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Full text of "Théorie de la raison impersonnelle"

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THÉORIE 

DE  LA  RAISON  IMPERSONNELLE, 


Se  trouve  aussi  à  lyon  ,  chez  : 

giberton  et  brun,  libraires,  Petite  rue  Mercière,  7; 
nidan  et  gourdon  ,  rue  Lafont,  U  ; 
savy  jeune,  quai  des  Célestins,  48. 


Paris.   Imprimerie  Dondey-Dupré  ,  rue  Saint-Louis,  46  ,  au  Marais. 


THÉORIE 


RAISON  IMPERSONNELLE 

PAR  M.  FRANCISQUE  BOUILLIER, 

MEMBRE  CORRESPONDANT  DE  h  INSTITUT, 
PROFESSEUR   A    LA    FACULTÉ    DES    LETTRES    DE    LYON. 


Soutenir  que  les  idées  qui  sont  éternelles ,  immuables, 
communes  à  toutes  les  intelligences,  ne  sont  que  des  per- 
fections ou  des  modifications  passagères  et  particulières 
de  l'esprit,  c'est  établir  le  pyrrhonisme  et  donner  lieu  de 
croire  que  le  juste  et  l'injuste  ne  soDt  point  nécessaire- 
ment tels. 

Malebranche  ,   Recherche  de  la  Vérité, 
dixième  éclaircissement. 


w 


PARIS. 

JOUBERT,  LIBRAIRE-ÉDITEUR 

RUE  DES  GRES ,  N°  14  ,  PRES  DE  LA  SORBONNE. 


1844 

^9 


PRÉFACE. 


La  philosophie  éclectique  ne  renferme 
rien  de  plus  considérable  que  la  théorie  de 
la  raison  impersonnelle.  C'est  par  là  qu'elle 
s'oppose  à  la  philosophie  du  dix-huitième 
siècle  et  se  rattache  aux  grands  systèmes  de 
métaphysique  du  dix-septième;  c'est  par  là 
qu'elle  a  le  plus  vivement  agi  sur  les  esprits 
et  qu'elle  peut  exercer  encore  l'influence  la 

a 


II  PREFACE. 


plus  salutaire  et  la  plus  féconde.  Au  com- 
mencement du  dix-neuvième,  M.  Laromi- 
guière  et  M.  Maine  de  Biran,  avec  des  de- 
grés divers  de  force  et  de  profondeur , 
s'étaient  bornés  à  remettre  en  lumière  le 
fait  de  l'activité  essentielle  de  Famé,  méconnu 
par  Condillac  et  ses  disciples.  M.  Royer- 
Collard  le  premier,  en  suivant  les  traces  de 
Reid  et  de  Dugald-Stewart ,  reconnut  dans 
l'âme  humaine  et  analysa  quelques-uns  des 
faits  qui  doivent  servir  de  base  à  une  théorie 
de  la  raison  impersonnelle  ;  mais  lui-même 
il  n'éleva  pas  cette  théorie  et  il  ne  chercha 
pas  à  remonter  jusqu'au  principe  de  ces 
faits.  Cette  gloire  appartient  tout  entière  à 
M.  Cousin.  Dépassant  de  beaucoup  la  phi- 
losophie écossaise  et  M.  Royer  -  Collard , 
M.  Cousin  a  constaté  l'existence  en  notre 
âme  d'un  élément  impersonnel  qui  est  le 
principe  et  le  fond  de  notre  intelligence ,  il 
en  a  montré  la  nature  divine.  Par  une  ana- 
lyse qui  ne  laisse  rien  à  désirer,  il  a  fortement 
marqué  les  caractères  et  l'origine  de  toutes  les 
idées  qui  s'y  rapportent  et  en  découlent,  et  il 


PRÉFACE.  m 

a  victorieusement  démontré  contre  Locke  et 
toute  son  école  qu'elle  ne  peuvent  dériver  de 
l'expérience.  De  leurs  caractères,  il  a  déduit 
leur  origine.  Elles  sont  universelles  et  absolues 
parce  qu'elles  dérivent  d'une  raison  com- 
mune qui  éclaire  tous  les  hommes  et  qui 
est  la  raison  même  de  Dieu.  Cette  raison  est 
le  fondement  de  toutes  nos  connaissances. 
Elle  intervient  nécessairement  dans  la  plus 
humble  comme  dans  plus  élevée.  C'est  d'elle 
que  découlent  tous  les  principes  absolus  sans 
lesquels  il  n'y  a  pas  de  science  ni  de  morale. 
Cette  raison  apparaît  en  nous ,  elle  nous 
éclaire  ;  mais  el!e  est  supérieure  à  nous  5  elle 
ne  vient  pas  de  nous^  en  un  mot ,  elle  est 
impersonnelle. 

Ainsi ,  par  cette  théorie  de  la  raison, 
M.  Cousin  a  rétabli  au  sein  de  la  philosophie 
française  l'idée  de  l'infini  et  de  l'absolu,  que 
depuis  longtemps  la  métaphysique  superfi- 
cielle du  dix-huitième  siècle  en  avait  bannie. 
Ainsi ,  il  a  ressuscité  parmi  nous  ce  qu'il  y 
a  de  plus  vrai  et  de  plus  profond  dans  Des- 


IV  PRÉFACE. 

cartes  et  dans  Malebranche,  en  lui  donnant 
plus  de  précision  et  de  rigueur,  en  le  justi- 
fiant par  une  analyse  à  la  fois  plus  exacte  et 
plus  approfondie  de  l'intelligence  humaine. 
Ainsi,  il  nous  a  de  nouveau  initiés  à  la 
pensée  de  tous  les  grands  systèmes  de  méta- 
physique qui  toujours ,  sous  une  forme  ou 
sous  une  autre,  se  sont  accordés  à  recon- 
naître une  relation  du  monde  en  général  et  de 
l'homme  en  particulier  avec  l'infini.  Réin- 
tégrée dans  la  philosophie  française  par 
M.  Gousin,  la  théorie  de  la  raison  imper- 
sonnelle y  a  faitpromptement  fortune.  Elle  a 
replacé  la  science,  la  moi  aie  et  Fart  sur  leurs 
vrais  principes;  elle  a  opposé  une  digue  invin- 
cible au  scepticisme  sorti  de  l'école  de  Kant. 
Elle  est  le  lien  qui  unit  toute  l'école  éclec- 
tique, elle  est  le  centre  auquel  tout  vient 
aboutir. 

Persuadé  de  la  vérité  et  de  l'importance  de 
cette  théorie,  depuis  longtemps  je  m'y  suis 
attaché.  J'ai  eu  l'intention  de  l'examiner 
sous  tous  ses  points  de  vue  et  d'en  éclaircir 


PREFACE  V 

les  parties  encore  obscures.  Il  m'a  paru 
qu'en  général,  jusqu'à  présent,  on  avait  con- 
sidéré la  raison  au  point  de  vue  psycholo- 
gique, c'est-à-dire  dans  ses  manifestations 
au  sein  de  la  conscience  plutôt  qu'au  point 
de  vue  ontologique ,  c'est-à-dire  dans  son 
essence ,  dans  sa  nature  même  et  dans  ses 
rapports  avec  Dieu.  C'est  principalement 
sous  ce  dernier  point  de  vue  que  je  me  suis 
proposé  de  la  considérer  dans  cet  ouvrage, 
J'y  passe  successivement  en  revue  toutes  les 
idées  qui  en  dérivent ,  les  idées  d'infini ,  de 
cause,  d'espace,  de  temps,  d'ordre,  de  bien? 
et  de  beauté.  Après  avoir  rapidement  con- 
staté l'existence  de  ces  idées  au  sein  de  l'in- 
telligence et  décrit  leurs  caractères ,  je  re- 
cherche quel  est  leur  objet.  J'arrive  à  ce 
résultat  que  toutes  les  idées  de  la  raison  se 
ramènent  à  une  seule  et  même  idée,  à  savoir 
l'idée  de  l'infini,  et  n'ont  qu'un  seul  et  même 
objet,  à  savoir  l'être  infini.  Je  m'appuie  sur 
la  démonstration  préalable  de  l'unité  de 
toutes  ces  idées  pour  déterminer  la  nature 
de  la  raison.   Je  montre  que  sans  aucune 


VI  PREFACE. 

espèce  de  métaphores,  la  raison  est  divine, 
car  elle  est  l'essence  de  Dieu  même  présent 
en  nous  en  vertu  de  son  infinité.  Je  définis 
la  connaissance  de  l'infini,  la  conscience  qu'a 
de  sa  nature  infinie  Dieu  présent  en  nous, 
Dieu  principe  de  notre  être.  Enfin,  je  tire 
les  conséquences  de  cette  théorie  relative- 
ment à  la  question  de  la  certitude  et  à  la 
question  des  rapports  de  Dieu  avec  le  monde. 
Tel  est,  en  quelques  mots,  le  sujet  et  le  plan 
de  cet  ouvrage,  qui  par  sa  nature  embrasse 
les  plus  hautes  questions  de  la  métaphy- 
sique. 

Je  donne  par  avance  raison  à  quiconque 
me  jugera  téméraire  d'avoir  osé  aborder  un 
si  grand  sujet.  Mais  comment  résistera  cette 
activité  inquiète  de  notre  intelligence  qui 
nous  pousse  vers  les  problèmes  les  plus  éle- 
vés pour  y  chercher  la  lumière?  D'ailleurs  , 
en  philosophie  il  n'y  a  pas  de  choix  à  faire 
entre  les  grands  et  les  petits  sujets,  car 
les  petits  sujets  n'existent  pas.  En  de  pa- 
reilles questions  on  marche,  je  le  sais,  à  côté 


PREFACE.  vil 

d'abîmes;  mais  ne  vaut-il  pas  mieux  mar- 
cher que  s'endormir  à  côté  de  ces  abîmes? 
N'y  eût- il  que  des  erreurs  dans  ce  livre,  il 
pourrait  encore  être  utile,  en  contribuant  à 
attirer  de  plus  en  plus  les  esprits  vers  les 
hautes  questions  de  la  philosophie  spécu- 
lative. 

Mais  trop  de  choses  y  sont  dites  d'après 
les  leçons  de  mes  maîtres  et  d'après  l'auto- 
rité des  grands  métaphysiciens  du  dix-sep- 
tième siècle,  pour  que  je  puisse  croire  qu'il 
ne  contienne  que  des  erreurs.  C'est  seule- 
ment dans  le  peu  qui  vient  de  moi  que  l'er- 
reur se  sera  glissée.  Je  crois,  il  est  vrai,  avoir 
suivi  fidèlement  leurs  traces  et  développé  leurs 
principes,  mais  je  puis  m'être  trompé.  A 
eux  donc  l'honneur  des  vérités  qui  se  trou- 
vent dans  ce  livre,  et  à  moi  seul  la  respon- 
sabilité et  le  blâme  des  erreurs  qui  peuvent 
s'y  rencontrer. 


DE  LA  NATURE 


DE  LA 


RAISON  IMPERSONNELLE. 


CHAPITRE  PREMIER. 


Division  de  toutes  les  connaissances  humaines  en  deux  grandes 
classes,  selon  qu'elles  se  rapportent  au  fini  ou  à  l'infini.  —  De 
l'existence  de  l'idée  d'infini  au  sein  de  l'intelligence  humaine.  — 
L'idée  de  l'infini  est  claire,  elle  est  positive. —  Différence  de  l'idée 
de  l'infini  et  de  l'idée  de  l'indéfini.  —  Dans  l'ordre  de  la  connais- 
sance l'idée  du  fini  précède  l'idée  de  l'infini,  et  dans  l'ordre  de  la 
réalité  c'est  l'infini  qui  précède  le  fini.  —  Corrélation  nécessaire  de 
l'idée  du  fini  et  de  l'idée  de  l'infini.  —  Il  n'y  a  pas  de  contradic- 
tion entre  l'expérience  qui  nous  atteste  le  fini  et  la  raison  qui  nous 
atteste  l'infini.  —  L'idée  de  l'infini  se  conçoit  mieux  que  l'idée  du 
fini. 


Toutes  les  connaissances  humaines  sans  excep- 
tion peuvent  se  diviser  en  deux  grandes  classes 
séparées  par  des  caractères  profondément  dis- 
tincts. Les  unes  sont  absolues  parce  qu'elles  ont 
pour  objet  quelque  chose  qui  existe  sans  condi- 

1 


2  DE   LA  NATURE 

tion,  sans  restriction,  sans  limite;  les  autres  sont 
variables  et  contingentes  parce  qu'elles  ont  un 
objet  qui  n'existe  que  sous  certaines  conditions 
et  dans  certaines  limites.  Or,  ce  qui  existe  sans 
condition,  sans  restriction,  sans  limite,  c'est  l'in- 
fini; ce  qui  n'existe  qu'avec  des  conditions,  des 
restrictions  et  des  limites,  c'est  le  fini.  Le  fini  et 
l'infini,  telles  sont  les  deux  idées  auxquelles  se  ra- 
mènent toutes  les  autres,  tels  sont  les  deux  seuls 
objets  de  l'intelligence  humaine  placée  entre  les 
êtres  finis  et  contingents  dont  elle  fait  partie  et 
l'être  absolu  et  infini  avec  qui  elle  participe  né- 
cessairement. Toutes  nos  idées  se  rapportent  à 
l'une  ou  à  l'autre  de  ces  deux  idées  fondamentales, 
toutes  ne  sont  et  ne  peuvent  être  que  des  modi- 
fications de  l'une  ou  de  l'autre,  que  l'expression 
des  points  de  vue  divers  sous  lesquels  nous  con- 
sidérons l'infini  et  le  fini.  Par  les  diverses  facultés 
personnelles  dont  nous  sommes  doués ,  par  la 
perception,  la  mémoire,  l'abstraction,  la  généra- 
lisation, l'induction,  le  raisonnement,  par  notre 
activité  intellectuelle ,  nous  atteignons  en  diffé- 
rentes manières  ce  qui  est  fini,  particulier,  con- 
tingent, tandis  que  parla  raison  nous  atteignons 
et  contemplons  sous  ses  différentes  faces  l'absolu, 
le  nécessaire ,  l'infini.  De  même  que  toutes  les 
idées  qui  sont  le  produit  de  nos  facultés  person- 
nelles et  de  notre  activité  intellectuelle  se  rédui- 


DE  LA   RAISON   IMPERSONNELLE.  3 

sent  toutes  à  l'idée  diversement  envisagée  et 
modifiée  du  fini ,  de  même  toutes  les  idées  qui 
dérivent  de  la  raison  se  réduisent  toutes  à  l'idée  de 
l'infini,  et  se  rapportent  toutes  à  un  même  objet, 
à  l'infini  dont  elles  expriment  les  divers  points  de 
vue,  les  attributs  essentiels.  Je  définis  la  raison  : 
la  faculté  par  laquelle  nous  entrons  en  rapport 
avec  ce  qui  existe  sans  condition  et  sans  limite, 
la  faculté  par  laquelle  nous  apercevons  l'infini. 
Toute  connaissance  dont  l'objet  porte  le  caractère 
de  l'absolu  vient  de  la  raison,  et  toute  connaissance 
qui  n'a  pas  ces  caractères  vient  des  sens,  de 
l'expérience,  de  la  réflexion;  voilà  le  critérium 
à  l'aide  duquel  il  est  facile  de  distinguer  ce  qui 
appartient  à  la  raison  de  ce  qui  ne  lui  appartient 
pas.  Je  me  borne  maintenant  à  cette  définition  de 
la  raison  ,  je  ne  dis  rien  encore  de  sa  nature  et 
de  ses  caractères.  Je  veux  d'abord  démontrer  que 
toutes  les  idées  de  la  raison  se  ramènent  à  une 
seule  idée ,  l'idée  de  l'infini ,  et  se  rapportent  à 
un  seul  objet,  l'être  infini  ;  et  je  m'appuierai  en- 
suite sur  cette  démonstration  pour  déterminer 
d'une  manière  plus  précise  la  nature  et  l'essence 
même  de  la  raison. 

De  ces  deux  idées  fondamentales  dei'intelligence 
humaine,  j'en  laisse  une  de  côté,  celle  du  fini, 
pour  ne  considérer  que  cette  autre  face  de  Fin- 


k  DE  LA  NATURE 

telligence  qui  regarde  l'infini.  Mais  la  considéra- 
tion de  la  réalité  de  l'infini  ne  me  fera  pas  mé- 
connaître ce  qu'il  y  a  de  réalité  dans  l'idée  du 
fini.  À  nier  la  réalité  de  l'une  ou  de  l'autre  de  ces 
deux  idées,  il  y  a  pour  la  philosophie  un  égal  dan- 
ger. La  philosophie  qui  méconnaît  la  réalité  du 
fini  va  se  perdre  dans  l'absolu,  où  elle  précipite  et 
anéantit  toutes  les  existences  individuelles  comme 
dans  un  gouffre  dévorant.  La  philosophie  qui  nie 
l'infini  aboutit  à  des  conséquences  d'une  autre 
nature,  mais  non  moins  redoutables.  L'homme  à 
son  point  de  vue  n'est  plus  qu'un  être  isolé  dont  il 
est  impossible  de  saisir  le  lien  soit  avec  Dieu,  soit 
même  avec  la  nature  ;  elle  ne  peut  atteindre  Dieu 
par  aucun  procédé  légitime  de  l'esprit,  puisque 
Dieu  est  l'être  infini  ;  elle  est  réduite  à  le  nier  où  à 
tomber  en  contradiction  avec  elle-même.  Averti 
de  ces  deuxécueils  par  l'expérience  de  l'histoire, 
je  serai  attentif  à  éviter  l'un  ou  l'autre.  D'un  côté, 
je  n'absorberai  pas  le  fini  au  sein  de  l'infini,  et  de 
l'autre  je  ne  perdrai  pas  de  vue  la  relation  qui  né- 
cessairement unit  le  fini  à  l'infini .  J'ai  trop  le  senti- 
ment de  la  personnalité  humaine  pour  consentira 
l'absorber  au  sein  de  l'infini,  j'ai  trop  le  sentiment 
de  l'infinité  de  Dieu  pour  le  reléguer  hors  de  la 
conscience  de  l'homme  et  du  monde. 

L'idée  de  l'infini  étant,  selon  nous,  l'idée  fon- 


DE   LA   RAISON    IMPERSONNELLE.  5 

damentale,  l'idée  unique  de  la  raison ,  c'est  elle 
qu'il  faut  considérer  d'abord  soit  en  elle-même, 
soit  en  son  objet,  pour  montrer  ensuite  comment 
s'y  ramènent  toutes  les  autres  idées  marquées  du 
caractère  de  l'absolu. 

On  ne  saurait  mettre  en  doute  l'existence  de 
l'idée  d'infini,  c'est-à-dire  de  quelque  chose  qui 
existe  sans  restriction ,  sans  limite ,  au  sein  de 
notre  intelligence.  Quel  homme  n'a  pas  l'idée 
d'un  temps,  d'un  espace  sans  bornes,  d'un  être 
qui  existe  nécessairement,  qui  se  suffi  ta  lui-même? 
Quel  homme  n'a  pas  l'idée  de  ce  qui  ne  passe 
pas  en  opposition  à  ce  qui  passe ,  de  ce  qui  est 
illimité  en  opposition  à  ce  qui  a  des  limites  ?  Mais, 
selon  certains  philosophes,  cette  idée  est  telle- 
ment confuse  qu'il  est  impossible  d'en  rien  dé- 
duire ,  c'est  une  idée  purement  négative,  elle  n'a 
de  réalité  et  de  valeur  qu'autant  qu'on  lui  fait  si- 
gnifier l'indéfini,  dont  la  notion  nous  est  donnée 
par  l'expérience  et  non  par  la  raison.  11  est  facile 
de  mettre  en  évidence  la  fausseté  de  ces  diverses 
assertions. 

L'idée  de  l'infini  est-elle  une  idée  tellement 
confuse  qu'on  ne  puisse  raisonner  sur  elle,  qu'on 
ne  puisse  en  tirer  aucune  déduction  légitime?  Il 
est  vrai  que  notre  intelligence  ne  saurait  épuiser 


6  DE  LA  NATURE 

l'idée  de  l'infini,  c'est-à-dire  comprendre  l'infini, 
le  connaître  autant  qu'il  est  intelligible.  Mais  si 
nous  ne  comprenons  pas  de  l'infini  tout  ce  qui 
peut  en  être  compris ,  nous  concevons  parfaite- 
ment l'existence  même  de  l'infini.  La  perception, 
la  connaissance  que  nous  avons  de  l'infini  est 
bornée,  sans  doute  ;  mais  nous  comprenons  clai- 
rement que  l'objet  de  cette  connaissance  n'a  pas 
et  ne  peut  avoir  de  bornes.  C'est  ainsi  que  nous 
concevons  parfaitement  que  le  temps  et  l'espace 
n'ont  pas  de  bornes,  que  Dieu  ne  peut  ni  com- 
mencer ni  finir,  qu'il  ne  peut  être  limité  dans  ses 
perfections.  En  ce  sens,  l'idée  de  l'infini  n'est 
point  une  idée  obscure  et  confuse,  mais  au  con- 
traire une  idée  fort  claire  et  fort  nette.  Nous  rai- 
sonnons sur  l'infini,  sur  son  essence,  sur  ses  at- 
tributs, nous  en  affirmons  sans  hésiter  tout  ce  qui 
lui  convient ,  et  nous  en  nions  tout  ce  qui  ne  lui 
convient  pas ,  nous  en  excluons  toutes  les  pro- 
priétés des  figures,  des  nombres,  des  quantités 
finies.  Comment  pourrions-nous  raisonner  ainsi 
sur  l'infini  si  notre  intelligence  n'en  avait  une 
conception  nette  et  claire  ? 

L'idée  de  l'infini  est  encore  bien  moins  une  idée 
purement  négative.  Qui  dit  borne,  dit  une  néga- 
tion pure  et  simple  ;  l'idée  du  fini  n'étant  autre 
que  l'idée  de  borne  et  délimite,  l'idée  du  fini 


DE   LA   RAISON   IMPERSONNELLE.  7 

contient  toujours  en  conséquence  une  négation; 
mais  l'idée  de  l'infini  qui  nie  cette  négation  affirme 
donc  quelque  chose  de  très-positif;  elle  est  la  né- 
gation absolue  de  toute  négation  ,  et  par  consé- 
quent l'expression  la  plus  positive  qu'on  puisse 
concevoir,  l'affirmation  suprême,  l'affirmation  de 
la  réalité  par  excellence.  La  composition  qui 
donne  au  terme  d'infini  l'apparence  d'un  terme 
négatif  prouve  seulement  que  notre  intelligence 
va  du  fini  à  l'infini.  Le  fini  nous  est  donné  d'à- 
bord,  et  c'est  à  propos  du  fini  que  nous  concevons 
l'infini;  voilà  pourquoi,  sans  doute,  le  fini  qui  est 
le  premier  terme,  le  point  de  départ  de  la  pensée, 
a  un  caractère  positif  dans  la  langue,  tandis  que 
le  second  est  composé  avec  la  négation  du  pre- 
mier. Mais  en  réalité  le  terme  de  fini  est  essen- 
tiellement négatif,  tandis  que  le  terme  d'infini  est 
seul  essentiellement  positif. 

Il  existe  donc  une  idée  positive^  une  idée  claire 
de  l'infini  dans  notre  intelligence  ;  mais  cette  idée, 
comme  les  philosophes  sensualistes  l'ont  sou- 
tenu ,  ne  serait-elle  autre  chose  que  l'idée  de  l'in- 
défini et  en  conséquence  un  produit  de  l'expé- 
rience aidée  de  l'imagination?  En  niant  toutes 
les  bornes ,  ce  que  notre  esprit  conçoit  est  telle- 
ment précis ,  qu'il  est  impossible  de  lui  donner 
le  change.  Présentez-lui  une  chose  finie  aussi  re- 


8  DE   LA  NATURE 

culée  en  ses  limites,  aussi  prodigieuse  en  sa 
grandeur  qu'il  vous  plaira  ;  faites  en  sorte  qu'à 
force  de  surpasser  toute  limite  sensible ,  elle  de- 
vienne comme  infinie  à  notre  imagination,  elle 
demeurera  toujours  finie  à  notre  raison.  J'en 
conçois  toujours  la  borne  alors  même  que  je  ne 
puis  me  la  représenter ,  que  je  ne  puis  l'ima- 
giner. Je  ne  puis  marquer  où  est  cette  borne, 
mais  je  sais  clairement  qu'elle  existe  ;  et  loin  que 
cette  chose  indéfinie  se  confonde  à  mes  yeux  avec 
l'infini,  je  conçois  qu'entre  elle  et  lui  la  distance 
est  infinie.  L'indéfini  est  ce  dont  l'imagination 
ne  peut  se  représenter  la  borne,  quoique  la  rai- 
son conçoive  cette  borne;  l'infini,  c'est  ce  que  la 
raison  conçoit  nettement  comme  ce  qui  n'a  pas , 
comme  ce  qui  ne  peut  avoir  de  bornes  d'une  ma- 
nière absolue.  En  vain  essayerez-vous  d'atteindre 
l'infini  en  poussant  l'indéfini  aussi  loin  qu'il  sera 
possible  à  votre  imagination,  en  vain  pour  arri- 
ver à  l'être  infini ,  au  temps  infini ,  à  l'espace  in- 
fini, additionnerez-vous  indéfiniment  les  êtres 
finis,  les  durées,  les  étendues  limitées;  lorsque 
vous  aurez  poussé  votre  addition  aussi  loin  qu'il 
vous  sera  possible,  lorsqu'à  ce  travail  votre  ima- 
gination se  sera  épuisée,  vous  n'aurez  encore 
rien  fait,  vous  n'aurez,  comme  dit  Pascal,  en- 
fanté que  des  atomes  au  prix  de  la  réalité  des 
choses,  et  le  dernier  terme  auquel,  après  tant 


DE   LA  RAISON   IMPERSONNELLE.  9 

d'efforts ,  vous  serez  arrivé ,  sera  tout  aussi  éloi- 
gné du  but  que  le  point  de  départ;  car,  entre  ce 
qui  est  infini  et  ce  qui  est  fini,  la  distance  de- 
meure toujours  la  même ,  elle  demeure  toujours 
infinie. 

Ce  n'est  pas  par  la  négation  successive  de 
toutes  les  déterminations,  de  toutes  les  restric- 
tions, de  toutes  les  bornes,  que  nous  arrivons  à 
concevoir  l'infini;  ce  n'est  pas  ,  par  exemple,  en 
reculant  sans  cesse  les  limites  de  l'espace  ,  sans 
cependant  pouvoir  jamais  en  trouver  le  terme , 
que  l'esprit  découvre  l'infinité  de  l'espace.  Com- 
ment, en  effet ,  de  ce  que  notre  esprit  ne  trouve 
pas  ce  terme,  pourrait-il  conclure  avec  certitude 
que  ce  terme  n'existe  pas?  Nous  voyons  claire- 
ment que  l'espace  est  infini;  qu'y  prendrait-on 
le  lieu  de  cent  mille  mondes ,  et  encore  cent  mille 
fois  davantage,  il  serait  toujours  inépuisable; 
nous  le  voyons  et  nous  ne  pouvons  en  douter; 
mais  ce  n'est  pas  par  là  que  nous  découvrons 
qu'il  est  infini.  C'est  au  contraire  parce  que  nous 
le  voyons  infini  que  nous  savons  certainement 
que,  malgré  tous  les  efforts  de  notre  imagination, 
nous  ne  pourrons  jamais  réussir  à  l'épuiser. 

Donc,  il  est  de  toute  impossibilité  d'arriver  à  la 
notion  de  l'infini  par  voie  d'addition  successive, 


10  DE   LA   NATUKE 

ou  de  construction,  ou  de  généralisation.  La  no- 
tion de  l'infini  ne  se  forme  pas  au  sein  de  notre 
esprit  de  pièces  et  de  morceaux;  mais  elle  nous 
est  donnée  tout  d'abord  et  tout  entière  au  sein 
d'une  [révélation  immédiate,  qui  se  lait  à  notre 
esprit  au  moment  même  où  nous  entrons  en  pos- 
session de  la  notion  du  fini.  Entre  les  idées  du 
fini  et  de  l'infini,  il  y  a  une  connexion  nécessaire; 
elles  se  suivent  immédiatement  en  notre  intelli- 
gence; mais  quelle  que  soit  la  rapidité  avec  la- 
quelle la  première  évoque  la  seconde ,  il  y  a  un 
ordre  dans  leur  apparition  en  notre  esprit,  et  c'est 
l'idée  du  fini  qui  précède.  Avant  de  concevoir  l'in- 
fini, il  faut  que  nous  soyons  préalablement  entrés 
en  conscience  de  notre  être  fini .  Avant  de  nous 
élever  à  la  notion  de  ce  qui  n'est  pas  nous,  il  faut 
que  d'abord  nous  ayons  pris  possession  de  nous- 
mêmes.  La  conscience  de  nous-même ,  de  notre 
être  limité  et  imparfait,  tel  est  le  point  d  appui 
nécessaire  duquel  la  pensée  s'élance  vers  l'absolu, 
vers  l'infini.  Il  n'en  est  pas  seulement  ainsi  de 
l'idée  même  de  l'infini ,  mais  de  toutes  les  idées 
absolues  qui  s'y  ramènent.  Toutes  également  ne 
s'élèvent  en  notre  esprit  qu'à  la  suite  d'un  fait 
particulier  et  contingent.  Ainsi  c'est  la  notion 
d'une  étendue  limitée  d'un  corps  qui  est  l'anté- 
cédent nécessaire  de  la  notion  d'un  espace  infini  ; 
ainsi  c'est  la  notion  d'une  durée  limitée  qui  est 


DE   LA  RAISON   IMPERSONNELLE.  11 

l'antécédent  de  la  notion  du  temps  infini  ;  c'est  la 
notion  de  la  cause  et  de  la  substance  finie  que 
nous  sommes,  qui  est  l'antécédent  de  la  notion 
de  substance  et  de  cause  infinie  ;  mais  la  notion 
du  fini  étant  une  fors  donnée  sous  une  forme  ou 
sous  une  autre,  à  l'instant  même  nous  concevons 
l'infini.  Dans  l'ordre  absolu,  dans  l'ordre  de  la 
réalité ,  il  n'en  est  pas  ainsi ,  l'infini  précède  le 
fini  ;  il  en  est  le  principe  et  le  fondement  ;  c'est 
de  lui  que  le  fini  tient  ce  qu'il  possède  de  causalité 
et  de  substanti alité  ;  mais  l'ordre  de  la  connais- 
sance n'est  pas  le  même  que  celui  de  la  réalité, 
il  est  inverse,  comme  je  viens  de  l'établir.  Pour 
me  servir  d'une  expression  consacrée  par  M.  Cou- 
sin, l'infini  est  l'antécédent  logique  du  fini,  c'est- 
à-dire  que  dans  l'ordre  absolu  le  fini  suppose  l'in- 
fini, et  n'existe  que  par  lui;  mais  le  fini,  à  son 
tour,  est  l'antécédent  chronologique  de  l'infini, 
c'est-à-dire,  dans  l'ordre  de  la  connaissance,  la 
notion  du  fini  précède  la  notion  de  l'infini.  Dans 
chacune  des  notions  de  la  raison  nous  verrons 
ainsi,  sous  une  forme  ou  sous  une  autre,  le  fini,  le 
contingent,  être  l'antécédent  chronologique  de 
l'infini,  de  l'absolu,  tandis  qu'à  son  tour  l'infini 
et  l'absolu  est  l'antécédent  logique  du  fini  et  du 
contingent.  De  tout  ceci  résulte  évidemment  la 
corrélation  nécessaire  du  fini  et  de  l'infini  dans 
le  rapport  du  fini  à  l'infini.  Fénélon,  dans  le  pas- 


12  DE  LA  NATURE 

sage  suivant,  fait  parfaitement  comprendre  la 
nécessité  de  cette  corrélation. 

«  Qui  dit  un  homme  malade,  dit  un  homme  qui 
n'a  pas  la  santé  ;  qui  dit  un  homme  faible,  dit  un 
homme  qui  n'a  pas  de  force.  On  ne  conçoit  la 
maladie  qui  est  la  privation  de  la  santé  qu'en  se 
représentant  la  santé  même  comme  un  bien  réel 
dont  cet  homme  est  privé  ;  on  ne  conçoit  la  fai- 
blesse qu'en  se  représentant  la  force  comme  un 
avantage  réel  que  cet  homme  n'a  pas.  On  ne  con- 
çoit les  ténèbres,  qui  ne  sont  rien  de  positif,  qu'en 
niant  et  par  conséquent  en  concevant  la  lumière 
du  jour,  qui  est  très-réelle  et  très-positive.  Tout 
de  même  on  ne  conçoit  le  fini  qu'en  lui  attribuant 
une  borne,  qui  est  une  pure  négation  d'une  plus 
grande  étendue.  Le  fini  n'est  donc  que  la  priva- 
tion de  l'infini.  Or,  on  ne  pourrait  jamais  se 
représenter  la  privation  de  l'infini  si  on  ne  con- 
cevait l'infini  même;  comme  on  ne  pourrait  con- 
cevoir la  maladie  si  l'on  ne  concevait  la  santé, 
dont  elle  n'est  que  la  privation.  »  {Traité  de  l'exis- 
tence de  Dieu,  chap.  51.) 

Le  fini  est  une  privation,  une  restriction  de  l'in- 
fini; comment  donc  serait-il  possible  de  l'aperce- 
voir sans  concevoir  au  même  temps  l'infini  lui- 
même?  Prenons-y  garde  ;  rentrons  au  fond  de 


DE  LA   RAISON  IMPERSONNELLE.  13 

notre  pensée,  et  nous  reconnaîtrons  qu'en  effet 
l'idée  de  l'absolu,  de  l'infini,  est  constamment 
présente  à  notre  esprit,  en  opposition  avec  l'idée 
du  fini  et  du  contingent;  nous  reconnaîtrons 
qu'elle  est,  pour  ainsi  dire,  le  fond  même  de 
notre  intelligence,  et  que  sur  ce  fond  invariable 
et  immobile  se  passent  et  se  dessinent  toutes  les 
scènes  mobiles  et  changeantes  de  la  vie  intellec- 
tuelle et  morale.  Aussi  M.  Cousin  a-t-il  dit  avec 
une  vérité  profonde,  dans  la  première  préface  de 
ses  Fragments  philosophiques  : 

((  Toute  proposition  humaine  renferme  Dieu; 
tout  homme  qui  parle  parle  de  Dieu ,  et  toute 
parole  est  un  acte  de  foi  et  un  hymne.  L'athéisme 
est  une  formule  vide,  une  négation  sans  réalité, 
une  abstraction  de  l'esprit,  qui  se  détruit  elle- 
même  en  s'affirmant,  car  toute  affirmation,  même 
négative,  est  un  jugement  qui  renferme  l'idée  de 
l'être,  et  par  conséquent  Dieu  tout  entier.  Ceci 
n'est  point  un  vaine  poésie,  mais  la  rigoureuse 
expression  d'une  incontestable  vérité.  L'idée  de 
l'infini  étant  au  fond  de  toutes  nos  pensées,  l'idée 
de  Dieu  s'y  trouve  ;  car,  comme  il  sera  clairement 
établi  dans  le  chapitre  suivant,  qu'est-ce  que  l'i- 
dée de  l'infini,  sinon  la  vue  de  Dieu  même  ?  Donc, 
qu'il  le  sache  ou  qu'il  l'ignore,  quiconque  pense, 
pense  Dieu,  et  chaque  pensée,  et  chaque  parole 


14  DE   LA   NATURE 

est  en  effet  un  acte  de  foi,  un  hymne  à  ce  qui  ne 
passe  pas,  à  ce  qui  est  sans  bornes  et  sans  condi- 
tions, c'est-à-dire  à  l'infini,  c'est-à-dire  à  Dieu 
lui-même.  » 

Il  est  des  esprits  qui  ne  peuvent  se  faire  à  un 
pareil  langage,  qui  s'obstinent  à  y  voir  les  symp- 
tômes d'une  métaphysique  creuse  et  mystique. 
Ne  prêtant  aucune  attention  aux  notions  de  la  rai- 
son, et  absorbés  tout  entiers  par  le  spectacle  de 
cette  multiplicité,  de  cette  variété  que  les  sens  et 
l'expérience  nous  montrent,  jamais  ils  n'ont  su  pé- 
nétrer par  la  pensée  jusqu'à  la  réalité  absolue  ;  sans 
cesse,  et  sur  mille  tous  divers,  ils  invoquent  contre 
le  témoignage  de  la  raison  le  témoignage  de  l'ex- 
périence. A  ceux  qui  leur  parlent  d'unité,  d'ab- 
solu, d'infini,  sans  cesse  ils  opposent  la  multipli- 
cité, la  variété,  la  contingence ,  que  l'observation 
nous  découvre  en  nous-mêmes  et  hors  de  nous. 

Cependant  cette  prétendue  contradiction  dont 
ils  font  tant  de  bruit  n'a  au  fond  rien  de  réel  ;  il 
n'y  a  pas  contradiction  entre  cette  diversité  que 
nous  atteste  l'expérience  et  cette  unité  que  nous 
atteste  la  raison.  Sans  doute  les  sens  et  l'expé- 
rience ne  nous  montrent  que  des  choses  finies , 
variées,  contingentes;  mais  dans  cette  variété 
qu'ils  nous  montrent,  rien  n'est  contradictoire 


DE   LA   RAISON   IMPERSONNELLE.  15 

avec  l'idée  de  l'unité  et  de  l'infini.  Car  si  l'expé- 
rience nous  montre  ces  choses  distinctes  les  unes 
des  autres ,  elle  ne  nous  les  montre  pas  séparées 
de  l'ensemble  des  êtres.  Cherchez  s'il  est  un  seul 
objet  que  l'expérience  nous  montre  absolument 
séparé  et  isolé  des  autres ,  s'il  est  un  seul  phé- 
nomène qui  n'ait  des  relations  avec  d'autres  phé- 
nomènes ,  avec  d'autres  êtres ,  et  même  directe- 
ment ou  indirectement  avec  tous  les  phénomènes 
et  tous  les  êtres  de  l'univers.  La  plante  n'est-elle 
pas  dans  une  connexion  nécessaire  avec  le  sol 
où  elle  pousse  et  avec  l'air  dont  elle  s'assimile  et 
décompose  les  éléments?  L'animal  n'a-t-il  pas 
des  relations  encore  plus  multipliées  et  plus  éten- 
dues avec  les  divers  ordres  d'existence  dont  le 
monde  se  compose?  Enfin  le  minéral  lui-même, 
l'être  inanimé,  celui  qui  de  tous  semble  le  plus 
isolé,  le  plus  séparé,  ne  subsiste-t-il  pas  unique- 
ment par  l'action  des  lois  générales  d'attraction, 
de  pesanteur,  de  mouvement,  qui  le  relientà  l'uni- 
vers physique  tout  entier?  On  peut,  sans  courir 
aucun  risque,  porter  à  l'expérience  le  défi  de 
trouver  un  seul  être  qui  ne  soutienne  des  rela- 
tions nécessaires  avec  l'ensemble  des  êtres,  un 
être  qui  constitue  une  diversité  essentielle ,  une 
unité  absolument  séparée  de  toutes  les  autres 
existences.  Si  l'expérience  ne  peut  nous  montrer 
des  êtres  complètement  isolés ,  des  êtres  corn- 


16  DE   LA  NATURE 

plétement  placés  en  dehors  les  uns  des  autres, 
n'enrésulte-t-il  pas  qu'entre  cette  diversité  qu'elle 
nous  montre  et  l'être  infini ,  l'unité  absolue  que 
la  raison  conçoit,  il  n'y  a  pas  contradiction?  Sans 
doute  l'expérience  ne  nous  donne  pas  ce  que  nous 
donne  la  raison;  mais  elle  ne  nous  donne  rien 
qui  aille  contre  la  raison ,  et  c'est  là  ce  qui  nous 
importe.  C'est  donc  à  tort  qu'on  prétend  opposer 
le  témoignage  de  l'expérience  à  celui  de  la  rai- 
son. Toutes  choses  se  tiennent,  toutes  les  exis- 
tences sont  enchaînées  les  unes  aux  autres  ;  voilà 
ce  que  l'expérience  nous  enseigne.  Il  y  a  une 
unité  absolue ,  il  y  a  un  être  infini  ;  voilà  ce  que  la 
raison  nous  force  impérieusement  de  croire. 
Non-seulement  ces  deux  témoignages  rie  se  con- 
tredisent pas ,  mais  ils  s  accordent  parfaitement 
l'un  avec  l'autre. 

S'il  est  certains  esprits  qui  répugnent  à  toutes 
les  considérations  dont  l'infini  est  l'objet,  il  en 
est  d'autres  moins  superficiels,  plus  disposés  aux 
spéculations  métaphysiques  ,  qui  y  entrent  avec 
facilité.  Non-seulement  ces  esprits  n'ont  pas  de 
répugnance  à  accepter  ou  plutôt  à  reconnaître  en 
eux  l'idée  de  l'infini,  à  la  suivre  dans  sa  portée  et 
dans  ses  conséquences,  mais  encore  ils  ont  bien 
moins  de  peine  à  la  concevoir  qu'à  concevoir 
l'idée  du  fini.  Quiconque  y  pense  sérieusement  se 


DE   LA   RAISON    IMPERSONNELLE.  17 

rend  mieux  compte  de  l'existence  de  l'infini  que 
de  l'existence  du  fini.  A  concevoir  l'infini,  il  n'y  a 
pour  la  raison  aucune  difficulté.  Il  n'en  est  pas  de 
même  de  l'idée  du  fini  :  pour  celui  qui  veut  l'ap- 
profondir elle  soulève  de  graves  et  difficiles  pro- 
blèmes, elle  tourmente  incessamment  la  raison, 
qui  ne  l'accepte  qu'avec  une  sorte  d'hésitation  et 
d'embarras,  parce  qu'elle  aperçoit  en  elle  le  prin- 
cipe de  contradictions  dont  au  premier  abord  la 
conciliation  lui  échappe ,  tandis  qu'au  contraire 
elle  se  repose  paisiblement  au  sein  de  l'idée  de  ce 
qui  existe  par  soi-même,  de  ce  qui  ne  passe  pas, 
de  ce  qui  n'a  pas  de  bornes,  de  ce  qui  n'est  pas 
soumis  à  des  conditions,  de  ce  qui  ne  souffre  au- 
cune espèce  de  restriction,  en  un  mot  de  l'idée  de 
l'infini.  Aussi  le  grand  problème  de  toute  méta- 
physique un  peu  profonde  a-t-il  toujours  porté 
sur  l'existence  du  fini  et  non  sur  l'existence  de 
l'infini.  La  métaphysique  démontre  sans  effort 
l'existence  d'un  premier  être  existant  par  lui- 
même,  d'un  être  infini;  mais  l'existence  de  cet 
être  infini  étant  posée ,  elle  a  de  la  peine  à  con- 
cevoir et  déterminer  l'existence  des  êtres  finis 
dans  leur  rapport  avec  l'être  infini.  Comment, 
en  dehors  de  l'être  infini,  quelque  chose  peut- 
il  exister  qui  ne  soit  pas  lui?  comment  l'homme 
en  particulier  pourra- t-il  être  conçu  en  tant 
qu'être  indépendant  et  libre,  en  tant  que  doué 

2 


18  DE    LA  NATURE 

d'une  certaine  substantialité  et  d'une  certaine 
causalité  propre?  Quel  peut  être  le  rapport  des 
êtres  finis  en  général  et  de  l'homme  en  parti- 
culier avec  cet  être  infini?  Sera-t-il  en  rap- 
port d'émanation,  ou  de  participation  substan- 
tielle, ou  de  création  continue?  De  quelle  ma- 
nière le  concevoir  pour  ne  pas  compromettre 
l'existence  des  êtres  finis/ pour  ne  pas  rendre  in- 
compréhensible et  contradictoire  le  fait  de  notre 
causalité  et  de  notre  substantialité?  Comment 
l'être  infini  a-t-il  pu  conférer  ou  déléguer  une 
partie  de  son  essence  à  des  êtres  séparés  ou 
même  distincts  de  lui?  Comment,  si  tout  dérive 
de  son  essence  et  de  sa  causalité,  pourra-t-il 
exister  quelque  chose  qui  n'en  soit  pas  une 
simple  manifestation ,  quelque  chose  qui  possède 
réellement  de  la  personnalité  et  de  la  liberté? 
Voilà,  je  le  répète,  le  difficile  problème  qui,  en 
tout  temps,  a  attiré  vers  lui  les  méditations  et 
tourmenté  le  génie  de  tous  les  grands  métaphy- 
siciens. 

Si  je  parle  ainsi,  ce  n'est  pas  assurément  que 
je  veuille  faire  le  sacrifice  métaphysique  du  fini  à 
l'infini  ;  j'ai  voulu  seulement  montrer  combien  il 
serait  facile  de  récriminer  contre  ceux  qui  nient 
systématiquement  l'infini,  sous  le  prétexte  qu'il 
est  incompréhensible.  Non-seulement  l'idée  de 


DE   LA   RAISON   IMPERSONNELLE.  19 

l'infini  n'est  pas  de  sa  nature  une  idée  incompré- 
hensible et  négative,  mais  elle  est  beaucoup  plus 
claire  que  l'idée  du  fini,  mais  elle  est  la  seule  idée 
positive,  parce  que,  seule  entre  toutes  les  idées , 
elle  n'admet  en  elle  aucune  restriction,  aucune 
condition,  aucune  négation.  Ainsi,  en  dépit  de 
tous  les  arguments  des  sensualistes  et  des  scep- 
tiques pour  la  mettre  en  doute ,  la  réalité  de  l'exis- 
tence de  l'idée  de  l'infini  dans  notre  intelligence 
est  incontestable.  Cette  réalité  deviendra  plus  évi- 
dente encore  à  mesure  que  j'avancerai  dans  la 
discussion  successive  des  questions  psycholo- 
giques et  ontologiques  relatives  aux  diverses  idées 
de  la  raison,  qui  toutes  ne  sont  que  des  points  de 
vue  différents  de  l'idée  d'infini.  Mais  il  ne  suffît 
pas  d'avoir  établi  la  réalité  de  cette  idée  au  sein 
de  l'intelligence,  il  faut  la  suivre  dans  toute  sa 
portée  ontologique,  il  faut  nous  élever  jusqu'à  la 
contemplation  de  son  objet  et  en  déterminer  la 
nature. 


20  DE  LA   NATURE 


CHAPITRE  II. 

L'idée  de  l'infini  a  pour  objet  l'être  infini.  —  La  vérité  de  l'existence 
de  l'être  infini  est  enfermée  dans  l'idée  que  nous  en  avons.  — 
L'esprit  l'aperçoit  immédiatement  et  ne  la  conclut  pas  par  voie  de 
syllogisme.  —  L'idée  de  l'infini  est  le  fondement  de  la  seule  vraie 
preuve  de  l'existence  de  Dieu.  —  Par  l'idée  de  l'infini  notre  intel- 
ligence est  en  rapport  continuel  avec  Dieu.  —  Universalité  de  la 
croyance  en  un  Dieu  infini  et  souverainement  parfait.  —  Elle  a 
existé  plus  ou  moins  claire  dans  toutes  les  religions.  —  Religion 
de  l'Inde.-—  Religion  de  la  Perse.  —  Religion  de  l'Egypte. — 
Religion  de  la  Grèce  et  de  Rome.  —  Toutes  les  différences  reli- 
gieuses consistent  dans  le  plus  ou  le  moins  de  clarté  de  cette  no- 
tion universelle  du  Dieu  un  et  infini.  —  Définition  de  l'essence  de 
l'être  infini.  —  Il  contient  en  lui  tout  ce  qu'il  y  a  de  réel  et  de 
positif  dans  les  créatures,  soit  dans  les  esprits,  soit  dans  les  corps. 
—  L'être  infini  ne  peut  pas  plus  être  conçu  comme  esprit  que 
comme  corps.  —  Il  n'en  contient  pas  moins  en  lui  tout  ce  qu'il  y 


Nous  sortons  de  la  psychologie  pour  entrer 
dans  l'ontologie.  De  l'idée  de  l'infini  nous  allons 
nous  élever  à  son  objet,  c'est-à-dire  à  l'être  infini 
lui-même.  Mais  comment  et  par  quelle  voie?  Par 
la  voie  que  Descartes  et  Malebranche  nous  ont 
tracée.  Êtres  finis  et  bornés,  nous  avons  en  nous, 
par  le  plus  merveilleux  des  prodiges,  l'idée  de 
l'infini.  Nous  avons  cette  idée  en  nous,  mais  d'où 
nous  vient-elle?  Où  avons-nous  pu  puiser  cette 
idée  qui  est  tellement  au-dessus  de  nous,  qui  par 
sa  grandeur  confond  à  un  tel  point  la  petitesse  de 


•*■ 


DE    LA   RAISON    IMPERSONNELLE.  21 

notre  nature?  Quelle  en  est  la  cause?  quel  en  est 
l'original  ou  l'exemplaire?  Cherchons  d'abord  si 
cette  cause  ne  serait  pas  nous-mêmes ,  et  si  cet 
exemplaire  ne  se  trouverait  pas  dans  notre  propre 
nature.  Mais  comment,  êtres  finis  que  nous 
sommes,  pourrions-nous  produire  une  idée  qui 
représente  l'infini?  Comment  l'idée  de  l'infini 
pourrait-elle  trouver  son  type,  son  exemplaire 
dans  notre  nature  bornée  et  imparfaite?  N'est-il 
pas  évident  qu'il  doit  y  avoir  au  moins  autant  de 
réalité  efficiente  dans  la  cause  que  dans  l'effet,  et 
que  tout  ce  qui  est  dans  l'image,  dans  la  repré- 
sentation ,  doit  se  retrouver  dans  l'original?  Donc , 
en  vertu  de  ce  principe  d'une  évidence  incontes- 
table et  d'une  vérité  absolue,  il  faut  renoncer  à 
chercher  en  nous  et  dans  noire  nature  la  cause 
et  l'original  de  l'idée  de  l'infini.  D'après  ce  même 
principe,  non-seulement  cette  idée  ne  peut  venir 
de  nous-mêmes,  mais  elle  ne  peut  venir  de  rien  qui 
soit  fini.  Quelque  grand  qu'on  le  suppose,  quel- 
que loin  que  l'imagination  recule  ses  bornes ,  c'est 
donc  hors  de  notre  nature,  hors  de  tout  ce  qui 
est  fini ,  qu'il  faut  chercher  l'exemplaire  de  l'idée 
d'infini.  Or,  de  quelle  nature  autre  que  la  nature 
de  l'être  infini  lui-même  pourra-t-elle  être  le  reflet 
et  l'image?  Dira-t-on  que ,  pour  expliquer  l'exis- 
tence de  cette  idée ,  il  n'est  pas  besoin  de  lui  don- 
ner l'être  infini  lui-même  comme  objet  immédiat, 


22  DE  LA  NATURE 

mais  seulement  une  simple  représentation  de  l'in- 
fini? Non-seulement  une  pareille  hypothèse  ne 
ferait  que  reculer  la  difficulté ,  mais  encore  elle  en 
engendrerait  de  nouvelles  tout  à  fait  contradic- 
toires, tout  à  fait  insolubles.  En  effet,  si  l'objet 
de  l'idée  de  l'infini  n'est  qu'une  représentation  de 
l'infini  et  non  l'infini  lui-même ,  que  sera  cette 
représentation?  quelle  sera  sa  nature?  Elle  devra 
être  elle-même  infinie,  car  le  fini  ne  ressemble  en 
rien  à  l'infini ,  et  par  conséquent  ne  peut  le  re- 
présenter. Il  faut  que  ce  qui  représente  l'infini 
soit  lui-même  quelque  chose  d'infini  ;  donc  cette 
représentation ,  cette  image  de  l'infini  nécessai- 
rement devrait  être  conçue  comme  infinie ,  comme 
étant  un  autre  être  infini  ;  et  dans  cette  hypothèse 
il  y  aurait  plusieurs  infinis,  supposition  absurde  et 
contradictoire.  Si  rien  de  fini  ne  peut  avoir  assez 
de  réalité  pour  représenter  l'infini ,  c'est  une  né- 
cessité que  nous  voyions  la  substance  de  Dieu  en 
elle-même.  Donc,  c'est  l'être  infini  lui-même,  et 
non  une  image,  une  représentation  quelconque 
de  l'infini,  qui  est  l'objet,  l'idée  de  l'infini;  et 
c'est  l'être  infini  lui-même  que  nous  apercevons 
directement  présent  à  notre  esprit  dans  la  pensée 
que  nous  en  avons.  L'idée  de  l'infini  n'est  autre 
chose  que  l'aperception  de  l'être  infini,  lui-même 
objet  immédiat  de  notre  raison.  L'existence  de 
l'être  infini  est  renfermée  dans  l'idée  même  que 


DE   LA  RAISON    IMPERSONNELLE.  23 

nous  en  avons.  En  résumé,  nous  avons  en  nous 
l'idée  de  l'infini  ;  cette  idée  ne  peut  être  l'image 
ou  le  produit  de  notre  nature  imparfaite  et  bor- 
née; donc  elle  ne  peut  venir  que  de  l'être  infini 
lui-même;  donc  l'être  infini,  Dieu  existe. 

Toutefois  il  ne  faut  pas  se  laisser  tromper  par 
la  forme  de  cette  conclusion,  sur  sa  véritable  na- 
ture ;  il  ne  faut  pas  croire  que  nous  allions  de  l'i- 
dée de  l'infini  à  son  objet  par  un  raisonnement 
quelconque.  Quelle  est  la  règle  suprême  à  la- 
quelle est  soumise  la  valeur  de  tout  raisonnement? 
Cette  règle  est  celle-ci  :  il  ne  doit  rien  y  avoir  de 
plus  dans  la  conclusion  que  dans  les  prémisses. 
Or,  si  dans  la  conclusion  il  ne  doit  se  trouver  rien 
de  plus  que  dans  les  prémisses,  qu'y  aurait-il 
dans  les  prémisses  d'une  conclusion  qui  contien- 
drait l'infini?  Il  y  aurait  nécessairement  l'infini 
lui-même,  sinon  la  conclusion  contiendrait  plus 
que  les  prémisses.  Mais  si  déjà  les  prémisses  doi- 
vent renfermer  l'infini  lui-même,  il  est  bien  évi- 
dent que  ce  n'est  pas  par  voie  de  raisonnement  et 
de  conclusion  que  nous  obtenons  l'infini,  mais  par 
une  aperception  immédiate  antérieure  à  toute  es- 
pèce de  raisonnement  et  de  conclusion.  Il  faut 
appliquer  à  cette  proposition  :  j'ai  en  moi  l'idée  de 
l'infini,  donc  l'être  infini  existe,  ce  que  dit  Des- 
cartes du  :  je  pense,  donc  je  suis  ;  ce  n'est  pas  un 


2Ï  DE   LA   NATURE 

syllogisme,  mais  une  chose  connue  de  soi,  une 
simple  inspection  de  l'esprit.  Nous  allons  donc 
immédiatement,  et  non  par  voie  de  syllogisme, 
de  l'idée  de  l'infini  à  son  objet,  et  la  preuve  que 
je  viens  de  développer,  d'après  Descartes,  n'est 
autre  chose  que  la  constatation  même  de  laper- 
ception  directe  et  immédiate  de  l'être  infini  par 
notre  raison. 

Cette  preuve,  ainsi  comprise  dans  sa  portée  lé- 
gitime et  dans  sa  véritable  nature,  non-seulement 
est  vraie,  mais  est  la  seule  vraie  preuve  de  l'exis- 
tence de  Dieu,  le  fondement  unique  de  toute  la 
théodicée.  C'est  elle  que  dans  l'histoire  delà  phi- 
losophie on  a  désignée  sous  les  noms  divers  de 
preuve  par  l'infini,  de  preuve  à  priori,  de  preuve 
métaphysique  ou  ontologique.  Dans  un  des  cha- 
pitres les  plus  remarquables  de  la  critique  de  la 
raison  pure,  Kant  examine  toutes  les  preuves  de 
l'existence  de  Dieu  ;  il  les  divise  en  trois  classes  : 
preuve  ontologique,  preuve  cosmologique  et 
preuve  physicothéologique,  et  il  démontre  que  la 
preuve  ontologique  se  trouve  toujours,  plus  ou 
moins  bien  dissimulée,  au  fond  de  la  preuve  cos- 
mologique et  de  la  preuve  physicothéologique,  de 
telle  sorte  qu'en  dernière  analyse  il  n'y  a  qu'une 
preuve  de  l'existence  de  Dieu,  à  savoir,  la  preuve 
ontologique.  Cette  démonstration  de  Kant,  qui, 


DE   LA   RAISON    IMPERSONNELLE.  25 

en  elle-même,  est  entièrement  indépendante  de 
la  conclusion  sceptique  à  laquelle  il  veut  arriver, 
nous  semble  tout  à  fait  concluante,  et  nous  n'hé- 
sitons pas  à  l'accepter. 

On  parle  beaucoup  de  preuves  cosmologiques 
et  physicothéologiques ,  comme  dit  Kant,  ou^ 
comme  nous  disons,  de  preuves  expérimentales 
et  à  posteriori  de  l'existence  de  Dieu  ;  cependant, 
par  une  considération  bien  simple,  il  est  facile  de 
démontrer  qu'abandonnées  à  elles-mêmes,  elles 
sont  nécessairement  dépourvues  de  toute  espèce 
de  valeur.  En  effet,  qu'est-ce  que  Dieu?  c'est  l'être 
infini;  infini  en  son  essence,  infini  en  ses  attri- 
buts ;  il  nous  est  impossible  de  le  concevoir  d'une 
autre  manière.  Mais  l'expérience  ne  nous  donne 
rien  qui  ne  soit  fini,  relatif,  contingent  ;  comment 
donc,  par  l'expérience,  pourrions- nous  arrivera 
l'être  absolu,  à  l'être  infini?  Par  la  contemplation 
du  monde  et  de  sa  grandeur,  par  la  considération 
de  l'ordre  et  de  l'harmonie  qui  régnent  dans 
toutes  ses  parties ,  nous  pouvons  bien  arriver  à 
nous  faire  l'idée  d'un  auteur,  d'un  architecte  du 
monde,  très-grand,  très-puissant,  très-intelligent, 
très-sage  ;  mais  l'expérience  ne  peut  nous  con- 
duire au  delà ,  et  nous  élever  jusqu'à  l'idée  de 
l'être  infiniment  grand,  infiniment  puissant,  infi- 
niment intelligent,  infiniment  sage,  infiniment 


26  DE  LA  NATURE 

bon;  en  un  mot,  à  l'idée  d'un  être  infini  en  son 
essence,  infini  en  ses  attributs.  Si  telle  est  l'im- 
puissance manifeste  et  radicale  de  toute  preuve 
à  posteriori,  d'où  vient  le  crédit  dont  a  joui  depuis 
si  longtemps ,  et  dont  continue  de  jouir  encore 
cette  espèce  de  preuve?  D'où  vient  qu'il  est  en- 
core tant  d'esprits  qui,  par  elle,  s'imaginent  ar- 
river jusqu'à  Dieu  et  à  ses  attributs,  et  les  tien- 
nent pour  bonnes  et  concluantes?  Cela  vient  de 
ce  que  ces- prétendues  preuves  expérimentales 
enveloppent  toujours,  en  la  dissimulant  plus  ou 
moins  bien,  la  preuve  métaphysique.  Les  parti- 
sans des  preuves  expérimentales  annoncent,  il  est 
vrai,  la  prétention  d'arriver  à  Dieu  par  l'expé- 
rience, mais  après  avoir  plus  ou  moins  longtemps 
marché  dans  cette  voie  ;  après  un  détour  plus  ou 
moins  long,  ils  reconnaissent  que  jamais,  en  la 
suivant,  ils  n'arriveront  au  but,  et  reviennent, 
sans  l'avouer,  à  la  preuve  métaphysique  qu'ils 
avaient  d'abord  dédaignée.  Tel  est  le  secret  du 
prestige  et  du  crédit  des  preuves  expérimentales; 
elles  doivent  l'un  et  l'autre  à  cet  artifice,  par  le- 
quel elles  s'appuient  sur  la  seule  vraie  preuve  de 
l'existence  de  Dieu,  tout  en  affectant  de  la  rejeter 
bien  loin  comme  creuse  et  chimérique.  Nulle 
expérience  possible  ne  peut  franchir  la  distance 
qui  sépare  le  fini  de  l'infini  ;  la  raison  seule  nous 
transporte  du  fini  dans  l'infini;  la  raison  est  donc 


DE   LA    RAISON    IMPERSONNELLE.  27 

le  principe  nécessaire  de  toute  vraie  preuve  de 
l'existence  de  Dieu ,  etla  preuve  par  l'infini  est  donc 
bien  Tunique  fondement  de  toute  la  théodicée. 

Cette  preuve  est  dans  la  conscience  de  tous, 
puisque  dans  la  conscience  de  tous  est  l'idée  de 
l'infini.  Chaque  homme  voit  Dieu,  chaque  homme 
pense  Dieu,  alors  même  que  des  lèvres  il  le  nie, 
puisque  l'idée  de  l'infini  entre  dans  toutes  les 
formes,  dans  tous  les  moments  de  la  pensée.  L'i- 
dée de  l'infini  nous  fait  sortir  de  nous-mêmes  et 
nous  transporte  au  sein  de  l'être  infini,  en  même 
temps  qu'elle  est  l'expression  du  rapport  perma- 
nent qui  nous  unit  avec  lui.  Elle  nous  donne  im-  JUt.  X 
médiatement  l'objet  de  toute  vraie  métaphysique, 
l'objet  auquel  tout  se  rapporte,  l'objet  duquel 
tout  dérive.  IMais  s'il  est  vrai  que  tout  homme  ait 
en  lui  l'idée  de  l'infini,  s'il  est  vrai  que  cette  idée 
ne  soit  autre  chose  que  la  vue  même,  l'intuition 
immédiate  de  l'être  infini,  comment  expliquer 
qu'en  tous  les  temps  et  en  tous  les  lieux  les  hom- 
mes n'aient  pas  manifesté  la  croyance  à  l'unité  et 
à  l'infinité  de  Dieu?  Comment  expliquer  que  cette 
idée  de  l'unité  et  de  l'infinité  de  Dieu,  loin  d'être 
une  idée  de  tous  les  temps,  de  tous  les  lieux,  de 
tous  les  peuples,  apparaisse  comme  une  idée  ul- 
térieure, comme  une  idée  qui  a  été,  qui  est  en- 
core ignorée  d'une  foule  de  peuples,  et  qui  ne 


28  DE   LA  NATURE 

s'est  développée  que  lentement  dans  le  monde,  à 
la  suite  des  progrès  de  la  réflexion  et  de  la  science  ? 
Comment  se  fait-il  que  même  aujourd'hui  cette 
idée  n'existe  encore  dans  toute  sa  pureté  qu'en  un 
petit  nombre  d'intelligences  ? 

Pour  répondre  à  cette  objection,  il  suffit  de  re- 
marquer la  différence  entre  une  notion  vague  et 
confuse  et  cette  même  notion  éclairée  par  l'ana- 
lyse et  par  la  réflexion.  L'idée  de  l'infini  est  sans 
nul  doute  dans  toutes  les  intelligences  sans  excep- 
tion. Toutes,  à  l'occasion  du  fini,  conçoivent  l'in- 
fini. Considérez  toutes  les  intelligences  humaines, 
tous  les  peuples  dans  leurs  aspirations,  dans  leurs 
vagues  espérances,  dans  leurs  mystérieuses  ap- 
préhensions, et  vous  reconnaîtrez  qu'en  effet  tous 
ont  eu  foi  à  l'infini,  et  que  tous,  d'une  manière 
plus  ou  moins  pure,  ont  manifesté  cette  foi.  Mais 
si  tous  les  hommes  ont  conscience  de  l'infini,  tous 
ne  sont  pas  capables  de  se  rendre  compte  de  cette 
notion  de  l'infini,  de  la  suivre  dans  toute  sa  por- 
tée et  dans  toutes  ses  conséquences  ;  de  la  rap- 
porter à  son  objet,  et  de  définir  rigoureusement 
cet  objet ,  parce  que  tous  ne  sont  pas  des  méta- 
physiciens. Telle  est  la  cause  pour  laquelle  les  in- 
telligences, quoique  toutes  naturellement  en  pos- 
session de  l'idée  de  l'infini,  ont  cependant  tant 
de  peine  à  en  faire  sortir  l'idée  claire  et  nette 

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\  V  B  I 


DE    LA   RAISON   IMPERSONNELLE.  29 

d'un  Dieu  unique  et  infini  ;  telle  est  la  cause  pour 
laquelle  elles  défigurent  cette  idée  par  les  plus 
misérables  et  les  plus  tristes  superstitions.  Ce- 
pendant, même  alors  qu'elle  est  le  plus  défigurée, 
et  au  sein  des  plus  grossières  superstitions,  on 
peut  encore  la  reconnaître.  Regardez  au  fond  de 
toutes  les  mythologies,  même  les  plus  grossières, 
et  toujours  par  derrière  et  au-dessus  de  toutes  ces 
divinités  de  différents  ordres,  de  différentes  fonc- 
tions dont  elles  peuplent  la  nature,  vous  voyez 
planer  l'idée  d'une  puissance  supérieure,  qui  à 
elle  seule  l'emporte  sur  toutes  les  autres  divinités, 
sur  toutes  les  autres  puissances.  Tous  ces  dieux 
forment  entre  eux  une  sorte  de  hiérarchie,  au 
sommet  de  laquelle  apparaît,  dans  une  obscurité 
mystérieuse,  un  être  unique  plus  puissant  qu'eux 
tous,  et  qui,  plus  ou  moins  vaguement,  corres- 
pond à  cette  idée  de  l'infini,  qui  est  au  fond  de 
toutes  les  consciences. 

Je  crois  que ,  à  proprement  parler,  jamais  le 
polythéisme  n'a  régné  dans  le  monde,  parce  que 
jamais  aucune  religion  n'a  admis  et  adoré  plu- 
sieurs dieux  indépendants  les  uns  des  autres, 
égaux  les  uns  aux  autres.  Tous  ces  dieux  multi- 
ples, divers,  opposés,  qui  abondent  dans  les  re- 
ligions de  l'antiquité,  ont  leur  principe  dans  un 
Dieu  unique,  être  suprême  duquel  tout  sort ,  au- 


30  DE   LA  NATURE 

quel  tout  retourne.  Que  l'idée  du  Dieu  suprême 
y  soit  plus  ou  moins  voilée  par  la  multiplicité 
des  dieux  sortis  de  son  sein,  et  présidant  à 
toutes  les  opérations ,  à  tous  les  phénomènes  de 
la  nature  morale  et  physique,  quelle  ait  pu  même 
parfois  disparaître  aux  yeux  du  vulgaire  absorbé 
par  cette  apparente  multiplicité,  je  ne  le  nie  pas , 
et  il  suffit  à  mon  dessein  d'établir  que  l'idée  de 
l'unité  et  de  l'infini  té  de  Dieu  est  réellement  dé- 
posée au  fond  de  toutes  les  religions.  Il  est  facile 
d'en  donner  la  preuve  par  une  revue  rapide  des 
principales  théogonies  de  l'antiquité. 

Commençons  par  la  religion  de  l'Inde  '.  Nulle 
au  premier  abord  ne  présente  une  pareille  multi- 
plicité de  dieux.  Les  dieux  indiens  remplissent  le 
monde,  ils  animent  toutes  les  parties  de  la  nature, 
ils  habitent  en  foule  sur  les  montagnes  et  dans  les 
vallées,  dans  le  calice  des  fleurs ,  au  fond  des  fl  euves , 
dans  les  abîmes  de  la  mer.  Mais  tous  ces  dieux, 
mais  les  trois  grandes  divinités  elles-mêmes  qui 
constituent  la  Trinité  indienne,  Brahma,  créateur; 
Vichnou,  conservateur  et  sauveur;  Siva,  des- 
tructeur et  rénovateur,  ne  sont  que  des  révéla- 
tions, des  manifestations  de  l'être  éternel,  in- 
corporel, invisible,  présent  partout,  substance 

1  Consulter  l'Histoire  des  Religions  de  l'antiquité  de  Creuzer, 
traduite  par  M.  Guignault. 


DE   LA  RAISON   IMPERSONNELLE.  31 

universelle  sortant  des  profondeurs  de  son  es- 
sence pour  créer  le  monde.  Cet  être  unique  et 
éternel  se  nomme  Brahm,  nom  qui  signifie  l'être 
subsistant  par  lui-même.  Brahm ,  disent  les  livres 
sacrés  des  Indiens ,  est  l'être  éternel ,  l'être  par 
excellence,  se  révélant  dans  la  félicité  et  dans  la 
joie.  Le  monde  est  son  nom ,  son  image.  Cette 
existence  première,  qui  contient  tout  en  soi,  est 
seule  réellement  subsistante.  Tous  les  phéno- 
mènes ont  leur  cause  dans  Brahm  ;  il  n'est  limité 
ni  par  le  temps  ni  pas  l'espace;  il  est  impéris- 
sable ,  il  est  lame  du  monde ,  l'âme  de  chaque 
être  en  particulier.  Il  est  l'unité  suprême  qui 
précède,  qui  embrasse  tout,  et  dans  laquelle 
tout  vient  se  résoudre.  Cette  idée  de  Brahm ,  pla- 
cée ainsi  au  sommet  de  la  théogonie  indienne, 
n'est-elle  pas  l'idée  de  l'être  infini,  et  tout  ce  po- 
lythéisme apparent  ne  recouvre-t-il  pas  la  foi  à 
l'unité  et  l'infinité  de  Dieu? 

Au  premier  aspect,  la  religion  des  Perses  pré- 
sente un  dualisme  qui  paraît  plus  incompatible 
peut-être  que  la  multiplicité  des  dieux  indiens 
avec  l'idée  de  l'unité  et  de  l'infinité  de  Dieu. 
D'une  part,  c'est  Ormuzd,  principe  de  la  lu- 
mière, principe  de  toute  pureté  et  de  tout  bien; 
de  l'autre ,  c'est  Ahriman ,  principe  des  ténèbres, 
principe  de  toute  impureté,  de  tout  vice  et  de 


32  DE  LA  NATURE 

tout  mal.  Entre  ces  deux  principes  il  y  a  une 
guerre  continuelle.  Toutefois  cette  guerre  ne  sera 
pas  éternelle  ;  car  la  religion  des  Perses  ne  s'est 
pas  arrêtée  à  ce  dualisme,  elle  s'est  élevée  jusqu'à 
un  principe  unique  et  suprême  du  sein  duquel  ce 
dualisme  est  sorti,  et  dans  le  sein  duquel  il  doit 
retourner  et  s'absorber  un  jour  pour  revenir  à 
l'unité.  Qu'ont  pensé  les  mages  de  la  Perse  de  la 
nature  de  ce  principe  suprême?  Ce  qu'en  avaient 
pensé  les  prêtres  de  l'Inde  ;  le  fond  est  le  même, 
la  forme  seule  varie.  L'être  suprême ,  en  qui 
doit  se  concilier  un  jour  la  dualité  d'Ormuzd  et 
d'Ahriman  porte  le  nom  d'Akéréné.  C'est  lui  qui 
a  donné  naissance  à  tous  les  êtres ,  en  lui  repose 
l'univers;  il  est  la  durée  incréée  qui  n'a  point  eu 
de  commencement  et  n'aura  point  de  fin.  Ahri- 
man  et  Ormuzd  sont  ses  premiers  nés.  Ahriman, 
qui  était  bon  comme  Ormuzd  dans  l'origine,  est 
devenu  mauvais  par  envie  ;  mais  il  doit  se  purifier 
un  jour,  et  le  monde  tout  entier  purifié ,  transfi- 
guré, doit  s'absorber  au  sein  de  l'éternel.  Cette 
conciliation  au  sein  de  l'éternel  de  toute  oppo- 
sition, de  toute  division  née  dans  le  temps,  doit 
avoir  lieu  par  l'intermédiaire  de  Mithra,  qui  n'est 
pas  un  dieu  nouveau  distinct  d'Akéréné,  mais 
sa  lumière  intelligible  et  son  verbe.  Ainsi  l'Aké- 
réné  des  Perses  représente  la  même  idée  que  le 
Bralim  des  Indiens. 


DE    LA    RAISON    IMPERSONNELLE.  33 

Soumettons  à  la  même  épreuve  la  religion 
égyptienne.  Au-dessus  de  tous  ses  animaux  sa- 
crés ,  de  tous  ses  dieux  bizarres  et  informes, 
l'Egypte  a  aussi  placé  et  adoré  un  Dieu  suprême. 
Elle  avait  des  temples  sur  lesquels  étaient  gravées 
ces  paroles  rapportées  par  Phitarque  et  par  Pro- 
clus  :  «  Je  suis  tout  ce  qui  est,  tout  ce  qui  a  été, 
tout  ce  qui  sera.  Aucun  mortel  n'a  soulevé  mon 
voile;  le  fruit  que  je  porte  est  le  soleil.  »  Quel  est 
l'être  qui  se  définit  ainsi  sur  le  frontispice  des 
temples  de  l'Egypte  ?  Il  est  inaccessible  dans  son 
essence;  mais  il  se  révèle  par  trois  grandes  mani- 
festations. D'abord  il  se  révèle  comme  Amoun, 
qui  enfante  les  types  et  les  idées  des  choses  ;  en- 
suite comme  Phthas,  c'est-à-dire  comme  Dé- 
miurge, comme  l'éternel  ouvrier  qui  réalise  ces 
idées  primitives ,  qui  exécute  ces  modèles  dans 
la  perfection  de  son  art  divin.  Enfin  il  se  mani- 
feste comme  auteur  du  bien,  comme  source  de 
toute  vie  et  de  tout  bien.  Amoun  est  sa  puissance, 
Phthas  sa  sagesse ,  Osiris  sa  bonté.  Cet  être  su- 
prême dans  la  langue  du  peuple  prenait  d'ordi- 
naire le  nom  d'Osiris,  et  dans  la  langue  des  prê- 
tres le  nom  d' Amoun  ou  de  Knepb.  Ainsi  l' Osiris 
ou  r Amoun  ou  le  Kneph  des  Egyptiens  corres- 
pond exactement  au  Brahm  des  Indiens  et  à 
TAkéréné  des  Persans. 


34  t      DE  LA  NATURE 

La  même  idée  est  manifeste  dans  les  croyances 
religieuses  des  Grecs  ;  elle  apparaît  dès  l'origine 
dans  les  sanctuaires  obscurs  de  Dodone  et  de  Sa- 
molhrace.  On  adorait  en  Samothrace  Axiéros 
comme  l'unité  suprême ,  comme  la  force  primi- 
tive, et  la  source  féconde  de  l'univers  et  des 
dieux  qui  dérivent  de  lui  par  voie  d'émanation. 
Lorsque  les  dieux  de  la  Grèce ,  chantés  par  les 
poètes ,  eurent  pris  des  attributs  et  des  contours 
plus  déterminés,  lorsque  la  poésie  d'Homère  en  eut 
fait  des  hommes  idéalisés,  l'idée  représentée  par 
Axiéros  ne  se  perdit  pas  cependant  au  milieu  des 
progrès  de  l'anthropomorphisme.  Tous  les  trônes 
ne  sont  pas  égaux  dans  l'Olympe  grec;  il  en  est 
un  plus  élevé  que  tous  les  autres  sur  lequel  est 
assis  Jupiter.  Jupiter,  voilà  le  grand  dieu ,  le 
dieu  suprême  des  Grecs  et  des  Romains.  Il  est 
l'unité  suprême ,  il  est  la  vie  universelle ,  le  père 
des  dieux  et  des  hommes ,  le  maître  du  ciel  et  de 
la  terre ,  le  «oi  et  le  souverain  de  la  nature ,  le 
principe  de  tout  ordre  et  de  toute  justice.  Tous 
les  autres  dieux  ne  sont  que  des  personnifications 
de  ses  attributs,  des  manifestations  de  sa  sub- 
stance. 

Dans  les  idées  religieuses  des  Romains  Jupiter 
joue  le  même  rôle  que  dans  les  idées  religieuses 
des  Grecs.  Il  est  le  dieu  suprême,  le  dieu  très- 


DE   LA  RAISON   IMPERSONNELLE.  35 

grand  et  très-bon  ,  en  lui  réside  la  majesté  su- 
prême, et  pour  temple  il  a  le  Capitole.  L'idée  de 
l'unité  et  de  l'infinité  de  Dieu  n'a  donc  pas  plus 
manqué  à  la  Grèce  et  à  Rome  qu'à  l'Inde,  à  la 
Perse  et  à  l'Egypte.  En  étendant,  en  approfon- 
dissant cette  recherche,  on  arriverait  toujours  au 
même  résultat,  et  partout  on  retrouverait  cette 
même  idée.  Il  n'est  pas  de  peuple  qui,  dans  ses 
croyances ,  dans  ses  symboles ,  n'ait  manifesté 
d'une  manière  plus  ou  moins  obscure;  plus  ou 
moins  confuse,  sa  foi  en  l'être  infini.  On  peut  re- 
procher aux  religions  de  l'antiquité  d'avoir  con- 
fondu Dieu  avec  le  monde,  d'avoir  fait  des  dieux 
avec  les  attributs  détachés  de  l'Être  suprême  ; 
mais  on  ne  peut  les  accuser  d'avoir  entièrement 
méconnu  l'idée  de  l'unité  et  de  l'infinité  de  Dieu. 

Ainsi,  de  l'obscurité  qui  environne  cette  idée 
dans  la  plupart  des  intelligences,  on  ne  peut  rien 
conclure  contre  la  réalité  de  son  existence;  ainsi 
l'histoire  des  religions  vient  confirmer  ce  que  la 
psychologie  nous  apprend  de  l'inhérence  de  l'idée 
de  l'infini  à  l'intelligence  humaine,  en  vertu  d'une 
révélation  immédiate  de  la  raison  qui  éclaire  tous 
les  hommes  en  tous  les  temps  et  en  tous  les  lieux. 
Le  progrès  religieux  ne  consiste  pas  à  s'élever  par 
degré  à  l'idée  de  l'infinité  de  Dieu  ;  car  il  n'y  a  pas  de 
degré  par  lequel  on  puisse  s'élever  du  fini  à  Fin- 


36  DE   LA   NATURE 

fini.  Après  avoir  d'abord  pendant  plus  ou  moins 
longtemps  conçu  Dieu  comme  fini,  l'humanité  n'a 
pas  commencé  un  beau  jour  aie  concevoir  comme 
infini.  Éclaircir  successivement  l'idée  de  l'infini, 
la  purifier  de  tout  ce  qu'elle  exclut,  en  déduire 
tout  ce  qu'elle  renferme,  voilà  seulement  en  quoi 
consiste  le  progrès  religieux.  Cette  pensée  est 
fortement  exprimée  dans  le  passage  suivant  de 
M.  Cousin  :  «  Dieu  est  connu  par  tous  les  hommes 
en  tant  qu'hommes,  depuis  l'instant  de  leur  nais- 
sance jusqu'à  celui  de  leur  mort  :  connu  de  tous 
également,  mais  avec  plus  ou  moins  de  clarté  ;  le 
plus  ou  moins  de  clarté  est  la  différence  uni- 
que qui  puisse  être  entre  les  conceptions  des 
hommes  S  » 

Attachons-nous  à  cette  idée  de  l'être  infini  qui 
nous  est  révélée  parla  raison.  Bien  comprendre 
l'être  est  le  premier  problème  de  la  pensée  philo- 
sophique. Comment  l'essence  de  l'être  infini  doit- 
elle  donc  être  conçue?  quels  sont  ses  attributs? 
quels  caractères  le  distinguent  des  êtres  particu- 
liers et  finis  ?  La  réponse  à  toutes  ces  questions  con- 
stituerait la  théodicée  et  la  métaphysique  tout  en- 
tière ;  aussi  je  ne  prétends  nullement  traiter  de 
tous  les  divers  attributs  de  Dieu.  Je  ne  prétends 

1  Fragments  philosophiques,  des  vérités  absolues. 


DE   LA   RAISON   IMPERSONNELLE.  37 

pas  déterminer  en  quoi  consiste  sa  providence,  sa 
prescience,  son  intelligence,  sa  liberté,  sa  bonté, 
sa  sagesse,  ni  résoudre  tous  les  problèmes  qui 
s'élèvent  à  propos  de  chacune  de  ses  perfections. 
Je  veux  seulement  considérer  son  essence  en  op- 
position avec  les  êtres  finis,  je  veux  seulement  le 
considérer  comme  objet  immédiat  et  unique  de 
toutes  les  idées  de  la  raison. 

Il  n'existe  rien  au  delà  de  l'être  infini  :  l'être 
infini  existe  seul  nécessairement,  il  est  le  principe 
de  toutes  les  choses  qui  existent,  de  tous  les  êtres 
finis  et  contingents.  Il  n'est  pas  seulement  la  cause 
des  choses  qui  existent ,  il  en  est  la  raison  et  le 
fondement.  Il  renferme  éminemment  dans  son 
essence  tout  ce  qu'il  y  a  de  réel  et  de  positif  dans 
toutes  les  créatures  existantes  et  dans  toutes  les 
créatures  possibles.  Si  dans  une  seule  créature  il 
existait  une  seule  qualité  réelle  que  Dieu  ne  con- 
tînt pas  éminemment  dans  son  essence,  où  trou- 
ver la  raison  d'exister  de  cette  qualité,  où  serait 
son  principe  et  son  fondement?  Elle  existerait 
sans  raison  d'exister,  elle  serait  comme  un  effet 
sans  cause.  Si  l'être  infini  renferme  nécessaire- 
ment en  lui  tout  ce  qu'il  y  a  de  réel  et  de  positif 
dans  les  créatures,  il  ne  renferme  rien  de  ce  qui 
les  constitue  à  l'état  de  créature;  il  contient  tout 
ce  qu'il  y  a  en  elles,  sauf  les  imperfections  et  les 


38  DE   LA  NATURE 

bornes  qui  les  restreignent,  les  limitent,  les  dis- 
tinguent en  des  classes,  des  genres  et  des  espèces. 
((  Dieu,  ditFénelon  dans  le  paragraphe  du  Traité 
de  l'existence  de  Dieu  intitulé  :  Ce  que  c'est  que  Dieu, 
est  tellement  tout  être,  qu'il  a  tout  l'être  de  cha- 
cune de  ses  créatures,  mais  en  retranchant  la 
borne  et  les  imperfections  qui  la  restreignent. 
Otez  toutes  bornes,  ôtez  toute  différence  qui 
resserre  l'être  dans  les  espèces,  vous  demeurez 
dans  l'universalité  de  l'être,  et  par  conséquent 
dans  la  perfection  infinie  de  l'être  par  lui- 
même.  » 

Mais  si  l'être  infini  enferme  en  lui  tout  ce  qu'il 
y  a  de  réel  et  de  positif  dans  les  choses ,  ne  de- 
vra-t-il  pas  contenir  en  lui  tout  ce  qu'il  y  a  de 
réel  dans  les  choses  matérielles  tout  aussi  bien  que 
ce  qu'il  y  a  de  réel  dans  les  choses  spirituelles? 
ne  devra-t-il  pas  être  conçu  lui-même  comme 
étendu  et  matériel ,  comme  doué  d'une  nature 
corporelle?  L'objection  repose  sur  une  confusion 
dans  les  termes  qu'il  est  facile  de  dissiper.  Même, 
en  admettant  avec  les  Cartésiens  l'existence  d'une 
étendue  matérielle,  inerte,  constitutive  des  corps, 
nous  pourrions  répondre  :  Si  Dieu  contient  en  lui 
le  principe  de  l'étendue  et  de  la  matière,  il  n'en 
contient  point  la  borne,  et  sa  nature  ne  ressemble 
en  rien  à  la  nature  corporelle  dont  l'essence  est  la 


DE  LA  RAISON   IMPERSONNELLE.  39 

limitation.  Mais  placés  au  point  de  vue  de  Leibnitz, 
nous  n'admettons  en  aucune  façon  l'existence 
de  Fétendue  matérielle  inerte  de  Descartes  ,  ni 
un  infranchissable  abîme  entre  le  monde  des  es- 
prits et  le  monde  des  corps.  Il  n'y  a  pas  dans 
T univers  d'un  côté  des  esprits,  de  l'autre  des 
corps,  mais  seulement  des  forces.  La  force  essen- 
tiellement agissante,  simple,  indivisible,  telle  est 
l'unique  réalité.  Toute  existence  réelle  est  con- 
stituée par  un  force,  est  une  force.  Les  qualités 
internes  de  chacune  de  ces  forces,  l'absence  ab- 
solue ou  les  divers  degrés  de  conscience,  de 
liberté,  d'intelligence,  voilà  ce  qui  les  distingue 
les  unes  des  autres,  voilà  ce  qui  marque  leur  place 
dans  l'immense  hiérarchie  des  êtres. 

Voilà  ce  qui  sépare  les  esprits  d'avec  les  corps. 
Ainsi,  dire  que  Dieu  contient  en  son  essence  tout 
ce  qu'il  y  a  de  positif  et  de  réel,  soit  dans  les  es- 
prits, soit  dans  les  corps,  revient  tout  simplement 
à  dire  que  le  principe  de  toutes  les  forces  est  con- 
tenu dans  la  force  suprême  et  infinie. 

Comme  en  Dieu  se  retrouve  nécessairement 
tout  ce  qu'il  y  a  dans  ces  forces,  sauf  les  imper- 
fections et  les  limites,  on  ne  doit  pas  plus  se  re- 
présenter Dieu  sous  l'image  et  le  type  de  cette 
force  particulière  qui  constitue  l'esprit  et  le  moi 


40  DE   LA   NATURE 

que  sous  l'image  et  le  type  de  cette  autre  force 
particulière  qui  constitue  la  matière  et  le  corps. 
Mais  si  Dieu  ne  peut  être  conçu  sous  le  type 
particulier  et  restreint  de  l'esprit  et  du  moi,  de- 
vra-t-il  être  conçu  comme  destitué  de  toute  con- 
science de  lui-même  et  de  toute  pensée?  Non 
assurément;  car  s'il  renferme  éminemment  en  lui 
tout  ce  qu'il  y  a  de  réel  et  de  positif  dans  les 
créatures,  il  doit  renfermer  aussi  tout  ce  qu'il  y 
a  de  réel  et  de  positif  dans  la  conscience  et  dans 
la  pensée,  sauf  les  bornes  et  les  imperfections.  11 
aura  donc  conscience  de  lui-même;  il  pensera 
donc;  maisil  n'aura  pas,  comme  nous,  conscience 
de  lui-même  à  la  condition  d'une  limite ,  d'un 
non-moi  qui  nous  force  à  revenir  sur  nous-mêmes  ; 
il  pensera  donc,  mais  il  ne  pensera  pas  comme 
nous,  mais  sa  pensée  ne  connaîtra  pas  les  bornes 
et  les  imperfections  de  notre  pensée.  Comment 
doit-on  se  représenter  cette  pensée  sans  limites, 
adéquate  à  l'infini  et  à  tout  ce  que  l'infini  renferme 
d'intelligible?  comment  nous  faire  une  idée  de 
cette  conscience  qui  se  produit  sans  opposition 
avec  un  non-moi  ?  En  recherchant  tout  ce  qui  est 
borne  et  limite  dans  notre  intelligence,  tous  les 
procédés  divers  qui  résultent  de  sa  limitation 
pour  les  éliminer  sévèrement  de  l'intelligence 
sans  bornes  et  sans  imperfections.  Exclure  de 
Dieu  la  pensée ,  sous  prétexte  que  la  pensée  ne 


DE   LA   RAISON    IMPERSONNELLE.  kl 

peut  être  en  lui  ce  qu'elle  est  en  nous,  ce  serait  le 
mettre  au-dessous  de  quelques-unes  de  ses  créatu- 
res. En  présence  d'un  tel  Dieu,  l'homme  pourrait 
se  dresser  sur  son  néant  pour  lui  dire  en  face  :  Je 
suis  plus  grand  que  toi  !  Je  suis  plus  grand  que 
toi;  car  l'avantage  que  tu  as  sur  moi,  les  perfec- 
tions par  lesquelles  tu  me  dépasses  infiniment,  tu 
n'en  sais  rien.  Je  suis  plus  grand  que  toi  ;  car  je 
connais  ma  misère  et  tu  ne  connais  pas  ta  gran- 
deur ;  car  je  sais  que  tu  es  infini,  et  loi-même  tu 
l'ignores!  La  supériorité  que  donne  Pascal  au  ro- 
seau pensant  sur  l'univers  qui  ne  pense  pas,  il 
faut  la  reconnaître  dans  toute  créature  qui  pense 
sur  un  Dieu  qui  ne  penserait  pas.  Donc,  l'être 
infini,  quoique  ne  pouvant  être  conçu  comme  un 
esprit  au  sens  où  nous  le  sommes,  contient  néan- 
moins nécessairement  en  lui  ce  qu'il  y  a  de  réel 
dans  notre  intelligence ,  comme  ce  qu'il  y  a  de 
réel  en  toutes  choses  sous  la  raison  de  l'infinité. 

Mais  une  telle  définition  de  l'essence  de  l'être 
infini  ne  revient-elle  pas  à  dire  que  Dieu  est  un 
je  ne  sais  quoi  qui  se  trouve  également  au  fond  de 
toutes  les  choses,  abstraction  étant  faite  de  toutes 
leurs  déterminations  particulières?  Ce  Dieu  ne 
sera-t-il  pas  seulement  un  commune  quid,  une  sorte 
de  capui  mortuum  de  l'univers?  Une  telle  consé- 
quence ne  sort  nullement  du  principe  que  je  viens 


42  DE  LA  NATURE 

de  poser.  On  peut  dire ,  sans  doute  ,  en  un  cer- 
tain sens  que  Dieu  est  au  fond  de  toutes  les  choses 
réelles;  mais  il  n'y  est  pas  comme  un  résidu 
nécessaire,  toutes  les  déterminations  particulières 
des  choses  étant  enlevées  ;  il  y  est  comme  un  prin- 
cipe essentiel  et  actif,  il  y  est  comme  leur  com- 
muniquant sans  cesse  tout  ce  qu'elles  ont  de 
réalité.  Placer  danâ  l'essence  de  l'être  infini  la 
source  de  tout  ce  qu'il  y  a  de  réel  et  de  positif 
dans  les  créatures,  ce  n'est  pas  transformer  Dieu 
en  une  sorte  de  matière  bannale  et  passive  des 
choses  ;  mais  c'est  rapporter  toute  réalité  à  son 
vrai  et  unique  principe,  c'est  donner  la  plus  haute 
idée  que  notre  intelligence  puisse  concevoir  de 
l'infinité  de  Dieu  et  de  la  dépendance  où  sont  à 
son  égard  toutes  les  créatures. 

Ainsi,  cette  notion  de  l'essence  de  l'être  infini 
ne  porte  atteinte  à  aucune  de  ses  perfections  infi- 
nies, et  seule  elle  est  conciliable,  d'une  part  avec 
son  infinité,  et  de  l'autre  avec  l'existence  des  cho- 
ses. Toute  autre  notion  de  l'essence  de  l'être  infini 
romprait  le  lien  qui  unit  les  choses  avec  la  nature 
Dieu,  rendrait  inexplicable  leur  existence  et  leur 
conservation,  et  fermerait  à  l'intelligence  toute 
voie  légitime  pour  arriver  à  la  détermination  des 
attributs  de  Dieu.  Hors  de  cette  idée  de  l'essence 
de  Dieu ,  il  n'y  a  plus  que  chimères ,  vaines  et 


DE  LA  RAISON   IMPERSONNELLE.  43 

dangereuses  superstitions,  ridicule  anthropo- 
morphisme. Cherchez  à  concevoir  d'une  autre 
manière  l'essence  de  l'être  infini ,  et  il  devient 
impossible  de  trouver  la  raison  de  l'existence  des 
choses  et  de  leurs  propriétés,  et  elles  ne  peuvent 
plus  apparaître  que  comme  le  produit  fantastique 
d'une  volonté  sans  règle  et  sans  loi,  que  comme 
des  choses  qui  existent  sans  raison  d'exister. 

Telle  doit  être  conçue  l'essence  de  l'être  infini. 
Tout  ce  qui  existe  au-dessous  de  lui  n'existe  que 
par  lui  et  en  lui,  et,  en  conséquence,  est  infini- 
ment au-dessous  de  lui ,  car  il  y  a  une  distance 
infinie  entre  l'existence  nécessaire  essentielle  à 
l'être  infini  et  l'existence  dérivée,  l'existence  em- 
pruntée d'autrui  qui  emporte  avec  elle  l'idée 
d'imperfection  et  de  limitation.  Comparés  à  lui, 
tous  les  êtres  finis  ne  sont  que  des  demi-êtres, 
des  êtres  estropiés,  suivant  une  expression  éner- 
gique de  Fénelon. 

L'idée  de  l'infini ,  intuition  immédiate  de  l'être 
infini  lui-même,  étant  constamment  présente  à 
notre  esprit,  constamment  nous  sommes  en  rap- 
port avec  l'être  infini  par  la  raison,  de  même  que 
par  nos  sens  nous  sommes  constamment  en  rap- 
port avec  le  monde  du  fini  et  du  contingent  ;  c'est 
l'être  infini,  comme  je  vais  le  démontrer,  c'est  tou- 


fc  DE  LA  NATURE 

joursl  être  infini  que  nous  apercevons  et  affirmons 
sous  une  face  ou  sous  une  autre,  toutes  les  fois 
que  nous  apercevons  et  affirmons  la  cause  infinie, 
le  temps  et  l'espace  infinis,  Tordre  absolu,  la 
beauté ,  la  justice  absolues,  toutes  les  fois  enfin 
que  quelque  chose  de  nécessaire ,  d'absolu,  d'in- 
fini, se  révèle  à  notre  intelligence.  L'infini  est 
donc  le  principe  et  le  fondement  de  toutes  nos 
pensées.  Quiconque  ne  remonte  pas  à  ce  monde 
de  l'infini  et  de  l'absolu ,  principe  du  monde  du 
fini  et  du  contingent  en  fait  de  réalité,  ne  dé- 
couvre que  des  ombres,  et  en  fait  de  lois  que  des 
rapports  arbitraires  de  succession  entre  les 
choses.  Toute  philosophie  qui  s'enferme  obsti- 
nément dans  le  monde  du  fini,  et  par  lui  prétend 
expliquer  toutes  choses,  ne  peut  rien  expliquer  et 
ne  mérite  pas  le  nom  de  philosophie.  Elle  res- 
semble à  ce  philosophe  indien  qui  croyait  expli- 
quer comment  la  terre  se  tient  suspendue  dans 
l'espace  en  la  faisant  reposer  sur  le  dos  d'un 
éléphant  gigantesque ,  et  l'éléphant  à  son  tour 
sur  le  dos  d'une  tortue. 


DE  LA  RAISON  IMPERSONNELLE.  45 


CHAPITRE  111. 

Énumération  des  idées  absolues.  —  Caractère  de  cette  énumération. 
—  De  l'idée  de  cause  absolue.  —  L'antécédent  chronologique  de 
l'idée  de  cause  absolue  est  la  conscience  de  notre  causalité  finie  et 
contingente.  — De  l'objet  de  l'idée  de  cause  absolue.  —Il  est  iden- 
tique avec  l'objet  de  l'idée  d'être  absolu,  toute  substance  étant 
cause  de  même  que  toute  cause  est  substance.  —  Les  idées  de 
cause  et  de  substance  séparées  l'une  de  l'autre  sont  des  idées  abs- 
traites, -c-  La  causalité  est  l'essence  même  de  l'être  infini.  — 
Toute  causalité  dérive  de  la  causalité  absolue.  —  De  la  réalité  des 
causes  secondes.  —  Les  causes  secondes  ne  sont  ni  indépendantes 
ni  purement  occasionnelles.  —  Identité  de  l'idée  de  cause  avec 
l'idée  d'être  infini. 


L'idée  de  l'infini  existe  incontestablement  dans 
l'intelligence  humaine,  et  elle  a  pour  objet  im- 
médiat l'être  infini.  Nous  voulons  prouver  que 
toutes  les  idées  de  la  raison  se  ramènent  à  cette 
idée  de  l'infini ,  et  que  toutes  ont  également  pour 
objet  immédiat  l'èlre  infini.  Passons  donc  en  re- 
vue toutes  les  idées  qui  portent  le  caractère  de 
l'absolu,  et  montrons  qu'en  effet  elles  sont  toutes 
des  faces  diverses  de  l'idée  de  l'infini,  des  intui- 
tions de  l'essence  et  des  attributs  de  l'être  infini. 
Mais  d'abord ,  quelles  sont  ces  idées  qui  portent 
le  caractère  de  l'absolu ,  et  quel  en  est  le  nombre  ? 
Quelle  est  la  liste  sur  laquelle  nous  devons  entre- 
prendre ce  travail  de  réduction?  Comment  nous 


46  DE  LA  NATURE 

assurerons-nous  qu'elle  est  complète,  et  qu'au- 
cune de  ces  idées ,  omise  dans  notre  examen ,  ne 
viendra  s'élever  ensuite  contre  la  légitimité  de 
notre  conclusion? 

Allons  au-devant  des  objections  en  détermi- 
nant le  caractère  de  la  liste  des  idées  de  la  raison 
que  nous  passerons  successivement  en  revue. 
Cette  liste  n'a  et  ne  peut  avoir  aucune  préteniion 
systématique.  Toute  notre  prétention  systéma- 
tique est  dans  la  réduction  des  idées  qu'elle  con- 
tiendra à  une  seule  idée ,  l'idée  de  l'infini  ;  ce  sera 
seulement  une  liste  provisoire,  sur  laquelle,  en 
dernière  analyse,  l'idée  de  l'infini  devra  seule  de- 
meurer. Il  ne  faut  donc  pas  lui  attribuer  une  va- 
leur définitive  et  une  importance  systématique 
que  nous  ne  lui  donnons  pas  et  ne  pouvons  lui 
donner;  et  si  par  hasard  elle  était  démontrée 
inexacte  et  incomplète ,  on  ne  serait  pas  en  droit 
d'en  conclure  la  fausseté  de  la  théorie  que  nous 
allons  exposer.  Pour  prouver  la  fausseté  de  cette 
théorie,  il  ne  suffirait  pas  de  signaler  quelques 
omissions  dans  cette  liste,  il  faudrait  prouver  en- 
core que  parmi  ces  -idées  omises ,  il  en  est  une 
seule  qui  porte  le  caractère  de  l'absolu,  et  cepen- 
dant soit  irréductible  à  l'idée  de  l'infini. 

Les  idées  de  cause,   d'espace,   de  temps, 


DE   LA  RAISON   IMPERSONNELLE.  kl 

(Tordre,  de  bien,  de  beau,  telles  sont  les  idées 
absolues  dont  nous  voulons  démontrer  l'identité 
avec  l'idée  de  l'être  infini  ;  telles  sont  les  seules 
idées  absolues  sur  lesquelles  il  importe  de  faire 
cette  démonstration ,  parce  que  toutes  les  autres 
y  rentrent,  et  rentrent  en  conséquence  par  là 
même  dans  l'idée  de  l'infini.  Peut-être  à  la  pre- 
mière vue  nous  reprochera- t-on  d'omettre  dans 
cette  énumération  les  idées  absolues  du  vrai  et 
de  l'unité.  Mais  qu'est-ce  que  l'idée  du  vrai  ab- 
solu? Ce  n'est  pas  une  idée  spéciale;  elle  n'ex- 
prime pas  une  affirmation  particulière  de  la  rai- 
son ,  elle  exprime  un  caractère  général  de  toutes 
ses  affirmations  ;  soit  que  la  raison  affirme  l'être, 
soit  qu'elle  affirme  une  cause  absolue,  soit  qu'elle 
affirme  le  temps  et  l'espace  ou  le  bien,  etc. ,  elle 
affirme  ce  qui  est  vrai ,  ce  qui  est  vrai  d'une  ma- 
nière absolue.  Il  n'est  donc  pas  besoin  de  consi- 
dérer à  part  l'idée  du  vrai  absolu  et  de  la  sou- 
mettre à  un  examen  particulier.  Quant  à  l'idée 
de  l'unité  absolue  opposée  à  l'idée  de  la  multi- 
plicité, elle  se  confond  trop  évidemment  avec 
l'idée  d'être  absolu  pour  qu'il  soit  besoin  d'éta- 
blir leur  identité  par  une  démonstration  spéciale. 
Qui  dit  l'être  infini  dit  l'être  un  par  excellence. 
Il  est  contradictoire  de  supposer  l'existence  de 
deux  êtres  infinis.  Deux  êtres  infinis  se  limite- 
raient ,  et  en  conséquence  détruiraient  récipro- 


*8  DE  LA  NATURE 

quement  leur  infinité;  en  outre,  l'être  infini  est 
indivisible,  il  est  donc  l'unité  absolue.  Ainsi, 
quand  nous  aurons  démontré  que  les  idées  de 
cause,  d'espace,  de  temps,  d'ordre,  de  bien,  de 
beau,  se  ramènent  à  l'idée  d'infini,  nous  nous 
croirons  en  droit  de  conclure  qu'à  proprement 
parler  l'idée  de  l'infini  est  l'idée  unique,  et  l'être 
infini  l'objet  unique  de  la  raison. 

Je  traiterai  successivement  de  chacune  de  ces 
idées ,  les  envisageant  tour  à  tour  sous  deux 
points  de  vue ,  d'abord  en  elles  mêmes ,  ensuite 
dans  leur  objet  ;  d'abord  au  point  de  vue  psycho- 
logique, et  ensuite  au  point  de  vue  ontologique. 
Je  n'insisterai  pas  également  sur  chacun  de  ces 
deux  points  de  vue.  Sur  le  point  de  vue  psycho- 
logique je  serai  aussi  bref  que  possible;  je  ne 
m'y  arrêterai  qu'autant  qu'il  sera  nécessaire  pour 
préparer  la  solution  ontologique.  Ce  point  de  vue 
a  été  traité  d'une  manière  qui  ne  laisse  rien  à 
désirer  ;  il  a  été  épuisé  dans  la  réfutation  de  Locke 
par  M.  Cousin.  J'y  renvoie  pour  de  plus  amples 
détails.  C'est  au  point  de  vue  ontologique  que  je 
dois  principalement  m'attacher. 

Après  ces  courtes  remarques  sur  la  marche 
que  je  veux  suivre  et  sur  le  but  que  je  me  pro- 
pose d'atteindre,  j'entre  immédiatement  en  ma- 


DE   LA   RAISON    IMPERSONNELLE.  49 

lière,  je  commence  par  l'idée  de  cause  absolue, 
parce  que  de  toutes  les  idées  absolues  elle  est 
celle  qui  se  ramène  le  plus  facilement  et  le  plus 
immédiatement  à  l'idée  de  l'infini. 

Il  faut  distinguer  entre  les  diverses  causes  dont 
nous  avons  l'idée  en  notre  intelligence.  D'un 
côté  nous  apercevons  par  la  conscience  et  nous 
découvrons  par  l'induction  des  causes  particu- 
lières ,  finies,  contingentes,  des  causes  qui  n'ont 
pas  en  elles-mêmes  leur  raison  d'exister,  qui 
pourraient  être  ou  ne  pas  être  ;  de  l'autre ,  par  la 
raison ,  nous  concevons  une  cause  première , 
absolue ,  qui  n'a  besoin  d'aucune  autre  cause,  qui 
porte  avec  elle-même  sa  raison  d'exister.  C'est 
de  la  conscience  et  de  l'expérience  que  relève  la 
connaissance  des  causes  contingentes  ;  mais  c'est 
de  la  raison  seule  que  relève  la  connaissance  de 
la  cause  absolue.  D'après  cette  grande  loi  de 
notre  nature  intellectuelle  qui  nous  condamne  à 
passer  par  le  fini  pour  aller  à  l'infini ,  la  connais- 
sance de  ces  causes  contingentes ,  qu'on  a  parfai- 
tement appelées  causes  secondes ,  est  l'antécédent 
nécessaire  de  l'aperception  de  la  cause  première 
et  absolue.  Mais  quelle  est  la  cause  seconde  dont 
la  connaissance  est  en  nous  l'antécédent  de  1  a- 
perception  de  la  cause  absolue?  Il  importe  de 
rechercher  quel  est  cet  antécédent  pour  arriver 

4 


50  DE   LA   NATURE 

à  la  détermination  de  l'objet  de  l'idée  de  cause 
absolue ,  et  démontrer  son  identité  avec  l'objet 
de  l'idée  d'infini.  En  d'autres  termes,  quelle  est 
la  première  cause  finie  et  contingente  qui  nous 
soit  connue  ?  Nous  est-elle  donnée  par  le  spec- 
tacle du  monde  extérieur  ou  par  la  conscience  ? 
Elle  ne  peut  nous  être  révélée  par  le  spectacle  du 
monde  extérieur  ;  car,  comme  bien  des  fois  on  l'a 
fait  remarquer,  que  nous  attesterait  l'observa- 
tion du  monde  extérieur  si  elle  était  réduite  à 
elle-même,  si  nous  n'y  transportions  des  données 
empruntées  à  la  conscience?  Elle  nous  découvri- 
rait des  changements ,  des  vicissitudes,  des  phé- 
nomènes qui  se  produisent  à  la  suite  les  uns  des 
autres  ;  elle  nous  montrerait  des  rapports  de  suc- 
cession, mais  point  de  rapports  de  causalité. 
Quand  nous  contemplerions  éternellement  de  la 
sorte  le  cours  des  phénomènes  dans  le  monde 
extérieur,  nous  n'y  verrions  rien  de  plus ,  nous 
ne  pourrions  y  puiser  l'idée  d'une  seule  cause. 
Si  donc  nous  jugeons  qu'entre  les  phénomènes 
qui  se  produisent  et  se  succèdent  dans  le  monde 
extérieur  il  n'y  a  pas  seulement  des  rapports  de 
succession,  mais  des  rapports  de  causalité;  si 
nous  nous  efforçons  de  nous  élever  jusqu'à  la 
connaissance  des  causes  de  ces  phénomènes,  c'est 
que  préalablement  nous  avons  puisé  à  une  autre 
source  l'idée  de  cause  pour  la  transporter  ensuite 


DE   LA   RATSON    IMPERSONNELLE.  51 

par  induction  dans  le  monde  extérieur.  L'im- 
puissance du  monde  extérieur  à  susciter  l'idée 
de  cause  en  notre  intelligence  étant  manifeste,  il 
faut  chercher  ailleurs  l'origine  de  cette  première 
notion  de  cause  à  la  suite  de  laquelle  notre  raison 
conçoit  nécessairement  la  cause  absolue.  Où  la 
trouver,  sinon  au  dedans  de  nous  et  dans  la  con- 
science que  nous  avons  de  la  causalité  qui  nous 
est  propre?  La  conscience,  telle  est  la  source  à 
laquelle  nous  puisons  pour  la  première  fois  l'idée 
de  cause  que  par  induction  nous  transportons 
ensuite  hors  de  nous  et  appliquons  aux  phé- 
nomènes du  monde  extérieur.  En  vain  entre- 
prendrait-on de  chercher  ailleurs  une  autre  source 
d'où  elle  pût  dériver. 

C'est  en  nous  et  seulement  en  nous  que  nous 
puisons  d'abord  l'idée  de  cause.  En  effet,  1  ame 
ne  se  manifeste  à  elle-même  que  par  l'énergie 
qui  lui  est  propre,  elle  ne  se  connaît  elle- 
même  que  comme  une  force ,  comme  une  cause. 
Pour  se  connaître,  il  faut  qu'elle  se  distingue 
de  ce  qui  n'est  pas  elle ,  il  faut  qu'elle  s'oppose 
au  non-moi;  or,  pour  se  distinguer  de  quelque 
chose,  pour  s'opposer  à  quelque  chose,  il  faut 
agir  et  réagir,  il  faut  être  force ,  il  faut  être 
cause.  M.  Maine  de  Biran  a  ainsi  démontré 
que  l'âme  est  active ,  non  pas  accidentellement 


52  DE   LA   NATURE 

dans  certains  faits ,  dans  certaines  circonstances , 
comme  dans  les  déterminations  de  la  volonté, 
mais  essentiellement.  L'âme  est  active  dans  l'in- 
telligence et  dans  la  sensibilité  même ,  et  non  pas 
seulement  dans  la  volonté,  puisque  rien  ne  peut 
arriver  à  la  conscience  sans  que  l'âme  se  dis- 
tingue du  non-moi ,  s'oppose  au  non-moi ,  sans 
qu'elle  agisse  et  réagisse.  Ainsi  l'essence  de  l'âme 
étant  l'activité  ou  la  causalité,  l'âme,  par  là  même 
qu'elle  se  connaît,  se  connaît  directement  comme 
une  cause  agissante.  Donc  c'est  dans  la  con- 
science que  nous  avons  de  nous-mêmes  et  de 
notre  activité  essentielle  que  nous  puisons  pour 
la  première  fois  l'idée  d'une  cause  finie  et  limi- 
tée. Puisée  primitivement  dans  la  conscience, 
l'idée  de  cause  garde  la  marque  de  son  origine, 
comme  l'atteste  l'observation  des  premiers  déve- 
loppements de  l'individu  et  l'histoire  des  pre- 
miers développements  de  l'humanité.  En  effet, 
si  l'on  considère  les  caractères  que  l'individu  et 
l'humanité  enfants  attribuent  aux  causes  dont  ils 
placent  l'action  dans  le  monde  extérieur,  on  re- 
marque qu'ils  se  représentent  d'abord  ces  causes 
à  l'image  de  la  seule  cause  qui  nous  est  immé- 
diatement connue,  à  l'image  de  la  cause  que 
nous  appelons  le  moi.  Le  sauvage  s'explique  tous 
les  phénomènes  de  la  nature  par  l'action  de 
causes  bienveillantes  ou  malveillantes  semblables 


DE   LA  RAISON   IMPERSONNELLE.  53 

à  sa  volonté.  L'enfant  place  de  même  dans  les 
objets  qui  l'entourent  des  volontés  semblables  à 
la  sienne,  et  voilà  pourquoi  il  s'irrite  contre  la 
pierre  qui  Ta  frappé.  Cette  erreur  naïve  de  l'en- 
fant et  du  sauvage  est  un  argument  puissant  en 
faveur  de  l'origine  qu'avec  Maine  de  Biran  nous 
venons  d'assigner  à  l'idée  de  cause.  Il  est  impos- 
sible de  méconnaître  le  berceau  de  cette  idée  aux 
traces  si  vives  qu'elle  en  conserve  longtemps  en- 
core après  qu'elle  en  est  sortie.  Ainsi  la  première 
cause  limitée,  contingente,  qui  nous  soit  donnée, 
c'est  nous-mêmes,  et  c'est  à  son  occasion  que 
notre  raison  conçoit  la  cause  absolue,  tout  comme 
c'est  à  l'occasion  de  notre  être  fini  qu'elle  conçoit 
l'être  infini.  C'est  l'idée  de  notre  causalité  finie 
et  limitée  qui  est  l'antécédent  chronologique  de 
l'idée  de  la  causalité  absolue  ;  elle  en  est  insépa- 
rable; il  ne  nous  est  pas  possible  de  penser  à 
Tune  sans  penser  à  l'autre  ;  mais  elle  en  est  dis- 
tincte. Si  notre  causalité  finie  est  l'antécédent 
chronologique  de  la  causalité  absolue ,  la  causa- 
lité absolue  en  est  à  son  tour  l'antécédent  logique. 
Notre  causalité  finie  n'existant  pas  par  elle-même, 
elle  est  dérivée ,  elle  découle  de  la  causalité  ab- 
solue qui  en  est  la  source  et  le  fondement.  Au 
point  de  vue  de  la  réalité ,  c'est  donc  la  cause 
absolue  qui  précède  toutes  les  causes  contin- 
gentes, puisque  c'est  d'elle  que  dérive  cette  por- 


54  DE  LA  NATURE 

tion  de  causalité  qui  leur  a  été  déléguée  et  dont 
elles  sont  les  fragiles  dépositaires. 

Mais  quelle  est  cette  causalité  primitive ,  in- 
finie, absolue  que  conçoit  notre  raison?  quel  en 
est  le  rapport  avec  l'être  infini  que  conçoit  cette 
même  raison?  correspond-eile  à  un  autre  objet 
dans  la  réalité  que  l'idée  de  l'être  infini?  Le  rap- 
port de  l'objet  de  la  notion  de  cause  absolue  avec 
l'objet  de  la  notion  d'être  infini  est  un  rapport 
d'identité.  La  cause  absolue  est  identique  avec 
l'être  infini.  Soit  que  la  raison  conçoive  une 
cause  au  delà  de  laquelle  il  n'y  a  rien ,  soit  qu'elle 
conçoive  un  être  existant  par  lui-même ,  toujours 
elle  conçoit  un  seul  et  même  objet. 

Dans  la  réalité,  les  deux  idées  de  substance  et 
de  cause  ne  sont  qu'une  seule  et  même  idée.  Il 
nous  est  impossible  de  séparer  l'idée  de  cause  de 
l'idée  de  substance  ;  il  nous  est  impossible  de  con- 
cevoir une  cause  qui  ne  soit  pas  substance,  et 
une  substance  qui  ne  soit  pas  cause.  Nous  pui- 
sons la  première  idée  de  substance  dans  la  seule 
substance  que  nous  connaissons  immédiatement, 
c'est-à-dire  en  nous-même,  et  cette  première 
substance^  qui  nous  est  immédiatement  donnée 
par  la  conscience,  devient  le  type  d'après  lequel 
nous  concevons  nécessairement  la  nature  de  tou- 


DE   LA   RAISON   IMPERSONNELLE.  55 

tes  les  autres  substances,  soit  des  substances  fi- 
nies, soit  de  la  substance  infinie.  Or,  quelle  est  la 
nature  de  cette  substance  que  la  conscience  nous 
révèle?  Je  viens  de  le  dire,  c'est  une  cause,  une 
force  essentiellement  agissante;  le  moi  ne  nous 
est  connu  ou  plutôt  ne  se  connaît  lui-même  que 
comme  étant  à  la  fois  cause  et  substance,  c'est-à- 
dire  comme  une  force  qui  a  l'activité,  la  causalité 
même  pour  essence.  Voilà  ce  que  la  conscience 
nous  atteste  sur  la  nature  du  moi.  Il  nous  est  im- 
possible, sans  rejeter  le  seul  point  d'appui  que 
l'expérience  donne  à  notre  induction,  et  sans  ou- 
vrir le  champ  à  toutes  les  hypothèses  les  plus 
chimériques,  de  nous  représenter  les  substances 
dont  le  monde  extérieur  se  compose  autrement 
que  comme  des  forces  essentiellement  agissantes, 
qui,  à  la  différence  de  la  force  moi,  ou  ne  sont 
pas  douées  de  conscience  et  d'intelligence,  ou 
bien  en  sont  douées  à  un  degré  inférieur. 

Mais  si,  dans  la  réalité,  toute  substance  est  une 
force  essentiellement  agissante,  d'où  vient  la  dis- 
tinction de  ces  deux  idées  de  cause  et  de  sub- 
stance, et  quelle  est  la  valeur  de  l'une  séparée  de 
l'autre?  L'idée  de  cause  séparée  de  l'idée  de 
substance  est  une  abstraction;  et  l'idée  de  sub- 
stance séparée  de  l'idée  de  cause  est  une  autre 
abstraction.  La  considération  exclusive  des  deux 


56  DE   LA   NATURE 

points  de  vue  divers  que  présente  le  développe- 
ment d'une  force  engendre  ces  deux  abstractions. 
En  effet,  la  substance  est  la  force,  considérée 
sous  un  certain  point  de  vue  et  en  un  certain  mo- 
ment; la  cause  est  aussi  la  force,  mais  la  force 
considérée  sous  un  autre  point  de  vue  et  dans  un 
autre  moment  de  son  développement.  Ces  deux 
moments,  que  l'esprit  peut  distinguer  dans  le  dé- 
veloppement d'une  force,  sont  le  moment  qui 
précède  l'acte  et  celui  qui  l'accompagne.  Si  vous 
considérez  exclusivement  la  force  comme  cause 
en  puissance,  c'est-à-dire  antérieurement  à  ce 
qu'elle  produise  l'acte,  vous  avez  le  point  de  vue 
qui  engendre  l'idée  abstraite  de  substance  ;  si,  au 
contraire,  vous  considérez  la  force  au  moment 
même  de  l'action  produite,  la  force  en  acte,  alors 
vous  avez  le  point  de  vue  qui  engendre  l'idée 
abstraite  de  cause.  Mais  dans  la  réalité  ces  deux 
points  de  vue  se  confondent  ;  ils  ne  sont  que  des 
faces  diverses  de  la  force  essentiellement  agis- 
sante, qui  est  la  seule  vraie  réalité. 

Telle  aussi  nous  devons  concevoir  la  nature  de 
l'être  infini.  De  même  que  les  êtres  finis,  il  doit 
être  cause,  en  tant  que  substance,  et  substance  en 
tant  que  cause.  Non  seulement  e'est  en  lui  que 
réside  la  causalité  suprême  et  absolue,  mais  en- 
core cette  causalité  est  son  essence  même.  L'être 


DE   LA   RAISON   IMPERSONNELLE.  57 

infini,  c'est  la  force,  la  puissance,  la  causalité  in- 
finie. Si  vous  séparez  en  lui  la  causalité  de  la  sub- 
stantialité,  vous  en  faites  un  Dieu  abstrait,  un 
Dieu  inerte  et  mort.  L'être  infini  a  donc  pour  es- 
sence la  causalité  infinie.  Il  est  la  source  unique 
et  suprême  d'où  découle  toute  causalité,  comme 
il  est  la  source  unique  et  suprême  d'où  dérive 
toute  substantialité. 

Mais  si  toute  causalité  est  une  dérivation  de  la 
causalité  infinie,  que  devient  la  réalité  et  l'effica- 
cité des  causes  secondes?  Comment  sera-t-il  pos- 
sible d'expliquer  cette  causalité  propre,  cette  li- 
berté dont  la  conscience  nous  atteste  l'existence 
en  nous?  Ne  faudra-t-il  pas  considérer,  avec  Ma- 
lebranche,  les  causes  secondes  comme  de  simples 
occasions,  à  propos  desquelles  intervient  et  agit 
la  seule  cause  réelle,  la  seule  cause  vraiment  ef- 
ficiente, Dieu?  Cette  question  n'est  qu'une  des 
nombreuses  formes  du  problème  de  la  concilia- 
tion de  l'existence  du  fini  avec  l'existence  de  l'in- 
fini, que  déjà  j'ai  signalée  comme  le  plus  grand 
problème  de  toute  métaphysique.  Ce  n'est  pas 
seulement  à  l'occasion  de  la  causalité  infinie  qu'il 
s'élève;  il  s'élève  tout  aussi  bien  à  propos  de 
l'être  infini,  de  l'espace  infini,  du  temps  infini,  de 
l'ordre  absolu,  du  bien,  du  beau  absolu,  à  pro- 
pos de  toutes  les  notions  de  la  raison  ;  il  est  au 


58  DE  LA  NATURE 

fond  de  la  théorie  de  la  raison  impersonnelle  tout 
entière.  Je  dois  donc  en  ajourner  la  discussion 
spéciale  et  approfondie;  toutefois  j'anticiperai 
dès  à  présent  sur  le  résultat  de  cette  discussion, 
en  remarquant  que  la  dérivation  des  causes  se- 
condes d'une  même  source,  à  laquelle  elles  em- 
pruntent tout  ce  qu'elles  ont  en  elles  de  causalité, 
ne  détruit  pas  leur  réalité  et  leur  efficacité  en  un 
certain  degré,  en  une  certaine  mesure,  et  ne  les 
réduit  pas  nécessairement  à  n'être  que  des  occa- 
sions à  propos  desquelles,  suivant  des  lois  géné- 
rales, Dieu,  seule  cause  réelle  et  efficiente,  in- 
terviendrait directement.  La  causalité  qui  leur 
appartient  est,  il  est  vrai,  une  causalité  dérivée, 
empruntée;  mais  elle  leur  est  devenue  propre, 
par  suite  de  la  communication  qui  leur  en  a  été 
faite;  mais  elle  a  acquis  une  certaine  indépen- 
dance, par  suite  de  la  détermination  particulière 
dans  laquelle  elle  se  trouve  engagée.  Un  lien  né- 
cessaire, un  lien  que  la  raison  ne  peut  concevoir 
rompu,  même  un  seul  instant,  unit  cette  causalité 
dérivée  à  la  source  première  de  laquelle  elle  dé- 
coule ;  mais  de  ce  qu'elle  est  unie  avec  elle ,  il 
n'en  résulte  pas  qu'elle  se  confonde  avec  elle. 
Cette  causalité  dérivée  constitue  à  son  tour  une 
autre  source,  un  autre  centre,  duquel  partent 
certains  effets,  certaines  actions,  qui  se  rappor- 
tent directement  à  elle,  et  seulement  d'une  ma- 


DE  LA  RAISON  IMPERSONNELLE.  59 

nière  indirecte  à  la  cause  suprême  et  absolue. 
Les  causes  secondes  ne  subsistent  donc  pas  par 
elles-mêmes  ;  elles  ne  sont  pas  indépendantes,  et 
cependant  elles  ne  sont  pas  purement  occasion- 
nelles. Les  considérer  comme  agissantes  par  elles- 
mêmes,  comme  indépendantes,  ou  bien  comme 
purement  occasionnelles,  c'est  tomber  en  deux 
excès  opposés,  au  milieu  desquels  nous  croyons 
que  se  trouve  la  vérité.  Mais  nous  ne  devons  pas 
développer  ici  davantage  des  considérations  sur 
lesquelles  il  faudra  revenir  en  traitant  la  ques- 
tion plus  générale  des  rapports  de  l'être  infini 
avec  les  êtres  finis,  ou,  en  d'autres  termes,  des  rap- 
ports de  Dieu  avec  l'homme  et  le  monde.  De  cette 
détermination  de  l'objet  de  l'idée  de  cause  abso- 
lue, concluons  donc  l'identité  de  l'idée  de  cause 
absolue  avec  l'idée  d'infini.  Dans  le  sentiment  que 
nous  avons  de  notre  propre  nature,  la  substance 
se  révèle  à  nous  comme  force,  c'est-à-dire  comme 
cause.  Séparées  l'une  de  l'autre,  les  deux  idées  de 
substance  et  de  cause  ne  sont  que  des  idées  abs- 
traites. Toute  substance  est  cause,  de  même  que 
toute  cause  est  substance  ;  une  causalité  finie  et 
contingente  est  l'essence  même  de  notre  nature 
finie  et  contingente.  La  causalité  absolue  est  l'es- 
sence même  de  l'être  infini  ou  absolu.  Être  ab- 
solu, cause  absolue,  premier  être  et  première 
cause,  sont  des  termes  parfaitement  synonymes. 


60  DE  LA  NATURE 

Donc,  lorsque  la  raison  affirme  l'être  qui  existe 
par  lui-même,  ou  bien  la  cause  première  qui  se 
suffit  à  elle-même,  elle  affirme  deux  choses  iden- 
tiques, elle  aperçoit  un  seul  et  même  objet,  l'être 
infini. 


DE  LA  RAISON   IMPERSONNELLE.  61 


CHAPITRE  IV. 


De  l'idée  d'espace.  —  De  ses  caractères.  —  De  son  antécédent.  —  De 
l'objet  de  l'idée  d'espace.  — Exposition  des  principales  opinions  sur 
la  nature  de  l'espace. —  Opinion  vulgaire.  —  Opinion  de  Descartes. 
—  Opinion  de  Leibnitz.  —  Opinion  de  Newton,  de  Clarke,  de  Ma- 
lebranche,  de  Fénelon.  —  Opinion  de  Kant.  —  Critérium  à  l'aide 
duquel  on  doit  juger  de  la  vérité  ou  de  la  fausseté  de  ces  diverses 
opinions  sur  la  nature  de  l'espace. 


L'existence  de  l'idée  absolue  d'espace  dans  la 
conscience  n'est  pas  moins  évidente  que  l'idée 
absolue  de  cause.  Notre  raison  conçoit  un  espace 
infini  au  sein  duquel  toutes  choses  sont  placées. 
Elle  conçoit  cet  espace  comme  nécessaire  et  ab- 
solu; elle  peut  comprendre  que  tous  les  corps  un 
jour  soient  anéantis,  mais  non  l'espace  au  sein 
duquel  ils  sont  placés.  Elle  le  conçoit  comme  in- 
fini, c'est-à-dire  comme  excluant  d'une  manière 
absolue,  et  non  pas  seulement  au  regard  de  notre 
imagination,  l'idée  de  toute  limite.  Il  faut  répéter 
ici  sur  l'infinité  de  l'espace  la  même  remarque 
que  j'ai  faite  sur  l'infinité  de  l'être.  Ce  n'est  pas 
de  l'impuissance  de  notre  imagination  à  le  ter- 
miner par  une  limite  dernière  que  nous  con- 
cluons l'infinité  de  l'espace  :  une  telle  conclusion 
serait  illégitime.  En  effet ,  en  vertu  de  quel  prin- 


62  DE  LA  NATURE 

cipe  pourrions-nous  conclure  avec  certitude  que 
l'espace  n'a  pas  de  limites,  parce  que  notre  ima- 
gination ne  peut  se  les  représenter,  parce  que 
notre  esprit  ne  peut  les  atteindre?  Cette  infinité 
ne  se  révèle  pas  à  nous  successivement  par  suite 
de  l'addition  et  de  la  généralisation  progressive 
d'étendues  particulières  et  limitées,  elle  se  dé- 
couvre à  priori  tout  à  la  fois  et  tout  d'un  coup  à 
la  raison.  Lorsque  la  raison  pense  à  l'espace, 
elle  voit  actuellement  que  son  objet  est  infini  ;  elle 
ne  voit  pas  qu'il  est  infini  parce  qu'elle  ne  peut 
en  trouver  le  terme ,  mais  au  contraire  c'est  parce 
qu'elle  le  sait  infini  qu'elle  juge  que  jamais  elle 
ne  pourra  en  découvrir  le  terme.  L'espace  que 
nous  concevons  est  donc  infini ,  absolu. 

Suivant  la  loi  générale  que  nous  avons  posée 
en  commençant,  la  conception  de  l'espace  ab- 
solu et  infini  a  pour  antécédent  en  notre  esprit 
quelque  chose  de  fini  et  de  contingent.  C'est  à 
l'occasion  de  notre  substantialité  et  de  notre  cau- 
salité finie  que  nous  concevons  l'être  et  la  cause 
infinis;  à  quelle  occasion  concevons -nous  l'es- 
pace infini?  Cet  antécédent  de  la  notion  d'espace 
n'est  pas  un  fait  de  réflexion,  un  fait  purement 
subjectif.  Dans  nous-mêmes  et  dans  le  sentiment 
que  nous  avons  de  nous-mêmes ,  il  n'y  a  rien  qui 
nous  suggère  l'idée  de  l'espace  infini.  Réduits  au 


DE    LA   RAISON   IMPERSONNELLE.  63 

pur  sentiment  de  nous-mêmes,  nous  demeure- 
rions dans  une  ignorance  éternelle  de  l'existence 
de  l'espace.  C'est  dans  un  autre  ordre  de  faits , 
dans  l'ordre  des  faits  de  la  perception  extérieure 
matérielle ,  dans  l'idée  d'une  étendue  matérielle 
limitée ,  dans  l'idée  de  corps  que  se  trouve  l'an- 
técédent que  nous  cherchons.  L'idée  d'une  éten- 
due limitée  nous  étant  donnée  par  les  sens ,  aussi- 
tôt notre  raison  conçoit  l'espace  infini.  Entre  ces 
deux  faits  il  y  a  une  connexion  tellement  étroite 
et  une  succession  tellement  rapide ,  qu'on  la 
prendrait  pour  une  simultanéité.  Mais  quelque 
rapide  que  soit  cette  succession,  c'est  l'idée  du 
corps  qui  précède,  et  il  faut  que  nos  sens  soient 
entrés  en  exercice  pour  que  notre  raison  conçoive 
l'espace.  L'idée  d'une  étendue  finie  et  limitée  est 
donc  l'antécédent  chronologique  de  l'idée  d'es- 
pace; mais,  à  son  tour,  l'idée  d'espace  en  est 
l'antécédent  logique.  En  effet,  dans  l'ordre  de  la 
réalité,  l'étendue  suppose  évidemment  l'espace  ; 
il  est  impossible  de  concevoir  une  étendue  quel- 
conque ,  si  petite  qu'on  l'imagine,  en  dehors  de 
l'espace  ,  et  qui  n'ait  l'espace  pour  fondement. 
Ainsi,  au  point  de  vue  de  la  connaissance,  c'est 
toujours  le  fini  qui  précède  l'infini,  et  au  point  de 
vue  de  la  réalité,  l'infini  qui  précède  le  fini. 

Les  caractères  de  l'idée  d'espace  étant  déter- 


64  DE   LA  NATURE 

minés ,  il  faut  rechercher  quelle  est  la  nature  de 
cet  espace  conçu  par  la  raison,  quel  est  l'objet  au- 
quel dans  la  réalité  correspond  l'idée  que  nous  en 
avons.  Quelle  est  la  valeur  objective  de  cette  no- 
tion universelle  et  nécessaire  d'un  espace  infini? 
Cet  espace  au  sein  duquel  nous  nous  représentons 
tous  les  phénomènes  extérieurs  est-il  quelque 
chose  de  réel  en  dehors  de  nous?  est-il  une  sub- 
stance, un  attribut,  un  rapport,  ou  bien  n'est-il 
qu'une  forme,  qu'une  chimère  de  notre  esprit? 
Telle  est  la  question.  Je  n'invente  pas  cette  ques- 
tion, elle  se  présente  naturellement  à  l'esprit  de 
quiconque  médite  sur  la  vraie  nature  des  choses  ;  il 
est  impossible  de  spéculer  sur  l'infini,  sur  Dieu, 
sur  l'univers  même,  sans  arriver  à  la  question 
que  je  viens  de  poser.  Elle  entre  donc  nécessai- 
rement dans  la  série  des  questions  dont  la  méta- 
phvsiqueoul'ontologiesecompose.  Aussi  tient-elle 
sa  place  dans  l'histoire  de  la  philosophie,  où  elle 
a  été  plus  d  une  fois  discutée  et  résolue  en  des 
sens  envers  par  de  grands  métaphysiciens.  Toutes 
les  diverses  solutions  dont  elle  est  susceptible  se 
sont  produites  dans  la  philosophie  moderne,  et 
ont  été  défendues  ou  combattues  par  Descaries , 
Leibnitz,  Newton,  Clarke  et  Kant.  Exposons  suc- 
cessivement ces  diverses  solutions,  puis  nous  re- 
chercherons si  parmi  elles  il  n'en  est  pas  une 
qui  seule  est  vraie,  qui  seule  peut  rendre  compte 


DE   LA   RAISON    IMPERSONNELLE.  65 

des  caractères  avec  lesquels  la  raison  conçoit 
l'espace, 

Toutes  les  opinions  sur  la  nature  de  l'espace 
peuvent  se  résumer  ainsi  :  L'espace  est  distinct 
du  monde  et  de  Dieu  ;  il  existe  par  lui-même  ; 
L'espace  se  confond  avec  l'étendue  matérielle; 
l'espace  n'est  pas  une  réalité,  mais  seulement  la 
propriété,  l'attribut  d'une  réalité;  l'espace  n'est 
qu'un  rapport  entre  les  choses  ;  l'espace  n'a  au- 
cune espèce  de  réalité ,  il  n'est  qu'une  idée  ,  une 
forme  de  notre  esprit. 

Exposons  rapidement  chacune  de  ces  solutions 
en  les  développant. 

La  première  solution  doit  être  attribuée  aux 
philosophes  qui,  comme  les  philosophes  écossais, 
se  sont  bornés  à  affirmer  la  réalité  de  l'espace , 
sans  chercher  à  déterminer  en  quoi  consiste  cette 
réalité.  On  peut  dire  qu'elle  représente  aussi 
l'opinion  du  vulgaire  sur  la  nature  de  l'espace. 
En  effet ,  en  général  les  hommes  qui  n'ont  pas 
réfléchi  sur  cette  question  conçoivent  l'espace 
comme  n'étant  précisément  ni  une  substance  ni 
un  attribut,  mais  néanmoins  comme  existant  par 
lui-même,  comme  ayant  une  réalité  propre  ;  ils 
se  le  représentent  comme  le  contenant  de  toutes 

5 


66  DE  LA  NATURE 

les  substances  et  de  tous  les  attributs,  comme  le 
récipient,  le  cadre  dans  lequel  toutes  les  choses 
sont  placées;  ils  lui  accordent  une  réalité  dis- 
tincte de  Dieu  et  distincte  du  monde ,  sans  dé- 
terminer en  quoi  consiste  cette  réalité. 

L'opinion  qui  confond  l'espace  avec  l'étendue 
matérielle  appartient  à  Descartes.  C'est  l'éten- 
due, selon  Descartes,  qui  est  l'essence  de  la  ma- 
tière, comme  la  pensée  est  l'essence  de  l'esprit. 
La  matière  consiste  dans  la  seule  extension ,  et 
en  conséquence  elle  se  confond  avec  l'espace; 
elle  est  identique  à  l'espace  :  c'est  là  ce  que  Des- 
cartes exprime  clairement  dans  le  passage  sui- 
vant :  a  Les  mots  de  lieu  et  d'espace  ne  signifient 
rien  qui  diffère  véritablement  du  corps  que  nous 
disons  être  en  quelque  lieu ,  et  nous  marquent 
seulement  sa  grandeur,  sa  figure  et  comment  il 
est  situé  dans  les  autres  corps.  »  (2e  partie  des 
Principes.)  Si  l'espace  et  l'étendue  matérielle 
se  confondent ,  l'étendue  matérielle  et  l'univers 
qu'elle  constitue  ne  sauraient  avoir  de  limites. 
Descartes  admet  cette  conséquence;  il  affirme 
qu'il  est  impossible  d'assigner  un  terme  à  l'uni- 
vers ,  de  marquer  un  point  au  delà  duquel  l'éten- 
due matérielle  ne  s'étende  pas.  Toutefois  il  n'af- 
firme pas  que  le  monde  est  infini,  mais  seulement 
qu'il  esrindéfmi,  et  il  déclare  réserver  le  terme 


DE   LA   RAISON   IMPERSONNELLE.  67 

d'infini  à  la  nature  divine.  Descartes  s'appuie 
sur  cette  conception  de  la  nature  de  l'espace  pour 
nier  l'existence  du  vide.  Il  n'y  a  point  de  vide  dans 
l'univers ,  c'est-à-dire  il  n'y  a  pas  d'espace  dans 
lequel  il  n'y  ait  pas  de  substance ,  car  la  substance 
matérielle  n'étant  que  l'extension  ou  l'étendue , 
pour  qu'il  y  eût  du  vide  il  faudrait  qu'il  y  eût 
un  lieu  sans  étendue.  Or,  comme  l'étendue  est 
sans  limites ,  comme  l'étendue  est  partout ,  nulle 
part  le  vide  ne  peut  exister  dans  l'univers. 

Cette  opinion  de  Descartes  sur  la  nature  de 
l'espace  diffère  par  la  forme  de  l'opinion  de 
Locke,  mais  au  fond  elle  est  identique.  L'un  et 
l'autre  par  des  voies  différentes  ont  été  conduits 
à  confondre  l'espace  avec  le  corps  ou  l'étendue 
matérielle. 

C'est  Leibnitz  qui  a  défini  l'espace  un  simple 
rapport  entre  les  choses;  son  opinion  se  rap- 
proche de  celle  de  Descartes  en  ce  sens  qu'il  ne 
considère  pas  l'espace  comme  distinct  de  l'en- 
semble des  choses  existantes,  comme  distinct  de 
l'univers;  elle  en  diffère  en  ce  qu'au  lieu  d'iden- 
tifier l'espace  avec  les  choses  elles-mêmes ,  il  en 
fait  un  simple  rapport  entre  les  choses.  Selon 
Leibnitz,  l'espace  n'est  pas  quelque  chose  de 
réel  ;  ce  n'est  pas  Dieu  lui-même  ni  un  quelconque 


68  DE  LA  NATURE 

de  ses  attributs;  ce  n'est  pas  l'univers,  mais  seu- 
lement un  rapport  que  l'esprit  découvre  entre  les 
choses.  Voici  comment  lui-même  formule  son 
opinion  dans  un  passage  de  sa  polémique  contre 
Clarke  au  sujet  de  cette  même  question  : 

a  Les  hommes  arrivent  à  se  former  la  notion 
d'espace  de  la  manière  suivante  :  Ils  considèrent 
que  plusieurs  choses  existent  à  la  fois ,  et  ils  y 
trouvent  un  certain  ordre  de  coexistence.  C'est 
cet  ordre  de  coexistence  qui  constitue  leur  situa- 
tion ou  leur  distance.  Quand  parmi  ces  choses 
il  en  est  une  dont  le  rapport  change  avec  une 
multitude  d'autres  choses  qui  continuent  de  gar- 
der entre  elles  les  mêmes  rapports,  et  qu'une 
chose  nouvelle  vient  à  acquérir  ce  rapport  que  la 
première  avait  auparavant  avec  les  autres,  on  dit 
qu'elle  est  venue  à  sa  place,  et  on  appelle  ce  chan- 
gement un  mouvement....  Ce  qui  fait  voir  que 
pour  avoir  l'idée  de  place  et  par  conséquent  de 
l'espace,   il  suffit  de  considérer  ces   rapports 
entre  les  choses  coexistantes  et  les  règles  de 
leurs  changements,  sans  avoir  besoin  en  aucune 
façon  de  se  figurer  une  réalité  quelconque  en 
dehors  des  choses  qu'on  étudie1. 

Dans  les  nouveaux  essais  sur  l'entendement 

1  Corresp.  de  Leibnitz  et  de  Clarke,  Édit.  Charp.,  2e  v.,  p.  453. 


DE   LA  RAISON   IMPERSONNELLE.  69 

humain  (liv.  II,  ch.  15,  art.  17),  il  définit  l'es- 
pace ,  un  ordre ,  un  rapport  non-seulement  entre 
les  existants ,  mais  encore  entre  les  possibles 
comme  s'ils  existaient ,  un  ordre  dont  Dieu  est 
la  source.  Il  le  définit  ailleurs  en  d'autres  termes  : 
L'ordre  des  coexistences  possibles  ,  de  sorte  que 
cet  ordre  cadre  non-seulement  à  ce  qui  est  ac- 
tuellement ,  mais  à  ce  qui  pourrait  être  mis  à  la 
place  (réplique  aux  réflexions  de  Bayle). 

9 

L'espace,  selon  Leibnitz,  n'est  donc  qu'un 
ordre  de  choses  qui  existent  ou  peuvent  exister 
ensemble ,  abstraction  faite  de  toutes  leurs  ma- 
nières d'exister.  L'espace  étant  un  simple  rap- 
port de  coexistence  entre  les  choses ,  si  les 
choses  venaient  à  être  anéanties,  leur  rapport 
de  coexistence  et  par  conséquent  l'espace  serait 
au  même  instant  anéanti.  Leibnitz  a  lui-même 
hautement  avoué  cette  conséquence  en  disant  : 
Il  n'y  a  point  d'espace  ou  il  n'y  a  point  de  matière1. 
C'est  contre  Clarke  que  Leibnitz  soutenait  cette 
opinion  sur  la  vraie  nature  de  l'espace.  Exposons 
maintenant  l'opinion  que  Clarke  opposait  à  celle 
de  Leibnitz. 

Déjà  le  germe  de  cette  opinion  remarquable  se 

1  Corretp.  de  Leibnitz  et  de  Clarke.  Édit.  Charp.,  2e  v»,  p.  4C2. 


70  DE  LA  NATURE 

trouvait  dans  ce  passage  des  principes  mathé- 
matiques de  Newton  que  Clarke  cite  lui-même  : 
Deus  non  est  œternitas  vel  inftnitas,  sed  œternus  et 
infinitus  ;  non  est  duratio  vel  spatium ,  sed  durât  et 
adest.  Durât  semper  et  adest  ubique  et  existendo  sem- 
per  et  ubique  durationem  et  spatium  constituit.  Dieu 
en  étant  partout  et  toujours  constitue  le  temps  et 
l'espace ,  telle  est  la  pensée  que  Clarke  a  déve- 
loppée et  défendue  contre  Leibnitz.  S'il  est  arrivé 
à  Newton  de  confondre  l'espace  incréé,  absolu  et 
infini,  avec  l'étendue  matérielle  et  créée,  Clarke 
ne  me  semble  pas  être  tombé  dans  cette  confu- 
sion .  On  ne  peu  t  pas  davantage  reprocher  à  Clarke 
d'avoir  fait  de  l'espace  le  sensorium  de  Dieu. 

Qu'est-ce  que  l'espace ,  selon  Clarke  ?  L'espace 
n'est  pas  une  substance ,  un  être  infini  et  éternel , 
mais  une  propriété  ou  une  suite  de  l'existence 
d'un  être  infini  et  éternel.  L'espace  infini  est 
l'immensité,  mais  l'immensité  n'est  pas  Dieu.  Ce 
n'est  pas  Dieu  lui-même.  Ce  n'est  pas  une  sub- 
stance, mais  un  attribut;  et  comme  il  est  l'attri- 
but d'un  être  nécessaire  et  infini,  il  participe 
lui-même  à  son  infinité  et  à  sa  nécessité.  L'es- 
pace est  immuable,  infini,  éternel;  s'il  n'était 
pas  un  attribut  de  Dieu  ,  il  s'ensuivrait  qu'en  de- 
hors de  Dieu  il  y  aurait  quelque  chose  d'éternel 
et  d'infini;   mais  l'espace  n'étant  qu'une  suite 


DE   LA  RAISON   IMPERSONNELLE.  71 

de  son  existence  sans  laquelle  il  ne  serait  pas 
éternel  et  présent  partout ,  de  l'éternité  et  de  l'in- 
finité de  l'espace,  il  ne  résulte  pas  qu'il  y  ait 
quelque  chose  de  nécessaire  et  d'infini  en  dehors 
de  l'être  infini1. 

Par  suite  de  cette  définition  de  la  nature  de 
l'espace ,  Clarke  comme  Descartes  se  trouve  con- 
duit à  nier  la  possibilité  de  l'existence  d'un  es- 
pace vide.  Il  n'y  a  pas,  dit-il,  d'espace  vide, 
d'espace  imaginaire ,  comme  souvent  on  le  sup- 
pose. En  effet,  l'espace  destitué  de  corps  est 
une  propriété  de  la  substance  infinie  qui  est 
présente  dans  l'espace  vide.  Supposer  qu'il  y  a 
un  espace  vide  là  où  il  n'y  a  pas  de  corps  ,  c'est 
croire  que  l'espace  est  borné  par  les  corps ,  tan- 
dis que  l'espace  existe  également  dans  les  corps 
et  hors  des  corps.  L'espace  n'est  pas  dans  les 
corps;  mais  les  corps  étant  eux-mêmes  renfer- 
més dans  l'espace,  ils  sont  bornés  par  leurs  pro- 
pres dimensions.  L'espace  ,  dit-il  encore ,  n'est 
pas  un  attribut  sans  sujet;  car,  par  cet  espace, 
nous  n'entendons  pas  un  espace  où  il  n'y  a  rien, 
mais  un  espace  sans  corps.  Dieu  est  certainement 
présent  dans  tout  l'espace  ;  donc ,  à  proprement 
parler,  il  n'y  a  pas  d'espace  vide2. 

1  Corresp.  de  Leibnitz  et  de  Clarke.  Édit.  Charp.,  2e  v.,  p.  429. 
a  Corresp.  de  Leibnitz  et  de  Clarke.  Édit.  Charp.,  2e  v.,  p.  440. 


72  DE   LA   NATURE 

De  cette  conception  de  la  nature  de  i'espace 
Clarke  déduit  immédiatement  une  preuve  de 
l'existence  de  Dieu  dont  la  forme  lui  appartient. 
L'espace  est  nécecsaire  et  infini,  et  il  n'est  pas  une 
substance,  il  est  un  attribut;  il  est  donc  l'attribut 
d'une  substance  nécessaire  et  infinie.  En  d'autres 
termes,  nous  ne  connaissons  pas  les  substances 
en  elles-mêmes,  mais  seulement  par  leurs  attri- 
buts ;  et  c'est  par  leurs  attributs  que  nous  jugeons 
de  leur  nature.  Or,  l'espace  est  une  attribut  infini 
et  nécessaire  ;  donc,  l'idée  de  l'espace  révèle  à 
priori  à  toutes  les  intelligences  l'existence  d'un 
être  infini  et  nécessaire,  puisque  toutes  les  intel- 
ligences ont  l'idée  d'un  espace  nécessaire  et  infini. 

Malebranche  etFénelon  ont  conçu  de  la  même 
manière  la  nature  de  l'espace. 

Malebranche ,  après  avoir  distingué  l'étendue 
intelligible  infinie  de  l'étendue  matérielle  finie,  la 
définit  ainsi  :  «  L'étendue  intelligible  est  éter- 
nelle, immense,  nécessaire;  c'est  l'immensité  de 
l'être  divin1.  »  Dans  les  Entretiens  métaphysiques 
il  dit  :  «  Les  esprits  sont  dans  la  raison  divine,  et 
les  corps  sont  dans  son  immensité;  »  et  d'une 
manière  plus  expressive  encore  :  ((  Le  lieu  de  sa 
substance  est  sa  substance  même 2.  » 

1  Méditations  chrétiennes,  neuvième  méditation. 

2  Huitième  entretien  met.,  p.  7. 


DE   LA   RAISON   IMPERSONNELLE.  73 

Fénelon  a  développé  la  même  opinion  dans  le 
chapitre  sur  l'immensité  du  traité  de  l'existence 
de  Dieu.  Il  fait  résider  dans  l'essence  de  Dieu 
tout  ce  que  l'étendue  a  de  positif;  c'est-à-dire  l'é- 
tendue sans  rien  de  ce  qui  la  limite,  car  l'étendue 
avec  une  limite  constitue  la  nature  corporelle, 
tandis  que  l'étendue  sans  limite  constitue  l'im- 
mensité, qui  seule  convient  à  l'être  infini.  Ainsi, 
selon  Newton  et  Clarke ,  selon  Malebranche  et 
Fénelon,  c'est  Dieu  qui  est  le  substratum  de  l'es- 
pace ;  l'espace  est  l'immensité  de  l'être  divin. 

Enfin  je  termine  cette  énumération  en  rappe- 
lant l'opinion  de  liant,  qui  diffère  profondément 
de  toutes  les  autres.  Selon  Kant,  l'espace  n'est  ni 
une  substance,  ni  une  propriété,  ni  un  rapport 
des  choses  ;  il  n'est  rien  de  réel  en  dehors  de  la 
pensée  qui  le  conçoit.  Il  n'a  de  réalité  que  comme 
une  forme  de  la  pensée,  que  comme  une  condi- 
tion subjective  de  la  sensibilité.  Nous  ne  pouvons 
percevoir  un  phénomène  sensible  quelconque, 
sans  le  placer  au  sein  de  l'espace.  De  cette  né- 
cessité où  nous  sommes  de  placer  tout  corps  dans 
l'espace,  Kant  tire  cette  conclusion,  que  l'espace 
est  une  pure  forme  de  la  sensibilité,  à  travers  la- 
quelle passent  nécessairement  les  intuitions  sen- 
sibles qui  toutes  en  subissent  l'empreinte.  Ainsi, 
selon  Kant,  l'espace  n'est  pas  une  substance  ;  il 


74  DE  LA  NATURE 

n'adhère  aux  choses  ni  comme  condition  ni 
comme  propriété,  et  il  n'a  aucune  espèce  de  réa- 
lité., abstraction  faite  de  notre  intuition  sensible. 
Il  ne  faut  pas  confondre  l'opinion  de  Kant  avec 
celle  de  Leibnitz.  L'espace,  il  est  vrai,  selon 
Leibnitz,  n'est  qu'un  rapport  aperçu  par  l'esprit 
entre  les  choses  ;  mais  ce  rapport  a  une  certaine 
valeur  objective,  puisqu'il  existe  indépendamment 
de  l'esprit  qui  le  perçoit;  les  choses,  en  effet, 
continuent  à  coexister,  soit  que  nous  apercevions 
ou  nous  n'apercevions  pas  leur  coexistence.  Ainsi, 
l'espace  de  Leibnitz  n'est  pas  une  pure  forme  de 
la  pensée,  et  en  tant  que  rapport  réel  des  choses 
entre  elles,  il  a  encore  une  certaine  valeur  objec- 
tive, une  certaine  réalité  en  dehors  de  notre  es- 
prit, qui  le  conçoit.  Il  n'en  est  pas  de  même  de 
l'espace  de  Kant  :  il  n'a  aucune  espèce  d'existence 
soit  comme  réalité,  soit  comme  attribut,  soit 
comme  rapport  en  dehors  de  la  pensée  qui  le  con- 
çoit; il  est  une  pure  forme  de  notre  intelligence, 
une  forme  nécessaire,  inhérente  à  la  constitution 
au  travers  de  laquelle  elle  perçoit  toutes  choses. 

Je  ne  connais  pas ,  soit  dans  l'histoire  de  la 
philosophie  ancienne,  soit  dans  l'histoire  de  la 
philosophie  moderne,  une  seule  opinion  qui  ne 
rentre  dans  une  de  celles  que  je  viens  d'exposer. 
C'est  donc  entre  ces  cinq  solutions  opposées  que 


DE  LA   RAISON   IMPERSONNELLE.  75 

doit  s'agiter  toute  la  discussion  sur  la  vraie  nature 
de  l'espace.  L'espace  est-il  une  réalité  distincte 
et  indépendante  de  Dieu  et  du  monde  ?  est-il  iden- 
tique à  retendue  matérielle?  est-il  un  attribut? 
est-il  un  simple  rapport  entre  les  choses?  ou  bien 
seulement  une  forme  de  la  pensée?  voilà  les  so- 
lutions entre  lesquelles  nous  devons  nécessaire- 
ment opter.  Comment  reconnaîtrons-nous  celle 
qui  doit  l'emporter  sur  toutes  les  autres,  celle  qui 
est  la  vraie?  Nous  la  reconnaîtrons  à  ce  signe, 
qu'elle  puisse  rendre  compte  des  caractères  sans 
lesquels  la  raison  ne  peut  concevoir  l'espace. 
Ainsi,  toute  solution  sur  la  nature  de  l'espace  qui 
exclura  le  caractère  de  l'infini  et  de  l'absolu  sera 
fausse,  et  celle-là  seulement  sera  vraie  qui  pourra 
expliquer  et  justifier  ce  caractère. 


M  DE  LA  NATURE 


CHAPITRE  V. 

Examen  critique  de  ces  diverses  opinions  sur  la  nature  de  l'espace. 
—  Critique  de  l'opinion  de  Kant.  —  Critique  de  l'opinion  vul- 
gaire—  Critique  de  l'opinion  de  Descartes.  —  Critique  de  l'opi- 
nion de  Leibnitz.  —  De  la  vraie  nature  de  l'espace.  — Opinion  de 
Malebranche,  Fénelon,  Clarke  et  Newton. —L'espace  est  l'immen- 
sité de  l'être  infini.  —  De  l'omniprésence  de  Dieu.  —  En  quel  sens 
il  faut  l'entendre.  —  De  la  preuve  de  l'existence  de  Dieu  fondée 
par  Clarke  sur  l'idée  de  l'espace.  —  Réfutation  d'une  objection  de 
M.  Royer-Collard.  —  Identité  de  l'idée  d'espace  avec  l'idée  de 
l'être  infini. 


De  toutes  les  opinions  sur  la  nature  de  l'espace, 
celle  de  Kant  me  paraît  la  plus  opposée  à  la  vé- 
rité, parce  qu'elle  contredit  le  témoignage  de  la 
raison  qui  nous  atteste  la  réalité  objective  de  l'es- 
pace. Kant  affirme  que  l'espace  n'est  qu'une 
forme  de  notre  pensée.  Dans  cette  première  affir- 
mation est  déjà  contenue  la  conclusion  suprême 
de  toute  la  critique  de  la  raison  pure;  si  elle  était 
vraie,  indépendamment  des  catégories  et  des  an- 
tinomies, elle  suffirait  à  elle  seule  pour  couper 
court  toute  prétention  de  l'esprit  humain  à  la  con- 
naissance des  objets  en  eux-mêmes  ou  de  la  vérité 
absolue.  Il  semble  donc  que  Kant  aurait  dû  envi- 
ronner de  preuves  ce  point  fondamental  de  sa 
doctrine,  et  cependant  il  n'en  a  rien  fait.  Les  dif- 
ficultés, les  contradictions  qu'engendre,  selon 


DE   LA   RAISON   IMPERSONNELLE.  77 

lui,  la  croyance  à  la  valeur  objective  de  l'espace, 
l'impossibilité  où  nous  sommes  de  nous  repré- 
senter aucun  phénomène  sensible  en  dehors  de 
l'espace,   telles  sont  les  seules  apparences  de 
preuves  qu'on  rencontre  dans  toute  la  critique 
de  la  raison  pure  en  faveur  de  l'idéalité  de  l'es- 
pace, pour  me  servir  de  l'expression  de  Kant. 
Mais  ces  prétendues  difficultés ,  ces  contradic- 
tions que  Kant  fait  valoir  contre  l'objectivité  de 
l'espace,  n'existent  que  pour  celui  qui  se  fait  une 
fausse  idée  de  l'objet  de  l'idée  d'espace,  et  elles 
disparaissent  pour  qui  en  comprend  la  vraie  na- 
ture. Quant  à  l'argument  tiré  de  la  nécessité  où 
nous  sommes  de  placer  tout  phénomène  sensible 
dans  l'espace,  il  ne  nous  semble  pas  plus  con- 
cluant. Si  tout  phénomène  sensible  ne  peut  être 
conçu  par  nous  que  dans  l'espace,  n'est-il  pas 
plus  légitime  d'en  conclure  que  l'espace  est  le 
théâtre  nécessaire  de  tous  les  phénomènes  sensi- 
bles, que  de  conclure  qu'il  est  une  simple  forme 
de  la  pensée?  Autant  vaudrait  convertir  le  son  et 
la  lumière  en  des  formes  purement  subjectives 
du  sens  de  la  vue  et  de  l'ouïe,  parce  que  le  son  et 
la  lumière  sont  nécessairement  au  fond  de  toutes 
les  perceptions  de  l'ouïe  et  de  la  vue. 

Mais  la  considération  qui  doit  dominer  dans 
cette  discussion  contre  l'idéalité  de  l'espace  est 


78  DE   LA  NATURE 

celle  de  la  légitimité  de  la  raison.  Si  l'idée  d'es- 
pace qui  est  en  notre  intelligence  ne  correspond 
en  effet  à  rien  de  réel ,  la  raison  ne  nous  montre 
pas  les  choses  telles  qu'elles  sont ,  elle  nous 
trompe,  car  elle  nous  porte  invinciblement  à 
croire  à  la  réalité  objective  de  l'espace.  Mais  j'a- 
journe cette  question  de  la  légitimité  de  la  raison 
qui,  j'espère  le  montrer  plus  tard,  ne  peut  pas 
être  mise  en  doute. 

Toutefois,  en  attendant  cette  discussion  géné- 
rale sur  la  valeur  des  données  objectives  de  la 
raison ,  maintenons  contre  Kant  l'existence  ob- 
jective de  l'espace.  Mais  en  quoi  consiste  cette 
existence  objective?  Voilà  la  question.  Faut-il 
avec  quelques  philosophes  et  avec  le  vulgaire 
concevoir  l'espace  comme  une  sorte  de  réalité 
indépendante  de  Dieu  et  du  monde ,  comme  une 
sorte  de  cadre  dans  lequel  toutes  les  choses, 
toutes  les  propriétés  et  toutes  les  substances  se- 
raient comprises?  Une  telle  conception  de  l'es- 
pace ne  peut  résister  à, la  réflexion;  si  l'espace 
est  une  réalité  distincte  de  Dieu  et  du  monde, 
l'espace  étant  conçu  par  la  raison  comme  néces- 
saire et  infini,  cette  réalité  devra  être  nécessaire 
et  infinie,  de  telle  sorte  qu'en  dehors  de  l'être 
infini  il  y  aurait  un  autre  être  infini,  ce  qui  est 
contradictoire.  Que  si  pour  échapper  à  cette  con- 


DE   LA  RAISON   IMPERSONNELLE.  79 

tradiction  on  imagine  de  dire  que  la  réalité  propre 
à  l'espace  est  une  réalité  d'une  nature  toute  par- 
ticulière, qu'elle  n'est  ni  une  substance  ni  un  at- 
tribut ,  alors  on  parle  une  langue  absolument  in- 
intelligible. En  effet,  des  choses  qui  possèdent 
une  substantialité ,  c'est-à-dire  des  substances ,  ou 
bien  des  choses  qui  n'ont  de  réalité  que  dans  leur 
rapport  avec  les  substances ,  mais  ne  possèdent 
en  elles-mêmes  aucune  substantialité ,  c'est-à-dire 
des  propriétés  ou  des  attributs,  telles  sont  les 
deux  catégories  dans  lesquelles  rentrent  sans  ex- 
ception toutes  les  choses  que  nous  pouvons  con- 
cevoir sous  le  point  de  vue  de  l'existence.  Entre 
ces  deux  catégories  de  réalités  il  n'y  a  point  de 
milieu.  Donc  il  est  impossible  de  concevoir  l'es- 
pace comme  une  substance  distincte  de  Dieu  et 
du  monde,  ou  comme  possédant  une  sorte  de 
réalité,  laquelle  ne  serait  ni  une  substance  ni  un 
attribut. 

Si  l'espace  ne  peut  en  aucun  sens  exister  comme 
une  réalité  indépendante,  doit- il  être  identifié 
avec  le  monde ,  avec  l'univers  matériel ,  comme 
l'ont  soutenu  Locke  et  Descartes?  Mais  l'étendue 
matérielle,  quelque  grande  qu'on  la  suppose, 
quelque  loin  qu'on  recule  ses  limites,  ne  peut 
correspondre  à  la  notion  de  l'espace  qui  est  en 
notre  intelligence. 


80  DE  LA  NATURE 

Nous  concevons  l'espace  sans  limites ,  et  nous 
ne  concevons  l'étendue  matérielle,  le  corps,  qu'a- 
vec des  limites.  Tous  les  corps  que  nous  connais- 
sons occupent  une  place  dans  l'espace.  Agran- 
dissez-les par  la  pensée ,  multipliez-les  les  uns  par 
les  autres ,  multipliez  les  mondes  par  les  mondes , 
et  si  l'imagination  ne  peut  plus  se  représenter  les 
limites  qu'ils  occupent  encore  dans  l'espace,  la 
raison  concevra  toujours  ces  limites.  On  peut  par 
la  pensée  indéfiniment  reculer  les  bornes  de  l'é- 
tendue matérielle ,  mais  on  ne  peut  les  ôter,  on 
ne  peut  les  nier.  Voilà  pourquoi  Descartes  n'a  pas 
osé  déclarer  infinie  cette  étendue  matérielle,  mais 
seulement  indéfinie.  Sans  doute  il  a  raison  de  dire 
que  le  terme  d'infini  ne  convient  qu'à  Dieu  ;  mais 
s'il  avait  compris  la  vraie  nature  de  l'espace,  il 
n'aurait  point  hésité  à  lui  attribuer  l'infinité ,  car 
il  aurait  reconnu  qu'au  fond  cette  infinité  est  l'in- 
finité de  Dieu  même,  et  en  raison  de  cette  infi- 
nité il  ne  l'aurait  pas  confondu  avec  l'étendue 
matérielle,  avec  le  corps.  L'étendue  matérielle 
est  finie,  l'espace  est  indéfini;  à  cette  opposition 
fondamentale  se  rapportent  une  foule  de  carac- 
tères qui  les  distinguent  encore. 

L'espace  est  conçu  comme  nécessaire  par  la 
raison  et  non  l'étendue  matérielle.  La  raison  ne 
se  refuse  pas  à  l'idée  de  l'anéantissement  de  tous 


DE   LA   RAISON    IMPERSONNELLE.  81 

les  corps,  elle  se  refuse  avec  obstination  à  l'idée 
de  l'anéantissement  de  l'espace.  En  outre,  et  tou- 
jours en  vertu  de  son  infinité,  l'espace  est  indi- 
visible, immobile,  sans  (igure,  tandis  que  l'éten- 
due matérielle  est  divisible ,  mobile ,  figurée. 
Donc  il  ne  peut  y  avoir  identité  entre  l'espace  et 
l'étendue  matérielle ,  et  il  faut  nécessairement  as- 
signer une  autre  nature  à  l'espace. 

Peut-être  au  premier  abord  y  a-t-il  quelque 
chose  de  plus  spécieux  dans  l'hypothèse  de  Leib- 
nitz,  et  cependant  elle  pêche  de  la  même  ma- 
nière, c'est-à-dire  par  son  impuissance  à  rendre 
compte  des  caractères  d'infinité  et  de  nécessité  de 
l'espace. 

L'espace ,  selon  Leibnitz ,  est  un  simple  rap- 
port entre  les  choses  coexistantes.  De  quelles 
choses  est-il  ici  question?  De  choses  finies ,  de 
choses  n'ayant  pas  en  elles-mêmes  leur  raison 
d'existence  et  par  conséquent  contingentes.  Mais 
si  toutes  ces  choses  dont  le  rapport  de  coexis- 
tence constitue  l'espace  sont  contingentes,  on 
peut  supposer  qu'elles  cessent  d'exister;  et  si 
elles  cessent  d'exister,  en  même  temps  sera 
anéanti  le  rapport  de  coexistence  qui  les  unit. 
Donc,  dans  cette  hypothèse,  l'espace  participe- 
rait à  la  contingence  des  choses.  Comme  elles  et 
en  même  temps  qu'elles  il  pourrait  être  anéanti, 


82  DE  LA  NATURE 

car  n'est-il  pas  évident  que  les  rapports  partagent 
la  contigence  des  termes  entre  lesquels  ils  existent, 
et  que  les  rapports  périssent  en  même  temps  que 
périssent  les  termes  ? 

Il  n'est  pas  même  besoin  de  la  contingence  des 
deux  termes  pour  que  leur  rapport  soit  dépouillé 
de  toute  nécessité  ontologique;  il  suffit  qu'un  des 
deux  termes  puisse  cesser  d'exister,  pour  que  le 
rapport  lui-même  cesse  d'exister.  Ainsi,  à  sup- 
poser même  qu'on  établît  entre  l'être  absolu 
d'une  part,  et  les  êtres  contingents  de  l'autre,  ce 
rapport  de  coexistence  qui,  selon  Leibnitz,  con- 
stituerait l'espace,  le  caractère  de  nécessité  de 
l'espace  n'en  serait  pas  moins  détruit.  Car  si 
l'être  absolu  est  nécessaire,  les  êtres  contingents 
et  finis  ne  le  sont  pas ,  et  le  rapport  de  coexis- 
tence qui  les  unit  à  l'être  absolu  ne  peut  être 
qu'un rapportcontingent.  Ainsi,  en  faisant  de  l'es- 
pace un  caractère  de  coexistence  entre  les  choses 
existantes  ou  possibles,  l'hypothèse  de  Leibnitz 
enlève  à  l'espace  ce  caractère  de  nécessité  avec 
lequel  la  raison  le  conçoit.  Elle  ne  lui  enlève  pas 
moins  son  caractère  d'infinité,  car  où  trouver  l'in- 
finité dans  des  rapports  de  coexistence  entre  les 
choses  contingentes  et  finies,  soit  réelles  soit 
possibles?  Si  l'hypothèse  de  Leibnitz  est  impuis- 
sante à  rendre  compte  des  caractères  de  néces- 


DE  LA   RAISON    IMPERSONNELLE.  83 

s 

site  et  d'infinité  de  l'espace ,  n'est-elle  pas  en 
contradiction  flagrante  avec  le  témoignage  de  la 
raison,  n'est-elle  pas  manifestement  fausse  ?  Donc, 
l'espace  ne  peut  être  défini  un  rapport  de  coexis- 
tence entre  les  choses,  pas  plus  qu'il  ne  peut 
être  défini  une  réalité  indépendante,  ou  bien  une 
forme  de  l'intelligence,  pas  plus  qu'il  ne  peut  être 
bien  identifié  avec  l'étendue  matérielle. 

Quelle  est  donc  la  vraie  nature  de  l'espace? 
qu'est-ce  donc  que  l'espace  en  soi  ?  C'est  à  Male- 
branche,  à  Fénelon,  à  Newton,  à  Clarke,  que  re- 
vient l'honneur  d'avoir  reconnu  sa  vraie  nature, 
et  nous  sommes  nécessairement  ramenés  à  leur 
opinion  par  l'élimination  successive  de  toutes  les 
autres.  En  effet ,  l'espace  n'étant  ni  une  réalité 
indépendante,  ni  un  rapport  entre  les  choses,  ni 
une  forme  de  notre  intelligence,  que  peut-il  être, 
sinon  une  propriété,  un  attribut  ?  Mais  si  l'espace 
est  un  attribut ,  de  quelle  réalité  sera-t-il  l'attri- 
but? Qu'on  y  prenne  garde,  les  caractères  de 
l'attribut  doivent  appartenir  au  sujet  et  se  re- 
trouver nécessairement  en  lui.  Or,  quels  sont  les 
caractères  de  cet  attribut  qui  constitue  l'espace? 
Ce  sonties  caractères  de  l'absolu  et  de  l'infini;  il 
faut  donc  qu'il  soit  un  attribut  de  la  réalité  né- 
cessaire,  absolue,  infinie,  c'est-à-dire  de  Dieu. 
Ainsi  nous  sommes  obligés  de  définir  l'espace  un 


8k  DE  LA  NATURE 

attribut  de  Dieu.  Nous  pouvons  en  quelques  mots 
résumer  toute  cette  discussion.  L'espace  n'est  ni 
une  réalité  indépendante,  ni  une  forme  de  la 
pensée,  ni  un  rapport  des  choses  ;  donc,  il  est  un 
attribut,  il  est  nécessaire  et  infini,  donc  il  est 
l'attribut  d'un  être  nécessaire  et  infini,  une  suite 
immédiate  de  son  existence. 

Mais  il  ne  suffit  pas  d'avoir  prouvé  que  l'espace 
ne  peut  être  conçu  par  la  raison  que  comme  un 
attribut  de  l'être  infini;  il  faut  chercher  à  déter- 
miner en  quoi  consiste  cet  attribut.  Quel  est  donc 
l'attribut  de  Dieu  qui  constitue  l'espace?  Cet  at- 
tribut est  la  propriété  d'être  présent  partout, 
c'est  l'immensité  de  l'être  divin.  Il  faut ,  avec 
Clarke,  définir  l'espace,  l'immensité  de  Dieu. 
L'espace  ainsi  défini,  les  caractères  avec  lesquels 
la  raison  le  conçoit  s'expliquent  d'eux-mêmes. 
L'espace  est  nécessaire  parce  qu'il  est  un  attribut 
de  l'être  nécessaire,  il  est  infini  parce  qu'il  est  un 
attribut  de  l'être  infini.  Nous  ne  pouvons  conce- 
voir que  l'espace  cesse  jamais  d'exister,  parce 
que  nous  ne  pouvons  concevoir  que  l'être  infini 
cesse  lui-même  jamais  d'exister.  Nous  ne  pouvons 
concevoir  que  l'espace  ait  des  limites,  parce  que 
nous  ne  pouvons  concevoir  des  bornes  à  l'être 
infini.  Ainsi  seulement  nous  pouvons  nous  rendre 
compte  des  caractères  avec  lesquels  la  raison  con- 


DE  LA  RAISON   IMPERSONNELLE.  85 

çoit  l'espace,  ainsi  seulement  nous  en  pouvons 
comprendre  la  réalité. 

Il  est  facile  de  prévoir  et  de  réfuter  l'objection 
suivante  qu'au  premier  abord  semble  soulever 
cette  solution  :  si  l'espace  était  un  attribut  de  Dieu, 
n'en  résulte-t-il  pas  que  Dieu  est  un  être  étendu  et, 
par  conséquent,  un  être  matériel,  divisible ,  mo- 
bile, sujet  à  composition  et  à  décomposition  ?  À 
cette  objection ,  je  réponds  avec  des  arguments 
empruntés  à  Glarke,  à  Malebranche  et  à  Fénelon. 
Dieu  est  présent  partout,  il  a  pour  attribut  l'im- 
mensité infinie,  et  cependant  il  n'est  ni  étendu, 
ni  corporel ,  ni  divisible^  ni  mobile ,  ni  impéné- 
trable. Dieu  a  pour  attribut  l'immensité ,  et  ce- 
pendant il  est  profondément  distinct  de  l'étendue 
et  de  la  nature  corporelle.  L'étendue  limitée  des 
corps  est  à  son  immensité  dans  le  même  rapport 
que  le  temps  à  son  éternité.  Comme  l'immensité 
n'a  en  elle  ni  borne  ni  limite ,  elle  ne  ressemble 
en  rien  à  l'étendue  matérielle,  à  la  nature  corpo- 
relle, elle  en  diffère  de  toute  la  distance  qui  sé- 
pare ce  qui  n'a  pas  de  borne  de  ce  qui  a  une 
borne ,  de  toute  la  distance  infinie  qui  sépare  le 
fini  de  l'infini.   Entre  l'immensité  attribut  de 
Dieu  et  l'étendue  matérielle  qui  constitue  les  corps, 
il  n'y  a  point  de  terme  de  comparaison,  il  n'y  a 
point  de  rapport. 


86  DE  LA  NATURE 

Si  l'immensité  infinie  de  Dieu  exclut  la  nature 
corporelle,  elle  n'exclut  pas  moins  la  divisibilité, 
car  ce  qui  est  infini  ne  peut  avoir  de  parties.  Les 
parties  ont  toujours  un  certain  rapport  avec  le 
tout;  une  partie  sera,  par  exemple,  dans  le  rap- 
port d'un  millième,  d'un  millionième  avec  le  tout; 
vous  pouvez  augmenter  indéfiniment  le  dénomi- 
nateur de  la  fraction,  et  la  partie  demeurera  tou- 
jours néanmoins  en  un  rapport  déterminable  et 
déterminé  avec  le  tout  dont  elle  est  la  partie.  Or, 
un  tel  rapport  existe-t-il  entre  les  parties  de 
l'immensité  et  l'immensité  elle-même  ?  L'immen- 
sité peut-elle  se  fractionner,  se  diviser  en  parties 
aliquotes?  Dans  quel  rapport  déterminable  une 
quelconque  de  ces  parties  sera-t-elle  avec  le  tout? 
Évidemment  en  aucune  espèce  de  rapport;  car 
pour  qu'elle  eût  un  rapport  quelconque  avec  ce 
tout,  il  faudrait  qu'elle  en  fût  une  certaine  frac- 
tion, la  moitié,  le  quart,  le  millième,  etc.  ;  mais 
il  n'y  a  ni  moitié,  ni  quart,  ni  millième,  etc.,  de 
ce  qui  est  infini.  Donc,  de  l'attribut  de  l'immen- 
sité de  Dieu ,  on  ne  peut  conclure  la  divisibilité. 
Tout  ce  raisonnement  peut  se  résumer  ainsi  :  ce 
qui  est  infini  ne  saurait  être  ni  diminué  ni  aug- 
menté, et,  par  conséquent,  n'a  pas  de  parties. 

L'idée  de  l'immensité  exclut  de  même  d'une 
manière  tout  aussi  absolue  les  idées  de  figure,  de 


DE   LA   RAISON   IMPERSONNELLE.  87 

mouvement  et  d'impénétrabilité.  Elle  exclut 
l'idée  de  figure,  parce  que  la  figure  résulte  de  la 
limitation  d'un  être  borné  par  des  superficies. 
Elle  exclut  le  mouvement ,  car  ce  qui  n'a  ni 
parties  ni  bornes  ne  peut  se  mouvoir  au  delà  de  sa 
place,  puisqu'il  n'y  a  pas  de  place  au  delà  du  vrai 
infini,  puisque  l'infini  n'a  pas  de  parties  dont  on 
puisse  changer  l'ordre  ou  la  situation.  Enfin  elle 
exclut  l'idée  de  l'impénétrabilité  ;  car  l'impéné- 
trabilité n'existe  qu'à  la  condition  de  deux  corps 
bornés,  dont  l'un  n'est  point  l'autre,  dont  l'un  ne 
peut  occuper  la  place  de  l'autre.  Il  n'y  a  rien 
de  semblable  dans  l'immensité  infinie  et  indivi- 
sible; donc,  il  n'y  a  point  en  elle  d'impénétra- 
bilité. 

Mais  si  Dieu  est  le  substratum  de  l'espace, 
l'espace  étant  partout,  il  sera  lui-même  par- 
tout, partout  il  sera  présent.  Or,  comment 
entendre  cette  omniprésence  ?  Je  réponds  avec 
Fénelon  :  Dieu  est  sans  nul  doute  présent  par- 
tout ;  mais  il  faut  se  garder  de  lui  attribuer  rien 
qui  ressemble  à  une  présence  corporelle  en  cha- 
que lieu  ,  car  il  n'est  pas  fini ,  il  n'est  pas  corps, 
et,  par  conséquent,  il  n'a  point  de  superficie  con- 
tiguë  à  la  superficie  des  autres  corps.  Cette  om- 
niprésence doit  s'entendre  d'une  présence  d'im- 
mensité; en  chaque  lieu  on  doit  dire,  il  est,  sans 
restreindre  son  immensité  en  disant,  il  est  ici. 


88  DE  LA  NATURE 

((  Il  n'est  pas  plus  dans  un  certain  lieu  précis 
qu'il  n'est  dans  un  certain  temps;  car  il  n'a  par 
son  être  absolu  et  infini  aucun  rapport  aux  temps 
et  aux  lieux  qui  ne  sont  que  des  bornes  et  des 
restrictions  des  êtres.  Demander  s'il  est  au  delà 
de  l'univers ,  s'il  en  surpasse  les  extrémités  en 
longueur,  largeur,  profondeur,  c'est  dans  un  sens 
faire  une  question  aussi  absurde  que  de  demander 
s'il  était  avant  que  le  monde  fût  et  s'il  sera  en- 
core après  que  le  monde  ne  sera  plus.  Comme  il 
ne  peut  y  avoir  en  Dieu  ni  passé  ni  futur,  il  ne 
peut  y  avoir  aussi  en  lui  ni  au  deçà  ni  au  delà.  Il 
n'a  point  été,  il  ne  sera  point;  mais  il  est.  Tout 
de  même,  à  proprement  parler,  il  n'est  point  ici, 
il  n'est  point  là,  il  n'est  point  au  delà  d'une  telle 
borne;  mais  il  est  absolument.  Toutes  ces  expres- 
sions qui  le  rapportent  à  quelque  terme,  qui  le 
fixent  en  un  certain  lieu,  sont  impropres  et  in- 
décentes. Où  est-il  donc?  11  est ,  il  est  tellement 
qu'il  faut  bien  se  garder  de  demander  où.  Ce  qui 
n'est  qu'à  demi,  ce  qui  n'est  qu'avec  des  bornes, 
est  tellement  une  certaine  chose  qu'il  n'est  que 
cette  chose  précisément.  Pour  lui ,  il  n'est  préci- 
sément aucune  chose  singulière  et  restreinte,  il 
est  l'être,  ou  pour  dire  encore  mieux  en  disant 
plus  simplement,  il  est.  Car  moins  on  dit  de  pa- 
roles de  lui  et  plus  on  dit  de  choses.  Il  est,  gar- 
dez-vous bien  d'y  rien  ajouter.  Les  autres  êtres 


DE    LA   RAISON   IMPERSONNELLE.  89 

qui  ne  sont  que  des  demi-êtres ,  des  êtres  estro- 
piés et  des  portions  imperceptibles  de  l'être  ne 
sont  point  simplement.  On  est  réduit  à  demander 
quand  et  où  ils  sont.  S'ils  sont,  ils  n'ont  pas  été 
et  ne  seront  pas  ;  s'ils  sont  ici,  ils  ne  sont  pas  là. 
Ces  deux  questions  quand  et  où  épuisent  leur  être; 
mais  pour  celui  est,  tout  est  dit,  quand  on  a  dit, 
il  est1.  » 

Ainsi,  toutes  les  objections  qui  peuvent  se 
présenter  d'abord  à  l'esprit  contre  cette  défini- 
tion de  la  nature  de  l'espace  s'évanouissent  de- 
vant une  conception  bien  entendue  de  l'immen- 
sité de  Dieu.  L'espace  infini  est  un  attribut  de 
l'être  infini  ;  non- seule  ment  Dieu  remplit  l'espace, 
mais  il  le  constitue.  Le  lieu  de  sa  substance, 
comme  la  dit  Malebranche ,  est  sa  substance 
même,  et  néanmoins  il  n'est  ni  matériel,  ni  in- 
divisible, ni  mobile,  ni  impénétrable ,  parce  que 
toutes  ces  idées  de  matière,  de  figure,  de  divisi- 
bilité, etc.,  impliquent  toutes  également  l'idée 
de  borne ,  de  limite,  tandis  qu'il  est  de  l'essence 
de  Dieu  et  de  son  immensité  de  n'avoir  précisé- 
ment ni  bornes  ni  limites. 

Sur  cette  conception  de  la  nature  de  l'espace 

*  Traité  de  l 'existence  de  Dieu,  chapitre  sur  l'immensité. 


90  DE  LA  NATURE 

et  sur  la  conception  semblable  de  la  nature  du 
temps ,  Clarke  a  fondé  une  preuve  de  l'existence 
de  Dieu  dont  voici  la  forme  :  L'espace  est  un  at- 
tribut infini  et  nécessaire;  donc  il  se  rapporte  à 
un  être  infini  et  nécessaire;  donc  Dieu  existe. 
Cette  preuve  est  sans  nul  doute  excellente ,  mais 
elle  n'a  que  l'apparence  de  la  nouveauté  ;  car,  en 
réalité,  elle  n'est  qu'une  forme,  une  face  diffé- 
rente de  la  preuve  de  Descartes  par  l'idée  de 
l'infini.  Elle  revient  à  cette  seule  vraie  preuve 
de  l'existence  de  Dieu  :  j'ai  en  moi  l'idée  de  l'in- 
fini ,  donc  Dieu  existe.  En  effet ,  tout  ce  qui  nous 
apparaît  avec  les  caractères  de  l'infinité  et  de  la 
nécessité  est  également  propre  à  nous  élever  im- 
médiatement ,  nécessairement  à  la  conception  de 
l'être  infini;  nous  pouvons  donc  y  arriver  tout 
aussi  bien  par  l'idée  de  l'espace  infini  du  temps 
infini  que  par  l'idée  même  de  l'infini. 

Mais  cette  preuve  de  l'existence  de  Dieu ,  don- 
née par  Clarke ,  est  tournée  précisément  en  ob- 
jection contre  lui  par  M.  Royer-Collard.  M.  Jouf- 
froy  rapporte  et  approuve  cette  objection  dans 
les  fragments  de  M.  Royer-Collard,  qu'il  a  re- 
cueillis et  mis  à  la  suite  de  sa  traduction  des 
œuvres  de  Reid. 

a  Les  notions  de  substance  et  d'attribut,  selon 


DE  LA  RAISON  IMPERSONNELLE.  91 

M.  Royer-Collard,  sont  des  notions  partielles  et 
relatives  que  nous  formons  en  divisant  mentale- 
ment ce  que  la  nature  ne  divise  jamais.  Dans  le 
fait,  nous  ne  percevons  aucun  attribut  séparé 
d'une  substance,  ce  serait  un  adjectif  sans  sub- 
stantif. Il  faut  donc  dire  nettement  à  Clarke  que 
si ,  pour  nous  du  moins  et  relativement  à  la  con- 
naissance humaine ,  l'espace  était  un  attribut  de 
Dieu,  par  cela  seul  qu'il  vient  à  notre  connais- 
sance ,  il  introduirait  immédiatement  dans  notre 
esprit' la  notion,  et  non-seulement  la  notion,  mais 
la  persuasion  invincible  de  l'existence  de  Dieu; 
de  sorte  que  Dieu  nous  serait  connu ,  nous  appa- 
raîtrait en  même  temps  et  aussi  clairement  que 
l'espace,  comme  le  moi  sentant  nous  est  suggéré 
immédiatement  par  la  sensation ,  et  la  chose  qui 
résiste  par  sa  propre  résistance.  Mais  on  sait 
trop  qu'il  n'en  est  pas  ainsi ,  et  la  preuve  en  est 
que  tant  de  créatures  humaines ,  avant  et  depuis 
Clarke,  ont  ignoré  l'être  éternel  et  nécessaire 
dont  aucune  n'a  ignoré  l'espace,  et  que  celles 
qui  l'ont  connu  par  le  raisonnement  se  sont 
appuyées  sur  la  base  bien  plus  solide  de  la  cau- 
salité. On  peut  donc  assurer  que  l'argument  de 
Clarke  n'est  pas  concluant. 

Cette  objection  est,  selon  nous,  sans  valeur, 
et  n'ébranle  en  rien  la  preuve  de  Clarke.  Elle 


92  DE  LA  NATURE 

s  applique  tout  aussi  bien  à  Descartes  qu'à  Clarke. 
On  peut  tout  aussi  bien  opposer  à  la  preuve  par 
l'infini  le  grand  nombre  d'individus  et  de  peuples 
qui  n'ont  pas  eu  l'idée  claire  d'un  Dieu  unique 
quoique  ayant  l'idée  de  l'infini.  Dans  l'un  et 
l'autre  cas  l'objection  est  la  même  et  nous  devons 
y  faire  la  même  réponse.  Autre  chose  est  une  no- 
tion vague  et  confuse,  autre  chose  est  une  notion 
analysée,  éclaircie  par  la  réflexion.  Tous  les  hom- 
mes en  tout  temps ,  en  tout  lieu ,  ont  conçu  un 
espace  infini;  mais  tous  ne  se  sont  pas  posé  la 
question  de  la  nature  de  l'espace,  la  question  de 
savoir  si  c'était  une  substance  ou  un  attribut.  Sans 
doute  nous  allons  immédiatement  de  l'attribut 
à  la  substance  ;  et  si  l'espace  avait  été  conçu  par 
tous  les  hommes  comme  un  attribut ,  certaine- 
ment tous  l'auraient  rapporté  à  une  substance 
infinie  et  nécessaire,  tous  auraient  immédiate- 
ment conclu  de  l'infinité  de  l'espace  à  l'infinité  de 
Dieu.  Mais  l'immense  majorité  des  hommes  n'a 
jamais  recherché  et  sans  doute  ne  recherchera 
jamais  si  l'espace  est  une  forme  de  la  pensée,  un 
rapport ,  une  substance ,  ou  bien  un  attribut,  et 
voilà  pourquoi  ils  n'ont  pu  s'élever  immédiate- 
ment de  l'idée  de  l'espace  absolu  et  infini  à  l'idée 
d'un  être  absolu  et  infini,  sujet  de  cet  espace.  Mais 
que  peut  prouver  contre  l'argument  de  Glarke 
cette  ignorance  de  la  vraie  nature  de  l'espace, 


DE  LA  RAISON  IMPERSONNELLE.  93 

sinon  que  tous  les  hommes  ne  sont  pas  des  mé- 
taphysiciens comme  Clarke  et  comme  Male- 
branche? 

Il  faut  donc  se  rendre  à  l'opinion  de  Clarke 
sur  la  nature  de  l'espace.  Bien  interprétée,  bien 
comprise,  elle  résiste  à  toutes  les  objections  qu'on 
a  soulevées  contre  elle.  Elle  n'aboutit  pas  à  la 
confusion  de  Dieu  avec  le  monde,  elle  ne  fait  pas 
de  Dieu  une  intelligence  mundana,  comme  l'en  ac- 
cuse Leibnitz  ,  puisque,  entre  Dieu  et  ie  monde, 
entre  son  immensité  et  l'étendue  matérielle,  elle 
conserve  la  distance  infinie  qui  sépare  ce  qui  est 
limité  de  ce  qui  est  sans  limites,  puisqu'il  n'y  a  ni 
dedans  ni  dehors  pour  l'être  dontl'attribut  est  l'im- 
mensité. Elle  ne  fait  que  traduire  en  une  forme 
plus  scientifique  cette  vérité  vulgaire  que  Dieu  est 
partout.  Dieu  est  partout  présent,  et  l'espace  est 
un  attribut  de  Dieu,  me  paraissent  au  fond  deux 
propositions  identiques,  et  je  ne  vois  pas  plus 
dans  lune  que  dans  l'autre  de  sujet  de  légitimes 
alarmes.  Enfin  cette  définition  de  la  nature  de  l'es- 
pace est  seule  conforme  à  la  raison,  puisque  seule 
entre  toutes  les  autres  elle  peut  rendre  compte 
des  caractères  d'absoluité  et  d'infinité  avec  les- 
quels la  raison  conçoit  l'espace. 

L'espace  infini  étant  un  attribut  de  l'être  in- 


94.  DE  LA  NATURE 

fini ,  dans  la  notion  d'espace ,  comme  dans  la 
notion  d'infini,  comme  dans  la  notion  de  cause, 
la  raison  a  toujours  un  seul  et  même  objet,  à  sa- 
voir, l'être  infini.  Ainsi  l'idée  d'espace,  qui  est 
l'idée  de  l'immensité  de  l'être  infini,  se  réduit, 
comme  l'idée  de  cause  absolue,  à  l'idée  de  l'infini. 


DE  LA  RAISON  IMPERSONNELLE.  95 


CHAPITRE  VI. 

De  l'idée  du  temps  infini.  —  De  son  antécédent  chronologique.  — 
Le  temps  infini  est  absolu.  —  De  l'objet  de  l'idée  de  temps  infini. 
—  Exposition  et  critique  des  diverses  opinions  sur  la  nature  du 
temps.  —  Critique  de  l'opinion  vulgaire.  —  Critique  de  Locke  et 
de  Condillac.  —  Critique  de  Leibnitz.  —  Critique  de  Kant.  —  De 
la  vraie  nature  du  temps.  —  Opinion  de  Clarke.  —  Le  temps  infini 
est  l'éternité  de  l'être  infini.  —  Définition  de  l'éternité  de  Dieu 
opposée  à  la  durée  des  créatures.  —  Réfutation  d'une  objection  de 
Leibnitz.  —  Analogies  entre  le  temps  et  l'espace.  —  Identité  de 
l'idée  du  temps  avec  l'idée  de  l'être  infini. 

Toute  intelligence  humaine  conçoit  le  temps 
avec  les  mêmes  caractères  que  l'espace,  c'est-à- 
dire  comme  absolu  et  infini.  Nous  pouvons  ima- 
giner que  tout  ce  qui  se  succède  au  sein  du  temps 
cesse  un  jour  d'exister  ;  mais  il  nous  est  impos- 
sible de  supposer  que  le  temps  lui-même  puisse 
être  anéanti.  La  notion  que  nous  avons  de  l'infi- 
nité du  temps  est  tout  aussi  nette  que  la  notion 
de  l'infinité  de  l'espace.  Nous  comprenons  tout 
aussi  clairement  le  temps  sans  bornes  que  l'es- 
pace sans  bornes,  et  si  nous  jugeons  qu'il  est  sans 
bornes,  ce  n'est  pas  à  cause  de  l'impuissance 
plus  ou  moins  éprouvée  de  notre  intelligence  à  lui 
poser  une  borne,  mais  parce  que  nous  sommes 
persuadés  à  priori  de  son  infinité. 

Quel  est  l'antécédent  fini  et  con  tingent  à  pro- 


96  DE  LA  NATURE 

pos  duquel,  suivant  la  loi  générale  qui  a  été  po- 
sée, s'éveille  en  notre  intelligence  l'idée  du  temps 
nécessaire  et  infini?  L'antécédent  de  l'idée  d'es- 
pace infini  se  trouve  dans  l'exercice  des  sens  et 
dans  la  notion  de  corps.  L'antécédent  de  la  no- 
tion de  temps  inOni  est  d'une  autre  nature;  il 
n'est  pas  au  dehors,  il  est  au  dedans  de  nous;  il 
n'est  pas  dans  l'exercice  des  sens,  mais  dans 
l'exercice  de  la  mémoire.  De  même  que  toute 
perception  du  tact  nous  suggère  l'idée  d'une 
étendue  limitée,  de  même  tout  fait  de  mémoire 
renferme  en  lui  l'idée  d'une  durée  plus  ou  moins 
longue,  et  de  même  que  l'idée  de  l'étendue  ré- 
vélée par  les  sens  éveille  en  nous  l'idée  d'espace 
infini,  de  même  c'est  l'idée  de  durée  enfermée 
dans  tout  fait  de  mémoire  à  propos  de  laquelle 
nous  concevons  la  durée  illimitée,  le  temps  infini. 
Quelle  est  cette  durée  enfermée  dans  tout  fait  de 
mémoire?  C'est  notre  propre  durée.  Nous  ne 
pouvons  nous  souvenir  sans  savoir  que  nous 
avons  duré,  à  partir  du  fait  qui  est  l'objet  du  sou- 
venir, jusqu'au  souvenir  lui-même.  Pour  que  nous 
nous  souvenions  et  que  nous  ayons  l'idée  de  notre 
propre  durée,  la  condition  de  la  succession  de 
deux  ou  de  plusieurs  idées  et  opérations  n'est 
pas  nécessaire.  En  effet,  le  moi  est  essentielle- 
ment actif,  et  il  ne  peut  agir  sans  savoir  qu'il  agit, 
et  il  ne  peut  continuer  d'agir  sans  savoir  qu'il 


DE   LA  RAISON   IMPERSONNELLE.  97 

continue  d'agir  ;  sans  savoir  que  lui,  qui  agit  le 
moment  d'à  présent,  est  le  même  qui  agissait  le 
moment  d'auparavant,  et  par  conséquent  sans 
savoir  qu'il  a  duré.  Donc,  l'idée  de  notre  propre 
durée  nous  est  donnée  primitivement  dans  la 
conscience  de  notre  activité  continue,  et  non 
dans  la  succession  de  plusieurs  opérations  ou 
idées  de  notre  esprit. 

Cette  idée  de  notre  propre  durée,  puisée  dans 
le  sentiment  de  la  continuité  de  notre  activité , 
est  l'antécédent  chronologique  de  l'idée  du  temps 
infini.  C'est  de  l'idée  de  notre  propre  durée  li- 
mitée et  contingente  que  nous  allons  dans  Tordre 
de  la  connaissance,  à  l'idée  du  temps  infini  ;  mais 
s'il  en  est  ainsi  au  point  de  vue  de  la  connaissance, 
il  n'en  est  pas  de  même  dans  l'ordre  de  la  réalité. 
En  effet,  ce  qui  a  une  restriction  ne  suppose-t-il 
pas  toujours  antérieurement  à  lui  ce  qui  n'a  pas 
cette  restriction?  L'infini  n'est-il  pas  nécessaire- 
ment le  principe  et  le  fondement  du  fini?  Notre 
durée  a  donc  pour  antécédent  logique  la  durée 
infinie  dont  elle  n'est  qu'une  restriction,  une 
limitation,  dont  elle  n'est,  pour  ainsi  dire,  qu'un 
dépôt  partiel  et  momentané. 

Cette  durée  infinie  est  absolue  ;  elle  s'écoule  la 
même  pour  tous  les  êtres,  quels  que  soient  leur 

7 


98  DE  LA   NATURE 

organisation,  leurs  sentiments,  leurs  passions,  la 
lenteur  ou  la  vivacité  des  impressions  qui  se  suc- 
cèdent en  eux.  Il  est  vrai  que,  suivant  la  nature, 
suivant  le  cours  plus  ou  moins  rapide  de  nos 
idées,  le  même  temps  nous  paraît  plus  ou  moins 
long  ;  une  expérience  de  tous  les  instants  le  prouve  ; 
mais  si  le  temps  paraît,  il  n'est  pas  plus  ou  moins 
long,  et  toutes  les  illusions  possibles  de  ce  genre 
ne  peuvent,  dans  la  réalité,  avancer  ni  reculer  le 
cours  uniforme  du  temps.  Ce  qui,  dans  la  réalité, 
n'est  pour  moi  qu'un  instant,  n'est  aussi  qu'un 
instant  au  regard  de  tous  les  autres  êtres,  au  re- 
gard de  toutes  les  choses  existantes.  Par  des  hy- 
pothèses plus  ou  moins  ingénieuses,  plus  ou 
moins  subtiles,  les  philosophes  sceptiques  et  sen- 
sualistes  se  sont  efforcés  de  mettre  en  doute  ce 
caractère  absolu  de  la  durée  infinie  ;  mais  toutes 
ces  hypothèses  portent  en  elles-mêmes  une  con- 
tradiction nécessaire.  Toutes,  pour  établir  la  di- 
versité de  la  durée  au  regard  d'êtres  de  différentes 
organisations,  sont  précisément  obligées  de  sup- 
poser un  temps  absolu,  une  mesure  uniforme  de 
la  durée.  Je  dis  que  cette  contradiction  est  né- 
cessaire, car  en  tout  ordre  de  choses,  le  relatif 
n'existe  qu'à  la  condition  de  l'absolu,  de  même 
que  le  fini  à  la  condition  de  l'infini.  Rien  donc  ne 
peut  détruire  le  témoignage  de  la  raison,  qui  nous 
atteste  que  le  temps  est  infini  et  absolu.  Après 


DE  LA  RAISON  IMPERSONNELLE.  99 

avoir  établi  les  caractères  avec  lesquels  la  raison 
conçoit  le  temps,  il  faut  entrer  dans  la  question 
ontologique.  Quelle  chose  est  le  temps  en  soi? 
Quel  est  le  rapport  de  sa  nature  avec  la  nature  de 
l'être  infini  ? 

Je  retrouve  dans  l'histoire  de  la  philosophie 
les  mêmes  hypothèses  sur  la  nature  du  temps  que 
sur  la  nature  de  l'espace.  Le  temps ,  de  même 
que  l'espace,  a  tour  à  tour  été  considéré  comme 
une  réalité  distincte,  indépendante  de  Dieu  et  de 
l'univers,  comme  identique  à  la  durée  limitée  et 
contingente  des  créatures,  comme  un  certain  rap- 
port entre  les  choses,  comme  une  forme  de  la 
pensée,  et  enfin  comme  un  attribut  de  l'être  in- 
fini. Toutes  ces  hypothèses  pèchent  et  valent  pré- 
cisément par  où  pèchent  et  valent  les  hypothèses 
correspondantes  sur  la  nature  de  l'espace.  Je  suis 
donc  dispensé  de  les  exposer  et  de  les  critiquer 
avec  les  mêmes  développements. 

Quelques  philosophes  peu  profonds,  et  en  gé- 
néral le  vulgaire,  semblent  incliner  à  concevoir  le 
temps,  de  même  que  l'espace,  comme  une  sorte 
de  réalité  indépendante  de  Dieu  et  de  l'univers, 
au  sein  de  laquelle  toutes  choses  s'écoulent.  Mais 
une  telle  hypothèse,  soit  qu'il  s'agisse  du  temps, 
soit  qu'il  s'agisse  de  l'espace,  est  tout  aussi  con- 


100  DE   LA   NATURE 

traire  à  la  raison,  et  se  réfute  de  la  même  ma- 
nière. Si  le  temps  absolu  et  infini  était  une  réalité 
indépendante,  il  y  aurait  en  dehors  de  Dieu,  en 
dehors  de  l'être  infini,  un  autre  être  nécessaire 
et  infini.  En  vain  essayerait-on  d'échapper  à  cette 
conséquence  par  quelque  subtilité  sur  la  nature 
de  cette  réalité  indépendante  qu'on  attribue  au 
temps.  Si  l'on  admet  que  le  temps- existe,  séparé 
de  Dieu  et  séparé  des  choses,  il  faut  convenir 
qu'il  est  un  être,  une  substance,  et  une  substance 
infinie  et  nécessaire,  puisque  notre  raison  se  re- 
fuse à  le  concevoir  autrement  que  comme  infini 
et  comme  nécessaire.  Cette  hypothèse  conduit 
donc  à  la  même  contradiction  que  l'hypothèse 
correspondante  sur  la  nature  de  l'espace,  et  par 
là  même  elle  est  condamnée. 

Les  mêmes  philosophes  qui,  comme  Locke, 
ont  confondu  l'espace  infini  avec  le  corps,  avec 
l'étendue  matérielle,  qui  de  sa  nature  est  né- 
cessairement divisible,  mobile,  limitée,  par  une 
erreur  semblable  ont  également  confondu  le 
temps  infini  avec  la  durée  limitée,  contingente, 
divisible,  propre  aux  créatures,  et  se  sont  obstinés 
à  ne  rien  voir  au  delà  de  cette  durée,  comme  au 
delà  de  cette  étendue.  Mais  l'opposition  des  ca- 
ractères de  cette  durée  limitée  qu'embrasse  notre 
expérience,  avec  les  caractères  de  la  durée  infinie 


DE  LA  RAISON   IMPERSONNELLE.  101 

et  absolue  que  conçoit  notre  raison,  démontre  la 
fausseté  de  l'hypothèse  qui  les  confond  l'une  avec 
l'autre.  La  durée  infinie  conçue  par  la  raison  est 
tout  aussi  distincte  de  la  durée  finie  des  choses, 
que  l'espace  infini  est  distinct  de  l'étendue  maté- 
rielle du  monde. 

Le  temps  sera-t-il  donc,  comme  le  soutient 
Leibnitz,  un  simple  rapport  entre  les  choses? 
Fausse  en  ce  qui  concerne  la  nature  de  l'espace, 
cette  hypothèse  sera-t-elle  vraie  en  ce  qui  con- 
cerne le  temps?  Selon  Leibnitz,  l'espace  est  un 
ordre  des  coexistences  possibles,  et  le  temps  un 
rapport  de  succession  entre  les  choses,  ou,  comme 
il  le  dit  encore  :  «  Un  ordre  de  possibilités  in- 
constantes, mais  ayant  de  la  connexion,  de  telle 
sorte  que  cet  ordre  cadre  non- seulement  à  ce  qui 
est  actuellement,  mais  encore  à  ce  qui  pourrait 
être  mis  à  la  place,  comme  les  nombres  sont  in- 
différents à  tout  ce  qui  peut  être  res  numerata.  » 
(Réplique  aux  Réflexions  de  Bayle.) 

Le  temps  n'est  donc  rien  de  réel  en  soi,  mais 
un  simple  rapport.  De  même  que  l'espace  n'est 
rien  en  dehors  de  l'ordre  des  choses  réelles  ou 
possibles  qui  coexistent,  de  même  le  temps  n'est 
rien  en  dehors  de  l'ordre  des  choses  réelles  ou 
possibles  qui  se  succèdent.  Supposez  que  le  rap- 


102  DE  LA  NATURE 

port  de  coexistence  des  choses  soit  anéanti,  et 
l'espace  sera  anéanti;  de  même,  supposez  qu'il 
n'y  ait  un  jour  plus  de  choses  qui  se  succèdent, 
et  il  n'y  aura  plus  de  temps.  Semblable  à  l'hypo- 
thèse du  même  philosophe  sur  la  nature  de  l'es- 
pace, cette  hypothèse  sur  le  temps  se  réfute  de  la 
même  manière.  Leibnitz  définit  le  temps,  un  rap- 
port de  succession  entre  les  choses  ;  mais  que  sont 
les  choses  qui  se  succèdent?  Des  choses  qui  pas- 
sent, des  choses  contingentes  qui  peuvent  être  ou 
ne  pas  être  ;  qui  peuvent  cesser  d'exister,  et  par 
conséquent  de  se  succéder.  Or,  puisque  évidem- 
ment le  rapport  périt  en  même  temps  que  les 
termes  entre  lesquels  il  existe,  le  temps  pourrait 
cesser  d'exister  avec  les  choses  qui  se  succèdent, 
et  il  n'y  aurait  pas  plus  de  nécessité  dans  l'exis- 
tence du  temps,  qu'il  n'y  en  a  dans  l'existence 
des  choses  qui  se  succèdent.  Mais  si  la  raison 
conçoit  que  les  choses  qui  se  succèdent  puissent 
cesser  d'être,  elle  ne  conçoit  pas  que  le  temps 
lui-même  ait  un  terme,  une  fin  possible,  et  le  poëte 
qui  a  dit  en  un  beau  vers  : 

Sur  les  mondes  détruits  le  temps  dort  immobile, 

n'a  fait  que  traduire  d'une  manière  éloquente  ce 
caractère  de  nécessité  sans  lequel  la  raison  ne 
peut  concevoir  l'existence  du  temps. 


DE   LA  RAISON  IMPERSONNELLE.  103 

En  outre,  une  succession  peut  bien  être  indé- 
finie, c'est-à-dire  prolongée  de  telle  sorte  que 
Timagination  ne  puisse  s'en  représenter  les  li- 
mites, mais  de  sa  nature  elle  ne  peut  être  infinie. 
Dans  toute  succession,  dans  toute  progression, 
il  y  a  un  avant  et  un  après ,  il  y  a  un  terme  anté- 
rieur et  un  terme  postérieur,  il  y  a  du  nombre, 
donc  l'idée  seule  de  succession  exclut  l'idée  d'in- 
finité. 

Ainsi  Thypothèse  de  Leibnitz  enlève  au  temps 
comme  à  l'espace  le  caractère  de  l'absolu  et  de 
l'infini,  elle  le  dépouille  de  tous  les  caractères 
avec  lesquels  la  raison  le  conçoit.  Répétons  en- 
core ici,  qu'entre  des  termes  contingents,  nul 
rapport  nécessaire  ni  de  coexistence  ni  de  suc- 
cession ne  peut  ontologiquement  exister  ;  que  tout 
rapport  s'évanouit  en  même  temps  que  les  termes 
de  ce  rapport ,  et  que  nul  rapport ,  soit  de  coexis- 
tence, soit  de  succession,  ne  peut  égaler  l'infini. 
Voilà  ce  qui  condamne  à  jamais  l'hypothèse  de 
Leibnitz ,  en  la  mettant  en  contradiction  avec  le 
témoignage  de  la  raison. 

Dans  la  philosophie  de  Kant,  comme  dans  la 
philosophie  de  Leibnitz ,  le  temps  subit  la  même 
destinée  que  l'espace.  Kant  convertit  le  temps  de 
même  que  l'espace  en  une  pure  forme  de  la  pen- 


104.  DE   LA  NATURE 

sée.  Le  temps  n'existe  pas  en  dehors  de  nous, 
toute  sa  réalité  est  comprise  dans  L'idée  que  nous 
en  avons  en  notre  esprit.  Croire  que  le  temps  a 
quelque  réalité  en  dehors  de  notre  pensée,  c'est 
transporter  à  un  objet  problématique  ce  qui  n'ap- 
partient qu'au  sujet.  Le  temps  n'est  qu'une  con- 
dition subjective  de  nos  intuitions  internes, 
comme  l'espace  n'est  qu'une  condition  subjective 
de  nos  intuitions  externes.  Entre  le  temps  et  l'es- 
pace il  y  a  cette  seule  différence  que  l'espace  est 
la  condition  exclusive  sous  laquelle  nous  perce- 
vons tous  les  phénomènes  extérieurs ,  tandis  que 
le  temps  est  plus  spécialement  la  condition  sous 
laquelle  nous  percevons  les  phénomènes  inté- 
rieurs. Mais  tout  phénomène,  les  phénomènes 
externes  comme  les  phénomènes  internes,  ne 
nous  est  connu  qu'à  la  condition  d'arriver  à  la 
conscience.  Il  en  résulte,  selon  Kant,  que  le 
temps,  condition  formelle  de  la  perception  de 
tous  les  phénomènes  intérieurs,  se  trouve  par  là 
même  la  condition  formelle  à  priori  de  tous  les 
phénomènes,  soit  internes,  soit  externes,  sans 
exception.  Il  est  la  condition  médiate  de  la  per- 
ception des  phénomènes  externes ,  et  la  condition 
immédiate  des  phénomènes  internes.  Ainsi,  dans 
le  système  de  Kant ,  la  subjectivité  ou  l'idéalité  du 
temps  rejaillit  sur  toute  la  connaissance,  et  la 
frappe  tout  entière  de  subjectivité  et  de  relati- 


DE   LA   RAISON    IMPERSONNELLE.  10$ 

vite.  Les  arguments  sur  lesquels  Kant  s'appuie 
pour  soutenir  cette  étrange  opinion  sont  les 
mêmes  que  ceux  qu'il  a  invoqués  en  faveur  de 
l'idéalité  de  l'espace,  el  il  n'est  pas  besoin  de  les 
réfuter  de  nouveau.  D'ailleurs,  en  niant  la  réa- 
lité objective  du  temps,  comme  en  niant  la  réa- 
lité objective  de  l'espace,  Kant  déclare  suspecte 
l'autorité  et  la  légitimité  de  la  raison;  il  ouvre  la 
porte  à  un  scepticisme  nouveau,  aussi  dangereux, 
plus  radical  et  non  moins  mal  fondé ,  comme  nous 
le  verrons  plus  tard ,  que  tous  les  autres  systèmes 
sceptiques  qui  se  sont  produits  dans  l'histoire  de 
la  philosophie. 

Mais  si  le  temps  en  soi  n'est  pas  une  pure  forme 
de  la  pensée  ni  un  être  existant  par  lui-même  ni 
un  simple  rapport  de  succession  entre  les  choses, 
quelle  en  est  donc  la  vraie  nature?  C'est  encore  à 
Clarke  que  revient  l'honneur  de  l'avoir  nettement 
déterminée  et  définie. 

Le  temps  absolu  et  infini  n'étant  pas  un  rap- 
port entre  les  choses  et  n'étant  pas  une  réalité 
indépendante,  il  reste  qu'il  soit  un  attribut.  Or  de 
quelle  réalité  sera-t-il  l'attribut?  Infini  et  absolu, 
il  ne  peut  être  la  propriété  de  rien  de  contingent  et 
de  fini,  mais  seulement  de  l'être  infini  et  absolu. 
Le  temps  ne  doit  donc  être  conçu  que  comme  un 


106  DE   LA  NATURE 

attribut  de  l'être  infini.  Telle  est  l'opinion  de 
Clarke  et  de  Fénelon ,  telle  est ,  selon  nous ,  la 
seule  opinion  qui  puisse  satisfaire  à  la  raison  et 
rendre  compte  des  caractères  avec  lesquels  elle 
ne  peut  pas  ne  pas  concevoir  le  temps.  Le  temps 
infini  est  une  suite  immédiate  et  nécessaire  de 
l'existence  de  Dieu  ;  et  c'est  Dieu  qui  par  son 
essence  est  le  fondement  du  temps ,  tout  comme 
il  est  le  fondement  de  l'espace.  Le  temps  infini  est 
sa  permanence  absolue,  son  éternité ,  de  même 
que  l'espace  infini  est  son  immensité.  Toute  durée 
finie  et  contingente  est  une  limitation  de  son  éter- 
nité ,  tout  comme  toutes  les  étendues  particulières 
sont  des  limitations  de  son  immensité.  Tâchons 
d'approfondir  davantage  cet  attribut  de  l'être  in- 
fini auquel  correspond  notre  idée  d'un  temps  né- 
cessaire et  infini. 

L'être  infini  et  nécessaire  est  doué  d'une  per- 
manence absolue  et  d'une  durée  sans  bornes. 
Étant  nécessaire ,  il  ne  peut  cesser  d'exister  ; 
étant  infini,  il  ne  peut  souffrir  de  bornes  dans  son 
existence.  L'éternité  est  le  mode  de  la  durée  de 
l'être  infini.  La  durée  variable,  successive,  con- 
tingente des  créatures,  diffère  tout  autant  de  l'é- 
ternité que  le  corps  diffère  de  l'immensité,  au- 
tant que  ce  qui  a  des  bornes  diffère  de  ce  qui  n'en 
a  pas.  Notre  durée  est  successive,  elle  a  des  li- 


DE   LA   RAISON    IMPERSONNELLE.  107 

mites  ,  un  milieu  ,  un  commencement,  une  fin  ; 
en  un  mot,  elle  est  divisible,  elle  a  des  parties. 
La  raison  ne  conçoit  rien  de  tel  dans  l'existence 
de  l'être  infini,  elle  n'y  conçoit  ni  commencement, 
ni  milieu,  ni  fin ,  ni  limites,  ni  parties  d'aucune 
nature.  L'éternité  étant  indivisible  comme  tout  ce 
qui  est  infini,  elle  est  toujours  tout  entière  et  tout 
à  la  fois,  en  dépit  de  toutes  les  divisions  aux- 
quelles notre  imagination  s'efforce  de  la  sou- 
mettre. Il  n'y  a  pas  de  date ,  pas  de  chronologie 
dans  l'éternité.  Il  n'y  a  pas  une  éternité  avant 
tel  ou  tel  point  qu'il  nous  plaît  arbitrairement 
de  fixer,  soit  avant  le  commencement  du  monde, 
soit  avant  que  nous  lussions  nés ,  et  une  autre 
éternité  qui  daterait  à  partir  de  ce  point.  Qui- 
conque parle  et  raisonne  ainsi ,  quiconque  pré- 
tend poser  une  date  quelconque  au  sein  de  l'é- 
ternité, montre  par  là  clairement  qu'il  ne  s'est 
jamais  rendu  compte  ni  de  l'éternité  ni  de  l'infini. 
Il  est  aussi  impossible  de  concevoir  deux  éter- 
nités que  de  concevoir  deux  êtres  infinis.  Ces 
deux  éternités  ne  se  borneraient-elles  pas  réci- 
proquement à  leur  point  de  contact,  et,  en  con- 
séquence ,  comment  seraient-elles  des  éternités  ? 
Entre  l'éternité  et  notre  durée,  comme  entre  l'in- 
fini et  le  fini,  il  n'y  a  pojnt  de  rapport,  point  de 
comparaison,  point  de  mesure  possible.  Fénelon 
développe  dans  tout  le  chapitre  sur  l'éternité  de 


108  DE   LA   NATURE 

son  traité  de  l'Existence  de  Dieu  cette  même  pensée 
avec  une  éloquence  et  une  profondeur  remar- 
quable. «  Dirai-je,  s'écrie-t-il  dans  une  invocation 
à  l'être  infini,  que  vous  étiez  avant  moi?  Non; 
car  voilà  deux  termes  que  je  ne  puis  souffrir.  Il 
ne  faut  pas  dire  vous  étiez;  car  vous  étiez  marque 
un  temps  passé  et  une  succession.  Vous  êtes,  et 
il  n'y  a  qu'un  présent  immobile,  indivisible  et  in- 
fini que  l'on  puisse  vous  attribuer,  pour  parler 
dans  la  rigueur  des  termes.  Il  ne  faut  point  dire 
que  vous  avez  toujours  été,  il  faut  dire  que  vous 
êtes,  et  ce  terme  de  toujours  qui  est  si  fort  pour 
la  créature,  est  trop  faible  pour  vous,  car  il  mar- 
que une  continuité  et  non  une  permanence...  Ce 
que  j'ai  dit  du  passé,  je  le  dis  de  même  de  l'a- 
venir ;  on  ne  peut  pas  dire  que  vous  serez  après 
ce  qui  passe,  car  vous  ne  passez  pas.  Ainsi,  vous 
ne  serez  pas,  mais  vous  êtes;  et  je  me  trompe 
toutes  les  fois  que  je  sors  du  présent  en  parlant 
de  vous.  On  ne  dit  point  d'un  rivage  immobile 
qu'il  devance  ou  qu'il  suit  les  flots  d'une  rivière, 
il  ne  devance  ni  ne  suit,  car  il  ne  marche  point; 
ce  que  je  remarque  de  ce  rivage  par  rapport  à 
l'immobilité  locale,  je  puis  le  dire  de  l'être  infini 
par  rapport  à  l'immobilité  de  l'existence.  Ce  qui 
passe  a  été  et  sera,  et  passe  du  prétérit  au  futur 
par  un  présent  imperceptible  qu'on  ne  peut  ja- 
mais assigner  ;  mais  ce  qui  ne  passe  pas  existe 


DE  LA  RAISON  IMPERSONNELLE.  109 

absolument  et  n'a  qu'un  présent  infini.  Il  est,  et 
c'est  tout  ce  qu'il  est  permis  d'en  dire.  Il  est  sans 
temps  dans  tous  les  temps  de  la  création.  Qui- 
conque sort  de  cette  simplicité  tombe  de  l'éter- 
nité dans  le  temps.  »  Il  est  impossible  de  mieux 
définir  l'éternité  ou  la  permanence  absolue  de 
Dieu,  il  est  impossible  d'en  exclure  plus  rigou- 
reusement tout  ce  qui  ne  lui  appartient  pas. 

Tel  est  l'objet  de  notre  raison  lorsqu'elle  con- 
çoit le  temps  nécessaire  et  infini,  et  cette  durée 
variable  et  limitée  à  propos  de  laquelle  elle  le 
conçoit ,  n'est  que  la  transition ,  le  passage  des 
créatures  sur  cette  permanence  absolue,  sur  cette 
éternité  de  l'être  infini.  Mais,  objecte  Leibnitz  à 
Clarke  :  «  Si  l'espace  infini  est  l'immensité  de 
Dieu,  le  temps  infini  sera  l'éternité  de  Dieu  ;  il 
faudra  donc  dire  que  ce  qui  est  dans  l'espace  est 
dans  l'immensité  de  Dieu,  et,  par  conséquent, 
dans  son  essence,  et  que  ce  qui  est  dans  le  temps 
est  dans  l'éternité  de  Dieu,  phrases  étranges, 
et  qui  font  bien  connaître  qu'on  abuse  des 
termes1.  » 

Quant  à  nous ,  pas  plus  que  Clarke ,  pas  plus 
que  Fénelon ,  pas  plus  que  Malebranche ,  qui  a 
dit  précisément  :  «  Les  esprits  sont  dans  la  rai- 

1  Œuvres  deLeihnitz-,  Édit.  Charp.,  2e  vol.,  p.  455, 


110  DE  LA  NATURE 

son  divine  et  les  corps  dans  son  immensité1,  » 
nous  ne  reculons  devant  cette  conséquence  bien 
entendue.  Mais  quoi,  dira-t-on,  n'est-ce  pas  ab- 
sorber tous  les  êtres  au  sein  de  Dieu  que  de  les 
placer  tous  au  sein  de  son  immensité  et  de  son 
éternité?  Cette  question  est  toujours  la  même  , 
c'est  toujours  la  question  des  rapports  du  fini  et 
de  l'infini,  qui  se  présente  à  propos  de  chacune 
des  notions  absolues  de  la  raison  impersonnelle, 
et  que  nous  sommes  obligés  d'ajourner  pour  évi- 
ter de  tomber  dans  de  continuelles  répétitions. 
Lorsque  nous  disons  que  l'espace  et  le  temps 
sont  des  attribu  ts  de  Dieu ,  et  que  toutes  choses 
sont  placées  au  sein  de  son  éternité  et  de  son 
immensité,  nous  ne  faisons  que  répéter  sous  une 
autre  forme  ce  que  déjà  nous  avons  dit  en  éta- 
blissant L'existence  de  l'être  infini ,  c'est-à-dire 
l'existence  d'un  être  en  dehors  duquel  rien  ne 
peut  être  conçu  puisqu'il  est  infini ,  et  qui ,  par 
conséquent,  doit  comprendre  en  son  sein  toutes 
les  existences  finies.  Nous  ne  soulevons  donc  pas 
ici  un  problème  nouveau  ,  nous  ne  faisons  que 
reproduire  sous  une  forme  nouvelle  un  problème, 
toujours  le  même,  dont  la  solution  est  comprise 
dans  la  question  générale  des  rapports  de  l'in- 
fini, de  Dieu  avec  le  monde. 

1  Entretiens  de  métaphysique,  Ëdit.  Charp.,  1  vol.,  p.  123. 


DE   LA  RAISON  IMPERSONNELLE.  111 

Les  idées  absolues  de  temps  et  d'espace  ont 
donc  un  même  objet,  et  ainsi  s'explique  la  re- 
marquable analogie  qui  existe  entre  le  temps  et 
l'espace,  soit  qu'on  les  considère  au  point  de  vue 
psychologique,  soit  qu'on  les  considère  au  point 
de  vue  ontologique.  Cette  fraternité  du  temps  et 
de  l'espace  se  trahit  par  la  si  militude,  par  le  paral- 
lélisme des  hypothèses  dont  presque  toujours  ils 
ont  été  l'objet.  Celui  qui  a  conçu  l'espace  comme 
une  réalité  distincte  du  monde  et  de  Dieu,  con- 
cevra le  temps  de  la  même  manière.  Les  philo- 
sophes sensualistes  ont  identilié  l'espace  avec 
l'étendue,  et  ils  ont  identifié  le  temps  avec  la 
durée.  Leibnitz  s'est  représenté  l'espace  comme 
un  rapport  de  coexistence  entre  les  choses ,  et  il 
s'est  représenté  le  temps  comme  un  simple  rap- 
port de  succession  entre  les  choses.  Dans  la  cri- 
tique de  la  raison  pure,  le  temps  et  l'espace  ont 
aussi  une  même  fortune  ,  et  Kant  les  convertit 
tous  deux  en  de  pures  formes  de  la  sensibilité. 
Enfin,  si  Clarke  conçoit#l'espace  comme  un  attri- 
but de  Dieu,  il  conçoit  aussi  le  temps  comme  un 
autre  de  ses  attributs.  Si  l'un  est  pour  lui  son 
immensité ,  l'autre  est  son  éternité.  Une  de  ces 
hypothèses  sur  l'espace  semble  entraîner  néces- 
sairement l'hypothèse  correspondante  sur  le 
temps.  Mais  comment,  dans  cette  analogie,  dans 
l'intimité  de  ces  rapports  ,  quelque  chose  pour- 


112  DE  LA   NATURE 

rait-il  nous  surprendre,  puisque  le  temps  et  l'es- 
pace, l'immensité  et  l'éternité,  ne  sont,  comme  Ta 
ditM.  Royer-Collard,  que  les  deux  dimensions  de 
l'infini ,  puisque  le  temps  et  l'espace  se  rappor- 
tent à  un  seul  et  même  objet ,  sont  une  seule  et 
même  chose,  à  savoir  l'être  infini?  Cette  défini- 
tionxde  la  nature  du  temps  et  de  l'espace  n'est  pas 
nouvelle;  mais  la  philosophie  française  depuis 
longtemps  a  eu  le  tort  de  la  dédaigner,  de  la  re- 
léguer parmi  les  chimères  d'une  creuse  méta- 
physique. J'espère,  en  la  reproduisant  ici,  l'avoir 
justifiée;  j'espère  avoir  prouvé  que  seule  elle 
pouvait  satisfaire  à  la  raison,  parce  que  seule 
elle  pouvait  rendre  compte  des  caractères  avec 
lesquels  la  raison  conçoit  le  temps  et  l'espace  ;  et 
je  répète  encore,  en  terminant  cette  discussion, 
la  magnifique  phrase  de  Newton  qui  la  résume  si 
bien  tout  entière.  «  Existendo  semperet  ubiqueDeus 
durationem  et  spatium,  œternitatem  et  infinitatem 
constituit.  » 

L'idée  du  temps  comme  l'idée  de  l'espace  se 
résout  donc  dans  l'idée  de  l'infini. 


DE   LA   RAISON   IMPERSONNELLE.  113 


CHAPITRE  VII. 

De  l'idée  d'ordre  absolu.  —  Elle  ne  rentre  pas  dans  une  classe  inter- 
médiaire entre  les  principes  rationnels  et  les  principes  empiriques. 
—  Elle  a  tous  les  caractères  des  autres  idées  de  la  raison.  —  Elle 
n'est  pas  seulement  universelle,  elle  est  absolue.  —  En  quoi  con- 
siste le  caractère  absolu  de  l'idée  d'ordre.  —  Antécédent  de  l'idée 
d'ordre.  — Importance  de  cette  idée.  —  Elle  est  le  principe  de  l'in- 
duction. —  Ses  diverses  applications  au  monde  physique  et  au 
monde  moral.  —  Les  erreurs  auxquelles  donnent  lieu  ces  applica- 
tions ne  prouvent  rien  contre  le  caractère  absolu  de  l'idée  d'ordre. 


J'appelle  idée  d'ordre  absolu  cette  notion  de  la 
raison  que  plusieurs  philosophes  désignent  sous 
le  nom  de  croyance  à  la  généralité  et  à  la  stabilité 
des  lois  de  la  nature.  Je  me  permets  ce  léger 
changement  à  la  langue  philosophique  ordinaire, 
parce  que  le  terme  de  croyance  à  la  stabilité  et  à 
la  généralité  des  lois  de  la  nature  ne  me  semble 
pas  exprimer  dans  toute  sa  portée  cette  apercep- 
tion  de  la  raison  impersonnelle.  Je  trouve  qu'il  a 
l'inconvénient  d'avoir  l'air  de  la  restreindre  aux 
limites  de  notre  petit  monde,  et  de  l'appliquer 
seulement  à  ces  vicissitudes  des  phénomènes 
qu'embrasse  ou  peut  embrasser  notre  expérience, 
tandis  que  nécessaire  et  absolue  cette  idée  s'é- 
tend également  à  toutes  les  existences  réelles  ou 
possibles. 


114  DE   LA  NATURE 

La  plupart  des  philosophes  qui  ont  constaté 
l'existence  dune  croyance  naturelle  à  la  généra- 
lité et  à  la  stabilité  des  lois  du  monde  ont  néan- 
moins méconnu  le  caractère  de  l'absolu  que  nous 
venons  de  lui  attribuer.  D'après  ces  philosophes, 
la  croyance  à  la  généralité  et  à  la  stabilité  des  lois 
de  la  nature  rentrerait  dans  une  classe  intermé- 
diaire entre  les  idées  et  les  principes  de  l'expé- 
rience, et  les  idées  et  les  principes  de  la  raison. 
Il  nous  est  impossible  d'admettre  une  pareille 
distinction  entre  les  idées  de  la  raison;  toutes 
ont  les  mêmes  caractères,  comme  elles  ont  une 
même  origine  ;  le  principe  que  tout  dans  la  na- 
ture se  produit  avec  ordre,  conformément  à  des 
lois  générales  et  stables,  est  revêtu  du  même  ca- 
ractère de  l'absolu  que  ces  autres  principes  :  Rien 
n'arrive  qui  n'ait  une  cause  :  tout  corps  est  dans 
l'espace,  tout  événement  est  dans  le  temps.  Par 
une  détermination  exacte  de  l'idée  d'ordre,  nous 
allons  démontrer  qu'en  effet  elle  possède  ce  carac- 
tère, comme  toutes  les  autres  idées  de  la  raison. 

L'idée  d'ordre  absolu  est  cette  idée  en  vertu 
de  laquelle  nous  croyons  naturellement  que  ce 
qui  s'est  produit  dans  certaines  circonstances 
continuera  à  se  produire  dans  des  circonstances 
identiques ,  que  rien  ne  va  au  hasard  dans  le 
monde,  et  que  tous  les  phénomènes  s'y  produisent 


DE  LA  RAISON   IMPERSONNELLE.  115 

et  s'y  succèdent  en  vertu  de  lois  stables  et  géné- 
rales. Notre  raison  conçoit  un  plan  dans  l'uni- 
vers, un  ordre,  au  sein  duquel  toutes  choses  sont 
placées  ;  un  ordre  auquel  la  création  tout  entière 
est  soumise.  Ni  les  changements  imprévus,  ni  les 
perturbations  qui  détruisent  tout  à  coup  un  cer- 
tain ordre,  que  depuis  longtemps  nous  étions  ac- 
coutumés à  voir  dans  les  choses,   n'ébranlent 
notre  foi  en  l'existence  de  cet  ordre  universel. 
Nous  jugeons  que  ces  perturbations  sont  pure- 
ment apparentes,  et  qu'elles  s'accomplissent  en 
vertu  d'une  loi  qui  nous  est  inconnue,  en  vertu 
d'un  ordre  supérieur  dont  les  rapports  nous 
échappent.  Toujours  nous  croyons  à  une  règle 
cachée  sous  les  apparences  de  l'irrégularité,  et  à 
un  ordre  caché  sous  les  apparences  du  désordre. 
Non-seulement  il  est  impossible  à  notre  raison 
d'admettre  le  désordre  et  le  hasard  dans  le  monde 
physique,  mais  encore  dans  le  monde  moral,  et 
il  n'est  donné  à  aucun  méchant  de  ne  pas  redou- 
ter et  à  aucun  juste  de  ne  pas  espérer  une  autre 
vie,  dans  laquelle  la  loi  du  mérite  et  du  démérite 
recevra  son  accomplissement.  Voilà  en  quoi  con- 
siste cette  idée  de  la  raison.  Son  existence  au  sein 
de  notre  intelligence  n'est  pas  moins  évidente 
que  l'existence  des  idées  de  cause,  de  temps  et 
d'espace,  et  elle  a  le  même  caractère  d'universa- 
lité. Sans  doute  toutes  les  intelligences  rîe  sont 


116  DE   LA   NATURE 

pas  capables  de  dégager  cette  notion,  de  la  for- 
muler, de  la  concevoir  dans  toute  sa  portée  mé- 
taphysique; mais  il  en  est  de  même  de  toutes  les 
autres  idées  de  la  raison,  et  cependant  on  n'en  peut 
rien  conclure  contre  leur  universalité .  Observez  les 
hommes  au  lieu  de  les  interroger  ;  considérez  la 
foule  dans  ses  affirmations ,  dans  ses  raisonne- 
ments, dans  ses  prévisions  à  l'égard  des  phéno- 
mènes, dans  les  règles  de  sa  conduite,  et  vous  dé- 
couvrez clairement  en  elle  cette  croyance,  cette  foi 
profonde  à  Tordre  de  l'univers.  Non-seulement 
l'idée  de  l'ordre  est  dans  toutes  les  intelligences, 
mais  elle  y  joue  un  rôle  immense;  elle  est  le  prin- 
cipe de  tous  les  jugements  portés  sur  l'avenir,  de 
toutes  les  prévisions,  de  toutes  les  conjectures  ; 
elle  est  la  règle  dominante  de  la  plupart  des  ac- 
tions des  hommes.  Elle  se  manifeste  dansl'homme 
le  plus  grossier,  dans  le  sauvage,  dans  l'enfant, 
tout  aussi  bien  que  dans  le  savant  qui  étudie  les 
lois  du  monde.  En  effet,  l'homme  le  plus  gros- 
sier, le  sauvage,  ne  croient-ils  pas  fermement  au 
retour  périodique  de  la  nuit  et  du  jour,  au  retour 
périodique  des  saisons  avec  les  mêmes  vicissi- 
tudes de  température,  avec  les  mêmes  inconvé- 
nients et  les  mêmes  ressources?  N'agissent-ils  pas 
sans  hésitation  en  vertu  de  cette  croyance?  Ne 
croient-ils  pas  que  l'arbre  qui  a  porté  des  fruits 
dont  ils  se  sont  nourris,  des  feuilles  dont  ils  se 


DE   LA  RAISON   IMPERSONNELLE.  117 

sont  vêtus,  continuera  à  porter  des  fruits  qui  les 
nourriront  et  des  feuilles  qui  serviront  encore  à 
les  vêtir?  Cette  même  croyance  à  la  généralité  et 
à  la  stabilité  des  lois  de  la  nature  se  manifeste 
avec  une  énergie  toute  particulière  dans  l'enfant 
dès  les  premières  lueurs  de  son  intelligence.  S'est- 
il  brûlé  le  doigt  au  feu,  il  se  garde  bien,  comme  le 
remarque  Reid,  de  s'en  approcher  de  trop  près 
une  seconde  fois;  il  fuit  ce  qu'il  sait  une  pre- 
mière fois  lui  avoir  fait  du  mal;  il  recherche  avec 
empressement  ce  qu'il  sait  lui  avoir  causé  du 
plaisir.  D'où  vient  que  le  sauvage  et  l'enfant  agis- 
sent ainsi?  D'où  vient  qu'avec  tant  d'assurance 
ils  attendent  les  mêmes  effets  des  mêmes  causes 
et  des  mêmes  circonstances  ?  N'est-ce  pas  parce 
qu'ils  croient,  sans  s'en  rendre  compte,  à  la  sta- 
bilité et  à  la  généralité  des  lois  de  la  nature? 
N'est-ce  pas  parce  qu'ils  croient  à  un  ordre  du 
monde,  à  un  plan  providentiel  qui  comprend 
toutes  choses? 

Si  cette  idée  se  manifeste  de  la  façon  que  je 
viens  d'indiquer  dans  les  intelligences  les  plus 
grossières,  elle  se  manifeste  sous  une  forme  plus 
élevée  dans  les  intelligences  plus  développées  : 
chez  le  savant,  par  exemple,  qui  étudie  les  lois 
du  monde.  En  effet,  c'est  elle  qui  inspire  toute 
recherche  scientifique  ;  c'est  eile  qui  constamment 


118  DE   LA  NATURE 

y  préside.  Le  savant  concevrait-il  l'idée  d'étudier 
telle  ou  telle  série  de  faits,  de  rechercher  la  loi 
en  vertu  de  laquelle  ils  s'accomplissent,  et  le  rap- 
port qui  les  unit  les  uns  avec  les  autres ,  s'il  n'était 
pas  dans  la  ferme  persuasion  que  ces  faits  ne  vont 
pas  au  hasard,  qu'ils  ont  une  règle,  une  loi?  Com- 
ment, s'il  n'avait  pas  cette  foi,  pourrait-il  un  seul 
instant  songer  sérieusement  à  en  faire  l'objet 
d'une  recherche  scientifique?  Quand  un  savant 
soumet  à  ses  observations,  à  ses  expériences,  un 
ordre  de  faits  dont  les  lois  et  les  rapports  sont 
encore  inconnus,  c'est  qu'il  est  assuré  à  priori  de 
l'existence  de  ces  rapports  et  de  ces  lois,  et  en 
conséquence,  de  la  possibilité  de  les  découvrir. 
Voilà  pourquoi,  sans  se  désespérer,  les  savants 
continuent  à  étudier  avec  ardeur  les  faits  en  ap- 
parence les  plus  irréguliers,  les  plus  désordonnés. 
Ni  les  astronomes  n'ont  encore  trouvé  les  lois  des 
étoiles  filantes,  ni  les  médecins  les  lois  du  cho- 
léra ;  mais  quelque  grande  que  soit  l'irrégularité 
apparente  de  ces  deux  ordres  de  faits,  quelque 
réfractaires  qu'au  premier  abord  ils  paraissent  à 
toute  espèce  de  règle  et  de  loi,  astronomes  et  mé- 
decins continuent  cependant  de  les  étudier,  per- 
suadés que  ces  lois  existent,  et  qu'un  jour  la 
science  peut  arriver  à  les  découvrir.  Ainsi,  en 
réalité,  toute  recherche  scientifique,  et  même  la 
seule  pensée  d'une  recherche  scientifique,  est  une 


DE  LA   RAISON   IMPERSONNELLE.  119 

profession  de  foi  à  un  plan  de  l'univers,  à  un 
ordre  absolu.  Otez  cette  croyance,  et  vous  dé- 
truisez  en  même  temps  les  principes  et  les  fonde- 
ments de  toute  science,  car  il  n'y  a  de  science  que 
de  ce  qui  est  général,  et  il  n'y  a  de  général  que  ce 
qui  est  assujetti  à  une  loi. 

Si  l'on  ne  conteste  pas  l'existence  universelle 
de  cette  notion,  on  contestera  peut-être  sa  nature 
et  son  origine,  et  on  soutiendra  contre  nous 
qu'elle  est  un  produit  de  l'expérience  et  de  la 
généralisation.  Mais  si  l'idée  de  Tordre  avait  une 
telle  origine ,  si  nous  la  formions  successivement 
et  seulement  après  avoir  vérifié  en  un  grand 
nombre  de  circonstances  que  le  même  corps  con- 
serve les  mêmes  propriétés ,  que  le  même  phé- 
nomène dans  des  circonstances  identiques  en  ac- 
compagne toujours  un  autre ,  n'est-il  pas  évident 
que  cette  idée,  produit  ultérieur  de  l'observation 
et  de  la  réflexion ,  devrait  se  trouver  seulement 
dans  l'intelligence  de  celui  qui  a  beaucoup  ob- 
servé, beaucoup  expérimenté?  Or,  il  n'en  est  pas 
ainsi ,  puisque  l'enfant  et  le  sauvage  manifestent 
tout  d'abord  une  foi  aussi  vive  en  la  stabilité  et  la 
généralité  des  lois  de  la  nature,  en  l'ordre  de 
l'univers,  que  le  savant  qui  a  passé  toute  sa  vie 
à  observer,  à  étudier  les  lois  et  les  rapports  des 
phénomènes. 


120  DE   LA  NATURE 

Il  est  tout  aussi  impossible  de  faire  dériver  l'i- 
dée d'ordre  de  l'association  des  idées.  L'enfant 
qui  s'est  brûlé  associe  l'idée  de  douleur  à  l'idée 
de  feu,  et  en  général  nous  associons  ensemble 
les  idées  de  deux  phénomènes  que  l'expérience 
nous  a  montrés  se  produisant  à  la  suite  l'un  de 
l'autre;  telle  serait,  suivant  quelques  psycho- 
logues ,  l'origine  et  l'explication  de  notre  croyance 
à  la  généralité  et  à  la  stabilité  des  lois  de  la  na- 
ture, à  l'ordre  de  l'univers.  Mais,  dans  cette  hy- 
pothèse ,  comment  expliquer  le  caractère  de  gé- 
néralité absolue  qui  est  propre  à  cette  idée  de 
l'ordre  que  notre  raison  conçoit?  Si  pour  y  arri- 
ver nous  n'avions  pas  d'autre  voie  que  l'associa- 
tion des  idées ,  tout  au  plus  pourrions-nous  croire 
à  la  liaison  de  quelques  phénomènes  que  l'expé- 
rience nous  aurait  montrés  unis  les  uns  aux  autres. 
Nous  ne  pourrions  croire  à  la  permanence  de 
cette  liaison  qu'à  posteriori,  c'est-à-dire  qu'après 
un  certain  nombre  d'expériences.  Or,  au  con- 
traire, notre  croyance  à  l'ordre  embrasse  tous 
les  phénomènes  sans  exception,  et  elle  les  em- 
brasse à  priori,  c'est-à-dire  que  là  même  où  l'ex- 
périence ne  nous  a  rien  montré ,  là  où  notre  es- 
prit n'a  pu  encore  associer  entre  elles  les  idées 
de  divers  phénomènes,  là,  même  par  avance, 
nous  croyons  à  l'existence  d'une  loi,  d'un  ordre, 
tout  aussi  fortement  que  là  où  cet  ordre  s'est  dé- 


DE   LA   RAISON    IMPERSONNELLE.  121 

couvert  à  nous.  Enfin,  si  l'idée  d'ordre  dérivait 
de  l'association  des  idées ,  elle  ne  se  formerait 
encore  qu'à  la  longue  et  à  la  condition  de  la  suc- 
cession répétée,  du  retour  plusieurs  fois  expéri- 
menté des  mêmes  phénomènes,  elle  serait  un 
produit  ultérieur  d'une  intelligence  développée. 
Comment  donc  dans  cette  hypothèse,  de  même 
que  dans  la  précédente ,  expliquer  la  foi  si  pri- 
mitive et  si  énergique  de  l'enfant  et  du  sauvage 
en  l'ordre  du  monde? 

On  objectera  encore  peut-être  que  le  physi- 
cien, le  chimiste,  répètent  plusieurs  fois  leurs 
expériences  avant  d'affirmer  d'une  manière  gé- 
nérale que  tel  ou  tel  phénomène  se  produit  ré- 
gulièrement dans  certaines  circonstances.  Il  est 
vrai  ;  mais  pourquoi  le  physicien  et  le  chimiste 
répètent-ils  ainsi  leurs  expériences?  Ce  n'est 
pas  pour  s'assurer  par  cette  répétition  du  retour 
du  même  phénomène  dans  les  mêmes  circon- 
stances, mais  pour  s'assurer  de  la  nature  de 
ce  phénomène  et  de  la  nature  de  ces  circon- 
stances ;  car,  pour  ce  qui  est  de  la  foi  que  nous 
avons  au  retour  régulier  d'un  même  phénomène 
en  des  circonstances  identiques ,  la  répétition  n'y 
fait  rien,  un  seul  fait  vaut  autant  que  mille.  Que 
je  voie  un  phénomène  se  produire  pour  la  pre- 
mière fois ,  ou  que  je  l'aie  vu  se  répéter  autant  de 


122  DE  LA  NATURE 

fois  que  la  nuit  a  succédé  au  jour,  peu  importe  ; 
la  certitude  où  je  suis  que  ce  même  fait  se  repro- 
duira dans  les  mêmes  circonstances ,  que  la  même 
cause  produira  les  mêmes  effets ,  que  le  même 
corps  continuera  d'avoir  les  mêmes  propriétés , 
n'en  est  ni  diminuée  ni  augmentée,  elle  demeure 
toujours  la  même,  toujours  absolue. 

Mais  le  caractère  de  l'absolu  qui  appartient  à 
cette  notion  avec  le  caractère  de  l'universalité 
achève  de  prouver  qu'elle  ne  dérive  pas  die  l'ex- 
périence. J'attribue  à  l'idée  d'ordre  le  caractère 
de  l'absolu  comme  à  toutes  les  autres  idées  de  la 
raison ,  et  en  ce  point  je  diffère  des  philosophes , 
qui,  tout  en  reconnaissant  l'universalité  et  l'ori- 
gine rationnelle  de  l'idée  d'ordre,  ont  pensé 
qu'elle  se  distinguait  de  toutes  les  autres  idées  de 
la  raison  par  l'absence  de  ce  caractère.  Selon  ces 
philosophes,  le  principe  de  la  généralité  et  de  la 
stabilité  des  lois  de  la  nature  différerait  ainsi  à  la 
fois  des  principes  empiriques  et  des  autres  prin- 
cipes de  la  raison.  11  différerait  des  principes  em- 
piriques par  son  origine  et  par  son  universalité; 
des  principes  de  la  raison ,  parce  qu'il  ne  don- 
nerait pas  l'absolu,  le  nécessaire  en  soi,  parce 
que  sa  négation  n'emporterait  pas  avec  elle  con- 
tradiction. Il  y  aurait  contradiction  à  concevoir 
un  phénomène  sans  substance ,  un  effet  sans 


DE   LA  RAISON  IMPERSONNELLE.  123 

cause,  un  corps  qui  ne  soit  pas  dans  l'espace,  un 
événement  qui  ne  soit  pas  dans  le  temps,  un  mé- 
chant qui  mérite  d'être  récompensé,  un  juste  qui 
mérite  d'être  châtié,  mais  il  n  y  en  aurait  pas  à 
concevoir  que  les  lois  générales  qui  régissent  le 
monde  soient  changées ,  à  concevoir  que  ces  lois 
cessent  d'être  des  lois  stables  et  générales. 

11  est  vrai  qu'à  considérer  en  particulier  telle 
ou  telle  loi ,  ou  même  tel  ou  tel  système  de  lois , 
il  n'y  a  rien  d'absolu  dans  cette  loi  ou  dans  ce 
système  de  lois.  Il  n'y  a  rien  d'absurde,  rien  de 
contradictoire  à  concevoir  que  telle  ou  telle  loi, 
que  tel  ou  tel  rapport  des  éléments  qui  constituent 
telle  ou  telle  espèce  d'êtres  puisse  un  jour  varier 
dans  ses  effetsou  danssesproportions.  Il  n'y  arien 
d'absurde  et  de  contradictoire  à  concevoir  que  la 
terre  puisse  un  jour  cesser  d'accomplir  sa  révo- 
lution autour  du  soleil,  ou  même  que  les  lois  gé- 
nérales qui  président  à  tout  notre  système  puis- 
sent être  troublées,  suspendues  et  remplacées  par 
d'autres.  Mais  voici  en  quoi  consiste  le  caractère 
absolu  qui  appartient  à  l'idée  de  Tordre  de  l'u- 
nivers. Voici  ce  que  nous  ne  pouvons  nier  sans 
tomber  dans  l'absurde  et  le  contradictoire  :  si 
notre  pensée  ne  répugne  pas  à  admettre  la  possi- 
bilité de  changements  et  de  perturbations  appa- 
rentes dans  les  lois  actuelles,  dans  Tordre  actuel 


12k  DE  LA  NATURE 

du  monde,  elle  se  refuse  obstinément  à  admettre 
la  possibilité  de  la  suspension  de  toute  loi,  de  la 
destruction  absolue  ou  même  d'une  seule  per- 
turbation réelle  de  l'ordre. 

Qu'il  y  ait  eu,  qu'il  puisse  y  avoir  encore  des 
perturbations  dans  le  système  actuel  du  monde, 
nous  le  concevons  ;  mais  nous  ne  pouvons  con- 
cevoir sans  contradiction  que  ces  changements, 
ces  perturbations,  ne  soient  pas  eux-mêmes  l'effet 
d'une  loi  et  ne  rentrent  pas  dans  un  plan  qui, 
pour  échapper  à  notre  intelligence,  n'en  est  pas 
moins  réel.  Quand  tous  les  mondes  un  jour  de- 
vraient être  bouleversés,  ma  raison,  en  présence 
de  cette  prodigieuse  catastrophe ,  se  refuserait  à 
reconnaître  l'empire  du  désordre  et  du  hasard, 
et  du  milieu  de  tous  ces  mondes  bouleversés  elle 
croirait  encore  à  un  ordre  qu'elle  adorerait  sans 
le  comprendre.  Autant  donc  il  nous  est  impos- 
sible de  comprendre  qu'un  phénomène  puisse  se 
produire  sans  cause,  autant  il  nous  est  impossible 
de  comprendre  qu'un  seul  instant  l'univers  puisse 
exister  sans  un  ordre,  sans  un  plan.  Ce  qui  nous 
paraît  perturbation,  désordre,  s'accomplit  comme 
tout  le  reste ,  en  ver  lu  d'une  loi ,  en  vue  d'un 
ordre,  mais  en  vertu  d'une  loi  que  nous  ignorons, 
et  en  vue  d'un  ordre  que  nous  ne  comprenons 
pas;  voilà  ce  que  notre  raison  nous  force  de  croire 


DE  LA.  RAISON  IMPERSONNELLE.  125 

tout  aussi  impérieusement  que  l'infinité  du  temps 
ou  de  l'espace.  11  nous  est  aussi  impossible  de 
croire  le  contraire  que  de  croire  que  Dieu ,  au- 
teur et  principe  du  monde,  puisse  cesser  d'être 
ce  qu'il  est,  changer  d'attributs,  cesser  d'être 
Dieu.  Ainsi  l'idée  d'ordre  ne  constitue  pas  une 
classe  à  part  d'idées  et  de  principes  de  la  raison, 
et,  comme  toutes  les  idées  qui  dérivent  de  la  rai- 
son, elle  porte  le  caractère  de  l'absolu. 

Après  avoir  déterminé  les  caractères  de  l'idée 
d'ordre,  il  faut  rechercher  en  quelles  circon- 
stances, à  quelle  occasion  elle  se  manisfeste  dans 
notre  intelligence.  C'est  dans  le  fini  et  le  contin- 
gent qu'il  faut  chercher  l'antécédent  chronolo- 
gique de  l'idée  d'ordre  absolu ,  comme  de  toutes  les 
autres  idées  de  la  raison.  Quel  est  donc  cet  anté- 
cédent? Je  crois  qu'il  se  trouve  dans  la  connais- 
sance du  rapport  d'une  propriété  quelconque 
avec  une  substance  quelconque  ou  dans  l'obser- 
vation de  l'ordre  relatif  de  deux  ou  de  plusieurs 
phénomènes.  L'idée  du  rapport  d'une  propriété 
à  une  substance  ou  l'idée  de  l'ordre  relatif  de 
plusieurs  phénomènes,  telle  est  l'occasion  à  pro- 
pos de  laquelle  notre  raison  conçoit  l'idée  d'un 
ordre  absolu  des  choses  ;  tel  est,  en  d'autres  ter- 
mes, l'antécédent  chronologique  de  l'idée  d'or- 
dre. Mais  si  tel  est  son  antécédent  chronolo- 


126  DE   LA  NATURE 

gique,  tel  n'est  pas  son  antécédent  logique.  Car 
au  point  de  vue  de  la  réalité,  n'est-il  pas  évident 
que  l'adhérence  d'une  propriété  à  une  substance 
quelconque,  que  l'ordre  relatif  de  deux  phé- 
nomènes quelconques  ne  peut  avoir  lieu  qu'à  la 
condition  d'un  plan,  d'un  ordre  absolu  du  monde 
qui  en  soit  le  principe  et  le  fondement?  Donc, 
c'est  l'ordre  absolu  conçu  par  la  raison  qui  est 
l'antécédent   logique  de   cet   ordre   relatif  que 
l'expérience   nous   découvre   entre   les  phéno- 
mènes; donc,  par  les  conditions  de  son  appari- 
tion en  notre  intelligence  comme  par  ses  carac- 
tères, l'idée  d'ordre  absolu  n'a  rien  qui  la  distin- 
gue des  autres  idées  de  la  raison. 

Avant  de  rechercher  quel  est  l'objet  auquel 
correspond  cette  idée  dans  la  réalité,  avant  d'a- 
border la  question  ontologique  ,  je  veux  rapide- 
ment la  suivre  dans  ses  diverses  applications,  je 
veux  montrer  en  elle  le  fondement  de  la  plus  mer- 
veilleuse de  nos  facultés,  de  cette  faculté  par  la- 
quelle nous  allons  du  particulier  au  général ,  du 
présent  à  l'avenir ,  en  un  mot  de  l'induction.  Le 
procédé  de  la  déduction  n'a  rien  qui  étonne  ;  en 
effet,  la  déduction  va  toujours  du  général  au  par- 
ticulier :  or,  le  particulier  étant  évidemment  con- 
tenu dans  le  général,  il  est  tout  naturel  que  la  dé- 
duction l'en  fasse  sortir.  Mais  si  le  particulier  est 


DE  LA  RAISON   IMPERSONNELLE.  127 

contenu  dans  le  général ,  assurément  le  général 
n'est  pas  contenu  dans  le  particulier,  et  cependant 
l'induction  l'en  fait  sortir,  ou  du  moins  l'induc- 
tion partant  du  particulier  s'élève  au  général; 
voilà  ce  qu'il  y  a  de  merveilleux  dans  l'induction. 
Or,  ce  merveilleux,  c'est  l'idée  d'ordre  qui  le  fait. 
C'est  l'idée  d'ordre  qui  est  le  fondement  néces- 
saire de  toute  conclusion  allant  du  particulier  au 
général,  du   présent  à  l'avenir,  et,  en  consé- 
quence, de  toute  généralisation.  Si  l'homme  ne 
pouvait  rien  conclure  légitimement  au  delà  des 
faits  qu'il  a   observés,   toute  généralisation  et 
toute  science  seraient  évidemment  impossibles. 
Car,  quelle  que  soit  l'activité  du  naturaliste,  du 
chimiste,  du  physicien,  ils  ne  peuvent  jamais 
observer  qu'un  nombre  de  faits  infiniment  petits, 
si  on  le  compare  à  tous  les  faits  de  même  nature 
dont  ils  sont  séparés  soit  par  l'intervalle  des 
temps ,  soit  par  l'intervalle  des  lieux.  Si  donc  il 
ne  leur  était  pas  donné  de  sortir  de  ces  bornes 
étroites  dans  lesquelles  toute  expérience  demeure 
nécessairement  enfermée,  il  seraient  réduits  à 
dresser  des  tables  où  ils  enregistreraient  succes- 
sivement tous  les  faits  qui  tomberaient  sous  leurs 
observations,  mais  ils  ne  pourraient  établir  aucun 
genre,  poser  aucune  loi.  Grâce  à  l'idée  d'ordre 
conçue  par  notre  raison  ,  notre  intelligence  ne 
demeure  pas  enfermée  dans  ces  étroites  limites, 


128  DE   LA   NATURE 

et  aussitôt  que  nous  avons  expérimenté  une 
propriété  dans  un  corps ,  nous  croyons  que  ce 
corps  continuera  à  manifester  la  même  pro- 
priété ,  et  que  tous  les  corps  de  même  nature  la 
possèdent  également.  11  n'est  pas  sans  intérêt  de 
suivre  le  procédé  de  l'induction  depuis  les  plus 
simplesjusqu'aux  plus  hardies  de  ses  applications, 
et  de  montrer  que  toutes  sans  exception  ont  cette 
même  idée  d'ordre  pour  fondement. 

Je  distingue  dans  l'induction,  soit  qu'elle  s'ap- 
plique au  monde  physique,  soit  qu'elle  s'applique 
au  monde  moral ,  trois  degrés  principaux  : 
1°  croyance  à  la  persistance  d'une  même  pro- 
priété dans  une  même  substance  ;  2°  extension  de 
ce  qui  a  été  expérimenté  dans  un  individu  ou 
dans  un  cas  quelconque  à  tous  les  individus  et  à 
tous  les  cas  semblables  ;  3°  extension  de  ce  qui  a 
été  expérimenté  dans  un  individu  ou  dans  un  cas 
quelconque  à  des  individus  et  à  des  cas,  non  plus 
semblables ,  mais  seulement  analogues.  L'induc- 
tion, à  son  premier  degré,  nous  offre  ses  appli- 
cations à  la  fois  les  plus  simples  et  les  plus  sûres 
et  en  même  temps  les  plus  bornées.  Le  feu  brûle, 
je  crois  que  toujours  il  a  brûlé,  que  toujours  il 
brûlera.  Voilà  un  exemple  de  cette  première 
classe  des  applications  de  l'induction.  Je  crois 
que  le  feu  continuera  d'avoir  la  même  propriété, 


DE   LA   RAISON    IMPERSONNELLE.  129 

parce  que  je  crois  à  la  stabilité  et  à  la  généralité 
des  lois  de  la  nature,  à  l'ordre. 

Dans  le  second  degré  de  l'induction,  au  lieu  de 
se  borner  à  induire  la  persistance  d'une  propriété 
dans  l'être  chez  lequel  cette  propriété  a  été  expé- 
rimentée, on  induit -l'existence  de  cette  même 
propriété  chez  tous  les  êtres  semblables  ou  dans 
toutes  les  circonstances  semblables.  J'ai  constaté 
par  des  expériences  répétées  un  certain  nombre 
de  fois  que  tel  phénomène  se  produit  en  telles 
circonstances,  et  j'affirme  qu'en  toutes  les  cir- 
constances semblables  le  même  phénomène  se 
reproduira.  Ainsi  le  physicien  arrive  à  poser  des 
lois  et  le  naturaliste  des  genres  ;  ainsi  le  médecin 
conclut  que  le  spécifique  dont  il  a  éprouvé  les  ef- 
fets dans  certaines  maladies  sur  certains  individus 
produira  les  mêmes  effets  dans  tous  les  cas  sem- 
blables. Il  est  inutile  de  multiplier  les  exemples. 
Dans  toute  généralisation,  sans  exception,  il  y 
a  une  affirmation  qui  dépasse  de  beaucoup  la 
sphère  étroite  de  l'expérience,  et  qui  la  dépasse 
sur  la  foi  de  notre  croyance  à  l'ordre  du  monde. 

Mais  l'induction  ne  va  pas  seulement  du  même 
au  même,  du  semblable  au  semblable  ;  plus  hardie 
encore,  elle  va  de  l'analogue  à  l'analogue.  Non- 
seulement  nous  nous  attendons  à  retrouver  dans 

9 


130  DE   LA  NATURE 

tous  les  corps  semblables  une  propriété  que  nous 
savons  exister  dans  un  certain  corps,  mais  aussi 
dan  s  tos  les  corps  qui,  sans  être  semblables,  ont 
une  certaine  analogieavec  lui.  Quelquefois  même, 
tant  est  grande  notre  foi  en  Tordre  du  monde,  il 
nous  suffira  du  retour  deux  ou  trois  fois  observé 
d'un  même  phénomène  à  une  même  époque , 
quoique  entre  le  retour  de  cette  époque  et  le  re- 
tour de  ce  phénomène  nous  ne  puissions  décou- 
vrir aucune  relation,  pour  conjecturer  qu'à  la 
même  époque  toujours  le  même  phénomène  se 
reproduira.  Ainsi  on  a  remarqué  deux  ou  trois 
années  de  suite  que  des  étoiles  filantes  ont  ap- 
paru en  quantité  extraordinaire  la  même  nuit,  et 
déjà  on  conjecture  la  périodicité  de  ce  remar- 
quable phénomène.  Or,  le  principe  de  cette  con- 
jecture est  le  même  en  vertu  duquel  l'enfant 
s'éloigne  du  feu  qui  l'a  brûlé ,  c'est  l'idée  de  la 
stabilité  et  de  la  généralité  des  lois  de  la  nature 
ou  plutôt  de  l'ordre  du  monde. 

Nous  en  faisons  les  mêmes  applications  au 
monde  moral  qu'au  monde  physique.  Dans  l'or- 
dre moral  nous  concluons  du  même  au  même , 
lorsque  nous  jugeons  qu'un  homme  qui  jusqu'à 
présent  été  honnête  continuera  de  l'être.  Nous 
allons  du  semblable  au  semblable  lorsque  nous 
étendons  à  tous  les  hommes  ce  que  nous  avons 


DE  LA  RAISON   IMPERSONNELLE.  131 

oDservé  sur  quelques-uns  ,  et  tel  est  le  prin- 
cipe de  ce  qu'on  appelle  la  connaissance  du 
cœur  humain.  Enfin,  dans  Tordre  moral  comme 
dans  l'ordre  physique,  souvent  nous  jugeons 
par  analogie.  C'est  par  des  inductions  de  cette 
nature  que  les  publicistes  s'efforcent  de  prévoir 
les  événements  futurs  et  les  conséquences  des 
événements  contemporains  ;  en  vertu  de  l'ana- 
logie, ils  jugent  que  ce  qui  s'est  passé  dans  telles 
ou  telles  circonstances ,  dans  telle  ou  telle  révo- 
lution, se  reproduira  probablement  encore  dans 
des  circonstances  analogues  et  dans  une  autre 
révolution.  De  là  les  axiomes  qui  circulent  sur  les 
conséquences  probables  des  révolutions  et  des 
principes  de  tel  ou  tel  gouvernement. 

Mais  si  toutes  ces  inductions  reposent  égale- 
ment sur  l'idée  universelle  et  nécessaire  de  l'or- 
dre, d'où  vient  que  si  souvent  elles  nous  trom- 
pent? d'où  vient  que  les  jugements  qui  s'appuient 
sur  ce  fondement  sont  pour  nous  une  source  si 
féconde  d'erreurs  ?  La  faillibilité  propre  à  ces 
jugements  ne  serait-elle  pas  un  argument  contre 
les  caractères  que  nous  avons  attribués  à  cette 
idée,  contre  l'origine  que  nous  lui  avons  assignée? 
En  aucune  façon  :  la  fausseté  des  applications 
ne  prouve  rien  contre  la  fausseté  du  principe.  En 
partant  de  l'idée  de  l'ordre  pour  aller  du  même 


132  DE   LA   NATURE 

au  même,  ou  du  semblable  au  semblable,  de  l'a- 
nalogue à  Fanalogue ,  je  me  trompe  ;  faut-il  en 
tirer  cette  conséquence  que  l'idée  d'ordre  est  une 
idée  fausse  et  nous  induit  en  erreur?  ou  plutôt  ne 
faut-il  pas  seulement  en  conclure  que  je  n'ai  pas 
su  découvrir  ces  lois  dont  la  raison  me  force  de 
croire  la  généralité  et  la  stabilité  et  cet  ordre  ab- 
solu qui  règne  dans  toutes  les  parties  de  l'uni- 
vers, et  que  j'ai  pris  pour  le  même  et  le  semblable, 
ce  qui  dans  la  réalité  n'est  ni  le  même  ni  le  sem- 
blable? Ainsi  la  vérité  absolue  de  l'idée  d'ordre 
ne  souffre  aucun  échec  de  toutes  les  erreurs  con- 
tenues au  sein  des  jugements  inductifs  dont  elle 
est  le  principe. 

Tels  sont  le  vrais  caractères  de  l'idée  d'ordre. 
Quel  en  est  l'objet  ?  Quel  est  le  rapport  de  cet 
objet  avec  l'idée  d'être  infini  ? 


DE  LA  RAISON  IMPERSONNELLE.  133 


CHAPITRE  VIII. 

De  l'objet  de  l'idée  d'ordre  absolu.  —  L'ordre  en  soi  est  l'immuta- 
bilité de  l'être  infini.  —  L'être  infini  est  immuable  dans  son  essence, 
dans  ses  attributs ,  dans  ses  déterminations.  —  Conciliation  de  la 
liberté  souveraine  de  Dieu  avec  son  immutabilité.  —  De  la  liberté 
dans  l'homme ,  de  la  liberté  dans  Dieu.  —  Une  nécessité  morale 
préside  à  toutes  les  déterminations  de  la  liberté  de  Dieu.  —  L'im- 
mutabilité de  Dieu  résulte  de  sa  sagesse  souveraine.  —  Notre 
croyance  à  l'ordre  du  monde  a  pour  objet  cette  immutabilité.  — 
Identité  de  l'idée  d'ordre  absolu  avec  l'idée  d'être  infini. 


L'idée  d'ordre  absolu  a-t-elle  pour  objet, 
comme  les  idées  de  cause,  de  temps  et  d'espace, 
l'essence  de  l'être  infini?  Quelle  est  la  nature  de 
cet  ordre  conçu  par  la  raison?  Qu'est-ce  que  Tor- 
dre en  soi?  Voilà  la  question  qu'il  faut  résoudre. 
S'il  n'y  a  pas  identité  entre  l'objet  de  l'idée  d'or- 
dre et  l'objet  de  l'idée  d'infini,  toute  notre  théorie 
échoue;  s'il  y  a  identité,  elle  reçoit  une  nouvelle 
confirmation.  Je  crois  que  cette  identité  existe, 
et  je  vais  tâcher  de  la  mettre  en  lumière. 

En  décrivant  les  caractères  de  l'idée  d'ordre, 
j'ai  montré  que  cette  idée  enfermait  une  croyance 
implicite  à  un  plan  de  l'univers,  à  une  provi- 
dence, et  par  là  j'ai  indiqué  à  l'avance  la  solution 
de  la  question  que  je  viens  de  poser.  En  effet, 


13k  DE  LA  NATURE 

l'objet  de  l'idée  d'ordre  est  Dieu  lui-même,  en 
tant  qu'il  a  pour  attribut  l'immutabilité.  Mais  en 
quel  sens  Dieu  est-il  immuable?  Comment  son 
immutabilité  constitue-t-elle  cet  ordre  absolu  au- 
quel croit  si  fermement  notre  raison? 

L'être  infini  est  immuable,  soit  qu'on  le  consi- 
dère au  point  de  vue  de  son  essence  et  de  ses  at- 
tributs, soit  qu'on  le  considère  au  point  de  vue 
de  ses  déterminations  et  de  ses  volontés. 

Constatons  d'abord  l'immutabilité  de  son  es- 
sence et  de  ses  attributs.  Être  nécessairement, 
être  par  soi  j  telle  est  l'essence  de  l'être  infini. 
Or,  ce  qui  est  par  soi  a  toujours  la  même  raison 
d'exister  et  la  même  cause  d'existence,  qui  est 
son  essence  même.  Les  choses  qui  ne  tiennent 
pas  leur  existence  d'elles-mêmes  peuvent  être  al- 
térées, modifiées  dans  leur  existence  par  l'action 
des  causes  dont  elles  la  tiennent;  les  choses  qui 
n'existent  pas  nécessairement  peuvent  exister 
d'une  autre  manière,  peuvent  même  cesser  d'exis- 
ter. Mais  à  l'égard  de  l'êtçe  par  soi,  rien  de  tel 
n'arrive  ni  ne  peut  arriver;  de  la  nécessité  de 
son  essence  découle  son  immutabilité,  ou  plutôt 
l'immutabilité  n'est  autre  chose  que  sa  nécessité 
même.  11  est  donc  impossible  de  concevoir  aucun 
changement  dans  l'essence  de  l'être  infini. 


DE  LA   RAISON  IMPERSONNELLE.  135 

Mais  si  Dieu  est  immuable  en  son  essence,  il 
n'est  pas  moins  immuable  dans  ses  attributs,  dans 
ses  manières  d'être.  Nous  ne  pouvons  pas  plus 
concevoir  des  changements  dans  ses  attributs, 
dans  ses  manières  d'être,  que  dans  son  essence 
même,  car  par  là  même  qu'il  est  infini  et  infini- 
ment simple,  il  ne  peut  souffrir  aucune  modifica- 
tion. Etre  modifié  de  telle  ou  telle  façon,  c'est 
ne  pas  être  le  même,  le  moment  d'à  présent  que 
le  moment  d'avant;  c'est  être  d'une  certaine  façon 
à  l'exclusion  de  toutes  les  autres.  L'être  infini  ne 
peut  donc  être  le  sujet  d'aucune  modification, 
dans  ses  attributs  comme  dans  son  essence. 

Dira-t-on  qu'immuable  dans  l'ensemble  et  dans 
le  fond  de  son  être,  il  peut  néanmoins  être  conçu 
comme  susceptible  de  changement  et  de  modifi- 
cation dans  quelqu'une  de  ses  parties ,  considé- 
rées isolément?  Mais  l'être  infini,  par  là  même 
qu'il  est  infini,  ne  peut  avoir  de  parties,  et  en 
conséquence  varier  en  aucune  d'elles  ;  donc,  il  est 
simplement  et  absolument  immuable.  Les  êtres 
finis  seuls,  en  raison  de  leur  limitation  et  de  leur 
contingence,  sont  susceptibles  de  changements  et 
de  modifications.  Qui  dit  limitation  et  contin- 
gence, dit  changement  et  modification,  comme 
celui  qui  dit  infinité  et  nécessité,  dit  immutabilité. 
Tout  être  fini  est  par  sa  nature  essentiellement 


136  DE  LA  NATURE 

variable  et  contingent;  mais  l'être  infini,  qui  ne 
souffre  en  lui  aucune  espèce  de  borne  et  d'im- 
perfection, est  au  contraire  par  sa  nature  essen- 
tiellement immuable. 

Mais  comment  concilier  cette  immutabilité  avec 
la  liberté  souveraine  de  Dieu?  La  possibilité  de 
variations  et  de  contradictions  dans  le  gouverne- 
ment du  monde  par  Dieu  ne  résulte-t-elle  pas  de 
l'idée  même  de  sa  liberté  ?  Tout  ce  dont  il  existe 
une  ombre  imparfaite,  soit  en  nous,  soit  dans  le 
monde ,  doit  se  retrouver  dans  le  principe  de 
toutes  choses,  dans  le  principe  du  monde  et  de 
nous-mêmes,  sous  la  raison  de  l'infinité.  Or,  nous 
sentons  en  nous  le  pouvoir  de  nous  déterminer 
tantôt  en  un  sens  et  tantôt  en  un  autre,  de  nous 
décider  tantôt  pour  le  oui  et  tantôt  pour  le  non, 
de  prendre  un  parti  d'abord,  puis  un  autre,  de 
concevoir  un  premier  plan  et  de  le  changer  contre 
un  second.  Cette  faculté  dont  nous  jouissons  ne 
doit-elle  pas  se  retrouver  en  Dieu?  Donc  Dieu 
aussi,  comme  nous,  et  bien  plus  que  nous,  doit 
avoir  le  pouvoir  de  se  déterminer  tantôt  en  un 
sens  et  tantôt  en  un  autre,  de  changer,  quand  il 
lui  plaît,  de  plan  et  de  projet.  Ainsi  rien  ne  s'op- 
poserait à  ce  qu'il  fît  succéder  l'irrégularité  à  la 
régularité,  le  désordre  à  l'ordre  dans  le  monde; 
ainsi  la  foi  que  nous  avons  en  la  stabilité  et  la 


BE  LA  RAISON  IMPERSONNELLE.  137 

généralité  des  lois,  en  Tordre  du  monde,  man- 
querait d'un  fondement  solide,  puisque  Dieu,  à 
chaque  instant,  pourrait  y  donner  un  démenti,  en 
vertu  de  sa  liberté  souveraine. 

Il  faut  définir  la  vraie  nature  de  la  liberté  de 
Dieu,  pour  répondre  à  cette  objection,  qui  s'ap- 
puie sur  l'idée  fausse  de  la  liberté  en  général,  et 
de  la  liberté  de  Dieu  en  particulier. 

Peut-être  parmi  toutes  les  questions  que  sou- 
lèvent les  divers  attributs  de  Dieu,  n'en  est-il  pas 
une  seule  qu'il  importe  davantage  d'éclaircir, 
pour  dissiper  les  fausses  idées  qui,  dans  la  plu- 
part des  esprits,  défigurent  encore  l'image  de  la 
divinité;  peut-être  n'en  est-il  pas  une  seule  qui, 
mal  résolue,  fasse  jouer  à  la  divinité  un  rôle  plus 
indigne  de  sa  vraie  nature  et  de  sa  sagesse  sou- 
veraine. En  outre,  la  solution  que  nous  donnons 
à  cette  question  a  été  l'objet  de  récriminations 
plus  ou  moins  vives,  plus  ou  moins  éclairées  ;  il 
importe  donc  d'en  déterminer  nettement  le  véri- 
table sens  et  de  faire  disparaître  toutes  les  équi- 
voques. 

C'est  de  l'idée  de  notre  liberté  que  nous  allons 
à  l'idée  de  la  liberté  de  Dieu;  en  cette  question, 
comme  en  toute  question  de  métaphysique,  c'est 


138  DE  LA  NATURE 

la  psychologie  qui  est  l'antécédent  et  le  fonde- 
ment de  l'ontologie.  On  comprend  mal  d'ordi- 
naire la  liberté  de  l'homme  ;  en  conséquence  on 
comprend  mal  la  liberté  de  Dieu  ;  et  si  l'on  ne  fait 
pas  de  Dieu  un  être  fantasque ,  n'ayant  d'autre  loi 
que  son  caprice  souverain ,  on  s'imagine  porter  à 
sa  liberté  une  atteinte  sacrilège.  En  quoi  con- 
siste donc  véritablement  la  liberté  de  l'homme? 
L'homme  a-t-il  en  effet  le  pouvoir  de  se  décider 
indifféremment  pour  le  oui  ou  le  non ,  d'agir  in- 
différemment suivant  tel  ou  tel  motif,  ou  bien 
contre  toute  espèce  de  motif?  Je  pense  que  la  li- 
berté ainsi  définie  n'existe  pas  dans  l'homme. 
Toujours  nous  nous  déterminons  en  vertu  d'un 
motif,  j'ajoute  même  en  vertu  du  motif  qui  dans 
le  moment  de  la  détermination  nous  paraît  le 
meilleur.  Le  but  vers  lequel  sans  cesse  nous  ten- 
dons est  le  bien.  Une  impulsion  générale  entraîne 
la  volonté  de  l'homme  vers  le  bien,  et  en  vertu 
de  cette  impulsion,  toujours  il  se  détermine  pour 
ce  qui  lui  paraît  le  bien ,  pour  ce  qui  lui  paraît  le 
meilleur  dans  chaque  cas  particulier. 

Mais  une  telle  définition  de  la  liberté  ne  dé- 
truit-elle pas  la  liberté?  Si  la  volonté  de  l'homme 
incline  toujours  et  ne  peut  pas  ne  pas  incliner 
vers  le  motif  qui  lui  paraît  le  meilleur,  ne  se 
trouve-t-elle  pas  par  là  même  fatalement  déter- 


DE   LA  RAISON   IMPERSONNELLE.  139 

minée ,  et  en  conséquence  irresponsable  des  actes 
qu  elle  n'a  pas  pu  ne  pas  accomplir?  Je  réponds 
à  cette  objection,  que  la  liberté  consiste  dans  le 
pouvoir  de  suspendre  le  jugement  par  lequel  nous 
jugeons  que  tel  ou  tel  motif  est  le  meilleur.  Êtes- 
vous  sollicité  par  une  passion ,  au  premier  abord 
c'est  le  motif  de  cette  passion  que  vous  jugerez  le 
meilleur,  et  c'est  pour  lui  que  vous  vous  déci- 
derez. Mais  si  au  lieu  de  vous  laisser  aller  à  ce 
premier  entraînement  de  la  passion,  vous  sus- 
pendez votre  jugement,  si  vous  consultez  la  rai- 
son, vous  découvrez  que  ce  motif  de  la  passion, 
qui  d'abord  vous  avait  paru  le  meilleur,  n'est  pas 
le  meilleur  dans  la  réalité,  et  que  les  motifs  de 
l'intérêt  bien  entendu  ou  du  devoir  doivent  l'em- 
porter sur  lui.  Le  méchant  comme  le  juste  se  dé- 
cide en  vue  du  motif  le  meilleur;  mais  entre  le 
méchant  et  le  juste,  il  y  a  cette  différence  que  le 
motif  qui  paraît  le  meilleur  au  méchant  ne  l'est 
pas  dans  la  réalité,  tandis  que  le  motif  qui  appa- 
raît au  juste  comme  le  meilleur  est  en  effet  le 
meilleur.  D'où  vient  cette  différence  entre  le  mé- 
chant et  le  juste?  Elle  vient  de  ce  que  l'un  se  dé- 
termine toujours  sous  l'empire  d'une  passion 
aveugle ,  tandis  que  l'autre  résiste  à  la  passion , 
et  consulte  la  raison  dans  l'appréciation  des  mo- 
tifs qui  sollicitent  sa  volonté.  Donc  il  ne  faut  pas 
définir  la  liberté  dans  l'homme,  le  pouvoir  de  se 


HO  DE  LA  NATURE 

décider  indépendamment  de  tout  motif  et  contre 
toute  espèce  de  motif,  puisque  toujours  la  liberté 
incline  vers  le  motif  le  meilleur  ;  mais  il  faut  la 
définir,  le  pouvoir  de  suspendre  notre  jugement, 
et  par  là  de  discerner  le  motif  qui  est  le  meilleur 
en  réalité ,  c'est-à-dire  au  point  de  vue  de  la  rai- 
son, du  motif  qui  est  le  meilleur  seulement  en 
apparence,  c'est-à-dire  au  point  de  vue  de  la  pas- 
sion et  de  l'intérêt.  11  est  vrai  que  cette  suspen- 
sion de  notre  jugement  a  lieu  elle-même  en  vertu 
d'un  motif  qui  nous  paraît  le  meilleur.  Êtres  in- 
telligents ,  jamais  nous  ne  pouvons  agir  sans  mo- 
tifs ;  mais  comme  l'a  dit  profondément  Leibnitz , 
ce  ne  sont  pas  les  motifs  qui  déterminent  notre 
liberté,  mais  notre  liberté  qui  se  détermine  sui- 
vant les  motifs. 

Le  but  de  la  liberté  ou  de  la  volonté  étant  le 
bien ,  non  pas  un  faux  bien ,  mais  le  vrai  bien ,  il 
en  résulte  que  la  liberté  atteint  son  but ,  et  brille 
de  tout  son  éclat  chez  celui  qui ,  sans  jamais  errer, 
s'en  va  droit  au  vrai  bien.  Ce  n'est  donc  pas  par 
les  contradictions,  par  les  indécisions  entre  le 
pour  et  le  contre ,  dans  les  alternatives  entre  le 
bien  et  le  mal  que  se  manifeste  la  vraie  liberté. 
Cette  espèce  de  liberté,  qui  en  général  est  la 
nôtre,  n'est  qu'une  image  affaiblie  et  défigurée  de 
la  vraie  liberté,  loin  d'en  être  le  type ,  comme 


DE  LA  RAISON  IMPERSONNELLE.  Hl 

l'ont  pensé  quelques  philosophes.  Si  telle  était, 
en  effet,  l'essence  de  la  vraie  liberté,  il  en  résul- 
terait cette  conséquence  absurde  que  l'homme  le 
plus  libre  ne  serait  pas  l'homme  constamment 
sage,  l'homme  qui  ne  se  servirait  de  sa  liberté 
que  pour  faire  le  bien  ;  mais  l'homme  tantôt  sage, 
tantôt  fou,  tantôt  juste,  tantôt  méchant,  l'homme 
qui  tantôt  irait  au  bien  et  tantôt  irait  au  mal. 
Étrange  contradiction  ;  la  liberté  ne  se  manifes- 
terait dans  toute  sa  pureté  que  chez  celui  qui  de 
temps  à  autre  en  ferait  un  plus  ou  moins  mauvais 
usage  !  N'est-il  pas  évident ,  au  contraire ,  que 
moins  la  liberté  s'égare,  plus  elle  va  droit  à  son 
but,  plus  elle  est  réelle  et  plus  elle  est  forte? 
Considérez  l'homme  juste ,  le  saint  :  à  force  de 
combats  et  d'efforts,  il  est  parvenu  à  soustraire  en 
partie  sa  volonté  aux  incertitudes  et  aux  faiblesses 
du  libre  arbitre ,  tel  qu'il  se  manifeste  dans  le 
grand  nombre ,  et  la  vertu  qu'il  pratique  désor- 
mais sans  effort  est  devenue  pour  lui  comme  une 
seconde  nature.  Sans  doute  la  liberté  en  lui  n'est 
pas  encore  exempte  de  toutes  les  faiblesses ,  de 
toutes  les  imperfections  de  la  nature  humaine  ; 
mais  néanmois  elle  approche  de  son  divin  idéal, 
et  c'est  de  la  liberté  telle  qu'elle  est  dans  l'homme 
saint  qu'il  faut  partir  pour  s'élever  à  la  concep- 
tion de  la  liberté  de  Dieu,  c'est-à-dire  pour  saisir 
le  type  et  l'idéal  de  la  liberté.  Ce  n'est  pas  dans 


142  DE  LA  NATURE 

ce  qui  affaiblit ,  défigure  et  détruit  même  la  li- 
berté, mais  dans  ce  qui  la  constitue  qu'il  faut 
chercher  cet  idéal.  Le  but  de  la  liberté  étant  le 
vrai  bien,  plus  la  liberté  approche  de  ce  but ,  et 
plus  elle  est  ce  qu'elle  doit  être  et  plus  elle  a  de 
réalité  ;  voilà  ce  qu'il  ne  faut  pas  perdre  de  vue. 
Or,  cet  idéal  de  la  vraie  liberté  dont  le  saint  ne 
fait  qu'approcher,  c'est  en  Dieu  et  dans  sa  liberté 
souveraine  qu'il  se  trouve.  Dieu  est  souveraine- 
ment libre;  ce  n'est  pas  à  dire  qu'il  puisse  tout 
faire,  qu'il  puisse  faire  demain  le  contraire  de  ce 
qu'il  a  fait  aujourd'hui,  qu'il  puisse  changer  le  bien 
en  mal  et  le  mal  en  bien.  Dieu  est  souverainement 
libre;  mais  en  même  temps  il  est  souveraine- 
ment sage  et  souverainement  intelligent.  En  tant 
que  souverainement  intelligent,  il  voit  ce  qu'il  y  a 
de  meilleur  ;  en  tant  que  souverainement  sage,  il 
le  fait.  Donc," sans  hésiter,  sans  s'égarer,  la  liberté 
en  Dieu  va  toujours  droit  et  toujours  infaillible- 
ment à  ce  qu'il  y  a  de  meilleur.  Donc,  jamais 
Dieu  ne  peut  avoir  occasion  de  se  raviser,  de  se 
repentir ,  de  changer.  Supposer  qu'il  puisse 
changer,  qu'on  y  prenne  garde,  c'est  supposer 
de  ces  deux  choses  l'une,  ou  bien  qu'il  n'a  pas  vu 
tout  d'abord  ce  qu'il  y  a  de  meilleur,  et  alors  on 
porte  une  atteinte  sacrilège  à  son  intelligence  in- 
finie, ou  bien  que ,  l'ayant  vu,  il  ne  l'a  pas  fait, 
il  n'a  pas  voulu  le  faire,  et  alors  on  porte  une  at- 


DE  LA  RAISON   IMPERSONNELLE.  i&3 

teinte  non  moins  sacrilège  à  sa  souveraine  sagesse. 
Se  déterminer  en  toute  occasion  et  infailliblement 
à  ce  qu'il  y  a  de  meilleur,  voilà  en  quoi  consiste 
la  liberté  de  Dieu,  voilà  l'idéal  de  la  liberté. 

Ainsi  la  vérité  sur  cette  question  de  la  liberté 
de  Dieu  se  tient  à  égale  distance,  comme  l'a  dé- 
montré Leibnitz,  entre  la  liberté  d'indifférence 
que  quelques  théologiens  lui  ont  attribuée,  et  la 
fatalité  aveugle,  la  nécessité  métaphysique  qui, 
selon  Hobbes  et  Spinosa,  enchaînerait  toutes  ses 
déterminations,  L'hypothèse  de  la  liberté  d'in- 
différence fait  abstraction  de  tous  les  autres  attri- 
buts de  Dieu,  de  la  souveraine  intelligence,  de  la 
souveraine  sagesse  ;  elle  fait  de  Dieu  un  despote 
qui,  au  gré  de  ses  caprices,  promulgue  et  change 
ses  décrets  arbitraires.  Mais  si  nous  repoussons 
la  liberté  d'indifférence,  nous  repoussons  tout 
aussi  énergiquement  la  nécessité  aveugle  de 
Hobbes  et  de  Spinosa.  La  seule  nécessité  qui 
puisse  se  rencontrer  en  la  volonté  de  Dieu  est  la 
nécessité  morale.  La  nécessité  morale  découle  de 
la  raison,  de  la  sagesse  souveraine,  tandis  que  la 
nécessité  que  Leibnitz  appelle  nécessité  méta- 
physique est  une  nécessité  de  contrainte,  une  né- 
cessité qui  s'impose  extérieurement  à  un  être  et 
ne  vient  pas  de  lui.  Mais  si  Dieu,  en  vertu  d'une 
nécessité  morale,  fait  le  meilleur,  il  n'est  donc  pas 


\Uk  DE  LA  NATURE 

libre  de  faire  autre  chose  que  le  meilleur?  Dieu 
demeure  tout  aussi  libre  de  faire  le  pire,  le  moins 
parfait,  que  l'homme  sage  de  faire  des  folies  ou 
le  saint  de  blasphémer.  Il  peut  le  faire,  mais  il  ne 
le  fera  pas  ;  il  ne  le  fera  pas,  parce  qu'il  est  souve- 
rainement sage.  Donc  ces  expressions,  Dieu  fait 
toujours  le  meilleur,  Dieu  ne  peut  agir  autrement 
qu'il  n'a  agi,  tout  en  rendant  témoignage  à  sa  sa- 
gesse souveraine,  ne  portent  aucune  atteinte  à  sa 
liberté.  Au  sein  de  cette  nécessité  morale,  qui  est 
le  caractère  propre  des  déterminations  divines, 
se  concilient  d'une  manière  excellente  l'immuta- 
bilité absolue  et  la  liberté  souveraine  de  Dieu. 
Donc  l'immutabilité  absolue,  qui  est  le  propre  de 
son  essence  et  de  ses  attributs,  est  aussi  le  propre 
de  sa  volonté.  Malebranche  explique  parfaite- 
ment cette  immutabilité  de  la  volonté  divine  dans 
le  passage  suivant  des  Entretiens  métaphysiques  : 

(c  Quoique  Dieu  soit  la  cause  ou  le  principe  de 
ses  volontés  et  de  ses  décrets,  il  n'a  jamais  pro- 
duit en  lui  aucun  changement  ;  car  ses  décrets, 
quoique  parfaitement  libres,  sont  en  eux-mêmes 
éternels  et  immuables.  Dieu  les  a  faits,  ou  plutôt 
il  les  forme  sans  cesse  sur  sa  sagesse  éternelle, 
qui  est  la  règle  inviolable  de  ses  volontés1.  » 

*  Huitième  entretien  métaphysique. 


DE    LA   RAISON    IMPERSONNELLE.  H5 

Si,  malgré  ces  interprétations,  quelques  esprits 
se  faisaient  encore  scrupule  d'admettre  l'immu- 
tabilité de  la  volonté  divine,  nous  leur  citerons 
l'autorité  de  saint  Augustin.  Voici  ce  qu'il  dit  de 
la  volonté  de  Dieu  dans  un  chapitre  de  ses  Con- 
fessions, qui  a  pour  titre,  Deus  immutabilis  : 

«  Car  comme  tu  es  absolument,  tu  sais  seul, 
toi,  qui  existes  immuablement,  et  tu  sais  immua- 
blement, et  tu  veux  immuablement.  Et  ton  es- 
sence est  et  veut  immuablement,  et  ta  volonté  est 
et  veut  immuablement l .  » 

Ne  craignons  donc  pas  d'affirmer  que  la  vo- 
lonté, que  les  décrets  de  Dieu  sont  immuables 
tout  aussi  bien  que  sa  nature  et  ses  attributs. 
L'être  souverainement  intelligent  et  souveraine- 
ment sage  ne  peut  varier  en  ses  actes,  puisqu'il 
voit  toujours  et  fait  toujours  ce  qu'il  y  a  de  meil- 
leur. La  croyance  que  nous  avons  en  un  ordre 
absolu  des  choses  repose  sur  cette  immutabilité 
de  Dieu. 

Ce  qui  fait  la  stabilité  et  la  généralité  des  lois 


1  Nam  sicut  omnino  tu  es,  tu  scis  solus  qui  es  incommutabiliter,  et 
scis  incommutabiliter.  Et  essentia  tua  est  et  vult  incommutabiliter 
et  voluntas  tua  est  et  vult  incommutabiliter,  Conf.  lib.  13,  cap.  14, 

10 


146  DE   LA   NATURE 

de  la  nature,  ce  qui  constitue  l'ordre  en  soi,  c'est 
l'immutabilité  de  Dieu.  Le  monde  est  l'ouvrage 
de  Dieu;  il  doit  donc  porter  le  reflet  et  l'em- 
preinte de  ses  aitributs;  toutes  choses  doivent 
donc  s'y  passer  conformément  à  la  nature  et  aux 
attributs  de  Dieu,  dont  il  est  distinct,  mais  dont 
il  n'est  pas  séparé.  Si  Dieu  est  immuable,  s'il  ne 
peut  varier  dans  ses  desseins  et  dans  ses  plans,  le 
monde  doit  reproduire  en  lui  cette  immutabilité, 
et  il  la  reproduit  dans  la  stabilité  et  la  généralité 
de  ses  lois,  dans  l'ordre  absolu  auquel  toutes 
choses  sont  soumises.  Voilà  pourquoi  notre  rai- 
son croit  nécessairement  qu'il  y  a  de  l'ordre  dans 
ce  monde  ;  que  les  lois  qui  le  gouvernent  sont  des 
lois  stables  et  générales;  voilà  pourquoi,  quand 
ces  lois  elles-mêmes  viendraient  à  changer,  nous 
ne  concevrions  leur  changement  qu'en  vertu 
d'une  loi  supérieure  qui  présiderait  à  cette  appa- 
rente perturbation.  Si  nous  ne  pouvons  com- 
prendre que  quelque  chose  se  produise  au  ha- 
sard dans  le  monde,  sans  règle,  sans  loi,  c'est 
que  nous  ne  pouvons  comprendre  que  l'être  in- 
fini, qui  en  est  à  la  fois  le  principe  et  le  fonde- 
ment, puisse  lui-même  agir  au  hasard,  sans  règle, 
sans  loi  ;  passer  d'un  plan  à  un  autre,  se  raviser, 
se  contredire. 

Ainsi,  soit  qu'on  parte  de  l'idée  de  Dieu  et  de 


DE  LA  BAISON   IMPERSONNELLE.  147 

son  immutabilité,  soit  qu'on  parte  de  l'idée  d'ordre 
elle-même  telle  qu'elle  est  en  notre  intelligence, 
on  arrive  également  à  trouver  dans  l'immutabi- 
lité de  Dieu  le  fondement  et  l'objet  de  l'ordre 
que  notre  raison  conçoit  dans  le  monde.  Fidèles 
à  la  méthode  psychologique,  c'est  la  seconde 
route  que  nous  avons  suivie,  et  cette  route  nous 
a  conduits  à  un  des  attributs  essentiels  de  l'être 
infini,  c'est-à-dire  là  où  jusqu'à  présent  nous  ont 
conduits  toutes  les  notions  de  la  raison.  C'est 
donc  l'être  infini  qui  est  l'objet  de  l'idée  d'ordre, 
comme  il  est  l'objet  des  idées  de  cause,  de  temps  et 
d'espace.  L'être  infini  est  l'ordre  en  soi ,  comme 
il  est  la  cause  en  soi ,  le  temps  en  soi ,  l'espace 
en  soi.  Quand  la  raison  affirme  soit  la  cause,  soit 
le  temps  et  l'espace,  soit  l'ordre  absolu,  c'est 
toujours  une  même  idée^  l'idée  de  l'infini  qui 
l'illumine,  c'est  toujours  un  même  objet  qu'elle 
affirme  et  contemple,  l'être  infini,  principe  de  tout 
ordre,  de  toute  généralité,  de  toute  loi,  comme  de 
toute  substantialité  et  de  toute  causalité. 


148  DE   LA   NATCRE 


CHAPITRE  IX. 

De  l'idée  du  bien  absolu.  —  A  l'école  éclectique  appartient  l'honneur 
d'avoir  rétabli  cette  idée  comme  principe  de  la  morale  au  sein  de 
la  philosophie  française.  —  Caractères  de  l'idée  du  bien.  —  Elle 
est  universelle,  elle  est  absolue.  —  Réfutation  des  objections  contre 
son  universalité.  —  Conciliation  de  l'immutabilité  du  bien  et  de 
la  perfectibilité  de  la  morale.  —  Corrélation  du  développement 
moral  et  du  développement  intellectuel.  —  L'idée  du  bien  est  né- 
cessaire ou  obligatoire.  —  L'idée  du  bien  s'éveille  en  nous  avec  le 
sentiment  de  la  liberté.  —  L'idée  de  bien  se  traduit  en  l'idée  d'un 
ordre  universel  dont  la  fin  de  chaque  être  est  un  élément.  —  La 
fin  d'un  être  se  connaît  par  sa  nature.  —  Entre  la  fin  et  le  bien 
d'un  être  il  y  a  identité.  —  Concourir  à  l'ordre  universel  en  tra- 
vaillant à  accomplir  notre  destination,  aider  les  autres  à  atteindre 
la  fin  qui  leur  est  propre,  voilà  le  bien  et  le  devoir. 

Je  vais  soumettre  à  la  même  épreuve  une  autre 
idée  de  la  raison,  l'idée  du  bien  absolu  et  la  con- 
sidérer successivement  sous  ce  double  point  de  vue 
que  présente  toutes  les  idées  delà  raison,  sous  le 
point  de  vue  psychologique  et  sous  le  point  de  vue 
ontologique.  C'est  à  dessein  que  j'appelle  cette 
idée  idée  du  bien  et  non  pas  idée  de  la  justice.  En 
effet,  comme  M.  Jouffroy  l'a  remarqué,  l'expres- 
sion de  justice  renferme  l'idée  d'un  rapport  que 
ne  renferme  pas  l'expression  d'idée  de  bien.  La 
justice  suppose  l'idée  d'un  rapport  entre  des  êtres 
intelligents  et  libres.  Si  tous  les  êtres  intelligents 
et  libres,  si  tous  les  êtres  moraux  étaient  anéantis, 


DE  LA  RAISON   IMPERSONNELLE.  149 

il  n'y  aurait  plus  ni  morale  individuelle,  ni  mo- 
rale sociale,  ni  droits,  ni  devoirs,  ni  justice.  Ce- 
pendant le  bien  en  soi,  le  principe  de  la  justice 
n'aurait  pas  cessé  d'exister,  et  il  planerait  dans 
l'éternité  au-dessus  de  tous  les  être  moraux 
anéantis,  de  même  que  le  temps  en  soi,  l'espace 
en  soi,  l'ordre  en  soi  planeraient  encore  immo- 
biles et  éternels  au-dessus  des  ruines  de  tous  les 
mondes.  Or,  comme  nous  nous  proposons  d'exa- 
miner cette  idée  plutôt  dans  son  objet  que  dans 
ses  rapports  avec  les  êtres  moraux  ,  l'expression 
d'idée  de  bien  est  plus  exacte  que  l'expression 
d'idée  de  justice. 

Je  ne  m'arrêterai  pas  à  établir  l'existence  de 
cette  idée  au  sein  de  l'intelligence  humaine  ni  à 
la  distinguer  de  l'idée  de  l'utile  avec  laquelle  les 
philosophes  sensualistes  l'ont  systématiquement 
confondue  ;  grâce  aux  efforts  et  aux  discussions 
de  l'école  éclectique ,  il  n'est  plus  besoin  de  dis- 
cuter aujourd'hui  ce  qui  désormais  ne  saurait  plus 
être  mis  en  doute.  Car  c'est  à  l'école  éclectique 
qu'appartient  le  mérite  d'avoir  rétabli  cette  idée 
dans  toute  sa  pureté  au  sein  de  la  philosophie 
française  et  de  l'avoir  replacée  à  la  base  de  la 
morale.  Depuis  Malebranche,  en  France,  pas  un 
seul  philosphe  moraliste  n'avait  fait  reposer  la 
morale  sur  son  vrai  fondement,  pas  un  n'avait 


150  DE   LA   NATURE 

reconnu  la  règle  fixe  et  absolue  à  laquelle  doivent 
se  conformer  les  déterminations  de  la  volonté. 
La  philosophie  sensualiste,  dont  la  métaphysique 
a  dominé  en  France  pendant  la  dernière  moitié 
du  dix-huitième  siècle  et  pendant  le  commence- 
ment du  dix -neuvième,  avait  métamorphosé 
l'idée  du  bien  absolu,  l'idée  du  juste  en  l'idée  de 
l'utile ,  et  la  règle  du  devoir  en  la  règle  de  l'in- 
térêt. Ceux  qui  protestèrent  au  nom  de  la  con- 
science contre  cette  identification  du  juste  et  de 
l'utile,  et  au  premier  rang  il  faut  placer  Jean- Jac- 
ques Rousseau ,  eurent  en  général  le  tort  de  cher- 
cher dans  le  sentiment  le  principe  de  la  morale. 
Le  premier  philosophe  qui,  dans  le  dix-neuvième 
siècle,  commença  à  se  détacher  d'une  manière 
éclatante  de  la  philosophie  de  Condillac,  M.  Laro- 
miguière n'avait  su  mettre  encore  que  le  sentiment 
à  la  place  de  l'intérêt.  CesontMM.  Royer-Collard 
et  Cousin  qui  les  premiers  ont  de  nouveau  profon- 
dément distingué  l'idée  du  bien  de  l'idée  de  l'utile 
et  du  sentiment  agréable  ou  désagréable  qui  ac- 
compagne certaines  de  nos  actions.  Ce  sont  eux 
qui  les  premiers  en  ont  nettement  déterminé  les 
caractères  et  l'origine.  Des  maîtres ,  ce  principe 
a  passé  dans  l'école  tout  entière,  qui  constam- 
ment le  reproduit,  le  développe  et  le  fortifie.  Sur 
ce  principe  du  bien  absolu  ,  M.  Jouffroy,  dans 
son  Cours  de  droit  naturel ,  avait  commencé  d'éle- 


"  DE   LA   RAISON   IMPERSONNELLE.  151 

ver  tout  un  système  de  morale  que  malheureu- 
sement la  mort  ne  lui  a  pas  permis  d'achever.  Si 
donc  aujourd'hui  l'intérêt  n'est  plus  posé  comme 
le  principe  unique  des  théories  sur  la  morale,  sur 
la  politique,  sur  la  législation,  sur  la  pénalité, 
comme  le  principe  unique  de  toutes  les  sciences 
morales,  c'est  à  l'école  éclectique  qu'en  revient 
la  principale  gloire,  c'est  à  elle  qu'il  faut  rappor- 
ter les  conséquences  heureuses  de  cette  réforme 
dans  la  philosophie  morale. 

L'idée  du  bien  est  universelle  et  nécessaire. 
Toutes  les  intelligences  conçoivent  un  même  bien, 
toutes  le  conçoivent  comme  nécessaire.  Des  ob- 
jections s'élèvent  contre  ce  caractère  d'universa- 
lité que  nous  attribuons  à  l'idée  du  bien;  je  ne 
veux  pas  les  réfuter  en  détail,  je  veux  seulement 
indiquer  le  principe  à  l'aide  duquel  on  peut  toutes 
les  résoudre.  L'étude  de  l'histoire,  la  compa- 
raison des  lois ,  des  institutions ,  des  mœurs  de 
peuples  divers  en  différents  temps,  en  différents 
pays,  semblent  au  premier  abord  donner  à  ce  ca- 
ractère d'universalité  un  solennel  démenti.  De 
toutes  les  variétés ,  de  toutes  les  contradictions 
morales  qui  ont  existé  et  existent  encore  dans  le 
monde,  ne  faut-il  pas  conclure  que  la  justice  n'est 
qu'un  résultat  mobile  et  variable  des  intérêts , 
des  préjugés,  des  passions ,  des  individus  et  des 


152  DE   LA  NATURE 

peuples,  et  que  la  loi  écrite,  la  coutume,  les  in- 
térêts, sont  la  règle  souveraine,  la  règle  unique  de 
toute  distinction  entre  le  bien  et  le  mal?  Cette 
objection  contre  l'universalité  de  l'idée  du  bien 
a  été  reproduite  sous  mille  formes  diverses  par 
les  philosophes  sensualistes  ou  sceptiques;  mais 
nul  ne  Ta  exprimée  avec  plus  d'énergie  que  Pas- 
cal dans  des  pensées  tristement  célèbres.  Assu- 
rément nous  sommes  loin  de  contester  que  l'idée 
du  bien  absolu  n'ait  pas  reçu  à  différentes  époques 
des  applications  nouvelles,  n'ait  pas  été  déve- 
loppée et  éclairée  par  les  progrès  de  l'intelligence 
humaine;  nous  prétendons  seulement  qu'en  elle- 
même  elle  n'a  jamais  changé ,  et  qu'on  en  trouve 
le  principe  et  la  trace  dans  la  conscience  de  tous 
les  peuples  et  de  tous  les  individus  de  tous  les 
temps  et  de  tous  les  lieux.  11  n'est  pas  de  peuple 
si  barbare  qui  n'ait  manifesté  sa  foi  à  un  bien  ab- 
solu dont  la  considération  doit  l'emporter  sur 
l'intérêt  et  le  plaisir ,  sur  tous  les  autres  mobiles 
qui  peuvent  solliciter  la  volonté  humaine. 

Pour  concilier  toutes  ces  variations ,  toutes  ces 
contradictions  morales  avec  l'universalité  et  l'u- 
nité du  principe  de  la  morale,  il  faut  distinguer, 
comme  le  fait  M.  Jouffroy  \  deux  éléments  dis- 

*  Troisième  volume  du  Cours  de  Droit  naturel. 


DE   LA  RAISON   IMPERSONNELLE.  153 

tincts  au  sein  de  tout  jugement  moral.  Ces  deux 
éléments  Sont,  d'une  part,  les  circonstances,  la 
matière  à  laquelle  s'applique  le  jugement,  et  de 
l'autre  l'idée  du  bien.  La  matière  à  laquelle  s'ap- 
plique le  jugement  moral  peut  varier  d'un  juge- 
ment à  l'autre;  elle  varie  tout  autant  qu'il  y  a  de 
cas  particuliers  auxquels  il  est  possible  de  faire 
l'application  de  l'idée  du  bien.  Mais  à  côté  de  cet 
élément  mobile  et  variable ,  il  y  a  dans  tout  juge- 
ment moral  quelque  chose  d'immobile  et  d'inva- 
riable ,  à  savoir  l'idée  même  du  bien  en  soi  qui  est 
appliquée  à  tel  ou  tel  cas  déterminé.  Le  jugement 
moral  ne  s'accomplit  que  par  l'union  de  ces  deux 
éléments.  La  matière  du  jugement  étant  fournie 
par  l'expérience,  la  raison  s'y  applique,  et  juge 
ce  qui  dans  telle  ou  telle  circonstance  est  bien  ou 
mal  et  en  conséquence  doit  être  fait  ou  n'être  pas 
fait.  L'idée  du  bien  absolu  se  manifeste  tout  en- 
tière à  nous  à  l'occasion  d'un  seul  fait  fourni  par 
l'expérience  ;  mais  la  détermination  de  ce  qui  est 
bien  ou  de  ce  qui  est  mal  dans  tous  les  cas  pos- 
sibles est  une  science  longue  et  difficile ,  qui  n'est 
pas  l'ouvrage  d'un  jour.  Or,  s'il  y  a  uniformité, 
unanimité  entre  toutes  les  intelligences  humaines 
sur  la  conception  du  bien  absolu,  on  comprend 
qu'il  pourra  bien  n'en  pas  être  de  même  lorsqu'il 
s'agira  des  applications  de  cette  idée  aux  circon- 
stances si  variées  et  si  complexes  de  la  vie  morale 


154  DE   LA   NATURE 

des  individus  et  des  sociétés.  Tous  les  hommes 
s'accordent,  sans  nul  doute,  sur  le  principe  de 
causalité;  tous  sont  unanimes  à  affirmer  que  rien 
ne  commence  qui  n'ait  une  cause.  Mais  s'agit-il 
de  faire  l'application  de  ce  principe,  s'agit-il  de 
déterminer  en  un  cas  particulier  quelle  est  la 
cause,  cette  unanimité  cesse;  les  uns  supposent 
une  cause,  les  autres  en  imaginent  telle  ou  telle 
autre  ;  les  uns  ne  voient  qu'une  seule  cause  là  où 
les  autres  en  voient  plusieurs,  suivant  le  plus  ou 
moins  d'étendue  de  leur  esprit ,  suivant  l'état  plus 
ou  moins  avancé  de  la  science.  La  diversité  des 
jugements  moraux  ne  prouve  pas  plus  contre  l'u- 
niversalité du  principe  moral  que  la  diversité 
des  jugements  sur  les  causes  ne  prouve  contre 
l'universalité  du  principe  de  causalité. 

Cette  distinction  contient  en  elle  la  réponse  à 
toutes  les  objections  contre  l'universalité  et  l'im- 
mutabilité du  principe  moral.  Elle  explique  com- 
ment tous  les  hommes,  ayant  la  même  idée  de 
bien ,  ne  jugent  pas  cependant  de  la  même  ma- 
nière de  ce  qui  est  bien  et  de  ce  qui  est  mal  ;  elle 
explique  comment  les  peuples  sauvages  et  bar- 
bares, qui  croient  comme  nous  à  une  justice  ab- 
solue ,  à  des  droits  et  à  des  devoirs ,  tombent , 
lorsqu'il  s'agit  d'en  faire  l'application,  dans  de 
déplorables  erreurs   auxquelles  échappent  les 


DE    LA   RAISON    IMPERSONNELLE.  155 

peuples  dans  un  état  plus  avancé  de  civilisation. 
L'intérêt  général ,  la  compétition  des  devoirs 
entre  eux,  telles  sont  les  deux  grandes  causes  qui 
contribuent  le  plus  à  faire  dévier  les  peuples  de  la 
justice  dans  leurs  coutumes  et  dans  leurs  institu- 
tions. Cependant,  quelque  monstrueuses  que 
puissent  être  ces  institutions  et  ces  coutumes, 
elles  ne  témoignent  pas  de  l'absence  du  principe 
moral ,  mais  plutôt  de  l'empire  terrible  des  cir- 
constances qui  ont  faussé  dans  l'esprit  de  ces  peu- 
ples les  applications  les  plus  simples  et  les  plus 
rigoureuses  de  l'idée  du  bien.  Qu'on  veuille  bien 
remarquer  qu'il  ne  s'agit  nullement  ici  de  prou- 
ver que  tous  les  individus  et  toutes  les  sociétés 
en  tous  les  temps  et  en  tous  les  lieux  se  sont  éga- 
lement conformés  dans  leur  conduite  à  l'idée  du 
bien  absolu,  mais  que  tous  ont  eu  cette  idée ,  que 
tous  ont  reconnu  son  autorité  suprême.  De  même 
pour  établir  l'universalité  de  l'idée  d'être  infini, 
il  n'a  pas  été  besoin  d'établir  que  sous  le  rapport 
religieux  tous  les  peuples  étaient  égaux,  mais 
seulement  que  l'idée  de  l'unité  et  de  l'infinité  de 
Dieu  n'avait  manqué  à  aucun  d'eux. 

La  distinction  de  ces  deux  éléments,  dont  se 
compose  tout  jugement  moral,  enferme  non-seu- 
lement la  conciliation  des  diversités  morales  avec 
l'universalité  et  l'unité  de  l'idée  de  bien,  mais 


156  DE  LA  NATURE 

encore  la  conciliation  de  l'immutabilité  de  la 
morale  avec  la  perfectibilité.  L'idée  du  bien  ab- 
solu qui  en  est  le  fondement  et  le  principe,  voilà 
ce  qu'il  y  a  d'éternel  et  d'immuable  dans  la  mo- 
rale. L'étendue  et  le  degré  de  justesse  des  ap- 
plications de  l'idée  du  bien  en  soi  aux  circon- 
stances si  variées  et  si  complexes  de  la  vie  des 
individus  et  des  sociétés,  voilà  ce  que  la  morale 
contient  de  mobile  et  de  progressif.  A  mesure 
que  nous  saisissons  de  nouveaux  rapports  entre 
les  nommes  et  les  choses,  à  mesure  que  les  pro- 
grès de  l'intelligence  augmentent,  l'idée  du  bien 
s'éclaire,  ses  applications  se  développent,  se  rec- 
tifient et  s'étendent  à  des  rapports  plus  nombreux, 
à  des  situations  nouvelles.  Sous  ce  point  de  vue, 
il  y  a  une  coïncidence  parfaite  entre  les  progrès 
moraux  et  les  progrès  intellectuels.  A  toutes  les 
époques,  il  y  a  eu  des  personnes  qui,  mécontentes 
du  temps  présent,  ont  singulièrement  répugné  à 
admettre  cette  coïncidence  du  développement  in- 
tellectuel et  du  développement  moral.  Elles  n'ont 
pas  cessé,  elles  ne  cessent  pas  encore  aujourd'hui 
de  faire  retentir  une  plainte  longue  et  amère  con- 
tre la  dépravation  morale  qui  va  s'augmentant 
avec  le  progrès  des  lumières.  Elles  ne  tarissent 
pas  à  signaler  les  vices,  les  maux,  les  iniquités  de 
toute  nature  qu'auraient  engendrés  dans  notre 
époque  les  développements  intellectuels  dont  nous 


DE   LA  RAISON    IMPERSONNELLE.  157 

sommes  si  fiers ,  et  elles  ne  prennent  pas  garde 
qu'elles  se  réfutent  elles-mêmes  eu  faisant  res- 
sortir avec  tant  d'art,  et  le  plus  souvent  avec  tant 
de  raison,  tous  les  vices  de  la  société  actuelle. 
En  effet  ce  sentiment  de  justice  qui  nous  dé- 
couvre aujourd'hui  des  iniquités  vieilles  dans  le 
monde,  et  cependant  autrefois  inaperçues  par  nos 
pères,  ne  doit-il  pas  être  plus  vit' et  plus  développé 
que  jamais  dans  les  conscieuces?  Comment  ver- 
rions-nous le  mal  que  nos  aïeux  ne  voyaient  pas 
quoiqu'ils  en  fussent  entourés,  si  l'idée  du  bien 
ne  s'était  éclairée  et  agrandie  en  nous  avec  les 
progrès  de  l'intelligence?  Toutes  les  fois  qu'au 
nom  de  la  justice  une  époque  proteste  contre  des 
lois,  des  coutumes  qui  pendant  longtemps  avaient 
paru  légitimes,  ou  qui  du  moins  n'avaient  soulevé 
aucune  réclamation,  on  peut  affirmer  qu'à  cette 
époque  un  grand  progrès  moral  s'est  accompli. 
Quiconque  s'est  rendu  compte  du  fait  moral  et  a 
considéré  attentivement  l'histoire  des  institutions 
et  des  mœurs,  ne  peut  mettre  en  doute  cet  in- 
dissoluble accord  des  progrès  moraux  et  des 
progrès  intellectuels. 

Non-seulement  l'idée  d'un  bien  absolu  est  uni- 
verselle ,  mais  elle  est  nécessaire ,  c'est-à-dire 
obligatoire,  car  l'obligation  n'est  autre  chose  que 
la  nécessité  en  tant  qu'elle  s'applique  à  la  vo- 


158  DE  LA  NATURE 

lonté.  Il  nous  est  impossible  de  concevoir  le  bien 
sans  concevoir  en  même  temps  qu'il  doit  être 
accompli  indépendamment  de  toutes  les  consé- 
quences heureuses  ou  malheureuses  qui  peuvent 
résulter  pour  nous  de  son  accomplissement.  En 
vertu  de  notre  liberté,  nous  pouvons  violer  cette 
loi  sans  doute;  mais  au  moment  même  où  nous 
la  violons  nous  sentons  qu'elle  nous  oblige  et 
que  nous  ne  pouvons  l'enfreindre  sans  crime. 
L'idée  du  bien  et  l'idée  d'obligation  sont  deux 
idées  inséparables  dans  notre  intelligence.  Entre 
ce  qui  est  juste  et  ce  qui  doit  être  fait,  il  y  a  pour 
nous  identité.  De  là  cette  valeur  pratique  qui  ca- 
ractérise l'idée  du  bien  et  la  distingue  de  toutes 
les  autres  idées  de  la  raison  qui  n'ont  qu'une  va- 
leur spéculative.  Le  caractère  d'obligation  propre 
à  lidée  de  bien  correspond  donc  au  caractère  de 
nécessité,  ou  plutôt  n'en  est  qu'une  face  nouvelle; 
nécessaire  au  regard  de  l'intelligence,  l'idée  de 
bien  est  obligatoire  au  regard  de  la  volonté. 

Après  avoir  ainsi  établi  et  justifié  les  caractères 
d'universalité  et  de  nécessité  de  l'idée  du  bien, 
nous  avons  à  rechercher  en  quelles  circonstances 
pour  la  première  fois  elle  apparaît  dans  notre 
intelligence.  Tant  que  nous  ne  sommes  exclusive- 
ment placés  sous  l'empire  de  l'instinct,  tant  que 
nous  ne  sommes  pas  encore  entrés  en  possession 


DE  LA  RAISON   IMPERSONNELLE.  159 

de  nous-mêmes ,  nous  n'avons  nulle  idée  d'un 
bien  à  accomplir,  c'est-à-dire  nulle  idée  de  jus- 
tice. Pour  que  la  notion  de  justice  et  d'obligation 
s'éveille  en  notre  intelligence ,  il  faut  que  nous 
soyons  entrés  en  possession  de  nous-même,  il  faut 
que  nous  soyons  capables  de  prendre  la  direction 
de  nos  instincts.  Mais  aussitôt  que  nous  avons  la 
conscience  de  notre  liberté,  aussitôt  se  développe 
en  nous  l'idée  d'une  règle  que  nous  sommes  obli- 
gés de  suivre  dans  l'exercice  de  cette  liberté. 
Nulle  action,  soit  en  nous,  soit  hors  de  nous,  n'é- 
veille en  notre  esprit  l'idée  de  justice  si  elle  n'est 
pas  jugée  par  nous  librement  accomplie.  11  est 
nécessaire  que  nous  nous  connaissions  nous- 
mêmes  et  que  nous  connaissions  les  autres 
comme  des  êtres  intelligents  et  libres,  pour  que 
sur  nous-mêmes  et  sur  les  autres  nous  puissions 
porter  un  jugement  moral.  L'idée  de  justice  est 
donc  contemporaine  en  nous  de  la  conscience  et 
de  la  manifestation  de  notre  activité  volontaire  et 
libre.  H  y  a  trois  grands  motifs  d'action  dans 
l'homme,  le  motif  passionné,  le  motif  de  l'inté- 
rêt, le  motif  du  devoir  ou  le  motif  moral.  Selon 
M.  Jouffroy ,  le  motif  moral  apparaîtrait  le  dernier, 
il  serait  précédé  par  le  motif  de  la  passion  et 
par  le  motif  de  l'intérêt.  Mais  le  motif  de  l'intérêt 
suppose  l'exercice  de  la  liberté.  Pour  agir  d'a- 
près les  motifs  de  l'intérêt  plus  ou  moins  bien 


160  DE   LA   NATURE 

entendu,  il  faut  déjà  pouvoir  résister  à  la  passion, 
il  faut  déjà  savoir  se  commander  à  soi-même. 
Ainsi,  si  le  motif  moral  apparaissait  le  dernier, 
l'individu  serait  déjà  en  possession  de  sa  liberté, 
et  ne  serait  pas  encore  en  possession  de  la  règle 
à  laquelle  sa  liberté  doit  se  conformer.  Assuré- 
ment il  est  difficile  de  vérifier  par  l'observation 
si  le  motif  de  l'intérêt  précède  ou  ne  précède  pas 
le  motif  moral  ;  mais  à  priori  ne  répugne-t-il  pas 
d'admettre  qu'un  seul  instant  un  agent  libre 
puisse  ne  pas  être  un  agent  moral,  qu'un  seul 
instant  la  liberté  puisse  exister  sans  sa  règle,  sans 
sa  loi?  Une  telle  supposition  n'est-elle  pas  en 
contradiction  avec  l'ordre  du  monde?  Le  motif 
de  l'intérêt  ne  doit  donc  pas  précéder  le  motif  mo- 
ral; et  d'un  autre  côté  le  motif  moral  ne  doit  pas 
précéder  le  motif  de  l'intérêt,  mais  ils  doivent 
être  contemporains  l'un  de  l'autre,  puisque  tous 
deux  supposent  l'exercice  de  la  liberté,  et  puis- 
qu'il est  impossible  de  séparer  la  liberté  de  la  loi 
qui  doit  la  régler. 

La  manifestation  et  la  conscience  de  l'activité 
volontaire  et  libre,  telle  est  donc  l'indispensable 
condition  de  l'apparition  de  l'idée  de  justice;  et 
aussitôt  cette  condition  accomplie ,  l'idée  d'une 
règle  à  suivre,  d'un  bien  absolu  à  réaliser,  suit 
immédiatement  en  notre  intelligence. 


DE  LA  RAISON   IMPERSONNELLE,  161 

Avant  d'aborder  la  question  de  Ja  nature  du 
bien  en  soi,  cherchons  s'il  n'est  pas  possible  d'en 
préparer  la  solution  en  traduisant  l'idée  du  bien 
en  une  autre  idée  plus  claire  et  plus  intelligible 
par  elle-même. 

Beaucoup  de  philosophes  moralistes  ou  n'ont 
pas  abordé  cette  question  ou  bien  l'ont  déclarée 
insoluble,  et  ont  considéré  l'idée  du  bien  comme 
une  idée  indécomposable  qu'aucune  idée  simple 
ne  peut  éclairer  et  définir.  Mais  puisque  tous  les 
hommes  jugent  ce  qui  est  bien  et  ce  qui  est  mal, 
ne  faut-il  pas  qu'ils  se  fassent  une  certaine  idée 
plus  ou  moins  confuse  de  la  nature  du  bien ,  à 
laquelle  ils  comparent  intérieurement  l'action 
qu'ils  déclarent  bonne  ou  mauvaise?  Qu'on  le 
remarque  ;  non-seulement  tout  homme  a  l'idée 
claire  de  l'existence  d'un  bien  absolu,  mais  en- 
core tout  homme  a  l'idée  confuse  de  la  nature  de 
ce  bien  absolu,  sinon  il  lui  serait  impossible  d'en 
faire  aucune  application.  C'est  cette  idée  confuse 
qu'il  s'agit  déclaircir.  J'emprunte  en  partie  au 
troisième  volume  du  Cours  de  droit  naturel  de 
M.  Jouffroy  des  considérations  qui  préparent  la 
solution  de  la  question  ontologique  de  la  nature 
du  bien.  Ces  considérations  se  rattachent  intime- 
ment à  celles  que  j'ai  présentées  dans  le  chapitre 

11 


162  DE  LA  NATURE 

précédent  sur  l'ordre  absolu  des  choses  conçu 
par  la  raison. 

S'il  nous  est  impossible  ne  pas  croire  qu'il  y 
ait  un  ordre  absolu  et  immuable  embrassant 
toutes  choses,  il  nous  est  également  impos- 
sible de  ne  pas  croire  que  chaque  être  a  sa  fin 
dans  l'univers.  En  effet,  tous  les  êtres  étant 
placés  au  sein  d'un  ordre  universel,  n'en  résulte- 
t-il  pas  que  tous  concourent  à  cet  ordre,  tendent 
à  cet  ordre,  et  que,  par  conséquent,  tous  ont  une 
fin  qui  est  cet  ordre  même  ?  Entre  ce  principe  : 
tout  dans  l'univers  est  soumis  à  un  ordre  géné- 
ral, et  cet  autre  principe  :  tout  être  a  une  fin,  il  y 
a  identité.  La  raison  nous  force  donc  de  croire  à 
priori  que  tous  les  êtres  sans  exception  ont  une 
fin  en  rapport  avec  l'ordre  universel  des  choses. 

Cette  connaissance  à  priori  ne  nous  servirait  à 
rien  en  morale  s'il  ne  nous  était  possible  de  dé- 
terminer quelle  est  en  particulier  la  fin  de  telle 
ou  telle  classe  d'êtres  et  spécialement  quelle  est 
la  fin  de  l'homme.  Heureusement  l'observation 
nous  donne  les  moyens  de  découvrir  cette  fin. 
C;\r  s'il  est  certain  à  priori  que  chaque  être  doit 
avoir  une  fin,  il  n'est  pas  moins  certain  que  cha- 
que être  doit  avoir  en  lui  les  moyens  d'atteindre 


DE   LA  RAISON   IMPERSONNELLE.  163 

cette  fin;  il  n'est  pas  moins  certain  que  sa  nature 
doit  être  en  proportion,  en  harmonie,  en  confor- 
mité avec  la  fin  qu'elle  doit  atteindre,  sinon  elle 
n'atteindrait  pas  cette  fin ,  sinon  ce  serait  le  dés- 
ordre et  non  pas  l'ordre  qui  régnerait  dans  le 
monde.  La  fin  d'un  être  doit  donc  évidemment 
se  déduire  de  son  organisation,  de  ses  tendances, 
en  un  mot ,  de  sa  nature  qui  tombe  sous  notre 
observation.  Ainsi,  en  vertu  de  la  correspondance 
nécessaire  qui  doit  exister  entre  la  fin  et  la  na- 
ture d'un  être ,  par  l'observation  de  sa  nature , 
nous  arrivons  à  la  connaissance  de  sa  fin. 

Mais  la  fin  de  chaque  être  n'est  pas  une  fin 
particulière,  isolée,  indépendante  de  toutes  les 
autres  ;  elle  est  un  élément,  une  partie  intégrante 
de  l'ordre  universel  ;  car  toutes  ces  fins  particu- 
lières conspirent  à  l'harmonie  générale,  à  l'ordre 
universel  du  monde.  Toutes  se  tiennent  donc,  se 
relient  les  unes  aux  autres.  Pour  qu'il  n'y  eût 
pas  solidarité  entre  elles,  il  faudrait  que  toutes 
ne  fussent  pas  placées  au  dedans  de  l'harmonie 
universelle,  ce  qu'il  est  impossible  de  com- 
prendre. Cette  vérité  spéculative  que  chaque  être 
a  une  fin,  laquelle  est  un  élément  de  l'ordre  uni- 
versel, se  traduit  immédiatement  en  une  vérité 
pratique;  car  entre  l'idée  de  fin  et  l'idée  de  bien, 
il  y  a  une  identité  évidente.  La  supposition  que 


104-  DE   LA  NATURE 

la  fin  d'un  être  puisse  ne  pas  être  son  bien,  et 
son  bien  ne  pas  être  sa  fin,  est  contradictoire. 
Comment  un  être,  ayant  été  créé  en  vue  d'un 
certain  but,  en  vue  d'une  certaine  fin,  dont  l'ac- 
complissement est  partie  intégrante  de  l'ordre 
universel,  serait-il  obligé,  pour  atteindre  cette  fin, 
d'aller  contre  le  bien,  ou  seulement  de  s'en  dé- 
tourner? Comment  sa  fin  lui  imposerait-elle  d'aller 
d'un  côté  et  son  devoir  lui  imposerait-il  d'aller 
d'un  côté  opposé?  11  ne  pourrait  faire  le  bien 
qu'à  la  condition  de  troubler  l'ordre,  en  allant 
contre  sa  fin;  il  ne  pourrait  aller  à  sa  fin  et  ac- 
complir sa  destination  qu'à  la  condition  d'aller 
contre  ce  qui  est  bien,  à  la  condition  de  violer 
son  devoir.  Évidemment  la  raison  ne  peut  s'ar- 
rêter un  seul  instant  à  une  pareille  pensée.  Donc, 
entre  ces  deux  idées  l'identité  est  réelle  ;  donc, 
partout  à  l'idée  de  bien  on  peut  substituer  l'idée 
plus  précise  et  plus  claire  de  fin  ou  de  destina- 
tion. Accomplir  sa  destination,  telle  est  la  loi  de 
tout  être,  tel  est  le  devoir  de  l'être  intelligent  et 
libre.  Mais  la  fin  de  chaque  être  étant  un  élément 
de  la  fin  générale  des  choses,  laquelle  doit  être 
aussi  identique  au  bien  général,  au  bien  absolu, 
il  en  résulte  que  la  fin  de  chaque  être  participe 
du  bien  absolu,  ce  qui  lui  donne  un  caractère  sa- 
cré. Ainsi,  quiconque  s'oppose  à  l'accomplisse- 
ment de  la  fin  des  autres,  quiconque  s'oppose  à 


DE  LA  RAISON  IMPERSONNELLE,  165 

l'accomplissement  de  notre  fin ,  s'insurge  par  là 
même  contre  Tordre  immuable  du  monde,  contre 
le  bien  absolu,  contre  Dieu  même.  Si  donc  on 
nous  demande  qu'est-ce  que  le  bien,  qu'est-ce 
que  la  justice,  qu'est-ce  que  le  devoir?  nous  pou- 
vons répondre  à  cette  question  autrement  que 
par  des  cercles  vicieux  et  de  vaines  tautologies, 
en  définissant  le  bien  de  chaque  être  par  l'accom- 
plissement de  sa  fin,  et  notre  bien  en  particulier 
par  l'accomplissement  de  la  fin  qui  nous  est 
propre,  par  la  conformité  de  notre  volonté  avec 
l'ordre. 

Mais  cette  fin  que  nous  devons  accomplir,  com- 
ment peut-elle  être  déterminée?  Elle  échappe,  il 
est  vrai,  à  notre  observation  directe;  mais  elle  se 
déduit  de  notre  nature,  qui  tombe  sous  l'obser- 
vation. C'est  de  l'ensemble,  des  tendances  et  des 
facultés  de  l'homme  que  résulte  la  fin  à  laquelle 
il  a  été  destiné  et  à  laquelle  il  doit  tendre.  Nous 
savons  tous,  sans  tous  nous  en  rendre  également 
compte,  que  nous  avons  dans  cette  vie  une  des- 
tination à  remplir,  qu'il  y  a  des  actions  conformes 
et  des  actions  qui  ne  sont  pas  conformes  à  cette 
destination,  que  les  unes  sont  bonnes,  que  les 
autres  sont  mauvaises.  Les  autres  hommes  ont 
aussi  une  destination  qu'il  est  de  notre  devoir  de 
respecter,  et  d'aider  même  en  certaines  circon- 


166  DE   LA   NATURE 

stances,  parce  qu'il  est  de  leur  devoir  d'accom- 
plir leur  fin,  comme  il  est  de  notre  devoir  d'ac- 
complir la  nôtre,  parce  que  cette  fin,  comme  la 
nôtre,  concourt  à  l'ordre  général.  Tel  est  le  prin- 
cipe duquel  se  concluent  à  la  fois  la  morale  per- 
sonnelle et  la  morale  sociale,  tous  les  droits  et 
tous  les  devoirs.  Est-il  convenable  qu'un  être  de 
ma  nature,  qu'un  être  tel  que  je  suis  fait,  avec 
mes  tendances,  avec  mes  facultés,  agisse  de  telle 
façon  en  telle  circonstance?  Est-il  convenable,  par 
exemple,  que  moi,  être  doué  de  sensibilité,  de 
volonté  et  de  raison,  je  laisse  prédominer  la  sen- 
sibilité sur  la  raison,  je  laisse  étouffer  ma  liberté 
par  les  passions  ?  Telle  est  la  question  générale  à 
laquelle  peuvent  se  ramener,  sans  exception, 
toutes  les  questions  que  nous  nous  posons  sur  ce 
qui  est  bien  ou  sur  ce  qui  est  mal. 

Ainsi  l'idée  du  bien  et  du  juste  se  traduit  exac- 
tement en  l'idée  plus  claire  d'une  fin  qu'il  faut 
travailler  à  atteindre,  et  l'idée  d'un  ordre  auquel 
il  faut  se  conformer.  Le  bien,  c'est  l'ordre,  et  le 
mal,  c'est  le  désordre.  Quand  nous  faisons  le  mal, 
nous  avons  conscience  que  nous  nous  plaçons  en 
dehors  de  l'ordre,  que  nous  nous  révoltons  contre 
l'ordre;  quand,  au  contraire,  nous  faisons  le 
bien,  nous  avons  la  conscience  d'être  en  harmo- 
nie avec  l'ordre  universel  ;  de  là  les  sentiments 


DE   LA   RAISON    IMPERSONNELLE.  167 

pénibles  qui  suivent  en  nous  l'accomplissement 
du  mal  ;  de  là  les  sentiments  si  pleins  de  douceur 
qui  suivent  en  nous  l'accomplissement  du  bien. 

Mais  en  prouvant  que  l'idée  du  bien  est  iden- 
tique avec  l'idée  de  Tordre,  nous  n'avons  pas  en- 
core atteint  notre  but;  nous  n'avons  pas  encore 
résolu  le  problème  ontologique  de  la  détermina- 
tion de  la  nature  du  bien  en  soi,  et  de  son  rap- 
port avec  l'être  infini.  Nous  n'avons  fait  encore 
qu'en  préparer  la  solution  en  posant  la  question 
d'une  manière  plus  nette  et  plus  précise.  Il  nous 
reste  maintenant  à  rechercher  quelle  est  la  sub- 
stance de  cet  ordre,  qui  est  la  loi  commune  de 
tous  les  êtres,  de  cet  ordre  auquel  tous  les  êtres 
intelligents  et  libres  sont  obligés  de  concourir. 


168  DE  LA  NATUKE 


CHAPITRE  X. 

De  l'objet  de  l'idée  du  bien  absolu.  —  Dieu  aime  et  veut  les  choses 
selon  le  degré  de  leur  participation  à  ses  perfections  infinies.  —  Le 
bien  en  soi  est  l'ordre  éternel  des  perfections  de  Dieu.  —  Cet  ordre 
est  la  loi  que  Dieu  lui-même  suit  et  ne  peut  pas  ne  pas  suivre  en 
vertu  de  l'excellence  de  sa  nature.  —  Cette  loi  de  Dieu  devient  la  loi 
de  l'homme  en  vertu  de  l'union  de  l'homme  avec  Dieu.  —  Il  n'y  a 
pas  deux  sortes  de  morale,  l'une  philosophique,  l'autre  religieuse. 
—Toute  morale  est  essentiellement  religieuse. — Identité  de  la  vraie 
piété  et  de  la  vraie  morale,  de  l'amour  de  l'ordre  et  de  l'amour  de 
Dieu.  —  Identité  de  l'idée  du  bien  absolu  et  de  l'idée  de  l'être 
infini. 


Entre  l'idée  de  Tordre  absolu  et  l'idée  du  bien 
absolu,  il  existe  évidemment  une  remarquable 
affinité,  puisque  l'idée  du  bien  se  traduit  en  l'idée 
d'une  fin  à  atteindre  ou  d'un  ordre  auquel  nous 
sommes  obligés  de  nous  conformer.  Mais  dans 
l'une  et  dans  l'autre  idée,  l'ordre  n'est  pas  conçu 
de  la  même  manière,  et  n'est  pas  envisagé  sous  le 
même  point  de  vue  dans  l'idée  d'ordre  absolu, 
il  s'impose  seulement  à  l'intelligence,  il  est  seu- 
lement une  règle  pour  la  spéculation,  dans  l'idée 
du  bien  absolu,  il  s'impose  non-seulement  à  l'in- 
telligence, mais  aussi  à  la  volonté,  il  devient  une 
règle  pour  la  pratique.  Aussi  l'idée  du  bien  absolu 
et  celle  de  l'ordre  absolu  ne  correspondent-elles 
pas  à  la  même  face  de  l'essence  de  l'être  infini. 


DE  LA  RAISON   IMPERSONNELLE.  169 

L'idée  de  l'ordre  absolu  a  pour  objet  l'immuta- 
bilité essentielle  de  l'être  infini,  et  l'idée  du  bien 
absolu  a  un  autre  objet,  ou  pour  parler  plus 
exactement,  elle  a  toujours  le  même  objet,  à  sa- 
voir l'être  infini,  mais  l'être  infini  envisagé  sous 
un  autre  point  de  vue  que  nous  allons  essayer 
de  déterminer  avec  précision. 

Il  est  tout  d'abord  évident  pour  tous  ceux  qui 
ont  saisi  la  suite  de  nos  idées  que  l'objet  de  l'idée 
de  bien  absolu  doit  être  en  Dieu,  que  la  loi  uni- 
verselle, immuable,  nécessaire  de  justice  qui  s'im- 
pose à  notre  volonté,  a  Dieu  lui-même,  non-seule- 
mentpourlégislateur,mais  pour  principe. En  effet, 
la  loi  est  éternelle,  immuable,  absolue,  comment 
pourrait- elle  primitivement  émaner  d'un  principe 
qui  n'aurait  pas  en  lui  ces  caractères?  Comment 
la  loi  aurait-elle  des  caractères  qui  ne  se  retrou- 
veraient pas  dans  celui  qui  en  est  le  principe? 
Comment  serait-elle  nécessaire  et  immuable  si  elle 
était  un  décret  d'une  volonté  arbitraire  et  fan- 
tasque ?  Comment  un  législateur  amovible  et  pé- 
rissable aurait-il  pu  lui  imprimer  le  caratère  de 
l'absolu?  De  même  que  dans  l'original,  il  doit  y 
avoir  au  moins  autant  de  réalité  efficiente  qu'il  y 
en  a  dans  la  copie,  de  même  évidemment  tous 
les  caractères,  toutes  les  perfections  qui  sont 
dans  la  loi  doivent  être  éminemment  contenus 


170  DE  LA  NATURE 

dans  la  source  de  laquelle  la  loi  découle.  Donc 
un  législateur  éternel  et  absolu  par  sa  nature, 
c'est-à-dire  Dieu  seul  peut  constituer  la  loi  éter- 
nelle et  absolue  du  bien  qu'il  impose  à  tous  les 
êtres  intelligents  et  libres,  donc  l'idée  du  bien 
absolu  a  son  principe  en  Dieu,  et  c'est  en  Dieu 
seulement  qu'il  faut  chercher  son  objet. 

Mais  il  en  est  de  même  de  toutes  les  autres 
idées  de  la  raison,  des  idées  absolues,  de  cause, 
de  temps,  d'espace,  d'ordre;  toutes  ces  idées, 
comme  je  l'ai  démontré,  se  rapportent  également 
à  Dieu,  toutes  également  ont  Dieu  pour  objet.  Il 
ne  suffit  donc  pas  d'établir  que  l'idée  du  bien  a 
son  objet  en  Dieu,  car  par  là  elle  ne  se  distin- 
guerait en  rien  de  toutes  les  autres  idées  de  la 
raison;  il  faut  préciser  davantage,  il  faut  recher- 
cher à  quelle  face,  à  quel  attribut  de  l'être  infini 
elle  correspond  plus  spécialement.  Ici,  je  vais 
m'appuyer  sur  l'autorité  de  Malebranche.  Male- 
branche  me  semble  avoir  déterminé  avec  autant 
de  vérité  et  de  profondeur  la  nature  essentielle  du 
bien  que  Clarke  la  nature  essentielle  de  l'espace 
et  du  temps. 

Quiconque  a  réfléchi  sur  la  nature  des  êtres  finis 
et  créés  par  rapport  à  la  nature  de  l'être  infini  et  in- 
créé, ne  peut  leur  attribuer  d'autre  existence  que 


DE   LA  RAISON   IMPERSONNELLE.  171 

celle  qu'ils  tiennent  d'une  participation  perma- 
nente à  la  substance ,  aux  attributs  et  aux  perfec- 
tions de  Dieu,  source  de  toute  substantialité  et  de 
toute  causalité.  Déjà  cette  vérité  résulte  de  ce  que 
nous  avons  dit  sur  l'essence  de  l'être  infini  et  sur  la 
causalité  absolue;  plus  tard  nous  y  reviendrons, 
pour  la  confirmer  encore  par  de  nouvelles  consi- 
dérations. Tous  les  êtres  participent  avec  Dieu, 
et  n'existent  qu'à  condition  de  cette  participa- 
tion, mais  tous  n'y  participent  pas  également, 
tous  ne  reproduisent  pas  en  un  égal  degré  la 
substance,  les  attributs  et  les  perfections  de  l'être 
infini.  Jetez  un  coup  d'œil  rapide  sur  les  diverses 
classes  d'êtres  créés  dont  le  monde  se  compose, 
et  vous  serez  frappé  de  cette  inégalité.  En  com- 
bien de  degrés  divers  depuis  le  plus  faible  jus- 
qu'au plus  éclatant,  depuis  le  dernier  des  êtres 
jusqu'à  l'homme ,  l'image  de  la  nature  divine  et 
de  ses  attributs  n'est-elle  pas  reproduite  dans  la 
série  des  êtres  créés  ?  Tel  porte  la  vive  empreinte 
d'une  des  perfections  infinies  de  l'être  infini,  dont 
l'autre  ne  porte  pas  même  la  plus  légère  trace. 
Comparez  le  végétal  avec  l'animal,  et  l'animal 
avec  l'homme  :  dans  le  végétal  il  n'y  a  pas  trace 
de  perfections  qui  brillent  dans  l'animal,  et  dans 
l'animal  il  n'y  a  qu'une  image  affaiblie  ou  même 
il  n'y  a  pas  trace  des  perfections  qui  brillent  dans 
rhomme.  L'animal  participe  aussi  à  l'intelligence, 


172  DE  LA  NATURE 

mais  il  en  participe  dans  une  bien  moindre  me- 
sure. Descendez  du  règne  animal  pour  considérer 
la  plante  et  le  minéral,  et  vous  n'y  trouvez  déjà 
plus  un  seul  vestige  de  ces  attributs  et  de  ces  per- 
fections dont  l'animal  nous  présente  encore  une 
ombre  affaiblie. 

De  cette  inégale  manifestation  de  la  substance, 
des  attributs  et  des  perfections  de  Dieu,  résulte 
une  différence  profonde  et  essentielle  entre  tous 
les  êtres  créés.  Cette  différence  profonde  n'existe 
pas  seulement  dans  leur  essence,  elle  se  retrouve 
dans  leurs  modifications  et  dans  leurs  actes,  elle 
est  surtout  manifeste  dans  les  pensées  et  dans 
les  actes  de  l'homme.  En  effet,  parmi  nos  pensées 
et  nos  actes,  n'en  est-il  pas  qui  révèlent  à  des  de- 
grés bien  différents  la  liberté,  l'amour,  l'intelli- 
gence, la  sagesse?  n'en  est-il  pas  qui  en  témoi- 
gnent d'une  manière  éclatante,  tandis  que  d'autres 
n'en  portent  qu'une  empreinte  presque  effacée? 
De  là  une  hiérarchie  naturelle,  non-seulement 
entre  les  essences  de  tous  les  êtres  créés,  mais 
encore  entre  leurs  modifications  diverses,  et  sur- 
tout entre  les  pensées,  les  actes  de  tous  les  êtres 
intelligents  et  libres.  De  même  que  parmi  les  êtres 
créés,  ceux-là  l'emportent  sur  les  autres  qui  par- 
ticipent le  plus  à  l'essence,  aux  attributs  et  aux 
perfections  de  la  nature  divine  ;  de  même  parmi 


DE   LA  RAISON  IMPERSONNELLE.  173 

nos  actions  et  nos  pensées,  celles-là  sont  les 
meilleures  qui  expriment  en  un  degré  plus  élevé 
ces  mêmes  attributs  et  ces  mêmes  perfections. 
De  ces  considérations  sort  naturellement  la  dé- 
termination de  la  nature  du  bien  en  soi.  En  effet, 
Dieu,  l'être  souverainement  parfait,  Dieu,  prin- 
cipe de  tous  les  êtres,  et  contenant  en  son  essence 
tout  ce  qu'il  y  a  de  positif  et  de  réel  dans  la  créa- 
tion, se  connaît  parfaitement  lui-même  et  s'aime 
invinciblement  par  la  nécessité  de  sa  propre  na- 
ture. 11  s'aime  invinciblement,  et  il  n'aime  que 
lui  seul ,  car  qu'y  a-t-il  de  plus  digne  de  son 
amour  que  son  essence  et  ses  perfections  infinies? 
Comment  serait  il  souverainement  parfait,  si  son 
amour  n'avait  pas  exclusivement  pour  objet  ce 
qui  est  souverainement  parfait?  L'amour  de  ce- 
lui qui  n'aime  pas  ce  qu'il  y  a  de  plus  parfait  est 
un  amour  déraisonnable,  un  amour  insensé.  Est- 
ce  à  dire  que  cet  amour  exclusif  de  Dieu  pour  lui- 
même  ressemble  à  l'égoïsme  qui  abaisse  et  dé- 
grade la  créature?  En  aucune  façon.  Ce  qui  est 
l'égoïsme  par  rapport  à  la  créature,  ce  qui  la  sé- 
pare de  la  source  de  tout  être  et  de  toute  perfec- 
tion pour  la  concentrer  misérablement  en  elle- 
même,  est,  par  rapport  au  Créateur,  l'amour  par 
excellence,  embrassant  toutes  les  réalités  et  toutes 
les  perfections.  Donc  Dieu  s'aime  lui-même  parce 
qu'il  est  ce  qu'il  y  a  de  plus  parfait  et  de  plus 


174  DE  LA  NATURE 

aimable,  et  en  vertu  de  cet  amour  qu'il  a  pour 
lui-même,  il  aime  tous  les  êtres  créés  selon  le 
degré  de  leur  participation  à  ses  perfections. 

«  Il  suit  de  là,  dit  Malebranche,  que  Dieu  aime 
nécessairement  davantage  les  êtres  qui  partici- 
pent davantage  à  ses  perfections.  Il  aime  donc  et 
estime  davantage,  par  exemple,  l'homme  que  le 
cheval,  l'homme  vertueux  et  qui  lui  ressemble 
que  l'homme  vicieux  qui  défigure  l'image  qu'il 
porte  de  la  divinité,  car  nous  savons  que  Dieu  a 
créé  l'homme  à  son  image  et  à  sa  ressemblance. 
L'ordre  éternel,  immuable  et  nécessaire,  qui  est 
entre  les  perfections  que  Dieu  renferme  dans  son 
essence  infinie,  et  auxquelles  participent  inégale- 
ment tous  les  êtres,  est  donc  la  loi  éternelle,  né- 
cessaire, immuable.  Dieu  même  est  obligé  de  la 
suivre,  mais  il  demeure  indépendant,  car  il  n'est 
obligé  de  la  suivre  que  parce  qu'il  ne  peut  ni 
errer  ni  se  démentir,  avoir  honte  d'être  ce  qu'il 
est,  cesser  de  s'estimer  et  aimer  toutes  choses  à 
proportion  qu'elles  participentà  son  essence.  Rien 
ne  l'oblige  à  suivre  cette  loi  que  l'excellence  im- 
muable et  infinie  de  son  être,  excellence  qu'il  con- 
naît parfaitement  et  qu'il  aime  invinciblement. 
Dieu  est  donc  juste  essentiellement  et  la  justice 
même,  et  la  règle  invariable  de  tous  les  esprits 
qui  se  corrompent  s'ils  cessent  de  se  conformer 


DE  LA  RAISON  IMPERSONNELLE.  175 

à  cette  règle,  c'est-à-dire  s'ils  cessent  d'aimer  et 
d'estimer  toutes  choses  à  proportion  qu'elles  sont 
estimables  et  aimables,  à  proportion  qu'elles  par- 
ticipent davantage  aux  perfections  divines  \  » 

Dans  ce  remarquable  passage  est  renfermée  et 
formulée  la  solution  que  nous  cherchons,  et  avec 
Malebranche  nous  définirons  l'objet  de  l'idée  du 
bien  absolu,  l'ordre  éternel  et  immuable  des  per- 
fections divines.  Telle  est  la  substance,  telle  est 
l'essence  du  bien  absolu,  du  bien  en  soi.  Dieu  ne 
veut  que  ce  qui  est  conforme  à  l'ordre  éternel  de 
ses  perfections,  telle  est  la  loi  suprême  de  sa  vo- 
lonté. 

Mais  cette  loi  de  la  nature  divine,  comment  de- 
vient-elle la  loi  des  êtres  intelligents  et  libres,  la 
loi  de  la  nature  humaine,  notre  loi  et  la  règle  su- 
prême de  toutes  nos  déterminations?  Elle  devient 
la  loi  de  notre  intelligence  et  de  toutes  les  intel- 
ligences par  suite  de  leur  participation  avec  la 
nature  divine.  Cette  loi  est  notifiée  à  tous  les 
hommes  sans  exception  en  vertu  de  l'union  na- 
turelle qu'ils  ont  avec  la  souveraine  raison,  et 
encore,  comme  le  dit  Malebranche,  par  les  sen- 


1  Entretien  d'un  Philosophe  chrétien  avec  un  Philosophe  chinois, 
Édit.  Charp.  i«  vol.  p.  492. 


176  DE   LA   NATURE 

timents  d'approbation  dont  cette  même  raison  les 
console  lorsqu'ils  obéissent  à  cette  loi,  ou  par 
les  sentiments  de  reproche  intérieur  dont  elle  les 
désole  lorsqu'ils  ne  lui  obéissent  pas.  En  d'autres 
termes,  cet  ordre  éternel  et  immuable  de  perfec- 
tions qui  est  en  Dieu,  nous  le  voyons  en  Dieu, 
puisque  nous  voyons  Dieu,  puisque  nous  sommes 
en  un  rapport  continuel  avec  Dieu  par  l'idée  de 
l'infini ,  intuition  immédiate  de  Dieu  même.  Or 
nous  ne  pouvons  apercevoir  cet  ordre  absolu  des 
perfections  de  Dieu  sans  concevoir  immédiate- 
ment qu'il  s'impose  à  nous,  et  qu'il  doit  être  notre 
loi,  comme  il  est  la  loi  de  Dieu.  Ainsi  s'explique, 
au  point  de  vue  ontologique,  le  caractère  absolu 
de  l'idée  de  bien.  Ce  qui  est  juste  au  regard  de 
l'homme  est  juste  au  regard  de  tous  les  êtres 
intelligents,  réels  ou  possibles,  est  juste,  comme 
ledit  Malebranche,  au  regard  de  l'ange,  au  regard 
de  Dieu  même,  puisque  le  bien  est  la  nature  même 
de  Dieu,  puisque  toutes  les  intelligences  unies 
avec  Dieu  découvrent  en  lui  et  dans  le  rapport 
éternel  de  ses  perfections  le  même  bien,  la  même 
loi,  la  même  règle. 

Il  ne  suffit  donc  pas  de  dire  que  le  bien,  la 
justice  émane  de  Dieu,  que  Dieu  est  le  légis- 
lateur de  la  loi  morale,  puisque  le  bien  est  son 
essence  même,  est  l'ordre  éternel  de  ses  perfec- 


DE   LA  RAISON   IMPERSONNELLE.  177 

tions.  Le  législateur  humain  ne  constitue  pas  la 
justice,  il  doil  en  être  seulement  l'humble  inter- 
prète, et  son  rôle  consiste  à  décider,  à  décréter 
ce  qui  dans  telle  ou  telle  circonstance  est  con- 
forme ou  n'est  pas  conforme  à  la  justice.  Il 
n'en  n'est  pas  de  même  du  législateur  souverain, 
il  n'est  pas  seulement  l'interprète  de  la  justice 
dans  les  décrets  qu'il  promulgue,  car  lui-même 
il  la  fonde,  il  la  constitue,  car  la  justice  est  son 
essence  même.  Tandis  que  les  législateurs  hu- 
mains ne  sont  que  les  interprètes  et  les  vicaires 
de  la  loi,  le  législateur  souverain  est  lui-même  la 
loi,  il  est  lui-même  le  souverain  bien  et  la  sou- 
veraine justice  ;  le  bien  vient  donc  de  Dieu^  non 
pas  en  ce  sens  qu'il  en  est  un  décret  arbitraire, 
mais  en  ce  sens  qu'il  constitue  sa  propre  nature. 
Le  bien  n'est  pas  ce  que  Dieu  veut,  il  est  ce  que 
Dieu  est.  La  volonté  de  Dieu  n'est  pas,  comme 
l'ont  soutenu  quelques  théologiens,  le  principe  du 
bien,  mais  elle  en  est  l'expression,  parce  qu'elle 
est  toujours  conforme  à  sa  nature ,  qui  est  l'es- 
sence même  du  bien. 

Cette  définition  de  la  vraie  nature  du  bien  absolu 
et  du  principe  de  la  morale  renferme  la  solution 
de  diverses  questions  qui  sont  encore  aujourd'hui 
vivement  controversées.  Telle  est,  par  exemple, 
la  question  des  rapports  de  la  morale  avec  la  reli- 
v  12 


178  DE   LA  NATURE 

gion,ou  de  la  notion  du  bien,  du  juste  et  de  l'injuste, 
avec  la  notion  de  Dieu.  Souvent  les  théologiens 
ont  accusé  les  philosophes  moralistes  d'exclure 
Dieu  de  la  morale,  et  de  chercher  à  établir  une 
morale  athée.  Souvent  Ton  a  distingué  et  on  dis- 
tingue encore  aujourd'hui  deux  sortes  de  morale, 
Tune  purement  religieuse,  et  fondée  uniquement 
sur  l'idée  de  Dieu,  l'autre  purement  philosophi- 
que, et  uniquement  fondée  sur  l'idée  du  bien.  Y 
a-t-il  quelque  chose  de  vrai  dans  cette  accusation 
des  théologiens  contre  la  morale  philosophique? 
Cette  distinction  de  deux  sortes  de  morale,  Tune 
religieuse,  l'autre  naturelle,  est-eile  légitime?  S'il 
y  a  eu  des  philosophes  qui  ont  imaginé  d'éliminer 
Dieu  de  la  morale,  s'il  y  a  des  hommes  qui  croient 
sincèrement  à  l'existence  de  deux  sortes  de  mo- 
rale, l'une  indépendante  de  l'idée  de  Dieu,  et  qui 
aurait  pour  fondement  unique  la  notion  du  bien 
donnée  par  la  raison,  l'autre  exclusivement  reli- 
gieuse et  dépendante  de  l'idée  de  Dieu,  qui  se 
passerait  de  toute  notion  rationnelle  de  bien  et 
de  justice,  ils  témoignent  par  là  d'une  égale  igno- 
rance, et  de  la  source  d'où  émane  l'idée  du  bien, 
et  de  la  nature  du  bien.  En  effet,  qu'est-ce  que  le 
bien?  Nous  venons  de  démontrer  que  c'était  l'or- 
dre éternel  des  perfections  de  Dieu.  Qu'est-ce  que 
Dieu  par  rapport  au  bien?  Dieu  est  le  sujet  même, 
la  substance  du  bien.  Comment  donc  séparer  de 


DE   LA   RAISON   IMPERSONNELLE.  179 

Diçu  le  bien  et  la  justice?  comment  d'un  côté 
mettre  l'idée  du  bien,  et  de  l'autre  l'idée  de  Dieu, 
et  constituer  une  morale  sans  Dieu  ?  Autant  vau- 
drait chercher  à  séparer  de  Dieu  la  causalité  ab- 
solue, l'éternité  et  l'immensité,  l'ordre  éternel  de 
ses  perfections  ;  autant  vaudrait  séparer  la  lumière 
du  foyer  d'où  elle  jaillit.  Quiconque  fait  abstrac- 
tion de  l'idée  de  Dieu,  fait  en  même  temps  abstrac- 
tion de  la  causalité,  de  l'éternité,  de  l'immensité, 
de  l'immutabilité,  en  un  mot  des  idées  de  tous  les 
attributs  et  de  toutes  les  propriétés  dont  Dieu  est 
la  substance.  Otez  Dieu,  ôtez  l'idée  de  Dieu,  et  il 
n'y  aurait  pas  plus  de  bien  et  de  justice  pour  nos 
âmes  qu'il  n'y  aurait  de  lumière  pour  nos  yeux  si 
le  soleil,  foyer  de  la  lumière,  venait  à  être  anéanti. 

Ainsi  toute  morale  part  nécessairement  de  Dieu , 
et  toute  morale  a  Dieu  seul  pour  fondement  et  pour 
principe ,  et  toute  morale  est  de  sa  nature  et  ne 
peut  pas  ne  pas  être  essentiellement  religieuse, 
que  celui  qui  la  pratique  le  sache  ou  l'ignore.  Il 
faut  donc  entièrement  effacer  la  distinction  dune 
morale  philosophique  et  d'une  morale  religieuse , 
d'une  morale  humaine  et  d  une  morale  divine. 
Quiconque  suit  cette  loi  éternelle ,  qui  est  la  loi  de 
Dieu  même ,  ou  plutôt  qui  est  Dieu  lui-même,  sert 
et  honore  Dieu  précisément  de  la  manière  dont 
Dieu  nous  notifie  par  la  raison  qu'il  veut  être  servi 


180  DE  LA   NATURE 

et  honoré.  Tout  devoir,  qu'on  l'appelle  devoir  en- 
vers nous-mêmes,  ou  devoir  envers  les  autres, 
ou  devoir  envers  Dieu ,  qu'on  le  fasse  rentrer  dans 
la  morale  individuelle ,  sociale  ou  religieuse ,  est 
en  réalité  un  devoir  envers  Dieu ,  puisqu'il  con- 
siste à  accomplir  une  loi  divine ,  et  à  se  conformer 
dans  ses  affections  et  dans  ses  déterminations  à 
l'ordre  des  perfections  de  Dieu.  Quiconque  tra- 
vaille à  réaliser  en  lui  l'idéal  du  bien,  à  s'amélio- 
rer lui-même  et  à  améliorer  les  autres ,  non-seu- 
lement est  honnête  et  juste ,  mais  il  est  réellement 
religieux,  il  est  un  fervent  et  sincère  adorateur 
du  seul  vrai  Dieu. 

Mais  peut-être  si  Ton  voit  comment  dans  ce 
principe  sont  contenus  les  devoirs  envers  nous- 
mêmes  et  envers  les  autres,  ne  voit-on  pas  aussi 
clairement  comment  y  sont  contenus  les  devoirs 
qui  plus  spécialement  prennent  le  nom  de  devoirs 
envers  Dieu,  tels,  par  exemple,  que  l'adoration 
ou  l'amour.  Us  en  découlent  cependant  ainsi  que 
tous  les  autres.  En  effet,  quel  est  ce  principe? 
Aimer  les  choses  à  proportion  du  degré  auquel 
elles  participent  aux  perfections  divines,  aimer 
et  vouloir  les  choses  à  proportion  de  leur  perlèc- 
tion.  Or,  quoi  de  plus  parfait  que  la  perfection 
infinie,  c'est-à-dire  que  Dieu?  D'après  ce  prin- 
cipe, Dieu  doit  donc  être  placé  dans  nos  affec- 


DE  LA  RAISON   IMPERSONNELLE,  181 

tions  au-dessus  de  tous  les  autres  êtres  ;  et  cette 
règle  seule  ne  contient-elle  pas  tous  nos  devoirs 
envers  Dieu  ?  Ainsi  le  principe  de  morale  que  nous 
avons  posé  n'a  rien  de  défectueux  ni  d'incom- 
plet, et  renferme  les  devoirs  envers  Dieu,  tout 
aussi  bien  que  les  devoirs  envers  nos  semblables 
et  les  devoirs  avec  nous-mêmes. 

Telle  étant  la  nature  du  principe  moral ,  il  est 
encore  évident  que  la  vraie  piété  envers  Dieu  est 
inséparable  de  la  vraie  morale,  et  la  vraie  morale 
inséparable  de  la  vraie  piété  envers  Dieu,  ou  plu- 
tôt que  Tune  et  l'autre  se  confondent.  Quiconque 
les  sépare  systématiquement ,  ou  bien  renverse  le 
vrai  principe  de  la  morale  et  se  met  dans  l'im- 
possibilité d'en  rendre  compte ,  ou  bien  court  le 
risque  de  tomber  en  des  superstitions  qui  chez 
lui  prendront  la  place  de  l'honnêteté  et  de  la 
vertu.  Si  tous  les  esprits  étaient  bien  pénétrés 
de  cette  vérité ,  que  de  fausses  tendances  morales 
et  religieuses  seraient  corrigées  et  redressées! 
que  d'oppositions  apparentes  seraient  conciliées  ! 
Cette  idée  de  l'unité  de  la  vraie  piété  et  de  la  vraie 
morale  a  été  énergiquement  développée  et  défen- 
due par  Kant  dans  son  ouvrage  sur  la  religion 
dans  les  limites  de  la  raison,  elle  en  est  le  prin- 
cipe fondamental.  Mais  sur  cette  question  l'au- 
torité d'un  philosophe  du  dix-huitième  siècle  peut 


182  DE   LA  NATURE 

paraître  suspecte  ;  appuyons-nous  donc  de  préfé- 
rence sur  l'autorité  de  Malebranche.  Dans  tous 
les  ouvrages  de  Malebranche,  et  en  particulier 
dans  les   méditations  métaphysiques   et  chré- 
tiennes ,   dans  les  entretiens  de  métaphysique , 
dans  le  traité  sur  l'amour  de  Dieu  et  dans  le  traité 
de  morale ,  se  retrouve  cette  même  pensée  que 
la  justice  c'est  la  loi  de  Dieu,  que  la  loi  de  Dieu 
c'est  l'ordre ,  que  quiconque  se  conforme  à  l'ordre 
honore  par  là  même  et  aime  Dieu.  Qu'est-ce  que 
l'amour  de  Dieu?  Selon  Malebranche,  c'est  l'a- 
mour de  la  justice  et  de  l'ordre.  Je  n'impute  pas 
arbitrairement  cette  opinion  à  Malebranche,  je. 
ne  la  déduis  pas  de  quelque  principe  plus  ou 
moins  bien  interprété;  Malebranche  le  dit  lui- 
même  positivement  et  s'appuie  sur  l'autorité  de 
saint  Augustin. 

a  Saint  Augustin  ne  distingue  point  ordinaire- 
ment la  charité  ou  l'amour  de  Dieu  de  l'amour 
de  la  justice  ou  de  l'amour  de  l'ordre,  parce  que 
l'idée  de  Dieu ,  comme  souveraine  justice ,  est 
plus  propre  à  régler  notre  amour  que  toute  autre 
idée  de  Dieu  que  l'imagination  pourrait  corrompre 
et  par  là  nous  faire  illusion.  Mais  puisque  l'ordre 
dont  je  parle  n'est  autre  chose  que  le  rapport 
qu'ont  entre  elles  les  perfections  divines ,  tant  re- 
latives qu'absolues,  il  est  clair  que  l'amour  de 


DE  LA  RAISON   IMPERSONNELLE.  183 

Tordre  n'est  que  l'amour  de  Dieu  et  l'amour  de 
toutes  choses  par  rapport  à  Dieu;  car  aimer 
l'ordre  c'est  aimer  les  choses  selon  le  rapport 
qu'elles  ont  aux  perfections  divines,  et  c'est  aimer 
Dieu,  considéré  en  lui-même  plus  que  toutes 
choses ,  puisqu'il  renferme  en  lui-même  et  d'une 
manière  infiniment  parfaite  les  perfections  de 
toute  chose  h  » 

L'amour  de  Dieu  n'est  donc  que  l'amour  de 
l'ordre  ou  de  la  justice ,  et  en  conséquence  la  pre- 
mière de  toutes  les  vertus,  celle  d'où  dérivent 
toutes  les  autres,  est  l'amour  de  l'ordre.  Telle  est 
la  pensée  fondamentale  développée  par  Male- 
branche  dans  son  admirable  traité  de  morale. 

«  L'amour  de  l'ordre  n'est  pas  seulement  la 
principale  des  vertus  morales,  c'estl'unique  vertu, 
la  vertu  mère,  la  vertu  fondamentale,  universelle, 
vertu  qui  seule  rend  vertueuses  les  habitudes  ou 
les  dispositions  d'esprit. 

»  Quiconque  n'agit  pas  en  vue  de  l'ordre, 
quelles  que  soient  les  actions  qu'il  accomplit,  ne 
saurait  être  vertueux.  Celui  qui  donne  son  bien 
aux  pauvres  ou  par  vanité  ou  par  compassion  na- 

1  Traité  de  V  amour  de  Dieu»  Édit.  Charp.  1  vol.  484. 


184  DE   LA  NATURE 

turelle,  n'est  point  libéral,  parce  que  ce  n'est  point 
la  raison  qui  le  conduit.  Le  soldat  qui  se  précipite 
dans  le  danger  par  ambition  ou  par  ardeur  de 
tempérament  n'est  point  véritablement  géné- 
reux. Cette  prétendue  noble  ardeur  n'est  que  va- 
nité ou  jeu  de  machine.  De  même  celui  qui  souf- 
fre les  outrages  par  une  paresse  qui  le  rend 
immobile,  ou  par  une  fierté  stoïcienne  qui  le 
console,  qui  le  met  en  idée  au-dessus  de  ses  en- 
nemis, n'est  ni  modéré  ni  patient.  Cette  préten- 
due modération  ou  patience  n'est  chez  lui  que 
disposition  de  machine  et  froideur  de  sang... 
L'amour  de  l'ordre  doit  régler  toutes  nos  affec- 
tions, de  même  que  toutes  nos  actions...  Celui 
qui  estime  plus  son  cheval  que  son  cocher,  ou 
qui  croit  qu'une  pierre  en  elle-même  est  plus  es- 
timable qu'une  mouche  ou  qu'un  corps  organisé, 
ne  voit  point  ce  que  peut-être  il  pense  voir.  Ce 
n'est  point  la  raison  universelle,  mais  la  raison 
particulière,  qui  le  porte  à  juger  comme  il  le  fait; 
ce  n'est  point  l'amour  de  l'ordre  qui  le  porte  à 
aimer  comme  il  aime  \  » 

Il  en  est  absolument  de  même,  selon  Male- 
branche,  de  toutes  les  affections  et  de  toutes  les 
vertus  ;  elles  sont  fausses  et  mensongères  si  elles 

1  Traité  de  Morale. 


DE   LA   RAISON  IMPERSONNELLE.  185 

n'ont  pas  pour  principe  l'amour  de  l'ordre;  car 
si  eJles  n'ont  pas  l'amour  de  l'ordre  pour  prin- 
cipe, elles  sont  inspirées  ou  par  l'instinct,  ou  par 
l'intérêt,  ou  par  le  plaisir,  et  non  en  vue  de  ce 
qui  est  bien  en  soi,  et  par  conséquent  elles  ne 
sont  pas  des  vertus,  elles  ne  sont  pas  des  actions 
méritoires.  11  n'y  a  que  l'amour  de  l'ordre  qui 
puisse  rendre  vertueux.  Il  est  vrai  qu'il  n'est  pas 
toujours  facile  de  suivre  cet  ordre  immuable  et  de 
régler  sur  lui  nos  affections;  il  est  d'un  difficile 
accès.  Il  faut,  pour  le  suivre,  imposer  silence  aux 
sens,  à  l'imagination,  aux  passions  ;  mais  l'homme 
est  libre  et  il  le  peut.  Il  peut  sacrifier  son  repos  à 
la  vérité,  ses  plaisirs  à  l'ordre,  ou  bien  sacrifier 
l'ordre  et  ses  devoirs  à  ce  qu'il  juge  être  son 
bonheur  actuel  ;  en  d'autres  termes,  il  peut  mé- 
riter ou  démériter.  Or,  Dieu  est  juste;  il  aime 
ses  créatures  à  proportion  qu'elles  sont  aimables, 
à  proportion  qu'elles  lui  ressemblent.  Il  veut  donc 
que  tout  mérite  soit  récompensé,  et  que  tout  dé- 
mérite soit  puni.  Il  veut  que  celui  qui  a  aimé  les 
choses  comme  il  les  aime,  qui  a  agi  d'après  la  loi 
suivant  laquelle  lui-même  il  agit,  il  veut  que  celui 
qui  s'est  rendu  ainsi  plus  parfait,  et  en  partie  sem- 
blable à  lui-même,  jouisse  aussi  d'une  partie  de 
son  bonheur1. 

1  Voir  le  Traité  de  Morale. 


186  DE  LA  NATURE 

Telle  est  la  vraie  détermination  de  la  nature  du 
bien  en  soi  ;  elle  explique  parfaitement  l'univer- 
salité de  l'idée  que  nous  en  avons,  et  le  caractère 
de  l'absolu  avec  lequel  la  raison  le  conçoit.  Toutes 
les  intelligences  conçoivent  le  même  bien,  parce 
que  toutes  le  contemplent  dans  le  même  exem- 
plaire ,  parce  que  toutes  le  puisent  à  la  même 
source,  à  savoir,  en  Dieu,  avec  lequel  toutes  les 
intelligences  sont  unies.  Enfin  le  bien  est  absolu 
ou  obligatoire,  parce  qu'il  vient  de  Dieu,  parce 
qu'il  est  Dieu  lui-même.  Le  bien  étant  l'ordre 
éternel  des  perfections  de  Dieu,  l'idée  du  bien  a 
Dieu  pour  objet;  elle  se  ramène  à  l'idée  de  Dieu 
ou  de  l'être  infini,  qui  est  la  substance  de  l'ordre 
et  du  bien  absolu. 


DE  LA  RAISON  IMPERSONNELLE,  187 


CHAPITRE  XI. 

Je  l'idée  du  beau  absolu.  —  De  ses  caractères.  —  Elle  est  universelle. 
—  Elle  est  absolue.  —  Réfutation  des  objections  contre  l'universa- 
lité et  le  caractère  absolu  de  l'idée  du  beau.  —  Antécédent  de 
l'idée  du  beau.  —  La  beauté  est  une".  —  Identité  de  tous  les  genres 
de  beauté.  —  La  beauté  physique  n'est  qu'un  reflet  de  la  beauté 
immatérielle.  —  Toute  beauté  de  la  nature  et  de  l'art  consiste  dans 
l'expression  d'une  idée  ou  d'un  sentiment,  dans  une  manifestation 
de  l'invisible  par  le  visible. 


Il  ne  me  reste  plus  qu'à  montrer  dans  l'idée  de 
beau  une  autre  face  de  l'idée  d'infini,  et  dans  son 
objet  une  autre  face  de  l'être  infini,  pour  achever 
la  démonstration  de  l'unité  des  idées  de  la  raison. 

L'existence  de  l'idée  du  beau  dans  l'intelligence 
humaine  n'est  pas  moins  incontestable  que  l'exis- 
tence de  l'idée  du  bien.  Mais  cette  idée  est-elle 
universelle?  est-elle  absolue  comme  les  autres 
idées  de  la  raison?  n'y  a-t-il  pas  des  intelligences 
grossières  qui  jamais  ne  l'ont  conçue?  et  n'a-t-elle 
pas  varié,  ne  varie- t-elle  pas  encore  dans  son  es- 
sence d'époque  en  époque,  de  peuple  à  peuple, 
et  même  d'individu  à  individu? 

Je  crois  qu'il  n'est  pas  d'intelligence  tellement 
grossière  à  laquelle,  en  certaines  occasions  plus 


188  DE  LA  NATURE 

ou  moins  rares,  l'idée  du  beau  absolu  ne  se  soit 
révélée.  Sans  doute  elle  ne  s'y  révèle  pas  aussi 
pure,  aussi  vive  que  dans  l'intelligence  de  l'ar- 
tiste ;  mais  elle  s'y  manifeste  plus  ou  moins  con- 
fuse, et  cela  suffit  pour  établir  son  universalité. 
Par  l'observation  on  peut  facilement  s'assurer  de 
cette  universalité,  et  se  convaincre  que  l'homme 
le  plus  grossier  aperçoit  et  sent  quelquefois  la 
beauté,  de  même  que  l'artiste.  En  effet,  quel  est 
l'homme  si  grossier  qui  ne  se  soit  trouvé  en  pré- 
sence de  ces  grandes  scènes  de  la  nature  dont 
le  spectacle  n'est  refusé  à  personne?  Quel  est 
l'homme  qui,  en  présence  des  hautes  montagnes, 
de  l'Océan,  du  soleil  à  son  lever  ou  à  son  cou- 
chant, de  la  voûte  étoilée,  n'a  pas  éprouvé  dans 
son  âme  le  sentiment  du  beau?  Quel  est  encore 
celui  auquel  la  beauté  ne  s'est  pas  révélée  dans 
la  figure  humaine? 

Le  sauvage  comme  l'homme  civilisé  est  sensible 
à  la  beauté.  Un  voyageur  raconte  qu'il  descendait 
le  Niger  dans  une  barque  conduite  par  des  nè- 
gres. Depuis  quelque  temps  le  fleuve  était  res- 
serré entre  des  rives  étroites  et  escarpées;  tout 
à  coup,  au  sortir  d'un  brusque  détour  du  fleuve, 
la  barque  entre  dans  un  lac  immense  tout  res- 
plendissant des  feux  du  soleil  couchant.  À  la 
vue  de  ce  magnifique  spectacle ,  les  nègres  lais- 


DE  LA  RAISON  IMPERSONNELLE.  189 

sent  tomber  leurs  rames  ,  se  lèvent  tous  à  la  fois 
et  battent  des  mains.  Lorsque  dans  nos  fêtes  pu- 
bliques, aux  yeux  de  la  foule  qui  se  presse,  l'ho- 
rizon s'embrase  tout  à  coup  de  mille  feux  étin- 
celants  de  couleurs  diverses,  qui  n'a  pas  entendu 
s'échapper  spontanément  de  toutes  les  bouches 
cette  exclamation  expressive  :  Que  c'est  beau  !  Il 
n'est  pas  besoin  de  multiplier  les  exemples,  il 
suffit  d'avoir  attiré  l'attention  sur  quelques-unes 
de  ces  manifestations  spontanées  de  l'idée  et  du 
sentiment  de  la  beauté  par  l'homme  grossier, 
par  le  sauvage,  par  la  multitude,  pour  mettre  en 
évidence  l'universalité  de  cette  idée. 

Mais  si  l'idée  du  beau  est  universelle,  est-elle 
invariable?  est-elle  absolue? 

Si  dans  toutes  les  intelligences  il  y  a  une  idée 
du  beau ,  est-ce  le  même  beau  que  toutes  les  in- 
telligences conçoivent?  L'idée  du  beau  ne  change- 
t-elle  pas  d'époque  à  époque,  de  peuple  à  peu- 
ple, d'individu  à  individu,  suivant  les  conven- 
tions arbitraires,  suivant  les  caprices  de  la  mode, 
suivant  les  organisations  et  les  tempéraments 
divers  des  peuples  et  des  races?  Ne  pourrait-on 
pas  dire  à  bon  droit  de  la  beauté  ce  que  Pascal 
a  dit  de  la  justice  ?  Ce  qui  est  beauté  en  deçà 
des  Pyrénées  est  laideur  au  delà;  le  méridien 
change  la  beauté.  Celui  qui  jugerait  ainsi  la  na- 


190  DE  LA   NATURE 

ture  de  la  beauté  s'arrêterait  aux  apparences  et 
n'irait  pas  jusqu'au  fond  des  choses.  L'objection 
contre  l'universalité  et  l'immutabilité  de  la  beauté 
est  la  même  que  l'objection  contre  l'universalité 
et  l'immutabilité  de  la  justice,  et  elle  se  résout  de 
la  même  manière.  Sans  nul  doute  les  jugements 
que  les  hommes  portent  sur  la  beauté  sont  divers 
et  même  contradictoires  ;  mais  ,  comme  le  dit 
Reid  dans  son  Essai  sur  le  goût,  la  diversité  in- 
finie des  jugements  sur  le  beau  ne  prouve  pas 
plus  qu'il  n'existe  pas  un  beau  absolu  que  la  di- 
versité des  jugements  sur  le  vrai,  la  multitude 
des  erreurs  et  des  préjugés  ne  prouve  qu'il  n'existe 
pas  un  vrai  absolu.  En  effet ,  dans  le  jugement 
esthétique  comme  dans  le  jugement  moral,  il  y  a 
deux  éléments  à  distinguer.  Le  premier  est  l'idée 
du  beau  absolu  qui  entre  nécessairement  dans 
tout  jugement  esthétique  comme  l'idée  du  bien 
absolu  entre  dans  tout  jugement  moral.  Le  second 
est  le  sentiment ,  le  fait  y  l'objet,  en  un  mot ,  la 
matière  à  laquelle  on  applique  cette  idée.  Le  pre- 
mier élément  est  invariable ,  il  est  donné  à  priori 
par  la  raison;  le  second  varie  d'un  jugement  à 
l'autre,  il  est  donné  à  posteriori  par  l'expérience. 
Tous  les  hommes  sont  d'accord  sur  la  conception 
du  beau  absolu;  où  les  diversités  et  les  contra- 
dictions commencent ,  c'est  lorsqu'il  s'agit  des 
applications  de  cette  idée.  L'idée  du  beau  absolu 


DE  LA  RAISON  IMPERSONNELLE.  191 

ne  varie  donc  pas  ;  le  principe  demeure  toujours 
le  même,  ce  sont  les  applications  du  principe  qui 
varient.  Partout  où  les  hommes  aperçoivent  la 
qualité  essentielle,  constitutive  de  la  beauté,  qua- 
lité que  je  déterminerai  plus  tard ,  ils  s'accordent 
à  reconnaître  la  beauté.  Mais  par  une  cause  ou 
par  une  autre,  tous  ne  voient  pas  cette  qualité  où 
elle  réside,  et  quelquefois  ils  croient  l'apercevoir 
là  où  dans  la  réalité  elle  n'est  pas ,  et  ils  ne  jugent 
pas  beau  ce  qui  est  beau ,  ou  ils  jugent  beau  ce 
qui  n'est  pas  beau.  Car  cette  qualité  essentielle 
qui  constitue  la  beauté  ne  se  découvre  pas  tou- 
jours facilement  en  toutes  choses;  quelquefois  elle 
ne  peut  être  aperçue  qu'à  la  condition  d'un  cer- 
tain développement  de  l'esprit,  d'une  certaine 
science  qui  n'est  pas  le  partage  de  toutes  les  in- 
telligences. Elle  n'est  pas  partout  aussi  manifeste 
que  dans  les  grandes  scènes  de  la  nature,  et  sou- 
vent elle  échappe  aux  uns  là  où  elle  se  découvre 
aux  autres.  L'inégalité  du  développement  intel- 
lectuel^ les  préjugés,  les  associations  d'idées, 
telles  sont  en  général  les  causes  les  plus  actives 
qui  contribuent  à  égarer  dans  ses  applications 
l'idée  de  la  beauté  absolue ,  comme  l'intérêt  gé- 
néral d'une  tribu  ou  d'un  peuple,  comme  la  com- 
pétition des  devoirs  entre  eux,  sont  les  causes 
les  plus  actives  qui  faussent  les  applications  de 
l'idée  du  bien. 


192  DE   LA  NATURE 

Non-seulement  toutes  les  intelligences  conçoi- 
vent une  même  beauté,  mais  elles  la  conçoivent 
comme  absolu.  Quand  nous  jugeons  une  chose 
belle,  nous  portons  un  jugement  absolu,  nous 
croyons  qu'il  doit  également  s'imposer  à  tout  être 
raisonnable.  Nous  ne  comprenons  pas  qu'un  seul 
être  raisonnable  puisse  mettre  légitimement  en 
doute  la  beauté  du  ciel  étoile  ou  d'un  chef-d'œu- 
vre de  Raphaël.  De  là  une  différence  profonde 
entre  le  beau  qui  nous  est  donné  par  la  raison  et 
l'agréable  qui  nous  est  donné  par  les  sens.  J'ad- 
mets que  ce  qui  m'agrée ,  que  ce  qui  flatte  ma 
sensibilité  puisse  ne  pas  plaire  à  un  autre;  il  ne 
faut  pas  disputer  des  goûts,  est  une  maxime  pro- 
verbiale. Mais  je  ne  puis  admettre  que  ce  que  je 
juge  beau  ne  doive  pas  également  être  jugé  beau 
par  toutes  les  intelligences,  dans  tous  les  temps 
et  dans  tous  les  lieux. 

L'idée  du  beau  est  donc  universelle  et  absolue 
comme  l'idée  de  l'ordre,  comme  l'idée  du  bien, 
comme  toutes  les  autres  idées  de  la  raison.  Mais 
quel  en  est  l'antécédent ,  quelle  est  l'occasion  à 
propos  de  laquelle  cette  idée  se  manifeste  en 
notre  intelligence? 

L'idée  de  la  beauté  absolue  s'éveille  en  notre 
esprit  à  l'occasion  des  beautés  imparfaites  et  pé- 


DE  LA  RAISON  IMPERSONNELLE.  193 

rissables  que  l'observation  nous  découvre  dans 
la  nature  ou  dans  l'art.  Nous  voyons  de  la  beauté 
dans  la  fleur  qui  s'épanouit,  dans  le  rayon  de  soleil 
qui  nous  éclaire,  dans  une  figure  mortelle  qui  nous 
enchante.  Mais  la  fleur  se  dessèche,  le  rayon  s'é- 
teint, la  figure  se  flétrit,  et  en  même  temps  se  re- 
tire et  disparaît  la  beauté  qui  brillait  en  eux.  De 
même  en  est-il  de  tous  les  objets  qui  nous  mani- 
festent ici  bas  la  beauté  ;  ils  n'en  sontpour  ainsi 
dire  que  de  fragiles  dépositaires ,  et  la  beauté  ne 
fait  en  eux  qu'une  apparition  passagère  et  mo- 
mentanée. Non-seulement  leur  beauté  n'y  est  que 
passagère ,  mais  encore  elle  y  est  incomplète  et 
imparfaite.  En  effet,  quel  que  soit  son  éclat,  nous 
concevons  un  éclat  plus  grand;  quelque  pure  que 
soit  son  expression,  nous  concevons  une  expres- 
sion plus  pure,  et  jamais  elle  ne  satisfait  entière- 
ment notre  esprit.  Donc,  le  principe,  le  foyer  de 
la  beauté  ne  réside  pas  dans  les  objets  terrestres, 
dans  les  objets  finis  et  limités;  donc,  leur  beauté 
n'est  pas  la  vraie  beauté,  mais  seulement  une 
beauté  de  reflet  et  d'emprunt. 

Ainsi  la  vue  des  beautés  imparfaites  de  la  na- 
ture ou  de  l'art  élève  notre  esprit  à  la  conception 
de  la  beauté  idéale  et  absolue  dont  ces  beautés 
imparfaites  participent  plus  ou  moins  et  ne  sont 
que  des  images  affaiblies,  La  vue  d'une  seule  de 

13 


194  DE   LA  NATURE 

ces  beautés  imparfaites  suffit  pour  éveiller  en  nous 
l'idée  de  la  beauté  absolue.  Dans  l'ordre  de  la 
connaissance  c'est  donc  la  vue  d'une  des  beautés 
réelles  et  imparfaites  de  la  nature  et  de  l'art  qui 
est  l'antécédent  de  l'idée  de  la  beauté  absolue. 
Mais  dans  l'ordre  de  la  réalité  c'est  la  beauté  ab- 
solue qui  précède  les  beautés  imparfaites  de  la 
nature  et  de  l'art ,  c'est  elle  qui  en  est  le  fonde- 
ment et  le  principe  ;  c'est  d'après  cette  beauté  ab- 
solue conçue  par  la  raison  que  nous  jugeons 
toutes  les  choses  belles;  nous  les  jugeons  plus  ou 
moins  belles ,  selon  qu'elles  participent  plus  ou 
moins  à  la  beauté  absolue. 

Avant  de  rechercher  quel  est  l'objet,  quelle 
est  l'essence  de  cette  beauté  absolue ,  il  est  né- 
cessaire de  rechercher  s'il  y  a  une  ou  plusieurs 
sortes  de  beauté,  et  de  déterminer  quelle  est  la 
nature  de  ces  beautés  imparfaites  à  propos  des- 
quelles nous  concevons  la  beauté  absolue.  La 
beauté  se  manifeste  à  nous  dans  les  choses  visi- 
bles et  dans  les  choses  invisibles,  dans  les  idées, 
les  sentiments  et  dans  les  objets,  dans  les  formes 
sensibles.  Y  a-t-il  donc  deux  espèces  de  beauté, 
l'une  qui  brille  dans  le  monde  moral  et  l'autre 
dans  le  monde  physique?  y  a-t-il  une  beauté 
sensible  et  une  beauté  idéale ,  ou  bien  n'y  a-t-il 
qu'une  seule  beauté  qui  se  manifeste  toujours  la 


DE   LA  RAISON  IMPERSONNELLE.  195 

même ,  soit  au  travers  des  objets  sensibles,  soit 
dans  les  sentiments  et  dans  les  idées? 

11  y  a  identité  entre  tous  les  genres  de  beauté  ; 
ce  qui  fait  la  beauté  de  l'objet  sensible  est  iden- 
tique à  ce  qui  fait  la  beauté  du  sentiment  ou  de 
Fidée.  Il  est  facile  de  le  prouver  par  une  explora- 
tion rapide  des  diverses  régions  dans  lesquelles 
se  manifeste  le  beau. 

Pourquoi  les  hautes  montagnes,  l'océan,  le  ciel 
étoile,  toutes  les  grandes  scènes  de  la  nature, 
nous  paraissent-elles  belles  ou  sublimes?  N'est-ce 
pas  parce  qu'elles  réveillent  en  nous  les  idées  de 
la  grandeur,  de  la  puissance,  de  l'immensité,  de 
l'infinité  ?  n'est-ce  pas  parce  qu'elles  sont  à  nos 
yeux  un  symbole  des  attributs  de  l'invisible  Créa- 
teur? D'où  vient  que  je  trouve  belle  cette  cam- 
pagne couverte  de  fruits  et  de  fleurs,  arrosée  par 
une  rivière  calme  et  limpide,  parsemée  de  frais 
ombrages?  n'est-ce  pas  parce  que  cette  campagne 
est  un  symbole  delà  fécondité,  de  la  paix,  etd'une 
providence  bienfaisante?  11  en  est  de  même  de 
toute  la  nature  inanimée;  elle  est  belle  parce 
qu'elle  est  symbolique ,  parce  qu'elle  porte  sur 
sa  face  l'empreinte  des  attributs  et  des  perfec- 
tions du  Créateur,  parce  que  la  puissance,  l'in- 
telligence, la  bonté,  la  sagesse,  la  Providence,  se 


196  DE   LA  NATURE 

manifestent  de  toute  part  dans  sa  grandeur  et 
dans  l'harmonie  de  ses  lois. 

La  nature  animée  est  belle  aux  mêmes  condi- 
tions que  la  nature  inanimée,  et  elle  est  plus  belle 
parce  qu'elle  est  plus  expressive.  La  manifestation 
de  la  force,  de  l'activité,  de  la  vie ,  de  la  sensi- 
bilité, des  passions  nobles,  douces  et  bienveillan- 
tes, de  l'intelligence,  voilà  ce  qui  fait  la  beauté 
de  la  nature  animée.  Recherchez  en  quoi  consiste 
la  beauté  de  l'animal,  du  cheval,  du  lion  par 
exemple,  et  vous  reconnaîtrez  qu'ils  ne  sont  beaux 
qu'en  raison  des  qualités  intérieures  que  leur  forme 
extérieure  manifeste.  L'expression  de  l'agilité,  de 
l'ardeur,  de  l'émulation,  fait  la  beauté  du  cheval. 
L'expression  de  la  force,  de  la  puissance,  de  la 
majesté,  constitue  les  principaux  traits  de  la  beauté 
du  lion.  Telle  elle  est  décrite  dans  ces  magnifiques 
portraits  que  trace  Buffon  des  animaux  supé- 
rieurs dont  il  décrit  les  mœurs  et  l'organisation. 
Voici,  par  exemple,  le  portrait  du  lion  : 

«  L'extérieur  du  lion  ne  dément  point  ses  gran- 
des qualités  intérieures;  il  a  la  figure  imposante,  le 
regard  assuré,  la  démarche  fière,  la  voix  terrible  ; 
sa  taille  n'est  point  excessive,  comme  celle  de 
l'éléphant  et  du  rhinocéros  ;  elle  n'est  ni  lourde 
comme  celle  de  l'hippopotame  ou  du  bœuf,  ni 


DE   LA   RAISON   IMPERSONNELLE.  197 

trop  ramassée  comme  celle  de  l'hyène  ou  de 
l'ours,  ni  trop  allongée,  ni  déformée  par  des  iné- 
galités comme  celle  du  chameau;  mais  elle  est  au 
contraire  si  bien  prise  et  si  bien  proportionnée, 
que  le  corps  du  lion  paraît  être  le  modèle  de  l'a- 
gilité jointe  à  la  force.  Aussi  solide  que  nerveux, 
n'étant  chargé  ni  de  chair  ni  de  graisse  et  ne 
contenant  rien  de  surabondant,  il  est  tout  nerf  et 
tout  muscle.  Cette  grande  force  musculaire  se 
marque  au  dehors  par  les  sauts  et  les  bonds  pro- 
digieux que  le  lion  fait  aisément,  par  le  mouve- 
ment brusque  de  sa  queue,  qui  est  assez  fort  pour 
terrasser  un  homme,  par  la  facilité  avec  laquelle 
il  fait  mouvoir  la  peau  de  sa  face  et  surtout  celle 
de  son  front,  ce  qui  ajoute  beaucoup  à  sa  physio- 
nomie ou  plutôt  à  l'expression  de  sa  fureur,  et 
enfin  par  la  faculté  qu'il  a  de  remuer  sa  crinière, 
laquelle  non-seulement  se  hérisse,  mais  se  meut 
et  s'agite  en  tous  sens,  lorsqu'il  est  en  colère.  » 

Tous  ces  traits  extérieurs  dans  lesquels  Buffon 
fait  consister  la  beauté  du  lion  ne  sont-ils  pas 
tous  l'expression  de  quelque  qualité  intérieure,  de 
quelque  chose  d'invisible  qui  ne  tombe  pas  sous 
les  sens  ?  La  beauté  de  l'animal  est  donc  aussi 
tout  entière  dans  l'expression  de  quelque  chose 
qui  ne  tombe  pas  sous  les  sens.  Elle  est  expressive 
dans  chaque  animal  des  perfections  intérieures 


198  DE   LA  NATURE 

propres  à  son  espèce,  et  dans  tous  elle  est  ex- 
pressive de  la  puissance,  de  la  sagesse,  de  l'intel- 
ligence du  Créateur. 

Si  Tliomme  est  plus  beau  que  l'animal,  c'est 
que  la  figure  de  l'homme  est  plus  expressive, 
c'est  qu'elle  est  l'image  d'une  nature  animée,  sen- 
sible, intelligente  et  morale.  L'excellence  de  la 
beauté,  suivant  une  belle  expression  de  Bossuet, 
appartient  à  l'homme,  et  c'est  comme  un  rejail- 
lissement de  l'image  de  Dieu  sur  sa  face  1.  Une 
belle  âme  est  le  plus  beau  trait  d'une  belle  figure, 
la  figure  la  plus  régulière  est  insipide  si  l'âme  ne 
s'y  montre.  Ce  sont  là  des  maximes  populaires 
et  proverbiales  qui  viennent  à  l'appui  de  ce  prin- 
cipe ,  que  toute  beauté  réside  dans  l'expression 
de  la  force,  de  la  vie,  du  sentiment,  delà  pensée, 
de  quelque  chose  d'invisible. 

Nulle  figure  n'est  plus  repoussante  et  plus  laide 
que  celle  où  les  passions  et  les  vices  ont  dégradé 
les  caractères  d'une  nature  intelligente  et  morale. 
Nulle  figure  n'est  plus  belle  que  celle  qui  est 
animée  par  l'expression  de  nobles  sentiments,  de 
passions  douces  et  bienveillantes.  Il  n'est  pas  de 


1  Dixième  élévation  sur  les  mystères,  intitulée  :  Admirable  singu- 
larité de  la  création  de  l'homme» 


DE  LA  RAISON   IMPERSONNELLE.  199 

figure  si  irrégulière  sur  laquelle  une  vive  expres- 
sion d'un  grand  et  noble  sentiment,  une  pensée 
héroïque  de  dévouement,  ne  puisse  faire  luire 
un  rayon  de  beauté.  Si  quelque  beauté  demeure 
sur  la  figure  de  l'homme  méchant  et  pervers, 
c'est  qu'en  dépit  de  lui,  en  dépit  de  ses  viles  pas- 
sions, elle  garde  encore  un  reflet  d'intelligence, 
de  liberté,  de  moralité. 

La  couleur  même  de  la  figure  humaine  n'est 
belle  que  parce  qu'elle  est  expressive.  En  effet,  elle 
exprime  la  vie,  la  santé,  la  paix  de  l'âme,  le  calme 
des  passions.  Chaque  peuple  trouve  belle,  et  pré- 
fère à  toutes  les  autres,  la  couleur  qui  lui  est 
propre,  parce  que  chez  lui  cette  couleur  est  le 
signe  des  mêmes  qualités  intérieures.  Ce  qui 
exprime  la  souffrance,  l'affaiblissement,  les  pas- 
sions mauvaises,  telles  que  la  colère  et  la  haine, 
voilà  ce  qu'il  y  a  d'universellement  laid  dans  la 
couleur  ;  ce  qui  exprime  au  contraire  le  bien- 
être  physique  et  le  bien-être  moral,  voilà  ce  qu'il 
y  a  d'universellement  beau  dans  la  couleur.  Loin 
de  se  contredire,  tous  ces  jugements  divers  sur  la 
beauté  de  la  couleur  partent  d'un  même  principe. 

11  en  est  des  œuvres  de  Fart  comme  des  œuvres 
delà  nature  ;  ellesne  valent  que  par  l'expression  ; 
elles  ne  sont  belles  qu'autant  qu'elles  expriment 


200  DE   LA   NATURE 

une  idée,  un  sentiment,  quelque  chose  qui  ne 
tombe  pas  sous  les  sens.  Ce  qu'il  y  a  de  beau 
dans  l'art,  ce  n'est  pas  la  couleur,  le  bois,  le 
marbre,  la  pierre,  le  son,  mais  la  qualité  invi- 
sible, l'idée  dont  le  génie  de  l'artiste  les  a  faits 
les  signes  et  les  symboles  plus  ou  moins  parfaits. 
Analysez  les  chefs-d'œuvre  de  l'art,  cherchez  en 
quoi  consiste  la  beauté  d'un  tableau,  la  beauté 
d'une  statue,  et  vous  reconnaîtrez  que  la  beauté 
de  cette  statue  ou  de  ce  tableau,  de  même  que  la 
beauté  de  l'animal,  de  même  que  la  beauté  de 
l'homme,  découle  tout  entière  des  qualités  inté- 
rieures, des  idées  dont  elle  est  l'expression  plus 
ou  moins  vive,  plus  ou  moins  transparente.  Ce 
qui  n'exprime  rien  n'est  qu'une  œuvre  d'indus- 
trie, et  non  une  œuvre  d'art;  l'auteur  peut  être 
un  ouvrier  ingénieux  et  habile  ;  mais  assurément 
il  ne  mérite  pas  le  nom  d'artiste.  Concluons  qu'il 
n'y  a  pas  deux  sortes  de  beauté,  mais  une  seule, 
la  beauté  immatérielle,  la  beauté  idéale.  La  beauté 
visible  n'en  est  qu'une  image,  qu'un  reflet  plus 
ou  moins  affaibli  ;  c'est  cette  beauté  idéale  qui, 
toujours  la  même  dans  son  essence,  rayonne 
également  dans  le  monde  de  l'esprit  et  dans  le 
monde  de  la  matière,  dans  l'art  et  dans  la  nature. 
De  cette  source  unique  découle  la  beauté  phy- 
sique comme  la  beauté  intellectuelle  et  morale. 
Par  elle  seule  est  beau  tout  ce  qui  est  beau.  Elle 


DE   LA  RAISON   IMPERSONNELLE.  201 

pénètre  l'univers  tout  entier,  puisque  l'univers 
tout  entier  est  l'expression  de  la  puissance,  de  la 
bonté,  de  l'intelligence,  de  la  Providence  ;  mais 
souvent  cachée  sous  une  épaisse  enveloppe,  elle 
ne  se  découvre  pas  toujours  à  nos  yeux  ;  nous  ne 
l'apercevons  que  lorsqu'elle  se  montre  à  nous  au 
travers  d'une  enveloppe  plus  transparente,  et 
alors  notre  âme  pénétrée  de  joie  et  d'amour  se 
sent  délicieusement  attirée  vers  elle. 


DE  LA  NATURE 


CHAPITRE  XII. 


De  l'objet  de  l'idée  du  beau  absolu.  —  Opinions  de  Platon,  de  Plo- 
tin,  de  saint  Augustin,  de  Hegel  sur  la  nature  du  beau  en  soi.  — 
Tous  le  définissent  également  la  manifestation  sensible  de  l'être 
infini.  —  La  beauté  en  tout  genre  n'est  en  effet  qu'une  manifesta- 
tion de  l'infini  par  le  fini.  —  Du  sublime.  —  En  quoi  sa  nature  est 
semblable  à  celle  du  beau,  et  en  quoi  elle  en  diffère.  — Réfutation 
de  quelques  objections  contre  cette  définition  de  la  nature  du  beau 
et  du  sublime.  —  Identité  de  l'idée  du  beau  avec  l'idée  de  l'infini. 
—  Unité  de  toutes  les  idées  de  la  raison. 


Il  n'y  a  qu'une  seule  espèce  de  beauté.  Toute 
beauté  réside  dans  l'invisible  manifesté  par  le 
visible.  Quel  est  cet  invisible  objet  dont  la  mani- 
festation sensible  éveille  en  nous  ridée  du  beau 
absolu  ?  qu'est-ce  que  le  beau  en  soi  principe  de 
toute  beauté  imparfaite,  de  toute  beauté  terrestre 
et  périssable?  Quel  est  le  rapport  du  beau  en 
soi,  avec  l'ordre  en  soi,  le  bien  en  soi,  avec  l'ob- 
jet de  toutes  les  autres  idées  absolues?  De  la 
question  psychologique  nous  passons  à  la  ques- 
tion ontologique,  selon  la  marche  que  nous  avons 
constamment  suivie  pour  toutes  les  autres  idées 
de  la  raison.  Je  n'ai  pas  la  prétention  d'apporter 
une  solution  nouvelle  à  cette  question  difficile  de 
la  nature  de  la  beauté,  je  m'en  tiens  à  celle  en 
laquelle  se  sont  accordés  tous  les  grands  meta- 


DE   LA   RAISON   IMPERSONNELLE.  203 

physiciens  qui  ont  médité  sur  le  beau  ;  je  m'en 
tiens  à  celle  de  Platon,  de  Plotin,  de  saint  Augus- 
tin, de  Hegel;  car  diverse  par  la  forme,  et  plus 
ou  moins  précise,  leur  opinion  sur  la  nature  du 
beau  est  au  fond  identique,  et  elle  se  trouve  en 
une  harmonie  complète  avec  les  solutions  que 
nous  avons  déjà  données  sur  la  nature  de  la  cause, 
du  temps,  de  l'espace,  de  l'ordre,  du  bien  en  soi. 
J'exposerai  d'abord  rapidement  les  idées  de  ces 
philosophes  sur  le  beau  en  soi  pour  en  montrer 
l'identité  et  les  confirmer  ensuite  par  quelques 
considérations.  Je  commence  par  Platon. 

Avant  d'être  tombée  dans  le  corps  qu'elle  traîne 
comme  l'huître  traîne  sa  prison,  l'âme,  dit  Pla- 
ton dans  le  Phèdre,  avait  des  ailes  et  s'était  trans- 
portée à  la  suite  des  dieux  dans  la  région  des 
essences.  Au  milieu  de  ces  essences  divines  et 
immuables  qu'elle  a  plus  ou  moins  contemplées, 
brillait  entre  toutes  l'essence  de  la  beauté.  Tom- 
bés en  ce  monde,  nous  la  reconnaissons  plus  dis- 
tinctement que  toutes  les  autres.  A  la  vue  de  ses 
terrestres  images,  nous  nous  sentons  émus  et 
transportés,  et  celui  qui  n'a  pas  perdu  tout  sou- 
venir de  la  céleste  patrie  se  reporte  vers  l'essence 
divine,  éternelle  et  immuable  de  la  beauté  ;  car  le 
beau,  le  vrai,  le  bien  sont  quelque  chose  de 
divin. 


204  DE   LA  NATURE 

Si  nous  pénétrons  dans  le  sens  transparent  de 
cette  belle  allégorie,  si  nous  l' éclairons  par  une 
foule  de  passages  épars  dans  les  dialogues  de 
Platon,  nous  y  voyons  que  l'objet  et  le  principe 
de  la  beauté  est  une  essence  divine  et  immuable, 
que  toute  beauté  réelle  est  une  beauté  de  reflet  et 
d'emprunt,  qu'il  n'y  a  de  choses  belles  que  celles 
qui  participent  à  cette  essence  divine.  D'ailleurs, 
le  beau  est  une  idée,  et  dans  la  langue  de  Platon, 
toutes  les  idées  sont  les  essences  immuables, 
éternelles  des  choses,  et  toutes  découlent  de  l'idée 
mère,  de  l'idée  souveraine  du  bien.  Donc,  selon 
Platon,  l'objet  de  l'idée  du  beau,  comme  l'objet 
de  l'idée  du  bien  et  du  vrai,  est  un  objet  divin,  et 
c'est  au  sein  de  l'Éternel,  de  l'immuable,  c'est-à- 
dire  de  Dieu,  qu'il  faut  le  placer. 

Le  plus  grand  philosophe  de  l'école  d'Alexan- 
drie, Plotin,  a  traité  cette  même  question  de  la 
nature  du  beau  avec  autant  de  poésie  et  d'inspi- 
ration et  avec  plus  de  rigueur  systématique  que 
Platon.  Il  y  a  consacré  tout  le  livre  sixième  de  la 
première  Ennéade.  La  beauté,  selon  Plotin,  même 
dans  les  corps,  est  quelque  chose  d'intellectuel, 
et  provient  toujours  de  l'idée.  Une  chose  n'est 
belle  que  lorsqu'en  elle  la  matière  est  vaincue  et 
l'idée  domine.  Plus  elle  a  triomphé  de  la  ma- 
tière, plus  elle  ressemble  à  notre  âme,  et  plus 


DE   LA  RAISON  IMPERSONNELLE.  205 

elle  est  belle.  Si  notre  âme  se  réjouit  à  l'aspect 
des  choses  belles,  c'est  quelle  y  reconnaît  sa 
propre  nature,  c'est-à-dire  une  nature  spirituelle. 
L'âme  n'aime  que  ce  qui  est  analogue  à  sa  propre 
nature  ;  il  faut  donc  avoir  l'âme  belle  pour  aimer 
la  beauté.  Or,  pour  que  l'âme  soit  belle,  il  faut 
qu'elle  se  dégage,  autant  qu'il  est  en  elle,  du 
corps  et  de  tout  ce  qui  s'y  rapporte;  il  faut  qu'elle 
se  rapproche^  autant  que  possible,  de  l'état  de 
pur  esprit.  Mais  s'affranchir  du  corps  par  la 
vertu,  triompher  de  la  matière  au  sein  de  laquelle 
nous  sommes  plongés^  c'est  nous  élever  vers  l'u- 
nité suprême,  seul  pur  esprit,  et  en  conséquence 
principe  et  source  de  toute  beauté.  Le  beau  et  le 
bien  doivent  être  cherchés  par  la  même  voie, 
car  ils  sont  le  même  Dieu  sous  deux  aspects  dif- 
férents, c'est-à-dire  l'unité  suprême  (to  sV,  xo 
itptoxov).  Toutes  les  autres  choses  ne  sont  belles 
que  par  elle,  et  à  proportion  qu'elles  participent 
avec  elle.  Nous  nous  élevons  donc  vers  le  beau  à 
mesure  que  nous  nous  dépouillons  de  toutes  les 
souillures  matérielles  que  notre  âme  a  contractées 
en  s'éloignant  de  l'unité  suprême.  La  beauté  en 
soi  ne  descend  pas  dans  les  choses,  de  peur  d'être 
vue  par  les  profanes.  Qui  veut  la  contempler, 
doit  s'élever  jusqu'à  elle.  Celui  qui,  au  lieu  de 
tendre  vers  la  beauté  absolue,  tend  vers  les  beau- 
tés périssables,  court  après  la  vaine  image  que 


206  DE  LA  NATURE 

les  eaux  réfléchissent  ;  il  ne  peut  l'atteindre,  et  il 
se  noie.  Telle  est  l'analyse  rapide  des  principales 
idées  de  Plotin  sur  la  beauté.  Quel  est  le  prin- 
cipe, quelle  est  la  source  de  la  beauté,  selon  Plo- 
tin? C'est  l'unité  suprême,  c'est-à-dire  Dieu;  le 
beau  et  le  bien,  dit-il  expressément,  doivent  être 
cherchés  par  la  même  voie,  car  le  bien  et  le  beau 
sont  Dieu  lui-même,  envisagé  sous  deux  aspects 
différents.  Ainsi  donc  Plotin,  de  même  que  Pla- 
ton, place  dans  l'être  infini  l'essence  de  la  beauté 
et  l'objet  auquel  correspond  l'idée  du  beau  qui 
est  en  notre  intelligence. 

Selon  saint  Augustin,  le  caractère  distinctif  de 
la  beauté  dans  les  choses  est  le  rapport  exact  des 
parties  d'un  tout  entre  elles,  rapport  qui  constitue 
son  unité.  Si  vous  demandez,  dit-il,  à  un  archi- 
tecte pourquoi,  ayant  élevé  une  arcade  à  une  des 
ailes  de  l'édifice  qu'il  construit,  il  élève  une 
autre  arcade  à  l'aile  opposée ,  il  répondra  que 
c'est  pour  établir  la  symétrie  entre  toutes  les  par- 
ties; si  l'on  insiste  et  si  Ton  demande  pourquoi 
cette  symétrie  lui  paraît  nécessaire,  il  répondra 
parce  qu  elle  est  belle,  parce  qu'elle  plaît,  et  on 
l'amènera  à  trouver  la  raison  de  sa  beauté  dans 
l'unité  qui  résulte  de  la  symétrie  et  de  l'harmonie 
des  parties.  Mais  saint  Augustin  ne  s'arrête  pas 
à  cette  définition  de  la  beauté,  et  il  remonte  jus- 


DE   LA   RAISON   IMPERSONNELLE.  207 

qu'au  principe  de  toute  unité.  Il  remarque  qu'il 
n'y  a  point  de  vraie  unité  dans  les  corps;  tous  les 
corps  sont  composés  d'un  nombre  innombrable 
de  parties,  dont  chacune  est  encore  composée 
d'une  infinité  d'autres.  Où  donc  est-elle  cette 
unité  qui  dirige  l'architecte  dans  la  construction 
de  son  dessein?  cette  unité,  qui  est  une  loi  invio- 
lable de  son  art,  cette  unité  que  l'édifice  doit  imi- 
ter pour  être  beau,  mais  que  rien  sur  la  terre  ne 
peut  imiter  parfaitement,  puisque  rien  sur  la  terre 
ne  peut  être  parfaitement  un?  Ne  faut- il  pas  re- 
connaître qu'il  y  a  au-dessus  de  nos  esprits  une 
certaine  unité  originale,  souveraine,  éternelle, 
parfaite,  qui  est  la  règle  essentielle  du  beau,  et 
que  l'on  cherche  dans  la  pratique  de  l'art?  D'où 
saint  Augustin  conclut  que  c'est  l'unité  qui  consti- 
tue, pour  ainsi  dire,  la  forme  et  l'essence  du  beau 
en  tout  genre  :  «  Omnis  porro  pulchritudinis  forma 
mitas  est1.  » 

Ainsi  saint  Augustin  place  dans  l'unité  su- 
prême la  source  de  toute  beauté.  Une  chose  n'est 
belle,  selon  saint  Augustin,  qu'à  la  condition  de 
reproduire  quelque  peu  cette  unité  suprême.  Or, 
quelle  est  cette  unité  suprême,  sinon  l'essence 
absolue  de  Platon,  l'unité  première  de  Plotin? 

1  De  vera  religione. 


208  DE  LA   NATURE 

sinon  l'être  infiniment  simple,  sinon  Dieu  lui- 
même?  Donc,  l'opinion  de  saint  Augustin  sur  la 
nature  de  la  beauté  est,  au  fond,  la  même  que 
l'opinion  de  Platon  et  de  Plotin. 

Hegel  définit  le  beau,  la  manifestation  sensible 
de  l'idée  ;  mais  dans  son  système  l'idée  se  con- 
fond avec  l'être,  et  toute  idée  véritable  est  l'idée 
passée  à  l'existence,  l'idée  objectivée;  cette  défini- 
tion revient  donc  à  celle-ci  :  le  beau  est  la  mani- 
festation sensible  de  l'être  en  soi,  de  l'être  infini; 
définition  dont  il  est  inutile  de  faire  remarquer 
l'exacte  coïncidence  avec  les  définitions  de  Pla- 
ton, de  Plotin,  de  saint  Augustin.  L'idée  com- 
mence à  se  manifester  dans  la  nature  ;  elle  y  est 
d'abord  comme  étouffée  sous  l'objet  sensible. 
Privée  d'âme  et  de  vie,  elle  est  d'abord  comme 
absorbée  par  la  matérialité  au  sein  de  la  nature 
inorganique.  Elle  se  manifeste  avec  plus  d'éclat 
dans  le  monde  de  la  vie.  11  y  a  plus  de  beauté  dans 
le  règne  végétal  que  dans  le  règne  minéral,  et  dans 
le  règne  animal  que  dans  le  règne  végétal,  et  il  y 
a  plus  de  beauté  dans  Fart  que  dans  la  nature, 
parce  que  l'art  corrige  la  nature  et  exprime  l'idée 
d'une  manière  plus  parfaite  S  Hegel  pense  donc 
sur  cette  question  comme  Platon,  Plotin  et  saint 

*  Voir  le  Cours  d'esthétique  de  Hegel,  analysé  par  M.  Bénard. 


DE  LA  RAISON   IMPERSONNELLE.  ^09 

Augustin  ont  pensé.  Telle  est  la  solution  qui  seule 
nous  paraît  rendre  compte  de  la  vraie  nature  de 
la  beauté  absolue,  et  que  nous  allons  essayer  d'é- 
claircir  et  de  préciser  davantage. 

J'ai  déjà  préparé  cette  solution  en  démontrant 
que  toute  beauté  réside  dans  l'invisible  manifesté 
par  le  visible.  Or,  cet  invisible,  par  qui  sont 
belles  toutes  les  choses  belles,  c'est  l'être  infini 
et  ses  attributs  toujours  exprimés  en  un  certain 
degré  par  l'objet  qui  éveille  en  notre  âme  l'idée 
de  la  beauté.  Mais  l'être  infini  avec  ses  attributs 
est  également  l'objet  de  toutes  les  autres  idées  de 
la  raison.  Il  faut  donc  déterminer  en  quelle  cir- 
constance et  à  quelle  condition  il  nous  apparaît 
plus  particulièrement  comme  le  beau  en  soi.  Cette 
condition  me  paraît  nettement  déterminée  dans 
la  définition  de  Hegel  :  Le  beau  est  la  manifesta- 
tion sensible  de  l'idée,  c'est-à-dire  de  l'être,  de 
l'être  infini  et  de  ses  attributs.  L'être  considéré 
eu  lui-même,  indépendamment  de  toute  forme, 
de  toute  manifestation  sensible  qui  l'exprime,  se 
présente  à  la  raison  sous  l'aspect  général  du  vrai. 
Il  ne  se  présente  à  la  raison  sous  l'aspect  du  beau 
que  lorsqu'il  est  aperçu  au  travers  d'une  forme 
plus  ou  moins  transparente,  plus  ou  moins  ex- 
pressive de  la  nature  ou  de  l'art.  Les  seules  choses 
belles  sont  celles  qui  nous  manifestent  en  quelque 


210  DE   LA  NATURE 

degré  les  attributs  de  letre  infini.  Qu'y  a-t-il  de 
beau  dans  la  nature,  soit  inanimée,  soit  animée, 
sinon  ce  qui  nous  exprime  l'infinité,  l'immen- 
sité, la  puissance  ou  l'intelligence,  la  bonté,  la 
providence?  11  y  a  de  la  beauté  dans  l'ordre  mo- 
ral comme  dans  la  nature  inanimée  ou  animée,  il 
y  a  de  la  beauté  dans  les  actions  et  les  sentiments 
comme  il  y  en  a  dans  les  formes  sensibles.  D'où 
vient  cette  beauté  dans  les  sentiments  et  dans  les 
actions  ?  Elle  se  ramène  toujours  au  même  prin- 
cipe. Toujours  elle  découle  de  la  même  source. 
Le  bien  en  soi  est  l'ordre  éternel  des  perfections 
de  Dieu  ;  quiconque  règle  ses  affections  et  ses  ac- 
tions sur  cet  ordre  éternel,  suit  la  loi  de  Dieu 
même,  la  loi  sur  laquelle  Dieu  même  règle  inva- 
riablement ses  volontés  et  ses  affections.  Une  ac- 
tion n'est  bonne  et  morale  qu'à  la  condition  d'être 
conforme  à  cette  règle  absolue.  Toute  action 
morale  représente  donc  l'ordre  éternel  des  per- 
fections de  Dieu,  elle  en  est  l'expression,  le  sym- 
bole, et  voilà  pourquoi  toute  action  morale  est 
belle  en  même  temps  qu'elle  est  morale  ;  elle  est 
belle  au  même  titre  que  les  grandes  scènes  de  la 
nature,  que  l'animal,  que  l'homme;  elle  est  belle 
parce  qu'elle  signifie  en  une  certaine  mesure  Dieu 
et  ses  attributs. 

La  beauté  brille  à  nos  yeux  dans  l'ordre  intel- 


DE   LA  RAISON  IMPERSONNELLE.  211 

lectuel  comme  dans  Tordre  moral  ;  nous  jugeons 
qu'il  y  a  de  la  beauté  dans  une  idée,  une  inven- 
tion, une  découverte,  mais  dans  quelles  circon- 
stances et  à  quelle  condition?  A  la  condition  que 
cette  idée,  cette  invention,  cette  découverte,  soient 
l'expression  d'une  telle  puissance  d'esprit,  qu'elles 
nous  apparaissent  comme  une  image  de  l'intelli- 
gence infinie  et  souveraine. 

La  beauté  dans  l'art  n'existe  qu'à  la  même  con- 
dition. L'art,  comme  la  nature,  n'est  beau  qu'à 
la  condition  d'être  expressif  et  symbolique.  Les 
beautés  imparfaites  que  la  nature  nous  présente 
ne  nous  contentent  pas,  elles  ne  répondent  pas 
au  beau  idéal  que  conçoit  notre  raison.  Les  for- 
mes naturelles  sont  toujours  plus  ou  moins  im- 
parfaites, il  y  a  toujours  en  elles  quelque  chose 
qui  plus  ou  moins  fait  obstacle  à  l'expression  de 
l'idée.  Quelle  est,  dans  la  réalité,  la  forme  si  belle 
et  si  pure  qui  ne  laisse  quelque  chose  à  désirer, 
et  à  laquelle  il  n'y  ait  pas  quelque  chose  à  chan- 
ger, à  ajouter  ou  à  retrancher  ?  Quel  est  le  visage 
qui  n'en  laisse  concevoir  un  plus  beau,  et  dans 
lequel  il  n'y  ait  pas  quelque  trait  à  corriger  pour 
en  faire  un  symbole  plus  parfait  de  sensibilité, 
d'intelligence,  de  moralité?  En  présence  de  ces 
symboles  imparfaits  de  la  nature,  nous  ne  pou- 
vons nous  empêcher  d'en  rêver  d'autres  plus 


212  DE  LA  NATURE 

parfaits,  plus  transparents,  plus  expressifs,  et 
c'est  du  sentiment  de  ces  imperfections  du  beau 
dans  le  monde  réel  qu'est  née  l'idée  de  l'art. 
Représenter  d'une  manière  plus  pure  ce  beau 
idéal  que  la  nature  n'exprime  que  d'une  manière 
si  incomplète  et  si  grossière,  le  dégager,  le  puri- 
fier, autant  qu'il  est  possible,  des  imperfections 
du  réel,  tel  est  l'objet  de  l'art.  Représenter  l'idéal, 
en  d'autres  termes  l'absolu,  l'infini,  d'une  ma- 
nière sensible,  tel  est  le  but  de  tout  véritable  ar- 
tiste. Aussi  le  caractère  propre  de  tout  chef- 
d'œuvre  de  l'art,  soit  en  poésie,  soit  en  musique, 
soit  en  peinture,  soit  dans  la  sculpture  et  dans 
l'architecture,  est  d'élever  l'âme  au-dessus  du 
monde  des  sens,  et  de  la  transporter  dans  le 
monde  de  l'idéal  et  de  l'infini. 

N'est-ce  pas  l'impression  que  nous  éprouvons 
à  la  vue  d'une  tête  de  vierge  de  Raphaël  ou  en 
présence  de  nos  belles  cathédrales  gothiques? 
Une  musique  vraiment  belle ,  en  même  temps 
qu'elle  charme  notre  oreille,  ne  s'adresse-t-elle 
pas  à  notre  raison  et  ne  nous  éiève-t  elle  pas  à 
la  conception  de  l'idéal  absolu?  Tel  est  l'infail- 
lible critérium  de  toute  vraie  beauté  dans  l'art. 
Toute  œuvre  qui  ne  produit  pas  sur  nous  une 
impression  analogue,  qui  n'exprime  pas  l'idée  de 
quelque  chose  qui  dépasse  le  iini  et  l'imparfait, 


DE   LA   RAISON   IMPERSONNELLE.  213 

peut  être  ingénieuse,  agréable,  jolie,  mais  assu- 
rément elle  n'est  pas  belle.  La  beauté  de  l'art, 
de  même  que  la  beauté  de  la  nature,  consiste 
donc  dans  l'expression  de  l'infini.  Entre  Tune  et 
l'autre  il  n'y  a- qu'une  différence  de  degré,  parce 
que  l'art  est  supérieur  à  la  nature,  parce  qu'il 
exprime  mieux  qu'elle  l'idée,  l'infini.  Ainsi  toute 
beauté  se  ramène  à  la  définition  que  nous  en 
avons  donnée  d'après  Platon ,  Plotin,  saint  Au- 
gustin et  Hegel. 

Je  n'ai  rien  dit  encore  du  sublime ,  parce  que 
le  sublime  n'est  qu'une  nuance  du  beau ,  parce 
qu'il  s'explique  par  la  même  formule.  Le  su- 
blime ne  constitue  pas  une  idée  spéciale  de  la 
raison;  de  même  que  le  beau,  il  est  une  mani- 
festation sensible  de  l'infini.  Mais  en  quoi  cette 
manifestation  de  l'infini  par  le  sensible  qui  con- 
stitue le  sublime  se  distingue-t-elle  de  la  mani- 
festation de  l'infini  qui  constitue  le  beau? L'objet 
qui  éveille  en  nous  l'idée  du  beau  est  un  objet 
déterminé ,  un  objet  dont  notre  raison  et  notre 
imagination  saisissent  les  contours.  Cet  objet  ma- 
nifeste sans  doute  l'infini ,  car  il  n'est  beau  qu'à 
cette  condition  ;  mais  il  nous  le  manifeste  avec 
quelque  ménagement  pour  la  faiblesse  de  notre 
nature,  et  plus  particulièrement  sous  les  attributs 
de  perfection,  de  bonté,  d'intelligence,  tandis  qu'il 


214  DE   LA  NATURE 

nous  le  voile  un  peu  dans  sa  puissance,  dans  sa 
grandeur,  dans  son  immensité.  Il  n'en  est  pas  de 
même  du  sublime.  L'objet  que  nous  qualifions  de 
sublime  est  un  objet  indéterminé  au  regard  de  no- 
tre imagination  qui  ne  peut  en  embrasser  les  pro- 
portions et  les  contours.  Cet  objet  nous  manifeste 
aussi  l'infini;  mais  d'une  manière  pour  ainsi  dire 
plus  brusque,  d'une  manière  plus  écrasante  pour 
notre  faiblesse;  voilà  pourquoi,  à  son  aspect, 
notre  premier  sentiment  au  lieu  d'être,  comme 
à  l'aspect  du  beau,  un  sentiment  de  joie  et  d'a- 
mour, est  un  sentiment  d'abattement^  de  tristesse. 
Le  sublime  est  doncaussi  l'infini,  manifesté  par  le 
sensible,  mais  manifesté  en  une  certaine  manière, 
mais  manifesté  plus  spécialement  sous  certains 
de  ses  attributs.  Tandis  que  les  manifestations  de 
l'intelligence,  de  l'amour,  delà  sagesse,  de  la  pro- 
vidence, semblent  plus  propres  à  réveiller  en  nous 
Tidée  du  beau,  les  manifestations  de  la  force,  de 
la  puissance  infinie,  de  l'immensité,  de  l'éternité, 
ne  seraient-elles  pas ,  au  contraire  ,  en  général 
plus  propres  à  révéler  en  nous  l'idée  du  sublime? 

Mais  cette  définition  du  beau  et  du  sublime 
soulève  des  difficultés  et  des  objections  qu'il  faut 
prévenir  ou  résoudre.  Peut-être  pourrait-elle 
sembler  avoir  le  tort  de  s'étendre  également  à 
toutes  les  choses  qui  existent,  d'embrasser  le  laid 


DE  LA  RAISON   IMPERSONNELLE.  215 

comme  le  beau,  le  vil  comme  le  sublime.  En  ef- 
fet, l'idée  du  fini  et  l'idée  de  l'infini  sont,  avons- 
nous  dit,  deux  idées  inséparables  dans  notre 
esprit  ;  nous  ne  pouvons  voir  le  fini  sans  conce- 
voir à  l'instant  même  l'infini;  toute  chose  finie 
réveille  en  nous  l'idée  de  ce  qui  est  infini.  Si  donc 
le  beau  consistait  dans  la  manifestation  de  l'infini, 
toute  chose  ne  serait-elle  pas  belle,  puisque  toute 
chose  réveille  également  en  notre  intelligence 
l'idée  de  l'infini,  puisque  toute  chose  finie,  sans 
exception,  est  une  occasion  à  propos  de  laquelle 
nous  concevons  l'infini  ? 

Toute  chose  finie,  il  est  vrai,  réveille  en  nous 
l'idée  de  l'infini ,  et  cependant  toute  chose  finie 
n'est  pas  belle.  Car  ce  qui  est  beau  n'est  pas 
ce  qui  réveille  en  nous  l'idée  de  l'infini,  ce  à 
propos  de  quoi  nous  concevons  l'infini,  mais  ce 
qui  en  un  certain  degré,  en  une  certaine  mesure, 
exprime  d'une  manière  sensible  l'essence  et  les 
attributs  de  l'être  infini.  Entre  une  chose  qui 
exprime  l'infini,  qui  en^st  un  symbole  plus  ou 
moins  parfait,  et  une  chose  à  propos,  à  l'occasion 
de  laquelle  notre  esprit  conçoit  l'infini,  il  n'y  a 
pas  identité.  Exprimer  l'infini  par  un  symbole 
plus  ou  moins  parfait  est  un  caractère  exclusif 
des  choses  belles;  être  une  occasion  à  propos  de 
laquelle  l'esprit  conçoit  l'infini ,  est  un  caractère 


216  DE   LA   NATURE 

général  de  toutes  les  choses  finies,  sans  excep- 
tion. Notre  définition  du  beau  n'a  donc  pas  une 
extension  universelle,  et  elle  s'applique  aux 
choses  seules  dont  le  sens  commun  général  a  de 
tout  temps  proclamé  la  beauté. 

Cependant  on  peut  insister  encore  ;  on  peut 
soutenir  que  non-seulement  toute  chose  réveille 
l'idée  d'infini,  mais  que  toute  chose  l'exprime, 
que  toute  chose  en  est  nécessairement  un  symbole 
plus  ou  moins  parfait.  En  effet,  toute  chose  finie 
ne  se  relie-t-elle  pas  à  l'ensemble  de  l'univers? 
toute  chose  finie  n'a-t-elle  pas  sa  racine  dans  l'in- 
fini? Donc,  cette  définition  du  beau  ne  saurait 
dans  tous  les  cas  échapper  à  ce  caractère  d'ex- 
tension universelle  qui  la  détruit. 

Pour  répondre  à  l'objection  ainsi  présentée,  il 
suffit  de  distinguer  le  point  de  vue  de  l'absolu 
du  point  de  vue  du  relatif.  Oui,  au  point  de  vue 
de  l'absolu,  toute  chose  finie  est  une  manifesta- 
tion, une  expression  de  l'infini,  et  en  conséquence 
toute  chose  est  belle.  L'univers  tout  entier  étant 
une  manifestation  de  l'essence  de  Dieu  et  de  ses 
attributs,  il  en  résulte  que  la  beauté  doit  être  ré- 
pandue dans  toutes  ses  parties.  Aux  yeux  d'une 
intelligence  supérieure  à  la  nôtre,  chaque  monade, 


DE    LA  RAISON   IMPERSONNELLE.  217 

a  dit  Leibnitz ,  serait  un  miroir  de  l'univers ,  donc 
chaque  monade  serait  belle  ou  sublime. 

Sans  doute  cela  est  vrai  au  point  de  vue  de  l'ab- 
solu, cela  est  vrai  au  regard  de  l'intelligence  di- 
vine ,  mais  cela  n'est  pas  vrai  au  point  de  vue 
du  relatif  et  du  contingent,  c'est-à-dire  au  regard 
de  notre  intelligence  imparfaite  et  bornée.  Cha- 
que monade  à  nos  yeux  n'est  pas  un  miroir  de 
l'univers,  il  ne  nous  est  pas  donné  de  voir  les 
rapports  de  chaque  chose  avec  l'ensemble  des 
choses,  et  par  conséquent  nous  ne  voyons  pas, 
nous  ne  pouvons  voir  en  toutes  choses  une  ex- 
pression, une  manifestation  de  l'infini.  Si  donc 
tout  est  beau  dans  la  réalité,  et  au  regard  de  l'in- 
telligence infinie,  tout  n'est  pas  beau,  tout  ne 
peut  pas  être  beau  au  regard  de  notre  intelligence 
finie.  En  définissant  le  beau,  la  manifestation 
sensible  de  l'infini,  nous  laissons  donc  subsister 
néanmoins  dans  toute  sa  force,  par  rapport  à 
notre  intelligence,  la  distinction  de  ce  qui  est 
beau  ou  sublime,  et  de  ce  qui  n'est  ni  beau  ni 
sublime. 

Ainsi  le  beau  en  soi,  c'est  l'infini  manifesté 
d'une  manière  sensible;  ainsi  l'objet  de  la  raison 
dans  l'aperception  du  beau  absolu  est  encore 
l'être  infini  comme  dans  toutes  ses  autres  aper- 


218  DE  LA  NATURE 

ceptions.  C'est  de  l'être  infini  que  toute  beauté 
découle,  c'est  par  lui  que  sont  belles  toutes  les 
choses  belles,  et  sublimes  toutes  les  choses  subli- 
mes. C'est  lui  qui,  selon  une  expression  non  moins 
vraie  et  profonde  que  poétique,  est  la  beauté 
toujours  ancienne,  la  beauté  toujours  nouvelle. 
Toute  beauté  périssable  et  terrestre  n'est  qu'un 
rayon  de  l'éternelle  et  céleste  beauté.  Il  n'y  a  du 
beau  et  du  sublime  que  là  où  Dieu  se  montre,  que 
là  où  notre  raison  découvre  un  symbole  plus  ou 
moins  pur,  plus  ou  moins  parfait  de  son  infinité 
et  de  ses  perfections  souveraines.  Enfin,  pour  me 
servir  encore  de  la  belle  expression  de  Bossuet, 
la  beauté  n'est  qu'un  rejaillissement  de  l'image  de 
Dieu  sur  la  face  de  l'univers ,  ou  un  épanche- 
ment  de  ses  rayons,  comme  l'a  dit  Leibnitz  \ 

Les  idées  de  cause,  de  temps,  d'espace,  d'ordre, 
de  bien  et  de  beau,  étant  les  seules  idées  univer- 
selles et  absolues,  les  seules  idées  qui  relèvent  de 
la  raison,  j'ai  maintenant  démontré  que  toutes 
ces  idées  se  réduisent  à  une  seule  idée,  l'idée  de 
l'infini,  et  se  rapportent  à  un  seul  objet,  l'être 
infini.  A  quoi  correspond  l'idée  d'infini?  À  l'être 
infini  lui-même  dont  elle  renferme  l'existence. 
Quel  est  l'objet  de  l'idée  de  cause  absolue?  C'est 

*  Préface  de  la  Théodicée. 


DE  LA  RAISON   IMPERSONNELLE.  219 

l'être  infini  qui  a  la  causalité  absolue  pour  essence 
même.  Qu'est  ce  que  l'espace  en  soi,  le  temps  en 
soi?  C'est  l'immensité  et  l'éternité  de  l'être  in- 
fini .  Qu'est-ce  que  l'ordre  en  soi  ?  sur  quoi  repose 
l'idée  de  cet  ordre  absolu,  que  notre  raison  con- 
çoit? Elle  repose  sur  l'immutabilité  de  Dieu,  im- 
mutabilité qui  résulte  de  son  essence  même  et  de  sa 
sagesse  souveraine.  Qu'est-ce  que  le  bien  en  soi? 
C'est  l'ordre  éternel  des  perfections  de  Dieu, 
ordre  éternel  qui  est  la  loi  que  Dieu  même  suit 
invinciblement,  et  qui  devient  la  loi  de  tous  les 
êtres  intelligents,  par  suite  de  leur  union  avec  la 
raison  de  Dieu.  Enfin  qu'est-ce  que  le  beau  en 
soi?  C'est  encore  l'infini,  mais  l'infini  manifesté 
par  le  fini,  parle  sensible. 

Ainsi  ramenées  à  l'unité,  les  idées  de  la  raison 
s'éclairent  les  unes  par  les  autres.  Par  l'unité  de 
leur  objet  s'explique  l'unité  de  leurs  caractères 
et  de  leur  origine;  par  la  nature  de  cet  objet, 
s'expliquent  leur  universalité  et  leur  caractère 
absolu.  Enfin  cette  réduction  de  toutes  les  idées 
de  la  raison  à  l'idée  de  l'infini  nous  conduit  na- 
turellement à  l'exacte  détermination  de  la  vérita- 
ble essence  de  la  raison  ;  détermination  qui  était 
impossible  sans  la  démonstration  préalable  de 
l'unité  des  idées  de  la  raison  et  de  l'unité  de  leur 


220  DE  LA  NATURE 

objet.  Cherchons  donc  maintenant  quelle  est  la 
nature  de  cet  le  merveilleuse  faculté  par  laquelle 
notre  intelligence  entre  en  possession  du  néces- 
saire, de  l'absolu,  de  l'infini. 


DE  LA  RAISON   IMPERSONNELLE.  221 


CHAPITRE  XIII. 

De  la  nature  de  la  raison.  —  La  raison  ne  peut  être  une  faculté 
personnelle  et  limitée. —Le  fini  ne  peut  connaître  l'infini. — Deux 
termes  infinis  ne  peuvent  coexister.  —  Il  ne  peut  donc  y  avoir 
qu'un  terme  à  la  fois  sujet  et  objet  dans  la  connaissance  de  l'in- 
fini. —  Ce  terme  unique  est  l'être  infini  présent  substantiellement 
en  nous  en  vertu  de  son  infinité.  —  Définition  de  la  nature  de  la 
raison.  — Comment  cette  définition  se  rattache  à  tout  ce  qui  pré- 
cède. —  Elle  ne  s'applique  qu'à  la  connaissance  de  l'infini,  et  non 
à  la  connaissance  du  fini.  —  Critique  de  quelques  métaphores  au 
sujet  de  la  raison.  —  Impersonnalité  de  la  raison.  —  Citations  de 
Malebranche,  deFénelon,  de  Bossuet,  de  M.  Cousin. —  Ils  ont 
conçu  de  la  même  manière  la  nature  de  la  raison.  —  C'est  de  la 
nature  divine  de  la  raison  que  découlent  tous  ses  caractères. 


Il  ne  suffit  pas  d'avoir  montré  dans  l'intelli- 
gence humaine  l'existence  de  la  notion  de  Tin- 
fini,  d'avoir  prouvé  que  toutes  les  idées  absolues 
se  ramènent  à  cette  notion  de  l'infini,  et  d'avoir 
distingué  de  toutes  les  autres  la  faculté  de  notre 
intelligence  en  vertu  de  laquelle,  êtres  limités  et 
imparfaits,  nous  concevons  l'illimité  et  le  souve- 
rainement parfait.  Au-dessus  de  toutes  ces  ques- 
tions, il  en  est  une  autre  plus  élevée,  plus  délicate, 
plus  difficile,  celle  de  la  nature  et  de  l'essence 
même  de  la  raison.  Je  ne  connais  pas  de  ques- 
tions sur  laquelle  on  ait  accumulé  davantage  les 
équivoques^  les  métaphores  vagues  et  poétiques. 


DE  LA  NATURE 

On  dirait  qu'en  traitant  ce  sujet  les  métaphysi- 
ciens ont  voulu  rivaliser  avec  les  poètes  et  s'en- 
velopper comme  eux  de  voiles  allégoriques,  Pour 
résoudre  la  question  il  faut  la  dépouiller  de  toutes 
ces  expressions  équivoques  et  métaphoriques,  il 
faut  prendre  les  termes  en  un  sens  littéral  et  ri- 
goureux et  non  en  un  sens  allégorique  et  poétique. 
A  cette  condition  seulement,  il  sera  possible  de 
déterminer  d'une  manière  nette  et  précise  l'essence 
de  cette  faculté  qui  met  notre  intelligence  en 
rapport  avec  l'absolu  et  l'infini. 

Qu'est-ce  donc  que  la  raison  considérée  non 
plus  dans  son  rapport  avec  nous,  mais  au  point 
de  vue  ontologique,  c'est-à-dire  en  elle-même  et 
dans  sa  propre  nature  ?  La  raison  est-elle  une 
faculté  personnelle,  une  faculté  qui  nous  appar- 
tienne en  propre,  qui,  semblable  à  toutes  nos 
autres  facultés,  fasse  partie  intégrante  de  notre 
nature  imparfaite  et  bornée? Ou  bien  la  raison 
n'est-elle  pas  impersonnelle,  n'est-elle  pas  en 
nous,  sans  nous  appartenir,  sans  faire  partie  de 
nous-mêmes?  n'est-elle  pas  Dieu  en  nous,  Dieu 
en  qui  nous  sommes  et  par  qui  nous  sommes, 
Dieu  présent  substantiellement  en  nous  en  vertu 
de  son  infinité  ?  Telles  sont  les  deux  seules  hy- 
pothèses qui  se  présentent  sur  la  nature  de  la 
raison,  telles  sont  les  deux  hypothèses  entre  les- 


DE  LA  RAISON   IMPERSONNELLE.  223 

quelles  il  nous  faut  nécessairement  choisir.  Peut- 
être  au  premier  abord  inclinerait-on  davantage 
vers  la  première  de  ces  hypothèses  ;  elle  paraît 
plus  naturelle  et  plus  simple,  elle  paraît  exempte 
de  toutes  les  difficultés  que  la  seconde  semble 
entraîner  avec  elle.  Cependant  j'espère  montrer 
quelle  ne  peut  résister  à  un  examen  sévère  et 
que  dans  la  seconde  seulement  est  contenue  la 
vérité. 

Parmi  les  philosophes  qui  ont  reconnu  dans 
Tintelligence  humaine  l'existence  d'une  faculté 
par  laquelle  elle  perçoit  l'absolu  et  l'infini ,  il  en 
est  un  certain  nombre  qui  ne  se  sont  pas  même 
posé  la  question  que  nous  agitons  en  ce  moment; 
il  en  est  d'autres  qui  d'une  manière  plus  ou  moins 
explicite,  semblent  avoir  considéré  cette  faculté 
comme  semblable  par  sa  nature  à  toutes  les  au- 
tres facultés,  comme  un  organe,  un  pouvoir 
propre  et  personnel  de  notre  intelligence.  D'a- 
près ces  philosophes  la  raison  se  distingue- 
rait de  la  perception  sensible ,  de  la  mémoire, 
non  pas  par  sa  nature,  mais  par  son  objet. 
Dans  la  connaissance  de  l'infini  et  de  l'absolu 
comme  dans  la  connaissance  du  fini  et  du  con- 
tingent, ils  distinguent  deux  termes  :  d'une  part 
un  sujet  qui  est  notre  intelligence  limitée,  et  de 
l'autre  un  objet  qui  est  sans  bornes,  qui  existe 


224  DE   LA  NATURE 

sans  condition.  La  raison  serait  donc  une  faculté 
par  laquelle  nous  percevrions  l'absolu  et  l'infini, 
tout  comme  par  les  sens  nous  percevons  le  fini 
et  le  contingent,  tout  comme  par  la  mémoire 
nous  connaissons  le  passé,  tout  comme  par  l'in- 
duction nous  découvrons  l'avenir  et  le  général. 
Mais  ces  philosophes  n'ont  pas  pris  garde  à  l'in- 
soluble difficulté,  à  la  contradiction  que  renferme 
cette  conception  de  la  nature  de  la  raison. 

Si  la  raison  est  une  faculté  spéciale,  un  œil,  un 
organe  de  notre  esprit  fini  et  limité,  elle  ne  peut 
avoir  aucun  caractère  d'infinité  elle  est  néces- 
sairement finie  et  limitée.  Mais  si  la  raison  n'est 
pas  infinie  dans  son  essence,  si  elle  a  des  bornes, 
elle  est  parla  même  condamnée  à  ne  jamais  voir, 
à  ne  jamais  connaître  ce  qui  n'a  pas  de  bornes; 
elle  est  condamnée  à  ne  jamais  s'élever  au-des- 
sus de  la  connaissance  de  ce  qui  est  fini.  En  effet 
comment  quelque  chose  de  fini  pourra- t-il  saisir, 
embrasser,  connaître  quelque  chose  d'infini  et 
d'absolu  ?  comment  à  un  sujet  fini  un  objet  fini 
pourra-t-il  correspondre  ?  comment  l'infini  pour- 
ra-t-il  poser  en  face  du  fini  ? 

De  même  que  notre  œil  sensible  n'aperçoit, 
parce  qu'il  est  borné ,  qu'une  certaine  partie  de 
l'étendue  visible,  de  même  la  raison,  faculté  bor- 


DE   LA  RAISON    IMPERSONNELLE.  2*25 

née  de  notre  esprit ,  ne  pourrait  jamais  aperce- 
voir qu'une  réalité  limitée  et  non  la  réalité  sans 
bornes.  Il  y  aura  toujours  une  inévitable  projec- 
tion des  limites  essentielles  au  sujet  qui  connaît 
sur  l'objet  qui  est  connu.  Un  sujet  fini  mesurera 
nécessairement  son  objet  à  sa  mesure;  il  pourra 
reculer  plus  ou  moins  ces  limites,  mais  jamais  les 
ôter.  Toute  connaissance  de  l'infini  est  donc  ab- 
solument interdite  à  une  faculté  finie  et  limitée. 

Peut-être  objectera-t-on  que  si  nous  connais- 
sons l'infini,  nous  ne  connaissons  pas  tout  ce  qui 
existe  au  sein  de  l'infini.  On  dira  :  Nous  savons, 
il  est  vrai,  que  l'infini  existe,  mais  nous  ne  savons 
pas  comment  il  existe ,  nous  ne  savons  pas  tout 
ce  qui  est  en  lui ,  nous  ne  connaissons  pas  tous 
ses  attributs  et  toutes  ses  manifestations.  Or,  cette 
connaissance  limitée  ne  pourrait- elle  pas  être  le 
propre  d'une  faculté  finie?  Je  réponds  à  cette  ob- 
jection :  Peu  importe  que  nous  connaissions  ou 
que  nous  ne  connaissions  pas  d'une  manière  adé- 
quate tous  les  attributs  et  toutes  les  manifesta- 
tions de  l'infini;  ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que 
nous  connaissons  l'infini,  c'est  que  nous  avons 
une  connaissance  claire  de  quelque  chose  qui  est 
sans  restriction  et  sans  bornes.  La  difficulté  de- 
meure donc  toujours  la  même.  Comment  un  sujet 
fini  peut-il  saisir,  connaître,  embrasser  un  objet 

15 


226  DE  LA  NATURE 

infini?  comment  un  objet  sans  limites  peut-il  être 
aperçu  par  un  œil  qui  a  des  limites? 

Donc  la  raison  n'est  pas  une  faculté  spéciale 
nous  appartenant  en  propre,  elle  n'est  pas,  pour 
ainsi  dire,  une  fenêtre  de  notre  intelligence 
ouverte  sur  l'infini,  comme  nos  sens  sont  ou- 
verts sur  le  fini.  A  concevoir  ainsi  l'essence  de 
la  raison,  on  rend  non-seulement  inexplicable, 
mais  encore  contradictoire  la  connaissance  de 
l'infini. 

Quelle  est  donc  la  vraie  nature  de  la  raison? 
Comment  expliquer  la  possibilité  de  cette  con- 
naissance de  l'infini ,  dont  notre  intelligence  finie 
est  incontestablement  en  possession  ? 

De  la  démonstration  qu'entre  un  sujet  fini  et 
un  objet  infini  il  ne  peut  y  avoir  aucune  espèce 
de  correspondance,  il  résulte  évidemment  que 
ce  qui  n'a  pas  de  bornes  ne  peut  être  connu  que 
par  ce  qui  n'a  pas  de  bornes,  ou,  en  d'autres 
termes ,  qu'à  un  objet  infini  ne  peut  correspondre 
qu'un  sujet  infini.  Mais  où  trouver  pour  les  pla- 
cer en  face  l'un  de  l'autre  deux  termes  infinis? 
Où  trouver  un  sujet  infini  qui  corresponde  à  un 
objet  infini?  La  supposition  de  deux  termes  infi- 
nis séparés  l'un  de  l'autre  est  contradictoire,  et 
il  est  tout  aussi  impossible  d'expliquer  la  con- 


DE  LA  RAISON   IMPERSONNELLE.  227 

naissance  de  l'infini  par  la  supposition  de  deux 
termes  infinis  que  par  la  supposition  d'un  terme 
fini  et  d'un  terme  infini. 

11  reste  une  dernière  explication  qui  seule  me 
paraît  pouvoir  rendre  compte  et  de  la  vraie  na- 
ture de  la  raison  et  de  la  possibilité  de  la  con- 
naissance de  l'infini  ;  et  cette  explication  résulte 
de  l'élimination  des  deux  hypothèses  précé- 
dentes. Au  sein  de  la  connaissance  de  l'infini  il 
n'y  a  pas  deux  termes ,  mais  un  seul  ;  le  sujet  et 
l'objet  se  confondent.  Ce  qui  connaît  est  néces- 
sairement identique  avec  ce  qui  est  connu.  Mais 
comment  faire  l'application  de  ce  principe  à  la 
nature  de  la  raison  et  à  la  connaissance  de  Tin- 
fini  telle  qu'elle  est  en  nous?  Quel  sera  ce  terme 
unique  à  la  fois  sujet  et  objet  dans  la  connais- 
sance que  nous  avons  de  l'infini?  Il  est  ici  néces- 
saire encore  plus  que  partout  ailleurs  d'être  clair 
et  précis. 

L'être  infini  existe,  dans  l'idée  que  nous  en 
avons  est  renfermée  son  existence  ;  c'est  un  point 
sur  lequel  il  est  inutile  de  revenir.  En  d'autres 
termes,  Dieu  existe,  et  l'idée  de  Dieu  exclut 
l'idée  de  toute  restriction  et  de  toute  limite.  Or, 
quiconque  affirme  l'existence  de  l'être  infini  ou 
de  Dieu,  ou  bien  ne  sait  pas  ce  qu'il  affirme  et  ne 


228  DE   LA  NATURE 

prononce  le  mot  d'infini  que  comme  un  mot  vide 
de  sens,  auquel  ii  n'attache  aucune  espèce  d'idée, 
ou  bien  affirme  par  là  même  que  Dieu  est  en 
toutes  choses,  ou  plutôt  que  toutes  choses  sont 
en  Dieu.  Comment,  en  effet,  exclure  d'un  seul 
point  de  l'espace  l'être  infini?  comment  le  con- 
finer en  certaines  limites?  comment  imaginer  des 
êtres  particuliers  qui  soient  séparés  de  lui,  qui  ne 
participent  pas  de  lui,  qui  n'aient  pas  leurs  ra- 
cines en  lui?  Donc,  pour  tous  les  êtres  finis  en 
général,  et  en  conséquence  pour  l'homme  et  son 
intelligence,   la  participation  permanente  avec 
Dieu  se  déduit  immédiatement  de  l'idée  même  de 
l'être  infini.  En  ce  qui  concerne  l'intelligence 
humaine,  cette  déduction  à  priori  se  confirme  en 
quelque  sorte  à  posteriori  par  l'existence  de  no- 
tions marquées  des  caractères  de  l'universalité  et 
de  l'absoluité,  qui  ne  peuvent  être  ni  son  ouvrage 
ni  le  reflet  de  sa  nature  bornée  et  contingente. 
Donc,  il  est  certain,  soit  à  priori,  soit  à  posteriori, 
qu'il  y  a  un  rapport  entre  notre  intelligence  finie 
et  l'être  infini  ;  il  est  certain  que  nous  sommes 
en  une  participation  permanente  avec  l'être  in- 
fini. Nous  existons,  encore  une  fois,  en  lui  et  par 
lui  ;  nous  sommes  en  lui;  il  est  en  nous  ;  il  est  le 
principe  et  le  fondement  de  notre  être.  Il  est  en 
nous,  il  est  en  notre  intelligence,  non  d'une  fa- 
çon métaphorique,  mais,  comme  j'aurai  bientôt 


DE  LA   RAISON   IMPERSONNELLE.  âà9 

occasion  de  l'expliquer  encore  davantage,  d'une 
manière  réelle,  par  une  présence  réelle  et  sub- 
stantielle. Le  nier,  serait  nier  l'infinité  de  Dieu. 
Il  y  a  en  nous,  comme  en  toutes  choses,  l'infini 
d'abord,  puis  une  détermination  de  l'infini  qui 
constitue  le  fini,  qui  constitue  notre  individualité 
et  notre  personnalité.  Notre  nature  se  compose 
de  l'union  de  deux  éléments,  l'un  impersonnel  et 
l'autre  personnel.  Or,  cet  infini,  cet  élément  im- 
personnel qui  est  le  fond  de  notre  être,  le  prin- 
cipe de  notre  intelligence,  a  conscience  de  lui- 
même  en  nous  ;  il  s'y  connaît  lui-même,  il  s'y 
connaît  comme  le  nécessaire,  l'absolu,  l'infini,  et 
voilà  comment  se  trouve  en  nous  la  connaissance 
de  l'absolu  et  de  l'infini.  Ainsi  seulement  peuvent 
se  concevoir  et  la  nature  de  la  raison  et  la  possi- 
bilité de  la  connaissance  de  l'infini.  Je  définis  donc 
la  raison,  l'essence  de  Dieu  même  présent  en 
nous  substantiellement,  en  raison  de  son  infinité, 
et  la  connaissance  de  l'infini,  la  conscience  qu'il 
prend  en  nous  de  sa  propre  nature. 

On  comprend  le  lien  qui  rattache  cette  défini- 
tion à  tout  ce  qui  précède.  Il  eût  été  impossible 
d'expliquer  les  idées  de  la  raison  par  la  con- 
science que  prend  de  lui-même  en  nous  Dieu , 
avec  qui  nous  participons ,  si  préalablement  il 
n'avait  été  démontré  que  la  raison,  lorsqu'elle 


230  DE  LA  NATURE 

aperçoit  ou  la  cause  absolue,  ou  le  temps,  ou  l'es- 
pace, ou  l'ordre,  ou  le  bien,  ou  le  beau,  affirme 
et  conçoit  un  seul  et  même  objet,  à  savoir  Dieu 
et  ses  attributs.  Toutes  les  idées  marquées  des 
caractères  de  l'universalité,  de  l'absoluité,  ne  sont 
que  des  faces  diverses  d'une  seule  et  même  idée, 
de  l'idée  de  l'infini.  Toutes  peuvent  donc  égale- 
ment se  résoudre  sans  difficulté  dans  la  con- 
science que  l'être  infini  a  de  lui-même,  de  sa 
nature  et  de  ses  attributs.  Voilà  pourquoi  la  dé- 
termination que  je  donne  ici  de  la  nature  de  la 
raison  avait  pour  antécédent  nécessaire  la  ré- 
duction de  toutes  les  idées  de  la  raison  à  une  idée 
unique  correspondant  à  un  objet  unique. 

Par  cette  définition  de  la  raison  nous  évitons 
les  deux  hypothèses  fausses  et  contradictoires, 
soit  d'un  terme  fini  correspondant  à  un  terme  fini, 
soit  de  deux  termes  infinis  placés  en  face  l'un  de 
l'autre  ;  nous  n'avons  plus  besoin  que  d'un  seul 
terme  à  la  fois,  sujet  et  objet,  et  ce  terme  unique 
est  l'être  infini,  Dieu  ayant  en  nous  conscience  de 
lui-même  et  de  ses  attributs. 

Est-il  besoin  de  remarquer  que  je  traite  ici  seu- 
lement de  la  connaissance  de  l'infini  et  non  de  la 
connaissance  du  fini?  Confondus,  identifiés  au 
sein  de  la  connaissance  de  l'infini,  le  sujet  et  l'ob- 


DE  LA  RAISON   IMPERSONNELLE.  231 

jet  se  distinguent  dans  la  connaissance  du  fini,  et 
d'une  part  nous  y  trouvons  le  sujet  qui  connaît, 
de  l'autre  l'objet  qui  est  connu.  Dans  la  connais- 
sance du  fini  le  sujet  c'est  nous-même;  c'est  ce 
qui  constitue  notre  personnalité;  c'est  le  moi; 
l'objet,  c'est  quelque  chose  qui  n'est  pas  nous, 
c'est  le  non-moi.  Car  dans  cette  sphère  de  la  con- 
naissance, on  ne  trouve  plus  la  contradiction  d'un 
terme  fini  correspondant  à  un  terme  infini,  ni 
d'un  sujet  infini  et  d'un  objet  infini;  les  deux 
termes  y  sont  également  finis,  et  en  conséquence 
se  correspondent  parfaitement  l'un  à  l'autre. 
Ainsi  donc,  dans  la  sphère  de  la  pure  connais- 
sance de  l'infini  et  de  l'absolu,  le  sujet  et  l'objet 
se  confondent,  s'identifient  au  sein  de  l'être  infini 
lui-même  ;  mais  dans  la  sphère  du  fini  et  du  con- 
tingent, ils  se  distinguent,  ils  s'ébranchent,  pour 
ainsi  dire;  lun  est  le  moi,  l'autre  le  non-moi; 
c'est-à-dire  l'un  est  une  certaine  existence  parti- 
culière déterminée,  et  l'autre  est  aussi  une  exis- 
tence particulière  déterminée,  qui  est  en  rapport 
avec  la  première,  mais  ne  se  confond  pas  avec 
elle.  Il  importe  de  ne  pas  perdre  de  vue  cette 
distinction  fondamentale. 

Mais  pour  établir  le  caractère  de  divinité  et 
d'infinitude  de  la  raison,  ne  suffirait-il  pas  de  la 
concevoir  comme  un  rayon,  comme  une  lumière 


232  DE  LA  NATURE 

échappée  du  sein  de  Dieu,  sans  lui  donner  pour 
essence  l'essence  de  Dieu  lui-même  ?  La  raison  ne 
serait-elle  pas  seulement  une  lumière  divine  qui 
éclaire  toutes  les  intelligences?  Ces  expressions 
de  lumière  divine,  de  rayon  échappé  du  sein 
de  Dieu,  et  d'autres  de  même  nature,  abondent 
chez  la  plupart  des  philosophes  qui  ont  traité  de 
la  raison.  Comme  métaphores  ingénieuses  et 
poétiques,  ces  expressions  peuvent  avoir  plus 
ou  moins  de  valeur,  mais  elles  n'en  ont  aucune 
si  on  veut  les  prendre  à  la  lettre,  si  on  veut  y 
voir  une  définition  de  l'essence  de  la  raison.  En 
effet,  si  la  raison  est  un  rayon  échappé  de  sein  de 
Dieu  qui  pénètre  au  fond  delà  conscience,  quelle 
est  la  nature  de  ce  rayon  ?  Est-il  ou  bien  n'est-il 
pas  de  la  substance  de  l'être  infini  ?  Si  ce  rayon 
est  de  la  substance  même  de  l'être  infini,  alors  la 
substance  de  l'être  infini  nous  pénètre  et  on  ne 
fait  que  soutenir  en  d'autres  termes  la  proposi- 
tion même  que  je  viens  d'établir.  Si  l'on  prétend, 
au  contraire,  que  ce  rayon,  que  cette  lumière 
divine  qui  pénètre  en  nous  est  d'une  autre  na- 
ture que  la  nature  de  Dieu  même ,  je  demande 
qu'on  me  définisse,  si  l'on  peut,  la  nature  de  ce 
rayon  distincte  à  la  fois  de  la  substance  de  l'être 
infini  et  de  notre  propre  substance.  D'ailleurs, 
de  quelque  manière  qu'on  l'entende,  n'y  aura-t-il 
pas  toujours  contradiction  à  concevoir  un  rayon 


DE   LA   RAISON    IMPERSONNELLE-  233 

de  la  substance  infinie  qui  s'étendrait  au  delà  de 
la  substance  de  l'être  infini  lui-même,  qui  péné- 
trerait là  où  elle  ne  pénètre  pas,  à  savoir^  dans  la 
conscience?  Quelle  que  soit  la  variété  des  termes 
analogues  par  lesquels  les  philosophes  spiritua- 
listes  ont  exprimé  d'une  manière  poétique  le 
caractère  divin  de  la  raison,  ces  termes  ne  sont 
que  de  pures  métaphores  dont  serait  la  dupe 
quiconque  croirait  y  trouver  une  explication  de 
la  connaissance  de  l'infini  et  une  définition  ri- 
goureuse de  l'essence  de  la  raison.  Ou  toutes  ces 
métaphores  ne  signifient  rien,  ou  elles  ne  signi- 
fient que  ce  que  nous-mêmes  nous  venons  de 
dire ,  et  il  suffit  d'appeler  sur  elles  la  réflexion 
pour  dissiper  à  l'instant  toutes  les  fâcheuses 
équivoques  dont  elles  ont  été  et  dont  elles  peuvent 
être  encore  la  source.  Quiconque  en  pèse  la 
valeur,  ou  n'y  verra  rien  de  sérieux,  ou  n'y  verra 
qu'une  expression  métaphorique  et  poétique, 
qu'une  vue  plus  ou  moins  confuse  du  principe 
que  je  me  suis  efforcé  d'établir  ici  dans  toute  sa 
rigueur  métaphysique  et  avec  toute  la  précision 
dont  il  m'a  paru  susceptible.  Répétons  donc  en- 
core qu'il  est  de  toute  impossibilité  de  concevoir 
l'essence  de  la  raison  autrement  que  comme  l'es- 
sence de  Dieu  même,  avec  qui  nous  sommes 
nécessairement  en  une  participation  substantielle 
permanente. 


234  DE   LA  NATURE 

La  raison  étant  Dieu  en  nous,  n'appartient  à 
aucun  homme  en  particulier,  elle  ne  fait  pas  par- 
tie de  notre  être,  elle  est  en  nous,  mais  elle  n'est 
pas  nous,  ou,  pour  tout  dire,  pour  tout  résumer 
en  un  mot,  elle  est  impersonnelle.  Jusqu'à  présent, 
j'ai  évité  de  me  servir  de  cette  expression  d'im- 
personnalité,  de  peur  qu'elle  ne  fût  pas  bien 
comprise;  mais  maintenant  il  ne  peut  plus  y  avoir 
de  doute  sur  son  vrai  sens  et  sur  sa  valeur.  Elle 
résume  énergiquement  tout  ce  que  nous  avons 
dit  sur  les  caractères  de  la  raison.  Cette  imper- 
sonnalité de  la  raison,  qui  résulte  de  son  essence 
divine,  a  été  profondément  sentie  et  fortement 
exprimée  par  la  plupart  des  grands  métaphysi- 
ciens du  dix-septième  siècle  dont  nousnousjiono- 
rons  de  suivre  les  traces.  Tous  ont  reconnu  non- 
seulement  qu'elle  ne  venait  pas  de  nous,  mais 
quelle  avait  une  origine  et  une  nature  divines. 

((  La  raison  qui  éclaire  l'homme,  dit  Male- 
branche,  est  le  verbe  ou  la  sagesse  de  Dieu  même; 
car  toute  créature  est  un  être  particulier,  et  la 
raison  qui  éclaire  l'esprit  de  l'homme  est  univer- 
selle. Si  mon  propre  esprit  était  ma  raison  ou  ma 
lumière,  mon  esprit  serait  la  raison  de  toutes  les 
intelligences.  Personne  ne  peut  sentir  ma  propre 
douleur,  tout  homme  peut  voir  la  vérité  que  je 
contemple.  C'est  donc  que  ma  douleur  est  une 


DE  LA  RAISON  IMPERSONNELLE.  235 

modification  de  ma  propre  substance ,  et  que  la 
vérité  est  un  bien  commun  à  tous  les  esprits1.  » 
Fénelon  parle  de  la  raison  comme  Malebranche. 
((  A  la  vérité,  ma  raison  est  en  moi ,  car  il  faut  que 
je  rentre  sans  cesse  en  moi-même  pour  la  trouver. 
Mais  la  raison  supérieure  qui  me  corrige  dans  le 
besoin  et  que  je  consulte  n'est  point  en  moi ,  et 

elle  ne  fait  point  partie  de  moi-même Ainsi, 

ce  qui  paraît  le  plus  à  nous  et  être  le  fond  de 
nous-mêmes  ,  je  veux  dire  notre  raison ,  est  ce 
qui  nous  est  le  moins  propre  et  qu'on  doit  croire 
le  plus  emprunté.  Nous  recevons  sans  cesse  et  à 
tout  moment  une  raison  supérieure  à  nous, 
comme  nous  respirons  sans  cesse  l'air  qui  est  un 
corps  étranger,  ou  comme  nous  voyons  sans 
cesse  tous  les  objets  voisins  de  nous  à  la  lumière 
du  soleil  dont  les  rayons  sont  des  corps  étrangers 
à  nos  yeux2.  Où  est*- elle  cette  raison  parfaite 
qui  est  si  près  de  moi  et  si  différente  de  moi  ?  Où 
est-elle?  il  faut  qu'elle  soit  quelque  chose  de  réel, 
car  le  néant  ne  peut  être  parfait  ni  perfectionner 
les  natures  imparfaites;  où  est-elle  cette  raison 
suprême? N'est-elle  pas  le  Dieu  que  je  cherche3?» 
Mais  peut-être  Fénelon  et  Malebranche  se  sont-ils 
laissé  emporter  par  leur  imagination  ?  peut-être 

1  Traité  de  Morale,  1er  chap. 

2  Voir  les  chapitres  55  et  56  du  Traité  de  l 'existence  de  Dieu. 

3  H,  chap.  60. 


236  DE  LA  NATURE 

n'ont-ils  pas  su  se  préserver  des  écarts  du  mysti- 
cisme. Confirmons  leur  autorité  par  l'autorité  de 
Bossuet.  Sur  cette  question  de  la  nature  de  la  rai- 
son, Bossuet  a  été  tout  aussi  explicite  que  Male- 
branche  et  Fénelon.  Dans  le  Traité  de  la  connais- 
sance de  Dieu  et  de  soi-même,  il  y  a  un  chapitre 
intitulé  :  «  L'intelligence  a  pour  objet  des  vérités 
éternelles  qui  ne  sont  autre  chose  que  Dieu  même, 
où  elles  sont  toujours  subsistantes  et  toujours 
parfaitement  entendues.  »  Le  seul  titre  eu  dirait 
déjà  assez  ;  néanmoins ,  je  cite  les  remarquables 
passages  qui  suivent  : 

a  Si  je  cherche  maintenant  où  et  en  quel  sujet 
subsistent  ces  vérités  éternelles  et  immuables,  je 
suis  obligé  d'avouer  un  être*où  la  vérité  est  éter- 
nellement subsistante  et  où  elle  est  toujours  en- 
tendue ,  et  cet  être  doit  être  la  vérité  même  et 
toute  vérité ,  et  c'est  de  lui  que  la  vérité  dérive 
dans  tout  ce  qui  est  et  dans  tout  ce  qui  s'entend 
hors  de  lui.  C'est  donc  en  lui,  d'une  certaine  ma- 
nière qui  m'est  incompréhensible ,  c'est  en  lui , 
dis-je,  que  je  vois  ces  vérités  éternelles,  etles  voir, 
c'est  me  tourner  à  celui  qui  est  immuablement 
toute  vérité  et  recevoir  ses  lumières.  Cet  objet 
éternel,  c'est  Dieu  éternellement  subsistant,  éter- 
nellement véritable ,  éternellement  la  vérité 
même...  Il  y  a  nécessairement  quelque  chose  qui 


DE   LA   RAISON   IMPERSONNELLE.  237 

est  avant  tous  les  temps  et  de  toute  éternité,  et 
c'est  dans  cet  éternel  que  les  vérités  éternelles 
subsistent.  C'est  là  aussi  que  je  les  vois.  Tous  les 
autres  hommes  les  voient  comme  moi,  ces  vérités 
éternelles ,  et  tous  nous  les  voyons  toujours  les 
mêmes,  et  nous  les  voyons  être  devant  nous;  car 
nous  avons  commencé  et  nous  le  savons,  et  nous 
savons  que  ces  vérités  ont  toujours  été...  Ces  vé- 
rités éternelles  par  lesquelles  tout  entendement 
est  réglé  sont  quelque  chose  de  Dieu,  ou  plutôt 
Dieu  lui-même.  » 

Le  chef  de  l'école  éclectique,  M.  Cousin,  s'est 
évidemment  inspiré  de  Malebranche,  de  Fénelon 
et  de  Bossuet ,  dans  cette  question  de  la  nature 
de  la  raison  impersonnelle.  Voici  quelques  pas- 
sages significatifs  tirés  de  la  première  préface  de 
ses  Fragments  philosophiques  : 

((  La  raison  est  impersonnelle  de  sa  nature.  Ce 
n'est  pas  nous  qui  la  faisons;  elle  est  si  peu  in- 
dividuelle, que  son  caractère  est  précisément  le 
contraire  de  l'individualité,  savoir  l'universalité 
et  la  nécessité. . .  Elle  descend  de  Dieu  et  s'incline 
vers  l'homme  comme  un  hôte  qui  apporte  des 
nouvelles  d'un  monde  inconnu  dont  il  lui  donne 
à  la  fois  et  l'idée  et  le  besoin.  Si  la  raison  était 
personnelle,  elle  serait  de  nulle  valeur  et  sans  au- 


238  DE  LA  NATURE 

eune  autorité  hors  du  sujet  et  du  moi  individuel. 
Si  elle  restait  à  l'état  de  substance  non  manifes- 
tées, elle  serait  comme  si  elle  n'était  pas  pour  le 
moi  qui  ne  se  connaîtrait  pas  lui-même.  Il  faut 
donc  que  la  substance  intelligente  se  manifeste  , 
et  cette  manifestation  est  l'apparition  de  la  raison 
dans  la  conscience.  La  raison  est  donc  à  la  lettre 
une  révélation  nécessaire  et  universelle  qui  n'a 
manqué  à  aucun  homme  et  a  éclairé  tout  homme 
à  sa  venue  en  ce  monde,  illuminât omnem  hominem 
venientemin  hune  mundum.  La  raison  est  le  média- 
teur nécessaire  entre  Dieu  et  l'homme,  celôyoç  de 
Pythagore  et  de  Platon,  ce  verbe  fait  chair  qui  sert 
d'interprète  à  Dieu  et  de  précepteur  à  l'homme, 
homme  à  la  fois,  et  Dieu  tout  ensemble.  » 

L'opinion  que  je  soutiens  sur  la  nature  de  la 
raison  n'est  donc  pas  nouvelle  et  ne  vient  pas  de 
moi.  Elle  se  trouve  non-seulement  dans  les  phi- 
losophes que  je  viens  de  citer,  mais  encore  dans 
bien  d'autres  grands  métaphysiciens  des  temps 
anciens  et  des  temps  modernes;  je  l'y  ai  re- 
cueillie, je  me  suis  efforcé  de  lui  donner  plus  de 
précision  et  de  rigueur  en  la  dépouillant  de  tous 
les  termes  vagues  et  poétiques  qui  l'envelop- 
paient et  souvent  l'obscurcissaient.  La  forme 
seule  m'appartient,  le  fond  ne  m'appartient  pas. 
Aurais-je,  par  hasard ,  mal  interprété  ces  philo- 


DE  LA  RAISON  IMPERSONNELLE. 

sophes,  me  serais-je  grossièrement  mépris  sur  le 
sens  et  la  portée  de  leurs  expressions?  Mais  alors 
je  prie  qu'on  m'explique  ce  que  veulent  dire 
Malebranche^  Fénelon,  Bossuet,  lorsqu'ils  affir- 
ment que  la  raison  est  le  verbe  de  Dieu ,  que  la 
raison  est  le  Dieu  qu'ils  cherchent ,  que  les  vé- 
rités éternelles  sont  quelque  chose  de  Dieu,  sont 
Dieu  même.  Ou  ils  n'ont  rien  prétendu  dire  de 
sérieux  et  n'ont  voulu  que  se  livrer  à  je  ne  sais 
quel  badinage  poétique ,  ou  bien  ils  n'ont  pas  dit 
autre  chose  que  ce  que  nous  venons  dire.  Com- 
ment ,  en  effet ,  expliquer  que  la  raison  soit  le 
verbe  de  Dieu,  soit  Dieu  lui-même  autrement  que 
je  l'ai  expliqué?  Si  la  raison  est  Dieu,  quelle  peut 
être  la  nature  de  la  raison^  sinon  la  nature  même 
de  Dieu,  la  nature,  la  substance  même  de  l'être 
infini  présent  en  nous  en  vertu  de  son  infinité? 
Si  ces  vérités  éternelles  présentes  à  notre  enten- 
dement sont  quelque  chose  de  Dieu ,  sont  Dieu 
même,  comme  le  dit  Bossuet ,  comment  encore 
le  comprendre  et  l'expliquer,  à  moins  d'enten- 
dre que  ces  vérités  éternelles,  que  cette  connais- 
sance de  l'absolu  ,  de  l'infini ,  est  la  conscience 
qu'a  de  lui-même  et  de  ses  attributs  l'être  infini 
présent  en  nous?  Bépétons  donc  avec  eux  :  La 
raison  est  Dieu  en  nous,  Dieu  par  qui  nous 
sommes  et  en  qui  nous  sommes ,  Dieu  incarné 
dans  l'homme. 


2k0  DE  LA  NATURE 

C'est  de  la  nature  divine  de  la  raison  que  dé- 
coulent tous  ses  caractères.  Elle  est  universelle  et 
absolue,  elle  est  souveraine,  et  elle  est  infaillible 
uniquement  parce  qu'elle  est  Dieu  même.  Si 
elle  n'était  qu'une  forme ,  qu'une  faculté  ,  qu'un 
attribut  de  notre  esprit,  qui  pourrait  nous  assurer 
qu'elle  ne  nous  montre  pas  les  choses  d'une  cer- 
taine façon  parce  que  nous  sommes  faits  d'une 
certaine  façon?  qui  pourrait  nous  assurer  que 
toutes  les  intelligences  voient  une  même  vérité  et 
une  même  justice?  Mais  la  raison  étant  Dieu  lui- 
même,  avec  qui  nous  sommes  tous  en  une  par- 
ticipation substantielle,  il  en  résulte ,  comme  le 
dit  encore  Malebranche  dans  le  premier  chapitre 
du  Traité  de  morale  :  «  Qu'il  y  a  du  vrai  et  du 
faux,  du  juste  et  de  l'injuste,  à  l'égard  de  toutes 
les  intelligences  ;  que  ce  qui  est  vrai  à  l'égard  de 
l'homme  est  aussi  vrai  à  l'égard  de  l'ange  et  à 
l'égard  de  Dieu  même,  que  ce  qui  est  injustice  ou 
dérèglement  à  l'égard  de  l'homme  est  aussi  tel  à 
l'égard  de  Dieu  même  ;  car  tous  les  esprits  con- 
templant la  même  substance  intelligible,  y  dé- 
couvrent nécessairement  les  mêmes  rapports  de 
grandeurs  ou  les  mêmes  vérités  de  pratique ,  les 
mêmes  lois,  le  même  ordre.  » 

De  même  qu'elle  est  absolue,  la  raison  est  in- 
faillible et  souveraine. 


DE   LA   RAISON    IMPERSONNELLE  211 

Les  ennemis  de  la  philosophie  nous  reprochent 
aujourd'hui  amèrement  d'attribuer  à  la  raison  ces 
caractères  d'infaillibilité  et  de  souveraineté,  lis 
s'obstinent  à  ne  pas  comprendre  quelle  est  cette 
raison  dont  nous  proclamons  la  souveraineté  et 
l'infaillibilité.  A  les  en  croire,  c'est  une  raison 
humaine  qui  varie  d'individu  à  individu,  et  qui, 
dans  chaque  individu,  se  contredit  au  gré  des 
intérêts  et  des  passions.  Aussi  nous  accuse-t-on  de 
vouloir ,  égarés  par  un  orgueil  sacrilège ,  égaler 
l'homme  à  Dieu,  l'intelligence  humaine  à  l'in- 
telligence divine.  Les  protestations,  les  explica- 
tions n'y  font  rien,  et  toujours,  sous  mille  formes 
diverses,  on  reproduit  contre  nous  cette  ridicule 
accusation.  Cependant  ces  caractères  d'absoluité, 
de  souveraineté,  d'infaillibilité  de  la  raison  ne  ré- 
sultent-ils pas  immédiatement  de  sa  nature  divine? 
Malebranche  l'avait  bien  compris;  aussi  non- 
seulement  a-t-il  affirmé  que  la  raison  était  infail- 
lible, mais  encore  que  c'était  une  impiété  que  de 
la  tenir  pour  faillible,  dans  un  passage  remarqua- 
ble, dont  les  applications  transparentes  s'adres- 
sent évidemment  à  la  même  espèce  d'ennemis 
que  nous-mêmes  aujourd'hui  nous  avons  à  com- 
battre? Je  le  cite  tout  entier. 

((  On    dit   ordinairement  que    la   raison  de 
l'homme  est  sujette  à  l'erreur  ;  mais  il  y  a  en  cela 

16 


242  DE  LA  NATURE 

une  équivoque  à  laquelle  on  ne  prend  point  d'or- 
dinaire assez  garde,  car  il  ne  faut  pas  s'imaginer 
que  la  raison  que  l'homme  consulte  soit  corrom- 
pue, ou  qu'elle  se  trompe  jamais  lorsqu'il  la  con- 
sulte fidèlement.  Je  l'ai  dit  et  je  le  redis  encore, 
il  n'y  a  que  la  souveraine  raison  qui  nous  rende 
raisonnables.  Il  n'y  a  que  Dieu  qui  nous  parle  clai- 
rement etsachenous  instruire.  Nous  n'avons  qu'un 
véritable  maître ,  Jésus-Christ  Notre  Seigneur,  la 
sagesse  éternelle,  le  Verbe  du  père  en  qui  sont 
les  trésors  de  la  sagesse  et  de  la  science  de  Dieu, 
et  c'est  une  impiété  que  de  dire  que  cette  raison 
universelle  à  laquelle  tous  les  hommes  participent, 
et  par  laquelle  seule  ils  sont  raisonnables,  soit 
sujette  à  Terreur  ou  capable  de  nous  tromper. 
Ce  n'est  point  la  raison  de  l'homme  qui  le  sé- 
duit, c'est  son  cœur;  ce  n'est  point  sa  lumière 
qui  l'empêche  de  voir,  ce  sont  ses  ténèbres;  ce 
n'est  point  l'union  qu'il  a  avec  Dieu  qui  le  trompe, 
ce  n'est  pas  même  en  un  sens  l'union  qu'il  a  avec 
son  corps,  c'est  la  dépendance  où  il  est  de  son 
corps,  ou  plutôt  c'est  qu'il  veut  se  tromper  lui- 
même,  c'est  qu'il  veut  jouir  du  plaisir  de  juger 
avant  de  s'être  donné  la  peine  d'examiner,  c'est 
qu'il  veut  se  reposer  avant  d'être  arrivé  au  lieu 
où  la  vérité  repose1.  » 

1  Douzième  éclaircissement  à  la  recherche  de  la  vérité. 


DE   LA  RAISON   IMPERSONNELLE.  243 

Telle  est  l'exacte  détermination  de  la  vraie  na- 
ture de  la  raison,  et  tels  sont  les  caractères  qui 
nécessairement  en  découlent.  La  raison  est  di- 
vine, non  pas  en  un  sens  poétique  et  figuré,  mais 
au  sens  propre,  au  sens  le  plus  rigoureux.  Elle 
n'est  pas  un  rayon  échappé  de  Dieu  et  pénétrant 
dans  la  conscience,  car  comment  concevoir  un 
rayon  échappé  de  l'être  infini,  et  allant  au  delà 
de  l'être  iniini,  et  pénétrant  où  il  ne  pénètre  pas? 
Elle  estDieu  lui-même,  Dieu  présentennous  d'une 
manière  substantielle  en  vertu  de  son  infinité.  Elle 
est  Dieu  même  à  la  fois  sujet  et  objet  dans  la 
connaissance  de  l'infini,  car  à  un  sujet  fini  ne  peut 
correspondre  un  objet  infini,  car  deux  termes 
infinis  ne  peuvent  exister  en  face  l'un  de  l'autre. 
Ainsi  elle  est  en  nous,  mais  elle  n'est  pas  nous, 
elle  ne  constitue  pas  notre  moi,  notre  personna- 
lité, elle  est  ce  qui  relie  notre  individualité  à 
toutes  les  autres  individualités  et  à  Dieu  lui-même, 
elle  est  la  racine  par  laquelle  tout  homme  tient  à 
l'infini,  elle  est  impersonnelle. 

Quand  donc  avec  Descartes,  avec  Malebranche, 
avec  Bossuet,  avec  Fénelon,  et  avec  presque  tous 
les  grands  métaphysiciens,  nous  proclamons  la 
souveraineté  et  l'infaillibilité  de  cette  raison  im- 
personnelle, nous  proclamons  tout  simplement  la 
souveraineté  et  l'infaillibilité  de  Dieu  lui-même. 


Wt  DE   LA  NATURE 

Cependant  cette  opinion  est  devenue  aujourd'hui 
le  texte  des  plus  vives  et  des  plus  injustes  décla- 
mations contre  la  philosophie  contemporaine. 
Des  théologiens  qui  ne  nous  ont  sans  doute  pas 
compris,  et  qui  semblent  avoir  totalement  perdu 
ou  la  tradition  ou  l'intelligence  de  ces  hautes 
doctrines  métaphysiques  ouvertement  professées 
autrefois  par  les  plus  grands  de  tous  les  théolo- 
giens, nous  ont  accusés  de  déifier  la  raison,  de 
relever  les  autels  de  Y  exécrable  déesse  Raison1.  La 
définition  que  je  viens  de  donner  de  la  vraie  na- 
ture de  la  raison  met  en  évidence  la  fausseté  de 
toutes  ces  accusations.  Lorsque  nous  déifions  la 
raison,  nous  ne  faisons  pas  un  Dieu  de  ce  qui 
n'en  est  pas  un,  nous  ne  dressons  pas  des  autels 
à  une  idole,  nous  ne  déifions  que  ce  qui  est  divin, 
nous  ne  faisons  que  reconnaître  Dieu  là  où  il  est, 
Dieu  présent  dans  la  conscience  comme  il  est 
présent  dans  le  monde. 

1  Lettres  pastorales  de  Vévêque  de  Chartres. 


DE  LA   RAISON   IMPERSONNELLE.  245 


CHAPITRE  XIV. 


Du  fondement  de  la  certitude.  —  De  la  forme  unique  sous  laquelle 
s'agite  aujourd'hui  la  question  entre  le  scepticisme  et  le  dogma- 
tisme. —  La  raison  est-elle  capable  de  la  vérité  absolue  ou  seule- 
ment d'une  vérité  relative.  —  Nier  que  la  raison  soit  capable  de  la 
vérité  absolue,  c'est  affirmer  le  plus  radical  scepticisme.  —  Pour 
détruire  ce  scepticisme  issu  de  Kant  il  faut  l'attaquer  dans  son 
principe.  —  Ce  principe  est  la  distinction  de  deux  termes  au  sein 
de  la  connaissance  de  l'absolu.  —  Si  on  accorde  au  scepticisme 
cette  distinction,  il  est  invincible.  — -  Mais  dans  la  connaissance  de 
l'absolu  il  n'y  a  qu'un  terme  unique  à  la  fois  sujet  et  objet.  — 
Donc  il  n'y  a  pas  d'altération  possible  de  la  vérité  absolue.—  Hors 
de  la  participation  de  l'homme  avec  Dieu,  il  n'y  a  plus  de  vérit 
absolue,  il  n'y  a  plus  que  scepticisme  et  confusion.  —  L'homme 
connaît  la  vérité  absolue,  mais  il  ne  la  connaît  pas  tout  entière,  il 
ne  la  connaît  qu'en  raison  du  degré  de  sa  participation  à  l'essence 
de  Dieu. 


La  raison  est  le  principe  et  le  fondement  de  la 
connaissance  humaine  tout  entière.  11  n'y  a  pas 
une  seule  idée  contingente  qui  n'ait  pour  antécé- 
dent logique  l'idée  de  l'infini  et  de  l'absolu  ;  il 
n'y  a  pas  une  seule  idée  contingente  qui  n'éveille 
en  notre  intelligence  l'idée  de  ce  qui  ne  passe 
pas  et  n'a  pas  de  limites.  Toutes  nos  connaissan- 
ces reposent  en  dernière  analyse  sur  un  principe 
nécessaire  et  absolu  de  la  raison.  Donc  autant 
vaut  la  raison,  autant  vaut  la  connaissance  hu- 
maine tout  entière.  Si  la  raison  a  une  valeur  ab- 


246  DE   LA   NATURE 

solue,  nous  pouvons  légitimement  aspirer  à  la 
connaissance  de  la  vérité  absolue  ;  si  la  raison  n'a 
au  contraire  qu'une  valeur  relative,  nous  sommes 
condamnés  à  ne  jamais  saisir  qu'une  vérité  rela- 
tive, une  vérité  purement  humaine. 

Telle  est  la  forme  unique  sous  laquelle  s'agite 
aujourd'hui  la  question  du  scepticisme  et  du  dog- 
matisme. Le  scepticisme  actuel  issu  de  Kant  sem- 
ble avoir  désormais  renoncé  à  tous  les  arguments 
tirés  d'une  analyse  superficielle  de  la  connais- 
sance humaine,  dont  si  longtemps  le  scepticisme 
ancien  a  fait  tant  de  bruit.  Les  sceptiques  d'au- 
jourd'hui ne  nous  entretiennent  plus  des  préten- 
dues erreurs  des  sens,  de  prétendues  contradic- 
tions entre  les  divers  témoignages  de  nos  facultés 
intellectuelles.  Ils  ne  s'arment  plus  contre  la 
possibilité  de  la  certitude  de  ces  contradictions 
plus  réelles,  qui  ont  existé,  qui  existent  encore 
entre  les  opinions  des  hommes  et  surtout  entre 
les  opinions  des  philosophes.  Ils  ne  perdent  pas 
le  temps  à  ébranler  les  fondements  de  tel  ou  tel 
principe  particulier  de  la  connaissance,  soit  du 
principe  de  causalité,  soit  du  principe  de  la  sub- 
stance. Ils  condamnent  à  priori  la  connaissance 
humaine,  en  tant  que  connaissance  humaine,  à 
une  ignorance  éternelle  de  la  vérité  absolue.  En 
effet,  disent-ils,  comment  connaissons-nous  les 


DE  LA  RAISON    IMPERSONNELLE.  247 

choses,  si  ce  n'est  par  l'intermédiaire  de  la  faculté 
de  connaître  qui  nous  est  propre?  Que  sont  les 
idées  et  les  principes  absolus  sur  lesquels,  en 
dernière  analyse,  toute  connaissance  repose,  si 
ce  n'est  des  lois  et  des  formes  inhérentes  à  ces  fa- 
cultés? La  vérité  que  nous  connaissons  n'arrive 
à  notre  conscience  qu'au  travers  de  cet  intermé- 
diaire; or,  qui  nous  assure  que  dans  ce  passage 
elle  ne  subit  pas  une  inévitable  réfraction  dont 
il  nous  est  impossible  de  tenir  compte?  qui  nous 
assure  qu'elle  ne  porte  pas  l'empreinte  des  formes 
et  des  lois  propres  de  notre  esprit,  au  lieu  de 
l'empreinte  des  formes  et  des  lois  des  objets  eux- 
mêmes?  Si  notre;  nature  intellectuelle  venait  à 
changer,  peut-être  la  vérité  changerait-elle  aussi 
pour  nous,  peut-être  de  nouveaux  rapports,  une 
vérité  toute  nouvelle  se  découvriraient-ils  à  nos 
yeux.  Notre  intelligence  est  comme  un  verre  au 
travers  duquel  nous  voyons  nécessairement  les 
objets;  changez  ce  verre,  et  à  l'instant  même  les 
objets  vous  apparaissent  avec  d'autres  formes, 
d'autres  proportions  ;  d'autres  couleurs.  Nulle  vé- 
rité ne  peut  échapper  à  ce  doute,  puisque  toute  vé- 
rité, par  là  même  qu'elle  est  connue,  soutient  un 
rapport  subjectif  nécessaire  avec  notre  propre 
nature.  Donc,  poursuivre  la  vérité  absolue,  c'est 
poursuivre  une  chimère,  c'est  montrer  une  igno- 
rance profonde  de  la  nature,  des  conditions  et 


248  DE   LA  NATURE 

des  lois  de  la  connaissance  humaine.  Tel  est  le 
dernier  retranchement  dans  lequel  se  renferme 
avec  opiniâtreté  le  scepticisme  moderne,  et  dans 
lequel  il  se  croit  invincible.  Si  j'attribue  plus  par- 
ticulièrement cette  objection  au  scepticisme  mo- 
derne, ce  n'est  pas  que  l'objection  en  elle-même 
soit  nouvelle.  Elle  se  retrouve  sous  une  forme  ou 
sous  une  autre,  avec  plus  ou  moins  de  précision 
etderigueur,  dans  touslesphilosophes  sceptiques. 
Prot agoras  ne  disait-il  pas  que  l'homme  est  la  me- 
sure de  toutes  choses?  Sextus  Empiricus  parmi 
les  motifs  qui  doivent  nous  porter  à  douter, 
n'a-t-il  pas  placé  celui-ci  :  Tout  ce  qui  existe  en 
dehors  de  nous,  tout  ce  que  nous  jugeons  est  re- 
latif à  ce  qui  juge?  Montaigne  \  Bayle2,  Hume 
ont  tous  fait  valoir  contre  l'autorité  de  la  rai- 
son humaine  l'impossibilité  nécessaire  où  elle  se 
trouve  de  vérifier  ses  titres,  de  démontrer  sa  lé- 
gitimité. Mais  liant,  le  premier,  dans  la  critique 
de  la  raison  pure,  a  élevé  le  problème  à  toute  sa 
hauteur,  et  faisant  justice  de  toutes  les  autres 
objections  du  scepticisme,  a  donné  à  cette  objec- 
tion contre  l'absoluité  et  la  légitimité  de  la  raison 
une  apparence  de  rigueur  formidable  à  la  cause 
du  dogmatique.  Depuis  Kant,  les  sceptiques  ont 


1  Essai,  11,12. 

2  Dictionnaire  critique,  article  Pyrrhon, 


DE   LA   RAISON    IMPERSONNELLE.  2k9 

suivi  la  voie  qu'il  .a  tracée,  et  se  sont  enfermés 
dans  les  principes  et  les  conclusions  de  la  criti- 
que de  la  raison  pure. 

Mais  les  sceptiques  de  nos  jours  n'ont  pas  la 
franchise  de  leurs  prédécesseurs.  Ils  prétendent 
que  le  doute  dont  ils  frappent  la  légitimité  de  la 
faculté  de  connaître  n'importe  en  rien  à  la  science 
et  à  la  vie,  et  doit  demeurer  à  jamais  enfermé 
dans  une  sphère  purement  métaphysique.  A  les 
en  croire,  ce  doute  laisse  les  choses  telles  qu'elles 
sont;  il  ne  porte  préjudice  qu'au  monopole  des 
écoles,  aux  prétentions  exagérées  d'un  dogma- 
tisme arrogant,  et  non  à  l'intérêt  du  dogmatisme 
du  genre  humain,  qui  n'aspire  pas  à  la  vérité 
absolue  et  se  contente  d'une  vérité  purement  re- 
lative à  sa  nature.  Non-seulement  ils  prétendent 
ne  nuire  en  rien  aux  intérêts  de  la  morale  et  de 
la  science,  mais  ils  se  vantent  d'avoir  rendu  un 
service  éminent  au  dogmatisme,  et  de  l'avoir 
pour  jamais  mis  à  l'abri  des  coups  du  scepticisme 
en  le  renfermant  dans  ses  véritables  bornes ,  en 
lui  faisant  sa  part.  Avant  d'entrer  dans  le  fond 
même  de  la  discussion,  tâchons  de  mesurer  l'é- 
tendue de  ce  service ,  examinons  si  nier  le  carac- 
tère absolu  de  la  raison  n'équivaut  pas  au  scep- 
ticisme le  plus  radical  et  le  plus  profond. 


250  DE  LA  NATURE 

Affirmer  avec  Kant  et  ses  partisans  que  l'homme 
est  tout  disposé  à  se  contenter  de  cette  vérité 
purement  humaine  et  relative  qu'ils  veulent  bien 
lui  concéder,  c'est  méconnaître  à  la  fois  le  plus 
noble  mobile  de  la  science,  les  instincts  les  plus 
élevés  et  les  prétentions  les  plus  légitimes  de  l'es- 
prit humain.  Quel  est  en  effet  le  plus  puissant 
mobile  qui  mette  en  jeu  notre  activité  intellec- 
tuelle? Quel  est  le  but  auquel  elle  aspire  sans 
cesse?  N'est-ce  pas  la  connaissance  de  la  vérité 
absolue?  N'est-ce  pas  l'espoir  d'atteindre  cette 
vérité  absolue  qui  soutient  et  anime  notre  intel- 
ligence en  ses  plus  pénibles  travaux,  en  ses  plus 
longs  efforts?  Le  savant  qui  découvre  une  loi, 
soit  du  monde  physique,  soit  du  monde  moral, 
pense  que  cette  loi  est  une  loi  réelle  et  non  une 
loi  apparente  de  l'univers  ;  et  nous  croyons  tous 
avec  lui  que  la  science  vient  de  nous  dévoiler  une 
face  nouvelle  du  plan,  de  l'ordre  qui  a  été  conçu 
et  exécuté  par  Dieu.  Mais  si  dans  son  âme  ardente 
à  la  recherche  de  la  vérité  pénétrait  le  soupçon 
qu'il  pourrait  bien  être  la  dupe  de  ses  facultés, 
que  l'unique  vérité  qu'il  peut  atteindre  est  une 
vérité  relative ,  je  m'imagine  qu'un  long  et  amer 
découragement  succéderait  bientôt  à  cette  noble 
activité  intellectuelle.  Car  qu'est-ce  qu'une  vé- 
rité qui  dépend  d'un  certain  point  de  vue  et  qui 
change  avec  ce  point  de  vue?  Qu'est-ce  qu'une 


DE  LA   RAISON  IMPERSONNELLE.  251 

vérité  relative  à  la  nature  de  nos  facultés  et  à  la 
forme  de  notre  intelligence,  sinon  une  simple 
apparence? 

Affirmer  que  l'homme  ne  peut  saisir  qu'une 
vérité  relative,  c'est  affirmer  qu'il  ne  peut  saisir 
que  de  vaines  apparences.  La  science,  dans  cette 
hypothèse,  ne  serait  donc  plus  qu'un  système 
d'apparences  combinées  ensemble  suivant  des 
lois  qui  ne  seraient  pas  les  lois  des  choses,  mais 
les  lois  de  nos  propres  facultés,  les  lois  de  l'esprit 
qui  connaît.  Or,  celui  qui  cherche  la  vérité  pour 
elle-même  ne  préférerait-il  pas  à  la  connaissance 
de  tout  ce  monde  d'apparences,  la  connaissance 
d'un  seul  atome  de  la  réalité? 

Ainsi,  hors  de  la  vérité  absolue,  il  n'y  a  plus 
de  vraie  science.  La  découverte  d'une  vérité  re- 
lative à  notre  espèce  peut  exciter  des  recherches 
inspirées  par  l'utilité  et  par  les  besoins  de  l'in- 
dustrie, mais  nulle  recherche  pure  et  désinté- 
ressée de  la  vérité  pour  elle-même.  Qui  pourrait 
en  effet  rechercher  la  vérité  pour  elle-même, 
persuadé  que  la  vérité  absolue,  c'est-à-dire  la 
seule  vraie  vérité,  est  à  jamais  interdite  à  notre 
nature  intellectuelle?  Donc,  la  négation  de  la  pos- 
sibilité de  la  vérité  absolue  pour  l'intelligence  hu- 
maine aboutirait  logiquement  à  la  ruine  de  toute 
recherche  désintéressée  et  puremenv  spéculative 


252  DE   LA  NATURE 

de  la  vérité  pour  elle-même,  de  toutes  les  hautes 
études  scientifiques  qui  n'ont  pas  l'utilité  pour 
mobile,  qui  n'ont  pas  pour  objet  direct  telle  ou 
telle  application  industrielle,  mais  la  découverte 
de  la  vérité,  mais  la  connaissance  des  lois  de  l'u- 
nivers, cette  négation  entraînerait  évidemment 
les  mêmes  conséquences  dans  la  morale  que  dans 
la  science.  Si  le  doute  sur  l'identité  de  la  vérité 
que  nous  connaissons,  avec  la  vérité  absolue, 
s'introduisait  dans  les  esprits,  la  source  de  tous 
les  dévouements,  de  tous  les  sacrifices,  et  même 
de  toutes  les  actions  réellement  désintéressées, 
ne  serait  pas  moins  tarie  que  la  source  des  hautes 
études  scientifiques,  et  l'intérêt  deviendrait  la 
seule  règle  raisonnable  à  suivre  dans  toute  la  con- 
duite de  la  vie.  Nous  continuerions,  il  est  vrai, 
déjuger  que  telle  action  est  juste  et  doit  être  faite, 
et  que  telle  autre  action  est  injuste  et  ne  doit  pas 
être  faite  ;  mais  ne  portons-nous  pas  ce  jugement, 
de  même  que  tous  les  autres,  en  vertu  de  notre 
intelligence?  or,  qui  nous  assure  que  ce  qu'elle 
nous  montre  comme  juste  est  juste  au  regard  de 
Dieu,  est  juste  dans  la  réalité?  Ne  se  pourrait-il 
pas  que  ce  que  nous  prenons  actuellement  pour 
le  bien  devînt  pour  nous  le  mal,  si  notre  intelli- 
gence était  modifiée  dans  sa  constitution?  Ne  se 
pourrait-il  pas  que  ce  qui  nous  paraît  le  bien  fût 
le  mal  au  regard  de  Dieu? 


DE   LA   BAISON   IMPERSONNELLE.  253 

Ainsi  le  doute  élevé  sur  la  légitimité  de  l'intel- 
ligence humaine  rejaillit  sur  tous  les  jugements 
qu  elle  porte,  sur  les  jugements  moraux  comme 
sur  les  jugements  intellectuels.  Or,  dans  une  telle 
incertitude  sur  la  nature  et  la  valeur  de  ses  juge- 
ments moraux,  quel  homme  pourra  raisonnable- 
ment consentir  à  sacrifier  son  bien-être,  sa  for- 
tune, sa  vie,  à  ce  qui  lui  paraît  être  un  devoir? 
Quel  homme  sensé  voudra  se  dévouer  à  ce  qui 
n'est  peut-être  qu'une  illusion,  une  vaine  appa- 
rence, résultat  mobile  du  jeu  de  ses  facultés,  et 
choisira  d'autre  règle  d'action  que  l'intérêt  bien 
entendu  ? 

Telles  sont  les  irrécusables  conséquences  de  la 
négation  de  la  vérité  absolue  dans  l'ordre  de  la 
morale.  Dans  la  morale  comme  dans  la  science, 
elle  détruit  l'être  et  ne  laisse  subsister  que  le  pa- 
raître. Comment  les  disciples  de  Kant  peuvent-ils 
donc  sérieusement  se  vanter  de  laisser  les  choses 
telles  qu'elles  sont,  de  ne  porter  aucun  préjudice 
au  dogmatisme  du  genre  humain,  lorsqu'ils  sub- 
stituent partout  l'apparence  à  la  réalité?  Est-il 
possible  d'imaginer  une  atteinte  plus  dangereuse 
et  plus  profonde  à  la  vie  humaine  et  à  toute  es- 
pèce de  dogmatisme? 

Mais  ils  insistent  sur  ce  point  que,  tout  en 
niant  les  réalités,  ils  ne  nient  pas  les  apparences^ 


25&  DE   LA  NATURE 

et,  à  les  croire,  ils  se  distingueraient  par  là  pro- 
fondément des  philosophes  sceptiques.  Comment, 
disent-ils,  nous  accuser  légitimement  de  scepti- 
cisme, puisque  nous  admettons  que  les  choses 
nous  apparaissent  certainement  de  telle  ou  de  telle 
manière,  que  notre  sensibilité,  notre  entende- 
ment, notre  raison,  nous  montrent  certainement 
les  phénomènes  et  les  rapports  qui  les  unissent, 
quoique  nous  ne  puissions  nous  assurer  de  la 
conformité  de  ces  phénomènes  et  de  leurs  rap- 
ports avec  les  objets  en  eux-mêmes,  avec  la  réa- 
lité? Ils  ignorent  donc  que  ce  langage  a  été  celui 
de  tous  les  philosophes  sceptiques.  Il  n'en  est 
aucun  qui  se  soit  jamais  avisé  de  nier  l'existence 
dans  notre  esprit  de  certaines  représentations  des 
choses  ;  ce  qu'ils  ont  nié,  c'est  seulement  la  cer- 
titude de  la  conformité  de  ces  représentations 
avec  leur  objet.  Aucun  n'a  jamais  sérieusement 
contesté  que  telle  substance  nous  paraît  douce,  et 
que  telle  autre  substance  nous  paraît  amère  ;  que 
certains  corps  nous  font  éprouver  la  sensation  de 
froid,  certains  autres  la  sensation  de  la  chaleur, 
et  que  tel  ou  tel  rapport  nous  semble  exister  entre 
deux  phénomènes  ;  mais  ce  qu'ils  ont  tous  égale- 
ment nié,  c'est  que  nous  puissions  affirmer  avec 
certitude  que  ces  substances ,  que  ces  rapports 
soient  dans  la  réalité  tels  qu'ils  nous  paraissent. 
Sextus  Empiricus  s'explique  précisément  sur  ce 


DE   LA  RAISON   IMPERSONNELLE.  255 

point  de  la  manière  la  plus  claire,  dans  un  cha- 
pitre intitulé  :  Les  sceptiques  nient-ils  les  appa- 
rences ? 

((  Ceux  qui  disent  que  les  sceptiques  nient  les 
apparences  ignorent  quelles  sont  nos  doctrines  ; 
car  nous  reconnaissons  l'existence  de  ces  repré- 
sentations qui  nous  affectent  et  auxquelles  notre 
esprit  ajoute  aveuglément  foi.  Ces  représentations 
sont  les  apparences.  Lorsque  nous  recherchons 
si  la  chose  est  telle  qu'elle  nous  apparaît,  ce  que 
nous  mettons  en  doute  ce  n'est  pas  l'apparence 
elle-même,  dont  nous  reconnaissons  l'existence, 
mais  l'existence,  la  réalité  de  la  chose  dont  elle 
est  dite  être  l'apparence.  Or,  mettre  en  question 
la  réalité  de  la  chose  représentée,  ce  n'est  pas 
mettre  en  question  la  représentation  elle-même. 
Que  le  miel  paraisse  doux,  c'est  ce  que  nous  ac- 
cordons, parce  qu'il  nous  fait  éprouver  la  sensa- 
tion de  douceur.  Mais  le  miel  est-il  réellement 
doux?  c'est  ce  que  nous  mettons  en  question.  Nos 
doutes,  encore  une  fois,  ne  portent  donc  pas  sur 
la  représentation  elle-même,  mais  sur  la  chose 
représentée.  Si  quelquefois  nous  posons  des  ques- 
tions relatives  aux  représentations,  ce  n'est  pas 
pour  les  nier,  mais  pour  mettre  en  évidence  la 
présomption  des  philosophes  dogmatistes.  »  {Hy- 
poty poses  pyrrhoniennes.) 


256  DE   LA   NATURE 

Hume  tient  le  même  langage  que  Sextus  Em- 
piricus.  Il  conteste  la  réalité  de  la  relation  de 
cause  et  d'effet,  mais  il  n'en  conteste  pas  l'appa- 
rence, il  ne  conteste  pas  que  les  choses  semblent 
se  passer  comme  si  cette  relation  était  réelle.  Il 
nie  toutes  les  vérités,  tous  les  principes,  toutes 
les  lois,  mais  il  respecte  la  coutume  ou  l'habi- 
tude, c'est-à-dire  l'apparence.  «  La  coutume,  dit- 
il,  est  le  guide  principal  de  la  vie  humaine,  c'est 
elle  seule  qui  rend  nos  expériences  utiles  en  nous 
montrant  dans  la  ressemblance  des  différentes 
séries  d'événements  un  avenir  semblable  au 
passé.  »  (Cinquième  Essai,  deuxième  partie.) 

Donc,  en  nous  accordant  une  vérité  relative, 
ces  prétendus  dogmatiques  ne  nous  accordent 
que  ce  que  les  plus  grands  sceptiques  des  temps 
anciens  et  des  temps  modernes  n'ont  jamais  songé 
à  nier,  à  savoir  l'existence  de  certaines  représen- 
tations et  de  certaines  apparences.  Ils  se  vantent 
d'avoir  assuré  la  paix  du  dogmatisme  et  d'en  avoir 
fini  avec  le  scepticisme  en  lui  accordant  une  fois 
pour  toutes  de  bonne  grâce  ce  qu'il  est  impos- 
sible de  refuser,  en  lui  faisant  sa  part  légitime. 
On  comprend  maintenant  quelle  est  cette  part  ; 
ce  n'est  rien  moins  que  la  concession  de  l'impuis- 
sance de  l'esprit  humain  à  connaître  toute  espèce 
de  réalité.  Certes  le  scepticisme,  il  faut  en  con- 


DE   LA   RAISON   IMPERSONNELLE.  257 

venir,  se  montrerait  bien  difficile  et  bien  exigeant 
s'il  ne  se  tenait  pas  pour  satisfait  de  cette  part 
magnifique.  En  effet,  accorder  ce  point  au  scep- 
ticisme, ce  n'est  pas,  comme  on  le  dit,  lui  faire  sa 
part,  c'est  tout  lui  donner  à  la  fois.  Par  une  telle 
concession,  ce  n'est  pas  avec  le  scepticisme  qu'on 
en  finit,  mais  avec  le  dogmatisme.  En  effet,  il  est 
impossible  de  faire  au  scepticisme  sa  part,  lors- 
qu'on attaque  toute  certitude  dans  son  principe, 
c'est-à-dire  dans  l'autorité  même  de  l'intelligence 
humaine.  La  valeur  de  l'instrument  de  toutes  nos 
connaissances  étant  mise  en  doute,  toutes  nos 
connaissances  sont  par  là  même  également  frap- 
pées d'incertitude,  et  il  n'y  a  plus  de  place  pour 
le  dogmatisme.  C'est  donc  ici  le  lieu  de  rappeler 
cette  forte  maxime  de  M.  Royer-Collard  :  «  Il 
est  impossible  de  faire  au  scepticisme  sa  part  ; 
aussitôt  qu'il  entre  dans  l'entendement,  il  l'en- 
vahit tout  entier.  » 

Mais  il  ne  suffît  pas  d'avoir  dépouillé  des  airs 
d'innocence  et  de  dogmatisme  dont  elle  se  pare 
l'opinion  de  ceux  qui  affirment  que  l'intelligence 
humaine  est  réduite  à  la  connaissance  d'une  vé- 
rité purement  relative,  il  ne  suffit  pas  d'avoir  dé- 
montré l'identité  de  cette  opinion  avec  le  scepti- 
cisme, il  faut  la  combattre,  non  plus  dans  ses 
conséquences,  mais  dans  son  principe. 

Vt 


258  DE  LA   NATURE 

Le  point  de  départ  de  toute  l'argumentation 
des  disciples  de  liant  contre  la  possibilité  de  la 
connaissance  de  la  vérité  absolue,  est  la  distinc- 
tion de  deux  termes,  d'un  sujet  et  d'un  objet  au 
sein  de  cette  connaissance.  Rien  ne  nous  assure 
que  notre  intelligence  ne  dénature  pas  la  vérité 
en  la  recevant  ;  toute  vérité  en  tombant  sous  la 
conscience  prend  un  caractère  de  subjectivité  et 
de  relativité;  voilà  l'objection  unique  qu'ils  déve- 
loppent sous  mille  formes  diverses.  Or,  il  est  évi- 
dent que  cette  objection  repose  tout  entière  sur 
la  distinction  au  sein  de  la  connaissance  de  l'ab- 
solu d'un  sujet  qui  reçoit  et  d'un  objet  qui  est 
reçu,  sur  la  supposition  que  la  vérité  absolue, 
étant  en  dehors  de  nous,  n'arrive  jusqu'à  nous 
que  par  l'intermédiaire  de  notre  intelligence. 
Longtemps  j'ai  cru  qu'en  acceptant  la  question 
posée  dans  ces  termes,  il  était  néanmoins  pos- 
sible de  la  résoudre  au  sens  du  dogmatisme.  Au- 
jourd'hui je  suis  persuadé  que  cette  dualité  étant 
admise  au  sein  de  la  connaissance  de  l'absolu,  le 
scepticisme  est  invincible.  Pour  le  réfuter,  il  n'est 
donc  pas  d'autre  voie  que  de  montrer  le  néant  de 
cette  prétendue  dualité.  En  dehors  de  cet  argu- 
ment seul  décisif,  toutes  les  invocations  possibles 
à  la  foi  du  genre  humain,  à  la  conscience,  à  l'é- 
vidence, ne  signifient  rien  et  ne  peuvent  réduire 
le  scepticisme  au  silence. 


DE    LA   RAISON   IMPERSONNELLE.  259 

En  effet,  si  nous  passons  rapidement  en  re- 
vue les  autres  arguments  dont  le  dogmatisme 
a  fait  usage  de  nos  jours  pour  se  défendre  con- 
tre ses  nouveaux  et  redoutables  adversaires  3 
nous  n'aurons  pas  de  peine  à  les  convaincre  d'une 
manifeste  impuissance.  Quelle  est,  par  exemple, 
la  vraie  force  de  l'argument  suivant,  sans  cesse 
reproduit  et  développé?  Le  doute  élevé  par 
Kant  sur  la  légitimité  de  l'intelligence  humaine 
est  absurde  ;  car  il  s'étendrait  non-seulement  à 
l'intelligence  humaine,  mais  à  toutes  les  intelli- 
gences possibles.  Notre  imagination  serait  impuis- 
sante à  concevoir  une  intelligence  si  grande  et  si 
parfaite  qu'elle  pût  y  échapper,  qu'elle  pût  légi- 
timement s'affirmer  en  possession  de  la  vérité 
absolue,  puisque  nulle  intelligence,  quelle  qu'elle 
soit,  ne  pourra  jamais  se  prouver  à  elle-même, 
qu'en  recevant  la  vérité  elle  ne  la  frappe  pas 
d'un  caractère  de  subjectivité  et  de  relativité.  J'ai 
peine  à  comprendre  qu'on  ait  jamais  espéré  sé- 
rieusement de  réfuter  un  vrai  sceptique  en  lui 
démontrant  que  son  objection  s'étend  à  toutes  les 
intelligences  possibles,  et  non  pas  seulement  à 
l'intelligence  humaine.  Au  lieu  de  s'avouer  vaincu, 
n'aura-t-il  pas  lieu  de  triompher  encore  davan- 
tage? Mais  au  nombre  de  toutes  ces  intelligences 
possibles  serait  aussi  l'intelligence  divine;  Dieu 
ne  pourrait  s'assurer  s'il  voit  les  choses  telles 


260  DE    LA   NATURE 

qu'elles  sont  dans  la  réalité,  il  y  aurait  une  vé- 
rité divine  qui  ne  serait  pas  la  vérité  absolue! 
L'absurdité  d'une  pareille  conséquence  ne  suffît- 
elle  pas  à  renverser  le  principe  qui  l'engendre? 
Je  crois  qu'un  disciple  de  Kant  pourrait  bien  à  la 
rigueur  ne  pas  avouer  cette  conséquence  ;  je  crois 
qu'il  serait  en  droit  de  demander  à  ceux  qui  pré- 
tendent la  lui  imputer  d'où  leur  vient  cette  mer- 
veilleuse assurance  d'oser  assimiler  ainsi  les  con- 
ditions de  la  connaissance  divine  aux  conditions 
de  la  connaissance  humaine,  de  conclure  des 
procédés  des  intelligences  créées  et  finies  aux 
procédés  de  l'intelligence  incréée  et  infinie?  Si  la 
connaissance  humaine  ne  s'opère  qu'à  la  condi- 
tion d'un  sujet  qui  entre  en  rapport  avec  un  objet 
distinct  de  lui,  placé  en  dehors  de  lui,  avec  un 
non  moi,  comment  affirmer  qu'il  en  est  de  même 
de  l'intelligence  infinie  de  l'être  infini?  Il  n'y  a 
donc  rien  dans  cet  argument  qui  puisse  faire  re- 
culer un  sceptique  déterminé. 

J'entends  encore  les  défenseurs  du  dogmatisme 
répéter  avec  non  moins  de  confiance  cet  autre  ar- 
gument :  la  légitimité  de  l'intelligence  humaine 
ne  peut  être  démontrée  ;  mais  elle  n'a  pas  besoin 
d'être  démontrée,  car  elle  ne  peut  être  mise  en 
doute  :  loin  qu'elle  ait  besoin  de  démonstration, 
elle  est  le  principe  premier  de  toute  démonstra- 


DE  LA  RAISON    IMPERSONNELLE.  261 

tion,  et  il  y  a  contradiction  à  affirmer  que  rien 
n'est  vrai,  si  ce  n'est  ce  qui  peut  être  démontré  ; 
car,  en  dernière  analyse ,  toute  série  de  démon- 
strations doit  reposer  sur  un  pricipe  évident  par 
lui-même.  Mais  les  disciples  de  Kant  ne  peuvent- 
ils  pas  répondre  qu'il  est  très-possible  de  con- 
cevoir une  altération  de  la  vérité  absolue  par  le 
rapport  du  sujet  et  de  l'objet,  et  que,  par  consé- 
quent, la  possibilité  de  la  vérité  absolue  pour 
l'intelligence  humaine  ne  peut  être  admise  sans 
une  démonstration  préalable?En  effet,  dansl'hy- 
pothèse  de  deux  termes  au  sein  de  la  connais- 
sance de  l'absolu,  d'un  sujet  qui  reçoit  un  objet, 
n'y  a-t-il  pas  lieu  de  se  demander  si  l'un  de  ces 
deux  termes  n'altère  pas  l'autre,  si  le  sujet  n'im- 
prime pas  sur  l'objet  un  caractère  de  subjectivité 
et  de  relativité,  et  même  un  tel  doute  ne  s'élève- 
t-il  pas  presque  naturellement  dans  l'esprit? 
Comment  donc  dissiper  ce  doute,  à  moins  d'une 
démonstration  concluante  qui  prouve  qu'il  n'y 
a  pas  possibilité  de  l'altération  d'un  des  deux 
termes  par  l'autre?  Mais  comment  donner  une 
telle  démonstration,  comment  l'intelligence  se 
prouvera-t-elle  à  elle-même  sa  légitimité? 

On  ne  réfute  pas  davantage  le  scepticisme  en 
démontrant  que  la  vérité  s'impose  d'abord  à 
notre  intelligence ,  en  vertu  de  son  évidence  et 


DE  LA  NATURE 

non  de  sa  nécessité.  La  relation ,  le  passage  du 
sujet  à  l'objet ,  la  possibilité  d'altération  qui  en 
résulte  ,  voilà  encore  une  fois  l'unique  point  sur 
lequel  se  fondent  les  sceptiques  habiles  qui  nient 
à  l'homme  la  faculté  d'atteindre  la  vérité  absolue. 
Or ,  vainement  on  espère  établir  que  la  vérité 
n'étant  pas  reçue  d'abord  par  notre  intelligence, 
en  raison  de  sa  nécessité ,  ne  peut  par  là  même 
être  atteinte  d'aucun  caractère  de  subjectivité  et 
de  relativité.  En  effet,  qu'importe  à  la  question 
que  notre  intelligence  reçoive  primitivement  la 
vérité,  en  vertu  de  sa  seule  évidence,  au  sein 
d'une  intuition  immédiate  et  pure ,  ou  que  la  vé- 
rité s'impose  tout  d'abord  à  elle,  en  raison  de 
sa  nécessité?  Dans  l'un  et  l'autre  cas ,  n'y  a-t-il 
pas  toujours  également  un  rapport  du  sujet  avec 
l'objet,  et  par  conséquent  la  possibilité  de  l'altéra- 
tion de  l'un  par  l'autre,  la  possibilité  de  la  trans- 
formation de  l'absolu  en  quelque  chose  de  relatif? 
Il  est  vrai  que  la  nécessité  n'est  pas  un  caractère 
primitif,  mais  un  caractère  ultérieur  de  la  vérité 
qui  ne  se  manifeste  qu'à  la  condition  d'un  retour 
de  l'esprit  sur  la  vérité  qu'il  vient  de  recevoir , 
c'est-à-dire  à  la  condition  de  la  réflexion  ;  il  est 
vrai  que  notre  intelligence  n'accueille  d'abord  la 
vérité  à  nul  autre  titre  qu'à  celui  de  son  évidence, 
mais  la  vérité  n'en  arrive  pas  moins  jusqu'à  nous 
qu'à  la  condition  d'être  connue,  et,  par  consé- 


DE   LA   RAISON   IMPERSONNELLE.  263 

quent ,  de  tomber  sous  les  lois  et  les  formes  de 
notre  faculté  de  connaître.  Le  sceptique  obstiné 
pourra  donc  toujours  maintenir  son  doute  et  fer- 
mer la  bouche  au  dogmatique  en  lui  demandant 
la  preuve  que  déjà  dans  cette  intuition  primitive 
de  l'esprit  la  vérité  n'est  pas  altérée  par  un  rap- 
port qui  lui  fait  perdre  son  caractère  absolu. 

Mais  s'il  faut  réconnaître  la  faiblesse  et  l'im- 
puissance de  tous  ces  arguments  à  l'égard  du 
scepticisme  sorti  de  la  philosophie  critique,  som- 
mes-nous donc  obligés  de  lui  donner  gain  de 
cause  et  d'admettre  en  même  temps  toutes  les 
tristes  conséquences  qui  en  découlent?  En  au- 
cune façon.  Ce  scepticisme  triomphe  quand  on  lui 
accorde  son  principe;  à  savoir,  que  dans  la  con- 
naissance de  l'absolu  il  y  a  deux  termes,  le  sujet 
et  l'objet;  mais  nous  nions  ce  principe  ,  et  ainsi 
nous  croyons  ruiner  le  scepticisme  dans  son  fon- 
dement. Nous  avons  établi  que  dans  la  connais- 
sance de  l'infini  il  ne  pouvait  y  avoir  qu'un  seul 
terme ,  à  la  fois  sujet  et  objet ,  et  que  ce  terme 
était  Dieu  même  présent  en  nous,  substantielle- 
ment en  raison  de  son  infinité  ;  nous  n'avons  plus 
qu'à  faire  remarquer  les  conséquences  fécondes 
qui  en  dérivent  par  rapport  à  la  certitude.  La 
raison  est  Dieu  lui-même  en  nous ,  Dieu  avec  qui 
nous  sommes  en  une  nécessaire  participation.  La 


DE  LA  NATURE 

connaissance  de  l'absolu,  de  l'infini,  c'est  la  con- 
science qu'a  de  lui-même  Dieu,  l'être  infini  avec 
qui  nous  participons;  c'est  la  conscience  qu'il  a 
de  son  être  infini,  de  sa  causalité  absolue,  de  son 
immensité,  de  son  éternité,  de  son  immutabilité. 
En  présence  de  cette  définition  de  la  nature  de 
la  raison  et  de  la  connaissance  de  l'infini,  s'éva- 
nouit l'argument  fondamental  du  scepticisme 
tiré  du  rapport  nécessaire  de  l'objet  qui  est  connu 
avec  le  sujet  qui  connaît.  En  effet,  pour  arriver 
à  la  raison ,  pour  tomber  sous  la  conscience ,  la 
vérité  absolue  n'a  plus  de  milieu  à  traverser ,  de 
réfraction  à  subir,  il  n'y  a  plus  de  rapport  d'un 
sujet  qui  connaît  à  un  objet  qui  est  connu.  La 
connaissance  que  nous  avons  de  l'infini  et  de  l'ab- 
solu étant  la  conscience  qu'a  de  lui-même  l'être 
infini  et  absolu  ,  entre  l'infini  qui  connaît  et  l'in- 
fini qui  est  connu  il  y  a  identité  ;  il  n'y  a  point 
de  passage,  point  d'intermédiaire,  et,  en  consé- 
quence, point  d'altération  possible,  point  de 
transformation  imaginable  de  l'absolu  en  relatif. 
Comment  la  constitution  de  l'œil  qui  voit  l'absolue 
réalité  pourrait-elle  dénaturer  cette  réalité  et  lui 
imprimer  un  caractère  de  subjectivité  et  de  rela- 
tivité ,  puisque  l'œil  qui  voit  et  la  réalité  qui  est 
vue  se  confondent,  s'identifient  au  sein  delà  con- 
naissance de  l'infini  et  de  l'absolu ,  principe  et 
fondement  de  toutes  les  connaissances? 


DE  LA  RAISON   IMPERSONNELLE.  265 

Ainsi,  la  vraie  théorie  de  la  raison  imperson- 
nelle jette  un  jour  nouveau  sur  la  question  de  la 
certitude,  et  extirpe  dans  sa  racine  ce  dangereux 
scepticisme  qui  met  partout  l'apparence  à  la  place 
de  la  réalité ,  qui  touche  à  tout ,  renverse  tout, 
en  affectant  de  tout  conserver,  de  tout  respecter. 
Oui,  si  la  raison  était  un  organe  propre  à  notre 
intelligence,  si  la  vérité  absolue  n'arrivait  à  notre 
conscience  qu'à  la  condition  d'être  saisie  par  une 
intelligence  personnelle,  il  y  aurait  lieu  de  poser 
cette  question  :  Cet  organe  ne  dénature-t-ii  pas  la 
vérité  absolue  en  la  transmettant  jusqu'à  nous?  et 
cette  question  serait  une  question  insoluble.  Mais 
la  vérité  absolue  n'étant  pas  perçue  par  un  œil , 
par  un  organe  qui  en  serait  distinct  et  qui  nous 
serait  propre,  la  vérité  absolue  que  nous  connais- 
sons étant  la  conscience  qu'a  de  lui-même  en  nous 
l'être  absolu  et  infini,  principe  de  notre  être,  il 
n'y  a  plus  lieu  à  la  question,  au  problème  qu'élève 
le  scepticisme.  Ainsi  la  connaissance  de  la  vérité 
absolue  résulte  de  la  participation  de  l'homme 
avec  Dieu  :  hors  de  Dieu,  il  n'y  a  rien  d'absolu  ; 
si  la  raison  n'était  pas  Dieu  présent  en  nous, 
principe  de  notre  être,  la  vérité  absolue  ne  serait 
qu'une  chimère,  et  le  scepticisme  triompherait 
sans  peine  des  vaines  prétentions  du  dogma- 
tisme. Soutenir  que  les  idées  éternelles,  immua- 
bles, communes  à  toutes  les  intelligences,  ne  sont 


268  DE  LA  NATURE 

que  des  modifications  particulières  et  passa- 
gères de  l'esprit,  c'est  établir  le  pyrrhonisme, 
c'est  donner  lieu  de  croire  que  le  juste  et  l'in- 
juste ,  que  le  vrai  et  le  faux  peuvent  changer , 
c'est  mettre  tout  dans  la  confusion. 

On  comprend  maintenant  avec  quelle  vérité  et 
quelleprofondeur  Maie  branche  a  dit  :  Nous  voyons 
en  Dieu  les  vérités  éternelles;  ce  qui  est  vrai  et 
juste  au  regard  de  l'homme  est  vrai  et  juste  au 
regard  de  l'ange,  au  regard  de  Dieu  même  ;  et 
Bossuet  :  Les  vérités  éternelles  sont  quelque  chose 
de  Dieu,  sont  Dieu  même.  Tel  est  le  fondement 
ferme  et  inébranlable  que  donne  à  la  certitude  la 
vraie  théorie  delà  raison  impersonnelle,  telle  est 
la  réponse  péremptoire  et  décisive  qu'elle  ren- 
ferme à  toutes  les  objections  contre  la  légitimité 
de  la  faculté  de  connaître. 

Mais  n'est-ce  pas  élever  trop  haut  l'intelligence 
humaine  que  de  lui  donner  Dieu  même  pour 
fondement  et  pour  principe,  et  ne  tombons-nous 
pas  ici  dans  un  excès  contraire  à  celui  du  scep- 
ticisme ?  Qu'on  y  prenne  garde  :  si  nous  disons 
que  Dieu  est  en  nous,  nous  ne  disons  pas  qu'il 
y  est  tout  entier,  qu'il  s'y  épuise,  et  à  parler  plus 
rigoureusement,  ce  n'est  pas  Dieu  qui  est  en  nous, 
c'est  nous  qui  sommes  en  Dieu.  Or,  si  nous  parti- 


A 
DE  LA  RAISON   IMPERSONNELLE.  267 

cipons  en  quelque  chose  à  son  essence,  nous  som- 
mes infiniment  loin  de  participer  à  son  essence 
tout  entière  ;  si  en  raison  de  cette  participation 
incomplète  nous  voyons  en  lui  quelque  chose  de 
ce  qui  y  est  réellement,  c'est-à-dire  quelque  chose 
de  la  vérité  absolue,  nous  sommes  assurément 
bien  loin  d'y  voir  tout  ce  qui  y  est,  c'est-à-dire 
d'y  voir  toute  la  vérité  absolue.  Il  n'y  a  pas  à 
douter  que  si  par  un  développement  ultérieur 
nous  entrions  un  jour  en  une  participation  plus 
vaste  e.t  plus  intime  avec  l'essence  et  les  attributs 
de  Dieu,  nous  verrions  de  la  vérité  absolue  plus 
qu'il  ne  nous  est  donné  d'en  voir  aujourd'hui  dans 
notre  condition  actuelle  ;  mais  cette  portion  de 
vérité  que  nous  pouvons  voir  actuellement,  nous 
continuerions  à  la  voir  telle  que  nous  la  voyons. 
En  d'autres  termes,  notre  connaissance  serait 
agrandie,  elle  ne  serait  pas  changée,  nous  ver- 
rions plus,  mais  nous  ne  verrions  pas  autrement. 
Dans  notre  condition  actuelle  nous  n'apercevons 
qu'un  point  de  l'absolue  réalité;  mais  dussions- 
nous  un  jour  dans  une  autre  existence  la  con- 
templer tout  entière,  nous  reconnaîtrions  en  son 
sein  ce  point  infiniment  petit,  le  seul  qu'il  nous 
soit  donné  d'y  apercevoir  aujourd'hui,  semblables 
à  celui  qui ,  tombé  dans  un  profond  précipice,  ne 
découvre  plus  qu'un  seul  astre  du  firmament,  et 
qui,  retiré  du  fond  de  l'abîme  et  contemplant  tout 


268  DE  LA  NATURE 

à  coup  la  voûte  azurée  tout  entière,  l'infinité  des 
astres  dont  elle  est  parsemée,  reconnaît  encore, 
au  milieu  de  leur  multitude  infinie,  cet  astre 
unique  qu'il  apercevait  du  fond  du  précipice. 

Concluons  que  toute  espèce  de  doute  sur  la 
légitimité  de  la  faculté  de  connaître  manque  de 
fondement,  et  que  tous  les  nuages  métaphysiques 
amoncelés  par  le  scepticisme  sur  la  question  de 
la  certitude  se  dissipent  en  présence  de  la  vraie 
conception  de  la  nature  de  la  raison.  Continuons 
de  croire  avec  le  genre  humain  tout  entier  que 
la  vérité  et  la  justice  que  notre  raison  nous  ré- 
vèle sont  une  portion  du  vrai  et  du  bien  absolus 
et  non  pas  de  vaines  apparences  relatives  à  notre 
nature.  Ce  qu'est  le  vrai  et  le  bien  au  regard  de 
notre  intelligence  est  également  le  vrai  et  le  bien 
au  regard  de  toutes  les  intelligences  possibles,  au 
regard  de  Dieu  même;  nous  devons  donc  le 
chercher  et  l'accomplir  sans  incertitude,  sans 
hésitation,  au  prix  de  tous  les  efforts  et  de  tous 
les  sacrifices. 


DE  LA  RAISON  IMPERSONNELLE. 


CHAPITRE  XV. 


Peut-on  légitimement  accuser  de  panthéisme  cette  théorie  de  la  raison 
impersonnelle?  —  De  la  question  des  rapports  de  Dieu  avec  le 
monde.  —  Elle  a  reçu  deux  grandes  solutions  opposées,  le  déisme 
et  le  panthéisme.  —  Définition  et  critique  du  déisme.  —  Consé- 
quences du  déisme.  —  Définition  et  critique  du  panthéisme.  — 
Distinction  de  deux  sortes  de  panthéisme.  —  Panthéisme  natura- 
liste. —  Panthéisme  idéaliste.  —  Du  principe  et  de  la  méthode  du 
panthéisme  idéaliste. — De  la  nature  de  l'homme  dans  ce  système. 
—  Conséquences  du  panthéisme.  —  Des  causes  principales  qui  in- 
clinent les  esprits  au  déisme  ou  au  panthéisme. 


Des  divers  principes  que  je  viens  d'établir, 
résulte  une  union  intime  du  créateur  avec  la 
crature,  une  participation  continue  de  l'homme 
avec  Dieu.  En  effet,  j'ai /placé  dans  l'être  infini 
l'essence  de  tout  ce  que  les  êtres  finis  contiennent 
en  eux  de  positif  et  de  réel;  j'ai  défini  l'espace, 
l'immensité  de  Dieu,  le  temps,  son  éternité  ;  j'ai 
démontré  que  la  raison  impersonnelle  n'était  pas 
une  faculté  de  notre  intelligence  fînie^  mais  Dieu 
lui-même,  présent  en  nous,  en  vertu  de  son  infi- 
nité. De  telles  doctrines  ne  sont-elles  pas  con- 
tradictoires avec  l'individualité  et  la  personnalité 
de  l'homme,  ne  sont-elles  pas  équivalentes  au 
panthéisme,  et  n'y  a-t-il  pas  de  milieu  possible 
entre  la  séparation  absolue  et  l'identification  ah- 


270  DE  LA  NATURE 

solue  de  Dieu  avec  le  monde?  Voilà  ce  qu'il  faut 
sérieusement  examiner. 

On  sait  quel  abus  incroyable  il  a  été  fait ,  de 
nos  jours,  de  l'accusation  du  panthéisme.  Nul 
système  contemporain ,  soit  dans  la  philosophie 
allemande,  soit  dans  la  philosophie  française,  n'a 
eu  la  fortune  d'y  échapper.  11  semble,  à  voir 
comment  on  en  use,  qu'une  telle  accusation  se  suf- 
fit à  elle-même  et  se  passe  de  toute  définition,  de 
toute  preuve,  de  toute  discussion.  Dans  l'arsenal 
des  ennemis  de  la  philosophie,  le  panthéisme  a 
pris  la  place  que  tenait  autrefois  l'athéisme.  C'est 
aujourd'hui  le  mot  qui  exprime  en  raccourci 
tous  les  mauvais  vouloirs,  toutes  les  haines  contre 
la  philosophie  ;  c'est  le  mot  magique  à  l'aide  du- 
quel on  espère  faire  courir  sus  à  la  philosophie 
et  aux  philosophes.  Néanmoins  il  a  du  en  coûter 
d'abandonner  la  vieille  accusation  d'athéisme. 
Elle  était  plus  claire  et  plus  nette,  elle  devait  agir 
plus  vivement  sur  la  foule.  Aussi  n'y  a-t-on  re- 
noncé qu'avec  peine,  et  en  présence  de  l'irrésis- 
tible clarté  et  du  rôle  dominant  de  l'idée  de  Dieu 
dans  la  philosophie  contemporaine.  Un  moment 
déconcertés  par  le  caractère  nouveau  de  la  phi- 
losophie qui  s'est  élevée  en  France  sur  les  ruines 
de  la  philosophie  sensualiste,  bientôt  nos  éternels 
ennemis  se  sont  ravisés,  et  changeant  soudain 


DE   LA  RAISON   IMPERSONNELLE.  271 

de  tactique  et  de  langage,  ils  ont  accusé  les 
philosophes  d'aujourd'hui  de  mettre  Dieu  en 
tout  et  partout,  comme  ils  accusaient  les  philo- 
sophes d'autrefois  de  ne  le  mettre  nulle  part. 

Assurément  il  serait  ridicule  d'entreprendre  de 
prouver  que  nous  ne  sommes  pas  panthéistes,  à 
ces  hommes  aveugles  et  passionnés  qui  ne  peu- 
vent supporter  aucune  espèce  de  philosophie; 
mais  il  ne  sera  pas  inutile  de  démontrer  aux 
esprits  éclairés  et  sages  que,  pour  ne  pas  séparer 
Dieu  de  l'homme  et  du  monde,  nous  ne  le  con- 
fondons pas  cependant ,  nous  ne  l'identifions  pas 
avec  le  monde. 

La  question  de  savoir  si  la  théorie  de  la  raison 
impersonnelle,  telle  que  je  l'ai  exposée,  est  enta- 
chée ou  bien  est  pure  de  panthéisme,  rentre  dans 
la  question  générale  des  rapports  de  Dieu  avec 
le  monde.  Dans  quel  rapport  la  création  subsiste- 
t-eile  avec  le  créateur  ?  Comment  concilier  l'in- 
finité de  Dieu  avec  l'existence  distincte  et  indi- 
viduelle des  créatures  ?  Voilà  la  question. 

Signalons  d'abord  les  deux  grands  écueils 
contre  lesquels  plus  d'une  fois  la  philosophie  a 
fait  naufrage,  lorsqu'elle  a  tenté  de  résoudre  cette 
grande  et  difficile  question  des  rapports  de  Dieu 


272  DE  LA  NATURE 

avec  le  monde.  Tantôt  elle  a  rapproché  Dieu  du 
monde  au  point  de  les  confondre,  de  les  identifier 
l'un  avec  l'autre  ;  tantôt,  par  un  excès  contraire, 
elle  les  a  séparés  au  point  de  supprimer  tout 
rapport,  toute  participation  de  l'un  avec  l'autre. 
De  là  deux  grands  systèmes  opposés  qui  se  sont 
produits  sous  des  formes  diverses.  Avec  tout  le 
monde  nous  appellerons  le  premier  système  pan- 
théisme, avec  quelques  auteurs  nous  appellerons 
le  second  déisme.  Caractérisons  d'abord  l'un  et 
l'autre  système,  montrons  par  où  ils  pèchent 
et  par  où  ils  sont  faux  et  dangereux,  afin  d'établir 
nettement  le  caractère  de  la  solution  qui  nous 
paraît  la  vraie,  et  la  différence  qui  la  sépare  soit 
du  déisme,  soit  du  panthéisme. 

D'abord  qu'est-ce  que  le  déisme?  Quelles  sont 
ses  conséquences?  Quelles  causes  en  général  et 
quelles  tendances  de  l'esprit  y  conduisent?  Le 
déisme  établit  une  sorte  d'antithèse  entre  Dieu 
et  le  monde,  il  place  Dieu  d'un  côté  et  le  monde 
de  l'autre;  il  suppose  la  création  complètement 
détachée  du  créateur,  à  partir  du  jour  où  elle  a 
commencé  d'exister,  il  le  relègue,  suivant  les 
belles  expressions  de  M.  Cousin,  par  delà  le 
temps  et  l'espace  sur  le  trône  désert  d'une 
éternité  silencieuse.  D'après  ce  système,  Dieu, 
depuis  le  moment  de  la  création,  serait  rentré 


DE   LA  RAISON    IMPERSONNELLE.  273 

dans  le  repos,  contemplateur  oisif  des  choses  qui 
se  passent  dans  le  monde  ;  il  n'aurait  plus  rien 
de  commun  avec  la  nature  et  avec  l'homme;  il 
n'y  interviendrait  plus  en  rien,  sinon  peut-être 
de  loin  en  loin  et  par  quelques  miracles;  à  partir 
du  premier  branle,  le  monde  se  suffirait  à  lui- 
même,  indépendant  de  toute  action  divine.  Le 
déisme  se  représente  les  rapports  du  créateur 
avec  la  création  à  l'image  des  rapports  qui  exis- 
tent ici-bas  entre  l'artiste  et  son  œuvre,  entre 
l'ouvrier  et  son  ouvrage.  Sans  l'ouvrier,  l'ouvrage 
n'existerait  pas;  sans  l'architecte,  l'édifice  n'au- 
rais pas  été  élevé  ;  mais  une  fois  l'ouvrage  achevé, 
l'édifice  construit,  l'architecte  et  l'ouvrier  s'en 
éloignent,  ils  le  laissent  de  côté,  ils  cessent  de 
s'en  occuper,  et  néanmoins  en  leur  absence  l'ou- 
vrage sorti  de  leurs  mains  continue  d'exister. 
Mais  si  l'on  y  prend  garde ,  on  reconnaîtra  sans 
peine  tout  ce  qu'il  y  a  de  faux  dans  cette  assi- 
milation des  rapports  de  l'ouvrier  avec  son  ou- 
vrage ,  et  des  rapports  du  créateur  avec  la  créa- 
tion. En  effet,  l'ouvrier  et  l'architecte  ne  sont 
pas  le  principe  de  la  matière  de  leur  ouvrage,  ils 
ne  lui  donnent  pas  l'être  et  l'existence  ^  ils  ne 
font  que  l'ordonner,  l'assujettir  à  un  certain  ar- 
rangement, à  un  certain  plan  soumis  à  des  lois 
générales  de  pesanteur,  de  mouvement,  etc., 
qu'ils  n'ont  point  faites  et  qu'ils  ne  conservent 

18 


274  DE  LA   NATURE 

pas.  Le  monde,  au  contraire ,  ne  tient  pas  seule- 
ment de  Dieu  son  arrangement,  mais  encore 
son  existence  ;  c'est  Dieu  qui  lui  a  donné  l'être, 
c'est  Dieu  qui  le  lui  conserve,  qui  en  est  le  prin- 
cipe et  la  source  permanente.  Comment  donc 
de  ce  que  l'ouvrage  subsiste  indépendamment 
de  l'ouvrier  qui  l'a  construit ,  conclure  légitime- 
ment que  le  monde  pourrait  subsister  indépen- 
damment de  Dieu,  qui  n'en  est  pas  seulement 
la  cause  ordonnatrice,  l'architecte  et  l'ouvrier, 
mais  le  créateur  et  le  principe  ?  Comment  con- 
cevoir que  le  monde,  après  avoir  été  lancé  par 
Dieu  dans  l'espace,  ait  continué  d'exister  loin 
de  lui  et  sans  lui?  Comment  le  fleuve  séparé  de 
sa  source  pourrait-il  continuer  de  couler? 

La  raison  se  refuse  d'ailleurs  d'une  manière 
absolue  à  admettre  cette  séparation  du  fini  et  de 
l'infini,  du  créé  et  de  l' incréé,  comme  étant  en 
contradiction  flagrante  avec  l'idée  même  de  Dieu. 
Dieu  est  l'être  iniini.  L'idée  de  Dieu  exclut  l'idée 
de  toute  limitation,  de  toute  restriction  ;  il  nous 
serait  plus  facile  de  renoncer  à  croire  en  Dieu 
que  de  croire  en  un  Dieu  imparfait  et  limité.  Mais 
si  Dieu  est  sans  bornes  et  sans  limites,  comment, 
qu'on  nous  pardonne  l'expression,  le  faire  tenir 
en  un  coin  de  l'espace  ?  comment  établir  un  vide 
entre  lui  et  }a  création  ?  Où  trouver  une  place  en 


DE   LA   RAISON   IMPERSONNELLE.  275 

dehors  de  l'être  infini  pour  y  placer  le  monde 
détaché,  séparé  de  Dieu?  Si  une  telle  place  exis- 
tait, n'est-il  pas  évident  que  l'être  de  Dieu  ne  s'é- 
tendrait pas  partout,  et  qu'il  serait  limité  par  la 
sphère  du  monde?  Donc,  il  est  impossible  d'ad- 
mettre à  la  fois  l'infinité  de  Dieu  et  l'existence 
d'un  monde  détaché  de  Dieu. 

Non-seulement  le  déisme  est  contradictoire  avec 
la  raison,  mais  il  aboutit  à  des  conséquences  qui 
ne  sont  pas  moins  dangereuses  que  les  consé- 
quences du  panthéisme  ou  de  l'athéisme.  Si  Dieu 
est  séparé  du  monde,  si  le  monde  marche  et  sub- 
siste indépendamment  de  lui  depuis  qu'il  a  reçu 
la  première  impulsion,  que  devient  l'idée  de  la 
providence  ?  Ce  Dieu  séparé  du  monde  ne  sera- 
t-il  pas  semblable  aux  dieux  d'Épicure,  à  ces 
grands  fantômes  ,  qui  n  ont  aucun  souci  des 
choses  d'ici-bas  et  ne  peuvent  en  rien  influer  sur 
son  cours?  A  prendre  à  la  rigueur  l'hypothèse 
du  déisme,  si  Dieu  cessait  d'exister,  le  monde 
et  l'humanité  pourraient  néanmoins  continuer 
d'exister  et  de  se  développer  suivant  les  mêmes 
lois  en  vertu  du  décret  qui  à  l'origine  des  choses 
leur  a  conféré  l'être  et  la  vie.  Or  quelle  idée  se 
rapproche  davantage  de  la  négation  complète  de 
toute  providence  ?  Quel  système  est  plus  voisin, 
par  ses  conséquences ,  d'un  athéisme  avoué  ? 


276  DE  LA  NATURE 

Si  le  déisme  compromet  singulièrement  la  no- 
tion de  la  divine  providence,  il  ne  compromet 
pas  moins  d'autres  notions  qui  doivent  être  le 
principe  des  sociétés  humaines.  En  effet,  au  point 
de  vue  du  déisme,  comment  donner  un  solide 
fondement  aux  notions  de  l'unité  et  de  la  frater- 
nité du  genre  humain  ?Dieu  étant  exilé  de  l'hu- 
manité comme  du  monde,  quel  sera  le  lien  qui 
réunira  les  uns  aux  autres  tous  les  individus  de 
l'espèce  humaine?  En  qui  et  par  qui  seront-ils 
frères  issus  d'une  même  origine  et  participant 
d'une  même  nature  ?  Dieu  ôlé  du  monde,  l'idée 
de  la  fraternité  peut  bien  encore  demeurer  comme 
une  illusion  généreuse  d  âmes  élevées  et  bien- 
veillantes, mais  elle  n'est  plus  un  principe  dé- 
montré, ayant  ses  fondements  dans  la  réalité  des 
choses. 

Telles  sont  quelques-unes  des  conséquences 
auxquelles  conduit  le  système  qui  sépare  Dieu 
du  nïonde.  Il  doit  logiquement  aboutir  à  la  né- 
gation de  la  providence  et  de  toute  espèce  de  lien 
moral  entre  les  hommes,  et  il  se  rencontre  ainsi 
avec  l'athéisme.  En  outre,  il  est  dans  son  prin- 
cipe absolument  contradictoire  avec  l'idée  de  l'in- 
finité de  Dieu.  Il  faut  donc  juger  et  condamner 
le  déisme  avec  sévérité,  et  avec  d'autant  plus  de 
sévérité  qu'en  général  on  semble  incliner  à  croire 


DE   LA   EAISON   IMPERSONNELLE.  277 

que  si  ce  système  n'est  pas  profond,  du  moins  il 
n'est  pas  dangereux,  et  ne  mérite  pas  d'èlre  aussi 
vivement  combattu  que  le  panthéisme. 

Mais  peut-être  n'avons-nous  évité  le  déisme 
que  pour  tomber  dans  le  panthéisme  non  moins 
faux  par  son  principe,  non  moins  dangereux  par 
ses  conséquences.  Peut-être  n'ai-je  su  mettre  à 
la  place  d'un  Dieu  séparé  du  monde  qu'un  Dieu 
identifié  avec  le  monde. 


Pour  examiner  cette  question  ou  plutôt  pour 
repousser  cette  accusation,  et  montrer  clairement 
quelle  différence  existe  entre  le  panthéisme  et  la 
doctrine  que  je  viens  d'exposer,  il  faut  définir  le 
panthéisme.  Si  les  ennemis  de  la  philosophie  se 
donnent  le  ridicule  de  voir  partout  le  panthéisme, 
nous  ne  nous  donnons  pas  le  ridicule  contraire 
de  ne  le  voir  nulle  part  et  de  le  traiter  de  pure 
chimère  ;  nous  ne  nions  pas,  en  effet,  qu'il  puisse 
y  avoir  des  systèmes  qui  soient  dans  la  réalité 
panthéistes,  quoique  n'avouant  pas  le  panthéisme, 
et  auxquels  la  logique  puisse  légitimement  im- 
poser toutes  les  conséquences  qui  sortent  du  pan- 
théisme, et  nous  nous  bornons  à  soutenir  et  à 
démontrer  que  notre  système  n'est  pas  de  ce 
nombre. 


278  DE  LA  NATURE 

Il  faut  distinguer  deux  sortes  principales  de 
panthéisme  :  l'un  qui  part  d'une  observation  plus 
ou  moins  grossière  de  la  nature;  l'autre  qui,  lais- 
sant complètement  de  côté  l'observation  de  la 
nature,  part  et  se  déduit  tout  entier  d'une  notion 
à  priori  de  la  raison.  Partout  dans  la  nature  l'ob- 
servation nous  découvre  du  mouvement,  de  la 
force,  de  la  vie.  Une  philosophie  empirique  et 
grossière  identifie  cette  force  et  cette  vie  avec  la 
nature  matérielle  sans  remonter  jusqu'à  son  prin- 
cipe. Elle  conçoit  Dieu  comme  l'âme  de  ce  monde, 
indistincte  et  inséparable  du  monde  lui-même  ; 
elle  conçoit  le  monde  comme  un  grand  animal, 
elle  le  divinise,  elle  en  fait  son  dieu.  De  là 
un  panthéisme  naturaliste  tel  qu'on  en  trouve 
l'exemple  dans  quelques  religions  de  l'antiquité, 
tel  qu'il  s'est  produit  chez  certains  philosophes, 
tels  que  Lucrèce  dans  les  temps  anciens  et  le  ba- 
ron d'Holbach  dans  les  temps  modernes;  car  ni 
Lucrèce  ni  le  baron  d'Holbach  ne  sont  des 
athées,  comme  on  le  répète  ;  ils  ont  un  dieu,  et 
ce  dieu  c'est  la  nature.  Lucrèce,  inspiré  par  lui, 
l'a  chanté  en  des  vers  magnifiques. 

A  côté  de  ce  panthéisme  naturaliste  s'est  pro- 
duit dans  l'histoire  un  autre  panthéisme  qui  s'en 
distingue  profondément  par  son  caractère  idéa- 
liste et  religieux,  Le  panthéisme  naturaliste  ab- 


DE  LA  RAISON  IMPERSONNELLE.  279 

sorbe  Dieu  dans  la  nature,  dans  le  monde  ma- 
tériel ;  le  panthéisme  idéaliste ,  au  contraire , 
absorbe  la  nature  et  le  monde  matériel  au  sein  de 
Dieu,  au  sein  de  l'être  infini.  Dans  l'histoire  de 
la  philosophie ?  c'est  Spinosa  qui  a  développé 
sous  sa  forme  la  plus  rigoureuse  le  panthéisme 
idéaliste.  Autant  la  raison  l'emporte  sur  les  sens, 
autant  le  panthéisme  idéaliste  l'emporte  sur  le 
panthéisme  naturaliste.  Le  second  est  le  produit 
d'une  des  premières  et  plus  superficielles  vues 
que  l'humanité  jette  sur  le  monde;  le  premier, 
au  contraire,  a  son  origine  dans  un  écart  de  la 
pensée  philosophique  parvenue  à  son  plus  haut 
degré  de  force  et  de  développement.  Cette  der- 
nière forme  est  la  forme  la  plus  élevée  du  pan- 
théisme, la  seule  forme  sous  laquelle  il  peut 
tendre  à  se  produire  dans  la  philosophie  mo- 
derne, et  sous  laquelle  il  a  pu  attirer  à  lui  et 
séduire  un  certain  nombre  de  hautes  intelli- 
gences. Nous  ne  craignons  pas  qu'on  nous  accuse 
de  panthéisme  naturaliste;  laissons -le  donc  de 
côté  pour  considérer  exclusivement  le  panthéisme 
idéaliste  et  de  mettre  en  évidence  les  différences 
par  lesquelles  nous  nous  en  séparons. 

Quelle  est  la  méthode  et  la  marche  du  pan- 
théisme idéaliste?  Il  ne  s'appuie  pas  sur  un  em- 
pirisme plus  ou  moins  grossier,  il  ne  prend  pas 


280  DE  LA  NATURE 

son  point  de  départ  dans  le  monde  et  dans  la  na- 
ture ,  il  ne  le  prend  pas  davantage  dans  l'homme , 
dans  la  conscience,  dans  le  sentiment  de  noire 
activité  et  de  notre  personnalité;  il  dédaigne  la 
psychologie ,  et  il  s'élance  tout  d'abord  aux  som- 
mets les  plus  élevés  de  l'ontologie.  Nous  avons 
dans  la  conscience  l'idée  de  l'absolu,  de  l'infini, 
du  souverainement  parfait.  Le  panthéisme  idéa- 
liste s'attache  exclusivement  à  cette  idée  et  à  la 
contemplation  de  l'être  infini  lui-même ,  dont  elle 
est  une  intuition  immédiate,  et  c'est  de  là  qu'il 
part  pour  arriver  à  l'homme  et  au  monde  par 
voie  de  déduction.  L'idée  de  l'absolu  et  de  l'infini 
ne  peut  nous  venir  que  d'un  être  contenant  en  lui 
tout  ce  que  cette  idée  renferme  ;  donc  il  existe  un 
être  absolu  et  infini  qui  existe  par  lui-même ,  qui 
existe  nécessairement.  Cet  être  existant  par  lui- 
même  est  la  seule  et  unique  substance.  En  effet, 
le  caractère  essentiel  de  la  substance ,  telle  que  la 
raison  la  conçoit ,  est  d'exister  par  soi ,  d'exister 
nécessairement  et  indépendamment  de  toute 
cause.  Comment  donc  deux  substances  diffé- 
rentes pourraient-elles  coexister?  Les  substances 
ne  se  distinguent  les  unes  des  autres  que  par  les 
attributs;  les  attributs  sont  la  manifestation  et 
l'expression  de  la  substance.  Si  donc  deux  sub- 
stances existaient,  ces  deux  substances  auraient 
une  même  essence,  à  savoir,  l'existence;  ayant 


DE   LA   RAISON   IMPERSONNELLE.  281 

une  même  essence,  elles  auraient  les  mêmes  attri- 
buts, et  en  conséquence  elles  ne  pourraient  se 
distinguer  l'une  de  l'autre  et  se  confondraient 
nécessairement  en  une  seule  et  même  substance. 
C'est  ainsi  que  Spinosa,  et  à  son  exemple  la  plu- 
part des  philosophes  panthéistes  établissent  la 
proposition  fondamentale  de  laquelle  ils  pensent 
faire  logiquement  dériver  tout  leur  système.  Nous 
aussi  nous  admettons  cette  proposition.  Nous  re- 
connaissons qu'il  n'y  a  et  qu'il  ne  peut  y  avoir 
qu'une  seule  substance  absolue  ;  mais  nous  ne 
pensons  pas  que  cette  proposition  aboutisse  logi- 
quement au  panthéisme. 

La  substance  étant  définie  ce  qui  existe  par 
soi,  il  est  évident  qu'il  n'y  a  qu'une  seule  sub- 
stance; mais  prouver  qu'il  n'y  a  qu'une  seule 
substance  existante  par  elle-même,  revient  tout 
simplement  à  prouver  qu'il  ne  peut  y  avoir  qu'un 
seul  être  infini,  qu'un  seul  Dieu,  ce  qui  est  in- 
contestable et  ce  que  personne  ne  conteste. 
Quelle  est  donc  la  question  qui  s'agite  entre  les 
panthéistes  et  leurs  adversaires?  C'est  la  question 
de  savoir  si,  en  outre  de  la  substance  en  soi,  de 
la  substance  infinie,  il  ne  peut  pas  y  avoir  des 
substances  finies  qui  lui  empruntent  une  certaine 
part  de  causalité  et  de  substantialité  ;  des  êtres  qui, 
quoique  n'existant  pas  par  eux-mêmes,  possèdent 


282  DE  LA  NATURE 

cependant  réellement  une  existence  dérivée  et 
déléguée.  La  question  est  de  savoir  si  entre  l'être 
nécessaire  et  les  simples  modes,  les  purs  phéno- 
mènes, il  n'y  a  pas  quelque  chose  d'intermédiaire, 
c'est-à-dire  des  substances  relatives  et  finies.  Or, 
la  proposition  fondamentale  de  l'éthique  de  Spi- 
nosa  ne  nous  semble  pas  résoudre  cette  question, 
et  on  peut  l'accepter  sans  accepter  nécessaire- 
ment les  principes  secondaires  et  les  conséquences 
qu'il  en  déduit.  Voici  quelles  sont  ces  consé- 
quences. Cette  substance  unique  qui  est  Dieu, 
est  à  la  fois  la  cause  et  la  matière  du  monde;  elle 
est  à  la  fois,  suivant  l'énergique  expression  de 
Spinosa,  natura  naturans  et  natura  naturata,  cause 
et  effet,  créateur  et  créature,  Dieu  et  monde.  En 
vertu  d'une  nécessité  inhérente  à  sa  nature,  cette 
substance  unique  se  développe,  et  par  ses  dévelop- 
pements elle  engendre  toutes  les  choses  particu- 
lières ;  par  ses  attributs  et  ses  modes  elle  constitue 
l'univers  tout  entier.  Tous  les  êtres  qui  existent 
dans  ce  monde,  tous  ceux  qu'embrasse  notre  ex- 
périence, comme  tous  ceux  que  notre  raison  peut 
concevoir,  ne  sont  également  que  des  résultats 
de  ce  développement,  des  modes,  des  attributs 
de  Dieu.  Autant  on  distingue  de  classes  d'êtres 
dans  la  nature,  autant  il  faut  admettre  d'attributs 
de  Dieu,  dont  ces  êtres  soient  les  modes.  Ainsi 
Spinosa ,  divisant  tous  les  êtres  de  la  nature , 


DE   LA   RAISON   IMPERSONNELLE.  283 

comme  son  maître  Descartes,  en  deux  grandes 
classes  irréductibles  l'une  à  l'autre,  les  corps  et 
les  esprits,  l'étendue  et  la  pensée,  place  en  Dieu 
deux  attributs  fondamentaux,  la  pensée  et  l'éten- 
due. Tous  les  corps  sans  exception  sont  des  modes 
divers  de  l'attribut  de  l'étendue;  tous  les  esprits, 
toutes  les  pensées  sont  des  modes  divers  de  l'at- 
tribut de  la  pensée. 

Que  sera  donc  l'homme,  quelle  sera  sa  réa- 
lité dans  le  système  de  Spinosa  et  dans  tous  les 
systèmes  vraiment  panthéistes?  L'homme  n'aura 
point  de  réalité  ni  propre  ni  dérivée  ;  il  ne  sera 
qu'un  mode,   ou  plutôt   qu'une   collection  de 
modes  des  attributs  de  Dieu.  Son  existence  tout 
entière,  soit  physique,  soit  morale,  avec  tous  ses 
changements  et  toutes  ses  vicissitudes,  ne  sera 
qu'une  succession  des  modes  des  attributs  de 
Dieu  ;  son  corps,  une  succession  des  modes  di- 
vers de  l'attribut  divin  de  1  étendue,  et  son  âme 
une  succession  non  moins  fugitive  des  modes 
de  l'attribut  divin  de  la  pensée.  Voilà  l'homme 
de  Spinosa  et  du  panthéisme;  cet  homme  n'est 
qu'une  ombre  dépourvue  de  toute  réalité,  un 
moment  qui  s'écoule  dans  le  développement  con- 
tinuel de  la  substance  divine.  11  n'est  pas  be- 
soin de  faire  remarquer  combien  cet  homme  ar- 
tificiel, auquel  vient  rigoureusement  aboutir  le 


284  DE   LA  NATURE 

panthéisme  par  voie  de  déductions  à  priori,  est 
différent  de  cet  homme  réel  que  la  conscience 
nous  révèle  comme  l'unité  simple  et  irréductible, 
comme  une  force  essentiellement  active  et  libre  ; 
car  dans  une  collection  et  une  succession  quel- 
conque, où  trouver  une  unité  réelle  et  vivante? 
dans  ce  qui  est  le  simple  développement  d'une 
autre  substance ,  où  placer  l'individualité  et  la 
personnalité? 

Nous  avons  fait  voir  au  commencement  que 
toute  négation  de  l'infini  était  contradictoire, 
puisque  l'idée  d'être  infini  entre  nécessairement 
dans  toute  proposition.  Toute  négation  du  fini 
n'est  pas  moins  contradictoire,  puisque  toute  pro- 
position suppose  la  conscience  de  nous-mêmes, 
et  en  conséquence  une  affirmation  de  l'existence 
et  de  la  réalité  du  fini.  Tout  panthéisme  est  donc 
condamné  à  se  débattre  vainement  sous  cette 
écrasante  contradiction. 

Telle  est  la  méthode  générale,  et  tels  sont  les 
traits  essentiels  du  panthéisme  idéaliste.  Non- 
seulement  il  ne  sépare  pas,  mais  il  ne  distingue 
même  pas  Dieu  d'avec  le  monde,  l'être  infini 
d'avec  l'ensemble  des  êtres  finis.  Cette  existence 
absolue  et  nécessaire ,  que  la  raison  conçoit  à 
priori  comme  l'essence  de  l'être  infini,  est,  à  son 


DE  LA  RAISON   IMPERSONNELLE.  285 

point  de  vue,  le  seul  mode  d'existence  possible  ; 
il  absorbe  en  son  sein  toute  existence  relative  et 
individuelle  ;  et  en  dehors  de  Dieu  il  n'admet  plus 
que  de  simples  phénomènes,  que  des  chimères 
et  des  ombres.  Ce.  que  la  conscience  nous  atteste 
de  notre  unité,  dç  notre  individualité,  de  notre 
personnalité,  n'est  pour  lui  qu'une  vaine  illusion, 
dont  la  raison  fait  prompte  et  entière  justice. 

Tels  sont  les  deux  grands  systèmes  opposés  qui 
sont  en  présence  sur  la  question  des  rapports  de 
Dieu  avec  le  monde.  Pour  les  résumer  tous  les 
deux  en  quelques  mots,  l'un  non-seulement  dis- 
tingue, mais  sépare  Dieu  du  monde;  l'autre  non- 
seulement  ne  les  sépare  pas,  mais  ne  les  distingue 
pas,  et  les  confond  au  sein  d'une  même  et  abso- 
lue unité.  Après  les  avoir  ainsi  tous  deux  caracté- 
risés, indiquons  quelles  sont  les  causes  princi- 
pales, quels  sont  les  travers  de  méthode,  les 
tendances  d'esprit  qui  d'ordinaire  nous  portent  à 
l'un  ou  à  l'autre. 

Nul  système,  à  notre  avis,  plus  que  le  déisme 
n'atteste  une  absence  complète  de  tout  sens  mé- 
taphysique. Il  a  sa  source  en  une  vue  tout  à  fait 
superiicielle  et  empirique  des  choses.  Le  déiste 
s'imagine  que  ce  qui  est  séparé  au  regard  de  notre 
expérience  doit  être  aussi  séparé  dans  la  réalité 


286  DE   LA  NATURE 

des  choses  ;  il  se  préoccupe  uniquement  de  la  di- 
versité des  existences,  et  il  perd  de  vue  le  prin- 
cipe commun  duquel  elles  découlent  et  auquel 
toutes  doivent  se  rapporter.  Mais  des  causes  par- 
ticulières, telles  que  la  crainte  du  panthéisme  et 
la  considération  exclusive  de  la  liberté  humaine, 
ont  pu  et  peuvent  encore  contribuer  à  jeter  des 
esprits,   d'ailleurs  distingués,  dans  le  déisme. 
Pour  échapper  à  l'univers-Dieu,  ou  à  l'absorption 
de  toutes  les  choses  finies  au  sein  de  l'être  infini, 
on  se  précipite  par  réaction  dans  l'excès  con- 
traire, et  on  relègue  Dieu  au  delà  du  temps  et  de 
l'espace,  loin  des  limites  du  monde,  de  peur  d'être 
exposé  à  le  confondre  de  nouveau  avec  lui.  Il  ar- 
rive encore  qu'on  se  persuade  de  l'impossibilité 
de  concilier  l'existence  de  notre  personnalité  et 
l'idée  d'une  participation  quelconque  de  Dieu 
avec  le  monde,  et  pour  sauver  la  liberté  humaine, 
on  n'hésite  pas  à  rejeter  bien  loin  l'idée  de  cette 
participation,  et  à  rompre  toute  espèce  de  lien 
entre  le  créateur  et  la  création. 

D'autres  causes ,  d'autres  vices  de  méthode, 
d'autres  tendances  conduisent  certains  esprits  à 
l'excès  opposé  du  panthéisme.  Je  rappelle  que  je  ne 
parle  point  ici  du  panthéisme  naturaliste,  mais 
seulement  du  panthéisme  idéaliste.  Or,  comme 
déjà  jel'ai  remarqué,  le  vicede  méthode  qui  engen- 


DE   LA   RAISON   IMPERSONNELLE.  287 

dre  ce  panthéisme  consiste  à  prendre  pour  point 
de  départ  exclusif  les  notions  à  priori  de  la  raison 
pure,  à  débuter  par  l'ontologie,  sans  avoir  préa- 
lablement traversé  la  psychologie.  Mais,  indé- 
pendamment de  ce  vice  de  méthode,  il  est  cer- 
taines considérations,  certaines  tendances  qui 
conduisent  encore  quelques  esprits  au  pan- 
théisme. Ainsi ,  il  y  a  des  intelligences  qui  vont 
au  panthéisme  parce  qu  elles  espèrent  y  trouver 
un  refuge  contre  des  difficultés  et  des  objections 
qui  les  tourmentent,  une  réponse  à  des  questions 
dont  vainement  elles  cherchent  ailleurs  la  solu- 
tion. Telle  est  la  question  de  l'origine  du  monde, 
que  le  panthéisme  leur  paraît  aplanir  en  écartant, 
d  une  part,  l'idée  de  l'éternité  du  monde  opposée 
à  l'éternité  de  Dieu  ,  et,  de  l'autre ,  l'idée  de  la 
création  ex  nihilo. 

Il  est  encore  une  autre  voie ,  celle  du  mysti- 
cisme, qui  conduit  les  âmes,  et  souvent  les  âmes 
les  plus  pures  et  les  plus  pieuses,  au  panthéisme. 
L'histoire  de  la  philosophie  à  la  main ,  il  est  fa- 
cile de  prouver  que  plus  d'une  fois  le  panthéisme 
a  été  la  conséquence  du  mysticisme  et  d'une  con- 
templation exallée  et  exclusive  de  la  nature  di- 
vine. À  force  de  s'enfoncer  dans  la  contemplation 
de  Dieu  et  de  l'infini,  l'homme  le  plus  pénétré  du 
sentiment  religieux  peut  arriver  à  perdre  le  sen- 


288  DE  LA  NATURE 

timent  de  sa  personnalité,  et  à  absorber  toutes 
choses  et  lui-même  dans  le  sein  de  Dieu,  conti- 
nuel objet  de  ses  méditations.  De  là  les  prodi- 
gieux écarts ,  de  là  les  conséquences  singulières 
dans  lesquels  est  souvent  tombé  le  mysticisme. 
Parcourez  les  œuvres  des  philosophes  mystiques, 
analysez  les  élans  de  leur  piété  exaltée ,  et  dans 
tous  vous  trouverez  une  tendance  plus  ou  moins 
prononcée  à  anéantir  l'action  et  la  volonté  de 
l'homme  sous  Faction  et  la  volonté  divine,  et  à 
absorber  sa  personnalité  en  Dieu.  Rien  n'est  plus 
évident  que  ce  rapport  du  mysticisme  avec  le 
panthéisme  pour  tous  ceux  qui  ne  s'obstinent  pas 
à  confondre  le  panthéisme  avec  le  matérialisme 
et  l'athéisme ,  pour  tous  ceux  qui  ont  su  recon- 
naître le  caractère  contemplatif  et  religieux  dont 
presque  toujours  il  est  revêtu.  A  priori,  le  rap- 
port du  mysticisme  au  panthéisme  s'établit  par 
la  raison;  à  posteriori,  il  se  confirme  par  l'histoire 
de  la  philosophie  en  général  et  de  la  philosophie 
mystique  en  particulier.  C'est  là  ce  qui  justifie 
ces  analogies  et  ces  comparaisons  entre  Spinosa 
et  les  mystiques  les  plus  réputés  pour  leur  sain- 
teté et  leur  piété ,  comparaisons  que  des  esprits 
peu  éclairés  ont  trouvées  si  singulières  et  si  scan- 
daleuses. Cependant  n'est-il  pas  évident  que  l'au- 
teur de  l'Imitation  de  Jésus-Christ,  par  exemple,  à 
force  d'insister  sur  cette  idée  que  l'homme  est 


DE   LA   RAISON    IMPERSONNELLE.  289 

un  rien,  est  un  pur  néant,  qui  n'a  de  vie  qu'en 
Dieu  et  par  Dieu,  se  rapproche  de  la  conclusion 
du  panthéisme  :  l'homme  n'est  pas  un  être,  mais 
seulement  un  phénomène,  un  mode  de  Dieu? 

Telle  est  la  nature  du  déisme  et  du  pan- 
théisme ,  telles  sont  leurs  conséquences  ,  telles 
sont  les  causes  et  les  tendances  qui  y  conduisent. 
L'un  et  l'autre  aboutissent  à  des  conséquences 
également  dangereuses  ;  l'un  et  l'autre  sont  éga- 
lement éloignés  de  la  vérité.  Si  aucun  de  ces  deux 
systèmes  opposés  ne  contient  la  vraie  solution  de 
la  question  des  rapports  de  Dieu  avec  le  monde, 
quel  autre  système  est  le  vrai?  Cherchons  ce 
système,  cherchons-le  à  égale  distance,  d'une 
part,  du  déisme,  et  de  l'autre  du  panthéisme. 
Voyons  s'il  n'y  a  pas  un  passage  entre  les  deux 
grands  écueils  que  je  viens  de  signaler ,  ou ,  en 
d'autres  termes ,  s'il  n'y  a  pas  un  milieu  sage  et 
vrai  entre  le  Dieu  du  déisme,  séparé  d'avec  le 
monde ,  et  le  Dieu  du  panthéisme  ,  confondu , 
identifié  avec  lui. 


19 


290  DE   LA   NATUBE 


CHAPITRE  XVI. 

Il  faut  chercher  un  milieu  entre  le  déisme  et  le  panthéisme.  —  La 
théorie  de  la  raison  impersonnelle  ne  touche  pas  à  ce  qui  constitue 
la  personnalité  de  l'homme.  —  Il  n'y  a  qu'une  substance  absolue, 
mais  il  n'en  résulte  pas  qu'il  n'y  ait  pas  de  substances  relatives. 
—  Définition  des  substances  relatives.  —  Conciliation  du  témoi- 
gnage de  la  conscience  qui  nous  atteste  que  nous  sommes  une 
substance  réelle  et  finie  avec  le  témoignage  de  la  raison  qui  nous 
atteste  l'existence  de  la  substance  absolue  et  infinie.  —  La  sub- 
stance finie  n'existe  qu'en  vertu  d'une  participation  permanente 
avec  la  substance  infinie  dont  elle  découle.  —  La  détermination 
qui  lui  est  propre  constitue  sa  réalité.  —  Différence  de  la  partici- 
pation continue  et  de  la  création  continuée.  — Différence  fonda- 
mentale entre  les  substances  finies  et  les  phénomènes.  — Définition 
des  substances  et  des  purs  phénomènes  par  Descartes.  —  Dieu  est 
distinct  du  monde,  mais  il  n'en  est  pas  séparé. 


Si  notre  intelligence  était  nécessairement  con- 
damnée à  choisir  entre  le  déisme  et  le  panthéisme, 
s'il  n'y  avait  pas  de  milieu  entre  ces  deux  systè- 
mes, dont  l'un  détruit  l'infinité  et  la  providence 
de  Dieu,  et  tous  les  fondements  de  la  fraternité 
humaine ,  et  un  autre  système  qui  nie  notre  li- 
bertéet  notre  personnalité,  quifait  del'hommeun 
pur  phénomène,  nous  solliciterions  comme  une 
faveur  insigne  le  droit  d'une  hésitation  et  d'une 
indécision  éternelle.  Mais  heureusement  cette 
triste  alternative  n'existe  pas.  Entre  ces  deux 
écueils ,  il  y  a  un  passage  qu'une  saine  philoso- 


DE   LA   RAISON    IMPERSONNELLE.  291 

phie  peut  trouver  et  franchir  sans  naufrage.  Entre 
l'infinité  de  Dieu,  d'une  part,  et  de  l'autre  l'exis- 
tence des  substances  finies  et  de  la  personnalité 
humaine ,  il  n'existe  pas  une  nécessaire  antino- 
mie. Il  n'y  a  pas  nécessité  de  sacrifier  soit  la  réa- 
lité des  substances  finies  à  l'infinité  de  Dieu,  soit 
l'infinité  de  Dieu  à  la  réalité  des  substances  finies. 
Dieu  est  infini,  en  conséquence  de  son  infinité 
il  est  présent  dans  le  monde  et  en  particulier  dans 
l'homme  ;  la  nature  de  la  raison  universelle  qui 
nous  éclaire  est  la  nature,  l'essence  de  Dieu 
même  présent  substantiellement  en  nous;  ces 
principes  nous  paraissent  incontestables,  et  nous 
ne  croyons  pas  qu'ils  conduisent  à  la  confusion, 
à  l'identification  de  Dieu  avec  le  monde. 

Je  commence  par  une  remarque  importante 
qui  doit  dominer  et  éclairer  toute  la  question.  Ce 
dont  il  s'agit  avant  tout,  c'est  de  démontrer  que 
notre  doctrine  ne  compromet  pas  l'existence  de 
la  personnalité  humaine.  Or,  en  quoi  réside  notre 
personnalité?  Evidemment,  ce  n'est  pas  dans  la 
raison.  La  raison  est  commune  à  tous  les  hommes; 
elle  est  fatale,  elle  s'impose  à  tous  également. 
D  aucun  d'eux  il  ne  dépend  de  concevoir  ou  de 
ne  pas  concevoir  l'absolu,  l'infini;  d'aucun  d'eux 
il  ne  dépend  de  croire  ou  de  ne  pas  croire  au 
temps,  à  l'espace,  à  la  généralité  et  à  la  stabilité 


292  DE    LA   NATURE 

des  lois  de  la  nature,  de  ne  pas  juger  que  le  bien 
est  obligatoire,  et  que  tout  symbole  de  l'infini  est 
beau.  Ces  notions  ne  sont  pas  le  produit  de  notre 
activité^  elles  se  développent  spontanément  en  no- 
tre intelligence,  elles  s'imposent  nécessairement 
à  notre  jugement.  Encore  une  fois,  la  raison,  de 
l'aveu  de  tous  ceux  qui  n'en  ont  pas  méconnu 
l'existence,  ne  vient  pas  de  nous  ,  elle  n'est  pas 
nous,  elle  est  entièrement  placée  en  dehors  de  ce 
qui  constitue  notre  personnalité ,  elle  est  imper- 
sonnelle. Ainsi ,  lorsque  nous  définissons  la  na- 
ture de  la  raison  par  l'essence  même  de  Dieu  pré- 
sent substantiellement  en  nous  en  vertu  de  son 
infinité^  nous  ne  portons  point  atteinte  à  ce  qui 
constitue  la  personnalité  de  l'homme,  nous  ne 
faisons  que  rendre  compte  de  la  nature  de  ce 
qu'il  y  a  d'impersonnel  en  lui ,  et  nous  ne  tou- 
chons pas  même  à  la  sphère  de  son  individualité 
et  de  sa  liberté.  Comment  donc  pourrait-on  s'a- 
larmer légitimement  de  notre  définition  de  Ja  na- 
ture delà  raison  impersonnelle,  puisqu'elle  laisse 
intact  le  domaine  tout  entier  de  l'individualité , 
de  la  personnalité,  de  la  liberté? 

Mais  peut-être  on  objectera  que  définir  ainsi 
la  nature  de  ce  qu'il  y  a  d'impersonnel  dans 
l'homme,  c'est  anéantir  la  possibilité  même  de 
toute  personnalité.  Entre  l'impersonnalité  con- 


DE   LA   RAISON   IMPERSONNELLE.  293 

stituée  par  la  nature  même  de  Dieu  et  la  person- 
nalité, n'y  a-t-il  pas  une  incompatibilité  absolue? 
Si  cette  raison  qui  éclaire  l'homme  consiste  dans 
la  substance  et  la  conscience  même  de  Dieu  , 
comment  l'homme  pourra-t-il  être  conçu,  distinct 
de  Dieu,  comment  ne  sera-t-il  pas  un  simple  phé- 
nomène de  la  substance  de  Dieu? 

Pénétrons  plus  avant  dans  la  question  afin  de 
répondre  à  cette  objection.  Spinosa  définit, 
comme  Descartes,  la  substance,  ce  qui  existe  par 
soi  ;  mais  ,  comme  Descartes,  il  ne  restreint  pas 
cette  définition  à  la  nature  du  premier  être ,  de 
l'être  absolu,  et  il  en  tire  cette  conclusion  immé- 
diate, qu'une  seule  substance  existe,  dont  toutes 
choses  ne  sont  que  les  modes  et  les  phénomènes. 
En  effet,  il  est  impossible  de  concevoir  l'existence 
de  deux  êtres  existant  par  eux-mêmes,  de  deux 
êtres  infinis.  Mais  si  cette  définition  est  incontes- 
tablement vraie  en  tant  qu'elle  s'applique  à  l'être 
suprême,  elle  est  fausse  en  tant  qu'elle  s'applique 
à  toutes  les  substances,  sans  exception. 

L'existence  par  soi  est  la  condition  essentielle 
de  la  substance  absolue  et  infinie,  elle  n'est  pas 
la  condition  essentielle  des  substances  relatives  et 
finies.  Quand  on  a  prouvé  qu'une  seule  substance 
existe  par  elle-même,  on  n'a  pas  prouvé  qu'en 


294  DE   LA   NATURE 

dessous  de  celle  substance  il  ne  puisse  y  avoir 
des  substances  iinies  et  relatives,  qui,  quoique 
dérivées  de  la  substance  infinie,  possèdent  cepen- 
dant une  certaine  substantialité,  une  existence 
réelle,  une  activité  propre  et  spéciale.  De  l'unité 
nécessaire  de  l'être  existant  par  lui-même,  il  ne 
résulte  en  aucune  façon  qu'en  dehors  de  cet  être 
il  n'y  ait  plus  que  de  purs  phénomènes,  de  sim- 
ples modes  de  son  essence  et  de  ses  attributs; 
qu'entre  l'être  absolu  et  les  purs  phénomènes  il 
n'y  ait  pas  des  intermédiaires  qui,  doués  d'une 
substantialité  empruntée  et  dérivée,  se  distin- 
guent tout  autant  du  pur  phénomène  qu'ils  se 
distinguent  de  l'être  existant  par  lui-même.  Il 
faut  le  redire  encore,  là  est  toute  la  question  entre 
nous  et  les  philosophes  panthéistes.  Cependant, 
absorbés  tout  entiers  par  la  considération  exclu- 
sive de  l'être  existant  par  lui-même,  ils  semblent 
n'y  avoir  pas  pris  garde,  et  de  l'unité  de  la  sub- 
stance absolue  ils  n'hésitent  pas  à  conclure  la 
négation  de  toute  espèce  de  substance  finie,  sans 
s'apercevoir  que  rien  ne  justifie  cette  conclusion 
arbitraire.  Selon  nous,  la  définition  de  la  sub- 
stance donnée  par  Spinosa  est  fausse,  parce  que, 
n'étant  qu'une  définition  de  l'essence  de  Dieu,  elle 
a  la  prétention  d'être  une  définition  de  toutes  les 
substances  sans  exception  ;  elle  est  fausse  parce 
qu'elle  exclut  au  préalable,  et  sans  aucune  espèce 


DE   LA   RAISON   IMPERSONNELLE.  295 

de  démonstration,  ce  qui  n'existe  pas  par  soi  de 
tout  droit,  de  toute  participation  à  la  substan- 
ti alité.  J'accorde  à  tous  les  philosophes  pan- 
théistes du  monde  qu'il  n'y  a  qu'un  seul  être 
existant  par  lui-même,  mais  je  ne  leur  accorde 
en  aucune  façon  qu'il  y  ait  incompatibilité  entre 
l'existence  de  l'être  absolu  et  infini  et  l'existence 
d'êtres  finis  et  relatifs.  Quelle  est  donc  la  vraie 
définition  de  la  substance  qu'il  faut  mettre  à  la 
place  de  la  définition  de  Descartes  et  de  Spinosa? 
Quelle  est  la  définition  qui  comprendra  à  la  fois 
et  la  substance  infinie  et  les  substances  finies?  Au 
lieu  de  définir  la  substance  en  général  :  ce  qui 
existe  par  soi,  il  faut  la  définir  :  tout  être  exis- 
tant, soit  qu'il  existe  par  lui-même ,  soit  qu'il 
tienne  d'un  autre  être  son  existence,  sa  substan- 
tialité.  Par  cela  seul  qu'il  est  dépositaire  de  cette 
substantialité,  de  cette  causalité  conférée,  délé- 
guée, pour  ainsi  dire,  un  être  n'est  pas  un  simple 
mode,  un  pur  phénomène,  et  il  mérite  le  nom  de 
substance.  Telle  est,  à  ce  qu'il  me  semble,  la 
vraie  formule  qui  n'exprime  pas  seulement  l'es- 
sence de  la  substance  absolue,  mais  l'essence  de 
toutes  les  substances  en  général. 

Il  ne  suffît  pas  d'établir  que  la  définition  de  la 
substance  qui  sert  de  point  de  départ  au  pan- 
théisme est  inadmissible  parce  qu'elle  exclut  sans 


296  DE   LA  NATURE 

aucune  espèce  de  démonstration  la  possibilité  de 
toute  substance  n'existant  pas  par  elle-même ,  il 
faut  prouver  encore  que  l'idée  de  la  substance 
relative,  telle  que  je  viens  de  la  déterminer,  n'est 
point  incompatible  avec  l'existence  de  la  substance 
absolue  et  infinie.  En  effet,  on  objectera  sans 
doute  que  l'idée  même  de  substance  infinie  ex- 
clut d'une  manière  absolue  l'idée  de  toute  autre 
substance,  soit  infinie,  soit  finie  et  relative,  puis- 
qu'il est  impossible  à  notre  raison  de  concevoir 
la  place  d'une  existence  quelconque  en  dehors 
de  l'infini.  Il  faut  donc  approfondir  ce  que  nous 
entendons  par  substance  finie  et  relative,  il  faut 
marquer  la  différence  que  nous  établissons  entre 
une  telle  substance  et  un  phénomène. 

Nous  existons  et  nous  sommes  des  êtres  finis. 
La  conscience  nous  atteste  notre  existence,  elle 
nous  atteste  que  nous  possédons  une  certaine  part 
de  causalité,  et  en  conséquence  une  certaine  part 
de  substantialité,  car  la  causalité  ne  va  pas  sans 
la  substantialité,  car  dans  la  réalité  la  cause  et  la 
substance  se  confondent.  Si  nous  sommes  assurés 
de  notre  propre  existence,  nous  sommes  assurés, 
de  science  non  moins  certaine,  que  cette  existence 
est  limitée  sous  le  double  rapport  de  notre  sub- 
stantialité et  de  notre  causalité.  Nous  jugeons  en- 
suite, par  l'observation  et  l'induction,  qu'il  y  a 


DE   LA   RAISON   IMPERSONNELLE.  297 

dans  le  monde  une  multitude  d'autres  êtres  doués 
également  d'une  certaine  portion  desubstantialité 
et  de  causalité,  êtres  finis  comme  nous.  Ainsi  donc, 
d'une  part  la  conscience,  l'observation,  l'induc- 
tion, nous  assurent  de  l'existence  de  substances 
finies;  d'autre  part,  la  raison  nous  assure  de 
l'existence  d'un  être  nécessaire  et  infini.  Voilà 
placés  en  face  l'un  de  l'autre  les  deux  termes 
dont  nous  devons  chercher  le  rapport,  les  deux 
termes  qu'il  s'agit  de  concilier.  Comment  des 
substances  finies  peuvent-elles  exister  distinctes 
de  la  substance  infinie,  voilà  ia  grande  question. 
Si  le  témoignage  de  la  raison  nous  semblait  en 
effet  inconciliable  avec  le  témoignage  de  l'obser- 
vation et  de  la  conscience,  si  entre  l'un  et  l'autre 
existait  une  véritable  antinomie,  peut-être  serait- 
il  sage  de  ne  pas  ajouter  grande  foi  au  témoignage 
de  l'un  ou  de  l'autre,  peut-être  serions-nous  pla- 
cés dans  l'alternative  de  considérer  comme  une 
illusion  soit  le  témoignage  de  la  raison,  soit  le 
témoignage  de  la  conscience  ;  mais  comme  nous 
n'apercevons  pas  cette  prétendue  antinomie,  nous 
nous  croyons  fondés  à  considérer  comme  bon  et 
légitime  le  témoignage  de  la  conscienoe,  tout 
comme  le  témoignage  de  la  raison.  Nous  conce- 
vons sans  contradiction,  d'une  part  la  substance 
infinie,  de  l'autre  les  substances  finies.  En  effet, 
la  substance  infinie  ne  peut-elle  pas  engendrer 


298  DE   LA  NATURE 

des  substances  finies  et  relatives  dont  elle  sera  le 
principe  et  le  fondement?  Est-ce  porter  atteinte 
à  l'infinité  de  la  substance  suprême  que  de  la 
considérer  comme  la  source  de  substances  finies, 
lesquelles  existent  en  elle  et  par  elle,  lesquelles 
lui  empruntent  tout  ce  qu'elles  possèdent  de  force, 
de  vie,  d'intelligence?  Un  fleuve  est-il  limité  par 
le  ruisseau  qui  en  sort?  Toute  substance  finie 
doit  tenir  de  la  substance  infinie,  c'est-à-dire  de 
Dieu,  tout  ce  qu'elle  possède  en  son  être  de  sub- 
stantialité  et  de  causalité  ;  elle  en  procède  néces- 
sairement, elle  ne  peut  continuer  d'exister  qu'à  la 
condition  de  continuer  d'être  en  participation 
avec  cette  source  d'où  tout  son  être  dérive.  Telle 
doit  être  conçue  la  dépendance  en  laquelle  se 
trouve  toute  substance  finie  à  l'égard  de  la  sub- 
stance infinie. 

Mais  une  telle  dépendance  n'équivaut-elle  pas 
à  la  négation  de  l'individualité  et  de  la  person- 
nalité? En  quoi  pourra  consister  la  réalité  dis- 
tincte de  la  substance  finie  plongée  au  sein  de  la 
substance  infinie  existant  par  elle  et  en  elle  ? 
Cette  réalité  particulière  et  distincte  consiste  pré- 
cisément dans  la  limitation,  dans  la  détermination 
particulière  qui  constitue  la  substance  finie.  La 
substance  finie  a  pour  essence  la  part  de  sub- 
stantialité  dérivée  qui,  d'après  des  lois  générales, 


DE   LA  RAISON   IMPERSONNELLE.  299 

est  engagée  dans  cette  détermination,  dans  cette 
forme  particulière.  Grâce  à  cette  substantialité 
dérivée  dont  elle  est  dépositaire,  elle  devient  un 
centre  particulier  d'activité,  un  principe  d'action, 
tout  en  demeurant  sans  cesse  reliée  à  ce  centre 
infini  d'activité,  de  vie,  de  force,  par  lequel  elle 
est  continuellement  alimentée  dans  sa  substance, 
dans  son  activité,  dans  sa  vie.  Ainsi  elle  n'est  pas 
en  dehors,  elle  n'est  pas  séparée  de  la  substance 
infinie,  et  cependant  elle  en  est  profondément 
distincte  par  la  forme  particulière  et  déterminée 
qui  la  constitue.  Sans  doute  si  le  rapport  qui  unit 
les  substances  finies  avec  la  substance  infinie 
venait  un  seul  instant  à  être  troublé  et  suspendu, 
semblables  au  ruisseau  qui  tarit  en  même  temps 
que  sa  source,  toutes  les  substances  finies  seraient 
au  même  moment  anéanties;  mais  la  permanence 
de  ce  rapport  suffit  à  leur  conférer  une  réalité 
distincte,  à  leur  constituer  une  existence  indivi- 
duelle. Je  me  borne  à  exprimer  par  le  terme  de 
participation,  sans  aspirer  à  la  préciser  davan- 
tage, ce  rapport  du  fini  avec  l'infini.  Je  traduis 
cette  expression  du  mot  grec  péOeZiç  dont  se  sert 
Platon  pour  exprimer  le  rapport  des  idées  avec 
les  choses  de  l'immuable  et  de  l'absolu  avec  le 
variable  et  le  contingent.  Peut-être  quelques  com- 
paraisons pourront- elles  servir  à  nous  donner 
une  idée  plus  nette  et  plus  précise  de  la  nature 


300  DE  LA   NATURE 

de  ce  rapport.  Je  conçois  ce  rapport  à  l'image 
du  rapport  qui  existe  entre  le  fœtus  et  la 
mère  qui  le  porte  et  le  nourrit  dans  son  sein. 
Ce  fœtus  a  déjà  son  existence  propre,  il  ne  se 
confond  nullement  avec  sa  mère,  il  en  est  un 
être  distinct,  et  cependant  il  n'en  est  pas  séparé, 
et  cependant  c'est  de  sa  mère  qu'il  tient  sa  sub- 
stance et  sa  vie,  et  il  périt  si  les  liens  qui  l'unis- 
sent à  elle  viennent  à  être  rompus  un  seul  instant. 
On  peut  aussi  comparer  ce  rapport  à  celui  qui 
unit  la  plante  avec  le  sol  dans  lequel  s'enfoncent 
ses  racines.  Elle  est  attachée  à  ce  sol,  elle  n'en 
est  pas  séparée,  elle  y  puise  par  ses  racines  sa 
substance,  sa  sève,  sa  vie;  si  elle  en  est  arrachée, 
elle  ne  tarde  pas  à  périr,  et  néanmoins  elle  ne  se 
confond  pas  avec  ce  sol  qui  la  nourrit,  elle  en  est 
distincte,  elle  a  sa  réalité,  son  existence  propre. 
De  même  que  la  plante  a  sa  racine  dans  le  sol,  de 
même  tous  les  êtres  finis  ont,  pour  ainsi  dire, 
leur  racine  dans  l'infini,  de  même  constamment 
ils  y  puisent  tout  ce  qu'ils  en  ont  en  eux  de  sub- 
stantialité  et  de  causalité,  sans  se  confondre  avec 
lui. 

Cette  participation  continue  qui  existe  néces- 
sairement, selon  nous,  entre  le  fini  et  l'infini, 
entre  les  créatures  et  le  créateur,  n'est  pas  la  créa- 
tion continuée  de  Descartes  et  de  son  école.  Des- 


DE  LA   RAISON   IMPERSONNELLE.  301 

cartes  a  conçu  le  rapport  qui  unit  Dieu  avec  le 
monde  comme  un  rapport  de  création  continuée. 
Dans  la  métaphj  sique  cartésienne,  les  créatures 
n'existent  et  ne  continuent  d'exister  qu'à  la  con- 
dition d'être  continuellement  créées  ;  si  Dieu  ne 
renouvelait  à  chaque  instant  l'acte  créateur  par 
lequel  il  leur  confère  une  première  fois  l'existence, 
elles  retomberaient  aussitôt  dans  le  néant.  Au 
regard  de  Dieu,  dit  Descartes  conserver  et  pro- 
duire derechef  sont  une  seule  et  même  chose. 
Dans  mon  histoire  et  critique  de  la  révolution 
cartésienne,  j'ai  combattu  cette  hypothèse  de  la 
création  continuée  ;  je  persiste  à  son  égard  dans 
les  mêmes  sentiments,  et  si  je  ne  m'abuse  je  vois 
entre  cette  hypothèse  et  la  participation  continue 
telle  que  je  la  comprends  une  différence  pro- 
fonde. Par  cette  hypothèse  le  cartésianisme  a 
montré  combien  il  était  pénétré  de  l'idée  d'un 
rapport  permanent  et  nécessaire  entre  les  êtres 
finis  et  l'être  infini;  mais  je  lui  reproche  d'avoir 
conçu  ce  rapport  de  telle  manière,  que  d'une  part 
il  porte  atteinte  à  l'efficacité  de  la  volonté  divine, 
et  de  l'autre  il  détruit  entièrement  la  réalité 
propre  et  l'individualité  des  créatures.  Il  porte 
atteinte  à  l'efficacité  de  la  volonté  divine;  en  effet, 
Dieu ,  dans  cette  hypothèse,  comme  l'objecte 
Leibnitz,  n'aurait  pu  imprimer  de  la  durée  à  ses 
décrets  qu'à  la  condition  de.  les  renouveler  sans 


302  DE   LA   NATURE 

cesse,  et  l'efficacité  de  sa  volonté  réduite  et  bor- 
née tout  entière  au  moment  présent  ne  s'éten- 
drait au  delà  que  par  une  continuelle  répétition. 
Or  une  telle  idée  est  évidemment  indigne  de  la 
toute-puissance  et  de  l'infinité  de  Dieu.  Mais  en 
quoi  l'idée  d'une  participation  continue  diffère- 
t-elle  précisément  de  l'idée  de  la  création  conti- 
nue, en  quoi  est-elle  plus  conciliante  avec  la 
réalité  propre  et  distincte,  avec  l'individualité 
des  créatures  ?  J'ai  marqué  cette  différence  lors- 
que j'ai  dit  que  la  limitation  qui  constitue  les 
créatures  avait  lieu  d'une  manière  permanente, 
d'après  des  lois  générales.  Dans  l'opinion  de  Des- 
cartes, Dieu  crée  un  être,  et  cet  être  ne  continue 
d'exister  qu'à  la  condition  d'être  continuellement 
maintenu  dans  son  essence  et  dans  ses  attributs  par 
un  renouvellement  continuel  de  l'acte  créateur. 
Dans  notre  opinion,  au  contraire,  un  être  continue 
d'exister  sans  continuer  d'être  créé,  il  continue 
d'exister  en  vertu  d'un  rapport  permanent,  en 
vertu  de  la  participation  continue  qui  l'unit  avec 
Dieu,  avec  l'être  infini,  à  partir  du  moment  de 
la  création;  il  continue  d'exister  conformément  à 
des  lois  générales  en  vertu  du  lien,  de  la  racine 
nécessaire  par  laquelle  il  tient  et  ne  peut  cesser 
de  tenir  à  l'infini.  Or,  c'est  la  permanence  de  ce 
rapport,  c'est  la  continuité  de  cette  participation 
assujettie  à  une  loi  générale,  qui  donne  à  la  créa- 


DE  LA  RAISON  IMPERSONNELLE.  303 

ture  une  réalité  distincte,  une  individualité  que 
la  création  continuée  lui  enlève  absolument.  En 
effet,  dans  l'hypothèse  de  la  création  continuée, 
qu'est-ce  que  l'être  créé,  sinon  un  acte  conti- 
nuellement répété  de  la  toute-puissance  divine? 
Mais  au  point  de  vue  de  la  participation  con- 
tinue, l'être  créé  n'est  plus  seulement  un  acte 
répété  de  la  toute-puissance  divine,  il  est  un  être 
qui  tient,  il  est  vrai,  primitivement  de  Dieu  tout 
ce  qu'il  possède  de  substantialité  et  de  causalité, 
mais  néanmoins  un  être  réel  qui  subsiste  désor- 
mais en  vertu  d'un  rapport  substantiel  continu 
qui  l'unit  à  l'infini  du  sein  duquel  il  est  sorti. 
Donc,  je  ne  reproduis  pas,  en  changeant  seule- 
ment les  termes,  cette  hypothèse  de  la  création 
continuée  qui,  comme  je  l'ai  montré  ailleurs, 
conduit  à  Spinosa.  Entre  la  participation  continue 
et  la  création  continuée,  il  y  a  plus  qu'une  diffé- 
rence dans  les  termes,  il  y  a  une  différence  dans 
les  choses,  une  différence  fondamentale  dans  la 
manière  de  concevoir  le  rapport  qui  unit  les  sub- 
stances finies  avec  la  substance  infinie. 

Celui  qui  s'obstinerait  à  n'accorder  que  le  nom 
de  phénomènes  aux  substances  finies  telles  que 
je  viens  de  les  définir,  ferait  violence  aux  termes 
et  de  la  langue  ordinaire  et  de  la  langue  philo- 
sophique; il  donnerait  arbitrairement  les  noms 


30k  DE    LA   NATURE 

de  mode  et  de  phénomènes  à  ce  qui  jamais  n'a 
été  qualifié  de  mode  et  de  phénomène.  En  effet, 
qu'est-ce  qu'un  mode?  qu'est-ce  qu'un  phénc- 
mène?  C'est  une  modification  passagère  d'un  être, 
laquelle  ne  peut  exister  indépendamment  de  cet 
être,  laquelle  est  un  effet  de  la  substantialité  et  de 
la  causalité  qui  est  propre  à  cet  être,  mais  un  effet 
qui  n'a  en  lui-même  aucune  espèce  de  substantia- 
lité et  de  causalité  ni  propre  ni  dérivée.  Or,  telles 
ne  sont  pas  les  substances  finies  que  j'affirme 
comme  des  êtres  réels,  et  non  pas  seulement 
comme  de  purs  phénomènes  de  l'essence  divine. 
Ces  substances  finies  n'existent  pas,  il  est  vrai, 
par  elles-mêmes  ;  elles  ont  une  substantialité  dé- 
rivée, mais  une  substantialité  qui,  quoique  déri- 
vée et  empruntée,  leur  est  devenue  propre  par 
suite  delà  détermination  de  la  forme  particulière 
dans  laquelle,  en  vertu  de  lois  stables  et  générales, 
elle  se  trouve  engagée.  La  substance  finie  devient 
ainsi  à  son  tour  un  centre  d'activité  et  un  sujet 
de  manifestations  qui,  par  rapport  à  elle,  sont  de 
vrais  modes  et  de  vrais  phénomènes.  Donc,  il  y 
a  une  différence  fondamentale,  il  y  a  un  abîme 
entre  l'existence  relative  et  dérivée  des  substances 
finies  et  les  purs  phénomènes  avec  lesquels  quel- 
ques philosophes  veulent  les  confondre. 

Descartes,  dans  la  première  partie  des  Prin- 


DE   LA.   RAISON    IMPERSONNELLE.  305 

cipes,  définit  de  la  même  manière  les  substances 
créées,  et  les  distingue  par  le  même  caractère  des 
simples  modes  ou  phénomènes.  «  Lorsque  nous 
concevons,  dit-il,  la  substance,  nous  concevons 
seulement  une  chose  qui  existe,  en  telle  façon 
qu'elle  n'a  besoin  que  de  soi-même  pour  exister.  » 
Mais  à  prendre  cette  définition  dans  toute  sa  ri- 
gueur, il  n'y  aurait  d'autre  substance  que  Dieu, 
car  Dieu  seul  tient  l'existence  de  lui-même,  et  il 
n'y  a  rien  dans  le  monde  qui  puisse  exister  un 
seul  instant  indépendamment  de  lui.  Aussi  Des- 
cartes se  hâte-t-il  de  restreindre  immédiatement 
à  Dieu  cette  définition  de  la  substance,  et  d'éta- 
blir que  le  nom  de  substance  n'est  pas  univoque 
au  regard  de  Dieu  et  des  créatures.  Quand  il 
s'agit  non  pas  de  Dieu ,  mais  des  choses  créées, 
il  faut,  selon  lui,  entendre  par  substance  celles 
qui  n'ayant  besoin  pour  exister  que  du  concours 
de  Dieu,  nécessaire  à  tous  les  êtres,  se  soutien- 
nent d'ailleurs  par  elles-mêmes,  et  n'ont  besoin 
pour  exister  du  concours  d'aucune  autre  chose 
créée.  Mais  les  choses  qui,  indépendamment  du 
concours  de  Dieu,  ont  besoin  pour  exister  du 
concours  de  quelque  autre  chose  créée,  ne  sont 
que  des  attributs  et  des  phénomènes.  Nous 
croyons,  avec  Descartes,  que  telle  est  en  effet  la 
distinction  réelle  et  profonde  de  la  substance  re- 
lative et  finie  d'avec  les  phénomènes,  La  sub- 

20 


306  DE   LA  NATURE 

stance  relative  et  finie  existe  par  le  seul  concours 
de  Dieu;  le  phénomène,  indépendamment  du 
concours  de  Dieu,  exige  le  concours  d'une  autre 
chose  créée  qui  en  est  le  sujet. 

Cette  définition  de  la  nature  des  substances 
finies  concilie  le  témoignage  de  la  conscience  et 
de  l'observation  avec  le  témoignage  de  la  raison; 
elle  détruit  toute  apparence  d'antinomie  entre 
l'existence  des  êtres  finis  et  l'existence  de  l'être 
infini.  D'une  part,  ces  êtres  finis  ne  sont  pas  pla- 
cés en  dehors  de  l'infini,  ce  qui  serait  contradic- 
toire avec  l'idée  de  l'infini,  et  de  l'autre  ils  ne 
sont  pas  cependant  de  purs  phénomènes  de  l'in- 
fini, ce  qui  serait  contradictoire  avec  le  témoi- 
gnage delà  conscience,  Il  est  donc  possible  par 
cette  voie  d'éviter  l'un  et  l'autre  de  ces  deux  excès 
que  j'ai  signalés  en  commençant,  l'excès  d'un 
Dieu  séparé  d'avec  le  monde,  et  l'excès  d'un  Dieu 
confondu ,  identifié  avec  le  monde,  en  même  temps 
que  les  conséquences  dangereuses  qui  dérivent 
également  de  l'une  et  de  l'autre  doctrine. 

Dieu,  sans  aucun  doute,  est  dans  le  monde  et 
dans  l'homme,  en  vertu  de  son  infinité;  mais  s'il 
est  dans  l'homme  et  dans  le  monde,  il  ne  se  confond 
ni  avec  l'homme  ni  avec  le  monde;  il  n'est  pas 
identique  avec  eux,  il  n'est  pas  contenu  dans 


DE   LA   RAISON    IMPERSONNELLE.  307 

Jeurs  limites.  C'est  là  ce  que  Malebranche  exprime 
avec  force  et  profondeur  dans  le  huitième  entre- 
tien métaphysique. 

((  Quand  je  vous  dis  que  Dieu  est  dans  le  monde, 
et  infiniment  au  delà,  vous  n'entrez  pas  dans  ma 
pensée  si  vous  croyez  que  le  monde  et  les  espaces 
imaginaires  soient,  pour  ainsi  dire,  le  lieu  qu'oc- 
cupe la  substance  infinie  de  la  divinité.  Dieu  n'est 
dans  le  monde  que  parce  que  le  monde  est  en 
Dieu,  car  Dieu  n'est  qu'en  lui-même  et  dans  son 
immensité.  »  Dans  le  même  entretien ,  Male- 
branche dit  encore  :  «  La  substance  divine  est 
partout,  non-seulement  dans  l'univers,  mais  in- 
finiment au  delà,  car  Dieu  n'est  pas  renfermé 
dans  son  ouvrage,  mais  son  ouvrage  est  en  lui, 
et  subsiste  dans  sa  substance,  qui  le  conserve  par 
son  efficace  toute-puissante.  »  Toutes  les  fois  que 
nous  avons  dit  Dieu  est  dans  le  monde,  nous 
l'avons  entendu  au  sens  de  Malebranche;  nous 
n'avons  pas  voulu  dire  que  Dieu  était  renfermé 
dans  les  limites  du  monde,  nous  avons  voulu  dire 
que  le  monde  était  en  lui,  que  nous  étions  en  lui, 
que  nous  vivions  en  lui  et  par  lui. 

Le  monde,  l'ensemble  des  substances  finies 
étant  en  une  participation  continuelle  avec  Dieu, 
étant  en  Dieu,  Dieu  n'est  pas  séparé  du  monde  ; 


308  DE  LA  NATURE 

les  substances  finies  ayant  une  forme,  une  limi- 
tation propre  qui  leur  constitue  une  existence  in- 
dividuelle, qui  les  distingue  profondément  de 
l'être  qui  n'a  pas  de  bornes,  Dieu,  quoique  non 
séparé  du  monde,  en  est  cependant  profondé- 
ment distinct.  Dieu  est  distinct  du  monde,  il  n'en 
est  pas  séparé  ;  telle  est,  à  ce  qu'il  me  semble,  la 
plus  concise  et  la  meilleure  expression  des  rap- 
ports de  Dieu  avec  le  monde.  Il  faut  s'attacher 
fortement  à  cette  formule  ;  il  faut  la  méditer  sans 
cesse  ;  elle  se  tient  à  égale  distance  entre  la  for- 
mule du  déisme  et  la  formule  du  panthéisme  ; 
elle  renferme  la  vérité  et  la  solution  de  la  préten- 
due antinomie  entre  la  conscience  qui  nous  atteste 
notre  individualité,  et  la  raison  qui  nous  atteste 
l'existence  de  l'être  infini. 

La  vérité  sur  la  question  des  rapports  de  Dieu 
avec  le  monde  est  donc  dans  un  milieu  entre  le 
déisme  et  le  panthéisme.  Ai-je  trouvé  ce  milieu? 
l'ai-je  déterminé  de  manière  à  le  faire  bien  saisir 
et  bien  comprendre  à  tous?  Je  n'ose  l'espérer; 
mais  si  je  n'ai  pu  y  réussir,  il  ne  faut  pas  en  con- 
clure que  ce  milieu  n'existe  pas,  et  qu'un  autre 
plus  profond  ne  l'aurait  pas  déterminé  avec  plus 
de  précision  et  de  rigueur.  Si  du  moins,  ne  pou- 
vant plus  rigoureusement  définir  la  vérité,  j'ai  in- 
diqué là  où  elle  doit  être,  là  où  il  faut  la  chercher; 


DE    LA   RAISON   IMPERSONNELLE.  309 

si  j'ai  fait  entrevoir  le  point  dans  lequel  l'infinité 
de  Dieu  et  l'individualité  des  créatures,  la  raison 
et  la  conscience  peuvent  se  concilier,  je  n'aurai 
pas  tout  à  fait  manqué  le  but  difficile  que  je  m'étais 
proposé  d  atteindre. 

Ce  qu'il  y  a  de  certain ,  c'est  que,  sans  perdre 
notre  individualité,  nous  sommes  unis  à  Dieu 
d'une  manière  intime  et  permanente.  Cela  est 
certain  à  priori  par  une  déduction  rigoureuse  de 
l'idée  d'infini  ;  cela  est  certain  à  posteriori  par  la 
constatation  de  l'existence  en  notre  intelligence 
d'idées  nécessaires  et  absolues  dont  Dieu  seul 
peut  être  le  sujet  et  l'objet.  Que  d'autres  repous- 
sent bien  loin  l'idée  de  cette  union,  que  d'autres 
se  complaisent  dans  l'idée  sacrilège  d'une  sépa- 
ration et  d'une  indépendance  absolue,  pour  nous, 
en  dehors  de  cette  union ,  tout  devient  inintelli- 
gible, tous  les  principes  absolus  changés  en  sim- 
ples formes  de  l'intelligence  humaine  perdent 
leur  autorité.  A  la  place  de  la  vérité  absolue,  il 
n'y  a  plus  que  des  vérités  relatives ,  c'est-à-dire 
des  apparences  ,  c'est-à-dire  un  scepticisme  ra- 
dical et  invincible  ;  il  n'y  a  plus  que  confusion 
partout.  Pénétrons-nous  donc  de  cette  grande  vé- 
rité qui  domine  toute  vraie  métaphysique  et  toute 
vraie  religion,  et,  loin  de  nous  en  alarmer,  aspi- 
rons, au  contraire,  de  tous  nos  vœux,  de  tous  nos 


310  DE   LA  NATURE 

désirs,  de  toutes  nos  espérances,  à  une  union 
plus  complète  avec  Dieu,  dans  laquelle  se  ré- 
vèle à  nous  une  part  plus  grande  de  la  vérité 
absolue. 


DE   LA   RAISON    IMPERSONNELLE.  311 


CHAPITRE  XVII. 

La  participation  de  l'homme  avec  Dieu  est  un  principe  fondamental 
de  la  théologie  chrétienne.  —  Saint  Jean,  saint  Paul,  saint  Clé- 
ment d'Alexandrie,  saint  Augustin,  saint  Thomas.  —  L'Église  la 
professe  chaque  jour  dans  les  formules  consacrées  de  ses  prières. — 
Symbole  de  foi  juré  par  les  évêques  à  leur  sacre.  — Catéchisme.  — 
Contradiction  ridicule  de  ceux  qui  condamnent  dans  la  philosophie 
ce  qu'ils  adorent  dans  la  théologie. 

La  doctrine  de  la  divinité  de  la  raison  et  de  la 
participation  de  l'homme  avec  Dieu,  voilà  ce  qui 
semble  avoir  surtout  scandalisé  les  théologiens 
catholiques  qui  nous  ont  déclaré  la  guerre.  Ils  ne 
peuvent  l'entendre  sans  frémir  d'horreur,  ils  dé- 
clarent panthéistes  et  impies  quiconque  la  sou- 
tient. Peut-être  ne  nous  eussent-ils  pas  aussi  sé- 
vèrement condamnés  s'ils  avaient  mieux  su  qu'en 
cela  nous  suivions  les  plus  grands  et  les  plus  pieux 
métaphysiciens  du  dix-septième  siècle,  tels  que 
Malebranche,  Bossuet,  Fénelon.  En  vain  leur 
avons-nous  opposé  ces  autorités ,  ils  ne  les  ont 
pas  niées,  il  est  vrai,  ils  ne  les  ont  pas  discutées  ; 
mais  ils  ne  se  sont  pas  rétractés ,  et  plus  que  ja- 
mais ils  persistent  à  donner  à  nos  principes  et  à 
nos  paroles  un  sens  qu'ils  n'osent  pas  donner  à 
des  principes  et  à  des  paroles  identiques,  qu'à 
chaque  page  on  rencontre  dans  la  Recherche  de 
la  vérité,  dans  le  Traité  de  V existence  de  Dieu  et 


312  DE   LA  NATURE 

dans  la  Connaissance  de  Dieu  et  de  soi-même. 
Cependant,  à  la  rigueur,  on  comprend  que  des 
théologiens  ignorent  la  philosophie  de  Male- 
branche,  de  Descartes  et  de  Fénelon;  on  com- 
prend qu'en  ce  point  comme  en  d'autres  ils 
puissent  y  trouver  à  reprendre,  et,  en  consé- 
quence, légitimement  refuser  leur  approbation  à 
une  opinion  qui  s'appuierait  uniquement  sur  leur 
autorité.  Mais,  en  faveur  de  cette  doctrine,  nous 
pouvons  produire  d'autres  témoignages  dont 
l'autorité  reconnue  par  eux  comme  sacrée  devait 
leur  interdire  à  tout  jamais  d'attaquer  comme 
panthéiste  et  impie  l'opinion  de  la  divinité  de  la 
raison  et  de  la  participation  de  l'homme  avec 
Dieu.  Quels  sont  ces  témoignages  sacrés?  Ils  sont 
inscrits  dans  la  théologie  chrétienne  tout  entière; 
ils  se  trouvent  à  chaque  page  des  grands  docteurs 
qui  en  ont  posé  les  fondements.  Saint  Jean,  saint 
Paul,  saint  Clément  d'Alexandrie,  saint  Au- 
gustin, ont  hautement  et  clairement  professé 
cette  doctrine,  que  chez  nous  on  condamne.  Tous 
ont  été  unanimes  à  enseigner  qu'il  y  a  une  par- 
ticipation substantielle  continue  du  créateur  avec 
la  créature ,  que  l'homme  existe  non-seulement 
par  Dieu,  mais  en  Dieu. 

Je  pourrais  le  prouver  par  une  analyse  des 
dogmes  fondamentaux  du  christianisme,  par  Fin- 


DE   LA   RAISON    IMPERSONNELLE.  313 

terprétation  de  ses  sacrements  et  de  ses  symboles; 
mais,  sans  nul  doute,  on  contesterait  la  valeur  de 
mes  interprétations;  j'aime  donc  mieux  m'en  te- 
nir aux  faits ,  c'est-à-dire  me  boruer  à  citer  des 
textes  dont  il  sera  plus  difficile  de  contester  le 
sens  et  l'autorité.  Loin  de  moi  la  pensée  de  cher- 
cher à  appuyer  sur  l'autorité  une  doctrine  phi- 
losophique qui  ne  doit  avoir  d'autre  point  d'ap- 
pui que  la  raison.  Je  ne  commets  point  de  pré- 
varication philosophique,  je  ne  change  point  de 
méthode  ;  mais  je  ne  puis  résister  au  désir  de 
confondre,  au  nom  de  l'autorité,  des  adversaires 
qui  nous  attaquent  au  nom  de  l'autorité. 

Je  commence  ces  citations  par  saint  Jean,  qui 
passe  pour  le  profond  des  évangélistes.  J'ouvre 
son  évangile,  et  je  lis  cet  admirable  début  que 
tout  le  monde  connaît  et  que  l'Église  répète 
continuellement  en  ses  prières. 

((  In  principio  erat  verbum  (lôyoç)  et  verbum 
erat  apud  Deum  et  Deus  erat  verbum.  Hoc  erat 
in  principio  apud  Deum.  Omnia  per  ipsum  facta 
sunt  et  sine  ipso  factum  est  nihil  quod  factum 
est.  In  ipso  vita  erat  et  vita  erat  lux  hominum, 
et  lux  in  tenebris  lucet  et  tenebrae  eam  non  corn- 
prehenderunt...  Erat  lux  vera  quse  illuminât 
omnem  hominem  venientem  in  hune  mundum.  In 
mundo  erat  et  mundus  per  ipsum  factus  est  et 


314  DE   LA   NATURE 

mundus  eum  non  cognovit.  »  Ainsi,  d'après 
saint  Jean,  le  verbe  ou  la  raison  est  consubstan- 
tielle  à  Dieu,  elle  existe  en  Dieu  dès  le  commen- 
cement, par  elle  tout  a  été  fait,  et  sans  elle  rien 
n'a  été  fait.  Mais  cette  raison  qui  est  Dieu  même 
est  aussi  dans  l'homme  et  dans  le  monde,  car 
dans  les  versets  suivants  saint  Jean  ajoute  qu'elle 
est  la  vie,  la  source  de  la  vie,  la  lumière  des 
hommes,  la  vraie  lumière  qui  éclaire  tout  homme 
venant  dans  ce  monde.  11  dit  encore  qu'elle  est 
dans  ce  monde  et  que  le  monde  ne  l'a  pas  con- 
nue. Donc,  selon  saint  Jean,  la  raison  ou  le  verbe 
consubstantiel  en  Dieu  est  notre  raison,  notre 
lumière,  elle  est  dans  le  monde,  elle  est  en  nous. 
Est-il  possible  d'exprimer  plus  fortement  la  di- 
vinité de  la  raison  et  la  participation  de  l'homme 
avec  Dieu?  Dans  sa  première  Épître,  saint  Jean 
exprime  encore  d'une  autre  manière  la  même 
vérité.  C'est  au  signe  de  la  charité,  dit-il,  que 
nous  reconnaissons  que  Dieu  est  en  nous  et  que 
nous  sommes  en  lui.  «  In  hoc  cognoscimus  quo- 
niam  ineo  manemus  etipse  in  nobis,  quoniam  de 
spiritusuo  dédit  nobis.  »  (Chap.iv,  v.  13.)  Ce  ver- 
set a  frappé  Spinosa  et  il  l'a  pris  pour  épigraphe 
du  Tractatus  theologico-politicus. 

Cette  grande  vérité  a  été  exprimée  avec  non 
moins  de  force  et  de  précision  par  l'apôtre  saint 


DE   LA   RAISON   IMPERSONNELLE.  315 

Paul.  Saint  Paul  comme  saint  Jean  affirme  que 
nous  sommes  en  Dieu,  et  que  Dieu  est  en  nous. 
Tout  est  de  lui ,  tout  est  par  lui ,  tout  est  en  lui ,  dit-il 
dans  son  Épître  aux  Romains.  ((Quoniam  ex  ipso 
et  per  ipsum  et  in  ipso  sunt  omnia.  »  (Chap.  xi, 
v.  36.)  Si  nous  sommes  en  Dieu,  Dieu  est  en  nous; 
saint  Paul  ne  l'af firme  pas  moins  expressément 
dans  la  péroraison  de  son  admirable  discours  aux 
Athéniens.  Pour  trouver  Dieu,  nous  n'avons  pas 
besoin,  dit-il,  de  l'aller  chercher  loin  de  nous, 
car  il  est  au  dedans  de  chacun  de  nous,  car  nous 
vivons,  nous  agissons,  et  nous  sommes  en  lui; 
car,  comme  quelques-uns  de  vos  poètes  l'ont  dit, 
nous  sommes  issus  de  lui.  «  Non  longe  est  ab 
unoquoque  nostrum,  in  ipso  enim  \ivimus,  mo- 
vemur  et  sumus,  sicut  et  quidam  vestrorum  poeta- 
rum  dixerunt,  ipsius  enim  et  genus  sumus.  » 
(Actes  des  Apôtres,  chap.  xvn,  v.  28.) 

Cette  phrase  de  saint  Paul  est  l'épigraphe  de 
la  Recherche  de  la  vérité.  Sans  cesse  dans  tous 
ses  ouvrages,  Malebranche  la  commente  et  en 
développe  l'esprit,  souvent  il  la  cite,  comme  dans 
le  passage  suivant  :  «  Demeurons  donc  dans  ce 
sentiment  que  Dieu  est  le  monde  intelligible  ou 
le  lieu  des  esprits,  de  même  que  le  monde  maté- 
riel est  le  lieu  des  corps,  que  c'est  de  sa  puis- 
sance qu'ils  reçoivent  toutes  leurs  modifications, 


316  DE   LA  NATURE 

et  que  c'est  dans  sa  sagesse  qu'ils  trouvent  toutes 
leurs  idées,  et  que  c'est  par  son  amour  qu'ils  sont 
agités  dans  tous  leurs  mouvements  réglés.  Et 
parce  que  son  amour  et  sa  puissance  ne  sont  que 
lui,  croyons  avec  saint  Paul  qu'il  n'est  pas  loin 
de  nous,  que  c'est  en  lui  que  nous  avons  la  vie, 
le  mouvement  et  l'être.  «  Non  longe  est  ab  uno- 
quoquenostrum,  in  ipso  enim  vivimus,  movemur 
et  sumus.  »  (Recherche  de  la  vérité,  liv.  m,  ch.  7.) 

Saint  Clément  d'Alexandrie  est  peut-être  en- 
core plus  explicite  que  saint  Jean  et  saint  Paul 
sur  l'identité  de  la  raison  qui  éclaire  l'homme 
avec  le  verbe,  sur  l'union  intime  et  substantielle 
de  l'homme  avec  Dieu,  et  il  ne  jugeait  pas  la 
philosophie  même,  la  philosophie  des  païens, 
comme  nos  théologiens  modernes  jugent  la  phi- 
losophie de  Descartes.  Loin  de  condamner  toute 
philosophie,  il  pensait  que  toute  philosophie,  la 
philosophie  grecque  et  barbare,  contenait  une 
part  immortelle  de  vérité  puisée  non  dans  la 
mythologie  de  Bacchus,  mais  dans  la  connais- 
sance du  verbe  éternel 4,  Loin  de  jeter  sur  elle 
l'anathème,   il  la  croyait  utile   à   la   religion. 

1  Ovtwç    ovv  tf   re   |3ap£apoç,    vj'  te    E^vjvtxv";    tpt^oaospta,  tvjv    oudcov 
àV/50îtav  a7rapayp.ov  Tiva  où  tyj'ç  Atovva-ov    f/.v0cAû)uaç,  tî^ç  Se'  tov  Aoyov 

tov  ovtoç  àcl  âtoUyioiç  tkWyîtou .  {Strom*  livre  Ier,  p.  182.  Id.  de 
Paris,  1641.) 


DE  LA   RAISON   IMPERSONNELLE.  317 

((  Avant  la  venue  du  Christ,  la  philosophie  était 
indispensable  aux  Grecs  pour  connaître  la  jus- 
tice; aujourd'hui  elle  est  utile  pour  la  religion, 
elle  est  une  sorte  de  préparation  à  ceux  qui  ar- 
rivent à  la  foi  par  la  démonstration  \  »  Par  une 
ingénieuse  et  forte  comparaison,  il  exprime 
l'omniprésence  du  verbe.  «  De  même  que  le 
soleil  n'éclaire  pas  seulement  le  ciel  et  l'ensemble 
du  monde,  ne  brille  pas  seulement  sur  la  terre  et 
sur  la  mer,  mais  par  de  petites  fentes  et  de  pe- 
tites ouvertures  fait  pénétrer  ses  rayons  jusque 
dans  les  plus  obscurs  réduits,  de  même  le  verbe 
est  partout  répandu  et  aperçoit  jusqu'aux  plus 
petites  actions  de  la  vie  2.  Saint  Clément  ne 
craint  pas  même  de  dire  que  Dieu  est  tout,  et 
que  l'homme  est  Dieu,  comme  dans  le  passage 
suivant  :  «  Le  vrai  Dieu  est  à  la  fois  juste  et  bon, 
le  vrai  Dieu,  le  Dieu  un,  étant  à  la  fois  toutes 
choses,  et  toutes  choses  étant  en  lui,  parce  qu'il 
est  le  vrai  Dieu,  le  Dieu  un 3.  » 

•  *  Hv  p.ev  oùv  -rc-po  t/jç  tov  Kvptoi»  -jrapouciaç  tlç  «Jtxatoavvyjv  EXXyjctcv 
àvayxata  <ptXoo-o<pta  '  vvvt  Se  j(pv)a-'p.y)  Tipoç  âtovéSeiOLv  yiyvsrv.iy  Trpc— 
Traits  ta  fiç  où  ara    toTç  ty)V  TnVrtv  Si  àiro^st^wç   xctpitovpévoiç.  (  StfOm. 

liv.  Ier,  p.  182.) 

^  O  vrrep  yh.p  rpo-rrov  ô  H^toç  où  p.ovov  tov  ovoavov  xat  tov  olov  xocp-ov 
ywrt'Çîc,  yyjv  ts  xat  3"aXaa<7av  £7rtAaju.7rwv,  àWa.  xat  Sik  3vpîSo>v  xat 
puxpaç  o-nr/fç  ■np'hç,  tovç  p.v^atTaxovç  ofxovç  à7roorAX£;,  tv;v  aùyyjv.  Qutwç 
ô  Aoyoç  7ravirv3  xs^up.svoç  xat  Ta    cp.txpoTaTa  tcov  tov   |3iov  7rpa^£<ov  eiri- 

6feW.  (Sfrom.  liv.  VII,  p.  711.) 

3  Kac    ô  «JToq   <$ixaioç  xat  àyaOoç  ô   ovtwç  0£ç;  "   ô  wv  «vtqç  ©eoç,    ô 


318  DE   LA  NATURE 

Dans  un  autre  passage  non  moins  remarquable, 
après  avoir  dit  que  l'homme  en  qui  te  Verbe  ha- 
bite est  semblable  à  Dieu,  après  avoir  approuvé 
en  un  certain  sens  cette  pensée  d'Heraclite,  que 
les  dieux  sont  hommes  et  que  les  hommes  sont 
dieux,  il  ajoute:  «  Dieu  est  dans  l'homme  et 
l'homme  en  Dieu,  et  le  médiateur  accomplit  la 
volonté  du  Père,  car  il  est  la  raison  commune  de 
l'un  et  de  l'autre  K  » 

Saint  Augustin ,  comme  saint  Jean ,  saint  Paul , 
saint  Clément  d'Alexandrie,  est  pénétré  de  cette 
même  pensée  de  l'union  intime  de  l'homme  avec 
Dieu.  Tous  les  ouvrages  de  saint  Augustin  sont 
remplis  du  sentiment  de  la  communication  intime 
et  permanente  du  créateur  avec  la  créature,  de 
la  présence  de  Dieu  en  nous  et  de  notre  existence 
au  sein  de  Dieu.  Continuellement  il  s'inspire  de 
la  maxime  de  saint  Paul  :  In  Deo  vivimus,  move- 
mur  et  sumus  ;  il  la  répète  2,  il  la  commente ,  il 
la  justifie. 

fxovo;  ©£oç,  o  wv  ocvtoç  toc  TravTa,  xat  rà  -rravra  o  ay-roç  oTt  avro;  0£oç, 

ô  povoç  ©eoç.  (Pœdag.,  liv.  Ier,  p.  127.) 

1  ©eoç  lv  àv9pw7rw  xat  o  àvQpocTroç  ©îoç  '  xat  to  £Av)p.a  rov  Ilarpoç 
ô  p.£atT7);  IxtAei  p£(7iTvjç  yàp  o  Aoyoç,  o  xot'voç  «p.woTv.  (PcBdag, 
liv.  III,  p.  21b.) 

2  Hoc  ergo  bonum  (sumnum  bonum)  non  longe  positum  est  ab 
unoquoque  nostrum,  in  illo  enim  vivimus,  movemur  et  sumus.  De 
Trinitate,  lib.  VIII,  5. 


DE   LA   RAISON    IMPERSONNELLE.  319 

Il  raconte  dans  ses  Confessions  que,  jeune  en- 
core, il  s'était  préoccupé  de  cette  grande  ques- 
tion du  rapport  de  l'infini  avec  le  fini ,  de  Dieu 
avec  l'homme.  11  nous  apprend  même  sous  quelle 
vive  image  il  se  représentait  ce  rapport  dans  un 
chapitre  intitulé  :  Du  rapport  du  créateur  et  de  la 
créature. 

((  Feci  unam  massam  grandem  distinctam  ge- 
neribus  corporum,  creaturam  tuam,  sive  quae 
rêvera  corpora  erant,  sive  quse  ipse  pro  spiriti- 
bus  finxeram.  Et  eam  feci  grandem  non  quantum 
erat,  quod  scire  non  poteram ,  sed  quantum  libuit 
undique  versum  sane  finitam.  Te  autem  ,  Domine , 
ex  omni  parte  ambientem  et  penetrantem  eam, 
sed  usquequaque  iniinimm,  tanquam  si  mare  es- 
set  ubique,  et  undique  per  immensum  inOnitum 
solum  mare,  et  ha  béret  infra  se  spongiam  quam- 
iibet  magnam ,  sed  finitam  tamen  ;  plena  esset  un- 
dique spongia  illa  ex  omni  sua  parte  ex  immenso 
iiiari  :  sic  creaturam  tuam  finitam,  te  iniinitople- 
nam  putabam,  et  dicebam  ecce  Deus  et  quae 
creavit  Deus.  » 

Ainsi  saint  Augustin  concevait  la  création 
comme  pénétrée  de  toute  part  par  Dieu,  de 
même  qu'un  corps  spongieux  immense  plongé 
dans  l'océan  et  de  toute  part  imbibé  des  eaux 


320  DE   LA  NATURE 

de  la  mer.  Si  j'ai  reproduit  cette  vive  et  originale 
image  sous  laquelle,  dans  sa  jeunesse,  saint  Au- 
gustin se  représentait  les  rapports  de  Dieu  avec 
le  monde,  c'est  qu'il  ne  la  désavoue  nullement 
comme  une  des  erreurs  de  sa  jeunesse,  c'est 
qu'elle  montre  à  quel  point  il  avait  le  sentiment 
de  la  participation  de  Dieu  avec  le  monde.  11  ex- 
prime ce  même  sentiment  sans  voile  et  sans  allé- 
gorie en  tant  d'autres  passages  que  nous  sommes 
embarrassés  de  choisir.  Au  second  chapitre  du 
premier  livre  des  Confessions,  il  s'écrie  dans  une 
invocation  à  Dieu  :  «  Non  ergo  essem  Deus  meus , 
non  omnino  essem,  nisi  esses  in  me.  An  potius 
non  essem  nisi  essem  in  te,  ex  quo  omnia,  per 
quem  omnia ,  in  quo  omnia.  »  Mon  Dieu ,  si  vous 
n'étiez  en  moi,  je  n'existerais  pas,  je  ne  serais 
qu'un  néant ,  ou  plutôt  je  ne  serais  pas,  si  je  n'é- 
tais en  toi,  de  qui  toutes  choses  dérivent ,  en  qui 
et  par  qui  sont  toutes  choses.  Ailleurs  il  dit: 
(t  Deus  supra  quem  nihil ,  extra  quem  nihil ,  sine 
quo  nihil ,  ultra  quem  nihil ,  Deus  sub  quo  totum , 
cum  quo  totum,  in  quo  totum,  Deus  a  quo  om- 
nia, per  quem  omnia,  in  quo  omnia.  (  De  spe- 
culo  tractatus,  6 ,  cap.  53.  )  On  peut  multiplier  les 
passages  analogues  dans  lesquels  revient  cette 
formule  expressive  :  «  Deus  a  quo  omnia,  per 
quem  omnia,  in  quo  omnia.  »  Deus  supra  quem 
nihil ,  extra  quem  nihil .  sine  quo  nihil  est,  Deus 


DE   LA    RAISON   IMPERSONNELLE.  321 

sub  quo  totum  est,  in  quo  tolum  est,  cura  quo 
totum  est ,  »  dit-il  encore  dans  les  Soliloques. 
(Liv.  1,4.) 

Toute  vérité,  toute  vie,  toute  sagesse,  tout 
bonheur,  dérivent ,  selon  lui ,  de  la  participation 
de  l'homme  avec  Dieu.  Telle  est  la  pensée  expri- 
mée dans  l'invocation  par  laquelle  commencent 
les  Soliloques.  «  Te  invoco,  Deus  veritas,  in  quo 
et  a  quo  et  per  quem  vera  sunt  quaa  vera  sunt 
omnia;  Deus  sapientia,  in  quo  et  a  quo  et  per 
quem  sapiunt  quae  sapiunt  omnia.  Deus  vera  et 
summa  vita,  in  quo  et  a  quo  et  per  quem  vivunt 
quae  verè  summèque  vivunt  omnia  ;  Deus  beati- 
tudo ,  in  quo  et  a  quo  et  per  quem  beata  sunt  quae 
beata  sunt  omnia.  »  (  Liv.  1,3.) 

Il  professe  en  outre  que  Dieu  est  substantielle- 
ment répandu  partout,  en  s'efforçant  toutefois 
de  l'expliquer  de  telle  manière  qu'on  ne  puisse 
pas  en  induire  que  Dieu  est  étendu  et  matériel, 
comme  dans  le  passage  suivant  des  Questions  di- 
verses, où  il  traite  la  question  du  lieu  de  la  na- 
ture divine.  «  Deus  non  alicubi  est.  Quod  enim 
alicubi  est  continetur  loco,  quod  continetur  loco 
corpus  est.  Deus  autem  non  est  corpus.  Non  igi- 
tur  alicubi  est  et  tamen  quia  est,  et  in  loco  non 
est,  in  illo  sunt  potius  omnia  quam  ipse  alicubi, 

21 


322  DE  LA  NATURE 

Nec  tamen  ita  in  illo  ul  ipse  sit  locns.  Locus  enim 
in  spatio  quod  longitudine  et  altitudine  corporis 
occupatur.  Nec  Deus  taie  aliquid  est.  Et  omnia 
igitur  in  ipso  sunt  et  locus  non  est.  »  (  Quœst. 
dw.  20.  ) 

Le  néant  des  créatures  comparées  à  Dieu ,  en 
qui  réside  toute  réalité,  est  encore  une  des  pen- 
sées que  saint  Augustin  se  plaît  à  développer  : 
((  Creatura  autem  ei  collata  quasi  non  est,  et  id- 
circo  quasi  falsitas  ad  veritatem  est...  Si  ei  com- 
paratur  nihil  esse  probatur.  »  (De  cognitione  verœ 
vitœy  tract.  5,  cap.  7.)  De  tous  les  ouvrages  de 
saint  Augustin  on  peut  tirer  en  abondance  de 
pareilles  citations.  On  en  pourrait  tirer  de  tous 
les  grands  docteurs  du  christianisme  *.  Mais  il 
nous  suffit  de  ces  citations  et  de  l'autorité  de  saint 
Jean,  de  saint  Paul,  de  saint  Augustin,  pour  mon- 
trer que  la  croyance  à  la  participation  substan- 
tielle de  l'homme  avec  Dieu ,  croyance  si  forte- 
ment exprimée  dans  la  formule  a  qao  et  in  quo 

1  Quoique  péripatéticicn,  saint  Thomas  a  aussi  reconnu  la  divinité 
de  la  raison  et  la  participation  de  notre  intelligence  avec  l'intelli- 
gence de  Dieu  :  «Ornnia  dicimur  in  Deo  videre  et  secundura  ipsum 
de  omnibus  judicare,  in  quantum  per  parlicipationem  sui  luminis 
omnia  cognoscimus  et  dijudicamus.  Nam  et  ipsum  lumen  naturale 
rationis  participatio  quœdam  est  divini  luminis ,  sicut  etiam  omnia 
sensibilia  dicimus  videre  et  judicare  in  sole,  id  est  per  lumen  solis.  » 
(Summa,  part.  1,  quœstio  12,  art.  11.) 


DE  LA  RAISON  IMPERSONNELLE.  323 

sunt  omnia,  est  un  des  principes  fondamentaux  de 
la  théologie  chrétienne. 


-aj 


Comment  donc  quelques  théologiens  du  jour 
s'acharnent-ils  à  attaquer  en  nous  et  à  accuser  de 
panthéisme  ce  que  précisément  nous  avons  de 
commun  avec  saint  Jean,  avec  saint  Paul,  avec 
saint  Augustin,  avec  la  théologie  chrétienne  tout 
entière?  Latradition  de  cette  grande  vérité,  si  for- 
tement empreinte  dans  les  premiers  monuments 
du  christianisme,  se  serait-elle  plus  tard  perdue 
dans  l'Église?  Les  théologiens  qui  sont  venus 
plus  tard  F  auraient-ils  condamnée  ou  du  moins 
abandonnée?  auraient-ils  substitué  à  la  croyance 
à  la  participation  de  l'homme  avec  Dieu  la 
croyance  à  la  séparation  absolue  du  créateur  et 
de  la  créature?  Il  n'en  est  rien.  Cette  même  vé- 
rité est  encore  partout  empreinte  dans  les  for- 
mules consacrées,  dans  les  prières,  dans  les  rites 
les  plus  solennels  de  l'Église.  Chaque  jour  elle 
répète  encore  que  par  Dieu  et  en  Dieu  sont  toutes 
choses,  que  Jésus-Christ  est  dans  son  père  et  que 
nous  sommes  en  Jésus-Christ1.  Mais  sans  nous 
arrêter  à  des  formules  d'une  importance  secon- 


1  In  illo  die  vos  cognoscetis  quia  ego  sum  in  pâtre  meo  et  vos  in 
me  et  ego  in  Yobis. 


32i  DE   LA   NATURE 

daire,  allons  droit  à  ce  qu'il  y  a  de  plus  solennel 
et  de  plus  décisif. 

Assurément ,  une  des  plus  imposantes  céré- 
monies du  culte  catholique  est  celle  du  sacre 
d'un  évêque.  Consacrer  un  évêque,  c'est  in- 
stituer un  gardien  de  la  foi,  un  chef  de  la  parole. 
Aussi,  avant  de  lui  mettre  la  crosse  en  main, 
on  l'interroge  sévèrement  sur  sa  foi  et  sur  les 
points  fondamentaux  de  la  doctrine  qu'il  doit 
conserver  dans  toute  sa  pureté.  Les  questions  et 
les  réponses  de  cet  examen  sont  déterminées  et 
consacrées ,  et  nul  doute  qu'elles  ne  renferment 
ce  qu'il  y  a  de  plus  profond  et  de  plus  pur  dans 
la  foi  chrétienne.  Or,  voici  la  première  demande 
que,  dans  ce  formulaire,  on  adresse  à  l 'évêque 
pour  les  choses  qui  concernent  la  foi. 

a  Credis  secundum  intelligentiam  et  capacita- 
tem  sensu s  lui  sanctam  Trinitatem  Pâtre  m  et  Fi- 
lium  et  Spiritum  Sanctum,  unum  Deum  omni- 
potentem  ,  totamque  in  sanclâ  Trinitate  deitatem 
coessentialem ,  consubstantialem  cossternam  et 
omnipotentem,  unius  voluntatis,  potestalis  et 
majestatis  creatorem  omnium  creaturarum  a  quo 
omniaetin  quo  omnia  quœ  sunt  in  cœlo,  in  terra,  visi- 
bilia  et  invisibilia,  corporalia  et  spiriiualia.  »  A  cette 
demande,  l'évêque  répond  :  Credo.  Ainsi,  tout 


DE   LA   RAISON  IMPERSONNELLE.  325 

évéque  est  tenu  de  croire  qu'en  Dieu  créateur  de 
toutes  les  créatures  existent  et ,  en  conséquence, 
sont  contenues  toutes  les  créatures,  toutes  choses, 
sans  exception,  non-seulement  les  invisibles, 
mais  les  visibles ,  non-seulement  les  spirituelles , 
mais  les  corporelles.  Qu'on  remarque  combien 
cette  proposition  est  précise  et  explicite.  Il  n'y 
est  pas  dit  seulement  d'une  manière  vague  que 
Dieu  est  partout,  qu'il  est  en  nous,  que  nous  som- 
mes en  lui;  de  telle  sorte  qu'à  la  rigueur  on 
puisse  l'entendre  d'une  manière  morale  dans  le 
sens  d'une  action  toute  spirituelle  sur  les  cœurs 
et  les  intelligences.  Toute  équivoque  est  enlevée, 
puisqu'il  est  dit  expressément  qu'il  s'agit  non- 
seulement-des  intelligences,  mais  aussi  des  corps, 
non-seulement  des  choses  spirituelles,  mais  aussi 
des  choses  matérielles.  Ou  ces  formules  sont  des 
formules  mortes  et  vides,  de  vaines  paroles  aux- 
quelles celui  qui  interroge  et  celui  qui  répond 
s'accordent  à  ne  donner  aucun  sens,  ou  elles  si- 
gnifient qu'il  y  a  une  participation  substantielle  de 
Dieu  avec  le  monde ,  que  nous  sommes  en  Dieu, 
et  que  Dieu  est  en  nous  ;  ou  elles  signifient  enfin 
précisément  ce  que  quelques  évêques,  oublieux 
sans  doute  du  symbole  de  foi  qu'ils  ont  juré,  con- 
damnent aujourd'hui  dans  notre  enseignement  et 
dans  nos  livres  comme  un  exécrable  panthéisme, 
destructeur  de  toute  religion  et  de  toute  morale. 


326  DE   LA  NATURE 

Rapprochez  de  celte  phrase  sacramentelle  toutes 
les  pensées,  toutes  les  expressions  qui  sont  au- 
jourd'hui le  sujet  d'attaques  si  violentes  contre 
l'école  éclectique,  et  vous  reconnaîtrez  que  les 
plus  significatives  et  les  plus  hardies  demeurent 
encore  bien  au-dessous  de  la  force,  de  l'énergie, 
de  la  précision  avec  laquelle  la  vérité  de  la  par- 
ticipation substantielle  de  Dieu  avec  le  monde  est 
exprimée  dans  le  texte  officiel  qui  contient  l'es- 
sence même  de  la  foi  catholique.  Parmi  toutes 
ces  prétendues  formules  d'impiété  et  de  pan- 
théisme, j'ai  beau  chercher,  je  n'en  trouve  pas  une 
seule  sur  laquelle  le  texte  sacré  ne  l'emporte. 

Il  ne  faut  pas  croire  que  cette  doctrine  soit  une 
doctrine  ésotérique  tenue  en  réserve  par  l'Eglise 
pour  les  évêques  et  les  prêtres.  Elle  l'enseigne 
dans  son  enseignement  le  plus  humble  comme 
dans  son  enseignement  le  plus  élevé.  La  forme 
seulechange,maisle  fond  est  le  même.  En  effet,  si 
j'ouvre  le  catéchisme ,  à  cette  question  :  Où  est 
Dieu?  je  trouve  cette  réponse  :  Dieu  est  au  ciel, 
sur  la  terre,  en  tous  lieux.  Or,  dire  que  Dieu  est 
partout  ou  bien  que  tout  est  en  Dieu,  c'est  dire 
une  seule  et  même  chose.  L'ubiquité  de  Dieu 
enferme  sa  participation  avec  toutes  les  créatures. 
Si  Dieu  est  en  tous  lieux,  s'il  remplit  tout  l'es- 
pace infini,  n'est-il  pas  évident  que  rien  ne  peut 


DE  LA  RAISON  IMPERSONNELLE.  327 

être  en  dehors  de  lui ,  que  tout  est  nécessaire- 
ment en  lui,  et  qu'il  est  nécessairement  en  tout? 
Ainsi,  le  catéchisme,  à  sa  manière,  rend  aussi 
hommage  à  cette  grande  et  profonde  vérité. 

Par  des  textes  dont  l'autorité  est  irrécusable, 
je  viens  de  prouver  que  la  parlicipation  substan- 
tielle du  créateur  avec  les  créatures,  de  l'infini 
avec  le  fini ,  est  un  des  principes  fondamentaux 
de  la  théologie  chrétienne.  Il  faut  le  répéter  :  ou 
saint  Jean,  saint  Paul,  saint  Clémentd'  Alexandrie, 
saint  Augustin  et  presque  tous  les  grands  docteurs 
du  christianisme,  ont  méconnu  la  portée  de  leurs 
expressions  et  n'ont  pas  su  ce  qu'ils  voulaient 
dire,  ou  ils  ont  dit  précisément  ce  que  nous- 
mêmes  avons  voulu  dire  et  signifier.  On  ne  peut 
l'entendre  d'une  autre  manière  sans  faire  à  la 
fois  violence  au  sens  et  à  la  lettre,  sans  prendre 
la  charge  de  changer  l'interprétation  de  la  plu- 
part des  Evangélistes  et  des  pères  de  l'Eglise,  et 
des  formules  consacrées  de  la  foi  et  du  culte 
chrétiens,  Qu'enseigne  l'école  éclectique  en  gé- 
néral, et  nous-mêmes  quels  principes  avons-nous 
développés  dans  ce  livre  ?  Il  y  a  identité  entre  la 
raison  qui  nous  éclaire  et  le  verbe  de  Dieu;  l'es- 
sence de  la  raison,  c'est-à-dire  de  cette  faculté 
par  laquelle  nous  apercevons  l'absolu  ou  l'infini, 
est  l'essence  de  Dieu  même  présent  en  nous  d'une 


328  DE   LA   NATURE 

manière  substantielle  en  vertu  de  son  infinité  ;  en 
vertu  de  cette  même  infinité,  Dieu  est  dans  le 
monde,  comme  il  est  dans  la  conscience  ;  il  n'est 
pas  tout  entier  dans  son  ouvrage  ,  mais  son  ou- 
vrage tout  entier  est  en  lui;  il  est  distinct  de  la 
création ,  mais  il  n'en  est  pas  séparé.  Or,  dans 
tous  ces  principes,  il  n'y  a  rien  qui  ne  se  trouve 
de  la  manière  la  plus  explicite  dans  les  plus  pieux 
et  les  plus  profonds  docteurs  de  l'Eglise;  il  n'y  a 
rien  qui  n'entre  dans  le  symbole  de  la  foi  chré- 
tienne; il  n'y  a  rien  que  l'Eglise  ne  repète  chaque 
jour  dans  son  enseignement  et  dans  ses  prières  ; 
il  n'y  a  rien  enfin  que  chaque  évêque  n'ait  juré 
de  croire.  Dans  ces  autorités,  il  y  a  de  quoi  ras- 
surer les  consciences  les  plus  scrupuleuses  et  les 
plus  intimidéespar  le  fantôme  du  panthéisme  sans 
cesse  évoqué  devant  elles.  A  quel  point  faut-il 
que  nos  adversaires  aient  perdu  la  tradition  ou 
l'intelligence  de  ce  qu'il  y  a  de  plus  profond  dans 
la  théologie  chrétienne  pour  ne  plus  voir  en  cette 
doctrine,  suivant  leurs  expressions  consacrées, 
qu'un  exécrable  panthéisme  destructeur  de  toute 
religion  et  de  toute  morale?  Par  quel  étrange 
renversement  des  idées  et  des  choses  l'impiété  et 
l'irréligion  consisteraient-elles  aujourd'hui  à  voir 
dans  tous  les  êtres  particuliers  la  continuelle  in- 
tervention de  Dieu,  tandis  que  la  piété  et  la  reli- 
gion consisteraient,  sans  doute,  à  croire  par  op- 


DE   LA   RAISON   IMPERSONNELLE.  329 

position  que  Dieu  est  placé  en  dehors  de  l'homme, 
qui,  à  pariir  du  jour  de  la  création,  continue- 
rait à  exister  sans  lui  et  indépendamment  de  lui? 

Si,  emportés  par  leur  haine  contre  la  philoso- 
phie, nos  adversaires^  malgré  toutes  ces  autorités, 
persistent  à  voir  le  panthéisme  dans  la  doctrine 
de  la  divinité  de  la  raison  et  de  la  participation 
substantielle  de  Dieu  avec  le  monde,  nous  ne 
pouvons  exiger  d'eux  qu'ils  changent  d'opinion  ; 
mais  au  nom  de  la  logique  nous  pouvons  au  moins 
les  sommer  de  condamner  cette  même  doctrine 
comme  pernicieuse  et  impie  partout  où  elle  se 
rencontre.  Nous  avons,  au  nom  de  la  logique,  le 
droit  de  leur  dire  :  Condamnez,  anathématisez  ces 
principes,  non-seulement  dans  JBossuet^  dans 
Malebranche,dans  Fénelon,  mais  dans  saint  Jean, 
dans  saint  Paul,  dans  saint  Augustin,  dans  la 
théologie  chrétienne  tout  entière,  et  alors  vous 
n'aurez  pas  raison  davantage,  mais  du  moins  vous 
ferez  preuve  de  quelque  impartialité  et  de  quel- 
que conséquence  d'esprit,  et  vous  éviterez  cette 
contradiction  ridicule  de  condamner  ici  ce  que  là 
vous  adorez. 


330  DE  LA  NATURE 


CHAPITRE  XVIII. 


Conséquences  de  la  théorie  de  la  raison  impersonnelle.  —  Consé- 
quences dans  l'ordre  de  la  science.  —  Elle  donne  un  inébranlable 
fondement  au  dogmatisme.  —  Conséquences  dans  l'ordre  moral. 

—  Elle  seule  peut  poser  un  principe  absolu  de  distinction  entre  le 
bien  et  le  mal.  —  Conséquences  dans  l'ordre  esthétique.  —  Consé- 
quences dans  l'ordre  social  et  politique.  —  Elle  est  le  principe  de 
la  fraternité  humaine.  —  La  fraternité  humaine  résulte  de  la  par- 
ticipation commune  de  tous  les  hommes  avec  Dieu.  —  Tous  les 
hommes  sont  frères  par  Dieu  et  en  Dieu.  —  Du  développement  du 
principe  de  la  fraternité  des  hommes  en  Dieu  découlent  tous  les 
progrès  sociaux  et  politiques.— Conséquences  dans  l'ordre  religieux. 

—  Fausseté  des  accusations  dont  cette  doctrine  est  l'objet. 


La  métaphysique  n'est  jamais  chose  indiffé- 
rente ;  par  ses  conséquences  plus  ou  moins  immé- 
diates, elle  retentit  nécessairement  dans  le  monde 
des  faits,  elle  inllue  sur  la  vie  réelle,  soit  sur  la 
vie  des  individus,  soit  sur  la  vie  des  sociétés.  Il 
n'est  pas  de  théorie  métaphysique,  si  éloignée 
qu'elle  paraisse  par  son  principe  et  sa  nature  des 
choses  réelles,  qui  n'y  touche  cependant  par  ses 
conséquences.  L'histoire  de  la  philosophie  du 
dix-septième  et  du  dix-huitième  siècle,  l'histoire 
du  cartésianisme,  du  sensualisme,  du  kantisme, 
nous  en  présentent  des  exemples  mémorables. 
Quels  principes  plus  innocents  en  apparence  que 
ces  principes  :  toutes  les  substances  créées  sont 


DE   LA  RAISON   IMPERSONNELLE.  331 

passives,  ou  toutes  nos  idées  viennent  des  sens? 
cependant  le  premier  principe  vient  aboutir  à 
Spinosa,  et  le  second  à  Lamettrie  et  au  baron 
d'Holbach.  Quel  principe  plus  innocent  encore 
en  apparence  que  ce  principe  de  Kant  :  les 
idées  absolues  sont  des  formes  de  notre  intelli- 
gence? et  cependant  un  scepticisme  absolu  en 
dérive  immédiatement.  Si  un  principe  métaphy- 
sique est  vrai,  ses  conséquences  dans  Tordre  réel 
sont  nécessairement  bonnes  et  salutaires  d'une 
manière  absolue  ;  si  un  principe  métaphysique  est 
faux,  ses  conséquences  dans  Tordre  réel  sont  né- 
cessairement mauvaises  et  dangereuses. 

La  théorie  de  la  raison  impersonnelle  que  je 
viens  d'exposer  n'échappe  pas  à  cette  loi,  elle  ne 
demeure  pas  renfermée  dans  une  sphère  pure- 
ment métaphysique,  elle  en  sort  de  toute  part  par 
dés  conséquences  qui  rejaillissent  sur  la  science, 
l'art,  la  morale,  la  religion,  la  société,  la  vie  tout 
entière.  Ces  conséquences  me  semblent  de  leur 
nature  fécondes  et  salutaires,  mais  toute  leur  in- 
fluence ne  peut  se  faire  sentir  que  lorsque  les 
principes  desquels  elles  dérivent  auront  pénétré 
davantage  dans  les  esprits.  Pour  qu'une  philoso- 
phie nouvelle  porte  tous  ses  fruits,  il  ne  suffit  pas 
qu'elle  règne  dans  la  science,  il  ne  suffit  pas 
qu'elle  ait  détrôné  et  renversé  l'ancienne  philo- 


332  DE  LA  NATURE 

sophie,  il  ne  suffit  pas  même  qu'elle  en  occupe 
la  place  sans  contestation,  il  faut  encore  qu'elle 
se  soit  infiltrée,  pour  ainsi  dire,  dans  les  idées  du 
grand  nombre,  il  faut  qu'elle  ait  pénétré  dans  la 
science,  dans  la  littérature,  dans  les  mœurs,  et 
enfin  dans  les  lois.  Or,  une  telle  révolution  ne 
peut  s'opérer  que  lentement  et  successivement 
dans  les  esprits.  Ainsi,  il  est  bien  certain  que 
scientifiquement  le  sensualisme  n'existe  plus  ; 
mais  il  n'est  pas  moins  certain  que  ses  principes 
et  ses  conséquences  vivent  encore  dans  un  grand 
nombre  d'esprits  et  dans  plusieurs  branches  im- 
portantes de  la  littérature  et  de  la  science.  Voilà 
pourquoi  la  philosophie  nouvelle  qui  a  rétabli  au 
sein  de  la  métaphysique  l'idée  de  l'infini  et  de 
l'absolu,  qui  a  déterminé  leur  principe  et  leur 
objet,  n'a  pas  encore  enfanté  toutes  les  consé- 
quences qu'elle  porte  en  elle,  n'a  pas  encore 
exercé  toute  l'influence  qu'elle  doit  avoir  un  jour. 
Il  n'y  a  donc  pas  lieu  de  s'étonner  si  la  théorie 
de  la  raison  impersonnelle,  qui  est  le  fondement 
de  toute  cette  philosophie,  n'a  pas  encore  produit 
dans  le  monde  réel  toutes  les  conséquences  qui 
en  sortent  logiquement. 

Quelles  sont  ces  conséquences?  En  général,  ce 
sont  les  conséquences  opposées  à  celles  qui  sor- 
tent de  la  philosophie  sensualiste.  Il  en  est  que 


DE   LA   RAISON    IMPERSONNELLE.  333 

déjà  j'ai  signalées  et  développées,  et  qu'il  suffit 
de  rappeler  en  peu  de  mois. 

Au  premier  rang  de  ces  conséquences,  il  faut 
placer  celle  qui  en  découle  par  rapport  à  la 
certitude,  car  elle  domine  toutes  les  autres,  et 
les  enveloppe,  pour  ainsi  dire.  J'ai  développé 
cetle  conséquence  dans  le  chapitre  de  la  certi- 
tude, je  me  borne  à  la  mentionner  ici  de  nou- 
veau. La  vérité  que  connaît  notre  intelligence 
est-elle  absolue  ou  relative?  telle  est  la  forme 
sous  laquelle,  depuis  Kant,  s'agite  toute  la  ques- 
tion entre  le  scepticisme  et  le  dogmatisme.  Les 
disciples  de  Kant,  et  les  sceptiques  plus  ou 
moins  avoués  de  notre  temps,  soutiennent  que 
toute  vérité  arrivant  jusqu'à  nous  par  l'intermé- 
diaire de  l'intelligence  qui  nous  est  propre  revêt 
nécessairement  un  caractère  subjectif  et  relatif. 
Nous  ne  pouvons  nous  assurer  que  dans  le  pas- 
sage de  l'objet  au  sujet  elle  ne  subisse  pas  une 
réfraction  dont  il  nous  est  impossible  de  tenir 
compte.  Donc  nous  ne  pouvons  légitimement 
nous  affirmer  en  possession  de  la  vérité  absolue, 
et  nous  devons  nous  contenter  d'une  vérité  pu- 
rement relative  à  notre  nature  intellectuelle. 
Toute  cette  objection  repose  sur  l'hypothèse  de 
la  distinction  de  deux  termes  au  sein  de  la  con- 
naissance de  l'absolu,  comme  au  sein  de  la  cou- 


33k  DE  LA  NATURE 

naissance  du  contingent.  La  vraie  théorie  de  la 
raison  impersonnelle  réduit  au  néant  toute  cette 
objection,  elle  donne  un  inébranlable  fondement 
à  ce  dogmatisme  naturel,  dans  lequel  le  genre 
humain  se  repose  avec  tant  de  sécurité  et  de  con- 
fiance. En  effet,  elle  démontre  qu'il  ne  peut  y 
avoir  deux  termes,  un  sujet  qui  connaît,  et  un 
objet  qui  est  connu  dans  la  connaissance  de 
l'infini ,  elle  démontre  que  la  raison  n'est  pas  une 
faculté  propre,  un  organe  de  notre  intelligence, 
mais  Dieu  lui-même  présent  substantiellement  en 
nous,  Dieu  lui-même  terme  unique,  à  la  fois  sujet 
et  objet  dans  la  connaissance  de  l'infini  et  de  l'ab- 
solu. C'est  par  sa  participation  avec  Dieu  que 
l'homme  peut  seulement  arriver  à  la  vérité  ab- 
solue. En  dehors  de  cette  participation,  il  n'y  a 
plus  pour  lui  de  possibilité  de  la  vérité  absolue. 
Tout  système  qui  nie  ou  méconnaît  cette  parti- 
cipation ne  doit  admettre,  s'il  est  conséquent, 
qu'une  vérité  humaine,  c'est-à-dire  de  pures 
apparences,  de  vaines  illusions,  c'est-à-dire  doit 
aboutir  au  plus  profond  et  au  plus  radical  de  tous 
les  scepticismes.  Ainsi  assurer  le  dogmatisme 
contre  toutes  les  attaques  du  scepticisme,  mettre 
en  évidence  et  légitimer  le  fait  de  la  possession 
de  la  vérité  absolue  par  notre  intelligence,  tel  est 
le  premier  et  le  plus  grand  mérite  de  la  vraie 
théorie  de  la  raison  impersonnelle. 


DE   LA  RAISON   IMPERSONNELLE.  335 

Si  dans  l'ordre  de  la  vérité  pure,  dans  Tordre 
de  la  science,  les  conséquences  de  cette  théorie 
sont  salutaires  et  fécondes,  elles  ne  le  sont  pas 
moins  dans  Tordre  moral.  L'histoire  philoso- 
phique du  dernier  siècle  a  prouvé  à  Tévidence 
à  quel  système  de  morale,  à  quelle  règle  de 
conduite,  à  quel  critérium  des  actions  bonnes 
ou  mauvaises,  vient  aboutir  une  métaphysique 
superficielle  qui  nie  la  raison  et  les  idées  abso- 
lues dont  elle  est  la  source.  Cette  règle  ne  peut 
être  qu'une  règle  mobile  et  variable,  telle  que  le 
plaisir ,  telle  que  l'intérêt  plus  ou  moins  bien 
entendu.  De  là  une  morale  essentiellement  inté- 
ressée qui  ne  condamne  comme  mal  que  ce 
qui  nous  est  personnellement  désavantageux,  et 
n'approuve  comme  bien  que  ce  qui  nous  est 
personnellement  avantageux;  de  là  des  consé- 
quences morales  qui  s'aperçoivent  d'elles-mêmes 
et  qu'il  n'est  pas  besoin  de  déduire.  A  la  place 
de  toutes  ces  règles  mobiles  et  intéressées ,  de 
la  distinction  du  juste  et  de  l'injuste,  la  théorie 
de  la  raison  établit  un  principe  suprême,  un 
principe  immuable,  indépendant  de  toutes  les 
considérations  de  plaisir  et  d'intérêt.  Elle  pose  une 
loi  absolue,  qui  a  son  principe  en  Dieu  même  et 
que  Dieu  lui-même  suit  et  ne  peut  pas  ne  pas  suivre 
en  vertu  de  l'excellence  de  sa  nature.  Cette  loi 
est  Tordre  éternel  des  perfections  divines.  Elle 


336  DE  LA  NATURE 

vaut  également  pour  tous  les  temps,  pour  tous 
les  lieux,  pour  toutes  les  circonstances.   Elle 
s'applique  tout  aussi  rigoureusement  à  la  morale 
sociale,  à  la  législation,  à  la  politique,  qu'à  la 
morale  individuelle.  Elle  a  un  droit  absolu  à 
tous  les  sacrifices,  à  tous  les  dévouements.  Il 
n'y  a  pas  d'intérêt  général,  pas  de  raison  d'état 
qui  puisse  prévaloir  contre  elle,  car  elle  est  elle- 
même  l'intérêt  général  suprême  de  tous  les  êtres 
créés ,  elle  est  la  raison  d'état  de  la  création.  Sans 
doute  un  tel  principe  n'a  jamais  cessé  d'exister 
dans  la  conscience  humaine ,  mais  depuis  long- 
temps égarée  par  une  fausse  métaphysique,  la 
morale  scientifique  l'avait  méconnu.  Déjà,  je  l'ai 
fait  remarquer  en  traitant  de  l'idée  du  bien  ab- 
solu, depuis  Malebranche  jusqu'au  commence- 
ment du  dix-neuvième  siècle,  aucun  philosophe 
moraliste  n'avait  établi  la  morale  sur  sa  véritable 
base.  C'est  à  la  philosophie,  qui  de  nos  jours  a 
remis  en  lumière  l'existence,  les  caractères  et 
la  nature  de  la  raison  impersonnelle,  qu'appar- 
tient l'honneur  d'avoir  rétabli  la  vérilé  dans  la 
morale ,  c'est  à  elle  qu'il  faut  déjà  rapporter  et 
qu'il  faudra  rapporter  encore  toutes  les  consé- 
quences heureuses  qui  découlent  de  cette  ré- 
forme, soit  dans  la  morale  elle-même,  soit  dans 
les  sciences  qui  en  dépendent.  Dans  le  dernier 
siècle,  le  principe  contingent  de  l'intérêt  figurait 


DE   LA    RAISON    IMPERSONNELLE.  337 

en  tête  de  presque  toutes  les  théories  sur  la  mo- 
rale, sur  la  politique,  sur  la  législation,  sur  la 
pénalité;  aujourd'hui  presque  toutes  ces  théories 
partent  au  contraire  d'un  principe  absolu  de  bien 
et  de  justice,  grâce  à  la  philosophie,  qui  a,  pour 
ainsi  dire,  restauré  la  notion  du  bien  en  soi, 
comme  toutes  les  vérités  éternelles  et  absolues.  La 
philosophie  du  dix-huitième  siècle  est  tombée 
dans  une  étrange  contradiction  :  d'une  part,  elle 
réclamait  l'accomplissement  de  devoirs  et  la  satis- 
faction de  droits  absolus  dans  l'organisation  so- 
ciale, dans  l'ordre  politique;  d'une  autre  part, 
elle  niait  métaphysiquement  l'existence  du  droit 
et  du  devoir,  et  s'efforçait  de  prouver  leur  iden- 
tité avec  l'intérêt  et  le  plaisir.  La  philosophie  ra- 
tionaliste du  dix-neuvième  siècle  ne  procède 
pas  de  la  même  manière,  et  lorsqu'elle  parle  de 
droits  et  de  devoirs,  lorsqu'elle  réclame  en  leur 
nom ,  lorsqu'elle  invoque  l'éternelle  justice,  elle 
a  sur  la  philosophie  du  dix-huitième  siècle 
l'immense  avantage  d'être  conséquente  avec  ses 
principes,  au  lieu  d'être  en  contradiction  avec 
eux. 

L'heureuse  influence  de  cette  même  philoso- 
phie n'est  déjà  pas  moins  évidente  dans  l'ordre 
esthétique  que  dans  l'ordre  moral.  En  effet,  de 
même  qu'elle  établit  l'existence  d'un  bien  en  soi, 

n 


DE  LA  NATURE 

qui  est  Tordre  éternel  des  perfections  de  Dieu,  de 
même  elle  établit  l'existence  d  un  beau  en  soi,  qui 
est  la  manifestation  de  Dieu  ou  de  l'infini  par  le 
fini  et  le  sensible.  Elle  pose  en  esthétique  comme 
en  morale  un  principe  fixe  et  absolu,  à  la  place 
de  principes  variables  et  contingents.  L'art,  qu'il 
le  sache  ou  qu'il  l'ignore,  est  toujours  plus  ou 
moins  placé  sous  l'influence  d'un  système  de  mé- 
taphysique, sous  l'influence  de  la  définition  du 
beau,  de  l'objet  et  du  but  de  l'art,  qui  en  sont  les 
conséquences.  Je  ne  veux  pas  dire  que  l'artiste, 
s'abandonnant  à  son  génie,  et  indépendamment 
de  tout  système  de  métaphysique,  ne  poursuivra 
pas  instinctivement  le  vrai  beau,  et  ne  s'efforcera 
pas  de  le  réaliser  autant  qu'il  est  en  lui;  je  veux 
dire  seulement  que  dans  toute  époque  où  règne 
un  système  de  métaphysique  qui  aboutit  à  cer- 
taines conclusions  sur  la  nature  du  beau  et  sur 
l'objet  de  l'art,  l'art  subit  toujours  en  une  certaine 
mesure  son  influence.  Prenons  le  dix-huitième 
siècle  pour  exemple.  À  quelle  conclusion,  rela- 
tivement à  la  nature  du  beau ,  la  métaphysique 
sensualiste  vient-elle  aboutir?  Comme  elle  trans- 
forme le  juste  en  l'utile,  elle  transforme  le  beau 
en  l'agréable;  mais  l'agréable  vient  des  sens,  il 
s'adresse  aux  sens  et  non  à  la  raison  ;  si  donc  le 
beau  est  l'agréable,  quel  sera  le  but  de  l'art,  que 
devra  se  proposer  l'artiste?  Il  devra  se  proposer 


DE   LA   RAISON   IMPERSONNELLE.  339 

uniquement  de  plaire  aux  sens,  'de  chatouiller  la 
sensibilité.  Or,  telle  a  été  en  général  la  tendance 
de  l'art  pendant  la  dernière  partie  du  dix-huitième 
siècle.  Cette  tendance  a  été  surtout  manifeste 
dans  la  peinture  et  dans  la  poésie.  Les  peintres 
et  les  poètes  de  cette  époque  sont  à  la  recherche 
du  joli,  du  gracieux,  de  l'agréable,  et  ne  témoi- 
gnent aucun  souci  du  beau  et  du  sublime.  Mais 
la  philosophie  rationaliste,  en  rétablissant  la  vraie 
nature  et  les  vrais  caractères  du  beau,  doit  donner 
à  fart  une  direction  nouvelle.  Inspiré  par  elle  et 
ramené  à  sa  mission,  l'artiste  s'efforcera  de  réali- 
ser en  son  oeuvre  ce  beau  idéal,  ce  beau  absolu 
que  la  raison  conçoit.  Au  lieu  d'imiter  la  nature, 
il  la  corrigera,  il  la  redressera,  il  la  purifiera, 
afin  de  lui  faire  mieux  exprimer  l'idéal  et  l'infini. 
Exprimer  l'infini  par  le  fini,  l'idéal  par  le  sensible, 
voilà  la  définition  de  l'art,  à  laquelle  aboutit  la 
philosophie  rationaliste;  chassée  de  l'art  comme 
de  la  métaphysique  par  le  sensualisme,  l'idée  de 
l'infini  y  rentre  sous  l'empire  du  rationalisme. 
Sans  doute  la  philosophie,  en  posant  une  concep- 
tion vraie  de  la  nature  du  beau,  ne  donnera  pas 
du  génie  aux  artistes  qui  en  manquent  ;  mais  elle 
dirigera  ceux  qui  ont  du  génie ,  elle  les  empê- 
chera de  s'égarer  en  de  fausses  voies,  elle  les  dé- 
tournera de  la  poursuite  des  apparences  de  la 
beauté  pour  les  guider  vers  la  vraie  beauté.  Cette 


3f*0  DE   LA  NATURE 

influence  n'est-elle  pas  déjà  sensible  dans  cer- 
taines branches  de  l'art?  Pour  s'en  convaincre,  il 
suffit  de  comparer  les  tendances  et  les  caractères 
de  la  poésie,  de  la  peinture,  de  la  musique  de 
notre  temps  avec  leurs  tendances  et  leurs  carac- 
tères dans  la  dernière  partie  du  dix-huitième 
siècle. 

De  la  théorie  de  la  raison  impersonnelle  sortent 
des  conséquences  non  moins  évidentes ,  non 
moins  fécondes  dans  l'ordre  social  et  politique. 
Toutes  ces  conséquences  peuvent  se  ramener  au 
principe  de  la  fraternité  humaine,  qui  sort  de  la 
théorie  de  la  raison  impersonnelle,  et  qui  en  re- 
çoit toute  sa  valeur  et  toute  son  autorité.  Mon- 
trons donc  en  quel  rapport  se  trouve  la  fraternité 
humaine  avec  la  raison  impersonnelle;  montrons 
comment  elle  découle  de  la  doctrine  de  la  parti- 
cipation de  l'homme  avec  Dieu.  Déjà  j'ai  signalé, 
par  rapport  à  la  fraternité  humaine,  la  consé- 
quence du  système  qui  sépare  Dieu  du  monde. 
Si  Dieu  est  en  dehors  du  monde,  si  aucun  lien 
ne  rattache  la  création  au  créateur,  la  doctrine 
de  la  fraternité  humaine  n'a  plus  de  fondement 
réel  ;  elle  n'est  plus  qu'une  fiction  inspirée,  il  est 
vrai,  par  des  sentiments  nobles  et  généreux,  mais 
qui  néanmoins  n'a  pas  d'autre  autorité  que  celle 
d'une  fiction.  Dans  une  telle  conception  des  rap- 


DE  LA  RAISON   IMPERSONNELLE.  341 

ports  de  Dieu  et  du  monde,  l'idée  générale  du 
genre  humain,  de  la  grande  famille  humaine, 
n'est  plus  qu'un  produit  arbitraire,  qu'une  géné- 
ralisation artificielle  de  notre  intelligence,  et  ne 
peut  avoir  aucune  espèce  de  réalité  en  dehors  de 
notre  esprit  qui  l'a  formé.  L'idée  de  l'individu,  non 
pas  l'idée  de  l'homme  en  général,  mais  l'idée  de 
tel  ou  tel  homme,  conserve  seule  une  valeur  réelle, 
une  valeur  objective.  En  eflfel,  il  n'y  a  plus  de 
source  commune  à  laquelle  ces  individus  parti- 
cipent, de  laquelle  ils  tiennent  l'existence  et  la 
vie;  il  n'y  a  plus  de  lien  substantiel  qui  les  rat- 
tache les  uns  aux  autres,  et  qui  les  constitue,  non 
pas  seulement  d'une  manière  figurée,  mais  d'une 
manière  réelle,  en  une  grande  famille  de  frères. 
Il  n'en  est  pas  de  même  au  sein  de  la  doctrine  de 
la  raison  impersonnelle  et  de  la  participation  de 
Dieu  avec  l'homme.  Cette  doctrine  unit  ce  que  le 
déisme  sépare,  et  par  là  surtout  elle  me  semble 
destinée  à  exercer  une  influence  salutaire  sur  les 
institutions  sociales  et  politiques.  Considérez  en 
effet  quelles  conséquences  directes  en  découlent, 
par  rapport  à  l'égalité  et  à  la  fraternité  humaine. 
A  la  lumière  de  cette  doctrine  les  hommes  ne 
nous  apparaissent  plus  comme  des  êtres  doués 
seulement  de  ressemblances  extérieures  que  notre 
esprit  réunit  en  une  idée  générale  et  abstraite, 


3&2  DE   LA   NATURE 

comme  des  individus  en  dehors  desquels  il  n'y  a 
aucune  réalité,  et  dont  l'unité  n'est  qu'une  unité 
factice  et  nominale;  ils  nous  apparaissent  au  con- 
traire comme  tous  unis,  comme  tous  frères,  au 
sein  d'une  unité  réelle,  qui  résulte  de  leur  partici- 
pation commune  avec  une  même  source  d'être,  de 
vie  et  d'intelligence.  C'est  une  même  raison,  dont 
il  est  désormais  inutile  de  rappeler  la  nature  et 
les  caractères,  qui  "est  le  principe  de  toutes  les 
intelligences  humaines.  A  la  lueur  de  cette  rai- 
son commune,  nous  contemplons  tous  dans  le  sein 
de  Dieu  la  même  vérité,  la  même  justice,  les 
mêmes  principes  absolus  des  choses.  Par  elle, 
l'accord  existe,  ou  du  moins  l'accord  est  possible 
entre  les  hommes  qui  ne  se  sont  jamais  ni  concertés 
ni  connus,  entre  les  hommes  de  tous  les  temps 
et  de  tous  les  degrés  du  méridien.  Nous  sommes 
tous  constitués  par  un  même  principe  de  sub- 
stance, par  un  même  principe  de  vie,  éclairés  par 
une  même  lumière.  Si  l'unité  qui  résulte  pour 
tous  les  hommes  de  la  dérivation  d'une  source 
commune  ne  peut  être  conçue  qu'à  priori  par  la 
raison,  il  n'en  est  pas  de  même  de  l'unité  non 
moins  essentielle  et  identique  au  fond  qui  résulte 
de  la  participation  de  toutes  les  intelligences  à 
une  même  raison,  car  elle  se  vérifie  par  l'obser- 
vation, elle  se  confirme  par  la  preuve  à  posteriori 


DE    LA   RAISON    IMPERSONNELLE.  343 

du  consentement  universel  du  genre  humain  dans 
l'affirmation  de  certaines  vérités  et  de  certains 
principes. 

Est-il  possible  de  concevoir  une  fraternité  plus 
réelle  que  celle  qui  repose  sur  un  pareil  fonde- 
ment? Nous  tenons  tous  d'une  même  source  avec 
laquelle  nous  sommes  constamment  en  rapport 
une  même  substance,  une  même  vie,  une  même 
raison  ;  si  ce  rapport  était  un  seul  instant  feroublé 
et  suspendu,  à  l'instant  même  nous  serions  anéan- 
tis. Je  cherche  vainement  à  comprendre  un  mode 
de  liaison  plus  essentiel  et  plus  intime.  Certes  la 
philosophie  qui  établit  la  vérité  du  dogme  de  la 
fraternité  humaine  n'enseigne  rien  de  nouveau, 
elle  n'enseigne  rien  qui  ne  soit  dans  la  conscience 
humaine,  rien  qui  n'ait  été  déjà  proclamé  par  plus 
d'une  philosophie  et  plus  d'une  religion,  rien  qui, 
grâce  à  Dieu,  ne  soit  parfaitement  commun  et 
parfaitement  trivial,  à  force  d'être  enseigné  et 
répété  ;  néanmoins,  en  rattachant  cette  vérité  à 
son  principe  métaphysique,  elle  peut  espérer  lui 
donner  encore  plus  de  clarté  et  plus  de  force,  et 
l'enfoncer  plus  avant  dans  les  esprits.  Ainsi  donc 
de  la  théorie  de  la  raison  impersonnelle,  il  suit 
évidemment  que  nous  sommes  tous  frères,  frères 
non  pas  seulement  d'une  fraternité  métaphorique 
et  sentimentale,  mais  d'une  fraternité  réelle,  d'une 


3kV  DE    LA   NATURE 

fraternité,  pour  ainsi  dire,  de  chair  et  de  sang, 
puisque  tous  nous  vivons  d'une  même  vie,  tous 
nous  pensons  d'une  même  pensée.  Nous  sommes 
tous  frères,  mais  en  qui  et  par  qui  sommes-nous 
frères?  En  Dieu  seul  et  par  Dieu  seul?  Le  seul 
lien  qui  nous  unisse  les  uns  aux  autres,  c'est  Dieu 
lui-même,  Dieu  qui  est  en  nous,  ou  plutôt  Dieu 
par  qui  nous  sommes  et  en  qui  nous  sommes. 
Malebr anche  a  dit  avec  raison  :  La  substance  du 
Créateur  est  le  lien  intime  de  la  créature1.  Dieu, 
qu'on  me  pardonne  cette  expression,  est  le  mi- 
lieu de  la  fraternité  humaine.  Fraternité  des 
hommes  en  Dieu,  voilà  le  grand  dogme  qui  s'est 
développé,  qui  se  développera  encore  dans  le 
monde  ;  voilà  le  dogme  duquel  on  peut  dire  avec 
l'Évangile,  c'est  là  la  loi  et  les  prophètes.  Qui  ne 
voit  quelles  conséquences  en  découlent  dans  l'or- 
dre social  et  politique?  Qui  ne  comprend  qu'en 
dernière  analyse  le  but  de  tous  les  changements, 
de  toutes  les  révolutions  qui  se  sont  accomplis 
dans  le  monde,  est  de  réaliser  ces  conséquences 
les  unes  après  les  autres?  Faire  à  tous  une  part 
meilleure,  une  part  suffisante  du  commun  héri- 
tage, élever  chacun  à  l'intelligence,  à  la  moralité 
et  au  bien-être,  égaliser  les  droits,  n'est-ce  pas  là, 
en  effet,  où  tendent  également  en  dernière  ana- 

1  Huitième  entretien  métaphysique. 


DE   LA  RAÏSON   IMPERSONNELLE.  345 

iyse  toutes  les  réformes  déjà  accomplies  ou  bieu 
encore  à  accomplir?  N'est-ce  pas  dans  cette  voie 
que  le  monde  a  marché  avec  plus  ou  moins  de 
fermeté  et  de  vitesse  depuis  le  temps  où  il  se  dé- 
couvre à  notre  observation?  Parcourez  l'histoire, 
qu'est-ce  qui  a  été  fait  de  mal  dans  la  société,  si- 
non ce  qui  a  été  fait  à  l'encontre  de  cette  ten- 
dance? Qu'est-ce  qui  a  été  fait  de  bien,  sinon  ce 
qui  a  été  fait~en  conformité  avec  ce  grand  prin- 
cipe, avec  cette  tendance  souveraine  de  la  marche 
de  l'espèce  humaine?  Je  cherche  en  vain  à  con- 
cevoir un  progrès  moral,  social  et  politique  quel- 
conque, qui  ne  s'y  rattache,  qui  n'en  découle 
comme  une  conséquence  rigoureuse.  Tout  pro- 
grès moral  et  religieux  est  subordonné  à  la  dif- 
fusion et  à  l'empire  de  ce  dogme  dans  les  socié- 
tés humaines  ;  quand  partout  son  esprit  aura 
pénétré,  quand  partout  ses  conséquences  seront 
appliquées,  alors  le  monde  aura  changé  de  face, 
alors  il  approchera  sans  doute  du  dernier  degré 
de  perfection  qu'il  lui  est  donné  d'atteindre.  Or, 
encore  une  fois,  c'est  la  théorie  de  la  raison  im- 
personnelle ou  de  la  participation  de  l'homme 
avec  Dieu,  qui  seule  fonde  et  légitime  ce  grand 
principe  de  la  fraternité  des  hommes  en  Dieu. 

Cette  même  philosophie  est  également  appelée, 
à  ce  qu'il  me  semble,  à  exercer  une  influence 


346  DE  LA  NATURE 

heureuse  dans  Tordre  religieux1.  En  effet,  la  phi- 
losophie qui  développe  et  commente  ces  belles 
paroles  de  saint  Paul  :  «  Dieu  n'est  pas  loin  de 
nous,  il  est  au  dedans  de  nous,  c'est  en  lui  que 
nous  sommes,  que  nous  agissons,  que  nous  vi- 
vons ;  »  la  philosophie  qui  enseigne  la  participa- 
tion continue  de  l'homme  avec  Dieu,  qui,  au  fond 
de  chacune  de  nos  pensées,  nous  découvre  l'idée 
de  Dieu,  n'est-elle  pas  singulièrement  propre  à 
ranimer  dans  les  âmes  le  sentiment  religieux?  En 
pénétrant  les  âmes  de  l'idée  de  l'infinité  de  Dieu, 
de  la  vérité  de  sa  présence  substantielle  au  de- 
dans de  nous,  est-il  possible  de  ne  pas  les  élever 
vers  Dieu,  de  ne  pas  les  rendre  plus  religieuses? 
Toute  philosophie  qui ,  comme  la  philosophie 
sensualiste,  renferme  le  monde  tout  entier  dans 
l'étroite  sphère  de  ce  qui  est  fini,  dessèche  l'âme, 
rapetisse  et  abaisse  l'esprit  en  même  temps  qu'elle 
le  fausse  et  l'égaré.  Toute  philosophie  qui  nie  ou 
méconnaît  le  lien  de  i' homme  avec  Dieu,  qui 
met  Dieu  à  l'écart  de  la  création,  conduit  néces- 
sairement à  des  conséquences  égoïstes  et  irréli- 
gieuses. Toute  philosophie,  au  contraire,  qui 
place  l'infini  au-dessus  du  fini,  qui  en  toutes 


1  Voir  le  développement  de  cette  pensée  dans  le  discours  d'ouver- 
ture intitulé  :  Du  Caractère  religieux  de  la  Philosophie  enseignée 
par  l'Université,  p.  373. 


DE   LA  RAISON    IMPERSONNELLE.  3V7 

choses  montre  l'infini  comme  principe  et  fonde- 
ment du  fini,  doit,  par  sa  nature,  élever  les  âmes 
au-dessus  du  monde  des  sens,  et  en  conséquence 
développer,  fortifier  et  aussi  purifier  en  elle  les 
tendances  religieuses.  Si  donc  dans  notre  siècle 
les  esprits  semblent  incliner  plus  vers  les  idées 
religieuses  que  dans  le  dix-huitième  siècle,  si  de 
nos  jours  on  ne  voit  plus  cette  incrédulité  et  cette 
impiété  systématique  qui  proscrivaient  l'idée  reli- 
gieuse elle-même  en  même  temps  que  ses  formes 
diverses,  qui  condamnaient  le  principe  religieux 
lui-même  en  même  temps  que  les  superstitions, 
n'est- il  pas  juste  d'attribuer  en  grande  partie  ce 
remarquable  changement  à  l'influence  de  la  phi- 
losophie nouvelle? 

Telles  sont  les  principales  conséquences  qui 
me  paraissent  sortir  des  principes  métaphysiques 
que  je  viens  d'établir.  Quelques-unes  déjà  sont 
réalisées  en  partie,  quelques  autres  sont  encore 
enfermées  au  sein  de  leur  principe;  mais  elles  en 
sortiront  à  leur  tour  pour  exercer  sur  la  société 
moderne  cette  influence  salutaire  que  toute  vraie 
métaphysique  est  appelée  à  exercer.  Si  mainte- 
nant on  met  en  regard  ces  diverses  conséquences 
avec  les  accusations  dont  est  l'objet  la  philosophie 
qui  en  proclame  le  principe,  on  en  verra  sans 
peine  toute  la  fausseté  et  toute  l'injustice.  D'une 


3^8  DE  LA  NATURE 

part,  une  école  qui  s'intitule  l'école  du  progrès, 
nous  accuse  d'avoir  renié  les  grands  principes 
de  fraternité  et  de  liberté  qui  se  sont  développés 
au  dix-huitième  siècle  en  contradiction  avec  la 
métaphysique  sensualiste.  Elle  nous  accuse  de 
mépriser  l'humanité,  de  tendre  à  constituer  un 
petit  monde  aristocratique  de  philosophes  en 
dehors  et  au-dessus  du  grand  monde  de  l'huma- 
nité. D'autre  part,  avec  non  moins  de  vivacité 
et  d'aigreur,  on  nous  accuse  de  corrompre  les 
mœurs  par  nos  principes,  de  détruire  en  son 
germe  toute  idée  religieuse.  Or,  nous  procla- 
mons que  l'humanité  est  inspirée,  éclairée  par 
une  révélation  permanente  et  universelle,  qu'elle 
possède  en  elle-même  le  principe  de  toute  vérité. 
Nous  répétons  sans  cesse  que  la  philosophie  n'a 
d'autre  mission  que  d'expliquer  cette  foi  naïve 
et  spontanée  de  l'humanité  qui  contient  en  elle 
toute  vérité.  Est-il  donc  une  doctrine  qui  élève 
plus  haut  l'homme  et  l'humanité?  Nous  soute- 
nons que  tous  les  hommes ,  puisant  à  une  même 
source  la  substance,  la  vie,  la  pensée,  sont  tous 
frères,  d'une  même  chair  et  d'un  même  sang. 
Est-il  possible  de  mieux  fonder  et  de  fortifier 
davantage  l'idée  de  la  fraternité  et  toutes  les  con- 
séquences qui  en  découlent?  Nous  établissons  un 
rapport  continu  entre  le  créateur  et  la  créature  ; 
la  raison  est,  selon  nous,  Dieu  incarné  dans 


DE   LA   RAISON   IMPERSONNELLE.  349 

l'homme,  Dieu  sujet  et  objet  de  toutes  les  vérités 
éternelles  et  absolues,  qui  sont  le  fondement  et 
le  principe  de  toutes  nos  idées  sans  exception. 
Au  nombre  de  ces  vérités  éternelles  et  absolues 
nous  plaçons  le  bien  en  soi,  règle  suprême  et 
souveraine  de  toute  la  morale  des  devoirs  de 
l'homme  envers  lui-même  et  envers  les  autres 
hommes.  Où  trouver  une  doctrine  qui  soit  plus 
pure  sous  le  rapport  de  la  morale,  une  doctrine 
qui  prédispose  davantage  les  âmes  à  la  contem- 
plation et  à  l'amour  de  Dieu,  c'est-à-dire  à  la 
religion? 

J'ai  déroulé  successivement  les  pages  de  cette 
révélation  universelle  dont  les  saintes  Ecritures 
sont  gravées  dans  le  livre  vivant  de  la  conscience 
humaine.  Dieu  lui-même  y  parle  sans  figures, 
sans  voiles  ni  symboles.  Dans  le  silence  des  in- 
térêts et  des  passions  consultons  ce  livre  toujours 
ouvert,  et  il  nous  apprendra  où  est  la  vérité,  où 
est  la  justice.  Suivons  la  loi  qu'il  nous  prescrit, 
rapportons-la  à  son  principe,  et  à  cette  condition 
seulement  nous  serons  raisonnables,  honnêtes, 
religieux.  Persuadons-nous  bien  que  jamais  la 
raison  divine,  dont  la  lumière  brille  en  notre 
intelligence,  ne  nous  trompe  ni  ne  peut  nous 
tromper.  Nous  nous  trompons  quand,  au  lieu  de 


350     DE  LA  NATURE  DE  LA  RAISON  IMPERSONNELLE. 

la  suivre,  nous  suivons  la  passion  ou  l'intérêt; 
nous  nous  trompons  quand ,  comme  le  dit  Male- 
branche ,  nous  nous,  reposons  avant  d'arriver  au 
lieu  où  la  vérité  repose. 


DU 

SENS  COMMUN  RATIONNEL 


ET  DU 


SENS  COMMUN  EMPIRIQUE, 

DISCOURS  D'OUVERTURE  PRONONCÉ  A  LA  FACULTÉ  DES 
LETTRES  DE  LYON  EN  1842  4. 

Messieurs, 

Je  reprends  avec  ardeur  une  tâche  qui  de  jour 
en  jour  me  devient  plus  chère.  Chargé  de  ren- 
seignement d'une  science  qui  traite  de  Dieu  et 
de  l'homme,  d'une  science  qui  de  tout  temps  a 
eu  à  combattre  contre  d'implacables  ennemis, 
je  ne  puis  m 'empêcher  de  considérer  ma  mission 
comme  une  sorte  d'apostolat.  Sans  cesse  en  vous 
parlant  je  suis  animé  par  l'espérance  de  gagner 
à  la  philosophie  quelques  intelligences  et  de  les  y 
diriger  d'après  les  principes  que  je  crois  ferme- 
ment être  vrais  et  salutaires.  Voilà  pourquoi 
dans  nos  leçons  je  ne  perds  jamais  une  occasion 

1  Je  publie  ces  deux  discours  parce  qu'ils  se  rattachent  étroitement 
au  sujet  de  ce  livre.  —  D'ailleurs  l'un  contient  une  réponse  aux 
hommes  positifs,  et  l'autre  une  réponse  aux  hommes  religieux  peu 
éclairés  qui  se  coalisent  en  ce  moment  contre  la  philosophie. 


352  DU   SENS   COMMUN   RATIONNEL 

de  défendre  la  philosophie  en  général  et  nos 
principes  en  particulier  contre  les  accusations, 
les  préjugés ,  les  fausses  interprétations  qui  les 
discréditent  auprès  d'un  grand  nombre  d'esprits. 
Aujourd'hui  encore,  pour  inaugurer  le  cours  de 
cette  année,  j'ai  pensé  ne  pouvoir  mieux  faire 
que  de  choisir  un  sujet  de  cette  nature. 

Il  est  reçu,  Messieurs,  dans  un  certain  monde 
de  traiter  fort  dédaigneusement  ces  hautes  étu- 
des auxquelles  nous  nous  livrons  ensemble,  et, 
en  général,  toute  recherche  spéculative  un  peu 
élevée.  On  les  rejette,  on  les  condamne  sans 
examen  préalable,  et  ces  jugements  absolus  dont 
on  les  frappe,  on  les  prononce  presque  toujours 
au  nom  du  sens  commun.  Au  nom  du  sens  com- 
mun, des  hommes  qui  se  qualifient  eux-mêmes 
avec  orgueil  du  titre  d'hommes  positifs  font  cha- 
que jour  le  procès  des  théories  scientifiques. 
Dans  toutes  les  discussions  ils  l'invoquent  comme 
un  argument  décisif  et  triomphant  ;  en  vain  s'a- 
git-il d'une  question  à  laquelle  jamais  ils  n'ont 
pensé,  grâce  aux  vives  lumières  de  ce  qu'ils 
appellent  le  sens  commun ,  sans  hésiter  ils  la 
tranchent  à  l'instant,  et  renvoient  plus  ou  moins 
poliment  leurs  adversaires  aux  petites-maisons. 
Qui  pourrait  dire  combien  les  sciences  morales 
et  politiques  en  général,  combien  la  philosophie 


ET   DU   SENS   COMMUN    EMPXPaQUE.  353 

en  particulier,  ont  eu  à  souffrir  de  ces  dédains 
superbes?  Qui  pourrait  dire  combien  ces  hom- 
mes positifs  avec  leur  prétendu  sens  commun 
ont  arrêté  de  progrès  dans  le  monde  ? 

D'un  autre  côté,  il  faut  en  convenir,  ces  pro- 
testations au  nom  du  sens  commun  ont  été  quel- 
quefois légitimes  et  salutaires.  Souvent  elles 
ont  arrêté  l'avènement  d'une  vérité  nouvelle, 
mais  souvent  elles  ont  empêché  le  triomphe  de 
théories  insensées.  D'où  vient  que  ces  protesta- 
tions au  nom  d'une  même  autorité  tantôt  soient 
légitimes  et  tantôt  illégitimes?  d'où  vient  que 
tantôt  elles  empêchent  le  bien  et  tantôt  elles 
empêchentle  mal  ?  La  raison  de  toutes  ces  con- 
tradictions est  bien  simple,  elle  se  trouve  tout 
entière  dans  la  diversité  des  significations  sous 
lesquelles  on  prend  et  invoque  le  sens  commun. 
Cette  diversité  de  significations  engendre  per- 
pétuellement dans  la  langue  littéraire  et  même 
dans  la  langue  philosophique  une  foule  de  con- 
fusions et  d'équivoques  que  je  veux  dissiper 
par  une  analyse  sévère  des  éléments  contenus 
dans  ce  qu'on  appelle  du  nom  général  de  sens 
commun. 

Dans  l'usage  ordinaire  et  dans  la  langue  de 
la  littérature,  on  comprend  sous  le  nom  de  sens 

<i3 


35k  DU   SENS  COMMUN  RATIONNEL 

commun  deux  éléments  d'une  nature  toute  op- 
posée, un  élément  rationnel  et  un  élément  em- 
pirique; en  d'autres  termes,  des  principes  dus  à 
la  raison,  et  par  conséquent  marqués  du  double 
caractère  de  l'universaiité  et  de  la  nécessité,  et 
d'autres  principes  dus  à  l'expérience  et  par 
conséquent  n'ayant  aucun  caractère  d'univer- 
salité et  de  nécessité.  Selon  que  l'on  considère 
et  que  l'on  invoque  le  sens  commun  sous  le  point 
de  vue  empirique  ou  sous  le  point  de  vue  ra- 
tionnel, il  est  évident  qu'il  n'a  plus  les  mêmes 
droits  ni  la  même  autorité.  Je  vais  successive- 
ment l'examiner  sous  chacun  de  ces  deux  points 
de  vue,  et  vous  me  permettrez,  pour  la  commo- 
dité du  discours,  d'appeler  tout  simplement  sens 
commun  rationnel  le  sens  commun  considéré 
sous  le  rapport  de  l'élément  rationnel,  et  sens 
commun  empirique  le  sens  commun  considéré 
sous  le  rapport  de  l'élément  empirique. 

Commençons  d'abord  par  le  sens  commun 
rationnel.  Quels  sont  ses  droits,  quelle  est  son 
autorité  à  l'égard  de  la  science  ?  Il  existe,  vous  le 
savez,  une  raison  commune,  universelle,  qui 
émane  de  Dieu  et  dont  la  lumière  éclaire  toutes  les 
intelligences,  comme  la  lumière  du  soleil  éclaire 
tous  les  yeux.  De  cette  raison  découlent  des  véri- 
tés, des  croyances  qui  sont  l'indispensable  condi- 


ET   DU   SENS  COMMUN   EMPIRIQUE.  355 

tion  et  le  fond  nécessaire  de  toute  connaissance, 
de  tout  acte  intellectuel.  C'est  à  cet  ensemble  de 
vérités  et  de  croyances  universelles  et  nécessaires 
de  l'humanité  que  dans  la  langue  philosophique 
on  donne  plus  spécialement  le  nom  de  sens 
commun,   et  auquel  nous  donnons  ici  le  nom 
de  sens  commun  rationnel  pour  prévenir  toute 
équivoque  en  le  distinguant  du  sens  commun 
empirique.  Nous  existons,  quelque  chose  existe 
distinct  de  nous;  il  y  a  un  temps  et  un  espace 
sans    limite    au    sein    desquels    toutes    choses 
sont   placées  :  tout  ce  qui  arrive   se  rapporte 
à   une    substance  et  à   une  cause;   l'ensemble 
des  choses  qui  arrivent  ou  le  monde  suppose 
l'existence  d'une  cause  et  d'une  substance  infinie 
qui  ait  en  elle-même  sa  raison  d'exister;  il  y  a 
une  justice  absolue  supérieure  à  tous  les  attraits 
du  plaisir  et  à  tous  les  calculs  de  l'intérêt  ;  celui 
qui  a  fait  le  bien  mérite  d'être  récompensé,  et 
celui  qui  a  fait  le  mai  mérite  d'être  puni  ;  il  y  a 
une  beauté  absolue,  indépendante  des  temps  et 
des  lieux  et  des  caprices  de  la  mode  ;  les  lois  du 
monde  sont  stables  et  générales.  Voilà  quelques- 
unes  des  principales  vérités  qui  constituent  le 
fond  du  sens  commun  rationnel.  C'est  toujours 
en  ce  sens  que  dans  notre  langue  philosophique 
nous  nous  servons  du  mot  de  sens  commun;  c'est 
en  ce  sens  que  vous  vous  rappelez  peut-être  me 


356  DU    SENS   COMMUN   RATIONNEL 

l'avoir  entendu  invoquer  contre  certaines  doc- 
trines; par  exemple,  contre  l'idéalisme  et  le 
scepticisme.  Ai-je  besoin  de  dire  que  l'autorité 
du  sens  commun  ainsi  entendu  est  l'autorité  de 
la  raison  elle-même,  c'est-à-dire  une  autorité  ab- 
solue? Tout  ce  qui  va  contre  cette  autorité  est 
absurde  et  détruit  la  possibilité  même  de  toute 
science  et  de  toute  certitude. 

La  philosophie,  comme  toutes  les  autres  scien- 
ces, ne  peut  aller  contre  cette  autorité  irrésistible 
et  sacrée,  contre  ces  croyances  instinctives  et  né- 
cessaires qui  sont  le  fondement  de  l'intelligence 
et  de  la  science  humaine.  Non-seulement  elle  doit 
les  respecter,  mais  elle  a  pour  tâche  principale  de 
les  justifier,  de  les  confirmer,  de  les  éclairer  par 
la  réflexion,  de  rechercher  quelle  en  est  la  na- 
ture, quels  en  sont  les  caractères  et  l'origine. 
Cependant,  si  cette  tâche  est  une  des  plus  im- 
portantes de  la  science  de  l'esprit  humain  et  de 
la  philosophie,  elle  n'est  pas  la  seule  et  tout  n'est 
pas  fait  lorsqu'elle  a  été  accomplie.  Les  croyances 
du  sens  commun  rationnel  doivent  être  le  fonde- 
ment^ le  point  de  départ  et  la  règle  de  toutes  les 
spéculations  philosophiques,  mais  elles  n'en  sont 
pas  la  limite.  Je  ne  suis  pas  de  l'école  des  philoso- 
phes qui  ont  prétendu  réduire  le  rôle  de  la  philo- 
sophie à  l'analyse,  à  la  justification  des  croyances 


ET   DU   SENS  COMMUN   EMPIRIQUE.  357 

rationnelles  du  sens  commun,  et  lui  ont  interdit 
de  jamais  aspirer  à  les  dépasser.  Si  tel  était,  en 
effet,  l'unique  rôle  de  la  philosophie,  nous  nous 
exposerions  à  nous  entendre  dire  :  À  quoi  bon 
tant  de  travaux  et  tant  d'efforts  pour  n'arriver 
qu'à  répéter  sous  une  forme  un  peu  différente  ce 
que  le  sens  commun  proclame  avec  certitude  au 
dedans  de  la  conscience  de  chacun?  Si  la  philo- 
sophie doit  profondément  respecter  les  croyances 
instinctives  et  nécessaires  dont  se  compose  le  sens 
commun  rationnel  de  l'humanité,  elle  peut  légi- 
timement, elle  doit  aspirer  à  les  surpasser,  et 
chercher  à  atteindre  là  où  elles  n'atteignent  pas, 
sinon  elle  laisserait  en  dehors  d'elle  des  questions 
qui  non-seulement  sont  du  plus  haut  intérêt , 
mais  encore  ont  été  de  tout  temps  jugées  par  le 
sentiment  universel  comme  des  questions  émi- 
nemment philosophiques.  Considérez  à  quoi  se 
bornent  les  affirmations  immédiates  du  sens  com- 
mun, et  vous  comprendrez  parfaitement  en  quoi 
et  comment  la  philosophie  doit  aspirer  à  les  sur- 
passer. En  effet,  que  nous  apprennent  ces  croyan- 
ces du  sens  commun  dont  tout  à  l'heure  je  vous 
donnais  quelques  exemples?  Elles  nous  appren- 
nent qu'il  existe  une  cause  de  tout  ce  qui  arrive, 
une  cause  de  l'univers,  un  temps  et  un  espace  in- 
finis, une  justice  et  une  beauté  absolue.  Elles  ne 
nous  apprennent  rien  de  plus.  Cependant,  à  pro- 


358  DU   SENS   COMMUN   RATIONNEL 

pos  de  toutes  ces  choses,  que  de  questions  selèvent 
sur  lesquelles  le  sens  commun  demeure  muet!  11 
existe  une  réalité  distincte  de  notre  réalité,  mais 
quelle  est  celte  réalité?  Il  existe  une  cause  et  une 
substance  à  tout  ce  qui  arrive,  mais  quelle  est  la 
nature  de  cette  cause  et  de  cette  substance?  qu'est- 
ce  qui  la  distingue  d'autres  causes  et  d'autres 
substances  ?  Il  existe  une  cause  suprême  de  l'uni- 
vers, mais  quels  sont  les  attributs  de  cette  cause, 
quels  sont  ses  rapports  avec  les  êtres  créés  et 
avec  les  causes  secondes?  11  existe  un  temps  et 
un  espace  infinis,  mais  quelle  est  la  nature  de  ce 
temps  et  de  cet  espace?  Sont-ils  des  non  êtres 
infinis,  ou  bien  sont-ils  identiques  à  la  succession 
ou  à  la  coexistence  des  choses,  ou  bien  sont-ils 
des  attributs  de  la  cause  et  de  la  substance  infi- 
nie? 11  y  a  une  justice  et  une  beauté  absolue,  mais 
quelle  est  l'essence  de  la  justice  et  de  la  beauté? 
Encore  une  fois,  ni  les  croyances  du  sens  com- 
mun, ni  l'analyse  de  ces  croyances,  ne  peuvent 
donner  une  réponse  immédiate  et  nécessaire  à 
ces  hautes  questions.  Cependant  ne  sont-ce  pas 
là  des  questions  philosophiques  ?  n'ont-elles  pas 
toutes  été  agitées,  avec  plus  ou  moins  de  bonheur, 
par  quelque  grand  philosophe?  n'en  est-il  pas 
même  que  l'on  peut  considérer  comme  résolues? 
Le  sens  commun  rationnel  ne  nous  apprend  donc 
rien  de  plus  du  monde  des  substances  et  des 


ET   DU   SENS   COMMUN    EMPIRIQUE.  359 

causes  que  le  fait  même  de  son  existence.  Or, 
nous  voulons  en  savoir  davantage,  et,  pour  satis- 
faire à  cette  grande  et  légitime  curiosité  de  l'in- 
telligence humaine,  la  philosophie  s'efforce  de 
pénétrer  dans  ce  monde  mystérieux.  Elle  y  pé- 
nètre en  suivant  dans  toute  leur  portée  les  prin- 
cipes de  la  raison,  elle  y  pénètre  en  prenant  ces 
principes  pour  fondements  d'inductions  par  les- 
quelles elle  entreprend  de  déterminer  au  moins, 
en  une  certaine  mesure,  la  nature  de  ces  causes 
et  de  ces  substances,  leurs  rapports  entre  elles  et 
leurs  rapports  avec  la  substance  et  la  cause  in- 
finie. 

Tel  est,  Messieurs,  le  véritable  rôle  delà  philo- 
sophie dans  ses  rapports  avec  le  sens  commun 
rationnel.  Elle  est  quelque  chose  de  plus  que  la 
répétition  sous  forme  analytique  de  ce  que  les 
croyances  instinctives  et  nécessaires  de  l'h umanité 
contiennent  sous  forme  synthétique.  Elle  les  ex- 
plique, elle  lesjustifie,  mais  aussi,  en  s 'appuyant 
sur  elles,  elle  les  dépasse  et  atteint  des  questions 
qui  ne  sont  point  résolues  dans  la  conscience  du 
genre  humain.  Mais  si  la  philosophie  ne  peut  al- 
ler au  delà,  elle  ne  peut  aller  contre;  leur  auto- 
rité est  sacrée  et  absolue.  Une  opinion  qui  les 
contredit,  une  doctrine  qui  les  nie  ou  ne  peut  en 
rendre  compte  et  conduit  à  les  nier,  est,  par  là 


360  DU   SENS   COMMUN   RATIONNEL 

même,  jugée  et  condamnée  sans  appel.  Elle  pourra 
bien,  par  ses  sophismes,  séduire  momentané- 
ment quelques  esprits,  mais  elle  sera  éternelle- 
ment repoussée  par  la  conscience  du  genre  hu- 
main. Ainsi  l'autorité  du  sens  commun  rationnel 
remporte  sur  la  science  et  sur  tous  les  principes 
qui  sont  dus  à  l'expérience. 

Mais  en  est-il  de  même  de  ce  sens  commun 
empirique  si  satisfait  de  lui-même,  si  arrogant  à 
l'égard  de  la  science?  Définissons  d'abord  sa  na- 
ture, puis  nous  discuterons  la  légitimité  de  ses 
prétentions.  Tandis  que  le  sens  commun  ration- 
nel ne  se  compose  que  d'éléments  absolus  et  né- 
cessaires, le  sens  commun  empirique  se  compose 
d'éléments  variables ,  relatifs,  contingents,  em- 
pruntés à  l'expérience.  Voici  comment  se  forme 
et  se  compose  le  sens  commun  empirique.  Vous 
savez  que  les  principes  de  la  raison  ne  se  mani- 
festent en  nous  qu'à  l'occasion  de  l'expérience  et 
ne  la  précèdent  pas  ;  ils  se  développent  simulta- 
nément avec  elle  dans  notre  intelligence,  d'où  il 
résulte  qu'ils  s'y  trouvent  nécessairement  associés 
à  un  certain  nombre  de  faits  d'expérience,  et  à 
un  certain  nombre  d'applications  plus  ou  moins 
heureuses ,  plus  ou  moins  étendues,  soit  aux  faits 
de  l'univers  physique,  soit  aux  faits  de  l'univers 
moral.  Les  premières,  les  plus  faciles,  les  plus 


ET  DU   SENS  COMMUN   EMPIRIQUE.  361 

urgentes  de  ces  applications ,  constituent  une 
sorte  de  science  grossière  à  l'usage  de  tous  les 
hommes,  et  nécessaire  à  la  conservation  de  leur 
existence.  Ainsi  l'homme  même  dont  les  facultés 
intellectuelles  sont  les  plus  bornées  prévoit,  à 
certains  signes  précurseurs,  que  l'orage  va  écla- 
ter, et  se  met  en  quête  d'un  abri  ;  il  sait  que  dans 
l'eau  on  se  noie ,  que  dans  le  feu  on  se  brûle  ;  que 
telle  saison  de  l'année  succède  à  telle  autre.  Il  n'y 
a  pas  d'homme  qui  n'ait  de  la  sorte ,  en  diverses 
limites ,  une  certaine  prévoyance  des  événements 
qui  se  reproduisent  le  plus  fréquemment  et  qu'il 
lui  importe  le  plus  de  connaître.  C'est  ce  com- 
mencement de  science,  résultat  d'une  observa- 
tion encore  bien  grossière  et  bien  bornée,  qui  est 
le  fondement  du  sens  commun  empirique.  Ce 
sens  commun  se  compose  donc  principalement 
des  notions  primitives  que  chaque  individu  forme 
nécessairement  sur  lui-même  et  sur  les  êtres  qui 
l'entourent  ;  plus  tard ,  il  s'accroît  en  outre 
d'autres  notions  que  l'individu  reçoit  toutes  faites 
de  la  société  au  milieu  de  laquelle  il  est  placé. 
Parmi  ces  notions  qui  tombent  dans  le  domaine 
du  sens  commun,  il  en  est  plusieurs  qui  d'abord 
ont  été  des  conceptions  et  des  découvertes  d'es- 
prits supérieurs  relativement  à  leur  époque,  puis 
elles  ont  fait  fortune  par  une  cause  ou  par  une 
autre,  elles  ont  successivement  pénétré  dans  les 


362  DU  SENS   COMMUN   RATIONNEL 

intelligences,  elles  sont  sorties  de  la  sphère  in- 
tellectuelle des  esprits  supérieurs  et  des  savants 
pour  entrer  dans  celle  de  la  multitude;  elles  ont 
passé  pour  ainsi  dire  dans  la  circulation,  elles 
sont  devenues  populaires.  Chaque  siècle  nous 
présente  ainsi  un  plus  ou  moins  grand  nombre  de 
notions,  de  découvertes  scientifiques  qui  sortent 
des  livres  des  savants  et  de  l'enceinte  des  univer- 
sités ,  pour  venir  accroître  le  patrimoine  intellec- 
tuel que  le  vulgaire  d'une  époque  lègue  au  vul- 
gaire d'une  autre  époque.  Telle  est  l'origine  de 
ces  prévisions,  de  ces  conjectures  plus  ou  moins 
justes  de  la  multitude  sur  la  marche  des  choses 
du  monde  physique  et  aussi  sur  la  marche  des 
choses  du  monde  moral;  telle  est  aussi  l'origine 
de  ces  maximes  populaires  sur  la  conduite  de  la 
vie,  sur  les  divers  mobiles  qui,  dans  les  diverses 
circonstances ,  dirigent  les  hommes ,  sur  les  effets 
et  les  causes  des  passions,  sur  le  gouvernement 
des  affaires  privées  et  aussi  des  affaires  publiques . 
A  force  d'être  répétées,  quelques-unes  de  ces 
maximes  deviennent  des  proverbes.  Les  pro- 
verbes, comme  on  l'a  dit  bien  souvent,  sont  les 
formules,  les  axiomes  de  la  science  et  de  la  sa- 
gesse moyenne  d'une  nation,  ils  constituent  le 
fond  et  l'essence  même  du  sens  commun  empi- 
rique de  cette  nation.  C'est  d'après  l'ensemble 
de  ces  notions  populaires  ou  proverbiales  que  le 


ET   DU   SENS   COMMUN    EMPIRIQUE.  363 

grand  nombre  juge,  sans  hésiter,  de  ce  qui  est 
raisonnable  ou  déraisonnable ,  de  ce  qui  est  pos- 
sible ou  impossible,  et  décide  hardiment  de  la 
vérité  et  de  la  fausseté  d'une  théorie. 

Le  sens  commun  empirique  se  forme  ainsi 
d'observations,  de  réflexions,  de  maximes,  qui 
n'ont  d'autre  origine  qu'une  science  nullement 
infaillible  dans  ses  procédés  et  dans  ses  résultats, 
et  qui,  cependant,  sont  devenues,  à  la  longue,  de 
véritables  axiomes  pour  la  multitude  en  vertu 
desquels  elle  se  conduit,  elle  juge,  elle  raisonne. 
Non-seulement  elle  se  conduit  elle-même,  elle 
juge,  elle  raisonne  d'après  ces  axiomes,  d'une 
valeur  souvent  fort  suspecte,  mais  encore  elle  ne 
conçoit  pas  qu'on  puisse  raisonnablement  se  con- 
duire et  juger  d'après  d'autres  principes.  Celui 
dont  l'intelligence  demeure  au-dessous  de  ce  de- 
gré commun  de  sagacité  et  de  savoir  est  accusé 
partout  de  pauvreté  d'esprit  et  d'idiotisme.  Celui 
qui  dépasse,  au  contraire,  de  trop  haut  cette 
science  grossière  et  commune,  celui  qui  contredit 
trop  fortement  quelques-unes  de  ses  assertions, 
passe  pour  un  esprit  faux  et  chimérique,  et  même, 
assez  généralement ,  il  est  soupçonné  de  folie. 
D'ailleurs,  l'un  et  l'autre,  à  des  titres  divers,  sont 
également  jugés  dépourvus  du  sens  commun. 

Aussi,  messieurs;  l'histoire  le  démontre,  il  y  a 


364  DU  SENS  COxAIMUN  RATIONNEL 

un  péril  à  peu  près  égal  à  voir  les  choses  trop 
tôt  ou  trop  tard,  à  trop  demeurer  en  arrière  du 
grand  nombre  ou  à  trop  le  devancer.  Celui  qui 
voit  le  premier  une  vérité  est  en  butle  aux  rail- 
leries et  souvent  aux  persécutions;  celui  qui  est 
le  dernier  à  la  voir,  celui  qui  s'obstine  à  la  nier 
encore,  alors  qu'elle  a  déjà  été  reconnue  et  accep- 
tée par  le  grand  nombre,  celui-là  est  exposé  au 
même  danger,  et  devient,  à  son  tour,  un  objet 
de  risée  et  de  persécutions.  Voici  une  comparai- 
son qui  vous  fera  parfaitement  comprendre  cette 
marche  intellectuelle  de  l'humanité,  et  ces  vicis- 
situdes auxquelles  sont  exposés  ceux  qui  vont 
trop  en  avant  ou  qui  demeurent  trop  en  arrière 
des  idées  de  leur  temps.  Des  voyageurs  s'avancent 
au  milieu  dune  plaine  déserte.  Fatigués  d'une 
course  pénible,  ils  cherchent  vainement  des  yeux 
un  lieu  de  repos,  ils  n'aperçoivent  rien  à  l'horizon. 
Tout  à  coup,  cependant,  l'un  d'eux,  qui  a  meil- 
leure vue  que  tous  les  autres,  s'écrie  qu'il  dé- 
couvre un  clocher;  tous,  aussitôt,  regardent  du 
même  côté,  mais  comme  ils  ne  voient  rien,  ils  se 
mettent  à  rire  de  leur  compagnon,  ils  le  traitent 
de  visionnaire.  Celui-ci  persiste,  il  soutient  qu'il 
voit  un  clocher,  il  en  décrit  la  forme,  et  les  plai- 
santeries redoublent.  Cependant  la  caravane  con- 
tinue de  marcher,  et  voilà  qu'un  second  voyageur 
voit  aussi  le  clocher  ;  puis,  après  lui,  un  troisième, 


ET   DU   SENS   COMMUN  EMPIRIQUE.  365 

un  quatrième,  et  enfin,  presque  tous  le  décou- 
vrent les  uns  après  les  autres.  Mais  il  y  a  encore, 
dans  la  caravane,  un  individu  à  vue  basse,  qui  ne 
voit  pas  ce  que  tous  les  autres  voient,  qui  seul 
persiste  à  soutenir  encore  qu'il  n'y  a  point  de 
clocher,  et  à  son  tour  il  devient  l'objet  des  raille- 
ries de  tous  ses  compagnons. 

Ainsi  les  choses  se  passent,  mais  d'une  manière 
malheureusement  plus  tragique,  dans  la  marche 
de  l'humanité.  Les  premiers  et  les  derniers  à  voir 
une  vérité  ont  presque  toujours,  jusqu'à  présent, 
subi  un  même  sort,  ils  ont  été  honnis  et  persécu- 
tés. Les  derniers  des  païens  sont  morts  martyrs 
comme  les  premiers  des  chrétiens,  et  les  derniers 
défenseurs  du  pouvoir  absolu  ont  succombé  à  peu 
près  de  la  même  manière  que  les  premiers  cham- 
pions de  la  liberté.  Mais  si  les  uns  et  les  autres 
ont  été  des  martyrs,  la  postérité  établit  entre  eux 
une  grande  différence ,  elle  ne  doit  aux  premiers 
que  pitié  et  compassion  pour  un  aveuglement 
opiniâtre  et  fatal,  tandis  qu'elle  vénère  les  seconds 
comme  les  bienfaiteurs  héroïques  de  l'humanité. 

Non-seulement  ce  sens  commun  qu'on  oppose 
à  la  science  et  aux  théories  nouvelles,  n'a  jamais 
qu'une  autorité  fort  contestable,  parce  qu'il  com- 
prend des  notions  empruntées  à  l'expérience , 


368  DU  SENS  COMMUN  RATIONNEL 

mais  encore,  et  par  là  même,  il  est  de  sa  nature 
essentiellement  variable,  et  ne  peut,  en  consé- 
quence, servir  de  mesure  fixe  de  la  vérité  et  de 
Terreur.  Le  sens  commun  empirique  varie  de 
siècle  en  siècle^  sous  l'influence  de  deux  causes 
qui  tendent  constamment  à  le  modifier  :  d'une 
part,  le  redressement  des  vieilles  erreurs;  de 
l'autre,  l'addition  d'idées  nouvelles  par  suite  des 
progrès  et  de  la  diffusion  des  sciences.  Aussi  le 
sens  commun  empirique  d'une  époque  ne  sera 
pas  le  sens  commun  d'une  autre  époque,  et  le  sens 
commun  d'une  nation  ne  sera  pas  le  sens  commun 
d'une  autre  nation.  Transportez  par  la  pensée, 
dans  notre  dix-neuvième  siècle,  un  homme  de 
bon  sens  du  moyen  âge,  et  cet  homme,  avec  ses 
préjugés,  ses  erreurs,  ses  idées  étroites,  fausses 
et  incomplètes,  fera  pitié  à  l'homme  de  bon  sens 
du  dix-neuvième  siècle.  Faites  encore,  si  vous  le 
voulez,  dans  votre  imagination,  l'expérience  con- 
traire, transportez  l'homme  de  bon  sens  de  notre 
époque  parmi  les  hommes  de  bon  sens  du  moyen 
âge.  Cet  homme,  sans  nul  doute,  leur  aurait  paru 
un  esprit  faux,  chimérique  et  dangereux,  si  tout 
d'abord  ils  ne  l'avaient  pas  pris  pour  un  insensé. 

Le  sens  commun  empirique,  à  la  différence  du 
sens  commun  rationnel,  varie  donc  avec  les  temps 
et  avec  les  lieux  ;  non  pas,  il  est  vrai,  d'un  jour 


ET  DU   SENS   COMMUN   EMPIRIQUE.  367 

à  l'autre,  mais  lentement  et  par  des  modifications 
presque  insensibles,  parce  qu'il  faut  beaucoup 
de  temps  avant  qu'une  idée  nouvelle  pénètre  dans 
la  multitude.  Le  progrès  du  gros  de  l'espèce  hu- 
maine consiste  précisément  dans  ces  variations 
du  sens  commun,  qui  ne  suivent  jamais  que  de 
plus  ou  moins  loin  les  progrès  des  sciences  phy- 
siques et  morales. 

Ainsi  la  définition  rigoureuse  de  la  double  ac- 
ception que  reçoit  le  sens  commun  nous  conduit 
à  la  détermination  exacte  de  son  autorité,  de  ses 
titres  et  de  ses  droits.  Entend-on  par  sens  com- 
mun l'ensemble  des  données  immédiates  de  la 
raison,  les  croyances  instinctives  et  nécessaires 
de  l'humanité,  l'autorité  du  sens  commun  est  ab- 
solue, et  tout  ce  qui  est  condamné  à  son  tribunal 
est  jugé  et  condamné  sans  appel.  Il  n'en  est  pas 
de  même  du  tribunal  de  ce  sens  commun  empi- 
rique dont  je  viens  de  définir  la  nature,  et  devant 
lequel  les  hommes  positifs  forcent  à  comparaître 
toutes  les  théories  nouvelles.  Si  vous  y  êtes  con- 
damné, à  bon  droit  vous  pouvez  ne  pas  vous  y 
soumettre  et  en  appeler  de  cet  arrêt  à  l'expérience 
et  à  la  raison.  Devant  un  tel  tribunal,  la  science 
ne  doit  pas  s'humilier  et  fléchir,  car  rien  de  plus 
suspect  et  de  plus  faillible  que  ses  jugements;  et 
si  quelquefois  il  a  eu  raison  contre  la  science  et 


368  DU   SENS   COMMUN   RATIONNEL 

contre  les  théories  nouvelles,  combien  de  fois 
aussi  n  a-t-il  pas  été  convaincu  d'erreur!  Et  com- 
ment l'autorité  de  ce  sens  commun  empirique 
pourrait-elle  légitimement  prévaloir  sur  l'autorité 
de  la  science,  puisqu'il  est  lui-même  fils  de  la 
science?  Ce  n'est  pas  le  sens  commun  qui  dans 
l'origine  a  fait  la  science,  mais  la  science  qui  a 
fait  le  sens  commun.  Les  idées  sur  Dieu,  sur 
l'homme,  sur  le  monde,  sur  la  société  dont,  à 
une  époque  donnée,  se  compose  le  sens  commun 
empirique  d'un  peuple,  sont  le  produit  de  la 
science  contemporaine  ou  de  la  science  de  l'âge 
qui  a  précédé.  Si  plus  tard,  la  science,  plus  riche 
en  observations,  émet  d'autres  idées,  d'autres 
théories  sur  les  mêmes  objets,  il  n'est  pas  raison- 
nable de  les  juger  fausses,  uniquement  parce 
qu'elles  sont  en  opposition  avec  les  théories  an- 
ciennes ;  il  n'est  pas  raisonnable  de  leur  opposer 
le  sens  commun,  qui  est  le  produit  d'une  science 
antérieure,  ordinairement  plus  grossière,  et  qui 
dérive  de  la  même  origine.  Ne  vous  laissez  donc 
pas  émouvoir  par  ces  condamnations  absolues , 
dont  vous  entendez ,  sans  nul  doute ,  autour  de 
vous  frapper  au  nom  du  sens  commun  tous  les 
nouveaux  systèmes  qui  apparaissent  dans  la  science 
avec  quelque  force  et  quelque  originalité.  Songez 
que  ce  que  le  sens  commun  empirique  d'aujour- 
d'hui condamne  sera  peut-être  approuvé  par  Je 


ET   DU   SENS   COMMUN    EMPIRIQUE.  369 

sens  commun  de  l'époque  qui  doit  suivre,  comme 
cela  est  arrivé  souvent  dans  l'histoire  des  siècles 
passés.  Il  ne  faut  être  ni  trop  confiant  ni  trop  su- 
perbe dans  les  lumières  du  sens  commun  empi- 
rique, car  ces  lumières  peuvent  être  trompeuses, 
et  d'ordinaire  elles  sont  inférieures  aux  clartés 
nouvelles  dont  chaque  jour  la  science  vient  éclai- 
rer le  monde.  Encore  une  fois,  ni  l'autorité  de 
cette  espèce  de  sens  commun,  ni  le  consentement 
universel  qui  en  dérive,  ne  sont  des  preuves  dé- 
cisives de  la  vérité  d'une  doctrine.  Ne  se  peut-il 
pas,  en  effet,  que  ce  consentement  universel  soit 
tout  simplement  le  résultat  d'une  de  ces  causes 
d'erreurs  communes  à  l'espèce  humaine  tout  en- 
tière, et  que  Bacon,  dans  son  langage  figuré,  ap- 
pelait idola  tribus  ?  Une  opinion  qui  nous  paraît 
revêtue  du  consentement  universel  n'a  droit  de 
notre  part  qu'à  un  examen  plus  sérieux  et  plus 
approfondi,  car  elle  peut  être  fausse  comme  elle 
peut  être  vraie,  et  pour  s'en  assurer  il  n'est  pas 
d'autre  moyen  que  d'éprouver  la  solidité  des  fon- 
dements sur  lesquels  repose  ce  consentement  uni- 
versel, par  l'expérience  et  la  raison,  seuls  crité- 
rium de  la  vérité  comme  de  l'erreur. 

Voilà  à  quoi  se  réduit  l'autorité  du  sens  com- 
mun empirique ,  dont  s'arment  tant  d'esprits  à 
l'encontre  des  idées  nouvelles.  Cette  autorité  est 


370  DU   SENS   COMMUN   RATIONNEL 

nulle  à  l'égard  de  la  science.  Mais  en  vous  dé- 
montrant ainsi  le  peu  de  valeur  de  cette  autorité, 
quel  a  été  mon  but?  Ai-je  voulu  entreprendre 
par  avance  et  d'une  manière  générale  l'apologie 
de  toutes  les  doctrines  les  plus  étranges  et  les 
plus  bizarres?  Non,  assurément,  et  je  suis  moi- 
même  trop  peu  édifié  sur  la  valeur  de  quelques- 
unes  des  doctrines  nouvelles  qui  se  sont  produites 
de  nos  jours  pour  concevoir  une  pareille  pensée. 
Ce  que  j'ai  voulu,  c'est  réduire  à  sa  juste  valeur 
ce  fameux  argument  de  l'opinion  générale  et  du 
sens  commun,  que  sans  cesse  on  oppose  à  la 
spéculation ,  et  je  suis  bien  loin  de  prétendre  que , 
pour  avoir  raison,  il  suffise  de  contredire  tout 
le  monde.  C'est  surtout  en  philosophie,  Mes- 
sieurs, qu'il  faut  vous  mettre  en  garde  contre 
ces  jugements  sommaires  et  dédaigneux  que  nos 
hommes  positifs  ont  coutume  de  porter  contre 
les  théories  métaphysiques,  car  ces  théories, 
plus  que  toutes  les  autres,  leur  sont  suspectes, 
et  ils  n'hésitent  pas  à  les  déclarer  sinon  dange- 
reuses, à  tout  le  moins  parfaitement  oiseuses  et 
inutiles.  Pour  eux  la  philosophie  est  une  illusion, 
sinon  un  danger. 

Tel  est,  en  général,  le  langage  et  telle  est  l'at- 
titude des  hommes  du  monde,  des  hommes 
d'affaires,  des  sceptiques  et  des  indifférents  à 


ET    DU    SENS    COMMUN    EMPIRIQUE.  371 

l'égard  de  la  philosophie.  Ce  ne  sont  peut-être 
pas  là  nos  adversaires  les  moins  redoutables, 
et  la  philosophie  a,  je  crois,  plus  à  craindre  de 
leur  défiance  circonspecte  ou  de  leur  dédaigneuse 
indifférence  que  de  ces  attaques  passionnées 
d'ennemis  d'une  autre  nature  qui  ne  font  que  ra- 
nimer nos  forces  et  notre  ardeur.  Placé  entre  ces 
deux  sortes  d'ennemis,  il  est  de  mon  devoir  de 
défendre  contre  les  uns  et  contre  les  aulres  les  in- 
térêts de  la  philosophie  qui  m'ont  été  confiés  par 
l'état  le  jour  où  je  fus  nommé  à  celte  chaire.  Je 
m'efforcerai  d'accomplir  ce  devoir  avec  indépen- 
dance et  modération,  en  me  tenant  toujours  à 
égale  distance  d'une  témérité  biâmabie  et  de 
lâches  concessions. 


DU  CARACTÈRE  RELIGIEUX 


DE 


LA  PHILOSOPHIE, 


ENSEIGNÉE  DANS  L'UNIVEUSITÉ , 

DISCOURS  D'OUVERTURE  PRONONCÉ  A  LA  FACULTÉ*  DES  LETTRES  DE   LYON 
EN   1843. 


Messieurs, 

La  philosophie  que  nous  enseignons  est-elle 
ou  n'est-elle  pas  religieuse?  Cette  question,  vous 
le  savez ,  s'agite  au  dehors  avec  aigreur  et  pas- 
sion; il  convient  de  la  traiter  ici  avec  calme  et 
impartialité,  et  de  dissiper  les  alarmes  de  tous 
les  esprits  sincèrement  troublés.  Il  faut  d'abord 
nous  mettre  en  garde  contre  les  équivoques,  et 
rappeler  en  quel  sens  seulement  une  philosophie 
peut  et  doit  être  religieuse,  Partir  de  la  raison, 
s'appuyer  sur  la  raison  et  rien  que  sur  la  raison , 
voilà  le  premier  principe,  voilà  la  condition 
essentielle  de  toute  vraie  philosophie,  voilà  l'u- 
nique point  de  vue  sous  lequel  on  peut  légitime- 
ment rechercher  si  une  philosophie  est  ou  n'est 
pas  religieuse.  Placés  à  ce  point  de  vue,  vous 


374  DU   CARACTÈRE   RELIGIEUX 

n'hésiterez  pas  sans  doute  à  reconnaître,  avec 
moi,  un  caractère  religieux  dans  une  philosophie 
qui  pénètre  les  âmes  de  l'idée  de  Dieu,  de  son 
action  sur  l'homme  et  sur  le  monde,  et  de  sa 
constante  participation  avec  les  créatures.  Vous 
appellerez  religieuse  une  philosophie  qui  ne  se 
borne  pas  à  établir,  en  passant,  pour  la  mettre 
ensuite  à  l'écart,  la  vérité  de  l'existence  de  Dieu, 
mais  qui  la  place  au  sommet  de  toutes  les  vérités 
et  de  toutes  les  idés,  qui  lui  rapporte  tout  et  lui 
ramène  tout.  Vous  jugerez  qu'une  telle  philoso- 
phie, loin  de  dessécher  les  sources  du  sentiment 
religieux,  les  ranime  dans  les  âmes,  et  a  droit  à 
la  reconnaissance  profonde  de  tous  les  hommes 
qui  ont  à  cœur  le  développement  de  l'idée  reli- 
gieuse et  du  sentiment  religieux.  Or,  je  crois  que 
tel  est  le  caractère  de  la  philosophie  éclectique, 
ou,  pour  préciser  encore  davantage  la  question,  de 
la  philosophie  enseignée  aujourd'hui  dans  l'uni- 
versité. Quelle  place  l'idée  de  Dieu  doit-elle 
tenir  dans  tout  système  un  peu  profond  de  mé- 
taphysique? La  place  qu'elle  tient  dans  la  réa- 
lité, dans  Tordre  moral  et  dans  l'ordre  social. 
Nulle  idée  ne  doit  passer  avant  elle,  nulle  ne 
doit  attirer  sur  elle,  à  un  plus  haut  degré,  tout 
l'effort  de  la  pensée  philosophique.  En  effet, 
c'est  à  l'idée  de  Dieu  que  nécessairement  nous 
reportent  toutes  les  idées  des  choses  qui  passent, 


DE   LA   PHILOSOPHIE.  375 

qui  ont  des  limites,  qui  ne  contiennent  pas  en 
elles-mêmes  la  raison  de  leur  existence.  C'est 
à  elle  que  nécessairement  nous  arrivons  en  re- 
montant la  série  des  causes,  ou  bien  les  anneaux 
de  la  chaîne  des  êtres.  Inquiet  et  tourmenté, 
l'esprit  continuellement  s'agite  au  sein  de  toutes 
les  autres  idées  ;  dans  l'idée  seule  de  Dieu,  il  s'ar- 
rête et  se  repose. 

Dans  l'ordre  de  la  vie  humaine  comme  dans 
l'ordre  de  la  spéculation,  l'idée  de  Dieu  domine. 
Toujours  présente  à  la  conscience,  elle  y  est 
un  principe  permanent  d  inspiration ,  d'espé- 
rance, d'amour,  d'action.  Identique  au  fond  avec 
l'idée  de  bien,  elle  est  le  principe  de  toutes  les 
luttes  contre  la  passion  et  l'intérêt,  de  tous  les 
sacrifices,  de  tous  les  dévouements  ;  elle  est  la 
règle  suprême  et  absolue  des  actions.  Quiconque 
fait  le  bien  suit  cette  idée,  se  conforme  à  cette 
idée  souveraine,  car  le  bien  absolu  est  l'ordre 
éternel  des  perfections  de  Dieu. 

Si  vous  sortez  de  la  conscience  de  l'individu 
pour  considérer  le  rôle  de  cette  même  idée,  dans 
la  société,  dans  le  mouvement  général  de  l'espèce 
humaine,  elle  y  est  encore  au  premier  rang,  et 
elle  tient  la  plus  grande  place  dans  les  destinées 
des  peuples.  D'un  bout  du  monde  à  l'autre,  de- 


370  i)l    CARACTÈRE   RELIGIEUX 

puis  le  grossier  fétiche  du  sauvage  jusqu'aux 
chefs-d'œuvre  les  plus  parfaits  de  l'art  chrétien, 
la  terre  est  couverte  de  monuments  consacrés  à 
l'idée  de  Dieu  et  inspirés  par  elle.  L'histoire  de 
l'influence  de  l'idée  de  Dieu  sur  les  sociétés  hu- 
maines, c'est  l'histoire  de  l'influence  de  toutes 
les  religions  qui  se  sont  succédé  dans  le  monde. 
En  effet,  quel  est  le  principe  de  toute  religion, 
sinon  une  certaine  idée  de  Dieu,  de  ses  attributs 
et  de  ses  rapports  avec  le  monde? 

Méconnaître  cette  prédominance  de  l'idée  de 
Dieu,  soit  dans  l'ordre  métaphysique,  soit  dans 
l'ordre  moral,  est  le  signe  infaillible  d'une  phi- 
losophie sans  portée  et  sans  profondeur.  Telle 
n'a  pas  été  la  grande  métaphysique  du  dix-sep- 
tième siècle,  dont  notre  philosophie  se  porte 
l'héritière  directe.  Montrons  le  lien  intime  qui 
les  unit  entre  elles ,  montrons  que  l'une  n'est  pas 
moins  religieuse  que  l'autre,  en  comparant  le  rôle 
et  la  place  de  Dieu  dans  la  philosophie  carté- 
sienne avec  le  rôle  et  la  place  de  cette  même 
idée  dans  la  philosophie  éclectique. 

Dieu  est  non-seulement  le  créateur,  mais  le 
principe  permanent  des  êtres  créés.  Les  êtres 
ne  se  soutiennent  que  par  sa  continuelle  assis- 
tance» ne  vivent  qu'en  lui  et  par  lui;  telle  est, 
sous  une  iorme  ou  sous  une  autre,  la  pensée  qui 


DE   LA   PHILOSOPHIE.  377 

domine  clans  les  grands  systèmes  de  métaphy- 
sique du  dix-septième  siècle,  et  s'ils  ont  erré  par 
quelque  endroit,  ils  ont  erré  presque  toujours 
par  l'exagération  de  celte  pensée.  Ainsi,  c'est 
sous  la  consécration  d'un  Dieu  souverainement 
parfait,  qui  ne  peut  ni  nous  tromper  ni  se  trom- 
per, que  Descartes  place  la  légitimité  du  crité- 
rium de  l'évidence;  tous  les  êtres  créés  ne  peu- 
vent, selon  lui,  un  seul  instant  continuer  d'exister 
qu'autant  qu'ils  sont  continuellement  créés;  Dieu 
ne  les  conserve  qu'en  répétant  à  chaque  instant 
l'acte  par  lequel,  une  première  fois,  il  les  a  fait 
sortir  du  néant,  et  l'âme  et  le  corps  et  toutes  les 
substances  en  général  passives  de  leur  nature 
n'agissent  les  unes  sur  les  autres  qu'à  la  condi- 
tion d'une  continuelle  assistance  et  intervention 
de  Dieu.  Toute  la  métaphysique  de  Descartes  est 
donc  pénétrée  de  l'idée  de  Dieu  et  du  sentiment 
de  notre  dépendance  à  son  égard.  Malebranche 
va  plus  loin  encore  que  son  maître  Descartes.  11 
détermine  en  quoi  consiste  cette  assistance  di- 
vine dont  les  créatures  ont  besoin  pour  agir. 
Toutes  les  créatures  étant  dépourvues  de  toute 
causalité,  soit  propre,  soit  dérivée,  elles  ne  sont 
jamais  que  la  circonstance,  l'occasion  à  propos  de 
laquelle  intervient  la  seule  cause  efficiente,  la 
seule  vraie  cause,  Dieu.  C'est  Dieu  qui,  selon 
Malebranche,  est  la  cause  directe  et  immédiate 


378  DU   CARACTÈRE   RELIGIEUX 

qui  met  le  corps  en  mouvement  à  l'occasion  des 
désirs  de  l'âme  et  suscite  dans  lame  des  sensa- 
tions et  des  idées  à  l'occasion  des  mouvements 
du  corps;  toutes  nos  idées  viennent  de  Dieu, 
nous  les  voyons  en  Dieu;  c'est  en  Dieu  que  nous 
sommes,  que  nous  vivons,  que  nous  agissons. 
Par  où  a  péché  Spinosa,  sinon  par  l'exagération 
de  cette  grande  et  légitime  tendance  de  la  méta- 
physique cartésienne?  Il  Ta  exagérée  jusqu'au 
point  d'absorber  entièrement  toutes  choses  en 
Dieu,  de  ne  voir  dans  les  créatures  que  des  phé- 
nomènes de  Dieu,  jusqu'au  point  de  ne  voir 
partout  que  l'action  directe  et  la  substance  propre 
de  Dieu. 

En  dehors  de  la  philosophie  proprement  dite, 
dans  la  littérature,  dans  les  querelles  théologi- 
ques du  dix-septième  siècle,  j'aperçois  encore 
cette  même  tendance  à  faire  prédominer  l'idée 
de  Dieu  sur  l'idée  de  l'homme,  je  découvre  tou- 
jours ce  sentiment  profond  du  lien  qui  nous  unit 
avec  Dieu.  N'est-ce  pas  là  un  caractère  commun 
à  tous  les  grands  écrivains  du  siècle,  à  Pascal,  à 
Bossuet,  à  Fénelon?  N'est-ce  pas  là  le  Irait  essen- 
tiel de  Port-Royal  et  du  jansénisme?  En  effet, 
quelle  est  la  tendance  fondamentale  du  jansé- 
nisme, qui  tient  une  si  grande  place  dans  l'histoire 
littéraire  et  religieuse  du  dix-septième  siècle?  N'est- 


DE    LA   PHILOSOPHIE.  379 

elle  pas  d'anéantir  l'action  et  la  volonté  humaine 
sous  l'action  et  la  volonté  divine?  L'homme  ne 
peut  rien  par  lui-même ,  il  ne  peut  rien  sans  la 
grâce,  pas  même  demander  la  grâce;  le  juste  qui 
succombe,  comme  le  dit  Arnauld ,  est  un  juste 
auquel  la  grâce  a  manqué,  ou,  en  d'autres  termes, 
nous  ne  sommes  rien,  nous  ne  pouvons  rien  qu'en 
Dieu  et  par  Dieu.  Tel  est  le  principe  défendu  avec 
tant  d'obstination  et  de  courage  par  Port-Royal, 
et  vous  voyez  en  quelle  conformité  il  se  trouve 
avec  l'esprit  de  la  métaphysique  cartésienne. 

Ainsi,  chez  les  penseurs  du  dix -septième 
siècle,  domine  l'idée  de  Dieu ,  avec  le  sentiment 
profond  de  la  dépendance  de  toutes  les  créatures 
en  général  et  de  l'homme  en  particulier.  Il  n'en 
est  plus  de  même  chez  les  penseurs  du  dix- 
septième  siècle,  ils  écartent  l'idée  de  Dieu  ,  ils  la 
mettent,  pour  ainsi  dire,  au  second  rang.  Le 
dix-septième  siècle  s'était  tellement  préoccupé  de 
l'idée  de  Dieu,  de  l'idée  du  fini,  qu'il  avait  plus 
ou  moins  perdu  de  vue  la  réalité  du  fini,  la  réa- 
lité de  la  personnalité  et  de  la  liberté  humaine  ; 
en  outre,  il  avait,  comme  si  souvent  il  arrive, 
compromis  cette  idée  dans  ses  applications  à  l'or- 
dre social  et  politique.  En  effet,  la  plupart  des 
écrivains  et  des  penseurs  du  siècle  de  Louis  XIV 
avaient  placé  sous  le  patronage  de  l'idée  de  Dieu 


380  DU   CARACTÈRE   RELIGIEUX 

la  société  du  dix-septième  siècle,  la  monarchie 
absolue,  l'obéissance  absolue,  les  inégalités  des 
castes  et  toutes  les  institutions  sociales  contre  les- 
quelles, au  nom  de  la  justice,  l'esprit  nouveau 
commençait  à  protester.  C'est  pourquoi  il  y  eut, 
en  quelque  sorte,  au  dix-huitième  siècle,  une 
réaction  contre  l'idée  de  Dieu  et  contre  la  prédo- 
minance qu  a  juste  titre  la  philosophie  du  dix- 
septième  siècle  lui  avait  reconnue  et  accordée 
dans  Tordre  des  idées  et  des  principes.  Par  op- 
position, le  dix-huitième  siècle  laisse  de  côté  Dieu 
et  l'infini,  pour  s'occuper  avant  tout  du  monde, 
de  l'homme,  du  fini.  Sans  doute,  la  plupart  des 
philosophes  du  dix-huitième  siècle  ne  nient  pas 
précisément  Dieu;  mais  s'ils  ne  le  nient  pas,  ils 
s'efforcent  de  lui  faire  la  moindre  part  possible , 
ils  n'en  font  mention  que  pour  mémoire  et  sous 
forme  d'appendice  ;  à  peine,  suivant  une  expres- 
sion énergique  de  Pascal,  lui  demandent-ils  une 
première  chiquenaude  pour  mettre  le  monde  en 
mouvement.  Quelle  est  la  nature  de  Dieu,  quels 
sont  ses  attributs,  quels  sont  les  rapports  de  Dieu 
avec  l'homme  et  avec  le  monde?  Toutes  ces 
grandes  questions  si  profondément  traitées  par  le 
cartésianisme,  non-seulement  la  philosophie  du 
dix-huitième  siècle  les  laisse  de  côté,  mais  en- 
core elle  affecte  de  les  dédaigner.  Que  de  plai- 
santeries, que  de  sarcasmes  Voltaire  et  Condillac 


DE    LA   PHILOSOPHIE.  381 

lui-même  n'ont-ils  pas  accumulés  contre  la  pré- 
tendue inutilité  de  ces  questions,  contre  leur 
profonde  et  impénétrable  obscurité!  Avec  quel 
dédain  superbe  n'ont-ils  pas  classé  parmi  les  rê- 
veurs et  les  fous  tous  les  grands  génies  qui  les 
avaient  agitées  ! 


-rr 


Ce  qui  se  passe  en  métaphysique,  relativement 
à  l'idée  de  Dieu ,  se  passe  également  à  la  même 
époque  dans  toutes  les  sciences  morales  et  poli- 
tiques. Considérez  à  l'œuvre  les  grands  réforma- 
teurs de  ce  siècle  ;  à  l'exception  peut-être  d'un 
seul,  de  Jean-Jacques  Rousseau  ,  presque  jamais 
ils  n'ont  à  la  bouche  le  nom  de  Dieu  dans  leurs 
vives  et  éloquentes  protestations  contre  les  abus 
et  les  iniquités  du  vieil  ordre  social  et  dans  leurs 
utopies  inspirées  par  l'amour  de  l'humanité  et 
de  la  justice.  Us  invoquent  l'éternelle  justice,  le 
droit,  ie  devoir,  et,  dans  leur  superficielle  méta- 
physique, ils  n'aperçoivent  pas  que  Dieu  est  le 
principe,  la  substance  même  de  cette  éternelle 
justice,  au  nom  de  laquelle  ils  travaillent  à  fonder 
une  société  nouvelle.  Us  ne  savent  pas  distinguer 
l'idée  religieuse  elle-même  et  ce  qu'elle  a  d'essen- 
tiel des  formes  variées  et  des  superstitions  qui 
peuvent  plus  ou  moins  la  fausser  et  la  dénaturer, 
et  ils  l'enveloppent  aveuglément  dans  la  même 
proscription,  ils  accomplissaient  sans  nul  doute 


382  DU   CARACTÈRE   RELIGIEUX 

l'œuvre  de  Dieu,  ils  en  étaient  les  prophètes  et 
les  ardents  ouvriers,  car  quel  homme  encore  au- 
jourd'hui assez  aveugle  pour  ne  pas  voir  que 
prêcher  la  tolérance ,  la  liberté ,  l'égalité  des 
charges  et  des  droits,  la  fraternité  des  hommes, 
c'était  travailler  à  l'œuvre  de  Dieu?  Mais  tout  en 
accomplissant  cette  œuvre  de  Dieu,  ils  l'igno- 
rent, et,  par  une  contradiction  vraiment  singu- 
lière, ils  s'imaginent  mettre  Dieu  de  côté,  alors 
précisément  qu'ils  travaillent  avec  le  plus  d'ar- 
deur à  établir  son  règne  en  ce  monde. 

Tel  est  le  caractère  général  que  présente  la 
philosophie  du  dix-huitième  siècle  en  opposition 
avec  la  philosophie  du  dix-septième.  Elle  est  donc 
tombée,  au  sujet  de  l'idée  de  Dieu  et  des  rapports 
de  l'homme  avec  Dieu,  dans  la  plus  profonde  et 
la  plus  dangereuse  des  erreurs,  et  elle  a  dû  être 
repoussée  et  par  tous  les  vrais  métaphysiciens  qui 
comprennent  clairement  que  ce  qui  est  fini ,  li- 
mité, passager,  ne  peut  se  suffire  à  lui-même,  ne 
peut  s'expliquer  par  lui-même,  et  aussi  par  toutes 
les  âmes  qui  éprouvent  le  besoin  de  l'idée  et  du 
sentiment  religieux. 

Quelle  est  sur  ce  point  fondamental  la  doctrine 
professée  par  la  philosophie  qui  domine  dans 
l'université?  S'est-elle   portée  l'héritière   de  la 


DE   LA  PHILOSOPHIE.  383 

philosophie  du  dix-septième  siècle  ou  de  la  phi- 
losophie du  dix-huitième?  À-t-elle  nié,  ou  du 
moins  mis  de  côté  l'idée  de  Dieu  et  de  la  partici- 
pation de  l'homme  avec  Dieu?  A-t-elle  méconnu 
la  place  et  l'importance  de  cette  idée?  En  mi 
mot,  est-elie  religieuse  comme  le  cartésianisme 
ou  irréligieuse  comme  la  philosophie  du  dix- 
huitième  siècle  ?  A  cette  question ,  je  réponds 
sans  hésiter  et  sans  aucune  crainte  d'être  démenti 
par  tous  ceux  qui  ont  l'intelligence  et  non  la 
haine  de  la  métaphysique  :  Elle  est  religieuse 
comme  la  philosophie  du  dix- septième  siècle. 

Elle  a  en  quelque  sorte  renoué  le  lien  que  la 
métaphysique  superficielle  du  dix-huitième  siècle 
avait  rompu  entre  Dieu  et  l'homme  ,  entre  Dieu 
et  le  monde.  Comme  Descartes  et  comme  Male- 
hranche,  en  rentrant  dans  la  conscience,  elle  y 
trouve  tout  d'abord,  à  côté  de  l'idée  du  fini  et  de 
l'imparfait,  l'idée  de  l'infini  et  du  souverainement 
pariait.  Elle  s'interroge  sur  la  valeur  de  cette  idée; 
elle  remarque  qu'elle  ne  peut  avoir  ni  son  exem- 
plaire ,  ni  sa  cause  en  notre  nature  imparfaite  et 
bornée,  mais  seulement  en  ce  qui  est  infini,  sou- 
verainement parfait,  en  Dieu  lui-même.  Elle  re- 
connaît ainsi,  dès  le  principe,  dans  la  conscience 
un  idée  qui  est  une  aperceplion  immédiate  de  Dieu 
lui-même.  Non-seulement ,  dans  cette  idée,  elle 


38i  DU   CARACTÈRE    RELIGIEUX 

découvre  la  preuve  immédiate  de  l'existence  de 
Dieu,  mais  elle  établit  que  cette  idée  étant  per- 
manente au  fond  de  notre  intelligence,  nous 
sommes  par  elle  en  un  rapport  continuel  avec 
Dieu.  En  effet,  il  nous  est  impossible  de  penser 
ce  qui  est  fini  et  imparfait  sans  penser  en  même 
temps  ce  qui  est  infini  et  souverainement  parfait. 
La  première  pensée  appelle  nécessairement 
l'autre  à  sa  suite  dans  notre  intelligence,  de 
même,  comme  l'a  dit  Fénelou,  que  l'idée  de  la 
vallée  réveille  nécessairement  l'idée  de  la  mon- 
tagne, l'idée  de  la  faiblesse  celle  de  la  force,  l'idée 
de  la  maladie  celle  de  la  santé ,  l'idée  des  ténè- 
bres celle  de  la  lumière.  Donc  l'idée  de  Dieu  n'est 
pas,  selon  nous,  une  idée  qui  de  temps  en  temps, 
de  loin  en  loin,  fasse  de  solennelles  et  rares  ap- 
paritions dans  notre  intelligence,  mais  constam- 
ment elle  y  demeure,  constamment  elle  nous 
éclaire.  Elle  est  le  fond  immobile  sur  lequel  pas- 
sent et  repassent  toutes  nos  autres  idées,  sur  le- 
quel se  dessinent  toutes  les  scènes  mobiles  et  va- 
riables du  monde,  du  fini  et  du  contingent. 
Ainsi,  chacune  de  nos  pensées,  chacune  de  nos 
paroles  est  un  acte  de  foi,  un  hymne,  comme  l'a 
dit  le  chef  de  cette  école  qu'on  accuse  aujour- 
d'hui cle  prêcher  l'immoralité  et  l'impiété. 

Dans  la  question  de  Dieu  et  des  rapports  de 


DE   LA   PHILOSOPHIE.  385 

Dieu  avec  le  monde,  la  philosophie  éclectique  va 
encore  plus  loin ,  elle  se  demande  quelle  est  la 
nature  de  cette  faculté  merveilleuse  par  laquelle, 
êtres  finis  et  contingents,  nous  connaissons  l'ab- 
solu et  l'infini ,  quelle  est  la  nature  de  la  raison 
impersonnelle?  J'ai  déterminé  sa  vraie  nature 
dans  le  cours  de  Tannée  dernière  en  développant 
les  principes  posés  par  le  cartésianisme  et  par  nos 
maîtres.  Celte  raison  impersonnelle,  par  laquelle 
tous  les  hommes  de  tous  les  temps  et  de  tous  les 
lieux  comtemplent  l'infini  et  l'absolu,  une  même 
vérité  et  une  même  justice,  n'a  point  en  nous  son 
principe  et  sa  source,  elle  n'est  pas  un  organe  de 
notre  intelligence  finie,  elle  est  Dieu  lui-même, 
Dieu  présent  en  nous  en  vertu  de  son  infinité. 
Ainsi  nous  professons  que,  par  la  raison  imper- 
sonnelle, nous  sommes  en  une  communion,  en 
une  participation  continuelle  avec  Dieu  ;  que 
nous  n'existons ,  ne  vivons  et  ne  pensons  qu'en 
vertu  de  cette  participation  permanente  ;  que, 
cette  participation  étant  un  seul  instant  suspen- 
due, nous  et  tous  les  êtres  finis  nous  serions 
anéantis,  tout  comme  la  pierre  tombe  lorsque  la 
main  qui  la  soutenait  se  retire ,  tout  comme  le 
ruisseau  tarit  lorsque  la  source  tarit. 

L'idée  de  Dieu  joue  donc  le  même  rôle  et  tient 
la  même  place  dans  notre  philosophie  que  dans 

25 


386  DU   CARACTÈRE   RELIGIEUX 

la  philosophie  du  dix-septième  siècle.  Elle  y  do- 
mine de  la  même  manière;  elle  en  pénètre  éga- 
lement toutes  les  parties.  Cependant,  Mes- 
sieurs, nous  ne  suivons  pas  en  aveugles  les  traces 
du  cartésianisme,  et  nous  sommes  continuelle- 
ment attentifs  à  ne  pas  nous  heurter  contre  les 
mêmes  écueils.  Ainsi,  malgré  la  distinction  sé- 
vère tracée  par  Descartes  entre  la  théologie  et  la 
philosophie,  la  philosophie  du  dix-septième  siè- 
cle, plus  d'une  fois,  a  eu  le  tort  en  traitant  de  la 
nature  de  Dieu,  de  ses  attributs,  de  ses  rapports 
avec  l'homme,  de  ne  pas  s'appuyer  uniquement 
sur  l'autorité  de  la  raison,  de  faire  intervenir  les 
textes  sacrés  et  les  dogmes  que  la  raison  ne  donne 
pas.  Malebranche  surtout  offre,  sous  ce  point  de 
vue,  dans  toute  sa  philosophie^  une  singulière  et 
fâcheuse  confusion.  Nous  ne  sommes  pas  tombés 
dans  cette  confusion,  nous  nous  appuyons  con- 
stamment sur  la  seule  raison,  en  laissant  sévère- 
ment de  côté  tout  ce  qui  ne  nous  est  pas  donné 
par  elle. 

Un  autre  écueil  que  n'a  pas  toujours  évité  le 
cartésianisme,  c'est  la  tendance  à  absorber  notre 
individualité  et  notre  personnalité  au  sein  de  l'être 
infini,  c'est  la  tendance  qui  aboutit  à  Spinosa. 
Pour  nous,  nous  prenons  garde  à  mieux  concilier 
que  ne  Ta  fait  le  cartésianisme  l'infinité  de  Dieu 


DE    LA    PHILOSOPHIE.  387 

avec  l'activité  essentielle,  l'individualité  et  la  per- 
sonnalité des  créatures.  Instruits  par  l'histoire  des 
excès  contraires  et  également  dangereux  dans 
lesquels  est  tombée,  au  sujet  de  Dieu,  la  pensée 
philosophique ,  nous  nous  appliquons  constam- 
ment à  éviter  les  uns  et  les  autres,  à  ne  pas,  par 
exemple ,  donner  dans  l'excès  d'un  Dieu  con- 
fondu, identifié  avec  le  monde,  ni  dans  l'autre 
excès  d'un  Dieu  séparé  du  monde,  ou  bien  en- 
core, par  crainte  de  l'absolu  et  de  l'infini,  nous 
prenons  garde  de  ne  pas  aller  à  l'anthropomor- 
phisme, ni  par  crainte  de  l'anthropomorphisme, 
de  nous  précipiter  dans  le  néant  d'un  absolu  in^ 
déterminé,  dans  le  vide  d'un  être  sans  attributs, 
sans  qualités,  identique  au  non-être.  Voilà  par  où 
nous  nous  rattachons  fortement  à  la  philosophie 
du  dix- septième  siècle,  et  voilà  par  où  nous  nous 
efforçons  de  ne  pas  lui  ressembler.  J'en  appelle 
de  la  vérité  de  ces  assertions  à  tous  ceux  qui  sont 
instruits  dans  l'histoire  de  la  philosophie  de  notre 
temps,  à  tous  ceux  qui  ne  se  laissent  pas  empor- 
ter dans  leurs  jugements  par  l'esprit  de  parti,  à 
tous  ceux  qui  ont  étudié  sérieusement,  sans  pré- 
vention ,  les  livres  et  l'ensei  gnement  de  notre  école . 

Plus  j'y  songe,  Messieurs,  et  plus  je  m'étonne. 
Comment  se  peut-il  que  cette  même  philosophie 
qui  édifiait  les  âmes  les  plus  pieuses  du  dix-sep- 


388  DU   CARACTÈRE   RELIGIEUX 

tième  siècle  soit  devenue  aujourd'hui  un  sujet  de 
scandale,  une  perturbatrice  de  la  foi  religieuse  et 
des  mœurs  ?  Par  quelle  métamorphose  étrange  ces 
mêmes  principes  qui  constituaient  la  foi  philoso- 
phique des  Arnauld,  des  Bossuet,  des  Fénelon, 
seraient-ils  changés  en  des  principes  destructeurs 
de  toute  religion  et  de  toute  morale?  En  procla- 
mant la  divinité  de  la  raison,  Malebranche  n'était 
pas  apparemment  un  impie,  et,  lorsque  nous  la 
proclamons  après  lui,  on  nous  accuse  de  faire 
l'apothéose  de  l'intelligence  humaine  et  de  rele- 
ver les  autels  impies  de  l'exécrable  déesse  Raison. 
La  foi  serait-elle  donc  aujourd'hui  plus  sévère  et 
pluspure,  ou  bien,  doués  de  plus  de  perspicacité 
et  de  profondeur,  les  théologiens  du  jour  auraient- 
ils  découvert  dans  ces  doctrines  un  poison  que 
n'avaient  pas  aperçu  les  grands  théologiens  du 
dix-septième  siècle  ? 

Loin  d'accuser  ainsi  la  philosophie  que  nous 
enseignons,  il  serait  plus  juste  et  plus  sage  de 
reconnaître  qu'elle  a  exercé  sur  les  âmes  une  in- 
fluence morale  et  religieuse  salutaire.  Elle  a  ef- 
ficacement contribué  à  les  pénétrer  davantage  de 
l'idée  de  la  divinité  et  du  sentiment  de  notre  par- 
ticipation avec  elle;  et  si  l'idée  religieuse,  j'en- 
tends l'idée  religieuse  dans  sa  plus  haute  accep- 
tion, abstraction  faite  de  toutes  les  formes  qu'elle 


DE   LA   PHILOSOPHIE.  339 

peut  revêtir,  est  incontestablement  plus  forte  au- 
jourd'hui qu'au  dix-huitième  siècle,  si  personne 
n'est  plus  tenté  de  la  tourner  en  ridicule,  si  cha- 
cun la  prend  au  sérieux,  à  qui  principalement 
attribuer  ce  changement  fécond  et  salutaire,  sinon 
à  cette  philosophie  nouvelle,  qui  a  si  vivement  et 
si  puissamment  remis  en  lumière  ce  qu'il  y  a 
d'infini  et  dedivindansla  conscience  de  l'homme, 
sinon  à  cette  philosophie  qui  a  enseigné  de  nou- 
veau l'union  intime  et  permanente  du  créateur 
avec  la  créature  ? 

Peut-être  serait-il  plus  avantageux  à  la  cause 
des  irréconciliables  ennemis  de  la  philosophie 
d'avoir  à  combattre  une  philosophie  qui  niât 
Dieu  ou  les  rapports  de  Dieu  avec  le  monde,  ou 
du  moins  qui  ne  sût  que  dire  de  la  nature  de  Dieu 
et  de  ses  attributs.  Dans  des  querelles  récentes^ 
ne  leur  est-il  pas  plus  d  une  fois  arrivé  d'avouer 
naïvement  qu  a  tout  prendre,  ils  aimeraient  en- 
core mieux  la  philosophie  de  Condillac  que  la 
nôtre?  Nous  concevons  cette  préférence  ;  il  leur 
serait  en  effet  plus  facile  de  traduire  une  pareille 
philosophie  à  la  barre  du  sens  commun  et  des 
croyances  éternelles  du  genre  humain,  il  leur 
serait  plus  facile  de  soulever  contre  elle  tous  ceux 
qui  tiennent  aux  principes  sans  lesquels  il  ne 
peut  y  avoir  ni  religion  ni  morale.  Mais  nous 


390  DU  CARACTÈRE   RELIGIEUX 

n'avons  pas  donné  encore,  nous  ne  donnerons 
jamais  un  tel  sujet  de  triomphe  aux  ennemis  de 
Ja  philosophie,  et  quelque  pénible  que  cela  leur 
puisse  être,  quelque  fâcheux  pour  leur  système 
d'attaque,  il  faut  qu'ils  se  résignent  à  nous  en- 
tendre solidement  établir  toutes  ces  grandes  vé- 
rités au  nom  desquelles  ils  nous  déclarent  la 
guerre.  Profondément  persuadés  que  nous  pou- 
vons atteindre  Dieu  par  un  procédé  légitime  de 
la  raison,  Dieu  avec  sa  nature  essentielle  et  les 
attributs  par  lesquels  il  entre  en  relation  avec 
l'humanité,  nous  enseignons  ce  Dieu.,  tel  que  la 
raison  nous  le  révèle,  nous  ne  l'identifions  point 
avec  le  monde^  comme  on  se  plaît  à  le  répéter, 
mais  nous  ne  le  séparons  pas  du  monde,  nous  le 
découvrons  dans  l'homme  et  dans  la  nature,  nous 
l'apercevons  comme  le  principe  suprême  de  toute 
substantialité,  de  toute  causalité,  de  la  vérité  ab- 
solue du  bien  et  du  beau.  Voilà  ce  que  déjà  j'ai 
longuement  enseigné  l'année  dernière.  Voilà  ce 
que  je  me  propose  encore  d'enseigner  cette  an- 
née sous  un  autre  point  de  vue  et  avec  d'autres 
développements.  De  plus  en  plus,  je  l'espère  > 
vous  serez  frappés  du  caractère  moral  et  religieux 
de  notre  philosophie  et  de  son  respect  profond 
pour  toutes  les  croyances  du  sens  commun,  et  de 
plus  en  plus  vous  admirerez  la  violence  et  la 
fausseté  des  accusations  dont  elle  est  l'objet. 


DE  LA  PHILOSOPHIE.  391 

J'imagine  qu'au  lieu  de  cette  philosophie  qui 
établit  l'existence  de  Dieu  et  ses  attributs,  la  par- 
ticipation de  l'homme  avec  Dieu,  la  liberté,  le 
devoir,  la  simplicité  et  l'immortalité  de  l'âme 
humaine,  nous  enseignions  une  autre  philoso- 
phie qui  niât  l'existence  d'un  Dieu  providentiel, 
de  l'âme  simple  et  immortelle,  de  la  liberté,  du 
devoir ,  de  la  fraternité  entre  les  hommes ,  une 
philosophie  qui  proclamât  l'intérêt  et  le  plaisir 
la  règle  suprême  des  actions  des  hommes,  que 
dirait-on  de  nous  et  de  nos  doctrines ,  je  le  de- 
mande, que  déjà  Ton  n'en  dise,  et  quels  ana- 
thèmes  particuliers,  quelles  injures  plus  véhé- 
mentes a-t-on  eu  la  précaution  de  tenir  en  réserve 
pour  le  cas  où  une  pareille  philosophie  viendrait 
à  se  produire?  Que,  par  cette  supposition,  cha- 
cun juge  de  l'iniquité  vraiment  ridicule  des  at- 
taques dont  nous  sommes  l'objet,  soit  de  la  part 
de  ceux  qui  nous  considèrent  comme  de  dange- 
reux idéologues ,  soit  de  la  part  de  ceux  qui  nous 
considèrent  comme  des  destructeurs  systéma- 
tiques de  l'idée  religieuse.  Établir  par  la  raison 
et  sur  la  seule  raison  les  vérités  qui  sont  le  fon- 
dement de  toute  morale  et  de  toute  religion,  les 
vérités  qui  intéressent  le  bonheur  et  la  dignité  de 
l'espèce  humaine,  voilà  notre  tâche,  voilà  le  but 
unique  de  tous  nos  efforts.  Or,  qui  donc,  soit  au 
point  de  vue  social,  soit  au  point  de  vue  reli- 


392  DU  CARACTÈRE   RELIGIEUX 

gieux,  peut  légitimement  s'alarmer  d'une  pa- 
reille entreprise?  Quel  homme  éclairé  et  honnête 
ne  doit>  au  contraire,  y  applaudir  de  toutes  ses 
forces  et  en  espérer  quelque  bien  pour  l'individu 
et  pour  la  société  tout  entière? 

Si  donc,  Messieurs,  une  telle  philosophie  ne 
peut  aujourd'hui  trouver  grâce,  n'en  conclurez- 
vous  pas  avec  moi  qu'il  ne  s'agit  pas  ici  d'une 
guerre  contre  tel  ou  tel  système  de  philosophie, 
mais  contre  la  philosophie  elle-même,  contre  le 
principe  de  toute  philosophie ,  c'est-à-dire  la  libre 
recherche  par  la  raison  des  vérités  relatives  à 
Dieu ,  à  l'homme  et  aux  rapports  de  Dieu  avec 
l'homme.  On  ne  peut  pas  s'y  tromper,  c'est  le 
principe  de  l'indépendance  de  la  philosophie  qui 
est  en  cause  dans  ce  débat,  et  si  l'on  consent  à  le 
sacrifier,  je  ne  doute  pas  qu'il  ne  soit  fait  bon 
marché  de  tout  le  reste.  Mais,  grâce  à  Dieu,  si 
ce  principe  est  attaqué,  il  est  assez  fort  pour  se 
défendre.  Depuis  longtemps  il  est  victorieux,  il 
a  conquis  son  droit  de  cité  non-seulement  dans 
la  science ,  mais  dans  l'état ,  il  repose  sous  la  pro- 
tection des  forces  invincibles  de  l'esprit  nouveau. 
Il  n'y  a  pas  aujourd'hui  de  puissance  au  monde 
qui  puisse  nous  ramener  à  un  passé  déjà  bien 
loin  de  nous ,  à  un  passé  dont  nous  sommes  sé- 
parés non-seulement  par  le  dix-huitième  siècle, 


DE    LA   PHILOSOPHIE.  393 

mais  par  le  dix-septième  siècle  tout  entier;  il  n'y 
a  pas  de  puissance  au  monde  qui  puisse  remettre 
la  pensée  philosophique  dans  les  chaînes  de  la 
théologie.  La  guerre  qu'on  nous  a  si  imprudem- 
ment déclarée  est  donc  malheureuse  pour  nos 
adversaires  et  heureuse  pour  nous.  Elle  est  mal- 
heureuse pour  nos  adversaires,  en  qui  elle  a 
montré  un  opiniâtre  et  incorrigible  attachement 
à  des  principes,  à  des  prétentions  que  l'esprit  du 
temps  présent  réprouve;  elle  est  heureuse  pour 
nous,  car  elle  a  démontré  l'identité  de  notre 
cause  avec  tous  les  grands  principes  de  la  civi- 
lisation moderne,  car  elle  a  réveillé  une  foule 
immense,  qui  déjà  s'endormait  sur  des  con- 
quêtes qu  elle  croyait  n'avoir  plus  besoin  de  dé- 
fendre. 

Rassurons  donc  à  la  fois  et  les  amis  de  la  phi- 
losophie et  ceux  qui,  troublés  par  toutes  les  dé- 
clamations dont  nous  sommes  l'objet,  avaient 
commencé  peut-être  à  prendre  nos  doctrines  en 
défiance.  La  libre  recherche  par  la  raison  de 
toutes  les  vérités  relatives  à  Dieu  et  à  l'homme 
est  le  résultat  le  plus  expressif  de  tout  ce  qui  s'est 
passé  depuis  trois  cents  ans  dans  le  monde;  elle 
ne  peut  pas  périr,  même  dans  l'enseignement 
public.  La  philosophie  que  nous  enseignons  n'est 
point  une  philosophie  irréligieuse  et  impie,  les 


39i  DU   CARACTÈRE   DE    LA  PHILOSOPHIE. 

doctrines  que  nous  professons  ne  peuvent  qu'éle- 
ver les  âmes  vers  Dieu  et  les  rendre  meilleures , 
loin  de  les  abaisser  et  de  les  corrompre.  Donc, 
sans  prêter  plus  d'attention  aux  clameurs  du 
dehors  et  surtout  sans  leur  faire  aucune  conces- 
sion ,  continuons  à  interroger  ensemble  cette  rai- 
son divine,  de  laquelle,  selon  Malebranche ,  on 
ne  peut  dire  sans  impiété  qu'elle  nous  trompe 
sur  ce  qui  est  bien  et  sur  ce  qui  est  vrai. 


FIN. 


TABLE 

DES  MATIÈRES  CONTENUES  DANS  CE  VOLUME. 


Pages. 

Chapitre  premier.  —  Division  de  toutes  les  connaissances 
humaines  en  deux  grandes  classes,  selon  qu'elles  se  rapportent 
au  fini  ou  à  l'infini.  —  De  l'existence  de  l'idée  d'infini  au  sein 
de  l'intelligence  humaine.  — -  L'idée  de  l'infini  est  claire,  elle  est 
positive.—  Différence  de  l'idée  de  l'infini  et  de  l'idée  de  l'indé- 
fini. —  Dans  l'ordre  de  la  connaissance  l'idée  du  fini  précède 
l'idée  de  l'infini,  et  dans  l'ordre  de  la  réalité  c'est  l'infini  qui 
précède  le  fini.  —  Corrélation  nécessaire  de  l'idée  du  fini  et  de 
l'idée  de  l'infini.  —  Il  n'y  a  pas  de  contradiction  entre  l'expé- 
rience qui  nous  atteste  le  fini  et  la  raison  qui  nous  atteste  l'infini. 

—  L'idée  de  l'infini  se  conçoit  mieux  que  l'idée  du  fini 1 

Chapitre  ii.  —  L'idée  de  l'infini  a  pour  objet  l'être  in- 
fini.—  La  vérité  de  l'existence  de  l'être  infini  est  enfermée  dans 
l'idée  que  nous  en  avons.  —  L'esprit  l'aperçoit  immédiatement 

et  ne  la  conclut  pas  par  voie  de  syllogisme.  —  L'idée  de  l'infini 
est  le  fondement  de  la  seule  vraie  preuve  de  l'existence  de  Dieu. 

—  Par  l'idée  de  l'infini  notre  intelligence  est  en  rapport  conti- 
nuel avec  Dieu.  —  Universalité  de  la  croyance  en  un  Dieu  infini 
et  souverainement  parfait.  —  Elle  a  existé  plus  ou  moins  claire 
dans  toutes  les  religions.  —  Religion  de  l'Inde.  —  Religion  de 
la  Perse.  —  Religion  de  l'Egypte.  —  Religion  de  la  Grèce  et  de 
Rome.  —  Toutes  les  différences  religieuses  consistent  dans  le 
plus  ou  le  moins  de  clarté  de  cette  notion  universelle  du  Dieu 
un  et  infini.  —  Définition  de  l'essence  de  l'être  infini.  —  Il  con- 
tient en  lui  tout  ce  qu'il  y  a  de  réel  et  de  positif  dans  les  créa- 
tures, soit  dans  les  esprits,  soit  dans  les  corps.  —  L'être  infini 
ne  peut  pas  plus  être  conçu  comme  esprit  que  comme  corps.  — 
Il  n'en  contient  pas  moins  en  lui  tout  ce  qu'il  y  a  de  réel  dans 
notre  intelligence  sous  la  raison  de  l'infinité 20 

Chapitre  iii.  —  Ènumération  des  idées  absolues.  —  Caractère 
de  cette  ènumération.  —  De  l'idée  de  cause  absolue.  —  L'an- 


396  TABLE   DES   MATIÈRES. 

Pages. 
técédent  chronologique  de  l'idée  de  cause  absolue  est  la  conscience 

de  notre  causalité  finie  et  contingente.  — De  l'objet  de  l'idée  de 
cause  absolue.  —  11  est  identique  avec  l'objet  de  l'idée  d'être 
absolu ,  toute  substance  étant  cause  de  même  que  toute  cause 
est  substance.  —  Les  idées  de  cause  et  de  substance  séparées 
l'une  de  l'autre  sont  des  idées  abstraites.  —  La  causalité  est  l'es- 
sence même  de  l'être  infini.  —  Toute  causalité  dérive  de  la  cau- 
salité absolue.  —  De  la  réalité  des  causes  secondes.  —  Les  causes 
secondes  ne  sont  ni  indépendantes  ni  purement  occasionnelles. 

—  Identité  de  l'idée  de  cause  avec  l'idée  d'être  infini 48 

Chapitre  iv.  —  De  l'idée  d'espace.  —  De  ses  caractères.  —  De 

son  antécédent,  —  De  l'objet  de  l'idée  d'espace.  —  Exposition  des 
principales  opinions  sur  la  nature  de  l'espace.— Opinion  vulgaire. 

—  Opinion  de  Descartes.  —  Opinion  de  Leibnitz.  —  Opinion  de 
Newton,  de  Clarke,  de  Malebranche,  de  Fénelon.  —  Opinion  de 
Kant.  —  Critérium  à  l'aide  duquel  on  doit  juger  de  la  vérité  ou 

de  la  fausseté  de  ces  diverses  opinions  sur  la  nature  de  l'espace.    61 

Chapitre  v.  —  Examen  critique  de  ces  diverses  opinions  sur 
la  nature  de  l'espace.  —  Critique  de  l'opinion  de  Kant.  —  Cri- 
tique de  l'opinion  vulgaire.  —  Critique  de  l'opinion  de  Descar- 
tes. —  Critique  de  l'opinion  de  Leibnitz.  —  De  la  vraie  nature 
de  l'espace.  —Opinion  de  Malebranche,  Fénelon,  Clarke  et  New- 
ton. —  L'espace  est  l'immensité  de  l'être  inlini.  —  De  l'omnipré- 
sence de  Dieu.  —  En  quel  sens  il  faut  l'entendre. — De  la  preuve 
de  l'existence  de  Dieu  fondée  par  Clarke  sur  l'idée  de  l'espace. 

—  Réfutation  d'une  objection  de  M.  Royer-Collard.  —  Identité 

de  l'idée  d'espace  avec  l'idée  de  l'être  infini 76 

Chapitre  vi.  —  De  l'idée  du  temps  infini.  —  De  son  antécé- 
dent chronologique.  —  Le  temps  infini  est  absolu.  —  De  l'objet 
de  l'idée  de  temps  infini.  —  Exposition  et  critique  des  diverses 
opinions  sur  la  nature  du  temps.  —  Critique  de  l'opinion  vul- 
gaire. —  Critique  de  Locke  et  de  Condillac.  —  Critique  de  Leib- 
nitz. —  Critique  de  Kant.  —  De  la  vraie  nature  du  temps.  — 
Opinion  de  Clarke.  —  Le  temps  infini  est  l'éternité  de  l'être  in- 
fini. —  Définition  de  l'éternité  de  Dieu  opposée  à  la  durée  des 
créatures.  —  Réfutation  d'une  objection  de  Leibnitz.  —  Analo- 
gies entre  le  temps  et  l'espace.  —  Identité  de  l'idée  du  temps 
avec  l'idée  de  l'être  infini 95 


TABLE   DES   MATIÈRES.  397 

Pages. 

Chapitre  vu.  —  De  l'idée  d'ordre  absolu.— Elle  ne  rentre  pas 
dans  une  classe  intermédiaire  entre  les  principes  rationnels  et  les 
principes  empiriques.  —  Elle  a  tous  les  caractères  des  autres 
idées  delà  raison.  —  Elle  n'est  pas  seulement  universelle,  elle 
est  absolue.  —  En  quoi  consiste  le  caractère  absolu  de  l'idée 
d'ordre.  —  Antécédent  de  l'idée  d'ordre.  —  Importance  de  cette 
idée.  —  Elle  est  le  principe  de  l'induction.  —  Ses  diverses  ap- 
plications au  monde  physique  et  au  monde  moral.  —  Les  er- 
reurs auxquelles  donnent  lieu  ces  applications  ne  prouvent  rien 
contre  le  caractère  absolu  de  l'idée  d'ordre 113 

Chapitre  viii.  — De  l'objet  de  l'idée  d'ordre  absolu.— L'ordre 
en  soi  est  l'immutabilité  de  l'être  infini.  —L'être  infini  est  im- 
muable dans  son  essence,  dans  ses  attributs,  dans  ses  détermi- 
nations. —  Conciliation  de  la  liberté  souveraine  de  Dieu  avec 
son  immutabilité.  —  De  la  liberté  dans  l'homme,  de  la  liberté 
dans  Dieu.  — Une  nécessité  morale  préside  à  toutes  les  détermi- 
nations de  la  liberté  de  Dieu.  —L'immutabilité  de  Dieu  résulte 
de  sa  sagesse  souveraine.  —  Notre  croyance  à  l'ordre  du  monde 
a  pour  objet  cette  immutabilité.  —  Identité  de  l'id.?e  d'ordre 
absolu  avec  l'idée  d'être  infini 133 

Chapitre  ix.  —  De  l'idée  du  bien  absolu.  —  A  1  école  éclecti- 
que appartient  l'honneur  d'avoir  rétabli  cette  idée  comme  prin- 
cipe de  la  morale  au  sein  de  la  philosophie  française.  —  Carac- 
tères de  l'idée  du  bien.  —  Elle  est  universelle,  elle  est  absolue. 

—  Réfutation  des  objections  contre  son  universalité.  —  Concilia- 
tion de  l'immutabilité  du  bien  et  de  la  perfectibilité  'de  la 
morale.  —  Corrélation  du  développement  moral  et  du  développe- 
ment intellectuel.— L'idée  du  bien  est  nécessaire  ou  obligatoire. 

—  L'idée  du  bien  s'éveille  en  nous  avec  le  sentiment  de  la  li- 
berté. —  L'idée  de  bien  se  traduit  en  l'idée  d'un  ordre  universel 
dont  la  fin  de  chaque  être  est  un  élément.  —  La  fin  d'un  être  se 
connaît  par  sa  nature.  —  Entre  la  fin  et  le  bien  d'un  être  il  y 
a  identité.  —  Concourir  à  l'ordre  universel  en  travaillant  à  ac- 
complir notre  destination,  aider  les  autres  à  atteindre  la  fin  qui 
leur  est  propre,  voilà  le  bien  et  le  devoir 148 

Chapitre  x.  —  De  l'objet  de  l'idée  du  bien  absolu.  —  Dieu 
aime  et  veut  les  choses  selon  le  degré  de  leur  participation  à 
ses  perfections  infinies»  —  Le  bien  en  soi  est  l'ordre  éternel  des 


398  TABLE    DES   MATIÈRES. 

Pages. 
perfections  de  Dieu.  —  Cet  ordre  est  la  loi  que  Dieu  lui-même 

suit  et  ne  peut  pas  ne  pas  suivre  en  vertu  de  l'excellence  de  sa 

nature.  —  Cette  loi  de  Dieu  devient  la  loi  de  l'homme  en  vertu 

de  l'union  de  l'homme  avec  Dieu.  —  11  n'y  a  pas  deux  sortes  de 

morale,  l'une  philosophique,  l'autre  religieuse.  —  Toute  morale 

est  essentiellement  religieuse.  —  Identité  de  la  vraie  piété  et  de 

la  vraie  morale,  de  l'amour  de  l'ordre  et  de  l'amour  de  Dieu.  — 

Identité  de  l'idée  du  bien  absolu  et  de  l'idée  de  l'être  infini.  168 

Chapitre  xi.  —  De  l'idée  du  beau  absolu.  — De  ses  caractères. 

—  Elle  est  universelle.  —  Elle  est  absolue.  —  Réfutation  des  ob- 
jections contre  l'universalité  et  le  caractère  absolu  de  l'idée 
du  beau.  —  Antécédent  de  l'idée  du  beau.  —  La  beauté  est  une. 

—  Identité  de  tous  les  genres  de  beauté.  —  La  beauté  physique 
n'est  qu'un  reflet  de  la  beauté  immatérielle.  —  Toute  beauté  de 
la  nature  et-de  l'art  consiste  dans  l'expression  d'une  idée  ou  d'un 
sentiment,  dans  une  manifestation  de  l'invisible  par  le  visible..   187 

Chapitre  xu.  —  De  l'objet  de  l'idée  du  beau  absolu.  —  Opi- 
nions de  Platon,  de  Plotin,  de  saint  Augustin ,  de  Hegel  sur  la 
nature  du  beau  en  soi.  —  Tous  le  définissent  également  la  ma- 
nifestation sensible  de  l'être  infini.  —  La  beauté  en  tout  genre 
n'est  en  effet  qu'une  manifestation  de  l'infini  par  le  fini.  —  Du 
sublime.  —  En  quoi  sa  nature  est  semblable  à  celle  du  beau,  et 
en  quoi  elle  en  diffère.  — Réfutation  de  quelques  objections  con- 
tre cette  définition  de  la  nature  du  beau  et  du  sublime. --Identité 
de  l'idée  du  beau  avec  l'idée  de  l'infini.  —  Unité  de  toutes  les 
idées  de  la  raison 202 

Chapitre  xiii.  —  De  la  nature  de  la  raison.  —  La  raison  ne 
peut  être  une  faculté  personnelle  et  limitée.  —  Le  fini  ne  peut 
connaître  l'infini.  —  Deux  termes  infinis  ne  peuvent  coexister. 

—  Il  ne  peut  donc  y  avoir  qu'un  terme  à  la  fois  sujet  et  objet 
dans  la  connaissance  de  l'infini.  —  Ce  terme  unique  est  l'être 
infini  présent  substantiellement  en  nous  en  vertu  de  son  infinité. 

—  Définition  de  la  nature  de  la  raison.  —  Comment  cette  défi- 
nition se  rattache  à  tout  ce  qui  précède.  —  Elle  ne  s'applique 
qu'à  la  connaissance  de  l'infini,  et  non  à  la  connaissance  du  fini. 

—  Critique  de  quelques  métaphores  au  sujet  de  la  raison.  — 
Impersonnalité  de  la  raison.  —  Citations  de  Malebranche,  de 
Fénclon ,  de  Bossuet,  de  M.  Cousin.  —  Ils  ont  conçu  de  la 


TABLE   DES   MATIÈRES.  399 

Tages. 

même  manière  !a  nature  de  la  raison.  —  C'est  de  la  nature  di- 
vine de  la  raison  que  découlent  tous  ses  caractères. 221 

Chapitre  xiv.— Du  fondement  de  la  certitude.  —  De  la  forme 
unique  sous  laquelle  s'agite  aujourd'hui  la  question  entre  le 
scepticisme  et  le  dogmatisme.  —  La  raison  est-elle  capable  de 
la  vérité  absolue  ou  seulement  d'une  vérité  relative.  —  Nier  que 
la  raison  soit  capable  de  la  vérité  absolue,  c'est  affirmer  le  plus 
radical  scepticisme.  —  Pour  détruire  ce  scepticisme  issu  de 
Kantil  faut  l'attaquer  dans  son  principe.  —  Ce  principe  est  la 
distinction  de  deux  termes  au  sein  de  la  connaissance  de  l'ab- 
solu. —  Si  on  accorde  au  scepticisme  cette  distinction,  il  est  in- 
vincible. —  Mais  dans  la  connaissance  de  l'absolu  il  n'y  a  qu'un 
terme  unique  à  la  fois  sujet  et  objet.  —  Donc  il  n'y  a  pas  d'al- 
tération possible  de  la  vérité  absolue.  —  Hors  de  la  participation 
de  l'homme  avec  Dieu,  il  n'y  a  plus  de  vérité  absolue,  il  n'y  a 
plus  que  scepticisme  et  confusion.— L'homme  connaît  la  vérité 
absolue,  mais  il  ne  la  connaît  pas  tout  entière,  il  ne  la  connaît 
qu'en  raison  du  degré  de  sa  participation  à  l'essence  de  Dieu. .  245 

Chapitre  xv.  —  Peut-on  légitimement  accuser  de  panthéisme 
cette  théorie  de  la  raison  impersonnelle?  —  De  la  question  des 
rapports  de  Dieu  avec  le  monde.  —  Elle  a  reçu  deux  grandes 
solutions  opposées,  le  déisme  et  le  panthéisme.  —  Définition  et 
critique  du  déisme.  —  Conséquences  du  déisme.  —  Définition 
et  critique  du  panthéisme.  *—  Distinction  de  deux  sortes  de 
panthéisme.  —  Panthéisme  naturaliste.  —  Panthéisme  idéaliste. 
—  Du  principe  et  de  la  méthode  du  panthéisme  idéaliste.  —  De 
la  nature  de  l'homme  dans  ce  système.  —  Conséquences  du  pan- 
théisme. —  Des  causes  principales  qui  inclinent  les  esprits  au 
déisme  ou  au  panthéisme.. , 269 

Chapitre  xvi.  —  Il  faut  chercher  un  milieu  entre  le  déisme 
et  le  panthéisme.  —  La  théorie  de  la  raison  impersonnelle  ne 
touche  pas  à  ce  qui  constitue  la  personnalité  de  l'homme.  —  Il 
n'y  a  qu'une  substance  absolue,  mais  il  n'en  résulte  pas  qu'il 
n'y  ait  pas  de  substances  relatives.  —  Définition  des  substances 
relatives.  —  Conciliation  du  témoignage  de  la  conscience  qui 
nous  atteste  que  nous  sommes  une  substance  réelle  et  finie 
avec  le  témoignage  de  la  raison  qui  nous  atteste  l'existence  de 
la  substance  absolue  et  infinie.  —  La  substance  finie  n'existe 


kOO  TABLE   DES   MATIÈRES. 

Pages. 
qu'en  vertu  d'une  participation  permanente  avec  la  substance 

infinie  dont  elle  découle.  —  La  détermination  qui  lui  est  propre 
constitue  sa  réalité.  —  Différence  de  la  participation  continue 
et  de  la  création  continuée.  —  Différence  fondamentale  entre 
les  substances  finies  et  les  phénomènes.  —  Définition  des  sub- 
stances et  des  purs  phénomènes  par  Descartes.  —  Dieu  est  dis- 
tinct du  monde,  mais  il  n'en  est  pas  séparé 290 

Chapitre  xvii.  —  La  participation  de  l'homme  avec  Dieu  est 
un  principe  fondamental  de  la  théologie  chrétienne.  —  Saint 
Jean,  saint  Paul,  saint  Clément  d'Alexandrie,  saint  Augustin, 
saint  Thomas.  —  L'Église  la  professe  chaque  jour  dans  les  for- 
mules consacrées  de  ses  prières.  —  Symbole  de  foi  juré  par  les 
évoques  à  leur  sacre.  —  Catéchisme.  —  Contradiction  ridicule 
de  ceux  qui  condamnent  dans  la  philosophie  ce  qu'ils  adorent 
dans  la  théologie 311 

Chapitre  xviii. — Conséquences  de  la  théorie  de  la  raison  im- 
personnelle. —  Conséquences  dans  l'ordre  de  la  science.  —  Elle 
donne  un  inébranlable  fondement  au  dogmatisme.  —  Consé- 
quences dans  l'ordre  moral.  —  Elle  seul  peut  poser  un  principe 
absolu  de  distinction  entre  le  bien  et  le  mal.  —  Conséquences 
dans  l'ordre  esthétique.  —  Conséquences  dans  l'ordre  social  et 
politique.— Elle  est  le  principe  de  la  fraternité  humaine.  —  La 
fraternité  humaine  résulte  de  la  participation  commune  de  tous 
les  hommes  avec  Dieu.  —  Tous  les  hommes  sont  frères  par  Dieu 
et  en  Dieu.  —  Du  développement  du  principe  de  la  fraternité  des 
hommes  en  Dieu  déroulent  tous  les  progrès  sociaux  et  politiques. 
—  Conséquences  dans  l'ordre  religieux.  —  Fausseté  des  accusa- 
tions dont  celte  doctrine  est  l'objet ...  330 

Du  sens  commun  rationnel  et  du  sens  commun  empirique, 
discours  d'ouverture  prononcé  à  la  faculté  des  lettres  de  Lyon 
en  1842. . .   351 

Du  caractère  religieux  de  la  philosophie  enseignée  dans  l'uni- 
versité, discours  d'ouverture  prononcé  à  la  faculté  des  lettres  de 
Lyon  en  1843 373 

FIN   DE   LA   TABLE. 


Imprimerie  de  Mn>e  \e  Dokdey«>Dtjeri' ,  rue  Saini-ï  Quis,4(j,au  Marais.