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Full text of "Théâtre"

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I 






^arbarîi (Colkar Eifarar^, 




PftOM THE fi^qp^EtiT OP 

FRANCIS B. îlAYES 



Clau ol 1639 
Thij tund i'e $10,000 and its iVnîoorve i* to bê tiaed 

■' Fof the pure hase o^f books for the Library'' 




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n 




HENRY BATAILLE 



— THÉÂTRE 



L'ENCHANTEMENT 



, M A M A N 

COLIBRI 



; PARIS 

\ Librairie CHARPENTIER et FASQUELLE 

: EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR 

a, RUE DE GRENELLE, 11 

1904 



L'ENCHANTEMENT 



MAMAN COLIBRI 



Eugène FASQUELLE, Éditeur. ii, rue de grenelle 



OUVRAGE DU MÊME AUTEUR 

PUBLIÉ dans la BIBLIOTHÈQUE- CHARPENTIER 

A 3 fr. 50 LE VOLUME 



Le Beau Voyage 1 vol. 



Il a été tiré de cet ouvrage : 

o exemplaires numérotés sur papier de Hollande 

et 4 exemplaires numérotés sur papier du Japon 



Tous droits de reproduction, de traduction et de représentation réservés pour tous pays 
7 compris le Danemark, les Pays-Bas, la Suède et la Norrège. 



Entered accordingr to act of Gongress, In the jear 1904, by EUGKKB Fasquklle 

in the office of the Librarlan of Congress, at Washington 

Ail Bights reserred. 



Paris. — L. Maretukux, imprimeur, 1, rue Cassette. — 8152. 



HENRY BATAILLE 



— THÉATRK — 

L'ENCHANTEMENT 



MAMAN 

COLIBRI 



DEUXIÈME MILLE 



PARIS 
Librairie CHARPENTIER et FASQUELLE 

EUGÈNE FASQUELLE. ÉDITEUR 
11, RUE DE GRENELLE, 11 

1904 
Tous droits r(!'servés 






cr>>n'' (.-:)! 



DEC 18 1D07 




L'ENCHANTEMENT 



COMÉDIE EN QUATRE ACTES 

Représentée pour la première fois sur le théâtre national 
de rOdéon, le 4 mai 1900. 



Tous droits de reproduction^ de traduction et de reprégentation réservés pour tous pays, 
y compris le Danemark, les Pays-Bas, la Suède et la Norvège. 

Eat«rad Acoording to act of Congresa, in the year 1904, by Ecoènb Fasquklt.b 

in tbe offiœ oif the Librarian of Congress at Washington. 

▲11 Bighta reserrod. 



Un amoureux tourne au comique 
aus$i bien qu'au tragique : parce 
que dans F un et l'autre cas, il est 
aux mains du 'génie de fespèce qui 
le domine au [.oint de le ravir à 
lui-même 

SCHOniNHAUEH. 



PERSONNAGES 



GEORGES DESSANDES MM. Tarride. 

PIEKRE BOISSIEUX Rameau. 

VICTOR DE CHELLES Dauyilliers. 

JOSEPH Taldy. 

Etc., etc. 

ISABELLE DESSANDES M^e» Jane Hading. 

JEANNINE Marthe Régnier. 

ODETTE IIEIM4N Emma Bonnet. 

FRAULELV J. Fromant. 

GEORGETfE de Villers. 

MADAME DE ROUVRAY Muraour. 

AUGUSTINET J. RoLL. 

Etc., etc- 



LTNCHANTEMENT 



ACTE PREMIER 



Un petit salon rotonde avec, dans le fond, deux grandes 
baies vitrées., donnant, Tune, sur une sorte de hall jardin 
d'hiver, l'autre sur un salon qu'on voit grandement éclairé 
h travers les vitrages de la porte. L'électricité est éteinte 
dans le jardin d'hiver. La rotonde est médiocrement éclai- 
rée, avec beaucoup de petites lampes aux épais abats- 
jour. 



SCENE PREMIÈRE 
VICTOR DE CHELLES, MADAME IIEIMAN 

(Au lever du rideau, Victor et Madame Heinian cau'sont.) 
QUELQU UN, ouvre la porto et la referme brusquement on disant. 

Oh ! pardon ! 

VICTOR, se lève et «'adressant à la porte reformée. 

Non... non... faites doncî... je vous en prie. (lUant.^ 
Sont-ils bêtes!... (a Madame Heiman.) Est-ce que tu Tcstes 
encore longtemps?... Je suis éreinté... Odieuse, cette 
journée!... Nous avons été de toutes les corvées. 

MADAME UEIMAN 

Dis, crois-lu, maintenant que la voilà mariée, que 

1 



2 L'ENCHANTEMENT 

Georges va nous recevoir ensemble, comme avant?., 
va-t-il falloir faire semblant,.. 

VICTOR 

Mais non, mon chéri ? je te l'ai déjà dit, Isabelle est 
une femme sans préjugés. Je la connais bien. Elle trou- 
verait ridicule que nous nous gênions... On nous rece- 
vra en petit ménage^... an moins dans Tintimité... Elle 
le plajt, la mariée? 

MADAME IlEIMAN 

Oui, mais pourquoi celte idée de recevoir le soir de 
la messe de mariage? Ça ne se fait plus. On dirait une 
noce de boutiquiers. 

VICTOR 

Justement, pour cela même, parce que c'est pro- 
vince! Ah! on voit bien que tu ne la connais pas... Elle 
tient à ce genre; c'est de la pose à rebours... Au fond, 
malgré ses airs modernistes, regarde son buste, (ii 

montre un buste do femme sur la cheminée.) elle est trèS Fauny 

Lear... très Piano de Berthe .. Tiens, un détail : la 
petite sœur s'appelait Jeanne, elle en a fait Jeannine! 
Toute une époque. Est-ce assez second empire? Et 
puis, elle se serait fort bien contentée du lunch... 
mais cela veut dire aussi autre chose, cette soirée. 

MADAME DEIMAN 

Ah! 

VICTOR 

Tu n'as pas compris?... 11 faut bien mettre en évi- 
dence que c'est un mariage de raison... qu'on se cou- 
chera très tard et qu'elle s'en [fiche... qu'elle se marie 
avec un vieil ami. 

MADAME UEIMAN 

Vous êtes tous ses vieux amis. 

VICTOR 

Oh! pas le moindre d'entre nous ne peut se flatter de 



ACTE PREMIER 3 

•» 
la moindre prîvauté, tu sais!... C'est une vertu!... En 
somme, sa position d'orpheline jadis, de vieille fille 
maintenant, et surtout Téducation de sa sœur, l'ont 
entraînée à ces allures libres de camarade... Elle a été 
la camarade, — trop rare espèce de femme ! — et c'est 
toute une génération qui finit ce soir!... Mais, au fond, 
crois-le bien, personne n'a jasé... et c'est tout de même 
une femme de grand mérite. 

MADAME UEIMAN 

Oui, oui, je connais la rengaine. Elle a élevé la 
petite au biberon, ses amis à la cravache, et vous êtes 
là une douzaine qui avez Tair d'enterrer votre jeunesse. 

VICTOR 

Oh ! moi, tu sais^ je ne suis pas de la promotion... je 
ne la connais que de deux ans. Ce sont les amis qui 
m'ont attiré... Il y avait une bonne table. Ils doivent 
tous être rudement furieux contre Dessandes! Et, ma 
foi, elle a bien fait de l'épouser, pour elle et pour la 
gosse. Il fallait une fin. Ils seront heureux et de cette 
fleur d'oranger ils sauront se faire d'excellente tisane... 
Mais quelle journée ! 

MADAME HEIMAN 

Il y a encore du monde au salon? 

VICTOR 

Quatre chats... Tu viendras demain déjeuner? 

SCÈNE II 
Les MÊMES, ISABELLE DESSANDES 

ISABELLE, entrant. 

Tiens? Ah I vous cherchez le frais ! (A Victor.) Oui, c'est 

ça, allez-vous-en! (A Madame Heiman.) PaS VOUS', noUS 



4 ^ENCHANTEMENT 

avons beaucoup de choses à nous dire. Voulez-vous 
que je ferme la porte du hall? 

(Victor entre au salon.) 
MADAME HEIMAN 

Je VOUS en prie, madame, vous vous occupez beaucoup 
trop de moi. 

ISABELLE 

Non, je suis très, très heureuse près de vous. Je sens 
que nous commençons uce grande amitié; Georges m'a 
tant parlé de vous. 

MADAME UEIMAN 

Vous n'étiez, pas jalouse? 

ISABE LLE 

Non. Vous aurait-il aimée un peu que je ne serais 
pas jalouse... C'est joli, vos bagues... Oh ! une opale I 

MADAME HEIMAN 

Superstitieuse? 

ISABELLE 

Pas même religieuse... Mais j'ai prié tout de même, 
ce matin, sous mon voile. 

MADAME HEIMAN 

Pourquoi avoir quitté votre robe de mariage? Vous 
étiez si belle là-dessous. 

ISARELLE 

Taisez-vous, j'avais l'air d'une mariée de banlieue... 
Que c'est bête de se déguiser ainsi, comme un clown! 
C'est complètement ridicule ce genre d'exhibition à 

mon âge. (Débouche une bande d'enfants de tout âge, courant.) Oh I 

les bébés! Où courez-vous comme ça? On ne passe 
pas. 

UNE PETITE FILLE 

rs'ous cherchons Jeannine pour lui dire adieu, made- 
moiselle. 



ACTE PREMIER 5 

ISABELLE 

Madame, ma petite Thérèse, c'est madame qu'il faut 
dire... Répète un peu : madame... quoi? 



Madame Dessandes. 

C'est parfait. 
Où est Jeannine? 



THÉRÈSE 

ISABELLE 
THÉRÈSE 



ISABELLE 

Je ne sais pas; voyez dans sa chambre. Si vous la 
trouvez, vous lui direz de venir me parler. Embrasse 
encore, tout petit. Là... oup! Vous êtes libres, (ils sortent 
par la porte du salon.) C'est gentil, les enfants! 

MADAME HEIMAN 

Ah! voilà une bonne petite parole franche déjeune 
mariée. 

ISABELLE 

Ne dites pas cela. Mon seul enfant, tenez, entendez- 
le rire là-haut. (Elle désigne une porte adroite.) H mO Semble 

que je volerais quelque chose de mon cœur à Jeannine. 
Mon temps de maternité est fait, voyez-vous. 

SCÈNE III 
Les MÊMES, Une Dame 

UNE DAME, entrant. 

Je vous cherchais partout, chère amie. Je n'arrivais 
pas à vous trouver. 

ISABELLE 

Vous partez? Vous avez une voiture ? 

1. 



6 L'ENCHANTEMENT 

LA DAME 

Oui, oui, la mienne est en bas... merci. 

ISABELLE 

Je vais vous accompagner. 

LA DAME 

Mais non, laissez-nous donc, chère madame, vous 
devez être excédée. 

ISABELLE 

Du tout, il faut que j'aille encore serrer les dernières 
mains, et puis je redoute qu'il n'y ait pas assez de voi- 
tures pour tout le monde. Nous habitons un quartier 
si mal desservi. 

LA DAME 

C'est joli de couleur, ici. 

ISABELLE 

C'était un petit salon que j'ai fait transformer en 
fumoir... Il faudra un fumoir, maintenant... Passez, 

je vous en prie... (A Madame Hoiman, bas.) ReStez, VOUS. Je 

reviens. 

(Elles sortent, Odette, seule, te dirige vert le talen dont la porte 

est ouverte.) 

SCÈNE IV 
PIERRE, MADAME HEIMAN 

PIERRE, l'aperçoit du salon et vient à elle. 

Eh bien! avez-vous échangé des sympathies avec 
madame Dessandes? 

MADAME HEIMAN 

Oui, je la trouve très curieuse... attirante extrême- 
ment. 



ACTE PREMIER 7 

PIERRE 

Peuh! pas plus que tout le monde... Elle a ses dé- 
fauts et ses vertus. 

MADAME HEIMAN 

Et puis des idées larges... droîtesu.. tout de même 
particulières. 

PTERRE 

Une nuance entre la veuve et la vieille fille. C'est 
vrai, tout de même qu'elle est très dame! Ce sera plus 
tard la vraie dame européenne, un peu libérale, un 
peu ennuyeuse... 

MADAME UEIMAN, riant. 

Taisez-vous donc, vous êtes son meilleur ami. 

PIERRE 

Mais si je n'étais pas son meilleur ami, je ne me 
permettrais pas de parler ainsi. N'est-ce pas qu'elle a 
un visage délicieux, un visage qui vous saisit dès 
l'abord comme certains parfums... La petite aussi est 
intéressante... vous verrez! (ironique.) Ahl ce sont deux 
sœurs accomplies. Je ne sais pas ce que ça veut dire 
au juste, mais l'expression me plaît. Elles sont « ac- 
complies ». 

MADAME UBIMAN 

Y a-t-il longtemps qu'ils s'aiment? 

PIERRE 

Ce détail les regarde exclusivement. S'ils s'aiment, 
ce doit être depuis longtemps, sinon c'est une vieille 
amitié qui... qui... s'achève... (Sourire.) C*est très peu 
intéressant. 

MADAME HEIMAN 

Maintenant, un conseil, Pierre. Dans notre position, 
Victor et moi, ne devons-nous pas... 



8 L'ENCHA?»TEMENT 

PIERRE, haussant les épaules. 

Peuh! elle est au-dessus de ces préjugés. Allez en 
confiance... Et, quant à moi, il est temps que je file me 
coucher. 

MADAME HEIMAN 

Déjà? 

PIERRE 

Mais oui, ma chère; vous n'avez pas Tair de vous 
douter que je prends le paquebot demain à Bordeaux. 
J'en ai pour plusieurs jours de tangage. 

MADAME HEIMAN 

Ah bah! personne ne m'avait prévenue. Le tour du 
monde? 

PIERRE, vague. 

Un voyage de quelques mois. Je vais aller jouer aui 
lazzo, chez un oncle, dans l'Amérique du Sud. 

SCÈNE V 
Les MÊMES, ISABELLE 

ISABELLE, rentrant. 

Vous êtes encore là tous les deux? Vous savez, Pierre» 
que madame Heiman a Tamabilité de nous rejoindre à 
Suint-Meilhan dans quelques jours, car vous n'ignorez 
pas que nous sommes voisines de campagne, toutes 
deux?... 

PIERRE 

Comment donc! J'ai logé quinze jours dans la pro- 
priété de Georges. De ma fenêtre, je voyais la maison 
de madame Heiman, et on a besoin de cette distractioa 
la-bas, car c'est mortel, vous savez, ce petit trou I 

ISABELLE 

Je connais les photographies... qui me plaisent beau^ 



ACTE PREMIER ^ 

coup. (Bas à Pierre, à distance de madame Heiman.) DlleS donC, 

quelle femme est-oe, madame Heiman? 

PIERRE 

Elle vous le dira. 

ISABELLE 

Merci. Je m'en doutais. 

PIERRE 

Elle est charmante. 

ISABELLE 

Je Tadore. 

PIERRE, haut. 

Quand partez-vous ? 

ISABELLE 

Demain soir. Quelques malles à fermer. Jeannine est 
très maniaque. Il lui faut le temps de ranger ses petites 
affaires elle-même. Tenez, elle doit être encore en train 
de fureler dans sa chambre. Georges lui a donné un 
nécessaire dont elle est très fière, 

(Les enfants de tout à l'heure repassent.) 
ISABELLE 

Vous ne ramenez pas Jeannine? 

UNE PETITE 

Elle est dans sa chambre, elle va descendre. 

ISABELLE, à une enfant. 

Veux- tu dire à un domestique d'apporter ici un pla- 
teau de soda... et une tasse de thé. Pierre, votre tasse 
de thé habituelle? 

PIERRE 

Non, je vais vous demander la permission de m'en 
aller... J'ai besoin de quelques heures de sommeil 
avant le train. 



iO L'ENCHANTEMENT 

ISABELLE 

Comment, vous parlez ainsi? Et Georges, vous ne lui 
serrez même pas la main? 

PIERRE 

Il a le tort de ne pas se trouver là, et comme je ne 
veux pas rentrer au salon... 

MADAME HEIMAN 

Attendez, je vais aller vous le chercher, moi. 

PIERRE 

Ça c'est gentil. 

SCÈNE VI 
PIERRE, ISABELLE, wnis. 

PIERRE 

Adieu, ma grande amie. 

ISABELLE 

Pourquoi me dites- vous adieu d'un ton si grave ? 

PIERRE 

Parce que, ne le savez-vous pas, Isabelle? c'est un 
grand adieu que je vous donne ! Toute une moitié de 
ma vie qui disparaît ! 

ISABELLE 

Mais, Pierre, votre place ne sera pas changée ici... 
Gardez-la. 

ViEKRE 

J'ai attendu, vous le voyez, jusqu'au dernier jour 
pour perdre tout espoir. C'est du fond du cœur, ma 
grande et forte amie que je vous dis adieu! Oh! la 
mélancolie que j'y mets n'est que tout égoïste... c'est 



ACTE PREMIER II 

un vieux pleur de vieux garçon qui çrogne contre des 
habitudes dérangées... oh! sans quoi! vous m'avez 
donné Texemple de la sagesse... Vous êles une femme 
parfaite et sans faiblesse. Un beau jour, vous avez 
choisi entre vos intimes l'homme qui paraissait le plus 
propre à vous rendre heureuse et votre choix fut lon- 
guement médité! Vous avez exclu celui qui vous ai- 
mait « le trop »... Vous passerez ainsi, bien calme, de 
l'amitié à Tamour. Et c'est pourquoi je vous quitte 
sans autre regret que celui de quelques habitudes chif- 
fonnées. 

ISABELLE 

Ah ! Pierre ! Pierre ! vous ne serez jamais sage 1 

' PIERRE 

Tout le monde ne le peut pas... Enfin, vous, vous 
serez heureuse... Tout compte fait, votre vie promet 
Tiendra-t-elle? 

ISABELLE 

J'espère. 

(Leurs yeux se fixent dans la lumière brusque d'une lampe.) 
PIERRE 

Vous avez raison, il fallait garder vos yeux des 
lumières trop vives; ils étaient peut-être bien faibles 
pour les supporter. 

ISABELLE 

Que voulez- vous! Je me résignerai à l'abat-jour. 

PIERRE, la regardant. 

Oui, votre visage n'en sera pas moins joliment 
éclairé. 

ISABELLE 

Allons, allons... c'est cette stupide musique qui vous 
rend mélancolique. 



12 L'ENCHANTEMENT 



PIERRE 



Peut-êlre. Mais que vous ne vous trompiez pas sur 
celte mélancolie... Elle est doucement méprisante et 
orgueilleuse, Isabelle. On ne pleure dans la musique 
que des bonheurs médiocres — et qu'on ne devrait 
même pas regretter! 

SCÈNE VII ^ 
Les Mêmes, GEORGES 

GÈORGKS, entrant. 

Alors, vraiment vrai, tu nous quittes? 

PIERRE 

Comme si tu me m'avais pas toi-même fait prendre 
mon coupon. 

GEORGES 

Ah ! tu l'as trouvé? J'avais peur qu'on ne l'ait déposé 
trop tard chez toi. 

PIERRE 

Merci, tu vois... 

(Geste d'adieu.) 
GEORGES 

Non, pas encore... nous n'avons pas eu le temps de 
l'apercevoir dans la cohue. 

PIERRE 

Ta présence est indispensable au salon. 

GEORGES 

Pas du tout... Je venais au contraire une seconde 
aspirer deux ou trois bouffées de cigare. 11 n'y a 
plus personne, que quelques rebuts de famille... ça 
leur fera comprendre qu'il est tard. Ahl (n respire bruyam- 



ACTE PREMIER i3 

ment.) Tiens! il pleut I... La bonne pluie d'été qui crève 
sur Paris! C'est moite et doux... Que t'en vas-tu cher- 
cher ailleurs? 

PIERRE 

Peut-être pas Taventure... mais des ciels moins gris 

que les nôtres, tu vois... (Georges lui tape sur l'épaule en riant.) 

Eh! oui, mon vieux, c'est ainsi, 

GKORGES 

Soit! Je ne t'envie pas tant de jeunesse. 

ISABELLE, de loin en préparant le thé que le domestique a apporté. 

Bien. Grondez-le à votre tour, Georges... Parfaite- 
ment, vous avez besoin d'être grondé ; on n'est pas plus 
romanesque. 

PIERRE 

Oui, mais on devient trop distingué; ça m'inquièle. 

GEORGES 

Tu es amer. 

PIERRE 

Tu ne sens pas ça, toi? J'ai besoin d'aller voir des 
haillons... de beaux haillons qui aient vécu... 

ISABELLE, l'interrompant. 

Du thé, mon ami? 

(Elle lui présente une tasse et le sert.) 

PIERRE 
Oui... du thé... (Avec un sourire en la regardant.) Merci pOUr 

le sucre. 

ISABELLE, près de lui, à mi-voix. 

Ah! Pierre, si romanesque vraiment... et si peu... 
moderne ! 

PIERRE, très haut, exprès. 

Gomme vous avez joliment dit ça! Tout un petit 

2 



14 L'ENCHANTEMENT 

monde d'ironie et de fatuité là-dedans. Si, si, moderne, 
au contraire... à satiété... Hé oui, les appartements 
deviennent trop confortables... la vie est trop caout- 
choutée... Je m'y sens trop bien préservé contre tout, 
le froid, le chaud, les inconvénient^ et la passion. Vrai, 
il se répand partout une espèce de médiocrité élégante 
du bonheur; c'est fastidieux! Nous avons tous le même 
appartement et la même âme... Ça devient une espèce 
de parcage, un nivellement général; chacun y a sa 
petite case laquée blanc... Le socialisme des riches, 
quoi! Je fuis tout le mauve contagieux de vos robes 
qui m'ont si bien apprivoisé à elles... Ah! la vie qui 
salit, n'importe quoi! mais de la vie vive et des pas- 
sions. 

GEORGES, à la chemiaC-o on coupant un cigare. 

Je vois évidemment que tu as besoin de changer 
d'appartement. 

PIERRE 

J'ai besoin de ne plus me sentir préservé, voilà tout, 
de me délivrer de cette éducation médiocre dont vous 

ÔleS la patronne agaçante. (Je«nnine entre à ce moment. Elle 
passe devant Pierre qui U happe au passage.) Tenez, là, VOtrC petite 

élève... la chouchoute... Vous en serez fière, allez!... 
Que voulez-vous qu'il pousse dans de pareilles ca- 
boches? Ah! l'aurez-vous préservée celle-là, avant la 
vie, Isabelle!... Eh! eh! mon dieu, quels yeux mau- 
vais! Voyez-moi ça!... la petite poison! 

(Jeannine se dégage d'un coup d'épaules et va froidement à sa sœur.) 
GEORGES 

Tu l'embêtes, cette enfant, avec ton lyrisme! 

JEANNINE, à Isabelle. 

Tiens, voilà les clefs. 

(E!lo jfîl!o les olofs sur la table avec bruit et s'en va.) 



ACTE PREMIER 15 

ISABELLE, à Jeannine. 

Jeannine! Eh bien, Jeannine, où vas-tu? 

(Jeannine sort sans répondre, sans se retourner.) 
ISABELLE, À Pierre. 

Vous Tavez froissée ! C'est intelligent. N'importe, vous 
m'amusez... Comme si tout le monde avait à se pré- 
server, comme si c'était une loi de naissance 1 

GEORGES 

Le passionnai obligatoire. 

PIERRE 

Vous préférez la petite épargne bien française. 

GEORGES 

Non, mais il devient extraordinaire, ma parole... On 
dirait qu'il s'en prend à nous... Pourquoi cet air rogue? 

ISABELLE, ittterrompiait encore vivement. 

Oui, que voulez-vous dire? Que nous ne sommes que 
de petits bourgeois? Mais pourquoi nous en faire un 
crime! C'est curieux, Pierre n'a jamais pu admettre 
qu'il y ait des âmes totalement, oh! mais to-ta-le-ment 
fermées à ce qu'il appelle avec tant de fracas « la pas- 
sion ». Elles peuvent aimer beaucoup tout de même, 
soyez-en sûr... C'est cela que vous voulez me faire dire? 

(Elle se retourne vers Georges et trte sérieuse.) Eh bien, je le dis 

sans gêne, et Georges ne le trouvera pas déplacé : 
nous nous épousons tous deux, oh! mon dieu, sans 
passion... et c'est tout de même une belle union que la 
nôtre. 

PIERRE 

Je n'ai pas dit le contraire. Seulement, pourquoi ce 
petit air fat et compatissant? 



16 L'ENCHANTEMENT 

ISABELLE, riant. 

Mais non! vous êtes extraordinaire. Question de 
nature, de... tempérament, je ne sais pas moi... vous 
allez me faire dire des bêtises. 

PIERRE 

Oui, vous avez la prétention d'être supérieurement 
équilibrée. Quelle erreur est la votre! Je n'en veux 
d'autre preuve que cet amour désordonné et insuppor- 
table pour Jeannine. 

ISABELLE, avec volubilité. 

Ça, c'est autre chose, mon cher! Cet amour-là est 
fait de quinze années de dévouement, d'abnégation, 
de... ^ 

PIERRE, l'interrompant. 

Je m'en fiche. C'est de la passion, et de la plus désé- 
quilibrée, encore! 

ISABELLE 

Oh! puis, la passion! On ne s'en lassera alors jamais 
de ce vieux sentiment si fatigué, si usé?... Voyons, 
Pierre, vous ne trouvez pas qu'il serait temps d'y 
substituer autre chose, un sentiment plus grand, plus 
noble, plus sain? 

PIERRE 

Là! vous croyez avoir dit quelque chose de très forti 
On le voit à votre air épaté. Mais vous parlez comme 
une institutrice libérale! Mais vous n'êtes rien moins 
qu'une émancipée, ma pauvre amie. Quelle illusion!... 
Et puis, diantre, attendez au moins demain matin. Vos 
idées changeront peut-être d'ici-là! 

ISABELLE 

Continuez, vous m'amusez. 

PIERRE 

Non, je vous vexe... Seulement, tant pis! c'est aga- 



ACTE PREMIER 17 

çant... A la veille, que dis-je? à la minute du sacrifice, 
vous avez une manière de sublime tranquille qui dé- 
passe tout ce qu'on peut rôverl... (SarcasUque.) Hél toi» 
là-bas, rhomme, que penses-tu dans ion coin de cette 
conversation de soir de noces? 

GEORGES, négligé. 

Continuez, je vous en prie, ne vous gênez pas pour 
moi. 

ISABELLE 

Nous pensons de même, n'est-ce pas, Georges? Ohl 
nous nous sommes très approfondis. 

GEORGES, se rapprochant, la boîte do cigares à la main. 

En tout cas, un fond commun, que je ne crains pas 
d'avouer, c'est Tamour de la paix... Je redoute les 
orages sublimes .. Je ne vois pas pourquoi je ne me 
passionnerais pas pour mon bonheur... mon travail 
aussi. J'aime bien mon travail... je crois... il me 
semble... Tu veux un cigare? 

PIERRE, visiblement moins maître de lui. 

Le calumet de la paix? 

GEORGES 

Ne raille pas, vieux. Oui, j'ai un penchant au bon- 
heur, un irrésistible penchant à la paix. Tout petit, je 
me souviens que je te cédais déjà aux billes, au collège, 
quand tu trichais, ce qui t'arrivait souvent dans la 
fièvre des jeux illusoires, pour avoir là paix. Ça dure 
encore. Et ne hausse pas les épaules. Je ne suis pas un 
homme plus médiocre qu'un autre. 

(Ce disant, il a un peu brutalement appuyé la main sur l'épaule de 
Pierre.) 

PIERRE, énervé. 

Possible! c'est toi qui railles, eh bien, écoute... 

2. 



18 L'ENCHANTEMENT 

ISABELLE, interrompant aTeo viy«eitë. 

Qaoi? (Elle le regarde fixement.) Je VOUS défie, Pierre, de 
ne pas rire. 

PIERRE, après un court silence, haussant las épaules. 

Vous avez raison. (La voix changée.) Tiens, veux-tu me 
faire chercher mon vestiaire et une voiture, c'est plus 
important. 

GEORGES 

Comment donc ! 

(Il sort.) 

SCÈiNE VllI 
PIERRE, ISABELLE 

PIBHRE 

J'ai failli devenir tout à fait ridicule. Merci de m'avoir 
arrêté à temps. Ah! décidément, oui... pas dans le 
train I 

ISABELLE 

Personne n'est parfait. 

PIERRE 

Oh! je sens la tare, allez! Je ne m'illusionne guère. 
Je possédais autrefois une petite amie (ne cherchez 
pas, je vous en prie, vous n'avez pas connu) qui s'in- 
téressait vivement à un jeune auteur dramatique dont 
le nom ne nous est pas encore parvenu. Il est de 
Nantes, disait-elle, et il prétend que c'est pourquoi il 
ne réussira jamais. J'essayai vainement de protester. 
« Non, non, reprit- elle, il me répèle souvent : Vois-tu, il 
y a quelque chose qui me manque; si j'étais né à Paris, 
mais né... ce qui s'appelle né... eh bien, je Taurais. » 

ISABELLE, riant. 

Que lui manquait-il? 



Le dialogue. 
Et alors? 



ACTE PREMIBB 19 

PIERRE 
ISABELLE 
PIERRE 

« Je ne sais pas moi, ce que c'est que le dialogue, » 
— ma petite amie parle toujours, — « mais il paraît 
qu'au théâtre on ne peut rien faire sans le dialogue. 
Ce n'est pas l'esprit qui me gêne, dit-il; l'esprit, ça 
c'est national ; il n'y a pas de départements. Alors, les 
deux premiers actes, tout marche. Seulement, c'est 
lorsque arrive l'émotion, au troisième acte... (l'émo- 
tion, il paraît que c'est au troisième acte) alors ça 
n'y est plus, je me laisse aller, tu comprends, j'ai l'air 
de croire que c'est arrivé, d'y couper. Il doit y avoir 
une manière de ne pas avoir l'air d'y couper! Seule- 
ment, voilà, il faudrait être de Paris. ^> Eh bien, tel ce 
bon jeune homme qui se destinait à l'art dramatique, 
quand arrive l'émotion, il vaut mieux que je retourne 
en province, voyez-vous... je n'ai plus la nuance. 

ISABELLE 

Revenez guéri. 

PIERRE 

Adieu^ Isabelle. Je ne vous en veux pas. Vous me 
croyez? 

ISABELLE 

Oui. 

(Un temps. — Le domestique apporte le chapeau et le pardessus.) 
PIERRE, mettant md pardessus. 

Je vous écrirai. Quel souvenir vous allez garder de 

moi I J'ai honte un peu. (Il se regarde complaisamment daas la 
glace en mettant son chapeau.) Bah ! en SOmme, rOCOCO, maiS 

j'aurai été ce qu'on appelait autrefois un galan t homme. . . 
la jolie expression 1... un de ces voyageurs surannés 



20 L'ENCHANTEMENT 

comme on en rencontrait jadis, dont on disait : Je Tai 
connu à Chiassetti, ou ailleurs, il aimait une belle 
dame, qui avait un chapeau de salin blanc, et il mourut 
en lui écrivant des vers sur son Pétrarque, (n rit.) Allons, 
adieu. Quelle stupide conversation de départ! 

GEORGES, rentrant. 

La voiture est là. 

PIERRE 
Je me sauve, (a Madame Heiman, qui vient d'entrer.) Au re- 

voir, vous. Olr! nous sommes gens de revue! 

ISABELLE, lui tendant la main. 

Bon courage, mon anîi. 

(Ils se regardent.) 
PIERRE 
Bonne chance, Isabelle, (a Georges, en sortant, la voix un pea 

contractée.) Fermée, la voiture? Il doit faire un temps! 

SCÈNE IX 

ISABELLE, MADAME HEIMAN, puis JEANNINE 
etGEOKGES 

ISABELLE 

Parti ! 

(Elle se dirige vers le salon.) 
MADAME HEIMAN 

Prenez garde, vous avez un volant de défait à votre 
corsage. 

ISABELLE 

Ce n'est rien, ne vous donnez pas la peine. J'ai une 
épingle. 

MADAME HEIMAN, arrangeant la robe. 

Ce pauvre Pierre, il vous aimait. Que lui avez-vous 
dit? 



ACTE PREMIER 2t 



ISABELLE 



J'ai essayé de lui donner du courage, sans mentir 
pourtant. 11 ne faut jamais mentir. Mon sourire lui fera 
grand bien plus tard, j'en suis sûre. Vous savez, 
lorsque le médecin est parti, les malades aiment bien 
se rappeler qu'il riait... Oh! merci, vraiment, vous 
ê!es trop aimable... (Jeannine entre.) Te voilà, loi; on te 
cherche partout. C'est très impoli, ce que tu fais là. 
Pierre est parti. Tu entends? 

MADAMK HEIMAN 

Oh! ne la grondez pas, je vous en prie. Pas aujour- 
d'hui. Elle est si jolie, celte enfant! 

GEORGES rentre. Bas, à Isabelle, en passant. 

Dites donc, j'ai cru un moment que ça allait se gâter. 

ISABELLE 

N'est-ce pas? Il s'en est fallu de peu. (a un domestique qui 
entre.) Y a-t-il assez de voitures? Tout le monde est-il à 
peu près parti ? 

LE DOMESTIQUE 

Il reste encore les parents de monsieur et trois ou 
qualre personnes. Il y a aussi la mère de mademoiselle 
Thérèse qui attend madame dans le petit salon. 

ISABELLE 

Bien. Nous allons renvoyer le tout. (Aux autres.) Pas- 
sons, voulez-vous. 

(Georges passe le premier.) 

MADAME HEIMAN, montrant Jeannine qu'elle voit de dos, à une table» 
comme plongée dans la contemplation de photographies. 

Regardez-la. Est-elle jolie dans celte pose! 

ISABELLE, appelant 

Jeannine 1 



L'ENCHANTEMENT 



MADAME BEIMAN 



Elle est plongée dans la contemplation de Saint- 
Meilhan. Elle n'entend pas. 

ISA&EXLË 

Elle fait semblant de ne pas entendre. 

MADAME HEIMAN 

Attendez ! 

ISABELLE 

Oh I vous allez lui faire peur. 

MADAME HEIMAN, s'approche à pas de loap do Jcannine et lui met la 
main sur les yeux. 

Coucou î (Elle retire brusquement les mains.) Oh î VOUS plcu- 

rez, mademoiselle? 

ISABELLE 

Elle pleure? 

MADAME HEIMAN, gênée. 

Mais oui, elle pleure ! Oh I je vous demande pardon, 
mademoiselle... je ne savais pas... 

ISABELLE, vivement. 

Ce n'est rien, ce n'est rien. Ne vous en occupez pas. 

MADAME UEIMAN 

L'émotion de la journée sans doute. 

ISABELLE 

Oui, elle est un peu nerveuse ce soir... Voulez-vous 
bien dire, sMl vous plaît, à Georges de s'occuper des 
départs sans moi... qu'on ne m'attende pas, qu'if 
m'excuse. 



ACTE PREMIER 23 

SCÈNE X 

JEANNLNE, ISABELLE 

ISABELLE, rapidenieut. 

Voyons, Jeannine, pourquoi pleures-tu? Tes petites 
amies te cherchaient partout, tu boudais dans ta 
chambre et maintenant voilà que tu pleures?... Voyons, 
réponds, je veux que lu répondes. 

JEANNINE 

Je n*ai rien. Laisse. 

ISABELLE 

Depuis plusieurs jours déjà, on te voit passer silen- 
cieusement dans Tappartement, tu t'enfermes, tu ne 
réponds plus lorsqu'on te parle... Jeannine, ne prends 
surtout pas en mauvaise part ce que Je dis; je ne te 
fais aucun reproche, mais si quelque chose dans mon 
altitude t'a blessée le moins du monde, si tu souffres, 
parle. Jamais un doute ne s'est élevé ni ne s'élèvera 
entre nous. 

JEANNINE 

Laisse, je t'assure, je suis fatiguée. 

ISABELLE 

Ces jours-ci nous avons été très séparées, c'est vrai... 
Mais regarde-moi donc chérie. M'en voudrais-tu ? Si 
tu crois, si tu peux penser seulement que ce mariage 
doive changer quelque chose à noti-e vie... Est-ce cela? 
Tu ne répotïds pas... Est-ce cela?... Jeannine, est-il 
rien qui puisse venir déranger notre intimité? N'es-tu 
pas au-dessus de tout dans ma vie? Je sais bien, à ta 
place j'éprouverais aussi ce petit sentiment de jalou- 
sie, mats, ma chérie, ma chérie, peux-tu penser!... 
Tournez votre figure par ici... Est-ce que je ne t'aime 
pas plus que tout au monde ! 



24 L'ENCHANTEMENT 

JEANNINE 

Oh ! tu dis ça, tu dis ça I 

ISABELLE 

As-tu besoin que je te le répète, enfant. 

JEANNINE 

Si j'étais sûre de cela, au moins, bien sûrel Tu 
m'aimes plus que tout au monde? Songe bien à ce que 
tu dis. 

ISABELLE, dans un élan. 

Ah ! quand ma vie ne l'aurait pas prouvé, quand je 
ne t'aurais pas donné la becquée jour par jour, ne 
peux-tu lire en cette minute dans mes yeux que c'est 
toi l'adorée î Ne sais-tu pas que c'est ta faute s'il ne 
reste plus rien pour les autres? 

JEANNINE 

Plus rien ? 

ISABKLLE 

Parole, va, pas grand'chose ! Tiens, je suis flattée au 
fond, de cet accès de jalousie; j'y comptais un peu, je 
te dirai. (Eiie rit.) Embrasse... Ninette, s'il avait fallu 
pour t'épargner une grande peine quelconque sacrifier 
ce mariage, je n'aurais pas hésité. 

JEANNINE 

Ah! Sacrifier à moi, rien que pour moi? Et cepen- 
dant, c'est ton bonheur ce mariage I Je dois te paraître 
bien égoïste en ce moment, hein, Isabelle?... C'est ton 
bonheur? 

ISABELLE 

Voyons, comprends... Il y a des choses embarras- 
santes... beaucoup plus difficiles à expliquer à une 
petite fille qu'à d'autres. 



ACTE PREMIEB 25 

JEANNINE 

Va donc ! te gêne pas... 

ISABELLE 

D*abord je te l'ai expliqué déjà maintes fois. Ce 
mariage est de toute raison et de toute nécessité... les 
convenances... et puis il faut bien prévoir Tavenir, 
pour moi comme pour toi. Il y a même des questions 
d'intérêt. 

JEANNINE 

Oui, je sais... Après? 

ISABELLE 

Quant à Georges, c'est mon plus vieil ami. J'ai une 
énorme affection pour lui et tu es assez grande pour 
comprendre que je ne l'aime pas d'amour. 

JEANNINE 

Oh ! lu dis ça ! tu dis ça I 

ISABELLE 

Si je l'avais aimé, je ne l^urais pas épousé. 

JEANNINE, comme quelqu'un à qui on veut en trop faire accroire. 

Tu ne l'aurais pas épousé? Pourquoi? 

ISABELLE, simplement. 

Parce qu'il nous aurait dérangées, sœurette... Saisis- 
lu? 

JEANNINE, met un doigt grave sur sa tempo. 

Je te demande tout ça, Isabelle, parce que j'ai besoin 
de mettre de l'ordre dans ma tête. Ainsi, c'est ton ami 
seulement. Mais si toi tu ne l'ainâes pas d'amour, lui, il 
l'aime? 



20 L'ENCHANTEMENT 

• ISABELLE 

Mon dieu,., sûrement... à ma manière... (L'entourant de 
SCS bras.) Oh ! tu verras, tu verras ! combien tu seras 
heureuse, comme notre affection au contraire, délivrée 
de tant de soucis matériels d'avenir, deviendra plus 
étroite, plus serrée!... 

JEANMNE 

C'est ça, dorlotte... dorlotte... 

ISABELLE, lui pinçant le bout du nez 

Oh ! la vilaine petite fille ! 

JEANMNE, se redressant brusquement. 

Je ne suis pas si petite fille que cal Je la fais. 

ISABELLE, riant. 

Tu n'as pas besoin de le dire! Je sais bien que tu y 
mets de la coquetterie. ^ 

JEANNINE 

Je suis au contraire 1res avancée pour mon âge... Ne 
ris pas. Tu m'offenserais en ce moment, je t'assure... 

ISABELLE 

Tu es amusante quand tu es digne ! 

JEANNINE, se lève. 

Je suis capable de grandes... grandes choses..., tout 
comme toi. 

ISABELLE, lui prenant les deux mains. 

Je sais que sous ces apparences nerveuses et folles 
tu as des côtés déjà très beaux, très profonds, et 
un vrai petit cœur de femme. J'ai voulu faire de toi, 
à ton tour, une femme forte et libre. Aussi, ne me 
déplaît-il pas que tu fasses beaucoup de footing, du 
yacht, du cheval... et quand je te laisse même fumer 
une cigarettr, après dîner, il ne me déplaît pas qu'on y 



ACTE PREMIER 27 

voit le geste d'une petite iDdépendance très crâne... 
Et c'est ma fierté de t'avoir faite ainsi. 

JEANNINE, hochant la tête, doucement. 

Oui, c'est encore à loi que je dois d'être comme je 
suis. Je te dois tout, même cela, c'est vrai... oh! tu 
mérites beaucoup de reconnaissance ! 

ISABELLE 

Maintenant, oust! assez causé. Viens au salon. 

JEÀNWINE 

Non... non, dorlotte... dorlolte encore... au moins 
une petite minute. 

ISABELIJS, la berçant itn peu. 

Tu verras, comme on te fera une vie belle! On fera 
ceci, on fera cela... et plus tard, qu'est-ce qu'on fera? 
On te cherchera un petit mari ! 

(Jeannine a les yeux clos sur la poitrine de sa sœur.) 
JEANNIWE, riant du petit rire qu'ont les enfants dans les larmes. 

Un petit mari !...oh! tu dis ça!... Oui, raconte encore 
tout ce que tu aurais fait. 

ISABELLE 

Tout ce qu'on fera. D'abord, on t'achètera à la cam- 
pagne une belle écurie de poneys. Tu recevras... 

JEANKINE, les yeux toujours fermés. 

Oui... oui... 

ISABELLE 

Et puis> et puis... je ne sais pas, moi! Tu es beteî 

(Elle l'embrasse.) 
JEANNINE 

. Dis, c'est vrai, que je ressemblais beaucoup à ma- 



28 L'ENCHANTEMENT 

man? Dis encore, je faisais beaucoup de mauvais tours? 
Raconte. 

ISABELLE 

Je crois bien! Tu m'en as fait voir, va! Tu te rappelles, 
la fois du bassin ? 

JEANNINE 

Oui, je me rappelle. C'est drôle, hein? (Un temps. Eiie 

ouvre les yeux et regarde au loin dans sa pensée.) J'ai tOUJOUrS été 

très originale. 

ISABELLE 

Entends-tu gratter à la porte? C'est Neyt qui veut 
venir te dire bonjour. Faut-il lui ouvrir? 

JEA^'NINE, sa rêverie coupée, avec une petite voix sèche. 

Merci ! si tu t'imagines qu'elle m'intéresse cette bête l 

ISABELLE, se levant aussi. 

Nous ne pouvons pas ne pas aller dire adieu aux per- 
sonnes. Si cela t'ennuie, reste. Je t'enverrai Georges 
qui n'a pas eu le temps de te parler de toute la journée. 

JEANiMNE 

Oh ! non. Encore moins ! 

ISABELLE 

Je suis sûre que tu te trompes sur les sentiments de 
Georges à ton égard. 

JEANNINE, avec une volubilité subite. 

Je ne crois pas! En tout cas, ça n'a pas la moindre 
importance, là, làl... On fait ce qu'on fait dans la vie^ 
pour soi, sans s'inquiéter de ce qu'en penseront les 
autres après. S'il fallait seulement compter sur leur 
reconnaissance, ah! là! là! ça ne vaudrait pas, vrai^ 
de se donner tant de mal!. 



(Elle i 
net.; 



er lanc ae maii... 

dit cela si vite qu'on comprend à peine, et puis elle s'arrête 



ACTE PUEMIRft 29 

ISABELLE, suffoquée. 

Qu'est-ce que c'est? Qu'est-ce que c'est que cette 
divagation philosophique, tout d'un coup? 

JEANxNLNE 

Je ne sais pas... fais pas attention. 

(Elle se blottit dans les bras de sa sœur, yeux clos, avec un petit 
grognement.) 

ISABELLE 

Comme il t'échappe des bribes de phrases par mo- 
ments, Jeannine, que je n'aime point, pleines d'amer- 
tume, bizarres, communes... 

JEANNINE 

T'occupe pas... c'est ma moue, c'est quand je fais ma 
moue ! 

ISABELLE 

Allons, je ne réussis qu'à l'impatienter. 

JEANNINE 

Écoute... dis-le moi dans les yeux. Tu seras profon- 
dément heureuse? 

(Elle regarde sa sœur avec des yeux tout grands et sérieux.) 
ISABELLE 

Profondément. 

JEANNLNE 

Eh bien, alors voilà, c'est fini! Je suis calmée tout 
à fait... Ce n'était pas plusdifficile que ça! 

ISABELLE 

Calmée, calmée ? 

JEANNINE 

Oh î complètement I Je suis même bien. 

ISABELLE 

Alors, vite, lève-toi. Cette fois, je ne peux plus 
attendre une seconde ; viens. 

3. 



») L'ENCHANTEMENT 

JEANNINE, avec un mouvement crispé. 

Pas encore! pas encore! Non, écoute... je ne veux 
pas. Ça m'ennuie. 

ISABELLE 

Alors, désires-tu que je ijapporte quelque chose ici? 
U doit rester de ce que tu aimes au buffet. 

JEANNINE 

G'est cela, c'est cela... 

ISABELLE 

Une coupe de fruits. Je te l'apporterai moi-même. 
®h! je te gâte.] 

JEANNINE, agitée au possible. 

Mon dieu!... pas si vite, je l'en supplie... Reste une 
petite seconde. 

ISABELLE 

Tu es vraiment dans un émoi extraordinaire, Jean- 
nine. Tu ne te sens pas malade? 

JEANNINE, se ravisant et s'eiforçant de paraître naturelle. 

Tu as raison ; il faut que tu t'en ailles. Tu dis une coupe 
de fruits?... Oui, une coupe de fruits... je veux bien... 
Seulement, ne l'apporte que dans un quart d'heure... 
pas avant... lorsque je serai tout à fait bien... Je vais 
m'étendre ici sur le canapé. C'est compris? Pas avant 
un quart d'heure?... 

ISABELLE 

Capricieuse!... 

(Elle s'éloigne, Jeannine s'allonge sur le canapé et alors on entend 
comme une plainte.) 

JEANNINE 

Sœurette ! sœure Ite I . . . quel dommage ! . . . 

ISABELLE, se retournant. 

Ohl un reproche? Encore 1 



ACTE PREMIER 31 



JEAimiIlE 



(Test parce que je t'aime tant I... lant! T'occupe pas 
de moi maintenant, ne t'occupe plus. (Quand Isabelle va 
passer la porte.) Isabelle!... regarde-moi encore, genti- 
ment... de la porte... là, comme ça... Va, maintenant, 

va I (Isabelle est partie. Seule, d'une voix étranglée, Jeannine appelle en- 
core.) Isabelle! Isabelle !... Oh! 

(EUe se met à tremblM- fiévreusement des mains. Un moment se 
passe. Alors on la voit.sft relever, dégrafer son corsage, y 
prendre une enveloppe qu'elle cacheté avec un soin extraordi- 
naire. Elfe remet la lettre dans son corsage, regarde si on ne la 
voit pas, puis se sauve à pas précipités par la porte do droite.) 



SCENE XI 
ISABELLE, pm» GEORGES 

TOIX D'ISABELLE 

Non, non, ne vous dérangez pas, ce n'est rien. 

(Elle entre, avec à la main une coupe sur une assiette.) 
GEORGES, la suivant. 

Elle est malade ? 

ISABELLE 

Seulement un peu énervée... Jeannine? Où donc 

a-t-elle passé ? (AUant au hall.) Tu es là ? (Georges l'embrasse sur 

la nwiuô.) Taisez- VOUS 1 Vous avez failli me faire tout 
renverser. 

GEORGES 

Posez donc ce meuble, c'est gênant. 

ISABELLE 

Retournez. Nous sommes ridicules. Depuis une heure 
on doit prendre nos petites absences pour des allusions 
d'impatience. C'est grotesque. Nous avons l'air de le 
faire exprès. 



32 L'ENCHANTEMENT 

GEORGES 

Ça VOUS ennuierait donc tant d'avoir Tair de le faire 
exprès? Tu m'aimes? 

ISABELLE 

Je t'aime. 

GEORGES 

Oh, ce premier « tu » ! Ce n'est pas mal pour une 
première fois, mais il y a mieux. On dit « tu », très 
fort. Ça doit durcir les lèvres, (ils sombrassent.) J'ai été 
irréprochable, tout à Theure, dites ? 

ISABELLE 

Comme toujours. 

GEORGES, avec un rire malin. 

C'est égal, je ne suis pas fâché de cette conversation I 
Je n'avais pas besoin d'être renseigné certes, mais on 
apprend toujours... Ah! vous êtes une femme à poigne 
et d'une beauté. . . un peu froide. . . mais si supérieure ! . . . 
Enfin!... Seulement, moi, vrai, j'ai honte avec mon 
gros désir vulgaire... J'ai peur de vous dégoûter... 

ISABELLE 

Non, Georges, je vous estime et vous aime ; si je mels 
le devoir de la vie plus haut que tout, mon affection 
pour vous n'en est pas diminuée... Allez, n'ayez crainte. 
Notre part est la bonne. Je me charge de nous. (Georges 

lui tient les mains et la regarde dans les yeux.) Eli bien? (JUOl? 
GEORGES 

Eh bien ! eh bien ! est-ce que tu ne vois pas que je 
me retiens pour ne pas t'écraser dans mes bras? 

ISABELLE 

Chut! Je vous assure que nous nous couvrons du 
plus complet ridicule... Filez!... Mais où est-elle donc 
passée? Elle a dû grimper dans sa chambre. 



ACTE PREMIER 33 

GEORGES, souriaot finement. 

A tout à rheure, alors... 

ISABELLE, haussant les épaules. 

Ahl français que vous êtes!... Les vieilles plaisan- 
teries ne perdent pas leur droit... et il y a toujours du 
comnais voyageur chez l'homme le plus intelligent. 

GEORGES 

A tout à rheure, tout de même. 

(Il sort.) 

ISABELLE, Restée seule, va vers la porte do droite puis elle se ravise, 
remonte au fond, ouvre la porte vitrée du jardin d'hiver plong«'*e dans 
l'obscurité. Elle appelle. 

Nine!... Nine[ es-tu là? 

(Elle tourne le bouton électrique, inspecte et ressort.) 



SCENE XII 
JEAiNNIÎV'E, ISABELLE 

(A ce moment la porte s'ouvre violemment, Jeannino se précipite en courant 
dans le sens du salon.) 

ISABELLE 

Ehî bien, qu'est-ce que c'est? Pourquoi cours-tu 
comme une folle? 

JEANNINE, se retourne d'un élan et se jette éperdue au cou do sa sœur 

Adieu! adieu! Isabelle! adieu! 

ISABELLE 

' Mais qu'y a-t-il? Qu'est-ce qui te prend? Tu es folle!... 
Tu m'étrangles!... 

JEANNINE, accrochée désespérément, dans un grand sanglot. 

Adieu î... Adieu!... 



54 L'ENCHANTEMENT 

l&AhElLE 

Mais c'est insensé!... Réponds?... Lâche-moi... Ah! 
ça, chérie, chérie... mais lu m'épouvantes... voyons... 
c'est fou!... Ohl mais parle donc... Jeannine!... Mon 
dieu! qu'est-ce que tu sens? Ouvre la bouche... Qu'est- 
ee que tu as bu? Malheureuse! Ce n'est pas vrai, Jean- 
nine, ce n'est pas vrai?... 

JEANNINE 

Adieu!... 

ISABELLE 

Oh!... au secours! au secours! Ah! malheureuse! Au 
secours donc ! quelqu'un... Georges !... 

SCÈNE XIII 

Les Mêmes, GEORGES, puis MADAME HEIMAN, 
puis Une MADAME DE ROUVRAY, Une Jeune Fille, etc. 

(Georges accourt.) 
ISABELLE 

Elle s'est tuée! Elle s'est empoisonnée ! Elle vient de 
s'empoisonner... Georges! au secours! au secours! 
mon Dieu!... 

MADAME HEIMAN, entrant. 

Un malheur ? 

GEORGES 

Vite, vite ! Voyez si monsieur Barguier, un ami d'Isa- 
belle, est parti... Je crois qu'il a été médecin dans la 
marine... monsieur Barguier... Sinon, prévenez mon 
médecin par téléphone, 225-30... Pas un mot surtout, 
^ne laissez entrer personne. . Que personne ne sache !..< 

(Il les pousse toutes deux dans le jardin d'hiver dont il referme 
la porte, derrière lui.) 

(On entend dans le salon le bruit des voix des quelques rares 
personnes qui restaient encore; quelques phrases : Où cela'!.,. 
Téléphone l... etc..) 



ACTE PREMIEU 35 

MADAME IIEIMANf rentraut. suivie «le monsieur Barguier. 

Là, monsieur... cette porte... Entrez, je vous en 

supplie ! (Elle fait entrer, puis barrant la porte à doux ori trois personnes 

accourues.) C'est Jeannine qui vient de se trouver mal... 
Elle s'est surmenée toute la journée... rémotion de (v* 
mariage... Elle se contenait depuis plusieurs heures, 
elle a été prise d'une syncope subite... Madame Des- 
sandes a perdu la tète! c'est bien compréhensible... 

UNE VIELLLK PARBTFE 

Sa Jeannine! Elles s'aiment lantl... Pourvu qu'il 
n'arrive rien î 

UNE DAME, en soi lie de bal, la tète couTerto. 

Mais VOUS pensez que ce ne sera pas grave ? 

MADAME UEIMAN 

Nullement. Quoique le conlre-coup sur madame Des- 
sandes... Naturellement elle va s'effrayer. 

LA DAME 

J'étais déjà dans l'escalier. Je suis remonté précipi- 
tammeiït ^vec madame de Rouvray et sa fille, en 
entendant ces cris!... On ne peut pas entrer? 

MADAME ilEIMAN 

Non, non... on ma bien recommandé.. Vous savez., 
la solitude dans ces sortes d'indispositions... 

MADAME DE ROUVRAY 

Comme c'est contrariant!... Il y a tant d'anémies 
cérébrales depuis quelque temps I 

(Madame Hdiman répète ses explications à voix basse à un mon- 
sieur, dans l'encoignure du salon.) 

LA HEILLE PARENTE 

Quelle est celte dame qui a Tair si intime?... 



36 L'ENCHANTEMENT 

UN MONSIEUR 

Je ne sais pas... une madame Hermann... Heiman..» 
un nom Israélite... Il n'y a que des israélites pour 
devenir des amis intimes en cinq minutes. 

UNE PETIT li: JEUiNE FILLE, à sa mère madame de Rouvray. 

Pff ! en voilà. une révolution! Cette Jeannine! C'est 
de la pose!... Mais oui, elle adore faire son intéres- 
sante. Je ne la connais pas d'hier, tu penses! Tiens, 
lu demanderas à Georgette! Est-ce qu'elle ne fait pas 
ses embarras tout le temps, à la pension ? Elle est 
trop gâtée, voilà... Et jalouse, quand on ne s'occupe 
pas d'elle ! Est-ce qu'à la représentation des grandes, 
quand on a joué Vercingélorix^ il y a quinze jours, elle 
ne vient pas faire des histoires parce qu'on lui avait 
distribué le rôle de Geltill! Elle a piqué une crise de 
nerfs. Elle voulait à tout prix jouer Vercingétorix. 

MADAME DE ROUVRAY 

Le fait est qu'elle a bien mauvais genre, ta petite 
amie... Cette ferronnière sur le front! 

LA PETITE 

Et ses bagues!... Elle en a jusqu'à l'index comme les 
peintresses de la rue de Berri. 

UNE DAME, en s'en allant, à madame Ileiman. 

Dites bien à madame Dessoudes toute la part que j'ai 
prise... 

MADAME UEIMAN 

Je n'y manquerai pas. 

(A ce moment, Georges rouvre la porte. Il paraît très maître de lui 
et sourit.) 

GEORGES, répondant aux uns et aux autres. 

Vraiment je suis désolé... quel contre-temps!... Ce 
n'est rien du tout... un léger étourdi-ssement... la cha- 



ACTE PREMIER 37 

leur, le bruit... Je vous en prie... Oui, ma femme s'est 
UQ peu émotionnée... Mille fois trop bonne... Ma chère 
tanle, voulez- vous vous occuper de ces dames?... 

(Il les a menées en souriant jusqu'à la porte du salon.) 
MADAME HEIMAN, prenant Georges à part. 

Eh bien.., vite, vite! dites?... Vous souriez? 

GEORGES 

Eh bien, fausse alerte, Dieu merci 1 Elle n'a même 
pas eu le temps d'avaler. le laudanum... Aucun dangej. 
A peine avait-elle bu, qu'elle a tout à fait perdu la tête, 
et s'est jetée au cou de sa sœur... Personne ne se doule 
de rien, au moins ? 

MADAME BEIMAN 

Personne. 

GEORGES 

Vous êtes sûre? J'y tiens... 

MADAME HEIMAN 

Mais quel coup de folie ! 

GEORGES 

Oui, je ne sais pas, c'est fou! c'est ahurissant! 

MADAME HEIMAN 

Vous êtes sûr qu'il n'y a plus de danger? 

GEORGES 

Il n'y en a même pas eu. Faites filer cette pesle de 
madame de Rouvray surtout... hein? Je vous demande 
pardon... Et que la porte soit interdite à qui que ce 
soit ! 

MADAME HEIMAN 

Je crois bien... mon pauvre ami... Ne vous ocjcupez 

de rien, (Georges rentre rapidement dans le hall. Madame Heiraan 

appelle un domestique.) Mousicur VOUS fait dire de vcillef abx 
voitures et de ne laisser entrer absolument personne... 

4 



3S L'ENCHANTEMENT 

Ȑme la tante de monsieur,.. Qu'elle envoie prendre 
êes nouvelles demain matin si elle veut. 

LE DOMESTIQUE 

Bien, madame. 

(Tout le monde est rentré au salon à l'exception de M"»« Heiman 
et de Victor de Chelles.) 

SCÈNE XIV 
MADAME HEIMAN, VICTOR DE CHELLES, seuls. 

HiCTOR DE CHELLES, qui s'est rapproché de Madame Heiman, dans 
l'embrasure de la porte. 

Alors tu restes? 

MADAME UEIMAN 

Il faut bien... Je ne pnis m'en aller ainsi... 

VICTOR 

Bon agrément!... Tu viens déjeuner demain? 

MADAME BEIMAN 

Oui, oui. 

VICTOR 

Tu asTair émue? 

MADAME HEIMAN 

On le serait à moins... Figure-toi... 

(Elle va fermer la porte du salon.) 
VICTOR 

Ôùoi? 

MADAME HEIMAN 

Figure-toi.., ce n'est pas un évanouissement. 

VICTOR 

Bah! 

MADAME DEIMAN 
C est... (A ce moment le jardin d'hiver stouvre et Isabelle et Georges 

apparaissent.) Chutl... à demain... je te raconterai. 

(Victor s'éclipse.) 



ACTE PREMIER Hl 

SCÈNE XV 
MADAME HEIMAN, ISABELLE, GEORGES 

(Isabelle et Georges sortent du jardin d'hiver, elle est toute défaite ; lui<i& 
soutient un peu.) 

MADAME HEIMAN, se précipitant à sa rencontre. 

Madame! 

ISABELLE 

Ah! c'est vous!... Au fait, vous savez... 



Elle seule ! 
Merci, merci... 



GEORGES 
ISABELLE, vague. 



MADAME HEIMAN 

Comme vous êtes pâle ! 

ISABELLE 

J'ai deux mois à dire à Georges. Voulez-vous no«» 
laisser seuls, s'il vous plaît? Oh! vous pouvez entrer,^ 
Au contraire, je vous en prie... vous me rendrez ser- 
vice... Veillez sur elle ! 

(Madame Heiman entre dans le jardin tout doucement.^' 

SCÈNE XVI 
ISABELLE, GEORGES 

ISABELLE 

Tiens, prends celle lellre. Elle t'est adressée. Je Fat 
trouvée sur sa poitrine. Lis. 

GEORGES, a un mouvement de surprise, puis il prend la lettre que Ij*: 
tend Isabelle. On entend des bribes de phrases. 

Parce que je vous voulais à moi.., à moi... alors sans 
nen dire... f aurais désiré vous embrasser avant de mou- 
rir... Et toi, sœurette... faire du mal... très bien ainsL:^ 



A9z ' L'ENCHANTEMENT 

tu ven^aS,,, (II laisse tomber la lotlre, stupéfait. Silence. Il so rap- 
proche timidement, avec émotion» d'Isabelle.) Isabelle, vous pleurez? 

ISABELLE 

Non... je reste atterrée... atterrée... oh! 

GEORGES 

Je vous jure que, pour ma part, jMgnorais... (Geste d'im- 
puissance.) Je vous demande pardon. 

ISABELLE 

Pourquoi prenez-vous cet air honteux, comme si 
vous aviez à vous excuser de quelque chose? (Le regar- 
dant.) Dieu! il s'agit bien de cela! Ma Jeannine qui vou- 
lait s'en aller! ah bien!... 

GEOKCES 

Oh! s'en aller!... Taurait-elle pu? Vous voyez... 

ISABELLE 

Avoir tout pensé, tout calculé, s'être appliqué Tâme. 
à'ia sienne, on peut dire, avoir tout prévu... pas une 
minute, cette chose stupide, cette insipide banalité... 
C'était trop simple à imaginer, évidemment!... Ah! la 
vie est encore trop bête pour que la raison soit bonne 
à quelque chose ! 

GEORGES 

Mais aussi, que diable, qui eût pu prévoir?... (Levant 
les bras au ciel.) Ça arrive donc encore, ces choses-là? 

ISABELLE, continuant fiévreusement. 

Ainsi, elle m'a caché cela à moi, obstinément? Mais 
à y réfléchir une seconde, on est épouvanté, Georges! 
Oh! comme elle a dû souffrir! Le drame horrible!... 

GEORGES, essayant do calmer le tumulte. 

.Peut-être a-t-elle cédé, au contraire, à une ivresse 
nerveuse. Elle n'a peut-être pas du tout réfléchi. A 



ACTE PREMIER 41 

seize ans, on veut toujours mourir tout de suite I Elle 
attribue peut-être à l'amour des déceptions imagi- 
naires. A cet âge, sait-on? 

IS^^BELLE 

Allons donc I Regardez, précisez. C'est effrayant ! 
Elle a attendu, jusqu'à ce jour, que tout fut irrémédia- 
blement consommé, que tout espoir pour elle fut bien 
mort! Ahl égoïstes que nous sommes! (Avec passion.) La 
chérie! la chérie! Et pour moi cela! Comment calmer 
les traces de sa blessure maintenant? Car c'est fini... 
Elle a attendu jusque-là, que mou bonheur fut irrépa- 
rable ! 

(Georges se retourne brusquement.) 
GEORGES 

Que voulez«vous dire par là? Que vous m'eussiez 
sacrifié? 

ISABELLE 

Il l'aurait bien fallu. 

GEOHGES 

Ah! 

ISABELLE 

Et comme elle le savait!... Mais vous, le premier, 
TOUS l'auriez trouvée juste, notre séparation ! 

GEORGES, avec un léger sourire. 

Évidemment! Ce n'est qu'une insignifiante question 
d'amour. 

ISABELLE, du bout des dents. 

El je vous aime pourtant, Dieu sait! 

CiEORGES, a l'air d'hésiter une seconde à dire quelque chose, pui« il so 

ravise. 

Oui. Eh bien, laissez-moi vous dire que vous êtes 
.dans un trouble fort légitime, mais toutes les hypo- 
thèses, que vous feriez en ce moment sur le compte de 
Jeannine, sont bien gratuites... 11 ne faut pas exagérer 

4. 



42 L^ÈNGHANTÈMENT 

les choses. Les douleurs d'enfant, qu'est-ce? Dès qu'elle 
a senti qu'elle perdait pied, elle s'est raccrochée à vous. 
Suicide môme, en l'occasion serait un bien gros mot. 
Et lout cela va et vient dans ces petites cervelles, il n'y 
faut pas ajouter l'importance que... 

ISABELLE, sôchemenL 

Ce n'est, en tout cas, pas à vous à le faire remar- 
quer!... Vous restez vraiment d'un calme!... Seriez- 
vous étranger, pour n'être pas de la famille? C'est pour 
vous qu'elle s'est tuée! Et vous, le premier, mon cher, 
vous lui devriez au moins dés paroles moins indiffé- 
rentes î 

GEORGES 

Aïe! Aïe! Il vaudrait peut-être mieux que nous n'en- 
trions pas dans ces sortes d'appréciations... (Vivement.) Il 
y a des choses plus pressées... D'abord, que faire? 

ISABELLE 

Ah! oui, que faire!] 

GEORGES 

Le remède nous ne le trouverons pas ainsi en cinq 
minutes... Mais puisqu'il est préférable de laisser Jean- 
nine seule un peu avec Barguier, et que nous dispo-' 
sons déjà d'une seconde pour nous concerter, je vou- 
drais que vous m'indiquiez tout de suite en ce qui me 
concerne, le... comment dire? (ii cherche) l'altitude que 
je dois avoir dès que nous allons rentrer. 

ISABELLE 

L'altitude! Quel mot sec! Il n'y a pas d'attitude à 

avoir. . . (Avec un grand geste.) Celle du Cœur I . . . 
GEORGES 

C'est un peu vague. (Sursaut d'Isabelle.) Oh! Isabelle, 
comme je sens saigner votre âme!... Elle souffre aigre- 
ment, ma pauvre femme I c'est bien naturel... Mais vous 



ACTE PREMIER U 

verrez, vous verrez, comme tout s'aplanira... vous ea 
serez étonnée, j'en suis sûr... Le moindre dérivatif à 
son idée fixe... il suffira d'un peu d'éloignement... 

ISABELLE 

Ah! ça, êtes-vous fou? L'éloigner? Me séparer d'elle 
une minute, maintenant? Vous ne pensez pas à cq que 
vous dites! C'est-à-dire que je vais être rivée à elle 
simplement, moi! S'il y a seulement une porte entre 
nous désormais, je- ne vivrai pas! Quelle épouvante si 
je ne Tavais pas, là, sous la main, tout de suite, moa 
dieu, mon dieu... j'aimerais mieux mourir tout de 
suite! Ah! c'est que je la connais! Elle est capable de 
recommencer demain... L'éloigner? Quel crime! Non, 
non, on ne passe pas deux fois par où je viens de pas- 
ser!... L'horrible petite! lille a mis la mort entre nous. 

GEORGES 

Je disais : éloignemenl... comme ça... sans rien pré- 
ciser... 

ISABELLE, so redressant et allant druit à lui. 

Voyons, Georges, au lieu de nous réunir étroitemenl 
contre le mçtlheur, il y a au contraire entre nous, depuis 
tout à l'heure, comme une hostilité réellp, comme «m 
nous avions senti tout de suile que nous allions défendre 
différemment notre bonheur. Nous valons mieux que 
cela. 

GEORGES, eflondré. ' • - . 

Ah ! notre pauvre bonheur, parlons-en ! Quel cala--, 
clysme! Qu'est-ce que nous allons faire maintenant? 
Gomment sortir de là ? 

ISABELLE 

Vous le demandez? Mais nous jeter à son secoursl La 
guérir I La guérir; tenter cela! Et que voulez-vous que 
nous fassions d'autre maintenant? Me séparer d'elle, 
une minute, du moins pour l'instant, n'y revenoas 



44 L'ENCHANTEMENT 

pjus, n'est-ce pas? Je considère le petit voyage ou la 
njaison de santé que vous m'oflfrez comme une mons- 
truosité. Quelle réponse a fion abnégation! Pour l'instant 
je la garde... voilà ce que je sens. Après, on verra. 

GEORGES 

Alors la prendre entre nous, avec nous, à Saint- 
MeilKan?... Non non, je ne contredis pas, notez bien!..» 
je vous demande simplement... je m'informe. 

ISABELLE 

A moins que vous ne préfériez que nous nous disions 
adieu? 

GEORGES 

Merci. 

ISABELLE 

Ahl si jamais ce petit être se tuait pour de bon, à 
cause de nous, songez quel serait le reste de notre viel... 
Rauvre enfant désemparée! Ce qu'il faut au contraire, 
c'est ne pas Tabandonner, la calmer, tout de suite, la 
réconforter, pour arriver à la guérir ensuite, petit à * 
p,etit... à lui sortir cet amour du cœur. 

GEORGES, arpentant le salon désespérément. 

La guérir, la guérir!... Songez-vous à tout ce que 
cela comporte? Tout ce que cela veut dire? 

ISABELLE 

Oui, je le comprends aussi bien que vous. Avec 
d'autres natures que les nôtres ce serait peut-être im- 
possible... mais nous sommes trop chics, trop inca- 
pables l'un et l'autre de tomber dans les vilenies!..* 
Vous ne doutez pas de vous, je suppose? 

GEORGES, haussant les épaules. 

Bien entendu. Seulement réfléchissez à la situation 
que cela nous crée ! 



ACTE PREMIER 45 

ISABELLE, aveo emportement. 

Mais oui nous souffrirons, parbleu I Tant pisi Oui 
certes, une vie de soins, une tâche très, très lourde; 
c'est une afiFaire de volonlé. Et comment lui marchan- 
derions-nous nos peines, dites, car c'est sublime ce 
qu'elle vient de^ faire là, cette petite, je ne sais pas si 
vous vous en rendez bien compte!... Et vrai, ce ne 
serait pas la peine d'être les gens que nous sommes et 
que, grâce à Dieu... 

GEORGES, l'interrompant un peu impatienté. 

. Ohl vous, évidemment, je sais à quoi m'en tenir, 
vous m'aimez d'une façon si... supérieure! Mais moi, je 
ne suis au-dessus de rien du tout, moi! Mon devoir est 
de vous ouvrir les yeux sur l'avenir... Guérir? vous en 
parlez à votre aise... Y parviendrez-vous? 

ISABELLE 

Sûrement l 

GEORGES 

Peut-être. 

ISABELLE le regarde, puis avec un sourire un peu méprisant. 

Mais si, Georges, mais si!... nous arriverons parfaite- 
ment à la délivrer de vous, petit à petit... Que voulez- 
vous? nous apprendrons comment, à^mesure... Raison, 
douceur, morale, que sais-je! C'est une question de 
tact, de précaution infinie. Mais dès les premières 
paroles douces que nous lui dirons, vous verrez son 
élonnement sera doux d'apprendre que l'amour c'est 
une chose naturelle, dont on parle, nullement offen- 
sante, et qui se traife. Elle l'a caché comme une honte. 
11 faut qu'elle arrive à s'en exprimer au grand jour, 
quotidiennement, comme de sa santé, d'une maladie 
naturelle, admise entre nous... Et puis l'amour, ça 
s'use à en parler!... Je sais en tout cas, moi, qu'elle n'en 
mourra plus. — C'est l'essentiel, d'abord. Toutefois 
puisque vous paraissez ne pas m'approuver... 



46 ^ENCHANTEMENT 

GEORGES 

Voyons, vous savez bien, ma chérie, que votre 
volonté n'entre même pas en discussion. Que voulez- 
vous que je fa«se? C'est une impasse : soill Plus tard, 
plus tard seulement, je me permettrai de vous poser 
quelques questions... oh! absolument personnelles, 
d'ailleurs! elles manqueraient d'à-propos en ce mo- 
ment. Jusque-là je me tiendrai dans mon coin. 

ISABELIE 

Non pas. Je compte au contraire beaucoup sur vous. 

GEORGES 

Ohî ohl 

ISABELLE, frappant des doigts sar le canapé. 

Cessez de railler, voyons; c'est déplacé. 

GEORGES 

Je raille, moi? Alors c'est une façon de sagesse vague 
que je cherche à opposer, comme ça... sans bien savoir... 
un contre-poids... Et puis, je m'essaie en même temps 
déjà à une contenance... Quand je me sentirai ridicule, 
je m'en tirerai par l'ironie. Voilai 

(Il fourre rageusement les deux mains dans ses poches.) 
ISABELLE 

Ridicule ! Quelle préoccupation I 

GEORGES 

Parbleu, vous n'aurez que les belles, vous ! 

ISABELLE, avec volubilité. 

Belles, oui, et je vous communiquerai de cette beauté^ 
Georges! Quelle haute tâche que la nôtre! Quel enthou- 
siasme à éclairer cette petite âme confuse! à... 

(Georges celle fois perd patience.) 



ACTE PUEMIER 47 

GEORGES 

Pardon, pardon, plus je vais plus je me persuade 
que je suis un homme vulgaire, très terre à terré. J'ai 
besoin que nous ne nous égarions pas. Et comme il me 
semble percevoir dans vos paroles un peu d'emphase, 

et... 

ISABELLE 

Oh 1 insulter ainsi ce qu'il y a de meilleur en moi î 

GEORGES, se rapprochant, plos doucement. 

Pardon si je vous ai blessée, Isabelle... je n'avais pas 
celte intention. Je suis là seulement pour ramener la 
situation à toute sa vulgarité... j'insiste : vulgarité... 
Se dévouer, c'est bien... mais je ne voudrais pas que 
nous soyions dupes d'un lyrisme un peu... en dehors de 
la question. Ecoutez, j'aurais trop à dire, et cola ne 
servirait à rien! Autant lancer des cailloux dans Tin- 
fini!... Votre fièvre est bien légitime, après tout, et je 
ne veux pas être laxé d'égoïsme. Réfléchissez à tout; 
décidez^ puis que ce soit chose entendue. Décidez de 
notre vie comme vous le voudrez! Vous êtes libre, maî- 
tresse de notre sort... Et cela fait, je prends ma pipe, 
mes bouquins, je me mets au traitait, en pleine paix 
comme si de rien n'était. Il ne faudra pas me le répéter 
deux fois. Vous conduirez la barque et j'attendrai, 
patiemment. Arrive que pourra!... soit. Ce que je vous 
certifie, par exemple, c'est que, quoi qu'il advienne, je 
ne m'en mêlerai pas! Jeannine est voire sœiir... vous 
la soignerez à votre guise. Moi, je ne vous suis qu'un 
étranger; je n'existe pas. Soyez- en bien avertie et re- 
tenez-le, je vous prie!... Je me ferai toujours une vie, 
d'ailleurs, et vous me donnerez de votre amour ce que 
vousvoudrez... ce que vous pourrez. Je m'en contenterai. 

(11 a dit cela du ton d'un homme qui lutte violemment contre lui- 
inêm«. puis prend son parti. La porte s'ouvre. Madame Heiman 
sort sV,.* la pointe des pieds.) 



48 L^ENCHANTEMENT 

MADAME BEIMAN 

Madame ! 

ISABELLE 

Quoi? Ça ne va pas? 

MADAME UEIMAN 

Si, si, au contraire. Seulement, elle a une grosse crise 
de larmes. Je crois que vous pourriez rentrer sans 
inconvénient. Elle pleure, elle sanglote, elle dit qu'elle 
ne veut plus vous voir, madame... ohl des mots d'en- 
fants! 

(Elles se sont rapprochées de la porte entr'ouverte. Isabelle regarde 
avec précaution, puis dit quelques phrases à voix basse à madame 
Heiman qui rentre, toujours sur la pointe des pieds. Pendant ce 
temps, Georges s*est assis nerveux, sur le bras d'un fauteuil. Isa 
belle descend et vient l'embrasser, les bras au cou.) 

ISABELLE 

Allons, votre main Georges... et courage! Il ne faut 
plus rien regretter. 

GEORGES, soupirant. 

Je vous aimais. 

ISABELLE 

Vous m'aimerezT C'est notre bonheur remis à un peu 
plus tard, mon ami, voilà tout. 

GEORGES 

Notre bonheur! notre baiser!... les voilà loin! 

ISABELLE, douce. 

Qui sait? (Georges relève la tête.) Oui, je dis ! qui Sait? 
Laissez-moi ménager l 'avenir. Vous savez bien quelle 
femme logique je suis? 

GEORGES 

Après tout, des êtres comme vous sont peut-être ca- 
pables de miracles! 



ACTE PREMIER 49 



ISABELLE 

Allons, souriez; vous voyez bien que j'ai la force de 
sourire, moi. Levez la tête. Je comprends votre peine ; 
mais ne vous attristez plus de moi, Georges! Il fallait 
bien payer un bonheur trop facile. 

GEORGES 

C'est cher ! 

ISABELLE 

Oui, mais lorsque nous nous retrouverons après, seuls 
^ et fiers, avec notre amour? 

GEORGES, se lève et résume la situation avec effondrement. 

Alors quoi? nous parlons toujours à Saint-Meilhan, et 
elle nous suivra? 

ISABELLE, ferme. 

Demain ! 

GEORGES, bêtement accablé. 

Mon Dieu!... mon Dieul... qui aurait pu prévoir... il 
n'y a qu'un instant? 

ISABELLE 

C'est un tort ; nous aurions dû prévoir. 

(Georges est debout, Isabelle va comme pour l'embrasser, mais elle 
lui prend la tête entre les mains et le regarde longuement dans 
les yeux.) 

GEORGES 

Pourquoi me regardez-vous ainsi? 

ISABELLE 

Je cherche. Je m'habitue à l'idée que c'est vous qu'elle 
aime... vous... toi... qu'elle t'aime, à en vouloir mourir... 
Ahl quel est donc ce mal mystérieux et terrible, et 
pourquoi faut-il qu'il choisisse toujours les épaules les 
plus faibles I 

(La porte du hall s'ouvre à cet instant.) 



30 L'ENCHANTEMENT 

GEORGES 



Tenez! 



Ma petite... 



ISABELLE 



(Jeannine est presque portée par madame Heiman et monsieur 
Barguier. On la dépose sans bruit sur un canapé. Elle est d«^cor- 
setée, elle a ses petites mains baguées sur la figure et se cache 
dans le dossier du canapé. Discrètement madame Heiman et 
monsieur Barguier se retirent au fond, Georges reste à distance 
aussi. Silence. Isabelle s'approche doucement.) 



SCENE XVII 

GEORGES, ISABELLE, JEANNINE, MADAME HEIMAN, 
MONSIEUR BARGUIER 

ISABELLE, murmure à l'oreille de sa sœur : 

Jeannine!... C'est moi, Jeannine! Oh! la méchante 
petite fille qui voulait nous quitter ainsi, nous aban- 
donner... Vous n'avez pas honte, mignon, mon mi- 
gnon?... Et pour cela! 

JEANNINE, sans bouger, la tète enfouie dans les bras. 

Plus bas... plus bas... Isabelle... 

ISABELLE, souriante. 

Oui, oui... à l'oreille... Comme si tu n'aurais pas eu 
plus vite fait de me le dire! Ouvrez vos yeux! voulez- 
vous ouvrir vos yeux! Oh! je vous gronderai, je vous 
gronderai... mademoiselle! 

JEANNINE, les yeux obstinément fermés, ne voulant pas les rouvrir au 
monde extérieur, lance à voix étouffée : 

Est-ce que Georges sait? 

ISABELLE 

Mais oui, Georges sait! Je crois bien. Il est là! (ham) 
Georges I 



ACTE PREMIER 5^ 

JEANNINE 

Non, non I je ne veux pas ! . . .je ne veux pas » 

à ce moment entre George, et Isabelle, une 'pantomime at.téf.î 
ISABELLE, appelant très haut. 

Georges ! (a jeanniae.) Tiens, le voilà devant toi !. Oa- 
vrezles yeuxl * 

JEAKNINE, .anglotant et trépignant, la bouche contre les coussins. 

Je ne veux pas I Je ne veux pas ! 

ISABELLE 

''b.îJî^^t^™/'"''" ^''\'"'''" «"« Georges se décide. Alors iltiro 
- - iT^p^rretTs^^ntr'''''*''''''''''^''"""'"'^'"''^- 

GEORGES, avec un jourire bêle et figé sur les lèvrea. 

Eh bien Jeannine, eh bien... vous nous en faites des 
peurs.... Vous ne voulez pas me donner la main? 

JEANNINE, pleurant à gros- bouillons. 

Isabelle I Isabelle î 

ISABELLE, essayant de lui forcer doucement les paupières avec les 
doigts. 

Ouvrez les yeux!... Je veux que tu ouvres les petits 
yeux... bi, si... qu'est-ce que c^est que ça! 



RIDEAU 



ACTE DEUXIÈME 



A Saint Meilhan. — Résidence sans grand style, bâtie sous 
la Restauration. — Une grande pièce du rez-de-chaussée 
donnant, par une large porte-fenêtre en fer forgé, comme 
une grille avec vitres, sur un perron et sur un long parc 
feuillu à peine un peu roux déjà. — La pièce est vaste, gaie 
et froide; habilement modernisée, dans les détails, par des 
mains de femme. A droite et à gauche, portes. Piano à 
queue. Grande cheminée ancienne, arrangée à l'anglaise, à 
gauche. — Le» meubles sont jolis. 

Le rideau se lève sur une scène d'intimité deux mois 
après le premier acte. A gauche, Isabelle et madame Hei- 
nian, près d'une petite table où il y a des boissons. A 
droite, à distance, Georg«s tape avec un marteau sur 
quelque chose quon ne distingue pas très bien; et au 
milieu d'eux, sur un pouf, face au public, complètement 
isolée : Jeannine. Elle se ronge un peu les ongles. Elle a 
un petit polo sur la tête et une cravate rouge. 



SCENE PREMIERE 
OEORGES, ISABELLE, MADAME HEIMAN, JEANNINE 

GEORGES 

Quatre heures, déjà! Comme nous avons déjeuné 
•lard. 

ISABELLE 

Et vous n'avez pas encore travaillé aujourd'hui? 

GEORGES 

Chiche ! J'y vais. 



ACTE DEUXIÈME 53 

[SAI 

De la glace ? 

MADAME HEIMAN 

Merci. Maintenant on n'en a guère plus besoin... 
Comme c'est joli toute cette descente vers TOise, d'ici ! 

GEORGES 

C'est une merveille, par les premiers jours de froid... 
Avec le petit vent du nord qui rebrousse les feuilles, 
c'est tout d'argent. Si vous voyiez ça à cinq heures du 
matin !... Seulement, voilà, il faut être levé, 

MADAME HEIMAN 

Vous VOUS levez donc à ciijq heures du matin ? 

GEORGES 

A la bougie quelquefois. 

MADAAIE IIEIMAN 

Vous chassez en ce moment? C'est donc vous qui 
faites tout ce bruit de fusillade au bout de mon parc. 
On ne peut plus dormir. 

GEORGES 

Penh! je vai$ plus loin que ça... J'ai été jusqu'à 
Laurac, hier. 

MADAME UEIMAN 

Mâtin ! 

ISABELLE 

Vous ne voulez pas nous aider à arranger ces chry- 
santhèmes ? 

MADAME UEIMAN 

Nous manquons de chic. 

GEORGES 

C'est très bien au contraire. N'y touchez plus... Mon 
lemonscoach est sucré ? 

5. 



54 L'ENCHANTEMENT 

ISABELLE 

Non, j'ai oublié. 

GEORGES ■ 

Où est le sucre pilé ? 

JEANNINE, se levant subitemeut de son pouf, comme réveillée d'un rêve, 
et se précipitant. 

Voilà. 

(Elle empoigne le sucre pilé et l6 porte à Georges.) - " 
' CEOKGES 

Ah! merci,' merci. 

(Jeannine se rassied.) 
MADAME HEIMAN 

Vous voudrez bien faire un petit tour de voiture avec 
moi, avant d'aller à la gare? 

ISABELLE 

Pourquoi à la gare? 

MADAME IlEIMAN, embarrass e. 

Je ne vous ai pas dit?... Monsieur de Chelles arrive 
au train de six heures. ' 

GEORGES 

Victor ? Tant mieux ! ^ 

MADAME BEIMAN ' 1 

Il passait dans le département, alors... • :'i...' 

GEORGES 

Oui, oui... S'en donne-t-elle du mal ! 

ISABELLE 

Eh bien, à cinq heures, si vous voulez; je Vous 
accompagnerai peut-être jusqu*^ la gare. 

" MADAME UEIMAN 

Jeannine voudra bien se joindre à nous? 



ACTE DEUXIÈME ■ 5^ 

ISABELLE 

Je ne sais si cela lui convient... Veux-tu venir en 

voiture, à cinq heures, avec nous? (Elle se retourne en s'adres- 
sant à Jeannine. Jeannine est depuis la commencement de la scène, perdue 
dans la contemplation béate de Georges ; elle ne le quitte pas des yeux. £n 
ce moment elle a la bouche grande ouverte et n'entend absolument rien. — 
Reprenant à voix basse :) Jeannine? 

MADAME HEIMAN, comblant habilement le silence. 

Ah ! l'eau déborde!... prenez garde ! 

ISABELLE 

Mais non, elle ne déborde pas. 

MADAME DEIMAN 

-Ahj je croyais. Connaissez- vous le petit bois .des 
Cheminières, à trois kilomètres d'ici ? Comment, vous 
ne Tavez jamais visité? Cest exquis, ma chère... il 
faut. absolument que vous voyiez ça.. Pour une fois 
que je vous liens, je ne vous lâche pas. Nous irons 
tout à l'heure. • 

ISABELLE 

Quoi? Si vous voulez... ça m'est égal. 

MADAME DEIMAN, à Georges. 

Que faites-vous là-bas ? 

GEORGES. ^ 

J'arrange le collier de Neyt qui est détraqué... Elle 
perd tout le temps son collier, cette bête!... Allons 
bon !... Où ai-je mis le tournevis, maintenant? 

JEANNINE, se précipitant de son pouf. 

Le voilai 

- l (Elle a tout 4e suite trouvé le tournevis et le porte à Georges.) 
GEORGES 

Ah I merci, merci, (ii dépose son cigare et siffle.) Neyt î 
Neytl 



56 L'ENCHANTEMENT 

JEANNINE 

Elle n'est pas là ; elle doit être dehors. 

GEORGES, appelant plus fort. 

Neyt ! Neyt I 

JEANNINE, va vite à la porte du perron, siffle et fait des gestes. 

Allons, arrivez ici, tout de suite ! 

(^Elle prend le petit chien dans ses. bras et le dépose sur les genoux 
de Georges.) 

GEORGES 

Ah!... on va vous mettre votre beau collier... »al« 
béte... sale chien... Et ne m'embrassez pas surtout! 
Allons, debout... sur votre derrière!... Eh bien, eh 
bien... ce n'est pas la peine de me mettre en quatre pour 
vous... Voulez-vous bien !... 

JEANNINE, riant. 

Vous lui dites toujours des méchancetés, ce n'est 
pas étonnant si elle vous désobéit... Je vais lui tenir le 
cou. 

GEORGES 

C'est ça, allons... (Jaannine rit en essayant de Vettnir Neyt sur 
les genoux de Georges.) Je VOUS ai pincéC ! 

JEANMNE 

Non, ce n'est rien ! 

GEORGES 

Si, je VOUS ai pincée ! 

ISABELLE, qui les regarde, interrompant tout à coup : 

Voyons, Jeannine ! laisse donc ce chien une minute... 
il est insupportable, on le trouve partout... Il n'y a que 
lui dans la maison. 

JEANNINE 

Mais on arrange son collier. 



ACTE DEUXIÈME 57 

ISABELLE 

Il a les pattes dégoûtantes. Il vous salit, il ennuie 
tout le monde. 

JEANNINE 

Ma^is puisque... 

ISABELLE 

Allons, laisse-le, je te dis... envoîe-le coucher. 

JEANNINE, prend vivement le chien sous son bras. 

BienI 

ISABELLE 

Ce n'est pas une raison pour t'en aller ! 

JEANNINE, blême. 

Viens, Neyt ! 

(Elle sort en claquant la porte.) 
ISABELLE, bas à Madame Heiman. 

Allons, voilà encore qu'elle va bouder I . . Rendez-moi 
un service. 

MADAME HEIMAN 

Volontiers ! 

ISABELLE 

Sans avoir Tair de rien, voulez-vous regarder où elle 
s'en va? Je ne veux pas trop paraître la surveiller, vous 
comprenez?... mais je n'aime pas quand elle boude. 

MADAME HEIMAN 

Comment donc ! 

GEORGES 

Vous dites, chère amie ? 

(Il appuie sur « chëre amie ».) 
ISABELLE 

Rien, ne vous occupez pas... cher ami. 

(Madame Heiman est sortie.) 



m L'ENCHANÎÈSENT. 



SCENE II 
ISABELLE, GEORGES, seuls. 

(Ils mesurent un instant le silence, puis se lèvent en même temps et se 
font signe : « Oui ». Ils se collent dans un com, s'étreignent.) , 

ISABi!:LL£, tout à coup> 

Prends garde, elle est peut-être derrière la porte ! 

(Elle se dégage.) 
GEORGES 

J'ai compté, cette fois nous en avons pour cinq 
minutes. 

ISABELLE 

En voilà une de passée. 



GEORGES 

Restent quatre. 



(Il l'attire.) 



ISABELLE 

Prends garde... la voilà... 

(Ils se séparent brusquement. — La porte vient de s'ouvrir.) 
GEORGES, empoté, détachant ses mots. 

Vous ne pensez pas, ma chère amie, qu'il soit alors 
absolument nécessaire... 

(C'est la femme de chambre qui est entrée.) 
LA FEMME DE CDAMBRE 

Madame... voilà les chapeaux de mademoiselle qu'on 
apporte. 

ISABELLE 

C'est bien... posez-les là. 

GEORGES (furieux.) 

Vous ne pourriez pas frapper avant d'entrer?... 



ACTE DEUXIEME 50 

Voire service se néglige considérablement à la cam- 
pagne... vous entendez?... ne me le faites pas répéter! 

LA FEMME DE CnAMBRE 

Oui, monsieur... 

GEORGES 

Allez!... C'est insupportable! (EUeson.) Chérie!... 

(Ils s'étreignent à nouveau.) 
ISABELLE, réprimant de la main un battement de cœur. 

Ah ! j'ai eu peur I 

GEORGES ' 

Tuas eu peur?... Cesl délicieux. 

ISABELLE 

Non. Je ne trouve pas. 

GEORGES 

Ne dis pas ça! c-'est délicieux!... Il me semble que je 
trompe ton mari.», chose exquise. 

ISABELLE 

Nous trompons quelqu'un en effet... Chaque baiser 
est un remords. 

■ GEORGES 

C'est ce que je dis... (Un temps.) sous une autre forme, 
voilà tout. 

ISABELLE 

Tu ne trouves pas qu'il y a quelque chose de hon- 
teux et même de vilain dans nos baisers ? 

GEORGES 

Oui, il y a de l'adultère... Ma maîtresse! ma petite 
maîtresse !... 

ISABELLE 

On dirait que ça t'amuse ! 



60 L'ENCHANTEMENT 

GEORGES 

Plus, ça m'excite ! 

ISABELLE 

Tu as un excellent caractère. 

GEORGES 

On le fait, son caractère I Le mien devient en effet 
excellent. Je commence à comprendre le charme de 
notre situation... J'ai vingt ans... je sors du collège et 
j'ai une aventure avec toi. Ecoute, suppose que tu es la 
bonne de ma mère... 

(Il lui prend la taille.) 
ISABELLE 

Tu es stupide I 

GEORGES 

Je trouve cela amasani, très, très drôle, et plus... Ces 
baisers dérobés, ces... Nous qui partions pour un mé- 
nage bourgeois ! 

ISABELLE, froidement. 

Celui-ci te va mieux, je comprends ça. 

GEORGES, tirant tout à coup sa montre. 

Voyons, deux et une font trois... Dépêchons-nous. 

(On frappe à la porte, machinalement il dit .) Entr.. . 
ISABELLE 

ChutI 

(Ils se séparent et vont s'asseoir diversement.) 
GEORGES, une fois installé, un journal à la main. 

Entrez! 

SCÈNE III 
Les Mêmes, JEANNINE 

ISABELLE 

C'est toi, Jeannine? Pourquoi frappes-tu? 



ACTE DEUXIÈME ^1 

JEANNINE, du bout des dents. 

Au cas où je vous aurais dérangés. 

ISABELLE 

Ta sais bien que tu ne nous gênes jamais. 

JEANNINE) petit air faussement natureL 

Je venais chercher mes jonchets que j'avais ou- 
bliés... Je peux? 

ISABELLE 

Jeannine, écoute ici. 

JEANNINE 

Quoi? 

ISABELLE, lui fait signe de venir. 

Ma question quotidienne. Si madame Heiman n'était 
pas venue déjeuner ce naatin, je te l'aurais déjà posée... 
Je ne voudrais pas t'importuner non plus; tu es libre... 
Je te demande seulement : Es-tu dans les mêmes dis- 
positions aujourd'hui que les autres jours? Tu ne veux 
pas que nous causions un peu?... Non? Ce que j'en 
dis, tu le sais bien, n'est uniquement que pour ton 
bonheur. 

JEANNINE, les sourcils très écarquillés. 

Mais je suis très heureuse, je le remercie, je suis 
très heureuse comme cela! Pourquoi?... Avec tout ce 
que tu as eu la bonté de m'acheter... mon jeu de géogra- 
phie, mon Eurêka, et m'es jonchets, surtout mes jon- 
chets... C'est encore ce que tu pouvais trouver de mieux 
dans les jeux à un. (So levant vivement.^ Tu permets ? lis 
sont là, dans le tiroir, n'est-ce pas? 

ISABELLE, la figure un peu contractée, avec un regard vers Georges qui 
lit le journal sans bouger. 

Je l'achète des jouets pour te forcer à te distraire... 



62 L'ENCHANTEMENT 

à l'occuper manuellement un peu, malgré toi, d'une 
faeou quelconque... Voyons, mon petit, viens entre 
nous... ici. Je voudrais que tu nous parles. 

JEANNINE 

Mais quoi? Qu'est^îe que tu as? Je ne comprends pas 
bien ce que tu veux dire... lÏJkQ faut pas aller jouer?... 
c'est ça? Attends que je pose cette boîte. Voilà. 

(Elle s'assied, les mains aux genoux e<NBame à la classe.) 
ISABELLE, avec un soupir. 

Allons, ce n'est pas encore aujourd'hui que nous tire- 
rons quelque chose de toi et que naîtra un peu d'inU- 
mité et de confiance. Tant pis! 

(Silence.) 
JEANNINE 

Alors, je peux remonter? (EUe se Icve, remonte et va sortir. A 
la porte, elle se ravise; très haut:) Tu Sais, j'ai réfléchi pOUr le 

professeur de gymnastique. 

GEORGES, levant le nez de son journal. 

Quel professeur de gymnastique? 

ISABELLE, gênée. 

Oui, j'ai cherché quelqu'un qui pourrait de temps en 
temps venir lui faire faire un peu d'exercice, ici. 

JEANNINE, de la porte, cinglant les mots. 

Comme je fais déjà beaucoup d'hygiène, je crois que 
ça me fatiguera. Tu remplaceras cela par autre chose. 

si tu veux bien. (Fausse sortie encore.) Ah I puis, si tu vaS à 

la ville, veux-tu avoir la complaisance de m'acheter 
une autre balle?... La mienne est usée. 

(Au moment où elle sort, elle heurte dans la porte madame Heiman 
qui rentre.) 



ACTE DEUXIÈME 63 

MADAME DEIMAN 

Tiens, vous étiez là ? 

JEAXNIXE 

Vous me cherchiez? 

MADAME HEIMAN 

Du tout, mais je vous croyais sortie. 

JEANNINE 

J'étais rentrée, vous voyez .. (imperturbable, les m-ains der- 
rière le dos.) Pardon^ madame. 

MADAME HEIMAN, qui est restée dans la porte, ne comprenant pas. 

Quoi? 

JEANNINE 

Pardon, je voudrais passer. 

MADAME HEIMAN 

Ah ! oui ! 

(Une seconde et la porte se referme ; Jeannine a disparu.) 

SCÈNE IV 
GEORGES, ISABELLE, MADAME HEIMAN 

GEORGES, jette son journal en pouffant. 

Elle ne vous Ta pas envoyé dire, hein? Ses jonchets!... 
Et son professeur de gymnastique!... Elle est extraordi- 
naire, cette petite l 

ISABELLE 

Ça te fait rire? Tu as de la chance. 

GEORGES, avec un haussement d'épaules. 

Oh! il n'y a pas de quoi pleurer... mon Dieu! 



64 L'ENCHANTEMENT 

ISABELLK 

Je ne trouve pas ces petites scènes d'une drôlerie 
irrésistible... Maintenant, je n'en comprends peut-être 
pas tout Je sel, il est vrai! 

MADAME IIEIMAN, qui s'est tenue éloignée, et regarde à la fenêtre pour 
se donner une contenance. 

Alors, que fait-on aujourd'hui?... Il serait temps de 
se décider. 

GEORGES 

Sortes, vous,., moi je monte travailler. 

ISABELLE, à Georges. 

Vous montez? 

GEORGES 

Il le faut bien. 

ISABELLE 
A VOtr aise ! (Elle remonte ; bas à Madame Heiman.) Je VOUS 

remercie, vous savez, et m'excuse. 

MADAME REIMAN 

De rien, de rien. Je la croyais au jardin. Elle a dû 
faire le tour par la cuisine pour rentrer ici... Quel petit 
furet ! 

GEORGES 

Dites-donc, ne partez pas sans que je vous aie serré 
la main ; d'ailleurs, je n'en ai que pour une heure, vous 
serez encore là quand je redescendrai ; hêlez-moi en 
tout cas par la fenêtre. 

MADAME DEIMAN 

Paresseux! Est-ce qu'il avance, votre livre? 

GEORGES 

Ça boulotte, ça boulotte... Je vous le lirai un de ces 
jours. 



ACTE DEUXIÈME 65 

ISABELLE 

Allez travailler, mon ami, allez! 

GEORGES 

Je me sens beau. La sensation du devoir! A tout à 
l'-heure, 

(Il sort.) 

SCÈNE V 

MADAME HEIMAN, ISABELLE, puis GEORGES 

MADAME nEIMAN 

Ah ! ma chère amie, je ne suis pas fâchée que Tocca- 
«ion se présente, — si vous m'en donnez la permis- 
sion toutefois, — de causer un peu librement. Depuis 
q;uinze jours que je me suis installée chez moi, j'ai craint 
beaucoup d'être indiscrète, et je me suis tenue à l'écart, 
vous avez dû voir avec quelle réserve! 

ISABELLE, d'uQ air candide. 

Vous auriez pu venir plus souvent, autant que vous . 
auriez voulu. 

MADAME DEIMAN 

Nous n'avons échangé que des paroles volontairement 
Indifférentes, par-dessus les haies... Alors, dites?... 
Comment cela va-t-il ici, depuis ces deux mois? 

ISABELLE 

Mais très bien, très bien, très bien. 

(Isabelle feuillette un livre.) 
MADAME UEIMAN. 

Ah! j'avais cru... j'avais cru vous sentir encore en 
proie à des inquiétudes, des transes... 

ISABELLE 

Pourquoi? Parce que je vous ai envoyée à la re- 

6. 



66 L'ENCHANTEMENT 

cherche de Jeannine?... Simple formalité... Tout va très 
bie'n, très bien... 

MADAME HEIMAN 

Vous me rassurez! Je suis bien contente.. C'est 
curieux comme on se trompe! Il m'avait semblé per* 
cevoir... 

ISABELLE 

Quoi? 

MADAME HEIMAN, coup d'œil malin. 

hl une atmosphère générale... un je ne sais quoi 
dans la conversation. 

ISABELLE 

Vous vous trompiez... Tout va à merveille, je vous , 
le répète. •> tout est pour le mieux. 

MADAME HEIMAN 

Alors, Jeannine? 

ISABELLE 

Jeannine est parfaite, Georges est parfait, j'ai lieu 
d'être pleinement satisfaite. 

MADAME HEIMAN 

Je pensais bien que cette petite crise d'enfance se 
dissoudrait d'elle-même au beau soleil!... Et vous? 
Comment avez-vous supporté une situation, en soinme 
bien... pénible, bien difficile? 

ISABELLE 

Comme vous le voyez. 

MADAME HEIMAN 

Vous avez été si courageuse! Ahl peu de fenimes 
auraient eu votre énergie! Votre mine d'ailleurs laisse 



ACTE DEUXIÈME 67 

à désirer... Jeannîne, elle, a repris son petit air calme. 
Georges, je n'en parle même pas... 

ISABELLE 

Mais si, parlons-en, au contraire. Quel visage floris- 
sant, n'est-ce pas? 11 engraisse! 

MADAME HEIMAN 

Je n'ai pas fait attention. 

ISABELLE 

Vous n'avez pas vu? Il engraisse. C'est remarquable, 
sérieusement... Il prend du ventre. 

(On rit.) 
MADAME HEIMAN 

Et... 

ISABELLE 
Et? 

MADAME HEIMAN, souriant. 

Je vais vous paraître indiscrète... indélicate, mais 
excusez une question qui me vient naturellement aux 
lèvres. 

ISABELLE 

Dites. 

MADAME HEIMAN 

J'ai observé que vous employiez, Georges et vous, 
le vouvoiement avec une afl'ectation bien naturelle 
devant Jeannine... Je veux savoir si ce sont encore 
les... comment dire?... les mêmes formules, que vous 
employez dans l'intimité? 

ISABELLE, avec un mouvement. 

Mais voyons ! Georges et moi nous ne sommes que 
des amis. * 

MADAME BEIMAN, interloquée. 

Ahl bahl Mais.au moins, vous ne me ferez pas croire 
qite vous n'ayiez point quelque rapprochement, quelques 



68 L'ENCHANTEMENT 

heures d'intimité ! Vous ne gardez pas cette contrainte 
superflue, l'un devant l'autre, je suppose? 

ISABELLE, gênée. 

Mais si, mais si.. , Cela fait partie de mon programme. 

MADAME HEIMAN 

Fichtre I Vous êtes une femme de caractère. (Se levant.) 
Allons, je vois que tout est pour le mieux, en efifet... 

ISABELLE 

Vous vous levez? 

MADAME UEIMAN, battant froid. 

Mon dieu, chère amie... je crois décidément que ma 
présence est très déplacée. Et je n'ai plus qu'à m'excu- 
ser d'avoir été indiscrète. 

ISABELLE, brusquement. 

Rasseyez-vous, Qdelte. Eh bieni oui, c'est Trai... 
pourquoi essayer de nier plus longtemps l'évidence 
même?... oui, ça ne va pas, ici... ça ne va pas comme 
je Tespérais. 

MADAME HEIMAN, tout de suite rassérénée et curieuse^ 

Pauvre amie! Vous deviez vous attendre pourlant 
à toutes les difficultés! 

ISABKLLE 

Ah! dites à toutes les affres! J'avais tout prévu. 
Aussi, je ne parle pas de mes angoisses personnelles... 
elles ne comptent pas... J'avais prévu l'état d'anxiété 
chronique dans lequel je devais désormais vivre, par 
peur insurmontable, irraisonnée même, de ce que ces 
yeux-là ont déjà vu!... Il y avait pourtant une chose 
sur laquelle je n'avais pas compté : le silence de 
Jeannine, un silence résolu, entêté... un mutisme 
mystérieux contre lequel je ne peux rien, absolument 



ACTE DEUXIEME 69 

rien!... Et cela, c'est mal de sa part, je crois avoir le 
droit de le dire! * ^ 

MADAME nElMAN, poussant sa. chaise, 

Mais racontez; je ne suis au courant^de rien, moi ! 

ISABELLE 

Sans quoi, je ne sais que trop la lâche terrible que 
j'ai assumée î... Oh! ces premiers jours! Je les pré- 
voyais, mais rien ne peut vous en donner une idée! 
Nous avons fait tout ce que nous avons pu... Nous ne 
nous quittions pas tous les trois, j'évitais de me trou- 
ver seule avec Georges. Je voyais tellement ses pauvres 
regards navrés dès que nous élions obligés de la quit- 
ter!... Je devinais tellement ce qui se passait en elle!... 
Mais quoi? il fallait bien nous séparer, ne fût-ce que... 
pour la nuit... Oh! ces promiscuités inévitables! Cette 
espèce de honte continuelle! l'inévitable détail de Tin- 
timlté. auquel il a fallu descendre! Ah! elle eût été 
autre, cette petite, mais comme on me Ta changée! 
Vous ne pouvez vous douter de son insistance froide 
et silencieuse... cet œil qui voit tout, devine, cherche à 
percer, va au-devant des pensées... Et cela avec, je 
puis dire, une impudeur, un soudain cynisme, une sorte 
de fièvre froide extraordinaire!... Nous avojns placé 
naturellement nos trois chambres à des paliers diffé- 
rents... mais que de nuits, je peux vous le confier, où 
j'ai entendu son petit pas nu monter furtivement 
l'escalier î... que de nuits où j*ai senti son haleine 
anxieuse derrière la porte!... Elle épiait... puis je 
Tentendais descendre ; alors mon cœur se remet- 
lait à battre... Oh! ces lendemains, où je la voyais 
toute pâle, avec des cernures, et déjà vieillie par la 
mauvais'e anxiété ! Partout, dès que nous nous trou- 
vons ensemble, Georges et moi, elle nous traque. On 
ouvre une porte... crac... elle est là, derrière, droite, 
les lèvres pincées. Elle vaus regarde, puis passe comme 



70 L'ENCHANTEMENT 

une ombre. Elle fait des irruptions brusques; sa pe- 
tite tête les prépare, les calcule toute la journée. Oh! 
le reproche perpétuel de son attitude I Et j'ai tenté 
tout, toutes les paroles, toutes les tendresses 1 J'ai 
essayé toutes les conversations, à trois, à deux, sur son 
amour; j'en ai ri .. j'en ai pleuré... Rien. Rien ne peut 
la feire sortir de ce silence. Elle me revient d'ailleurs... 
d'autre part... d'une autre vie... où elle a laissé la 
mémoire et le passé... Des mots de haine parfois lui 
échappent; elle n'a plus que cela à mon service, de la 
haine I 

MADAME HEIMAN 

Oh ! de la haine ! à coup sûr, vous exagérez! 

ISABELLE 

Non, je ne m'illusionne pas, allez! Elle me hait. Ah! 
ma tâche ne sera guère facile! Enfin, tout cela n'est pas 
à raconter... 

MADAME UEIMAN 

Vous êtes du moins certaine qu'elle a renoncé à ses 
idées noires? 

ISABELLE 

Rien moins que certaine! Allez savoir avec un pareil 
mutisme ! Je vis dans des transes perpétuelles. Je l'épie 
comme je peux; je la fais surveiller jusque dans sa 
chambre par les domestiques... Vous devinez aisément 
toute notre vie! 

MADAME UEIMAN 

Et Georges au milieu de tout cela? 

ISABELLE 

Georges? Parfait, parfait! Il est très correct. 

MADAME UEIMAN 

Car lui aussi a sa bonne part d'ennuis... et che^ 
un concentré comme lui... 



ACTE DEUXIÈME 71 

ISABELLE 

Esprit beaucoup plus superficiel qu'on ne le croit en 
général!... Je le connais bien... Il y a du fond, certai- 
nement, chez ce garçon, mais de la surface surtout... 

MADAME UEIMAN 

Vous trouvez? Je Tai toujours connu plutôt métho- 
dique, posé... 

ISABELLE 

Oui, je sais... c'est l'impression qu'il donne en 
général!... (EUe hausse les épaules.) Il chasse, il travaille un 
peu... Il est d'attitude très joviale... avec moi, du 
moins. (Négligemment.) Je ne sais comment il se comporte 
avec Jeannine, quand ils sont seuls. 

MADAME UEIMAN 

On le devine ! 

(Elle a dit cela sans y ajouter d'imporlaïKc. > 



Vous le devinez? Eh bien, dites pour voir? 

MADAME UEIMAN, prise au dépourvu. 

Mais... mon dieu... à les voir ensemble, lui, l'air 
raisonneur, paternel... les mains dans les poches... elle, 
bougon... 

ISABELLE 

Vous les avez vus ensemble? 

MADAME UEIMAN 

Oui. 

ISABELLE 

Où ça? 

MADAME UEIMAN, un peu gênée. 

Mais plusieurs fois... avant hier encore... au bout du 
parc, au tournant de la vigne phyloxérée. 



72 L'ENCHANTEMENT 

ISABELLE 

AvanUhier, mercredi ? 

MADAME IIEIMAN 

Oui. 

ISABELLE 

Ils VOUS ont vue? 

MADAME IIEIMAN 

J'ignore. Ils passaient. 

ISABELLE 

A quelle h3ure, mercredi? 

MADAME lîEIMAN, évasive. 

Ah î je ne me rappelle plus! 

ISABKLLE 

Le malin ou le soir? 

MADAME JIEIMAN, lu'sitation. 

Plutôt le soir. 

ISABELLE 

Quatre heures? 

MADAME UlilMAN 

Oui, quatre heures, c'est ça... Pourquoi? 

ISABELLE 

Pour rien, (eiio remonte.) Eh^bien, sort-on, décidément? 

MADAME DEIM AN 

Qu'est-ce qu9 vous avez? Ah! pauvre de moi, qu'ai-je 
n it encore?.,.. 



ACTE DEUXIÈME 73 



ISABELLE 



Rien, mais mercredi, à deux heures, Georges est 
parti à bicyclette pour la ville... et il m'a dit y être 
.resté, sans bouger, jusqu'à sept... Voilà. 

MADAME UEIMAN 

Je me suis donc trompée de jour... Attendez... 
mais oui, justement, je crois que... 

ISABELLE, lui mettant la main sur l'épaule en riant. 

Non, non, je vous en prie, ne cherchez pas à rattra- 
per!... Comme ça n'a pas d'importance... Ils se cachent, 
voilà tout... Déjàl 

MADAME BEIMAN 

Je connais Georges, et, tel que je le connais, je suis 
sôre de n'avoir pas gaffé... Voyons, voyons... depuis le 
déjeuner je vous observe... Ne seriez-vous pas tout sim- 
plement jalouse ? 

ISABELLE 

Plaît-il? 

MADAME UEIMAN 



Oui, ne seriez-vous pas jalouse? 



ISABELLE 



Jalouse, moi? Ah! vous tombez bien! Jalouse! Dieu 
non, par exemple!... Pas de ça, Lisette! Vous me 
connaissez peu... Moi!... Je ne voudrais pas que vous 
le pensiez surtout î 



MADAME HEIMAN 



Est-ce bien, vrai, aussi, ce que vous me disiez toul à 
l'heure de votre intimité, ou du moins de votre... 
manque d'intimité avec Georges? 

7 



74 L'ENCHANTEMENT 

ISABELLE, avec un mottv«ment d'hésitation et rapidement. 

Qû'imporle ! 

IttAfi</tME HEia^l» 

Ah 1 bien, parfait! 

ISABELLE, embarrassée, à voix basse. 

J'ai été obligée de céder à Georges. Oui, je n'ai pas 
pu agir autrement... il m'a semblé que mon devoir... 

MADAME ttEXISANi, riaot. 
Parfais l (B11« va surle perron et appelle en l'air.) GcOrgeS. 
ISABELLE 

Que faites-vous? 

MADAME HEIMAN 

Après ce que vous venez de oo^ conter là^ je suis eom- 
piètement rassurée. Vous allez vtHr... j'ai hâte devoQS 
démontrer que je n'ai pas gaffé. 

LA VOIX DE GEORGES, par la fenêtre du premier étage. 

Quoi? 

MADAME ilEIMAN, du perron. 

Je m*en vais... Alors je vous appelle comme vous me 
Favez demandé. 

V04X BË &ë£4I<jES 

Je descends! 

ISABBLtE 

L'absurde histoire ! 

MADAME BETMA:^ 

Il ne faut pas laisser trafner les maleirlendus. 
A^fiome. Vous eléiiutez; moi- j-'ai qaiszeou Tiogf ans 
de... virtuosité. Fiez-yen» e» à ntoî, ma chère... Je 



A€TE DEUXIEME î? 

vais commander ma voilure pour la promenade. 
Pendant ce temps vous allez dire votre soupçon tout 
franchement à Georges et... je reviendrai vous prendre 
en Victoria... Tenez, je ris 1 

ISABELLE 

Vous me rendez ridicule ! 

MADAME IIEIMAN 

Faut-il que je sois sûre de votre mari pour risquer 
le paquet!... Dites-lui tout en deux mots, et vous 
verrez!... Mais abordez très franchement la question, 
hein ? Pas de complications, surtout? 

ISABELLE 

Oh ! des complications I que vous me connaissez 
peu!... Droit au but... telle est ma devise, toujours.... 
Vous allez voir. 

MADAME UËIMAN 

Non, je ne verrai pas. 

ISABELLE 

Ça ne fait rien. Droit au but. Deux mots : oui; noa. 

SCÈNE VI 
Les MÊMES, GEORGES. 

GEORGES, entrant de droite. 

Donc, vous ne sortez pas ensemble, décidément? 

MADAME HEIMAN 

J'avais oublié un rendez-vous, chez moi, très pressé... 
Je sortirai peut-être tout à l'heure... si Isabelle veut 
venir me prendre ? 



76 L'ËNCHAMiiMENT 

ISABELLE 

Peu probable. 

MADAME HEIMAN 

Adieu, mes enfants I 

GEOHGES 

Quelle flèche ! 

MADAME DEIMAN 

C'était inutile de descendre... mais vous Tavez voulu. 

GEORGES 

Et je ne le regrette pas. Je n'avais pas le courage de 
venir prendre un livre dont j'ai besoin... là, dans la 
bibliothèque... Vous ne voulez pas que je vous accom- 
pagne ? 

MADAME HEIMAN, ouvrant son ombrelle. 

Non, non, bonsoir. 

(Elle s'en va.) 
GEORGES, du perron. 

Bonne promenade I... Quel temps, hein?... Ne vous 
retroussez pas si haut... je suis encore là... Quoi?... 
Mais non, je ne suis pas si bête que ça ! 

SCÈNE VII 
GEORGES, ISABELLE, puis la Bonne. 

(Resté seul avec Isabelle, Georges redescend et se frotte les mains en 
chantonnant, puis il s'approche de sa femme et va Tembrasser. A ce 
moment, fracas. Par la porte-fenêtre du fond un grand ballon de 
jardin a bondi sur eux. Ils se séparent effrayés. Puis, Georges ayant 
compris d'oii et de qui est parti le projectile, sourit, hausse les épaules. 
Il ramasse le ballon, va à la fenêtre.) 

GEORGES, riant. 

Le ballon de Damoclès. 

(Il envoie promener le ballon, d'un grand coup de pied, dans le 
jardin.) 



ACTE DEUXIÈME 77 



ISABELLE 



Tu es bien joyeux, Georges; tu fais des mots... c'est 
ravissant... seulement si tu pouvais avoir une joie moins 
bruyante, je t'en serais reconnaissante. 

GEORGES 

ie serai triste, si tu y tiens; mais je n'ai pas de raison 
d'être triste. 

ISABELLE 

Je sais; mais moi, j'en ai... Je t'en prie, mets la sour- 
dine... ce sera plus décent. 

GEORGES 

N'est-ce pas toi qui m'as recommandé d'élre aussi gai 
que possible?... Je pensais que cela faisait partie du 
programme. C'est une gaité de... 

ISABELLE 

... De commande. 

GEORGES 

Oui. 

ISABELLE 

Merci. Tu t'en es bien acquitté. Je me rappelle, en 
^ffet, je croyais bénévolement que la situation allait te 
gêner un tant soit peu, t'être désagréable... Je croyais, 
oui, je l'avoue, que tu allais souffrir de ton côté. 

GEOKGES 

Je veux bien souffrir, si tu y tiens, absolument... 
mais je n'ai pas de raisons de souflrir. 

ISABELLE 

C'est que c'est vrai pourtant !... Quelle raison aurait-il 
de souffrir en effet?... C'est admirable! Tu es là, à l'aisa, 
confortablenient. . . 



78 L'ENCflANTEMENT 

G;ËDBC£S 

GopforiaMexEtônt, dod^ aou... m'eiLa^érans rien... Je 
ne suis pasinal, actueUecaeiit, voîlà taut. 

ISABELLE 

Il y a deux femmes qui t'aiment, au lieu d'une! Cest 
tout le résultat «que t'a apporté ce changement de vie!... 
Il a parbleu raison!... Seulement, moi, qui n'ai pas les 
mêmes sujets de gaité, ce que je te demande, c'est un 
peu de décence, dans tes expansions, — pour celle 
qui souffre. 

GEORGES 

De décence?... J'ai fait quelque chose d'indécent? 

ISABELLE 

Ce que je te demande, c'est devant Jeaoniae un pieu 
de retenue... afin de ne pas entraver ma tâche à moi, 
suffisamment pénible, l^lle qu elle est. 

GEORGES 

Parce que j'ai ri tout à l'heure, après la sortie de 
Jeannine? 

ISABELLE 

Sans quoi^ mon dieu, je comprends tellement!.-.. 
Oh ! je ne t'en veux pas... c'est siinaturel, en effet!..- Tii 
es flatté... Ce sont des faiblesses d'.amour-|)fropre si 
compréhensibles ! 

GEORGES 

Flatté? 

' , ISABELLE 

Ne t'en défends pas ; à quoi bon? 11 y a beau temps 
que j'ai fait la remarqua... en souriant... Je ne t'en ai 
pas parlé, parce que nous autres femmes, nous com- 
j)renons,sibien ces choses-là,., et les hommes sont si 
fats! 



ACTE DEL'XIÈME 1% 

GEéfRCES 

Elle est bonne 1 

ISABELLE 

Tii crois que je ne vois pas touies tes petites jnani- 
gances"? 

GEORGES 

Oh! conte-moi les petites manigances... j*en sera4 
bien aise ! 

ISABELLE 

Tu veux?... Au hasard... dans le tas... tiens. Durant 
les regards qu'elle te jette, ces longs regards insistants 
et béats, qui ont l'air de dire : « Est-il beau, Seigneur^ 
est-il beau! » lu prends alors un air modeste, déta- 
ché... qui est très amusa» t, je t'assure à observera 
Mais oui, mon ami, vous avez des manières de faire 
des effets de mains, quand vous voyez^ que son regard 
se pose, s'installe sur vous... des gestes enfuis vers la 
cravate... 

GEORGES 

Vous ê^tes un vrai miroir, mais un miroir qui rend 
bien, sapristi! 

ISABELLE 

Le jietU; Ion poli, condescendant, et joJime&t fat, 
avec lequel vous iui demandez : « Jeannine, vaulez- 
v®us me passer telle chose ? » 

GEORGES 

Quoi encore? quoi encore? 

ISABELLE 

Un petit détail... entre mille... mais assez drôlet. Vous 
fumiez la pipe à Paris. Pendant six ans, vous avez 
fumé la pipe chez moi, sans vous gêner, oui, ma foi.... 
je vous aurais brodé des pantoufles!... Eh bien, 
maintenant, sf&fm vous êtes mis à la cigarette!... Oh! 



80 L'ENCHANTEMENT 

c'est un rien, je le sais bien, mais un rien significatif 
pour Tobservateur ! 

GEORGES 

Pardon, voilà une amélioration, dont vous profitez 
aussi... L'hommage est de moitié pour vous... il y a 
ingratitude à me le reprocher. - 

ISABELLE 

Tenez encore... mais non... ceci me gêne un peu à 
dire... Vous m'en voudrez. 

GEORGES 

Dites, dites, pendant que vous y êtes, vous auriez 
tort de vous gêner. 

ISABELLE 

Quand elle chante sa Chanson de Fiorian^ vous savez 
avec l'expression en coulisse ; « Qu'on chérisse au pre- 
mier moment^ qu'on aime ensuite davanta-a-ge » si 
vous voyiez votre air, lorsque vous lui répondez : 
« Bien ça, Jeannine... très bien... recommencez donc ! » 
Vous avez à ce moment une expression générale... ex- 
traordinaire... oh! intraduisible!... mais très comique. 
Il y a ainsi tout un côté de vous que je ne connaissais 
pas autrefois et que vous m'avez révélé... un côté 
« calicot », mon pauvre amil... Mais j'ai tort de vous 
dire tout cela, sans doute, vous m'en voudrez ! 

GEORGES 

, Je vous suis très reconnaissant, au contraire. 

ISABELLE 

Je ne vous cacherai pas que, par moments, vous 
m'apparaibsez un peu ridicule, voilà tout. 



• ACTE DEUXIEME 81 

GEORGKS 

Ah! qu est-ce que j'avais dit? Ridicule !... Écoute ça, 
mon bonhomme, écoute ça! 

ISABELLE 

Mais, dès les premiers jours, je Tai si nettement senti, 
Jeannine vous est devenue tout à coup si sympathique ! . . . 
vous ne la croyiez pas si intelligente que cela, cette pe- 
tite!... Tenez, le soir même de notre mariage, après 
le coup de folie de Jeannine, alors que nous nous 
concertions, je me rappelle déjà que j'ai été obligée de 
vous interrompre... 

GEORGES, stapéfait. 

Moi? 

ISABELLE 

Oui, quand je vous ai dit: « Nous la guérirons de 
vous », je me rappelle, vous m'avez répondu déjà de 
ce petit ton intraduisible : « Pas si sûr que ça î » 

GEORGES 

Moi?? 

ISABELLE 

A ce point, que j'ai été obligée, vous ne vous en 
souvenez pas? de vous reprendre... et d'ajouter : 
« Mais si, mon ami, mais si... » en souriant, hon- 
teuse un peu pour vous. 

GEORGES 

C'est le comble, par exemple ! 

ISABELLE, continuant. 

Et ça vous gênerait, en effet, qu'elle guérisse! ça 
vous vexerait... car elle ne peut guérir que par l'amoin- 
drissement de votre charme! Vous verrez diminuer 
votre puissance de séduction jour par jour. . ah! ce sera 
dur! Et comme je comprends que vous désiriez voir se 



82 L'ENCflANTEMENT ♦ 

prolonger cet état de choses le plus longtemps possible^ 
quitte à entraver mon ouvrage!... car c'est contre vous 
que je travaille, en effet, mon amî... et ce n'est pas 
commode... j'aurais mauvaise grâce à le nier! Je con- 
nais trop moi-même le pouvoir de vos armes 1 

(Avec une révéreoce.) 
GlEOafiES, s'indinant. 

Vous iêtes bien aîtnaMeT 

ISABELLE - 

Cependant vous vivez votr^ s«conde jeunesse. Et 
c'est ce qui vous donne cette mine d'admirabte pros- 
périté ! 

GEORGES 

Je ne vais pas mal, je VKwas remercie... Oh! du côté 
de la santé I... Enfin, je tâcherai d'aller moins bien, s*ii 
y a moyen. 

ISABELLE 

Tout cela est bel et bon... je ris maintenant, mais 
il y a des moments où je trouve cela moins spirituel I 
La situation a complètement dévié et se retourne 
contre moi. Ma parole, je deviens la femme ennuyeuse 
à laqtielle on se résigne ! C'est inouï ! 

GSORGES 

Est-ce de ma faute ? 

ISABELLE 

Je comptais sur un peu de bonne volonté de part et 
d'autre... sur sa tendresse... sur... 

GEORGES 

Ah ! voilà bien le grand tort! Vous comptiez sur <ce 
que vous désiriez, tout simplement. Je vous ai assez 
prévenue, j'ai rabâché... maintenant vous êtes sociale- 
ment responsable de nous! je ne m'en mêle plus, je ae 



ACTE UEUXrEME 83 

veux rien savoir! Je suppose que vous avez réfléchi... 
alors, la paix ! Il fallait tout prévoir. 

ISAIHELLE 

J'espérais appuyer sur un terrain quelconque, nriais 
rien!... Elle se dérobe à toute guérison. 

GEORGES 

GaérisoD ! Vous parlez tout le temps, de ça comme 
d'une maladie î 

ISABELLE 

C'en est une!... et contagieuse encore 1 

GEORGES 

A vous entendre, on dirait tout le temps qu'il y a un 
agonisant dans la maison! J'en arrive à marcher sur 
la pointe des pieds... Alors^ faites Topération, sapristi ! 

ISABELLE 

C'est par une leate hygiène que j'espérais... 

GEORGES 

Par un régime, dites donc le motl... Tout le temps, à 
Paris, que vous me découvriez vos intentions, ce mot 
me venait aux lèvres : Un régime. Bain le matin... 
bain le soir... gymnastique suédoise... promeoade... 
travail à cinq heures... 

ISABELLE 

C'est cela, appelez-moi pion, tout de suite!... Je suis 
le pion ! 

Tout ce que vous me diteff là je Taî préva^ tout 
noté.... (Sortant un carnet) dans mon almanach prophé- 
tique pour 1900... Tenez, !e 26 septembre... (u consulte i© 
carnet.) Ah! non, VOUS êlcs en avjiii^ce! 



84 L'ENCHANTEMENT 

ISABELLE 

Avouez-le, vous êtes extraordinaire! Rien ne vous 
enlève votre bonne humeur ! Mais votre sourire, au 
moins, expliquez-moi votre sourire! 

GEORGES 

Impatiente!... Joconde, depuis le temps, n'a pas 
encore expliqué le sien!.,. Voyez-vous, Isabelle, c'est 
des idées à moi, des petites idées à moi... Dans la vie, 
je ne sais jamais s'il faut rire ou pleurer... ou plutôt, 
j'ai la sensation très nette qu'il faut à la fois rire et 
pleurer des mêmes choses, car toute chose a une 
double face, l'une drôle et l'autre... pas très drôle... 
et je ne sais jamais laquelle est la bonne. Ce n'est peut- 
être d'ailleurs ni Tune ni l'autre!... En tout cas, je n'ai 
pas assez confiance pour me laisser pleurer; c'est pour- 
quoi je commence toujours par sourire... par peur des 
dieux, avec la juste crainte d'un comique supérieur. 
C'est plus prudent. 

ISABELLE, avec mépris. 

Philosophe ! 

GEORGES, tout d'un coup, il la saisit à plein bras. 

Et puis, ce n'est pas tout ça!... Il y a quelque chose 
qui me fait tranquille et patient ; tes baisers... oui les 
baisers à toi, les tiens, ceux que tu m'as donnés, car 
je te les ai arrachés... car ils ont passé tes lèvres ser- 
rées... car il a bien fallu que tu cries ta volupté... 

ISABELLE 

Tais- toi!... tais-toi!... 

GEORGES 

Ah! nie-le donc un peu!... j'en ai encore la brûlure et 
ledçsir! , 

^ / ISABELLE 

Tais-toi!., je t'en- conjure! 



ACTE DEUXIÈME 8a 

GEORGES 

Que m'importe, dès lors! J'ai le sentiment calme de 
la victoire, et de Tattente aussi. Pourquoi ne veux-tu 
pas que je sois heureux, réponds, toi que, si je le 
voulais, je défierais de sortir de ces bras-là 1... Ne te 
cache pas la tête ainsi, va, lève-la haut... lève-la! 

(Il lui relève la tête.) Tu plcurCS ? 

ISABELLE 

Oui, un peu... Tu n'aurais pas dû dire cela... tu as eu 
tort. 

GEORGES 

Oh 1 Isabelle! 

ISABELLE 

Laisse, laisse... (Eiie passe.) Je suis, à mon tour, 
nerveuse aujourd'hui... Et puis, que ce soit fini!... Je 
ne sais ce que j'avais, un besoin malsain de parler... 
On a tort. Cessons. 



GEORGES 



Mais tu m'en veux. 



ISABELLE 

Je te jure que non... C'est moi qui me juge absurde. 
Remonte travailler... et redevenons sérieux. 

(Elle va à la sonnette et sonne.) 



ISABELLE 



A propos de choses sérieuses, j'attends toujours le 
notaire pour l'acte. Es-tu passé chez lui, mercredi? 
Qu'a-t-il dit de ma lettre? 



GEORGES 



Mercredi?... non, je n'y suis pas passé... je n'ai pas 
eu latemps... J'irai demain. 



86 rENCHAiNTEMEM 



ISABELLE 



Commeat, lu n'as pas eu le temps de deux heures à 
sepl ? Qu'as- tu donc fait à la ville? 

GEORGES, embarrassé. 

Ben, paî^ mal de commissions... je me suis attarde 
chez le sellier... Et puis la vie de province, déjàl... 
J'ai flâné au café Lebraull,^avec des amis. 

ISABELLE 

Jusqu'à sept heures ? 

6E0R4;ES 

Je te demande pardon... j'enverrai le cocher demain 
matin... 11 n'y a pas de maL 



ISABELLE 

Mereî. 



(Siloiice.) 



GEORGES 

Quoi? 

ISABELLE 

Rien... bonsoir. 

GEORGES 

Je croyais que tu me disais quelque chose. 

LA BONIi^E, enirant. 

Madame... 

ISABELLE 

Voulez- vous appeler mademoiselle Jeannine, et... 

fBle s'wrèi», alteBdant qne G^orpo» Tenrllfr Mea sortir.) 
GEORGES 

Eh bien, je vous laisse, je vais finir ma page. 

(Il sort.) 
ISABELLE, itlaboone. 

Dites-lui que c'est pour essayer des chapeaux..» 



ACTE BE€X!ÈIIE 87 

LA BOIIKS, cTaa air confidentiel. 

Madame, je dois prévenir madame que mademoiselle 
Jeannine s'est enfermée dans sa chambre, hier soir, à 
double tour... J'ai eu très peur.,. Je l'ai surmllée... 
j'ai vu la lumière jusque très tard. 

ISABELLE, impatientée. 

Mais oui.. ^ mais oui... je sais ! 

LA BONNE 

Je dis ça... parce que Madame m'avait recom- 
mandé... 

ISABELLE 

Oui, ...oui.. .allez. 

SCÈNE VIII 

ISABELLE), seule. 

Ahl comme il a menti! comme il a menti! Cette 
fois, je n'ai plus à douter... Bonne bête que je suis!... 
Oh! mais je saurai... je saurai tout!... A l'autre main- 
tenant! Je la forcerai bien à parler... mais comment? 
Je veux savoir pourtant... J'existe, moi ! 

(On entend la voix do Jeaunine dans le couloir.) 
VOIX DE JEANJNUS'E 

Où ça? dans le salon ? 

SCÈNE IX 
ISABELLE, JE.VNMNE 

3EANNTNE 

Tu m'as appelée ? 



88 L'ENCHANTEMENT 

ISABELLE, à part. 

Elle... Oh! elle! 

JEANNINE 

Qu*est-ce que tu veux ? 

ISABELLE 

Oui, je t'ai appelée pour que tu essayes tes cha- 
peaux qu'on t'a apportés. (Elle ouvre les cartons, elle met un 
chapeau sur la tête de Jeannine.) Il u'est paS laid, Celui-là. 

JEANNINE 

Fais voir l'autre. Non... 

ISABELLE 

Tu n'aimes pas le pailleté, là devant? Ça se fait beau- 
coup. 

JEANNINE 

Je préfère le grand bord. 

ISABELLE ^ 

Le pailleté a du genre, tu sais... Puis, tu as raison. 

JEANNINE 

Et les tiens, ils ne sont pas là ? 

ISABELLE 

Oh 1 moi... avec mon grand noir... c'est suffisant .. 
La toilette m'est bien égale... à la campagne... je ne 
suis plus assez jeune, ni assez belle... Toi, c'est amu- 
sant de t'habiller, parce que c'est comme une poupée 
chic... Tu es si jolie! Tout te va! Regarde les cha- 
peaux, ils te coiffent tous... la modiste me le disait 
encore hier... Alors, c'est celui-là que tu as choisi? 

Remets-le dans la boîte... (Au moment où Jeannine va sortir, 
elle tend vivement un porte-eigarette.) Will yOU havC Cigarctle, 

miss? 



ACTE DEUXIÈME 89 



Certainly. 


JEANNINE 


Take. 


ISABELLE 


Well. 


JEANNINE 

(Elles allument leur cigarette.) 



ISABELLE, la poussant vers le canapé. 

Assieds-loi là... Tu as le temps... Tiens, les allu- 
mettes. (Elle rit et la Uent enlacée.) Ch'tlt bout, Val... tU ne 

^ais pas ce que ça veut dire : chHit bout ? c'est les pay- 
sans d'ici qui disent comme ça.. . c'est vrai ! (BUe lembrasse.) 
Je t'aime bien... Ah I on arrivera un jour à se 
retrouver I Tu ne peux pas rester dans cet état de 
claustration morale indéfiniment. Laisse-toi aller... 
dis-moi tous tes secrels... comme à une amie de cou- 
vent. (Enfantin ) Si lu étaîs au couvcnt, tu aurais bien 
des amies, n'est-ce pas? 

JEANNINE, faisant tomber la cendre de sa cigarette. 

Mais quoi, quoi te raconter?... Oh ! que c'est aga- 
çant ! 

ISABELLE 

Tout. J'ignore tout de toi... depuis deux mois. Pour- 
quoi ne veux-lu pas parler ? Les premiers jours, tu as 
été exquise d'abandon... et maintenant... 

JEANMNE 

Oh I que c'est agaçant!... Qu'est-ce que tu veux sa- 
voir? Tu ne seras pas plus avancée!... Lundi je Taime, 
mardi je l'aime, mercredi je l'aime... et c'est toute 
ia semaine ainsi... Qu'est-ce que tu veux, ça ne se 

raconte pas ce que j'éprouve !... (Deux longues bouffées de ci- 

.garette.) Ah! si j'écfivais mon roman... peut-être!... (Grave 
subitement.) Tieus, j'ai pcusé à toi, justement, hier soir. 

8. 



90 L'ENCHANTEMENT 

ISABELLE 

Oui? 

J'ai commencé une narration. 

ISABELLE 

Une narration ? 

JEANMiNE 

Si je la continue, je t'en montrerai peut-être des 
passages... ce qui pourra se montrer... (Mouvement 
d'Isabelle.) oh ! peut-èfcre ! . . . Je oe promtets pa^.., (Eiieiawse 
Vomfeer sa cigfâreate). Oui, j'ai pensé écrire certaines choses,,, 
pour... pour quand je n-e serai plus là... pkis tard. 

(Elle hoche la tête.) 
ISABELLE 

Ne parle donc pas ainsi!... Quelle phraséologie de 
mauvais goût! Tu parles comme les petites filles du 

Musée des fanâlles î... (Isabelle glissant sur le canapé, tout contre 

jeannine.) Tu ne vcux pas me montrer ça tout de suite? 
Tu ne peux pas aller me le chercher ? 

JEANNINE, secouant la tête avec une froideur de reine. 

Oh! non, non! C'est tout à fait impossible pour le 
moment ! 

(Silence.) 
ISABELLE, lui entourant la taille, et à voix basse. 

Alors, dis... tu l'aimes toujours fort? 

JEANNINE, prend un air de grand mystère 
et laisse tombe.r 4u bout <les d«nts, à peine. 

Oui. 

ISABELLE, l'embrassant tout & coup. 

Cfe'ti bout, vaî... Est-elle gentille tout de mémel... 
Tu Tois, qu'est-ce que tu veux que -ça ime fesse, 
qu'est-ce que tu veux que ça me fasse !... T« as raison 
de l'aimer; il le mérite... Et aptes ? 



ACTE DEUXIÈME 91 

JE ANWWE 

Oh! mais lu me serres, tu me fais mal!... Je Tas- 
sure... je voudrais bien te faire plaisir, mais je ne sais 
pas quoi te dire ! 

ISABELLte, les yeux brillants, le visage avide. 

Ce ^ue 1« penses, ce que lu fais... vos continences 
de la journée... ce que tu dis à Georges... n'importe 
quoi... les détails les plus insignifiants. 

JEANMNE 

Je cherche. 

(Un souriro imperceptible passe sur ses lèvres.) 
ISABELLE 

Ah ! je te vois sourire... tu as quelque chose sur les 
lèvres... 

JEANNÏNE 

Non ! 

ISABELLE, la serrant très fort contre elle. 

Si, dis... 

JEANNINK, baissant la tête en souriamt. 

C'est bête î 

ISABELLE 

Quoi... quoi .. chérie? 

(Elle attend anxieusement, le visage crispé, ce qui va sortir de la 
bouche de Jeannine... Lo silence est immense.) 

JEATS'XINE 

J'ai fait quatre vers hier. 

(Isabelle, un instant désarçonnée par cet enfantillage, no dit rien 
d'abord, pais tout de suite, l'œil rebrilic, la bouche se contracte.) 

ISABELLE 

C'est vrai?... dis-les moi ? ' 



92 L'ENCHANTEMENT 

JEàNNINE, maniérée, se balançant. 

Non! 

ISABELLE 

Si, dis. 

JEANNINE, riant, gagnée. 

Je n'oserai pas... Attends alors... je vais te les écrire... 

(Elle se lève, va à la table en courant.) D'abord , je ne me leS 

rappelle déjà plus ! 

(Elle cache sa tète dans ses coudes avec un joli geste d'enfant 
honteux.) 

ISABELLE 

Menteuse! 

(Jeannine écrit en s'appliquant et en mouillant le crayon avec sa 
langue. Isabelle se rapproche d'elle.) 

JE.\NNINE 

Ne me regarde pas, ça me gêne. 

(Elle cache le papier sous son bras.) 
ISABELLE 

Je m'en vais, je m'en vais. 

JEANNINE, continue; quand elle a âni, elle tend le papier à Isabelle 
sans la regarder, yar dessus l'épaule. 

Tiens, prends ! . . . (Rapidement, elle se précipite au piano, rougis- 
sante, et se met à tapoter de la main droite.) Tll llS? 

ISABELLE 

Oui. 

(Isabelle parcourt avidement des yeux. — Silence.) 
JEANNINE , toujours de dos, de loin, sans se retourner, en tapotant. 

Ne fais pas attention à l'orthographe, ni à la rime, 
tu sais... Tu as lu? 



ACTE DEUXIEME 93 

ISABELLE, riant maL 
Oui... (Puis tout d'un coup, la voix changée et sifflante, malgré elle.) 

Ce n'est pas méchant, c'est naïf! 

(Jeannine se lève brusquement. Elle fixe sur sa sœur un regard 
interrogateur et haineux.) 

JEANNINE 

Je pourrais peut-être te dire des choses moins 
naïves, si je voulais!... Rends-moi ça... 

ISABELLE; cachant le papier derrière son dos. 

Pourquoi, Jeannine ? 

JEANNINE 

Rends-moi ça tout de suite... rends, tu le moques de 
moi! 

ISABELLE, avec un ricanement d«ns la voix. 

Tu ne veux pas que je les montre à Georges? 

JEANNINE 

Rends, je te dis... 

(Elle atteint le papier et le déchire en mille petits morceaux.) 
ISABELLE, continuant. 

Georges ne les connaît pas? 

JEANNINE, cramoisie de colère et de dépit. 

Je ne te répondrai plus jamais, jamais!... 

ISABELLE 

Ils ne sont pas mal du tout, ces vers... Je n'ai pas 
voulu te vexer. Il faudrait les montrer à Georges... Il 
ne les connaît certainement pas... S'il les connaissait, 
il m'en aurait parlé... (Eiie reière la tête avec orgueil.) Comme 
il me dit tout! 



9i L'ENCHANTEMENT 

i 

JEANNINE 

Alors, pourquoi me le demandes-tu ? 

ISABELLE 

Parce que tu aurais pu les lui montrer aujourd'hui, 
par exemple... ou tout dernièrement. 

JEANNINE 

Eh bien, demande-le lui donc... puisqu'il le dit 
tout . . . c'est plus simple ! 

(Elle se dirige vers la porte rapidement.) 
ISABELLE, fait un mouvement en avant* 

Voyons... mignon... 

JEANNINE 

Si, je t'assure... ihoî, j'en ai assez... je m'en vais. 

(Â la porte eWe se retourne une dernière fois, gouailleuse et reg;ardant 
Isabelle dans les yeux, elle lance :) Pour le TCSte, Si tU aS beSOiu 

de renseignements... tu n'as qu'à demander à Georges I 

(Et puis elle claque la porte du jardin. L'appartement en a 
IrembW.) 

ISABELLE, seule. 

Oh! j'ai été maladroite!... Oh! je m'en veux!... Elle 

se moque de moi, maintenant... (On entend la voix de Jeannine 
qui chante très haut dans le jardin.) Allons, la YOilà qui chaute ! . .. 

C'est clair... Je t'entends, je t'entends, va! Voilà une 
chanson qui parle mieux que toutes les paroles. (Elle 

passe ses mains sur sa figure.) Oh! puis... (Elle rejette la tête en 
arrière, comme pour en faire tomber tout un poids.) Ah! il y a CUCOre 

de belles préoccupations ! 

(Elle se précipite sur le piano ouvert et elle se met à jouer avec 
fureur des mains, de la tête et des épaules.) 



ACTE 1>EUXIEME 1)5 

SCÈNE X 
ISABELLE, MADAME HEÏMÂN 

MADAVE BEIMAN, entrant. 

Vous venez? Je suis prêle. 

ISAIH^LE 

Oui... Ecoulez comme c'est passionnant, hein?... 
Vous aimez Schumann? 

MADAME UEIMAN 

Beaucoup, beaucoup... Figurez-vous, ma chère, qiie 
je viens de recevoir une dépêche de Victor... Contr' 
ordre... Il n^arrivera que cl'aujourd^hui en huit. (Un 
temps.) Eh bien ! 

ISABELLE , joue, joue éperduraent et tout d'un coup se lève toute droite, 
appuyée au pia&o. 

Ma petite Odette, je suis au bord d'une grande chose 
qui me fait peur... je le sens bien, allez... j'ai compris 
de quel naal je souffre. • 

MADAME UKTMAN, vivement.. 

Il a menti?... Ahl prenez garde, Isabelle, ne ramassez 
pas le BQOUchoir d'Othello!». • Ce Georges! dites donc 
un peu que vous ne l'aimez pasl 

LSABELL£ 

Oui, n'est-ce pas? C'est visible?... (El'e parie tôntemeat, à 
voix à peine perceptible, tant elle est basse et tremblante.) M<ilS SCUtir 

que je dois cela, Odette, que je dois cela à un baiser!... 
que je dois cela ik ce qu'il y a de plus vil en moi/à 
l'humiliation d'une caresse de chair!... Et dire qu'il a 
sufO d'une minute, d'une étreinte, pour faire sombrer 
toute mai ¥ie... ei me livrer, poings liés, à cet asser- 
vissement... oh! j'en pleurerais, j'en pleurerais d'une 



96 L'ENCHANTEMENT 

grande honte blessée... Et où vais-je maintenant, où 
vais-je?... Alors, c'est cala jalousie?.... Elle aussi, il 
va falloir qu'elle entre en moi? car je sens venir 
quelque chose de louche, de malsain, d'effleureur... 
C'est comme une espèce d'enchantement... On dirait 
que cette petite est un foyer d'amour, qui, par sa 
seule présence, attire, attire et brûle... Il se dégage 
d'elle des parfums que je n'ai pas respires... d'affreux 
parfums qui grisent! 

MADAME BEIMAN, hochant la tête. 

C'est ça! c'est bien ça!... Ah! on n'est pas fier! 

ISABELLE 

Vous devez voir à mes yeux que je suis toute épou- 
vantée, n'est-ce pas? 

MADAME HETMAN 

Oui, ils implorent... ils ont la fièvre... 

ISABELLE 

Je suis toute novice, vous comprenez... vous com- 
prenez, je paie double, probablement, moi,., je ne 
savais pas ! 

MADAME HEIMAN 

Vous n'étiez pas femme. Dites tout franchement à 
Georges... expliquez- vous. 

ISABELLE 

lis se cacheront mieux, voilà ce que j'y gagnerai. 

MADAME HEIMAN 

Ah! vous êtes déjà bien subtile, Isabelle. 

ISABELLE 

Non non! ne rien lui djre, au contraire... et je 
compte, ma petite Odette, sur voire silence absolu... 



ACTE DEUXIEME 97 

Rien de ce que j'avoue ici, ne doit arriver jusqu'à 
Georges. ..Il faut me le jurer. 

MADAME HEIMAN 

Oh! ce sera absolument comme vous voudrez, je le 
jure!... Mon dieul dans quelle équipée vous êtes- 
vous lancée!... Si elle débute ainsi! Il faut l'arrêter 
de suite... Eloignez Jeannine. Donnez-la moi pour un 
temps. 

ISABELLE 

Jeannine?... Vous êtes folle!... Vous vous mettriez à 
mille que vous ne m'en sépareriez pas!... Je ne pour- 
rais plus vivre un jour!... Jeannine!... Mais qu'elle ne 
sache jamais, jamais, quoi qu'il advienne, ce qui se 
passe en moi!... Elle ne peut être, en aucun cas, respon- 
sable de ma souffrance à moi... Elle est la dernière au 
monde qui doive la comprendre! et quand je mourrais 
de chagrin, qu'aucun soupçon ne s'élève en elle, grand 
dieu!... J'ai juré à la mémoire de notre mère que je 
rendrais cette petite âme à la vie, et je tiendrai parole! 
Un scrupule, une impatience, elle recommencerait 
demain'... oui, oui... car elle n'a pas abandonné son 
sinistre projet, j'en suis sûr... c'est là, dans ses yeux, 
ridée rwe.,. Je ne peux pas lui dire un mol, un seul 
mot... Voilà l'horreur!... Songez à cette chose épouvan- 
table!... vingt fois le jour, une angoisse se glisse entre 
elle et mon regard! Mais, chose atroce, entendez-vous? 
elle joue, même de son suicide! Elle a des manières 
furlives... des façons de sortir brusquement... ah! 
j'étouffe parfois de terreur!... Il y a maintenant le chan- 
tage de la mort... 

MADAME IIELMAN i 

C'est impossible... elle vous haïrait ! 

ISABELLE 

Depuis le jour où je Tai sauvée, elle me hait... Oh! le 

9 



98- L'ENCHANTEMENT 

reproche de ses yeux^ de ses pauvres yeux de chien 
blessé, qui me disent toute la journée : Sœurette!... 
Sœureltel... qu'as-tu fait?... Ah! oui, qu'ai-je fait? 

(Elle pleure.) 
MADAME UEIMAN 

Allons, ne vous désolez pas... Venez» nous parlerons 
de tout cela dehors... la voiture nous attend- 

ISABELLE, machinale, 
Oui, la voiture nous attend... (A la bonne qui est entrée.) 

Augostine, vous arrangerez tout ici... Faites marcher 
le feu pour quand je rentrerai... on gèle. 

LA BONNE 

Bien, madame... Madame met son manteau? Il fera 
froid tout à Theure. 

MADAME BEIMAN 

Oui, couvrez-vous bien. 

ISABELLE 

Merci, je suis prèle, 

MADAME HEIMAN 

Allons, venez. 

ISABELLE 

Ahî mon Dieu, mon Dieu !... Passez, je vous en prie. 

' (Elles sortent.) 
(lia bonne arrange le feu, puis elle allume une grande lampe à 
pied, derrière le canapé, qui ae troaye auprès de 1« cheminée.) 

SCÈNE XI 
JEÀNNINB, La Bonne. 

JEANNINE, ouvrant doucement la porte. 

Ces dames sont parties? 



ACTE DEUXIÈME 99 

LA BONNE 

A l'instant. 

JEANNINE 

En voiture?... Savez-vousoù elles allaient? 

LA BONNE 

Non, mademoiselle. 

JEANNINE 

Bon. 

LA BONNE 

Mademoiselle veut-elle que j'allume la lampe main- 
tenant? 

JEANNINE 

Oui. 

(Un temps.) 
LA BONNE, allume la lampe. 

Il a fait une belle journée aujourd'tiui l 

JEANNINE 

Oui. (Uû temps.) Vous fermerez les volets dans cinq 
minutes, quand le soir sera tout à fait tombé. 

LA BONNE 

Bien, mademoiselle... C'est tout? 

JEANNINE 

Oui. 

(Elle prend un livre et, songeuse, s'installe sur le caaapé et lit.) 

SCÈNE XII 
JEANNINE, GEORGES 

GEORGES,' fentrc brusquement par la porto de droite. 

Dites d... Tiens 1 c'est vous qui êtes là?... Votre sœur 
est partie? 



400 L'ENCHANTEMENT 

JEANNINE 

Elle vient de sortir avec madame Heiman. 

GEORGES 

Ah! elle est revenue, celle-îà?... Vous permettez?... 
je vous dérange... je viens prendre un bouquin dont 
j'ai besoin... je remonte travailler. 

JEANNINE 

Faites donc. 

(Georges ouvre la petite bibliothèque étagère qui est au mur.) 
GEORGES 

Mettez donc une bûche au feu... Vous allez attraper 
un rhume ici!... Je ne sais pas comment vous pouvez 
tenir. 

JEANNINE 

Si vous voulez. 

GEORGES 

Quel livre lisez-vous là? 

JEANNINE 

Je ne sais pas. 

GEORGES 

En voulez- vous un autre? 

JEANNINE 
Ça m^est égal. (EUe se lève, en proie à une très grande animation; 
-elle est bouleversée, elle respire fort, comme lorsqu'on va prendre une 
décision. — Quand Georges descend de sa chaise, elle se précipite 

vers lui.) Georges ! 

GEORGES 

Quoi? 

(Ils sont face à face.) 
JEANNINE, baissant la tête. 

Rien!... 

(Elle reste ainsi fixe, plantée devant lui, en regardant ses bot- 
tines.) 



ACTE DEUXIÈME 101 

GEORGES 

Savez-vous ce que va faire la petite Jeannine si elle 
est bien gentille?... Elle va mettre ses pieds au feu, là- 
bas, sur le canapé... ouvrir ce livre qui est très intéres- 
sant... et que j'ai choisi exprès pour elle... (ii lui met i« 

livre dans la main, en la conduisant doucement par Tépaule.) elle va. 

lire... on le tient comme ça, le livre... là... pendant que 
les gens sérieux vont remonter à leur travail. 

(II l'installe.) 
JEANNINE, suppliante 

Tout de suite? 

GEORGES 

Tout de suite!... Voilà ce que va faire la petite Jean- 
nine, parce qu'elle est bien obéissante... Et quand sa 
soeur rentrera, elle lîi retrouvera, gentiment, dans la 
même position... ïes pieds au feu... 

JEANNINE 

Gggeorges!... 

GEORGES 

Et comme comble de générosité, c'est moi qui vais 

mettre la bûche dans le feu!... (Il met une bûche dans la che- 
minée. — Une dernière fois, on entend dans la bouche tie Jeannino rou- 
couler plus faiblement le mot « Georges. » -- Au moment de s'en alW, 
avec douceur, il lui tape la joue, et grave :) AlloUS, boune Iccturo, 

mon petit... (Brusquement.) Je ne sais pas comment vous 
pouvez tenir dans cette pièce, vrai.., il faudra que je 
fasse bourreler les portes... brrr! 

(Il sort.) 

SCÈNE XIII 
JE\NNINE, puis ISABELLE 

{Restée seule, Jeannine ne change pas de position. La tête est seuleiueat 
inclinée toute basse sur le livre. — Un grand temps se passe ain-jij 

ISABELLE, rentrant par la gauche sur la pointe des pieds. 

Rien... elleest seule... Tout est^comme à l'ordinaire... 

9' 



i02 L'ENCHANTEMENT 

la lampe brûle... la bûche chante... (On entend et on voit au 

dehors la bonne i|ui feniie les volets.) On ferme IcS VOlctS... Elle 

ici... lui là-haut... C'est ma maison... ma calme maison 
du soir,.. Tout est en place... Et me voici, moi... le 
cœur battant dans ce silence,.. Ah Isabelle! ma pauvre 
Isabellel..* que fais-tu là... en cette minute... et où 

t'en vas-tu? (Ellè prend ses jrants et se rapproche derrière le canapé.) 

Elle pleure!.*, j'entends tomber ses grosses larmes sur 
le livre .. dans le silence... une... deux... On pourrait 
les compter... Et c'est toi, toi^ petite sœur... toi que 
j'aimais tant... Ah! méchante... méchante... Qu'y a-t-il 
au fond de cette horrible petite tête!... de la ven- 
geance.,, et puis.,, autre chose encore... Voleuse, en- 
tends-tu!... voleuse!... Oh! cette petite tête que je h... 

'^ (Joanntne se It^ve en sursaut, effarée, avec un cri.) 

JEAiSNINE 

Ah! tu m'as fait peur... Qu'est-ce que tu faisais-là?... 
qu'est-ce que tu disais? 

ISABELLE, renlaçent des dçux bras. 

Que lu étais jolie comme cela, en ce moment... ohî 
pais jolie, non, tu ne peux pas savoir comme tu étais 
jolie!.., ' : 



RIDEAU 



ACTE TROISIÈME 

Au premier. Cabinet de travail de Georges, très gai, très 
neuf. Cesl la pièce moderne de la maison. Très fouilli. 
Window sur le jardin. Le jardin se reflète dans les vitres 
de l'énorme bibliothèque. 

SCÈJNE PREMIÈRE 

GEORGES est assis & son bureau et écrit, puis JEANNINE. 
(On frappe à la porte de droite.) 

GEORGES 

Entrez ! 

J&ANNINE, entrant. 

. Bonjour! C'est moi!... Ça vous embête, hein? de mfe 
voir ici? Mais rassurez-vous. Je ne viens pas pour moi, 
je viens pour mon appareil photographique. Voulez- 
vous être assez aimable pour me changer mes plaques? 
Mes douze sont faites. 

GEORGES, de son bureau. 

Posez ça là... Je finis cette page... Dans un quart 
d'heure je passerai au cabinet noir. 

JEANNINE 

Il y en a une, une instantanée où vous serez très bien. 

GEORGES, continuant à écrire. 

Qui... moi? 

JEANNINE 

Vous savez bien que je ne fais que vous. C'est ma 
spécialité. Je vous ai pris tout à Theure quand vous 



104 L'ENCHANTEMENT 

descendiez de bicyclette. Je vous ai bien attrapé au 
moment où vous sautiez eu arrière. Vous devez avoir 
les deux jambes en Tair et la tête sur la selle... Ce doit 
être charmant... 

GEORGES 

Tout à fait réussi. 

JEANNINE 

Vous aviez une tête I Les cheveux vous dégoulinaient 
tout le long de la figure !... 

GEORGES 

Exquis tableau. 

JEANNINE 

Ne vous inquiétez pas. Si vous me plaisez comme ça ! 

(Georges se remet à écrire. Jeannine s'installe sur une chaise, les mains 
sar les genoux, les ^eux au plafond. Silence.) Un ^UgC paSSC. 
(Silence.) Hum I (Silence.) Hum! llunil (Silence.) Mais je CUUSe, 

je cause, je ferais peut-être bien de m'en aller. Vous 
allez vous faire attraper. 

GEORGES 

Jeannine, j'ai des choses sérieuses à vous dire. 

JEANNINE 

Mettez-moi à la porte, je vous prie... léserais désolée 
si vous aviez des ennuis à cause de moi, vous com- 
prenez. 

GEORGES 

Je suis tout à fait résolu à éviter désormais ces ren- 
contres à deux... que vous entretenez... surtout du 
genre des dernières! Cela ne peut nous mener à rien 
de bon. Vous m'avez tendu un piège Tautre jour. 

JEANNINE 

Oh ! un piège ! 

GEORGES 

Vous m'avez dit que vous aviez des choses très 



ACTE TROISIEME lOj 

importantes à me révéler, qiâe vous ne pouviez pas me 
les confier devant votre sœur, et ce n'était pas vrai. 
Vous n'aviez rien d'important du tout. 

JEANMNE 

Pour vous. 

GEORGES 

Et j'ai été obligé de mentir à votre sœur. Je n'aime 
pas beaucoup ça ! 

JEANNIXE 

Puisqu'il paraît que vous lui dites tout, vous n'avez 
qu'à le lui dire. 

GEORGES 

Reprochez-le-moi donc. 

JEANNINE 

Non, c'est vrai, je vous remercie. 

GEORGES 

Mais je ne veux pas que pareille chose se renouvelle. 
Ça nous crée des airs de confidence que je réprouve. Vous^ 
savez quelles sont nos conventions à tous les trois? Très 
sérieusement, j'ai à vous gronder. C'est comme cette 
histoire de paillier l'autre soir... quand nous sommes 
allés nous étendre tous les trois après dîner... Isabelle 
peut très bien nous avoir vus. J'étais très embarrassé. 

JEANNINE, riant. 

Je le sais bien. 

GEORGES 

Oui... Alors, si c'est un jeu, il est temps d'enrayer. 

JEANMNE 

C'était si bon, l'autre soir! J'ai bien mis cinq minutes 
à faire ramper ma main sous la paille, pour atteindre 1 1 
vôtre, sans que ni vous ni Isabelle ne me voyiez. Puis, 
quand j'ai saisi le bout de vos doigts, j'ai serré, serré 



106 L'ENCHANTEMENT 

de toutes mes forces! Vots ne pouviez plus bouger. Il 
aurait fallu qu'Isabelle voie, pour retirer votre main, et 
alors... je sentais tout doucement mon bras s'engourdir 
sous la paille... et, comme ça, sous la lune, avec Todeur 
d'une grosse rose qui était à mon corsage... c'était si 
bon!... Et, taisez-vous, je vous ai été si reconnaissante 
que vous ne retiriez pas votre main î... 

GEORGES 

Pas du tout. Ma lâcheté vient de ce que je ne pouvais 
pas faire un mouvement sans appeler 1 attention. d'Isa- 
belle... Et notre vie est assez compliquée comme elle est!... 

JEANNINE 

Laissez-moi croire au moins que c'était un peu pour 
moi. 

GEORGES 

Et puis ce sont des sortes de situations parfaitement 
grotesques ! 

JEANNINE 

. Faites-m'en donc des reproches! Ça vous va bien ! 

GEORGES 

Je sais... Enfin, je prétends que ces scènes ne se 
renouvellent plus. Évitons de nous trouver seuls, le 
plus possible. Il le faut. Maintenant, je sens qu'il le faut. 
Devant votre sœur, au contraire, tout ce que vous.. . 

JEANNINE 

Tout ce que je voudrai. Vous êtes bien aimable ! 

GEORGES 

Comprenez donc. 

' JEANNINE 

Et moi?... Est-ce que vous pensez à moi? C'est bien... 
je me tairai... je me tairai complètement, par exemple, 
car vous ne voudriez pas tout de même que je raconte 



ACTE TROISIEME i07 

à Isabelle tout ce qu'elle me demande! Du matin au soir 
elle me torture à m'arracher des questions! Il est pos- 
sible que ça l'intéresse, mais si vous étiez gentil, vous 
devriez lui faire comprendre que c'est înoins drôle pour 
moi... et que ce sont des choses qu'on ne fait pas... et 
que je n'en peux plus! Du reste, elle n'a pas de tact... Je 
ne suis qu'une petite fille, mais je l'ai toujours vu dans 
la vie, je l'ai toujours remarqué," elle n'a pas de tact! 

GEORGES 

Il ne s'agit pas de cela. 

JEANNINE, vivement. 

Oh! elle a d'autres qualités 1... ne vous fâchez pas! Elle 
est belle, elle est plus belle que moi, certainement! 
(Avec colère.) Elle n'a pas une vilelotte au milieu de la 
figure, comme elle a dit encore hier devant vous pour 
me vexer... pour me faire passer pour laide I C'est bien, 
je ne vous parlerai plus, je ne vous chercherai plus, 
j'obéirai. Mais alors, qu'est-ce qui me restera, si vous 
m'enlevez même ces petites choses, ces petites compen- 
sations, qui sont la seule joie de mon existence? Ah! 
je me contentais de pas grand'chose, vous l'avouerez! 
Mais il y a des jours où je me disais : Il ne m'aime pas, 
seulement nous avons tout de même des intelligences à 
deux, qu'on ne sait pas... C'est bien, je me tairai... Je ne 
ferai même plus mon cri, vous savez? quand je veux 
attirer votre attention... Oui, ça n'a l'air de rien, mais 
pour moi, c'est beaucoup, parce que, rien que ce cri, ça 
veut dire pour moi des choses que les autres ne com- 
prennent pas... à part vous. 

GEORGES 

Avec cela qu'il est joli votre cri I Vous n'y perdrez pas 
grand'chose... un aboiement! 

JEANNINE 

Oh! moi, je ne suis pas poétique, vous savez!.,. 



i08 L'ENCHANTEMENT 

Vous ne le trouvez -pas bien? Oh! c'est une trouvaille! 
Je l'aime beaucoup. Écoutez. 

(Elle lo fait.) 
GEORGES 

On dirait le cri d'un gondolier de Venise. 

JEANMNE 

Oh! Venise! c'est ça qui est beau! Oh! c'est là que 
j'aurais voulu partir en voyage! Ce que c'est beau!... 

(Ses yeux regardent 1* plafond.) Je peUSC qUClqUCfois que si je 

vous avais épousée, ou y serait parti... tous les deux. 

GEORGES 

Vous n'avez pas trouvé quelque chose de bien neuf! 

JEANMNE 

Qu'est-ce que ça me faitl oh! Venise!!... 

GEORGES 

A la bonne heure I Parlons donc un peu géographie! 

JEANMNE, S3 Icvanl. 

Ah! au fuit,!... Vous avez peur d'une scène! En 
eflet, il faut même que je m'en aille, sans quoi, si 
Isabelle sait que je suis montée, ce que vous allez vous 
faire attraper, oh! mon ami, ce que vous allez vous 
faire attraper I... 

GEORGES 

Oh, pas d'esprit! Votre sœur souffre. Votr^ entê- 
temeal à bouder, à Tévii^r, au lieu de la rassurer... 
elle si bonne pour vous!... Ce qu'elle a fait pour vous 
estadmirable, et vous la récompensez en ne lui donnant 
que des inquiétudes. ..Enfin, je ne veux pas recommencer 
à. vous sermonner à mon tour. Tout cela doit vous être 
redit souvent, n'est-ce pas? Passons... ce n'est pas mon' 
affaire!... Seulement jf^ vqis 1res bien qu'Isabelle com- 
rae;^ce à. s^énerver... et, à des mots, à des indicalions 



ACTE TROISIÈME 109 

vagues, je vois qu*il commence à entrer en elle de k 
défiance et... autre chose. Je ne devrais pas vous avouer 
cela, mais enfin elle souffre et... 

JEANNINE, tronçant les sourcils. 

C'est bien son tour ! 

GEORGES 

Quelle méchanceté vous venez de dire là! 

JEANNINE 

Elle peut bien souffrir un peu à son tour, pour voir ce 
qu'on éprouve !... Et ce ne sera jamais une compensation î 

GEORGES 

C'est affreux de parler ainsi! Votre sœur!... 

JEANNINE 

Je la déteste, je la déteste... Ça vous étonne? 

GEORGES 

Non ; ce n'est pas vrai. 

JEANNINE 

Si; autrefois je l'aimais, mais maintenant je la dé- 
teste! du matin au soir la voir se rapprocher de vous, 
vous prendre la main, IV-nlendre vous tutoyer, vous 
faire des mines tout à son aise!... Chaque fois qu'elle est 
là, contre vous, et (jue je me dis : « Mon Dieu, comme 
elle a de la chance!... », chaque fois qu'elle vous appro- 
che de trop près, vous tient les mains... oh! je la 
tuerais! El puis... 

GEORGES 

Et puis quoi? Laissez donc ce verre! Vous allez le 
casser, dans le feu de vos démonstrations, et comme 
c'est mon verre de conférence... 

10 



110 L'ENCHANTEMENT 

JEANNINE 

Décidément, si je vous ai bien compris, vous me 
défendez de vous parler en particulier, parce que ça ne 
lui plaît pas, et parce que je vous gêne ? 

GEORGES 

Ce n'est pas exact. 

JEANNINE 

Ah ! oui, comme elle vous gêne la petite Jeannine ! 
comme vous préféreriez qu'il n'y ait jamais eu de petite 
Jeannine sur la terre ! Merci toujours de me le rappeler, 
au cas où je l'aurais oublié. 

GEORGES, tout d'un coup lève le poing sur la table. 

Mais sapristi de sapristi!... 

JEANNINE 

Quoi? 

GEORGES, reste une seconde le bras en l'air, puis le laisse retomber 
mollement. 

Rien. 

(Ud temps.) 
JEANNINE, une moue. 

Tenez, vous êtes tous les deux très gentils au fond, et 
vous faites ce que vous pouvez! Seulement, puisque 
vous venez de me dire carrément votre façon de penser, 
je voudrais, à mon tour, cesser une minute mon genre 
petite fille qui me va si bien... Le moment est venu 
pour moi aussi de dire les choses sérieuses. Donc, ne 
bondissez pas, je vous en prie, oh! cela surtout! j'ai 
si mal à la tête aujourd'hui!... comprenez-moi en ami 

et écoutez-moi. (Georges fait signe qu'il est tout ouïe, avec l'air de 
dire : Asseyez-votiê donc, mademoiselle \ — Jeannine ae rassied, puis, comme 
une leçon apprise, avec calme, mais d'une voix funèbre : ) VoUS Savez 

que pas une seconde, jamais, je n'ai renoncé à mourir. 

GEORGES 

Nom de nom! 

(il or.voie promener deux livres dans la chambre, d'un coup.) 



ACTE TROISIÈME i\\ 

JEANNINE 

Vous voyez ! 

GEORGES, furieux, tout rouge. 

Je vous défends d'ajouter un mot de plus, vous en- 
tendez I C'est révoltant, écœurant! 

JEANNINE 

On dirait que vous apprenez une nouvelle! 

GEORGES, déambulant, les bras au ciel. 

Et voilà la vie que vous nous faites!... Vous êtes 
embêtante!... Oh! ca!!... Vous pouvez vous vanter de 
savoir raser les gens avec une persistance!!... Heureu- 
sement on est meilleur que vous, on vous pardonne 
votre dada! Vous êtes aussi une gosse, une vraie gosse, 
et cela explique tout. Vous verrez plus tard, comme elle 
vous fera rire votre funeste passion, quand je serai 
encore un peu plus décati que maintenant, et que nous 
en recauserons avec votre mari, un garçon charmant 

et bien mieux que moi... (Geste de protestation de Jeannine.) si, 

si, bien mieux que moi ! Vous verrez mon nez dans son 
vrai jour alors. Regardez-le mon nez : si c'est celui 
d'un homme pour qui on se suicide! 

JEANNINE, suppliant. 

Georges, vous ne pouvez pas me refuser si peu de 
chose : Cinq minutes... consacrez-moi cinq minutes 
dans voire vie, dans toute voire vie! Comme c'est peu 
pourtant. Ne jamais vous parler, ne jamais m^épancher 
contre votre épaule!... Oh! voyez-vous, c'est l'idée fixe 
maintenant! et je mourrai contente... Quelques se- 
condes de pitié. pour moi seule. Oh! ne reculez pas 
comme ça... je suis si loin!. . (Les larmes aux yeux.) Ecou- 
tez, je souffre bien pour vous dire cela... j'ai beaucoup 
de peine, j'ai tant de peine!... et c'est pour vous!... Oh I 
aimez-moi, dites, aimez-moi!... 

(Elle a dit cela sur un ton de petite plainte douce... et on Teotead 
pleurer.) 



dI2 L'ENCHANTEMENT 

GEORGES, ému. 

Mon pauvre petit! 

JEANNINE, reniflant ses larmes. 

Merci. J'aime tant quand vous m'appelez mon pauvre 
petit! Ça me fait du bien pour quelque temps... (Vivement.) 
C'est vrai que j'ai des choses à vous dire... J'ai des 
papiers très sérieux à vous remettre... un grand, grand 
mystère... Je vous en conjure... ce soir, après dîner... 

GEORGES, riuterrorapant. 

Non, inutile! Pas de cachotteries. Ça ne prend plus. 

JEANNINE 

Bien, parfait! Où avais-je la tète, en effet? je suis 
slupide! Vous avez trop peur d'une scène! Vous man- 
quez de chic, décidément vous n'avez pas d'allure, 
mon ami... Alors, c'est non, non? 

GEORGES 
Non . (Brusquement, Jelinnine qui jouait avec le verre de couleur, le 

casse.) Là ! VOUS l'avez cassé ! Je Tavais préparé pour ma 
lecture. C'est intelligent! Et vous vous êtes fait mal?... 
ohî mais très... vous saignez? 

JEANNINE 

Peuh ! (Georges a pris son mouchoir et lui essuie la main. Jeannine 

essaye do se rapprocher.) GcorgeS ! 

(Il retire froidement sa main, met son mouchoir dans la pochette 
de son veston.) 

GEORGES 

Allons, il faut vous en aller, Jeannine. Vous savez que 
je vous lis, à tous, le premier chapitre de mon livre, dans 
un quart d'heure? Vous en êtes, n'est-ce pas? oui? .. eh 
bien, alors, il faut vous en aller... 



ACTE TROISIÈME 113: 

JEANNINE 

Venez, Georges, ce soir... vous ne voulez pas? 

GEORGES 

Non. 

JEANNINE 

Ôh! 

(Elle fait un mouvement de déception triste.) 

GEORGES, après un temps, et après avoir paru réfléchir quelques 
secondes, se rapprochant d'elle. 

Dans les campagnes, quand Tenfant souffre, Jeannine,. 
et qu'il a la fièvre, les gens qui le soignent, autour de 
lui, ayant défense de lui donner à boire, répandent par- 
fois un peu d'eau, sur les carreaux de la chambre, pour 
que la fraîcheur en arrive jusqu'à l'enfant et qu'il se 
calme... Contentez-vous, Jeannine, de ce que j'en peux 
répandre et tâchez d'être heureuse, s'il vient parfois 
jusqu'à vous la fraîcheur de quelque larme évaporée.... 

JEANNINE^ tout bas, tout bas. 

Venez ! 

GEORGES, changeant de ton. 

Oh! maintenant, Jeannine, je vais me fâcher! 

JEANNINE 

Georges! 

GEORGES 

Assez!... allez-vous-en! Victor ou Odette vont arri- 
ver d'un moment à l'autre. Allez-vous-en ! 

(Il la pousse par les épaules jusqu'à la porto... Jeai.nine résiste- 
comme un enfant en grognant... La porte se reforme... Georges 
reste seul, réfléchit, et va" s'asseoir à sa table. La porte de 
droite s'ouvre. Victor de Ghelles entre, — chapeau de paille, 
fleur à la boutonnière.) 



10. 



414 L'ENCHANTEMENT 

SCÈNE II 
GEORGES, VICTOR DE CHELLES 



Un homme! 


GEORGES 


Tu dis? 


VICTOR^ 




GEORGES 


Je dis : un hompae. 


Enfin! 



VICTOR, stupéfait, sur le seuil. 

Qu'est-ce que tu chantes-là? 

GEORGES 

Des culottes... un veston... des moustaches... quel- 
qu'un comme moi!... Ah! ça fait du bien tout de même! 
ça me retrempe!... Eh bien, voilà, mon vieux, voilà, je 
suis content!... Il me faut peu de chose, hein?... Ce 
bon Victor! 

VICTOR 

Si tu te paies ma tête, tu sais, tu pourrais le faire 
d'une façon plus spirituelle. 

GEORGES 

Me payer ta tête?... non... la voir seulement, la voiri 
Tu m'as trouvé dans Tétat de ces pauvres voyageurs 
français qui n'ont pas entendu parler leur langue, leur 
langue maternelle, depuis des temps immémoriaux, et 
qui embrasseraient le premier français que le ciel fait 
surgir à leurs yeux ! Eh bien, voilà, j'avais comme 
besoin de parler « homme ». Jamais je ne me suis 
senti si attaché à toi !... 

VICTOR 

C'est que tu es saoûl... J'étais venu voir si cette lec- 



ACTE TROISIÈME 115 

ture tenait toujours. Je juge, d'après cette entrée, que 
c'est partie remise. 

GEORGES 

Comment donc, si elle tient! Plus que jamais! Voilà; 
le paquet est là... 127 pages. Vous les avalerez jusqu'au 
bout. 

VICTOR, timidement. 

C'est une histoire d'amour? 

GEORGES, bondissant. 

Ah! ça, non, par exemple! ah! ça, bigre non! Même 
je t'avertis, nous allons bien passer cinq minutes en- 
semble, si tu es venu avec la moindre velléité de me 
parler de tes amours avec Odette, de me narrer si vous 
êtes en bonne intelligence, si vous vous disputez, etc.. 
je ne le souffrirai pas une minute, contrairement à mes 
habitudes ! C'est un simple avertissement. 

VICTOR 

Oh! mais sur quoi as-tu marché ce matin? Au fait, 
depuis que je suis ici, Odette prend des airs de grand 
mystère chaque fois que je parle de vous. Isabelle?... 
chult! La petite? qu'est-ce qu'on en fait? Est-elle un peu 
revenue de Georges? Quand la marie-t-on?.,..chuttt! 1 
De tant de mystère je conclus que tu ne dois pas être 
tous les jours à la noce! 

GEORGES, radieux. 

C'est le cas de le dire ! 

VICTOR 

Heureusement, tu as épousé une femme exemplaire, 
la femme forte de TEvangile... telle que, toute ma vie, 
je m'en suis souhaité une... et les rênes dans sa main, 
tous les embêtements que tu peux avoir doivent être 



il6 L'ENCHANTEME.NT 

tellement mitigés... Ah! lu as eu de la chance! il n'y a 
pas à dire! 

GEORGES 

Il n'y a pas à dire. 

VICTOR 

Don Juan! 

GEORGES, lui allongeact une tape. 

Eh, eh! petit farceur! 

VICTOR 

Ne fais pas de manières. Tu es ici comme un coq en 
pâte. Non? Tu n'es pas heureux? 

GEORGES 

Heureux! si je ne suis pas heureux? Il faudrait vrai- 
ment que je sois difficile! On ne peut pas être plus- 
heureux que moi. Songe donc, tu m as défini d'un mol 
à l'instant, je suis l'homme aimé, — sublime secret du 
bonheur I Cet état de grâce, je le porte à même mon 
visage. Toule personne qui m'approche, sachant noire 

aventure — et qui ne la saurait pas, grand Dieu! 

toutes, sans exception, m'entends tu? m'abordent avec 
le même sourire, ce bon sourire de componction atten- 
drie : « Homme aimé, va! » C'est le bénéfice de la- 
situation. Il y a des gens qui pourraient se trouver 
ennuyés; moi pas! Je suis à l'aise, je me promène dans- 
un murmure très flatteur... Ainsi, tiens, fais-toi une^ 
faible idée de cela... Ce secret qu'on devait si bien 
enfouir, il n'est pas de bedeau du village voisin qui 
l'ignore! Il a d'abord fallu le dire à l'institutrice, à 
Frattlein, à cause de la surveillance à exercer sur Jean- 
nine. A l'heure actuelle, il n'est pas un domestique,, 
pas un jardinier dans la maison qui ne soit au cou-^ 
rant. Ils sont là, en rond, autour de nous, intéressés,... 
Ils me placent les plats, à table, avec une encourageante- 
bienveillance. Ils ne perdent pas un coup d'œil de 1- 



ACTE TROISIEME HT 

pelite, ils guettent ses moindres mouvements... £t tou- 
jours ce regard qui a Tair de dire du manant au grand 
seigneur : Je sais le secret... Don Juant 

VICTOR 

En effet, ce ne doit pas être, par moments, tout ce 
qu'il y a de plus... 

(On frappe.) 
GEORGES . 

Qu'est-ce que c'est? 

LA VOIX DE FRAt'LEIN, fort accent. 

Monsieur, je venais voir si mademoiselle était là?... 

GEORGES 

Mais, entrez, entrez donc, quand vous avez frappé. 

SCÈNE III 
Les MÊMES, FRAULEIN 

(FraOlein entre, yeux baissés, mains basses.) 
GEORGES 

Là... Eh bien, elle n'est pas là, mademoiselle. Voilà... 
Maintenant, vous pouvez vous retirer. 

(Fraûlein sort comme elle est entrée.) 

SCÈNE IV 
GEORGES, VICTOR DE CHELLES 

GEORGES 

Tu vois cette institutrice allemande? Eh bien, elle 
n'osait pas entrer. Et tu ne sais pas pourquoi? Parce 
qu'elle a peur de moi. C'est ainsi... j'en suis sûr. Elle 
n'ose pas lever les yeux sur moi, de la journée, sur cet 
homme terrible! elle m'évite... elle a peur de tomber 



118 L'ENCHANTEMENT 

morte d'amour, subitement, là, raide, à mes pieds... 
Gomme je te le dis! 

VICTOR, riant. 

C'est drôle. 

GEORGES 

Oui, c'est drôle. Et tu n'enlrevois qu'une des mille 
facéties de cette situation ou sublime ou grotesque!... 
Je ne suis pas encore fixé ! Ceci n'est qu'un détail... Si 
je te disais le reste!... Certes, un autre pourrait s'en 
trouver un peu excédé, en éprouver un peu de malaise. 
Je ne te cacherai pas même que les premiers temps ont 
été légèrement durs, mais, n'est-ce pas, comme on fait 
son bonheur on se couche? Il s'agit de savoir le faire, 
voilà tout. Eh bien, oui, mon cher, je suis l'homme le 
plus heureux du monde I J'ai fini par trouver une cer- 
taine saveur dans mon état; je ne suis pas éloigné d'un 
sadisme philosophique effrayant... C'est une affaire d'en- 
traînement!... Je me fais l'effet de ces rois de féerie à 
qui les bonnes fées réservent toutes sortes de blagues. 
La meilleure est toujours la dernière. Ils parcourent le 
monde, la valise à la main, dans leur sort incertain, sou- 
riant à la gifle qui les attend, au coup de pied qui les 
guette. Par habitude, ce n'est plus pour eux que matière 
à bons mots, et ils en trouvent d'excellents, qui les satis- 
font pleinement. Discuter avec les puissances suprêmes, 
regimber, plaider, à quoi bon? Ils en savent la par- 
faite et merveilleuse inutilité, puisqu'elles sont femmes! 
Non, le sourire aux lèvres et la joue roide, ces rois 
voyageurs savent être commis-voyageurs avec grâce. 
Ainsi, je vais, alerte, au milieu des avaries, coriace, et 
je ne m'en tire pas trop mal. Je ne discute jamais, 
jamais, jamais!. J'attends toujours la prochaine blague 
des puissances suprêmes, sans surprise. El, tiens, je ne 
serais pas autrement étonné si, en ce moment, ma tête 
se couvrait d'un bonnet de coton, et si mes meubles se 
mettaient à danser la gigue en me faisant les cornes! 



ACTE TROISIEME 119 

VICTOR 

Tudieu! mon cher, quelle verve! 

GEORGES, réprimant vile un geste. 

Oh! puis je di's ça! c'est histoire de rire un peu, 
parce que j'en al besoin, et parce que ça me fait plaisir 
de te voir, mais au fond de cette histoire... il y a de 
vraies larmes et de vrais chagrins. Je n*en perds aucun. 

VICTOR 

Ah! ça voyons... Est-ce que la femme?... 

GEORGES, Finterrompt brasquement en lui frappant sur Tépaule. 

Ah! non, non! Tout ce que tu voudras... mais pas 
d'explications .. pas ça! Je bavarde, pour me débonder. 
Tout ce que je réclame de toi, c'est de me montrer ta 
bonne grosse figure de camarade... je te Tai dit, je ne 
suis pas difficile!... rien que de t'avoir vu, j'en ai pour 
plusieurs jours à être remonté. Mais voilà tout!... Les 
explications, c'est pour les femmes... Au travail! Ainsi, 
pour le moment, mon travail c'est douze plaques à 
développer. Je vais te demander la permission d'entrer 
dans le cabinet noir. Tu peux rester là, d'ailleurs. 

VICTOR 

- Mais non, je te remercie... Je vais chercher Odette à 
la maison, si on lit. 

(•EORGES, prenant l'appareil et le balançant lentement dans Tair. 

Et puis, mon vieux, il y a Montaigne dans un coin... 
Un petit chapitre, de temps en temps, qui ne vous fait 
pas de mal, une bonne pipe, et Ton se dit, qu'après 
tout, il faut savoir s'arranger, et que lâcher de faire le 
moins de mal possible, c'est encore la vraie définition 
de ce mot un peu emphatique (Un temps) mais beau tout 



120 L'ENCHANTEMENT 

de même ^un temps) la bonlé... Parlons d'autre chose, 
veux-tu ? 

vie I OR 

Je n'ai pas besoin de l'assurer que je me mets à ton 
entière disposition, ne serait-ce que pour te tenir com- 
pagnie, chasser, canoter, pécher, le peu de temps que 
je passerai ici... 

GEORGES, allant à la porte du cabinet noir. 

Merci, je connais ton amitié. Tu permets?... 

VICTOR 

Fais. Je vais chercher Odette. 

GEORGES 

Attends donc, j'en ai pour une minute; je vais mettre 
les clichés dans le bain. Je ne t'ai rien demandé de toi. 
Alors, ça va? tu es ici pour quelques jours?... 

VICTOR 

Je repars après-demain. 

GEORGES 

Si tôt? Et les affaires? 

VICTOR 

Bah! couçi-couça... 

GEORGES 

Une seconde... je ferme la porte. Tu as les jour- 
naux là. 

VICTOR 

Merci. 

(Resté seul, il s'assied et prend un journal.) 
LA VOIX DE GEORGES, à travers la porte du cabinet 

Alors, lu pars après demain? 

VICTOR 

Je te l'ai déjà dit. 



ACTE TROISIEME 121 

LA VOIX DE GEORGES 

C'est dégoûtant. 

VICTOR 

Quoi? 

LA VOIX DE GEORGES 

Que tu partes après demain... (un temps). Oh! sapristi, 
mon vieux, j'ai Pair d'avoir une tête, sur cette photo !... 

SCÈNE V 
Les Mêmes, ISABELLE, Un Jardinier 

ISABELLE, entr'ouvre la porte de gauche. 

II n'est pas là ? 

VICTOR, désigne le cabinet noir. 

Non... là... 

ISABELLE, lui faisant signe de parler bas. 
Chut ! (Elle revient à la porte.) Entrez ! 

(On voit entrer un jardinier avec des monceaux de roses sur les 
bras. Elle-même porte les plus belles et elle est habillée d'une 
robe extraordinaireraent bleue.) 

VICTOR 

J'espère î... 

ISABELLE 

Une surprise. Bonjour. Là ! on va en profiter pour en 
mettre partout. 

(Elle prend les bottes des bras du jardinier et les fourre dans des 
pots.) 

LA VOIX DE GEORGES 

Bile vient, ma tête, elle vient! C'est tout à fait un 
phoque. ' 

VICTOR 

£h bien, de quoi te plains-tu? 

11 



122 L'ENCHANTEMENT 

ISABELLE, sautillant de coin en coin, et k voix basse. 

Il y a longtemps qu'il est là-dedans? 

VICTOR 

Dépéchez-vous, il va sortir. 

ISABELLE, au jardinier. 

Ici, ici... dans ce vase 1... Dieu, qu'il fait de bruit 
avec ses sabots! Vous avez bien dormi? Vous êtes 
reposé? Ah! tant mieux! (indifférente.) Vous avez très 
bonne mine. Odette va venir pour la lecture? 

VICTOR 

Je crois bien... je vais la chercher. 

(Il prend son chapeau.) 
LA VOIX DE GEORGES 

Après tout, je suis peut-être comme ça ! 

ISABELLE, riant, à Victor. 

Dites-lui, oui. 

VICTOR, d'une voix de stentor.. 

Oui. 

(Isabelle se recule pour admirer. Les manuscrits eux-mêmes sont 
enterrés sous les fleurs.) 

ISABELLE, satisfaite, à Victor. 

Attendez, nous allons sortir ensemble. Je vais me ca- 
cher derrière la porte, pour juger de refTet. 

(Ils sortent sur la pointe dos pieds. La scène reste vMo.) 
LA VOIX DE GEORGES 

C'est curieux comme c'est trompeur, la photographie, 
hein?... Il y a une optique particulière, lu comprends?... 
(Unicmps.) Hein?.. (Un temps ) Est-co qiic tu cs parti?... 



ACTE TROISIEME 423 

SCÈNE VI 
GEORGES, sôiii. 

(Il sort du cabinet noir. Apercevant les roses.) 
GEORGES 

La fée I... Qu'est-ce que je disais? La fée I... Me voici 
couvert de roses!... Elles sont exquises, d'ailleurs... 

(11 en prend une sur la table. Saluant k droite et à gauche.) Merci, 
madame, merci beaucoup !... (Après quoi, il va aux rideaux de 
la fenêtre et cherche. Ne voyant personne, il regarde derrière un fau- 
teuil, puis va à la porte, qui lui résiate.) Ah ! bOU ! (Puis il réfléchit.) 

Oui... mais... laquelle?... (Criant.) Comme c'est gentil 
d'avoir eu cette attention!... Quoi?... c'est vraiment 

trop gentiL.. (Il écoute pour reconnaître un son de voix.) Je SUiS 

confus... 

(Isabelle fait irruption.) 

SCÈNE VII 

GEORGES, ISABELLE 

GEORGES, immédiatement. 

Il n'y a que toi pour avoir des idées pareilles ! 

(Il l'enlace.) 
ISABELLE, désignant les roses. 

Elles sont jolies, hein? 

GEORGES 

Et cette toilette?... 

ISABELLE 

Oui, c'est un parti que j'ai pris. Je me négligeais. Je 
le faisais un peu exprès, tu comprends! autrement ce 
n'est pas dans ma nature. Mais, il ne faut pas... Je 
suis belle, hein? Je te plais? 

(Elle se met sur ses genoux.) 



i24 L'ENCHANTEMENT 

GEORGES 

Dis donc, j'ai mille fois plus envie de condamner ma 
porte au milieu de toutes ces roses (iiia renifle.) et de ton 
tros savant parfum, que de lire 127 pages I Si on les 
laissait à la porte, les autres? 

ISABELLE, lui mettajat vivement les bras au cou. 

Comme tu es gentil! Mais ce serait exagéré,.. (Elle lui 

arrange la raie de ses cheveux.) Ça m'a amuSée de t'cnVOyer 

ces roses parce que la rose c'est la fleur la plus fémi- 
nine, et, je ne sais pas, c'est plus amoureux de donner 
des roses, à un homme... c'est plus... comment, dire? 
(Elle lui souffle à loreiiie.) inconvenant... Tu comprends? 

GEORGES 

En rougissant. 

(Il la caresse à son tour de la main.) 
ISABELLE, se détachant. 

Oh ! mais tais-toi ! Je ne sais pas ce que tu as... je ne 
t'ai jamais vu coijime ça ! 

GEORGES, étonné. 

Moi? 

ISABELLE 

Oui, c'est extraordinaire, depuis quelque temps... tu 
es tout chose... 

GEORGES, très étonné, mais satisfait. 

Ah, bahl tiens!... je n'ai pas remarqué... 

ISABELLE, souriant. 
Oh ! moi si, chéri I (ElIe se rassied sur l'autre genou de Georges. 
Elle lui mordille l'oreille, puis tout d'un coup.) EcOUte. Donue-moi 

un rendez-vous, très loin... (Les yeux perdus au loin.) où 
j'irai te retrouver comme un amant, un rendez-vous 
très caché ! Que ce soit plus mystérieux, plus doux 
qu'ici. Tu veux pas? 

(Elle l'enlace, voluptueuse.) 



ACTE THOISIÈMK I2i> 

GEORGES, minaudant. 

Je ne sais si je dois... 

ISABELLE, vivement. 

Mais pas maintenant, tout à Fheure... quand il y 
aura du monde. Alors tu me diras tout bas, tout à 
coup : à ce soir, telle heure, près de tel endroit... 

(Georges demeure un instant interloqué, puis la menaçant du doigt 
en riant.) 

GEORGES 

Ah, ah ! tu prends goût à ce petit jeu, tu vois? 

ISABELI^ 

Oh ! je t'aime I 

(Elle se blottit en lui comme un chat.) 

GEORGES, la balance un instant de droite à gauche, avec calme 
et méthode ; tout à coup, il lui vient une idée. 

Elles sont admirables ces roses, mais nous allons 
être asphyxiés pendant la lecture. L'odeur des cre- 
tonnes neuves et des roses, cela élouflfe 1... 

ISABELLE 

Tu crois? Ouvre la fenêtre. Non, non, ne l'ouvre pas, 
tu prendrais mal ! 

GEORGES 

Il n*y a pas de danger. 

ISABELLE 

Si, tu prendrais mal. Tu es très délicat de poitrine. 

GEORGES 

Moi, délicat? Je me porte comme un bœuf. 

ISABELLE 

Tu te rimagines, mais, au fond, lu es très délicat, du 
côté de la poitrine, j'ai déjà remarqué. Tu t'enrhumes 
pour un rien. 

H. 



j 



426 L^ENCHANTEMENT 

GEORGES 

Tiens, tu es adorablement comique !... 

(Il va fermer la fenêtre.) 

ISABELLE, a eu un (roDcoment de sourcils triste; quand il redescend, 
elle dît doucement. 

Il faut me pardonner, lu comprends. J'ai, profond en 
moi, ce sentiment maternel et vieilli que la chose que 
j'aime devient, par ce fait, extrêmement fragile, se 
met un peu à dépérir... et j'ai comme un besoin de la 
couvrir d'un châle de tendresse... et une si grande peur 
qu'elle ne m'échappe ! 

(Un soupir.) 
GEORGES 

N'aie pas peur. Je me retiendrai. 

(Il montre son biceps.) 
ISABELLE, changeant de ton. Gaie. 

D abord cet air de la campagne ne nous vaut rien. 
Plus tard, lorsque nous serons libres, et que Jeannine 
sera complètement guérie, nous irons faire notre voyage 
de noces. Tu veux? Nous irons à Venise. Oh! que ce 
doit être beau, Venise! .. Pourquoi ris-tu? 

GEORGES 

Rien, mais je n'ai pas de chance ! Toutes les femmes 
que j'ai connues ont voulu toujours m'emmener à Ve- 
nise! C'est navrant. Je suis très bien ici, moi! (Se levant.) 
Qu'est-ce qu'ont donc ces chiens à aboyer? Neyt! 
Homère! Callipyge !... Ah! c'est le facteur, et madame 
Heiman. Le facteur et madame Heiman, c'est trop 
pour eux. 

ISABELLE 

Déjà! quel ennui! 

MADAME DEIMAN, du dehors, à Georges sur le balcon. 

Bon ion P. 



ACTE TROISIÈME 427 

GEORGES, à la fenêtre. 

Vous n'avez pas renconlré Victor? 

MADAME HEIMAN, du dehors. 

Non. Il était là? C'est Mte î 11 a dû passer par le petit 
pont. Je fais dételer... vous permettez?... 

GEORGES 

Oui, oui. Fourrez le zèbre à Técurie... 

(U revient à Isabelle.) 
ISABELLE 

C'est ça, mets-moi les mains au front. J'entends 
ballre ton pouls à ma tempe, et c'est un bruit si calme, 

si rassurant. (Elle se laisse aller sur sa poitrine.) Qu'CSt-CC que" 

c'est? Tu as saigné? 

(Elle tire le mouchoir qui dépasse de la poche du veston.) 
GEORGES 

Oh! rien... ce n'est rien... Le verre, lu sais, le verre 
de couleur... 

ISABELLE 

Pauvre chéri ! tu t'es fait mal et tu ne me disais rien. 
Où ça? vite, fais voir. 

GEORGES, cherche désespérément une blessure sur ses mains. 

Non... ce n'est pas moi qui me suis blessé... c'est 
Jeannine. 

ISABELLE 

Ah! c'est Jeannine!... Elle est venue ici? 

GEORGES 

Oui, en m'apportant des photographies à développer, 
elle a fait un mouvement brusque, et alors... 

ISABELLE 

Et alors, tu lui as pansé sa blessure. 



128 L'ENCHANTEMENT 

GEORGES 

Instinctivement j*ai pris mon mouchoir... ohl une 
petite coupure de rien... ne t'inquiète nullement. 

ISABELLE, blême. 

Je m'en rapporte à toi. 

GEORGES 

Sans quoi, il ne s'est rien passé de particulier aujour- 
d'hui... Justement, il se trouve qu'elle ne m'a même rien 
dit en dehors de... de la photographie... Je ne vois 
absolument rien à te signaler, aujourd'hui. C'est en 
posant l'appareil ainsi... Qu'est-ce que tu as?... Tu me 
crois, au moins? 

ISABELLE, voix faible. 

Ce serait la première fois que je ne te croirais pas. 

SCÈNE VIII 
Les Mêmes, Un Domestique 

UN DOMESTIQUE, entrant. 

Le courrier, monsieur. Le facteur a une traite et une 
lettre recommandée pour monsieur. 11 y a à signer. 

GEORGES 

Je descends. 

LE DOMESTIQUE 

Voilà le courrier de madame, et un paquet. 

(Il le donne à Isabelle.) 

GEORGES, heureux de cette diversion, va s'en aller. Avant de sortir^ 
d'un air naturel il se oroit obligé de dire. 

Rien d'important? 

ISABELLE 

Rien. 



ACTE TROISIÈME i29 

LA VOIX DE MADAME HEIMAN 

Peut^on monter? 

GEORGES 

Je crois bien... Isabelle est là, montez donc. 

(Il va au-devant d'elle dans l'escalier. Isabelle ouvre la lettre qu'on 
lui a remise, son visage a une expression de grande anxiété.) 

(Madame Heiman entre.) 

SCÈiNE IX 
ISABELLE, MADAME HEIMAN 

ISABELLE 

Ah! VOUS en avez, vous, des idées! J'ai suivi vos con- 
seils, j'ai étrenné une robe neuv^.. 

MADAME QEIMAN 

Elle est charmante, bravo I... et dans la note! 

ISABELLE 

Je me suis humiliée un peu plus, voilà tout le ré- 
sultat!... Pouvais-je deviner qu'au moment où je me 
traînais comme une fille, oui, comme une fille, à ses 
pieds, je venais de déranger une scène d'amour?... et 
quelle scène!... tenez, en voici les débris... Et, là, le 
mouchoir avec lequel il lui étanchait tendrement, ah ! 
si tendrement, la main... c'est touchant!... Je la vois, 
la scène, je la vois ! Que le hasard est donc bête ! 
Voilà, voilà, au moment où je m'écroulais de tendresse^ 

ce que j'ai trouvé sur son cœur!... (EUe jette le mouchoir à 
terre. Après quoi, elle regarde madame Heiman avec angoisse.) Ah ! je 

né pourrai pas le supporter! je le sens bien, c'est inu- 
tile, je ne pourrai pas! 

MADAME HEIMAN 

Si j'ai compris un mot à tout ce que vous venez de 



130 L'ENCHANTEMENT 

me débiter, je veux bien être pendue! Bon dieu, 
qu'est-ce que tout ça veut dire?... Je regarde avec stu- 
peur \e^ pièces à conviction! On dirait d'un assassi- 
nat... Du verre pilé... le bâillon du crime!... Cela vient 
donc de se passer à la minute? Georges avait pourtant 
Tair le plus naturel du monde. 

ISABELLIfi 

Est-ce que je lui laisse voir quoi que ce soit? 

MADAME nEIMAN 

C'est donc cela que vous pleuriez toute seule comme 
un pauvre petit bout de Madeleine... dans cette purée 
de fleurs î... 

ISABELLE 

D'autres choses aussi. On dirait qu'il y a des minutes 
dans la vie qui contiennent toutes nos douleurs en- 
semble, comme pour nous faire tout pleurer en une 
seule fois, par économie. Cela, tenez, que je lisais 
quand vous entriez, c'est une lettre. Elle est datée 
de Collao. Vous connaissez? Non? Ce doit être loin 
Collao? 

MADAME UEIMAN 

Pierre? 

ISABELLE 

Écoulez : (Eiie lit.) « Je vous écris, mon amie, dun grand 
jardin sur le bord de la Madeira, Les camélias luxueux, 
les mille étoiles des azalées dans les lourds massifs, me 
cachent la mer qui m'attend, La verdure de ce pays est 
sombre, luisante, et sans hrvit. De temps en temps seule- 
ment, un camélia pourri tombe comme un fruit lourd à 
travers les branches. C'est tout. Seulement, voici :ilya 
au milieu, caché dans les massifs, un peuplier de mon 
pays, un grand peuplier qui monte vers le ciel. Je le dis- 
tingue mal d'où je suis, mais je Ventends frissonner dans 
les cimes. Il est extrêmement sensible et très seul. Il n'est 



ACTE TROISIEME 431 

pas d'ici. Il n'y a nul souffle dans l'air tiède et pourtant 
il frissonne à je ne sais quel vent invisible pour nous^ et 
il murmure là-hauf^ tout seu', sa longue peine natale. Il 
ne me voit pas y et pourtant dans cette grande immobilité 
de silence^ le peuplier de mon pays et moi, nous nous 
comprenons. Et voici que de cette peine inconnue et légère, 
qui l'agite naît une forme féminine. Je pense à vous. 
Êtes-vous heureuse^ mon amiel Mni^ \je repars demain^ 
pour un peu plus loin., dans ces contrées graves et amères. 
Ce sont de belles patries^ que vous ne connaîtrez jamais^ 
Isabelle. Il y a des coutumes bizarres et naïves qui vous 
étonneraient^ entre autres, celU-ci [qui explique le petit 
paquet joint à cet envoi) : Les femmes d'ici veulent que 
quand le grand mal d'amour vous a pris, on trouve, en 
respirant certains parfums locaux, l'oubli de son mal. Ce 
parfum est considéré, ici, comme un remède infaillible. Au 
fond, je crois bien que c'est simpl'ment de l'eau de roses. 
Il est peut-être ironique de vous envoyer ce flacon, mais 
c'est une garantie que vous aurez dans voire tiroir... Ne , 
vous étonnez pas si le flacon est débou-hé; c'est que jn lai 
respiré... Adieu, ma grande amie. H est tard. L'air doit 
être enrôlée plus doux que de coutume, car tout s'est calmé 
et je rC en tends plus le peuplier de mon pays. » Pauvre 
ami, comme il a dû souffrir! 

MADAME DELMAN 

Romance de guitare I... 

ISABELLE 

Oh ! je f^fai comme lui, je partirai ! Il ne sera pas dit, 
au moins, quie je ne n'aurai pas su disparaître! Je m'en 
irai loin, si loin, qu'ils n'entendront plus parler de 
moi! 

MADAME HEIMAN 

Mais non, mais non !... Ne vous laissez pas gagner par 
le sentimentalisme italien de ce phraseur de Pierre... 



«32 L'ENCHANTEMENT 

Vous ferez ce que vous eussiez dû faire dès le premier 
jour... Vous surmonterez la terreur nerveuse qui vous 
lie à cette enfant et vous me la confierez quelques 
mois. Je vous ai dit que je mVn chargeais... (Isabelle hausse 

les épaules de l'air de dire : Cest tout ce qu'ils trouoent, eux!! puis elle 
ouvre le paquet. - A part.) Oh! mais! Oh I maisl... 

GEORGES, du dehors. 

Un verre d'eau dans mon cabinet... oui, avec un 
citron. 

MADAME HEIMAN 

Voilà Georges... Allons, cachez-lui ces vilains yeux 
rouges, au moins. 

GEORGES, du dehors. 

Et ne laissez monter personne. 

MADAME IIEIMAN 

Pristi, c'est vrai, cetle lecture! Je n'y pensais plus... 
La Logomachie depuis Charles le Téméraire... Et Victor 
qui ne revient pas! 

SCÈNE X 
Les Mêmes, GEORGES, puis JEANMNE 

MADAME DEIMAN 

Je suis désolée, Georges! Je vous demande bien 
pardon pour monsieur; de Ghelles de ce retard. Il n'en 
fait jamais d'autres! Il y a un malentendu. Je lui avais 
bien dit, en effet, de passer me prendre à la maison, 
mais pas si tard... 

GEORGES 

Oh! nous avons encore le temps! (Tirant sa montre.) Hé! 
hé! cinq heures moins le quart. Si nous voulons lire, 
(Ennayé.) A moius quc uous rcmettious à demain ? 



ACFE TROISIEME 133 

MADAME UEIMAN 

El le pis c'est qu'il est capable de m'allendre. Je n'ai 
averti personne que je sorlais. Il est assez slupide pour 
mnlicndre... 

ISABELLE, à Joannino qui entre. 

Tu assistes à la leclure, n'esl-ce pas? 

JEANNINE 

Oui. 

GEORGES, à madame Heiman. 

Nous allons faire sonner la cloche du jardin. Eh bien, 
que faites-vous? vou« filez aussi? 

MADAME HEIMAN 

La voilure ne doit pas encore être dételée. C'est 
encore ce qu'il y a de plus simple. (A part.) Veine! ça 
prend î 

GEORGES 

Vous vous croiserez en roule! 

MADAME HEIMAN 

J'en ai pour cinq minutes, aller et retour. Préparez 
vos papiers; je vous le ramène, (a la porte, elle revient., Kt 
puis, commencez sans nous. Si ça part de Charles le 
Téméraire, nous pouvons bien arriver un peu en retard. 

^Elle dit cela d'un petit air malin et avcrlisseii-.) 
GEORGES 

Comment, comment, Charles le Téméraire? Vous 
brouillez le titre et le sous-titre, ma chère amie. Cht^rles, 
on le petit t^mérnire. Ce n'est pas du tout la même 

chose! (Madame Heiman s'est déjà enfuie.) Est-clle bête!... Ex 

ceilenl début!... 

(Il remonte en sifflant.) 
12 



134 L'ENCHANTEMENT 

SCÈNE XI 
ISABELLE, JEANNLNE, GEORGES 

ISABELLE, prenant, naturellemenf, la main de Jeannine 
qui passe près d'elle. 

Tiens, lu fes coupée? 

JEANNINE 

Ohî rien!... C'est en jouant dans le jardin. 

GEORGES, continuant de maugréer. 

Ils sont d'une inexactitude intolérable, ces deux-là î 
Et dire qu'il en est ainsi dans tous les ménages irré- 
guliers!... Ça fait frémir!... Eh bien, attendons, nous 
autres, mes enfants! Tournons-nous les pouces. (Le» deux 

scurs sont assises, prostrées. — Georges les regarde avec méliance.) 

Étonnant combien ma lecture a Tair de soulever d'en- 
thousiasme!... C'est dommage!... Il y avait quelque 
chose, là!... 

(Il se frappe le iront et rallume sa pipe.) 
ISABELLE, à elle-même. 

En jouant dans le jardin!... Ils ne m'auront pas môme 
fait la grâce d'un doute!... 

(Silence.) 
GEORGES, de la table où il soupèse son manuscrit. 

Alors, rien dans le courrier? 

ISABELLE 

Rien. (Georges se met à numéroter ses pages avec un crayon. Isabelle 
immobile, assise sur un canapé. Jeannine se lève distraitement et va dans 
le fond de la pièce, loin, derrière le canapé, prendre une guitare qui se 

trouvait là. Elle l'accorde.) Comme ils Ont l'air naturel. C'est 
cnVavanl! 



ACTE TROISIÈME . U5 

GEORGES, numérotant. 

Cinquante, cinquante-deux... Bon! où est le cinquaiàte 
et un?... 

(Les cordes pincées de la guitare sonnent une à uue dans le vide..* 
Chacun est à sa pensée.) 

ISABELLE, à elle-même. 

Comme ils doivent se comprendre dans le silence!... 
<Haui.) C'est décidément une femme charmante que cette 
Odette. 

GEORGES, continuant de numéroter. 

Charmante I On est sûr de la trouver là, au moment 
où on en a besoin. Ah! c'est la vraie amie! Tamie des 
mauvaises heures... Cent vingt-deux, cent vingt-trois... 

ISABELLE, à part. 

Elle se met derrière moi, pour que je ne puisse pas la 

voir. Il y a la glace, ma petite ! (Elle saisit nerveusement un 
miroir à portée de sa main.) Elle tOUSSC. Est-Ce bête ! 

GEORGES 
Victor vaut mieux. (Comme personne ne répond, Georges lève la 
tête et contemple la scène. A part, entre les dents.) Bigre! Le sileUCC 

est tendu. Il y aura de l'ora-a-ge! (Haut.) Je me demande 
si je dois laisser subsister cette phrase qui ne me paraît 
pas bien académique pour moi, mais si humaine, pour- 
tant, si humaine !... (Dune voix grave et profonde.) Qui me dira 
pourquoi^ au ihénlre dans les silences solennels^ les acteurs 
boutonnent le dernier bouton de leur redingote? 

(Et après avoir mesuré d'un nouveau coup d'œil la scène et les deux 
femmes immobiles, d'un geste large, il boutonne son veston, avec 
une joie féroce et solitaire.) 

ISABELLE, tout à coup. 

C'est charmant! 

GEORGES 

N'est-ce pas? (a part). Il y aura de l'ora-age!... 

(Il referme an tiroir. La guitare égrène toujours ses notes fausses.) 



136 i;e\ghantement 

ISABELLE, k part. 

Elle lui tend les lèvres! Oh! la petite rusée! la rusée! 
Elle lui envoie un baiser! Cela a Tair d'une petile gri- 
mace de rien du tout... (Un sourire effleure les lèvres de Georges^ 

qui relit une page.; Ah! il a souH ! Je suis ^blême ! ... C'esl 
alVreux... Elle se rapproche. Ah! mais ils se moquent 
de moi! Je vais le leur crier!... C'est trop, à la (in!... Je 

suis là,pOUrtanl, je compte, j'existe... (Soudain, Haut, éclatant.) 

(ieorgcs, embrasse-moi. (Georges, stupéfait, lève la lêie.) J'ai 
dit : Embrasse-moi! 

(I^a petile n'a pas bougé. Elle regarde sa sœur avec une haine indi- 
cible. Puis, jette la guitare et s'enfuit, muette, claquant la porte.) 

SCÈNE XII 
ISABELLE, GEORGES 

GEORGES 

Qu'est-ce qui te prend? Mais réponds, qu'est-ce qui 
t'a pris? 

ISABELLE 

Jo ne sais pas... Je te demande pardon. 

GEORGES 

De ce train, tu finiras par êlre la cau«e même du 
malheur que tu redoutes!... Il faudrait bien savoir véri- 
tablement, ma chère amie, puisque vous imposez à cette 
enfant de vivre entre nous, ce que vous voulez au juste. 
Avant vos remèdes, il n'y avait rien à craindre, mais 
maintenant, il y a tout à craindre! Si c'e<?t ainsi que 
vous comptez la traiter!... Mais, au nom du ciel, quel 
accès l'a pris? réponds?... 

ISABELLE 

Je ne sais pas... un coup de folie, tu as raison, un be- 
soin irrésistible que j ai eu, tout à coup, de t'embrasser, 



ACTE TUOlSlEvIi 137 

un besoin de tes lèvres, juste à ce moment... Je ne 
^n'explique pas. C'a été plus fort que moi... 

GEORGES 

Depuis deux mois, j'^i accepté la situation, complète, 
intégrale... à tant faire, je me sais payé le bloc, y 
comp is les bons sarcasmes dont tu m'abreuves!... Ils 
faisaient partie de mes prévisions et la joie de ma ma- 
thématique!... J attendais le tolal qui te convaincrait, 
sans pins intervenir jamais... Mais, pour te rendre cou- 
pable d'actes pareils, il faut que tu aies dépassé mes 
prévisions et que lu me caches de bien étranges soup- 
çons!... Allons, voilà qui va finir!... Que vous le vou- 
liez ou non, nous nous expliquerons ce soir, ma chère 
amie! Pas un mot de plus. Cet étal cardiaque va cesser! 

ISABELLE 

Tu as raison de te fâcher. J'ai eu torL Mais je vais 
réparer, tu verras. Va me la chercher... 

GEORGES 

Ma parole, c'est moi maintenant qui prend le parti de 
cette enfant!... C'est moi qui suis obligé de la défendre 
contre toi, et c'est moi qui commence à avoir réellement 
peur, maintenant!... Car je ne sais si tu \ois ce que 
que tu fais... Pour la première fois j'ai le sentiment 
d'un danger véritable. . Où est-elle, maintenant? Où 
est-elle? 

ISABELLE 

Là!... là! Ne le fâche pas si fort, mon dieu!... puisque 
je te dis que je vais tout réparer... Au lieu de crier, tu 
ferais bien mieux d'aller me la chercher. 

GEORGES 

Ah ! nous allons encore couler quelques heures char- 
mantes î..i (Il sort eQ criant.) Jcannlne! (Mais Jeannine ne (levait 
pas être loin, peut-être même derrière la porte, car Isabelle a, à peine, le 

12. 



1^38 L'ENCHANTEMENT 

tonops de se précipiter au balcoD que Georges rentre, poussant la petite 

devant lui. — Bas à Jeannine.) J'en ai assez de Cette existeoce. 
11 faut qu'elle cesse. 

ISABELLE, se retourne. 

Ahî te voilai 

(Elle fait un signe suppliant à Georges, pour qu'il les laisse seules. 
Jeannine attend, droite. Georges sort.) 

SCÈNE XIII 
ISABELLE, JEANNINE 

ISABELLE 

Pardon, Jeannine, je te demande pardon de ce que 
je viens de faire là. 

JEANNINE, imperceptiblement. 

De rien, j'en ai vu d'autres. 

ISABELLE 

Si, j'ai besoin que lu me pardonnes, il y a longtemps 
que je voulais te le dire. 

JEANNINE 

Ça n'a pas d'importance... et tu as tous les droits ! 

ISABELLE 

Regarde-moi, puisque tu m'as comprise, Jeannine... 
J'en fais humblement l'aveu devant tes yeux de quinze 
ans, en baissant les miens : je souffre, Jeannine, je 
souffre du même mal que toi... Il faut être bonne. Par- 
donne-moi, mon petit. 

JEANNINE, gênée. 

Voyons, c'est une plaisanterie!... 



ACTE TROISIEME 139 



ISABELLE 



Non, je t'assure. Quoi qu il se soit passé, entre vous 
deux, en aucun cas je n'avais le droit de le faire du 
joaal, et sois sûre que si je n'ai pas toujours été à la hau- 
teur de ma tâche — que je saurai conduire jusqu'au 
bout, dorénavant, — ma bouche a parlé toujours contre 
mon cœur et de cela, je te demande, Jeannine, très 
humblement pardon. 

JEANNINE, simple. 

C'est oublié ! 

(Elle passe.) 

ISABELLE, avec un mouvement doux et peureux des doigts, comme pour 
la retenir au passage. 

Je suis un peu excusable parce que vous uj'avez 
entouré de beaucoup de mensonges... sans quoi, je 
crois que j'aurai su être bonne, toujours, sans me 
plaindre..^ Nous sommes un peu gauches toules deux... 
nous étions si peu préparées à ce qui devait nous arri- 
ver !... Tu as aimé bien jeune, mon petit... et moi très 
tard!... et voici que bientôt mes cheveux blanchis vont 
se couvrir de honte. Enfin I... nous ne sommes pas res- 
ponsables, hein? Ce n'est pas de notre faute... Qui nous 
eût dit cela? On était si heureuses à la maison ! tu te 
souviens?... On se sera tout de même beaucoup aimé... 
Ah! si tu avais parlé à temps!... Enfin! nous sommes 
deux pauvres malheureuses, voilà ce que nous sommes, 
n'est-ce pas Jeannine? Il n'y a pas à s'en vouloir. Je 
tâcherai d'être meilleure, je te promets... Puisque tu 
souffres, tu dois savoir qu'on n'est pas toujours maître 
de soi... et que ça fait mal! C'est le doute, tu com- 
prends, dont vous m'avez entourée?... Si vous m'aviez 
dit tout simplement ce qui en était, je me serais arran- 
gée... Désormais, tu verras!... Je m'exagère peut-être, 
après tout, vous n'en êtes peut-être pas encore aussi 
loin que je me l'imagine... Je ne sais pas, moi!... (Eiie lui 



iïn L'ENCHANTEMENT 

tient les mains et essaye de rencontrer ses regards.) Js ne t6 de*- 

mande qu'une parole de vérité pour que tout s'éclaire... 
Je tassure, quoi que vous ayiez fait, quand bien même 
vous vous adoreriez... tu seras étonnée! Oh! je vois ta 
figurç qui.se contracte! Laisse-toi pleurer, va, ne t'em- 
pêche pas... Prends mes larmes el donne-moiles tiennes. 

JEANNINE, se raidissant et détoarnant les yeux. 

Va- t'en! 

ISABELLE, rapprochant son visage du visage de Jeannine, les yeux 
tendus. 

Une parole seulement!... C'est ton silence, tu com- 
prends?... J'y ai vu des remords, de la haine... et quelle 

haine ! (Les cils de Jeannine battent, battent. Elles sont souffle à souffle. 

J'y ai vu que vous vous adoriez au point... de vouloir 
que... je disparaisse... C'était fou, n'est-ce pas?... Une 
parole, seulement!... J'y ai cru voir, comme en tes yeux, 
des abîmes hideux... j'ai cru voir... (Uncri.) Monstre! 

JEANNLNE 

Ah ! tu m'as fait mal ! 

ISABELLE 

Odieux petit monstre qui essaie de m'enfoncer ce 
dernier clou dans la gorge et qui veut me faire croire 
que ton silence est un aveu, et que tu me l'a pris, el 
qu'il est à toi!... Va-t'en! va-t'en! Je ne veux plus te 
voir! Tu me fais horreur! 

JEANNINE 

Et quand cela serait, à la fin ! 

ISABELLE 

Tu mens! tu mens! tu es abominable!... 



ACTE TROîSiZàlE 141 

JEANNÎNE 

C'est trop fort! Ah! je suis un monstre! C'est trop, 
cette fois, c'est trop!... Ah! je suis un monstre, moi 
à qui tu fais subir la plu- épouvantable des existences!... 
que tu forces, du matin au soir, à subir, la rago dans 
1 ÙMie, toute la joie, tous tes baisers, avec des airs de 
tr.omphe, lorsque j en meurs et qu'il me laul fuir tes 
lèvres, qui me cherchent, après!... Ah! tu ne m'en auras 
pas épargné un de te? baisers, à moi, la pelite pauvre!... 
Ah! je suis un monstre! Eh bien, alors, dis pourquoi tu 
me forces à vivre, pourquoi tu m'as arrachée à la mort? 
Qj.i te le demandait? Qu'est-ce que je t'avais fait pour 
cela!... 

ISABELLE 

Tais-toi! Tu es horrible! Tu ne dois pas savoir ce que 
lu dis, pour me briser ainsi!... 

JEANNINE 

Quel soulagement m'as-lu apporté? réponds? Cite 
moi une joie, une!... Tu m'as rivée à ton bonheur! C'est 
pour le voir que tu me forces à vivre! La torture de ton 
questionnaire perpétuel, la torture à petit feu, sans 
répit!... Ah! tu ne laisserais pas même un jour ma 
souffrance tranquille! Et quand je veux la solitude au 
moins, quand je veux vous fuir, lous les deux, une 
heure... je ne peux pas! parce qu'il paraît que cela te 
bouleverse, ça te remue le sang que je ne sois pas là! 

ISABELLE 

Oui, lâche! lâche! car ce que tu sais trop, c'est que je 
jneurs derrière les portes que lu fermes, lâche! 

JEANNINE 

Mais alors, puisque tu devais me reprocher tout, 
jusqu'à l'air de cette maison, que comptais-tu . donc 
m'ullVir, à la fin, quand tu m'as dit : Reste, je le veux? 



142 L'ENCHANTEMENT 

ISABELLE 

La vie I T'aider à passer le pas. Te porter de Taulre 
côté de la douleur» Te voir graudir et comprendre. 

JEANNINE 

J'ai grandi et je comprends. 

ISABELLE 

. Ce que tu n'as pas, toi, c'esl le droit de me torturer 
lâchement de doutes affreux, du doute de ce qui n'est 
pas, (Ramassant tout son effort.) de cc quî ù 'a jamais étéî... 

JEANNINE 

Mais qu'en sais-tu, à la fin? 

ISABELLE, dans un cri. 

Non, non, cela n'est pas, cela n'est pasi... Tu n'en 
avais pas le droit I... 

JEANNINE 

Je n'ai que celui de souffrir, parfaitement I Eh bien, 
si tu m'imposes un pareil martyre, ce doit être pour 
quelque chose, tout de mêmel Et je voudrais bien 
savoir ce qui m'attend, au bout du supplice, quel 
bonheur?... Mais, à la fin des fins, pourquoi, pourquoi 
suis-je ici? Possible que tu prennes plaisir à me faire sa-, 
vourer vos baisers... moi, je n'en ai que de l'horreur !..« 

ISABELLE 

Tu ne sais pas ce que lu dis! c'est monstrueux!... 
Oh! comme tu me hais!... Rappelle-loi Jeannine, pour- 
tant!... Il ne me manque que de t'avoir portée dans 
mes flancs!... C'est mon amour qui saigne !... 

JEANNINE 

Je te hais*' Mesure à ma haine l'atrocité de ce que tu 
appelles ton amour et de ce que tu commets en son 



ACTE TBOISIEME «43 

nom. Et là dedans, la seule qui aime, c'est moi, parce 
que je me tuerai, moi, par charité, pour ne pas troubler 
ton affreux bonheur!... 

ISABELLE 

Misérable I Elle me reproche de vivre! Sois rassurée 
•va... j'ai compris, je te laisserai la place... 

JEANNLNE 

Allons donc! pas de phrases! Tu sais bien que c'est 
moi qui vais disparaître... Seulement, tu aurais mieux 
fait de me laisser tranquille la première fois, voilà 
tout! 

ISABELLE 

N'en dis pas plus. Tu Tauras, petite louve! 

JEANNINE 

La petite louve en a assez! La petite louve? regarde-la 
une dernière fois!... Tu te traînerais à mes genoux, 
tiens» que je ne resterais pas un jour de plus ici! 
Laisse^moi passer. 

ISABELLE, la saisissant. 

Tu ne vas pas recommencer Tabomination, mou 
Dieu? 

JEANNINÈ 

Pas plus tard qu'à la minute ! 

ISABELLE 

Ah! vous voyez bien, vous autres, que j'ai raison 
contre tous de ne pas la laisser arracher de mes mains! 

JEANNINE 

Je veux partir. 

ISABELLE 

Jeannineî... tu ne sortiras pas! 



144 L'ENGHAM'EMENT 

JEANMNE 

Je soriirai... j'en ai assez... Adieu! 

(Elle so dégage brusquement des bras de sa sœur et disparaît.) 
ISABELLK, les genoux fléchissants, roide, d'une voix étranglée, appelle.) 

Georges!... Georges! 

(^Georges accourt au bruit, par la droile.) 

SCÈNE XIV 

ISABELLE, GEORGES 

ISABELLE 

Georgps!... C'est fini!. ...le l'ai bien vu. Je ne peux plus 
rien stir elle .. EIIh va se tuer, celt<* fois pour de hon... 
Va, va, fais cpque tu veux ! Elle est à toi, nion nMe est 
terminé, je le la donne! Mais qu'elle ne se tue pas!... 
mon Dieu, qu'elle ne se lue pas!... Va! Va!... mais va 
donc î 

(Kllc le pousse hardiment par où s'est enfuie Jeannine, et, seule, 
s'écrase contre le canapé, de tout son long, la laco en terre, de- 
vant la porte béant''.} 



RIDEAU 



ACTE QUATRIÈME 



Même décor qu'au deuxième acte. C'est le soir du même 
jour. Une grande lampe allumée; le feu pétille encore. 

Au lever du rideau, madame Heiman, un chapeau sur là 
tête, et Pierre en costume de voyage. Ils parlent à un domes- 
tique, sur le seuil de la grande porte grillée par où ils vien- 
nent d'entrer et à travers laquelle on voit la nuit claire. 



SCENE PREMIERE 
En Domestique, MADAME HEIMAN, PIERRE 

LE DOMESTIQUE 

Non madame. Madame est toujours souffrante. Elle 
ne va pas mieux, elle n'est pas descendue de sa cham- 
bre, depuis que madame est venue à cinq heures... 
Mais si madame veut que je la fasse prévenir? 

MADAME HEIMAN ET PIERRE 

Non, non. Et monsieur? ""'- 

LE DOMESTIQUE 

Monsieur vient de sortir. Mais pas pour longtemps. II 
est allé fumer son cigare dans l'allée des Ormes, 
probablement... ou du côté du r^êservoir... Il ne sera 
pas long. ~ 

MADAME HEIMAN 

Mademoiselle ? 

LE DOMESTIQUE 

Mademoiselle est couchée à cette heure-ci et d 'ail- 
la 



t46 L'ENCHANTEMENT 

leurs mademoiselle n*est pas descendue de sa chambre 
non plus, depuis cinq heures... 

MADAME UEIMAiN 

Alors, monsieur a clîné seul? 

LE DOMESTIQUE 

Oui, madame. Il est resté un peu auprès de madame 
avant le dîner, et encore, non, je me trompe... puisque 
j*ai entendu la voix de monsieur qui lisait dans son 
cafeinet. 

MADAME HEIMAN 

Comment qui lisait? Puisque la lecture n'a pas eu 
lieu? 

LE DOMESTIQUE 

Oui, mais j'ai entendu monsieur qui disait comme ça : 
« Puisque personne ne veut m'enlendre, je vais lire à 
Neytl » Alors il a enfermé la chienne avec lui, et il s'est 
lu tout seul. 

PIERRE 

Je le reconnais bien là! 

MADAME UEI.MAN, riant. 

Bien, bien! Nous allons l'attendre ici. (Le domesiiquo 
sort. A Pierre, en sasseyant.) Ah 1 ça, m'expliquercz-vous main- 
tenant, blague à part, comment Ton reçoit une lettre 
de vous d'un équateur quelconque et comment vous 
débarquez, le même jour, chez moi, sans crier gare, le 
plus naturellement du monde... dans la carriole du père 
Baugé?... revêtu de cet adorable petit complet améri- 
cain... Elle est bonne!... C'est ce qui s'appelle préparer 
son petit eflet!... 

PIERRE 

Je ne me suis pas payé une entrée, je vous le ré- 
pète... Pourquoi ne voulez-vous pas me croire?... 
-Votre ignorance des choses administratives me ravit... 



ACTE QUATRIÈME 147 

La voilà bien la France!... Pauvre France!. . La der- 
nière levée ne se fait pas dans tous les pays du monde 
à six heures du soir. Il n*y a pas qu'à jeter la lettre, 
crac, dans un palmier, en passant... palmier? vous 
savez ce que c'est qu'un palmier?... à la bonne 
heure!... En sorte, chère tête, qu'on peut très bien 
jeter une leltre le lundi, par exemple, se décider à 
partir dans le courant de la semaine, et faire le 
voyage, le lundi suivant, en paqubot, par le même 
courrier que ladite lettre ?... Avez- vous compris, main- 
tenant? 

MADAME HEIMAN 

Mal. C'est obscur. 

PIERRE 

Je me suis jeté dans le train du Havre, immédiate- 
ment, au débotté... et à la gare de Saint-Meilhan, comme 
je vous l'ai dit, l'honorable individu que vous appelez 
Baugé a bien voulu me conduire chez vous... Oui.-. Il 
commençait à faire trop chaud là-bas, et puis il est 
urgent que je me rende à Londres... Car je suis devenu 
extraordinaire, vous savez!... J'ai des intérêts dans 
l'Achanti-GoldGels Corporation!... Je suis de deux com- 
missions techniques !... 

MADAME REIMAN 

Vous!... C'est à se tordre!... C'est drôle comme 
quand les peintres coupent leurs cheveux pour le régi- 
ment! 

PIERRE 

Eh bien, il faudra vous y habituer. 

MADAME HEIMAN 

Jamais! je vous en préviens!... Je ne vous prendrai 
jamais au sérieux comme homme d'aifairesî... C'est 
égal! Vous ici!... 



148 L'ENCHANTEMENT 

PIERRE 

Comme ma petite visite a Tair de vous abrutir, ma 
chère amie !... 

MADAME UEIMAN 

Un peu. 

PIERRE 

- Malgré que je trouble un délicieux lète-à-téte avec 
monsieur de Chelles, vous ne m'en voulez pas d'être 
descendu chez vous? 

MADAME HEIMAN 

Il n'aurait plus manqué que vous tombiez ici ! 

PIERRE 

J'ai plus de lact... Pourquoi me dites-vous ça?... 

MADAME BEIMAN 

Ah! parce que !... (a part.) Je ne sais plus que lui dire, 
moi... (Haut.) Ecoutez, vous revenez de Pon toise. 

PIERRE 

Non, de plus loin. 

MADAME UEIMAN 

En l'occasion, c'est arriver de Ponloise... On ne 
vous a plus revu, s'il m'en souvient, voyons... depuis 
la messe de mariage... Malin, va! 

PIERRE 

Quoi ? 

MADAME UEIMAN 

Rien. Vous pensez bien que depuis lors il a dû se 
passer des choses, n'importe quoi... mais des choses... 
Seulement comme vous en êtes resté à la messe de ma- 
riage, vous comprenez, ce serait trop long de vous 
mettre au courant!... C'est même pourquoi j'ai préféré 



ACTE QUATRIÈME 149 

VOUS traîner de suite chez les Dessandes... Ma foi, je 
réserve le paquet à Isabelle! 

PIERRE 

Odette, rieu de grave, hein, j'espère? 

MADAME BEIMAN 

Rien, rien. . Comique, au fond... Elle vous expliquera. 

PIERRE 

Vous m'avez fait peur... Vos réticences sont exaspé- 
rantes, et vous êtes d'une discrétion bien peu israélite ! 

MADAME HEIMAN, Souriant. 

Hein... votre prétexte de retour?... 

PIERRE 

Non, je vous jure... L'éternelle tentation du passé m'a 
fait obliquer la route, vous le voyez. Mais je n'ai pas le 
cœur d'Olympio. (Regardant la pièce.) Alors, c'est là? 

MADAME HEIMAN 

Oui, c'est là!... oui, c'est là, cet endroit délicieux... 
ce petit paradis!... la maison de la joie!... 

."PIERRIS 

N'est-ce pas ?... Je m'en doutais. 

MADAME UEIMAN 

Ah! ce qu'on s'amuse ici! vous ne vous en faites 
pas une idée... Et, en passant, je vous remercie, de tout 
cœur, de m'avoir ces gens-là... je m'en féliciterai toute 
ma vie !... Chaque jour est un jour de fête... de bam- 
boche... A ce point que samedi, moi aussi, je boucle 
mes malles... et vais reprendre mes quartiers d'hiver 
au plus vite... Oh! Pierre, allendez-moi jusqu'à sa- 
is. 



150 L'ENGHAINTEMENÏ 

medi... partons ensemble... emmenez-moi à Lon- 
dres!... Ce serait si gentil d'aller faire un petit peu la 
fête ensemble!... 

PIERRE, nerveux. 

Voyons, qu'y a-t-il, Odette, qu'y a-t-il, décidément? 
Ne plaisantez pas. 

MADAME HEIMAN, lui prenant le bras. 

Ecoutez, je crois que je ferai bien, tout de même, de 
vous mettre un peu au courant, sans quoi vous risquez 
de ne pas très bien comprendre !... Vous voyez ce point 
rouge là-bas... au bout de l'allée? 

PIERRE 

Oui, c'est une lanterne. 

MADAME HEIMAN 

Non, c'esl Georges qui fume son cigare. **• 

PIERRE 

Non, c'est une lanterne. 

MADAME HEIMAN 

Non, c'est Georges... Allons à sa rencontre. Et, ce fai- 
sant, je vais vous révéler les choses essentielles, pour 
que vous puissiez ensuite... voler de vos propres ailes. 

PIERRE 

Vite. Vous me faites mourir à petit feu... 

(Ils sortent.) 
LA VOÎX DE MADAME HEIMAN 

Et au tournant de l'allée, je vous quitte... oh! je 
vous jure bien que si... il faut d'abord que j'aille 
vous sortir des couvertures de laine... 

(Les voix se perdent. La scène reste vide. De derrière le piano où 
elle était blottie et cachée, on voit surgir Jeannine. Elle est en 
petite camisole de nuit, les cheveux dans le dos. fille court vite à 
la porte par où viennent de partir Pierre et madame Ileiman.) 



ACTE QUATRIÈME 151 

SCÈNE II 
JEANNIiNE, FRAULEIN 

JEANMNE 
Enfin ! (EUe regarde atteotiyeinent dehors entre les barreaux de la 

grille.) Prennenl-ils à droite?.., à gauche?... Oui!., Ah! 
rien n'est perdu!... Vite la lampe!... 

(Au m-oment oh ^e va éteindre la larape, la porte de droite s'ouvre ; 
c'est FraUlein.) 

FRAULEIN 

Je VOUS cherchais partout... voulez-vous remonter! 

JEANNINE 

Allez-vous me fiche la paix! 

FRAULEIN 

Ah! Fraiilein!... Fraûlein!... Yollen sie... was sagt 
Madame? 

JEANXINE 

Wurst... Wurst! Voilà ce qu'elle va dire, madame... 
Wurst!... Et puis, si vous ne voulez pas vous en aller, 
vous savez ce que je vous ai promis? Je dirai à monsieur 
011 j*ai trouvé sa photographie, dans votre chambre !... 
Ah! 

FRAULEIN 

Mein Gott ! 

JEANNINE 

Vous m'embêtez avec votre Gott... On vient, frau- 
leitt, je vous en prie... je vous en supplie, ma petite 
fraûlein, allez- vous-en î 

FRAULEIN 

Oh ! mademoiselle l. . . 



j 



152 L'ENCHANTEMENT 



JEANMxNE 

Vous savez bien quMl le faut... Je vais monter me 
coucher dans cinq minules... allez... 

FRAULEIN 

Oh ! mademoiselle! mademoiselle. 

(Elle pousse violemment FraUlein et referme la porte. Puis elle 
baisse la lampe complètement. Elle se place près de la porte do 
droite, à cropctons, par terre. Au bout d'un moment, Georges 
arrive sur le perron, le col du manteku rehaussé. Il entre, 
referme la porte grillée, remonte la lampe, la prend et se dirige 
vers la porte de droite pour aller se coucher. Au moment de 
l'ouvrir, il se heurte à Jeannine.) 



SCÈNE III 
JEANNINE, GEORGES 

GEORGES 

Ah 1 c'est vous ! Justement, pas fâché de vous ren- 
contrer!... (II pose la lampe.) Ah, bien! VOUS u'avcz pas de 
toupet I Vous attendez là, tranquillement, à pied de 
bas, en vous tournant les pouces, que je vienne vous 
dire des douceurs!... Après la scène inimaginable de 
cet après-midi!... Votre sœur, depuis ce temps, ne se 
remet pas de Tatlaque de nerfs que vous avez provo- 
quée. Notez que j'ignore ce qui s'est passé entre vous 
deux et ce que vous avez peut-être osé lui faire 
croire, pour qu'elle en soit arrivée là î... j*ai peur de 
comprendre!... Toujours est-il qu'il n'y a plus de raison 
humaine qui tienne!... La démence du sacrifice bat son 
plein! Tout ce que j'obtiens d'Isabelle, ce sont des 
phrases de ce genre: « Elle est à toi!... Soyez heu- 
reux! » Vous avez tramé là une pelite intrigue mal- 
propre et méchante, à mon insu... Il y a deux mois que 
vous manœuvriez... et entre vos deux sourdines, moi, 



ACTE QUATRIÈME 153 

j'ai été joué!... Ehl ma petite, A^oilà qui est fini, cette 
fois... Vous allez partir. 

JEANNINE 

Oui, un peu, de patience... Je vais partir, en effet, 
et c'est pour cela que je suis ici, Georges, pour que 
vous me donniez Tadieu que j'attends depuis si long- 
temps... avant que je disparaisse à jamais... 

GEOUGES, éclatant. 

Oh! fini, cette fois!... Il y a des bornes aux meil- 
leures plaisanteries !... C'était trop commode, en vérité! 
« Vous ne voulez pas faire un petit tour de promenade ? 
Non? Ça vous déplaît?... Crac, je me tue !» Ah ! vous 
l'aviez trouvée, vous,^ la formule!... Mais cette fois... 

(Il lui secoue vigoureusement les bras.) 
JEANNINE 

C'est cela... tenez-moi les poignets... élouffez-moi... 
J'entends gronder votre voix sur ma tête... c'est déli- 
cieux... 

GEORGES 

Si vous m'aimez voilà la minute de me le prouver 
et de vous faire pardonner votre sinistre comédie. Je 
m'adresse à la grande Jeannine... Vous ne pouvez pas 
rester un jour de plus ici; l'épreuve est faite... Il faut 
que vous partiez... (vivement.) Quand je dis partir, je 
veux dire, bien entendu, vous absenter quelques se- 
maines... quelques semaines au plus... un voyage de 
rien du tout avec madame Heiman... une excursion dans 

les Alpes, (U fait ua grand geste vague; — se reprenant.; danS IcS 

petites Alpes... les Alpillesî... Ne le faites pas pour 
Isabelle, Jeannine, si vous ne lui consentez pas ce 
sacrifice, faites-le pour l'amour de moi!... 

JEANNINE, lui parlant tout près dans l'obscurité profonde. 

Mais oui... mais oui... Inclinez un peu votre tête 



154 L'LNCBANTEMENT 

sur moi, et tout sera dit. (MouvemeDt de Georges.) Ne me 
troublez pas... C'est ma grande dernière minute... J'exé- 
cuterai tout ce que je me suis promis, point par point. 
Voyons... par ordre... que je ne m'embrouille pas... (Elle 

met ses mains sur sa figure et parle avec une voix nouvelle, timide et 

basse.) Écoutez, Geofges... d'abord... oh! j'ai la gorge 
sèche... laissez-moi... laissez-moi vous dire tu! Cela, 
d'abord, je me le suis promis... Oh! je ne vais jamais 

pouvoir oser!.,. (La voix n'est plus qu'un souffle imperceptible.) Toi, 

toi... mon Georges.;, je t'aime... Oh! je suis toute 
rougissante... si vous me voyiez dans l'obscurité!... 
C'est exquis... C'est ainsi que je vous parle quand je 
suis seule dans ma chambre... Quel bonheur! je vous 
dis tu, comme si c'était vrai... 

GEORGES 

Vous m'aimez, dites -vous? Mais quelle sorte 
d'amour est le vôtre?... Je ne peux pas y croire. Non, 
non, je n'y crois pas, c'est inutile!... Commencez par 
me le prouver... Vivez pour moi, si vous m'aimez... 
Ah! si vous me montriez un peu de dévouement, 
si... ah!.,. 

JEANNTNE 

J'avais préparé des phrases, vous m'avez embrouil- 
lée!... Oh! seule, je vous dis des choses, des choses!... 
je les marque pour vous les répéter... vous seriez con- 
tent... mais je les oublie après... Je n'ai pas beaucoup 
de bonheur, vous comprenez... 

(Elle est tout proche, tout proche do lui, et parle, les yeux clos.) 
GEORGES, nerveux. 

Ne me faites pas repentir d'être resté, Jeannine... 
Remontez dans votre chambre. 

JEANNINE, laissant glisser son front le long du bras de Georges. 

Je perds la tête... je ne sais plus, moi... je vous 
aime, Georges! 



ACTE QUATRIÈME loo 

GEORGES 

Ahl détestable rusée qui voudrais lasser mon cou- 
rage 1 

JEANNLNE 

Ce rê^^e, pourtant! ce rêve! Etre serrée une minute 
-dans vos bras!... Je serais partie consolée... Vous êtes 
bien cruel, allez ! ... Je m'étais tellement dit : Dans tout ce 
que j'oserai lui crier, il y aura bien quelque chose pour 
l'émouvoir... Et ce sera comme lorsque je cours dans la 
prairie en chantant : « Je l'aime! je l'aime! je l'aime! » 
(Mouvement de Georges.) Ah! je vois ccla! VOUS détoumez la 
tète! Vous me trouvez répugnante à vous dire ces 
choses... vous détournez la tète... C'e^st une petite fille 
de seize ans qui parle ainsi!... Eh bien, est-ce que 
vous croyez que je ne me fais pas horreur, moi!... 

GEORGES 

Mais non, pauvre enfant, mais non... Ce sont d'autres 
pensées qui m'agitent et m'épouvantent!... Crois-tu que 
je n'entende pas cette mendicité de tendresse, crois-tu 
que je ne voie pas le trouble qui a détruit l'harmonie 
dans ce corps brûlant et cette petite tête égarée, ivre 
d'amour e t de mort ! . . . 

JEANMNE 

Dieu, qu'on est bien contre vous!... Je vous aime!... 
Et puis on a fait sécher les châtaignes sur le perron, 
dans la journée... et c'est caque c'est si parfumé... Dieu! 
qu'on est bien! Vous sentez mon cœur qui bat contre 
vous? Ecoutez, je ferme les yeux... je ne verrai pas 
quand vous m'embrasserez. 

GEORGES 

Jeannine! Jeannine! 

JEANNINE, avec un petit éclair dans les yeux vite réprimé. 

Oh! je savais bien que vous éliez bon! Dieu, je vais 



156 L'ENCHANTEMENT 

pleurer, bien sûr, quand je vais sentir que vous me 
serrez dans vos bras... Ohl Georges! quelle joie! vous 
m'aim... Non, non, j'ai eu tort... je n'ai rien dit! Ce 
n'est pas vrai, non, vous ne m'aimez pas !... vous allez 
m'embrasser seulement... je n'ai pas dit que vous 
m'aimiez pour ça... Oh! Georges... c'est moi qui t'aime, 
l'aime, t'aime!... 

GEORGES 

Mais taisez-vous donc ! 

(D'un mouvement nerveux, irrésistible, il la saisit brutalement. 
Jeannine a un cri étouffé en s'abattant sur sa poitrine. Ils restent 
ainsi, lèvre à lèvre, un grand moment, dans le rond clair de la 
lampe. Des phalènes, autour d'eux, cognent l'ombre; un pic-vert 
réveillé traverse la prairie en criant, et le croissant de la lune, 
au loin, fiUPé à ras de terre, dans une haie, au bout du jardin... 
Des pas ont retenti sur le perron... la porte grillée a battu... 
Georges et Jeannine se détachent brusquement, ils se renfoncent 
dans l'ombre. Une silhouette, dehors, la main posée sur le bou- 
ton de la porte, les regarde... Georges va au-devant d'elle et 
ouvre lui-môme vivement.) 



SCENE IV 
Les Mêmes, PIERRE 

GEORGES, reconnaissant Pierre avec difficulté dans l'ombre. 

Toi?... 

PIERRE, essayant d'être très naturel. 

Tu vois... en effet... je... j'arrive... je suis de retour. 
Alors en passant... en allant... à machin... à Londres... 
je suis descendu chez Odette... Et... (Haussant le ton.) ça va 
1)ien, toujours? 

GEORGES 

Mais tu... tu vois. 

(Silence.) 
PIERRE, à Jeannine qui n'a pas bougé, près du piano. 

Bonjour, Jeannine. 



ACTE QUATRIÈME 157 

JEANNINE 

BoQJour, monsieur. 

(Elle ne bouge toujours pas. Silence.) 
PIERRE, à Jeannine, 

Eh bien, c'est tout ce qu'on me dit? 

(Jeannine s'approche de Pierre et lui tend le front.) 
GEORGES, à Jeannine. 

Jeannine, voulez-vous, s'il vous plaît, aller prévenir 
votre sœur que Pierre est là... qu'elle descende lout 
de suite. 

(Jeannine sort.) 

SCÈNE V 
GEORGES, PIERRE. 

GEORGES, il va à Pierre, d'une voix blanche. 

Ta main, Pierre. Dans cet extraordinaire moment où 
tu viens de m'apparaître, là, je me suis demandé si 
j'avais bien toute ma raison !. .. si ce n'était pas mon cer- 
veau qui projetait réellement ton image dans le cadre 
de cette porte... à deux mois de distance!... C'est telle- 
ment fou!... 

' PIERRE 

Ecoute... je... 

GEORGES, l'interrompant. 

Non, ne me dis rien encore. Le hasard t'a fait tomber 
sur la minute de trouble la plus extraordinaire de ma 

vie... (Se passant les mains sur le front.^ Tu UC peuxpas Savoir!... 
PIERRE 

Odette m'a dit... 

GEORGES 

Non, tu ne peux pas savoir I Quoi que tu puisses ima- 

14 



_■« j_iLiii««ii» ^ 



158 L'ENCHANTEMENT 

giner, remets à plus tard le moindre jugement... Ce sera 
justice... En attendant, à la hâte, pendant que nous 
sommes seuls, je vais te demander tout de suite une 
chose. Puisque te voilà... demeure ici quelques jours... 
oui... 11 faut que je parte. Ta présence précipitera 
et facilitera mon départ... Ah I dans quelle maison 
reviens-tu!... On vient... Ta main?... 

PIERRE 

Tu t'en vas? 

GEORGES 

Oui... je suis dans un tel état de trouble... tout cela,., 
le saisissement de loa arrivée... j'ai besoin d'un mo- 
ment de repos et de recueillement... Je ne t'entendrais 
même pas... je n'entendrais personne d'autre que moi- 
même pour l'instant... Et puisqu'Isabelle descend, il 
est mieux que je le laisse seul avec elle. 

PIERRE 

Mais... 

GEORGES 

Si... si... cela vaut mieux, (Ilva sortir, tout bouleversé, puis il 
se ravise et droit à Pierre, la voix très émue.) Je te jUrC, Pierre, 

que je suis un honnête homme ! 

(Silence . ) 
PIEKRE 

Je ne te demandais rien. 

{Georges sort. Pierre, resté seul, lève lentement la lampe... et 
attend). 

SCÈNE VI 

PIERRE, ISABELLE 

^Isabelle entre précipitamment, en vêtement de nuit hâtivement jeté sur 
ses épaules.) 

PIERRE 

Isabelle ! 



Pierre I 



ACTE QUATRIÈME i:>9 

ISABELLE 



(Elle est tombée près de la porte, sur la chaise qui se trouvait là. 
Lui, près de la table. Ils pleurent.) 

•ISABELLE, s'essuj'ant les yeux. 

Quand on m'a dit que c'était vous, j'ai reçu un coup 
au cœur. C'était à la fois trop cruel et trop bon... 
Ah! Pierre!... Pierre! 

PIERRE 

Qui m'eût dit que nous pleurerions ainsi, en nous 
revoyant!... 

ISABELLE se rapproche de la table et de Pierre. 

Mon amil... Regardez ce qu'on a fait de votre amie... 

PIERRE 

Non. Vous êtes toujours la même. (Isabelle, élevant la 
lumière à hauteur des 3'eux. Il la regarde en plein jour, timide.) Un peu 

maigrie... un peu pâlie! 

ISABELLE 

Vous, vous avez bonne mine. 

PIERRE 

Ah! moi, vous savez, je... (Geste. Isabelle tout d'un coup lui 
saisit les deux mains, en le regardant dans les yeux. Pierre touché.) 

Merci... merci!... Vous n'avez jamais été meilleure pour 
moi, dans toute votre vie !... (Un temps.) Et cependant, allez, 
je ne bénis pas les chagrins qui vous rendent plus com- 
patissante. 

ISABELLE 

La petite m'a dit que vous étiez descendu chez 
Odette... c'est vrai?... Est-ce que vous avez tout ce qu'il 
vous faut, au moins?... Et dites?... ce retour?... 

LIERRE 

Oui, tout à l'heure... tout à l'heure, je vous dirai... 



160 . L'ENCHANTEMENT 

ça n'a pas d'importance!... Je vous en prie, ne troublez 
pas cette minute, laissez-moi tout au bonheur de vous 

revoir... là... là... (Il s'assied etla contemple encore longuement un 
peu comme les peintres font en regardant un modèle, et il dit en secouant 

la tête.) Mon pauvre amour!... Cela ne vous offense pas 
que je vous appelle ainsi?... 

ISABELLE 

Pierre I 

PIERRE 

J'emploie le mot amour, faute de mieux 1 

ISABELLE 

C'est déjà bien suffisant. 

PIERRE 

Ah! maintenant, vous avez fait l -apprentissage amer? 
Mais aussi... mais aussi!... Ah! si j'avais été là encore, 
mon amitié sûrement vous eût empêchée de commettre 
une sottise. Vous vous êtes lancée, à corps perdu, dans 
quelle aventure!... Oui, je sais, vous étiez en droit d'es- 
pérer mieux de leur part... mais la moindre expérience 
vuus eût avertie que vous courriez à un abîme... Enfin ! 

ISABELLE 

Vous auriez eu, à ma place, le même mouvement 
généreux que moi... 

PIERRE 

Mais comme vous avez dû ne pas savoir vous y 
prendre!... (Souriant.) Et que de choses charmantes et 
stupides vous avez dû dire!... 

ISABELLE 

Si vous saviez, Pierre! Ah! comme ils m'ont trompée! 

PIERRE 

Je ne le défends pas. Je ne le juge même pas encore. 
Je vous prie seulement de savoir être indulgente. 



ACTE QUATRIÈME 161 

ISABELLE 

Je pense, lourdement, à ce que je dois faire. On eût 
dit que je sentais que vous deviez venir et que je n'at- 
tendais plus que vous... 

PIERRE 

Comme il faut que vous Tayez aimé, mon dieu! 

ISABELLE 

Si c'est aimer que de se sentir tous les jours plus 
égarée, plus palpitante, plus chagrinée... alors, oui, 
je Tai aimé... 

PIERRE 

Passionnément ! 

ISABELLE, sérieuse. 

Je vous deujande pardon d'avouer, simplement, cette 
transformation, devant vous. Mais à quoi servirait de ne 
pas être franche? 

PIERRE 

Oh! vous ne me faites plus de malî... U y a longtemps 
que je vous ai dit adieu. (Changeant de ton.) Bref, mainte- 
nant, qu'allez-vous devenir? car il s'agit de trouver une 
issue... Vous ne pouvez pas rester plus longtemps dans 
cette répugnante atmosphère: 



J'y songe. 
Quel moyen? 



ISABELLE 
PIERRE 



ISABELLE 

J'en ai un bon... Attendez... Vous nous restez, n'est-ce 
pas? 

PIERRE 

Je repars demain par le train de quatre heures. 

14. 



162 L'ENCHANTEMENT 

ISABELLE 

Non! 

PIERRE 

N'insistez pas... 

ISABELLE 

Voilà qui va hâter les choses. 

PIERRE 

Comment cela? 



Vous verrez. 
Ah! 



ISABELLE 
PIERRE, ému. 



ISABELLE 

Et à quelle heure êtes-vous arrivé chez Odette? 

PIERRE 

Au moment du dîner... il y a une heure... 

ISABELLE 

Et à huit heures vous étiez déjà au courant de 
tout!... C'est admirable ! Voilà bien les amies!... Curio- 
sité, vanité et envie... J'en étais sûre!... Elle m'avait 
juré, celle-là, qu'on la couperait en morceaux plutôt que 
de révéler un mot de leur trahison; à qui que ce soit... 
même à de Chelles, même à vous... 

PIERRE 

Vous vous trompez, je vous jure. Odette a été d'une 
discrétion absolue... même ridicule, je m'en porte 
garant pour elle. 

ISABELLE 

Mais alors, qui vous a appris? 

PIERRE, embarrassé. 

Eh bien! je... 



ACTE QUATRIÈME 163 

ISABELLE, d'une voix subitement indifférente et détachée. 

Ah! je comprends..., oui, c'est juste... Ils ne se 
cachent de personne... Oh ! tout le monde est au cou- 
rant ici... C'est une aventure publique. Georges lui- 
même vous aura tout de suite raconté sa passion 

pour Jeannine. (Mouvement de protestation énergique de Pierre.) 

Ou alors, plus simplement, il vous sera arrivé ce qui 
est arrivé à tant d'autres... hier encore, à de nos 
voisins... ohl ne protestez pas... c'est devenu telle- 
ment fréquent! Dès votre entrée ici, vous avez com- 
pris à leur attitude... (Second mouvement de Pierre.) Je VOUS 

en prie, cette fois, Pierre, ne m'humiliez pas d'un 
mensonge de plus! A quoi bon?... Croyez-vous que 
je ne sache pas? Ils ne se cachent plus, vous dis-je... 
Vous êtes tombé, tout de suite, sur une scène d'inti- 
mité... Ils vous ont donné le spectacle de les sur- 
prendre... comme on les trouve maintenant toujours... 
s'embrassant, n'est-ce pas?... s'étreignant dans un 

coin... c'est cela?... (Pierre hoche la tète évasivement et baisse la 
tête.) C'est cela? (Bondissant avec un cri.) Ah! c'eSt tOUt CC qUC 

j'attendais! 

PIERRE 

Que dites-vous? 

ISABELLE 

Je n'attendais que cette preuve... Cette fois des yeux 
ont vu!... Ah! la bonne délivrance!... la certitude!... 
Enfin!... 

PIERRE 

Isabelle ! 

ISABELLE 

C'est le ciel qui vous envoie!... Enfin ! enfin ! 

(Elle va à un petit meuble bas près de la cheminée et l'ouvre avec 
une clof qu'elle porte à sa chaîne de cou.) 

PIERRE 

Mon amie, mon amie... vous m'effrayez. 



164 L'ENCHANTEMENT 

ISABELLE, promène ses mains agitées dans des tiroirs. Georges apparaît 
à ce moment sur le perron. 

Ahl te voilà!... Entre! (Montrant Pierre.) Maintenant, il 
a vu! maintenant j'ai la preuve!... Tu ne peux plus 

nier... (Elle s'éloigne un peu à reculons des deux hommes.) C'eSt tOUt 

ce que j'attendais... Adieu!... Je vous délivre... Soyez 
heureux!... 

(On la voit faire un geste. Un revolver est dans sa main. Georges 
se jette sur elle. Une courte lutte s'engage. Dans le corps à corps, 
Georges finit par lui arracher le revolver des mains. Il en retire 
les cartouches.) 

SCÈNE VII 
GEORGES, ISABELLE, PIERRE. 

GEORGES, jetant simplement le revolver à terre. 

Imbécile ! (Puis, ll va s'asseoir, les deux mains sur la face. Un grand 
silence. Isabelle, haletante, se soutient à la cheminée. Pierre est près d'elle. 
Personne ne dit plus rien. Enfin, Georges relève la tête.) Voilà OÙ tU 

en étais! oh!... voilà où nous en sommes!... Est-ce 
croyable que ce soit loi, là... ce revolver à tes pieds 1 

ISABELLE, montrant Pierre. 

Maintenant, plus rien ne pourra faire que ces yeux-là 
n'aient pas vu ! 

PIIilkRE 

Isabelle!... 

GEORGES 

Ah! oui... ce baiser!... mais c'est ton œuvre, mal- 
heureuse! Ton œuvre... ah! parlons-en!... Sans que 
j'aie rien à me reprocher, Pierre, je te le jure, d'homme 
à homme, en face de cette pauvre femme égarée... 
voilà de quelle infamie elle me soupçonnait, moi!... 
Ah! va-t-en, tiens ! je ne sais pas ce qui l'emporte, de 
ma pitié ou de ma révolte ! 



ACTE QUATRIÈME 165 

ISABELLE, qui est restée fixe pendant que Georges a parlé, subitement. 

Écoute, Georges, en cette minute, à la sincérité de ta 
colère, de ton geste, d'un je ne sais quoi ne ment pas... 
je l'affirme, — et c'est solennel, cette fois, — cette preuve, 
ce baiser indéniable, cet affreux baiser, je peux le rayer 
de ma mémoire... lui donner, à la rigueur, une raison, 
un sens... (Appuyant sur les bras.) Juge de la puissance de ma 
foi ! A cet instant, si tu le veux, je te croirai, je m'y 
engage solennellement sur tout ce que j'ai de plus 
sacré... tu n'entendras plus, ni plainte, ni soupçon... 
si tu jures simplement, en cette minute, devant Pierre 
qui nous enteïid, et devant qui tu n'oseras pas mentir, 
que tu n'aimes pas Jeannine. Je te croirai ! 

GEORGES, a une hésitation, puis fermement. 

Non, je ne jurerai pas cela. 

ISABELLE, avec un cri de triomphe. 

Ah !... tu vois bien... tu vois bien que tu l'aimes!... 

GEORGES 

Eh non, non, je ne peux pas et je ne ferai pas pareil 
serment! Assez de mots et d'hypocrisie!... En toute 
la sincérité de mon âme à moi, puis-je dire que je ne 
l'aime pas ou que je l'aime?... C'est cela que tu de- 
mandes? Tu veux que je te dise,,, que je te dise,., depuis 
des mois tu me harcèles! Tu veux que je te donne 
d'un mot l'explication de ce qu'il y a en nous de plus 
intraduisible. Qu'est-ce que tu appelles aimer ? Apprends- 
moi d'abord où commence l'amour, où finit la pitié, je 
te répondrai ensuite ! Vous avez des distinctions admi- 
rables ! Mais sais-je, moi, de quel nom humain, vous 
autres, femmes, vous pouvez bien nommer le sentiment 
que j'éprouve, là, en ce moment, pour cette enfant? 
C'est peut-être de Tamour ! . . . c'est possible ! Je n'en sais 
rien, rien!... Nous vivons depuis deux mois dans une 



i66 L'ENCHANTEMENT 

atmosphère de petits mensonges, d'hypocrisie senti- 
mentale. Assez! Il y a en nous, au-dessus de nous, la 
vérité profonde. Je ne sais si elle s'appelle amour, ou 
haine, pu pitié. Elle est comme elle est... Je me refuse à 
la profaner d'un serment inepte! Et non, mille fois non, 
je ne sais pas ce que vous appelez amour, de vos 
bouches de femmes ! 

ISABELLE 

Vois mes yeux, ils te rapprendront. 

GEORGES 

Des mots!... Et je me révolte... Et cette fois ça va 
être ma revanche! Ah! mes gaillardes, il va falloir 

marcher droit! (Respirant largement en se frappant la poitrine.) 

Dieu de bon Dieu! ça fait du bien!... (ii arpente la pièce.) Je 
t'ai laissé le soin de nos existences jusqu'au bout... tu 
vois que j'ai tenu parole, complaisamment? je n'ai pas 
bronché... Voilà le résultat!... A mon tour, maintenant! 
(A Pierre.) Vcux-tu aller chercher Jeannine, s'il te plaît, 
Pierre, j'ai besoin qu'elle entende ce que je vais dire. 

SCÈNE VIII 
GEORGES, ISABELLE. 

Resté seul avec Isabelle, il va à elle et l'appuie contre sa poitrine. 
Elle résiste. 

GEORGES 

Ma pauvre femme! Regarde où tu nous a menés... 
Es- tu convaincue?... Voilà où ton orgueil nous a con- 
duits... Allons! reconnais la monstrueuse erreur de ta 
tentative!... J'attendais, moi, puisque tu ne voulais 
pasutilisermaraison, résigné à mon rôle de spectateur. 
J'aurais peut-êlre dû tenter d'intervenir plus tôt; mais 
qui d'un peu sensé aurait jamais soupçonné que nous • 
en étions là de cette petite course à l'abîme! Je ne 



ACTE QUATRIÈME 167 

pouvais pas suivre les frénésies obscures de votre 
silence... Nous étions murés chacun dans notre attitude 
respective, et la vie muette allait son train, sans 
échange!... Ah! quel criminel joujou!... Oui, oui, ma 
pauvre grande chérie! je sais bien tout ce que tu 
pourrais me dire pour ton excuse. Tu as cru tenter 
une œuvre belle. Et tu as subi la contagion, Ten- 
chantement, pour parler ton affreux langage, jusqu'à 
la démence î Tu as accompli jusqu'au bout le trajet jadis 
parcouru par Jeannine, et ce coup de pistolet logique, 
admirable, nécessaire, équilibre vos deux folies!... 

ISABELLE 

C'est ça... parle, parle... Il me semble que je te crois, 
en cette minute... parle encore... c'est apaisant... 
'Même ^i tu mens encore, cela fait du bien, cela berce... 

GEORGES 

Ton œuvre, comme tu l'appelais emphatiquement, 
ton œuvre n'était pas belle... non, même pas cela! elle 
,était laide... Le seul mot de guérison, que tu employais 
sans^cesse, eut dû suffire à t'avertir... car lu ne pou- 
vais la guérir qu'en tuant son amour. Et en cela, 
Isabelle, tu commettais comme les autres le crime 
essentiel, le grand crime de nature, l'atteinte à la 
liberté juste. Pour être juste, il n'eut pas fallu tenter 
d'assassiner cet amour, dont elle était innocente, mais 
au contraire le laisser vivre librement et mourir de sa 
belle mort. Cela eut été la justice profonde... mais 
hélas! elle n'est pas dans nos moyens... 11 est de ces 
choses qu'on peut penser, et qu'il faut bien se garder de 
faire, et la morale des hommes ne va pas jusqu'à elles! 
Quant à moi, comment m'y serais-je pris pour détester 
cette enfant? Je ne peux pas lui en vouloir de m'aimer... 
Voilà la vérité, la vérité belle et toute simple... et qu'il 
faut oser dire, puisqu'elle est sans offense. 



i68 L'ENCHANTEMENT 

ISABELLE 

Oui, oui... tu as Tair de penser tout cela... tout cela a 

l'air juste... (EUe fronce les sourcils tout à coup et secoue la tête, de 
l'air de revenir à sa pensée.) Mais Cependant, qu'est-CC qUC tU 

veux? ce baiser... ce baiser... tu auras beau dire... c'est 
de Tamourî 

GEORGES, douloureusement. 

Ah! c'est fmil Ce mot-là est entre nous. 

ISABELLE, immédiatement, avec crainte. 

Non, Georges, tu verras... j'hésite encore... je ne sais 
pas... depuis que je t'aime, je ne sais plus rien. Mais 
je ne demande pas mieux que de te croire! 

GEORGES 

Non, c'est fini... J'en suis sûr maintenant, c'est fini!... 
Ah! je me souviens, Isabelle, de ton cri désolé quand 
tu as pris la petite avec nous... « L'amour est dans la 
maison!... » Oui, Tamour!... Désormais, il a été l'invité, 
avec Jeannine, le personnage invisible, l'hôte toujours 
présent, et à travers lui, nous ne nous sommes plus 
jamais retrouvés... Il a failli même me corrompre... 
oui, moi, je l'avoue, es-tu contente! Mais si nous ne 
nous dégageons d'un effort brusque, tu entends, défi- 
nitif, Isabelle, à force de nous serrer l'un contre l'autre, 
il va nous broyer jusqu'aux os... Séparons-nous. 

ISABELLE 

Comment? quoi?... que dis-tu? Nous séparer? 

GEORGES 

Oui, nous séparer. Le temps nécessaire pour vous 
rendre la raison perdue. Puisque, je le sens, tu ne 
veux pas accepter le seul moyen possible : éloigner ta 
sœur... 

ISABELLE, l'interrompant. 

Mais tu sais bien que ce serait le crime! 



ACTE QUATRIÈME 160 

GEORGES 

Oui. Eh bien, justement... partageons le sacrifice en 
trois. Annulons tout bonheur, il n'y aura plus de 
jalouses!... Notre part de ma^lheur à tous sera égale; 
les femmes seront satisfaites !... Ce que je sais bien, c'est 
que pas un jour de plus nous ne vivrons de cette vie 
que tu nous imposes, Tenfer ! 

ISABELLE 

Georges, je m'y oppose! C'est moi seule la fautive... 
je réparerai, tu verras. 

GEORGES 

A aucun prix!... n'insiste pas... j'ai dit... Demain 
recommencerait la geôle. Madame Heiman emmènera 
Jeannine, elles iront faire • un petit voyage dans le 
Midi... moi ailleurs... toi tu retourneras à Paris... 

ISABELLE, tombe effondrée sur une chahe. 

Oh ! mon Dieu ! 

(Entrent Pierre et Jeannine.) 

SCÈNE IX 

Les MÊMES, PIERRE, JEANNINE. 

GEORGES 

Toi, arrive ici... ma petite ! hop! (ii la pousse brutalement 
devant lui.) Écoutc-moi bien... attentivement. 

ISABELLE, pleurant.. 

Écoute-le, Jeannine! Écoule-le! 

GEORGES 

Nous allons nous séparer, puisq.ue vous Tavez voulu, 
puisqu'il le faut. Tu vas donc partir... Où que tu ailles, 

15 



4 70 L'ENCHANTEMEN F 

— retiens ce que je te dis là, enferme chaque parole 
avec soin dans la mémoire, — où que tu ailles, plus de 
sottise!... Sache ceci : que lu ne commets rien de mal 
en m'aimant. Laisse vivre en toi cet amour, librement, 
sans contrainte, sans chercher à en guérir!... Laisse-le 
chanter ou pleurer à sa guise, mon enfant... Ne te 
presse pas de ne plus m'aimer... Puise dans cette 
épreuve le courage même de vivre et de devenir une 
femme!... Bientôt peut-être, un jour, nous sentirons 
que nous pouvons nous rapprocher, 1 1 nous revien- 
drons... Ce jour-là, il n'y aura plus de petite Jeannine. 
Il n'y a plus de petite Jeannine!... Jure que tu vivras 
pour moi, pour elle, (ii montre Isabelle.) Plus de sottiscs 
jamais, n'est-ce pas?.., ou je te tire les oreilles!... Et 
il faut que tu saches ceci,. c'est cela que je voulais te 
dire et qu'il faut que ta^œur entende: Du fond du 
cœur, je le plains, et je te prie de me pardonner le mal 
que je te cause involonlairement... Ne te demande 
jamais de quel nom se nomme le sentiment que j'éprou- 
verai, là-bas, pour toi... et qu'importent les noms!... 
Il n'a de nom dans aucun langage humain, Jeannine! 
Et je te remercie de ton amour, mon petit!... Et, pour 
cela, ce baiser que tu me demandais tout à l'heure, 
Isabelle va permettre que je te le donne maintenant, 
du fond de mon cœur. N'est-ce pas, Isabelle, que tu 
permets que je l'embrasse? 

ISABELLE, faiblement, sans conviction. 

Oui. 

GEORGES, embrasse Jeannine au front. 

Allons, Jeannine î... j'attends de toi mieux qu'un ser- 
ment. Disque tu es décidée à partir courageusement!... 

(Jeannine ne répond rien.) Eh bien, tU hésitCS?... Tu ne VCUX 
pas répondre? (Jeannine va tomber en sauglotant sur le canapé.) 

Bien!... à ta guise!... Prenez-le comme vous voudrez, je 
vous avertis seulement, toutes deux, que ma résolution 



ACTE QUATRIÈME 17.1 

est inébranlable! Je n'admettrai aucun empêchement... 
vous m'entendez, aucun!... A part quoi, à votre aise, 
mes enfants!... Protestez, si bon vous semble! Moi, j'ai 
dit... N'espérez pas une minute que j'entre dans la dis- 
cussion de ma volonté !... 

(Il sort.\ 

SCÈNE X 
ISABELLE, JEANNINE, PIERRE. 

ISABELLE, effondrée. 

Ah! je ne sais plus, moi... Pierre ! 

PIERRE, souriant. 

Oui, je crois que vous ne ^avez plus grand'chose, ni 
les uns, ni les autres! 

ISABELLE 

Que va-t-elle devenir?... Regardez-la... tenez... (eiio 

va vers Jeannine.) Jeaunine... 

PIERRE, la retenant, bas à Isabelle. 

Vous n'êtes pas, pour l'instant, en état de lui dire 
quoi que ce soit d'utile. Laissez la pleurer un ins- 
tant... Allez rejoindre votre mari et apaiser sa juste 
colère... croyez-moi... Deux paroles d'un ami et d'un 
étranger feront plus que tout le reste!... Elle se confiera 
plus facilement à moi... Je vous rappellerai dans un mo- 
ment. Ne vous éloignez pas. 

ISABELLE 

Ne soyez pas trop sévère ! 

PIERRE, souriant. 

Je serai extrêmement sévère! 



-'•^' 



172 L'ENCHANTEMENT 

SCÈNE XI 
PIERRE, JEÂNNINE 

PIERRE, seul avec Jeannine. 

Très beau, tout ce qu'il vient de dire là!... Seule- 
ment, pratiquement, ça ne s'arrange pas avec celte 
facilité ! Votre beau-frère a toujours été un théoricien... 
ohl incomparable!... Il a dit des choses excellentes, 
et lui, il lui suffît d'avoir raison pour être heureux!... 
Vous séparer I vous séparer, tous les trois!... c'est bel 
à dire ! Mais ce jugement de Salomon ne change rienl 
Avec toutes ces belles paroles, ils n'empêcheront, ni 
l'un ni l'autre, que vous ne restiez la victime, et voilà 
ce qu'avec votre instinct admirable d'enfant, vous 

avez compris tout de suite! (Il rouie machinalement une cigarette 
qu'il ne fume pas et tourne sur le tabouret de piano.) Il y a Un ins- 
tant, je ne vous connaissais pas... je serai franc, 
vous ne m'intéressiez même pas du tout... Je vous ai 
toujours considérée comme une enfant insupportable, 
et d'ailleurs parfaitement inutile!... Seulement, j'avoue, 
mon pauvre gosse, que depuis une heure je commence 
à comprendre (on est long à comprendre!) vôtre sort à 
venir... et ce qui vous attend... Qui sait, dans tout cela, 
si ce n'est pas vous la plus intéressante, après tout!... 
Quand, dans la vie, il y a quelqu'un de trop, la nature 
s'arrange toujours pour l'éliminer, en lui flanquant 
tous les torts sur le dos!... C'est vous qui vous êtes 
débattue peut-être le plus généreusement, sans calcul, 
commettant toutes les gaffes, sans rien savoir... (jeannine 
fond en sanglots.) Ne VOUS désolez pas !... Ah! ce n'est 
pas gai, fichtre, mais on n'en meurt pas... Il y en 
a d'autres que vous sur la terre qui ont endossé, avec 
plus de rancœur, allez, et à un âge où on ne se console 
plus, hélas! cette sorte d'emploi... Vous avez quel âge? 

dix-sept ans... dix-huit ans? (Jeannine fait signe de la tête que 



ACTE QUATRIÈME 173 

non.) Dix-sept?... (Jeannine fait signe de la tête que oui.) PfffI 

Remerciez le ciel de vous avoir envoyé la précocité de 
la douleur. Vous en serez débarrassée plus tôt!... 

JEANNINE, avec conviction. 

Oh I ça, monsieur, jamais! jamais I... 

PIERRE, riant. 

Pauvre petit ! comme vous avez bien dit ça!... Votre 
angoisse passera tout de même plus vite que vous ne 
l'espérez!... Mais qu'on vous a mal éduquée!... L'une 
a vu seulement en vous une malade (l'éternelle ren- 
gaine 1) l'autre, Georges... il ne connaît rien aux 
femmes!... C'est même sa grande force sur elles, — le 
gredin! (Avec un soupir.) Enfin!... Malgré quoi, vous avez 
bien compris la nécessité de vous en aller, vous, 
toute seule... Vous ne pouvez pas continuer de rester 
ici à faire souffrir « les grands » ! Puisqu'il le faut, 
vous saurez partir et disparaître de leur vie... 

JEANNINE 

Oui. J'aurai la force maintenant. 

PIERRE 

Je ne voulais pas vous entendre dire autre chose. 
Seulement, où irez-vous? 

JEANNINE, 

Je ne sais pas. Je demanderai qu'on me mette en 
pension. 

PIERRE, riant. 

Quel drôle de petit angelot!... Mais vous avez passé 
rage de la pension ! Il faut vous faire une vie à vous!... 
Pourquoi ne rencontreriez-vous pas, non des valseurs, 
des cousins amoureux ou des Saint-Gyriens éperdus, 
je sais bien qu'il n'y a pas là de quoi satisfaire un cer- 

15. 



174 L'ENCHANTEMENT 

veau comme le vôtre, frappé d'un don prématuré, 
mais quelqu'un qui veuille bien se consacrer à l'éduca- 
tion d'une âme aussi difficile que la vôtre, Jeannine, 
quelqu'un qui soit à même de respecter votre chagrin 
et de l'aimer tendrement, comme si c'était son propre 
chagrin à lui qu'il consolât, pouvant vous offrir quelque 
chose qui ne serait ni de la paternité ni de l'amour, 
mais une affection infiniment mêlée... Supposez avec 
cela, comme par hasard, que ce vieil homme, avec son 
trop plein d'inutile tendresse, trouve en vous épousant 
l'occasion de se dévouer à un bonheur qui n'est pas 
le vôtre, Jeannine, mais celui de la grande âme étrange 
qui régit cette maison et dont vous portez un peu 
Fimage dans vos yeux... 

JEANNINE, Vinterrompant. 

Arrêtez-vous. Je n'ignore pas à quel point vous avQz 
aimé ma sœur; elle me l'a dit... Et quoique je ne sois 
qu'une enfant, j'ai assez souffert et je suis assez intelli- 
gente, monsieur, pour deviner de quel sacrifice vous 
seriez capable pour Isabelle!... Mais non, c'est impos- 
sible, tout de même!... Vous ne pouvez pas aller, même 
à cause d'elle, jusqu'à vous charger de moi, et vous 
traîneriez un bien pauvre petit paquet!... Merci... Je 
ti'ai besoin d'aucun secours.... Je m'en tirerai toute 
seule I 

PIERRE 

Ah, maisi savez-vous que vous êtes très chic, déci- 
dément!... Vous avez raison, je lançais à tout hasard 
cette bouée de sauvetage, oh! sans bien y croire, à 
l'aveuglette, et pour voir ce que vous en diriez... mais 
vous avez raison, malgré ce qu'aurait de tentant l'idée 
paradoxale de nous unir tous deux pour leur seul 
bonheur, nous ne le pouvons pas!... 

JEANNINE 

C'est bien tout de môme d'y avoir songé ! 



ACTE QUATRIÈME 475 

PIERRE 

Oui c'est bien, parbleu, oui, c'est très bien!... Voilà 
ce qu'il faut se dire!... Ei je suis très content de nous!... 
Ah! mais par exemple, ce qui est fort possible, ce que 
j'exige, c'est qu'après nous être connus et rapprochés 
comme nous venons de le faire, nous ne nous quit- 
tions pas comme cela!... Ah! mais non!... Vous m'inté- 
ressez diablement, savez-vousl... Il faut que nous de- 
venions une bonne paire d'amis... dites, vous voulez?... 
Madame Heiman, c'est bien sec! même en voyage... 
Vous avez besoin d'un meilleur confident... Attendez, 
attendez un peu, vous allez voir ! C'est moi qui vais me 
charger de votre éducation!... Promettez-moi d'abord 
qu'on s'écrira, tous les deux?... Ce sera très gentil, très 
touchant ! ... On parlera d'eux, on se dira leur bonheur. . . 
leur gloire... comme de vieux invalides qui n'en veulent 
pas à leurs généraux de s'être fait casser la tête pour 
eux!... Ah! vous verrez, à nous deux comme on se com- 
prendra!... Ils ne savent pas quels êtres charmants nous 
sommes... les imbéciles!... N'est-ce pas que je suis 
sympathique?... Tope-là! Alors, vous voulez bien de 
moi comme camarade? 

JEANNINE 

Oh! oui, monsieur! 

PIERRE 

J'emporte votre petite amitié^ comme une jolie fleur, 
née des ruines, jeunes pour vous, vieilles pour moi, 
de nos deux douleurs... née de tout l'amour qu'ils 
n'auront pas compris!... L'élan précipité de ce grand 
toqué doit vous effaroucher un peu, mais je ne veux 
pas m'en aller sans que nous ayons conclu une vraie 
alliance, dans le mystère de cette belle et triste soirée, 
dont nous garderons le souvenir, et... Allons, voilà que 
je m'exprime encore en style vieux monsieur... je 
déraille... c'est désolant! 



476 TENGHANTERfENT 

JËANNINE 

Vous êtes très gentil!... Mais quel ennui tout de 
même de n'avoir pas de chance!... 

{Vn gros soupir.) 
PIERRE 

A qui le dites-vous! Alors, je peux compter sur vous? 

JEANNINE 

De grand cœur. 

PIERRE 

Le pacte est conclu?... Je suis ravi... Et qu'allez- 
vous faire, ma nouvelle petite amie? 

JEANNINE 

Je vais parler comme une grande personne... Il faut 
que je sois bien raisonnable maintenant... Rappelez ma 
sœur, voulez- vous?... Et merci... 

(Elle lui serre la main. — Pierre va à la porte de droite.) 

SCÈNE XII 

Les MÊMES, ISABELLE, puis GEORGES. 

JEANNINE 

Isabelle... J'ai à te dire ce que je viens de décider... 
(Elle va parler.) Attends que Georges soit là, veux-tu? 
J*aime autant que vous soyez tous les deux. 

ISABELLE 

Le voici... 

(Georges entre.) 
JEANNINE, à voix haute, non sans émotion. 

Après la façon dont Georges m'a parlé tout à Theure, 



ACTE QUATRIÈME 177 

et que j'ai bien retenue, je tiens à vous dire que je suis 
décidée à partir avec madame Heiman. Je ferai le voyage 
que vous voudrez. Et je m'engage à ne plus jamais 
vous donner le moindre sujet d'inquiétude, à avoir 
beaucoup de courage et à ne jamais vous faire de 
peine... ni à l'un ni à l'autre... même de loin. 

(Elle récite un peu comme une leçon, avec peine. Puis, comme 
brisée par l'effort fait, elle se détourne d'eux brusquement.) 

GEORGES 

A la bonne heure, Jeannine!... Voilà ce qui s'appelle 
parler!... On fera quelque chose de vous I... 

(Isabelle, très émue, veut se précipiter vers Jeannine pour l'étrein- 
dre dans ses bras, mais Jeannine a un mouvement de recul.) 

PIERRE, entraînant Isabelle. 

Laissez-la. Pas encore... L'effort a été gros!... (Bas.) 
Un petit pacte est conclu entre nous. Un petit pacte 
sérieux et profond. 

ISABKLLE 

Oh! merci, Pierre! Je ne doute pas de votre amitié, 
ni de votre cœur excellent... Merci de voire aide... 
merci de pouvoir compter sur vous. Si maman était là, 
elle vous remercierait. 

(Elle s'essuie les yeux.) 
PIERRE 

Allez, comptez, avant toutes choses, sur l'avenir. Tout 
s'arrangera... et les peines s'envoleront... derrière 
moi... 

ISABELLE 

Pierre!... 

GEORGES, à Pierre. 

Je te demande pardon, mon cher, de cette scène 
de ménage où tu es tombé en plein... 



178 L'ENCHANTEMENT 

PIERRE, rapidement. 

Comment donc!... Bigre, mes enfants! Onze heures? 
Et la mère Heiman qui m'attend avec ses couvertures 
de laine^.. Je me sauve! Demain matin, avant de 
partir, je viendrai encore vous serrer la main... Mon 
chapeau, mon pardessus? 

GEORGES 

Tu ne vas pas savoir retrouver tonchemin î 

PIERRE 



Par la grand'route. 
Et le ciel s'est voilé. 



GEORGES 



PIERRE 



Jeannine va m'éclairer jusqu'à la grille... n'est-ce 
pas, Jeannine?... C'est vrai qu'il fait noir, tout de 

mêmel (Jeannine prend vivement la lampe et passe devant Pierre.) 
Bonsoir, honSOir, mes enfants ! . . . (On entend sa voix du dehors.) 

Et il a plu!... Ce qu'on va patauger! Prenez garde à 
votre jupe, Jeanneton... 

SCÈNE XIII 

GEORGES, ISABELLE. 

GEORGES, étonné. 



Tiens!. 



ISABELLE 



Pierre m'a laissé entendre qu'ils venaient tous deux 
d'échanger une grande promesse d'amitié... Mais celte 
amitié peut-elle être de- quelque secours à l'enfant qui 
s'en va... si seule!... 



ACTE QUATRIEME «79 



GEORGES 

Mais oui... Ils vont dire ensemble beaucoup de mal, 
de nous... Ils sont sauvés!... 

ISABELLE 

Ah! que tues déconcertant, Georges!... Au moment 
même où Ton croit te comprendre et te satisfaire, voilà 
que tu ris!... 

GEORGES, Tattirant sur sa poitrine. 

C'est que je connais la banalité de la vie ! et j'ai 
confiance en elle, et c'est sur elle que je compte! Sois 
rassurée. Les pire drames, les plus tristes drames, un 
beau jour, par un épuisement du sort, par une lassitude 
du grand ironiste d'en haut, sans doute satisfait de nos 
contorsions, se résolvent en une pichenette insigni- 
fiante, en un incident d'une banalité... déplorable! 
Tant de souffrances pour aboutir à çal... à rien... Et 
pourquoi plutôt aujourd'hui que demain?... on ne sait 
pas!... C'est épuisé!... on le sent, on n'en est pas 
sûr!... Et c'est la vie!... 

ISABELLE 

Pauvre Jeannine! 

GEORGES 

Mais non, pas pauvre Jeannine!... Elle vient de 
prendre une grande r^ésolution, très courageuse... Elle 
s'ouvre à la vie vraie... et trouvera d'elle-même un 
dénouement, incroyable d'insignifiance, à toute sa 
grosse douleur!... On sourira ensemble un jour des 
tragédies passées!... 

ISABELLE 

Ah! serons-nous jamais heureux, Georges? 



480 L'ENCHANTEMENT 



GEORGES 



Mais oui, nous serons heureux! H le faut bien!... 
Nous serons heureux, banalement, comme tout le 
monde! comme les autres I... Allons, ma toute petite 
Isabelle, confie-loi, enfin, à cette épaule, sans plus 
jamais chercher à comprendre la grande force mysté- 
rieuse à laquelle nous donnons le nom d'anjour, et 
prononce-le, va, ce mot qui ne veut pas dire grand 
chose, mais qui est bien tout de même dains ta bouche, 
le plus charmant des mots... Allons... dis... dis? 

ISABELLE, laissant tomber sa lêlo sur son ('paulo, dans un grand soupir. 

Je t'aime! 



RIDEAU 



MAMAN COLIBRI 

COMÉDIE EN QUATRE ACTES 

Représentée pour la première fois au Théâtre du Vaudeville, 
le 8 Novembre 1904. 



Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays, 
y compris le Danemark, les Pays-Bas, la Suède et la Norwège. 

Batcred ftccordiug to act of Congreu, in the year 1904, "by EuGÈNB Fasqubllb 

Im the office of the Librarian of Coa;ress at Washington. 

Ail Rlghta reBerred. 

16 



PERSONNAGES 



BARON DE RYSBERÇDE MM. Léraxd. 

RICHARD DE RYSBERGUE Louis Gauthieh. 

VICOMTE GEORGES DE CHAMBRY . André Brûlé. 

LOUIS SOUBRIAN Baron pils. 

LIGNIÈRES HooER Monteaux. 

SOUBRIAN PÈRE Jcffre, 

PAULOT DE RYSBERGUE Grésy. 

FRANÇOIS Lalbarkde. 

Un Domestique Suarès. 

4 . 

BARONNE IRÈNE DE RYSBEKGUE. M°>" Berthe Bady. 

MADAME LEDOUX Cécile Caron. 

COLETTE DE VILLEDIEU Paule Andral. 

MISS DEACON Harlay. 

MADELEINE CHADEAUX de Bray. 

MADAME CHADEAUX Netza. 

MARQUISE DE SAINT-PUY Henriette Andral. 

LOUISA DE MORNAND. 

JENNY Welsoxn. 

L.v Nourrice Becker. 

Première petite Fille arabe Angèle Henry. 

Deuxième petite Fille arabe Suzanne Cruau. 



MAMAN COLIBRI 



ACTE PREMIER 



Dans un hôtel particulier de l'avenue Friediand. 

Un salon fumoir, vaste, attenant parle fond au grand salon. 
C'est une pièce d'assez grand luxe raffiné. Tout est tendu 
d'étoffes rares de l'Inde, très flottantes, môme le plafond; 
mais sans verser dans le mauvais goût. — Le piano à queue 
recouvert d'une admirable vieille chose asiatique qui traîne 
à terre. — La porte qui sépare le grand salon, et qui est 
fermée au lever du rideau, est toute en vitraux TÛTany, 
opalins, ni trop clairs ni trop foncés. — Au milieu de tout 
cela, pourtant, la tache brutale qui marque des gens d'af- 
faires ; le téléphone dans un coin, près du piano, — une 
table encombrée de papiers, des journaux qui traînent, etc.. 
— Quatre jeunes gens et un monsieur d'une cinquantaine 
d'années, tous en habit, causent en fumant. 



SCÈNE PREMIERE 

RICHARD DE RYSBERGUE, PAULOT DE RYSBERGUE, 

LOUIS SOUBRIAN, LIGNIÈRES, 

SOUBRIAN PÈRE 

RICHARD 

Elle est encore très bien. 



184 ;MAMAN COLIBRI 

LOU'S SOUBRIAN 

Conservée... mais rudement touchée... Tout ce que tu 
voudras, elle est trop vieille pour toi. 

RICHARD 

Avoue en tout cas qu'elle a été épatante. J'ai été avec 
elle à Monte-Carlo et à Aix en 1902. 

LOUIS SOUBRIAN 

Oui, je t'ai vu avec... La crevaison à chaque pas I 

LIGNIÉRES 

Enfin, monsieur Soubrian, nous vous faisons juge... 
Votre fils est d'une mauvaise foi I 

SOUBRIAN 

Ohl moi, jeunes gens, je ne m'en mêle pas... Ces 
questions ne sont plus de mon âge... Maintenant que 
j'ai fini votre cigare, je rentre au salon rejoindre ces 
dames... (a son fils.) Tu restes avec tes camarades? 

LOUIS 

Encore un peu. 

lilCHARD 

Enfin, dites, dites, monsieur Soubrian, qu'elle est 
épatante. 

^ SOUBRIAN 

Épatante,' oui... Ahl jeunesse 1... 

(11 ouvre la porte du salon, trësjéclairé, on voit des dames en robes 
décolletées, un instant. — Il referme la porte derrière lui.) 

SCÈNE II 
Les Mêmes, moins SOUBRIAN 

RICHARD 

Tout ça, parce que tu es jaloux. 



ACTE PREMIER 18& 

LOUIS 

Pourquoi?... Quand je voudrai j'aurai mieux. 

RICHARD 

Bien sûr... je ne dis pas le contraire, mais je main- 
liens que, pour son temps, elle a été remarquable. 

LOUIS 

Enfin, d'où sort-elle?... Qu'est-ce que c'est?... 

RICHARD 

Ce que c'est? une Peugeot... du soixante à l'heure^ 
mon bon, comme du pain. 

LOUIS 

Avec un moteur qui cale à la cloche... oui. 

LÏGNIÈRES 

Tu sais que les Knapp en font une où le moteur est 
en prise directe avec l'axe... ce qui donne un démarrage 
à mourir de joie. 

LOUIS 

Non? 

LIGNlÈRES 

Comme je te dis. 

RICHARD, versant des liqueurs. 

Chartreuse?... curaçao, bière? 

LOUIS 

Verse-moi un peu de sherry. 

RICHARD 

Y en a pas... 

LOUIS 

Quelle boîte chez toil... Pas de sherry... Tu ne pour- 

16. 



186 MAMAN COLIBItl 

rais pas dire à ta mère de s'occuper un peu plus de sa 
cave ? 

BICBARD 

Oh! si lu crois que maman a le temps de s'occuper 
de la maison I Elle ne s'occupe môme pas des dîners. 

LOUIS 

Alors, qui s'en occupe?... Ce n'est pas ton père, je 
suppose, qui téléphone du bureau de faire un poulet 
Marengo à déjeuner. 

RICUARD 

Et le cuisinier donc I ... Il est là pour ça. Et puis moi ; 
moi, j'ai l'œil sur la maison, parfaitement, entre deux 
affaires de Bourse... et il faut que ça marche sec!... 
C'est moi qui flanque les domestiques dehors. 

LOUIS 

Alors, quand tu vas être marié, que deviendra-t-on 
chez toi? 

RICHARD 

D'abord, rien n'est encore fait, et puis il y aura Paulot 
qu'on dressera à avoir l'œil, pas Paulot? 

(Il désigne son frère, qui ne dit rien, dans le fond... Dix-huit ans, 
doux, blond et le regard très bleu.) 

LIGNIÈRES 

Pour rinstant, il a l'œil sur les bonnes, Paulot... Je 
l'ai aperçu hier qui pelotait Louisa dans l'antichambre. 

PAULOT 

Oh ! ce n'est pas vrai !. 

LIGNIÈRES 

Ce n'est pas vrai?... Répète-le pour voir, morveux? 



ACTE PREMIER 187 



RICHARD 

11 a mieux, Paulol. Il a une correspondance avec une 
femme mariée. 

LOUIS 

Ça, c'est tordant,.. A son àgel... seize ans... 11 va 
bien. 

RICHARD 

Pas, Paulot?... C'est la femme de qui, déjà?... du 
bouquiniste de la rue Margueritte. 

LOUIS 

Mais il est déjà très gentil ton frère... avec ses grands 
cols anglais... (ii lui prend la main.) Et il sc fait les ongles, 
ma parole... du vernis I 

RICHARD 

Voilà; c'est l'amour. 

' LOUIS, regardant en riant Paulot. 

Il rougit gentiment Paulot. Une femme mariée à 
seize ans!... Tiens, mais au fait, Lignières a commencé 
ainsi en rhéto... 

/ LIGNIÈRKS 

Et ça dure encore. 

LOUIS 

Non?... Toujours la... 

LIGNIÈRES 

La papetière d'en face le lycée. 

RICHARD 

Mais, c'est un collage ! 

LIGNIÈRES 

Deux ans! Oui, ça a commencé en rhéto. Je l'ai 
lâchée en philo et puis je l'ai reprise quand je suis entré 



t88 MAMAN COLIBRI 

à TAcétylène. Dame, ça ne nous rajeunit pas!... Oui, 
c'est du temps de la classe du père, Delattre que j'ai 
fait cocu le papetier... C'est une femme charmante, du 
reste... Elle a des idées sur la vie... C'est une mélan- 
colique. 

LOUIS 

Elle doit sentir la gomme et le papier calque. 

RICHARD 

Je me rappelle, en sortant de classe, à Janson, je lui 
achetais des cahiers de deux sous... elle me les comp- 
tait trois. Ce n'est pas pour te vexer ce que j'en dis, 
mais tu me dois des tas de sous. 

LIGNIÈRES 

Blaguez toujours... au moins, c'est une femme ma- 
riée. Évidemment, je ne dis pas que ce soit gai, gai... 
Le soir quand elle allume le bec Auerdans la boutique, 
je me sens le cœur fade... mais enfin ça vaut toujours 
autant que de courir vos grues. 

LOUIS 

Non, moi je ne comprends que les grues... c'est 
propre, net et chic; on sait sur quoi on marche... 
Toutes les autres femmes me font l'effet de femmes 
de chambre. 

LIGNIÈKES 

Paulol dirait que ce n'est déjà pas si mal! 

RICHARD, à Louis Soubrian. 

Et Marcienne?Ça biche?... 

LOUIS 

Épatamment... merci... Tu l'as vue la gosse dans la 
revue de la Cigale? 

RICHARD 

Oui... je la trouve charmante... 



ACTE PREMIER 189 

LOUIS 

Merci... n'est-ce pas? 

RICHARD 

Paulot, sais-lu si Geoi*get doit venir? . 

PAULOT 

Il me Ta dit, du moins. 

LIGNIÈRES 

Qui, Georget? Ah I oui, voire inséparable, le petit 
de Chambry. 

RICHARD 

N'en dites pas de mal.;, c'est mon meilleur ami. 

LOUIS, prenant Richard par lo bras. 

Psstt!... Richard. On peut t0 parler à cœur ou- 
vert? 

RICHARD 

Vas-y. 

LOUIS 

Papa m'a assuré que tu étais fiancé à mademoiselle 
Chadeaux. 

RICHARD 

Après? 

LOUIS 

Après? je vous ai observés tous deux pendant le 
dîner... 

RICHARD 

Eh bien? 

LOUIS 

Eh bien, si vous êtes fiancés, vous cachez bien votre 
jeul... Et encore, me disais-je, après dîner il va rester 
au salon, auprès d'elle... Du tout! voilà une demi-heure 
que nous sommes ici à nous croire obligés d'aller jus- 



190 MAMAN COLIBRI 

qu'au bout de nos cigares et tu ne manifestes pas la 
moindre intention de décaniller... 

RICHARD 

C'est exprès. 

LOUIS.* 

Comment? 

RICHARD 

Je tiens à bien manifester ce soir, — parce que sa mère 
est là, — que rien n'est moins décidé, que rien ne jus- 
tifie encore cette position de fiancé que tout le monde 
m'octroie, sans l'ombre de raison... J'ai vingt-deux ans, 
je suis l'associé de mon père et j'entends rester libre 
entièrement de mes actes et.de mes goûts... J'exige 
que personne, pas même madame Chadeaux mère, 
ne me force la main. 

(Uq domestique entre par la gauche.) 
LE DOMESTIQUE 

Monsieur Richard... on vient de laisser ce paquet 
pour Monsieur. On m'a dit de le remettre de suite. 

RICHARD, prenant le paquet. 

Bon... Y a-t-il la facture? 

LE DOMESTIQUE 

Non, Monsieur. 

(Le domestique sort.) 
RICHARD 

Regardez mes enfants. 

(Il ouvre un écçin.) 
LIGKIÈRES 

C'est admirable ! 

LOUIS 

Qu'est-ce que c'est? 

RICHARD 

Un pendentif... Emeraudes et perles. 



ACTE PRElMIER 191 

LOUIS 

Ah, Ahl Tu vois bien... le cadeau de fiançailles? 

RICHARD 

Non, c'est un cadeau de rupture. 

LIGNIÈRES 

Déjà? 

RICHARD 

Avec Nichetle. , 

LOUIS 

Ah I c'est Nichette ? 

RIi:UAR!) 

Oui... j'essaie de rompre honorablement. Elle fait un 
pétard du diable. J'ai eu une scène terrible hier... Elle 
m'a menacé de vitriol. 

LIGNIÈRES 

Alors loi, prudent... 

RICHARD, montrant )• bijou. 

Tu vois... là... j'ai fait mettre deux dates : celle de 
notre première nuit et celle de notre dernière. 

LIGNIÈRES 

Mais on a écrit mai pour la dernière, et nous ne 
sommes qu'en avril. 

RICHARD 

C'est pour lui donner le temps de s'habituer. 

LOUIS 

La nuit de mai I... C'est un coupon pour le mois pro- 
chain, quoi?... 

RICHARD 

Ohl un tout petit coupon... une avance... Mon père 



492 MAMAN COLIBRI 

m'a dit qu'il faudrait lui donner une gratification de 
vingt mille francs. Il me les a promis. 

LIGNIÈRES 

Ahl veinard, d'avoir une famille qui peut donner 
vingt mille balles aux maîtresses de ses filsl... Quel 
fonds de papeterie on achèterait avec vingt mille francs I 

LOUIS 

Au fait, Richard, expligue-moi, une bonne fois, 
pourquoi tu dis toujours mon père, en parlant de mon- 
sieur de Rysbergue, et, maman, en parlant de madame 
de Rysbergue... Faudrait s'entendre. Les poupées qui 
disent « maman » disent aussi « papa »... 

RICHARD, l'interrompant, en riant. 

Papa serait impossible et mère serait si drôle, si 
grave pour maman 1... Cela lui irait si mal avec sa fri- 
mousse... « Mère!... mère chérie!... » J'aurais presque 
envie de rire... « Maman », même, sonne trop vieux pour 
elle... Nous avions ajouté un surnom, Paulot et moi, 
ces vacances à Trouville, pas, Paulot? tant cela nous 
semblait ridicule d'appeler sur la plage cette grande 
jeune femme maman tout court... c'était honteux... on 
se retournait. 

LOUIS 

Comment l'appeliez-vous ? 

RICHARD 

t 

Colibri. Maman Colibri. ^ . ' 

LIGNIÈRES 

C'est gentil, mais c'est un peu long. 

LOUIS 

Je n'aime pas les surnoms, ça fait toujours factice et 
bebéte. 



■'« '•^ a>. iv~' -.uni i . s. 



ACTE PREMIER 193 

RICHARD 

Paulot qui avait trouvé ça en jouant au tennis... Il 
disait que derrière le filet du tennis elle avait l'air d'un 
colibri à travers les barreaux d'une cage... Ohl mais 
c'est qu'il est très poète, Paulot!... une nature en 
dessous... on ne sait jamais ce qu'il pense... et puis on 
est étonné.. 

LOUIS 

La voilà bien la poésie pour les imbéciles I . . . Colibri ! 
"Comme si un surnom d'oiseau, c'était plus poétique et 
plus flatteur qu'autre chose... Les oiseaux, c'est des 
petites bêtes malpropres qui mangent des asticots... 

PAULOT 

Le colibri, il boulotte des fleurs. 

LOUIS 

Et ta sœur? 

PAULOT 

Je l'ai lu l'autre jour en potassant mon Michelet. 

LOUIS 

Et ta sœur? 

PAULOT 

Qu'est-ce que tu veux parier? 

LOUIS 

Cent sous si je gagne et quarante sous si je perds. 

PAULOT 

Tenu. 

(Il sort.) 
LOUIS 

Ouvre la fenêtre, ça pue la fumée ici... c'est une 
infamie. 

LIGNIÈRES, avec un sourire indéfinissable. 

Je ne déteste pas... Cela fait un agréable mélange 
avec l'odeur de la maison. 

n 



194 MAMAN COLIBRI 

RICHARD 

Comment, Fodeur de la maison?... Elle a donc une 
odeur particulière ma maison ? 

LIGNIÈRES 

Je te crois! On la renifle de la rue quelquefois, 
quand les fenêtres sont ouvertes .. un parfum trop 
fort, qui sent jusque dansTescalier... C'est pénétrant... 
ça envahit tout... Tu y es habitué, tu ne le sens plus, 
toi... mais pour ceux qui arrivent, c'est exquis. 

RICHARD 

Le parfum de maman... Du Chypre, de l'œillet blanc 
et du foin coupé, je crois. 

LIGNIÈRES, reniflant. 

On dirait qu'il y a autre chose aussi... je ne sais pas 
quoi... c'est un parfum porté, volatisé, -depuis des 
années, dans les chambres... Tiens, sens ce coussin. 

(Il prend un coussin et le met sous le nez de Richard.) 
RICHARD 

C'est embêtant, pour des gens d'affaires. 

LIGNIÈRES 

Il en est de ta maison comme des femmes, dans la 
rue, trop parfumées. 

RICHARD 

On les fuit? 

LIGNIÈRES, doucement. 

Maison y songe. 

PAULOT, rentrant un livre à la main. 

Tiens voilà. 

LOUIS 

Lis loi-même, j'ai confiance... mais ne triche pas. 



ACTE PREMIER 195 

: PAL LOT, lisant. 

« Ces oiseaux vivent des fleurs de là-bas, de leurs 
sucs brûlants et acres, en réalité de poisons .qui sem- 

^ blent leur donner leur âpre cri et l'éternelle agitation 

de leurs mouvements colériques, et aussi ces reflets 
étranges... or, acier, pierres précieuses... La vie chez 
cette flamme ailée, est si brûlante, si -intense, qu'elle 
brave tous les poisons... Tète basse, il plonge du poi- 

\ gnard de son bec au fond d'une fleur, puis d'une autre, 

i en tirant les sucs... parfois emporté de furie, contre 

qui? contre une fleur déjà dévastée à qui il ne pardonne 

; pas de ne pas Tavoir attendu... » 

i 

» LOUIS 

{ Bigre! Il en a une santé cet oiseau-là 1... Enfin, tiens, 

i voilà vingt sous, mais il faut que je vérifie... je sens 

j que tu as triché. 

t (A ce moment, la sonnerie du téléphone.) 

RICHARD, décrochant l'appareil. 

Allô... allô... Vous demandez! Ah? pour un rensei- 
gnement... alors téléphonez à notre siège central, 
demain, rue Taitbout... Quoi? Ah! c'est vous, monsieur 
Crouzet... Oui, je suis au courant... (Aux autres.) Taisez- 
vous donc, je vous en prie, mes enfants, une seconde; 
je n'entends rien; c'est sérieux... (Reprenant l'appareii) Mon 
père est là-haut dans son bureau. N'est-ce pas, Paulot? 

PAULOT 

Oui. 

RICHARD, continuant. 

Oui, il est là-haut... Il est très occupé ce soir, il part 
demain pour Vienne... Oui, toujours en voyage... 
grosse affaire... nous allons avoir la concession de tous 
les tramv^ays électriques... oui, notre modèle de Saint- 
Quentin. Ah! c'est pour l'Assemblée générale que vous 



196 MAMAN COLIBRI 

téléphonez... Eh bien, la souscription de dix mille 
actions est déjà prise ferme, par un groupe impor- 
tant... mais vous savez sur les nouveaux titres créés on 
en a réservé pour une souscription en espèces qui ser- 
vira à doter la... (s*interrompant.) mais taisez-vous donc, 
nom de Dieul... (ii reprend.) à doter la Belge-Américaine... 
Maintenant si vous voulez des renseignements plus 
amples... Mon père, lui-même?... Diable! c'est que je 
vous dis, avant son départ... Attendez une seconde... 
(A Pauiot.) Paulot, veux-tu lui téléphoner là-haut, s'il 
peut recevoir demain matin, monsieur Crouzet... 
(A l'appareil.) Une sccondc, monsicur... Oui, nous avons 
quelques personnes à dînçr... Vous entendez ça d'ici?... 
Je vous remercie... elle va bien... Oh! ma mère ne 
compte pas aller à Cannes cette année... il est si tardi 

PAULOT, téléphonant à un petit appareil d'intérieur, contre le mur. 

Richard demande si peux recevoir demain matin 

monsieur Crouzet... A dix heures...? (Se retournant, à Richard.) 

Oui, à dix heures. 

RICHARD ^ 

Mon père vous attendra à dix heures... c'est cela... 
c'est entendu... Oui, oui.., ici... parfaitement... bonsoir. 
(Il raccroche les récepteurs.) Je VOUS demande pardon... vous 
pouvez regueuler, maintenant, tant que vous voudrez. 

LOUIS 

Merci. 

(Durant cette conversation, Lignières s'est approché du piano, ott 
il a commencé en sourdine à tapoter un air de café-concert.) 

PAULOT, à Richard, 

Père a dit qu'il allait descendre dans une seconde. 

LOUIS, s'interrompant de parcourir un journal, à Richard. 

Hé?... Qu'est-ce que je vois là?... Cet article, sou- 
ligné au crayon bleu dans le JournaL,, tu as vu? 



ACTE PREMIER 197 

RICDARD 

C'est de ce sale petit Chimène, que nous avons 
évincé... La prochaine fois, je le calotte publiquement. 
Et d'ailleurs, je vais lui faire demander des excuses, 
demain. 

LOUIS 

Est-ce la peine de déranger deux messieurs pour 
rapporter des choses aussi plates ? 

RICUARD 

Ah! non, tu sais... je ne plaisante pas sur ce cha- 
pitre là!... Le respect du nom avant toul. Il y a une 
chose sur laquelle je n'admets pas qu'on transige : 
l'honneur de la famille. 

LOUIS 

Ce n'est pas moi qui te contredirai... avec quinze ans 
de salle d'armes que tu as dans les jambes. Mais tu 
t'emballes pour un rien! Nini le disait Tautre jour 
à la gosse : « 11 s'emballe! Il s'emballe! » 

RICHARD 

Pas le moins du monde... seulement j'ai un autre 
principe, très net... 

LOUIS 

Prends garde. Quand on a trop de principes c'est 
comme si on n'en avait pas du tout. 

RICHARD 

Celui-ci : que l'humanité ne vaut pas la corde pour la 
pendre... et qu'il faut traiter les gens à coups de pieds 
dans le derrière. Une bonne gifle dans la vie est une 
réponse èi tout. 

LOUIS 

Pan, pan!... Il fait bon se sentir de vos amis. Juste- 
ment, sais-tu où est mon père,pendant que nous causons? 

17. 



V 



i98 MAMAN COLIBRI 

RIGUARD 

Au salon. 

LOUIS 

Du lout, là-haut, avec ton père à toi, en train de lui 
proposer une affaire.... la commandite du Grand 
Radical,,, qui soutiendrait vos intérêts. 

RICnARD 

Commenl? Quoi?... Votre sale canard? 

LOUIS 

Il lire à 30.000, notre sale canard ! 

RICHARD 

D'abord, nous ne nageons pas dans ses eaux... 
Nous sommes orléanistes et je croyais que ton père 
avait des idées pas trop éloignées de celles qu'il défend, 
tous les jours, dans son journal. 

LOUIS 

Oh! papa, papa!... Quand il est à jeun, il est répu- 
blicain; quand il est pompette, il devient royaliste, et 
quand il est saoul, il est anarchiste. 

(La porte du salon s'ouvre et Irène de Rysbcrgue entre avec 
vivacité, en refermant la porte.) 

SCÈNE III 
Les Mêmes, IRÈNE 

IRÈNE 

Arrivez donc ! . . . Vous n'avez paà,encore fini ? Ce qu'on 
se rase par là, mes petits, ouf! 

RICHARD 

Mon cigare n'a plus qu'un centimètre et demi, 
regarde. 

IRÈNE 

Dis donc, hein? Crois-tu! 



ACTE PREMIER 109 

RICHARD 

Quoi? la Brécourt? 

^ IRÈNE 

Cette vieille calamité qui ne peut pas supporter la 
fumée de tabac, à son âge ! Elle a pourtant eu un siècle 
pour s'y habituer. Je la retiens! 

RICHARD 

Non lâche-la. 

IRÈNE 

Ce n'est pas Tenvie qui m'en manque. Si tu crois celle 
petite corvée folichonne!... La Brécourt, la Marquise, 
et ta future belle-mère... le wagon des dames èeules! 

RICHARD 

Reste dans celui des fumeur». 

LIGNIÈRES 

Oh oui! madame, faites çal 

IRÈNE 

Il ne faudrait pas m'en défier! De quoi parlez -vous 
dans votre compartiment? Nous, on parle mariage... 
c'est à mourir. J'ai beau essayer d'amener la conver- 
sation de ta fiancée sur le divorce, ça a l'air de lui 
paraître trop prématuré. 

RICHARD 

Dis donc, maman, ne donne pas de mauvais conseils 
. à ma femme, je te prie. 

IRÈNE 

A la condition que vous allez rentrer immédiate- 
ment... Oh! vous avez de la bière, veinards! 

LOUIS, se précipitant. 

Vous en désirez, madame? 



200 MAMAN COLIBRI 

IRÈNE, riant. 
Je VOUS crois I (II lui en verso dans le verre qu'elle tend.) AUez, 

n'ayez pas peur. Un demi, mon garçon, un deroil 

RICDARD, à Lignières. 

Est-elle jeune, maman! 

IRÈNE 

On nous prend pourfrère et sœur quelquefois... moi et 
Richard?... Oh! dites donc, monsieur Soubrian, figurez- 
vous que l'autre jour à Armenonville, en descendant 
d'auto, bras dessus bras dessous, mais pas plus que 

cela, (Elle prend le bras de Richard) pOUr m'appuycr UU pCU, 

parce que j'avais les jambes engourdies, le garçon a 
cru que nous étions en bonne fortune... Il nous a 
offert un cabinet particulier... ma parole!... Moi j'étais 
ravie... Richard fulminait!... 

RICDARD 

Cette blague! 

IRÈNE 

Allons donc! Ça te met en rage d'avoir une mère qui 
a l'air aussi jeune que toi... (Un temps.) Seulement, au 

fond tu en es fier. Ça compense. (Elle lui donne une tape, de 

l'éventail, sur la joue.) Gcorgct n'cst pas arrivé? 

TAULOT 

Il ne doit pas larder. 

IRÈNE 

Lequel de vous jouait si mal du piano, tout à l'heure? 

LOUIS, désignant Lignières. 

Lui. 

IRÈNE 

Je ne vous félicite pas. 



ACTE PREMIER 201 

LIGNIÊRES 

Oh! mais je joue très bien la Valse Bleue ; seulement 
avec un seul doigt, alors ça fait moins d'effet. 

IRÈNE) près du piano. 

Voulez-vous que je leur exprime mon état d'âme, à 
travers la porte ? 

RICHARD 

Maman, maman, je ne suis jamais tranquille avec 
toi! 

(Elle s'assied au piano, rapide, légère, toutes jupes papillotantes 
et attaque le Dies Irœ.) 

LIGNIÈRES, bas à Louis Soubrian. 

Je préférerais la mère à la future belle-fille. 

LOUIS, de même. 

Tu n*es pas dégoûté I... Mais ce n'est qu'une supposi- 
tion; rien à faire. Maman Colibri, oui... mais la Vertu 
par un grand ^V. Pas la plus petite histoire... Nic- 
kelée I... Chaulin a essayé... 11 s'est fait rembarrer 
dans les grands prix. 

LIGNIÈRES 

Dommage I dommage !... Quels yeux ! 

LOUIS 
Et le décolleté donc!... (ils la détaillent tous deux du regard.) 

Le corps doit être charmant. 

RICHARD, s'approchant d'eux. 

Elle a un aplomb, maman ! 

LIGNIÈRES, avec un sourire. 

C'était ce que nous étions en train de dire. 



202 MAMAN COLIBRI 

RICnABD, de loin, à sa mère. 

Tu sais que Madeleine va parfaitement reconnaître 
que c'est toi qui joues. 

IRÈNE, Eo levant. 

Ça lui donnera un avant-goût de la fanîille... (Reprenant 
son éventail.) Qui est-ce qui vieut à l'Hippique, demain? 
Oh I vous verrez ma robe, un amour I 

RICHARD 

Tant mieux, parce que celle que tu portes, ce soir... 

IHÈNE 

Elle ne te plaît pas? Je vais aller en changer, si tu 
veux?... Voyez-moi ça! vrai, mon garçon, je plains 
ta femme ! 

LIGNIÈRES 

Je ne sais ce qu'il a contre cette robe; elle est ado- 
rable I 

IRÈNE 

Moi, je sais! Il la voudrait couleur jiubergine avec 
des pensées en application... et des choux... violets... 
avoue, hein? que tu voudrais des choux... tu en meurs 
d'envie!... 

RICUARD 

Ce n'est pas ce que je veux dire. 

IRÈNE 

Tais-toi, tiens !... Je t'excuse en pensant que si 
j'avais une fille, il y a déjà cinq ans qu'elle ne me par- 
donnerait ni la robe, ni le, visage... Et maintenant, en 
vagonl... Oh! une idée... Je vais faire enrager la Bré- 
court... Paulot, une cigarette, vite, vite... des miennes... 
Je vais rentrer comme si j'avais oublié la consigne... 






ACTE PREMIER 203 

VOUS allez voir... Et avec mon plus gracieux sourire 
encore. 

'^ * Tette^aux lèvres, elle ouvre la porte du salon, d'un air 
- et naturel; elle referme la porte derrière elle.) 

LIGNIÈRES 

C'est vrai qu'on dirait d'une grande sœur qui ne vous 
ressemblerait pas... D'ailleurs, la phrase est courante : 
« Madame de Rysbergue?... On dirait la sœur de ses 
enfants. » 

RICHARD 

Mais, mon dieu, c'est un peu ça... Maman s'est mariée, 
elle n'avait pas dix-sept ans... j'en ai vingt-deux... 
comptez. 

LOUIS 

Trente-neuf... .Elle en paraît trente. 

IRÈNE, apparaissant par la porte entre-bâillée, à voix basse, 
et avec un clia d'œil. 

Ça y est, mes enfants... Tableau!... Tiens, Paulot, 

le cendrier... (EUelul tend sa cigarette, qu'il prend.) Et puis arri- 
vez, hop ! 

(La porte se referme.) 

RICHARD, aux autres. 

Allons, vous venez? (ils jettent leurs cigarettes. A Paulot, en lui 
tapant sur l'épaule.) PaSSC ! 

(Paulot entre le premier au salon.) 

LIGMÈKES, les mains dans les poches, se balançant, à Louis. 

C'est dommage... c'est dommage... 

Loms 
Tu y penses encore? 

LTGMÈRES 

Elle est rudement désirable... je voudrais le lui dire. 



204 MAMAN COLIBRI 

LOUIS 

. Je ne te le conseille pas... Penses-y toujours, mais 
n'en parle jamais. 

(Ligniëres entre au salon. Au moment ob Louis et Richard sont 
sur le seuil, Monsieur de Rysbergue et Soubrian entrent par 
la porte de gauche, le pardessus sur le bras et le chapeau à la 
main.) 

SCÈNE IV 

MONSIEUR DE RYSBERGUE, SOUBRIAN, RICHARD, 

LOUIS i 

MONSIEUR DK RYSBEBGUE, appelant. 
Richard!... (Richard se retourne et redescend avec Louis qui a 

aperçu aussi son père.) Je vais au Cefclc, un instant, avec 
Soubrian. Le train de Vienne est à midi 10 demain. 
Je déjeunerai dans Paris... Le coupé portera mes 
valises à la gare... j'ai donné mes ordres... Toi, sois au 
bureau demain matin, à sept heures. Je t'indiquerai 
les dernières instructions... 

RICHARD 

Bien. 

LOUIS, à son père. 

Bonsoir, papa! 

(Soubrian et son Als échangent un clin d'œil en se séparant.) 
RICHARD 

Tu seras de retour quand ? 

RYSBERGUE 

Dans huit jours... Je ne partirai de Vienne qu'avec 
le traité signé et la prime dans ma poche. 

RICHARD 

Parbleu !..• C'est tout pour ce soir?... Tu sors avec 
ce pardessus d'été ? Tu auras froid, je t'avertis. 



t 

s 

; 

i 



ACTE PREMIER . 20o 

RYSBERGUE 

Fais-moi descendre Tau Ire, si ça peut le faire plaisir. 

(Richard a parlé à son père, du ton docile et respectueux que l'on 
a avec un supérieur dont on ne discute pas les ordres,) 

( 

SCÈNE V 
RYSBERGUE, SOUBRIAN, seuls. 



RYSBERGUE 

Un cigare en sortant,' Soubrian? 

» (Il lui tend la boîte.) 

i , SOUBRIAN 

^ Volontiers. 

J RYSBERGUE 

^ Qeux-ci? 

^ SOUBRIA^V, coupant son cigare et allumant. 

^ Quelle existence que la vôtre !... Toujours par monts 

*^ et par vaux!... On peut dire que vous ne volez pas 

ff votre argent, vous!... Vous êtes un glorieux brasseur 

d'affaires, mais nom d'un chien, votre vie n'est pas 

une sinécure. Vous n'avez pas même ie temps de 

profiter de votre luxe. 

♦^ RYSBERGUE 

Mon luxe, mais c'est pour ma famille, ma femme, 
mes enfants... Moi, je vivrais avec un lit, une table et ^ 
i une chaise. 

.C SOUBRIAN 

^ Comme Napoléon. 

RYSBERGUE 

Si vous voulez! Le luxe, pour les amuser, eux... le 
travail, pour m'amuser, moi... histoire de passer mon 
activité... 

18 



i 



206 MAMAN COLIBRI 

SOUBRIAN 

Formidable... 

RYSBERGLE 

Formidable, oui. Cela vous élonne?... Bah! c'est 
une revaache d'aclivilé que nous prenons, nous autres 
aristocrates, sur la vie immobile et contemplative de 
nos aïeux. 

SOUBRIAN 

Les fils ont des fourmis dans les jambes... Alors, mes i 
pères devaient être rudement plébéiens, car j'ai h\en 1 
envie de m'asseoir. 

RYSBERGUE 

Moi, de marcher, vivre, aspirer!... Ce train de maison 
dont vous parlez, je n'en jouis même pas ! C'est ^* 
vrai... j'aime le sentir prospérer, cerles, mais au fond ? 
il m'ennuie... Tant de bruit ne laisse pas de m'agacer, \ 
toutes ces femmes, ces jeunes gens, ces soirées de mu- \ 
sique me porteraient pour un peu horriblement sur les 
nerfs... Non, mais revenir comme je vais le faire, dans ^ 
huit jours, avec un petit demi-million à jeter aux enfants 
et à ma femme, voilà mon plaisir... Faire fructifier 
ma fortune, établir une famille honorée, enviée, digne 
de ma branche passée, de mon nom, — quitle à le 
faire reluire d'un éclat nouveau sur tous les essieux 
des tramways électriques, — voilà ma joie... Sans quoi, 
que me faut-il? pas même une bonne table... un cheval 
de selle... des chiens de chasse... d'excellents cigares.., 

(Il en prend un dans la boîte.) COmmC CClui-ci... 
SOUBRIAN, clignant de l'œil. 

Des femmes... 

KYSBERGUE, après avoir regardé dans le vague, un instant. 

Peuh!... je n'ai pas le temps de me payer une con- 
science compliquée! (Changeant de ton.) Vous voycz que je 
réponds avec franchise à voire interview, hein?... Je 



ACTE PREMIER 207 

VOUS vois venir, vous, depuis une heure... Vous voulez 
me tirer les vers du nez... On ne me fait dire que ce qu'il 
me plaît. 

SOUBRIAN 

Oh! mes intentions sont pures... Evidemment un 
article sur votre industrie m'intéresserait... 

RYSBERGUE, trouvant le journal souligné au crayon bleu sur un canapé. 

Comme celui-ci?... (Geste deT)rotestation de Soubrian.) Atten- 
dez donc que je plie ça... Absolument inutile de 
laisser traîner ces petites choses sur les fauteuils, (ii va 

au tiroir.) 

SOUBRIAN 

Voyons, Rysbergue... une fois, deux fois, avant de 
franchir ce seuil, acceptez-vous la commandite du Grand 
Radical "î 

RYSBERGUE, avec une moue. 

Huml Le titre... 

SOUBRIAN \ 

Ça se change. 

RYSBERGUE, souriant avec mépris. 

Mais « radical » c'est difficile à faire disparaître d'une 
manchette. 

SOUBRIAN 

Il y a des benzines très puissantes... Si on le chan- 
geait? 

RYSBERGUE, brusquement. 

Je serai très net... Non. 

SOLBRIAN 

Et pourquoi? 

RYSBERGUE 

Parce que, mon cher... Va*is permettez que je sois 
franc? 

SOUBRIAN 

Faites donc. 



208 MAMAN COLIBIU 

RYSBERGUE, refermant le tiroir où il a glissé le journal. 

Eh bien, si je portais un grand nom français, ce me 
serait égal de le compromettre un peu. Il est des gloires 
nationales qui supportent vaillamment, et même peuvent 
tirer une légère coquetterie de certaines compromis- 
sions. Ce n'est pas la même chose pour nous, les étran- 
gers... (Un domestique entre aveo un pardessus et aide monsieur d» 

Rysbergue à le passer.) Bien que ma femme soit très française 
et de vieille souche incontestée, je n'en reste pas moins 
étranger... et il s'attache toujours un peu de discrédit, 
vous le savez, à un nom de là-bas... On a beau faire, 
nous avons toujours vaguement Tair raslas. ' 

SOUBRIAN 

La Belgique est une petite France. 

RYSBERGUE, souriant. 

Vous êtes bien aimable, mais un grand Belge n'est 
,.^* _jamat« tju'un petit Français. (Au domestique qui a fini.) Merci, 
mon ami. (Le domestique sort.) Je dois être susceptible en 
proportion de cette infériorité. Qui plus est, de mon nom 
presque royal, — là-bas! — j'ai fait une raison commer- 
ciale ! Songez donc comme il faut que je le préserve et 
ne laisse point retomber sur moi ou sur ma famille 
la plus petite des suspicions, de quelque nature qu'elle 
soit!... J'ai placé cet orgueil plus haut que tout dans 
ma vie, prêt à châtier qui en douterait; mes enfants 
sont élevés dans ces idées... elles sont déjà le but de 
leur vie, j'en suis sûr. Le marché que vous me proposez 
n'a rien de déshonorant en soi, il est de commerce cou- 
rant; je ne puis l'accepter, voilà tout. Je vous prie de 
m'excuser. 

(Ceci a été dit avec une certaine morgue et grande fermeté.) 
SOUBRIAN 

Mais comment donc ! Ce point de vue est trop res- 



ACTE PRKMIER 209 

pectable... Seulement il était inutile de me faire toute 
cette vaste profession de foi pour un refus aussi naturel... 
Je vous ai transmis une proposition de nos action- 
naires... moi, pour ma part personnelle, vous savez, je 
m'en fous l 

RYSBERGUE 

Je ne vous ai pas dit autre chose. 

SOUBRIAN 

Nous sommes d'accord. 

RYSBERGUE 

Vous le voyez. 

SOUBRIAN 

Allons au Cercle. 



SCENE YI 
Les Mêmes, laÈNE 

IRÈNE, ouvrant la porte du salan. 

C'est toi? 

RYSBERGUE 

Tu fermes donc la porte des deux salons, maintenant? 

IRÈNE 

Madame Brécourt ne peut pas supporter la fumée, 
mais elle vient de s'en aller, justement, je rouvrais 

quand j'ai entendu ta voix (Elle ouvre grande la porte. 

On voit l'autre salon.) Te rcvcrrai-jc avant ton départ? 

RYSBERGUE 

Je ne sais pas... J'irai de bonne heure au bureau et 
le train esta midi. 

IRÈNE 

Alors adieu... Seras-tu de retour pour le dîner du 14. 

18. 



210 MAMAri COLIBRI 

RYSBERGUE 

0hl je ne pense pas... Il me faudra bien dix jours... 

IRÈNE 

€'est la série des Duchatel et C'% le quatorze. 

RYSBERGIJE 

Tant mieux, tant mieux... L'important est que je 
sois là pour le dîner du prince Paul... Ah! fais attention 
au cheval gris, en mon absence. 

IRÈNE 

Il est malade? 

RYSBERGtE 

Le vétérinaire viendra après demain... Je te serai 
reconnaissant de le voir toi-même. Je crois qu'il faudrait 
quelques pointes de feu... En tout cas ne le surmène 
pas. 

. IRÈNE 

Entendu. 

RYSBERGUE 

Adieu... 

IRÈNE 

Bon voyage, si je ne te revois pas. 

(Elle serre la main à monsieur Sonbrian.) 

SCÈNE VII 

IRÈNE, puis peu à peu COLETTE DE \^ILLEDIEU, LOUIS 
SOUBRIAN, MADELEINE CHADEAUX, RICHARD, 
MADAME CHADEAUX, LA MARQUISE DE SAINT- 
PUY, LIGNIÈRES. 

IRÈNE, appelant. 

Colette! Madame de Saint-Puy!... Enfin, circulons un 



ACTE PREMIER 211 

peu, mainteDant... Venez voir ma vieille peinture 
indienne... J*adoremon petit coin... On est si bien, là... 

LOUIS 

J'admirais tout à Theure ce panneau. 

IRÈNE 

N'est-ce pas? Et enfumez-nous surtout, jeunes 
gens... Colette, tu ne veux pas boire? 

COLETTE 

Si, mon petit chou... du frais, du très frais. (Pendant 

qu Irène prépare une boisson.) Qucl numérO CnCOre que la 

marquise de Saint-Puy I 

IKÈNE 

Elle est du meilleur faubourg. Fais-la causer, c'est 
adorable. Vous ne connaissiez pas mon amie Colette, 
monsieur Soubrian?... On a été au Sacré-Cœur ensem- 
ble, dans la classe de Sœur Marie-Jacques... Dites-lui 
des choses énormes ; elle adore ça. 

COLETTE 

Ohl Irène! 

IRÈiNE 

Et monsieur Soubrian, ma chère, sait des histoires 
d'un roide!... Racontez-lui celle de l'anglaise et des 
quarante voleurs... 

LOUIS 

Celle-là, je ne la raconte qu'aux jeunes filles. 

IRÈNE 

Colette est veuve... C'est presque pareil. 

LOUIS 

Alors... venez-là... et pâlissez. 

(On voit dans le salon du fond la marquise de Saint-Pujr causant 
avec madame Chadeaux et Lignières.) 



2d2 MAMAN COLIBRI 

RICHARD, à mi-voix, passant à droite avec Madeleine Chadeaux qui va 
s'appuyer au piano, en tripotaillant des fleurs. 

Vous habituez-vous un peu à la maison, Madeleine? 

MADELEINE 

Votre milieu m'effraye énormément. 

RICHARD 

Pourquoi? 

MADELEINE 

Je ne sais... je suis mal à l'aise... J'ai été élevée bour- 
geoisement... Tenez, cette femme qui rit si fort... (Eiie 

montre Colette dans un coin avec Louis Soubrian.) SOU rire m in- 

^Hiete, me trouble, vous n'avez pas idéel 

RICHARD 

La petite de Yilledieu?... Elle n'est pas terrible. 

MADELEINE 

J'ai besoin d'être rassurée. 



TÇ, 



RICHARD 

N'ayez pas peur; je suis là... Alors si popotte?... 
nt mieux. Je voudrais une femme très popotte. 



MADELEINE 

Oh! bien! moi... 

RICHARD 

Vous ferez des confitures à votre mari? 

MADELEINE 

S'il me les demande. 

RICHARD 

11 vous les demandera... entendu. Nous avons des 
goûls très pareils, c'est attendrissant. 



ACTE PREMIER 213 

MADELEINE 

G'est ennuyeux. 

RIGI3ARD 

Pourquoi ? 

MADELEINE 

Parce que si nous nous apercevons que nous sommes 
faits Tun pour Tautre et si nous en restons là, ce sera 
pour éprouver des regrets considérables. 

RICnARD 

•Allons donc! je connais une personne qui était tout 
à fait persuadée que j'étais indispensable à son bonheur 
à venir... Eh, bien, maintenant elle est très heureuse 
avec un monsieur très différent. 

MADELEINE 

Il est peut-être mieux que vous... 

RICUARD 

Il est très bien. C'est un juge suppléant au parquet 
de Limoux ; ainsi, vous voyez ! 

MADELEINE 

Merci, au moins vous êtes encourageant. 

MADAME CQADEAUX, qui est descendue. 

Madeleine? 

MADELEINE 

Maman? 

(Richard remonte au fond et va parler à la vieille marquise de 
Saint-Puy et Lignières.) 

MADAME CUADEAUX, bas. 

Quand tu voudras partir... 

MADELEINE 

Non, j'aiencore à causer. 



214 MAMAN COLIBRI 

MADAME CHADEAUX 

Il te plaît ? 

MADELEINE 

Je ne sais pas. 

MADAME CUADEAUX 

Il n'est pas inconvenant avec toi, au moins?... 

MADELEINE 

Oh I maman... 

MADAME CHADEAUX 

Sait-on! Ils sont tellement hurluberlus dans cette 
fômille... Cette mère... 

MADELEINE, bas. 

La voilà. 

IRÈNE 

Comme elle est jolie votre Madelon... Et Tair si bon, 
si droit 

LOUIS 

Et si gai 1 

MADAME CHADEAUX 

C'est une enfant. 

LOUIS 

Oh! quelle mauvaise raison! Ainsi, moi, depuis l'âge 
de dix-sept ans, je suis mélancolique, sombre, taci- 
turne... 

IRÈNE, riant. 

Ne désespérez pas, jeune homme, la jeunesse vient 

avec l'âge I . . . (Gaminement à la marquise de Saint- Puy qui s'approche.) 

N'est-ce pas, marquise? 

LA MARQUISE 

Je n'ai pas entendu... Je suis un peu distraite, vous 
îé savez. 



ACTE PREMIER 21S 

LIGMÈRES 

Je crois bien! elle est sourde comme un pot. 

IRÈNE 

Je demandais à quelle œuvre nouvelle vous vous in- 
téressez en ce moment? Car madame de Saint Puy est 
celle qui a ouvert les portes de son hôtel seigneurial, à 
50 centimes, au bénéfice dès blessés des Balkans... Elle 
est la charité intrépide. (Elevant u voix.) Dites -nous à 
quelle œuvre vous apportez vos soins. 

LA MARQUISE 

J'ouvre une souscription mondaine pour le buste de 
Camoëns. 

LOUIS 

Ah } excellente idée ! 

LIGNIÈRES 

Le besoin s'en faisait sentir depuis quelques années, 

LOUIS 

Je me demandais : qu'est-ce qui me manque donc?.. 
C'était le buste de Camoëns. 

IRÈNE, bas. 

Ne vous moquez pas trop d'elle. D'abord, elle pourrait 
vous entendre... 

LOUIS 

On ne sait jamais! 

IRÈNE, même jeu. 

Et puis elle est si brave personne ! 

(Un domestique est eolré, il s'approche d'Irène.) 
LE DOMESIIQUE 

Une femme de chambre vient d'apporter celte lettre, 



216 MAMAN COLIBUI 

en priant de la remettre immédiatement à madame; 
c'est très pressé. 

IRÈNE 

Y a-t-il une réponse? 

LE DOMESTIQUE 

La femme de chambre est repartie de suite, 

IRÈNE 

Bien. (Aux autres.) VoUS permettez.? (Le domestique sort. Irène 
séloigne un peu pour lire la lettre. Elle pousse une exclamation.) Oll ! 
(Eu se retournant vers Richard, qui a repris au fond son aparté avec la 
jeune Madeleine.) Richard I 

RICIIARD, descendant. 

Quoi? 

IRÈNE, à l'écart, avec Richard. 

C'est trop fort ! [Une lettre de chantage, adressée à 
moi, menaçant, si tu te maries, de faire rompre ton 
mariage. Et dans quels termes!' J*en suis malade. Quel 
toupet ! Et portée à domicile encore 1 

RICHARD 

Mais de qui, sapristi! 

IRÈNE 

De ta Nichette, parbleu I 

RICHARD 

Impossible. 

IRÈNE 

C'est signé. 

RICHARD 

En effet I (ii m.) Une anonyme : Nichette de Nanteuil... 
La grue I 

IRÈNE 

Je te l'ai toujours dit que c'était une femme dange- 



ACTE PREMIER 217 

reuse, qu'elle te ferait avoir des ennuis... Qui a toujours 
raison ? 

RICHARD 

Ah ! la grue des grues ! 

IRÈNE 

Et elle est capable d'envoyer des lettres anonymes de 
ce genre à madame Chadeaux. Cela promet ! Si tu tiens 
un tant soit peu à entrer dans celte famille ! 

RICUARI) 

Quand je venais juste de lui acheter un bijou de cent 
louis. Je l'ai dans ma poche. 

IRÈNE 

C'est ce qui s'appelle du flair,.. 

RICHARD, sortant, penaud, l'écrin de sa poche. 

Le voilà I Que vais-je en faire maintenant? 

IRÈNE, riant. 

Tu le mettras dans la corbeille de mariage de ta 
fiancée; Ce sera ton premier cadeau. 

RÎCHAHD 

C'est une idée... mais je ne peux pas. J'ai fait inscrire 
des dates... oui, des dates qui... enfin... 

IRÈNE 

Des dates? Fais voir... (Eiie inspecte le bijou.) 1*' juin 
11)03-15 Mai 1904... On dirait un règne... 15 Mai? Ah! 
bon! je comprends... L'abdication!... Mon pauvre ami! 
lu t'étais trop avancé. 

RICHARD 

Te fiche pas de moi ! Ah ! la grue ! 

19 



218 MAMAN COLIBRI 

IRÈNE 

Voilà déjà trois fois que tu le constates ; tu aurais pu 
le faire plus tôt. 

RICHARD 

Elle ignore à quoi elle s'expose. La réponse ne va pas 
se faire attendre... Dès ce soir... 

IRÈNE 

Fais attention; on t'épie. 

RICHARD 

Je vais prendre conseil de Soubrian et de Lignières. 
Ils vont m'aider I 

IRÈNE 

Et n'agis pas à la légère. Pour Tinstant, je te prie de 
faire attention. Qu'on ne t'entende pas! Rien n'est grave 
là-dedans, seulement Chadeaux mère semble un peu... 
bégueule... au point même de me tapei: sur les nerfs, 
et je te conseille d'étouffer le son de votre voix. 

RICHARD 

Nous allons délibérer à côté. 

IRÈNE 

Ferme la porte surtout. 

RICHARD, appelant ses amis. 

Lignières... Soubrian... 

(Richard leur dit un mot à voix basse et les entraîne dans le grand 
salon.) 

COLETTE 

Quoi? quoi?... Ils nous plaquent encore?... Délicieux 

(La porte se referme.) 



jeunes gens ! 



....;.-5- 



ACTE PREMIER 219, 



SCENE VIII 

IRÈNE, COLETTE, MADAME CHADEAUX, 
MADELEINE, LA MARQUISE 

IRÈNE, vivement. 

Une minute. Un petit secret à se dire... 

COLETTE 

Que nous ne pouvons pas savoir et que toi lu sais. 

IRÈNE 

' Parbleu ! 

MADAME CflADEAUX 

Alors, vous êtes, madame, la <50Jifidente de vos 
enfants ? 

IRÈNE 

Je suis leur meilleur camarade. 

COLETTE 

Leur grand copain. 

IRÈNE 

Voilà. Elle l'a dit. 

MADAME CHADEAUX 

Le souvenir que vous êtes aussi leur mère doit bien 
vous gêner quelquefois. 

IRÈNE 

Mon dieu, madame, je crois que j'ai été une excellente 
mère. On n'en aurait pas trouvé de meilleure, pas 
Colette?... 

COLETTE 

Ça, tu as été exemplaire. Tu as passé tes plus belles 
années à leur enlever l'encre des doigts et à corriger 
leur arithmétique. 



220 MAMAN COLIBRI 

IRÈNE 

Maintenant que mes bambins sont devenus de beaux 
grands garçons, du moins l'un, j'estime que c'est bien 
un peu à leur tour de m'amuser ; il s'est trouvé que leur 
mère n'était pas d'âge Irop affligeant; ils en ont fait 
leur camarade et leur amie. 

. COLETTE 

Et vous vous entendez bien, vous trois!... 

IRÈNE 

Le souvenir de maman ne s'eflace pas, j'espère, pour 
eux... ils ont eu Tobligeance d'y ajouter Colibri. 

MADAME CIIADEAUX, pincée. 

Vous rattrapez le temps perdu. 

IRÈNE 

La vie est belle. 

MADAME CIIADEAUX 

Ainsi vous recevez leurs confidences de jeunes 
hommes? 

IRÈNE 

J'y mets le plus de tact possible. 

MADAME GRADE AUX 

Et ils vous disent tout? 

IRÈNE 

Je ne suis pas leur confesseur; je ne suis que leur 
amie. 

MADAME CIIADEAUX 

Madeleine veux-tu jouer du piano, mon enfant? 

(Madeleine s éloigne, sur cet ordre, et va s'asseoir au piano. 



ACTE PREMIER 221 

IRÈNE, bas à Colette. 

Oh! mais... elle abuse I... 

MADAME CHADEAUX, iatentionnellement. 

Cette camaraderie avec ses risques et périls s'ex- 
plique parce que c'est ici une maison sans fille... et 
ça se senti S'il y en avait unei ah, comme tout serait 
changé ! Vous auriez eu à protéger sa pudeur, sa déli- 
catesse, vous auriez été obligée à plus de retenue. 

IRÈNE 

Avec des garçons la vie est plus franche! Alors je 
bénis le ciel de ne m'avoir pas donné de fille, rien qu'à 
la pensée, en effet, de l'éducation qu'il eut fallu lui 
inculquer, à la pauvre petite! toute cette ennuyeuse 
mise en scène dont se compose la jeunesse de nos filles, 
jusqu'à leur délivrance... 

COLETTE 

Seigneur!... Qu'entends-tu par la délivrance d'une 
jeune fille?... 

IRÈNE 

Mais cette cérémonie de Zoulous, qu'on appelle la 
journée du mariage. 

MADAME CHADEAUX 

Madeleine, joue plus fort, mon enfant ! 

IRÈNE 

Oh ! ne craignez rien; moi, je parle bas. 

COLETTE, à Madeleine, en regardant Irène. 

La prière d'une vierge, mademoiselle. 

MADAME] CUADEAUX, reprenant avec insistance. 

Permettez-moi de m'é tonner que vous traitiez de céré- 
monie de Zoulous l'institution la plus noble et la plus 

19. 



222 MAMAN COLISÛI 

sacrée. Et peut-on savoir, du moins, à quoi vous devez 
un aussi sauvage souvenir?... 

IRÈNE 

Vous y tenez?... Oh! le jour, ça allait encorel Le 
tohu bohu, les poignées de main, les félicitations, 
passe !... m-aîs le foir, — je n'avais pas dix-sept ans, on 
m^a mariée orpheline vous le savez, — lorsque me fut 
révélé ce soir-là ce que tous mes amîs étaient officielle- 
ment iTiTités à penser de moi, j'ai été remplie d'une 
confusion indicible!... En une seconde, j'ai revu, fixés 
sur moi, les yeux de mes tantes, de mes cousins, du 
petit Frédéric surtout, si farceur !... Je les devinais en 
traîn de se représenter la scène intime à laquelle la 
société les conviait, et j^ éprouvais dans mon âme quel- 
que cliose qui ressemblait à de la rage ou de la lionte, 
je ne sais plus, mais que les regards bêtes on iro- 
niques du lendemain ne furent pas pour atténuer!... 
Et j'ai compris et excusé, ee jour-là, le tact et la 
pudeur qui poussent, — évidemment, — certaines 
jeunes filles à choisir dans le secret un amant non 
garanti par le gouvernement! 

LA MARQUKE 

Bravo 1 

COLETTE 

Tiens, elle a entendu. 

MADAME t^HADEAUX 

Savez-vous ce que prouve votre petite histoire, 
madame ? tout simplement que vous n'aimiez pas votre 
mari. 

IRÈJVE 

Sapristi ! c'est que je ne me souviens plus très bien... 
Il y a si longtemps!... Mais je veux ajouter, au cas où 
vous, seriez en peiae pour mes sentïoaNent'S, madame, 
que mon mari, qitoiqme très ooeupé, se trouvait être 



ACTE PREMIER 223 

un excellent homme, qui m'a rendue heureuse, et ces 
vingt ans de fidélité m'ont paru un jour... Et délivrons, 
je vous en prie, celte pauvre Madeleine... c'est absolu- 
ment ridicule ! Madeleine, venez ici ...Voulez-vous servir 
le thé avec Colette? 

COLETTE, bas à Irène. 

Il était temps. La prière d'ime vierge devenait plus 
ardente. 

IRÈNE, aimable, à Madeleine. 
C'était très joli ce que vous jouiez (Au domestique qui est 

entJTé aY«c le tM.) François, qui a sonné, il y a un instant? 

LE DOMESTIQUE 

Monsieur de Chambry, madame. 

COLETTE, à Irène, «n passant le thé. 

Tu es peut-être allée un peu loin avec madame Cha- 
deaux, Oes allusions au mariage et ces coups droits à sa 
fille!... 

IRÈNK 

Tant pis, elle m'agaçait avec ses pointes. Il faut 
qu'elle sache quelle belle-mère je serai. Nous ne cou- 
drons pas ensemble des bretelles pour l'œuvre des 
petits Bretons ! 

COLETTE 

Je pense qu'elle axenon^é à cet espoir. 

ÏRÈJVE 

D'abord elle est trop vieille pour une belle-mère, 
c'est dégoûtant (Pirooeuant sur ses uions.) Pcrsoune ne veut 
de mon thé, alors? 

LA MARQUISE^ dans un silence, continuant à converser 
avec madame Chadeaux. 

Oh ! les enfants, voilà la joie de notre crépuscule!... 

(Depuis quelques instants, t^out en parlant, Irène se retourne sou- 
vent vers la porto du salon ; à travqrs les vitraux opaques et 
lumineux on voit l'ombre de quelqu'un qui s'y est appnyé.) 



22i MAMAN COLIBRI 

COLETTE, à Irène. 

Qu'est-ce que tu as ? ïu es ennuyée? 

IRÈNE 

Moi? pas du tout. 

COLETTE, suivant ses yeux. 

Que regardes-tu derrière, tout le temps? (Eiie sô retourne 
à son tour.) Oh! en effet, voyez!... 

LA MARQUISE 

Quoi?... Oh ! oui, cette ombre chinoise !... On ferait 
ça en peinture, on ne le croirait pas. 

(L'ombre se dessine, en effet, nettement, en un profil qui bouge de 
temps en temps, s'efface ou se précise.) 

IRÈNE 

C'est le grand lustre. Comme il éclaire beaucoup, 
cela fait, quand on passe devant, une vraie projection 
sur les vitraux Tiffauy, comme sur une vitre dépolie. 

COLETTE 

Surtout que celui qui s'appuie est tout contre... Il 
fume son cigare... 

MADELEINE 

Qui est-ce? Ce n'est pas monsieur Richard, ni 
monsieur Soubrian ; il a le nez plus long, monsieur Sou- 
brian. 

IRÈNE 

Je crois que c'est Georges de Chambry, l'ami intime 
de mes enfants; il devait venir rejoindre ses camarades 
et sera entré directement au salon. 

MADAME ClIADEAUX 

Ah! le petit Georgel... 

IRÈNE 

Vous l'avez déjà vu ici, je crois.,. 



ACTE PREMIER 225 

MADAME GHADEAUX 

Oui... oui... Ua gentil garçon... Et d'excellente 
famille, n'est-ce pas? 

IRÈNE 

Oui... très chic. Sa mère est une Dangreville. 

COLETTE 

On prendrait un crayon, on le dessinerait de profil 
admirablement... 

TRÈNE 

Attendez, je vais cogner à la vitre. 

(Irène s'approche des vitraux et toque avec le doigt ) 
MADELEINE 

Ahl il s'est retourné! 

(La porte s'entr'ouvre, un jeune homme passe la tête. C'est Georges 
de Ghambry.) 

GICORGET 

Quoi? Qu'est-ce que c'est?... (Apercevant Irène.) BoUJOUr, 

madame. (Puis les autres.) Oh ! mesdames ! 

LA MARQUISE 

Entrez donc, vicomte! 

SCÈNE IX 
Les MÊMES, GEORGET, puis RICHARD et LIGNIÊRES 

(Georget s'avance en laissant la porte ouverte, et vient serrer les mains à 
l'avanl-scène.) 

LA MARQUISE 

Nous regardions l'ombre que vous faisiez sur la vitre. 
C'était extraordinaire. 

GEORGET, se retournant, sans bien comprendre. 

Ah! oui... là... Je devais avoir l'air idiot! 

(Richard et Ligniôres entrent en causant.) 



226 MAMAN COUBRI 

COL'BTTE 

Eh bkn, c'efct fini votre petit complot? 

BICHARD 

Fini, fini, 

IRÈNE 

Qu'est devenu Soubrian? Vous l'avez invalidé?... Et 
Paulot. 

RICHARD 

Soubrian avait un rendez-vous, et Paulot est allé 
finir son devoir d'histoire dans sa chambre. 

MADAME CHADEAUX, se lovant. 

Nous vous attendions pour prendre congé. 

IRÈNE 

Déjà! 

MADAME CDADEAUX 

Madeleine a un cours demain matin de bonne heure. 

MADELEINE, à Richard, en passant. 

Vous n'avez pas été gentil pour moi, ce soir. 

RICHARD 

Je vous demande pardon. Des affaires pressées. Mais, 
si vous le permettez, je vais vous mettre à votre porte. 

IRÈNE, de Idïh, à Richard. 

Richard? Tu accompagnes madame Chadeaux. 

MADAME 'CHADEAUX 

Oh I ce n'est pas la peine. 

MADELEINE 

Maman, nous allons aller à pied; c'est si près. 



ACTE PREMIER 227 

IRÉJfE, à la raasqniBe. 

Madame Chadeanx habite rue Marçwepitte, à deux 

pas. (Prenant à part Richard, pendant que les Chadeanx se préparent.) 

Eh bien? 

RICHARD 

Eh bien, je viens d'arranger quelque chose avec Sou- 
brian. Il va d'abord aller la trouver aux Variétés où 
elle devait passer la soirée arec des amis. Moi, j'irai 
chez elle directement, et y/e serai net. 

IRÈNE 

• .Modère-toi, surtout. Pas de bêtises. (A Georget qui se rap- 
proche.) Vous êtes au courant, Georget? 

GÉORGET 

Oui, oui! 

IRÈHE 

Hein? Qu'est-ce que j'avais toujours dit? Cette 
femme I... 

GEORGET, à Richard. 

Et du calme, mon vieux. Souviens-toi qu'on ne doit 
pas battre une femme, même avec sa canne. 

IRÈNE, à Georget. 

Vous, restez. Vous n'allez pas me laisser seule avec 
la Saint-Puy. 

GEORGET 

Bon... J'ai tous les dévouements. 

RICHARD, aux Chadeanx. 

Vous êtes prêtes ?r.. 

MADELEINE 

Mon éventail? 

(Sa mérre le lui passe.) 



228 MAMAN COLIBRI 

MADAME CHADEAUX 

Ah! mon enfant, si ce mariage se fait, c'est bien pour 
toi. 

MADELEINE 

Dame ! ce n'est pas pour toi, maman. 

RICHARD 

Lignières, tu descends avec moi? 

LIGNIÈRES 

Naturellement. 

IRÈNE, les accompagnant tous à gauche. 

Au revoir, mon petit Madelon. 

(Sortent Madame Chadeaux, Madeleine, Richard, Lignières.) 

SCÈNE X 
IRÈNE, GEORGET et COLETTE, LA MARQUISE 

IRENE, brusquement, à Georget. 

Causez littérature avec la Marquise. 

GEORGET 

De qui, de Balzac? 

IRÈNE 

De qui vous voudrez... 

(Fille va à Colette, pendant qiie Georget se dirige vers la marquise.) 
IRÈNE 

Et toi, mon petit coco, il faut t'en aller.. 

COLETTE, interloquée. 

Ahl bon, bon. 

IRÈNE 

Je le dirai pourquoi demain. 



ACTE PREMIEK 229 

COLETTE 

Oh î qu'à cela ne tienne ! . . . 

IRÈNE 

Mais attends une minute, que les autres soient partis. 

COLETTE 

Compris. 

IRÈNE, se retourijant, k Georget. 

Tenez, montrez donc à la marquise ces reliures qui 
sont sur le piano. (Aia marquise.) Vous qui êtes amateur, 
elles vous intéresseront. 

COLETTE, à Irène. 

Pauvre marquise! Il faut la ménager. C'est un utile 
chaperon. 

IRÈNE 

Dis-donc 1 Pas pour moi. 

COLETTE 

Je sais... mais il ne faut jurer de rien, n'est-ce pas? 
Pauvre marquise! quand elle s'en ira de ce monde, en 
sera-t-il passé sur sa tète, dans l'ombre d'une baignoire 
ou d'un thé élégant, des baisers, des soupirs qu'elle 
n'aura pas entendus, en sora-t-il né, sans qu'elle en ait 
rien su, de ces amours sérieux ou passagers qu'elle 
aura si doucement obligés de ses bons yeux endormis 
et délicats... Bonne vieille, que la mort lui soit légère! 

IRÈNE 

Tu es gaie, ce soir. Ecoute, demain je t'expliquerai... 

COLETTE 

A quoi bon?... 

IRÈNE 

Cinq heures, demain? 

20 



230 MAMAN COLIBRI 

COLETTTE, disparaissant à l'anglaise. . 

Si tu veux. 

SCÈNE XI 
IRÈNE, LA MARQUISE, GEORGET 

IRÈNE, redescendant. 

De quoi parliez-vous? 

GEORGET 

De Balzac. 

IRÈNE 

Ah ! Balzac ! 

LA MARQUISE 

N'est-ce pas? il ne vieillit jamais. 

IRÈNE 

C'est-à-dire que je ne sais pas comment il fait! 

(Greorget, dans le dos de la marquise, esquisse pour Irène une vive 
pantomime d'impatience.) 

GEORGET, gamin, à voix basse. 

Oh! la barbe! 

IRÈNE, avec un geste setr de l'éventail. 

Chut ! ... (A la marquise.) Il y a aussi BouTget. . . n'est-ce pas, 
marquise? 

LA MARQUISE, d'une voix profonde. 

Ah ! nous autres femmes, il nous vilipende, mais 
nous l'adorons. 

(Georget et Irène ont un même mouvement d'admiration pour cette 
exclamation.) 

IRENE, bas en riant. 

Oh ! il nous vilipende ! 



ACTE PREMIER 231 

GEOBGET, mèintjeu. 

Ma chère!... 

IRÈNE, haut. 

Vous regardiez cette édition italienne... C'est en 
galuchat; c'est très rare. 

GEORGET, précipitamment. 

Examinez cette gravure-là. 

(Tl \ui pose le livre sur les genoux.) 
LA. MARQUISE 

Je l'ai déjà vue. 

GEORGET 

Pas assez, pas assez... tenez... (Il se met derrière la 
chaise de la marquise, -et se penche en avant. D'une main, il montre la 
gravure. De l'autre, sans que la marquise puisse le voir, il a atteint Irène, 
totcte proche, et lui 'careffise, longuement, «ataritairement, la nuque et les 
épaules, sans que celle-ci esquisse le moindre geste de protestation, comme 
s^ elle était habituée dès longtemps à cette caresse et s'y soumettait natu- 
rellement.) Admirez cette finesse... C'est d'un burin... al;il 
quel burin!... c'est doux... c'est doux... 

(La main de George! se promène sur les épaules et Ws bras d'Irène.) 
LA MATlQnSE, penchée sur le livre. 

Une caresse ! 

GEORGET 

Je vous crois ! 

(Georget, gamin, essaye, tout d'im coup, d'enlever le poigne des 
cheveux d'Irène.) 

IRENE, se dégageant, à voix étouffée. • 

Non, non! que c'est bêtel... 

GBORGEX, vivement, à la marquise qui allait lever le nez. 

Et «puis vous voyez, là, le galuchat. 



232 MAMAN COLIBRI 

LA MARQUISE 

Qu est-ce que le galuchat, en somme? - 

GEORGET 

En comme, oui... en somme? 

IRÈNE 

C'est un petit poisson. 

GEORGET 

Qui va dans l'eau... vertel bleu. 

L\ MARQUISE 

Mais non, je crois que c'est un requin. 

GEORGET 

C'est un petit poisson qui est un requin... voilà! 

(Irène est tout k coup prise d'un fou rire, stupide et irrésistible, 
elle est obligée de s'éloigner, en poufifant dans son mouchoir.) 

LA MARQUISE, à Irène. 

' Qu'avez-vous, chère amie? 

IRÈNtl, de dos, au fond, la voix étranglée. 

Rien... ce n'est rien... un peu de hoquet... 

GEORGET, se mordant les lèvres, et pour détourner l'attention 
de la marquise. 

Madame de Rysbergue adore les éditions curieuses. 

LA MARQUISE 

Mon hôtel en est plein. Et vous? 

GEORGET 

Oh! moi aussi... seulement je n'y connais rien. 

IRENE, redescendant, calmée; à Georgot, sévèrement. 
Assez... assez... asseyez-vous! (Haut ^ Oeorget qui ne veut 



ACTE PREMIER 233 

pas.) Je vous prie de vous asseoir, monsieur de 
Chambry. 

(Maintenant, ils sont assis, très sages, tous les trois en rond.) 
GEORGET, après un long silence. 

Avez- vous remarqué comme le printemps est long à 
venir cet hiver? 

LA MARQUISE 

Ah! les saisons sont tellement troublées, depuis 
quelque temps. 

GEORGET, parlant très vite tout à coup et sur un ton très naturellement 
mondain. 

C'est-à-dire qu'on ne sait plus quel est le printemps, 
quel est Vhiver. Je t'aime. 

IRÈNE, même jeu. 

N'esf-ce pas? positivement! Moi aussi. 

GEORGET, de plus en plus vite. 

C'est à ne plus vous faire croire qu'il y a un Dieu!. 
Disons plus rien. 

IRÈNE, même jeu. 

Et le printemps est si divin!.,. Ça la fera... 

GEORGET, même jeu. 

Absolument... partir. 

LA KARQUISE, le sourire pâmé. 

Mais le printemps n'est vraiment agréable qu'en 

Italie!... (Personne ne lui répond plus. Son bon œil doux s'en étonne 
d'abord, puis les ayant regardés, elle dit :) Je bavarde, je bavarde. .• 

et vous retiens jusqu'à des heures indues. 

IRÈNE, sans conviction. 

Pas le moins du monde. 

' 20, 



%U MAMAfN COLIBBI 

LA MARQUISE 

Quelle heure peut-il bien être? 

IRÈNE 

Quelle heure, Georget? 

GEORtîET, regardant sa montre. 

Onze heures et demie ! 

IRÈNE, A la marquite. 

Il n'est que minuit trente-cinq. 

LA MAROUISE, se lovant précipitamment. 

Minuit trente-cinq! c'est effrayant... naes chevaux 
doivent attendre depuis une heure-.. J'avais conunandé 
la voiture pour onze heures. Au revoir, monsieur. 
Quand vous passerez de mon côté... 

«ROKGET 

Infiniment aimable! 

LA MARQUISE^ k Irène qui la conduit. 

Ne me raccompagnez pas, chère amie. j« vous en prie* 

IRÈNE 

Comment donc! 

LA MARQUISE 

Il est charmant, ce garçon. Et bien élevé!... 

(Elles sortent toutes deux. Une seconde Georget reste seul.) 

SCÈNE xu 
GEOftGET, puis IRÈNE 

(Irène rentre. Elle arrête Georget d'un geste.) 
IRÈNE 

Non! non! je suis furieuse. Va-t'en. Tu es d'une 
imprudence folle. 



ACra PREMIER 2ââ 

GEOfVGET 

Ce n'est pas vrai. Je suis très habile. 

IRÈNE 

Va-t'en ! va-t'e« ! je frémis à chaque instant, à cause 
des enfantsl... Fais attention, je t'en suppli«... S'ils 
s'apercevaient de quelque chose ! 

GEORGET 

Allons donc 1 je manœuvre très habilement; c'est toi 
qui grondes et c'est toi la plus imprudente, (ii Ure de sa poche 
un petit portefeuille.) Tu avais oublié ça chez nous, à cinq 
heures... avec tes cartes dedans. Le concierge pourrait 
très bien fouiller et voir ton nom. 

IKÈNE 
"Vrai?... Ohl crois-tu? (EUe prend le portefeuille.) Mais toi, 

de ton côté, je t'en conjure, fais bien attention à Richard, 
à Paulot... 

OEGAfiËT 

Pas de danger. Mon petit manège est parfait; aroue. 
Je m'admire moi-même- Je marche dans les combi- 
naisons du jeune Paulot, je me charge des courses de 
Ricîiard, et je leur fais croire à tous deux que j'ai une 
première de magasin.,, qui va lâcher ses parents pour 
moi... D'abord tes fils ne me croiraient pas capable 
d'avoir une aventure aussi importante. 

IRÈNE 

«C'est vrai tout de même que c'est une chose consi- 
dérable pour un garçon sans conséquence ^omme toi 1 
Qu'est-ce que tu as pensé quand tu t'es aperçu que je 
t'aimais? 

GEORGET 

Ce que j'ai peaisé? 



236 MAMAN COLIBRI 

IRÈNE 
Oui. 

GEORGET 

Je me suis dit : Je ne Taurai jamais. C'est trop beau 1... 
Je m'imaginais que, si je m'y mettais, il faudrait des 
années pour te conquérir. 

IRÈNE 

Tu as été heureux, hein? 

GEORGET 

J'ai été surtout stupéfait. 

IRÈNE 

Sale bête ! 

GEORGET 

Mais c'est une impression qui a passé très vite. Je 
m'y suis fait. 

IRÈNE 

Quand t'es-tu aperçu pour la première fois que je 
t'aimais? Tu ne me l'as jamais raconté. 

GEORGET 

Un jour, au tennis, chez les Dubreuil... Tu me regar- 
dais tout le temps... tu ratais toutes les balles... 

IRÈNE 

Tu étais si joli ce jour-là! 

GEORGET 

Ne dis pas ça!... J'avais un rhume de cerveau terrible, 
un bouton de fièvre gros comme un gnon. J'étais furieux 
que tu m'aimes juste à ce moment-là. 

IRÈNE 

C'est ce que les poètes appellent le premier émoi. 



Je suis sincère. 



ACTE PREMIER 237 

GEORGET 

IRÈNE 

Je le vois bien. (SUence. Elle le regarde longuement dans ses 
yeux bleus. Puis, tout k coup, elle pousse un soupir.) Tout de même î 

GEORGET 

Quoi, tout de même? 

IRÈNE 

Rien ! Tout de même. . . voilà tout ! ... Il y a des minutes 
où je me me demande si je ne rêve pas. Toi, Georget, 
le Georget de mes enfants, devenu, tout à coup, ainsi, 
sans raison, nion amant... Mon amant! songe, c'est-à- 
dire celui qui surpasse tout dans mon cœur... quelle 
effrayante chose ! 

GEORGET 

Ne me regarde pas ainsi. Ça m'intimide. Il me semble 
que j'ai fait un malheur. 

IHÈNE 

C'en est un ! que tu as commis, délibérément... C'en 
est un que de s'être donné, corps et âme, à un enfant 
comme toi, qui lient désormais loule ma vie dans ses 
mains, tout : passé, avenir... C'est à ce gamin que 
devaient aboutir mes années graves de mère de famille, 
d'épouse, mes devoirs, mes deuils, mes scrupules, mes 
illusions de moi-même... Si tu n'appelles pas cela un 
malheur, que te faut-il ? 

GEORGET 

Mais c'est agaçant, à la V\n^ cette conception que tu te 
fais de moi... Je suis un homme! un homme à qui l'on 
peut se confier sans peur... Tu verras si je ne conduis 
pas bien notre barque. Ah ! ah ! 



238 MAMAN COLIBRI 

IRÈNE 

C'est peut-être vrai. Mais que veux- tu? il m'est diffi- 
cile d'oublier que je t'ai vu collégien. Ça te nuit dans 
mon esprit. 

GEORGET 

Ça me déshonore. 

IRÈNE 

Tu te souviens, la première fois que jj<e t'ai vu? 
Richard m'avait demandé de te faire sortir, un dimanche, 
du lycée. 

GEORGET 

Ne parle pas de ça, ne parle pas de ça, j« t'en sup- 
plie I 

IRÈNE 

Je te vois encore, gauche, un peu ridicule, — parfai- 
tement, — et bougon... Tu te rappelles quand je vous 
ai emmenés au bois de Vincennes, gamin que tout 
eiuiui<e, maussade, regardant tomber les jouîtes de 
pluie de ta visière en toile cirée... Tu faisais une si drôle 
de figure, dans ce dimanche forain de soldats, de guin- 
guettes, et de pelures d'orange I 

GEORGET < 

Si tu ne ,m'avai£ pas 'Oojciau petit, je n'aurais pas été 
le camaurade de tes enfants, et si je n'avais pas été le 
ca... 

IRlilDLE, lui fourrant im bonbon cUois la .baujcba. 

Ocii, La Palisse! Tiens, mange un bomhon. 

GEORGET, bafouillant. 

Zut! zut! zut! 

(Elle l'embrasse doucement sur le front.) 
IRÈNE 

Et puis, moa chéri, qu'importe 1 Que je l'aime pour 
telle ou telle raison, c'est que cela devait arriver ainsi... 



ACTE PREMIER 239 

L'essentiel est que je t'aime... et infiniment encore!... 
Je trouve cette sensation si délicieuse de ne penser 
qu'à toi tout le jour, de haïr tout ce qui me dérange 
de ta préoccupation... C'est violent, silencieux et bien 
agréable I 

&E0RGET,. a^ec eaurietioa. 

N'cst-<îe pas? 

IRÈNE 

Tais-toi 1 tais-toi I 

GEORGET 

Qu'est-ce que j'ai dit? 

IRÈNE 

Ne me fais pas souvenir de tes... aventures... gredini 

GEORGET 

Ce n'est pas à elles que je faisais allusion. 

IRÈNE 

C'est écœurant, tiens I Songer que tu as déjà un 
passé!... 

GEORGET 

Tu ne veux pas me croire quand je dis que c'est toi la 
gosse 1 

IRENE,, vivement. 

Ne blague pas! Je t'apporterais peut-être à cette 
heure, comme les autres, un amour sans illusion, sans 
mystère et sans curiosité... Dans quelques années seu- 
lement, tu apprécieras ^.. trop tard... et alors ce sera 
avec regret et tristesse... 

GEORGET 

Mais comment se peut-il que tu n'aies jamais aimé?.»* 
Au fait, c'est bête ce que je demande là. 



240 MAMAN COLIBRI 



IRENE 



Non, ce n est pas bête. Je me le suis demandé moi- 
même si souvent 1 Mariée tout enfant à un mari qui ne 
m'épousa que pour fonder une famille et unir sa race 
belge à du joli sang français, j'ai poussé... Et les 
hommes ne me troublaient pas. Je me suis habituée 
jeune à leur danger. Leur gaîté me plaisait, leur com- 
pagnie m'amusait... mais je les ai vus toujours sans 
mystère et leur présence ne m'a jamais fait rougir. On 
n'explique pas ces 'choses-là. 

GEOBGET 

Ça ne te tardait pas? 

IRÈNE 

Que si! Seulement à la fin j'y avais renoncé et je n'y 
pensais plus... Dame! C'est comme quand je croyais 
que je n'aurais jamais ma voiture à moi : je n'en avais 
pas envie. 

GEORGET 

Heureusement que je devais venir... Bibi était là. 

IRÈNE 

Dieu que tu es stupide, mon pauvre amil... Et puis 
non, tiens, j'adore quand tu es radieusement bête 
comme ça!... que toute ta jeunesse éclate d'un bon gros 
rire qui ne peut pas tenir en place... 

GEORGET 

Chez moi on noie trouve triste comme un bonnet de 
nuit. 

IHÈNE 

Eh bien, tu es méconnu chez toi, voilà tout... Ah î 
«on, que je ne te reproche pas tes vingt et un ansl... 
Sois jeune... sois jeune, aussi longtemps que Ju pourras. 



ACTE PREMIER 241 

GEORGET 

Ça ne se commande pas. 

IRÈNE 

Tu crois? 

GEORGET 

' Dame! 

IRÈNE 

C'est lugubre ce que tu dis là. 

GEORGET, haussant -les épaules. 

Oh î pourquoi ? Toi qui es toujours si jolie, si jeune 1 . . . 

IRÈNE 

Il y a de quoi mourir de tristesse d'entendre un 
amant qui vous dit : « Tu es si jeune!... ». Ah! la 
jeunesse, vois-tu, quand passe dans la conversation ce 
mot-là, je frémis de tout moi... C'est le plus beau mot 
de la vie. 

GEORGET 

Pour les uns, c'est Tamour; pour les autres, c'est 
patrie, et ainsi de suite... Le plus beau mot de la vie 
varie selon les gens. 

IRÈNE 

Pour les femmes, c'est toujours jeunesse. Ah! gredin, 
qui as ce trésor-là dans les yeux et qui ne le sais pas ! 

GEORGET 

C'est un refrain chez toi, cette idée. 

IRÈNE 

Mais c'est aussi le refrain qui accompagne ta beauté, 
petit malheureux!... Quand tu arrives dans la maison, 
c'est comme du printemps, c'est comme quelqu'un 
qui apporte des fleurs... Quand je te regarde par 

21 



242 MAMAN COLIBRI 

le balcon, en bas, tu fais sur le trottoir comme une tache 
claire et lumineuse... 

GEORGBT 

Je suis comme un peu de radium, quoi ! 

IRÈNE 

Ce n'est pas si idiot que tu le crois ce que tu dis là. 

GEORGET 

Colibri, va î On ne peut pas être plus exquise que toi. 

IRÈNE 

Mais on peut être plus jolie... c'est embêtant. 

GEORGET 

Non, on ne peut pas. 

IRÈNE 

Si, on peut... Au moins, je voudrais savoir si je 
suis seulement jblie. 

GEORGET, avec autorité. 

Tu Tes. 

IRÈNE ' 

Ce n*est pas sûr. 

GEORGET 

Si, puisque je te le dis. 

IRÈNE 

Je n'ai pas confiance en toi... tu es partial. 

GEORGET 

Que t'importe alors, si moi je te trouve belle. 

IRÈNE 

Il n*y a que les femmes qui n'aiment pas beaucoup . 
qui se satisfont de cette illusion!... Est-ce que tu 



ACTE PREMIER 24a 

m'imagines quand j'avais vingt ans? J'élais rudement 
bien alors!... Quel dommage!... Pense, imagine un 
peu, comme je devais être à vingt ans! 

«fiORGET 

Moins bien. 

IRÈNE ♦ 

Tiens, parbleu I... (Un temps.) Mais à part ça, j'étais très 
bien... Dire que tu ne m'auras pas connue à cette 
époque!... Quelle dr61e de cho«e que de s'accrocher 
ainsi à un certain moment de la vie... et que tout le 
reste ce soit de l'ombre!.... ïmagiaie-moi... J'avais, 
tiens, l'ovale bien plus régulier... les tempes ont l'air 

de s'être allongées, vois-tu ? (Elle se reprend vite, craintive- 
ment.) J'étais plus jolie, ndais j'avais moins de caractère. 

GËOitGET 

Oui^ je comprends. 

^ IRÈNE 

Comme ça change la figure!... Moi aussi, je voudrais 
savoir comment tu seras... plus tard... bien plus tard... 
quand il y aura longtemps que tu ne m'aimeras plus... 
lorsque nous ne nous connaîtrons plus. 

GEORGET 

Méchante I 

IRÈNE 

Chut! tais-toi... laisse-moi te voir une seconde, en 
fermant les yeux... Chut. 

(Elle met ses mains devant les jeux.) 
GlEO'RGfET, Ti«nt. 

Quelle enfant! 

IKÈNE 

Pense aussi de ton côté pour moi... (vivement.) Mais à 
rebours. 



244 MAMAN COLIBRI 

GKORGET 

Naturellement. 

(Par complaisance, il fait la .même chose qu'elle et met sa figure 
dans ses mains, mais il y a dans les deux poses la différence d'un 
qui n'y songe pas et de l'autre qui y songe. — Un silence.; 

GEORGET, interrompant subitement en riant. 

Eh bien, tu es rudement mieux, maintenant, il n'y a 
pas de comparaison I 

IRÈNE, avec élan. 

Tu me trouves un peu folle, pas?... mon chéri, mon 
grand amour que je t'adore ! 

GKORGET 

Pas plus que je ne t'aime. 

IRÈNE 

Bien plus!... bien plus 1... Mais qu'importe!... Ah! le 
bonheur seul de t'aimer me paye. Mon petit, mon petit, 
comme je te défendrais si on voulait te faire du chagrin 
dans la vie, si tu n'étais pas heureux!... Que je t'aime! 
Il y a un Tiieux reste de maternité dans la passion que 
j'ai de toi... Qu'adviendra-t-il de tout cela, mon dieu, 
mon dieu? Et où allons-nous? 

GEORGET 

Tu réfléchis trop, tout le temps... Qu'est-ce que ça 
fait î 

IRÈNE 

Tu as raison. Laissons-nous emporter... Ah! que ça 
dure ce que ça durera ! . . . Flamber. . . puis baste ! . . . Petit, 
petit, mets ta tête là. Ohl te respirer comme les pre- 
mières violettes ! 

(Elle l'attire contre son cœur.) 
GEORGET, dans un murmure. 

Irène. 



ACTE PREMIER 245 

IRÈNE 

Tout à Theure, quand ton ombre est apparue sur la 
vitre, positivement je l'ai sentie là.., dans le dos.., elle 
m'attirait... je me retournais tout le temps inquiète... 
je n'étais plus à ce qu'on disait... je me suis presque 
trahie, par amour d'elle... Ce n'était pas toi et c'était 
toi tout de même, cette ombre, et quand j'ai été cogner 
dedans avec le doigt, j'ai eu l'impression de la toucher 
comme un oiseau... Et devant tout le monde, instincti- 
vement, par une irrésistible impulsion, je m'en suis si 
fort approchée que j'ai senti le contact de la vitre, là, 
sur mes lèvres... J'avais baisé ton ombre sans le vouloir. 

GEORGET, à voix basse. 

Je te veux! je te veux!... Tes yeux!... si tu savais... 
tes yeuxl... 

(Une grande lueur, pAle, dehors à la fenêtre.) 
IRÈNE, sursautant. 

Oh! tu n'as pas vu?... un éclair... J'ai eu peur. 

GEORGET 

C'est un éclair de printemps, à l'horizon. Il ne pleut 
pas... 

IRÈNE 

N Ferme la fenêtre. Il y a un souffle qui passe sur le 
boulevard... Tu entends les platanes qui se courbent?... 
Ferme. J'ai les épaules nues... et ce soir elles sont 

trop prêtes à frissonner... (Georget se penche sur ces épaules-là, 
et y pose les lèvres... Irène, le repoussant, les yeux troublés, avec une voix 

suppliante.) Nou, va-t'cu... va-t'cn... Ici je suis la mère, 
Georget, la mère... Et puis Paulot, Paulot au fait?... 

GEORGET 

Il est dans sa chambre à travailler. 

21. 



246 MAMAN GOLlBfil 

IRÈNE 

Va voir s'il y est c«ctîi«. 



Paurquoi? 



IRENE 



Si, je veux... va n'assurer quHl y est... je sepawiphi'S 
tranquille... (Se levant.) Afi ! puis, nous sommes fKMis... 
Désénervons nous... pensaas à autre chose... Passe-onm 
un livre, tiens, n'importe lequel, celui-là. Va, va vite..- 

je t'en supplie. (Georgct sort rapidement, par le grend aaleo; <m Je 
voit disparaître. Irène lisant.) TiettSl... Colibri ! (Elle s» peaohjB 
curieusement sur le livre.) 

(Un instant s'écoule ainsi. Puis on voit rentrer Georget... Il consi- 
dère, de loin, au fond, Irène, qui ne lentend pas rentrer.- fit 
alors, tout doucement, sur la pointe des pieds, à pas de loup, il 
traverse la pièce et s'approche d'elle, par derrière, pour l'embrasser 
dans le cou. A la porte de gauche, Richard vient d'apparaître. Il 
s'est arrêté sur le seuil, et regarde son ami traverser de cette 
étrange façon le salon. Au moment où il s'approche d'Irène, 
Georget, qui a dû entendre un bruit tourne la tête du côté de 
Richard et l'aperçoit. Interloqué, il reste la jambe pliée, dans une 
posture stupide et balancée.) 

GEORGET, s'efforçant d'être très naturel. 

C'est toi ? (Souriant et montrant, bêtement, du doigt le chemin par- 
couru.) J'allais faire peur à ta mère. 

SCÈNE XIII 
Les Mêmes, RICHARB 

IB£J4£^ se retournant. 

Qu'est-ce que c'est? 

GEORfiEï, avec voJuljilité. 

Vous l'avez échappé bjelle, vous savez! Figurez-vous 
qu'il m'a surpris juste au moment où j'allais vous faire 
une de ces peurs I... Il m'a coupé mon effet. 



ACTE PREMIER 247 

IRÈNE, qui ne s'est pas reikdn compte de ce qui s'est passé. 

Tant mieux. J'ai horreur d-e ces petites plaisaateries. 

GEORGET 

Figurez-vous que j*ava»çaiB à pas de loup... j'étais 
déjà à deux pas et... 

RICHARB, r interrompant. 

Paulot n'est pas là? 

GEOR&ET 

Il finit son devoir... MiOi ça m'arrête la respiration 

quand on me fait une frayeur. (Essayant de mêler Rjchard & la 
conversation.) Et toi? eSt-Ce qHC... 

RICHARD 

Je t'ai demandé si Paulot était là. 

GEOHGET 

Je t'ai répondH. 

RICHARD 

Ah! 

GEORGET, qui s'est repris, à Irène. 

Oh! mais il est d'une humeur, œ soir!... 

IRÈNE, à Richard. 

Pour(j[uoi .es-tu revenu? Tu ne vas pas là-bas? 

jBICHARE» 

l'étais remonté, eti atte«"d*ant ; il n'est pas minuit, 
}eBuis en avance. Mais je ressors â la minute. 

IRÈNE 

Alors, en définitive, que vas-tu lui dire? 

«rCHAR», sèchement. 

.- de qu'il faudra. Ne te préoccupe pas d€ ça. 



248 MAMAN COLIBRI 

GEORGET 

Il n'est pas à prendre avec des pincettes. 

(Richard se dirige vers la porte de sortie.) 
IRÈNE 

Tu t'en vas? 

RICHARD 

Oui. 

Mais Georget s'en va avec toi. 

GEORGET 

Oui, oui. Je t'accompagne. 

RICHARD 

Viens si tu veux, mais je te prierai de ne pas m'ac- 
compagner, au contraire. J'ai besoin d'être seul. 

GEORGET 

Je le proposais cela pour te faire plaisir, mais du 
moment que tu es dans ces dispositions... (a irène.) Vous 
avez, madame, un fils qui a bien le plus fichu caractère 
que je connaisse... 

RICHARD, avec un froncement de sourcils et un geste d'impatience aubit. 

Oh! mon vieux, dispense-toi, ce soir, de ces plaisan- 
teries dont tu es coutumier et que des personnes 
comme ma mère pouvaient passer à un gamin, mais 
qui ne sont plus guère de ton âge, je t'assure... C'est 
pour toi ce que j'en dis... 

GEORGET, une imperceptible petite rougeur au visage, mais s'efTorçant de 
rire tout de même en regardant Irène. 

Tu es bien aimable. Je ne sais sur quel ton, je dois... 



ACTE PREMIER 249 

RICHARD, plus doucement et sérieux. 

Sur aucun; je n'ai voulu te donner aucune leçon; 
c'est mon affection pour toi qui a parlé... Et devant ma 
mère nous n'avons pas à nous gêner, n'est-ce pas? 

(Il lui donne une tape sur l'épaule.) AlloUS, vieUS mettre tOU par- 

dessus, et filons... ^ 

SCÈNE XIV 
Les Mêmes, PAULOT. 

PAULOT, arrivant du salon. 

Où allez-vous *lous les deux? Vous sortez?... Je des- 
cends avec vous. 

RICHARD 

Nous n'allons pas du même côté. 

PAULOT 

Ça ne fait rien. Georget va m'emmener prendre 
un bock chez Zimmer... Tu veux bien?... Chouette!.., 
(Richard et Georgei sont sortis.) Maman, je pcux prendre une 
de tes cigarettes? 

IRÈNE 

Tant que tu voudras. 

(Paulot choisit une cigarette dans un étui sur la table.) 
LA VOIX DE RICHARD 

Dépêche-toi... Je vais vous déposer en voiture... 

(Paulot les rejoint en courant, et la porte de gauche reste ouverte; 
derrière lui. Irène, qui ne s'est pas levée de tout ce temps, le 
livre sur les genoux , et à qui d'ailleurs cette petite scène a 
échappé complètement, reprend sa lecture... La lampe éclaire sa 
nuque penchée et ses épaules blondes. Un temps s'écoule. 
Richard rentre à gauche, il avait laissé son chapeau sur une 
chaise, près de la porte. Il vient le reprendre. A son tour, il con- 
sidère sa mère de loin. On dirait qu'il hésite... Puis, il se 



2o0 MAMAN COLIBRI 

met à faire ce qu'il a vu faire à Georget tout à l'heure : il mar- 
che de la même façon, sur la pointe des pieds. De l'œil il se 
remémore le chemin parcouru par l'autre. Il fait exactement, 
pas par pas, tout ce qu'a fait Georget. On sent qu'il se recons- 
titue à lui-même la scène qu'il a surprise. Irène ne l'entend p«s. 
Quand il est près, tout près, à portée de souffle, derrière sa 
mère, on le voit nettement hésiter, puis faire comme un grand 
effort sur lui-même, et, le cœur battant, il.âose sur la nuque de 
sa mère un baiser qui n'est 'pas de fils, un baiser prolongé, qui 
I la fait frissonner, toute, d'une délicieuse erreur. Elle renverse 
la nuque en arrière, sans une hésitation, sans un doute, livrant 
sa chair aux livres de l'amant et on l'entend murmurer d'une 
voix chaude et imperceptible, comme dans un soupir : « Chéri 1 » 
Une seconde... Les yeux de la mère et du fils se rencontrent. 
C'est brusque et terrible. Ils sont pâles, tous deux, de ce qu'a 
d'effrayant l'éclair de cette minute et de cette méprise...) 

RICHARD, simplement. 

Bonsoir, maman. 

(Il sort, en mettant son chapeau, pendant que le rideau tombe. 



i 



FVIDEAU 



ACTE DEUXIÈME 



Une soFte de hall-salon dans une villa-locati donnant sur 
un grand parc. Une villa moitié château, moitié maison de 
plaisance d'assez grand air. Les portes-fenêtres au fond 
donnent directement sur le jardin, sans perron. C'est une 
chaude journée d'orage. Les portes sont ouvertes à tous les 
courants d'air. 



SCENE PREMIERE 

PAULOT, assis à une table, sur lagrauche, à côté dune pile de bouquins 
décoller. RICHARD 

HICHARD entrant. 

Je te dérange, tu travailles?... 

PAULOT 

Je finis un exemple de colle pour le bachot d'octobre. 
Ce n'est pas pressé. 

RICUARD 

J'ai à te parler, Paulot... Non, non, reste assis. 

PAULOT 

Important? 

RICHARD 

' Grave... Passe-moi une allumette, (ii aiiume une cigarette.) 
'A quelle heure Georget doit-il venir de Trouville? 

PAULOT 

Je crois, par le train qui part à 2 heures de Trouville. 



252 MAMAN COLIBRI 

RICHARD 

Il faut un quart d'heure, au plus, de trajet, nVst-ce 
pas, pour venir jusqu'à Touques? 

PAULOT 

Comment! tu n'as pas encore pris le train, depuis 
que' nous avons loué? Je croyais que tu étais allé à 
"Trouville avant-hier. 

RICHARD 

A cheval. 

]»AUL0T 

Par le train, moi, je mets un quart d'heure, juste, et 

dix minutes pour venir de la gare ici, à pied. 

« 

RICHARD, regardant sa montre. 

Bien. Nous avons le temps de Ciiuser. H va se passer 
peut-être aujourd'hui quelque chose de grave. 11 vaut 
mieux que lu sois averti... Ne t'effraie pas. 

PAIJLOT 

Que veux-tu dire?... Je ne comprends rien. En quoi 
Georget est-il mêlé à... 

RICHARD, avec solennité. 

Georget a forfait à l'honneur. (Mouvemert de Pauiot.) Ne 
m'interroge pas. C'est un misérable. Je suis décidé à ne 
pas te répondre sur ce chapitre. Qu'il te suffise de 
savoir, quelle que soit sa faute, qu'elle est grave, très 
grave. Il nous a trahis de la plus odieuse façon. 

PAULOT 

, Mais dis quoi?... Un abus de confiance? un... vol, - 
peut-être?... des documents de la maison?... Quoi?... 
des tripotages d'argent?... dis?... 

RICHARD 

* N'importe!... la question n'est pas là. 



ACTE DEUXIEME 2S3 

PAULOT 

Mais nous y sommes mêlés? 

RICHARD 

De très près. 

PAULOT 

Papa sait? 

RICHARD 

Non. Et il importe qu'il ne sache pas. Ta parole que 
tout ce que nous disons restera secret pour lui, pour 
maman et pour qui que ce soit d'ailleurs. 

PAULOT 

C'est juré. 

RICHARD 

Merci, vieux. Je sais qu'on peut déjà se confier à toi 

comme à un homme. Du feu? (Paulot tend une autre allumette 

à Richard.) Merci. 

(Richard est assis auprès de la table. Il balance lentement sa 
jambe croisée et envoie de longues bouffées au plafond.) 

PAULOT 

Père doit ignorer, dis-tu? 

RICHARD 

11 faut à tout prix lui éviter cette émotion, et les con- 
séquences en seraient trop graves. De plus, la chose 
doit, tu entends? doit être réglée de lui à moi. Si 
je me confie à toi, petit, c'est que j'ai besoin d'un con- 
fident. Ce me serait dur de garder pour moi seul, sans 
un témoin, la responsabilité de ce qui va se passer. On 
est des amis, pas vrai?... et puis aussi, on estdes frères. 
Ça ne s'oublie pas dans les moments graves. Et on ne 
sait jamais ce qui peut arriver. 

PAULOT, les yeux dans les yeux. 

-A ce point-là? 

22 



25 i MAMAN COLIBRI 

RICHARD, hochant la tête. 

A ce point là. 

(Silence. On voit que Paulot réfléchit; puis il baisse les yeux.) 
I*AULOT, sur ses cahiers, simplement. 

Bien. 

HICUARD, se balançant toujours, tout en agitant nerveusement sa cigarette . 

Voilà. 

PAULOT 

Bien. 

RICHARD, après un silence. 

Je t'affirme, Paulot, que tu peux t'en rapporter abso- 
lument à moi. J'ai dit le mot : un misérable. 

PAULOT 

Tu es certain de ne pas te tromper? 

RICHARD 

Oh! j'ai attendu... Il y a deux mois je n'avais que des 
doutes sur sa conduite. La première chose inquiétante 
me fut révélée le jour même où j'ai rompu avec Ni- 
chette... Il s'en est aperçu... Et les semaines qui sui- 
virent, je ne pus pas le pincer .. Il se méfiait... J'espérai 
alors m'être trompé, et dès lors j'ai été occupé par mes 
formalités de fiançailles avec Madeleine... Il' m'a fallu 
aussi vérifier les affaires de madame Ghadeaux qui 
n'étaient pas en ordre, puis c'est moi qui suis venu 
choisir et louer cetle villa... tu te souviens? Ce fut 
long à trouver, puisque maman ne voulait pas une villa 
avec l'air direct de la mer; bref, je n'ai pas pu surveiller 
les agisseoients de Georget. Ce n'est qu'il y a trois 
semaines juste... (ii réfléchit.) oui, juste... deux ou trois 
jours à peine avant notre départ de Paris et notre ins- 
tallation ici, que j'ai acquis la certitude absolue que je 
redoutais... Alors, comme il était convenu, que Georget 



ACTE DEUXIEME 255 

devait aller passer l'été à Trouville, j'élais sûr que 
l'on se verrait tous les deux jours au moins : j'ai atten- 
du... J'ai calmé mon émotion, j'ai supporté mon dé- 
goût. Maintenant j'estime que cela a assez duré... Tout 
le monde ici est tranquille, bien installé; père tire les 
oiseaux de mer... il va tous les jours à cheval prendre 
son bain... J'ai donc bien mes journées à moi, toutes 
à moi. Nos affaires, très en ordre, peuvent dormir jus- 
qu'en octobre; Madeleine est en Auvergne avec sa 
mère et nous ne nous verrons qu'en novembre, juste 
pour le mariage... Tu vois que tout est pesé, que je 
n'agis pas à la légère et que j'ai choisi mon moment 
pour intervenir... (ii so lève.) Mais, par exemple, j'ai 
hâte maintenant, ah! oui, j'ai hâte d'effacer sur sa figure 
ce vilain souvenir!... Chasser le bonhomme de chez 
nous, ce n'est pas suftisant; je lui donnerais le moyen 
de profiler ailleurs de sa faute, et plus à l'aise... Non, 
un bon coup d'épée, voilà la seule signature qu'il faille 
au bas de cette histoire et qui servira en même temps, 
pour la galerie, de prétexte à ne plus jamais nous 
revoir. 

PAU LOT 

Alors, explique-moi bien mon rôle, veux-tu, que je 
ne commette pas de gaffe. 

RICHARD 

Je vais procéder ainsi : après l'explication que nous 
allons avoir, nous prendrons un prétexte banal... Par 
la suite, quoi qu'il advienne, tu ne nous démentiras 
jamais. 

PAULOT 

Compris.' 

RICHARD 

Je te tiendrai au courant de ce que nous aurons dé- 
cidé, au fur et à mesure. Je te donnerai aussi en dépôt, 
— pour quelques heures seulement, rassure- toi, — 



256 MAMAN COLIBRI 

deux ou trois lettres. On ne sait jamais ! Il peut arriver 
un malheur ; il faut que nous soyons d'accord, 

PAU LOT, timidement. 

Esl-ce que?... 



Est-ce que ?. 
Rien. 



RICHARD 
PAU LOT 



RICHARD 

Si, parle. Tu voudrais dire quelque chose. 

PAULOT 

Non, rien. 

RICHARD 

Je vois tes grands yeux bleus qui essaient de me per- 
cer,.. Rnssure-toi. Si j'affirme que nous devons, moi agir, 
et toi te taire, tu peux vivre tranquille et sans émotion. 

PAULOT 

Je n'en ai pas. 

RICHARD 

Bravo I voilà comme je t*aime... Quant aux vraies 
raisons, je ne te les donnerai pas, je t'avertis. Il y a 
des choses dans la vie qui ne sont point de ton âge, des 

responsabilités peu drôles... ah ! (Il fait un geste emphatique.) 

Tu n'as vraiment aucun soupçon de rien ? 

PAULOT 

Non, je te jure... 

RICHARD 

Nous prendrons très probablement un prétexte de 
femmes... une cocotte quelconque... la petite Aline, 
peut-être... 

PAULOT 

Aline ? c'est bien invraisemblable. 



ACTE DEUXIEME 2^7 

RICHARD 

Ou Liane. 

PAULOT, interrogeant. 

Et vis-à-vis de Georget lui-même que dois-je ?... 

RICHARD 

Règle-toi sur moi... Adopte mon attitude. (Nouveau 

silence. Regardant Paulot qui a la figure baissée et contractée.) Paulot, 

tu n'es pas ému ? 

PAULOT 

Non. J'ai un peu chaud, à cause de l'orage. 

(On sent que le petit ne veut pas laisser percer la moindre impres- 
sion. Il est simple et raide.) 

RICHARD, essayant un ton délibéré. 

Le fait est que le temps est éreintant ! (Pauiot s'est remis à 

travailler doucement, comme si de rien n'était. On devine que c'est pour 
cacher courageusement les cillements de ses yeux. Richard se lève, va à 
lui et lui soulève de la main une boucle blonde sur le front. Avec émotion:) 

Tu es un chic type. 

(Il l'embrasse brusquement.) 

SCÈNE II 
Les Mêmes, GEORGET 

GEORGET, paraissant à la porte du jardin, sanglé dans un costume 
d'été, strict, frais et joli. 

Oufl II y en a une petite trotte de la gare, mes 
enfants ! C'est gentil, hein, de venir par cette chaleur ? 
Dites encore que je ne suis pas un aminche ! B'jour, 
Paulot I Tu travailles? Va, va, mon vieux, que je ne 
t'interrompe pas. 

PAULOT^ après avoir regardé son frère. 

Oh ! j'ai fini. 

22. 



258 MAMAN COLIBRI 

GEORGET 

D'ailleurs, comme tu seras collé en octobre de toute 
façon... ne te foule pas. 

RICUARD, souriant. 

Il me semble que tu es bien beau. 

GEORGET 

N'est-ce pas ? J'ai sorti un petit complet ! Je p'ai pas 
encore osé le mettre à Trouville, sur la plage... je 
l'essaie ici... C'est peut-être un peu osé... qu'en 
penses-tu? Il y a le ruban du chapeau qui est d'une au- 
dace I Et qui me donne un peu l'air calicot, hein?... 

RICHARD 

Tout à fait. 

GEORGET 
Ah 1 bien ! compris... (Sadressant à son costume.) Toi, tu vas 

retourner dans la malle, (a Richard et à Pauiot.) A,lor3 
on ne vous verra pas un peu ? Vous allez vous terrer 
ici, tous deux ? Venez donc un peu rigoler à Trouville. 
Richard, le casino t'attendra de huit à onze, en- 
tends-tu ? de huit à onze, toi et ta galette. 

RICHARD 

Mais c'est possible... 

GEORGET, d'un air distrait et empressé. 

Ta mère va bien ? J'oubliais de te le demander. 

RICUARD 

Merci, merci. 

GEORGET 

Et monsieur de Rysbergue... naturellement... 

RICHARD 

tt tire en ce moment. 



ACTE DEUXIÈME 259 

GEORGET 

A quoi? la chasse n'est pas ouverte. 

RICHARD 

'Oh ! dans la propriété... quelques oiseaux de mer 
qui volent jusqu'à Touques. Les gardes ne peuvent rien 
dire. 

GEORGET, sentant le froid et parlant avec abatage. 

Vous ne savez pas qui est arrivé hier aux Roches?... 
la petite madame Stauf... et ses filles... Charmantes, 
ses filles! je ne les connaissais pas. Et Stauf, lui, a 
installé Adrienne Véry à deux pas, dans une villa... Il 
se cherche des alibis pour avoir l'air moins cocu. Les 
de Rieux sont au Continental... tu le savais ? C'est tout 
ce qu'il y a de neuf, je crois-... Oh! puis, Mélitaî., 
Figure-toi, la grosse Mélita, en costume de bain ton- 
kinois, avec des dentelles couleur orange et un maillot 
lophophore... elle a l'air d'un pavillon de yacht... 
Inénarrable, mon cherl.. Tous les mineurs se détour- 
nent quand ils la voient, 

(A ce moment, on entend dans la maison la voix d'Irène qui chante. 
La voix avance prfj-cipitamment. Tous les trois l'écoutent, comme 
si cette voix était un personnage important.) 



SCENE III 
Les Mêmes, IRÈNE 

;La porte de droite s'ouvre. Irène entre, la chanson sur les lèvres, 
joyeuse, les yeux brillants. Elle a un petit tablier blanc brodé par- 
dessus sa robe.) 

IRENE, de la porte, en riant. 

.Je ne me trompais pas. J'avais entendu votre voix... 
et votre pas sur le sable... Bonjour, Geo... Vous ne 
saivez pas ce que je fais?... Et d'abord, ne suis-je pas 
gentille, hein, avec ce tablier de poupée? 



260 MAMAN COLIBRI 

GEORGET 

Vous avez l'air Louis XV. 

IRÈNE, avec une grimace. 

Horreur! Vous ne savez pas ce que je fais?... Des 
pralines... des pralines à la rose, une recette à moi; 
c'est délicieux. -Si vous êtes sage, vous en aurez... 

(Elle on tire une de la poche du tablier et la croque.) Ne VOUS ima- 
ginez pas que c'est à la cuisine que j'opère. Je fais ça 
sur une lampe à esprit de vin; et je tourne, je tourne... 
Je dois être toute rouge. 

GEORGET, montre le ruban de son chapeau* 

Pas tant que mon ruban!... 

IRÈNE, croquant une seconde praline- 

C'est vrai, vous avez un petit genre balnéaire, mon 
cher... (Elle fait claquer sa langue.) Ça VOUS va très bien d'ail- 
leurs. Je ne vous fais pas souvent de compliments, mais 
quand je m'y mets!... A part vos gants... ils vous aveu- 
glent!... Des gants blancs, à quatre heures, à la cam- 
pagne? Georget vous êtes fou! 

GEORGET 

On a une manière de me dire mes vérités dans cette 
maison ! 

IRÈNE 

Dieu, que j'ai chaud! 

GEORGET 

Sans doute cet affreux temps lourd. 

IRÈNE 

Pouvez-vous dire! Il fait exquis... C'est un temps 
d'abeille. J'adore. Nous allons sortir tout de suite, vite... 
J'ai envie de faire des kilomètres aujourd'hui. On va se 
payer une longue promenade tous les trois, pas? 



ACTt: DEUXIEME 261 

RICUARD 

Pour ma part, je suis fatigué. 

IRÈNE, sans insister. 
Bon. Georget m'accompagnera... (Elle le regarde dans lea 

yeux.) si ça ne Tennuie pas trop, tout de même, ce 
jeune homme! 

GEORGET, minaudant. 

Chère madame... 

IRENE jette une fleur de son corsage en l'air, au plafond, comme ça, sans 
raison; puis elle pirouette sur ses talons et se dirige vers la porte. 

Je vais mettre mon chapeau:.. Allons, bien!... 

GEORGET 

Quoi? 

IRÈNE, sur le pas de la porte, la main tendue. 

La pluie. 

GEORGET 

Un nuage qui passe. Voyez, il y en a pour cinq mi- 
nutes!... 

IRÈNE 

Cinq minutes, cinq minutes!... Oh! que c'est ra- 
geant!... J'avais une envie folle de sortir, de courir. 
Mes jambes se sont engourdies à travailler. 

GEORGET 

Ça va passer... Attendons. 

IRÈNE, le regardant. 

Je ne peux pas supporter les déceptions. 

GEORGET, riant. 

Eh bien, jouons à quelque chose... Un petit jeu inno- 
cent... 



262 MAMAN COLIBRI 

IRÈNE 

Vous faites bien d'enlever vos gants! Dieu qu'ils 
sont laids!... Donnez-moi ça; vous ne les remettrez 
plus... je vais les jeter dans le puits. 

GEORGET 

Hé! hé là! pas de blague... rendez-les-moi... 

IRÈNE 

Jamais de la vie! ils ont besoin d'être salis un petit 
peu. La pluie leur fera du bien. 

' GEORGET 

Voulez-vous!... J'en ai besoin pour ce soir!... 

IRÈNE 

Venez les prendre... Je vous défie de les attraper... 
morveux!... 

GEORGET 

Ah! si vous êtes polie, alors... (Gomme une enfant en 
récréation, elle le défie du geste et de la voix. Leurs yeux amoureux 

brûlent à se fixer.) Je ne les attraperai pas? Je ne les attra- 
perai pas? 

(Avec de petits cris de joie, des rires, elle court et ils se cher- 
chent de meuble en meuble sans voir les deux enfants, graves 
et accotés, qui les fixent, sans bouger. Un moment Irène et 
Georget sortent en courant, par la porte du jardin. 





PAULOT 


Oh! Richard!... 






RICHARD 


Quoi? 






PAULOT, pâle 


Rien, rien. 





IRÈNE, rentre, poursuivie par Georget. 

Ah! est-il bête! il a failli tomber... Pouce!.., (Eiie a les 



ACTE DEUXIÈME 263 

cheveux presque défaits, le teint animé; sa poitrine se soulève avec force.) 

Je n'en peux plus! Je suis essoufflée!... Tenez, les 

voilà vos gants I . . . (Elle tombe sur ud fauteuil, près de CTOorget. 

A Georget, à voix basse.) Chez nous... pars le premier. r. Je 
te rejoindrai ... 

GKORGET, même jeu. 

Donne-moi un prétexte de .partir, (ii fait un signe en . 
montrant les gants.) Ils sout jolis maintenant... pleins de 
terre mouillée. 

IRÈNE. 

Richard vous en prêtera, ^'est-ce pas?... 

RICHARD 

Certainement. 

(Richard a échangé quelques mots avec Paulot qui s'en va.) 
GEORGET, à la porte, montrant le ciel éclairci. 

Qu'est-ce que je disais? 

IRÈNE 

C'est vrai? Vite, vite!... Georget, allez détacher le 
lévrier noir... nous le prendrons avec nous. Et passez 
devant, par l'allée des noisetiers. Je vous rejoindrai. Je 
vais mettre mon chapeau. 

(Georget sort.) 

SCÈNE IV 
IRÈNE, RICHARD, seuls. 

IRÈNE 

Vraiment, je ne te comprends pas... Je ne suis pas 
fâchée d'avoir envoyé Georget en avant, pour avoir 
l'occasion de te dire que ton attitude vis-à-vis de ton 
ami est tout à* fait inconvenante. On n'a pas idée d'être 
ours à ce point!... Enfin, voilà un garçon qui vient 



^64 MAMAN COLIBRI 

nous voir exprès, et se. déplace tous les jours de Trou- 
Ville pour nous tenir compagnie... en somme, c'est très 
gentil; et tu le traites avec un sans souci extraordinaire ! 
îl entre, il sort, c'est pour toi comme s'il n'existait 
pas... Il finira par se froisser. 

RICHARD, les joues empourprées. 

Tu crois? 

IRÈNE 

J'en suis sûre. Et l'on se froisserait à moins. 11 est 
possible que la présence de votre camarade vous 
ennuie, soit; mais laissez-le moins paraître, que diable !... • 
Avez-vous eu des dissentiments ensemble? Non, n'est- 
ce pas? 

RICUARD 

Aucun. 

IRÈNE 

Eh bien alors, par égard pour nous tous, je te prie 
désormais de mieux recevoir tes amis. 

RICUARDj se contenant. 

C'est à moi que tu parles de la sorte? 

IRÈNE 

A qui voudrais-tu que ce soit? Simple remontrance 
domestique dont je te prie de tenir compte, voilà tout. 

RICHARD, avalant sa rage, les yeux ardents, et un petit rire 
nerveux aux lèvres. 

Tu exagères, je crois... 

IRÈNE 

Du tout. 

RICHARD 

Si, si, tu es très nerveuse depuis quelque temps; le 
premier air de la campagne te met trop de joie en 
tête... C'est ton excuse. Et pour que tu en arrives à 



ACTE- DEUXIÈME 265 

me parler sur ce ton, c'est que tu as perdu évidem- 
ment la notion des choses... tu te grises... tu ne vois 
plus... 

IRÈNE, sévèrement. 

Richard, veux-tu parler plus poliment à ta mère, s'il 
te plaît!... 

RICHARD 

Si, si, tu perds pied. 

IRÈNE 

Richard, assez!... Tu es encore à l'âge de l'obéissance, 
et je te le montrerai... Puis!... (elle hausse lesépauies.) je vais 
mettre mon chapeau... J'inviterai probablement à dîner 
notre ami, et j'espère que tu tiendras compte de mon 
observation. 

{Elle se dirige vers la porte de gauche.) 



Maman!... 



RICHARD 



IRENE 



Quoi?... 

(Richard la regarde fixement, les lèvres tremblantes, puis soudain, 
très calme, très doucement, mais avec une voix ferme.) 

RICHAHD 

Je te prie, tu entends?... je te prie de ne pas aller 
aux Granges. 

IRÈNE, sursautant. 

Aux Granges!... Que veux-tu dire? Qu'est-ce que c'est 
que ça, les Granges? 

RICHARD 

C'est une petite maison à droite, sur le chemin de la 
Touque, où tu vas tous les jours, et où Georget se dirige 
en ce moment. 

23 



266 MAMAN GOLIBHi 

IRÈNK, balbutiant, décontenancée. 

Qu'est-ce que tu veux insinuer? Peut-être, en effet, 
oui, suis-je allée par hasard... 

RICHARD, l'interrompant. 

Maman... comprends-moi... Tu n'iras pas... tu n'iras 
plus jamais aux Granges. . . 

IRÈNE 

Je... 

(Elle le regarde, effarée ; elle suffoque. Elle essaie de parler, 
devant le regard de son iîls, elle ne peut pas. Elle tombe sur une 
chaise contre la table, la têle dans ses coudes.) 

RICHARD j émotionné, cherchant ses mots. 

Je n'ai pas à te juger... Un fils ne juge pas sa mère. 
Rien de ta vie ne me regarde... J'ai voulu seulement 
t'avertir... Je ne t'aurais, je crois, jamais rien dit... 
mais vraiment, l'affront que tu viens de me faire.:, ah ! 
c'était trop ! Il faudrait être de marbre ! Il y a près d'un 
mois que je garde seul ce secret... 11 ne sortira pas 
d'entre nous, je te le jure... Tu peux être tranquille, 
mon père ne s'en doutera jamais... 11 faut qu'il ne s'en 
doute jamais. 

IRÈNE 

Ah! mon pauvre Richard! mon pauvre enfanl! 

(Elle pleure maintenant, la tête enfouie : on n'entend que ses 
sanglots dans le silence.) 

RICHARD 

Je n'ai pas autre chose à te dire... voilà. 

(Il se dirige vers la porte.) 
IRÈNE 

Pourquoi t'en aller, Richard ? A quoi bon ? Ah ! main- 
tenant!... Puisque c'est à toi et non à ton père que le 
sort a réservé le terrible choc... pourquoi hypocrite- 



ACTE DEUXIÈME 267 

ment nous éviter, nous fuir, sans une parole échangée?... 
Ce serait trop affreux. A mon fils je dois l'explication, 
si possible, de ma conduite. 

RICHARD, secouant la tête. 

Non ! 

IRÈNE 

Ah! folle que j'étais, en effet!... folle qui ne voyais 
pas les regards de son fils, folle qui ne croyais même 
que cette chose fût possible !... Richard, écoute... tu vas 
te marier bientôt... lu vas nous quitter... voici que la 
vie commence pour toi... Le passé que tu laisses der- 
rière, qu'il ne soit pas trop gâté dans ta mémoire... 
Garde-moi ton souvenir pareil... Ne juge pas trop mal 
ta mère. 

RICHARD 

Je répète que je n'ai pas à te juger. J'adore mon 
père infiniment... je le vénère... mais je sais que, dans 
une certaine mesure, il n'a pas toujours été avec roi ce 
qu'il aurait dû être... 11 n'a pas toujours été bon... 
attentif... il t'a délaissée... 11 a eu des maîtresses... Et 
sans doute cela est-il suffisant pour expliquer... 

IRÈNE, l'intorrompant. 

Non, je n'ai pas besoin d'excuse. Une jeune fille 
peut être abusée, une femme ne Test pas... Seule- 
ment, je ne sais pas, moi... c'est allé si vite, ces quinze 
dernières années!... La vie est si courte, mon Dieu 1 
cela va, cela va... Il me semble que c'est d'hier que je 
t'ai eu... Je te vois encore petit, comme ça... avec tes 
cheveux dans le dos. Mon Dieu! on n'a pas le temps de 
se retourner, de comprendre ce qui se passe... Est-ce 
que je sais, moi, seulement, ce qui me tombe là, au 
plein milieu de ma vie?... On m'a mariée à ton père, 
toute jeune... et ensuite, les années ont filé, filé, c'est 
effrayant!... Te voilà grand, maintenant ; je vais bientôt 



268 MAMAN COLIBRI 

te conduire à Téglise, et il me semble que c'est moi 
qui en sors, que j'ai toute la vie devant moi, que ça 
commence... Ah! on devrait se cacher, je le sais bien, 
de ses enfants, tant qu'on est capable d'êlre encore 
une amante... les enfants ne devraient pas savoir... 
Je te demande pardon, alors, Richard, si je te scanda- 
lise; mais ce n'est pas ma faute... J'ai un printemps 
en retard... tu sais, ça arrive... regarde... nous en 
parlions hier, tu te souviens ? Il y a des oiseaux qui 
se mettent à bâtir leur nid très tard. .. On se dit : « Sont- 
ils bêtes! Voilà l'automne! » Il faut nous excuser; 
c'est une erreur de saison... Vois enta mère une chose 
fragile et désolante. Ferme les yeux, mon petit, si 
je t'oftusque... Moi, j'ai un médaillon où il y a des che- 
veux de maman quand elle avait vingt ans... des cheveux 
blonds, exquis... ça m'a toujours presque choquée: ils 
sentent les baisers, ces cheveux... Il faut oublier ça, 
vois-tu, c'esi des impressions... et penser que, si rien 
de tout cela n'est bien fameux, il faut être bon tout de 
même, parce que les cœurs ont déjà beaucoup de peine 
à être les cœurs qu'ils sont ! 

(Elle éclate on sanglots.) 
RICUARD 

Tu n'avais pas à t'excuser... Rien n'entache mon res- 
pect pour toi. Tout cela doit me rester absolument 
étranger. Ma mère, c'est ma mère. Ce qu'elle a fait, ce 
qui s'est passé, échappe complètement à mon juge- 
ment et ne me regarde pas'; c'est lettre morte, un voile 
baissé. (Avec véhémence.) Mais cc qui me regarde, par 
exemple, c'est l'affront fait à mou père ! 

IRÈNE 

Que veux-tu dire par là ?... 

RICHARD 

L'offense qu'il ignore et qui insulte, venant d'où elle 



ACTE DEUXIEME 269 

part, toute la famille et Tamitié trahies, voilà ce qui 
me concerne ! Mon père est forcé de sourire tous les jours 
à qui lui a pris l'honneur de son foyer... Je suis là, 
moi, pour le représenter. 

IRÈNE 

Ah ça, mais!... Richard, tu ne m'as pas comprise? 
J'excuse ta première impulsion, dans Femportement 
bien naturel de la jeunesse... La seconde sera toute de 
raison, de pitié, j'en suis sûre. 

RICHARD, avec emportement. 

Tu n'as pas imaginé, j'espère, maman, que je touche- 
rai seulement une minute de plus la main de cet indi- 
vidu, que je tolérerai sa présence seulement un jour I... 

IRÈNl'3 

Il ne s'agit pas de cela... Après la révélation que tu 
viens de me faire, Richard, sois sûr que je n'imposerai 
pas à ta délicatesse la moindre situation qui la puisse 
blesser. Tu ne reverras pas Georget, que peut-être dans 
la mesure des circonstances forcées pour ne point 
éveiller les soupçons de ton père... Mais tu peux t'en 
reposer sur moi, sans nulle crainte. Cette conversa- 
tion, ce qu'elle ouvre tout à coup dans ma conscience 
de nouveau, tout va m'en donner le courage et... 
(Un soupir) peut-être aussi la force ! En tout cas, tu peux 
t'en reposer sur moi pour que rien ne t'atteigne; 
cela je te le jure. 

RICHARD 

Ah! non, non î Ta vie te concerne, entendu!... arrange- 
t'en. Mais nous avons un compte à part à régler, 
d'homme à homme. 11 sera réglé, j'en réponds. Com- 
nient, ce garçon que j'ai introduit chez nous, auquel 
j'ai donné mon amitié et ma confiance, qui m'a trahi 
lâchement, hypocritement, qui est venu introduire ici 

23. 



270 MAMAN COLIBRI 

le déshonneur... eh! oui, appelons les choses par leur 
nom!... le déshonneur dans la maison intacte, ce gail- 
lard-là resterait impuni?... Mais je voudrais me retenir 
de lui souffleter la face que je ne le pourrais pas! Tout 
mon sang ne ferait qu'un tour ! Non, non, c'est un compte 
particulier, en dehors de tout, qui ne ressort que de 
moi! Cela ne s'appelle pas une réparation, mais de la 
vengeance ! 

IRÈNE, poussant un cri. 

Ah!... 

RICHARD 

Quoi? 

(Elle est droite, le doigt fixé vers le front de son" fils.) 
IRÈNE 

L'ennemi!... je l'ai vu, là, dans les yeux de mon 
propre enfant!... l'ennemi! 

RICHARD, se redressant. 

Le justicier, lu veux dire. 

IRÈNV: 

Le justicier! Ah! le grand mot!... La jeunesse s'en 
enivre, de ces mots-là ! Tu en pèseras plus tard la vanité. 
Ecoute, Richard... la situation est assez pénible, ne nous 
payons pas de phrases creuses, d'attitudes. Appelons 
du fond de nous, au contraire, tout ce que nous pou- 
vons de sagesse, sans excès, mais sans faibleFse. Tâche 
de bien comprendre ceci, posément et sagement : je l'ai 
élevé, je t'ai consacré mes années, avec un amour et un 
dévouement de tous les instants; le voici grand; main- 
tenant tu vas bientôt voler de tes propres ailes, partir... 
au mois d'octobre tu seras marié; tu vas aimer à Ion 
tour, fonder une famille nouvelle : j'ai accompli mon 
devoir vis-à-vis de toi, ma fonction de mère est ter- 
minée. Va vers ta vie. Ne retourne pas la lète. Ce que 
tu laisses derrière ne t'appartient plus. Dis-toi cela qui 
est la vérité... et va! Nous sommes quitlesi 



ACTE DEUXIÈME 274 

RICHARD 

D'abord je ne suis pas encore parti! Et puis j'ai eu 
tort de dire le moindre mot là-dessus... Je me suis 
emballé; je rétracte. 

IRÈNE 

Tais-toi! tais- toi! Que comples-tu faire?... 

RICHARD 

Ça me regarde. 

IRÈNE 

Moi aussi... Réponds, réponds... Mais, malheureux, 
ce n'est pas possible! Tu es d'une force exception- 
nelle aux armes... je l'ai voulu ainsi!... Lui, ne pour- 
rait pas se défendre, il ne se défendrait pas, je le con- 
nais... Ce serait un crime abominable!... Richard! tuoe 
vas pas te battre? 

RICHARD 

Je n'ai pas dit cela... Je n'ai rien dit. D'ailleurs, ras- 
sure-toi; en tout cas, ta personne sera écartée, soigneu- 
sement... 

IRÈNE 

Je te défends de le battre!... 

RICHARD 

Ah! je t'en prie, maman, assez!... On a ça dans le 
sang ou on ne l'a pas! On ne discute pas ces sentiments 
là, d'abord. Et mettons que je n'aie fien dit.... D'ail- 
leurs oui... tu as raison... Je réfléchirai. 

IRÈNE, avec désespoir. 

Ecoute... je te promets, je te jure que tu ne le verras 
plus. Je ne peux pas mieux dire, mon Dieu!... Que je 
ne le verrai plus, même... 

RICHARD 

Eh bien... oui... oui... je réfléchirai. 



272 MAMAN COLIBRI 

IRÈNE 

Tu mens! je vois bien que tu mens, pour ne pas 
m'effrayer... Songe que c'est moi la coupable. Tu parles 
de justice! Songe, s'il y a une punition, elle est pour 
moi! C'est un enfant, lui... un vrai enfant... Tu commet- 
trais un assassinat ! 

RICHARD 

Ce n'est pas pour moi que tu as peurî... 

IRÈNE 

Ah! je sens que je ne fais que t'exaspérer! Mais je 
suis au martyre!... Songe à moi... c'est effrayant! 
Calme-moi, Rchard... je ne devrais pas te montrer 
cette anxiété... Mais que veux-tu, on n'a pas le cœur 
tout d'une pièce... On en a des morceaux qui appar- 
tiennent à tous ceux qu'on aime... il faut avoir pitié... 

RICHARD 

Là, là... c'est entendu!... Calme-toi... Puisque je te 
dis... 

IRÈNE 

Pour moi, Richard, pour moi, je t'en supplie... (Eiieest 

presque à genoux, les yeux cramponnés, le geste errant. Tout à coup, elle 

se relève d'un bond.) Ah ! malhcurcux I malhcurcux ! je vois 
dans tes yeux la résolution implacable... Tu verras, 
tu aimeras un jour... que dis-je?tu aimes!... Un jour, 
à ton tour, tu subiras la force de ton cœur... tu souf- 
friras... Puisses-tu te rappeler alors... et qu'il ne soit 
pas trop tard ! 

RICHARD 

Mère... 

IRÈNE 

Richard, écoute... Ne fais rien. (Elle halète.) C'est le 
grand amour de ma vie. 



ACTE DEUXIÈME 273 

RICHARD 

Mais... 

IRÈNE, ayec passion. 

Ne cherche pas à comprendre ce que tu ne peux 
pas comprendre, comment une femme se sent assez 
affolée, acculée ai assez d'effroi pour laisser échapper 
un cri pareil devant son fils... comment il se fait qu'un 
enfant — un insignifiant camarade pour loi — soit pour 
moi la source vive de ma vie, tout le tressaillement 
de ma poitrine; mais crois-le !... Bouche-toi les 
yeux, sans comprendre; sauve-toi de cette flamme... 
et laisse-moi L 

RICITARD 

Voilà père. 

(Monsieur de Rysbergue entre par la porte du jardin.) 

SCÈNE V 
Les Mêmes, RYSBERGUE. 

(Irèno s'est vivement détournée et se compose un visage.) 

RYSBERGUE 

Qu'est-ce qu'il y a ? (Il considère leur trouble et les yeux mouil- 
lés de sa femme.) Tu fais cucore plcurcr ta mère, à ton 
âge, garnement? 

IRÈNE, se levant vivement. 

Ce n'est rien, ce n'est rien! 

RYSBERGUE 

Qu'y a-t-il? Des fâcheries entre vous ? 

IRÈNE 

A peine... ne t'occupe pas. 

(Elle sort par la gauche, sans retourner le visage vers son mari.) 



274 MAMAN COLIBRI 

SCÈNE YI 

RICHARD, RYSBERGUE. 

RYSBERGUE, h son fils, lui montrant Irène qui s'en va. 

Tu vois... Je ne puis admettre que, quelque lubie 
qui te pusse par la tête, ta mère nous en ressorte les 
yeux rougis. 

RICUARD 

Mais il n'y a là rien d'important... 

RYSBERnUE, l'interrompant en posant sur une table le fusil 
et la carnassière qu'il portait en bandoulière. 

Deux mouettes... Ce passe-temps est idiot... Je me 
suis amusé, en plus, à tirer sur une couleuvre d'eau... 
C'est intelligent, hein? (ii rit.) Ah I au fait... je viens, 
au bout du parc, de rencontrer Georget. 

RICHARD 

Ah! 

RYSBERGUE 

Oui. Nous avons causé un peu. 11 est décidément très 
inlelligent, ce garçon... Déjà une compréhension 
saine des affaires... Nous avons eu tort de le négliger. 
Qu'en dis-tu ? 

RICHARD 

Je dis que... 

RYSBiïRGUE, l'interrompant. 

Grand tort!... On cherche des valeurs très loin, par- 
fois, alors qu'on les a sous la main. Et il est utile d'inté- 
resser de tous jeunes gens à notre industrie, pour que, 
plus tard, ils connaissent les rouages comme de vieux 
routiers. Aussi, je t'annonce une résolution qui ne 
sera pas sans te faire plaisir... A la rentrée, je compte 
mettre ton ami Georget au bureau, à la place de Wald- 



ACTE DEUXIEME 275 

teufel qui s'en va... Déjà, je viens de lui soumettre ce 
projet. Il a accepté avec empressement. 

RICHARD 

Tu dis?... Voyons, père, tu te moques de moil... 
C'est un projet insensé, fou... 

RYSBERGUE, l'interrompant. 

Pourquoi?... Ah! ça, je croyais te faire plaisir... 

RilCHARD 

Tu t'amuses... A quoi rime cette résolution soudaine 
et absurde ? Georget ! Ce serait risible !... Il est aussi 
fait pour les afifaires que... 

RYSBERGUE 

Que bien d'autres. Tu verras. Nous nous servons 
trop d'ingénieurs; on se sert toujours trop d'ingé- 
nieur?... Je ne me trompe pas sur la valeur de ce gar- 
çon. La jugeotle est bonne. 

RICHARD 

D'abord, il est appelé par son service militaire... 

RYSBERGUE 

En novembre seulement... D'ici-là il prendra le pli. 
Et puis nous lui ferons avoir des congés. 

RICHARD 

Tu lui donnerais le poste de Waldteufeld ? C'est 
trouvé. 

RYSBERGUE 

Et, plus tard, s'il réussit, je l'intéresserai de façon 
plus particulière à nos affaires... Allons, voilà qui est 
dit : le mois prochain il aura son bureau non loin du 
tien; vous pourrez griller des cigarettes ensemble, tout 
en causant d'exploitation, hé! hé !... 



^276 MAMAN COLIBRI 

RICHARD, haussant les épaules. 

D'abord je suis bien bon de m'inquiéter... J'y aurais 
mis ordre auparavant. 

RYSBERGUE 

Plaît-il? Alors, désormais je dis : Je veux... Et cela 
suflit! 

RICHARD 

J'aimerais mieux ne plus mettre les pieds au bureau 1 

RYSBKRGUK 

Bah? mon garçon, il y a donc quelque chose qui 
cloche entre vous? 

RICHARD 

Un compte à régler, peut-être. 

RYSBERGUE 

Eh bien, les bons comptes font les bons amis. La 
racléo passée, tout ne s'en portera que mieux. 

RICHARD 

Cessons ce genre de plaisanteries. 

RYSBERGCE, s'approchant de lui. 

Non... non. Tu as quelque chose sur le cœur, 
Richard : dis-le moi... 

RICHARD, battant en retraite. 

Des bagatelles... sans conséquence... 

Irène rentre chapeautée. Elle passe rapide et se dirige vers le 
jardin 



Tu sors? 
Un petit peu. 



ACTE DEUXIEME 211 

SCÈNE VII 
Les Mêmes, IRÈNE 

RYSBERGUE 
IRÈNE 



RYSBERGUE, d'un air détaché. 

Tu liens à sortir? 

IRÈNE 

Pas le moins du monde... même, si cela peut te faire 
plaisir que je reste?... Je n'avais rien à faire. 

RYSBERGUE 

C'est ça... Seulement c'est impoli ce que je te fais 
faire là. 

IRÈNE 

Pourquoi donc ? 

KYSBERGUE 

Je viens de rencontrer Georget qui m'a dit qu'il te 
devançait dans l'allée des noisetiers... Il va t'altendre, 
ce pauvre garçon. 

IHÈNE 

Oh ! bien ! il se promènera tout seul; il a l'habitude. 

(Elle enlève son chapeau.) 
RYSBERGUE 

C'est égall... Tiens, pendant que vous allez vous 
réconcilier, ton fils et toi, — car je ne vous conseille 
pas de rester sur des malentendus, — je vais lui tenir 
compagnie, à Georget... J'ai des choses à lui dire... et 
l'on bavardera avec ce bon petit jeune homme. 

24 



278 MAMAN COLIBRI 

IRÈNK, inquiète, regarde son fils. D'un air indifférent à son mari. 

Mais, je croyais que vous n'aviez jamais de conversa- 
tion sérieuse ensemble. 

RYSBERGUE 

On change... Nous manquions de sujets... (ii va à son tusii 

comme pour le remettre en bandoulière.) AIIOUS. 

(Il se dirige vers la porte.) 

IRENE, se levant en sursaut. 

Je t accompagne. 

RYSBERGUb: 

Tu avais décidé de ne pas sortir. 

IRÈNE 

J'aime autant t'accompagner. Nous n'avons, je t'as- 
sure, Uichard et moi, plus ri^n à nous dire. 

RYSBERGUE 

Tu vois, Richard, comme tu rends ta mère nerveuse... 
et craintive de tout. 

IRÈNE 

Craintive, pourquoi? 

RYSBERGUE, pose son fusil. Il se met entre Irène 
et Richard et le prend par les épaules. 

Voyons... vous avez des querelles ? Ce n'est pas bien. 
Racontez -moi ça, hein? On n'a rien de caché pour moi, 
n'est-ce pas? 

RIGllARD, essayant de rire. 

Des discussions de domestiques, qu'est-ce que ça 
peut te faire? 

IRÈNE, avec un sourire contracté. 

Oui, n'est-ce pas, Richard?... 



ACTE DEUXIEME 279 

RYSBERGUE 

Ce n'est pas bien de ne point me donner la part de vos / 
soucis... C'est donc si grave?... Un gros secret qui vous 
pèse? Dites-le-moi. 

IRÈNE 

Je le raconterai... Viens, sortons. 

RYSBERGUE 

Pourquoi trembles-tu?... mais oui, comme une 
feuille... Oh! comme il doit être lourd et étouffant, ce 
secret-là, et, pour me le cacher; comme il faut avoir 
peur de moi... 

IRÈNE 

Tu es fou. 

RYSBERGUE 

Malheureuse ! Ce secret qui est entre vous, tu ne vois 
donc pas que je le connais maintenant!... (Montrant Richard.) 
Ton fils vient de me le révéler. 

IRENE, dans un cri. 

Que veux-tu dire ? 

RJCHARD, on même temps qu'elle. 

Mère, je ne comprends pas... 

RYSBERGUE, l'interrompant. 

Oui, tu me l'as crié par ton silence, par tes yeux, par 
tout ton brave petit cœur qu'on a offensé et que je 
voyais trépigner de colère, tandis que j'inventais cette 
imbécile histoire pour épier la flamme dans tes yeux!... 
Depuis huit jours, cette folle hypothèse m'était apparue, 
mais ma raison se refusait à l'admettre. Je me disais : 
« Une preuve de la trahison, une preuve logique, il n'y 
en a pas. » Quand je suis entré, là, tout à Theure, vous 
me l'avez donnée subite, effrayante! Oh! votre atti- 



280 MAMAN COLIBRI 

tude!... Oh î tes yeux rouges et glacés de tout à l'heure, 
ce qu'ils révélaient!... Ainsi ton fils était ton confidentl 
tu as sali ton fils de cet aveu, tu le faisais vivre avec ce 
secret! Quelle horreur! (Tout à coup.) Et l'autre, Tautre... 
ah! celui-là, par exemple!... 

ill se précipite vers la porte du jardin. Irène la barre.) 
RICHARD, retenant son pfere. 

Père, père, voyons, du calme... Dans cet état d'agi- 
tation, lu ne serais plus maître de toi!... 

RYSBERGUE, essayant de se dégager. 

Laisse-moi... Je sais où il est! Je vais le rejoindre. 

IRÈNE 

Ne passe pas! Que veux-tu faire? Tu as la coupable 
sous la main... 

RICHARD 

Père! 

RYSBERGUE 

Je suis maître de ma vie et de mon honneur! 

RICHARD, l'entraînant. 

Ton honneur? tu veux dire le nôtre! Père, ce n'est pas 
de ton âge, ni de ton rang, de te colleter avec cet indi- 
vidu. Ressaisis ta dignité : tu seras vengé... 

RYSBERGUE 

Je n'en céderai la joie à personne... Ah! la canaille!... 
Attends un peu, que je le prenne à la gorge, et... 

(Il s'élance. Irène, épouvantée, contre la porte :) 
IRÈNE 

Pas lui... pas lui!... C'est moi qui t'ai trompé, Jac- 
ques!... C'est moi que lif dois accabler de ta colère. 
Pourquoi ne le fais-tu pas? Pourquoi n'as-tupas même 
un cri, une insulte pour celle qui te trahit? 



ACTE DEUXIEME 284 

RYSBERGUE 

Comment oses-tu, malheureuse!... 

IRÈNE 

Eh! oui, je dis que, s'il te restait l'ombre d'amour 
pour moi, tu m'aurais, depuis cinq minutes, jetée à 
terre! Mais tu ne m'aimes plus; alors, tes yeux sont 
fixés au dehors, vers ce petit que vous avez condamné. 
Non, non! c'est moi qu'il faut frapper, Jacques, Jac- 
ques! car c'est moi qui t'ai trahi et, sache-le, c'est moi 
qui me suis donnée librement, volontairement et avec 
joie î... Si après ce cri-là, tu ne me tues pas, — tu n'es 
qu'un lâche 1 

RYSBERGUE 

Je te devine : tu voudrais détourner ma colère sur toi, 
pour que ton amant soit épargné. Non il ne le sera pas, 
il ne peut pas l'être, car il y a ici en cause plus qu'une 
trahison d'amour, en effet... (Montrant son flis) la présence 
lamentable de ton fils en est le témoignage ! Ce qui est 
offensé... et de quelle façon!... pour que nous en soyons 
là, que notre enfant nous écoute et nous juge, c'est une 
chose plus haute que notre amour passé, fini... 

IRÈNE, rinterrompant. 

Notre amour est mort, dis-tu? Ah! cela seul suffît, 
Jacques, que parles-tu d'autre chose? 

• RYSBERGUE 

Si, il y a mon nom, mon honneur, mon foyerl Et, ces 
droits-là, tu vas les connaître, car ils ne font pas grâce. 

IRÈNE 

Depuis une heure, je n'entends parler que de justice, 
de droits de la famille, de devoirs ! On dirait la discus- 
sion d'un traité!... Il n'y a qu'une chose qui compte: nos 
cœurs! Oui, je me suis mal conduite, je t'ai trompé... 

24. 



282 MAMAN COLIBIU 

oui, je suis cent fois coupable de cela... Souffres-tu? 
Alors frappe-moi : je l'ai mérité. 

HYSBERGUE 

Tu fais erreur! Il n'y a pas que ces souffrances ni que 
ces vengeances I 11 y en a de plus hautes. Ce sont celles 
qui naissent des droits acquis de la famille... 

lïŒNE 

Lst famille, allons donc! Vous allez tuer cet enfant 
au nom de la famille et de Thonneur! Des justiciers, si 
c'est cela la famille, alors mensonge, mensonge!.,. 11 
faut une de ces épreuves où la vie vous accule, comme 
vous m'acculez contre des parois effroyables, pour le 
sentir aussi nettement tout à coup! 

in^SBERGUE, à son fils. 

Retire-toi... laisse-nous, ta mère et moi. 

^ (Richard fait un mouvement pour se retirer.) 
IRÈNE 

Pudeur tardive vraiment! Ce fils qui n'allègue plus 
que des droits d'homme, qu'il reste! Il peut entendre 
souffrir la femme, — la mère n'est plus!... 

RYSBERGUE 

Pauvre égarée ! ... tu ne reconnais pas les tiens. . . Si tu 
te voyais!... Tu es comme ces bêtes sous Tempire d'un 
instinct de protection passager qui se précipitent, folles, 
sur ceux qu'elles aimaient la veille, comme sur des 
ennemis imaginaires... 

IRÈNE 

Ce qu'elles défendent, ces bêles, c'est leur. petit, c'est 
leur chair, (a son fiis.) J'ai été pour loi cette bête folle, 
Richard, quand tu étais mon petit. Je n'aurais eu que 
de la piété et de l'amour pour toi — dans n'importe 



ACTE DEU7(IEME 283 

quelle circonstance!.-.. Et ma passion, je t'en réponds, 
aurait parlé plus haut que ne parle maintenant ta jus- 
tice! Je me serais laissé tuer pour toi, sans discuter... 
Maintenant, c'est vous qui faites renaître cet instinct- 
là dans mes entrailles, pour un amour coupable, soit! 
mais que vous me forcez à défendre et que je dé- 
fendrai de toutes mes forces, je vous en avertis... 
Essayez!... 

(Elle s'agrippo à la porto, dressée, presque terrible.) 
RYSHEKCiL'E 

Eh bien, si tu veux être frappée seule, tu le seras! 

IRÈNE 



A la bonne heure! 



RYSBERGUE 



Mais pas comme tu l'entends! Je ne suis point un 
mari qui tue sa femme. Depuis un quart d'heure tu te 
méprends étrangement; les nerfs t'affolent et t'abusent. 
Puisque tu nous reproches comme un crime de vouloir 
châtier ce petit misérable, j'abandonne toute expia- 
tion; sois heureuse! Seulement, puisque aussi tu 
répudies les liens les plus saints de la femme et de la 
mère, puisque tu nous l)afoues et jettes un défi pareil 
aux tiens, à ta famille... hors les lois, hors le monde!... 

IRÈNE 

Ah! le monde!... c'est lui qui m'est égal!.. 

RYSBERGUE, continuant. 

Tu trouveras juste et bon qu'à cette famille tu ne 
fasses plus jamais appel! Elle ne le répondra pas! Tu 
peux partir, si tu le veux... tu romps, mais c'est pour 
toujours! Sache-le... Tu es avertie et tu as encore le 
choix. 



v/ 



284 MAMAN COLIBRI 

IRÈNE 

C'est tout choisi. 



^ RYSBERGUE 



Alors, passe immédiatement ce seuil que tu ne fran- 
chiras plus jamais... (Le poing dressé.) Va-t'cn! va-t'en 

donc! (Il la pousse et referme brutalement la porte du jardin derrière 
elle. — Richard veut s'élancer vers sa mère. — D'un geste impérieux, 
son père l'en empêche.) Toi, rCSte-là!... C'cst fini!... 



ACTE TROISIÈME 



Une maison d'habitation à El-Biar, sur les coteaux d'Al- 
ger. C'est la salle à manger avec vaste ouverture sur le jar- 
din, bourré de roses et de géraniums. Des glycines battent 
au vent sur la porte. Très loin on aperçoit la mer. — Le 
soleil se couche sur Alger. — La salle à manger, à l'orien- 
tale, est tout à la chaux blanche, — avec, seulement, de 
vieilles céramiques qui font le tour de la pièce. On aperçoit 
dans tous les coins, au plafond, des f];uirlandes de fleurs 
fraîches, un peu comme pour les processions. — Des cous- 
sins Liberty mettent partout leur noie acidulée. — Irène 
mange sur une table d'ébène, sans nappe. 



SCENE PREMIERE 

IRÈNE, UiN DOMESTIQUL^ puis LOUISA 
IRENE, à un domestique. 

Lasuite!.. Monsieur ne rentrera probablement plus 
dîner... Je ne comprends pas... Il n'avait pas averti? 

LE DOMESTIQUE 

Non, madame. 

IRÈNE 

A quelle heure le cocher avait-il ordre d'aller cher- 
cher monsieur? 

LE DOMESTIQUE 

Comme d'habitude; il devait être à la caserne à cinq 
heures. 

IRÈNE 

Quelle voiture Jean a-t-il prise? 



286 MAMAN COLIBRI 

LE DOMESTIQUE 

La Victoria, madame, attelée à doux. 

IRÈNE 

A la bonne heure î Avec un seul cheval nous avions 
mis plus de vingl-cinq minutes pour monter d'Alger, 
le même temps que par le tramway, (a Louisa qui entre.) 
Ah ! Louisa, est-ce que vous avez mis le manteau de 
monsieur dans la Victoria? Je vous l'avais recommandé. 
Il fait un peu froid quelquefois au tournant d'El-Biar, 
avec le vent de la mer qui monte. 

LOCISA 

Non, madame. Monsieur m'a attrapée la dernière 
fois, en me disant qu'unmacfarlane ce n'était pas d'or- 
donnanc(\ et qu'il n'était pas un soldat en sucre. 

IRÈNE 

Si, si... voilà où est son erreur. Enfin! Pourvu qu'il 

n'attrape pas mal ! (Tout en mangeant, elle regarde la pendule.) 

Huit heures... 11 ne dinera pas. C'est dommage. 

LOUISA, s'approchant de la table. 

Madame s'ennuie à dîner seule? 

IRÈNE 

Oh! ce n'est pas pour ça. Je lui avais fait faire des 
sorbets à l'orange qu'il aime tant. 

LOCISA 

Madame se trompe ; il ne les aime pas à l'orange. 
C'est à la viplette qu'il les aime... Madame ne se sou- 
vient pas? 

IRÈNE 

C'est vrai. Suis-je bète!... Eh bien, alors tant mieux, 
vous voyez, qu'il ait dîné à Alger ! Il y a une providence, 



ACTE TROISIEME 287 

évidemment. (Au domestique qui passe un plat.) Qu'est-Ce qXXQ 

c'est que ça? 

LE DOMESTIOUK 

Ce sont de petites pommes de terre de la propriété. 

IRÈNE 

Du jardin? (A la femme de chambre.) Admir»ible! Croyez- 
vous, Louisa, quelles amours! Est-ce qu'elles sont 
aussi petites quand elles sont vivantes?... Jamais je 
n'aurais cru que noire jardin produirait comme il pro- 
duit. Faudra envoyer ça au concours agricole d'El-Biar. 

(Montrant les fe'-uirlandes aux quatre coins do la pièce.) POUTVU qu'ii 

rentre, monsieur... Nous en serions j)Our nos frais. 

LOUISA 

Ah! oui, les lampes de fleurs! Madame peut être Iran- 
quille; monsieur rentrera. 11 a sûrement demandé la 
perniis&ion de minuit puisqu'on doit voir, ce soir, à 
Oiize heures Irente-cinq, la fameuse éclipse de lune, avec 
miss Deacon et sa mère. Madame se souvient? 

IHÈNE 

C'est vrai. Je n'y pensais déjà plus! Dieu, que c'est 
ennuyeux! Voilà ma soirée gàlée. H y a trop d'Améri- 
caines à El-Biar. Il y qi trop d'Américaines partout 
d'ailleurs. Je vous demande un peu pourquoi toutes les 
Américaines ne restent pas en Ainérique! (On entend dehors, 

du coté du jardin de lointains bruits de voix rieuses.) ïenCZ, éCOUtCZ- 

làl « Play ». Comment, elles jom*nt encore au tennis à 
huit heures du soir?... Enfin I je leur pardonne les 
bruits qui viennent de leur jardin, à cause de l'odeur de 
leurs vieux orangers. En ce moment, c'est exquis... 
Vous sentez, Louisa? 

LOUISA 

Ohl madame, moi, la fleur d'oranger, ça ne m'em- 
balle pa^. Je trouve qu'on fait beaucoup de chichi pour 



288 MAMAN COLIBRI 

cette fleur-là. Je me disais toujours que ça devait être 
mieux sur les arbres que sur les robes de mariage, 
mais depuis que j'en vois tant, je trouve que ça fait 
encore bien mieux sur les robes de mariage. 

IRÈNE 

C'est une opinion de couturière qui a sa poésie. En 
attendant, tournez le bouton pour voir si l'électricien a 
bien donné le courant. 

(La femme de chambre tourne un bouton électrique. Toutes les 
guirlandes s'embrasent.) Les lampes sont cachées dans les 
fleurs.) 

LOUISA 

Oh! ce sera superbe, madame, quand il fera tout à 
fait nuit. 

IRÈNE 

N'est-ce pas? c'est assez réussi... 

LOLI-A 

Le jardinier a eu beaucoup de mal à se procurer les 
ibiscus et autant de bougainvilleas. 

IRÈNE 

Oh! j'entends la voiture. Vile, voilà monsieur, étei- 

UinG'A. (l.ouisa éteint les guirlandes. — Irène se lève. Elle va sur le seuil, 
el iait des gestes en l'air avec sa serviette.) Eh bien, quoi,'Chéri?... 

tu as dîné? 

LA VOIX DE GEORGET, dehors. 

Ne m'en parle pas ! Cette brute de margi à qui il 
a fallu que j'offre à dîner!... Je me sauve seulement à 
la minute... Oui, oui, vous pouvez dételer. A minuit .. 
le cheval alezan... 



ACTE TROISIÈME 280 

SCÈNE II 
IRÈNE, GEORGET 

(Il est en uniforme de chasseur d'Afrique. A son entrée, Trône se recule et 
part d'un grand éclat de rire. Georget fronce les sourcils.) 

IRÈNE 

Ecoule, je ne peux pas encore m'y habituer!... Ne rre 
gronde pas, je ne le fais pas exprès. Mais ils ont Tair de 
l'avoir déguisé, mon pauvre amour!... 

GKORGET, vexé. 

Tes plaisanteries tombent à pic! 

IRÈNE, so jetant à son cou. 

Pardon, pardoUj petit tré-or, je ne recommencerai 
plus. Je te jure que c'est la dernière fois... Je serai 
bien sage!... puisque je te le jure! Il n'y a pas de ma 
faute. Moi, je n'ai pas l'esprit militaire... Tu com- 
pcends, dans mon cœur, je te vois avec des grandes 
soies bleu pâle, comme un jeune seigneur de Van 
Dick... alors!... 

GEORGET 

Justement... je finirai par avoir l'air d'un mililaire 
d'opéra-comique, en conciliant les goûts d*^ ma maî- 
tresse et ceux de ma patrie... 11 vient de recevoir un 
savon de son colonel, ton Van Dick... qui se porte bien ! 

IRÈNE 

. ÎVon?... Pourquoi? Quel toupet!... 

GEORGET 

Il m'a dit que je dépassais la mesure, qu'il n'avait 
jamais vu un soldat se faire amener au quartier, en voi^ 
ture à deux chevaux. 

25 



290 MAMAN COLIBRI 

IRÈNE, avec indignation. 

Il voudrait peut-être que tu ailles à pied d'El-Biarl 
Vieille baderne I... Je connais justement la cousine du 
gouverneur qui est très en cour et je... 

GEORGET, l'interrompant. 

Oh! non, non I je t'en prie!., ne t'en mêle pas. Avec !a 
compréhension des choses militaires!.. Et puis le colon 
m'a encore dit qu'il savait que je jouais beaucoup dans 
les cercles et que ma maîtresse s'affichait trop avec moi. 

IRÈNE 

Il ne voudrait pourtant pas que je m'affiche avec un 
autre pour lui faire plaisir. 

GEORGET 

C'est ce que j'ai failli lui répondre. Il m'a encore dit 
que lorsqu'on portait un nom illustre comme le mien 
dans les fastes de l'armée, etc., etc.. 

IRÈNE 

Alors, qu'as-tu répondu? 

GEORGET 

J'ai répondu que, précisément, je me conduisais 
comme un fils de famille doit se conduire au régiment, 
et que si on voulait républicaniser l'armée, j'étais décidé 
à m'y opposer, en ce qui me concerne, dans la mesure 
de tous mes moyens. 

IRÈNE 

Alors, il t'a flanqué quinze jours de salle de police? 

GEORGET 

Non. 11 a souri. La politique m'avait sauvé encore 
une fois !... Du coup, j'ai offert prudemment à dînerau 
margi... je me suis sauvé aux liqueurs et me voilà... 



ACTE TROISIÈME 291 

El au lieu des effusions bien naturelles que j'attendais, 
je reçois... 

IRENE, se rejetant à son cou. 

Si on peut dire ! D'abord, au fond, tu es charmant 
de la sorte. C'est autre chose. Tu as du chic. 

GEORGET 

C'est ce qu'on me dit tous les jours dans la rue. 

IRÈNE , 

Et puis, il faut bien se blaguer un peu, hein? On ne 
peut pas toujours être. sérieux. 

GEORGLT, avec timidilé. 

Enfin... je vais passer un veston, tojt de même... 
(Mouvement de rire d'Jrène.) Mais simplement parce que je 
suis couvert de poussièrt\ La route était un tourbillon, 
avec le vent du soir. Réserve moi un peu de dessert. 

{Sapprochant delà table.) C'cst bon ça? 

IRÈNE 

Tu m'en diras des nouvelles. Va... 

GEORGET, sort en appelant le domestique. 

Charles ! 

SCÈNE III 
IRÈNE, LOUISA 

IRÈNE, à Louisa qui est rentrée. 

Monsieur n'a pas remarqué les fleurs... tant mieux 

(Louisa a un grand carton sous le bras; elle le déballe.) Qu'CSt-CC qUC 

c'est ?^Eiie s?ipproche.) Ah 1 Icsécharpes égyptiennes... Enfin ! 
La bonne femme vient de les apporter? 



292 MAMAN COLIBRI 

LOUISA 

Elle a dit que madame choisisse celle qu'elle voudra. 
Elle en a mis trois. 

(Irène en essaye une. Elle a défait son peignoir léger.) 
IRÈNE 

TeDez,aidez-moi. Voilà comment on l'accroche, sur la 

poitrine... (Pariant à la porte ouverte, par où Georget est sorti.) GcO, 

on m'a apporté de vieux voiles de mariée égyptiens. 

VOIX DE GEORGET 

Ahiparfail! 

IRlCiNE 

Tu verras comme ils sont exquis!... Celui que j'essaie 
•sentie benjoin et l'encens. Il a servi sûrement... lia 
couvert d'autres épaules... et s'en souvient. 

LOUISA 

Ben, vrai, le drôle de voile de noces! 

IRÈNE 

On les porte ainsi... là-bas. 

LOUISA 

Il ne ressemble guère aux nôtres... quand je dis aux 
nôtres... je veux dire, du moins, celui que... par 
exemple... madame... 

IRENE, vivement. 

Oui... oui... C'est celui-là, voyez-vous, rose et 
argent, avec toutes ses étoiles, que je garderai... 
Vous rendrez les autres. 

LOUISA 

C'est le plus joli. 



ACTE TROISIÈME 293 

IRÈNE, serrant d'un joli mouvement sa gorge nue sous le voile rose, 
et les yeux voluptueusement clos. 

Je ne sais pas, mais c'est le mien. (Entendant les pas de 
Georget.) Attention!... à la manœuvre!... Une, deux... 
trois... 

(Les fleurs se rallument, partout.) 

SCÈNE IV 
Les Mêmes, GEORGET 

IRÈINE, battant des mains. 

Qu'en dis-tu? 

GEORGET 

Épatant! c'est féerique!... et d'une couleur adorable... 

' IRÈNE 

J'ai fait arranger ça, ce matin, par l'électricien qui est 
venu poser les fils de la salle de bain... Tu vois, c'est 
très simple, des ampoules dans des fleurs. 

GEORGET 

Mais il fallait avoir le goût de l'assortiment. 

IRÈNE 

Voilà! Je n'ai rien à faire pendant que tu es à la 
casei*ne... il faut bien que je m'amuse... Et maintenant, 
mange! Tout à Theure tu n'aurais plus faim. Qu'est-ce 
que tu guignais? 

GEORGET, s'approchant de la table et montrant un fruit. 

Ça. (Puis désignant du doigt la gorge d'Irène entr'ouverte sous le 
voile.) Et ça... 

IRÈNE, lui servant le fruit. 

Prends. (Puis elle s'approche de lui le cou levé.) Et prends. 
(Il l'embrasse sur un coin de chair rose. 

25. 



294 MAMAN COLIBRI 

GËOHGËT, après s'être assis à la table. 

Ah! qu'il fait bon d'être chez soi, tout de même! Je 
me sens une âme bourgeoise que mon pays, hélas, ne 
sait pas apprécier. 

IRÈNE 

Oui... Qu'on est heureux, dis? Je ne rêvais pas 

un tel bonheur. (Tout à coup effrayée de ce qu'elle a dit.) Mon 

Dieu, touche du bois, vite ! 

GEORGET 

Le pied de la table?... C'est bon tout de même?... 

TRÉNE 

Tiens, pourquoi pas! 

GEORGET 

Alors, tu ne te fiches plus de ton pauvre bleu? 

IKÈiNE 

J'ado/e le bleu. 

GEORGET 

Terrible! Qu'est-ce qui te rend si bête?... 

IRÈNE 

L'amour! le pauvre, absurde et doux amour!... Ah! 
l'heure adorable, chéri! Je les goûte en avare, ces 
heures... Je les respire comme des pêches... Voilà notre 
soir, noire beau soir qui monte, qui entre par les 
fenêtres... Le coucher du soleil arrive en même temps 
que toi, tous les jours; c'est un phénomène naturel 
dont il me semble que je ne pourrai plus jamais me 
passer, quand tu auras fini ton service et qu'il nous 
faudra quitter mon paradis potager et ma colline et 
tout ce que je lui laisserai !... 

GEORGET 

Rien ne nous obligera à nous en aller, d'ailleurs... 



ACTE TROISIÈME 295 

IRÈNE 

Si. Vois-tu, il y a des forces supérieures à nous- 
mêmes qui nous chassent toujours en avant... En avant! 
Il faudrait pouvoir arrêter les minutes ineffables! On 
les prolonge, mais ce n'est plus la même chose I Jamais 
plus je ne retrouverai ce moment unique, bête et char- 
mant de ton existence, qui est un signet si étonnamment 
précis parmi les feuilles éparses des années... Arrête- 
toi donc, soleil ! 

GEORGET 

Si tu y tiens absolument, je peux faire trois ans de 
service, tu sais?... Ma galanterie ne connaît pas de 
bornes. 

lUÈNE 

Bah! après cela, ce sera autre chose... d autres 
formes de nous-mêmes... Mange va, mon petit! 
mange, ne m'écoute pas radoter. J'aime te voir avoir 
faim, avoir bien faim... Tiens, encore un fruit, tu 
veux? 

GEORGET 

Il est de chez nous? 

IRÈNE, extasiée. 

De chez nous! comme tu as bien dit cela!... oui, dé 
chez nous, de notre boîte... Avoue qu'elle est exquise 
notre maison, quand on la voit de la route en mon- 
tant. . Elle dit bien ce qu'elle est, hein? Elle est positi- 
vement plus tendre que les autres dans le feuillage... 
avec le bruit gai de sa fontaine et de ses oiseaux... 

GEORGET 

Tu es lyrique, mais juste. 

IRÈNE 

Je suis lyrique parce que je réalise un rêve... le 



296 MAMAN COLIBRI 

grand, grand rêve! Je suis lyrique pour la maison, 
parce que je n'en ai jamais eu qu'une : celle-ci. 

GEORGET 

Ingrate! Et les nôtres d'avant?... Elles ont eu leur 
bon. 

IRÈNE 

Non, non, elles n'existaient pas : nous n'y étions 
pas ensemble; nous les volions... Ces choses-là se 
passaient avant moi, je ne m'en souviens pas... je ne 
me souviens de rien... Maintenant seulement j'existe... 
Mon corps est nouveau. Il me semble que je vivais 
dans des gaines, à l'ombre... maintenant tout moç^êlre 
est libre. Je pousse... La cosse est. craquée. 



oneire 

paraît > 



GEORGET, montrant en souriant sa robe lâche, où elle paraît 
effectivemeot très nuo. 

Et bien craquée encore!... Je ne m'en plains pas... 
C'est vrai, lu es autre, tu n'es plus la même maî- 
tresse... Ce n'est pas l'hiver dernier, dans tes salons 
de l'avenue Friedland, que tu aurais osé une toilette 
pareille. 

IRÈNE 

Ajoute tout de suite que je m'encanaille!... Ah! si tu 
savais la joie que j'éprouve! Je peux dire à mes 
bras : vous êtes libres d'être nus, d'êlre beaux, d'être 
roses, ne vous gênez pas... Ces petits doigis-là crai- 
gnaient les bagues trop chargées; ma gorge, les par- 
fums trop forts... Maintenant, je ne suis plus que de 
"l'amour. J'ai les ongles trop faits, les veines plus pou- 
drées, les vêtements indécents, communs et lâches... et 
je laisse aller tout le corps, libre, heureux de ta maî- 
tresse, comme un bouquet trop serré qui se dénoue tout 
à coup. Dieu qu'il fait bon! 

GEORGET 

Ah! quelle griserie monte de loi et de tes paroles! 



ACTE TROISIÈME 297 

Oui, c'est autre chose... Tu vous laisses dans une 
atmosphère extraordinaire qu'on emporte, ensuite, avec 
soi, partout, et qui enivre les heures les plus banales 
de la journée .. à ce point que... 

IRÈNE 

Que d'autres en profiteraient? 

GEORGET 

Non... mais presque. (Le domestique entre.) Prends garde! 

IRENE, sçins détacher ses bras du cou de Georget.) 

Par exemple ! . . . c'est un souvenir d'esclavage ! Prendre 
garde, à quoi? Laisse-moi savourer en paix les privi- 
lèges de mon déshonneur. 

(Elle reste enlacée, devant le domestique.) 
GEORGET 

Qu'est-ce que c'est? 

LE DOMESTIQUE 

Un livre que mademoiselle Deacon envoie à monsieur. 

GEORGET 

Ahl au fait!... (a Irène.) Oh I rien... un roman dont elle 
me parlait hier et qu'elle avait promis de me prêter. 
C'est sans aucune importance... Pourquoi t'en vas-tu? 

IRÈiNE 

Moi? je ne m'en vais pas... 

GEORGET 

Si, pour une raison ou une autre, tu trouves qu'on se 
voit trop... 

IRÈNE 

Mais tu es fou, chéri ! 



298 MAMAN COLIBRI 

GEORGE r 

Non, non, tu as liqué quand on a apporté le livre. 

IRÈNE 

Je n'ai pas liqué du tout. Tu te trompes mon 
chou... Que veux-tu que ça me fasse? Je la trouve char- 
mante, notre voisine... très distinguée... un peu snob, 
mais charmante. 

GEORGET 

Oui, un peu snob... Il faut penser qu'elle est cousine 
par alliance du président des Etats-Unis. Elle croit que 
cela lui crée des titres au respect des mufles. 

IRÈNE 

Je ne l'aurais pas reçue chez moil... Il est vrai, qu'elle 
n'en sait rien!... La chose, précisément, que je trouve 
étrange, c'est que des gens aussi bien élevés qu'elle et 
sa mère, mettent tant d'insistance à frayer avec nous. 
Enfin, elles ne peuvent pas se faire d'illusion, fran- 
chement, sur notre situation irrégulière?... S'il est une 
union qtii ne laisse pas flotter de doutes, c'est la nôtre... 
Alors? 

GEORGET 

Oh! les américains, tu sais... En pays étranger, ils 
ferment les yeux devant nos mœurs de sauvages... 

IRÈNE 

Les jeunes filles ne ferment jamais les yeux dans 
aucun pays, mon cher; excepté quand elles sont en 
quête d'un mari et d'un titre... Un parti pour toi, tiens! 

GEORGET 

Méchante I je n'aime pas ce genre de plaisanteries de 
mauvais goût. 

IRÈNE 

Je m'amuse. Tu peux voir miss Deacon tant que tu 
voudras, ici, chez elle. Je ne suis pas jalouse; tu le sais 



ACTE TROISIÈME 299 

bien, cher chéri. Je suis même très heureuse qu'elles 
viennent ce soir, nos voisines, car elles vont venir, tu 
sais, pour... la machine, là... 

(Elle montre le ciel.) 
GEORGET 

Je sais. On ne m'a accordé la permission de minuit 
iqu'en faveur de cet événement. 

IRÈNE 

C'est curieux, une éclipse? Je ti'en ai jamais vue. Ça 
m'impressionne... 

GEORGET 

Il faut avoir vu ça. Puis, c'est une distraction. 

LOUIS A, entrant par le jardin. 

Madame, voilà madame Ledoux qui arrive à la grille. 

GEORGET 

ZutI 

IRÈNE 

Pourquoi? 

GEORGET 

Cette vieille roulure m'insupporte... 

IRÈNE 

Georges! 

GEORGET 

Vrai, je ne comprends pas cette relation... ni ton 
intimité avec un laissé pour compte pareil!... 

IRÈNE 

Dame! je ne peux plus recevoir de princesses main- 
tenant... que celles qui ont épousé leur chauffeur. J'aime 
mieux madame Ledoux. Elle est très bien; c'est une 
philanthrope; elle a admirablement monté — et avec 
son seul argent — cette fabrique de tapis orientaux 
pour rapprendre aux petits arabes leur art et leur 
industrie... C'est très louable, et très artiste. 



300 MAMAN COLIBRI 

GKORGET 

Ce qu'elle a turbiné ! On m'a raconté sa vie. . . quelqu'un 
qui Ta connue... Elle en a fait des frasques, dans son 
temps! Elle a été la maîtresse du prince Grimaldi, 
paraît-il, à qui elle doit sa fortune; elle a été célèbre 
dans la diplomatie à Vienne, et c'est un peintre, avec 
lequel elle était venue ici, qui lui a laissé le goût des 
arts... Le nom bien calme et bien sage de Ledoux, 
qu'elle honore, ne Ta pas protégée contre les orages de 
son tempérament. C'est un admirable échantillon. 

IRÈNE) assise et lançant au loin une bouffée de cigarette. 

Pasbienrare, va, maGetle !... Dans tous les faubourgs 
élégants des grandes villes cosmopolites, sur toutes les 
hauteurs des beaux points de vue, il y a de ces vieilles-là. 
On en rencontre toujours. Ce sont des ruines errantes 
qui ont voulu bâtir leur dernier refuge sur un beau site 
autrefois admiré en passant, dans les époques de joie... 
Elles s'en souviennent et alors elles y viennent mourir. 
Il yen a comme cela en Suisse, en Algérie, ailleurs... 
C'est toujours sur un coteau où il y a des villas et un 
joli cimetière... Madame Ledoux m'est infiniment sym- 
pathique. 

(Elle sourit, rêveusement, en regardant une volute do fumôe qui 
s'en va vers la fenêtre.) 

SCÈNE V 

Les Mêmes, MADAME LEDOUX 

accompagnée de deux petites flUes arabes qu'elle pousse devant elle. 
MADAME LEDOUX 

Je VOUS avais promis de vous amener deux de mes 
jeunes élèves... Vous voyez que j'ai tenu parole. 

IRÈNE 

Ce sont des petites filles? 



ACTE TROISIÈME 301 

MADAME LEDOUX 

Authentiques. (Aux petites.) Et montrez tout de suite à 
madame vos échantillons. Voyez, nous vous avons 
apporté des échantillons de notre travail. 

IRÈNE 

Comment 1 elles font déjà des choses aussi compli- 
quées? 

MADAME LEDOUX 

D'après les vieux dessins arabes. Il faudra, vraiment, 
que vous veniez un jour, à la fabrique, les voir, attablées 
derrière leurs métiers. (Aux petites.) Qu'est-ce qu'on dit, 

allons? Goul'eS-Salam? (EUes murmurent quelques mots arabes 

avec gravité :) « Msal-l-rheir, ialalla. Ouach h'alek. » 

IRÈNE 

Elles sont mignonnes tout plein. 

MADAME LEDOUX 

Et faites le salut... Voilà... 

IRÈNE 

Elles ne disent pas un mot de français? 

MADAME LEDOUX 

Elles savent dire boujou. Et puis elles chantent aussi 
quelques petites chansons... 

IRÈNE 

Oh! qu'elles nous en disent unel 

MADAME LEDOUX 

Chantez, à la dame, Thirondelle de Mustapha. 

26 



302 MAMAN COLIBRI 

LES PETITES chantant. 

Ta t'en vas la z'hirondelle, 
Tu t*en vas la z'hirondelle, 
Dis bouzou à Mustapha, 
Dis bouzou, bouzou, bouzou. 



(Trène rit] 



IRÈNE 

Georges, veux-tu les mener à la cuisine; tu leur feras 
verser un verre de sirop et donner des gâteaux. On 
peut?... 

MADAME LEDOUX 

Si vous voulez. Vous êtes bien aimable. 

GEORGET, avec un souverain mépris tout militaire. 

Allez, oust, là, le gourbi! Inaaldinoummek !... 
Croyez-vous que je parle bien arbi!... (Se retournant, 
à Irène.) Je vais passer chez les Deacon leur demander 
à quelle heure elles comptent venir. 

IRÈNE 

Mais cerlainement, mon loup... 

SCÈNE VI 
IRÈNE et MADAME LEDOUX, seules. 

IRÈNE 

Eh bien, ça marche avec la petite Deacon, ça marche 
même à pas de géants. Qu'est-ce que je vous disais?... 

MADAME LEDOUX 

Saprelotte, ne vous mettez donc pas martel en tête 
pour quelques peccadilles... 

IRÈNE 

Ils en sont déjà loin. Tenez, vous n'avez ps 



ACTE TROISIÈME 303 

remarqué que je jouais très incidemment avec ce livre, 
mais sans le lâcher, pendant que nous causions... Il 
était très ennuyé ; il aurait bien voulu me le prendre. .> 
C'est un livre qu'elle vient de lui envoyer, à lui... Je 
suis sûre que, si nous l'ouvrons, nous trouverons quelque 
raison à cet envoi... (Eiie ouvre le livre.) Tenez... une page 
cornée... une phrase soulignée : « Prenez garde, 
Tamour d'une jeune fille ressemble à ces eaux qui ne 
sont tuop froides que parce qu'elles sont pures... » 

Hypocrite, va! (Elle furète encore dans le livre.) Et là, tCUCZ, 

tenez... comme par hasard... sa photographie!... oubliée 
là-dedans pour qu'il la prenne. (Kiiea un mouvement mipuisif, 

comme pour jeter le livre. Elle se reprend et le pose, avec douceur, sur 

la table.) AUous, remettons tout en place... Il ne faut pas 
déranger les nids qui se forment. 

MADAME LEDOUX 

Vous pleurez ? 

IRÈNE 

C'est possible... J'ai regardé ma main depuis hier... 
Ça m'inquiétait ce que vous m'aviez dit... c'est vrai 
qu'elle est très coupée, la ligne de chance! 

MADAME LEDOUX 

Seulement, elle est longue. 

IRÈNE 

Oui, mais il y a des barres, des routes, toujours de 
petites routes sèches et ravinées qui traversent... et ça 
s'en va... ça s'en va... La première, c'est peut-être celle 
de maintenant, dites?... Elle est plus creuse... plus 
impressionnante. . . 

MADAME LEDOUX 

Voyons, vo.us n'allez pas croire à ces calembre- 
daines ! Je m'amusais... Ne restez pas ainsi, votre 
petite main tendue... Elle a l'air de demander l'au- 
mône. 



304 -MAMAN COLIBRI 



IRÈNE 



Au destin, madame Ledoux, au destin... elle 
demanxle[sa pauvTe aumône! (EUe soupire : un temps.) Dites? 
dites?... Est-ce dur, la vieillesse?... 

MADAME LEDOUX, éclatant de rire. 

Mais c'est très impoli ce que vous medemandez-làl 

IRÈNE 

Vous ne m'avez pas comprise. 

MADAME LEDOUX 

Si, si, allez... je ne m'illusionne même point. Vous 
avez été attirée par moi, moins à cause de notre voi- 
sinage, qu'à cause de ma « légende »... Ah!... 
la mère Ledoux! Ce qu'elle représente pour vous!... 
Vous interrogez ce vieux visage, autrefois caressé... 
C'est le pressentiment de vous-même qui vous attire... 
Eh bien, ma petite, on ne vous a pas trompée. J'ai 
aimé... j'ai étreint... j'ai désiré... un peu de tout... 
pêle-mêle... Ça été exquis et féroce... Et il y a encore 
des jours oh ce tas de souvenirs, ça plaque, là... 
comme une brûlure... Oui, c'est très dur, la vieillesse. 
Rien ne guérit et tout y sèche. 

IRÈNE 

Oublie-t-on? 

MADAME LEDOUX 

Bien peu... bien peu!... 

IRÈNE 

Est-on hanté? 

MADAME LEDOUX 

Ce sont les beaux jours qui font le plus de mal... 



ACTE TROISIEME 305 

IHÈNE, fronçant les sourcils, avec angoisse. 

Taisez VOUS, taisez-vous, c'est affreux!... (Un silence.) 
Cependant, la résignation?... 

MADAME LEDOUX, secoue la tête. 

Pas nous. 

IRÈNE 

Chut!... chut! 

(Elle se met les mains sur le visage.) 
MADAME LEDOUX, troublée, essayant de vivifier la conversation. 

Laissez-moi rire ! Vous en êtes encore à la plus belle 
période de la vie... La durée d'un collage comme le 
vôtre, — passez-moi le mot, — avec votre beauté, ces 
yeux-Ià et cette bouche, mais ça doit vous mener dans un 
fauteuil, à la cinquantaine!... Dame, c'est déjà beau!... 
Alors, vous pourrez commencer à vous inquiéter des 
petites frimousses qui passeront... Mais jusque-là, lais- 
sez-moi rire! Qu'elle vienne celle qui s'y frottera!... 

IRÈNE 

Elle approche, elle approche!... Oh! ce n'est pas 
plus la petite Deacon que je désigne .. elle ou une autre 
qu'importe!... Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'elle doit 
venir; c'est fatal, c'est mathématique... Lui aussi, mon 
petit Georget, il faut qu'il aille vers la vie!... 

MADAME LEDOUX 

Que ne vous ètes-vous dit cela un peu plus tôt!. . 
Vous vous seriez peut-être évité bien des tracas. 

IRÈNE 

Madame Ledoux, écoutez bien ceci : ma famille, mes 
enfants, mon mari, une situation mondaine unique... 
j'ai tout brisé, sans une hésitation, parce qu'il était 
en danger, lui, le gosse... J'ai bondi vers lui... Eh 
bien, c'est à peine croyable , cette chose énorme qui a 



306 MAMAN COLIBRI 

broyé à jamais, d'un coup, plus de vingt ans de ma 
vie, et toute Téconomie de mon bonheur à venir, 
je l'ai accomplie — écoutez bien cela — sans une lueur 
d'espoir, avec la certitude absolue de sombrer tout de 
suite. Je me suis dit clairement, nettement, comme on se 
suicide : cela va être une seconde, une heure, je vais atta- 
cher ma vie à la course de ce jeune fou léger, qui me bri- 
sera de suite... Une seconde, mon Dieu, une seconde!... 
Et d'avoir vécu cette seconde-là, voyez- vous, je renon- 
cerais facilement au paradis, tant elle a été divine!... Il 
peut me martyriser, le cher ange, que je devrais lui 
dire encore : merci pour ta .grâce et ta beauté... merci 
d'avoir fait sortir de moi ce dernier parfum dont je t'ai 
marqué pour la vie, merci, merci!... 

MADAME LEDOUX 

Vous n'en êtes pas là, je vous répète, que diantre!... 
Votre liaison a déjà pas loin de deux ans d'existence... 
deux ans, ça compte... Des habitudes prises... Si vous 
savez être habile, roublarde même... entretenir vos 
charmes... Moi j'ai bien mis quinze ans à crouler... Puis 
il y a les trucs!.. . Tenez si vous êtes sage, j'ai une 
recette pour la peau... 

mÈNE 

Ah! Dieu!., lutter? lui apporter, à côté du jeuâf 
visage, contre lequel il faudrait combattre, mon visage 
à moi d'année en année flétri, contracté... lui exhiber 
chaque matin ma consomption, être la vieille maîtresse 
qui s'accroche et qui dispute âprement ses rognures de 
bonheur... jamais... jamais I... Il a vingt-deux ans, j'en 
ai quarante. Que voulez-vous faire à cela? C'est une ruine 
mathématique, une lutte sans merci ! ... A quoi bon la pro- 
longer jusqu'à l'horreur?... Quoi, ma belle image rem- 
placée dans ses yeux par une caricature?... Oh! la ran- 
cune sourde... la porte de la maison qu'on ouvre avec 
humeur... le regard mauvais qui guette la grimace de 



ACTE TROISIEME 307 

VOS chairs... Dieu! mon pauvre amour, mon grand 
amour devenu,., ça? Jamais, vous dis-je, jamais! Non, 
non, partir à temps, s'enfuir... Je saurai lui laisser 
le souvenir d'une aventure exquise, d'une image 
adorable à laquelle il pourra toujours penser d'une 
façon reposante, sur laquelle ne planera pas le sou- 
venir même d'une scène, d'une rancœur... Que le 
cadavre de cet amour-là me survive!... alors, voyez- 
vous, de loin, je m'imaginerai que je ne suis ni vieille, 
ni morte pour lui... et je serai consolée. 

MADAME LEDOUX 

Ce qui veut dire? 

IRÈNE 

Qu'un jour, je ferai mon paquet, simplement, sans 
phrases. Il n'entendra plus jamais parler de moi... 
voilà tout... Il ne m'aura pas vu faire autre chose que 
sourire et l'adorer. 

MADAME LEDOUX 

Oui, de l'ouvrage bien propre... pas de déchet... 
beau rêve!... On n'en a pas la force I On se retient, 
on espère toujours être la plus forte. Le cœur vous 
cloue. 

IRÈNE 

Eh ! parbleu, je devine bien que, lorsque l'heure arrive, 
rien ne doit empêcher les grincements de dents, les 
mains tordues : « Pitié, pitié pour ta vieille chérie !... » 
Brr... Aussi ai-je préparé d'avance ma retraite. Ce qui 
doit vous perdre c'est d'attendre. Voilà la gaffe. Il y a un 
instant où il faut partir, net, en cinq minutes. Eh bien, 
vous me croirez si vous voulez, je suis prête à quitter 
la maison demain, s'il le fallait. Tout est préparé.- 

MADAME LEDOUX 

Pour le coup vous m'estomaquez, ma petite!... 

(Irène va à un secrétaire, l'ouvre avec une petite cié et en tire une 
lettre.) 



308 MAMAN COLIBRI 

IRÈNE 

Savez- VOUS ce que c'est, cela? Regardez lasuscrip- 
tion. 

MADAME LEDOUX, lisant. 

A Georges de Çhambnj,,. 

IRÈNE 

•% 

C'est ma lettre d'adieu... Oui, je l'ai écrite, cette 
letkre, d'avance^ maintenant que je pouvais encore 
récrire... Après, au moment voulu, je n'aurais pas pu, 
vous avez raison, je le sens... C'est des cris, des injures, 
des supplications égarées que j'aurais mises là-dedans. 
Tandis qu'il y trouvera tout le cœur pur de celle qui 
l'aura tant aimé... 

MADAME LEDOUX 

Étonnant de sang-froid... mais imprudent. On fait 
d'excellents replâtrages; si vous partiez, tout étant 
encore réparable? 

IRÈNE 

Il y a des rides qui ne sont plus réparables... 

MADAME LEDOUX 

Vous vous supprimez peut-être dix ans de bon, avec 
ce système-là 1 

IRÈNE 

Enfant!... Faut-il vous dire que je ne m'en irai que 
sûre et certaine que le coup de cloche est sonné?... 
quand je ne pourrai plus m'empêcher de crier I... J'éco- 
nomiserai, jusque-là, ce que je pourrai de bon temps... 
Oh ! le coup de cloche !... On ne s'y trompe pas, allez! 
Le sinistre coup de cloche! Partir, laisser la place à 
d'autres!... comme dans la chanson, tenez que chan- 
tait tout à Theure votre petite... 



Ah! oui. 



ACTE TROISIÈME 309 

MADAME LEDOUX 

(Fredonnant.) 

Tu t'en vas la z'hirondelle, 
Dis bouzou à Mustapha. . 

IRENE, souriante. 

Avec cette différence que la vieille hirondelle partira 
seule, infiniment seule. Et encore ceci : que ce n'est 
point Thiver qui la chassera... 

MADAME LEDOUX 

Et que sera-ce alors ? 

IBENE, montrant la porte où apparaît miss Deacon à ce moment. 

Mais le printemps! 

SCÈNE VII 
Les MÊMES, MISS DÈACON, GEORGET 

MISS DEACON, entrant, suivie de Georget, et écartant d'un joli geste 
les glycines de l'entrée. 

Bonjour, madame... je n'entre qu'une seconde... 

IRÈNE 

Mais comment donc 1... 

MISS DEACON 

J'ai accompagné votre mari jusqu'au bout du jardin, 
je me sauve I 

IRENE, bas à madame Ledoux. 

Mon mari... Gredine, va!... 



310 MAMAN COLIBRI 

MISS DEACON, c'est une jolie filJ© de vingt ang, pâle et fine, 
avec des sveltesses de lévrier. 

Je venais seulement vous prier moi-même, de la part 
de ma mère, de venir chez nous, tout à l'heure, pour 
l'éclipsé. Nous la verrons bien mieux de la terrasse de 
notre maison et ma mère a été forcée d'inviter une 
dame que vous ne connaissez pas, la présidente d'une 
œuvre très intéressante à Londres, la Ligue des Repentirs 
momentanés. 

GEORGET 

J'ai pensé que cela ne t'ennuirait pas d'accepter l'in- 
vilation de Miss Deacon?... 

IRÈNE 

Du tout, du tout! Ici ou ailleurs... Seulement voilà, 
vous serez privés du petit éclairage que j'avais préparé 
pour faire la nique à la lune. 

(Elle allume les guirlandes.) 
MISS DKAGON . 

Ah! délicieux! J'indiquerai votre idée à missPink... 
Il faudra faire cela pour le dîner de l'ambassade. Cela 
complète génialement votre villa bijou que j'adore. 

GEORSET 

C'est un joli petit pied en terre (Galant.) mais le vôtre 
le surpasse. 

Miss DEACON 

Monsieur de Chambry a tant fait plaisir à ma mère 
tout à l'heure en disant des choses si charmantes sur 
notre maison... et qu'elle était plus tendre que les autres 
dans le feuillage, avec le bruit gai de sa fontaine et de 
ses petits oiseaux. Heureusement, nous n'en avons pas 
cru un mot... Ces Parisiens sont si blagueurs! 

IRÈNE 

Pas à Alger, (a madame Ledoux.) La Canaille I il a utilisé 
une phrase que je venais de lui dire. 



ACTE TROISIÈME 311 

MISS DEAGON 

Ce que je préfère, ce sont les guirlandes mauves. 

GEORGET 

Seulement, elles vont se faner tout de suite. 

V 

IKENE, entraînant vers la droite madame Ledoux. 

Remontrez moi vos échantillons, voulez-vous. 

GEORGET, bas à miss Deacon qui tient une rose entre ses dents. 

Le petit lapin va me donner la rose qu'il mâchonne. 

Miss DEACON 

Prenez-la. 

GEORGET 

Ce n'est pas commode. 

MISS DEACON 

Prenez-la comme il me plaît que vous la preniez. 

(Elle va se placer derrière Irène qui déplie sur ses genoux un des 
échantillons.) 

Oh ! elles sont jolies, ces petites choses bleues, verles, 
rouges... 

IRÈNE 

N'est-ce pas? C'est tout un petit rêve. 

(Elle laisse tomber la rose sur les genoux d'Irène. Il y a un mou- 
vement d'hésitation. Georget hésite à la prendre. La rose reste 
une seconde sur les genoux d'Irène.) 

GEORGET 

Oh! pardon... 

(Il ramasse finalement la rose et la fourre dans la poche de Fon 
veston.) 

MISS DEACON, vivement. 

Monsieur de Chambry ne s'intéresse pas aux choses 
artistiques. Regardez comme ils sont curieux, ces 
dessins. 



312 MiMAN COLIBRI 

GEORGET 

Je les ai déjà vus. 

IRENE, pâle, leur passant les étoffes. 

Pas assez... pas assez... (Elle remonte brusquement vers la 
fenêtre en entraînant madame Ledoux.) Tenez... veneZ VOir, ma- 
dame Ledoux... Je vais vous expliquer, d'après ce que 
j'ai lu dans le journal, ce qui va se passer... Ici, vous 
voyez, elle va décrire un cercle, et juste à côté de cette 
petite étoile toute petite, alors... 

MADAME LEDOUX 

Ahl oui... celle qu'on voit à peine?... 

(Elles sont toutes doux de dos à Georget et à miss Deacon.) 
IRENE, bas à madame Ledoux, sans se retourner. 

Admirez comme mon visage n'a pas sourcillé... Et 
ce sera toujours pareil... toujours... je le jure par ce 
beau ciel... Ainsi, en ce moment, savez-vous ce qu'ils 
font? Voulez-vous que je vous le dise ? 

MADAME LEDOUX 

Oui. 

(Georget et Miss Deacon se font des signes.) 
IRENE, toujours sans se retourner, pointant son doigt vers le ciel. 

Mais paraissez vivement intéressée parla lune... Ils se 
regardent longuement .. sans rien dire... ils se pres- 
senties mains, avec la peur, la délicieuse peur de moi... 
je le sens, j'en suis sûre... Ils font comme nous fai- 
sions, Georges et moi autrefois. C'est leur tour main- 
tenant!... c'est de moi, maintenant, qu'on se cache... 

(Georges ot Miss Deacon se sont rapprochés l'un de l'autre et se prennent 

la main.) Je souffrel... Je sens mes jambes flageoler et 
quelque chose de lourd qui m'étreint et qui fait si 
mal... si mal... Eh bien, je vais me retourner lente- 
ment, naturellement, en leur laissant tout le temps 



ACTE TROISIÈME 313 

de se détacher et il ne paraîtra rien sur njon visage, 
rien que le sourire le plus parfait et Tindifférence la 

plus heureuse... regardez... (Elle se retourne très lentement, en 
sorte que Georget et la petite se sont détachés. Irène» avec un sourire 

exquis à miss Deacon.) Et ne changez surtout pas celte robe 
qui va si délicieusement avec le ton de vos cheveux et 

la couleur du soir. (Et avec le même sourire, elle se retourne encore 
vers madame Ledoux et lui dit .) VoUS VOyCZ, CC n'est paS pluS 

difficile que ça. 

MISS DEACON 

Madame De Chambry me gâte toujours. 

IRÈNE 

Comme c'était délicat et impressionnant le son de 
votre banjo, hier au soir, à travers les bosquets du 
jardin! 

Miss DEACON 

Oh! vous pouvez supporter mon petit banjo?... Cela 
ne vous horripile pas? Quand j*en joue, c'est pour 
m'amuser... Vous ne prenez pas cela au sérieux au 
moins "i Le violon... c'est pathétique... j'aime. 

GEORGET 

Nous aimons bien aussi l'autre. N'est-ce pas, Irène? 

MISS DEACON 

Oh! je ne joue avec que ces navrantes romances an- 
gliises si bêtes, si vulgaires... Elles n'ont pas de sin- 
cérité... 

IRÈNE 

Cela m'est complètement égal... J'aime, moi, la 
musique italienne de M. Tosti. 

21 



314 MAMAN COLIBRI 

MISS DEACON 

Ohirhorreur!... Ce que je chantais hier, peut-être?... 
« Era qua Tora che volge... « 

(Elle chantonne.) 
IRÈNE 

Oui, c'est cela. 

MISS DEACON 

Je n'aime pas cet air. ..Il n'a pas de sincérité. 

IRÈNE, bas à Madame Ledoux. 

Que veut-elle dire par là? Ce doit être une allusion 
que nous ne comprenons pas. 

MISS DEACON 

J'entends ma mère qui m'appelle^.. Excusez-moi... A 

tout à rheure... (KUe prend congé. Serrements de mains, Georget 
l'accompagne jusqu'à la porte... A voi.K basse, sur le seuil.) GcorgCt... 

Dearesil,,, 

GEORGET, même jeu. 

Quoi?... 

MISS DEACON 

Tout à l'heure, écoutez... je vais chanter pour vous, 
pendant que vous attendrez la lune, ici... comme moi .. 
Selon que je sentirai que je pense à vous ou non... je 
jouerai du banjo ou du violon. 

GEORGET 

Si c'est du banjo ? 

MISS DEACON 

Si c'est du banjo, je me moque... vous savez bien. 

GEORGET 

Si c'est du violon? 

ftllSS DEACO?î 

Alors, je vous aime, et je pense beaucoup à vous. 

(Elle SGI t.) 



ACTE TROISIÈME 315 

SCÈNE VIII 
IRÈNE, MADAME LEDOUX, GEORGET 

IRENE, à madanra L«doax. 

Elle est charmante, n'est-ce pas? Si, si... elle est 
charmante... Comme c'est calme l'amour chez ces êtres 
là! Hem'eux, heureux printemps! 

GEORGET, redescendant. 

Fourbu!... Je tombe de sommeil. J'ai eu des corvées 
de fourrage aujourd'hui. Je ne sais pas, d'ailleurs, si je 
la verrai, teette éclipse. Il faut que je sois au quartier à 
minuit et demi, si je ne veux pas encore me faire attra- 
per. 

IRÈNE 

Etends- toi là, mon chéri... repose-toi un peu. 

MADAME LEDOUX, se levant. 

Moi, je n'ai que le temps de ramener mes deux petites 
au dortoir ! 

GEORGET 

Elles sont à jouer avec les bonnes... 

(11 s'étend sur le divan près de la fenêtre ouverte.) 
MADAME LEDOUX, à Irène. 

Ne VOUS dérangez pas... Je reviendrai demain... 

IRÈNE 

Oui... demain! C'est un beau jour... 

MADAME LEDOUX 

Vous verrez...j'aimille bonnes raisons à vous donner. 

IRÈNE 

Donnez-les vite, alors... car le matin ne doit pas être 



3J6 MAMAN COLIBRI 

bien loin où vous recevrez ma carte avec les trois petites 
lettres fatales P. P. C. 

MADAME LEDOUX, lui serrant la main avec effusion. 

Ne dites donc pas de sottises ! Sentez-vous, au moins, 
comme je vous aime, combien vous m'intéressez?... 

IRÈNE 

Ce sera plus tard, un bien très précieux pour moi de 
me le rappeler... Lorsque j'aurai besoin d'attendrisse- 
ment, je penserai à vous. 

MADAME LEDOUX 

Tout cela est désolant! 

IHÈNE 

Non pas. Ce sont les heures les plus cruelles, mais 
les plus belles de la vie. Un souvenir réussi, c'est sou- 
vent, pour les femmes, avoir su faire un chef-d'œuvre... 
A demain encore, madame Ledoux. 

SCÈNE IX 

GEORGET et IRÈNE, seuls. 

IRÈNE, s'approchant lentement du divan où Georget s'est allongé. 

Tu t'assoupissais, mon trésor? Tu es fatigué?... Dors 
un peu. 

GEORGET 

C'est cette existence de caserne 1... Ce capitaine qui 
nous fait lever à cinq heures, c'est intolérable! Je me 
plaindrai au colon. 

IRÈNE 

Chut! Tu as une bonne heure de sieste devant toi... 
Je lirai pendant ce temps... Veux-tu? tu vas t'endormir 
avec mes lèvres sur ton front, dis?... comme nous fai- 
sions autrefois, tu te souviens, dans notre petit nid de 
la rue d'Auteuil 



ACTE TROISIEME 317 

GEORGET 

C'est vrai pourtant 

IRÈNE, le berçant. 

Là... 

GEORGET 

Comme il fait chaud le soir! Nous aurons un mois 
d'août terrible dans ce pays... 

IRÈNE, comptant mélancoliquement sur ses doigts. 

Mai... Juin... Juillet... 

GEORGET 

Aussi l'hiver prochain nous irons... 

IRÈNE, l'interrompant. 

Oui, oui, Thiver prochain nous irons où tu voudras... 
Dors, ma Getle, dors... Il y a une toute petite brise et 
des étoiles... Encore une de nos belles journées mono- 
tones qui est finie!... Dors. Tu es bien là... un aboie- 
ment de chien... une chanson, dans un café d'Alger, 
arrive jusqu'ici... Sur la mer, là-bas, la lueur d'un 
paquebot qui s'en retourne... 

GEORGET, les yeux fermés, la voix déjà lointaine. 

J'ai déjà fait cette remarque. Tu dis toujours de tous 
les bateaux : « Ils s'en retournent »... Pourquoi?... il y 
en a qui partent, aussi bien... 

IRÈNE 

C'est vrai, c'est absurde!... Chut !... Laisse mes lèvres 
sur ton front... ne parlons plus... Laisse mes lèvres... 

(Ils restent ainsi un grand moment, lui, étendu sur le divan, elle à 
ses côtés, et la bouche collée à son front. Peu à peu on entend 
sa respiration plus forte. Il s'est endormi... Tout à coup, au loin, 
un chant de violon.) 

Tiens! leviolon...C'estpourlui qu'elle joue sûrement... 

27. 



318 MAMA i COLIBRI 

et il ne l'entend pas... il s'est endormi... Son bon som- 
meil de vingt ans a été plus fort que tout!... 

(Elle le contemple, un sourire triste aux lèvres. Il dort, calme, la bouche 
entr'ouverte . Et le violon de miss Deacon joue toujours, au fond 
du jardin, derrière les orangers, un nocturne de Chopin, poncif et 
passionné La lune monte... Des étoiles bougent... 

Alors Irène, lentement, sans bruit, se lève. Elle va se placer sous 
la lumière d'une lampe... Du livre où elle l'avait cachée elle sort 
la lettre que tout à l'heure el!e avait montrée à madame Ledouz; 
elle en ôte l'enveloppe. Elle pleure.) 

IRÈNE, lisant. 

Adieu^ mon enfant... Que la vie te soit belle et heu- 
reuse!... Je t'ai écrit cela pendant que f en avais encore 
la force.., Adieu^ ma lumière, adieu mon grand amour. 
Oh! que le bonheur f accompagne, chaque jour plus pur, 
comme f aurais voulu V accompagner moi-même... long^ 
temps!... Vois'tu, il vaut mieux que je sois partie,,. 
Seulement, mon enfant, mon pauvre petiot... que je ne 
verrai plus jamais. . . lorsque, plus tard. .. tu te rappelleras 
Colibri... lorsque,., 

(Et elle continue, ainsi, de lire, durant qu'il dort, et que le violon 
chante, chante, dans le silence, là-bas, derrière les orangers, son 
air poncif et passionn5.) 



RIDEAU 



\ 



ACTE QUATRIÈME 



Un salon cossu et bourgeois. Madeleine, Richard et Louis 
Soubrian prennent le café après déjeuner. Une nourrice est 
là, avec un poupon dans les bras, un poupon accablé de 
dentelles et de voiles. 



SCENE PREMIERE 

MADELEINE, RICHARD, LOUIS SOUBRIAN, 
La Nourrice 

» LOUIS, soulevant le voile de l'enfant. 

Dieu que c'est laid un enfant de deux mois!... Il paraît 
que quand je suis venu au monde, moi, j'étais char- 
mant... J'ai perdu depuis... Est-ce qu'il dit papa et 
maman? 

MADELEINE 

Vous êtes bête ! A deux mois? 

SOUBRIAN 

Je ne suis pas au courant, je n'ai- pas l'habitude... 
Vous êtes sûre que c'est un petit garçon ?. . . C'est curieux , 
il a tout. à fait l'air d'une fille... A votre place, je me 
méfierais. A moins que ce ne soit un nain... Et mainte- 
nant, enlevez-le, hein?... je veux prendre mon café en 
paix... 

MADELEINE 

Monsieur Soubrian, vous serez puni : vous aurez 
beaucoup d'enfants. 



320 MAMAN COLIBRI 

SOUBRIAN 

Si VOUS voulez. 

RICHARD 

Est-il spirituel cet imbécile-là !.. Nounou, vous ne 
sortirez pas avant trois heures. Vous accompagnerez 
madame chez le médecin, avec le petit... C'est pour le 
lait stérilisé. 

SOUBRIAN 

Tu vas faire stériliser la nourrice? 

(La nourrice sort.) 
RICUARD 

Le médecin veut essayer une alternance de biberon 
et de sein. 

SOUBRIAN 

* Ça va la vexer, cette femme, la concurrence. Elle ne 
'débitera plus, vous verrez. • 

HICOAHD 

Dis donc... pour te ramener à des choses sérieuses, 
je vais alors décrire cette lettre. Tu passes aux Messa- 
geries, lu la remets en te nommant et en disant que tu 
es le fils du directeur du Grand Radical... 

SOUBRIAN 

Ça ne leur produira aucun effet... La presse ne fait 
plus peur qu'aux journalistes. 

RICHARD 

Allons donc! Tu verras qu'ils rembourseront dare- 
dare. Et tu reviendras m'apporter la réponse ici... Je ne 
sors pas avant trois heures... J'attends mon père. 

MADELEINE 

Ton père doit venir? 



ACTE QUATRIÈME 321 

RICHARD 

D'un moment à Tautre 

SOUBRIAN 

Vous allez au bureau ensemble? 

RICHARD 

Non... nous devons aller au Comptoir International 
pour une affaire... sans grande importance, d'ailleurs... 
une simple signature. 

SOUBBIAN 

Je le trouve un peu changé, ton père, depuis quelque 
temps. 

RICHARD 

Il vieillit, n'est-ce pas? 

SOUBRlAN 

Je ne veux pas dire ça. 11 est moins à crin, voilà 
tout. Ah ! il a mis de Teau dans son vin... Ce n'est pas 
comme mon paternel à moi... 

RICHARD 

Les événements intimes de ces dernières années 
n'ont pas été sans influer sur lui. C'était un homme 
qui avait mis tout son plaisir dans le train de la maison, 
les réceptions, le décorum... Maintenant, cette vie de 
garçon n'a plus grand charme pour lui. L'hôtel de 
l'avenue Friedland est trop grand... on n'ouvre plus le 
rez-de-chaussée... Et mon mariage a coïncidé avec ces 
événements. 

SOUBRIAN 

Pourquoi ne divorce-t-il pas et ne se remarie-t-ilpas? 

RICHARD 

Oh! non... le divorce n'entre pas dans ses idées ni 



322 MAMAN COLIBRI 

dans ses principes. 11 ne faudrait guère lui en parler.. - 
Au fait, Madeleine, tout à l'heure, invite-le à dîner 
pour dimanche. Même s'il refuse, Tintention lui fera 
plaisir. 

MADELEINE 

Entendu. 

RICBARD 

Je vais t'écrire la lettre tout de suite, veux-tu? 

(Il écrit sur un petit bureau à droite.) 
MADELEINE, à Soubrian. 

Vous avez eu tort de faire allusion au grand scan- 
dale... Au fond, cela le désoblige toujours. 

SOUBRIAN 

Il doit être blasé pourtant. 

MADELEINE 

Il aime tant son pèreî 

SOUBRIAN 

Vous n'en parlez pas ensemble? 

MADELEINE 

Le moins possible. Nous avons épuisé ce sujet au 
moment de la rupture de nos fiançailles... 

SOUBRIAN 

Est-il possible que vous ayez sérieusement voulu 
rompre? 

MADELEINE 

Il a fallu un mois pour nous décider, ma mère et moi... 
Dame ! après le bruit suscité dans Paris... Cette horrible 
femme, songez donc!... Si vous croyez que c'est gai 
d'avoir cette célébrité dans sa famille... Et encore, elle 



ACTE QUATRIÈDdE 323 

n'a pas fini de faire parler d'elle, vous verrez... Heureu- 
sement, mes dispositions sont prises. Quoi qu'il ad- 
vienne, nous n'aurons jamais aucun rapport, même 
lointain, avec elle, et nous nous arrangerons toujours 
pour étouffer le bruit qu'elle pourra soulever. Les idées 
de Richard sont, grâce au ciel, absolument les miennes 
sur ce chapitre. C'est un garçon très fier, vous savez, et 
il a gardé une rancune profonde à sa mère de toutes les 
horreurs qu'elle leur a débitées, au moment où elle a 
claqué les portes. Car il paraît que c'a été inoui le 
départ à la campagne... Que ne leur a-t-elle pas dit!... 
que les chinois avaient bien raison de détruire leurs 
petits à la naissance et qu'elle regrettait bien de 
n'en avoir pas fait autant!... Croyez-vous?... la vilaine 
femme I 

SOUBRIAN 

Et elle est toujours en Algérie avec lui!... Elle doit 
révolutionner la caserne, cette femme-là! El. je lui 
aurais donné le bon Dieu sans confession 1... Vous avez 
des tuyaux sur eux? 

MADELEINE 

Oui, j'ai su des choses inconcevables. Us mangent un 
argent fou. Ils ont des esclaves, il paraît. Elle s'habille 
en reine éthiopienne... Elle aune baignoire d'argent... 

SOUBRIAN 

Non? 

MADELEINE 

Commeje vous le dis. Elle est timbrée, cette femme- 
là; elle finira dans un cabanon... J'ai vu une anglaise 
qui a passé quelques jours chez des voisins à eux ; on 
n'a pas idée!... Elle se promène dans son jardin presque 
toute nue... Et elle habille son Chambry avec des cos- 
tumes insensés. L'anglaise me disait : « Oh! madame, 
je l'ai vu... il était beau ! Il était sur un divan tout 



324 MAMAN COLIBlil 

habillé d'une écharpe de soie pâle bleue... oh! c'était 
excitant! 

SOUBRTAN 

Ben, elle en avait du vice votre anglaise ! 

(Richard se lève.) 
MADELEINE 

Hum! Parlons d'autre chose. (Haut.) Comment va voire 
ami Lignières? 

SOUBRIAN 

Pas mal. Merci pour lui. 

BICMARD 

Voilà... Je la cacheté, bien entendu. 

SOUBIÎIAN 

S'il le plaît. 

RlCnARD 

Vous parliez de Lignières?... Au fait, comment vont 
les anciens amis? Je ne les vois plus guère. 

SOUBRIAN 

Ça vieillit, ça vieillit, mon vieux... Eh oui ! Chaulin a 
une grande barbe noire et une situation dans les auto- 
mobiles... Lignières? Tu le rappelles un après-dîner, il 
y a deux ans passés, comme c'est loin déjà! chez loi, 
avenue Friedland?... il nous parlait de sa papetière... eh 
bien, fini, la papelière ! Elle est partie avec un répéti- 
leur du lycée Condorcet... Pauvre Lignières !... 

^ (La femme do chambre entre et passe une carte à Richard. — 

Richard contemple la carte u;i instant sans rien dire.) 

SCÈNE II 

Les Mêmes, Une Femme de Chambre. 

RICHARD, à la femme de chambre 

Cette personne est dans l'antichambre? 



ACTE QUATRIÈME 325 

LA Femme: de chambre 
Oui, monsieur. 

RICHARD 
Attendez... Madeleine. (Madeleine s'approche. 1\ lui montre la 

carte.) Regarde. 

MADELEINE, glaciale. 

Parfait. C'était fatal. (Un silence.) Que vas- tu faire? 

RICDARD 

Voyons, je ne puis décemment... 

MADELEINE 

Entendu, entendu; tu es libre. Seulement, rappelle- 
loi une chose... 

RICDARD 

Prends garde à la femme de chambre. Parle bas. 

MADELEINE 

Si tu agis autrement que tu t*y es engagé, demain, 
demain, je serai chez ma mère. 

RICDARD 

Mais que vas-tu chercher? 

MADELEINE 

Ceci dit, je n'ajouterai pas un mot, pas un. Je me 
retire dans ma chambre. 

RICHARD 

Voyons, Madeleine... nous sommes d'accord par- 
lons un peu... disciitons, que diable !... 

MADELEINE 

La femme de chambre attend la réponse, 



326 MAMAN COLIBRI 

LA FEMME DE CHAMBRE 

Où faut- il faire entrer, Monsieur? 

RICHARD 

Attendez. 

SOUBRIAN 

Ahl je me sauve, moi, mes enfants... J'en profile 
pour aller porter ma lettre. A tout à l'heure... 

RICHARD 

Une minute... Je préfère que tu ne croises pas cette 
personne dans l'antichambre... Faites entrer dans mon 
cabinet, Françoise. 

MADELEINE 

Du tout. Faites entrer ici. Les portes doivent être 
grandes ouvertes I 

RICHARD 

Mon petit... 

MADELEINE 

J'ai d'ailleurs un mot à dire avant son départ à mon- 
sieur Soubrian. Vous voulez bien, monsieur Soubrian? 

SOUBRIAN 

Mais comment donc. 

(11 serre la main à Richard.) 
MADELEINK, à Soubrian à la porte. 

Passez. 

RICHARD , :. . 

Écoute. 

MADELEINE 

Je n'ai rien à écouter... rien à dire... C'est à toi de te 
souvenir... Tu sais ce que tu as à faire... et c'est toi 
seul que cela regarde, toi seul... Ma dignité s'oppose 
à ce que j'en entende davantage. 

(Elle entre "â gauche avec Soubrian. Richard lOite seuL) 



ACTE QUATRIÈME 3^7 

SCÈNE m 

RICHARD, IRÈNE 

(La porte s'ouvre. La femme de chambre introduit Irène. 

RICHARD 
Bonjour maman... (Irène reste dans un© posture vague et figée) 

Assieds- loi, maman... (Eiie s'assied.) Tu es de passage à 
Paris... 

IRÈNE 

Oui... de passage... alors... (Long silence.) Je te remer- 
cie de ta lettre... où tu m'as annoncé la naissance ,d^... 
ton petit... 

RICHARD 

C'était bien naturel. 

IRÈNE 
Si, si. (Un silence.) Tu CS... (Se reprenant) VOUS. êteS trèS 

bien installés ici... c'est gentil. 

RICHARD 

Oh! du Louis XVI bien ordinaire. J'ai acheté moi- 
même les meilleures pièces à l'Hôtel des Ventes. 

IRÈNE, après une hésitation visible. 

Et... Paulot? 

RICHARD 

Eh bien... tu dois savoir... je te l'ai écrit... Il a été 
reçu trentième à l'École polytechnique... c'est très 
beau... 

IRÈNE 

Ohl oui, c'est très beau... Et il est dans cette école 
alors,.. Il y vit?... 

RICHARD 

Naturellement. 



328 ' MAMAN COLIBRI 



IRENE 



Je pourrai peut-être aller le voir... si on me laisse 
entrer... parce que, quand on passe, n'est-ce pas? 

RICHARD 

Mais rien n'est plus facile... Tous les jours ù six 
heures tu pourras le demander. 

IRÈNE 

S'il vaut mieux ne pas dire que je suis sa mère... 

RICHARD 

Tu plaisantes. 

IRÈNE 

On ne sait jamais... Ça pourrait le gêner. (Un long 
silence.) Et ta femme va bien?... Elle n'a pas été trop 
éprouvée? 

RICHARD 

Non, non, je te remercie... Elle a été très bien soignée. 
Nous sommes à Paris depuis peu en somme... pour les 
derniers mois... Nous avons séjourné trèslongtemps en 
Italie. 

IRÈNE 

Vous étiez partis tout de suite après le mariage? 

RICHARD 

Le jour même. 

IRÈNE 

A quelle église vous êtes- vous mariés? 

RICHARD 

A Saint-Louis d'Antin. 

IRÈNE 

Ah I pas à Saint-Augustin? 



ACTE QUATRIÈME 329 

RICHARD 

Non... (gêné) nous n'avons pas fait grande invitation... 
Alors, la paroisse de ma femme nous a paru... 

IRÈNE 
Oui, c'est juste. (Elle baisse la tête. Avec plus d'effort encore 

cette fois.) Et le petit... Raoul... 

RICHARD 

Très gentil, très fort... deux mois... (vivement). Il est à 
la promenade justement en ce moment... avec sa nou- 
nou... au Parc Monceau. 

IRÈNE, désappointée. 

Ahl 

RICHARD 

Toi, tu as très bonne mine: 

IRÈNE, avec un amer sourire. 

Tu trouves ?. . 

SCÈNE IV 
Les Mêmes, La Nourrice 

(La Nourrice entre rapidement.) 
LA NOURHICE 

Monsieur, je viens prendre le manteau de bébé... que 
j'avais laissé tout à l'heure. 

RICHARD 

Prenez, prenez... Vous n'êtes donc pas partis?..» Je 
croyais... 

LA NOURRICE 

Mais c'est monsieur lui-même qui m'a dit d'attendre 
madame, pour aller à quatre heures chez... 

28. 



330 MAMAN GOLlBftl 

RICDARD, l'interrompant sèchement. 

C'est bon... Je ne me rappelais plus. 

(La nourrice sort.) 

SCÈNE V 
RICHARD, IRÈNE 

RICUARD 

C'est curieux, je croyais. 

lï^ENE, les larmes aux yeux, en souriant. 

Ohl ça ne fait rien... ça ne fait rien... Vous avez 
aussi une très jolie vue, là, dans la galerie. 

(Elle détourne la tête.) 
mCHARD 
On voit le parc Monceau. (EUe pleuro sous sa voilette. Allant 

à elle, ému.) Maman... 

IRÈNE, l'arrêtant nettement du geste. 

Laisse. J'ai du chagrin... beaucoup de chagrin... 
Laisse, je t'en prie. . . ça va passer. . . L'émotion du premier 
moment. 

(Il se rassied. Silence.) 
RICHARD 

Quand es-tu arrivée à Paris? 

IRÈNE 

Hier soir. 

RICHARD, avec intention. 

Seule? 

IRÈNE 

Oui. 

RICHARD 

Et tu retourneras après directement à Alger? 



ACTE QUATRIÈME 331 

IRÈNE 

Non. 

RICHARD 

Cependant monsieur de... 

IRÈNE 

J'ai rompu avec monsieur de Chambry. 

RICHARD 

Ah! 

IRÈNE 

Oui. C'est fini I 

(Elle pleure.) 
RICHARD 

Désircs-tu revoir mon père?... II est à Paris en ce 
moment. 

IRÈNE 

Ne me parle pas de ton père. Tu ne m*as pas com- 
prise. Je suis venue te voir, toi seulement... et je désire 
ne voir que toi... D'ailleurs, ma visite sera courte. 
Demain, j'irai voir Paulot à TEcole polytechnique et 
puis je repartirai sans doute... 

RICHARD 

Où comptes-tu passer Thîver? 

IRÈNE, souriant tristement. 

Ahî oui, passer Thiver .. Dans la Riviera, peut-être... 
Seulement, c'est bien coûteux par là... Si je trouve une 
pension de famille à six francs, sept francs par jour... 
dans un petit trou... au Canet, par exemple... 

RICHARD 

Mais tu n'en es pas là?... Voyons I... 

IRENfL, simpienoni. 

Je n'ai- pins d'arge^it. J'avais deux cent mille francs 



332 MAMAN COLIBRI 

de dot. Je les ai mangés... Il me reste vingt-cinq mille 
francs à peu près... En les mettant en viager... 

RICHARD 

Mais, maman, et moi ne suis-je pas là? 

IRÈNE, l'interrompant avec une simple fermeté. 

Encore une fois, tu viens de ne pas me comprendre. 
Si j'ai pu m'humilier jusqu'à te parlerde cela, ce n'était 
pas pour demander l'aumône... Retire ton offre! 

RICHARD 

Oh I je te connais trop pour supposer que lu daigne- 
rais t'adresser à moil Seulement il ne s'agit p9.s d'or- 
gueil... il s'agit de vie pratique... et... (EUe fond en sanglots.) 
Ma pauvre maman I 

IRÈNE 

J'ai mal!... j'ai mal! Ah! je sais bien, tu dois te dire en 
ce moment : « C'était prévu... la scène de larmes! » 
J'aurais dû avoir plus de courage. 

RItHARD 

Que c'est bête, ce que tu racontes- là! 

IRÈNE 

Mais j'ai menti, tout à l'heure, j'ai menti... C'est vrai 
que je ne suis plus avec Georget, que c'est fini pour 
jamais... c'est vrai aussi que je ne veux plus entendre 
jamais parler de ton père ; mais, si je suis venue, ce n'était 
pas pour te voir, seulement..^, c'était pour rester, pour 
qu'on ne me chasse pas!... Ah! n'est-ce pas? il ne 
faut guère être fi ère pour venir réclamer du secours à 
ceux qu'on a défiés?... Je n'ignore pas aussi tous les 
ennuis que je vais le créer... et que je vais transformer 
ton attendrissement en gène éhen embarras... 



ACTE QUATRIÈME 333 

RICHAÎID, sans conviction. 

Mais non, mais non... 

IRÈNE 

Si. Je connais la vie... C'est maladroit, j'aurais dû m'y 
prendre petit à petit... mais tant pis I Oh ! je ne réclame 
pas grand'chosel Je ne serai pas un bien grand em- 
barras... qu'on ne me case pas trop loin de chez vous, 
voilà tout. Bien sûr, je ne demande pas à vivre ici... 
complètement... Pourvu que je puisse embrasser ton 
enfant... le voir souvent... ce petit que tu n'as pas voulu 
me montrer tout à l'heure... 

RICUARD, 

Simple mouvement machinal, je t'assure... 

IRÈNE 

Bien naturel. Ta femme a mis comme condition à Ion 
mariage qu'on n'entendrait plus parler de moi... et je 
sais, en effet, qu'on n'en parle plus nulle part. Je suis 
un nom de scandale, banni de la société. (Avec une voix 
lourde et sombre.) Il y a dcs revenants qui ne doivent pas 
revenir... Votre monde à vous, maintenant, vous fui- 
rait... Et ta femme le sait bien... Oh! mais je serai 
cachée, très cachée... on ne me verra pas, je vous le 
promets... vous n'aurez pas à souffrir... Seulement, moi, 
j'aurai ma petite place ici... On l'emmènera me voir... 
voilà tout ce que je demande... 

RICHARD 

Mais oui, c'est arrangeable! Ça ne peut pas se faire 
en un jour, tout à coup... mais... 

IRÈNE, avec emportement. 

Et puis, même si je vous gêne, même si tu ne m'as 
pas pardonné dans le fond de ton cœur, tant pis... je 
reste tout de même!... Que veux-tu que je devienne, 



3:4 MAMAN COLIBRI 

moi?... Où veux-tu que j'aille maintenant?... La vieil- 
lesse, la misère, quoi? Il faut bien que je pose mon 
front et mes lèvres quelque part. Tout n'est pas mort 
en moi pourtant!... Il y a des tendresses qui me 
réclament encore... Je sais bien que j'ai tout envoyé 
promener autrefois, famille, foyer! Mais qu'est-ce qu'on 
veut que je devienne tout de même?... Me tuer?... J'y 
ai pensé... 

RICHARD, pousse un cri. 

Oh! 

IRÈNE 

Oui, j'y ai pensé... Mais on ne meurt pas comme ça... 
Alors quoi?... où voulez-vous que j'aille? Il faut bien 
qu'on me déniche un coin... On ne peut pourtant pas 
me mettre dans un asile î... Consultez -vous, arrangez- 
vous et trouvez-moi une fin, le petit coin où se con- 
sumer... Bonheur, beauté, jeunesse, tout s'en va... 
mais la vie reste... c'est long à en finir! Trouvez -moi ma 
petite place... et puis vous m'oublierez!... Je me 
charge de m'éteindre, toute seule, proprement et... sans 
fumée... 

RICHARD, au comble de Témotion courant à elle. 

Maman ! 

IRÈNE, fondant en sanglots sur son épaule. 

Richard! Richard!... Et puis ne crois pas que ce soit 
indifférent de sentir que ce sont tes bras qui me sou- 
tiennent... C'est le dernier berceau que l'on souhaite!... 

(Ils restent un instant enlacés l'un à l'autre.) 
RICHARD, brusquement. 

Ecoute, il faut régler cette situation tout de suite. Je 
vais appeler Madeleine. 

IRÈNE, avec effroi. 

Oh! je t'en prie... Pas devant moi!... 



ACTE QUATRIÈME 335 

RICHARD 

Non... Tu vas entrer cinq minutes dans mon cabinet 
de travail... J'aim« mieux expliquer l'affaire à Made- 
leine, à l'écart de toute domesticité indiscrète... Va... 
Pour ma part, je ne puis t*assurer qu'une chose : c'est 
que, si longtemps j'ai gardé un ressentiment violent, je 
l'avoue, depuis tout ressentiment est lombé... Mon 
rôle, aujourd'hui, est indépendant de celui de mon 
père. Et je vais agir de mon mieux... (Tout à coup.) Mais 
entre nous, avoue tout de même — j'ai besoin de 
cette satisfaction — avoue, maman, qu'elle a du bon, 
la famille? 

IRÈNE, les yeux baissés. 

Oui. 

RICHARD, triomphalement. 

Hein, les fils criminels, les ennemis?... Tu y retournes 
tout de même I ... Le s luttes de l'amour et de la famille ?. . . 
Quelles balivernes 1 Tu te rappelles? 

IRENE, sans qu'on puisse lire une impression quelconque sur son visage. 

Tout... je me rappelle tout. 

RICHARD, comme s'il voulait la faire parler. 

Quels regrets tu as dû subir!... 

IRÈNE, les yeux impénctrablement baissés. 

Oui. 

RICHARD, s'animant en parlant. 

Je vois ta vie, là-bas!... Et le revirement quand les 
écailles te sont, peu à peu, tombées des yeux! 

IRÈNE 

Oui, oui... 

RICHARD, insistant comme avec rage. 

Comme tu dois être punie, pauvre mère, par le re- 



336 MAMAN COLIBRI 

mords!... Et cet être! quelle nausée de lui lu dois 
éprouver, maintenant que tu vois clair!... Dis le^ hein? 

IRÈNE, sans sourciller. 

Oui. 

RICBARD 

Et comme, dans ta déchéance, elle a dû te paraître 
pure et belle la famille, que tu avais honnie!... C'est 
tout de même nous qui sommes la vraie vérité de la 

vie... (Il pousse un large soupir de satisfaction.) Je te demande 

pardon de l'avoir fait souffrir celle petite confession, 
mais j'avais tout de même besoin de l'entendre rétrac- 
ter les paroles d'autrefois qui me sont toujours res- 
tées sur le cœur... Ce n'est qu'une petite satisfaction 
— mais ça soulage !... Maintenant, entre là, veux- lu?... 
Je vais entreprendre Madeleine. 

(Il la fait entrer dans le cabinet de travail, à droite.) 
IRÈNE 

Je t'attends. 

SCÈNE VI 
RICHARD, MADELEINE 

RICHARD, reste seul; il va à la porte du fond et appelle. 
Madeleine! (Madeleine entre. Richard tout de suite.) EcOUte, 

ne proteste pas... Ne réponds même pas à ce que je 
vais te demander... Accepte sans mot dire, sans dis- 
cuter... Je fais appel à ton cœur. 

MADELEINE 

Allons, boni... De quoi s'agit-il? 

RICBARD 

Maman a rompu toute relation avec Chambry, ils se 
sont séparés. 



ACTE QUATRIÈME 337 

MADELEINE 

Et elle veut vivre avec nous... c'est cela? Jamais. 

RICHARD 

Madeleine 1 

MADELEINE 

JamiisI Nous avions prévu ce petit coup, ma mère 
et moi... Tu te rappelles à quelles conditions j'ai con- 
senti à ne pas rompre notre mariage? . 

RICHARD 

Eh bien, les conditions ne sont plus les mêmes, voilà 
tout... D'ailleurs, ce n*est pas à vivre avec nous qu'elle 
demande... Un petit appartement dans le quartier. 

MADELEINE 

Dans la maison peut-être? 

RICHARD 

Etre reçue ici... 

MADELEINE 

Et invitée à nos réceptions, n'est-ce pas? C'est déjà 
suffisant d'avoir une belle-mère qui a mal tourné et 
s'eet enfuie avec un gigolo... Elle n'avait au moins qu'à 
rester avec lui ! 

RICHARD 

Je te défends de parler ainsi! Elle souffre.,, tu dois 
avoir pitié. D'ailleurs nous ne pouvons lui interdire 
d'embrasser le petit, de temps en temps. 

MADELEINE 

C'est bien pour cela que je m'insurge!... Nous ne 
pouvons pas, bien sûr! nous sommes du même avis... 
Seulement, je sais ce qui va arriver, parce qu'on ne 
peut pas lui interdire d'embrasser Raoul; à mesure, 
elle s'installera ici... elle prendra ses repas... voudra, 

29 



mmm 



338 MAMAN COLIBRI 

renouer ses relations, connaître les nôtres... car 
c'est cela surtout qui la fait mourir d'envie ! Elle est 
déclassée : elle voudrait reprendre un rang... Eh bien, 
non, qu'elle ne se fasse pas d'illusions. Elle est une 
femme à l'eau... elle ne peut plus regrimper sur la rive 
et il ne faut pas qu'elle en prenne prétexte pour nous 
entraîner avec elle. 

RICHARD 

Si tu crois que c'est le mobile qui la fait agir! 

MADELEINE ^ 

Parfaitement. Je connais les femmes, mon cher!... 
Et notre maison sera tarée définitivement... « Je vous 
présente ma belle-mère, retour d'Alger. » C'est gai. 

RICHARD 

Mais puisqu'elle offre de ne venir qu'en cachette... 
quand il n'y aura personne. 

MADELEINE 

Tu ne vois pas plus loin que le bout de ton nez, mon 
pauvre ami ! Et puis, qu'est-ce qui te prouve qu'elle ne 
va pas continuer de voir son monsieur? Ou qu'elle ne 
partira pas un de ces quatre matins, avec un nouvel 
ami à toi? 

RICUAHD 

Madeleine I 

MADELEINE 

Elle nous a mis en droit de tout supposer, et dire 
qu elle vient vers Raoul avec ses lèvres embrassées par 
des hommes, par... Sais- tu ce qu'elle nous apporte, le 
sais-tu?.,, tout simplement le déshonneur. 

RICHARD 

Tiens ! 

MADELEINE 

Quoi ? 



ACTE QUATRIÈME 33^ 

RICHARD 

Rien. Je me rappelle seulement avoir prononcé cette 
phrase là, autrefois... 

MADELEINE 

Tu as bien changé depuis 1 

RTCnAHD 

Non, c'est l'honneur qui a changé de côté... Faut 
croire qlie ça se déplace... 

MADELEINE 

Ne fais pas d'esprit. 

RICHARD 

Je n'en ai jamais moins fait... Ne te donne pas pour 
plus méchante que tu n'es. Je connais ton bon cœur, au 
fond, Madeleine. Ne discute donc pas îine chose que tu 
as d'avance acceptée et que tu ne peux pas refuser. Tu 
ferais bien mieux de te décider d'un coup... et de ne 
pas diminuer le mérite que tu auras à pardonner, tout à 
l'heure. 

MADELEINE 

Pourquoi ne s'adresse- t-elle pas à ton père? Il n'est 
pas divorcé... Qu'ils se remettent ensemble, c'est bien 
simple. 

RICHARD, haussant les épaules. 

En effet, c'est simple. 

MADELEINE 

On ne la recevra pas plus... mais enfin, dans un 
salon, on pourra ne pas s'apercevoir qu'elle est là. Ce 
sera déjà plus commode. 

RICHARD 

Tu criailles bien inutilement. 



\ 



340 MAMAN COLIBRI 

MADELEINE 

Ma baigneuse me dit ça aussi quand elle me donne 
ma douche... Je t'assure qu'on ne reçoit pas des dou- 
ches de ce genre, impunément. 

(Elle est à la cheminée, accoudée. Elle rage) 
RICHARD 

Eh bien I maintenant que tu as poussé ton cri... 

MADELEINE 

Au moins, que ceci soit bien décidé... et qu'elle le 
sache ! 

RICHARD 

Ah ! tu vois que tu as cédé de loi-mêijie î 

MADELEINE 

Qu'elle le sache! Je ne la présenterai à personne... 
Elle ne viendra qu'aux heures où je voudrai... Et puis, 
qu'elle n'aille pas s'imaginer que je sortirai avec elle... 
Pas même pour des courses. 

RICHARD 

Entendu... On ne vous rencontrera pas ensemble. 

MADELEINE 

Ce n'est pas seulement à cause des gens qui la con- 
naissent... mais je ne voudrais pas qu'on me rencontre 
avec une personne qui marque aussi mal... Elle est 
maquillée comme une cocotte, ta mère... et fagotée!... 
A son âge ! 

RICHARD 

Oh! si tu la voyais, tu ne la reconnaîtrais pas, va... 
Elle a bien changé, la pauvre vieille l... 

MADELEINE 

Changée? Ce chapeau!... 



ACTE QUATRIEME 341 

RICDARD 

Quel chapeau? 

MADELEINE 

Ce chapeau de roses qu'elle porte. 

RICOARD 

Tu Tas donc aperçue? 

MADELKIiNE 

Oui... Non... par la serrure... là, j'ai jeté un coup 
d'oeil. Non, ce chapeau de jeune fille I... Elle ne se voit 
pas! 

RICnAFD 

Allons Mad, ne réfléchis pas... Un bon mouvement... 
Je ne doute pas de Ion cœur... Tu hésites déjà... Encore 
une seconde et... 

MADELEINE 

0(1 Tas-tu mise? 

RICnARD, montrant la porte. 

Là. 

MADELEINE, subitement, sans transition, va droit à la porte du cabinet 
et l'ouvre. Sur un ton d'huissier. 

Madame, si vous voulez vous donner la peine d'entrer. 
(Irène s'avance.) Je vais VOUS conduifc auprès du petit. 

(Elle dit cela d'un air digoe et cérémonieux.) 
RIGUARD 

Va, ma mère, va. 

IRENE, avec un élan maladroit. 

Ohl merci, merci! Mad... 

MADELEINE, l'interrompant en lui montrant froidement la porte du fond. 

C'est par ici. (Elle va rouvrir. Irène reste interloquée, émue, inter- 
rogeant douloureusement son fils du regard. — Madeleine attend à la 

29. 



342 MAMAN COLIBRI 

porte ouverte, comme pour faire passer Irène devaD^elle.) PaSS6Z, 

madame. 

(Irène se décide et le mouchoir- aux lèvres, la tête basse, les 
épaules serrées, humble et pauvre, elle entre avec Madeleine.) 



SCENE VII 
RICHARD seul, puis La Femme de Cqambre. 

RICHARD, seul. 

Maintenant le téléphone! (ii va au téh^phone.) Allô 1 Vou- 
lez-vous me donner le 225.53?... Allô... 

LA FEMME DE CDAMBRE, entrant. 

Monsieur de Rysbergue demande s'il ne .dérange 
pas monsieur... Sans quoi il repassera après le bureau. 

RICUARD, vivement. 

Failes entrer... faites entrer! 

(La femme de chamhrc sort.) 
RICIIAIU>, parlant à l'appareil. 

Merci... Non... ça va... (Rysbergue entre.) Ah! père, je 
te téléphonais justement. (A la femme de chambre.) Vite... 
voulez-vous allez dire à madame, dans la chambre de 
bébé, qu'elle ne rentre ici au salon, avec cette dame, 
qu'au cas où je l'appellerais... Sinon qu'elles restent 
toutes deux jusqu'à ce que je vienne les retrouver:.. 
N'est-ce pas, c'est compris? 

LA FEMME DE CHAMBRE 

Bien, monsieur. 

(Elle sort.) 

SCÈNE VIII 
RICHARD, RYSBERGUE 

RYSBERGUE 



Qu'y a-t-il donc ? 



ACTE QUATRIÈME 34a 



Père... Elle est 


ici. 


RICHARD 


Qui? 




RYSBERQUE 


Maman. 




RICHARD 
RYSBERGUE 



Ah! 

RICHARD, parlant, rapidement, empressé. 

Une grosse nouvelle... Je ne sais pas encore ce qui 
s'est passé... Mais elle a rompu avec de Gharobry, défini- 
tivement. Elle retourne ici, à Paris, repentante, et c'est 
à nous qu'elle vient demander pardon... Et asile. Elle 
est là, dans la chambre de bébé avec Madeleine, qui n'y 
a pas mis trop de façons,.. Elles doivent être déjà en 
train de se réconcilier. Alors écoute, puisque te voilà, 
ne crois-tu pas, père, qu'il faudrait faire bonheur 
complet. C'est le moment. Du temps a passé... deux 
ans. Réfléchis! Ce serait si bien de ta part. 

RYSBERGUE, allant à son fils. 

Un mot... Mais réponds sincèrement, sans mentir... 
Tu le promets? 

RICHARD 

Oui. 

RYSBERGUE 

Dans la conversation que tu as eue avec ta mère mon 
nom a-t-il été prononcé par elle? 

RICHARD 

Mais... 

RYSBERGUE 

A-t-elle témoigné du désir que nous nous réconci- 
lions tous deux? Sois franc. 



344 MAMAN COLIBRI 

RICHARD 

Mais cela n'implique pas nécessairement... 

RYSBERGUE 

Allons donc! N'insiste pas, Richard... J'ai réfléchi... 
j'ai admis parfois cette hypothèse d'un retour qui se 
réalise aujourd'hui... eh bien, je suis toujours arrivé à 
cette même conclusion : vaut mieux pas... vaut mieux 
pas. (Il boche lentement la tête.) Réconcilier! quel affreux 
mot!... Quelle paix factice d'intérêts cela suppose!... Ce 
qu'on ne réconcilie pas, ce sont les cœurs que l'indif- 
férence a séparés, et que plus rien ne rappelle l'un à 
l'autre. Non, je suis heureux pour nous, pour toi, pour 
tout le monde, qu'elle soit revenue et assagie, et que 
cette histoire finisse de la sorte ; je suis là pour sub- 
venir, tacitement, à tous ses besoins. J'aurai le savoir- 
vivre nécessaire... mais ce sera tout. Crois-moi, je suis 
très... très content, oui, de ce que tu m'apprends... 
Mais le reste... vaut mieux pas... je sais ce que je dis. 

RICHARD 

Cependant, toi, lui pardonnerais-tu? Reviendrais-tu 
sur ce que tu lui disais en la chassant? 

RYSBERGUE 

On ne tient jamais ses engagements. 

RICHARD 

Bien. C'est l'essentiel. 

RYSBERGUE 

^ Non. Vois-tu, ce jour où j'ai crié : « Va- t'en! » le 
poing levé, te souviens-tu? ah! j'en ai eu alors la sen- 
sation soudaine, ce n'est pas moi qui la chassais, c'était 
elle qui se détachait... c'était la vie qui l'emportait... 



ACTE QUATRIÈME 345 

Oui, j'avais beau crier, je ne réussissais même pas à 
l'impressionner... Les mots tournaient machinalement 
dans ma bouche... Cette sensation m'est restée toujours 
très nette... Que parles tu de pardon, alors que, si je le 
lui offrais, c'est elle qui ne l'accepterait pas! 

RICHARD 

Ah! c'est que tu le l'imagines comme autrefois... 
Elle a bien changé en deux an?... Il ne s'agit pas de 
révolte, va! Si lu l'avais entendue, ici, tout à Theiire, 
elle t'aurait touché, si simple, si repentante, si humble 
et lamentable, la pauvre femme. 

RYSBERGUE 

Elle s'est accusée, n'est-ce pas ? 

RICHARD 

Formellement. 

RYSBERGLE 

Elle a témoigné de sa honte? Pour un peu, si tu lui 
avais demandé de honnir son^Georget avec horreur, 
elle l'aurait fait. 

RICflARD 

Je le lui ai demandé. 

RYSBERGLE 

Il n'y a pas de renoncement qu'elle ne te consente ! . . . 
Toutes lès lâchetés, toutes les humilités, tu les auras, à 
une condition, une seule : c'est que tu lui donnes ce 
petit bout de gosse qui est là, qu'elle attend... et qui est 
devenu la seule espérance à laquelle elle puisse se rac- 
crocher... Je vais même, mon pauvre Richard, t'enlever 
une illusion,, et ce te sera pénible, mais que veux-tu?... 
Elle t'a probablement fait aussi des protestations de 
tendresse et elle t'a donné à comprendre que c'était 
beaucoup pour toi qu'elle revenait? 



346 MAMAN COLIBRI 

RICHARD 

Sans doute. 

RYSIKRGUE, lui donnant une tape ironique sur l'épaule. 

Et ta en as conçu, avoue, un peu de fierté? .Naïf! Je 
suis fâché de t'enlever celle illusion facile, mais si nous 
élions seuls, toi et moi, ni Tun ni l'autre, nous ne la 
reverrions. Celle-ci va droit à sa continuation, son 
instinct la dirige égoïstement toujours... vers ce qui est 
son nouveau destin. Le passé est un fleuve qu'on ne re- 
monte pas. Mjlintenanl (montrant la porte de la chambre du bébé) 

c'est à lui le tour!... Mais nous, mais nous... mon pauvre 
Richard !... Sans celui qui vient do naître, que serais-tu 
pour elle? Va, va, quoi qu'elle t'en ait dit, ce n'est pas 
vrai... Elle a employé l'habile pitié des larmes pour 
l'attendrir... Que ne ferait-elle, probablement, pour 
gagner cet enfant?... Ellie revient avec la dernière des 
platitudes se ranger sous les lois qu'elle a reniées, il n'y 
a pas deux ans, et avec quel orgueil... -Contradiction, 
oui, mais contradiction apparente... Et regarde la 
courbe de sa vie, comme elle est dessinée, nette, pré- 
cise!... Mon pauvre Richard, va, tu as beaucoup à 
apprendre... Et les femmes te rouleront encore. 

(Et, paternellement, il lui allonge une pichenette sur» la joue. 
On dirait qu'il y a une jalousie sarcastique et triste dans cette 
caresse.) 

RICHARD, regarde son père, sans bien comprendre. Ses yeux francs 
et clairs un peu ahuris. 

Alors, père, tu attribues, à une basse comédie, son 
attendrissement de tout à l'heure, ses larmes? 

(Il est presque indigné.) 
RYSBERGUE 

Non pas, c'est inconscient!... Et qui sait même, peut- 
être est-elle sincère... Sait-on? (Il s'assied nerveusement sur le 

bord de la table.) Peut-être ne se souvient-elle déjà pluSt..., 
car c'est effrayant, nous l'avons éprouvé nous-mêmes, 



ACTE QUATRIÈME 347 

ce don d'oubli total! C'est comme les bétes, oui, — 
elle trouvait la comparaison juste, dans son délire — 
qui donneraient leur vie, se haussent jusqu'au plus com- 
plet sacrifice, pour défendre leurs petits ; puis qui, cet 
instinct apaisé, ne se souviennent plus de rien, et subite- 
ment, en un jour, passent du renoncement le plus fou à 
rindifférence la plus morne ; c'est fini, la fonction 
est terminée. A une autre!... Vois- tu, j'ai réfléchi beau- ' 
coup pendant deux ans de solitude. Des mots qu'elle 
disait me revenaient à la mémoire, me tarabustaient 

• sans cesse. « Ma fonction envers vous est terminée... » 
damait-elle, et j'ai compris, j'ai compris la vérité. Elle 
avait raison. La femme n'est pas un êlre indépendant et 
libre comme nous, elle est asservie à des lois de naluie 
qu'aucune civilisation n'a encore abolies, et n'abolira 
jamais. Elle est une succession de fonctions, et absolu- 
ment contradictoires. Toutes ces fonctions, la société 
est arrivée à peu près à les concilier, par des époques 
fixes et observées, de mariage, d'évolution... Ça va tant 
bien que mal... ça va... Mais qu'il survienne, dans cette 
évolution, une simple erreur de date, de tour, comme 
il est arrivé à ta mère, dont le cœur ne s'est éveillé 
qu'à l'été de sa vie, patatras, l'édifice de paix s'écroule ! 

-Et alors, c'est l'amas des drames, les instincts lâchés, 
les deuils, les irréparables vérités. Alors, petit, il 
arrive ce qui nous est arrivé. Les volières heureuses 
ou l'on vivait ensemble se brisent, et les dissentiments 
effrayants ne se taisent et ne se rejoignent une seconde 
qu'autour du premier vagissement de l'enfant qui vient 
de pousser le cri de la vie, et du renouveau éternel. 

(11 y a, dans son ton, la grande émotion contenue d'un pèro qui édu- 
que encore son enfant.) 

RICHAllD 

Père, que ta sagesse est devenue amère! 

RYSBERGUE, le regardant avec une infinie tendresse. 

J'ai vieilli. ■'Ça tarrivera bientôt. Déjà tu l'es bien 



348 MAMAN COLIBRI 

modifié. . . Maintenant, si tu me demandes pourquoi, pos - 
sédant cette sagesse, comment, étant capable d'ad- 
mettre et de pardonner, je n'ai pas assez de supériorité 
ou tropd'égoïsme, comme tu voudras, pour me résoudre 
à rapprocher, la revoir sans rien lui demander d'elle- 
même, je te répondrai que je manque de courage... 
Peut-être un jour, des hommes viendront, assez forts, 
assez libres, pour assister au phénomène de la femme 
avec une simple indulgence et une plus calme équité. 
Pour nous, notre passé religieux, des préjugés, de 
vieilles et adorables coutumes ne peuvent chasser 
de notre mémoire cette conception de 1 épouse pure 
et chaste, de l'amour unique, fidèle au foyer domes- 
tique. On ne porte pas en vain le poids de tant de siècles 
catholiques. Sans doute, c'est étroit, égoïste, mesquin... 
mais que veux-tu? J'envie ceux qui sauront un jour se 
libérer de cette conception et s'affranchir de ce passé. 
Oui, je pressens une plus mâle et plus juste sagesse qui 
diminuera d'autant la somme des douleurs courantes, 
mais nous, on a trop d'attaches... On voudrait, on ne 
peut pas! Nous sommes ceux qui auront côtoyé une es- 
pérance , sans avoir eu 1 a force de la saisir. Voilà. . . main- 
tenant que je t'ai tout expliqué, je te laisse à ta mère. 

RICHARD 

Alors? 

RTSBERGUE 

Alors, je désire qu'on m'en parle le moins possible. 
Rends-la heureuse, Richard. Sois bon pour elle... Je ne 
peux pas dire autre chose... sois bon, mais moi... vaut 
mieux pas... As-tu un cigare? 

RICHAPD 

Là, sur la table. 

RYSBERGUK 

Où as-tu acheté cette boîte? Ils ne sont pas trop 
mous, j'ai déjà remarqué. Où les prends-tu? 



ACTE QUATRIÈME 349 

RICHARD 

Toujours au bureau de la rue Tronchet. 

RYSBERGUE 

J'y passerai (ii aspire une bouffée.) Voilà... Alors je vais 
aller tout seul au Comptoir international. 

RICDARD, vivement, empressé. 

Mais, père, je t'accompagne. 

RYSBERGUE 

Non, non, ce. n'est pas la peine. Reste ici, tu as à 
faire. Je t'avais donné rendez-vous parce que je passais 
sous tes fenêtres; autrement!... Qu'est-ce que tu fais ce 
soir?... Ah I c'est juste, tune sortiras peut-être pas. 

RICHARD 

M^is si... Veux-tu que nous allions quelque part? 

RYSBERGUE 

Non... mais nous aurions pu faire une partie au 
cercle... ou un billard... Je n'ai plus la main depuis 
quelque temps. 

RICHARD 

Entendu... avec plaisir. 

RYSBERGUE 

C'est ça... si tu n'as rien de mieux à-faire, passe me 
prendre. Bonsoir. 

RICHARD, encore une fois timidement. 

Tu ne veux même pas la voir ? 

RYSBERGUE 

Non, non, ne parlons plus jamais de ces choses, 

30 



$m MAMAN COIJBRI 

yeux-tu?... Voilai.,. Alors, à après dîner... Il fait un beau 
froid ; je vais aller à pied... Bonsoir,,. 

{Il su ri. le Gol relevé, U cnnne dsns b poche de !=;oni pardes^aâi U 
pas tralEL^nt, le don Toùlê.) 



SCENE IX 
RICHARD, MADELEINE, IRÈNE 

(Richard aUend udo EËCondCi eu riiâéchissant du an: r«^vnjit, pniEs vi â la 
porte par qù est mjrtie Madeleine ; cjfo entend Ui toîx de b aourriflâ.) 

LA VOÏX lïE LA NOURRICE 

Ainsi font font font, k» polîtes marionneltes 
Ainsi font font font, 
Trois petits /ôurs et pui^ s'en vont... 

(Richarrl reate accouda à U porle. On lo voit senrire aux fennWifiâ. 
Puis oiïlr&nt Ir^no nt Mèdok^ine. Irtne va quiisiiueiU s aflaissor 
auf un cafla|^^\ le m^uclioii^ stit U boudie, prise d Uflâ faiblesse.) 

BICUARB 

QuVt-elle? 

MADELEINE 

L'émotion. 

IRÈNE 

Ah! mea enfants! Celii m'u fait bien plaisir. Comme 
il est beau ^ton petit Jlicîliard ! 

HIGHABD 

Il te ressemble; on le dit. 

IHÈXE 

Ahl CD le dïl? (Vivement/) Mais il a beaucoup de sa mère 
aussi, 11 aura sa jolie figure. 

MAnELElNE 

Oh I vous êtes trop aimable^ madame. 



ACTE QUATRIÈME mi 

lïŒNE 

Madame 1... Bah! ça viendra... Elle a été bonne, 
Richard^ j'ai été très touchée, je tieaas à vous le dire... 
si, si... 

RICHARD 

Je ne puis affirmer qu'une chose, maman, c'est que 
tu peux te considérer ici comme chez toi... aujourdTiui, 
demain et toujours. Madeleine elle même va te le 
dire. 

IRENE, se levant sans laisser à Madeleine le temps de répondre. 

Ohî non, qu'elle ne le dise pas! Qu'elle me donne 
seulement son front à embrasser, cela vaudra mieux 
que toutes les paroles! 

(Elle l'embrasse.) 
MADELEINE 

Vous voyez,, je pleure moi-même... 

RICHARD 

Je suis bien, bien content. 

(On entend sonner à la porte d'entrée.) 
MADELEINE 

Allons, bon! on sonne... Nous ne pouvons pas être 
deux minutes tranquilles dans cette maison. Je ne veux 
pas qu'on nous voie avec les yeux rouges... Venez par 
là. 

RICQARD 

Ce ne peut êiro que Soubrian qui revient. 

MADELEINE 

N'importe. En tous cas, .entrons dans la chambre de 
bébé, voulez-vous? (àirèneo Vous préférez sans doute 
cela? ^ 

ipÈNE 

Je crois bien! 



il'ri 



SIAMAX COTJHm 



MADELEmK 

Veux~îii rappekr la tioanou, Richard, à qui j'avais dit 
«le sortir... Je vais ehercher un mouchoir dans ma 

Chamfire, »^t j'îirrive. (En aort^ot «Ue l&me l« parle ouverte,) 
RlCIfJ\Bl>i b suivant si â sa uiére. 

Tu vîenSi maman? 

Je prends mon chapeau.., voilà. 



SCENE X 

[RÊNE seule, puis UNE FëMMÊ DE ChaMBRE 

IRÈNI^j seule, prebd son cbape^u ^ur la Uble. Eu Ee praD^ut^ 
lo tt ULO flspË^cB de loog^ soiinrtî mélancoliquo, 

Ce chapeaui ce chapeau de jeune fille,., avec des 
roses!... Pauvre vieille^ its ont dit, la pauvre vieille!..- 

(KUe s^ r^gârdo Umia la glaco avidém»nit ^ ou lUmit qnVllo Mt 

qu'^ïlljî eu^0v«iit l^ïut UQ pHsaà : on dirttil que les cimreux hUtn- 
oUisaenl, que la figure se lire, idus l'aiTet de la volùolé ÛXb.) 

rXB FEMME 0E CE AMBRE, entrai ut «n eowp do vent, 

Madame, f est monsieur Souhr... 

IRÈNE 

Faites entrer. 

LA FEMME UE CHAMBREi héisituut eu vojaiit cette ti^^'^onn* inoonuiMi, 

MaÎ3, madame, je ne sais gi je dois... 

IhÈME 

Cest ju^tel Oh ! vous pouvez,*. Je suis la grand^mère. 

n\ DEAU 



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AKNAULT (AUGUSTB). Le Danger. Comédie en 3 actes 2 fr. 

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BARRÉS (M.). Une Journée parlementaire. Comédie en 3 aetes... 2 fr. 
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MBN DES (Catulle). Médée. Tragédie en 3 actes 3 fr. 50 

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