corpus. Non igi-
tur alicubi est et tamen quia est, et in loco non
est, in illo sunt potius omnia quam ipse alicubi,
21
322 DE LA NATURE
Nec tamen ita in illo ul ipse sit locns. Locus enim
in spatio quod longitudine et altitudine corporis
occupatur. Nec Deus taie aliquid est. Et omnia
igitur in ipso sunt et locus non est. » ( Quœst.
dw. 20. )
Le néant des créatures comparées à Dieu , en
qui réside toute réalité, est encore une des pen-
sées que saint Augustin se plaît à développer :
(( Creatura autem ei collata quasi non est, et id-
circo quasi falsitas ad veritatem est... Si ei com-
paratur nihil esse probatur. » (De cognitione verœ
vitœy tract. 5, cap. 7.) De tous les ouvrages de
saint Augustin on peut tirer en abondance de
pareilles citations. On en pourrait tirer de tous
les grands docteurs du christianisme *. Mais il
nous suffit de ces citations et de l'autorité de saint
Jean, de saint Paul, de saint Augustin, pour mon-
trer que la croyance à la participation substan-
tielle de l'homme avec Dieu , croyance si forte-
ment exprimée dans la formule a qao et in quo
1 Quoique péripatéticicn, saint Thomas a aussi reconnu la divinité
de la raison et la participation de notre intelligence avec l'intelli-
gence de Dieu : «Ornnia dicimur in Deo videre et secundura ipsum
de omnibus judicare, in quantum per parlicipationem sui luminis
omnia cognoscimus et dijudicamus. Nam et ipsum lumen naturale
rationis participatio quœdam est divini luminis , sicut etiam omnia
sensibilia dicimus videre et judicare in sole, id est per lumen solis. »
(Summa, part. 1, quœstio 12, art. 11.)
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 323
sunt omnia, est un des principes fondamentaux de
la théologie chrétienne.
-aj
Comment donc quelques théologiens du jour
s'acharnent-ils à attaquer en nous et à accuser de
panthéisme ce que précisément nous avons de
commun avec saint Jean, avec saint Paul, avec
saint Augustin, avec la théologie chrétienne tout
entière? Latradition de cette grande vérité, si for-
tement empreinte dans les premiers monuments
du christianisme, se serait-elle plus tard perdue
dans l'Église? Les théologiens qui sont venus
plus tard F auraient-ils condamnée ou du moins
abandonnée? auraient-ils substitué à la croyance
à la participation de l'homme avec Dieu la
croyance à la séparation absolue du créateur et
de la créature? Il n'en est rien. Cette même vé-
rité est encore partout empreinte dans les for-
mules consacrées, dans les prières, dans les rites
les plus solennels de l'Église. Chaque jour elle
répète encore que par Dieu et en Dieu sont toutes
choses, que Jésus-Christ est dans son père et que
nous sommes en Jésus-Christ1. Mais sans nous
arrêter à des formules d'une importance secon-
1 In illo die vos cognoscetis quia ego sum in pâtre meo et vos in
me et ego in Yobis.
32i DE LA NATURE
daire, allons droit à ce qu'il y a de plus solennel
et de plus décisif.
Assurément , une des plus imposantes céré-
monies du culte catholique est celle du sacre
d'un évêque. Consacrer un évêque, c'est in-
stituer un gardien de la foi, un chef de la parole.
Aussi, avant de lui mettre la crosse en main,
on l'interroge sévèrement sur sa foi et sur les
points fondamentaux de la doctrine qu'il doit
conserver dans toute sa pureté. Les questions et
les réponses de cet examen sont déterminées et
consacrées , et nul doute qu'elles ne renferment
ce qu'il y a de plus profond et de plus pur dans
la foi chrétienne. Or, voici la première demande
que, dans ce formulaire, on adresse à l 'évêque
pour les choses qui concernent la foi.
a Credis secundum intelligentiam et capacita-
tem sensu s lui sanctam Trinitatem Pâtre m et Fi-
lium et Spiritum Sanctum, unum Deum omni-
potentem , totamque in sanclâ Trinitate deitatem
coessentialem , consubstantialem cossternam et
omnipotentem, unius voluntatis, potestalis et
majestatis creatorem omnium creaturarum a quo
omniaetin quo omnia quœ sunt in cœlo, in terra, visi-
bilia et invisibilia, corporalia et spiriiualia. » A cette
demande, l'évêque répond : Credo. Ainsi, tout
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 325
évéque est tenu de croire qu'en Dieu créateur de
toutes les créatures existent et , en conséquence,
sont contenues toutes les créatures, toutes choses,
sans exception, non-seulement les invisibles,
mais les visibles , non-seulement les spirituelles ,
mais les corporelles. Qu'on remarque combien
cette proposition est précise et explicite. Il n'y
est pas dit seulement d'une manière vague que
Dieu est partout, qu'il est en nous, que nous som-
mes en lui; de telle sorte qu'à la rigueur on
puisse l'entendre d'une manière morale dans le
sens d'une action toute spirituelle sur les cœurs
et les intelligences. Toute équivoque est enlevée,
puisqu'il est dit expressément qu'il s'agit non-
seulement-des intelligences, mais aussi des corps,
non-seulement des choses spirituelles, mais aussi
des choses matérielles. Ou ces formules sont des
formules mortes et vides, de vaines paroles aux-
quelles celui qui interroge et celui qui répond
s'accordent à ne donner aucun sens, ou elles si-
gnifient qu'il y a une participation substantielle de
Dieu avec le monde , que nous sommes en Dieu,
et que Dieu est en nous ; ou elles signifient enfin
précisément ce que quelques évêques, oublieux
sans doute du symbole de foi qu'ils ont juré, con-
damnent aujourd'hui dans notre enseignement et
dans nos livres comme un exécrable panthéisme,
destructeur de toute religion et de toute morale.
326 DE LA NATURE
Rapprochez de celte phrase sacramentelle toutes
les pensées, toutes les expressions qui sont au-
jourd'hui le sujet d'attaques si violentes contre
l'école éclectique, et vous reconnaîtrez que les
plus significatives et les plus hardies demeurent
encore bien au-dessous de la force, de l'énergie,
de la précision avec laquelle la vérité de la par-
ticipation substantielle de Dieu avec le monde est
exprimée dans le texte officiel qui contient l'es-
sence même de la foi catholique. Parmi toutes
ces prétendues formules d'impiété et de pan-
théisme, j'ai beau chercher, je n'en trouve pas une
seule sur laquelle le texte sacré ne l'emporte.
Il ne faut pas croire que cette doctrine soit une
doctrine ésotérique tenue en réserve par l'Eglise
pour les évêques et les prêtres. Elle l'enseigne
dans son enseignement le plus humble comme
dans son enseignement le plus élevé. La forme
seulechange,maisle fond est le même. En effet, si
j'ouvre le catéchisme , à cette question : Où est
Dieu? je trouve cette réponse : Dieu est au ciel,
sur la terre, en tous lieux. Or, dire que Dieu est
partout ou bien que tout est en Dieu, c'est dire
une seule et même chose. L'ubiquité de Dieu
enferme sa participation avec toutes les créatures.
Si Dieu est en tous lieux, s'il remplit tout l'es-
pace infini, n'est-il pas évident que rien ne peut
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 327
être en dehors de lui , que tout est nécessaire-
ment en lui, et qu'il est nécessairement en tout?
Ainsi, le catéchisme, à sa manière, rend aussi
hommage à cette grande et profonde vérité.
Par des textes dont l'autorité est irrécusable,
je viens de prouver que la parlicipation substan-
tielle du créateur avec les créatures, de l'infini
avec le fini , est un des principes fondamentaux
de la théologie chrétienne. Il faut le répéter : ou
saint Jean, saint Paul, saint Clémentd' Alexandrie,
saint Augustin et presque tous les grands docteurs
du christianisme, ont méconnu la portée de leurs
expressions et n'ont pas su ce qu'ils voulaient
dire, ou ils ont dit précisément ce que nous-
mêmes avons voulu dire et signifier. On ne peut
l'entendre d'une autre manière sans faire à la
fois violence au sens et à la lettre, sans prendre
la charge de changer l'interprétation de la plu-
part des Evangélistes et des pères de l'Eglise, et
des formules consacrées de la foi et du culte
chrétiens, Qu'enseigne l'école éclectique en gé-
néral, et nous-mêmes quels principes avons-nous
développés dans ce livre ? Il y a identité entre la
raison qui nous éclaire et le verbe de Dieu; l'es-
sence de la raison, c'est-à-dire de cette faculté
par laquelle nous apercevons l'absolu ou l'infini,
est l'essence de Dieu même présent en nous d'une
328 DE LA NATURE
manière substantielle en vertu de son infinité ; en
vertu de cette même infinité, Dieu est dans le
monde, comme il est dans la conscience ; il n'est
pas tout entier dans son ouvrage , mais son ou-
vrage tout entier est en lui; il est distinct de la
création , mais il n'en est pas séparé. Or, dans
tous ces principes, il n'y a rien qui ne se trouve
de la manière la plus explicite dans les plus pieux
et les plus profonds docteurs de l'Eglise; il n'y a
rien qui n'entre dans le symbole de la foi chré-
tienne; il n'y a rien que l'Eglise ne repète chaque
jour dans son enseignement et dans ses prières ;
il n'y a rien enfin que chaque évêque n'ait juré
de croire. Dans ces autorités, il y a de quoi ras-
surer les consciences les plus scrupuleuses et les
plus intimidéespar le fantôme du panthéisme sans
cesse évoqué devant elles. A quel point faut-il
que nos adversaires aient perdu la tradition ou
l'intelligence de ce qu'il y a de plus profond dans
la théologie chrétienne pour ne plus voir en cette
doctrine, suivant leurs expressions consacrées,
qu'un exécrable panthéisme destructeur de toute
religion et de toute morale? Par quel étrange
renversement des idées et des choses l'impiété et
l'irréligion consisteraient-elles aujourd'hui à voir
dans tous les êtres particuliers la continuelle in-
tervention de Dieu, tandis que la piété et la reli-
gion consisteraient, sans doute, à croire par op-
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 329
position que Dieu est placé en dehors de l'homme,
qui, à pariir du jour de la création, continue-
rait à exister sans lui et indépendamment de lui?
Si, emportés par leur haine contre la philoso-
phie, nos adversaires^ malgré toutes ces autorités,
persistent à voir le panthéisme dans la doctrine
de la divinité de la raison et de la participation
substantielle de Dieu avec le monde, nous ne
pouvons exiger d'eux qu'ils changent d'opinion ;
mais au nom de la logique nous pouvons au moins
les sommer de condamner cette même doctrine
comme pernicieuse et impie partout où elle se
rencontre. Nous avons, au nom de la logique, le
droit de leur dire : Condamnez, anathématisez ces
principes, non-seulement dans JBossuet^ dans
Malebranche,dans Fénelon, mais dans saint Jean,
dans saint Paul, dans saint Augustin, dans la
théologie chrétienne tout entière, et alors vous
n'aurez pas raison davantage, mais du moins vous
ferez preuve de quelque impartialité et de quel-
que conséquence d'esprit, et vous éviterez cette
contradiction ridicule de condamner ici ce que là
vous adorez.
330 DE LA NATURE
CHAPITRE XVIII.
Conséquences de la théorie de la raison impersonnelle. — Consé-
quences dans l'ordre de la science. — Elle donne un inébranlable
fondement au dogmatisme. — Conséquences dans l'ordre moral.
— Elle seule peut poser un principe absolu de distinction entre le
bien et le mal. — Conséquences dans l'ordre esthétique. — Consé-
quences dans l'ordre social et politique. — Elle est le principe de
la fraternité humaine. — La fraternité humaine résulte de la par-
ticipation commune de tous les hommes avec Dieu. — Tous les
hommes sont frères par Dieu et en Dieu. — Du développement du
principe de la fraternité des hommes en Dieu découlent tous les
progrès sociaux et politiques.— Conséquences dans l'ordre religieux.
— Fausseté des accusations dont cette doctrine est l'objet.
La métaphysique n'est jamais chose indiffé-
rente ; par ses conséquences plus ou moins immé-
diates, elle retentit nécessairement dans le monde
des faits, elle inllue sur la vie réelle, soit sur la
vie des individus, soit sur la vie des sociétés. Il
n'est pas de théorie métaphysique, si éloignée
qu'elle paraisse par son principe et sa nature des
choses réelles, qui n'y touche cependant par ses
conséquences. L'histoire de la philosophie du
dix-septième et du dix-huitième siècle, l'histoire
du cartésianisme, du sensualisme, du kantisme,
nous en présentent des exemples mémorables.
Quels principes plus innocents en apparence que
ces principes : toutes les substances créées sont
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 331
passives, ou toutes nos idées viennent des sens?
cependant le premier principe vient aboutir à
Spinosa, et le second à Lamettrie et au baron
d'Holbach. Quel principe plus innocent encore
en apparence que ce principe de Kant : les
idées absolues sont des formes de notre intelli-
gence? et cependant un scepticisme absolu en
dérive immédiatement. Si un principe métaphy-
sique est vrai, ses conséquences dans Tordre réel
sont nécessairement bonnes et salutaires d'une
manière absolue ; si un principe métaphysique est
faux, ses conséquences dans Tordre réel sont né-
cessairement mauvaises et dangereuses.
La théorie de la raison impersonnelle que je
viens d'exposer n'échappe pas à cette loi, elle ne
demeure pas renfermée dans une sphère pure-
ment métaphysique, elle en sort de toute part par
dés conséquences qui rejaillissent sur la science,
l'art, la morale, la religion, la société, la vie tout
entière. Ces conséquences me semblent de leur
nature fécondes et salutaires, mais toute leur in-
fluence ne peut se faire sentir que lorsque les
principes desquels elles dérivent auront pénétré
davantage dans les esprits. Pour qu'une philoso-
phie nouvelle porte tous ses fruits, il ne suffit pas
qu'elle règne dans la science, il ne suffit pas
qu'elle ait détrôné et renversé l'ancienne philo-
332 DE LA NATURE
sophie, il ne suffit pas même qu'elle en occupe
la place sans contestation, il faut encore qu'elle
se soit infiltrée, pour ainsi dire, dans les idées du
grand nombre, il faut qu'elle ait pénétré dans la
science, dans la littérature, dans les mœurs, et
enfin dans les lois. Or, une telle révolution ne
peut s'opérer que lentement et successivement
dans les esprits. Ainsi, il est bien certain que
scientifiquement le sensualisme n'existe plus ;
mais il n'est pas moins certain que ses principes
et ses conséquences vivent encore dans un grand
nombre d'esprits et dans plusieurs branches im-
portantes de la littérature et de la science. Voilà
pourquoi la philosophie nouvelle qui a rétabli au
sein de la métaphysique l'idée de l'infini et de
l'absolu, qui a déterminé leur principe et leur
objet, n'a pas encore enfanté toutes les consé-
quences qu'elle porte en elle, n'a pas encore
exercé toute l'influence qu'elle doit avoir un jour.
Il n'y a donc pas lieu de s'étonner si la théorie
de la raison impersonnelle, qui est le fondement
de toute cette philosophie, n'a pas encore produit
dans le monde réel toutes les conséquences qui
en sortent logiquement.
Quelles sont ces conséquences? En général, ce
sont les conséquences opposées à celles qui sor-
tent de la philosophie sensualiste. Il en est que
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 333
déjà j'ai signalées et développées, et qu'il suffit
de rappeler en peu de mois.
Au premier rang de ces conséquences, il faut
placer celle qui en découle par rapport à la
certitude, car elle domine toutes les autres, et
les enveloppe, pour ainsi dire. J'ai développé
cetle conséquence dans le chapitre de la certi-
tude, je me borne à la mentionner ici de nou-
veau. La vérité que connaît notre intelligence
est-elle absolue ou relative? telle est la forme
sous laquelle, depuis Kant, s'agite toute la ques-
tion entre le scepticisme et le dogmatisme. Les
disciples de Kant, et les sceptiques plus ou
moins avoués de notre temps, soutiennent que
toute vérité arrivant jusqu'à nous par l'intermé-
diaire de l'intelligence qui nous est propre revêt
nécessairement un caractère subjectif et relatif.
Nous ne pouvons nous assurer que dans le pas-
sage de l'objet au sujet elle ne subisse pas une
réfraction dont il nous est impossible de tenir
compte. Donc nous ne pouvons légitimement
nous affirmer en possession de la vérité absolue,
et nous devons nous contenter d'une vérité pu-
rement relative à notre nature intellectuelle.
Toute cette objection repose sur l'hypothèse de
la distinction de deux termes au sein de la con-
naissance de l'absolu, comme au sein de la cou-
33k DE LA NATURE
naissance du contingent. La vraie théorie de la
raison impersonnelle réduit au néant toute cette
objection, elle donne un inébranlable fondement
à ce dogmatisme naturel, dans lequel le genre
humain se repose avec tant de sécurité et de con-
fiance. En effet, elle démontre qu'il ne peut y
avoir deux termes, un sujet qui connaît, et un
objet qui est connu dans la connaissance de
l'infini , elle démontre que la raison n'est pas une
faculté propre, un organe de notre intelligence,
mais Dieu lui-même présent substantiellement en
nous, Dieu lui-même terme unique, à la fois sujet
et objet dans la connaissance de l'infini et de l'ab-
solu. C'est par sa participation avec Dieu que
l'homme peut seulement arriver à la vérité ab-
solue. En dehors de cette participation, il n'y a
plus pour lui de possibilité de la vérité absolue.
Tout système qui nie ou méconnaît cette parti-
cipation ne doit admettre, s'il est conséquent,
qu'une vérité humaine, c'est-à-dire de pures
apparences, de vaines illusions, c'est-à-dire doit
aboutir au plus profond et au plus radical de tous
les scepticismes. Ainsi assurer le dogmatisme
contre toutes les attaques du scepticisme, mettre
en évidence et légitimer le fait de la possession
de la vérité absolue par notre intelligence, tel est
le premier et le plus grand mérite de la vraie
théorie de la raison impersonnelle.
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 335
Si dans l'ordre de la vérité pure, dans Tordre
de la science, les conséquences de cette théorie
sont salutaires et fécondes, elles ne le sont pas
moins dans Tordre moral. L'histoire philoso-
phique du dernier siècle a prouvé à Tévidence
à quel système de morale, à quelle règle de
conduite, à quel critérium des actions bonnes
ou mauvaises, vient aboutir une métaphysique
superficielle qui nie la raison et les idées abso-
lues dont elle est la source. Cette règle ne peut
être qu'une règle mobile et variable, telle que le
plaisir , telle que l'intérêt plus ou moins bien
entendu. De là une morale essentiellement inté-
ressée qui ne condamne comme mal que ce
qui nous est personnellement désavantageux, et
n'approuve comme bien que ce qui nous est
personnellement avantageux; de là des consé-
quences morales qui s'aperçoivent d'elles-mêmes
et qu'il n'est pas besoin de déduire. A la place
de toutes ces règles mobiles et intéressées , de
la distinction du juste et de l'injuste, la théorie
de la raison établit un principe suprême, un
principe immuable, indépendant de toutes les
considérations de plaisir et d'intérêt. Elle pose une
loi absolue, qui a son principe en Dieu même et
que Dieu lui-même suit et ne peut pas ne pas suivre
en vertu de l'excellence de sa nature. Cette loi
est Tordre éternel des perfections divines. Elle
336 DE LA NATURE
vaut également pour tous les temps, pour tous
les lieux, pour toutes les circonstances. Elle
s'applique tout aussi rigoureusement à la morale
sociale, à la législation, à la politique, qu'à la
morale individuelle. Elle a un droit absolu à
tous les sacrifices, à tous les dévouements. Il
n'y a pas d'intérêt général, pas de raison d'état
qui puisse prévaloir contre elle, car elle est elle-
même l'intérêt général suprême de tous les êtres
créés , elle est la raison d'état de la création. Sans
doute un tel principe n'a jamais cessé d'exister
dans la conscience humaine , mais depuis long-
temps égarée par une fausse métaphysique, la
morale scientifique l'avait méconnu. Déjà, je l'ai
fait remarquer en traitant de l'idée du bien ab-
solu, depuis Malebranche jusqu'au commence-
ment du dix-neuvième siècle, aucun philosophe
moraliste n'avait établi la morale sur sa véritable
base. C'est à la philosophie, qui de nos jours a
remis en lumière l'existence, les caractères et
la nature de la raison impersonnelle, qu'appar-
tient l'honneur d'avoir rétabli la vérilé dans la
morale , c'est à elle qu'il faut déjà rapporter et
qu'il faudra rapporter encore toutes les consé-
quences heureuses qui découlent de cette ré-
forme, soit dans la morale elle-même, soit dans
les sciences qui en dépendent. Dans le dernier
siècle, le principe contingent de l'intérêt figurait
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 337
en tête de presque toutes les théories sur la mo-
rale, sur la politique, sur la législation, sur la
pénalité; aujourd'hui presque toutes ces théories
partent au contraire d'un principe absolu de bien
et de justice, grâce à la philosophie, qui a, pour
ainsi dire, restauré la notion du bien en soi,
comme toutes les vérités éternelles et absolues. La
philosophie du dix-huitième siècle est tombée
dans une étrange contradiction : d'une part, elle
réclamait l'accomplissement de devoirs et la satis-
faction de droits absolus dans l'organisation so-
ciale, dans l'ordre politique; d'une autre part,
elle niait métaphysiquement l'existence du droit
et du devoir, et s'efforçait de prouver leur iden-
tité avec l'intérêt et le plaisir. La philosophie ra-
tionaliste du dix-neuvième siècle ne procède
pas de la même manière, et lorsqu'elle parle de
droits et de devoirs, lorsqu'elle réclame en leur
nom , lorsqu'elle invoque l'éternelle justice, elle
a sur la philosophie du dix-huitième siècle
l'immense avantage d'être conséquente avec ses
principes, au lieu d'être en contradiction avec
eux.
L'heureuse influence de cette même philoso-
phie n'est déjà pas moins évidente dans l'ordre
esthétique que dans l'ordre moral. En effet, de
même qu'elle établit l'existence d'un bien en soi,
n
DE LA NATURE
qui est Tordre éternel des perfections de Dieu, de
même elle établit l'existence d un beau en soi, qui
est la manifestation de Dieu ou de l'infini par le
fini et le sensible. Elle pose en esthétique comme
en morale un principe fixe et absolu, à la place
de principes variables et contingents. L'art, qu'il
le sache ou qu'il l'ignore, est toujours plus ou
moins placé sous l'influence d'un système de mé-
taphysique, sous l'influence de la définition du
beau, de l'objet et du but de l'art, qui en sont les
conséquences. Je ne veux pas dire que l'artiste,
s'abandonnant à son génie, et indépendamment
de tout système de métaphysique, ne poursuivra
pas instinctivement le vrai beau, et ne s'efforcera
pas de le réaliser autant qu'il est en lui; je veux
dire seulement que dans toute époque où règne
un système de métaphysique qui aboutit à cer-
taines conclusions sur la nature du beau et sur
l'objet de l'art, l'art subit toujours en une certaine
mesure son influence. Prenons le dix-huitième
siècle pour exemple. À quelle conclusion, rela-
tivement à la nature du beau , la métaphysique
sensualiste vient-elle aboutir? Comme elle trans-
forme le juste en l'utile, elle transforme le beau
en l'agréable; mais l'agréable vient des sens, il
s'adresse aux sens et non à la raison ; si donc le
beau est l'agréable, quel sera le but de l'art, que
devra se proposer l'artiste? Il devra se proposer
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 339
uniquement de plaire aux sens, 'de chatouiller la
sensibilité. Or, telle a été en général la tendance
de l'art pendant la dernière partie du dix-huitième
siècle. Cette tendance a été surtout manifeste
dans la peinture et dans la poésie. Les peintres
et les poètes de cette époque sont à la recherche
du joli, du gracieux, de l'agréable, et ne témoi-
gnent aucun souci du beau et du sublime. Mais
la philosophie rationaliste, en rétablissant la vraie
nature et les vrais caractères du beau, doit donner
à fart une direction nouvelle. Inspiré par elle et
ramené à sa mission, l'artiste s'efforcera de réali-
ser en son oeuvre ce beau idéal, ce beau absolu
que la raison conçoit. Au lieu d'imiter la nature,
il la corrigera, il la redressera, il la purifiera,
afin de lui faire mieux exprimer l'idéal et l'infini.
Exprimer l'infini par le fini, l'idéal par le sensible,
voilà la définition de l'art, à laquelle aboutit la
philosophie rationaliste; chassée de l'art comme
de la métaphysique par le sensualisme, l'idée de
l'infini y rentre sous l'empire du rationalisme.
Sans doute la philosophie, en posant une concep-
tion vraie de la nature du beau, ne donnera pas
du génie aux artistes qui en manquent ; mais elle
dirigera ceux qui ont du génie , elle les empê-
chera de s'égarer en de fausses voies, elle les dé-
tournera de la poursuite des apparences de la
beauté pour les guider vers la vraie beauté. Cette
3f*0 DE LA NATURE
influence n'est-elle pas déjà sensible dans cer-
taines branches de l'art? Pour s'en convaincre, il
suffit de comparer les tendances et les caractères
de la poésie, de la peinture, de la musique de
notre temps avec leurs tendances et leurs carac-
tères dans la dernière partie du dix-huitième
siècle.
De la théorie de la raison impersonnelle sortent
des conséquences non moins évidentes , non
moins fécondes dans l'ordre social et politique.
Toutes ces conséquences peuvent se ramener au
principe de la fraternité humaine, qui sort de la
théorie de la raison impersonnelle, et qui en re-
çoit toute sa valeur et toute son autorité. Mon-
trons donc en quel rapport se trouve la fraternité
humaine avec la raison impersonnelle; montrons
comment elle découle de la doctrine de la parti-
cipation de l'homme avec Dieu. Déjà j'ai signalé,
par rapport à la fraternité humaine, la consé-
quence du système qui sépare Dieu du monde.
Si Dieu est en dehors du monde, si aucun lien
ne rattache la création au créateur, la doctrine
de la fraternité humaine n'a plus de fondement
réel ; elle n'est plus qu'une fiction inspirée, il est
vrai, par des sentiments nobles et généreux, mais
qui néanmoins n'a pas d'autre autorité que celle
d'une fiction. Dans une telle conception des rap-
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 341
ports de Dieu et du monde, l'idée générale du
genre humain, de la grande famille humaine,
n'est plus qu'un produit arbitraire, qu'une géné-
ralisation artificielle de notre intelligence, et ne
peut avoir aucune espèce de réalité en dehors de
notre esprit qui l'a formé. L'idée de l'individu, non
pas l'idée de l'homme en général, mais l'idée de
tel ou tel homme, conserve seule une valeur réelle,
une valeur objective. En eflfel, il n'y a plus de
source commune à laquelle ces individus parti-
cipent, de laquelle ils tiennent l'existence et la
vie; il n'y a plus de lien substantiel qui les rat-
tache les uns aux autres, et qui les constitue, non
pas seulement d'une manière figurée, mais d'une
manière réelle, en une grande famille de frères.
Il n'en est pas de même au sein de la doctrine de
la raison impersonnelle et de la participation de
Dieu avec l'homme. Cette doctrine unit ce que le
déisme sépare, et par là surtout elle me semble
destinée à exercer une influence salutaire sur les
institutions sociales et politiques. Considérez en
effet quelles conséquences directes en découlent,
par rapport à l'égalité et à la fraternité humaine.
A la lumière de cette doctrine les hommes ne
nous apparaissent plus comme des êtres doués
seulement de ressemblances extérieures que notre
esprit réunit en une idée générale et abstraite,
3&2 DE LA NATURE
comme des individus en dehors desquels il n'y a
aucune réalité, et dont l'unité n'est qu'une unité
factice et nominale; ils nous apparaissent au con-
traire comme tous unis, comme tous frères, au
sein d'une unité réelle, qui résulte de leur partici-
pation commune avec une même source d'être, de
vie et d'intelligence. C'est une même raison, dont
il est désormais inutile de rappeler la nature et
les caractères, qui "est le principe de toutes les
intelligences humaines. A la lueur de cette rai-
son commune, nous contemplons tous dans le sein
de Dieu la même vérité, la même justice, les
mêmes principes absolus des choses. Par elle,
l'accord existe, ou du moins l'accord est possible
entre les hommes qui ne se sont jamais ni concertés
ni connus, entre les hommes de tous les temps
et de tous les degrés du méridien. Nous sommes
tous constitués par un même principe de sub-
stance, par un même principe de vie, éclairés par
une même lumière. Si l'unité qui résulte pour
tous les hommes de la dérivation d'une source
commune ne peut être conçue qu'à priori par la
raison, il n'en est pas de même de l'unité non
moins essentielle et identique au fond qui résulte
de la participation de toutes les intelligences à
une même raison, car elle se vérifie par l'obser-
vation, elle se confirme par la preuve à posteriori
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 343
du consentement universel du genre humain dans
l'affirmation de certaines vérités et de certains
principes.
Est-il possible de concevoir une fraternité plus
réelle que celle qui repose sur un pareil fonde-
ment? Nous tenons tous d'une même source avec
laquelle nous sommes constamment en rapport
une même substance, une même vie, une même
raison ; si ce rapport était un seul instant feroublé
et suspendu, à l'instant même nous serions anéan-
tis. Je cherche vainement à comprendre un mode
de liaison plus essentiel et plus intime. Certes la
philosophie qui établit la vérité du dogme de la
fraternité humaine n'enseigne rien de nouveau,
elle n'enseigne rien qui ne soit dans la conscience
humaine, rien qui n'ait été déjà proclamé par plus
d'une philosophie et plus d'une religion, rien qui,
grâce à Dieu, ne soit parfaitement commun et
parfaitement trivial, à force d'être enseigné et
répété ; néanmoins, en rattachant cette vérité à
son principe métaphysique, elle peut espérer lui
donner encore plus de clarté et plus de force, et
l'enfoncer plus avant dans les esprits. Ainsi donc
de la théorie de la raison impersonnelle, il suit
évidemment que nous sommes tous frères, frères
non pas seulement d'une fraternité métaphorique
et sentimentale, mais d'une fraternité réelle, d'une
3kV DE LA NATURE
fraternité, pour ainsi dire, de chair et de sang,
puisque tous nous vivons d'une même vie, tous
nous pensons d'une même pensée. Nous sommes
tous frères, mais en qui et par qui sommes-nous
frères? En Dieu seul et par Dieu seul? Le seul
lien qui nous unisse les uns aux autres, c'est Dieu
lui-même, Dieu qui est en nous, ou plutôt Dieu
par qui nous sommes et en qui nous sommes.
Malebr anche a dit avec raison : La substance du
Créateur est le lien intime de la créature1. Dieu,
qu'on me pardonne cette expression, est le mi-
lieu de la fraternité humaine. Fraternité des
hommes en Dieu, voilà le grand dogme qui s'est
développé, qui se développera encore dans le
monde ; voilà le dogme duquel on peut dire avec
l'Évangile, c'est là la loi et les prophètes. Qui ne
voit quelles conséquences en découlent dans l'or-
dre social et politique? Qui ne comprend qu'en
dernière analyse le but de tous les changements,
de toutes les révolutions qui se sont accomplis
dans le monde, est de réaliser ces conséquences
les unes après les autres? Faire à tous une part
meilleure, une part suffisante du commun héri-
tage, élever chacun à l'intelligence, à la moralité
et au bien-être, égaliser les droits, n'est-ce pas là,
en effet, où tendent également en dernière ana-
1 Huitième entretien métaphysique.
DE LA RAÏSON IMPERSONNELLE. 345
iyse toutes les réformes déjà accomplies ou bieu
encore à accomplir? N'est-ce pas dans cette voie
que le monde a marché avec plus ou moins de
fermeté et de vitesse depuis le temps où il se dé-
couvre à notre observation? Parcourez l'histoire,
qu'est-ce qui a été fait de mal dans la société, si-
non ce qui a été fait à l'encontre de cette ten-
dance? Qu'est-ce qui a été fait de bien, sinon ce
qui a été fait~en conformité avec ce grand prin-
cipe, avec cette tendance souveraine de la marche
de l'espèce humaine? Je cherche en vain à con-
cevoir un progrès moral, social et politique quel-
conque, qui ne s'y rattache, qui n'en découle
comme une conséquence rigoureuse. Tout pro-
grès moral et religieux est subordonné à la dif-
fusion et à l'empire de ce dogme dans les socié-
tés humaines ; quand partout son esprit aura
pénétré, quand partout ses conséquences seront
appliquées, alors le monde aura changé de face,
alors il approchera sans doute du dernier degré
de perfection qu'il lui est donné d'atteindre. Or,
encore une fois, c'est la théorie de la raison im-
personnelle ou de la participation de l'homme
avec Dieu, qui seule fonde et légitime ce grand
principe de la fraternité des hommes en Dieu.
Cette même philosophie est également appelée,
à ce qu'il me semble, à exercer une influence
346 DE LA NATURE
heureuse dans Tordre religieux1. En effet, la phi-
losophie qui développe et commente ces belles
paroles de saint Paul : « Dieu n'est pas loin de
nous, il est au dedans de nous, c'est en lui que
nous sommes, que nous agissons, que nous vi-
vons ; » la philosophie qui enseigne la participa-
tion continue de l'homme avec Dieu, qui, au fond
de chacune de nos pensées, nous découvre l'idée
de Dieu, n'est-elle pas singulièrement propre à
ranimer dans les âmes le sentiment religieux? En
pénétrant les âmes de l'idée de l'infinité de Dieu,
de la vérité de sa présence substantielle au de-
dans de nous, est-il possible de ne pas les élever
vers Dieu, de ne pas les rendre plus religieuses?
Toute philosophie qui , comme la philosophie
sensualiste, renferme le monde tout entier dans
l'étroite sphère de ce qui est fini, dessèche l'âme,
rapetisse et abaisse l'esprit en même temps qu'elle
le fausse et l'égaré. Toute philosophie qui nie ou
méconnaît le lien de i' homme avec Dieu, qui
met Dieu à l'écart de la création, conduit néces-
sairement à des conséquences égoïstes et irréli-
gieuses. Toute philosophie, au contraire, qui
place l'infini au-dessus du fini, qui en toutes
1 Voir le développement de cette pensée dans le discours d'ouver-
ture intitulé : Du Caractère religieux de la Philosophie enseignée
par l'Université, p. 373.
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 3V7
choses montre l'infini comme principe et fonde-
ment du fini, doit, par sa nature, élever les âmes
au-dessus du monde des sens, et en conséquence
développer, fortifier et aussi purifier en elle les
tendances religieuses. Si donc dans notre siècle
les esprits semblent incliner plus vers les idées
religieuses que dans le dix-huitième siècle, si de
nos jours on ne voit plus cette incrédulité et cette
impiété systématique qui proscrivaient l'idée reli-
gieuse elle-même en même temps que ses formes
diverses, qui condamnaient le principe religieux
lui-même en même temps que les superstitions,
n'est- il pas juste d'attribuer en grande partie ce
remarquable changement à l'influence de la phi-
losophie nouvelle?
Telles sont les principales conséquences qui
me paraissent sortir des principes métaphysiques
que je viens d'établir. Quelques-unes déjà sont
réalisées en partie, quelques autres sont encore
enfermées au sein de leur principe; mais elles en
sortiront à leur tour pour exercer sur la société
moderne cette influence salutaire que toute vraie
métaphysique est appelée à exercer. Si mainte-
nant on met en regard ces diverses conséquences
avec les accusations dont est l'objet la philosophie
qui en proclame le principe, on en verra sans
peine toute la fausseté et toute l'injustice. D'une
3^8 DE LA NATURE
part, une école qui s'intitule l'école du progrès,
nous accuse d'avoir renié les grands principes
de fraternité et de liberté qui se sont développés
au dix-huitième siècle en contradiction avec la
métaphysique sensualiste. Elle nous accuse de
mépriser l'humanité, de tendre à constituer un
petit monde aristocratique de philosophes en
dehors et au-dessus du grand monde de l'huma-
nité. D'autre part, avec non moins de vivacité
et d'aigreur, on nous accuse de corrompre les
mœurs par nos principes, de détruire en son
germe toute idée religieuse. Or, nous procla-
mons que l'humanité est inspirée, éclairée par
une révélation permanente et universelle, qu'elle
possède en elle-même le principe de toute vérité.
Nous répétons sans cesse que la philosophie n'a
d'autre mission que d'expliquer cette foi naïve
et spontanée de l'humanité qui contient en elle
toute vérité. Est-il donc une doctrine qui élève
plus haut l'homme et l'humanité? Nous soute-
nons que tous les hommes , puisant à une même
source la substance, la vie, la pensée, sont tous
frères, d'une même chair et d'un même sang.
Est-il possible de mieux fonder et de fortifier
davantage l'idée de la fraternité et toutes les con-
séquences qui en découlent? Nous établissons un
rapport continu entre le créateur et la créature ;
la raison est, selon nous, Dieu incarné dans
DE LA RAISON IMPERSONNELLE. 349
l'homme, Dieu sujet et objet de toutes les vérités
éternelles et absolues, qui sont le fondement et
le principe de toutes nos idées sans exception.
Au nombre de ces vérités éternelles et absolues
nous plaçons le bien en soi, règle suprême et
souveraine de toute la morale des devoirs de
l'homme envers lui-même et envers les autres
hommes. Où trouver une doctrine qui soit plus
pure sous le rapport de la morale, une doctrine
qui prédispose davantage les âmes à la contem-
plation et à l'amour de Dieu, c'est-à-dire à la
religion?
J'ai déroulé successivement les pages de cette
révélation universelle dont les saintes Ecritures
sont gravées dans le livre vivant de la conscience
humaine. Dieu lui-même y parle sans figures,
sans voiles ni symboles. Dans le silence des in-
térêts et des passions consultons ce livre toujours
ouvert, et il nous apprendra où est la vérité, où
est la justice. Suivons la loi qu'il nous prescrit,
rapportons-la à son principe, et à cette condition
seulement nous serons raisonnables, honnêtes,
religieux. Persuadons-nous bien que jamais la
raison divine, dont la lumière brille en notre
intelligence, ne nous trompe ni ne peut nous
tromper. Nous nous trompons quand, au lieu de
350 DE LA NATURE DE LA RAISON IMPERSONNELLE.
la suivre, nous suivons la passion ou l'intérêt;
nous nous trompons quand , comme le dit Male-
branche , nous nous, reposons avant d'arriver au
lieu où la vérité repose.
DU
SENS COMMUN RATIONNEL
ET DU
SENS COMMUN EMPIRIQUE,
DISCOURS D'OUVERTURE PRONONCÉ A LA FACULTÉ DES
LETTRES DE LYON EN 1842 4.
Messieurs,
Je reprends avec ardeur une tâche qui de jour
en jour me devient plus chère. Chargé de ren-
seignement d'une science qui traite de Dieu et
de l'homme, d'une science qui de tout temps a
eu à combattre contre d'implacables ennemis,
je ne puis m 'empêcher de considérer ma mission
comme une sorte d'apostolat. Sans cesse en vous
parlant je suis animé par l'espérance de gagner
à la philosophie quelques intelligences et de les y
diriger d'après les principes que je crois ferme-
ment être vrais et salutaires. Voilà pourquoi
dans nos leçons je ne perds jamais une occasion
1 Je publie ces deux discours parce qu'ils se rattachent étroitement
au sujet de ce livre. — D'ailleurs l'un contient une réponse aux
hommes positifs, et l'autre une réponse aux hommes religieux peu
éclairés qui se coalisent en ce moment contre la philosophie.
352 DU SENS COMMUN RATIONNEL
de défendre la philosophie en général et nos
principes en particulier contre les accusations,
les préjugés , les fausses interprétations qui les
discréditent auprès d'un grand nombre d'esprits.
Aujourd'hui encore, pour inaugurer le cours de
cette année, j'ai pensé ne pouvoir mieux faire
que de choisir un sujet de cette nature.
Il est reçu, Messieurs, dans un certain monde
de traiter fort dédaigneusement ces hautes étu-
des auxquelles nous nous livrons ensemble, et,
en général, toute recherche spéculative un peu
élevée. On les rejette, on les condamne sans
examen préalable, et ces jugements absolus dont
on les frappe, on les prononce presque toujours
au nom du sens commun. Au nom du sens com-
mun, des hommes qui se qualifient eux-mêmes
avec orgueil du titre d'hommes positifs font cha-
que jour le procès des théories scientifiques.
Dans toutes les discussions ils l'invoquent comme
un argument décisif et triomphant ; en vain s'a-
git-il d'une question à laquelle jamais ils n'ont
pensé, grâce aux vives lumières de ce qu'ils
appellent le sens commun , sans hésiter ils la
tranchent à l'instant, et renvoient plus ou moins
poliment leurs adversaires aux petites-maisons.
Qui pourrait dire combien les sciences morales
et politiques en général, combien la philosophie
ET DU SENS COMMUN EMPXPaQUE. 353
en particulier, ont eu à souffrir de ces dédains
superbes? Qui pourrait dire combien ces hom-
mes positifs avec leur prétendu sens commun
ont arrêté de progrès dans le monde ?
D'un autre côté, il faut en convenir, ces pro-
testations au nom du sens commun ont été quel-
quefois légitimes et salutaires. Souvent elles
ont arrêté l'avènement d'une vérité nouvelle,
mais souvent elles ont empêché le triomphe de
théories insensées. D'où vient que ces protesta-
tions au nom d'une même autorité tantôt soient
légitimes et tantôt illégitimes? d'où vient que
tantôt elles empêchent le bien et tantôt elles
empêchentle mal ? La raison de toutes ces con-
tradictions est bien simple, elle se trouve tout
entière dans la diversité des significations sous
lesquelles on prend et invoque le sens commun.
Cette diversité de significations engendre per-
pétuellement dans la langue littéraire et même
dans la langue philosophique une foule de con-
fusions et d'équivoques que je veux dissiper
par une analyse sévère des éléments contenus
dans ce qu'on appelle du nom général de sens
commun.
Dans l'usage ordinaire et dans la langue de
la littérature, on comprend sous le nom de sens
<i3
35k DU SENS COMMUN RATIONNEL
commun deux éléments d'une nature toute op-
posée, un élément rationnel et un élément em-
pirique; en d'autres termes, des principes dus à
la raison, et par conséquent marqués du double
caractère de l'universaiité et de la nécessité, et
d'autres principes dus à l'expérience et par
conséquent n'ayant aucun caractère d'univer-
salité et de nécessité. Selon que l'on considère
et que l'on invoque le sens commun sous le point
de vue empirique ou sous le point de vue ra-
tionnel, il est évident qu'il n'a plus les mêmes
droits ni la même autorité. Je vais successive-
ment l'examiner sous chacun de ces deux points
de vue, et vous me permettrez, pour la commo-
dité du discours, d'appeler tout simplement sens
commun rationnel le sens commun considéré
sous le rapport de l'élément rationnel, et sens
commun empirique le sens commun considéré
sous le rapport de l'élément empirique.
Commençons d'abord par le sens commun
rationnel. Quels sont ses droits, quelle est son
autorité à l'égard de la science ? Il existe, vous le
savez, une raison commune, universelle, qui
émane de Dieu et dont la lumière éclaire toutes les
intelligences, comme la lumière du soleil éclaire
tous les yeux. De cette raison découlent des véri-
tés, des croyances qui sont l'indispensable condi-
ET DU SENS COMMUN EMPIRIQUE. 355
tion et le fond nécessaire de toute connaissance,
de tout acte intellectuel. C'est à cet ensemble de
vérités et de croyances universelles et nécessaires
de l'humanité que dans la langue philosophique
on donne plus spécialement le nom de sens
commun, et auquel nous donnons ici le nom
de sens commun rationnel pour prévenir toute
équivoque en le distinguant du sens commun
empirique. Nous existons, quelque chose existe
distinct de nous; il y a un temps et un espace
sans limite au sein desquels toutes choses
sont placées : tout ce qui arrive se rapporte
à une substance et à une cause; l'ensemble
des choses qui arrivent ou le monde suppose
l'existence d'une cause et d'une substance infinie
qui ait en elle-même sa raison d'exister; il y a
une justice absolue supérieure à tous les attraits
du plaisir et à tous les calculs de l'intérêt ; celui
qui a fait le bien mérite d'être récompensé, et
celui qui a fait le mai mérite d'être puni ; il y a
une beauté absolue, indépendante des temps et
des lieux et des caprices de la mode ; les lois du
monde sont stables et générales. Voilà quelques-
unes des principales vérités qui constituent le
fond du sens commun rationnel. C'est toujours
en ce sens que dans notre langue philosophique
nous nous servons du mot de sens commun; c'est
en ce sens que vous vous rappelez peut-être me
356 DU SENS COMMUN RATIONNEL
l'avoir entendu invoquer contre certaines doc-
trines; par exemple, contre l'idéalisme et le
scepticisme. Ai-je besoin de dire que l'autorité
du sens commun ainsi entendu est l'autorité de
la raison elle-même, c'est-à-dire une autorité ab-
solue? Tout ce qui va contre cette autorité est
absurde et détruit la possibilité même de toute
science et de toute certitude.
La philosophie, comme toutes les autres scien-
ces, ne peut aller contre cette autorité irrésistible
et sacrée, contre ces croyances instinctives et né-
cessaires qui sont le fondement de l'intelligence
et de la science humaine. Non-seulement elle doit
les respecter, mais elle a pour tâche principale de
les justifier, de les confirmer, de les éclairer par
la réflexion, de rechercher quelle en est la na-
ture, quels en sont les caractères et l'origine.
Cependant, si cette tâche est une des plus im-
portantes de la science de l'esprit humain et de
la philosophie, elle n'est pas la seule et tout n'est
pas fait lorsqu'elle a été accomplie. Les croyances
du sens commun rationnel doivent être le fonde-
ment^ le point de départ et la règle de toutes les
spéculations philosophiques, mais elles n'en sont
pas la limite. Je ne suis pas de l'école des philoso-
phes qui ont prétendu réduire le rôle de la philo-
sophie à l'analyse, à la justification des croyances
ET DU SENS COMMUN EMPIRIQUE. 357
rationnelles du sens commun, et lui ont interdit
de jamais aspirer à les dépasser. Si tel était, en
effet, l'unique rôle de la philosophie, nous nous
exposerions à nous entendre dire : À quoi bon
tant de travaux et tant d'efforts pour n'arriver
qu'à répéter sous une forme un peu différente ce
que le sens commun proclame avec certitude au
dedans de la conscience de chacun? Si la philo-
sophie doit profondément respecter les croyances
instinctives et nécessaires dont se compose le sens
commun rationnel de l'humanité, elle peut légi-
timement, elle doit aspirer à les surpasser, et
chercher à atteindre là où elles n'atteignent pas,
sinon elle laisserait en dehors d'elle des questions
qui non-seulement sont du plus haut intérêt ,
mais encore ont été de tout temps jugées par le
sentiment universel comme des questions émi-
nemment philosophiques. Considérez à quoi se
bornent les affirmations immédiates du sens com-
mun, et vous comprendrez parfaitement en quoi
et comment la philosophie doit aspirer à les sur-
passer. En effet, que nous apprennent ces croyan-
ces du sens commun dont tout à l'heure je vous
donnais quelques exemples? Elles nous appren-
nent qu'il existe une cause de tout ce qui arrive,
une cause de l'univers, un temps et un espace in-
finis, une justice et une beauté absolue. Elles ne
nous apprennent rien de plus. Cependant, à pro-
358 DU SENS COMMUN RATIONNEL
pos de toutes ces choses, que de questions selèvent
sur lesquelles le sens commun demeure muet! 11
existe une réalité distincte de notre réalité, mais
quelle est celte réalité? Il existe une cause et une
substance à tout ce qui arrive, mais quelle est la
nature de cette cause et de cette substance? qu'est-
ce qui la distingue d'autres causes et d'autres
substances ? Il existe une cause suprême de l'uni-
vers, mais quels sont les attributs de cette cause,
quels sont ses rapports avec les êtres créés et
avec les causes secondes? 11 existe un temps et
un espace infinis, mais quelle est la nature de ce
temps et de cet espace? Sont-ils des non êtres
infinis, ou bien sont-ils identiques à la succession
ou à la coexistence des choses, ou bien sont-ils
des attributs de la cause et de la substance infi-
nie? 11 y a une justice et une beauté absolue, mais
quelle est l'essence de la justice et de la beauté?
Encore une fois, ni les croyances du sens com-
mun, ni l'analyse de ces croyances, ne peuvent
donner une réponse immédiate et nécessaire à
ces hautes questions. Cependant ne sont-ce pas
là des questions philosophiques ? n'ont-elles pas
toutes été agitées, avec plus ou moins de bonheur,
par quelque grand philosophe? n'en est-il pas
même que l'on peut considérer comme résolues?
Le sens commun rationnel ne nous apprend donc
rien de plus du monde des substances et des
ET DU SENS COMMUN EMPIRIQUE. 359
causes que le fait même de son existence. Or,
nous voulons en savoir davantage, et, pour satis-
faire à cette grande et légitime curiosité de l'in-
telligence humaine, la philosophie s'efforce de
pénétrer dans ce monde mystérieux. Elle y pé-
nètre en suivant dans toute leur portée les prin-
cipes de la raison, elle y pénètre en prenant ces
principes pour fondements d'inductions par les-
quelles elle entreprend de déterminer au moins,
en une certaine mesure, la nature de ces causes
et de ces substances, leurs rapports entre elles et
leurs rapports avec la substance et la cause in-
finie.
Tel est, Messieurs, le véritable rôle delà philo-
sophie dans ses rapports avec le sens commun
rationnel. Elle est quelque chose de plus que la
répétition sous forme analytique de ce que les
croyances instinctives et nécessaires de l'h umanité
contiennent sous forme synthétique. Elle les ex-
plique, elle lesjustifie, mais aussi, en s 'appuyant
sur elles, elle les dépasse et atteint des questions
qui ne sont point résolues dans la conscience du
genre humain. Mais si la philosophie ne peut al-
ler au delà, elle ne peut aller contre; leur auto-
rité est sacrée et absolue. Une opinion qui les
contredit, une doctrine qui les nie ou ne peut en
rendre compte et conduit à les nier, est, par là
360 DU SENS COMMUN RATIONNEL
même, jugée et condamnée sans appel. Elle pourra
bien, par ses sophismes, séduire momentané-
ment quelques esprits, mais elle sera éternelle-
ment repoussée par la conscience du genre hu-
main. Ainsi l'autorité du sens commun rationnel
remporte sur la science et sur tous les principes
qui sont dus à l'expérience.
Mais en est-il de même de ce sens commun
empirique si satisfait de lui-même, si arrogant à
l'égard de la science? Définissons d'abord sa na-
ture, puis nous discuterons la légitimité de ses
prétentions. Tandis que le sens commun ration-
nel ne se compose que d'éléments absolus et né-
cessaires, le sens commun empirique se compose
d'éléments variables , relatifs, contingents, em-
pruntés à l'expérience. Voici comment se forme
et se compose le sens commun empirique. Vous
savez que les principes de la raison ne se mani-
festent en nous qu'à l'occasion de l'expérience et
ne la précèdent pas ; ils se développent simulta-
nément avec elle dans notre intelligence, d'où il
résulte qu'ils s'y trouvent nécessairement associés
à un certain nombre de faits d'expérience, et à
un certain nombre d'applications plus ou moins
heureuses , plus ou moins étendues, soit aux faits
de l'univers physique, soit aux faits de l'univers
moral. Les premières, les plus faciles, les plus
ET DU SENS COMMUN EMPIRIQUE. 361
urgentes de ces applications , constituent une
sorte de science grossière à l'usage de tous les
hommes, et nécessaire à la conservation de leur
existence. Ainsi l'homme même dont les facultés
intellectuelles sont les plus bornées prévoit, à
certains signes précurseurs, que l'orage va écla-
ter, et se met en quête d'un abri ; il sait que dans
l'eau on se noie , que dans le feu on se brûle ; que
telle saison de l'année succède à telle autre. Il n'y
a pas d'homme qui n'ait de la sorte , en diverses
limites , une certaine prévoyance des événements
qui se reproduisent le plus fréquemment et qu'il
lui importe le plus de connaître. C'est ce com-
mencement de science, résultat d'une observa-
tion encore bien grossière et bien bornée, qui est
le fondement du sens commun empirique. Ce
sens commun se compose donc principalement
des notions primitives que chaque individu forme
nécessairement sur lui-même et sur les êtres qui
l'entourent ; plus tard , il s'accroît en outre
d'autres notions que l'individu reçoit toutes faites
de la société au milieu de laquelle il est placé.
Parmi ces notions qui tombent dans le domaine
du sens commun, il en est plusieurs qui d'abord
ont été des conceptions et des découvertes d'es-
prits supérieurs relativement à leur époque, puis
elles ont fait fortune par une cause ou par une
autre, elles ont successivement pénétré dans les
362 DU SENS COMMUN RATIONNEL
intelligences, elles sont sorties de la sphère in-
tellectuelle des esprits supérieurs et des savants
pour entrer dans celle de la multitude; elles ont
passé pour ainsi dire dans la circulation, elles
sont devenues populaires. Chaque siècle nous
présente ainsi un plus ou moins grand nombre de
notions, de découvertes scientifiques qui sortent
des livres des savants et de l'enceinte des univer-
sités , pour venir accroître le patrimoine intellec-
tuel que le vulgaire d'une époque lègue au vul-
gaire d'une autre époque. Telle est l'origine de
ces prévisions, de ces conjectures plus ou moins
justes de la multitude sur la marche des choses
du monde physique et aussi sur la marche des
choses du monde moral; telle est aussi l'origine
de ces maximes populaires sur la conduite de la
vie, sur les divers mobiles qui, dans les diverses
circonstances , dirigent les hommes , sur les effets
et les causes des passions, sur le gouvernement
des affaires privées et aussi des affaires publiques .
A force d'être répétées, quelques-unes de ces
maximes deviennent des proverbes. Les pro-
verbes, comme on l'a dit bien souvent, sont les
formules, les axiomes de la science et de la sa-
gesse moyenne d'une nation, ils constituent le
fond et l'essence même du sens commun empi-
rique de cette nation. C'est d'après l'ensemble
de ces notions populaires ou proverbiales que le
ET DU SENS COMMUN EMPIRIQUE. 363
grand nombre juge, sans hésiter, de ce qui est
raisonnable ou déraisonnable , de ce qui est pos-
sible ou impossible, et décide hardiment de la
vérité et de la fausseté d'une théorie.
Le sens commun empirique se forme ainsi
d'observations, de réflexions, de maximes, qui
n'ont d'autre origine qu'une science nullement
infaillible dans ses procédés et dans ses résultats,
et qui, cependant, sont devenues, à la longue, de
véritables axiomes pour la multitude en vertu
desquels elle se conduit, elle juge, elle raisonne.
Non-seulement elle se conduit elle-même, elle
juge, elle raisonne d'après ces axiomes, d'une
valeur souvent fort suspecte, mais encore elle ne
conçoit pas qu'on puisse raisonnablement se con-
duire et juger d'après d'autres principes. Celui
dont l'intelligence demeure au-dessous de ce de-
gré commun de sagacité et de savoir est accusé
partout de pauvreté d'esprit et d'idiotisme. Celui
qui dépasse, au contraire, de trop haut cette
science grossière et commune, celui qui contredit
trop fortement quelques-unes de ses assertions,
passe pour un esprit faux et chimérique, et même,
assez généralement , il est soupçonné de folie.
D'ailleurs, l'un et l'autre, à des titres divers, sont
également jugés dépourvus du sens commun.
Aussi, messieurs; l'histoire le démontre, il y a
364 DU SENS COxAIMUN RATIONNEL
un péril à peu près égal à voir les choses trop
tôt ou trop tard, à trop demeurer en arrière du
grand nombre ou à trop le devancer. Celui qui
voit le premier une vérité est en butle aux rail-
leries et souvent aux persécutions; celui qui est
le dernier à la voir, celui qui s'obstine à la nier
encore, alors qu'elle a déjà été reconnue et accep-
tée par le grand nombre, celui-là est exposé au
même danger, et devient, à son tour, un objet
de risée et de persécutions. Voici une comparai-
son qui vous fera parfaitement comprendre cette
marche intellectuelle de l'humanité, et ces vicis-
situdes auxquelles sont exposés ceux qui vont
trop en avant ou qui demeurent trop en arrière
des idées de leur temps. Des voyageurs s'avancent
au milieu dune plaine déserte. Fatigués d'une
course pénible, ils cherchent vainement des yeux
un lieu de repos, ils n'aperçoivent rien à l'horizon.
Tout à coup, cependant, l'un d'eux, qui a meil-
leure vue que tous les autres, s'écrie qu'il dé-
couvre un clocher; tous, aussitôt, regardent du
même côté, mais comme ils ne voient rien, ils se
mettent à rire de leur compagnon, ils le traitent
de visionnaire. Celui-ci persiste, il soutient qu'il
voit un clocher, il en décrit la forme, et les plai-
santeries redoublent. Cependant la caravane con-
tinue de marcher, et voilà qu'un second voyageur
voit aussi le clocher ; puis, après lui, un troisième,
ET DU SENS COMMUN EMPIRIQUE. 365
un quatrième, et enfin, presque tous le décou-
vrent les uns après les autres. Mais il y a encore,
dans la caravane, un individu à vue basse, qui ne
voit pas ce que tous les autres voient, qui seul
persiste à soutenir encore qu'il n'y a point de
clocher, et à son tour il devient l'objet des raille-
ries de tous ses compagnons.
Ainsi les choses se passent, mais d'une manière
malheureusement plus tragique, dans la marche
de l'humanité. Les premiers et les derniers à voir
une vérité ont presque toujours, jusqu'à présent,
subi un même sort, ils ont été honnis et persécu-
tés. Les derniers des païens sont morts martyrs
comme les premiers des chrétiens, et les derniers
défenseurs du pouvoir absolu ont succombé à peu
près de la même manière que les premiers cham-
pions de la liberté. Mais si les uns et les autres
ont été des martyrs, la postérité établit entre eux
une grande différence , elle ne doit aux premiers
que pitié et compassion pour un aveuglement
opiniâtre et fatal, tandis qu'elle vénère les seconds
comme les bienfaiteurs héroïques de l'humanité.
Non-seulement ce sens commun qu'on oppose
à la science et aux théories nouvelles, n'a jamais
qu'une autorité fort contestable, parce qu'il com-
prend des notions empruntées à l'expérience ,
368 DU SENS COMMUN RATIONNEL
mais encore, et par là même, il est de sa nature
essentiellement variable, et ne peut, en consé-
quence, servir de mesure fixe de la vérité et de
Terreur. Le sens commun empirique varie de
siècle en siècle^ sous l'influence de deux causes
qui tendent constamment à le modifier : d'une
part, le redressement des vieilles erreurs; de
l'autre, l'addition d'idées nouvelles par suite des
progrès et de la diffusion des sciences. Aussi le
sens commun empirique d'une époque ne sera
pas le sens commun d'une autre époque, et le sens
commun d'une nation ne sera pas le sens commun
d'une autre nation. Transportez par la pensée,
dans notre dix-neuvième siècle, un homme de
bon sens du moyen âge, et cet homme, avec ses
préjugés, ses erreurs, ses idées étroites, fausses
et incomplètes, fera pitié à l'homme de bon sens
du dix-neuvième siècle. Faites encore, si vous le
voulez, dans votre imagination, l'expérience con-
traire, transportez l'homme de bon sens de notre
époque parmi les hommes de bon sens du moyen
âge. Cet homme, sans nul doute, leur aurait paru
un esprit faux, chimérique et dangereux, si tout
d'abord ils ne l'avaient pas pris pour un insensé.
Le sens commun empirique, à la différence du
sens commun rationnel, varie donc avec les temps
et avec les lieux ; non pas, il est vrai, d'un jour
ET DU SENS COMMUN EMPIRIQUE. 367
à l'autre, mais lentement et par des modifications
presque insensibles, parce qu'il faut beaucoup
de temps avant qu'une idée nouvelle pénètre dans
la multitude. Le progrès du gros de l'espèce hu-
maine consiste précisément dans ces variations
du sens commun, qui ne suivent jamais que de
plus ou moins loin les progrès des sciences phy-
siques et morales.
Ainsi la définition rigoureuse de la double ac-
ception que reçoit le sens commun nous conduit
à la détermination exacte de son autorité, de ses
titres et de ses droits. Entend-on par sens com-
mun l'ensemble des données immédiates de la
raison, les croyances instinctives et nécessaires
de l'humanité, l'autorité du sens commun est ab-
solue, et tout ce qui est condamné à son tribunal
est jugé et condamné sans appel. Il n'en est pas
de même du tribunal de ce sens commun empi-
rique dont je viens de définir la nature, et devant
lequel les hommes positifs forcent à comparaître
toutes les théories nouvelles. Si vous y êtes con-
damné, à bon droit vous pouvez ne pas vous y
soumettre et en appeler de cet arrêt à l'expérience
et à la raison. Devant un tel tribunal, la science
ne doit pas s'humilier et fléchir, car rien de plus
suspect et de plus faillible que ses jugements; et
si quelquefois il a eu raison contre la science et
368 DU SENS COMMUN RATIONNEL
contre les théories nouvelles, combien de fois
aussi n a-t-il pas été convaincu d'erreur! Et com-
ment l'autorité de ce sens commun empirique
pourrait-elle légitimement prévaloir sur l'autorité
de la science, puisqu'il est lui-même fils de la
science? Ce n'est pas le sens commun qui dans
l'origine a fait la science, mais la science qui a
fait le sens commun. Les idées sur Dieu, sur
l'homme, sur le monde, sur la société dont, à
une époque donnée, se compose le sens commun
empirique d'un peuple, sont le produit de la
science contemporaine ou de la science de l'âge
qui a précédé. Si plus tard, la science, plus riche
en observations, émet d'autres idées, d'autres
théories sur les mêmes objets, il n'est pas raison-
nable de les juger fausses, uniquement parce
qu'elles sont en opposition avec les théories an-
ciennes ; il n'est pas raisonnable de leur opposer
le sens commun, qui est le produit d'une science
antérieure, ordinairement plus grossière, et qui
dérive de la même origine. Ne vous laissez donc
pas émouvoir par ces condamnations absolues ,
dont vous entendez , sans nul doute , autour de
vous frapper au nom du sens commun tous les
nouveaux systèmes qui apparaissent dans la science
avec quelque force et quelque originalité. Songez
que ce que le sens commun empirique d'aujour-
d'hui condamne sera peut-être approuvé par Je
ET DU SENS COMMUN EMPIRIQUE. 369
sens commun de l'époque qui doit suivre, comme
cela est arrivé souvent dans l'histoire des siècles
passés. Il ne faut être ni trop confiant ni trop su-
perbe dans les lumières du sens commun empi-
rique, car ces lumières peuvent être trompeuses,
et d'ordinaire elles sont inférieures aux clartés
nouvelles dont chaque jour la science vient éclai-
rer le monde. Encore une fois, ni l'autorité de
cette espèce de sens commun, ni le consentement
universel qui en dérive, ne sont des preuves dé-
cisives de la vérité d'une doctrine. Ne se peut-il
pas, en effet, que ce consentement universel soit
tout simplement le résultat d'une de ces causes
d'erreurs communes à l'espèce humaine tout en-
tière, et que Bacon, dans son langage figuré, ap-
pelait idola tribus ? Une opinion qui nous paraît
revêtue du consentement universel n'a droit de
notre part qu'à un examen plus sérieux et plus
approfondi, car elle peut être fausse comme elle
peut être vraie, et pour s'en assurer il n'est pas
d'autre moyen que d'éprouver la solidité des fon-
dements sur lesquels repose ce consentement uni-
versel, par l'expérience et la raison, seuls crité-
rium de la vérité comme de l'erreur.
Voilà à quoi se réduit l'autorité du sens com-
mun empirique , dont s'arment tant d'esprits à
l'encontre des idées nouvelles. Cette autorité est
370 DU SENS COMMUN RATIONNEL
nulle à l'égard de la science. Mais en vous dé-
montrant ainsi le peu de valeur de cette autorité,
quel a été mon but? Ai-je voulu entreprendre
par avance et d'une manière générale l'apologie
de toutes les doctrines les plus étranges et les
plus bizarres? Non, assurément, et je suis moi-
même trop peu édifié sur la valeur de quelques-
unes des doctrines nouvelles qui se sont produites
de nos jours pour concevoir une pareille pensée.
Ce que j'ai voulu, c'est réduire à sa juste valeur
ce fameux argument de l'opinion générale et du
sens commun, que sans cesse on oppose à la
spéculation , et je suis bien loin de prétendre que ,
pour avoir raison, il suffise de contredire tout
le monde. C'est surtout en philosophie, Mes-
sieurs, qu'il faut vous mettre en garde contre
ces jugements sommaires et dédaigneux que nos
hommes positifs ont coutume de porter contre
les théories métaphysiques, car ces théories,
plus que toutes les autres, leur sont suspectes,
et ils n'hésitent pas à les déclarer sinon dange-
reuses, à tout le moins parfaitement oiseuses et
inutiles. Pour eux la philosophie est une illusion,
sinon un danger.
Tel est, en général, le langage et telle est l'at-
titude des hommes du monde, des hommes
d'affaires, des sceptiques et des indifférents à
ET DU SENS COMMUN EMPIRIQUE. 371
l'égard de la philosophie. Ce ne sont peut-être
pas là nos adversaires les moins redoutables,
et la philosophie a, je crois, plus à craindre de
leur défiance circonspecte ou de leur dédaigneuse
indifférence que de ces attaques passionnées
d'ennemis d'une autre nature qui ne font que ra-
nimer nos forces et notre ardeur. Placé entre ces
deux sortes d'ennemis, il est de mon devoir de
défendre contre les uns et contre les aulres les in-
térêts de la philosophie qui m'ont été confiés par
l'état le jour où je fus nommé à celte chaire. Je
m'efforcerai d'accomplir ce devoir avec indépen-
dance et modération, en me tenant toujours à
égale distance d'une témérité biâmabie et de
lâches concessions.
DU CARACTÈRE RELIGIEUX
DE
LA PHILOSOPHIE,
ENSEIGNÉE DANS L'UNIVEUSITÉ ,
DISCOURS D'OUVERTURE PRONONCÉ A LA FACULTÉ* DES LETTRES DE LYON
EN 1843.
Messieurs,
La philosophie que nous enseignons est-elle
ou n'est-elle pas religieuse? Cette question, vous
le savez , s'agite au dehors avec aigreur et pas-
sion; il convient de la traiter ici avec calme et
impartialité, et de dissiper les alarmes de tous
les esprits sincèrement troublés. Il faut d'abord
nous mettre en garde contre les équivoques, et
rappeler en quel sens seulement une philosophie
peut et doit être religieuse, Partir de la raison,
s'appuyer sur la raison et rien que sur la raison ,
voilà le premier principe, voilà la condition
essentielle de toute vraie philosophie, voilà l'u-
nique point de vue sous lequel on peut légitime-
ment rechercher si une philosophie est ou n'est
pas religieuse. Placés à ce point de vue, vous
374 DU CARACTÈRE RELIGIEUX
n'hésiterez pas sans doute à reconnaître, avec
moi, un caractère religieux dans une philosophie
qui pénètre les âmes de l'idée de Dieu, de son
action sur l'homme et sur le monde, et de sa
constante participation avec les créatures. Vous
appellerez religieuse une philosophie qui ne se
borne pas à établir, en passant, pour la mettre
ensuite à l'écart, la vérité de l'existence de Dieu,
mais qui la place au sommet de toutes les vérités
et de toutes les idés, qui lui rapporte tout et lui
ramène tout. Vous jugerez qu'une telle philoso-
phie, loin de dessécher les sources du sentiment
religieux, les ranime dans les âmes, et a droit à
la reconnaissance profonde de tous les hommes
qui ont à cœur le développement de l'idée reli-
gieuse et du sentiment religieux. Or, je crois que
tel est le caractère de la philosophie éclectique,
ou, pour préciser encore davantage la question, de
la philosophie enseignée aujourd'hui dans l'uni-
versité. Quelle place l'idée de Dieu doit-elle
tenir dans tout système un peu profond de mé-
taphysique? La place qu'elle tient dans la réa-
lité, dans Tordre moral et dans l'ordre social.
Nulle idée ne doit passer avant elle, nulle ne
doit attirer sur elle, à un plus haut degré, tout
l'effort de la pensée philosophique. En effet,
c'est à l'idée de Dieu que nécessairement nous
reportent toutes les idées des choses qui passent,
DE LA PHILOSOPHIE. 375
qui ont des limites, qui ne contiennent pas en
elles-mêmes la raison de leur existence. C'est
à elle que nécessairement nous arrivons en re-
montant la série des causes, ou bien les anneaux
de la chaîne des êtres. Inquiet et tourmenté,
l'esprit continuellement s'agite au sein de toutes
les autres idées ; dans l'idée seule de Dieu, il s'ar-
rête et se repose.
Dans l'ordre de la vie humaine comme dans
l'ordre de la spéculation, l'idée de Dieu domine.
Toujours présente à la conscience, elle y est
un principe permanent d inspiration , d'espé-
rance, d'amour, d'action. Identique au fond avec
l'idée de bien, elle est le principe de toutes les
luttes contre la passion et l'intérêt, de tous les
sacrifices, de tous les dévouements ; elle est la
règle suprême et absolue des actions. Quiconque
fait le bien suit cette idée, se conforme à cette
idée souveraine, car le bien absolu est l'ordre
éternel des perfections de Dieu.
Si vous sortez de la conscience de l'individu
pour considérer le rôle de cette même idée, dans
la société, dans le mouvement général de l'espèce
humaine, elle y est encore au premier rang, et
elle tient la plus grande place dans les destinées
des peuples. D'un bout du monde à l'autre, de-
370 i)l CARACTÈRE RELIGIEUX
puis le grossier fétiche du sauvage jusqu'aux
chefs-d'œuvre les plus parfaits de l'art chrétien,
la terre est couverte de monuments consacrés à
l'idée de Dieu et inspirés par elle. L'histoire de
l'influence de l'idée de Dieu sur les sociétés hu-
maines, c'est l'histoire de l'influence de toutes
les religions qui se sont succédé dans le monde.
En effet, quel est le principe de toute religion,
sinon une certaine idée de Dieu, de ses attributs
et de ses rapports avec le monde?
Méconnaître cette prédominance de l'idée de
Dieu, soit dans l'ordre métaphysique, soit dans
l'ordre moral, est le signe infaillible d'une phi-
losophie sans portée et sans profondeur. Telle
n'a pas été la grande métaphysique du dix-sep-
tième siècle, dont notre philosophie se porte
l'héritière directe. Montrons le lien intime qui
les unit entre elles , montrons que l'une n'est pas
moins religieuse que l'autre, en comparant le rôle
et la place de Dieu dans la philosophie carté-
sienne avec le rôle et la place de cette même
idée dans la philosophie éclectique.
Dieu est non-seulement le créateur, mais le
principe permanent des êtres créés. Les êtres
ne se soutiennent que par sa continuelle assis-
tance» ne vivent qu'en lui et par lui; telle est,
sous une iorme ou sous une autre, la pensée qui
DE LA PHILOSOPHIE. 377
domine clans les grands systèmes de métaphy-
sique du dix-septième siècle, et s'ils ont erré par
quelque endroit, ils ont erré presque toujours
par l'exagération de celte pensée. Ainsi, c'est
sous la consécration d'un Dieu souverainement
parfait, qui ne peut ni nous tromper ni se trom-
per, que Descartes place la légitimité du crité-
rium de l'évidence; tous les êtres créés ne peu-
vent, selon lui, un seul instant continuer d'exister
qu'autant qu'ils sont continuellement créés; Dieu
ne les conserve qu'en répétant à chaque instant
l'acte par lequel, une première fois, il les a fait
sortir du néant, et l'âme et le corps et toutes les
substances en général passives de leur nature
n'agissent les unes sur les autres qu'à la condi-
tion d'une continuelle assistance et intervention
de Dieu. Toute la métaphysique de Descartes est
donc pénétrée de l'idée de Dieu et du sentiment
de notre dépendance à son égard. Malebranche
va plus loin encore que son maître Descartes. 11
détermine en quoi consiste cette assistance di-
vine dont les créatures ont besoin pour agir.
Toutes les créatures étant dépourvues de toute
causalité, soit propre, soit dérivée, elles ne sont
jamais que la circonstance, l'occasion à propos de
laquelle intervient la seule cause efficiente, la
seule vraie cause, Dieu. C'est Dieu qui, selon
Malebranche, est la cause directe et immédiate
378 DU CARACTÈRE RELIGIEUX
qui met le corps en mouvement à l'occasion des
désirs de l'âme et suscite dans lame des sensa-
tions et des idées à l'occasion des mouvements
du corps; toutes nos idées viennent de Dieu,
nous les voyons en Dieu; c'est en Dieu que nous
sommes, que nous vivons, que nous agissons.
Par où a péché Spinosa, sinon par l'exagération
de cette grande et légitime tendance de la méta-
physique cartésienne? Il Ta exagérée jusqu'au
point d'absorber entièrement toutes choses en
Dieu, de ne voir dans les créatures que des phé-
nomènes de Dieu, jusqu'au point de ne voir
partout que l'action directe et la substance propre
de Dieu.
En dehors de la philosophie proprement dite,
dans la littérature, dans les querelles théologi-
ques du dix-septième siècle, j'aperçois encore
cette même tendance à faire prédominer l'idée
de Dieu sur l'idée de l'homme, je découvre tou-
jours ce sentiment profond du lien qui nous unit
avec Dieu. N'est-ce pas là un caractère commun
à tous les grands écrivains du siècle, à Pascal, à
Bossuet, à Fénelon? N'est-ce pas là le Irait essen-
tiel de Port-Royal et du jansénisme? En effet,
quelle est la tendance fondamentale du jansé-
nisme, qui tient une si grande place dans l'histoire
littéraire et religieuse du dix-septième siècle? N'est-
DE LA PHILOSOPHIE. 379
elle pas d'anéantir l'action et la volonté humaine
sous l'action et la volonté divine? L'homme ne
peut rien par lui-même , il ne peut rien sans la
grâce, pas même demander la grâce; le juste qui
succombe, comme le dit Arnauld , est un juste
auquel la grâce a manqué, ou, en d'autres termes,
nous ne sommes rien, nous ne pouvons rien qu'en
Dieu et par Dieu. Tel est le principe défendu avec
tant d'obstination et de courage par Port-Royal,
et vous voyez en quelle conformité il se trouve
avec l'esprit de la métaphysique cartésienne.
Ainsi, chez les penseurs du dix -septième
siècle, domine l'idée de Dieu , avec le sentiment
profond de la dépendance de toutes les créatures
en général et de l'homme en particulier. Il n'en
est plus de même chez les penseurs du dix-
septième siècle, ils écartent l'idée de Dieu , ils la
mettent, pour ainsi dire, au second rang. Le
dix-septième siècle s'était tellement préoccupé de
l'idée de Dieu, de l'idée du fini, qu'il avait plus
ou moins perdu de vue la réalité du fini, la réa-
lité de la personnalité et de la liberté humaine ;
en outre, il avait, comme si souvent il arrive,
compromis cette idée dans ses applications à l'or-
dre social et politique. En effet, la plupart des
écrivains et des penseurs du siècle de Louis XIV
avaient placé sous le patronage de l'idée de Dieu
380 DU CARACTÈRE RELIGIEUX
la société du dix-septième siècle, la monarchie
absolue, l'obéissance absolue, les inégalités des
castes et toutes les institutions sociales contre les-
quelles, au nom de la justice, l'esprit nouveau
commençait à protester. C'est pourquoi il y eut,
en quelque sorte, au dix-huitième siècle, une
réaction contre l'idée de Dieu et contre la prédo-
minance qu a juste titre la philosophie du dix-
septième siècle lui avait reconnue et accordée
dans Tordre des idées et des principes. Par op-
position, le dix-huitième siècle laisse de côté Dieu
et l'infini, pour s'occuper avant tout du monde,
de l'homme, du fini. Sans doute, la plupart des
philosophes du dix-huitième siècle ne nient pas
précisément Dieu; mais s'ils ne le nient pas, ils
s'efforcent de lui faire la moindre part possible ,
ils n'en font mention que pour mémoire et sous
forme d'appendice ; à peine, suivant une expres-
sion énergique de Pascal, lui demandent-ils une
première chiquenaude pour mettre le monde en
mouvement. Quelle est la nature de Dieu, quels
sont ses attributs, quels sont les rapports de Dieu
avec l'homme et avec le monde? Toutes ces
grandes questions si profondément traitées par le
cartésianisme, non-seulement la philosophie du
dix-huitième siècle les laisse de côté, mais en-
core elle affecte de les dédaigner. Que de plai-
santeries, que de sarcasmes Voltaire et Condillac
DE LA PHILOSOPHIE. 381
lui-même n'ont-ils pas accumulés contre la pré-
tendue inutilité de ces questions, contre leur
profonde et impénétrable obscurité! Avec quel
dédain superbe n'ont-ils pas classé parmi les rê-
veurs et les fous tous les grands génies qui les
avaient agitées !
-rr
Ce qui se passe en métaphysique, relativement
à l'idée de Dieu , se passe également à la même
époque dans toutes les sciences morales et poli-
tiques. Considérez à l'œuvre les grands réforma-
teurs de ce siècle ; à l'exception peut-être d'un
seul, de Jean-Jacques Rousseau , presque jamais
ils n'ont à la bouche le nom de Dieu dans leurs
vives et éloquentes protestations contre les abus
et les iniquités du vieil ordre social et dans leurs
utopies inspirées par l'amour de l'humanité et
de la justice. Us invoquent l'éternelle justice, le
droit, ie devoir, et, dans leur superficielle méta-
physique, ils n'aperçoivent pas que Dieu est le
principe, la substance même de cette éternelle
justice, au nom de laquelle ils travaillent à fonder
une société nouvelle. Us ne savent pas distinguer
l'idée religieuse elle-même et ce qu'elle a d'essen-
tiel des formes variées et des superstitions qui
peuvent plus ou moins la fausser et la dénaturer,
et ils l'enveloppent aveuglément dans la même
proscription, ils accomplissaient sans nul doute
382 DU CARACTÈRE RELIGIEUX
l'œuvre de Dieu, ils en étaient les prophètes et
les ardents ouvriers, car quel homme encore au-
jourd'hui assez aveugle pour ne pas voir que
prêcher la tolérance , la liberté , l'égalité des
charges et des droits, la fraternité des hommes,
c'était travailler à l'œuvre de Dieu? Mais tout en
accomplissant cette œuvre de Dieu, ils l'igno-
rent, et, par une contradiction vraiment singu-
lière, ils s'imaginent mettre Dieu de côté, alors
précisément qu'ils travaillent avec le plus d'ar-
deur à établir son règne en ce monde.
Tel est le caractère général que présente la
philosophie du dix-huitième siècle en opposition
avec la philosophie du dix-septième. Elle est donc
tombée, au sujet de l'idée de Dieu et des rapports
de l'homme avec Dieu, dans la plus profonde et
la plus dangereuse des erreurs, et elle a dû être
repoussée et par tous les vrais métaphysiciens qui
comprennent clairement que ce qui est fini , li-
mité, passager, ne peut se suffire à lui-même, ne
peut s'expliquer par lui-même, et aussi par toutes
les âmes qui éprouvent le besoin de l'idée et du
sentiment religieux.
Quelle est sur ce point fondamental la doctrine
professée par la philosophie qui domine dans
l'université? S'est-elle portée l'héritière de la
DE LA PHILOSOPHIE. 383
philosophie du dix-septième siècle ou de la phi-
losophie du dix-huitième? À-t-elle nié, ou du
moins mis de côté l'idée de Dieu et de la partici-
pation de l'homme avec Dieu? A-t-elle méconnu
la place et l'importance de cette idée? En mi
mot, est-elie religieuse comme le cartésianisme
ou irréligieuse comme la philosophie du dix-
huitième siècle ? A cette question , je réponds
sans hésiter et sans aucune crainte d'être démenti
par tous ceux qui ont l'intelligence et non la
haine de la métaphysique : Elle est religieuse
comme la philosophie du dix- septième siècle.
Elle a en quelque sorte renoué le lien que la
métaphysique superficielle du dix-huitième siècle
avait rompu entre Dieu et l'homme , entre Dieu
et le monde. Comme Descartes et comme Male-
hranche, en rentrant dans la conscience, elle y
trouve tout d'abord, à côté de l'idée du fini et de
l'imparfait, l'idée de l'infini et du souverainement
pariait. Elle s'interroge sur la valeur de cette idée;
elle remarque qu'elle ne peut avoir ni son exem-
plaire , ni sa cause en notre nature imparfaite et
bornée, mais seulement en ce qui est infini, sou-
verainement parfait, en Dieu lui-même. Elle re-
connaît ainsi, dès le principe, dans la conscience
un idée qui est une aperceplion immédiate de Dieu
lui-même. Non-seulement , dans cette idée, elle
38i DU CARACTÈRE RELIGIEUX
découvre la preuve immédiate de l'existence de
Dieu, mais elle établit que cette idée étant per-
manente au fond de notre intelligence, nous
sommes par elle en un rapport continuel avec
Dieu. En effet, il nous est impossible de penser
ce qui est fini et imparfait sans penser en même
temps ce qui est infini et souverainement parfait.
La première pensée appelle nécessairement
l'autre à sa suite dans notre intelligence, de
même, comme l'a dit Fénelou, que l'idée de la
vallée réveille nécessairement l'idée de la mon-
tagne, l'idée de la faiblesse celle de la force, l'idée
de la maladie celle de la santé , l'idée des ténè-
bres celle de la lumière. Donc l'idée de Dieu n'est
pas, selon nous, une idée qui de temps en temps,
de loin en loin, fasse de solennelles et rares ap-
paritions dans notre intelligence, mais constam-
ment elle y demeure, constamment elle nous
éclaire. Elle est le fond immobile sur lequel pas-
sent et repassent toutes nos autres idées, sur le-
quel se dessinent toutes les scènes mobiles et va-
riables du monde, du fini et du contingent.
Ainsi, chacune de nos pensées, chacune de nos
paroles est un acte de foi, un hymne, comme l'a
dit le chef de cette école qu'on accuse aujour-
d'hui cle prêcher l'immoralité et l'impiété.
Dans la question de Dieu et des rapports de
DE LA PHILOSOPHIE. 385
Dieu avec le monde, la philosophie éclectique va
encore plus loin , elle se demande quelle est la
nature de cette faculté merveilleuse par laquelle,
êtres finis et contingents, nous connaissons l'ab-
solu et l'infini , quelle est la nature de la raison
impersonnelle? J'ai déterminé sa vraie nature
dans le cours de Tannée dernière en développant
les principes posés par le cartésianisme et par nos
maîtres. Celte raison impersonnelle, par laquelle
tous les hommes de tous les temps et de tous les
lieux comtemplent l'infini et l'absolu, une même
vérité et une même justice, n'a point en nous son
principe et sa source, elle n'est pas un organe de
notre intelligence finie, elle est Dieu lui-même,
Dieu présent en nous en vertu de son infinité.
Ainsi nous professons que, par la raison imper-
sonnelle, nous sommes en une communion, en
une participation continuelle avec Dieu ; que
nous n'existons , ne vivons et ne pensons qu'en
vertu de cette participation permanente ; que,
cette participation étant un seul instant suspen-
due, nous et tous les êtres finis nous serions
anéantis, tout comme la pierre tombe lorsque la
main qui la soutenait se retire , tout comme le
ruisseau tarit lorsque la source tarit.
L'idée de Dieu joue donc le même rôle et tient
la même place dans notre philosophie que dans
25
386 DU CARACTÈRE RELIGIEUX
la philosophie du dix-septième siècle. Elle y do-
mine de la même manière; elle en pénètre éga-
lement toutes les parties. Cependant, Mes-
sieurs, nous ne suivons pas en aveugles les traces
du cartésianisme, et nous sommes continuelle-
ment attentifs à ne pas nous heurter contre les
mêmes écueils. Ainsi, malgré la distinction sé-
vère tracée par Descartes entre la théologie et la
philosophie, la philosophie du dix-septième siè-
cle, plus d'une fois, a eu le tort en traitant de la
nature de Dieu, de ses attributs, de ses rapports
avec l'homme, de ne pas s'appuyer uniquement
sur l'autorité de la raison, de faire intervenir les
textes sacrés et les dogmes que la raison ne donne
pas. Malebranche surtout offre, sous ce point de
vue, dans toute sa philosophie^ une singulière et
fâcheuse confusion. Nous ne sommes pas tombés
dans cette confusion, nous nous appuyons con-
stamment sur la seule raison, en laissant sévère-
ment de côté tout ce qui ne nous est pas donné
par elle.
Un autre écueil que n'a pas toujours évité le
cartésianisme, c'est la tendance à absorber notre
individualité et notre personnalité au sein de l'être
infini, c'est la tendance qui aboutit à Spinosa.
Pour nous, nous prenons garde à mieux concilier
que ne Ta fait le cartésianisme l'infinité de Dieu
DE LA PHILOSOPHIE. 387
avec l'activité essentielle, l'individualité et la per-
sonnalité des créatures. Instruits par l'histoire des
excès contraires et également dangereux dans
lesquels est tombée, au sujet de Dieu, la pensée
philosophique , nous nous appliquons constam-
ment à éviter les uns et les autres, à ne pas, par
exemple , donner dans l'excès d'un Dieu con-
fondu, identifié avec le monde, ni dans l'autre
excès d'un Dieu séparé du monde, ou bien en-
core, par crainte de l'absolu et de l'infini, nous
prenons garde de ne pas aller à l'anthropomor-
phisme, ni par crainte de l'anthropomorphisme,
de nous précipiter dans le néant d'un absolu in^
déterminé, dans le vide d'un être sans attributs,
sans qualités, identique au non-être. Voilà par où
nous nous rattachons fortement à la philosophie
du dix- septième siècle, et voilà par où nous nous
efforçons de ne pas lui ressembler. J'en appelle
de la vérité de ces assertions à tous ceux qui sont
instruits dans l'histoire de la philosophie de notre
temps, à tous ceux qui ne se laissent pas empor-
ter dans leurs jugements par l'esprit de parti, à
tous ceux qui ont étudié sérieusement, sans pré-
vention , les livres et l'ensei gnement de notre école .
Plus j'y songe, Messieurs, et plus je m'étonne.
Comment se peut-il que cette même philosophie
qui édifiait les âmes les plus pieuses du dix-sep-
388 DU CARACTÈRE RELIGIEUX
tième siècle soit devenue aujourd'hui un sujet de
scandale, une perturbatrice de la foi religieuse et
des mœurs ? Par quelle métamorphose étrange ces
mêmes principes qui constituaient la foi philoso-
phique des Arnauld, des Bossuet, des Fénelon,
seraient-ils changés en des principes destructeurs
de toute religion et de toute morale? En procla-
mant la divinité de la raison, Malebranche n'était
pas apparemment un impie, et, lorsque nous la
proclamons après lui, on nous accuse de faire
l'apothéose de l'intelligence humaine et de rele-
ver les autels impies de l'exécrable déesse Raison.
La foi serait-elle donc aujourd'hui plus sévère et
pluspure, ou bien, doués de plus de perspicacité
et de profondeur, les théologiens du jour auraient-
ils découvert dans ces doctrines un poison que
n'avaient pas aperçu les grands théologiens du
dix-septième siècle ?
Loin d'accuser ainsi la philosophie que nous
enseignons, il serait plus juste et plus sage de
reconnaître qu'elle a exercé sur les âmes une in-
fluence morale et religieuse salutaire. Elle a ef-
ficacement contribué à les pénétrer davantage de
l'idée de la divinité et du sentiment de notre par-
ticipation avec elle; et si l'idée religieuse, j'en-
tends l'idée religieuse dans sa plus haute accep-
tion, abstraction faite de toutes les formes qu'elle
DE LA PHILOSOPHIE. 339
peut revêtir, est incontestablement plus forte au-
jourd'hui qu'au dix-huitième siècle, si personne
n'est plus tenté de la tourner en ridicule, si cha-
cun la prend au sérieux, à qui principalement
attribuer ce changement fécond et salutaire, sinon
à cette philosophie nouvelle, qui a si vivement et
si puissamment remis en lumière ce qu'il y a
d'infini et dedivindansla conscience de l'homme,
sinon à cette philosophie qui a enseigné de nou-
veau l'union intime et permanente du créateur
avec la créature ?
Peut-être serait-il plus avantageux à la cause
des irréconciliables ennemis de la philosophie
d'avoir à combattre une philosophie qui niât
Dieu ou les rapports de Dieu avec le monde, ou
du moins qui ne sût que dire de la nature de Dieu
et de ses attributs. Dans des querelles récentes^
ne leur est-il pas plus d une fois arrivé d'avouer
naïvement qu a tout prendre, ils aimeraient en-
core mieux la philosophie de Condillac que la
nôtre? Nous concevons cette préférence ; il leur
serait en effet plus facile de traduire une pareille
philosophie à la barre du sens commun et des
croyances éternelles du genre humain, il leur
serait plus facile de soulever contre elle tous ceux
qui tiennent aux principes sans lesquels il ne
peut y avoir ni religion ni morale. Mais nous
390 DU CARACTÈRE RELIGIEUX
n'avons pas donné encore, nous ne donnerons
jamais un tel sujet de triomphe aux ennemis de
Ja philosophie, et quelque pénible que cela leur
puisse être, quelque fâcheux pour leur système
d'attaque, il faut qu'ils se résignent à nous en-
tendre solidement établir toutes ces grandes vé-
rités au nom desquelles ils nous déclarent la
guerre. Profondément persuadés que nous pou-
vons atteindre Dieu par un procédé légitime de
la raison, Dieu avec sa nature essentielle et les
attributs par lesquels il entre en relation avec
l'humanité, nous enseignons ce Dieu., tel que la
raison nous le révèle, nous ne l'identifions point
avec le monde^ comme on se plaît à le répéter,
mais nous ne le séparons pas du monde, nous le
découvrons dans l'homme et dans la nature, nous
l'apercevons comme le principe suprême de toute
substantialité, de toute causalité, de la vérité ab-
solue du bien et du beau. Voilà ce que déjà j'ai
longuement enseigné l'année dernière. Voilà ce
que je me propose encore d'enseigner cette an-
née sous un autre point de vue et avec d'autres
développements. De plus en plus, je l'espère >
vous serez frappés du caractère moral et religieux
de notre philosophie et de son respect profond
pour toutes les croyances du sens commun, et de
plus en plus vous admirerez la violence et la
fausseté des accusations dont elle est l'objet.
DE LA PHILOSOPHIE. 391
J'imagine qu'au lieu de cette philosophie qui
établit l'existence de Dieu et ses attributs, la par-
ticipation de l'homme avec Dieu, la liberté, le
devoir, la simplicité et l'immortalité de l'âme
humaine, nous enseignions une autre philoso-
phie qui niât l'existence d'un Dieu providentiel,
de l'âme simple et immortelle, de la liberté, du
devoir , de la fraternité entre les hommes , une
philosophie qui proclamât l'intérêt et le plaisir
la règle suprême des actions des hommes, que
dirait-on de nous et de nos doctrines , je le de-
mande, que déjà Ton n'en dise, et quels ana-
thèmes particuliers, quelles injures plus véhé-
mentes a-t-on eu la précaution de tenir en réserve
pour le cas où une pareille philosophie viendrait
à se produire? Que, par cette supposition, cha-
cun juge de l'iniquité vraiment ridicule des at-
taques dont nous sommes l'objet, soit de la part
de ceux qui nous considèrent comme de dange-
reux idéologues , soit de la part de ceux qui nous
considèrent comme des destructeurs systéma-
tiques de l'idée religieuse. Établir par la raison
et sur la seule raison les vérités qui sont le fon-
dement de toute morale et de toute religion, les
vérités qui intéressent le bonheur et la dignité de
l'espèce humaine, voilà notre tâche, voilà le but
unique de tous nos efforts. Or, qui donc, soit au
point de vue social, soit au point de vue reli-
392 DU CARACTÈRE RELIGIEUX
gieux, peut légitimement s'alarmer d'une pa-
reille entreprise? Quel homme éclairé et honnête
ne doit> au contraire, y applaudir de toutes ses
forces et en espérer quelque bien pour l'individu
et pour la société tout entière?
Si donc, Messieurs, une telle philosophie ne
peut aujourd'hui trouver grâce, n'en conclurez-
vous pas avec moi qu'il ne s'agit pas ici d'une
guerre contre tel ou tel système de philosophie,
mais contre la philosophie elle-même, contre le
principe de toute philosophie , c'est-à-dire la libre
recherche par la raison des vérités relatives à
Dieu , à l'homme et aux rapports de Dieu avec
l'homme. On ne peut pas s'y tromper, c'est le
principe de l'indépendance de la philosophie qui
est en cause dans ce débat, et si l'on consent à le
sacrifier, je ne doute pas qu'il ne soit fait bon
marché de tout le reste. Mais, grâce à Dieu, si
ce principe est attaqué, il est assez fort pour se
défendre. Depuis longtemps il est victorieux, il
a conquis son droit de cité non-seulement dans
la science , mais dans l'état , il repose sous la pro-
tection des forces invincibles de l'esprit nouveau.
Il n'y a pas aujourd'hui de puissance au monde
qui puisse nous ramener à un passé déjà bien
loin de nous , à un passé dont nous sommes sé-
parés non-seulement par le dix-huitième siècle,
DE LA PHILOSOPHIE. 393
mais par le dix-septième siècle tout entier; il n'y
a pas de puissance au monde qui puisse remettre
la pensée philosophique dans les chaînes de la
théologie. La guerre qu'on nous a si imprudem-
ment déclarée est donc malheureuse pour nos
adversaires et heureuse pour nous. Elle est mal-
heureuse pour nos adversaires, en qui elle a
montré un opiniâtre et incorrigible attachement
à des principes, à des prétentions que l'esprit du
temps présent réprouve; elle est heureuse pour
nous, car elle a démontré l'identité de notre
cause avec tous les grands principes de la civi-
lisation moderne, car elle a réveillé une foule
immense, qui déjà s'endormait sur des con-
quêtes qu elle croyait n'avoir plus besoin de dé-
fendre.
Rassurons donc à la fois et les amis de la phi-
losophie et ceux qui, troublés par toutes les dé-
clamations dont nous sommes l'objet, avaient
commencé peut-être à prendre nos doctrines en
défiance. La libre recherche par la raison de
toutes les vérités relatives à Dieu et à l'homme
est le résultat le plus expressif de tout ce qui s'est
passé depuis trois cents ans dans le monde; elle
ne peut pas périr, même dans l'enseignement
public. La philosophie que nous enseignons n'est
point une philosophie irréligieuse et impie, les
39i DU CARACTÈRE DE LA PHILOSOPHIE.
doctrines que nous professons ne peuvent qu'éle-
ver les âmes vers Dieu et les rendre meilleures ,
loin de les abaisser et de les corrompre. Donc,
sans prêter plus d'attention aux clameurs du
dehors et surtout sans leur faire aucune conces-
sion , continuons à interroger ensemble cette rai-
son divine, de laquelle, selon Malebranche , on
ne peut dire sans impiété qu'elle nous trompe
sur ce qui est bien et sur ce qui est vrai.
FIN.
TABLE
DES MATIÈRES CONTENUES DANS CE VOLUME.
Pages.
Chapitre premier. — Division de toutes les connaissances
humaines en deux grandes classes, selon qu'elles se rapportent
au fini ou à l'infini. — De l'existence de l'idée d'infini au sein
de l'intelligence humaine. — - L'idée de l'infini est claire, elle est
positive.— Différence de l'idée de l'infini et de l'idée de l'indé-
fini. — Dans l'ordre de la connaissance l'idée du fini précède
l'idée de l'infini, et dans l'ordre de la réalité c'est l'infini qui
précède le fini. — Corrélation nécessaire de l'idée du fini et de
l'idée de l'infini. — Il n'y a pas de contradiction entre l'expé-
rience qui nous atteste le fini et la raison qui nous atteste l'infini.
— L'idée de l'infini se conçoit mieux que l'idée du fini 1
Chapitre ii. — L'idée de l'infini a pour objet l'être in-
fini.— La vérité de l'existence de l'être infini est enfermée dans
l'idée que nous en avons. — L'esprit l'aperçoit immédiatement
et ne la conclut pas par voie de syllogisme. — L'idée de l'infini
est le fondement de la seule vraie preuve de l'existence de Dieu.
— Par l'idée de l'infini notre intelligence est en rapport conti-
nuel avec Dieu. — Universalité de la croyance en un Dieu infini
et souverainement parfait. — Elle a existé plus ou moins claire
dans toutes les religions. — Religion de l'Inde. — Religion de
la Perse. — Religion de l'Egypte. — Religion de la Grèce et de
Rome. — Toutes les différences religieuses consistent dans le
plus ou le moins de clarté de cette notion universelle du Dieu
un et infini. — Définition de l'essence de l'être infini. — Il con-
tient en lui tout ce qu'il y a de réel et de positif dans les créa-
tures, soit dans les esprits, soit dans les corps. — L'être infini
ne peut pas plus être conçu comme esprit que comme corps. —
Il n'en contient pas moins en lui tout ce qu'il y a de réel dans
notre intelligence sous la raison de l'infinité 20
Chapitre iii. — Ènumération des idées absolues. — Caractère
de cette ènumération. — De l'idée de cause absolue. — L'an-
396 TABLE DES MATIÈRES.
Pages.
técédent chronologique de l'idée de cause absolue est la conscience
de notre causalité finie et contingente. — De l'objet de l'idée de
cause absolue. — 11 est identique avec l'objet de l'idée d'être
absolu , toute substance étant cause de même que toute cause
est substance. — Les idées de cause et de substance séparées
l'une de l'autre sont des idées abstraites. — La causalité est l'es-
sence même de l'être infini. — Toute causalité dérive de la cau-
salité absolue. — De la réalité des causes secondes. — Les causes
secondes ne sont ni indépendantes ni purement occasionnelles.
— Identité de l'idée de cause avec l'idée d'être infini 48
Chapitre iv. — De l'idée d'espace. — De ses caractères. — De
son antécédent, — De l'objet de l'idée d'espace. — Exposition des
principales opinions sur la nature de l'espace.— Opinion vulgaire.
— Opinion de Descartes. — Opinion de Leibnitz. — Opinion de
Newton, de Clarke, de Malebranche, de Fénelon. — Opinion de
Kant. — Critérium à l'aide duquel on doit juger de la vérité ou
de la fausseté de ces diverses opinions sur la nature de l'espace. 61
Chapitre v. — Examen critique de ces diverses opinions sur
la nature de l'espace. — Critique de l'opinion de Kant. — Cri-
tique de l'opinion vulgaire. — Critique de l'opinion de Descar-
tes. — Critique de l'opinion de Leibnitz. — De la vraie nature
de l'espace. —Opinion de Malebranche, Fénelon, Clarke et New-
ton. — L'espace est l'immensité de l'être inlini. — De l'omnipré-
sence de Dieu. — En quel sens il faut l'entendre. — De la preuve
de l'existence de Dieu fondée par Clarke sur l'idée de l'espace.
— Réfutation d'une objection de M. Royer-Collard. — Identité
de l'idée d'espace avec l'idée de l'être infini 76
Chapitre vi. — De l'idée du temps infini. — De son antécé-
dent chronologique. — Le temps infini est absolu. — De l'objet
de l'idée de temps infini. — Exposition et critique des diverses
opinions sur la nature du temps. — Critique de l'opinion vul-
gaire. — Critique de Locke et de Condillac. — Critique de Leib-
nitz. — Critique de Kant. — De la vraie nature du temps. —
Opinion de Clarke. — Le temps infini est l'éternité de l'être in-
fini. — Définition de l'éternité de Dieu opposée à la durée des
créatures. — Réfutation d'une objection de Leibnitz. — Analo-
gies entre le temps et l'espace. — Identité de l'idée du temps
avec l'idée de l'être infini 95
TABLE DES MATIÈRES. 397
Pages.
Chapitre vu. — De l'idée d'ordre absolu.— Elle ne rentre pas
dans une classe intermédiaire entre les principes rationnels et les
principes empiriques. — Elle a tous les caractères des autres
idées delà raison. — Elle n'est pas seulement universelle, elle
est absolue. — En quoi consiste le caractère absolu de l'idée
d'ordre. — Antécédent de l'idée d'ordre. — Importance de cette
idée. — Elle est le principe de l'induction. — Ses diverses ap-
plications au monde physique et au monde moral. — Les er-
reurs auxquelles donnent lieu ces applications ne prouvent rien
contre le caractère absolu de l'idée d'ordre 113
Chapitre viii. — De l'objet de l'idée d'ordre absolu.— L'ordre
en soi est l'immutabilité de l'être infini. —L'être infini est im-
muable dans son essence, dans ses attributs, dans ses détermi-
nations. — Conciliation de la liberté souveraine de Dieu avec
son immutabilité. — De la liberté dans l'homme, de la liberté
dans Dieu. — Une nécessité morale préside à toutes les détermi-
nations de la liberté de Dieu. —L'immutabilité de Dieu résulte
de sa sagesse souveraine. — Notre croyance à l'ordre du monde
a pour objet cette immutabilité. — Identité de l'id.?e d'ordre
absolu avec l'idée d'être infini 133
Chapitre ix. — De l'idée du bien absolu. — A 1 école éclecti-
que appartient l'honneur d'avoir rétabli cette idée comme prin-
cipe de la morale au sein de la philosophie française. — Carac-
tères de l'idée du bien. — Elle est universelle, elle est absolue.
— Réfutation des objections contre son universalité. — Concilia-
tion de l'immutabilité du bien et de la perfectibilité 'de la
morale. — Corrélation du développement moral et du développe-
ment intellectuel.— L'idée du bien est nécessaire ou obligatoire.
— L'idée du bien s'éveille en nous avec le sentiment de la li-
berté. — L'idée de bien se traduit en l'idée d'un ordre universel
dont la fin de chaque être est un élément. — La fin d'un être se
connaît par sa nature. — Entre la fin et le bien d'un être il y
a identité. — Concourir à l'ordre universel en travaillant à ac-
complir notre destination, aider les autres à atteindre la fin qui
leur est propre, voilà le bien et le devoir 148
Chapitre x. — De l'objet de l'idée du bien absolu. — Dieu
aime et veut les choses selon le degré de leur participation à
ses perfections infinies» — Le bien en soi est l'ordre éternel des
398 TABLE DES MATIÈRES.
Pages.
perfections de Dieu. — Cet ordre est la loi que Dieu lui-même
suit et ne peut pas ne pas suivre en vertu de l'excellence de sa
nature. — Cette loi de Dieu devient la loi de l'homme en vertu
de l'union de l'homme avec Dieu. — 11 n'y a pas deux sortes de
morale, l'une philosophique, l'autre religieuse. — Toute morale
est essentiellement religieuse. — Identité de la vraie piété et de
la vraie morale, de l'amour de l'ordre et de l'amour de Dieu. —
Identité de l'idée du bien absolu et de l'idée de l'être infini. 168
Chapitre xi. — De l'idée du beau absolu. — De ses caractères.
— Elle est universelle. — Elle est absolue. — Réfutation des ob-
jections contre l'universalité et le caractère absolu de l'idée
du beau. — Antécédent de l'idée du beau. — La beauté est une.
— Identité de tous les genres de beauté. — La beauté physique
n'est qu'un reflet de la beauté immatérielle. — Toute beauté de
la nature et-de l'art consiste dans l'expression d'une idée ou d'un
sentiment, dans une manifestation de l'invisible par le visible.. 187
Chapitre xu. — De l'objet de l'idée du beau absolu. — Opi-
nions de Platon, de Plotin, de saint Augustin , de Hegel sur la
nature du beau en soi. — Tous le définissent également la ma-
nifestation sensible de l'être infini. — La beauté en tout genre
n'est en effet qu'une manifestation de l'infini par le fini. — Du
sublime. — En quoi sa nature est semblable à celle du beau, et
en quoi elle en diffère. — Réfutation de quelques objections con-
tre cette définition de la nature du beau et du sublime. --Identité
de l'idée du beau avec l'idée de l'infini. — Unité de toutes les
idées de la raison 202
Chapitre xiii. — De la nature de la raison. — La raison ne
peut être une faculté personnelle et limitée. — Le fini ne peut
connaître l'infini. — Deux termes infinis ne peuvent coexister.
— Il ne peut donc y avoir qu'un terme à la fois sujet et objet
dans la connaissance de l'infini. — Ce terme unique est l'être
infini présent substantiellement en nous en vertu de son infinité.
— Définition de la nature de la raison. — Comment cette défi-
nition se rattache à tout ce qui précède. — Elle ne s'applique
qu'à la connaissance de l'infini, et non à la connaissance du fini.
— Critique de quelques métaphores au sujet de la raison. —
Impersonnalité de la raison. — Citations de Malebranche, de
Fénclon , de Bossuet, de M. Cousin. — Ils ont conçu de la
TABLE DES MATIÈRES. 399
Tages.
même manière !a nature de la raison. — C'est de la nature di-
vine de la raison que découlent tous ses caractères. 221
Chapitre xiv.— Du fondement de la certitude. — De la forme
unique sous laquelle s'agite aujourd'hui la question entre le
scepticisme et le dogmatisme. — La raison est-elle capable de
la vérité absolue ou seulement d'une vérité relative. — Nier que
la raison soit capable de la vérité absolue, c'est affirmer le plus
radical scepticisme. — Pour détruire ce scepticisme issu de
Kantil faut l'attaquer dans son principe. — Ce principe est la
distinction de deux termes au sein de la connaissance de l'ab-
solu. — Si on accorde au scepticisme cette distinction, il est in-
vincible. — Mais dans la connaissance de l'absolu il n'y a qu'un
terme unique à la fois sujet et objet. — Donc il n'y a pas d'al-
tération possible de la vérité absolue. — Hors de la participation
de l'homme avec Dieu, il n'y a plus de vérité absolue, il n'y a
plus que scepticisme et confusion.— L'homme connaît la vérité
absolue, mais il ne la connaît pas tout entière, il ne la connaît
qu'en raison du degré de sa participation à l'essence de Dieu. . 245
Chapitre xv. — Peut-on légitimement accuser de panthéisme
cette théorie de la raison impersonnelle? — De la question des
rapports de Dieu avec le monde. — Elle a reçu deux grandes
solutions opposées, le déisme et le panthéisme. — Définition et
critique du déisme. — Conséquences du déisme. — Définition
et critique du panthéisme. *— Distinction de deux sortes de
panthéisme. — Panthéisme naturaliste. — Panthéisme idéaliste.
— Du principe et de la méthode du panthéisme idéaliste. — De
la nature de l'homme dans ce système. — Conséquences du pan-
théisme. — Des causes principales qui inclinent les esprits au
déisme ou au panthéisme.. , 269
Chapitre xvi. — Il faut chercher un milieu entre le déisme
et le panthéisme. — La théorie de la raison impersonnelle ne
touche pas à ce qui constitue la personnalité de l'homme. — Il
n'y a qu'une substance absolue, mais il n'en résulte pas qu'il
n'y ait pas de substances relatives. — Définition des substances
relatives. — Conciliation du témoignage de la conscience qui
nous atteste que nous sommes une substance réelle et finie
avec le témoignage de la raison qui nous atteste l'existence de
la substance absolue et infinie. — La substance finie n'existe
kOO TABLE DES MATIÈRES.
Pages.
qu'en vertu d'une participation permanente avec la substance
infinie dont elle découle. — La détermination qui lui est propre
constitue sa réalité. — Différence de la participation continue
et de la création continuée. — Différence fondamentale entre
les substances finies et les phénomènes. — Définition des sub-
stances et des purs phénomènes par Descartes. — Dieu est dis-
tinct du monde, mais il n'en est pas séparé 290
Chapitre xvii. — La participation de l'homme avec Dieu est
un principe fondamental de la théologie chrétienne. — Saint
Jean, saint Paul, saint Clément d'Alexandrie, saint Augustin,
saint Thomas. — L'Église la professe chaque jour dans les for-
mules consacrées de ses prières. — Symbole de foi juré par les
évoques à leur sacre. — Catéchisme. — Contradiction ridicule
de ceux qui condamnent dans la philosophie ce qu'ils adorent
dans la théologie 311
Chapitre xviii. — Conséquences de la théorie de la raison im-
personnelle. — Conséquences dans l'ordre de la science. — Elle
donne un inébranlable fondement au dogmatisme. — Consé-
quences dans l'ordre moral. — Elle seul peut poser un principe
absolu de distinction entre le bien et le mal. — Conséquences
dans l'ordre esthétique. — Conséquences dans l'ordre social et
politique.— Elle est le principe de la fraternité humaine. — La
fraternité humaine résulte de la participation commune de tous
les hommes avec Dieu. — Tous les hommes sont frères par Dieu
et en Dieu. — Du développement du principe de la fraternité des
hommes en Dieu déroulent tous les progrès sociaux et politiques.
— Conséquences dans l'ordre religieux. — Fausseté des accusa-
tions dont celte doctrine est l'objet ... 330
Du sens commun rationnel et du sens commun empirique,
discours d'ouverture prononcé à la faculté des lettres de Lyon
en 1842. . . 351
Du caractère religieux de la philosophie enseignée dans l'uni-
versité, discours d'ouverture prononcé à la faculté des lettres de
Lyon en 1843 373
FIN DE LA TABLE.
Imprimerie de Mn>e \e Dokdey«>Dtjeri' , rue Saini-ï Quis,4(j,au Marais.