Full text of "Théâtre"
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^arbarîi (Colkar Eifarar^,
PftOM THE fi^qp^EtiT OP
FRANCIS B. îlAYES
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Thij tund i'e $10,000 and its iVnîoorve i* to bê tiaed
■' Fof the pure hase o^f books for the Library''
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HENRY BATAILLE
— THÉÂTRE
L'ENCHANTEMENT
, M A M A N
COLIBRI
; PARIS
\ Librairie CHARPENTIER et FASQUELLE
: EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
a, RUE DE GRENELLE, 11
1904
L'ENCHANTEMENT
MAMAN COLIBRI
Eugène FASQUELLE, Éditeur. ii, rue de grenelle
OUVRAGE DU MÊME AUTEUR
PUBLIÉ dans la BIBLIOTHÈQUE- CHARPENTIER
A 3 fr. 50 LE VOLUME
Le Beau Voyage 1 vol.
Il a été tiré de cet ouvrage :
o exemplaires numérotés sur papier de Hollande
et 4 exemplaires numérotés sur papier du Japon
Tous droits de reproduction, de traduction et de représentation réservés pour tous pays
7 compris le Danemark, les Pays-Bas, la Suède et la Norrège.
Entered accordingr to act of Gongress, In the jear 1904, by EUGKKB Fasquklle
in the office of the Librarlan of Congress, at Washington
Ail Bights reserred.
Paris. — L. Maretukux, imprimeur, 1, rue Cassette. — 8152.
HENRY BATAILLE
— THÉATRK —
L'ENCHANTEMENT
MAMAN
COLIBRI
DEUXIÈME MILLE
PARIS
Librairie CHARPENTIER et FASQUELLE
EUGÈNE FASQUELLE. ÉDITEUR
11, RUE DE GRENELLE, 11
1904
Tous droits r(!'servés
cr>>n'' (.-:)!
DEC 18 1D07
L'ENCHANTEMENT
COMÉDIE EN QUATRE ACTES
Représentée pour la première fois sur le théâtre national
de rOdéon, le 4 mai 1900.
Tous droits de reproduction^ de traduction et de reprégentation réservés pour tous pays,
y compris le Danemark, les Pays-Bas, la Suède et la Norvège.
Eat«rad Acoording to act of Congresa, in the year 1904, by Ecoènb Fasquklt.b
in tbe offiœ oif the Librarian of Congress at Washington.
▲11 Bighta reserrod.
Un amoureux tourne au comique
aus$i bien qu'au tragique : parce
que dans F un et l'autre cas, il est
aux mains du 'génie de fespèce qui
le domine au [.oint de le ravir à
lui-même
SCHOniNHAUEH.
PERSONNAGES
GEORGES DESSANDES MM. Tarride.
PIEKRE BOISSIEUX Rameau.
VICTOR DE CHELLES Dauyilliers.
JOSEPH Taldy.
Etc., etc.
ISABELLE DESSANDES M^e» Jane Hading.
JEANNINE Marthe Régnier.
ODETTE IIEIM4N Emma Bonnet.
FRAULELV J. Fromant.
GEORGETfE de Villers.
MADAME DE ROUVRAY Muraour.
AUGUSTINET J. RoLL.
Etc., etc-
LTNCHANTEMENT
ACTE PREMIER
Un petit salon rotonde avec, dans le fond, deux grandes
baies vitrées., donnant, Tune, sur une sorte de hall jardin
d'hiver, l'autre sur un salon qu'on voit grandement éclairé
h travers les vitrages de la porte. L'électricité est éteinte
dans le jardin d'hiver. La rotonde est médiocrement éclai-
rée, avec beaucoup de petites lampes aux épais abats-
jour.
SCENE PREMIÈRE
VICTOR DE CHELLES, MADAME IIEIMAN
(Au lever du rideau, Victor et Madame Heinian cau'sont.)
QUELQU UN, ouvre la porto et la referme brusquement on disant.
Oh ! pardon !
VICTOR, se lève et «'adressant à la porte reformée.
Non... non... faites doncî... je vous en prie. (lUant.^
Sont-ils bêtes!... (a Madame Heiman.) Est-ce que tu Tcstes
encore longtemps?... Je suis éreinté... Odieuse, cette
journée!... Nous avons été de toutes les corvées.
MADAME UEIMAN
Dis, crois-lu, maintenant que la voilà mariée, que
1
2 L'ENCHANTEMENT
Georges va nous recevoir ensemble, comme avant?.,
va-t-il falloir faire semblant,..
VICTOR
Mais non, mon chéri ? je te l'ai déjà dit, Isabelle est
une femme sans préjugés. Je la connais bien. Elle trou-
verait ridicule que nous nous gênions... On nous rece-
vra en petit ménage^... an moins dans Tintimité... Elle
le plajt, la mariée?
MADAME IlEIMAN
Oui, mais pourquoi celte idée de recevoir le soir de
la messe de mariage? Ça ne se fait plus. On dirait une
noce de boutiquiers.
VICTOR
Justement, pour cela même, parce que c'est pro-
vince! Ah! on voit bien que tu ne la connais pas... Elle
tient à ce genre; c'est de la pose à rebours... Au fond,
malgré ses airs modernistes, regarde son buste, (ii
montre un buste do femme sur la cheminée.) elle est trèS Fauny
Lear... très Piano de Berthe .. Tiens, un détail : la
petite sœur s'appelait Jeanne, elle en a fait Jeannine!
Toute une époque. Est-ce assez second empire? Et
puis, elle se serait fort bien contentée du lunch...
mais cela veut dire aussi autre chose, cette soirée.
MADAME DEIMAN
Ah!
VICTOR
Tu n'as pas compris?... 11 faut bien mettre en évi-
dence que c'est un mariage de raison... qu'on se cou-
chera très tard et qu'elle s'en [fiche... qu'elle se marie
avec un vieil ami.
MADAME UEIMAN
Vous êtes tous ses vieux amis.
VICTOR
Oh! pas le moindre d'entre nous ne peut se flatter de
ACTE PREMIER 3
•»
la moindre prîvauté, tu sais!... C'est une vertu!... En
somme, sa position d'orpheline jadis, de vieille fille
maintenant, et surtout Téducation de sa sœur, l'ont
entraînée à ces allures libres de camarade... Elle a été
la camarade, — trop rare espèce de femme ! — et c'est
toute une génération qui finit ce soir!... Mais, au fond,
crois-le bien, personne n'a jasé... et c'est tout de même
une femme de grand mérite.
MADAME UEIMAN
Oui, oui, je connais la rengaine. Elle a élevé la
petite au biberon, ses amis à la cravache, et vous êtes
là une douzaine qui avez Tair d'enterrer votre jeunesse.
VICTOR
Oh ! moi, tu sais^ je ne suis pas de la promotion... je
ne la connais que de deux ans. Ce sont les amis qui
m'ont attiré... Il y avait une bonne table. Ils doivent
tous être rudement furieux contre Dessandes! Et, ma
foi, elle a bien fait de l'épouser, pour elle et pour la
gosse. Il fallait une fin. Ils seront heureux et de cette
fleur d'oranger ils sauront se faire d'excellente tisane...
Mais quelle journée !
MADAME HEIMAN
Il y a encore du monde au salon?
VICTOR
Quatre chats... Tu viendras demain déjeuner?
SCÈNE II
Les MÊMES, ISABELLE DESSANDES
ISABELLE, entrant.
Tiens? Ah I vous cherchez le frais ! (A Victor.) Oui, c'est
ça, allez-vous-en! (A Madame Heiman.) PaS VOUS', noUS
4 ^ENCHANTEMENT
avons beaucoup de choses à nous dire. Voulez-vous
que je ferme la porte du hall?
(Victor entre au salon.)
MADAME HEIMAN
Je VOUS en prie, madame, vous vous occupez beaucoup
trop de moi.
ISABELLE
Non, je suis très, très heureuse près de vous. Je sens
que nous commençons uce grande amitié; Georges m'a
tant parlé de vous.
MADAME UEIMAN
Vous n'étiez, pas jalouse?
ISABE LLE
Non. Vous aurait-il aimée un peu que je ne serais
pas jalouse... C'est joli, vos bagues... Oh ! une opale I
MADAME HEIMAN
Superstitieuse?
ISABELLE
Pas même religieuse... Mais j'ai prié tout de même,
ce matin, sous mon voile.
MADAME HEIMAN
Pourquoi avoir quitté votre robe de mariage? Vous
étiez si belle là-dessous.
ISARELLE
Taisez-vous, j'avais l'air d'une mariée de banlieue...
Que c'est bête de se déguiser ainsi, comme un clown!
C'est complètement ridicule ce genre d'exhibition à
mon âge. (Débouche une bande d'enfants de tout âge, courant.) Oh I
les bébés! Où courez-vous comme ça? On ne passe
pas.
UNE PETITE FILLE
rs'ous cherchons Jeannine pour lui dire adieu, made-
moiselle.
ACTE PREMIER 5
ISABELLE
Madame, ma petite Thérèse, c'est madame qu'il faut
dire... Répète un peu : madame... quoi?
Madame Dessandes.
C'est parfait.
Où est Jeannine?
THÉRÈSE
ISABELLE
THÉRÈSE
ISABELLE
Je ne sais pas; voyez dans sa chambre. Si vous la
trouvez, vous lui direz de venir me parler. Embrasse
encore, tout petit. Là... oup! Vous êtes libres, (ils sortent
par la porte du salon.) C'est gentil, les enfants!
MADAME HEIMAN
Ah! voilà une bonne petite parole franche déjeune
mariée.
ISABELLE
Ne dites pas cela. Mon seul enfant, tenez, entendez-
le rire là-haut. (Elle désigne une porte adroite.) H mO Semble
que je volerais quelque chose de mon cœur à Jeannine.
Mon temps de maternité est fait, voyez-vous.
SCÈNE III
Les MÊMES, Une Dame
UNE DAME, entrant.
Je vous cherchais partout, chère amie. Je n'arrivais
pas à vous trouver.
ISABELLE
Vous partez? Vous avez une voiture ?
1.
6 L'ENCHANTEMENT
LA DAME
Oui, oui, la mienne est en bas... merci.
ISABELLE
Je vais vous accompagner.
LA DAME
Mais non, laissez-nous donc, chère madame, vous
devez être excédée.
ISABELLE
Du tout, il faut que j'aille encore serrer les dernières
mains, et puis je redoute qu'il n'y ait pas assez de voi-
tures pour tout le monde. Nous habitons un quartier
si mal desservi.
LA DAME
C'est joli de couleur, ici.
ISABELLE
C'était un petit salon que j'ai fait transformer en
fumoir... Il faudra un fumoir, maintenant... Passez,
je vous en prie... (A Madame Hoiman, bas.) ReStez, VOUS. Je
reviens.
(Elles sortent, Odette, seule, te dirige vert le talen dont la porte
est ouverte.)
SCÈNE IV
PIERRE, MADAME HEIMAN
PIERRE, l'aperçoit du salon et vient à elle.
Eh bien! avez-vous échangé des sympathies avec
madame Dessandes?
MADAME HEIMAN
Oui, je la trouve très curieuse... attirante extrême-
ment.
ACTE PREMIER 7
PIERRE
Peuh! pas plus que tout le monde... Elle a ses dé-
fauts et ses vertus.
MADAME HEIMAN
Et puis des idées larges... droîtesu.. tout de même
particulières.
PTERRE
Une nuance entre la veuve et la vieille fille. C'est
vrai, tout de même qu'elle est très dame! Ce sera plus
tard la vraie dame européenne, un peu libérale, un
peu ennuyeuse...
MADAME UEIMAN, riant.
Taisez-vous donc, vous êtes son meilleur ami.
PIERRE
Mais si je n'étais pas son meilleur ami, je ne me
permettrais pas de parler ainsi. N'est-ce pas qu'elle a
un visage délicieux, un visage qui vous saisit dès
l'abord comme certains parfums... La petite aussi est
intéressante... vous verrez! (ironique.) Ahl ce sont deux
sœurs accomplies. Je ne sais pas ce que ça veut dire
au juste, mais l'expression me plaît. Elles sont « ac-
complies ».
MADAME UBIMAN
Y a-t-il longtemps qu'ils s'aiment?
PIERRE
Ce détail les regarde exclusivement. S'ils s'aiment,
ce doit être depuis longtemps, sinon c'est une vieille
amitié qui... qui... s'achève... (Sourire.) C*est très peu
intéressant.
MADAME HEIMAN
Maintenant, un conseil, Pierre. Dans notre position,
Victor et moi, ne devons-nous pas...
8 L'ENCHA?»TEMENT
PIERRE, haussant les épaules.
Peuh! elle est au-dessus de ces préjugés. Allez en
confiance... Et, quant à moi, il est temps que je file me
coucher.
MADAME HEIMAN
Déjà?
PIERRE
Mais oui, ma chère; vous n'avez pas Tair de vous
douter que je prends le paquebot demain à Bordeaux.
J'en ai pour plusieurs jours de tangage.
MADAME HEIMAN
Ah bah! personne ne m'avait prévenue. Le tour du
monde?
PIERRE, vague.
Un voyage de quelques mois. Je vais aller jouer aui
lazzo, chez un oncle, dans l'Amérique du Sud.
SCÈNE V
Les MÊMES, ISABELLE
ISABELLE, rentrant.
Vous êtes encore là tous les deux? Vous savez, Pierre»
que madame Heiman a Tamabilité de nous rejoindre à
Suint-Meilhan dans quelques jours, car vous n'ignorez
pas que nous sommes voisines de campagne, toutes
deux?...
PIERRE
Comment donc! J'ai logé quinze jours dans la pro-
priété de Georges. De ma fenêtre, je voyais la maison
de madame Heiman, et on a besoin de cette distractioa
la-bas, car c'est mortel, vous savez, ce petit trou I
ISABELLE
Je connais les photographies... qui me plaisent beau^
ACTE PREMIER ^
coup. (Bas à Pierre, à distance de madame Heiman.) DlleS donC,
quelle femme est-oe, madame Heiman?
PIERRE
Elle vous le dira.
ISABELLE
Merci. Je m'en doutais.
PIERRE
Elle est charmante.
ISABELLE
Je Tadore.
PIERRE, haut.
Quand partez-vous ?
ISABELLE
Demain soir. Quelques malles à fermer. Jeannine est
très maniaque. Il lui faut le temps de ranger ses petites
affaires elle-même. Tenez, elle doit être encore en train
de fureler dans sa chambre. Georges lui a donné un
nécessaire dont elle est très fière,
(Les enfants de tout à l'heure repassent.)
ISABELLE
Vous ne ramenez pas Jeannine?
UNE PETITE
Elle est dans sa chambre, elle va descendre.
ISABELLE, à une enfant.
Veux- tu dire à un domestique d'apporter ici un pla-
teau de soda... et une tasse de thé. Pierre, votre tasse
de thé habituelle?
PIERRE
Non, je vais vous demander la permission de m'en
aller... J'ai besoin de quelques heures de sommeil
avant le train.
iO L'ENCHANTEMENT
ISABELLE
Comment, vous parlez ainsi? Et Georges, vous ne lui
serrez même pas la main?
PIERRE
Il a le tort de ne pas se trouver là, et comme je ne
veux pas rentrer au salon...
MADAME HEIMAN
Attendez, je vais aller vous le chercher, moi.
PIERRE
Ça c'est gentil.
SCÈNE VI
PIERRE, ISABELLE, wnis.
PIERRE
Adieu, ma grande amie.
ISABELLE
Pourquoi me dites- vous adieu d'un ton si grave ?
PIERRE
Parce que, ne le savez-vous pas, Isabelle? c'est un
grand adieu que je vous donne ! Toute une moitié de
ma vie qui disparaît !
ISABELLE
Mais, Pierre, votre place ne sera pas changée ici...
Gardez-la.
ViEKRE
J'ai attendu, vous le voyez, jusqu'au dernier jour
pour perdre tout espoir. C'est du fond du cœur, ma
grande et forte amie que je vous dis adieu! Oh! la
mélancolie que j'y mets n'est que tout égoïste... c'est
ACTE PREMIER II
un vieux pleur de vieux garçon qui çrogne contre des
habitudes dérangées... oh! sans quoi! vous m'avez
donné Texemple de la sagesse... Vous êles une femme
parfaite et sans faiblesse. Un beau jour, vous avez
choisi entre vos intimes l'homme qui paraissait le plus
propre à vous rendre heureuse et votre choix fut lon-
guement médité! Vous avez exclu celui qui vous ai-
mait « le trop »... Vous passerez ainsi, bien calme, de
l'amitié à Tamour. Et c'est pourquoi je vous quitte
sans autre regret que celui de quelques habitudes chif-
fonnées.
ISABELLE
Ah ! Pierre ! Pierre ! vous ne serez jamais sage 1
' PIERRE
Tout le monde ne le peut pas... Enfin, vous, vous
serez heureuse... Tout compte fait, votre vie promet
Tiendra-t-elle?
ISABELLE
J'espère.
(Leurs yeux se fixent dans la lumière brusque d'une lampe.)
PIERRE
Vous avez raison, il fallait garder vos yeux des
lumières trop vives; ils étaient peut-être bien faibles
pour les supporter.
ISABELLE
Que voulez- vous! Je me résignerai à l'abat-jour.
PIERRE, la regardant.
Oui, votre visage n'en sera pas moins joliment
éclairé.
ISABELLE
Allons, allons... c'est cette stupide musique qui vous
rend mélancolique.
12 L'ENCHANTEMENT
PIERRE
Peut-êlre. Mais que vous ne vous trompiez pas sur
celte mélancolie... Elle est doucement méprisante et
orgueilleuse, Isabelle. On ne pleure dans la musique
que des bonheurs médiocres — et qu'on ne devrait
même pas regretter!
SCÈNE VII ^
Les Mêmes, GEORGES
GÈORGKS, entrant.
Alors, vraiment vrai, tu nous quittes?
PIERRE
Comme si tu me m'avais pas toi-même fait prendre
mon coupon.
GEORGES
Ah ! tu l'as trouvé? J'avais peur qu'on ne l'ait déposé
trop tard chez toi.
PIERRE
Merci, tu vois...
(Geste d'adieu.)
GEORGES
Non, pas encore... nous n'avons pas eu le temps de
l'apercevoir dans la cohue.
PIERRE
Ta présence est indispensable au salon.
GEORGES
Pas du tout... Je venais au contraire une seconde
aspirer deux ou trois bouffées de cigare. 11 n'y a
plus personne, que quelques rebuts de famille... ça
leur fera comprendre qu'il est tard. Ahl (n respire bruyam-
ACTE PREMIER i3
ment.) Tiens! il pleut I... La bonne pluie d'été qui crève
sur Paris! C'est moite et doux... Que t'en vas-tu cher-
cher ailleurs?
PIERRE
Peut-être pas Taventure... mais des ciels moins gris
que les nôtres, tu vois... (Georges lui tape sur l'épaule en riant.)
Eh! oui, mon vieux, c'est ainsi,
GKORGES
Soit! Je ne t'envie pas tant de jeunesse.
ISABELLE, de loin en préparant le thé que le domestique a apporté.
Bien. Grondez-le à votre tour, Georges... Parfaite-
ment, vous avez besoin d'être grondé ; on n'est pas plus
romanesque.
PIERRE
Oui, mais on devient trop distingué; ça m'inquièle.
GEORGES
Tu es amer.
PIERRE
Tu ne sens pas ça, toi? J'ai besoin d'aller voir des
haillons... de beaux haillons qui aient vécu...
ISABELLE, l'interrompant.
Du thé, mon ami?
(Elle lui présente une tasse et le sert.)
PIERRE
Oui... du thé... (Avec un sourire en la regardant.) Merci pOUr
le sucre.
ISABELLE, près de lui, à mi-voix.
Ah! Pierre, si romanesque vraiment... et si peu...
moderne !
PIERRE, très haut, exprès.
Gomme vous avez joliment dit ça! Tout un petit
2
14 L'ENCHANTEMENT
monde d'ironie et de fatuité là-dedans. Si, si, moderne,
au contraire... à satiété... Hé oui, les appartements
deviennent trop confortables... la vie est trop caout-
choutée... Je m'y sens trop bien préservé contre tout,
le froid, le chaud, les inconvénient^ et la passion. Vrai,
il se répand partout une espèce de médiocrité élégante
du bonheur; c'est fastidieux! Nous avons tous le même
appartement et la même âme... Ça devient une espèce
de parcage, un nivellement général; chacun y a sa
petite case laquée blanc... Le socialisme des riches,
quoi! Je fuis tout le mauve contagieux de vos robes
qui m'ont si bien apprivoisé à elles... Ah! la vie qui
salit, n'importe quoi! mais de la vie vive et des pas-
sions.
GEORGES, à la chemiaC-o on coupant un cigare.
Je vois évidemment que tu as besoin de changer
d'appartement.
PIERRE
J'ai besoin de ne plus me sentir préservé, voilà tout,
de me délivrer de cette éducation médiocre dont vous
ÔleS la patronne agaçante. (Je«nnine entre à ce moment. Elle
passe devant Pierre qui U happe au passage.) Tenez, là, VOtrC petite
élève... la chouchoute... Vous en serez fière, allez!...
Que voulez-vous qu'il pousse dans de pareilles ca-
boches? Ah! l'aurez-vous préservée celle-là, avant la
vie, Isabelle!... Eh! eh! mon dieu, quels yeux mau-
vais! Voyez-moi ça!... la petite poison!
(Jeannine se dégage d'un coup d'épaules et va froidement à sa sœur.)
GEORGES
Tu l'embêtes, cette enfant, avec ton lyrisme!
JEANNINE, à Isabelle.
Tiens, voilà les clefs.
(E!lo jfîl!o les olofs sur la table avec bruit et s'en va.)
ACTE PREMIER 15
ISABELLE, à Jeannine.
Jeannine! Eh bien, Jeannine, où vas-tu?
(Jeannine sort sans répondre, sans se retourner.)
ISABELLE, À Pierre.
Vous Tavez froissée ! C'est intelligent. N'importe, vous
m'amusez... Comme si tout le monde avait à se pré-
server, comme si c'était une loi de naissance 1
GEORGES
Le passionnai obligatoire.
PIERRE
Vous préférez la petite épargne bien française.
GEORGES
Non, mais il devient extraordinaire, ma parole... On
dirait qu'il s'en prend à nous... Pourquoi cet air rogue?
ISABELLE, ittterrompiait encore vivement.
Oui, que voulez-vous dire? Que nous ne sommes que
de petits bourgeois? Mais pourquoi nous en faire un
crime! C'est curieux, Pierre n'a jamais pu admettre
qu'il y ait des âmes totalement, oh! mais to-ta-le-ment
fermées à ce qu'il appelle avec tant de fracas « la pas-
sion ». Elles peuvent aimer beaucoup tout de même,
soyez-en sûr... C'est cela que vous voulez me faire dire?
(Elle se retourne vers Georges et trte sérieuse.) Eh bien, je le dis
sans gêne, et Georges ne le trouvera pas déplacé :
nous nous épousons tous deux, oh! mon dieu, sans
passion... et c'est tout de même une belle union que la
nôtre.
PIERRE
Je n'ai pas dit le contraire. Seulement, pourquoi ce
petit air fat et compatissant?
16 L'ENCHANTEMENT
ISABELLE, riant.
Mais non! vous êtes extraordinaire. Question de
nature, de... tempérament, je ne sais pas moi... vous
allez me faire dire des bêtises.
PIERRE
Oui, vous avez la prétention d'être supérieurement
équilibrée. Quelle erreur est la votre! Je n'en veux
d'autre preuve que cet amour désordonné et insuppor-
table pour Jeannine.
ISABELLE, avec volubilité.
Ça, c'est autre chose, mon cher! Cet amour-là est
fait de quinze années de dévouement, d'abnégation,
de... ^
PIERRE, l'interrompant.
Je m'en fiche. C'est de la passion, et de la plus désé-
quilibrée, encore!
ISABELLE
Oh! puis, la passion! On ne s'en lassera alors jamais
de ce vieux sentiment si fatigué, si usé?... Voyons,
Pierre, vous ne trouvez pas qu'il serait temps d'y
substituer autre chose, un sentiment plus grand, plus
noble, plus sain?
PIERRE
Là! vous croyez avoir dit quelque chose de très forti
On le voit à votre air épaté. Mais vous parlez comme
une institutrice libérale! Mais vous n'êtes rien moins
qu'une émancipée, ma pauvre amie. Quelle illusion!...
Et puis, diantre, attendez au moins demain matin. Vos
idées changeront peut-être d'ici-là!
ISABELLE
Continuez, vous m'amusez.
PIERRE
Non, je vous vexe... Seulement, tant pis! c'est aga-
ACTE PREMIER 17
çant... A la veille, que dis-je? à la minute du sacrifice,
vous avez une manière de sublime tranquille qui dé-
passe tout ce qu'on peut rôverl... (SarcasUque.) Hél toi»
là-bas, rhomme, que penses-tu dans ion coin de cette
conversation de soir de noces?
GEORGES, négligé.
Continuez, je vous en prie, ne vous gênez pas pour
moi.
ISABELLE
Nous pensons de même, n'est-ce pas, Georges? Ohl
nous nous sommes très approfondis.
GEORGES, se rapprochant, la boîte do cigares à la main.
En tout cas, un fond commun, que je ne crains pas
d'avouer, c'est Tamour de la paix... Je redoute les
orages sublimes .. Je ne vois pas pourquoi je ne me
passionnerais pas pour mon bonheur... mon travail
aussi. J'aime bien mon travail... je crois... il me
semble... Tu veux un cigare?
PIERRE, visiblement moins maître de lui.
Le calumet de la paix?
GEORGES
Ne raille pas, vieux. Oui, j'ai un penchant au bon-
heur, un irrésistible penchant à la paix. Tout petit, je
me souviens que je te cédais déjà aux billes, au collège,
quand tu trichais, ce qui t'arrivait souvent dans la
fièvre des jeux illusoires, pour avoir là paix. Ça dure
encore. Et ne hausse pas les épaules. Je ne suis pas un
homme plus médiocre qu'un autre.
(Ce disant, il a un peu brutalement appuyé la main sur l'épaule de
Pierre.)
PIERRE, énervé.
Possible! c'est toi qui railles, eh bien, écoute...
2.
18 L'ENCHANTEMENT
ISABELLE, interrompant aTeo viy«eitë.
Qaoi? (Elle le regarde fixement.) Je VOUS défie, Pierre, de
ne pas rire.
PIERRE, après un court silence, haussant las épaules.
Vous avez raison. (La voix changée.) Tiens, veux-tu me
faire chercher mon vestiaire et une voiture, c'est plus
important.
GEORGES
Comment donc !
(Il sort.)
SCÈiNE VllI
PIERRE, ISABELLE
PIBHRE
J'ai failli devenir tout à fait ridicule. Merci de m'avoir
arrêté à temps. Ah! décidément, oui... pas dans le
train I
ISABELLE
Personne n'est parfait.
PIERRE
Oh! je sens la tare, allez! Je ne m'illusionne guère.
Je possédais autrefois une petite amie (ne cherchez
pas, je vous en prie, vous n'avez pas connu) qui s'in-
téressait vivement à un jeune auteur dramatique dont
le nom ne nous est pas encore parvenu. Il est de
Nantes, disait-elle, et il prétend que c'est pourquoi il
ne réussira jamais. J'essayai vainement de protester.
« Non, non, reprit- elle, il me répèle souvent : Vois-tu, il
y a quelque chose qui me manque; si j'étais né à Paris,
mais né... ce qui s'appelle né... eh bien, je Taurais. »
ISABELLE, riant.
Que lui manquait-il?
Le dialogue.
Et alors?
ACTE PREMIBB 19
PIERRE
ISABELLE
PIERRE
« Je ne sais pas moi, ce que c'est que le dialogue, »
— ma petite amie parle toujours, — « mais il paraît
qu'au théâtre on ne peut rien faire sans le dialogue.
Ce n'est pas l'esprit qui me gêne, dit-il; l'esprit, ça
c'est national ; il n'y a pas de départements. Alors, les
deux premiers actes, tout marche. Seulement, c'est
lorsque arrive l'émotion, au troisième acte... (l'émo-
tion, il paraît que c'est au troisième acte) alors ça
n'y est plus, je me laisse aller, tu comprends, j'ai l'air
de croire que c'est arrivé, d'y couper. Il doit y avoir
une manière de ne pas avoir l'air d'y couper! Seule-
ment, voilà, il faudrait être de Paris. ^> Eh bien, tel ce
bon jeune homme qui se destinait à l'art dramatique,
quand arrive l'émotion, il vaut mieux que je retourne
en province, voyez-vous... je n'ai plus la nuance.
ISABELLE
Revenez guéri.
PIERRE
Adieu^ Isabelle. Je ne vous en veux pas. Vous me
croyez?
ISABELLE
Oui.
(Un temps. — Le domestique apporte le chapeau et le pardessus.)
PIERRE, mettant md pardessus.
Je vous écrirai. Quel souvenir vous allez garder de
moi I J'ai honte un peu. (Il se regarde complaisamment daas la
glace en mettant son chapeau.) Bah ! en SOmme, rOCOCO, maiS
j'aurai été ce qu'on appelait autrefois un galan t homme. . .
la jolie expression 1... un de ces voyageurs surannés
20 L'ENCHANTEMENT
comme on en rencontrait jadis, dont on disait : Je Tai
connu à Chiassetti, ou ailleurs, il aimait une belle
dame, qui avait un chapeau de salin blanc, et il mourut
en lui écrivant des vers sur son Pétrarque, (n rit.) Allons,
adieu. Quelle stupide conversation de départ!
GEORGES, rentrant.
La voiture est là.
PIERRE
Je me sauve, (a Madame Heiman, qui vient d'entrer.) Au re-
voir, vous. Olr! nous sommes gens de revue!
ISABELLE, lui tendant la main.
Bon courage, mon anîi.
(Ils se regardent.)
PIERRE
Bonne chance, Isabelle, (a Georges, en sortant, la voix un pea
contractée.) Fermée, la voiture? Il doit faire un temps!
SCÈNE IX
ISABELLE, MADAME HEIMAN, puis JEANNINE
etGEOKGES
ISABELLE
Parti !
(Elle se dirige vers le salon.)
MADAME HEIMAN
Prenez garde, vous avez un volant de défait à votre
corsage.
ISABELLE
Ce n'est rien, ne vous donnez pas la peine. J'ai une
épingle.
MADAME HEIMAN, arrangeant la robe.
Ce pauvre Pierre, il vous aimait. Que lui avez-vous
dit?
ACTE PREMIER 2t
ISABELLE
J'ai essayé de lui donner du courage, sans mentir
pourtant. 11 ne faut jamais mentir. Mon sourire lui fera
grand bien plus tard, j'en suis sûre. Vous savez,
lorsque le médecin est parti, les malades aiment bien
se rappeler qu'il riait... Oh! merci, vraiment, vous
ê!es trop aimable... (Jeannine entre.) Te voilà, loi; on te
cherche partout. C'est très impoli, ce que tu fais là.
Pierre est parti. Tu entends?
MADAMK HEIMAN
Oh! ne la grondez pas, je vous en prie. Pas aujour-
d'hui. Elle est si jolie, celte enfant!
GEORGES rentre. Bas, à Isabelle, en passant.
Dites donc, j'ai cru un moment que ça allait se gâter.
ISABELLE
N'est-ce pas? Il s'en est fallu de peu. (a un domestique qui
entre.) Y a-t-il assez de voitures? Tout le monde est-il à
peu près parti ?
LE DOMESTIQUE
Il reste encore les parents de monsieur et trois ou
qualre personnes. Il y a aussi la mère de mademoiselle
Thérèse qui attend madame dans le petit salon.
ISABELLE
Bien. Nous allons renvoyer le tout. (Aux autres.) Pas-
sons, voulez-vous.
(Georges passe le premier.)
MADAME HEIMAN, montrant Jeannine qu'elle voit de dos, à une table»
comme plongée dans la contemplation de photographies.
Regardez-la. Est-elle jolie dans celte pose!
ISABELLE, appelant
Jeannine 1
L'ENCHANTEMENT
MADAME BEIMAN
Elle est plongée dans la contemplation de Saint-
Meilhan. Elle n'entend pas.
ISA&EXLË
Elle fait semblant de ne pas entendre.
MADAME HEIMAN
Attendez !
ISABELLE
Oh I vous allez lui faire peur.
MADAME HEIMAN, s'approche à pas de loap do Jcannine et lui met la
main sur les yeux.
Coucou î (Elle retire brusquement les mains.) Oh î VOUS plcu-
rez, mademoiselle?
ISABELLE
Elle pleure?
MADAME HEIMAN, gênée.
Mais oui, elle pleure ! Oh I je vous demande pardon,
mademoiselle... je ne savais pas...
ISABELLE, vivement.
Ce n'est rien, ce n'est rien. Ne vous en occupez pas.
MADAME UEIMAN
L'émotion de la journée sans doute.
ISABELLE
Oui, elle est un peu nerveuse ce soir... Voulez-vous
bien dire, sMl vous plaît, à Georges de s'occuper des
départs sans moi... qu'on ne m'attende pas, qu'if
m'excuse.
ACTE PREMIER 23
SCÈNE X
JEANNLNE, ISABELLE
ISABELLE, rapidenieut.
Voyons, Jeannine, pourquoi pleures-tu? Tes petites
amies te cherchaient partout, tu boudais dans ta
chambre et maintenant voilà que tu pleures?... Voyons,
réponds, je veux que lu répondes.
JEANNINE
Je n*ai rien. Laisse.
ISABELLE
Depuis plusieurs jours déjà, on te voit passer silen-
cieusement dans Tappartement, tu t'enfermes, tu ne
réponds plus lorsqu'on te parle... Jeannine, ne prends
surtout pas en mauvaise part ce que Je dis; je ne te
fais aucun reproche, mais si quelque chose dans mon
altitude t'a blessée le moins du monde, si tu souffres,
parle. Jamais un doute ne s'est élevé ni ne s'élèvera
entre nous.
JEANNINE
Laisse, je t'assure, je suis fatiguée.
ISABELLE
Ces jours-ci nous avons été très séparées, c'est vrai...
Mais regarde-moi donc chérie. M'en voudrais-tu ? Si
tu crois, si tu peux penser seulement que ce mariage
doive changer quelque chose à noti-e vie... Est-ce cela?
Tu ne répotïds pas... Est-ce cela?... Jeannine, est-il
rien qui puisse venir déranger notre intimité? N'es-tu
pas au-dessus de tout dans ma vie? Je sais bien, à ta
place j'éprouverais aussi ce petit sentiment de jalou-
sie, mats, ma chérie, ma chérie, peux-tu penser!...
Tournez votre figure par ici... Est-ce que je ne t'aime
pas plus que tout au monde !
24 L'ENCHANTEMENT
JEANNINE
Oh ! tu dis ça, tu dis ça I
ISABELLE
As-tu besoin que je te le répète, enfant.
JEANNINE
Si j'étais sûre de cela, au moins, bien sûrel Tu
m'aimes plus que tout au monde? Songe bien à ce que
tu dis.
ISABELLE, dans un élan.
Ah ! quand ma vie ne l'aurait pas prouvé, quand je
ne t'aurais pas donné la becquée jour par jour, ne
peux-tu lire en cette minute dans mes yeux que c'est
toi l'adorée î Ne sais-tu pas que c'est ta faute s'il ne
reste plus rien pour les autres?
JEANNINE
Plus rien ?
ISABKLLE
Parole, va, pas grand'chose ! Tiens, je suis flattée au
fond, de cet accès de jalousie; j'y comptais un peu, je
te dirai. (Eiie rit.) Embrasse... Ninette, s'il avait fallu
pour t'épargner une grande peine quelconque sacrifier
ce mariage, je n'aurais pas hésité.
JEANNINE
Ah! Sacrifier à moi, rien que pour moi? Et cepen-
dant, c'est ton bonheur ce mariage I Je dois te paraître
bien égoïste en ce moment, hein, Isabelle?... C'est ton
bonheur?
ISABELLE
Voyons, comprends... Il y a des choses embarras-
santes... beaucoup plus difficiles à expliquer à une
petite fille qu'à d'autres.
ACTE PREMIEB 25
JEANNINE
Va donc ! te gêne pas...
ISABELLE
D*abord je te l'ai expliqué déjà maintes fois. Ce
mariage est de toute raison et de toute nécessité... les
convenances... et puis il faut bien prévoir Tavenir,
pour moi comme pour toi. Il y a même des questions
d'intérêt.
JEANNINE
Oui, je sais... Après?
ISABELLE
Quant à Georges, c'est mon plus vieil ami. J'ai une
énorme affection pour lui et tu es assez grande pour
comprendre que je ne l'aime pas d'amour.
JEANNINE
Oh ! lu dis ça ! tu dis ça I
ISABELLE
Si je l'avais aimé, je ne l^urais pas épousé.
JEANNINE, comme quelqu'un à qui on veut en trop faire accroire.
Tu ne l'aurais pas épousé? Pourquoi?
ISABELLE, simplement.
Parce qu'il nous aurait dérangées, sœurette... Saisis-
lu?
JEANNINE, met un doigt grave sur sa tempo.
Je te demande tout ça, Isabelle, parce que j'ai besoin
de mettre de l'ordre dans ma tête. Ainsi, c'est ton ami
seulement. Mais si toi tu ne l'ainâes pas d'amour, lui, il
l'aime?
20 L'ENCHANTEMENT
• ISABELLE
Mon dieu,., sûrement... à ma manière... (L'entourant de
SCS bras.) Oh ! tu verras, tu verras ! combien tu seras
heureuse, comme notre affection au contraire, délivrée
de tant de soucis matériels d'avenir, deviendra plus
étroite, plus serrée!...
JEANMNE
C'est ça, dorlotte... dorlotte...
ISABELLE, lui pinçant le bout du nez
Oh ! la vilaine petite fille !
JEANMNE, se redressant brusquement.
Je ne suis pas si petite fille que cal Je la fais.
ISABELLE, riant.
Tu n'as pas besoin de le dire! Je sais bien que tu y
mets de la coquetterie. ^
JEANNINE
Je suis au contraire 1res avancée pour mon âge... Ne
ris pas. Tu m'offenserais en ce moment, je t'assure...
ISABELLE
Tu es amusante quand tu es digne !
JEANNINE, se lève.
Je suis capable de grandes... grandes choses..., tout
comme toi.
ISABELLE, lui prenant les deux mains.
Je sais que sous ces apparences nerveuses et folles
tu as des côtés déjà très beaux, très profonds, et
un vrai petit cœur de femme. J'ai voulu faire de toi,
à ton tour, une femme forte et libre. Aussi, ne me
déplaît-il pas que tu fasses beaucoup de footing, du
yacht, du cheval... et quand je te laisse même fumer
une cigarettr, après dîner, il ne me déplaît pas qu'on y
ACTE PREMIER 27
voit le geste d'une petite iDdépendance très crâne...
Et c'est ma fierté de t'avoir faite ainsi.
JEANNINE, hochant la tête, doucement.
Oui, c'est encore à loi que je dois d'être comme je
suis. Je te dois tout, même cela, c'est vrai... oh! tu
mérites beaucoup de reconnaissance !
ISABELLE
Maintenant, oust! assez causé. Viens au salon.
JEÀNWINE
Non... non, dorlotte... dorlolte encore... au moins
une petite minute.
ISABELIJS, la berçant itn peu.
Tu verras, comme on te fera une vie belle! On fera
ceci, on fera cela... et plus tard, qu'est-ce qu'on fera?
On te cherchera un petit mari !
(Jeannine a les yeux clos sur la poitrine de sa sœur.)
JEANNIWE, riant du petit rire qu'ont les enfants dans les larmes.
Un petit mari !...oh! tu dis ça!... Oui, raconte encore
tout ce que tu aurais fait.
ISABELLE
Tout ce qu'on fera. D'abord, on t'achètera à la cam-
pagne une belle écurie de poneys. Tu recevras...
JEANKINE, les yeux toujours fermés.
Oui... oui...
ISABELLE
Et puis> et puis... je ne sais pas, moi! Tu es beteî
(Elle l'embrasse.)
JEANNINE
. Dis, c'est vrai, que je ressemblais beaucoup à ma-
28 L'ENCHANTEMENT
man? Dis encore, je faisais beaucoup de mauvais tours?
Raconte.
ISABELLE
Je crois bien! Tu m'en as fait voir, va! Tu te rappelles,
la fois du bassin ?
JEANNINE
Oui, je me rappelle. C'est drôle, hein? (Un temps. Eiie
ouvre les yeux et regarde au loin dans sa pensée.) J'ai tOUJOUrS été
très originale.
ISABELLE
Entends-tu gratter à la porte? C'est Neyt qui veut
venir te dire bonjour. Faut-il lui ouvrir?
JEA^'NINE, sa rêverie coupée, avec une petite voix sèche.
Merci ! si tu t'imagines qu'elle m'intéresse cette bête l
ISABELLE, se levant aussi.
Nous ne pouvons pas ne pas aller dire adieu aux per-
sonnes. Si cela t'ennuie, reste. Je t'enverrai Georges
qui n'a pas eu le temps de te parler de toute la journée.
JEANiMNE
Oh ! non. Encore moins !
ISABELLE
Je suis sûre que tu te trompes sur les sentiments de
Georges à ton égard.
JEANNINE, avec une volubilité subite.
Je ne crois pas! En tout cas, ça n'a pas la moindre
importance, là, làl... On fait ce qu'on fait dans la vie^
pour soi, sans s'inquiéter de ce qu'en penseront les
autres après. S'il fallait seulement compter sur leur
reconnaissance, ah! là! là! ça ne vaudrait pas, vrai^
de se donner tant de mal!.
(Elle i
net.;
er lanc ae maii...
dit cela si vite qu'on comprend à peine, et puis elle s'arrête
ACTE PUEMIRft 29
ISABELLE, suffoquée.
Qu'est-ce que c'est? Qu'est-ce que c'est que cette
divagation philosophique, tout d'un coup?
JEANxNLNE
Je ne sais pas... fais pas attention.
(Elle se blottit dans les bras de sa sœur, yeux clos, avec un petit
grognement.)
ISABELLE
Comme il t'échappe des bribes de phrases par mo-
ments, Jeannine, que je n'aime point, pleines d'amer-
tume, bizarres, communes...
JEANNINE
T'occupe pas... c'est ma moue, c'est quand je fais ma
moue !
ISABELLE
Allons, je ne réussis qu'à l'impatienter.
JEANNINE
Écoute... dis-le moi dans les yeux. Tu seras profon-
dément heureuse?
(Elle regarde sa sœur avec des yeux tout grands et sérieux.)
ISABELLE
Profondément.
JEANNLNE
Eh bien, alors voilà, c'est fini! Je suis calmée tout
à fait... Ce n'était pas plusdifficile que ça!
ISABELLE
Calmée, calmée ?
JEANNINE
Oh î complètement I Je suis même bien.
ISABELLE
Alors, vite, lève-toi. Cette fois, je ne peux plus
attendre une seconde ; viens.
3.
») L'ENCHANTEMENT
JEANNINE, avec un mouvement crispé.
Pas encore! pas encore! Non, écoute... je ne veux
pas. Ça m'ennuie.
ISABELLE
Alors, désires-tu que je ijapporte quelque chose ici?
U doit rester de ce que tu aimes au buffet.
JEANNINE
G'est cela, c'est cela...
ISABELLE
Une coupe de fruits. Je te l'apporterai moi-même.
®h! je te gâte.]
JEANNINE, agitée au possible.
Mon dieu!... pas si vite, je l'en supplie... Reste une
petite seconde.
ISABELLE
Tu es vraiment dans un émoi extraordinaire, Jean-
nine. Tu ne te sens pas malade?
JEANNINE, se ravisant et s'eiforçant de paraître naturelle.
Tu as raison ; il faut que tu t'en ailles. Tu dis une coupe
de fruits?... Oui, une coupe de fruits... je veux bien...
Seulement, ne l'apporte que dans un quart d'heure...
pas avant... lorsque je serai tout à fait bien... Je vais
m'étendre ici sur le canapé. C'est compris? Pas avant
un quart d'heure?...
ISABELLE
Capricieuse!...
(Elle s'éloigne, Jeannine s'allonge sur le canapé et alors on entend
comme une plainte.)
JEANNINE
Sœurette ! sœure Ite I . . . quel dommage ! . . .
ISABELLE, se retournant.
Ohl un reproche? Encore 1
ACTE PREMIER 31
JEAimiIlE
(Test parce que je t'aime tant I... lant! T'occupe pas
de moi maintenant, ne t'occupe plus. (Quand Isabelle va
passer la porte.) Isabelle!... regarde-moi encore, genti-
ment... de la porte... là, comme ça... Va, maintenant,
va I (Isabelle est partie. Seule, d'une voix étranglée, Jeannine appelle en-
core.) Isabelle! Isabelle !... Oh!
(EUe se met à tremblM- fiévreusement des mains. Un moment se
passe. Alors on la voit.sft relever, dégrafer son corsage, y
prendre une enveloppe qu'elle cacheté avec un soin extraordi-
naire. Elfe remet la lettre dans son corsage, regarde si on ne la
voit pas, puis se sauve à pas précipités par la porte do droite.)
SCENE XI
ISABELLE, pm» GEORGES
TOIX D'ISABELLE
Non, non, ne vous dérangez pas, ce n'est rien.
(Elle entre, avec à la main une coupe sur une assiette.)
GEORGES, la suivant.
Elle est malade ?
ISABELLE
Seulement un peu énervée... Jeannine? Où donc
a-t-elle passé ? (AUant au hall.) Tu es là ? (Georges l'embrasse sur
la nwiuô.) Taisez- VOUS 1 Vous avez failli me faire tout
renverser.
GEORGES
Posez donc ce meuble, c'est gênant.
ISABELLE
Retournez. Nous sommes ridicules. Depuis une heure
on doit prendre nos petites absences pour des allusions
d'impatience. C'est grotesque. Nous avons l'air de le
faire exprès.
32 L'ENCHANTEMENT
GEORGES
Ça VOUS ennuierait donc tant d'avoir Tair de le faire
exprès? Tu m'aimes?
ISABELLE
Je t'aime.
GEORGES
Oh, ce premier « tu » ! Ce n'est pas mal pour une
première fois, mais il y a mieux. On dit « tu », très
fort. Ça doit durcir les lèvres, (ils sombrassent.) J'ai été
irréprochable, tout à Theure, dites ?
ISABELLE
Comme toujours.
GEORGES, avec un rire malin.
C'est égal, je ne suis pas fâché de cette conversation I
Je n'avais pas besoin d'être renseigné certes, mais on
apprend toujours... Ah! vous êtes une femme à poigne
et d'une beauté. . . un peu froide. . . mais si supérieure ! . . .
Enfin!... Seulement, moi, vrai, j'ai honte avec mon
gros désir vulgaire... J'ai peur de vous dégoûter...
ISABELLE
Non, Georges, je vous estime et vous aime ; si je mels
le devoir de la vie plus haut que tout, mon affection
pour vous n'en est pas diminuée... Allez, n'ayez crainte.
Notre part est la bonne. Je me charge de nous. (Georges
lui tient les mains et la regarde dans les yeux.) Eli bien? (JUOl?
GEORGES
Eh bien ! eh bien ! est-ce que tu ne vois pas que je
me retiens pour ne pas t'écraser dans mes bras?
ISABELLE
Chut! Je vous assure que nous nous couvrons du
plus complet ridicule... Filez!... Mais où est-elle donc
passée? Elle a dû grimper dans sa chambre.
ACTE PREMIER 33
GEORGES, souriaot finement.
A tout à rheure, alors...
ISABELLE, haussant les épaules.
Ahl français que vous êtes!... Les vieilles plaisan-
teries ne perdent pas leur droit... et il y a toujours du
comnais voyageur chez l'homme le plus intelligent.
GEORGES
A tout à rheure, tout de même.
(Il sort.)
ISABELLE, Restée seule, va vers la porte do droite puis elle se ravise,
remonte au fond, ouvre la porte vitrée du jardin d'hiver plong«'*e dans
l'obscurité. Elle appelle.
Nine!... Nine[ es-tu là?
(Elle tourne le bouton électrique, inspecte et ressort.)
SCENE XII
JEAiNNIÎV'E, ISABELLE
(A ce moment la porte s'ouvre violemment, Jeannino se précipite en courant
dans le sens du salon.)
ISABELLE
Ehî bien, qu'est-ce que c'est? Pourquoi cours-tu
comme une folle?
JEANNINE, se retourne d'un élan et se jette éperdue au cou do sa sœur
Adieu! adieu! Isabelle! adieu!
ISABELLE
' Mais qu'y a-t-il? Qu'est-ce qui te prend? Tu es folle!...
Tu m'étrangles!...
JEANNINE, accrochée désespérément, dans un grand sanglot.
Adieu î... Adieu!...
54 L'ENCHANTEMENT
l&AhElLE
Mais c'est insensé!... Réponds?... Lâche-moi... Ah!
ça, chérie, chérie... mais lu m'épouvantes... voyons...
c'est fou!... Ohl mais parle donc... Jeannine!... Mon
dieu! qu'est-ce que tu sens? Ouvre la bouche... Qu'est-
ee que tu as bu? Malheureuse! Ce n'est pas vrai, Jean-
nine, ce n'est pas vrai?...
JEANNINE
Adieu!...
ISABELLE
Oh!... au secours! au secours! Ah! malheureuse! Au
secours donc ! quelqu'un... Georges !...
SCÈNE XIII
Les Mêmes, GEORGES, puis MADAME HEIMAN,
puis Une MADAME DE ROUVRAY, Une Jeune Fille, etc.
(Georges accourt.)
ISABELLE
Elle s'est tuée! Elle s'est empoisonnée ! Elle vient de
s'empoisonner... Georges! au secours! au secours!
mon Dieu!...
MADAME HEIMAN, entrant.
Un malheur ?
GEORGES
Vite, vite ! Voyez si monsieur Barguier, un ami d'Isa-
belle, est parti... Je crois qu'il a été médecin dans la
marine... monsieur Barguier... Sinon, prévenez mon
médecin par téléphone, 225-30... Pas un mot surtout,
^ne laissez entrer personne. . Que personne ne sache !..<
(Il les pousse toutes deux dans le jardin d'hiver dont il referme
la porte, derrière lui.)
(On entend dans le salon le bruit des voix des quelques rares
personnes qui restaient encore; quelques phrases : Où cela'!.,.
Téléphone l... etc..)
ACTE PREMIEU 35
MADAME IIEIMANf rentraut. suivie «le monsieur Barguier.
Là, monsieur... cette porte... Entrez, je vous en
supplie ! (Elle fait entrer, puis barrant la porte à doux ori trois personnes
accourues.) C'est Jeannine qui vient de se trouver mal...
Elle s'est surmenée toute la journée... rémotion de (v*
mariage... Elle se contenait depuis plusieurs heures,
elle a été prise d'une syncope subite... Madame Des-
sandes a perdu la tète! c'est bien compréhensible...
UNE VIELLLK PARBTFE
Sa Jeannine! Elles s'aiment lantl... Pourvu qu'il
n'arrive rien î
UNE DAME, en soi lie de bal, la tète couTerto.
Mais VOUS pensez que ce ne sera pas grave ?
MADAME UEIMAN
Nullement. Quoique le conlre-coup sur madame Des-
sandes... Naturellement elle va s'effrayer.
LA DAME
J'étais déjà dans l'escalier. Je suis remonté précipi-
tammeiït ^vec madame de Rouvray et sa fille, en
entendant ces cris!... On ne peut pas entrer?
MADAME ilEIMAN
Non, non... on ma bien recommandé.. Vous savez.,
la solitude dans ces sortes d'indispositions...
MADAME DE ROUVRAY
Comme c'est contrariant!... Il y a tant d'anémies
cérébrales depuis quelque temps I
(Madame Hdiman répète ses explications à voix basse à un mon-
sieur, dans l'encoignure du salon.)
LA HEILLE PARENTE
Quelle est celte dame qui a Tair si intime?...
36 L'ENCHANTEMENT
UN MONSIEUR
Je ne sais pas... une madame Hermann... Heiman..»
un nom Israélite... Il n'y a que des israélites pour
devenir des amis intimes en cinq minutes.
UNE PETIT li: JEUiNE FILLE, à sa mère madame de Rouvray.
Pff ! en voilà. une révolution! Cette Jeannine! C'est
de la pose!... Mais oui, elle adore faire son intéres-
sante. Je ne la connais pas d'hier, tu penses! Tiens,
lu demanderas à Georgette! Est-ce qu'elle ne fait pas
ses embarras tout le temps, à la pension ? Elle est
trop gâtée, voilà... Et jalouse, quand on ne s'occupe
pas d'elle ! Est-ce qu'à la représentation des grandes,
quand on a joué Vercingélorix^ il y a quinze jours, elle
ne vient pas faire des histoires parce qu'on lui avait
distribué le rôle de Geltill! Elle a piqué une crise de
nerfs. Elle voulait à tout prix jouer Vercingétorix.
MADAME DE ROUVRAY
Le fait est qu'elle a bien mauvais genre, ta petite
amie... Cette ferronnière sur le front!
LA PETITE
Et ses bagues!... Elle en a jusqu'à l'index comme les
peintresses de la rue de Berri.
UNE DAME, en s'en allant, à madame Ileiman.
Dites bien à madame Dessoudes toute la part que j'ai
prise...
MADAME UEIMAN
Je n'y manquerai pas.
(A ce moment, Georges rouvre la porte. Il paraît très maître de lui
et sourit.)
GEORGES, répondant aux uns et aux autres.
Vraiment je suis désolé... quel contre-temps!... Ce
n'est rien du tout... un léger étourdi-ssement... la cha-
ACTE PREMIER 37
leur, le bruit... Je vous en prie... Oui, ma femme s'est
UQ peu émotionnée... Mille fois trop bonne... Ma chère
tanle, voulez- vous vous occuper de ces dames?...
(Il les a menées en souriant jusqu'à la porte du salon.)
MADAME HEIMAN, prenant Georges à part.
Eh bien.., vite, vite! dites?... Vous souriez?
GEORGES
Eh bien, fausse alerte, Dieu merci 1 Elle n'a même
pas eu le temps d'avaler. le laudanum... Aucun dangej.
A peine avait-elle bu, qu'elle a tout à fait perdu la tête,
et s'est jetée au cou de sa sœur... Personne ne se doule
de rien, au moins ?
MADAME BEIMAN
Personne.
GEORGES
Vous êtes sûre? J'y tiens...
MADAME HEIMAN
Mais quel coup de folie !
GEORGES
Oui, je ne sais pas, c'est fou! c'est ahurissant!
MADAME HEIMAN
Vous êtes sûr qu'il n'y a plus de danger?
GEORGES
Il n'y en a même pas eu. Faites filer cette pesle de
madame de Rouvray surtout... hein? Je vous demande
pardon... Et que la porte soit interdite à qui que ce
soit !
MADAME HEIMAN
Je crois bien... mon pauvre ami... Ne vous ocjcupez
de rien, (Georges rentre rapidement dans le hall. Madame Heiraan
appelle un domestique.) Mousicur VOUS fait dire de vcillef abx
voitures et de ne laisser entrer absolument personne...
4
3S L'ENCHANTEMENT
Ȑme la tante de monsieur,.. Qu'elle envoie prendre
êes nouvelles demain matin si elle veut.
LE DOMESTIQUE
Bien, madame.
(Tout le monde est rentré au salon à l'exception de M"»« Heiman
et de Victor de Chelles.)
SCÈNE XIV
MADAME HEIMAN, VICTOR DE CHELLES, seuls.
HiCTOR DE CHELLES, qui s'est rapproché de Madame Heiman, dans
l'embrasure de la porte.
Alors tu restes?
MADAME UEIMAN
Il faut bien... Je ne pnis m'en aller ainsi...
VICTOR
Bon agrément!... Tu viens déjeuner demain?
MADAME BEIMAN
Oui, oui.
VICTOR
Tu asTair émue?
MADAME HEIMAN
On le serait à moins... Figure-toi...
(Elle va fermer la porte du salon.)
VICTOR
Ôùoi?
MADAME HEIMAN
Figure-toi.., ce n'est pas un évanouissement.
VICTOR
Bah!
MADAME DEIMAN
C est... (A ce moment le jardin d'hiver stouvre et Isabelle et Georges
apparaissent.) Chutl... à demain... je te raconterai.
(Victor s'éclipse.)
ACTE PREMIER Hl
SCÈNE XV
MADAME HEIMAN, ISABELLE, GEORGES
(Isabelle et Georges sortent du jardin d'hiver, elle est toute défaite ; lui<i&
soutient un peu.)
MADAME HEIMAN, se précipitant à sa rencontre.
Madame!
ISABELLE
Ah! c'est vous!... Au fait, vous savez...
Elle seule !
Merci, merci...
GEORGES
ISABELLE, vague.
MADAME HEIMAN
Comme vous êtes pâle !
ISABELLE
J'ai deux mois à dire à Georges. Voulez-vous no«»
laisser seuls, s'il vous plaît? Oh! vous pouvez entrer,^
Au contraire, je vous en prie... vous me rendrez ser-
vice... Veillez sur elle !
(Madame Heiman entre dans le jardin tout doucement.^'
SCÈNE XVI
ISABELLE, GEORGES
ISABELLE
Tiens, prends celle lellre. Elle t'est adressée. Je Fat
trouvée sur sa poitrine. Lis.
GEORGES, a un mouvement de surprise, puis il prend la lettre que Ij*:
tend Isabelle. On entend des bribes de phrases.
Parce que je vous voulais à moi.., à moi... alors sans
nen dire... f aurais désiré vous embrasser avant de mou-
rir... Et toi, sœurette... faire du mal... très bien ainsL:^
A9z ' L'ENCHANTEMENT
tu ven^aS,,, (II laisse tomber la lotlre, stupéfait. Silence. Il so rap-
proche timidement, avec émotion» d'Isabelle.) Isabelle, vous pleurez?
ISABELLE
Non... je reste atterrée... atterrée... oh!
GEORGES
Je vous jure que, pour ma part, jMgnorais... (Geste d'im-
puissance.) Je vous demande pardon.
ISABELLE
Pourquoi prenez-vous cet air honteux, comme si
vous aviez à vous excuser de quelque chose? (Le regar-
dant.) Dieu! il s'agit bien de cela! Ma Jeannine qui vou-
lait s'en aller! ah bien!...
GEOKCES
Oh! s'en aller!... Taurait-elle pu? Vous voyez...
ISABELLE
Avoir tout pensé, tout calculé, s'être appliqué Tâme.
à'ia sienne, on peut dire, avoir tout prévu... pas une
minute, cette chose stupide, cette insipide banalité...
C'était trop simple à imaginer, évidemment!... Ah! la
vie est encore trop bête pour que la raison soit bonne
à quelque chose !
GEORGES
Mais aussi, que diable, qui eût pu prévoir?... (Levant
les bras au ciel.) Ça arrive donc encore, ces choses-là?
ISABELLE, continuant fiévreusement.
Ainsi, elle m'a caché cela à moi, obstinément? Mais
à y réfléchir une seconde, on est épouvanté, Georges!
Oh! comme elle a dû souffrir! Le drame horrible!...
GEORGES, essayant do calmer le tumulte.
.Peut-être a-t-elle cédé, au contraire, à une ivresse
nerveuse. Elle n'a peut-être pas du tout réfléchi. A
ACTE PREMIER 41
seize ans, on veut toujours mourir tout de suite I Elle
attribue peut-être à l'amour des déceptions imagi-
naires. A cet âge, sait-on?
IS^^BELLE
Allons donc I Regardez, précisez. C'est effrayant !
Elle a attendu, jusqu'à ce jour, que tout fut irrémédia-
blement consommé, que tout espoir pour elle fut bien
mort! Ahl égoïstes que nous sommes! (Avec passion.) La
chérie! la chérie! Et pour moi cela! Comment calmer
les traces de sa blessure maintenant? Car c'est fini...
Elle a attendu jusque-là, que mou bonheur fut irrépa-
rable !
(Georges se retourne brusquement.)
GEORGES
Que voulez«vous dire par là? Que vous m'eussiez
sacrifié?
ISABELLE
Il l'aurait bien fallu.
GEOHGES
Ah!
ISABELLE
Et comme elle le savait!... Mais vous, le premier,
TOUS l'auriez trouvée juste, notre séparation !
GEORGES, avec un léger sourire.
Évidemment! Ce n'est qu'une insignifiante question
d'amour.
ISABELLE, du bout des dents.
El je vous aime pourtant, Dieu sait!
CiEORGES, a l'air d'hésiter une seconde à dire quelque chose, pui« il so
ravise.
Oui. Eh bien, laissez-moi vous dire que vous êtes
.dans un trouble fort légitime, mais toutes les hypo-
thèses, que vous feriez en ce moment sur le compte de
Jeannine, sont bien gratuites... 11 ne faut pas exagérer
4.
42 L^ÈNGHANTÈMENT
les choses. Les douleurs d'enfant, qu'est-ce? Dès qu'elle
a senti qu'elle perdait pied, elle s'est raccrochée à vous.
Suicide môme, en l'occasion serait un bien gros mot.
Et lout cela va et vient dans ces petites cervelles, il n'y
faut pas ajouter l'importance que...
ISABELLE, sôchemenL
Ce n'est, en tout cas, pas à vous à le faire remar-
quer!... Vous restez vraiment d'un calme!... Seriez-
vous étranger, pour n'être pas de la famille? C'est pour
vous qu'elle s'est tuée! Et vous, le premier, mon cher,
vous lui devriez au moins dés paroles moins indiffé-
rentes î
GEORGES
Aïe! Aïe! Il vaudrait peut-être mieux que nous n'en-
trions pas dans ces sortes d'appréciations... (Vivement.) Il
y a des choses plus pressées... D'abord, que faire?
ISABELLE
Ah! oui, que faire!]
GEORGES
Le remède nous ne le trouverons pas ainsi en cinq
minutes... Mais puisqu'il est préférable de laisser Jean-
nine seule un peu avec Barguier, et que nous dispo-'
sons déjà d'une seconde pour nous concerter, je vou-
drais que vous m'indiquiez tout de suite en ce qui me
concerne, le... comment dire? (ii cherche) l'altitude que
je dois avoir dès que nous allons rentrer.
ISABELLE
L'altitude! Quel mot sec! Il n'y a pas d'attitude à
avoir. . . (Avec un grand geste.) Celle du Cœur I . . .
GEORGES
C'est un peu vague. (Sursaut d'Isabelle.) Oh! Isabelle,
comme je sens saigner votre âme!... Elle souffre aigre-
ment, ma pauvre femme I c'est bien naturel... Mais vous
ACTE PREMIER U
verrez, vous verrez, comme tout s'aplanira... vous ea
serez étonnée, j'en suis sûr... Le moindre dérivatif à
son idée fixe... il suffira d'un peu d'éloignement...
ISABELLE
Ah! ça, êtes-vous fou? L'éloigner? Me séparer d'elle
une minute, maintenant? Vous ne pensez pas à cq que
vous dites! C'est-à-dire que je vais être rivée à elle
simplement, moi! S'il y a seulement une porte entre
nous désormais, je- ne vivrai pas! Quelle épouvante si
je ne Tavais pas, là, sous la main, tout de suite, moa
dieu, mon dieu... j'aimerais mieux mourir tout de
suite! Ah! c'est que je la connais! Elle est capable de
recommencer demain... L'éloigner? Quel crime! Non,
non, on ne passe pas deux fois par où je viens de pas-
ser!... L'horrible petite! lille a mis la mort entre nous.
GEORGES
Je disais : éloignemenl... comme ça... sans rien pré-
ciser...
ISABELLE, so redressant et allant druit à lui.
Voyons, Georges, au lieu de nous réunir étroitemenl
contre le mçtlheur, il y a au contraire entre nous, depuis
tout à l'heure, comme une hostilité réellp, comme «m
nous avions senti tout de suile que nous allions défendre
différemment notre bonheur. Nous valons mieux que
cela.
GEORGES, eflondré. ' • - .
Ah ! notre pauvre bonheur, parlons-en ! Quel cala--,
clysme! Qu'est-ce que nous allons faire maintenant?
Gomment sortir de là ?
ISABELLE
Vous le demandez? Mais nous jeter à son secoursl La
guérir I La guérir; tenter cela! Et que voulez-vous que
nous fassions d'autre maintenant? Me séparer d'elle,
une minute, du moins pour l'instant, n'y revenoas
44 L'ENCHANTEMENT
pjus, n'est-ce pas? Je considère le petit voyage ou la
njaison de santé que vous m'oflfrez comme une mons-
truosité. Quelle réponse a fion abnégation! Pour l'instant
je la garde... voilà ce que je sens. Après, on verra.
GEORGES
Alors la prendre entre nous, avec nous, à Saint-
MeilKan?... Non non, je ne contredis pas, notez bien!..»
je vous demande simplement... je m'informe.
ISABELLE
A moins que vous ne préfériez que nous nous disions
adieu?
GEORGES
Merci.
ISABELLE
Ahl si jamais ce petit être se tuait pour de bon, à
cause de nous, songez quel serait le reste de notre viel...
Rauvre enfant désemparée! Ce qu'il faut au contraire,
c'est ne pas Tabandonner, la calmer, tout de suite, la
réconforter, pour arriver à la guérir ensuite, petit à *
p,etit... à lui sortir cet amour du cœur.
GEORGES, arpentant le salon désespérément.
La guérir, la guérir!... Songez-vous à tout ce que
cela comporte? Tout ce que cela veut dire?
ISABELLE
Oui, je le comprends aussi bien que vous. Avec
d'autres natures que les nôtres ce serait peut-être im-
possible... mais nous sommes trop chics, trop inca-
pables l'un et l'autre de tomber dans les vilenies!..*
Vous ne doutez pas de vous, je suppose?
GEORGES, haussant les épaules.
Bien entendu. Seulement réfléchissez à la situation
que cela nous crée !
ACTE PREMIER 45
ISABELLE, aveo emportement.
Mais oui nous souffrirons, parbleu I Tant pisi Oui
certes, une vie de soins, une tâche très, très lourde;
c'est une afiFaire de volonlé. Et comment lui marchan-
derions-nous nos peines, dites, car c'est sublime ce
qu'elle vient de^ faire là, cette petite, je ne sais pas si
vous vous en rendez bien compte!... Et vrai, ce ne
serait pas la peine d'être les gens que nous sommes et
que, grâce à Dieu...
GEORGES, l'interrompant un peu impatienté.
. Ohl vous, évidemment, je sais à quoi m'en tenir,
vous m'aimez d'une façon si... supérieure! Mais moi, je
ne suis au-dessus de rien du tout, moi! Mon devoir est
de vous ouvrir les yeux sur l'avenir... Guérir? vous en
parlez à votre aise... Y parviendrez-vous?
ISABELLE
Sûrement l
GEORGES
Peut-être.
ISABELLE le regarde, puis avec un sourire un peu méprisant.
Mais si, Georges, mais si!... nous arriverons parfaite-
ment à la délivrer de vous, petit à petit... Que voulez-
vous? nous apprendrons comment, à^mesure... Raison,
douceur, morale, que sais-je! C'est une question de
tact, de précaution infinie. Mais dès les premières
paroles douces que nous lui dirons, vous verrez son
élonnement sera doux d'apprendre que l'amour c'est
une chose naturelle, dont on parle, nullement offen-
sante, et qui se traife. Elle l'a caché comme une honte.
11 faut qu'elle arrive à s'en exprimer au grand jour,
quotidiennement, comme de sa santé, d'une maladie
naturelle, admise entre nous... Et puis l'amour, ça
s'use à en parler!... Je sais en tout cas, moi, qu'elle n'en
mourra plus. — C'est l'essentiel, d'abord. Toutefois
puisque vous paraissez ne pas m'approuver...
46 ^ENCHANTEMENT
GEORGES
Voyons, vous savez bien, ma chérie, que votre
volonté n'entre même pas en discussion. Que voulez-
vous que je fa«se? C'est une impasse : soill Plus tard,
plus tard seulement, je me permettrai de vous poser
quelques questions... oh! absolument personnelles,
d'ailleurs! elles manqueraient d'à-propos en ce mo-
ment. Jusque-là je me tiendrai dans mon coin.
ISABELIE
Non pas. Je compte au contraire beaucoup sur vous.
GEORGES
Ohî ohl
ISABELLE, frappant des doigts sar le canapé.
Cessez de railler, voyons; c'est déplacé.
GEORGES
Je raille, moi? Alors c'est une façon de sagesse vague
que je cherche à opposer, comme ça... sans bien savoir...
un contre-poids... Et puis, je m'essaie en même temps
déjà à une contenance... Quand je me sentirai ridicule,
je m'en tirerai par l'ironie. Voilai
(Il fourre rageusement les deux mains dans ses poches.)
ISABELLE
Ridicule ! Quelle préoccupation I
GEORGES
Parbleu, vous n'aurez que les belles, vous !
ISABELLE, avec volubilité.
Belles, oui, et je vous communiquerai de cette beauté^
Georges! Quelle haute tâche que la nôtre! Quel enthou-
siasme à éclairer cette petite âme confuse! à...
(Georges celle fois perd patience.)
ACTE PUEMIER 47
GEORGES
Pardon, pardon, plus je vais plus je me persuade
que je suis un homme vulgaire, très terre à terré. J'ai
besoin que nous ne nous égarions pas. Et comme il me
semble percevoir dans vos paroles un peu d'emphase,
et...
ISABELLE
Oh 1 insulter ainsi ce qu'il y a de meilleur en moi î
GEORGES, se rapprochant, plos doucement.
Pardon si je vous ai blessée, Isabelle... je n'avais pas
celte intention. Je suis là seulement pour ramener la
situation à toute sa vulgarité... j'insiste : vulgarité...
Se dévouer, c'est bien... mais je ne voudrais pas que
nous soyions dupes d'un lyrisme un peu... en dehors de
la question. Ecoutez, j'aurais trop à dire, et cola ne
servirait à rien! Autant lancer des cailloux dans Tin-
fini!... Votre fièvre est bien légitime, après tout, et je
ne veux pas être laxé d'égoïsme. Réfléchissez à tout;
décidez^ puis que ce soit chose entendue. Décidez de
notre vie comme vous le voudrez! Vous êtes libre, maî-
tresse de notre sort... Et cela fait, je prends ma pipe,
mes bouquins, je me mets au traitait, en pleine paix
comme si de rien n'était. Il ne faudra pas me le répéter
deux fois. Vous conduirez la barque et j'attendrai,
patiemment. Arrive que pourra!... soit. Ce que je vous
certifie, par exemple, c'est que, quoi qu'il advienne, je
ne m'en mêlerai pas! Jeannine est voire sœiir... vous
la soignerez à votre guise. Moi, je ne vous suis qu'un
étranger; je n'existe pas. Soyez- en bien avertie et re-
tenez-le, je vous prie!... Je me ferai toujours une vie,
d'ailleurs, et vous me donnerez de votre amour ce que
vousvoudrez... ce que vous pourrez. Je m'en contenterai.
(11 a dit cela du ton d'un homme qui lutte violemment contre lui-
inêm«. puis prend son parti. La porte s'ouvre. Madame Heiman
sort sV,.* la pointe des pieds.)
48 L^ENCHANTEMENT
MADAME BEIMAN
Madame !
ISABELLE
Quoi? Ça ne va pas?
MADAME UEIMAN
Si, si, au contraire. Seulement, elle a une grosse crise
de larmes. Je crois que vous pourriez rentrer sans
inconvénient. Elle pleure, elle sanglote, elle dit qu'elle
ne veut plus vous voir, madame... ohl des mots d'en-
fants!
(Elles se sont rapprochées de la porte entr'ouverte. Isabelle regarde
avec précaution, puis dit quelques phrases à voix basse à madame
Heiman qui rentre, toujours sur la pointe des pieds. Pendant ce
temps, Georges s*est assis nerveux, sur le bras d'un fauteuil. Isa
belle descend et vient l'embrasser, les bras au cou.)
ISABELLE
Allons, votre main Georges... et courage! Il ne faut
plus rien regretter.
GEORGES, soupirant.
Je vous aimais.
ISABELLE
Vous m'aimerezT C'est notre bonheur remis à un peu
plus tard, mon ami, voilà tout.
GEORGES
Notre bonheur! notre baiser!... les voilà loin!
ISABELLE, douce.
Qui sait? (Georges relève la tête.) Oui, je dis ! qui Sait?
Laissez-moi ménager l 'avenir. Vous savez bien quelle
femme logique je suis?
GEORGES
Après tout, des êtres comme vous sont peut-être ca-
pables de miracles!
ACTE PREMIER 49
ISABELLE
Allons, souriez; vous voyez bien que j'ai la force de
sourire, moi. Levez la tête. Je comprends votre peine ;
mais ne vous attristez plus de moi, Georges! Il fallait
bien payer un bonheur trop facile.
GEORGES
C'est cher !
ISABELLE
Oui, mais lorsque nous nous retrouverons après, seuls
^ et fiers, avec notre amour?
GEORGES, se lève et résume la situation avec effondrement.
Alors quoi? nous parlons toujours à Saint-Meilhan, et
elle nous suivra?
ISABELLE, ferme.
Demain !
GEORGES, bêtement accablé.
Mon Dieu!... mon Dieul... qui aurait pu prévoir... il
n'y a qu'un instant?
ISABELLE
C'est un tort ; nous aurions dû prévoir.
(Georges est debout, Isabelle va comme pour l'embrasser, mais elle
lui prend la tête entre les mains et le regarde longuement dans
les yeux.)
GEORGES
Pourquoi me regardez-vous ainsi?
ISABELLE
Je cherche. Je m'habitue à l'idée que c'est vous qu'elle
aime... vous... toi... qu'elle t'aime, à en vouloir mourir...
Ahl quel est donc ce mal mystérieux et terrible, et
pourquoi faut-il qu'il choisisse toujours les épaules les
plus faibles I
(La porte du hall s'ouvre à cet instant.)
30 L'ENCHANTEMENT
GEORGES
Tenez!
Ma petite...
ISABELLE
(Jeannine est presque portée par madame Heiman et monsieur
Barguier. On la dépose sans bruit sur un canapé. Elle est d«^cor-
setée, elle a ses petites mains baguées sur la figure et se cache
dans le dossier du canapé. Discrètement madame Heiman et
monsieur Barguier se retirent au fond, Georges reste à distance
aussi. Silence. Isabelle s'approche doucement.)
SCENE XVII
GEORGES, ISABELLE, JEANNINE, MADAME HEIMAN,
MONSIEUR BARGUIER
ISABELLE, murmure à l'oreille de sa sœur :
Jeannine!... C'est moi, Jeannine! Oh! la méchante
petite fille qui voulait nous quitter ainsi, nous aban-
donner... Vous n'avez pas honte, mignon, mon mi-
gnon?... Et pour cela!
JEANNINE, sans bouger, la tète enfouie dans les bras.
Plus bas... plus bas... Isabelle...
ISABELLE, souriante.
Oui, oui... à l'oreille... Comme si tu n'aurais pas eu
plus vite fait de me le dire! Ouvrez vos yeux! voulez-
vous ouvrir vos yeux! Oh! je vous gronderai, je vous
gronderai... mademoiselle!
JEANNINE, les yeux obstinément fermés, ne voulant pas les rouvrir au
monde extérieur, lance à voix étouffée :
Est-ce que Georges sait?
ISABELLE
Mais oui, Georges sait! Je crois bien. Il est là! (ham)
Georges I
ACTE PREMIER 5^
JEANNINE
Non, non I je ne veux pas ! . . .je ne veux pas »
à ce moment entre George, et Isabelle, une 'pantomime at.téf.î
ISABELLE, appelant très haut.
Georges ! (a jeanniae.) Tiens, le voilà devant toi !. Oa-
vrezles yeuxl *
JEAKNINE, .anglotant et trépignant, la bouche contre les coussins.
Je ne veux pas I Je ne veux pas !
ISABELLE
''b.îJî^^t^™/'"''" ^''\'"'''" «"« Georges se décide. Alors iltiro
- - iT^p^rretTs^^ntr'''''*''''''''''^''"""'"'^'"''^-
GEORGES, avec un jourire bêle et figé sur les lèvrea.
Eh bien Jeannine, eh bien... vous nous en faites des
peurs.... Vous ne voulez pas me donner la main?
JEANNINE, pleurant à gros- bouillons.
Isabelle I Isabelle î
ISABELLE, essayant de lui forcer doucement les paupières avec les
doigts.
Ouvrez les yeux!... Je veux que tu ouvres les petits
yeux... bi, si... qu'est-ce que c^est que ça!
RIDEAU
ACTE DEUXIÈME
A Saint Meilhan. — Résidence sans grand style, bâtie sous
la Restauration. — Une grande pièce du rez-de-chaussée
donnant, par une large porte-fenêtre en fer forgé, comme
une grille avec vitres, sur un perron et sur un long parc
feuillu à peine un peu roux déjà. — La pièce est vaste, gaie
et froide; habilement modernisée, dans les détails, par des
mains de femme. A droite et à gauche, portes. Piano à
queue. Grande cheminée ancienne, arrangée à l'anglaise, à
gauche. — Le» meubles sont jolis.
Le rideau se lève sur une scène d'intimité deux mois
après le premier acte. A gauche, Isabelle et madame Hei-
nian, près d'une petite table où il y a des boissons. A
droite, à distance, Georg«s tape avec un marteau sur
quelque chose quon ne distingue pas très bien; et au
milieu d'eux, sur un pouf, face au public, complètement
isolée : Jeannine. Elle se ronge un peu les ongles. Elle a
un petit polo sur la tête et une cravate rouge.
SCENE PREMIERE
OEORGES, ISABELLE, MADAME HEIMAN, JEANNINE
GEORGES
Quatre heures, déjà! Comme nous avons déjeuné
•lard.
ISABELLE
Et vous n'avez pas encore travaillé aujourd'hui?
GEORGES
Chiche ! J'y vais.
ACTE DEUXIÈME 53
[SAI
De la glace ?
MADAME HEIMAN
Merci. Maintenant on n'en a guère plus besoin...
Comme c'est joli toute cette descente vers TOise, d'ici !
GEORGES
C'est une merveille, par les premiers jours de froid...
Avec le petit vent du nord qui rebrousse les feuilles,
c'est tout d'argent. Si vous voyiez ça à cinq heures du
matin !... Seulement, voilà, il faut être levé,
MADAME HEIMAN
Vous VOUS levez donc à ciijq heures du matin ?
GEORGES
A la bougie quelquefois.
MADAAIE IIEIMAN
Vous chassez en ce moment? C'est donc vous qui
faites tout ce bruit de fusillade au bout de mon parc.
On ne peut plus dormir.
GEORGES
Penh! je vai$ plus loin que ça... J'ai été jusqu'à
Laurac, hier.
MADAME UEIMAN
Mâtin !
ISABELLE
Vous ne voulez pas nous aider à arranger ces chry-
santhèmes ?
MADAME UEIMAN
Nous manquons de chic.
GEORGES
C'est très bien au contraire. N'y touchez plus... Mon
lemonscoach est sucré ?
5.
54 L'ENCHANTEMENT
ISABELLE
Non, j'ai oublié.
GEORGES ■
Où est le sucre pilé ?
JEANNINE, se levant subitemeut de son pouf, comme réveillée d'un rêve,
et se précipitant.
Voilà.
(Elle empoigne le sucre pilé et l6 porte à Georges.) - "
' CEOKGES
Ah! merci,' merci.
(Jeannine se rassied.)
MADAME HEIMAN
Vous voudrez bien faire un petit tour de voiture avec
moi, avant d'aller à la gare?
ISABELLE
Pourquoi à la gare?
MADAME IlEIMAN, embarrass e.
Je ne vous ai pas dit?... Monsieur de Chelles arrive
au train de six heures. '
GEORGES
Victor ? Tant mieux ! ^
MADAME BEIMAN ' 1
Il passait dans le département, alors... • :'i...'
GEORGES
Oui, oui... S'en donne-t-elle du mal !
ISABELLE
Eh bien, à cinq heures, si vous voulez; je Vous
accompagnerai peut-être jusqu*^ la gare.
" MADAME UEIMAN
Jeannine voudra bien se joindre à nous?
ACTE DEUXIÈME ■ 5^
ISABELLE
Je ne sais si cela lui convient... Veux-tu venir en
voiture, à cinq heures, avec nous? (Elle se retourne en s'adres-
sant à Jeannine. Jeannine est depuis la commencement de la scène, perdue
dans la contemplation béate de Georges ; elle ne le quitte pas des yeux. £n
ce moment elle a la bouche grande ouverte et n'entend absolument rien. —
Reprenant à voix basse :) Jeannine?
MADAME HEIMAN, comblant habilement le silence.
Ah ! l'eau déborde!... prenez garde !
ISABELLE
Mais non, elle ne déborde pas.
MADAME DEIMAN
-Ahj je croyais. Connaissez- vous le petit bois .des
Cheminières, à trois kilomètres d'ici ? Comment, vous
ne Tavez jamais visité? Cest exquis, ma chère... il
faut. absolument que vous voyiez ça.. Pour une fois
que je vous liens, je ne vous lâche pas. Nous irons
tout à l'heure. •
ISABELLE
Quoi? Si vous voulez... ça m'est égal.
MADAME DEIMAN, à Georges.
Que faites-vous là-bas ?
GEORGES. ^
J'arrange le collier de Neyt qui est détraqué... Elle
perd tout le temps son collier, cette bête!... Allons
bon !... Où ai-je mis le tournevis, maintenant?
JEANNINE, se précipitant de son pouf.
Le voilai
- l (Elle a tout 4e suite trouvé le tournevis et le porte à Georges.)
GEORGES
Ah I merci, merci, (ii dépose son cigare et siffle.) Neyt î
Neytl
56 L'ENCHANTEMENT
JEANNINE
Elle n'est pas là ; elle doit être dehors.
GEORGES, appelant plus fort.
Neyt ! Neyt I
JEANNINE, va vite à la porte du perron, siffle et fait des gestes.
Allons, arrivez ici, tout de suite !
(^Elle prend le petit chien dans ses. bras et le dépose sur les genoux
de Georges.)
GEORGES
Ah!... on va vous mettre votre beau collier... »al«
béte... sale chien... Et ne m'embrassez pas surtout!
Allons, debout... sur votre derrière!... Eh bien, eh
bien... ce n'est pas la peine de me mettre en quatre pour
vous... Voulez-vous bien !...
JEANNINE, riant.
Vous lui dites toujours des méchancetés, ce n'est
pas étonnant si elle vous désobéit... Je vais lui tenir le
cou.
GEORGES
C'est ça, allons... (Jaannine rit en essayant de Vettnir Neyt sur
les genoux de Georges.) Je VOUS ai pincéC !
JEANMNE
Non, ce n'est rien !
GEORGES
Si, je VOUS ai pincée !
ISABELLE, qui les regarde, interrompant tout à coup :
Voyons, Jeannine ! laisse donc ce chien une minute...
il est insupportable, on le trouve partout... Il n'y a que
lui dans la maison.
JEANNINE
Mais on arrange son collier.
ACTE DEUXIÈME 57
ISABELLE
Il a les pattes dégoûtantes. Il vous salit, il ennuie
tout le monde.
JEANNINE
Ma^is puisque...
ISABELLE
Allons, laisse-le, je te dis... envoîe-le coucher.
JEANNINE, prend vivement le chien sous son bras.
BienI
ISABELLE
Ce n'est pas une raison pour t'en aller !
JEANNINE, blême.
Viens, Neyt !
(Elle sort en claquant la porte.)
ISABELLE, bas à Madame Heiman.
Allons, voilà encore qu'elle va bouder I . . Rendez-moi
un service.
MADAME HEIMAN
Volontiers !
ISABELLE
Sans avoir Tair de rien, voulez-vous regarder où elle
s'en va? Je ne veux pas trop paraître la surveiller, vous
comprenez?... mais je n'aime pas quand elle boude.
MADAME HEIMAN
Comment donc !
GEORGES
Vous dites, chère amie ?
(Il appuie sur « chëre amie ».)
ISABELLE
Rien, ne vous occupez pas... cher ami.
(Madame Heiman est sortie.)
m L'ENCHANÎÈSENT.
SCENE II
ISABELLE, GEORGES, seuls.
(Ils mesurent un instant le silence, puis se lèvent en même temps et se
font signe : « Oui ». Ils se collent dans un com, s'étreignent.) ,
ISABi!:LL£, tout à coup>
Prends garde, elle est peut-être derrière la porte !
(Elle se dégage.)
GEORGES
J'ai compté, cette fois nous en avons pour cinq
minutes.
ISABELLE
En voilà une de passée.
GEORGES
Restent quatre.
(Il l'attire.)
ISABELLE
Prends garde... la voilà...
(Ils se séparent brusquement. — La porte vient de s'ouvrir.)
GEORGES, empoté, détachant ses mots.
Vous ne pensez pas, ma chère amie, qu'il soit alors
absolument nécessaire...
(C'est la femme de chambre qui est entrée.)
LA FEMME DE CDAMBRE
Madame... voilà les chapeaux de mademoiselle qu'on
apporte.
ISABELLE
C'est bien... posez-les là.
GEORGES (furieux.)
Vous ne pourriez pas frapper avant d'entrer?...
ACTE DEUXIEME 50
Voire service se néglige considérablement à la cam-
pagne... vous entendez?... ne me le faites pas répéter!
LA FEMME DE CnAMBRE
Oui, monsieur...
GEORGES
Allez!... C'est insupportable! (EUeson.) Chérie!...
(Ils s'étreignent à nouveau.)
ISABELLE, réprimant de la main un battement de cœur.
Ah ! j'ai eu peur I
GEORGES '
Tuas eu peur?... Cesl délicieux.
ISABELLE
Non. Je ne trouve pas.
GEORGES
Ne dis pas ça! c-'est délicieux!... Il me semble que je
trompe ton mari.», chose exquise.
ISABELLE
Nous trompons quelqu'un en effet... Chaque baiser
est un remords.
■ GEORGES
C'est ce que je dis... (Un temps.) sous une autre forme,
voilà tout.
ISABELLE
Tu ne trouves pas qu'il y a quelque chose de hon-
teux et même de vilain dans nos baisers ?
GEORGES
Oui, il y a de l'adultère... Ma maîtresse! ma petite
maîtresse !...
ISABELLE
On dirait que ça t'amuse !
60 L'ENCHANTEMENT
GEORGES
Plus, ça m'excite !
ISABELLE
Tu as un excellent caractère.
GEORGES
On le fait, son caractère I Le mien devient en effet
excellent. Je commence à comprendre le charme de
notre situation... J'ai vingt ans... je sors du collège et
j'ai une aventure avec toi. Ecoute, suppose que tu es la
bonne de ma mère...
(Il lui prend la taille.)
ISABELLE
Tu es stupide I
GEORGES
Je trouve cela amasani, très, très drôle, et plus... Ces
baisers dérobés, ces... Nous qui partions pour un mé-
nage bourgeois !
ISABELLE, froidement.
Celui-ci te va mieux, je comprends ça.
GEORGES, tirant tout à coup sa montre.
Voyons, deux et une font trois... Dépêchons-nous.
(On frappe à la porte, machinalement il dit .) Entr.. .
ISABELLE
ChutI
(Ils se séparent et vont s'asseoir diversement.)
GEORGES, une fois installé, un journal à la main.
Entrez!
SCÈNE III
Les Mêmes, JEANNINE
ISABELLE
C'est toi, Jeannine? Pourquoi frappes-tu?
ACTE DEUXIÈME ^1
JEANNINE, du bout des dents.
Au cas où je vous aurais dérangés.
ISABELLE
Ta sais bien que tu ne nous gênes jamais.
JEANNINE) petit air faussement natureL
Je venais chercher mes jonchets que j'avais ou-
bliés... Je peux?
ISABELLE
Jeannine, écoute ici.
JEANNINE
Quoi?
ISABELLE, lui fait signe de venir.
Ma question quotidienne. Si madame Heiman n'était
pas venue déjeuner ce naatin, je te l'aurais déjà posée...
Je ne voudrais pas t'importuner non plus; tu es libre...
Je te demande seulement : Es-tu dans les mêmes dis-
positions aujourd'hui que les autres jours? Tu ne veux
pas que nous causions un peu?... Non? Ce que j'en
dis, tu le sais bien, n'est uniquement que pour ton
bonheur.
JEANNINE, les sourcils très écarquillés.
Mais je suis très heureuse, je le remercie, je suis
très heureuse comme cela! Pourquoi?... Avec tout ce
que tu as eu la bonté de m'acheter... mon jeu de géogra-
phie, mon Eurêka, et m'es jonchets, surtout mes jon-
chets... C'est encore ce que tu pouvais trouver de mieux
dans les jeux à un. (So levant vivement.^ Tu permets ? lis
sont là, dans le tiroir, n'est-ce pas?
ISABELLE, la figure un peu contractée, avec un regard vers Georges qui
lit le journal sans bouger.
Je l'achète des jouets pour te forcer à te distraire...
62 L'ENCHANTEMENT
à l'occuper manuellement un peu, malgré toi, d'une
faeou quelconque... Voyons, mon petit, viens entre
nous... ici. Je voudrais que tu nous parles.
JEANNINE
Mais quoi? Qu'est^îe que tu as? Je ne comprends pas
bien ce que tu veux dire... lÏJkQ faut pas aller jouer?...
c'est ça? Attends que je pose cette boîte. Voilà.
(Elle s'assied, les mains aux genoux e<NBame à la classe.)
ISABELLE, avec un soupir.
Allons, ce n'est pas encore aujourd'hui que nous tire-
rons quelque chose de toi et que naîtra un peu d'inU-
mité et de confiance. Tant pis!
(Silence.)
JEANNINE
Alors, je peux remonter? (EUe se Icve, remonte et va sortir. A
la porte, elle se ravise; très haut:) Tu Sais, j'ai réfléchi pOUr le
professeur de gymnastique.
GEORGES, levant le nez de son journal.
Quel professeur de gymnastique?
ISABELLE, gênée.
Oui, j'ai cherché quelqu'un qui pourrait de temps en
temps venir lui faire faire un peu d'exercice, ici.
JEANNINE, de la porte, cinglant les mots.
Comme je fais déjà beaucoup d'hygiène, je crois que
ça me fatiguera. Tu remplaceras cela par autre chose.
si tu veux bien. (Fausse sortie encore.) Ah I puis, si tu vaS à
la ville, veux-tu avoir la complaisance de m'acheter
une autre balle?... La mienne est usée.
(Au moment où elle sort, elle heurte dans la porte madame Heiman
qui rentre.)
ACTE DEUXIÈME 63
MADAME DEIMAN
Tiens, vous étiez là ?
JEAXNIXE
Vous me cherchiez?
MADAME HEIMAN
Du tout, mais je vous croyais sortie.
JEANNINE
J'étais rentrée, vous voyez .. (imperturbable, les m-ains der-
rière le dos.) Pardon^ madame.
MADAME HEIMAN, qui est restée dans la porte, ne comprenant pas.
Quoi?
JEANNINE
Pardon, je voudrais passer.
MADAME HEIMAN
Ah ! oui !
(Une seconde et la porte se referme ; Jeannine a disparu.)
SCÈNE IV
GEORGES, ISABELLE, MADAME HEIMAN
GEORGES, jette son journal en pouffant.
Elle ne vous Ta pas envoyé dire, hein? Ses jonchets!...
Et son professeur de gymnastique!... Elle est extraordi-
naire, cette petite l
ISABELLE
Ça te fait rire? Tu as de la chance.
GEORGES, avec un haussement d'épaules.
Oh! il n'y a pas de quoi pleurer... mon Dieu!
64 L'ENCHANTEMENT
ISABELLK
Je ne trouve pas ces petites scènes d'une drôlerie
irrésistible... Maintenant, je n'en comprends peut-être
pas tout Je sel, il est vrai!
MADAME IIEIMAN, qui s'est tenue éloignée, et regarde à la fenêtre pour
se donner une contenance.
Alors, que fait-on aujourd'hui?... Il serait temps de
se décider.
GEORGES
Sortes, vous,., moi je monte travailler.
ISABELLE, à Georges.
Vous montez?
GEORGES
Il le faut bien.
ISABELLE
A VOtr aise ! (Elle remonte ; bas à Madame Heiman.) Je VOUS
remercie, vous savez, et m'excuse.
MADAME REIMAN
De rien, de rien. Je la croyais au jardin. Elle a dû
faire le tour par la cuisine pour rentrer ici... Quel petit
furet !
GEORGES
Dites-donc, ne partez pas sans que je vous aie serré
la main ; d'ailleurs, je n'en ai que pour une heure, vous
serez encore là quand je redescendrai ; hêlez-moi en
tout cas par la fenêtre.
MADAME DEIMAN
Paresseux! Est-ce qu'il avance, votre livre?
GEORGES
Ça boulotte, ça boulotte... Je vous le lirai un de ces
jours.
ACTE DEUXIÈME 65
ISABELLE
Allez travailler, mon ami, allez!
GEORGES
Je me sens beau. La sensation du devoir! A tout à
l'-heure,
(Il sort.)
SCÈNE V
MADAME HEIMAN, ISABELLE, puis GEORGES
MADAME nEIMAN
Ah ! ma chère amie, je ne suis pas fâchée que Tocca-
«ion se présente, — si vous m'en donnez la permis-
sion toutefois, — de causer un peu librement. Depuis
q;uinze jours que je me suis installée chez moi, j'ai craint
beaucoup d'être indiscrète, et je me suis tenue à l'écart,
vous avez dû voir avec quelle réserve!
ISABELLE, d'uQ air candide.
Vous auriez pu venir plus souvent, autant que vous .
auriez voulu.
MADAME DEIMAN
Nous n'avons échangé que des paroles volontairement
Indifférentes, par-dessus les haies... Alors, dites?...
Comment cela va-t-il ici, depuis ces deux mois?
ISABELLE
Mais très bien, très bien, très bien.
(Isabelle feuillette un livre.)
MADAME UEIMAN.
Ah! j'avais cru... j'avais cru vous sentir encore en
proie à des inquiétudes, des transes...
ISABELLE
Pourquoi? Parce que je vous ai envoyée à la re-
6.
66 L'ENCHANTEMENT
cherche de Jeannine?... Simple formalité... Tout va très
bie'n, très bien...
MADAME HEIMAN
Vous me rassurez! Je suis bien contente.. C'est
curieux comme on se trompe! Il m'avait semblé per*
cevoir...
ISABELLE
Quoi?
MADAME HEIMAN, coup d'œil malin.
hl une atmosphère générale... un je ne sais quoi
dans la conversation.
ISABELLE
Vous vous trompiez... Tout va à merveille, je vous ,
le répète. •> tout est pour le mieux.
MADAME HEIMAN
Alors, Jeannine?
ISABELLE
Jeannine est parfaite, Georges est parfait, j'ai lieu
d'être pleinement satisfaite.
MADAME HEIMAN
Je pensais bien que cette petite crise d'enfance se
dissoudrait d'elle-même au beau soleil!... Et vous?
Comment avez-vous supporté une situation, en soinme
bien... pénible, bien difficile?
ISABELLE
Comme vous le voyez.
MADAME HEIMAN
Vous avez été si courageuse! Ahl peu de fenimes
auraient eu votre énergie! Votre mine d'ailleurs laisse
ACTE DEUXIÈME 67
à désirer... Jeannîne, elle, a repris son petit air calme.
Georges, je n'en parle même pas...
ISABELLE
Mais si, parlons-en, au contraire. Quel visage floris-
sant, n'est-ce pas? 11 engraisse!
MADAME HEIMAN
Je n'ai pas fait attention.
ISABELLE
Vous n'avez pas vu? Il engraisse. C'est remarquable,
sérieusement... Il prend du ventre.
(On rit.)
MADAME HEIMAN
Et...
ISABELLE
Et?
MADAME HEIMAN, souriant.
Je vais vous paraître indiscrète... indélicate, mais
excusez une question qui me vient naturellement aux
lèvres.
ISABELLE
Dites.
MADAME HEIMAN
J'ai observé que vous employiez, Georges et vous,
le vouvoiement avec une afl'ectation bien naturelle
devant Jeannine... Je veux savoir si ce sont encore
les... comment dire?... les mêmes formules, que vous
employez dans l'intimité?
ISABELLE, avec un mouvement.
Mais voyons ! Georges et moi nous ne sommes que
des amis. *
MADAME BEIMAN, interloquée.
Ahl bahl Mais.au moins, vous ne me ferez pas croire
qite vous n'ayiez point quelque rapprochement, quelques
68 L'ENCHANTEMENT
heures d'intimité ! Vous ne gardez pas cette contrainte
superflue, l'un devant l'autre, je suppose?
ISABELLE, gênée.
Mais si, mais si.. , Cela fait partie de mon programme.
MADAME HEIMAN
Fichtre I Vous êtes une femme de caractère. (Se levant.)
Allons, je vois que tout est pour le mieux, en efifet...
ISABELLE
Vous vous levez?
MADAME UEIMAN, battant froid.
Mon dieu, chère amie... je crois décidément que ma
présence est très déplacée. Et je n'ai plus qu'à m'excu-
ser d'avoir été indiscrète.
ISABELLE, brusquement.
Rasseyez-vous, Qdelte. Eh bieni oui, c'est Trai...
pourquoi essayer de nier plus longtemps l'évidence
même?... oui, ça ne va pas, ici... ça ne va pas comme
je Tespérais.
MADAME HEIMAN, tout de suite rassérénée et curieuse^
Pauvre amie! Vous deviez vous attendre pourlant
à toutes les difficultés!
ISABKLLE
Ah! dites à toutes les affres! J'avais tout prévu.
Aussi, je ne parle pas de mes angoisses personnelles...
elles ne comptent pas... J'avais prévu l'état d'anxiété
chronique dans lequel je devais désormais vivre, par
peur insurmontable, irraisonnée même, de ce que ces
yeux-là ont déjà vu!... Il y avait pourtant une chose
sur laquelle je n'avais pas compté : le silence de
Jeannine, un silence résolu, entêté... un mutisme
mystérieux contre lequel je ne peux rien, absolument
ACTE DEUXIEME 69
rien!... Et cela, c'est mal de sa part, je crois avoir le
droit de le dire! * ^
MADAME nElMAN, poussant sa. chaise,
Mais racontez; je ne suis au courant^de rien, moi !
ISABELLE
Sans quoi, je ne sais que trop la lâche terrible que
j'ai assumée î... Oh! ces premiers jours! Je les pré-
voyais, mais rien ne peut vous en donner une idée!
Nous avons fait tout ce que nous avons pu... Nous ne
nous quittions pas tous les trois, j'évitais de me trou-
ver seule avec Georges. Je voyais tellement ses pauvres
regards navrés dès que nous élions obligés de la quit-
ter!... Je devinais tellement ce qui se passait en elle!...
Mais quoi? il fallait bien nous séparer, ne fût-ce que...
pour la nuit... Oh! ces promiscuités inévitables! Cette
espèce de honte continuelle! l'inévitable détail de Tin-
timlté. auquel il a fallu descendre! Ah! elle eût été
autre, cette petite, mais comme on me Ta changée!
Vous ne pouvez vous douter de son insistance froide
et silencieuse... cet œil qui voit tout, devine, cherche à
percer, va au-devant des pensées... Et cela avec, je
puis dire, une impudeur, un soudain cynisme, une sorte
de fièvre froide extraordinaire!... Nous avojns placé
naturellement nos trois chambres à des paliers diffé-
rents... mais que de nuits, je peux vous le confier, où
j'ai entendu son petit pas nu monter furtivement
l'escalier î... que de nuits où j*ai senti son haleine
anxieuse derrière la porte!... Elle épiait... puis je
Tentendais descendre ; alors mon cœur se remet-
lait à battre... Oh! ces lendemains, où je la voyais
toute pâle, avec des cernures, et déjà vieillie par la
mauvais'e anxiété ! Partout, dès que nous nous trou-
vons ensemble, Georges et moi, elle nous traque. On
ouvre une porte... crac... elle est là, derrière, droite,
les lèvres pincées. Elle vaus regarde, puis passe comme
70 L'ENCHANTEMENT
une ombre. Elle fait des irruptions brusques; sa pe-
tite tête les prépare, les calcule toute la journée. Oh!
le reproche perpétuel de son attitude I Et j'ai tenté
tout, toutes les paroles, toutes les tendresses 1 J'ai
essayé toutes les conversations, à trois, à deux, sur son
amour; j'en ai ri .. j'en ai pleuré... Rien. Rien ne peut
la feire sortir de ce silence. Elle me revient d'ailleurs...
d'autre part... d'une autre vie... où elle a laissé la
mémoire et le passé... Des mots de haine parfois lui
échappent; elle n'a plus que cela à mon service, de la
haine I
MADAME HEIMAN
Oh ! de la haine ! à coup sûr, vous exagérez!
ISABELLE
Non, je ne m'illusionne pas, allez! Elle me hait. Ah!
ma tâche ne sera guère facile! Enfin, tout cela n'est pas
à raconter...
MADAME UEIMAN
Vous êtes du moins certaine qu'elle a renoncé à ses
idées noires?
ISABELLE
Rien moins que certaine! Allez savoir avec un pareil
mutisme ! Je vis dans des transes perpétuelles. Je l'épie
comme je peux; je la fais surveiller jusque dans sa
chambre par les domestiques... Vous devinez aisément
toute notre vie!
MADAME UEIMAN
Et Georges au milieu de tout cela?
ISABELLE
Georges? Parfait, parfait! Il est très correct.
MADAME UEIMAN
Car lui aussi a sa bonne part d'ennuis... et che^
un concentré comme lui...
ACTE DEUXIÈME 71
ISABELLE
Esprit beaucoup plus superficiel qu'on ne le croit en
général!... Je le connais bien... Il y a du fond, certai-
nement, chez ce garçon, mais de la surface surtout...
MADAME UEIMAN
Vous trouvez? Je Tai toujours connu plutôt métho-
dique, posé...
ISABELLE
Oui, je sais... c'est l'impression qu'il donne en
général!... (EUe hausse les épaules.) Il chasse, il travaille un
peu... Il est d'attitude très joviale... avec moi, du
moins. (Négligemment.) Je ne sais comment il se comporte
avec Jeannine, quand ils sont seuls.
MADAME UEIMAN
On le devine !
(Elle a dit cela sans y ajouter d'imporlaïKc. >
Vous le devinez? Eh bien, dites pour voir?
MADAME UEIMAN, prise au dépourvu.
Mais... mon dieu... à les voir ensemble, lui, l'air
raisonneur, paternel... les mains dans les poches... elle,
bougon...
ISABELLE
Vous les avez vus ensemble?
MADAME UEIMAN
Oui.
ISABELLE
Où ça?
MADAME UEIMAN, un peu gênée.
Mais plusieurs fois... avant hier encore... au bout du
parc, au tournant de la vigne phyloxérée.
72 L'ENCHANTEMENT
ISABELLE
AvanUhier, mercredi ?
MADAME IIEIMAN
Oui.
ISABELLE
Ils VOUS ont vue?
MADAME IIEIMAN
J'ignore. Ils passaient.
ISABELLE
A quelle h3ure, mercredi?
MADAME lîEIMAN, évasive.
Ah î je ne me rappelle plus!
ISABKLLE
Le malin ou le soir?
MADAME JIEIMAN, lu'sitation.
Plutôt le soir.
ISABELLE
Quatre heures?
MADAME UlilMAN
Oui, quatre heures, c'est ça... Pourquoi?
ISABELLE
Pour rien, (eiio remonte.) Eh^bien, sort-on, décidément?
MADAME DEIM AN
Qu'est-ce qu9 vous avez? Ah! pauvre de moi, qu'ai-je
n it encore?.,..
ACTE DEUXIÈME 73
ISABELLE
Rien, mais mercredi, à deux heures, Georges est
parti à bicyclette pour la ville... et il m'a dit y être
.resté, sans bouger, jusqu'à sept... Voilà.
MADAME UEIMAN
Je me suis donc trompée de jour... Attendez...
mais oui, justement, je crois que...
ISABELLE, lui mettant la main sur l'épaule en riant.
Non, non, je vous en prie, ne cherchez pas à rattra-
per!... Comme ça n'a pas d'importance... Ils se cachent,
voilà tout... Déjàl
MADAME BEIMAN
Je connais Georges, et, tel que je le connais, je suis
sôre de n'avoir pas gaffé... Voyons, voyons... depuis le
déjeuner je vous observe... Ne seriez-vous pas tout sim-
plement jalouse ?
ISABELLE
Plaît-il?
MADAME UEIMAN
Oui, ne seriez-vous pas jalouse?
ISABELLE
Jalouse, moi? Ah! vous tombez bien! Jalouse! Dieu
non, par exemple!... Pas de ça, Lisette! Vous me
connaissez peu... Moi!... Je ne voudrais pas que vous
le pensiez surtout î
MADAME HEIMAN
Est-ce bien, vrai, aussi, ce que vous me disiez toul à
l'heure de votre intimité, ou du moins de votre...
manque d'intimité avec Georges?
7
74 L'ENCHANTEMENT
ISABELLE, avec un mottv«ment d'hésitation et rapidement.
Qû'imporle !
IttAfi</tME HEia^l»
Ah 1 bien, parfait!
ISABELLE, embarrassée, à voix basse.
J'ai été obligée de céder à Georges. Oui, je n'ai pas
pu agir autrement... il m'a semblé que mon devoir...
MADAME ttEXISANi, riaot.
Parfais l (B11« va surle perron et appelle en l'air.) GcOrgeS.
ISABELLE
Que faites-vous?
MADAME HEIMAN
Après ce que vous venez de oo^ conter là^ je suis eom-
piètement rassurée. Vous allez vtHr... j'ai hâte devoQS
démontrer que je n'ai pas gaffé.
LA VOIX DE GEORGES, par la fenêtre du premier étage.
Quoi?
MADAME ilEIMAN, du perron.
Je m*en vais... Alors je vous appelle comme vous me
Favez demandé.
V04X BË &ë£4I<jES
Je descends!
ISABBLtE
L'absurde histoire !
MADAME BETMA:^
Il ne faut pas laisser trafner les maleirlendus.
A^fiome. Vous eléiiutez; moi- j-'ai qaiszeou Tiogf ans
de... virtuosité. Fiez-yen» e» à ntoî, ma chère... Je
A€TE DEUXIEME î?
vais commander ma voilure pour la promenade.
Pendant ce temps vous allez dire votre soupçon tout
franchement à Georges et... je reviendrai vous prendre
en Victoria... Tenez, je ris 1
ISABELLE
Vous me rendez ridicule !
MADAME IIEIMAN
Faut-il que je sois sûre de votre mari pour risquer
le paquet!... Dites-lui tout en deux mots, et vous
verrez!... Mais abordez très franchement la question,
hein ? Pas de complications, surtout?
ISABELLE
Oh ! des complications I que vous me connaissez
peu!... Droit au but... telle est ma devise, toujours....
Vous allez voir.
MADAME UËIMAN
Non, je ne verrai pas.
ISABELLE
Ça ne fait rien. Droit au but. Deux mots : oui; noa.
SCÈNE VI
Les MÊMES, GEORGES.
GEORGES, entrant de droite.
Donc, vous ne sortez pas ensemble, décidément?
MADAME HEIMAN
J'avais oublié un rendez-vous, chez moi, très pressé...
Je sortirai peut-être tout à l'heure... si Isabelle veut
venir me prendre ?
76 L'ËNCHAMiiMENT
ISABELLE
Peu probable.
MADAME HEIMAN
Adieu, mes enfants I
GEOHGES
Quelle flèche !
MADAME DEIMAN
C'était inutile de descendre... mais vous Tavez voulu.
GEORGES
Et je ne le regrette pas. Je n'avais pas le courage de
venir prendre un livre dont j'ai besoin... là, dans la
bibliothèque... Vous ne voulez pas que je vous accom-
pagne ?
MADAME HEIMAN, ouvrant son ombrelle.
Non, non, bonsoir.
(Elle s'en va.)
GEORGES, du perron.
Bonne promenade I... Quel temps, hein?... Ne vous
retroussez pas si haut... je suis encore là... Quoi?...
Mais non, je ne suis pas si bête que ça !
SCÈNE VII
GEORGES, ISABELLE, puis la Bonne.
(Resté seul avec Isabelle, Georges redescend et se frotte les mains en
chantonnant, puis il s'approche de sa femme et va Tembrasser. A ce
moment, fracas. Par la porte-fenêtre du fond un grand ballon de
jardin a bondi sur eux. Ils se séparent effrayés. Puis, Georges ayant
compris d'oii et de qui est parti le projectile, sourit, hausse les épaules.
Il ramasse le ballon, va à la fenêtre.)
GEORGES, riant.
Le ballon de Damoclès.
(Il envoie promener le ballon, d'un grand coup de pied, dans le
jardin.)
ACTE DEUXIÈME 77
ISABELLE
Tu es bien joyeux, Georges; tu fais des mots... c'est
ravissant... seulement si tu pouvais avoir une joie moins
bruyante, je t'en serais reconnaissante.
GEORGES
ie serai triste, si tu y tiens; mais je n'ai pas de raison
d'être triste.
ISABELLE
Je sais; mais moi, j'en ai... Je t'en prie, mets la sour-
dine... ce sera plus décent.
GEORGES
N'est-ce pas toi qui m'as recommandé d'élre aussi gai
que possible?... Je pensais que cela faisait partie du
programme. C'est une gaité de...
ISABELLE
... De commande.
GEORGES
Oui.
ISABELLE
Merci. Tu t'en es bien acquitté. Je me rappelle, en
^ffet, je croyais bénévolement que la situation allait te
gêner un tant soit peu, t'être désagréable... Je croyais,
oui, je l'avoue, que tu allais souffrir de ton côté.
GEOKGES
Je veux bien souffrir, si tu y tiens, absolument...
mais je n'ai pas de raisons de souflrir.
ISABELLE
C'est que c'est vrai pourtant !... Quelle raison aurait-il
de souffrir en effet?... C'est admirable! Tu es là, à l'aisa,
confortablenient. . .
78 L'ENCflANTEMENT
G;ËDBC£S
GopforiaMexEtônt, dod^ aou... m'eiLa^érans rien... Je
ne suis pasinal, actueUecaeiit, voîlà taut.
ISABELLE
Il y a deux femmes qui t'aiment, au lieu d'une! Cest
tout le résultat «que t'a apporté ce changement de vie!...
Il a parbleu raison!... Seulement, moi, qui n'ai pas les
mêmes sujets de gaité, ce que je te demande, c'est un
peu de décence, dans tes expansions, — pour celle
qui souffre.
GEORGES
De décence?... J'ai fait quelque chose d'indécent?
ISABELLE
Ce que je te demande, c'est devant Jeaoniae un pieu
de retenue... afin de ne pas entraver ma tâche à moi,
suffisamment pénible, l^lle qu elle est.
GEORGES
Parce que j'ai ri tout à l'heure, après la sortie de
Jeannine?
ISABELLE
Sans quoi^ mon dieu, je comprends tellement!.-..
Oh ! je ne t'en veux pas... c'est siinaturel, en effet!..- Tii
es flatté... Ce sont des faiblesses d'.amour-|)fropre si
compréhensibles !
GEORGES
Flatté?
' , ISABELLE
Ne t'en défends pas ; à quoi bon? 11 y a beau temps
que j'ai fait la remarqua... en souriant... Je ne t'en ai
pas parlé, parce que nous autres femmes, nous com-
j)renons,sibien ces choses-là,., et les hommes sont si
fats!
ACTE DEL'XIÈME 1%
GEéfRCES
Elle est bonne 1
ISABELLE
Tii crois que je ne vois pas touies tes petites jnani-
gances"?
GEORGES
Oh! conte-moi les petites manigances... j*en sera4
bien aise !
ISABELLE
Tu veux?... Au hasard... dans le tas... tiens. Durant
les regards qu'elle te jette, ces longs regards insistants
et béats, qui ont l'air de dire : « Est-il beau, Seigneur^
est-il beau! » lu prends alors un air modeste, déta-
ché... qui est très amusa» t, je t'assure à observera
Mais oui, mon ami, vous avez des manières de faire
des effets de mains, quand vous voyez^ que son regard
se pose, s'installe sur vous... des gestes enfuis vers la
cravate...
GEORGES
Vous ê^tes un vrai miroir, mais un miroir qui rend
bien, sapristi!
ISABELLE
Le jietU; Ion poli, condescendant, et joJime&t fat,
avec lequel vous iui demandez : « Jeannine, vaulez-
v®us me passer telle chose ? »
GEORGES
Quoi encore? quoi encore?
ISABELLE
Un petit détail... entre mille... mais assez drôlet. Vous
fumiez la pipe à Paris. Pendant six ans, vous avez
fumé la pipe chez moi, sans vous gêner, oui, ma foi....
je vous aurais brodé des pantoufles!... Eh bien,
maintenant, sf&fm vous êtes mis à la cigarette!... Oh!
80 L'ENCHANTEMENT
c'est un rien, je le sais bien, mais un rien significatif
pour Tobservateur !
GEORGES
Pardon, voilà une amélioration, dont vous profitez
aussi... L'hommage est de moitié pour vous... il y a
ingratitude à me le reprocher. -
ISABELLE
Tenez encore... mais non... ceci me gêne un peu à
dire... Vous m'en voudrez.
GEORGES
Dites, dites, pendant que vous y êtes, vous auriez
tort de vous gêner.
ISABELLE
Quand elle chante sa Chanson de Fiorian^ vous savez
avec l'expression en coulisse ; « Qu'on chérisse au pre-
mier moment^ qu'on aime ensuite davanta-a-ge » si
vous voyiez votre air, lorsque vous lui répondez :
« Bien ça, Jeannine... très bien... recommencez donc ! »
Vous avez à ce moment une expression générale... ex-
traordinaire... oh! intraduisible!... mais très comique.
Il y a ainsi tout un côté de vous que je ne connaissais
pas autrefois et que vous m'avez révélé... un côté
« calicot », mon pauvre amil... Mais j'ai tort de vous
dire tout cela, sans doute, vous m'en voudrez !
GEORGES
, Je vous suis très reconnaissant, au contraire.
ISABELLE
Je ne vous cacherai pas que, par moments, vous
m'apparaibsez un peu ridicule, voilà tout.
• ACTE DEUXIEME 81
GEORGKS
Ah! qu est-ce que j'avais dit? Ridicule !... Écoute ça,
mon bonhomme, écoute ça!
ISABELLE
Mais, dès les premiers jours, je Tai si nettement senti,
Jeannine vous est devenue tout à coup si sympathique ! . . .
vous ne la croyiez pas si intelligente que cela, cette pe-
tite!... Tenez, le soir même de notre mariage, après
le coup de folie de Jeannine, alors que nous nous
concertions, je me rappelle déjà que j'ai été obligée de
vous interrompre...
GEORGES, stapéfait.
Moi?
ISABELLE
Oui, quand je vous ai dit: « Nous la guérirons de
vous », je me rappelle, vous m'avez répondu déjà de
ce petit ton intraduisible : « Pas si sûr que ça î »
GEORGES
Moi??
ISABELLE
A ce point, que j'ai été obligée, vous ne vous en
souvenez pas? de vous reprendre... et d'ajouter :
« Mais si, mon ami, mais si... » en souriant, hon-
teuse un peu pour vous.
GEORGES
C'est le comble, par exemple !
ISABELLE, continuant.
Et ça vous gênerait, en effet, qu'elle guérisse! ça
vous vexerait... car elle ne peut guérir que par l'amoin-
drissement de votre charme! Vous verrez diminuer
votre puissance de séduction jour par jour. . ah! ce sera
dur! Et comme je comprends que vous désiriez voir se
82 L'ENCflANTEMENT ♦
prolonger cet état de choses le plus longtemps possible^
quitte à entraver mon ouvrage!... car c'est contre vous
que je travaille, en effet, mon amî... et ce n'est pas
commode... j'aurais mauvaise grâce à le nier! Je con-
nais trop moi-même le pouvoir de vos armes 1
(Avec une révéreoce.)
GlEOafiES, s'indinant.
Vous iêtes bien aîtnaMeT
ISABELLE -
Cependant vous vivez votr^ s«conde jeunesse. Et
c'est ce qui vous donne cette mine d'admirabte pros-
périté !
GEORGES
Je ne vais pas mal, je VKwas remercie... Oh! du côté
de la santé I... Enfin, je tâcherai d'aller moins bien, s*ii
y a moyen.
ISABELLE
Tout cela est bel et bon... je ris maintenant, mais
il y a des moments où je trouve cela moins spirituel I
La situation a complètement dévié et se retourne
contre moi. Ma parole, je deviens la femme ennuyeuse
à laqtielle on se résigne ! C'est inouï !
GSORGES
Est-ce de ma faute ?
ISABELLE
Je comptais sur un peu de bonne volonté de part et
d'autre... sur sa tendresse... sur...
GEORGES
Ah ! voilà bien le grand tort! Vous comptiez sur <ce
que vous désiriez, tout simplement. Je vous ai assez
prévenue, j'ai rabâché... maintenant vous êtes sociale-
ment responsable de nous! je ne m'en mêle plus, je ae
ACTE UEUXrEME 83
veux rien savoir! Je suppose que vous avez réfléchi...
alors, la paix ! Il fallait tout prévoir.
ISAIHELLE
J'espérais appuyer sur un terrain quelconque, nriais
rien!... Elle se dérobe à toute guérison.
GEORGES
GaérisoD ! Vous parlez tout le temps, de ça comme
d'une maladie î
ISABELLE
C'en est une!... et contagieuse encore 1
GEORGES
A vous entendre, on dirait tout le temps qu'il y a un
agonisant dans la maison! J'en arrive à marcher sur
la pointe des pieds... Alors^ faites Topération, sapristi !
ISABELLE
C'est par une leate hygiène que j'espérais...
GEORGES
Par un régime, dites donc le motl... Tout le temps, à
Paris, que vous me découvriez vos intentions, ce mot
me venait aux lèvres : Un régime. Bain le matin...
bain le soir... gymnastique suédoise... promeoade...
travail à cinq heures...
ISABELLE
C'est cela, appelez-moi pion, tout de suite!... Je suis
le pion !
Tout ce que vous me diteff là je Taî préva^ tout
noté.... (Sortant un carnet) dans mon almanach prophé-
tique pour 1900... Tenez, !e 26 septembre... (u consulte i©
carnet.) Ah! non, VOUS êlcs en avjiii^ce!
84 L'ENCHANTEMENT
ISABELLE
Avouez-le, vous êtes extraordinaire! Rien ne vous
enlève votre bonne humeur ! Mais votre sourire, au
moins, expliquez-moi votre sourire!
GEORGES
Impatiente!... Joconde, depuis le temps, n'a pas
encore expliqué le sien!.,. Voyez-vous, Isabelle, c'est
des idées à moi, des petites idées à moi... Dans la vie,
je ne sais jamais s'il faut rire ou pleurer... ou plutôt,
j'ai la sensation très nette qu'il faut à la fois rire et
pleurer des mêmes choses, car toute chose a une
double face, l'une drôle et l'autre... pas très drôle...
et je ne sais jamais laquelle est la bonne. Ce n'est peut-
être d'ailleurs ni Tune ni l'autre!... En tout cas, je n'ai
pas assez confiance pour me laisser pleurer; c'est pour-
quoi je commence toujours par sourire... par peur des
dieux, avec la juste crainte d'un comique supérieur.
C'est plus prudent.
ISABELLE, avec mépris.
Philosophe !
GEORGES, tout d'un coup, il la saisit à plein bras.
Et puis, ce n'est pas tout ça!... Il y a quelque chose
qui me fait tranquille et patient ; tes baisers... oui les
baisers à toi, les tiens, ceux que tu m'as donnés, car
je te les ai arrachés... car ils ont passé tes lèvres ser-
rées... car il a bien fallu que tu cries ta volupté...
ISABELLE
Tais- toi!... tais-toi!...
GEORGES
Ah! nie-le donc un peu!... j'en ai encore la brûlure et
ledçsir! ,
^ / ISABELLE
Tais-toi!., je t'en- conjure!
ACTE DEUXIÈME 8a
GEORGES
Que m'importe, dès lors! J'ai le sentiment calme de
la victoire, et de Tattente aussi. Pourquoi ne veux-tu
pas que je sois heureux, réponds, toi que, si je le
voulais, je défierais de sortir de ces bras-là 1... Ne te
cache pas la tête ainsi, va, lève-la haut... lève-la!
(Il lui relève la tête.) Tu plcurCS ?
ISABELLE
Oui, un peu... Tu n'aurais pas dû dire cela... tu as eu
tort.
GEORGES
Oh 1 Isabelle!
ISABELLE
Laisse, laisse... (Eiie passe.) Je suis, à mon tour,
nerveuse aujourd'hui... Et puis, que ce soit fini!... Je
ne sais ce que j'avais, un besoin malsain de parler...
On a tort. Cessons.
GEORGES
Mais tu m'en veux.
ISABELLE
Je te jure que non... C'est moi qui me juge absurde.
Remonte travailler... et redevenons sérieux.
(Elle va à la sonnette et sonne.)
ISABELLE
A propos de choses sérieuses, j'attends toujours le
notaire pour l'acte. Es-tu passé chez lui, mercredi?
Qu'a-t-il dit de ma lettre?
GEORGES
Mercredi?... non, je n'y suis pas passé... je n'ai pas
eu latemps... J'irai demain.
86 rENCHAiNTEMEM
ISABELLE
Commeat, lu n'as pas eu le temps de deux heures à
sepl ? Qu'as- tu donc fait à la ville?
GEORGES, embarrassé.
Ben, paî^ mal de commissions... je me suis attarde
chez le sellier... Et puis la vie de province, déjàl...
J'ai flâné au café Lebraull,^avec des amis.
ISABELLE
Jusqu'à sept heures ?
6E0R4;ES
Je te demande pardon... j'enverrai le cocher demain
matin... 11 n'y a pas de maL
ISABELLE
Mereî.
(Siloiice.)
GEORGES
Quoi?
ISABELLE
Rien... bonsoir.
GEORGES
Je croyais que tu me disais quelque chose.
LA BONIi^E, enirant.
Madame...
ISABELLE
Voulez- vous appeler mademoiselle Jeannine, et...
fBle s'wrèi», alteBdant qne G^orpo» Tenrllfr Mea sortir.)
GEORGES
Eh bien, je vous laisse, je vais finir ma page.
(Il sort.)
ISABELLE, itlaboone.
Dites-lui que c'est pour essayer des chapeaux..»
ACTE BE€X!ÈIIE 87
LA BOIIKS, cTaa air confidentiel.
Madame, je dois prévenir madame que mademoiselle
Jeannine s'est enfermée dans sa chambre, hier soir, à
double tour... J'ai eu très peur.,. Je l'ai surmllée...
j'ai vu la lumière jusque très tard.
ISABELLE, impatientée.
Mais oui.. ^ mais oui... je sais !
LA BONNE
Je dis ça... parce que Madame m'avait recom-
mandé...
ISABELLE
Oui, ...oui.. .allez.
SCÈNE VIII
ISABELLE), seule.
Ahl comme il a menti! comme il a menti! Cette
fois, je n'ai plus à douter... Bonne bête que je suis!...
Oh! mais je saurai... je saurai tout!... A l'autre main-
tenant! Je la forcerai bien à parler... mais comment?
Je veux savoir pourtant... J'existe, moi !
(On entend la voix do Jeaunine dans le couloir.)
VOIX DE JEANJNUS'E
Où ça? dans le salon ?
SCÈNE IX
ISABELLE, JE.VNMNE
3EANNTNE
Tu m'as appelée ?
88 L'ENCHANTEMENT
ISABELLE, à part.
Elle... Oh! elle!
JEANNINE
Qu*est-ce que tu veux ?
ISABELLE
Oui, je t'ai appelée pour que tu essayes tes cha-
peaux qu'on t'a apportés. (Elle ouvre les cartons, elle met un
chapeau sur la tête de Jeannine.) Il u'est paS laid, Celui-là.
JEANNINE
Fais voir l'autre. Non...
ISABELLE
Tu n'aimes pas le pailleté, là devant? Ça se fait beau-
coup.
JEANNINE
Je préfère le grand bord.
ISABELLE ^
Le pailleté a du genre, tu sais... Puis, tu as raison.
JEANNINE
Et les tiens, ils ne sont pas là ?
ISABELLE
Oh 1 moi... avec mon grand noir... c'est suffisant ..
La toilette m'est bien égale... à la campagne... je ne
suis plus assez jeune, ni assez belle... Toi, c'est amu-
sant de t'habiller, parce que c'est comme une poupée
chic... Tu es si jolie! Tout te va! Regarde les cha-
peaux, ils te coiffent tous... la modiste me le disait
encore hier... Alors, c'est celui-là que tu as choisi?
Remets-le dans la boîte... (Au moment où Jeannine va sortir,
elle tend vivement un porte-eigarette.) Will yOU havC Cigarctle,
miss?
ACTE DEUXIÈME 89
Certainly.
JEANNINE
Take.
ISABELLE
Well.
JEANNINE
(Elles allument leur cigarette.)
ISABELLE, la poussant vers le canapé.
Assieds-loi là... Tu as le temps... Tiens, les allu-
mettes. (Elle rit et la Uent enlacée.) Ch'tlt bout, Val... tU ne
^ais pas ce que ça veut dire : chHit bout ? c'est les pay-
sans d'ici qui disent comme ça.. . c'est vrai ! (BUe lembrasse.)
Je t'aime bien... Ah I on arrivera un jour à se
retrouver I Tu ne peux pas rester dans cet état de
claustration morale indéfiniment. Laisse-toi aller...
dis-moi tous tes secrels... comme à une amie de cou-
vent. (Enfantin ) Si lu étaîs au couvcnt, tu aurais bien
des amies, n'est-ce pas?
JEANNINE, faisant tomber la cendre de sa cigarette.
Mais quoi, quoi te raconter?... Oh ! que c'est aga-
çant !
ISABELLE
Tout. J'ignore tout de toi... depuis deux mois. Pour-
quoi ne veux-lu pas parler ? Les premiers jours, tu as
été exquise d'abandon... et maintenant...
JEANMNE
Oh I que c'est agaçant!... Qu'est-ce que tu veux sa-
voir? Tu ne seras pas plus avancée!... Lundi je Taime,
mardi je l'aime, mercredi je l'aime... et c'est toute
ia semaine ainsi... Qu'est-ce que tu veux, ça ne se
raconte pas ce que j'éprouve !... (Deux longues bouffées de ci-
.garette.) Ah! si j'écfivais mon roman... peut-être!... (Grave
subitement.) Tieus, j'ai pcusé à toi, justement, hier soir.
8.
90 L'ENCHANTEMENT
ISABELLE
Oui?
J'ai commencé une narration.
ISABELLE
Une narration ?
JEANMiNE
Si je la continue, je t'en montrerai peut-être des
passages... ce qui pourra se montrer... (Mouvement
d'Isabelle.) oh ! peut-èfcre ! . . . Je oe promtets pa^.., (Eiieiawse
Vomfeer sa cigfâreate). Oui, j'ai pensé écrire certaines choses,,,
pour... pour quand je n-e serai plus là... pkis tard.
(Elle hoche la tête.)
ISABELLE
Ne parle donc pas ainsi!... Quelle phraséologie de
mauvais goût! Tu parles comme les petites filles du
Musée des fanâlles î... (Isabelle glissant sur le canapé, tout contre
jeannine.) Tu ne vcux pas me montrer ça tout de suite?
Tu ne peux pas aller me le chercher ?
JEANNINE, secouant la tête avec une froideur de reine.
Oh! non, non! C'est tout à fait impossible pour le
moment !
(Silence.)
ISABELLE, lui entourant la taille, et à voix basse.
Alors, dis... tu l'aimes toujours fort?
JEANNINE, prend un air de grand mystère
et laisse tombe.r 4u bout <les d«nts, à peine.
Oui.
ISABELLE, l'embrassant tout & coup.
Cfe'ti bout, vaî... Est-elle gentille tout de mémel...
Tu Tois, qu'est-ce que tu veux que -ça ime fesse,
qu'est-ce que tu veux que ça me fasse !... T« as raison
de l'aimer; il le mérite... Et aptes ?
ACTE DEUXIÈME 91
JE ANWWE
Oh! mais lu me serres, tu me fais mal!... Je Tas-
sure... je voudrais bien te faire plaisir, mais je ne sais
pas quoi te dire !
ISABELLte, les yeux brillants, le visage avide.
Ce ^ue 1« penses, ce que lu fais... vos continences
de la journée... ce que tu dis à Georges... n'importe
quoi... les détails les plus insignifiants.
JEANMNE
Je cherche.
(Un souriro imperceptible passe sur ses lèvres.)
ISABELLE
Ah ! je te vois sourire... tu as quelque chose sur les
lèvres...
JEANNÏNE
Non !
ISABELLE, la serrant très fort contre elle.
Si, dis...
JEANNINK, baissant la tête en souriamt.
C'est bête î
ISABELLE
Quoi... quoi .. chérie?
(Elle attend anxieusement, le visage crispé, ce qui va sortir de la
bouche de Jeannine... Lo silence est immense.)
JEATS'XINE
J'ai fait quatre vers hier.
(Isabelle, un instant désarçonnée par cet enfantillage, no dit rien
d'abord, pais tout de suite, l'œil rebrilic, la bouche se contracte.)
ISABELLE
C'est vrai?... dis-les moi ? '
92 L'ENCHANTEMENT
JEàNNINE, maniérée, se balançant.
Non!
ISABELLE
Si, dis.
JEANNINE, riant, gagnée.
Je n'oserai pas... Attends alors... je vais te les écrire...
(Elle se lève, va à la table en courant.) D'abord , je ne me leS
rappelle déjà plus !
(Elle cache sa tète dans ses coudes avec un joli geste d'enfant
honteux.)
ISABELLE
Menteuse!
(Jeannine écrit en s'appliquant et en mouillant le crayon avec sa
langue. Isabelle se rapproche d'elle.)
JE.\NNINE
Ne me regarde pas, ça me gêne.
(Elle cache le papier sous son bras.)
ISABELLE
Je m'en vais, je m'en vais.
JEANNINE, continue; quand elle a âni, elle tend le papier à Isabelle
sans la regarder, yar dessus l'épaule.
Tiens, prends ! . . . (Rapidement, elle se précipite au piano, rougis-
sante, et se met à tapoter de la main droite.) Tll llS?
ISABELLE
Oui.
(Isabelle parcourt avidement des yeux. — Silence.)
JEANNINE , toujours de dos, de loin, sans se retourner, en tapotant.
Ne fais pas attention à l'orthographe, ni à la rime,
tu sais... Tu as lu?
ACTE DEUXIEME 93
ISABELLE, riant maL
Oui... (Puis tout d'un coup, la voix changée et sifflante, malgré elle.)
Ce n'est pas méchant, c'est naïf!
(Jeannine se lève brusquement. Elle fixe sur sa sœur un regard
interrogateur et haineux.)
JEANNINE
Je pourrais peut-être te dire des choses moins
naïves, si je voulais!... Rends-moi ça...
ISABELLE; cachant le papier derrière son dos.
Pourquoi, Jeannine ?
JEANNINE
Rends-moi ça tout de suite... rends, tu le moques de
moi!
ISABELLE, avec un ricanement d«ns la voix.
Tu ne veux pas que je les montre à Georges?
JEANNINE
Rends, je te dis...
(Elle atteint le papier et le déchire en mille petits morceaux.)
ISABELLE, continuant.
Georges ne les connaît pas?
JEANNINE, cramoisie de colère et de dépit.
Je ne te répondrai plus jamais, jamais!...
ISABELLE
Ils ne sont pas mal du tout, ces vers... Je n'ai pas
voulu te vexer. Il faudrait les montrer à Georges... Il
ne les connaît certainement pas... S'il les connaissait,
il m'en aurait parlé... (Eiie reière la tête avec orgueil.) Comme
il me dit tout!
9i L'ENCHANTEMENT
i
JEANNINE
Alors, pourquoi me le demandes-tu ?
ISABELLE
Parce que tu aurais pu les lui montrer aujourd'hui,
par exemple... ou tout dernièrement.
JEANNINE
Eh bien, demande-le lui donc... puisqu'il le dit
tout . . . c'est plus simple !
(Elle se dirige vers la porte rapidement.)
ISABELLE, fait un mouvement en avant*
Voyons... mignon...
JEANNINE
Si, je t'assure... ihoî, j'en ai assez... je m'en vais.
(Â la porte eWe se retourne une dernière fois, gouailleuse et reg;ardant
Isabelle dans les yeux, elle lance :) Pour le TCSte, Si tU aS beSOiu
de renseignements... tu n'as qu'à demander à Georges I
(Et puis elle claque la porte du jardin. L'appartement en a
IrembW.)
ISABELLE, seule.
Oh! j'ai été maladroite!... Oh! je m'en veux!... Elle
se moque de moi, maintenant... (On entend la voix de Jeannine
qui chante très haut dans le jardin.) Allons, la YOilà qui chaute ! . ..
C'est clair... Je t'entends, je t'entends, va! Voilà une
chanson qui parle mieux que toutes les paroles. (Elle
passe ses mains sur sa figure.) Oh! puis... (Elle rejette la tête en
arrière, comme pour en faire tomber tout un poids.) Ah! il y a CUCOre
de belles préoccupations !
(Elle se précipite sur le piano ouvert et elle se met à jouer avec
fureur des mains, de la tête et des épaules.)
ACTE 1>EUXIEME 1)5
SCÈNE X
ISABELLE, MADAME HEÏMÂN
MADAVE BEIMAN, entrant.
Vous venez? Je suis prêle.
ISAIH^LE
Oui... Ecoulez comme c'est passionnant, hein?...
Vous aimez Schumann?
MADAME UEIMAN
Beaucoup, beaucoup... Figurez-vous, ma chère, qiie
je viens de recevoir une dépêche de Victor... Contr'
ordre... Il n^arrivera que cl'aujourd^hui en huit. (Un
temps.) Eh bien !
ISABELLE , joue, joue éperduraent et tout d'un coup se lève toute droite,
appuyée au pia&o.
Ma petite Odette, je suis au bord d'une grande chose
qui me fait peur... je le sens bien, allez... j'ai compris
de quel naal je souffre. •
MADAME UKTMAN, vivement..
Il a menti?... Ahl prenez garde, Isabelle, ne ramassez
pas le BQOUchoir d'Othello!». • Ce Georges! dites donc
un peu que vous ne l'aimez pasl
LSABELL£
Oui, n'est-ce pas? C'est visible?... (El'e parie tôntemeat, à
voix à peine perceptible, tant elle est basse et tremblante.) M<ilS SCUtir
que je dois cela, Odette, que je dois cela à un baiser!...
que je dois cela ik ce qu'il y a de plus vil en moi/à
l'humiliation d'une caresse de chair!... Et dire qu'il a
sufO d'une minute, d'une étreinte, pour faire sombrer
toute mai ¥ie... ei me livrer, poings liés, à cet asser-
vissement... oh! j'en pleurerais, j'en pleurerais d'une
96 L'ENCHANTEMENT
grande honte blessée... Et où vais-je maintenant, où
vais-je?... Alors, c'est cala jalousie?.... Elle aussi, il
va falloir qu'elle entre en moi? car je sens venir
quelque chose de louche, de malsain, d'effleureur...
C'est comme une espèce d'enchantement... On dirait
que cette petite est un foyer d'amour, qui, par sa
seule présence, attire, attire et brûle... Il se dégage
d'elle des parfums que je n'ai pas respires... d'affreux
parfums qui grisent!
MADAME BEIMAN, hochant la tête.
C'est ça! c'est bien ça!... Ah! on n'est pas fier!
ISABELLE
Vous devez voir à mes yeux que je suis toute épou-
vantée, n'est-ce pas?
MADAME HETMAN
Oui, ils implorent... ils ont la fièvre...
ISABELLE
Je suis toute novice, vous comprenez... vous com-
prenez, je paie double, probablement, moi,., je ne
savais pas !
MADAME HEIMAN
Vous n'étiez pas femme. Dites tout franchement à
Georges... expliquez- vous.
ISABELLE
lis se cacheront mieux, voilà ce que j'y gagnerai.
MADAME HEIMAN
Ah! vous êtes déjà bien subtile, Isabelle.
ISABELLE
Non non! ne rien lui djre, au contraire... et je
compte, ma petite Odette, sur voire silence absolu...
ACTE DEUXIEME 97
Rien de ce que j'avoue ici, ne doit arriver jusqu'à
Georges. ..Il faut me le jurer.
MADAME HEIMAN
Oh! ce sera absolument comme vous voudrez, je le
jure!... Mon dieul dans quelle équipée vous êtes-
vous lancée!... Si elle débute ainsi! Il faut l'arrêter
de suite... Eloignez Jeannine. Donnez-la moi pour un
temps.
ISABELLE
Jeannine?... Vous êtes folle!... Vous vous mettriez à
mille que vous ne m'en sépareriez pas!... Je ne pour-
rais plus vivre un jour!... Jeannine!... Mais qu'elle ne
sache jamais, jamais, quoi qu'il advienne, ce qui se
passe en moi!... Elle ne peut être, en aucun cas, respon-
sable de ma souffrance à moi... Elle est la dernière au
monde qui doive la comprendre! et quand je mourrais
de chagrin, qu'aucun soupçon ne s'élève en elle, grand
dieu!... J'ai juré à la mémoire de notre mère que je
rendrais cette petite âme à la vie, et je tiendrai parole!
Un scrupule, une impatience, elle recommencerait
demain'... oui, oui... car elle n'a pas abandonné son
sinistre projet, j'en suis sûr... c'est là, dans ses yeux,
ridée rwe.,. Je ne peux pas lui dire un mol, un seul
mot... Voilà l'horreur!... Songez à cette chose épouvan-
table!... vingt fois le jour, une angoisse se glisse entre
elle et mon regard! Mais, chose atroce, entendez-vous?
elle joue, même de son suicide! Elle a des manières
furlives... des façons de sortir brusquement... ah!
j'étouffe parfois de terreur!... Il y a maintenant le chan-
tage de la mort...
MADAME IIELMAN i
C'est impossible... elle vous haïrait !
ISABELLE
Depuis le jour où je Tai sauvée, elle me hait... Oh! le
9
98- L'ENCHANTEMENT
reproche de ses yeux^ de ses pauvres yeux de chien
blessé, qui me disent toute la journée : Sœurette!...
Sœureltel... qu'as-tu fait?... Ah! oui, qu'ai-je fait?
(Elle pleure.)
MADAME UEIMAN
Allons, ne vous désolez pas... Venez» nous parlerons
de tout cela dehors... la voiture nous attend-
ISABELLE, machinale,
Oui, la voiture nous attend... (A la bonne qui est entrée.)
Augostine, vous arrangerez tout ici... Faites marcher
le feu pour quand je rentrerai... on gèle.
LA BONNE
Bien, madame... Madame met son manteau? Il fera
froid tout à Theure.
MADAME BEIMAN
Oui, couvrez-vous bien.
ISABELLE
Merci, je suis prèle,
MADAME HEIMAN
Allons, venez.
ISABELLE
Ahî mon Dieu, mon Dieu !... Passez, je vous en prie.
' (Elles sortent.)
(lia bonne arrange le feu, puis elle allume une grande lampe à
pied, derrière le canapé, qui ae troaye auprès de 1« cheminée.)
SCÈNE XI
JEÀNNINB, La Bonne.
JEANNINE, ouvrant doucement la porte.
Ces dames sont parties?
ACTE DEUXIÈME 99
LA BONNE
A l'instant.
JEANNINE
En voiture?... Savez-vousoù elles allaient?
LA BONNE
Non, mademoiselle.
JEANNINE
Bon.
LA BONNE
Mademoiselle veut-elle que j'allume la lampe main-
tenant?
JEANNINE
Oui.
(Un temps.)
LA BONNE, allume la lampe.
Il a fait une belle journée aujourd'tiui l
JEANNINE
Oui. (Uû temps.) Vous fermerez les volets dans cinq
minutes, quand le soir sera tout à fait tombé.
LA BONNE
Bien, mademoiselle... C'est tout?
JEANNINE
Oui.
(Elle prend un livre et, songeuse, s'installe sur le caaapé et lit.)
SCÈNE XII
JEANNINE, GEORGES
GEORGES,' fentrc brusquement par la porto de droite.
Dites d... Tiens 1 c'est vous qui êtes là?... Votre sœur
est partie?
400 L'ENCHANTEMENT
JEANNINE
Elle vient de sortir avec madame Heiman.
GEORGES
Ah! elle est revenue, celle-îà?... Vous permettez?...
je vous dérange... je viens prendre un bouquin dont
j'ai besoin... je remonte travailler.
JEANNINE
Faites donc.
(Georges ouvre la petite bibliothèque étagère qui est au mur.)
GEORGES
Mettez donc une bûche au feu... Vous allez attraper
un rhume ici!... Je ne sais pas comment vous pouvez
tenir.
JEANNINE
Si vous voulez.
GEORGES
Quel livre lisez-vous là?
JEANNINE
Je ne sais pas.
GEORGES
En voulez- vous un autre?
JEANNINE
Ça m^est égal. (EUe se lève, en proie à une très grande animation;
-elle est bouleversée, elle respire fort, comme lorsqu'on va prendre une
décision. — Quand Georges descend de sa chaise, elle se précipite
vers lui.) Georges !
GEORGES
Quoi?
(Ils sont face à face.)
JEANNINE, baissant la tête.
Rien!...
(Elle reste ainsi fixe, plantée devant lui, en regardant ses bot-
tines.)
ACTE DEUXIÈME 101
GEORGES
Savez-vous ce que va faire la petite Jeannine si elle
est bien gentille?... Elle va mettre ses pieds au feu, là-
bas, sur le canapé... ouvrir ce livre qui est très intéres-
sant... et que j'ai choisi exprès pour elle... (ii lui met i«
livre dans la main, en la conduisant doucement par Tépaule.) elle va.
lire... on le tient comme ça, le livre... là... pendant que
les gens sérieux vont remonter à leur travail.
(II l'installe.)
JEANNINE, suppliante
Tout de suite?
GEORGES
Tout de suite!... Voilà ce que va faire la petite Jean-
nine, parce qu'elle est bien obéissante... Et quand sa
soeur rentrera, elle lîi retrouvera, gentiment, dans la
même position... ïes pieds au feu...
JEANNINE
Gggeorges!...
GEORGES
Et comme comble de générosité, c'est moi qui vais
mettre la bûche dans le feu!... (Il met une bûche dans la che-
minée. — Une dernière fois, on entend dans la bouche tie Jeannino rou-
couler plus faiblement le mot « Georges. » -- Au moment de s'en alW,
avec douceur, il lui tape la joue, et grave :) AlloUS, boune Iccturo,
mon petit... (Brusquement.) Je ne sais pas comment vous
pouvez tenir dans cette pièce, vrai.., il faudra que je
fasse bourreler les portes... brrr!
(Il sort.)
SCÈNE XIII
JE\NNINE, puis ISABELLE
{Restée seule, Jeannine ne change pas de position. La tête est seuleiueat
inclinée toute basse sur le livre. — Un grand temps se passe ain-jij
ISABELLE, rentrant par la gauche sur la pointe des pieds.
Rien... elleest seule... Tout est^comme à l'ordinaire...
9'
i02 L'ENCHANTEMENT
la lampe brûle... la bûche chante... (On entend et on voit au
dehors la bonne i|ui feniie les volets.) On ferme IcS VOlctS... Elle
ici... lui là-haut... C'est ma maison... ma calme maison
du soir,.. Tout est en place... Et me voici, moi... le
cœur battant dans ce silence,.. Ah Isabelle! ma pauvre
Isabellel..* que fais-tu là... en cette minute... et où
t'en vas-tu? (Ellè prend ses jrants et se rapproche derrière le canapé.)
Elle pleure!.*, j'entends tomber ses grosses larmes sur
le livre .. dans le silence... une... deux... On pourrait
les compter... Et c'est toi, toi^ petite sœur... toi que
j'aimais tant... Ah! méchante... méchante... Qu'y a-t-il
au fond de cette horrible petite tête!... de la ven-
geance.,, et puis.,, autre chose encore... Voleuse, en-
tends-tu!... voleuse!... Oh! cette petite tête que je h...
'^ (Joanntne se It^ve en sursaut, effarée, avec un cri.)
JEAiSNINE
Ah! tu m'as fait peur... Qu'est-ce que tu faisais-là?...
qu'est-ce que tu disais?
ISABELLE, renlaçent des dçux bras.
Que lu étais jolie comme cela, en ce moment... ohî
pais jolie, non, tu ne peux pas savoir comme tu étais
jolie!.., ' :
RIDEAU
ACTE TROISIÈME
Au premier. Cabinet de travail de Georges, très gai, très
neuf. Cesl la pièce moderne de la maison. Très fouilli.
Window sur le jardin. Le jardin se reflète dans les vitres
de l'énorme bibliothèque.
SCÈJNE PREMIÈRE
GEORGES est assis & son bureau et écrit, puis JEANNINE.
(On frappe à la porte de droite.)
GEORGES
Entrez !
J&ANNINE, entrant.
. Bonjour! C'est moi!... Ça vous embête, hein? de mfe
voir ici? Mais rassurez-vous. Je ne viens pas pour moi,
je viens pour mon appareil photographique. Voulez-
vous être assez aimable pour me changer mes plaques?
Mes douze sont faites.
GEORGES, de son bureau.
Posez ça là... Je finis cette page... Dans un quart
d'heure je passerai au cabinet noir.
JEANNINE
Il y en a une, une instantanée où vous serez très bien.
GEORGES, continuant à écrire.
Qui... moi?
JEANNINE
Vous savez bien que je ne fais que vous. C'est ma
spécialité. Je vous ai pris tout à Theure quand vous
104 L'ENCHANTEMENT
descendiez de bicyclette. Je vous ai bien attrapé au
moment où vous sautiez eu arrière. Vous devez avoir
les deux jambes en Tair et la tête sur la selle... Ce doit
être charmant...
GEORGES
Tout à fait réussi.
JEANNINE
Vous aviez une tête I Les cheveux vous dégoulinaient
tout le long de la figure !...
GEORGES
Exquis tableau.
JEANNINE
Ne vous inquiétez pas. Si vous me plaisez comme ça !
(Georges se remet à écrire. Jeannine s'installe sur une chaise, les mains
sar les genoux, les ^eux au plafond. Silence.) Un ^UgC paSSC.
(Silence.) Hum I (Silence.) Hum! llunil (Silence.) Mais je CUUSe,
je cause, je ferais peut-être bien de m'en aller. Vous
allez vous faire attraper.
GEORGES
Jeannine, j'ai des choses sérieuses à vous dire.
JEANNINE
Mettez-moi à la porte, je vous prie... léserais désolée
si vous aviez des ennuis à cause de moi, vous com-
prenez.
GEORGES
Je suis tout à fait résolu à éviter désormais ces ren-
contres à deux... que vous entretenez... surtout du
genre des dernières! Cela ne peut nous mener à rien
de bon. Vous m'avez tendu un piège Tautre jour.
JEANNINE
Oh ! un piège !
GEORGES
Vous m'avez dit que vous aviez des choses très
ACTE TROISIEME lOj
importantes à me révéler, qiâe vous ne pouviez pas me
les confier devant votre sœur, et ce n'était pas vrai.
Vous n'aviez rien d'important du tout.
JEANMNE
Pour vous.
GEORGES
Et j'ai été obligé de mentir à votre sœur. Je n'aime
pas beaucoup ça !
JEANNIXE
Puisqu'il paraît que vous lui dites tout, vous n'avez
qu'à le lui dire.
GEORGES
Reprochez-le-moi donc.
JEANNINE
Non, c'est vrai, je vous remercie.
GEORGES
Mais je ne veux pas que pareille chose se renouvelle.
Ça nous crée des airs de confidence que je réprouve. Vous^
savez quelles sont nos conventions à tous les trois? Très
sérieusement, j'ai à vous gronder. C'est comme cette
histoire de paillier l'autre soir... quand nous sommes
allés nous étendre tous les trois après dîner... Isabelle
peut très bien nous avoir vus. J'étais très embarrassé.
JEANNINE, riant.
Je le sais bien.
GEORGES
Oui... Alors, si c'est un jeu, il est temps d'enrayer.
JEANMNE
C'était si bon, l'autre soir! J'ai bien mis cinq minutes
à faire ramper ma main sous la paille, pour atteindre 1 1
vôtre, sans que ni vous ni Isabelle ne me voyiez. Puis,
quand j'ai saisi le bout de vos doigts, j'ai serré, serré
106 L'ENCHANTEMENT
de toutes mes forces! Vots ne pouviez plus bouger. Il
aurait fallu qu'Isabelle voie, pour retirer votre main, et
alors... je sentais tout doucement mon bras s'engourdir
sous la paille... et, comme ça, sous la lune, avec Todeur
d'une grosse rose qui était à mon corsage... c'était si
bon!... Et, taisez-vous, je vous ai été si reconnaissante
que vous ne retiriez pas votre main î...
GEORGES
Pas du tout. Ma lâcheté vient de ce que je ne pouvais
pas faire un mouvement sans appeler 1 attention. d'Isa-
belle... Et notre vie est assez compliquée comme elle est!...
JEANNINE
Laissez-moi croire au moins que c'était un peu pour
moi.
GEORGES
Et puis ce sont des sortes de situations parfaitement
grotesques !
JEANNINE
. Faites-m'en donc des reproches! Ça vous va bien !
GEORGES
Je sais... Enfin, je prétends que ces scènes ne se
renouvellent plus. Évitons de nous trouver seuls, le
plus possible. Il le faut. Maintenant, je sens qu'il le faut.
Devant votre sœur, au contraire, tout ce que vous.. .
JEANNINE
Tout ce que je voudrai. Vous êtes bien aimable !
GEORGES
Comprenez donc.
' JEANNINE
Et moi?... Est-ce que vous pensez à moi? C'est bien...
je me tairai... je me tairai complètement, par exemple,
car vous ne voudriez pas tout de même que je raconte
ACTE TROISIEME i07
à Isabelle tout ce qu'elle me demande! Du matin au soir
elle me torture à m'arracher des questions! Il est pos-
sible que ça l'intéresse, mais si vous étiez gentil, vous
devriez lui faire comprendre que c'est înoins drôle pour
moi... et que ce sont des choses qu'on ne fait pas... et
que je n'en peux plus! Du reste, elle n'a pas de tact... Je
ne suis qu'une petite fille, mais je l'ai toujours vu dans
la vie, je l'ai toujours remarqué," elle n'a pas de tact!
GEORGES
Il ne s'agit pas de cela.
JEANNINE, vivement.
Oh! elle a d'autres qualités 1... ne vous fâchez pas! Elle
est belle, elle est plus belle que moi, certainement!
(Avec colère.) Elle n'a pas une vilelotte au milieu de la
figure, comme elle a dit encore hier devant vous pour
me vexer... pour me faire passer pour laide I C'est bien,
je ne vous parlerai plus, je ne vous chercherai plus,
j'obéirai. Mais alors, qu'est-ce qui me restera, si vous
m'enlevez même ces petites choses, ces petites compen-
sations, qui sont la seule joie de mon existence? Ah!
je me contentais de pas grand'chose, vous l'avouerez!
Mais il y a des jours où je me disais : Il ne m'aime pas,
seulement nous avons tout de même des intelligences à
deux, qu'on ne sait pas... C'est bien, je me tairai... Je ne
ferai même plus mon cri, vous savez? quand je veux
attirer votre attention... Oui, ça n'a l'air de rien, mais
pour moi, c'est beaucoup, parce que, rien que ce cri, ça
veut dire pour moi des choses que les autres ne com-
prennent pas... à part vous.
GEORGES
Avec cela qu'il est joli votre cri I Vous n'y perdrez pas
grand'chose... un aboiement!
JEANNINE
Oh! moi, je ne suis pas poétique, vous savez!.,.
i08 L'ENCHANTEMENT
Vous ne le trouvez -pas bien? Oh! c'est une trouvaille!
Je l'aime beaucoup. Écoutez.
(Elle lo fait.)
GEORGES
On dirait le cri d'un gondolier de Venise.
JEANMNE
Oh! Venise! c'est ça qui est beau! Oh! c'est là que
j'aurais voulu partir en voyage! Ce que c'est beau!...
(Ses yeux regardent 1* plafond.) Je peUSC qUClqUCfois que si je
vous avais épousée, ou y serait parti... tous les deux.
GEORGES
Vous n'avez pas trouvé quelque chose de bien neuf!
JEANMNE
Qu'est-ce que ça me faitl oh! Venise!!...
GEORGES
A la bonne heure I Parlons donc un peu géographie!
JEANMNE, S3 Icvanl.
Ah! au fuit,!... Vous avez peur d'une scène! En
eflet, il faut même que je m'en aille, sans quoi, si
Isabelle sait que je suis montée, ce que vous allez vous
faire attraper, oh! mon ami, ce que vous allez vous
faire attraper I...
GEORGES
Oh, pas d'esprit! Votre sœur souffre. Votr^ entê-
temeal à bouder, à Tévii^r, au lieu de la rassurer...
elle si bonne pour vous!... Ce qu'elle a fait pour vous
estadmirable, et vous la récompensez en ne lui donnant
que des inquiétudes. ..Enfin, je ne veux pas recommencer
à. vous sermonner à mon tour. Tout cela doit vous être
redit souvent, n'est-ce pas? Passons... ce n'est pas mon'
affaire!... Seulement jf^ vqis 1res bien qu'Isabelle com-
rae;^ce à. s^énerver... et, à des mots, à des indicalions
ACTE TROISIÈME 109
vagues, je vois qu*il commence à entrer en elle de k
défiance et... autre chose. Je ne devrais pas vous avouer
cela, mais enfin elle souffre et...
JEANNINE, tronçant les sourcils.
C'est bien son tour !
GEORGES
Quelle méchanceté vous venez de dire là!
JEANNINE
Elle peut bien souffrir un peu à son tour, pour voir ce
qu'on éprouve !... Et ce ne sera jamais une compensation î
GEORGES
C'est affreux de parler ainsi! Votre sœur!...
JEANNINE
Je la déteste, je la déteste... Ça vous étonne?
GEORGES
Non ; ce n'est pas vrai.
JEANNINE
Si; autrefois je l'aimais, mais maintenant je la dé-
teste! du matin au soir la voir se rapprocher de vous,
vous prendre la main, IV-nlendre vous tutoyer, vous
faire des mines tout à son aise!... Chaque fois qu'elle est
là, contre vous, et (jue je me dis : « Mon Dieu, comme
elle a de la chance!... », chaque fois qu'elle vous appro-
che de trop près, vous tient les mains... oh! je la
tuerais! El puis...
GEORGES
Et puis quoi? Laissez donc ce verre! Vous allez le
casser, dans le feu de vos démonstrations, et comme
c'est mon verre de conférence...
10
110 L'ENCHANTEMENT
JEANNINE
Décidément, si je vous ai bien compris, vous me
défendez de vous parler en particulier, parce que ça ne
lui plaît pas, et parce que je vous gêne ?
GEORGES
Ce n'est pas exact.
JEANNINE
Ah ! oui, comme elle vous gêne la petite Jeannine !
comme vous préféreriez qu'il n'y ait jamais eu de petite
Jeannine sur la terre ! Merci toujours de me le rappeler,
au cas où je l'aurais oublié.
GEORGES, tout d'un coup lève le poing sur la table.
Mais sapristi de sapristi!...
JEANNINE
Quoi?
GEORGES, reste une seconde le bras en l'air, puis le laisse retomber
mollement.
Rien.
(Ud temps.)
JEANNINE, une moue.
Tenez, vous êtes tous les deux très gentils au fond, et
vous faites ce que vous pouvez! Seulement, puisque
vous venez de me dire carrément votre façon de penser,
je voudrais, à mon tour, cesser une minute mon genre
petite fille qui me va si bien... Le moment est venu
pour moi aussi de dire les choses sérieuses. Donc, ne
bondissez pas, je vous en prie, oh! cela surtout! j'ai
si mal à la tête aujourd'hui!... comprenez-moi en ami
et écoutez-moi. (Georges fait signe qu'il est tout ouïe, avec l'air de
dire : Asseyez-votiê donc, mademoiselle \ — Jeannine ae rassied, puis, comme
une leçon apprise, avec calme, mais d'une voix funèbre : ) VoUS Savez
que pas une seconde, jamais, je n'ai renoncé à mourir.
GEORGES
Nom de nom!
(il or.voie promener deux livres dans la chambre, d'un coup.)
ACTE TROISIÈME i\\
JEANNINE
Vous voyez !
GEORGES, furieux, tout rouge.
Je vous défends d'ajouter un mot de plus, vous en-
tendez I C'est révoltant, écœurant!
JEANNINE
On dirait que vous apprenez une nouvelle!
GEORGES, déambulant, les bras au ciel.
Et voilà la vie que vous nous faites!... Vous êtes
embêtante!... Oh! ca!!... Vous pouvez vous vanter de
savoir raser les gens avec une persistance!!... Heureu-
sement on est meilleur que vous, on vous pardonne
votre dada! Vous êtes aussi une gosse, une vraie gosse,
et cela explique tout. Vous verrez plus tard, comme elle
vous fera rire votre funeste passion, quand je serai
encore un peu plus décati que maintenant, et que nous
en recauserons avec votre mari, un garçon charmant
et bien mieux que moi... (Geste de protestation de Jeannine.) si,
si, bien mieux que moi ! Vous verrez mon nez dans son
vrai jour alors. Regardez-le mon nez : si c'est celui
d'un homme pour qui on se suicide!
JEANNINE, suppliant.
Georges, vous ne pouvez pas me refuser si peu de
chose : Cinq minutes... consacrez-moi cinq minutes
dans voire vie, dans toute voire vie! Comme c'est peu
pourtant. Ne jamais vous parler, ne jamais m^épancher
contre votre épaule!... Oh! voyez-vous, c'est l'idée fixe
maintenant! et je mourrai contente... Quelques se-
condes de pitié. pour moi seule. Oh! ne reculez pas
comme ça... je suis si loin!. . (Les larmes aux yeux.) Ecou-
tez, je souffre bien pour vous dire cela... j'ai beaucoup
de peine, j'ai tant de peine!... et c'est pour vous!... Oh I
aimez-moi, dites, aimez-moi!...
(Elle a dit cela sur un ton de petite plainte douce... et on Teotead
pleurer.)
dI2 L'ENCHANTEMENT
GEORGES, ému.
Mon pauvre petit!
JEANNINE, reniflant ses larmes.
Merci. J'aime tant quand vous m'appelez mon pauvre
petit! Ça me fait du bien pour quelque temps... (Vivement.)
C'est vrai que j'ai des choses à vous dire... J'ai des
papiers très sérieux à vous remettre... un grand, grand
mystère... Je vous en conjure... ce soir, après dîner...
GEORGES, riuterrorapant.
Non, inutile! Pas de cachotteries. Ça ne prend plus.
JEANNINE
Bien, parfait! Où avais-je la tète, en effet? je suis
slupide! Vous avez trop peur d'une scène! Vous man-
quez de chic, décidément vous n'avez pas d'allure,
mon ami... Alors, c'est non, non?
GEORGES
Non . (Brusquement, Jelinnine qui jouait avec le verre de couleur, le
casse.) Là ! VOUS l'avez cassé ! Je Tavais préparé pour ma
lecture. C'est intelligent! Et vous vous êtes fait mal?...
ohî mais très... vous saignez?
JEANNINE
Peuh ! (Georges a pris son mouchoir et lui essuie la main. Jeannine
essaye do se rapprocher.) GcorgeS !
(Il retire froidement sa main, met son mouchoir dans la pochette
de son veston.)
GEORGES
Allons, il faut vous en aller, Jeannine. Vous savez que
je vous lis, à tous, le premier chapitre de mon livre, dans
un quart d'heure? Vous en êtes, n'est-ce pas? oui? .. eh
bien, alors, il faut vous en aller...
ACTE TROISIÈME 113:
JEANNINE
Venez, Georges, ce soir... vous ne voulez pas?
GEORGES
Non.
JEANNINE
Ôh!
(Elle fait un mouvement de déception triste.)
GEORGES, après un temps, et après avoir paru réfléchir quelques
secondes, se rapprochant d'elle.
Dans les campagnes, quand Tenfant souffre, Jeannine,.
et qu'il a la fièvre, les gens qui le soignent, autour de
lui, ayant défense de lui donner à boire, répandent par-
fois un peu d'eau, sur les carreaux de la chambre, pour
que la fraîcheur en arrive jusqu'à l'enfant et qu'il se
calme... Contentez-vous, Jeannine, de ce que j'en peux
répandre et tâchez d'être heureuse, s'il vient parfois
jusqu'à vous la fraîcheur de quelque larme évaporée....
JEANNINE^ tout bas, tout bas.
Venez !
GEORGES, changeant de ton.
Oh! maintenant, Jeannine, je vais me fâcher!
JEANNINE
Georges!
GEORGES
Assez!... allez-vous-en! Victor ou Odette vont arri-
ver d'un moment à l'autre. Allez-vous-en !
(Il la pousse par les épaules jusqu'à la porto... Jeai.nine résiste-
comme un enfant en grognant... La porte se reforme... Georges
reste seul, réfléchit, et va" s'asseoir à sa table. La porte de
droite s'ouvre. Victor de Ghelles entre, — chapeau de paille,
fleur à la boutonnière.)
10.
414 L'ENCHANTEMENT
SCÈNE II
GEORGES, VICTOR DE CHELLES
Un homme!
GEORGES
Tu dis?
VICTOR^
GEORGES
Je dis : un hompae.
Enfin!
VICTOR, stupéfait, sur le seuil.
Qu'est-ce que tu chantes-là?
GEORGES
Des culottes... un veston... des moustaches... quel-
qu'un comme moi!... Ah! ça fait du bien tout de même!
ça me retrempe!... Eh bien, voilà, mon vieux, voilà, je
suis content!... Il me faut peu de chose, hein?... Ce
bon Victor!
VICTOR
Si tu te paies ma tête, tu sais, tu pourrais le faire
d'une façon plus spirituelle.
GEORGES
Me payer ta tête?... non... la voir seulement, la voiri
Tu m'as trouvé dans Tétat de ces pauvres voyageurs
français qui n'ont pas entendu parler leur langue, leur
langue maternelle, depuis des temps immémoriaux, et
qui embrasseraient le premier français que le ciel fait
surgir à leurs yeux ! Eh bien, voilà, j'avais comme
besoin de parler « homme ». Jamais je ne me suis
senti si attaché à toi !...
VICTOR
C'est que tu es saoûl... J'étais venu voir si cette lec-
ACTE TROISIÈME 115
ture tenait toujours. Je juge, d'après cette entrée, que
c'est partie remise.
GEORGES
Comment donc, si elle tient! Plus que jamais! Voilà;
le paquet est là... 127 pages. Vous les avalerez jusqu'au
bout.
VICTOR, timidement.
C'est une histoire d'amour?
GEORGES, bondissant.
Ah! ça, non, par exemple! ah! ça, bigre non! Même
je t'avertis, nous allons bien passer cinq minutes en-
semble, si tu es venu avec la moindre velléité de me
parler de tes amours avec Odette, de me narrer si vous
êtes en bonne intelligence, si vous vous disputez, etc..
je ne le souffrirai pas une minute, contrairement à mes
habitudes ! C'est un simple avertissement.
VICTOR
Oh! mais sur quoi as-tu marché ce matin? Au fait,
depuis que je suis ici, Odette prend des airs de grand
mystère chaque fois que je parle de vous. Isabelle?...
chult! La petite? qu'est-ce qu'on en fait? Est-elle un peu
revenue de Georges? Quand la marie-t-on?.,..chuttt! 1
De tant de mystère je conclus que tu ne dois pas être
tous les jours à la noce!
GEORGES, radieux.
C'est le cas de le dire !
VICTOR
Heureusement, tu as épousé une femme exemplaire,
la femme forte de TEvangile... telle que, toute ma vie,
je m'en suis souhaité une... et les rênes dans sa main,
tous les embêtements que tu peux avoir doivent être
il6 L'ENCHANTEME.NT
tellement mitigés... Ah! lu as eu de la chance! il n'y a
pas à dire!
GEORGES
Il n'y a pas à dire.
VICTOR
Don Juan!
GEORGES, lui allongeact une tape.
Eh, eh! petit farceur!
VICTOR
Ne fais pas de manières. Tu es ici comme un coq en
pâte. Non? Tu n'es pas heureux?
GEORGES
Heureux! si je ne suis pas heureux? Il faudrait vrai-
ment que je sois difficile! On ne peut pas être plus-
heureux que moi. Songe donc, tu m as défini d'un mol
à l'instant, je suis l'homme aimé, — sublime secret du
bonheur I Cet état de grâce, je le porte à même mon
visage. Toule personne qui m'approche, sachant noire
aventure — et qui ne la saurait pas, grand Dieu!
toutes, sans exception, m'entends tu? m'abordent avec
le même sourire, ce bon sourire de componction atten-
drie : « Homme aimé, va! » C'est le bénéfice de la-
situation. Il y a des gens qui pourraient se trouver
ennuyés; moi pas! Je suis à l'aise, je me promène dans-
un murmure très flatteur... Ainsi, tiens, fais-toi une^
faible idée de cela... Ce secret qu'on devait si bien
enfouir, il n'est pas de bedeau du village voisin qui
l'ignore! Il a d'abord fallu le dire à l'institutrice, à
Frattlein, à cause de la surveillance à exercer sur Jean-
nine. A l'heure actuelle, il n'est pas un domestique,,
pas un jardinier dans la maison qui ne soit au cou-^
rant. Ils sont là, en rond, autour de nous, intéressés,...
Ils me placent les plats, à table, avec une encourageante-
bienveillance. Ils ne perdent pas un coup d'œil de 1-
ACTE TROISIEME HT
pelite, ils guettent ses moindres mouvements... £t tou-
jours ce regard qui a Tair de dire du manant au grand
seigneur : Je sais le secret... Don Juant
VICTOR
En effet, ce ne doit pas être, par moments, tout ce
qu'il y a de plus...
(On frappe.)
GEORGES .
Qu'est-ce que c'est?
LA VOIX DE FRAt'LEIN, fort accent.
Monsieur, je venais voir si mademoiselle était là?...
GEORGES
Mais, entrez, entrez donc, quand vous avez frappé.
SCÈNE III
Les MÊMES, FRAULEIN
(FraOlein entre, yeux baissés, mains basses.)
GEORGES
Là... Eh bien, elle n'est pas là, mademoiselle. Voilà...
Maintenant, vous pouvez vous retirer.
(Fraûlein sort comme elle est entrée.)
SCÈNE IV
GEORGES, VICTOR DE CHELLES
GEORGES
Tu vois cette institutrice allemande? Eh bien, elle
n'osait pas entrer. Et tu ne sais pas pourquoi? Parce
qu'elle a peur de moi. C'est ainsi... j'en suis sûr. Elle
n'ose pas lever les yeux sur moi, de la journée, sur cet
homme terrible! elle m'évite... elle a peur de tomber
118 L'ENCHANTEMENT
morte d'amour, subitement, là, raide, à mes pieds...
Gomme je te le dis!
VICTOR, riant.
C'est drôle.
GEORGES
Oui, c'est drôle. Et tu n'enlrevois qu'une des mille
facéties de cette situation ou sublime ou grotesque!...
Je ne suis pas encore fixé ! Ceci n'est qu'un détail... Si
je te disais le reste!... Certes, un autre pourrait s'en
trouver un peu excédé, en éprouver un peu de malaise.
Je ne te cacherai pas même que les premiers temps ont
été légèrement durs, mais, n'est-ce pas, comme on fait
son bonheur on se couche? Il s'agit de savoir le faire,
voilà tout. Eh bien, oui, mon cher, je suis l'homme le
plus heureux du monde I J'ai fini par trouver une cer-
taine saveur dans mon état; je ne suis pas éloigné d'un
sadisme philosophique effrayant... C'est une affaire d'en-
traînement!... Je me fais l'effet de ces rois de féerie à
qui les bonnes fées réservent toutes sortes de blagues.
La meilleure est toujours la dernière. Ils parcourent le
monde, la valise à la main, dans leur sort incertain, sou-
riant à la gifle qui les attend, au coup de pied qui les
guette. Par habitude, ce n'est plus pour eux que matière
à bons mots, et ils en trouvent d'excellents, qui les satis-
font pleinement. Discuter avec les puissances suprêmes,
regimber, plaider, à quoi bon? Ils en savent la par-
faite et merveilleuse inutilité, puisqu'elles sont femmes!
Non, le sourire aux lèvres et la joue roide, ces rois
voyageurs savent être commis-voyageurs avec grâce.
Ainsi, je vais, alerte, au milieu des avaries, coriace, et
je ne m'en tire pas trop mal. Je ne discute jamais,
jamais, jamais!. J'attends toujours la prochaine blague
des puissances suprêmes, sans surprise. El, tiens, je ne
serais pas autrement étonné si, en ce moment, ma tête
se couvrait d'un bonnet de coton, et si mes meubles se
mettaient à danser la gigue en me faisant les cornes!
ACTE TROISIEME 119
VICTOR
Tudieu! mon cher, quelle verve!
GEORGES, réprimant vile un geste.
Oh! puis je di's ça! c'est histoire de rire un peu,
parce que j'en al besoin, et parce que ça me fait plaisir
de te voir, mais au fond de cette histoire... il y a de
vraies larmes et de vrais chagrins. Je n*en perds aucun.
VICTOR
Ah! ça voyons... Est-ce que la femme?...
GEORGES, Finterrompt brasquement en lui frappant sur Tépaule.
Ah! non, non! Tout ce que tu voudras... mais pas
d'explications .. pas ça! Je bavarde, pour me débonder.
Tout ce que je réclame de toi, c'est de me montrer ta
bonne grosse figure de camarade... je te Tai dit, je ne
suis pas difficile!... rien que de t'avoir vu, j'en ai pour
plusieurs jours à être remonté. Mais voilà tout!... Les
explications, c'est pour les femmes... Au travail! Ainsi,
pour le moment, mon travail c'est douze plaques à
développer. Je vais te demander la permission d'entrer
dans le cabinet noir. Tu peux rester là, d'ailleurs.
VICTOR
- Mais non, je te remercie... Je vais chercher Odette à
la maison, si on lit.
(•EORGES, prenant l'appareil et le balançant lentement dans Tair.
Et puis, mon vieux, il y a Montaigne dans un coin...
Un petit chapitre, de temps en temps, qui ne vous fait
pas de mal, une bonne pipe, et Ton se dit, qu'après
tout, il faut savoir s'arranger, et que lâcher de faire le
moins de mal possible, c'est encore la vraie définition
de ce mot un peu emphatique (Un temps) mais beau tout
120 L'ENCHANTEMENT
de même ^un temps) la bonlé... Parlons d'autre chose,
veux-tu ?
vie I OR
Je n'ai pas besoin de l'assurer que je me mets à ton
entière disposition, ne serait-ce que pour te tenir com-
pagnie, chasser, canoter, pécher, le peu de temps que
je passerai ici...
GEORGES, allant à la porte du cabinet noir.
Merci, je connais ton amitié. Tu permets?...
VICTOR
Fais. Je vais chercher Odette.
GEORGES
Attends donc, j'en ai pour une minute; je vais mettre
les clichés dans le bain. Je ne t'ai rien demandé de toi.
Alors, ça va? tu es ici pour quelques jours?...
VICTOR
Je repars après-demain.
GEORGES
Si tôt? Et les affaires?
VICTOR
Bah! couçi-couça...
GEORGES
Une seconde... je ferme la porte. Tu as les jour-
naux là.
VICTOR
Merci.
(Resté seul, il s'assied et prend un journal.)
LA VOIX DE GEORGES, à travers la porte du cabinet
Alors, lu pars après demain?
VICTOR
Je te l'ai déjà dit.
ACTE TROISIEME 121
LA VOIX DE GEORGES
C'est dégoûtant.
VICTOR
Quoi?
LA VOIX DE GEORGES
Que tu partes après demain... (un temps). Oh! sapristi,
mon vieux, j'ai Pair d'avoir une tête, sur cette photo !...
SCÈNE V
Les Mêmes, ISABELLE, Un Jardinier
ISABELLE, entr'ouvre la porte de gauche.
II n'est pas là ?
VICTOR, désigne le cabinet noir.
Non... là...
ISABELLE, lui faisant signe de parler bas.
Chut ! (Elle revient à la porte.) Entrez !
(On voit entrer un jardinier avec des monceaux de roses sur les
bras. Elle-même porte les plus belles et elle est habillée d'une
robe extraordinaireraent bleue.)
VICTOR
J'espère î...
ISABELLE
Une surprise. Bonjour. Là ! on va en profiter pour en
mettre partout.
(Elle prend les bottes des bras du jardinier et les fourre dans des
pots.)
LA VOIX DE GEORGES
Bile vient, ma tête, elle vient! C'est tout à fait un
phoque. '
VICTOR
£h bien, de quoi te plains-tu?
11
122 L'ENCHANTEMENT
ISABELLE, sautillant de coin en coin, et k voix basse.
Il y a longtemps qu'il est là-dedans?
VICTOR
Dépéchez-vous, il va sortir.
ISABELLE, au jardinier.
Ici, ici... dans ce vase 1... Dieu, qu'il fait de bruit
avec ses sabots! Vous avez bien dormi? Vous êtes
reposé? Ah! tant mieux! (indifférente.) Vous avez très
bonne mine. Odette va venir pour la lecture?
VICTOR
Je crois bien... je vais la chercher.
(Il prend son chapeau.)
LA VOIX DE GEORGES
Après tout, je suis peut-être comme ça !
ISABELLE, riant, à Victor.
Dites-lui, oui.
VICTOR, d'une voix de stentor..
Oui.
(Isabelle se recule pour admirer. Les manuscrits eux-mêmes sont
enterrés sous les fleurs.)
ISABELLE, satisfaite, à Victor.
Attendez, nous allons sortir ensemble. Je vais me ca-
cher derrière la porte, pour juger de refTet.
(Ils sortent sur la pointe dos pieds. La scène reste vMo.)
LA VOIX DE GEORGES
C'est curieux comme c'est trompeur, la photographie,
hein?... Il y a une optique particulière, lu comprends?...
(Unicmps.) Hein?.. (Un temps ) Est-co qiic tu cs parti?...
ACTE TROISIEME 423
SCÈNE VI
GEORGES, sôiii.
(Il sort du cabinet noir. Apercevant les roses.)
GEORGES
La fée I... Qu'est-ce que je disais? La fée I... Me voici
couvert de roses!... Elles sont exquises, d'ailleurs...
(11 en prend une sur la table. Saluant k droite et à gauche.) Merci,
madame, merci beaucoup !... (Après quoi, il va aux rideaux de
la fenêtre et cherche. Ne voyant personne, il regarde derrière un fau-
teuil, puis va à la porte, qui lui résiate.) Ah ! bOU ! (Puis il réfléchit.)
Oui... mais... laquelle?... (Criant.) Comme c'est gentil
d'avoir eu cette attention!... Quoi?... c'est vraiment
trop gentiL.. (Il écoute pour reconnaître un son de voix.) Je SUiS
confus...
(Isabelle fait irruption.)
SCÈNE VII
GEORGES, ISABELLE
GEORGES, immédiatement.
Il n'y a que toi pour avoir des idées pareilles !
(Il l'enlace.)
ISABELLE, désignant les roses.
Elles sont jolies, hein?
GEORGES
Et cette toilette?...
ISABELLE
Oui, c'est un parti que j'ai pris. Je me négligeais. Je
le faisais un peu exprès, tu comprends! autrement ce
n'est pas dans ma nature. Mais, il ne faut pas... Je
suis belle, hein? Je te plais?
(Elle se met sur ses genoux.)
i24 L'ENCHANTEMENT
GEORGES
Dis donc, j'ai mille fois plus envie de condamner ma
porte au milieu de toutes ces roses (iiia renifle.) et de ton
tros savant parfum, que de lire 127 pages I Si on les
laissait à la porte, les autres?
ISABELLE, lui mettajat vivement les bras au cou.
Comme tu es gentil! Mais ce serait exagéré,.. (Elle lui
arrange la raie de ses cheveux.) Ça m'a amuSée de t'cnVOyer
ces roses parce que la rose c'est la fleur la plus fémi-
nine, et, je ne sais pas, c'est plus amoureux de donner
des roses, à un homme... c'est plus... comment, dire?
(Elle lui souffle à loreiiie.) inconvenant... Tu comprends?
GEORGES
En rougissant.
(Il la caresse à son tour de la main.)
ISABELLE, se détachant.
Oh ! mais tais-toi ! Je ne sais pas ce que tu as... je ne
t'ai jamais vu coijime ça !
GEORGES, étonné.
Moi?
ISABELLE
Oui, c'est extraordinaire, depuis quelque temps... tu
es tout chose...
GEORGES, très étonné, mais satisfait.
Ah, bahl tiens!... je n'ai pas remarqué...
ISABELLE, souriant.
Oh ! moi si, chéri I (ElIe se rassied sur l'autre genou de Georges.
Elle lui mordille l'oreille, puis tout d'un coup.) EcOUte. Donue-moi
un rendez-vous, très loin... (Les yeux perdus au loin.) où
j'irai te retrouver comme un amant, un rendez-vous
très caché ! Que ce soit plus mystérieux, plus doux
qu'ici. Tu veux pas?
(Elle l'enlace, voluptueuse.)
ACTE THOISIÈMK I2i>
GEORGES, minaudant.
Je ne sais si je dois...
ISABELLE, vivement.
Mais pas maintenant, tout à Fheure... quand il y
aura du monde. Alors tu me diras tout bas, tout à
coup : à ce soir, telle heure, près de tel endroit...
(Georges demeure un instant interloqué, puis la menaçant du doigt
en riant.)
GEORGES
Ah, ah ! tu prends goût à ce petit jeu, tu vois?
ISABELI^
Oh ! je t'aime I
(Elle se blottit en lui comme un chat.)
GEORGES, la balance un instant de droite à gauche, avec calme
et méthode ; tout à coup, il lui vient une idée.
Elles sont admirables ces roses, mais nous allons
être asphyxiés pendant la lecture. L'odeur des cre-
tonnes neuves et des roses, cela élouflfe 1...
ISABELLE
Tu crois? Ouvre la fenêtre. Non, non, ne l'ouvre pas,
tu prendrais mal !
GEORGES
Il n*y a pas de danger.
ISABELLE
Si, tu prendrais mal. Tu es très délicat de poitrine.
GEORGES
Moi, délicat? Je me porte comme un bœuf.
ISABELLE
Tu te rimagines, mais, au fond, lu es très délicat, du
côté de la poitrine, j'ai déjà remarqué. Tu t'enrhumes
pour un rien.
H.
j
426 L^ENCHANTEMENT
GEORGES
Tiens, tu es adorablement comique !...
(Il va fermer la fenêtre.)
ISABELLE, a eu un (roDcoment de sourcils triste; quand il redescend,
elle dît doucement.
Il faut me pardonner, lu comprends. J'ai, profond en
moi, ce sentiment maternel et vieilli que la chose que
j'aime devient, par ce fait, extrêmement fragile, se
met un peu à dépérir... et j'ai comme un besoin de la
couvrir d'un châle de tendresse... et une si grande peur
qu'elle ne m'échappe !
(Un soupir.)
GEORGES
N'aie pas peur. Je me retiendrai.
(Il montre son biceps.)
ISABELLE, changeant de ton. Gaie.
D abord cet air de la campagne ne nous vaut rien.
Plus tard, lorsque nous serons libres, et que Jeannine
sera complètement guérie, nous irons faire notre voyage
de noces. Tu veux? Nous irons à Venise. Oh! que ce
doit être beau, Venise! .. Pourquoi ris-tu?
GEORGES
Rien, mais je n'ai pas de chance ! Toutes les femmes
que j'ai connues ont voulu toujours m'emmener à Ve-
nise! C'est navrant. Je suis très bien ici, moi! (Se levant.)
Qu'est-ce qu'ont donc ces chiens à aboyer? Neyt!
Homère! Callipyge !... Ah! c'est le facteur, et madame
Heiman. Le facteur et madame Heiman, c'est trop
pour eux.
ISABELLE
Déjà! quel ennui!
MADAME DEIMAN, du dehors, à Georges sur le balcon.
Bon ion P.
ACTE TROISIÈME 427
GEORGES, à la fenêtre.
Vous n'avez pas renconlré Victor?
MADAME HEIMAN, du dehors.
Non. Il était là? C'est Mte î 11 a dû passer par le petit
pont. Je fais dételer... vous permettez?...
GEORGES
Oui, oui. Fourrez le zèbre à Técurie...
(U revient à Isabelle.)
ISABELLE
C'est ça, mets-moi les mains au front. J'entends
ballre ton pouls à ma tempe, et c'est un bruit si calme,
si rassurant. (Elle se laisse aller sur sa poitrine.) Qu'CSt-CC que"
c'est? Tu as saigné?
(Elle tire le mouchoir qui dépasse de la poche du veston.)
GEORGES
Oh! rien... ce n'est rien... Le verre, lu sais, le verre
de couleur...
ISABELLE
Pauvre chéri ! tu t'es fait mal et tu ne me disais rien.
Où ça? vite, fais voir.
GEORGES, cherche désespérément une blessure sur ses mains.
Non... ce n'est pas moi qui me suis blessé... c'est
Jeannine.
ISABELLE
Ah! c'est Jeannine!... Elle est venue ici?
GEORGES
Oui, en m'apportant des photographies à développer,
elle a fait un mouvement brusque, et alors...
ISABELLE
Et alors, tu lui as pansé sa blessure.
128 L'ENCHANTEMENT
GEORGES
Instinctivement j*ai pris mon mouchoir... ohl une
petite coupure de rien... ne t'inquiète nullement.
ISABELLE, blême.
Je m'en rapporte à toi.
GEORGES
Sans quoi, il ne s'est rien passé de particulier aujour-
d'hui... Justement, il se trouve qu'elle ne m'a même rien
dit en dehors de... de la photographie... Je ne vois
absolument rien à te signaler, aujourd'hui. C'est en
posant l'appareil ainsi... Qu'est-ce que tu as?... Tu me
crois, au moins?
ISABELLE, voix faible.
Ce serait la première fois que je ne te croirais pas.
SCÈNE VIII
Les Mêmes, Un Domestique
UN DOMESTIQUE, entrant.
Le courrier, monsieur. Le facteur a une traite et une
lettre recommandée pour monsieur. 11 y a à signer.
GEORGES
Je descends.
LE DOMESTIQUE
Voilà le courrier de madame, et un paquet.
(Il le donne à Isabelle.)
GEORGES, heureux de cette diversion, va s'en aller. Avant de sortir^
d'un air naturel il se oroit obligé de dire.
Rien d'important?
ISABELLE
Rien.
ACTE TROISIÈME i29
LA VOIX DE MADAME HEIMAN
Peut^on monter?
GEORGES
Je crois bien... Isabelle est là, montez donc.
(Il va au-devant d'elle dans l'escalier. Isabelle ouvre la lettre qu'on
lui a remise, son visage a une expression de grande anxiété.)
(Madame Heiman entre.)
SCÈiNE IX
ISABELLE, MADAME HEIMAN
ISABELLE
Ah! VOUS en avez, vous, des idées! J'ai suivi vos con-
seils, j'ai étrenné une robe neuv^..
MADAME QEIMAN
Elle est charmante, bravo I... et dans la note!
ISABELLE
Je me suis humiliée un peu plus, voilà tout le ré-
sultat!... Pouvais-je deviner qu'au moment où je me
traînais comme une fille, oui, comme une fille, à ses
pieds, je venais de déranger une scène d'amour?... et
quelle scène!... tenez, en voici les débris... Et, là, le
mouchoir avec lequel il lui étanchait tendrement, ah !
si tendrement, la main... c'est touchant!... Je la vois,
la scène, je la vois ! Que le hasard est donc bête !
Voilà, voilà, au moment où je m'écroulais de tendresse^
ce que j'ai trouvé sur son cœur!... (EUe jette le mouchoir à
terre. Après quoi, elle regarde madame Heiman avec angoisse.) Ah ! je
né pourrai pas le supporter! je le sens bien, c'est inu-
tile, je ne pourrai pas!
MADAME HEIMAN
Si j'ai compris un mot à tout ce que vous venez de
130 L'ENCHANTEMENT
me débiter, je veux bien être pendue! Bon dieu,
qu'est-ce que tout ça veut dire?... Je regarde avec stu-
peur \e^ pièces à conviction! On dirait d'un assassi-
nat... Du verre pilé... le bâillon du crime!... Cela vient
donc de se passer à la minute? Georges avait pourtant
Tair le plus naturel du monde.
ISABELLIfi
Est-ce que je lui laisse voir quoi que ce soit?
MADAME nEIMAN
C'est donc cela que vous pleuriez toute seule comme
un pauvre petit bout de Madeleine... dans cette purée
de fleurs î...
ISABELLE
D'autres choses aussi. On dirait qu'il y a des minutes
dans la vie qui contiennent toutes nos douleurs en-
semble, comme pour nous faire tout pleurer en une
seule fois, par économie. Cela, tenez, que je lisais
quand vous entriez, c'est une lettre. Elle est datée
de Collao. Vous connaissez? Non? Ce doit être loin
Collao?
MADAME UEIMAN
Pierre?
ISABELLE
Écoulez : (Eiie lit.) « Je vous écris, mon amie, dun grand
jardin sur le bord de la Madeira, Les camélias luxueux,
les mille étoiles des azalées dans les lourds massifs, me
cachent la mer qui m'attend, La verdure de ce pays est
sombre, luisante, et sans hrvit. De temps en temps seule-
ment, un camélia pourri tombe comme un fruit lourd à
travers les branches. C'est tout. Seulement, voici :ilya
au milieu, caché dans les massifs, un peuplier de mon
pays, un grand peuplier qui monte vers le ciel. Je le dis-
tingue mal d'où je suis, mais je Ventends frissonner dans
les cimes. Il est extrêmement sensible et très seul. Il n'est
ACTE TROISIEME 431
pas d'ici. Il n'y a nul souffle dans l'air tiède et pourtant
il frissonne à je ne sais quel vent invisible pour nous^ et
il murmure là-hauf^ tout seu', sa longue peine natale. Il
ne me voit pas y et pourtant dans cette grande immobilité
de silence^ le peuplier de mon pays et moi, nous nous
comprenons. Et voici que de cette peine inconnue et légère,
qui l'agite naît une forme féminine. Je pense à vous.
Êtes-vous heureuse^ mon amiel Mni^ \je repars demain^
pour un peu plus loin., dans ces contrées graves et amères.
Ce sont de belles patries^ que vous ne connaîtrez jamais^
Isabelle. Il y a des coutumes bizarres et naïves qui vous
étonneraient^ entre autres, celU-ci [qui explique le petit
paquet joint à cet envoi) : Les femmes d'ici veulent que
quand le grand mal d'amour vous a pris, on trouve, en
respirant certains parfums locaux, l'oubli de son mal. Ce
parfum est considéré, ici, comme un remède infaillible. Au
fond, je crois bien que c'est simpl'ment de l'eau de roses.
Il est peut-être ironique de vous envoyer ce flacon, mais
c'est une garantie que vous aurez dans voire tiroir... Ne ,
vous étonnez pas si le flacon est débou-hé; c'est que jn lai
respiré... Adieu, ma grande amie. H est tard. L'air doit
être enrôlée plus doux que de coutume, car tout s'est calmé
et je rC en tends plus le peuplier de mon pays. » Pauvre
ami, comme il a dû souffrir!
MADAME DELMAN
Romance de guitare I...
ISABELLE
Oh ! je f^fai comme lui, je partirai ! Il ne sera pas dit,
au moins, quie je ne n'aurai pas su disparaître! Je m'en
irai loin, si loin, qu'ils n'entendront plus parler de
moi!
MADAME HEIMAN
Mais non, mais non !... Ne vous laissez pas gagner par
le sentimentalisme italien de ce phraseur de Pierre...
«32 L'ENCHANTEMENT
Vous ferez ce que vous eussiez dû faire dès le premier
jour... Vous surmonterez la terreur nerveuse qui vous
lie à cette enfant et vous me la confierez quelques
mois. Je vous ai dit que je mVn chargeais... (Isabelle hausse
les épaules de l'air de dire : Cest tout ce qu'ils trouoent, eux!! puis elle
ouvre le paquet. - A part.) Oh! mais! Oh I maisl...
GEORGES, du dehors.
Un verre d'eau dans mon cabinet... oui, avec un
citron.
MADAME HEIMAN
Voilà Georges... Allons, cachez-lui ces vilains yeux
rouges, au moins.
GEORGES, du dehors.
Et ne laissez monter personne.
MADAME IIEIMAN
Pristi, c'est vrai, cetle lecture! Je n'y pensais plus...
La Logomachie depuis Charles le Téméraire... Et Victor
qui ne revient pas!
SCÈNE X
Les Mêmes, GEORGES, puis JEANMNE
MADAME DEIMAN
Je suis désolée, Georges! Je vous demande bien
pardon pour monsieur; de Ghelles de ce retard. Il n'en
fait jamais d'autres! Il y a un malentendu. Je lui avais
bien dit, en effet, de passer me prendre à la maison,
mais pas si tard...
GEORGES
Oh! nous avons encore le temps! (Tirant sa montre.) Hé!
hé! cinq heures moins le quart. Si nous voulons lire,
(Ennayé.) A moius quc uous rcmettious à demain ?
ACFE TROISIEME 133
MADAME UEIMAN
El le pis c'est qu'il est capable de m'allendre. Je n'ai
averti personne que je sorlais. Il est assez slupide pour
mnlicndre...
ISABELLE, à Joannino qui entre.
Tu assistes à la leclure, n'esl-ce pas?
JEANNINE
Oui.
GEORGES, à madame Heiman.
Nous allons faire sonner la cloche du jardin. Eh bien,
que faites-vous? vou« filez aussi?
MADAME HEIMAN
La voilure ne doit pas encore être dételée. C'est
encore ce qu'il y a de plus simple. (A part.) Veine! ça
prend î
GEORGES
Vous vous croiserez en roule!
MADAME HEIMAN
J'en ai pour cinq minutes, aller et retour. Préparez
vos papiers; je vous le ramène, (a la porte, elle revient., Kt
puis, commencez sans nous. Si ça part de Charles le
Téméraire, nous pouvons bien arriver un peu en retard.
^Elle dit cela d'un petit air malin et avcrlisseii-.)
GEORGES
Comment, comment, Charles le Téméraire? Vous
brouillez le titre et le sous-titre, ma chère amie. Cht^rles,
on le petit t^mérnire. Ce n'est pas du tout la même
chose! (Madame Heiman s'est déjà enfuie.) Est-clle bête!... Ex
ceilenl début!...
(Il remonte en sifflant.)
12
134 L'ENCHANTEMENT
SCÈNE XI
ISABELLE, JEANNLNE, GEORGES
ISABELLE, prenant, naturellemenf, la main de Jeannine
qui passe près d'elle.
Tiens, lu fes coupée?
JEANNINE
Ohî rien!... C'est en jouant dans le jardin.
GEORGES, continuant de maugréer.
Ils sont d'une inexactitude intolérable, ces deux-là î
Et dire qu'il en est ainsi dans tous les ménages irré-
guliers!... Ça fait frémir!... Eh bien, attendons, nous
autres, mes enfants! Tournons-nous les pouces. (Le» deux
scurs sont assises, prostrées. — Georges les regarde avec méliance.)
Étonnant combien ma lecture a Tair de soulever d'en-
thousiasme!... C'est dommage!... Il y avait quelque
chose, là!...
(Il se frappe le iront et rallume sa pipe.)
ISABELLE, à elle-même.
En jouant dans le jardin!... Ils ne m'auront pas môme
fait la grâce d'un doute!...
(Silence.)
GEORGES, de la table où il soupèse son manuscrit.
Alors, rien dans le courrier?
ISABELLE
Rien. (Georges se met à numéroter ses pages avec un crayon. Isabelle
immobile, assise sur un canapé. Jeannine se lève distraitement et va dans
le fond de la pièce, loin, derrière le canapé, prendre une guitare qui se
trouvait là. Elle l'accorde.) Comme ils Ont l'air naturel. C'est
cnVavanl!
ACTE TROISIÈME . U5
GEORGES, numérotant.
Cinquante, cinquante-deux... Bon! où est le cinquaiàte
et un?...
(Les cordes pincées de la guitare sonnent une à uue dans le vide..*
Chacun est à sa pensée.)
ISABELLE, à elle-même.
Comme ils doivent se comprendre dans le silence!...
<Haui.) C'est décidément une femme charmante que cette
Odette.
GEORGES, continuant de numéroter.
Charmante I On est sûr de la trouver là, au moment
où on en a besoin. Ah! c'est la vraie amie! Tamie des
mauvaises heures... Cent vingt-deux, cent vingt-trois...
ISABELLE, à part.
Elle se met derrière moi, pour que je ne puisse pas la
voir. Il y a la glace, ma petite ! (Elle saisit nerveusement un
miroir à portée de sa main.) Elle tOUSSC. Est-Ce bête !
GEORGES
Victor vaut mieux. (Comme personne ne répond, Georges lève la
tête et contemple la scène. A part, entre les dents.) Bigre! Le sileUCC
est tendu. Il y aura de l'ora-a-ge! (Haut.) Je me demande
si je dois laisser subsister cette phrase qui ne me paraît
pas bien académique pour moi, mais si humaine, pour-
tant, si humaine !... (Dune voix grave et profonde.) Qui me dira
pourquoi^ au ihénlre dans les silences solennels^ les acteurs
boutonnent le dernier bouton de leur redingote?
(Et après avoir mesuré d'un nouveau coup d'œil la scène et les deux
femmes immobiles, d'un geste large, il boutonne son veston, avec
une joie féroce et solitaire.)
ISABELLE, tout à coup.
C'est charmant!
GEORGES
N'est-ce pas? (a part). Il y aura de l'ora-age!...
(Il referme an tiroir. La guitare égrène toujours ses notes fausses.)
136 i;e\ghantement
ISABELLE, k part.
Elle lui tend les lèvres! Oh! la petite rusée! la rusée!
Elle lui envoie un baiser! Cela a Tair d'une petile gri-
mace de rien du tout... (Un sourire effleure les lèvres de Georges^
qui relit une page.; Ah! il a souH ! Je suis ^blême ! ... C'esl
alVreux... Elle se rapproche. Ah! mais ils se moquent
de moi! Je vais le leur crier!... C'est trop, à la (in!... Je
suis là,pOUrtanl, je compte, j'existe... (Soudain, Haut, éclatant.)
(ieorgcs, embrasse-moi. (Georges, stupéfait, lève la lêie.) J'ai
dit : Embrasse-moi!
(I^a petile n'a pas bougé. Elle regarde sa sœur avec une haine indi-
cible. Puis, jette la guitare et s'enfuit, muette, claquant la porte.)
SCÈNE XII
ISABELLE, GEORGES
GEORGES
Qu'est-ce qui te prend? Mais réponds, qu'est-ce qui
t'a pris?
ISABELLE
Jo ne sais pas... Je te demande pardon.
GEORGES
De ce train, tu finiras par êlre la cau«e même du
malheur que tu redoutes!... Il faudrait bien savoir véri-
tablement, ma chère amie, puisque vous imposez à cette
enfant de vivre entre nous, ce que vous voulez au juste.
Avant vos remèdes, il n'y avait rien à craindre, mais
maintenant, il y a tout à craindre! Si c'e<?t ainsi que
vous comptez la traiter!... Mais, au nom du ciel, quel
accès l'a pris? réponds?...
ISABELLE
Je ne sais pas... un coup de folie, tu as raison, un be-
soin irrésistible que j ai eu, tout à coup, de t'embrasser,
ACTE TUOlSlEvIi 137
un besoin de tes lèvres, juste à ce moment... Je ne
^n'explique pas. C'a été plus fort que moi...
GEORGES
Depuis deux mois, j'^i accepté la situation, complète,
intégrale... à tant faire, je me sais payé le bloc, y
comp is les bons sarcasmes dont tu m'abreuves!... Ils
faisaient partie de mes prévisions et la joie de ma ma-
thématique!... J attendais le tolal qui te convaincrait,
sans pins intervenir jamais... Mais, pour te rendre cou-
pable d'actes pareils, il faut que tu aies dépassé mes
prévisions et que lu me caches de bien étranges soup-
çons!... Allons, voilà qui va finir!... Que vous le vou-
liez ou non, nous nous expliquerons ce soir, ma chère
amie! Pas un mot de plus. Cet étal cardiaque va cesser!
ISABELLE
Tu as raison de te fâcher. J'ai eu torL Mais je vais
réparer, tu verras. Va me la chercher...
GEORGES
Ma parole, c'est moi maintenant qui prend le parti de
cette enfant!... C'est moi qui suis obligé de la défendre
contre toi, et c'est moi qui commence à avoir réellement
peur, maintenant!... Car je ne sais si tu \ois ce que
que tu fais... Pour la première fois j'ai le sentiment
d'un danger véritable. . Où est-elle, maintenant? Où
est-elle?
ISABELLE
Là!... là! Ne le fâche pas si fort, mon dieu!... puisque
je te dis que je vais tout réparer... Au lieu de crier, tu
ferais bien mieux d'aller me la chercher.
GEORGES
Ah ! nous allons encore couler quelques heures char-
mantes î..i (Il sort eQ criant.) Jcannlne! (Mais Jeannine ne (levait
pas être loin, peut-être même derrière la porte, car Isabelle a, à peine, le
12.
1^38 L'ENCHANTEMENT
tonops de se précipiter au balcoD que Georges rentre, poussant la petite
devant lui. — Bas à Jeannine.) J'en ai assez de Cette existeoce.
11 faut qu'elle cesse.
ISABELLE, se retourne.
Ahî te voilai
(Elle fait un signe suppliant à Georges, pour qu'il les laisse seules.
Jeannine attend, droite. Georges sort.)
SCÈNE XIII
ISABELLE, JEANNINE
ISABELLE
Pardon, Jeannine, je te demande pardon de ce que
je viens de faire là.
JEANNINE, imperceptiblement.
De rien, j'en ai vu d'autres.
ISABELLE
Si, j'ai besoin que lu me pardonnes, il y a longtemps
que je voulais te le dire.
JEANNINE
Ça n'a pas d'importance... et tu as tous les droits !
ISABELLE
Regarde-moi, puisque tu m'as comprise, Jeannine...
J'en fais humblement l'aveu devant tes yeux de quinze
ans, en baissant les miens : je souffre, Jeannine, je
souffre du même mal que toi... Il faut être bonne. Par-
donne-moi, mon petit.
JEANNINE, gênée.
Voyons, c'est une plaisanterie!...
ACTE TROISIEME 139
ISABELLE
Non, je t'assure. Quoi qu il se soit passé, entre vous
deux, en aucun cas je n'avais le droit de le faire du
joaal, et sois sûre que si je n'ai pas toujours été à la hau-
teur de ma tâche — que je saurai conduire jusqu'au
bout, dorénavant, — ma bouche a parlé toujours contre
mon cœur et de cela, je te demande, Jeannine, très
humblement pardon.
JEANNINE, simple.
C'est oublié !
(Elle passe.)
ISABELLE, avec un mouvement doux et peureux des doigts, comme pour
la retenir au passage.
Je suis un peu excusable parce que vous uj'avez
entouré de beaucoup de mensonges... sans quoi, je
crois que j'aurai su être bonne, toujours, sans me
plaindre..^ Nous sommes un peu gauches toules deux...
nous étions si peu préparées à ce qui devait nous arri-
ver !... Tu as aimé bien jeune, mon petit... et moi très
tard!... et voici que bientôt mes cheveux blanchis vont
se couvrir de honte. Enfin I... nous ne sommes pas res-
ponsables, hein? Ce n'est pas de notre faute... Qui nous
eût dit cela? On était si heureuses à la maison ! tu te
souviens?... On se sera tout de même beaucoup aimé...
Ah! si tu avais parlé à temps!... Enfin! nous sommes
deux pauvres malheureuses, voilà ce que nous sommes,
n'est-ce pas Jeannine? Il n'y a pas à s'en vouloir. Je
tâcherai d'être meilleure, je te promets... Puisque tu
souffres, tu dois savoir qu'on n'est pas toujours maître
de soi... et que ça fait mal! C'est le doute, tu com-
prends, dont vous m'avez entourée?... Si vous m'aviez
dit tout simplement ce qui en était, je me serais arran-
gée... Désormais, tu verras!... Je m'exagère peut-être,
après tout, vous n'en êtes peut-être pas encore aussi
loin que je me l'imagine... Je ne sais pas, moi!... (Eiie lui
iïn L'ENCHANTEMENT
tient les mains et essaye de rencontrer ses regards.) Js ne t6 de*-
mande qu'une parole de vérité pour que tout s'éclaire...
Je tassure, quoi que vous ayiez fait, quand bien même
vous vous adoreriez... tu seras étonnée! Oh! je vois ta
figurç qui.se contracte! Laisse-toi pleurer, va, ne t'em-
pêche pas... Prends mes larmes el donne-moiles tiennes.
JEANNINE, se raidissant et détoarnant les yeux.
Va- t'en!
ISABELLE, rapprochant son visage du visage de Jeannine, les yeux
tendus.
Une parole seulement!... C'est ton silence, tu com-
prends?... J'y ai vu des remords, de la haine... et quelle
haine ! (Les cils de Jeannine battent, battent. Elles sont souffle à souffle.
J'y ai vu que vous vous adoriez au point... de vouloir
que... je disparaisse... C'était fou, n'est-ce pas?... Une
parole, seulement!... J'y ai cru voir, comme en tes yeux,
des abîmes hideux... j'ai cru voir... (Uncri.) Monstre!
JEANNLNE
Ah ! tu m'as fait mal !
ISABELLE
Odieux petit monstre qui essaie de m'enfoncer ce
dernier clou dans la gorge et qui veut me faire croire
que ton silence est un aveu, et que tu me l'a pris, el
qu'il est à toi!... Va-t'en! va-t'en! Je ne veux plus te
voir! Tu me fais horreur!
JEANNINE
Et quand cela serait, à la fin !
ISABELLE
Tu mens! tu mens! tu es abominable!...
ACTE TROîSiZàlE 141
JEANNÎNE
C'est trop fort! Ah! je suis un monstre! C'est trop,
cette fois, c'est trop!... Ah! je suis un monstre, moi
à qui tu fais subir la plu- épouvantable des existences!...
que tu forces, du matin au soir, à subir, la rago dans
1 ÙMie, toute la joie, tous tes baisers, avec des airs de
tr.omphe, lorsque j en meurs et qu'il me laul fuir tes
lèvres, qui me cherchent, après!... Ah! tu ne m'en auras
pas épargné un de te? baisers, à moi, la pelite pauvre!...
Ah! je suis un monstre! Eh bien, alors, dis pourquoi tu
me forces à vivre, pourquoi tu m'as arrachée à la mort?
Qj.i te le demandait? Qu'est-ce que je t'avais fait pour
cela!...
ISABELLE
Tais-toi! Tu es horrible! Tu ne dois pas savoir ce que
lu dis, pour me briser ainsi!...
JEANNINE
Quel soulagement m'as-lu apporté? réponds? Cite
moi une joie, une!... Tu m'as rivée à ton bonheur! C'est
pour le voir que tu me forces à vivre! La torture de ton
questionnaire perpétuel, la torture à petit feu, sans
répit!... Ah! tu ne laisserais pas même un jour ma
souffrance tranquille! Et quand je veux la solitude au
moins, quand je veux vous fuir, lous les deux, une
heure... je ne peux pas! parce qu'il paraît que cela te
bouleverse, ça te remue le sang que je ne sois pas là!
ISABELLE
Oui, lâche! lâche! car ce que tu sais trop, c'est que je
jneurs derrière les portes que lu fermes, lâche!
JEANNINE
Mais alors, puisque tu devais me reprocher tout,
jusqu'à l'air de cette maison, que comptais-tu . donc
m'ullVir, à la fin, quand tu m'as dit : Reste, je le veux?
142 L'ENCHANTEMENT
ISABELLE
La vie I T'aider à passer le pas. Te porter de Taulre
côté de la douleur» Te voir graudir et comprendre.
JEANNINE
J'ai grandi et je comprends.
ISABELLE
. Ce que tu n'as pas, toi, c'esl le droit de me torturer
lâchement de doutes affreux, du doute de ce qui n'est
pas, (Ramassant tout son effort.) de cc quî ù 'a jamais étéî...
JEANNINE
Mais qu'en sais-tu, à la fin?
ISABELLE, dans un cri.
Non, non, cela n'est pas, cela n'est pasi... Tu n'en
avais pas le droit I...
JEANNINE
Je n'ai que celui de souffrir, parfaitement I Eh bien,
si tu m'imposes un pareil martyre, ce doit être pour
quelque chose, tout de mêmel Et je voudrais bien
savoir ce qui m'attend, au bout du supplice, quel
bonheur?... Mais, à la fin des fins, pourquoi, pourquoi
suis-je ici? Possible que tu prennes plaisir à me faire sa-,
vourer vos baisers... moi, je n'en ai que de l'horreur !..«
ISABELLE
Tu ne sais pas ce que lu dis! c'est monstrueux!...
Oh! comme tu me hais!... Rappelle-loi Jeannine, pour-
tant!... Il ne me manque que de t'avoir portée dans
mes flancs!... C'est mon amour qui saigne !...
JEANNINE
Je te hais*' Mesure à ma haine l'atrocité de ce que tu
appelles ton amour et de ce que tu commets en son
ACTE TBOISIEME «43
nom. Et là dedans, la seule qui aime, c'est moi, parce
que je me tuerai, moi, par charité, pour ne pas troubler
ton affreux bonheur!...
ISABELLE
Misérable I Elle me reproche de vivre! Sois rassurée
•va... j'ai compris, je te laisserai la place...
JEANNLNE
Allons donc! pas de phrases! Tu sais bien que c'est
moi qui vais disparaître... Seulement, tu aurais mieux
fait de me laisser tranquille la première fois, voilà
tout!
ISABELLE
N'en dis pas plus. Tu Tauras, petite louve!
JEANNINE
La petite louve en a assez! La petite louve? regarde-la
une dernière fois!... Tu te traînerais à mes genoux,
tiens» que je ne resterais pas un jour de plus ici!
Laisse^moi passer.
ISABELLE, la saisissant.
Tu ne vas pas recommencer Tabomination, mou
Dieu?
JEANNINÈ
Pas plus tard qu'à la minute !
ISABELLE
Ah! vous voyez bien, vous autres, que j'ai raison
contre tous de ne pas la laisser arracher de mes mains!
JEANNINE
Je veux partir.
ISABELLE
Jeannineî... tu ne sortiras pas!
144 L'ENGHAM'EMENT
JEANMNE
Je soriirai... j'en ai assez... Adieu!
(Elle so dégage brusquement des bras de sa sœur et disparaît.)
ISABELLK, les genoux fléchissants, roide, d'une voix étranglée, appelle.)
Georges!... Georges!
(^Georges accourt au bruit, par la droile.)
SCÈNE XIV
ISABELLE, GEORGES
ISABELLE
Georgps!... C'est fini!. ...le l'ai bien vu. Je ne peux plus
rien stir elle .. EIIh va se tuer, celt<* fois pour de hon...
Va, va, fais cpque tu veux ! Elle est à toi, nion nMe est
terminé, je le la donne! Mais qu'elle ne se tue pas!...
mon Dieu, qu'elle ne se lue pas!... Va! Va!... mais va
donc î
(Kllc le pousse hardiment par où s'est enfuie Jeannine, et, seule,
s'écrase contre le canapé, de tout son long, la laco en terre, de-
vant la porte béant''.}
RIDEAU
ACTE QUATRIÈME
Même décor qu'au deuxième acte. C'est le soir du même
jour. Une grande lampe allumée; le feu pétille encore.
Au lever du rideau, madame Heiman, un chapeau sur là
tête, et Pierre en costume de voyage. Ils parlent à un domes-
tique, sur le seuil de la grande porte grillée par où ils vien-
nent d'entrer et à travers laquelle on voit la nuit claire.
SCENE PREMIERE
En Domestique, MADAME HEIMAN, PIERRE
LE DOMESTIQUE
Non madame. Madame est toujours souffrante. Elle
ne va pas mieux, elle n'est pas descendue de sa cham-
bre, depuis que madame est venue à cinq heures...
Mais si madame veut que je la fasse prévenir?
MADAME HEIMAN ET PIERRE
Non, non. Et monsieur? ""'-
LE DOMESTIQUE
Monsieur vient de sortir. Mais pas pour longtemps. II
est allé fumer son cigare dans l'allée des Ormes,
probablement... ou du côté du r^êservoir... Il ne sera
pas long. ~
MADAME HEIMAN
Mademoiselle ?
LE DOMESTIQUE
Mademoiselle est couchée à cette heure-ci et d 'ail-
la
t46 L'ENCHANTEMENT
leurs mademoiselle n*est pas descendue de sa chambre
non plus, depuis cinq heures...
MADAME UEIMAiN
Alors, monsieur a clîné seul?
LE DOMESTIQUE
Oui, madame. Il est resté un peu auprès de madame
avant le dîner, et encore, non, je me trompe... puisque
j*ai entendu la voix de monsieur qui lisait dans son
cafeinet.
MADAME HEIMAN
Comment qui lisait? Puisque la lecture n'a pas eu
lieu?
LE DOMESTIQUE
Oui, mais j'ai entendu monsieur qui disait comme ça :
« Puisque personne ne veut m'enlendre, je vais lire à
Neytl » Alors il a enfermé la chienne avec lui, et il s'est
lu tout seul.
PIERRE
Je le reconnais bien là!
MADAME UEI.MAN, riant.
Bien, bien! Nous allons l'attendre ici. (Le domesiiquo
sort. A Pierre, en sasseyant.) Ah 1 ça, m'expliquercz-vous main-
tenant, blague à part, comment Ton reçoit une lettre
de vous d'un équateur quelconque et comment vous
débarquez, le même jour, chez moi, sans crier gare, le
plus naturellement du monde... dans la carriole du père
Baugé?... revêtu de cet adorable petit complet améri-
cain... Elle est bonne!... C'est ce qui s'appelle préparer
son petit eflet!...
PIERRE
Je ne me suis pas payé une entrée, je vous le ré-
pète... Pourquoi ne voulez-vous pas me croire?...
-Votre ignorance des choses administratives me ravit...
ACTE QUATRIÈME 147
La voilà bien la France!... Pauvre France!. . La der-
nière levée ne se fait pas dans tous les pays du monde
à six heures du soir. Il n*y a pas qu'à jeter la lettre,
crac, dans un palmier, en passant... palmier? vous
savez ce que c'est qu'un palmier?... à la bonne
heure!... En sorte, chère tête, qu'on peut très bien
jeter une leltre le lundi, par exemple, se décider à
partir dans le courant de la semaine, et faire le
voyage, le lundi suivant, en paqubot, par le même
courrier que ladite lettre ?... Avez- vous compris, main-
tenant?
MADAME HEIMAN
Mal. C'est obscur.
PIERRE
Je me suis jeté dans le train du Havre, immédiate-
ment, au débotté... et à la gare de Saint-Meilhan, comme
je vous l'ai dit, l'honorable individu que vous appelez
Baugé a bien voulu me conduire chez vous... Oui.-. Il
commençait à faire trop chaud là-bas, et puis il est
urgent que je me rende à Londres... Car je suis devenu
extraordinaire, vous savez!... J'ai des intérêts dans
l'Achanti-GoldGels Corporation!... Je suis de deux com-
missions techniques !...
MADAME REIMAN
Vous!... C'est à se tordre!... C'est drôle comme
quand les peintres coupent leurs cheveux pour le régi-
ment!
PIERRE
Eh bien, il faudra vous y habituer.
MADAME HEIMAN
Jamais! je vous en préviens!... Je ne vous prendrai
jamais au sérieux comme homme d'aifairesî... C'est
égal! Vous ici!...
148 L'ENCHANTEMENT
PIERRE
Comme ma petite visite a Tair de vous abrutir, ma
chère amie !...
MADAME UEIMAN
Un peu.
PIERRE
- Malgré que je trouble un délicieux lète-à-téte avec
monsieur de Chelles, vous ne m'en voulez pas d'être
descendu chez vous?
MADAME HEIMAN
Il n'aurait plus manqué que vous tombiez ici !
PIERRE
J'ai plus de lact... Pourquoi me dites-vous ça?...
MADAME BEIMAN
Ah! parce que !... (a part.) Je ne sais plus que lui dire,
moi... (Haut.) Ecoutez, vous revenez de Pon toise.
PIERRE
Non, de plus loin.
MADAME UEIMAN
En l'occasion, c'est arriver de Ponloise... On ne
vous a plus revu, s'il m'en souvient, voyons... depuis
la messe de mariage... Malin, va!
PIERRE
Quoi ?
MADAME UEIMAN
Rien. Vous pensez bien que depuis lors il a dû se
passer des choses, n'importe quoi... mais des choses...
Seulement comme vous en êtes resté à la messe de ma-
riage, vous comprenez, ce serait trop long de vous
mettre au courant!... C'est même pourquoi j'ai préféré
ACTE QUATRIÈME 149
VOUS traîner de suite chez les Dessandes... Ma foi, je
réserve le paquet à Isabelle!
PIERRE
Odette, rieu de grave, hein, j'espère?
MADAME BEIMAN
Rien, rien. . Comique, au fond... Elle vous expliquera.
PIERRE
Vous m'avez fait peur... Vos réticences sont exaspé-
rantes, et vous êtes d'une discrétion bien peu israélite !
MADAME HEIMAN, Souriant.
Hein... votre prétexte de retour?...
PIERRE
Non, je vous jure... L'éternelle tentation du passé m'a
fait obliquer la route, vous le voyez. Mais je n'ai pas le
cœur d'Olympio. (Regardant la pièce.) Alors, c'est là?
MADAME HEIMAN
Oui, c'est là!... oui, c'est là, cet endroit délicieux...
ce petit paradis!... la maison de la joie!...
."PIERRIS
N'est-ce pas ?... Je m'en doutais.
MADAME UEIMAN
Ah! ce qu'on s'amuse ici! vous ne vous en faites
pas une idée... Et, en passant, je vous remercie, de tout
cœur, de m'avoir ces gens-là... je m'en féliciterai toute
ma vie !... Chaque jour est un jour de fête... de bam-
boche... A ce point que samedi, moi aussi, je boucle
mes malles... et vais reprendre mes quartiers d'hiver
au plus vite... Oh! Pierre, allendez-moi jusqu'à sa-
is.
150 L'ENGHAINTEMENÏ
medi... partons ensemble... emmenez-moi à Lon-
dres!... Ce serait si gentil d'aller faire un petit peu la
fête ensemble!...
PIERRE, nerveux.
Voyons, qu'y a-t-il, Odette, qu'y a-t-il, décidément?
Ne plaisantez pas.
MADAME HEIMAN, lui prenant le bras.
Ecoutez, je crois que je ferai bien, tout de même, de
vous mettre un peu au courant, sans quoi vous risquez
de ne pas très bien comprendre !... Vous voyez ce point
rouge là-bas... au bout de l'allée?
PIERRE
Oui, c'est une lanterne.
MADAME HEIMAN
Non, c'esl Georges qui fume son cigare. **•
PIERRE
Non, c'est une lanterne.
MADAME HEIMAN
Non, c'est Georges... Allons à sa rencontre. Et, ce fai-
sant, je vais vous révéler les choses essentielles, pour
que vous puissiez ensuite... voler de vos propres ailes.
PIERRE
Vite. Vous me faites mourir à petit feu...
(Ils sortent.)
LA VOÎX DE MADAME HEIMAN
Et au tournant de l'allée, je vous quitte... oh! je
vous jure bien que si... il faut d'abord que j'aille
vous sortir des couvertures de laine...
(Les voix se perdent. La scène reste vide. De derrière le piano où
elle était blottie et cachée, on voit surgir Jeannine. Elle est en
petite camisole de nuit, les cheveux dans le dos. fille court vite à
la porte par où viennent de partir Pierre et madame Ileiman.)
ACTE QUATRIÈME 151
SCÈNE II
JEANNIiNE, FRAULEIN
JEANMNE
Enfin ! (EUe regarde atteotiyeinent dehors entre les barreaux de la
grille.) Prennenl-ils à droite?.., à gauche?... Oui!., Ah!
rien n'est perdu!... Vite la lampe!...
(Au m-oment oh ^e va éteindre la larape, la porte de droite s'ouvre ;
c'est FraUlein.)
FRAULEIN
Je VOUS cherchais partout... voulez-vous remonter!
JEANNINE
Allez-vous me fiche la paix!
FRAULEIN
Ah! Fraiilein!... Fraûlein!... Yollen sie... was sagt
Madame?
JEANXINE
Wurst... Wurst! Voilà ce qu'elle va dire, madame...
Wurst!... Et puis, si vous ne voulez pas vous en aller,
vous savez ce que je vous ai promis? Je dirai à monsieur
011 j*ai trouvé sa photographie, dans votre chambre !...
Ah!
FRAULEIN
Mein Gott !
JEANNINE
Vous m'embêtez avec votre Gott... On vient, frau-
leitt, je vous en prie... je vous en supplie, ma petite
fraûlein, allez- vous-en î
FRAULEIN
Oh ! mademoiselle l. . .
j
152 L'ENCHANTEMENT
JEANMxNE
Vous savez bien quMl le faut... Je vais monter me
coucher dans cinq minules... allez...
FRAULEIN
Oh ! mademoiselle! mademoiselle.
(Elle pousse violemment FraUlein et referme la porte. Puis elle
baisse la lampe complètement. Elle se place près de la porte do
droite, à cropctons, par terre. Au bout d'un moment, Georges
arrive sur le perron, le col du manteku rehaussé. Il entre,
referme la porte grillée, remonte la lampe, la prend et se dirige
vers la porte de droite pour aller se coucher. Au moment de
l'ouvrir, il se heurte à Jeannine.)
SCÈNE III
JEANNINE, GEORGES
GEORGES
Ah 1 c'est vous ! Justement, pas fâché de vous ren-
contrer!... (II pose la lampe.) Ah, bien! VOUS u'avcz pas de
toupet I Vous attendez là, tranquillement, à pied de
bas, en vous tournant les pouces, que je vienne vous
dire des douceurs!... Après la scène inimaginable de
cet après-midi!... Votre sœur, depuis ce temps, ne se
remet pas de Tatlaque de nerfs que vous avez provo-
quée. Notez que j'ignore ce qui s'est passé entre vous
deux et ce que vous avez peut-être osé lui faire
croire, pour qu'elle en soit arrivée là î... j*ai peur de
comprendre!... Toujours est-il qu'il n'y a plus de raison
humaine qui tienne!... La démence du sacrifice bat son
plein! Tout ce que j'obtiens d'Isabelle, ce sont des
phrases de ce genre: « Elle est à toi!... Soyez heu-
reux! » Vous avez tramé là une pelite intrigue mal-
propre et méchante, à mon insu... Il y a deux mois que
vous manœuvriez... et entre vos deux sourdines, moi,
ACTE QUATRIÈME 153
j'ai été joué!... Ehl ma petite, A^oilà qui est fini, cette
fois... Vous allez partir.
JEANNINE
Oui, un peu, de patience... Je vais partir, en effet,
et c'est pour cela que je suis ici, Georges, pour que
vous me donniez Tadieu que j'attends depuis si long-
temps... avant que je disparaisse à jamais...
GEOUGES, éclatant.
Oh! fini, cette fois!... Il y a des bornes aux meil-
leures plaisanteries !... C'était trop commode, en vérité!
« Vous ne voulez pas faire un petit tour de promenade ?
Non? Ça vous déplaît?... Crac, je me tue !» Ah ! vous
l'aviez trouvée, vous,^ la formule!... Mais cette fois...
(Il lui secoue vigoureusement les bras.)
JEANNINE
C'est cela... tenez-moi les poignets... élouffez-moi...
J'entends gronder votre voix sur ma tête... c'est déli-
cieux...
GEORGES
Si vous m'aimez voilà la minute de me le prouver
et de vous faire pardonner votre sinistre comédie. Je
m'adresse à la grande Jeannine... Vous ne pouvez pas
rester un jour de plus ici; l'épreuve est faite... Il faut
que vous partiez... (vivement.) Quand je dis partir, je
veux dire, bien entendu, vous absenter quelques se-
maines... quelques semaines au plus... un voyage de
rien du tout avec madame Heiman... une excursion dans
les Alpes, (U fait ua grand geste vague; — se reprenant.; danS IcS
petites Alpes... les Alpillesî... Ne le faites pas pour
Isabelle, Jeannine, si vous ne lui consentez pas ce
sacrifice, faites-le pour l'amour de moi!...
JEANNINE, lui parlant tout près dans l'obscurité profonde.
Mais oui... mais oui... Inclinez un peu votre tête
154 L'LNCBANTEMENT
sur moi, et tout sera dit. (MouvemeDt de Georges.) Ne me
troublez pas... C'est ma grande dernière minute... J'exé-
cuterai tout ce que je me suis promis, point par point.
Voyons... par ordre... que je ne m'embrouille pas... (Elle
met ses mains sur sa figure et parle avec une voix nouvelle, timide et
basse.) Écoutez, Geofges... d'abord... oh! j'ai la gorge
sèche... laissez-moi... laissez-moi vous dire tu! Cela,
d'abord, je me le suis promis... Oh! je ne vais jamais
pouvoir oser!.,. (La voix n'est plus qu'un souffle imperceptible.) Toi,
toi... mon Georges.;, je t'aime... Oh! je suis toute
rougissante... si vous me voyiez dans l'obscurité!...
C'est exquis... C'est ainsi que je vous parle quand je
suis seule dans ma chambre... Quel bonheur! je vous
dis tu, comme si c'était vrai...
GEORGES
Vous m'aimez, dites -vous? Mais quelle sorte
d'amour est le vôtre?... Je ne peux pas y croire. Non,
non, je n'y crois pas, c'est inutile!... Commencez par
me le prouver... Vivez pour moi, si vous m'aimez...
Ah! si vous me montriez un peu de dévouement,
si... ah!.,.
JEANNTNE
J'avais préparé des phrases, vous m'avez embrouil-
lée!... Oh! seule, je vous dis des choses, des choses!...
je les marque pour vous les répéter... vous seriez con-
tent... mais je les oublie après... Je n'ai pas beaucoup
de bonheur, vous comprenez...
(Elle est tout proche, tout proche do lui, et parle, les yeux clos.)
GEORGES, nerveux.
Ne me faites pas repentir d'être resté, Jeannine...
Remontez dans votre chambre.
JEANNINE, laissant glisser son front le long du bras de Georges.
Je perds la tête... je ne sais plus, moi... je vous
aime, Georges!
ACTE QUATRIÈME loo
GEORGES
Ahl détestable rusée qui voudrais lasser mon cou-
rage 1
JEANNLNE
Ce rê^^e, pourtant! ce rêve! Etre serrée une minute
-dans vos bras!... Je serais partie consolée... Vous êtes
bien cruel, allez ! ... Je m'étais tellement dit : Dans tout ce
que j'oserai lui crier, il y aura bien quelque chose pour
l'émouvoir... Et ce sera comme lorsque je cours dans la
prairie en chantant : « Je l'aime! je l'aime! je l'aime! »
(Mouvement de Georges.) Ah! je vois ccla! VOUS détoumez la
tète! Vous me trouvez répugnante à vous dire ces
choses... vous détournez la tète... C'e^st une petite fille
de seize ans qui parle ainsi!... Eh bien, est-ce que
vous croyez que je ne me fais pas horreur, moi!...
GEORGES
Mais non, pauvre enfant, mais non... Ce sont d'autres
pensées qui m'agitent et m'épouvantent!... Crois-tu que
je n'entende pas cette mendicité de tendresse, crois-tu
que je ne voie pas le trouble qui a détruit l'harmonie
dans ce corps brûlant et cette petite tête égarée, ivre
d'amour e t de mort ! . . .
JEANMNE
Dieu, qu'on est bien contre vous!... Je vous aime!...
Et puis on a fait sécher les châtaignes sur le perron,
dans la journée... et c'est caque c'est si parfumé... Dieu!
qu'on est bien! Vous sentez mon cœur qui bat contre
vous? Ecoutez, je ferme les yeux... je ne verrai pas
quand vous m'embrasserez.
GEORGES
Jeannine! Jeannine!
JEANNINE, avec un petit éclair dans les yeux vite réprimé.
Oh! je savais bien que vous éliez bon! Dieu, je vais
156 L'ENCHANTEMENT
pleurer, bien sûr, quand je vais sentir que vous me
serrez dans vos bras... Ohl Georges! quelle joie! vous
m'aim... Non, non, j'ai eu tort... je n'ai rien dit! Ce
n'est pas vrai, non, vous ne m'aimez pas !... vous allez
m'embrasser seulement... je n'ai pas dit que vous
m'aimiez pour ça... Oh! Georges... c'est moi qui t'aime,
l'aime, t'aime!...
GEORGES
Mais taisez-vous donc !
(D'un mouvement nerveux, irrésistible, il la saisit brutalement.
Jeannine a un cri étouffé en s'abattant sur sa poitrine. Ils restent
ainsi, lèvre à lèvre, un grand moment, dans le rond clair de la
lampe. Des phalènes, autour d'eux, cognent l'ombre; un pic-vert
réveillé traverse la prairie en criant, et le croissant de la lune,
au loin, fiUPé à ras de terre, dans une haie, au bout du jardin...
Des pas ont retenti sur le perron... la porte grillée a battu...
Georges et Jeannine se détachent brusquement, ils se renfoncent
dans l'ombre. Une silhouette, dehors, la main posée sur le bou-
ton de la porte, les regarde... Georges va au-devant d'elle et
ouvre lui-môme vivement.)
SCENE IV
Les Mêmes, PIERRE
GEORGES, reconnaissant Pierre avec difficulté dans l'ombre.
Toi?...
PIERRE, essayant d'être très naturel.
Tu vois... en effet... je... j'arrive... je suis de retour.
Alors en passant... en allant... à machin... à Londres...
je suis descendu chez Odette... Et... (Haussant le ton.) ça va
1)ien, toujours?
GEORGES
Mais tu... tu vois.
(Silence.)
PIERRE, à Jeannine qui n'a pas bougé, près du piano.
Bonjour, Jeannine.
ACTE QUATRIÈME 157
JEANNINE
BoQJour, monsieur.
(Elle ne bouge toujours pas. Silence.)
PIERRE, à Jeannine,
Eh bien, c'est tout ce qu'on me dit?
(Jeannine s'approche de Pierre et lui tend le front.)
GEORGES, à Jeannine.
Jeannine, voulez-vous, s'il vous plaît, aller prévenir
votre sœur que Pierre est là... qu'elle descende lout
de suite.
(Jeannine sort.)
SCÈNE V
GEORGES, PIERRE.
GEORGES, il va à Pierre, d'une voix blanche.
Ta main, Pierre. Dans cet extraordinaire moment où
tu viens de m'apparaître, là, je me suis demandé si
j'avais bien toute ma raison !. .. si ce n'était pas mon cer-
veau qui projetait réellement ton image dans le cadre
de cette porte... à deux mois de distance!... C'est telle-
ment fou!...
' PIERRE
Ecoute... je...
GEORGES, l'interrompant.
Non, ne me dis rien encore. Le hasard t'a fait tomber
sur la minute de trouble la plus extraordinaire de ma
vie... (Se passant les mains sur le front.^ Tu UC peuxpas Savoir!...
PIERRE
Odette m'a dit...
GEORGES
Non, tu ne peux pas savoir I Quoi que tu puisses ima-
14
_■« j_iLiii««ii» ^
158 L'ENCHANTEMENT
giner, remets à plus tard le moindre jugement... Ce sera
justice... En attendant, à la hâte, pendant que nous
sommes seuls, je vais te demander tout de suite une
chose. Puisque te voilà... demeure ici quelques jours...
oui... 11 faut que je parte. Ta présence précipitera
et facilitera mon départ... Ah I dans quelle maison
reviens-tu!... On vient... Ta main?...
PIERRE
Tu t'en vas?
GEORGES
Oui... je suis dans un tel état de trouble... tout cela,.,
le saisissement de loa arrivée... j'ai besoin d'un mo-
ment de repos et de recueillement... Je ne t'entendrais
même pas... je n'entendrais personne d'autre que moi-
même pour l'instant... Et puisqu'Isabelle descend, il
est mieux que je le laisse seul avec elle.
PIERRE
Mais...
GEORGES
Si... si... cela vaut mieux, (Ilva sortir, tout bouleversé, puis il
se ravise et droit à Pierre, la voix très émue.) Je te jUrC, Pierre,
que je suis un honnête homme !
(Silence . )
PIEKRE
Je ne te demandais rien.
{Georges sort. Pierre, resté seul, lève lentement la lampe... et
attend).
SCÈNE VI
PIERRE, ISABELLE
^Isabelle entre précipitamment, en vêtement de nuit hâtivement jeté sur
ses épaules.)
PIERRE
Isabelle !
Pierre I
ACTE QUATRIÈME i:>9
ISABELLE
(Elle est tombée près de la porte, sur la chaise qui se trouvait là.
Lui, près de la table. Ils pleurent.)
•ISABELLE, s'essuj'ant les yeux.
Quand on m'a dit que c'était vous, j'ai reçu un coup
au cœur. C'était à la fois trop cruel et trop bon...
Ah! Pierre!... Pierre!
PIERRE
Qui m'eût dit que nous pleurerions ainsi, en nous
revoyant!...
ISABELLE se rapproche de la table et de Pierre.
Mon amil... Regardez ce qu'on a fait de votre amie...
PIERRE
Non. Vous êtes toujours la même. (Isabelle, élevant la
lumière à hauteur des 3'eux. Il la regarde en plein jour, timide.) Un peu
maigrie... un peu pâlie!
ISABELLE
Vous, vous avez bonne mine.
PIERRE
Ah! moi, vous savez, je... (Geste. Isabelle tout d'un coup lui
saisit les deux mains, en le regardant dans les yeux. Pierre touché.)
Merci... merci!... Vous n'avez jamais été meilleure pour
moi, dans toute votre vie !... (Un temps.) Et cependant, allez,
je ne bénis pas les chagrins qui vous rendent plus com-
patissante.
ISABELLE
La petite m'a dit que vous étiez descendu chez
Odette... c'est vrai?... Est-ce que vous avez tout ce qu'il
vous faut, au moins?... Et dites?... ce retour?...
LIERRE
Oui, tout à l'heure... tout à l'heure, je vous dirai...
160 . L'ENCHANTEMENT
ça n'a pas d'importance!... Je vous en prie, ne troublez
pas cette minute, laissez-moi tout au bonheur de vous
revoir... là... là... (Il s'assied etla contemple encore longuement un
peu comme les peintres font en regardant un modèle, et il dit en secouant
la tête.) Mon pauvre amour!... Cela ne vous offense pas
que je vous appelle ainsi?...
ISABELLE
Pierre I
PIERRE
J'emploie le mot amour, faute de mieux 1
ISABELLE
C'est déjà bien suffisant.
PIERRE
Ah! maintenant, vous avez fait l -apprentissage amer?
Mais aussi... mais aussi!... Ah! si j'avais été là encore,
mon amitié sûrement vous eût empêchée de commettre
une sottise. Vous vous êtes lancée, à corps perdu, dans
quelle aventure!... Oui, je sais, vous étiez en droit d'es-
pérer mieux de leur part... mais la moindre expérience
vuus eût avertie que vous courriez à un abîme... Enfin !
ISABELLE
Vous auriez eu, à ma place, le même mouvement
généreux que moi...
PIERRE
Mais comme vous avez dû ne pas savoir vous y
prendre!... (Souriant.) Et que de choses charmantes et
stupides vous avez dû dire!...
ISABELLE
Si vous saviez, Pierre! Ah! comme ils m'ont trompée!
PIERRE
Je ne le défends pas. Je ne le juge même pas encore.
Je vous prie seulement de savoir être indulgente.
ACTE QUATRIÈME 161
ISABELLE
Je pense, lourdement, à ce que je dois faire. On eût
dit que je sentais que vous deviez venir et que je n'at-
tendais plus que vous...
PIERRE
Comme il faut que vous Tayez aimé, mon dieu!
ISABELLE
Si c'est aimer que de se sentir tous les jours plus
égarée, plus palpitante, plus chagrinée... alors, oui,
je Tai aimé...
PIERRE
Passionnément !
ISABELLE, sérieuse.
Je vous deujande pardon d'avouer, simplement, cette
transformation, devant vous. Mais à quoi servirait de ne
pas être franche?
PIERRE
Oh! vous ne me faites plus de malî... U y a longtemps
que je vous ai dit adieu. (Changeant de ton.) Bref, mainte-
nant, qu'allez-vous devenir? car il s'agit de trouver une
issue... Vous ne pouvez pas rester plus longtemps dans
cette répugnante atmosphère:
J'y songe.
Quel moyen?
ISABELLE
PIERRE
ISABELLE
J'en ai un bon... Attendez... Vous nous restez, n'est-ce
pas?
PIERRE
Je repars demain par le train de quatre heures.
14.
162 L'ENCHANTEMENT
ISABELLE
Non!
PIERRE
N'insistez pas...
ISABELLE
Voilà qui va hâter les choses.
PIERRE
Comment cela?
Vous verrez.
Ah!
ISABELLE
PIERRE, ému.
ISABELLE
Et à quelle heure êtes-vous arrivé chez Odette?
PIERRE
Au moment du dîner... il y a une heure...
ISABELLE
Et à huit heures vous étiez déjà au courant de
tout!... C'est admirable ! Voilà bien les amies!... Curio-
sité, vanité et envie... J'en étais sûre!... Elle m'avait
juré, celle-là, qu'on la couperait en morceaux plutôt que
de révéler un mot de leur trahison; à qui que ce soit...
même à de Chelles, même à vous...
PIERRE
Vous vous trompez, je vous jure. Odette a été d'une
discrétion absolue... même ridicule, je m'en porte
garant pour elle.
ISABELLE
Mais alors, qui vous a appris?
PIERRE, embarrassé.
Eh bien! je...
ACTE QUATRIÈME 163
ISABELLE, d'une voix subitement indifférente et détachée.
Ah! je comprends..., oui, c'est juste... Ils ne se
cachent de personne... Oh ! tout le monde est au cou-
rant ici... C'est une aventure publique. Georges lui-
même vous aura tout de suite raconté sa passion
pour Jeannine. (Mouvement de protestation énergique de Pierre.)
Ou alors, plus simplement, il vous sera arrivé ce qui
est arrivé à tant d'autres... hier encore, à de nos
voisins... ohl ne protestez pas... c'est devenu telle-
ment fréquent! Dès votre entrée ici, vous avez com-
pris à leur attitude... (Second mouvement de Pierre.) Je VOUS
en prie, cette fois, Pierre, ne m'humiliez pas d'un
mensonge de plus! A quoi bon?... Croyez-vous que
je ne sache pas? Ils ne se cachent plus, vous dis-je...
Vous êtes tombé, tout de suite, sur une scène d'inti-
mité... Ils vous ont donné le spectacle de les sur-
prendre... comme on les trouve maintenant toujours...
s'embrassant, n'est-ce pas?... s'étreignant dans un
coin... c'est cela?... (Pierre hoche la tète évasivement et baisse la
tête.) C'est cela? (Bondissant avec un cri.) Ah! c'eSt tOUt CC qUC
j'attendais!
PIERRE
Que dites-vous?
ISABELLE
Je n'attendais que cette preuve... Cette fois des yeux
ont vu!... Ah! la bonne délivrance!... la certitude!...
Enfin!...
PIERRE
Isabelle !
ISABELLE
C'est le ciel qui vous envoie!... Enfin ! enfin !
(Elle va à un petit meuble bas près de la cheminée et l'ouvre avec
une clof qu'elle porte à sa chaîne de cou.)
PIERRE
Mon amie, mon amie... vous m'effrayez.
164 L'ENCHANTEMENT
ISABELLE, promène ses mains agitées dans des tiroirs. Georges apparaît
à ce moment sur le perron.
Ahl te voilà!... Entre! (Montrant Pierre.) Maintenant, il
a vu! maintenant j'ai la preuve!... Tu ne peux plus
nier... (Elle s'éloigne un peu à reculons des deux hommes.) C'eSt tOUt
ce que j'attendais... Adieu!... Je vous délivre... Soyez
heureux!...
(On la voit faire un geste. Un revolver est dans sa main. Georges
se jette sur elle. Une courte lutte s'engage. Dans le corps à corps,
Georges finit par lui arracher le revolver des mains. Il en retire
les cartouches.)
SCÈNE VII
GEORGES, ISABELLE, PIERRE.
GEORGES, jetant simplement le revolver à terre.
Imbécile ! (Puis, ll va s'asseoir, les deux mains sur la face. Un grand
silence. Isabelle, haletante, se soutient à la cheminée. Pierre est près d'elle.
Personne ne dit plus rien. Enfin, Georges relève la tête.) Voilà OÙ tU
en étais! oh!... voilà où nous en sommes!... Est-ce
croyable que ce soit loi, là... ce revolver à tes pieds 1
ISABELLE, montrant Pierre.
Maintenant, plus rien ne pourra faire que ces yeux-là
n'aient pas vu !
PIIilkRE
Isabelle!...
GEORGES
Ah! oui... ce baiser!... mais c'est ton œuvre, mal-
heureuse! Ton œuvre... ah! parlons-en!... Sans que
j'aie rien à me reprocher, Pierre, je te le jure, d'homme
à homme, en face de cette pauvre femme égarée...
voilà de quelle infamie elle me soupçonnait, moi!...
Ah! va-t-en, tiens ! je ne sais pas ce qui l'emporte, de
ma pitié ou de ma révolte !
ACTE QUATRIÈME 165
ISABELLE, qui est restée fixe pendant que Georges a parlé, subitement.
Écoute, Georges, en cette minute, à la sincérité de ta
colère, de ton geste, d'un je ne sais quoi ne ment pas...
je l'affirme, — et c'est solennel, cette fois, — cette preuve,
ce baiser indéniable, cet affreux baiser, je peux le rayer
de ma mémoire... lui donner, à la rigueur, une raison,
un sens... (Appuyant sur les bras.) Juge de la puissance de ma
foi ! A cet instant, si tu le veux, je te croirai, je m'y
engage solennellement sur tout ce que j'ai de plus
sacré... tu n'entendras plus, ni plainte, ni soupçon...
si tu jures simplement, en cette minute, devant Pierre
qui nous enteïid, et devant qui tu n'oseras pas mentir,
que tu n'aimes pas Jeannine. Je te croirai !
GEORGES, a une hésitation, puis fermement.
Non, je ne jurerai pas cela.
ISABELLE, avec un cri de triomphe.
Ah !... tu vois bien... tu vois bien que tu l'aimes!...
GEORGES
Eh non, non, je ne peux pas et je ne ferai pas pareil
serment! Assez de mots et d'hypocrisie!... En toute
la sincérité de mon âme à moi, puis-je dire que je ne
l'aime pas ou que je l'aime?... C'est cela que tu de-
mandes? Tu veux que je te dise,,, que je te dise,., depuis
des mois tu me harcèles! Tu veux que je te donne
d'un mot l'explication de ce qu'il y a en nous de plus
intraduisible. Qu'est-ce que tu appelles aimer ? Apprends-
moi d'abord où commence l'amour, où finit la pitié, je
te répondrai ensuite ! Vous avez des distinctions admi-
rables ! Mais sais-je, moi, de quel nom humain, vous
autres, femmes, vous pouvez bien nommer le sentiment
que j'éprouve, là, en ce moment, pour cette enfant?
C'est peut-être de Tamour ! . . . c'est possible ! Je n'en sais
rien, rien!... Nous vivons depuis deux mois dans une
i66 L'ENCHANTEMENT
atmosphère de petits mensonges, d'hypocrisie senti-
mentale. Assez! Il y a en nous, au-dessus de nous, la
vérité profonde. Je ne sais si elle s'appelle amour, ou
haine, pu pitié. Elle est comme elle est... Je me refuse à
la profaner d'un serment inepte! Et non, mille fois non,
je ne sais pas ce que vous appelez amour, de vos
bouches de femmes !
ISABELLE
Vois mes yeux, ils te rapprendront.
GEORGES
Des mots!... Et je me révolte... Et cette fois ça va
être ma revanche! Ah! mes gaillardes, il va falloir
marcher droit! (Respirant largement en se frappant la poitrine.)
Dieu de bon Dieu! ça fait du bien!... (ii arpente la pièce.) Je
t'ai laissé le soin de nos existences jusqu'au bout... tu
vois que j'ai tenu parole, complaisamment? je n'ai pas
bronché... Voilà le résultat!... A mon tour, maintenant!
(A Pierre.) Vcux-tu aller chercher Jeannine, s'il te plaît,
Pierre, j'ai besoin qu'elle entende ce que je vais dire.
SCÈNE VIII
GEORGES, ISABELLE.
Resté seul avec Isabelle, il va à elle et l'appuie contre sa poitrine.
Elle résiste.
GEORGES
Ma pauvre femme! Regarde où tu nous a menés...
Es- tu convaincue?... Voilà où ton orgueil nous a con-
duits... Allons! reconnais la monstrueuse erreur de ta
tentative!... J'attendais, moi, puisque tu ne voulais
pasutilisermaraison, résigné à mon rôle de spectateur.
J'aurais peut-êlre dû tenter d'intervenir plus tôt; mais
qui d'un peu sensé aurait jamais soupçonné que nous •
en étions là de cette petite course à l'abîme! Je ne
ACTE QUATRIÈME 167
pouvais pas suivre les frénésies obscures de votre
silence... Nous étions murés chacun dans notre attitude
respective, et la vie muette allait son train, sans
échange!... Ah! quel criminel joujou!... Oui, oui, ma
pauvre grande chérie! je sais bien tout ce que tu
pourrais me dire pour ton excuse. Tu as cru tenter
une œuvre belle. Et tu as subi la contagion, Ten-
chantement, pour parler ton affreux langage, jusqu'à
la démence î Tu as accompli jusqu'au bout le trajet jadis
parcouru par Jeannine, et ce coup de pistolet logique,
admirable, nécessaire, équilibre vos deux folies!...
ISABELLE
C'est ça... parle, parle... Il me semble que je te crois,
en cette minute... parle encore... c'est apaisant...
'Même ^i tu mens encore, cela fait du bien, cela berce...
GEORGES
Ton œuvre, comme tu l'appelais emphatiquement,
ton œuvre n'était pas belle... non, même pas cela! elle
,était laide... Le seul mot de guérison, que tu employais
sans^cesse, eut dû suffire à t'avertir... car lu ne pou-
vais la guérir qu'en tuant son amour. Et en cela,
Isabelle, tu commettais comme les autres le crime
essentiel, le grand crime de nature, l'atteinte à la
liberté juste. Pour être juste, il n'eut pas fallu tenter
d'assassiner cet amour, dont elle était innocente, mais
au contraire le laisser vivre librement et mourir de sa
belle mort. Cela eut été la justice profonde... mais
hélas! elle n'est pas dans nos moyens... 11 est de ces
choses qu'on peut penser, et qu'il faut bien se garder de
faire, et la morale des hommes ne va pas jusqu'à elles!
Quant à moi, comment m'y serais-je pris pour détester
cette enfant? Je ne peux pas lui en vouloir de m'aimer...
Voilà la vérité, la vérité belle et toute simple... et qu'il
faut oser dire, puisqu'elle est sans offense.
i68 L'ENCHANTEMENT
ISABELLE
Oui, oui... tu as Tair de penser tout cela... tout cela a
l'air juste... (EUe fronce les sourcils tout à coup et secoue la tête, de
l'air de revenir à sa pensée.) Mais Cependant, qu'est-CC qUC tU
veux? ce baiser... ce baiser... tu auras beau dire... c'est
de Tamourî
GEORGES, douloureusement.
Ah! c'est fmil Ce mot-là est entre nous.
ISABELLE, immédiatement, avec crainte.
Non, Georges, tu verras... j'hésite encore... je ne sais
pas... depuis que je t'aime, je ne sais plus rien. Mais
je ne demande pas mieux que de te croire!
GEORGES
Non, c'est fini... J'en suis sûr maintenant, c'est fini!...
Ah! je me souviens, Isabelle, de ton cri désolé quand
tu as pris la petite avec nous... « L'amour est dans la
maison!... » Oui, Tamour!... Désormais, il a été l'invité,
avec Jeannine, le personnage invisible, l'hôte toujours
présent, et à travers lui, nous ne nous sommes plus
jamais retrouvés... Il a failli même me corrompre...
oui, moi, je l'avoue, es-tu contente! Mais si nous ne
nous dégageons d'un effort brusque, tu entends, défi-
nitif, Isabelle, à force de nous serrer l'un contre l'autre,
il va nous broyer jusqu'aux os... Séparons-nous.
ISABELLE
Comment? quoi?... que dis-tu? Nous séparer?
GEORGES
Oui, nous séparer. Le temps nécessaire pour vous
rendre la raison perdue. Puisque, je le sens, tu ne
veux pas accepter le seul moyen possible : éloigner ta
sœur...
ISABELLE, l'interrompant.
Mais tu sais bien que ce serait le crime!
ACTE QUATRIÈME 160
GEORGES
Oui. Eh bien, justement... partageons le sacrifice en
trois. Annulons tout bonheur, il n'y aura plus de
jalouses!... Notre part de ma^lheur à tous sera égale;
les femmes seront satisfaites !... Ce que je sais bien, c'est
que pas un jour de plus nous ne vivrons de cette vie
que tu nous imposes, Tenfer !
ISABELLE
Georges, je m'y oppose! C'est moi seule la fautive...
je réparerai, tu verras.
GEORGES
A aucun prix!... n'insiste pas... j'ai dit... Demain
recommencerait la geôle. Madame Heiman emmènera
Jeannine, elles iront faire • un petit voyage dans le
Midi... moi ailleurs... toi tu retourneras à Paris...
ISABELLE, tombe effondrée sur une chahe.
Oh ! mon Dieu !
(Entrent Pierre et Jeannine.)
SCÈNE IX
Les MÊMES, PIERRE, JEANNINE.
GEORGES
Toi, arrive ici... ma petite ! hop! (ii la pousse brutalement
devant lui.) Écoutc-moi bien... attentivement.
ISABELLE, pleurant..
Écoute-le, Jeannine! Écoule-le!
GEORGES
Nous allons nous séparer, puisq.ue vous Tavez voulu,
puisqu'il le faut. Tu vas donc partir... Où que tu ailles,
15
4 70 L'ENCHANTEMEN F
— retiens ce que je te dis là, enferme chaque parole
avec soin dans la mémoire, — où que tu ailles, plus de
sottise!... Sache ceci : que lu ne commets rien de mal
en m'aimant. Laisse vivre en toi cet amour, librement,
sans contrainte, sans chercher à en guérir!... Laisse-le
chanter ou pleurer à sa guise, mon enfant... Ne te
presse pas de ne plus m'aimer... Puise dans cette
épreuve le courage même de vivre et de devenir une
femme!... Bientôt peut-être, un jour, nous sentirons
que nous pouvons nous rapprocher, 1 1 nous revien-
drons... Ce jour-là, il n'y aura plus de petite Jeannine.
Il n'y a plus de petite Jeannine!... Jure que tu vivras
pour moi, pour elle, (ii montre Isabelle.) Plus de sottiscs
jamais, n'est-ce pas?.., ou je te tire les oreilles!... Et
il faut que tu saches ceci,. c'est cela que je voulais te
dire et qu'il faut que ta^œur entende: Du fond du
cœur, je le plains, et je te prie de me pardonner le mal
que je te cause involonlairement... Ne te demande
jamais de quel nom se nomme le sentiment que j'éprou-
verai, là-bas, pour toi... et qu'importent les noms!...
Il n'a de nom dans aucun langage humain, Jeannine!
Et je te remercie de ton amour, mon petit!... Et, pour
cela, ce baiser que tu me demandais tout à l'heure,
Isabelle va permettre que je te le donne maintenant,
du fond de mon cœur. N'est-ce pas, Isabelle, que tu
permets que je l'embrasse?
ISABELLE, faiblement, sans conviction.
Oui.
GEORGES, embrasse Jeannine au front.
Allons, Jeannine î... j'attends de toi mieux qu'un ser-
ment. Disque tu es décidée à partir courageusement!...
(Jeannine ne répond rien.) Eh bien, tU hésitCS?... Tu ne VCUX
pas répondre? (Jeannine va tomber en sauglotant sur le canapé.)
Bien!... à ta guise!... Prenez-le comme vous voudrez, je
vous avertis seulement, toutes deux, que ma résolution
ACTE QUATRIÈME 17.1
est inébranlable! Je n'admettrai aucun empêchement...
vous m'entendez, aucun!... A part quoi, à votre aise,
mes enfants!... Protestez, si bon vous semble! Moi, j'ai
dit... N'espérez pas une minute que j'entre dans la dis-
cussion de ma volonté !...
(Il sort.\
SCÈNE X
ISABELLE, JEANNINE, PIERRE.
ISABELLE, effondrée.
Ah! je ne sais plus, moi... Pierre !
PIERRE, souriant.
Oui, je crois que vous ne ^avez plus grand'chose, ni
les uns, ni les autres!
ISABELLE
Que va-t-elle devenir?... Regardez-la... tenez... (eiio
va vers Jeannine.) Jeaunine...
PIERRE, la retenant, bas à Isabelle.
Vous n'êtes pas, pour l'instant, en état de lui dire
quoi que ce soit d'utile. Laissez la pleurer un ins-
tant... Allez rejoindre votre mari et apaiser sa juste
colère... croyez-moi... Deux paroles d'un ami et d'un
étranger feront plus que tout le reste!... Elle se confiera
plus facilement à moi... Je vous rappellerai dans un mo-
ment. Ne vous éloignez pas.
ISABELLE
Ne soyez pas trop sévère !
PIERRE, souriant.
Je serai extrêmement sévère!
-'•^'
172 L'ENCHANTEMENT
SCÈNE XI
PIERRE, JEÂNNINE
PIERRE, seul avec Jeannine.
Très beau, tout ce qu'il vient de dire là!... Seule-
ment, pratiquement, ça ne s'arrange pas avec celte
facilité ! Votre beau-frère a toujours été un théoricien...
ohl incomparable!... Il a dit des choses excellentes,
et lui, il lui suffît d'avoir raison pour être heureux!...
Vous séparer I vous séparer, tous les trois!... c'est bel
à dire ! Mais ce jugement de Salomon ne change rienl
Avec toutes ces belles paroles, ils n'empêcheront, ni
l'un ni l'autre, que vous ne restiez la victime, et voilà
ce qu'avec votre instinct admirable d'enfant, vous
avez compris tout de suite! (Il rouie machinalement une cigarette
qu'il ne fume pas et tourne sur le tabouret de piano.) Il y a Un ins-
tant, je ne vous connaissais pas... je serai franc,
vous ne m'intéressiez même pas du tout... Je vous ai
toujours considérée comme une enfant insupportable,
et d'ailleurs parfaitement inutile!... Seulement, j'avoue,
mon pauvre gosse, que depuis une heure je commence
à comprendre (on est long à comprendre!) vôtre sort à
venir... et ce qui vous attend... Qui sait, dans tout cela,
si ce n'est pas vous la plus intéressante, après tout!...
Quand, dans la vie, il y a quelqu'un de trop, la nature
s'arrange toujours pour l'éliminer, en lui flanquant
tous les torts sur le dos!... C'est vous qui vous êtes
débattue peut-être le plus généreusement, sans calcul,
commettant toutes les gaffes, sans rien savoir... (jeannine
fond en sanglots.) Ne VOUS désolez pas !... Ah! ce n'est
pas gai, fichtre, mais on n'en meurt pas... Il y en
a d'autres que vous sur la terre qui ont endossé, avec
plus de rancœur, allez, et à un âge où on ne se console
plus, hélas! cette sorte d'emploi... Vous avez quel âge?
dix-sept ans... dix-huit ans? (Jeannine fait signe de la tête que
ACTE QUATRIÈME 173
non.) Dix-sept?... (Jeannine fait signe de la tête que oui.) PfffI
Remerciez le ciel de vous avoir envoyé la précocité de
la douleur. Vous en serez débarrassée plus tôt!...
JEANNINE, avec conviction.
Oh I ça, monsieur, jamais! jamais I...
PIERRE, riant.
Pauvre petit ! comme vous avez bien dit ça!... Votre
angoisse passera tout de même plus vite que vous ne
l'espérez!... Mais qu'on vous a mal éduquée!... L'une
a vu seulement en vous une malade (l'éternelle ren-
gaine 1) l'autre, Georges... il ne connaît rien aux
femmes!... C'est même sa grande force sur elles, — le
gredin! (Avec un soupir.) Enfin!... Malgré quoi, vous avez
bien compris la nécessité de vous en aller, vous,
toute seule... Vous ne pouvez pas continuer de rester
ici à faire souffrir « les grands » ! Puisqu'il le faut,
vous saurez partir et disparaître de leur vie...
JEANNINE
Oui. J'aurai la force maintenant.
PIERRE
Je ne voulais pas vous entendre dire autre chose.
Seulement, où irez-vous?
JEANNINE,
Je ne sais pas. Je demanderai qu'on me mette en
pension.
PIERRE, riant.
Quel drôle de petit angelot!... Mais vous avez passé
rage de la pension ! Il faut vous faire une vie à vous!...
Pourquoi ne rencontreriez-vous pas, non des valseurs,
des cousins amoureux ou des Saint-Gyriens éperdus,
je sais bien qu'il n'y a pas là de quoi satisfaire un cer-
15.
174 L'ENCHANTEMENT
veau comme le vôtre, frappé d'un don prématuré,
mais quelqu'un qui veuille bien se consacrer à l'éduca-
tion d'une âme aussi difficile que la vôtre, Jeannine,
quelqu'un qui soit à même de respecter votre chagrin
et de l'aimer tendrement, comme si c'était son propre
chagrin à lui qu'il consolât, pouvant vous offrir quelque
chose qui ne serait ni de la paternité ni de l'amour,
mais une affection infiniment mêlée... Supposez avec
cela, comme par hasard, que ce vieil homme, avec son
trop plein d'inutile tendresse, trouve en vous épousant
l'occasion de se dévouer à un bonheur qui n'est pas
le vôtre, Jeannine, mais celui de la grande âme étrange
qui régit cette maison et dont vous portez un peu
Fimage dans vos yeux...
JEANNINE, Vinterrompant.
Arrêtez-vous. Je n'ignore pas à quel point vous avQz
aimé ma sœur; elle me l'a dit... Et quoique je ne sois
qu'une enfant, j'ai assez souffert et je suis assez intelli-
gente, monsieur, pour deviner de quel sacrifice vous
seriez capable pour Isabelle!... Mais non, c'est impos-
sible, tout de même!... Vous ne pouvez pas aller, même
à cause d'elle, jusqu'à vous charger de moi, et vous
traîneriez un bien pauvre petit paquet!... Merci... Je
ti'ai besoin d'aucun secours.... Je m'en tirerai toute
seule I
PIERRE
Ah, maisi savez-vous que vous êtes très chic, déci-
dément!... Vous avez raison, je lançais à tout hasard
cette bouée de sauvetage, oh! sans bien y croire, à
l'aveuglette, et pour voir ce que vous en diriez... mais
vous avez raison, malgré ce qu'aurait de tentant l'idée
paradoxale de nous unir tous deux pour leur seul
bonheur, nous ne le pouvons pas!...
JEANNINE
C'est bien tout de môme d'y avoir songé !
ACTE QUATRIÈME 475
PIERRE
Oui c'est bien, parbleu, oui, c'est très bien!... Voilà
ce qu'il faut se dire!... Ei je suis très content de nous!...
Ah! mais par exemple, ce qui est fort possible, ce que
j'exige, c'est qu'après nous être connus et rapprochés
comme nous venons de le faire, nous ne nous quit-
tions pas comme cela!... Ah! mais non!... Vous m'inté-
ressez diablement, savez-vousl... Il faut que nous de-
venions une bonne paire d'amis... dites, vous voulez?...
Madame Heiman, c'est bien sec! même en voyage...
Vous avez besoin d'un meilleur confident... Attendez,
attendez un peu, vous allez voir ! C'est moi qui vais me
charger de votre éducation!... Promettez-moi d'abord
qu'on s'écrira, tous les deux?... Ce sera très gentil, très
touchant ! ... On parlera d'eux, on se dira leur bonheur. . .
leur gloire... comme de vieux invalides qui n'en veulent
pas à leurs généraux de s'être fait casser la tête pour
eux!... Ah! vous verrez, à nous deux comme on se com-
prendra!... Ils ne savent pas quels êtres charmants nous
sommes... les imbéciles!... N'est-ce pas que je suis
sympathique?... Tope-là! Alors, vous voulez bien de
moi comme camarade?
JEANNINE
Oh! oui, monsieur!
PIERRE
J'emporte votre petite amitié^ comme une jolie fleur,
née des ruines, jeunes pour vous, vieilles pour moi,
de nos deux douleurs... née de tout l'amour qu'ils
n'auront pas compris!... L'élan précipité de ce grand
toqué doit vous effaroucher un peu, mais je ne veux
pas m'en aller sans que nous ayons conclu une vraie
alliance, dans le mystère de cette belle et triste soirée,
dont nous garderons le souvenir, et... Allons, voilà que
je m'exprime encore en style vieux monsieur... je
déraille... c'est désolant!
476 TENGHANTERfENT
JËANNINE
Vous êtes très gentil!... Mais quel ennui tout de
même de n'avoir pas de chance!...
{Vn gros soupir.)
PIERRE
A qui le dites-vous! Alors, je peux compter sur vous?
JEANNINE
De grand cœur.
PIERRE
Le pacte est conclu?... Je suis ravi... Et qu'allez-
vous faire, ma nouvelle petite amie?
JEANNINE
Je vais parler comme une grande personne... Il faut
que je sois bien raisonnable maintenant... Rappelez ma
sœur, voulez- vous?... Et merci...
(Elle lui serre la main. — Pierre va à la porte de droite.)
SCÈNE XII
Les MÊMES, ISABELLE, puis GEORGES.
JEANNINE
Isabelle... J'ai à te dire ce que je viens de décider...
(Elle va parler.) Attends que Georges soit là, veux-tu?
J*aime autant que vous soyez tous les deux.
ISABELLE
Le voici...
(Georges entre.)
JEANNINE, à voix haute, non sans émotion.
Après la façon dont Georges m'a parlé tout à Theure,
ACTE QUATRIÈME 177
et que j'ai bien retenue, je tiens à vous dire que je suis
décidée à partir avec madame Heiman. Je ferai le voyage
que vous voudrez. Et je m'engage à ne plus jamais
vous donner le moindre sujet d'inquiétude, à avoir
beaucoup de courage et à ne jamais vous faire de
peine... ni à l'un ni à l'autre... même de loin.
(Elle récite un peu comme une leçon, avec peine. Puis, comme
brisée par l'effort fait, elle se détourne d'eux brusquement.)
GEORGES
A la bonne heure, Jeannine!... Voilà ce qui s'appelle
parler!... On fera quelque chose de vous I...
(Isabelle, très émue, veut se précipiter vers Jeannine pour l'étrein-
dre dans ses bras, mais Jeannine a un mouvement de recul.)
PIERRE, entraînant Isabelle.
Laissez-la. Pas encore... L'effort a été gros!... (Bas.)
Un petit pacte est conclu entre nous. Un petit pacte
sérieux et profond.
ISABKLLE
Oh! merci, Pierre! Je ne doute pas de votre amitié,
ni de votre cœur excellent... Merci de voire aide...
merci de pouvoir compter sur vous. Si maman était là,
elle vous remercierait.
(Elle s'essuie les yeux.)
PIERRE
Allez, comptez, avant toutes choses, sur l'avenir. Tout
s'arrangera... et les peines s'envoleront... derrière
moi...
ISABELLE
Pierre!...
GEORGES, à Pierre.
Je te demande pardon, mon cher, de cette scène
de ménage où tu es tombé en plein...
178 L'ENCHANTEMENT
PIERRE, rapidement.
Comment donc!... Bigre, mes enfants! Onze heures?
Et la mère Heiman qui m'attend avec ses couvertures
de laine^.. Je me sauve! Demain matin, avant de
partir, je viendrai encore vous serrer la main... Mon
chapeau, mon pardessus?
GEORGES
Tu ne vas pas savoir retrouver tonchemin î
PIERRE
Par la grand'route.
Et le ciel s'est voilé.
GEORGES
PIERRE
Jeannine va m'éclairer jusqu'à la grille... n'est-ce
pas, Jeannine?... C'est vrai qu'il fait noir, tout de
mêmel (Jeannine prend vivement la lampe et passe devant Pierre.)
Bonsoir, honSOir, mes enfants ! . . . (On entend sa voix du dehors.)
Et il a plu!... Ce qu'on va patauger! Prenez garde à
votre jupe, Jeanneton...
SCÈNE XIII
GEORGES, ISABELLE.
GEORGES, étonné.
Tiens!.
ISABELLE
Pierre m'a laissé entendre qu'ils venaient tous deux
d'échanger une grande promesse d'amitié... Mais celte
amitié peut-elle être de- quelque secours à l'enfant qui
s'en va... si seule!...
ACTE QUATRIEME «79
GEORGES
Mais oui... Ils vont dire ensemble beaucoup de mal,
de nous... Ils sont sauvés!...
ISABELLE
Ah! que tues déconcertant, Georges!... Au moment
même où Ton croit te comprendre et te satisfaire, voilà
que tu ris!...
GEORGES, Tattirant sur sa poitrine.
C'est que je connais la banalité de la vie ! et j'ai
confiance en elle, et c'est sur elle que je compte! Sois
rassurée. Les pire drames, les plus tristes drames, un
beau jour, par un épuisement du sort, par une lassitude
du grand ironiste d'en haut, sans doute satisfait de nos
contorsions, se résolvent en une pichenette insigni-
fiante, en un incident d'une banalité... déplorable!
Tant de souffrances pour aboutir à çal... à rien... Et
pourquoi plutôt aujourd'hui que demain?... on ne sait
pas!... C'est épuisé!... on le sent, on n'en est pas
sûr!... Et c'est la vie!...
ISABELLE
Pauvre Jeannine!
GEORGES
Mais non, pas pauvre Jeannine!... Elle vient de
prendre une grande r^ésolution, très courageuse... Elle
s'ouvre à la vie vraie... et trouvera d'elle-même un
dénouement, incroyable d'insignifiance, à toute sa
grosse douleur!... On sourira ensemble un jour des
tragédies passées!...
ISABELLE
Ah! serons-nous jamais heureux, Georges?
480 L'ENCHANTEMENT
GEORGES
Mais oui, nous serons heureux! H le faut bien!...
Nous serons heureux, banalement, comme tout le
monde! comme les autres I... Allons, ma toute petite
Isabelle, confie-loi, enfin, à cette épaule, sans plus
jamais chercher à comprendre la grande force mysté-
rieuse à laquelle nous donnons le nom d'anjour, et
prononce-le, va, ce mot qui ne veut pas dire grand
chose, mais qui est bien tout de même dains ta bouche,
le plus charmant des mots... Allons... dis... dis?
ISABELLE, laissant tomber sa lêlo sur son ('paulo, dans un grand soupir.
Je t'aime!
RIDEAU
MAMAN COLIBRI
COMÉDIE EN QUATRE ACTES
Représentée pour la première fois au Théâtre du Vaudeville,
le 8 Novembre 1904.
Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays,
y compris le Danemark, les Pays-Bas, la Suède et la Norwège.
Batcred ftccordiug to act of Congreu, in the year 1904, "by EuGÈNB Fasqubllb
Im the office of the Librarian of Coa;ress at Washington.
Ail Rlghta reBerred.
16
PERSONNAGES
BARON DE RYSBERÇDE MM. Léraxd.
RICHARD DE RYSBERGUE Louis Gauthieh.
VICOMTE GEORGES DE CHAMBRY . André Brûlé.
LOUIS SOUBRIAN Baron pils.
LIGNIÈRES HooER Monteaux.
SOUBRIAN PÈRE Jcffre,
PAULOT DE RYSBERGUE Grésy.
FRANÇOIS Lalbarkde.
Un Domestique Suarès.
4 .
BARONNE IRÈNE DE RYSBEKGUE. M°>" Berthe Bady.
MADAME LEDOUX Cécile Caron.
COLETTE DE VILLEDIEU Paule Andral.
MISS DEACON Harlay.
MADELEINE CHADEAUX de Bray.
MADAME CHADEAUX Netza.
MARQUISE DE SAINT-PUY Henriette Andral.
LOUISA DE MORNAND.
JENNY Welsoxn.
L.v Nourrice Becker.
Première petite Fille arabe Angèle Henry.
Deuxième petite Fille arabe Suzanne Cruau.
MAMAN COLIBRI
ACTE PREMIER
Dans un hôtel particulier de l'avenue Friediand.
Un salon fumoir, vaste, attenant parle fond au grand salon.
C'est une pièce d'assez grand luxe raffiné. Tout est tendu
d'étoffes rares de l'Inde, très flottantes, môme le plafond;
mais sans verser dans le mauvais goût. — Le piano à queue
recouvert d'une admirable vieille chose asiatique qui traîne
à terre. — La porte qui sépare le grand salon, et qui est
fermée au lever du rideau, est toute en vitraux TÛTany,
opalins, ni trop clairs ni trop foncés. — Au milieu de tout
cela, pourtant, la tache brutale qui marque des gens d'af-
faires ; le téléphone dans un coin, près du piano, — une
table encombrée de papiers, des journaux qui traînent, etc..
— Quatre jeunes gens et un monsieur d'une cinquantaine
d'années, tous en habit, causent en fumant.
SCÈNE PREMIERE
RICHARD DE RYSBERGUE, PAULOT DE RYSBERGUE,
LOUIS SOUBRIAN, LIGNIÈRES,
SOUBRIAN PÈRE
RICHARD
Elle est encore très bien.
184 ;MAMAN COLIBRI
LOU'S SOUBRIAN
Conservée... mais rudement touchée... Tout ce que tu
voudras, elle est trop vieille pour toi.
RICHARD
Avoue en tout cas qu'elle a été épatante. J'ai été avec
elle à Monte-Carlo et à Aix en 1902.
LOUIS SOUBRIAN
Oui, je t'ai vu avec... La crevaison à chaque pas I
LIGNIÉRES
Enfin, monsieur Soubrian, nous vous faisons juge...
Votre fils est d'une mauvaise foi I
SOUBRIAN
Ohl moi, jeunes gens, je ne m'en mêle pas... Ces
questions ne sont plus de mon âge... Maintenant que
j'ai fini votre cigare, je rentre au salon rejoindre ces
dames... (a son fils.) Tu restes avec tes camarades?
LOUIS
Encore un peu.
lilCHARD
Enfin, dites, dites, monsieur Soubrian, qu'elle est
épatante.
^ SOUBRIAN
Épatante,' oui... Ahl jeunesse 1...
(11 ouvre la porte du salon, trësjéclairé, on voit des dames en robes
décolletées, un instant. — Il referme la porte derrière lui.)
SCÈNE II
Les Mêmes, moins SOUBRIAN
RICHARD
Tout ça, parce que tu es jaloux.
ACTE PREMIER 18&
LOUIS
Pourquoi?... Quand je voudrai j'aurai mieux.
RICHARD
Bien sûr... je ne dis pas le contraire, mais je main-
liens que, pour son temps, elle a été remarquable.
LOUIS
Enfin, d'où sort-elle?... Qu'est-ce que c'est?...
RICHARD
Ce que c'est? une Peugeot... du soixante à l'heure^
mon bon, comme du pain.
LOUIS
Avec un moteur qui cale à la cloche... oui.
LÏGNIÈRES
Tu sais que les Knapp en font une où le moteur est
en prise directe avec l'axe... ce qui donne un démarrage
à mourir de joie.
LOUIS
Non?
LIGNlÈRES
Comme je te dis.
RICHARD, versant des liqueurs.
Chartreuse?... curaçao, bière?
LOUIS
Verse-moi un peu de sherry.
RICHARD
Y en a pas...
LOUIS
Quelle boîte chez toil... Pas de sherry... Tu ne pour-
16.
186 MAMAN COLIBItl
rais pas dire à ta mère de s'occuper un peu plus de sa
cave ?
BICBARD
Oh! si lu crois que maman a le temps de s'occuper
de la maison I Elle ne s'occupe môme pas des dîners.
LOUIS
Alors, qui s'en occupe?... Ce n'est pas ton père, je
suppose, qui téléphone du bureau de faire un poulet
Marengo à déjeuner.
RICUARD
Et le cuisinier donc I ... Il est là pour ça. Et puis moi ;
moi, j'ai l'œil sur la maison, parfaitement, entre deux
affaires de Bourse... et il faut que ça marche sec!...
C'est moi qui flanque les domestiques dehors.
LOUIS
Alors, quand tu vas être marié, que deviendra-t-on
chez toi?
RICHARD
D'abord, rien n'est encore fait, et puis il y aura Paulot
qu'on dressera à avoir l'œil, pas Paulot?
(Il désigne son frère, qui ne dit rien, dans le fond... Dix-huit ans,
doux, blond et le regard très bleu.)
LIGNIÈRES
Pour rinstant, il a l'œil sur les bonnes, Paulot... Je
l'ai aperçu hier qui pelotait Louisa dans l'antichambre.
PAULOT
Oh ! ce n'est pas vrai !.
LIGNIÈRES
Ce n'est pas vrai?... Répète-le pour voir, morveux?
ACTE PREMIER 187
RICHARD
11 a mieux, Paulol. Il a une correspondance avec une
femme mariée.
LOUIS
Ça, c'est tordant,.. A son àgel... seize ans... 11 va
bien.
RICHARD
Pas, Paulot?... C'est la femme de qui, déjà?... du
bouquiniste de la rue Margueritte.
LOUIS
Mais il est déjà très gentil ton frère... avec ses grands
cols anglais... (ii lui prend la main.) Et il sc fait les ongles,
ma parole... du vernis I
RICHARD
Voilà; c'est l'amour.
' LOUIS, regardant en riant Paulot.
Il rougit gentiment Paulot. Une femme mariée à
seize ans!... Tiens, mais au fait, Lignières a commencé
ainsi en rhéto...
/ LIGNIÈRKS
Et ça dure encore.
LOUIS
Non?... Toujours la...
LIGNIÈRES
La papetière d'en face le lycée.
RICHARD
Mais, c'est un collage !
LIGNIÈRES
Deux ans! Oui, ça a commencé en rhéto. Je l'ai
lâchée en philo et puis je l'ai reprise quand je suis entré
t88 MAMAN COLIBRI
à TAcétylène. Dame, ça ne nous rajeunit pas!... Oui,
c'est du temps de la classe du père, Delattre que j'ai
fait cocu le papetier... C'est une femme charmante, du
reste... Elle a des idées sur la vie... C'est une mélan-
colique.
LOUIS
Elle doit sentir la gomme et le papier calque.
RICHARD
Je me rappelle, en sortant de classe, à Janson, je lui
achetais des cahiers de deux sous... elle me les comp-
tait trois. Ce n'est pas pour te vexer ce que j'en dis,
mais tu me dois des tas de sous.
LIGNIÈRES
Blaguez toujours... au moins, c'est une femme ma-
riée. Évidemment, je ne dis pas que ce soit gai, gai...
Le soir quand elle allume le bec Auerdans la boutique,
je me sens le cœur fade... mais enfin ça vaut toujours
autant que de courir vos grues.
LOUIS
Non, moi je ne comprends que les grues... c'est
propre, net et chic; on sait sur quoi on marche...
Toutes les autres femmes me font l'effet de femmes
de chambre.
LIGNIÈKES
Paulol dirait que ce n'est déjà pas si mal!
RICHARD, à Louis Soubrian.
Et Marcienne?Ça biche?...
LOUIS
Épatamment... merci... Tu l'as vue la gosse dans la
revue de la Cigale?
RICHARD
Oui... je la trouve charmante...
ACTE PREMIER 189
LOUIS
Merci... n'est-ce pas?
RICHARD
Paulot, sais-lu si Geoi*get doit venir? .
PAULOT
Il me Ta dit, du moins.
LIGNIÈRES
Qui, Georget? Ah I oui, voire inséparable, le petit
de Chambry.
RICHARD
N'en dites pas de mal.;, c'est mon meilleur ami.
LOUIS, prenant Richard par lo bras.
Psstt!... Richard. On peut t0 parler à cœur ou-
vert?
RICHARD
Vas-y.
LOUIS
Papa m'a assuré que tu étais fiancé à mademoiselle
Chadeaux.
RICHARD
Après?
LOUIS
Après? je vous ai observés tous deux pendant le
dîner...
RICHARD
Eh bien?
LOUIS
Eh bien, si vous êtes fiancés, vous cachez bien votre
jeul... Et encore, me disais-je, après dîner il va rester
au salon, auprès d'elle... Du tout! voilà une demi-heure
que nous sommes ici à nous croire obligés d'aller jus-
190 MAMAN COLIBRI
qu'au bout de nos cigares et tu ne manifestes pas la
moindre intention de décaniller...
RICHARD
C'est exprès.
LOUIS.*
Comment?
RICHARD
Je tiens à bien manifester ce soir, — parce que sa mère
est là, — que rien n'est moins décidé, que rien ne jus-
tifie encore cette position de fiancé que tout le monde
m'octroie, sans l'ombre de raison... J'ai vingt-deux ans,
je suis l'associé de mon père et j'entends rester libre
entièrement de mes actes et.de mes goûts... J'exige
que personne, pas même madame Chadeaux mère,
ne me force la main.
(Uq domestique entre par la gauche.)
LE DOMESTIQUE
Monsieur Richard... on vient de laisser ce paquet
pour Monsieur. On m'a dit de le remettre de suite.
RICHARD, prenant le paquet.
Bon... Y a-t-il la facture?
LE DOMESTIQUE
Non, Monsieur.
(Le domestique sort.)
RICHARD
Regardez mes enfants.
(Il ouvre un écçin.)
LIGKIÈRES
C'est admirable !
LOUIS
Qu'est-ce que c'est?
RICHARD
Un pendentif... Emeraudes et perles.
ACTE PRElMIER 191
LOUIS
Ah, Ahl Tu vois bien... le cadeau de fiançailles?
RICHARD
Non, c'est un cadeau de rupture.
LIGNIÈRES
Déjà?
RICHARD
Avec Nichetle. ,
LOUIS
Ah I c'est Nichette ?
RIi:UAR!)
Oui... j'essaie de rompre honorablement. Elle fait un
pétard du diable. J'ai eu une scène terrible hier... Elle
m'a menacé de vitriol.
LIGNIÈRES
Alors loi, prudent...
RICHARD, montrant )• bijou.
Tu vois... là... j'ai fait mettre deux dates : celle de
notre première nuit et celle de notre dernière.
LIGNIÈRES
Mais on a écrit mai pour la dernière, et nous ne
sommes qu'en avril.
RICHARD
C'est pour lui donner le temps de s'habituer.
LOUIS
La nuit de mai I... C'est un coupon pour le mois pro-
chain, quoi?...
RICHARD
Ohl un tout petit coupon... une avance... Mon père
492 MAMAN COLIBRI
m'a dit qu'il faudrait lui donner une gratification de
vingt mille francs. Il me les a promis.
LIGNIÈRES
Ahl veinard, d'avoir une famille qui peut donner
vingt mille balles aux maîtresses de ses filsl... Quel
fonds de papeterie on achèterait avec vingt mille francs I
LOUIS
Au fait, Richard, expligue-moi, une bonne fois,
pourquoi tu dis toujours mon père, en parlant de mon-
sieur de Rysbergue, et, maman, en parlant de madame
de Rysbergue... Faudrait s'entendre. Les poupées qui
disent « maman » disent aussi « papa »...
RICHARD, l'interrompant, en riant.
Papa serait impossible et mère serait si drôle, si
grave pour maman 1... Cela lui irait si mal avec sa fri-
mousse... « Mère!... mère chérie!... » J'aurais presque
envie de rire... « Maman », même, sonne trop vieux pour
elle... Nous avions ajouté un surnom, Paulot et moi,
ces vacances à Trouville, pas, Paulot? tant cela nous
semblait ridicule d'appeler sur la plage cette grande
jeune femme maman tout court... c'était honteux... on
se retournait.
LOUIS
Comment l'appeliez-vous ?
RICHARD
t
Colibri. Maman Colibri. ^ . '
LIGNIÈRES
C'est gentil, mais c'est un peu long.
LOUIS
Je n'aime pas les surnoms, ça fait toujours factice et
bebéte.
■'« '•^ a>. iv~' -.uni i . s.
ACTE PREMIER 193
RICHARD
Paulot qui avait trouvé ça en jouant au tennis... Il
disait que derrière le filet du tennis elle avait l'air d'un
colibri à travers les barreaux d'une cage... Ohl mais
c'est qu'il est très poète, Paulot!... une nature en
dessous... on ne sait jamais ce qu'il pense... et puis on
est étonné..
LOUIS
La voilà bien la poésie pour les imbéciles I . . . Colibri !
"Comme si un surnom d'oiseau, c'était plus poétique et
plus flatteur qu'autre chose... Les oiseaux, c'est des
petites bêtes malpropres qui mangent des asticots...
PAULOT
Le colibri, il boulotte des fleurs.
LOUIS
Et ta sœur?
PAULOT
Je l'ai lu l'autre jour en potassant mon Michelet.
LOUIS
Et ta sœur?
PAULOT
Qu'est-ce que tu veux parier?
LOUIS
Cent sous si je gagne et quarante sous si je perds.
PAULOT
Tenu.
(Il sort.)
LOUIS
Ouvre la fenêtre, ça pue la fumée ici... c'est une
infamie.
LIGNIÈRES, avec un sourire indéfinissable.
Je ne déteste pas... Cela fait un agréable mélange
avec l'odeur de la maison.
n
194 MAMAN COLIBRI
RICHARD
Comment, Fodeur de la maison?... Elle a donc une
odeur particulière ma maison ?
LIGNIÈRES
Je te crois! On la renifle de la rue quelquefois,
quand les fenêtres sont ouvertes .. un parfum trop
fort, qui sent jusque dansTescalier... C'est pénétrant...
ça envahit tout... Tu y es habitué, tu ne le sens plus,
toi... mais pour ceux qui arrivent, c'est exquis.
RICHARD
Le parfum de maman... Du Chypre, de l'œillet blanc
et du foin coupé, je crois.
LIGNIÈRES, reniflant.
On dirait qu'il y a autre chose aussi... je ne sais pas
quoi... c'est un parfum porté, volatisé, -depuis des
années, dans les chambres... Tiens, sens ce coussin.
(Il prend un coussin et le met sous le nez de Richard.)
RICHARD
C'est embêtant, pour des gens d'affaires.
LIGNIÈRES
Il en est de ta maison comme des femmes, dans la
rue, trop parfumées.
RICHARD
On les fuit?
LIGNIÈRES, doucement.
Maison y songe.
PAULOT, rentrant un livre à la main.
Tiens voilà.
LOUIS
Lis loi-même, j'ai confiance... mais ne triche pas.
ACTE PREMIER 195
: PAL LOT, lisant.
« Ces oiseaux vivent des fleurs de là-bas, de leurs
sucs brûlants et acres, en réalité de poisons .qui sem-
^ blent leur donner leur âpre cri et l'éternelle agitation
de leurs mouvements colériques, et aussi ces reflets
étranges... or, acier, pierres précieuses... La vie chez
cette flamme ailée, est si brûlante, si -intense, qu'elle
brave tous les poisons... Tète basse, il plonge du poi-
\ gnard de son bec au fond d'une fleur, puis d'une autre,
i en tirant les sucs... parfois emporté de furie, contre
qui? contre une fleur déjà dévastée à qui il ne pardonne
; pas de ne pas Tavoir attendu... »
i
» LOUIS
{ Bigre! Il en a une santé cet oiseau-là 1... Enfin, tiens,
i voilà vingt sous, mais il faut que je vérifie... je sens
j que tu as triché.
t (A ce moment, la sonnerie du téléphone.)
RICHARD, décrochant l'appareil.
Allô... allô... Vous demandez! Ah? pour un rensei-
gnement... alors téléphonez à notre siège central,
demain, rue Taitbout... Quoi? Ah! c'est vous, monsieur
Crouzet... Oui, je suis au courant... (Aux autres.) Taisez-
vous donc, je vous en prie, mes enfants, une seconde;
je n'entends rien; c'est sérieux... (Reprenant l'appareii) Mon
père est là-haut dans son bureau. N'est-ce pas, Paulot?
PAULOT
Oui.
RICHARD, continuant.
Oui, il est là-haut... Il est très occupé ce soir, il part
demain pour Vienne... Oui, toujours en voyage...
grosse affaire... nous allons avoir la concession de tous
les tramv^ays électriques... oui, notre modèle de Saint-
Quentin. Ah! c'est pour l'Assemblée générale que vous
196 MAMAN COLIBRI
téléphonez... Eh bien, la souscription de dix mille
actions est déjà prise ferme, par un groupe impor-
tant... mais vous savez sur les nouveaux titres créés on
en a réservé pour une souscription en espèces qui ser-
vira à doter la... (s*interrompant.) mais taisez-vous donc,
nom de Dieul... (ii reprend.) à doter la Belge-Américaine...
Maintenant si vous voulez des renseignements plus
amples... Mon père, lui-même?... Diable! c'est que je
vous dis, avant son départ... Attendez une seconde...
(A Pauiot.) Paulot, veux-tu lui téléphoner là-haut, s'il
peut recevoir demain matin, monsieur Crouzet...
(A l'appareil.) Une sccondc, monsicur... Oui, nous avons
quelques personnes à dînçr... Vous entendez ça d'ici?...
Je vous remercie... elle va bien... Oh! ma mère ne
compte pas aller à Cannes cette année... il est si tardi
PAULOT, téléphonant à un petit appareil d'intérieur, contre le mur.
Richard demande si peux recevoir demain matin
monsieur Crouzet... A dix heures...? (Se retournant, à Richard.)
Oui, à dix heures.
RICHARD ^
Mon père vous attendra à dix heures... c'est cela...
c'est entendu... Oui, oui.., ici... parfaitement... bonsoir.
(Il raccroche les récepteurs.) Je VOUS demande pardon... vous
pouvez regueuler, maintenant, tant que vous voudrez.
LOUIS
Merci.
(Durant cette conversation, Lignières s'est approché du piano, ott
il a commencé en sourdine à tapoter un air de café-concert.)
PAULOT, à Richard,
Père a dit qu'il allait descendre dans une seconde.
LOUIS, s'interrompant de parcourir un journal, à Richard.
Hé?... Qu'est-ce que je vois là?... Cet article, sou-
ligné au crayon bleu dans le JournaL,, tu as vu?
ACTE PREMIER 197
RICDARD
C'est de ce sale petit Chimène, que nous avons
évincé... La prochaine fois, je le calotte publiquement.
Et d'ailleurs, je vais lui faire demander des excuses,
demain.
LOUIS
Est-ce la peine de déranger deux messieurs pour
rapporter des choses aussi plates ?
RICUARD
Ah! non, tu sais... je ne plaisante pas sur ce cha-
pitre là!... Le respect du nom avant toul. Il y a une
chose sur laquelle je n'admets pas qu'on transige :
l'honneur de la famille.
LOUIS
Ce n'est pas moi qui te contredirai... avec quinze ans
de salle d'armes que tu as dans les jambes. Mais tu
t'emballes pour un rien! Nini le disait Tautre jour
à la gosse : « 11 s'emballe! Il s'emballe! »
RICHARD
Pas le moins du monde... seulement j'ai un autre
principe, très net...
LOUIS
Prends garde. Quand on a trop de principes c'est
comme si on n'en avait pas du tout.
RICHARD
Celui-ci : que l'humanité ne vaut pas la corde pour la
pendre... et qu'il faut traiter les gens à coups de pieds
dans le derrière. Une bonne gifle dans la vie est une
réponse èi tout.
LOUIS
Pan, pan!... Il fait bon se sentir de vos amis. Juste-
ment, sais-tu où est mon père,pendant que nous causons?
17.
V
i98 MAMAN COLIBRI
RIGUARD
Au salon.
LOUIS
Du lout, là-haut, avec ton père à toi, en train de lui
proposer une affaire.... la commandite du Grand
Radical,,, qui soutiendrait vos intérêts.
RICnARD
Commenl? Quoi?... Votre sale canard?
LOUIS
Il lire à 30.000, notre sale canard !
RICHARD
D'abord, nous ne nageons pas dans ses eaux...
Nous sommes orléanistes et je croyais que ton père
avait des idées pas trop éloignées de celles qu'il défend,
tous les jours, dans son journal.
LOUIS
Oh! papa, papa!... Quand il est à jeun, il est répu-
blicain; quand il est pompette, il devient royaliste, et
quand il est saoul, il est anarchiste.
(La porte du salon s'ouvre et Irène de Rysbcrgue entre avec
vivacité, en refermant la porte.)
SCÈNE III
Les Mêmes, IRÈNE
IRÈNE
Arrivez donc ! . . . Vous n'avez paà,encore fini ? Ce qu'on
se rase par là, mes petits, ouf!
RICHARD
Mon cigare n'a plus qu'un centimètre et demi,
regarde.
IRÈNE
Dis donc, hein? Crois-tu!
ACTE PREMIER 109
RICHARD
Quoi? la Brécourt?
^ IRÈNE
Cette vieille calamité qui ne peut pas supporter la
fumée de tabac, à son âge ! Elle a pourtant eu un siècle
pour s'y habituer. Je la retiens!
RICHARD
Non lâche-la.
IRÈNE
Ce n'est pas Tenvie qui m'en manque. Si tu crois celle
petite corvée folichonne!... La Brécourt, la Marquise,
et ta future belle-mère... le wagon des dames èeules!
RICHARD
Reste dans celui des fumeur».
LIGNIÈRES
Oh oui! madame, faites çal
IRÈNE
Il ne faudrait pas m'en défier! De quoi parlez -vous
dans votre compartiment? Nous, on parle mariage...
c'est à mourir. J'ai beau essayer d'amener la conver-
sation de ta fiancée sur le divorce, ça a l'air de lui
paraître trop prématuré.
RICHARD
Dis donc, maman, ne donne pas de mauvais conseils
. à ma femme, je te prie.
IRÈNE
A la condition que vous allez rentrer immédiate-
ment... Oh! vous avez de la bière, veinards!
LOUIS, se précipitant.
Vous en désirez, madame?
200 MAMAN COLIBRI
IRÈNE, riant.
Je VOUS crois I (II lui en verso dans le verre qu'elle tend.) AUez,
n'ayez pas peur. Un demi, mon garçon, un deroil
RICDARD, à Lignières.
Est-elle jeune, maman!
IRÈNE
On nous prend pourfrère et sœur quelquefois... moi et
Richard?... Oh! dites donc, monsieur Soubrian, figurez-
vous que l'autre jour à Armenonville, en descendant
d'auto, bras dessus bras dessous, mais pas plus que
cela, (Elle prend le bras de Richard) pOUr m'appuycr UU pCU,
parce que j'avais les jambes engourdies, le garçon a
cru que nous étions en bonne fortune... Il nous a
offert un cabinet particulier... ma parole!... Moi j'étais
ravie... Richard fulminait!...
RICDARD
Cette blague!
IRÈNE
Allons donc! Ça te met en rage d'avoir une mère qui
a l'air aussi jeune que toi... (Un temps.) Seulement, au
fond tu en es fier. Ça compense. (Elle lui donne une tape, de
l'éventail, sur la joue.) Gcorgct n'cst pas arrivé?
TAULOT
Il ne doit pas larder.
IRÈNE
Lequel de vous jouait si mal du piano, tout à l'heure?
LOUIS, désignant Lignières.
Lui.
IRÈNE
Je ne vous félicite pas.
ACTE PREMIER 201
LIGNIÊRES
Oh! mais je joue très bien la Valse Bleue ; seulement
avec un seul doigt, alors ça fait moins d'effet.
IRÈNE) près du piano.
Voulez-vous que je leur exprime mon état d'âme, à
travers la porte ?
RICHARD
Maman, maman, je ne suis jamais tranquille avec
toi!
(Elle s'assied au piano, rapide, légère, toutes jupes papillotantes
et attaque le Dies Irœ.)
LIGNIÈRES, bas à Louis Soubrian.
Je préférerais la mère à la future belle-fille.
LOUIS, de même.
Tu n*es pas dégoûté I... Mais ce n'est qu'une supposi-
tion; rien à faire. Maman Colibri, oui... mais la Vertu
par un grand ^V. Pas la plus petite histoire... Nic-
kelée I... Chaulin a essayé... 11 s'est fait rembarrer
dans les grands prix.
LIGNIÈRES
Dommage I dommage !... Quels yeux !
LOUIS
Et le décolleté donc!... (ils la détaillent tous deux du regard.)
Le corps doit être charmant.
RICHARD, s'approchant d'eux.
Elle a un aplomb, maman !
LIGNIÈRES, avec un sourire.
C'était ce que nous étions en train de dire.
202 MAMAN COLIBRI
RICnABD, de loin, à sa mère.
Tu sais que Madeleine va parfaitement reconnaître
que c'est toi qui joues.
IRÈNE, Eo levant.
Ça lui donnera un avant-goût de la fanîille... (Reprenant
son éventail.) Qui est-ce qui vieut à l'Hippique, demain?
Oh I vous verrez ma robe, un amour I
RICHARD
Tant mieux, parce que celle que tu portes, ce soir...
IHÈNE
Elle ne te plaît pas? Je vais aller en changer, si tu
veux?... Voyez-moi ça! vrai, mon garçon, je plains
ta femme !
LIGNIÈRES
Je ne sais ce qu'il a contre cette robe; elle est ado-
rable I
IRÈNE
Moi, je sais! Il la voudrait couleur jiubergine avec
des pensées en application... et des choux... violets...
avoue, hein? que tu voudrais des choux... tu en meurs
d'envie!...
RICUARD
Ce n'est pas ce que je veux dire.
IRÈNE
Tais-toi, tiens !... Je t'excuse en pensant que si
j'avais une fille, il y a déjà cinq ans qu'elle ne me par-
donnerait ni la robe, ni le, visage... Et maintenant, en
vagonl... Oh! une idée... Je vais faire enrager la Bré-
court... Paulot, une cigarette, vite, vite... des miennes...
Je vais rentrer comme si j'avais oublié la consigne...
ACTE PREMIER 203
VOUS allez voir... Et avec mon plus gracieux sourire
encore.
'^ * Tette^aux lèvres, elle ouvre la porte du salon, d'un air
- et naturel; elle referme la porte derrière elle.)
LIGNIÈRES
C'est vrai qu'on dirait d'une grande sœur qui ne vous
ressemblerait pas... D'ailleurs, la phrase est courante :
« Madame de Rysbergue?... On dirait la sœur de ses
enfants. »
RICHARD
Mais, mon dieu, c'est un peu ça... Maman s'est mariée,
elle n'avait pas dix-sept ans... j'en ai vingt-deux...
comptez.
LOUIS
Trente-neuf... .Elle en paraît trente.
IRÈNE, apparaissant par la porte entre-bâillée, à voix basse,
et avec un clia d'œil.
Ça y est, mes enfants... Tableau!... Tiens, Paulot,
le cendrier... (EUelul tend sa cigarette, qu'il prend.) Et puis arri-
vez, hop !
(La porte se referme.)
RICHARD, aux autres.
Allons, vous venez? (ils jettent leurs cigarettes. A Paulot, en lui
tapant sur l'épaule.) PaSSC !
(Paulot entre le premier au salon.)
LIGMÈKES, les mains dans les poches, se balançant, à Louis.
C'est dommage... c'est dommage...
Loms
Tu y penses encore?
LTGMÈRES
Elle est rudement désirable... je voudrais le lui dire.
204 MAMAN COLIBRI
LOUIS
. Je ne te le conseille pas... Penses-y toujours, mais
n'en parle jamais.
(Ligniëres entre au salon. Au moment ob Louis et Richard sont
sur le seuil, Monsieur de Rysbergue et Soubrian entrent par
la porte de gauche, le pardessus sur le bras et le chapeau à la
main.)
SCÈNE IV
MONSIEUR DE RYSBERGUE, SOUBRIAN, RICHARD,
LOUIS i
MONSIEUR DK RYSBEBGUE, appelant.
Richard!... (Richard se retourne et redescend avec Louis qui a
aperçu aussi son père.) Je vais au Cefclc, un instant, avec
Soubrian. Le train de Vienne est à midi 10 demain.
Je déjeunerai dans Paris... Le coupé portera mes
valises à la gare... j'ai donné mes ordres... Toi, sois au
bureau demain matin, à sept heures. Je t'indiquerai
les dernières instructions...
RICHARD
Bien.
LOUIS, à son père.
Bonsoir, papa!
(Soubrian et son Als échangent un clin d'œil en se séparant.)
RICHARD
Tu seras de retour quand ?
RYSBERGUE
Dans huit jours... Je ne partirai de Vienne qu'avec
le traité signé et la prime dans ma poche.
RICHARD
Parbleu !..• C'est tout pour ce soir?... Tu sors avec
ce pardessus d'été ? Tu auras froid, je t'avertis.
t
s
;
i
ACTE PREMIER . 20o
RYSBERGUE
Fais-moi descendre Tau Ire, si ça peut le faire plaisir.
(Richard a parlé à son père, du ton docile et respectueux que l'on
a avec un supérieur dont on ne discute pas les ordres,)
(
SCÈNE V
RYSBERGUE, SOUBRIAN, seuls.
RYSBERGUE
Un cigare en sortant,' Soubrian?
» (Il lui tend la boîte.)
i , SOUBRIAN
^ Volontiers.
J RYSBERGUE
^ Qeux-ci?
^ SOUBRIA^V, coupant son cigare et allumant.
^ Quelle existence que la vôtre !... Toujours par monts
*^ et par vaux!... On peut dire que vous ne volez pas
ff votre argent, vous!... Vous êtes un glorieux brasseur
d'affaires, mais nom d'un chien, votre vie n'est pas
une sinécure. Vous n'avez pas même ie temps de
profiter de votre luxe.
♦^ RYSBERGUE
Mon luxe, mais c'est pour ma famille, ma femme,
mes enfants... Moi, je vivrais avec un lit, une table et ^
i une chaise.
.C SOUBRIAN
^ Comme Napoléon.
RYSBERGUE
Si vous voulez! Le luxe, pour les amuser, eux... le
travail, pour m'amuser, moi... histoire de passer mon
activité...
18
i
206 MAMAN COLIBRI
SOUBRIAN
Formidable...
RYSBERGLE
Formidable, oui. Cela vous élonne?... Bah! c'est
une revaache d'aclivilé que nous prenons, nous autres
aristocrates, sur la vie immobile et contemplative de
nos aïeux.
SOUBRIAN
Les fils ont des fourmis dans les jambes... Alors, mes i
pères devaient être rudement plébéiens, car j'ai h\en 1
envie de m'asseoir.
RYSBERGUE
Moi, de marcher, vivre, aspirer!... Ce train de maison
dont vous parlez, je n'en jouis même pas ! C'est ^*
vrai... j'aime le sentir prospérer, cerles, mais au fond ?
il m'ennuie... Tant de bruit ne laisse pas de m'agacer, \
toutes ces femmes, ces jeunes gens, ces soirées de mu- \
sique me porteraient pour un peu horriblement sur les
nerfs... Non, mais revenir comme je vais le faire, dans ^
huit jours, avec un petit demi-million à jeter aux enfants
et à ma femme, voilà mon plaisir... Faire fructifier
ma fortune, établir une famille honorée, enviée, digne
de ma branche passée, de mon nom, — quitle à le
faire reluire d'un éclat nouveau sur tous les essieux
des tramways électriques, — voilà ma joie... Sans quoi,
que me faut-il? pas même une bonne table... un cheval
de selle... des chiens de chasse... d'excellents cigares..,
(Il en prend un dans la boîte.) COmmC CClui-ci...
SOUBRIAN, clignant de l'œil.
Des femmes...
KYSBERGUE, après avoir regardé dans le vague, un instant.
Peuh!... je n'ai pas le temps de me payer une con-
science compliquée! (Changeant de ton.) Vous voycz que je
réponds avec franchise à voire interview, hein?... Je
ACTE PREMIER 207
VOUS vois venir, vous, depuis une heure... Vous voulez
me tirer les vers du nez... On ne me fait dire que ce qu'il
me plaît.
SOUBRIAN
Oh! mes intentions sont pures... Evidemment un
article sur votre industrie m'intéresserait...
RYSBERGUE, trouvant le journal souligné au crayon bleu sur un canapé.
Comme celui-ci?... (Geste deT)rotestation de Soubrian.) Atten-
dez donc que je plie ça... Absolument inutile de
laisser traîner ces petites choses sur les fauteuils, (ii va
au tiroir.)
SOUBRIAN
Voyons, Rysbergue... une fois, deux fois, avant de
franchir ce seuil, acceptez-vous la commandite du Grand
Radical "î
RYSBERGUE, avec une moue.
Huml Le titre...
SOUBRIAN \
Ça se change.
RYSBERGUE, souriant avec mépris.
Mais « radical » c'est difficile à faire disparaître d'une
manchette.
SOUBRIAN
Il y a des benzines très puissantes... Si on le chan-
geait?
RYSBERGUE, brusquement.
Je serai très net... Non.
SOLBRIAN
Et pourquoi?
RYSBERGUE
Parce que, mon cher... Va*is permettez que je sois
franc?
SOUBRIAN
Faites donc.
208 MAMAN COLIBIU
RYSBERGUE, refermant le tiroir où il a glissé le journal.
Eh bien, si je portais un grand nom français, ce me
serait égal de le compromettre un peu. Il est des gloires
nationales qui supportent vaillamment, et même peuvent
tirer une légère coquetterie de certaines compromis-
sions. Ce n'est pas la même chose pour nous, les étran-
gers... (Un domestique entre aveo un pardessus et aide monsieur d»
Rysbergue à le passer.) Bien que ma femme soit très française
et de vieille souche incontestée, je n'en reste pas moins
étranger... et il s'attache toujours un peu de discrédit,
vous le savez, à un nom de là-bas... On a beau faire,
nous avons toujours vaguement Tair raslas. '
SOUBRIAN
La Belgique est une petite France.
RYSBERGUE, souriant.
Vous êtes bien aimable, mais un grand Belge n'est
,.^* _jamat« tju'un petit Français. (Au domestique qui a fini.) Merci,
mon ami. (Le domestique sort.) Je dois être susceptible en
proportion de cette infériorité. Qui plus est, de mon nom
presque royal, — là-bas! — j'ai fait une raison commer-
ciale ! Songez donc comme il faut que je le préserve et
ne laisse point retomber sur moi ou sur ma famille
la plus petite des suspicions, de quelque nature qu'elle
soit!... J'ai placé cet orgueil plus haut que tout dans
ma vie, prêt à châtier qui en douterait; mes enfants
sont élevés dans ces idées... elles sont déjà le but de
leur vie, j'en suis sûr. Le marché que vous me proposez
n'a rien de déshonorant en soi, il est de commerce cou-
rant; je ne puis l'accepter, voilà tout. Je vous prie de
m'excuser.
(Ceci a été dit avec une certaine morgue et grande fermeté.)
SOUBRIAN
Mais comment donc ! Ce point de vue est trop res-
ACTE PRKMIER 209
pectable... Seulement il était inutile de me faire toute
cette vaste profession de foi pour un refus aussi naturel...
Je vous ai transmis une proposition de nos action-
naires... moi, pour ma part personnelle, vous savez, je
m'en fous l
RYSBERGUE
Je ne vous ai pas dit autre chose.
SOUBRIAN
Nous sommes d'accord.
RYSBERGUE
Vous le voyez.
SOUBRIAN
Allons au Cercle.
SCENE YI
Les Mêmes, laÈNE
IRÈNE, ouvrant la porte du salan.
C'est toi?
RYSBERGUE
Tu fermes donc la porte des deux salons, maintenant?
IRÈNE
Madame Brécourt ne peut pas supporter la fumée,
mais elle vient de s'en aller, justement, je rouvrais
quand j'ai entendu ta voix (Elle ouvre grande la porte.
On voit l'autre salon.) Te rcvcrrai-jc avant ton départ?
RYSBERGUE
Je ne sais pas... J'irai de bonne heure au bureau et
le train esta midi.
IRÈNE
Alors adieu... Seras-tu de retour pour le dîner du 14.
18.
210 MAMAri COLIBRI
RYSBERGUE
0hl je ne pense pas... Il me faudra bien dix jours...
IRÈNE
€'est la série des Duchatel et C'% le quatorze.
RYSBERGIJE
Tant mieux, tant mieux... L'important est que je
sois là pour le dîner du prince Paul... Ah! fais attention
au cheval gris, en mon absence.
IRÈNE
Il est malade?
RYSBERGtE
Le vétérinaire viendra après demain... Je te serai
reconnaissant de le voir toi-même. Je crois qu'il faudrait
quelques pointes de feu... En tout cas ne le surmène
pas.
. IRÈNE
Entendu.
RYSBERGUE
Adieu...
IRÈNE
Bon voyage, si je ne te revois pas.
(Elle serre la main à monsieur Sonbrian.)
SCÈNE VII
IRÈNE, puis peu à peu COLETTE DE \^ILLEDIEU, LOUIS
SOUBRIAN, MADELEINE CHADEAUX, RICHARD,
MADAME CHADEAUX, LA MARQUISE DE SAINT-
PUY, LIGNIÈRES.
IRÈNE, appelant.
Colette! Madame de Saint-Puy!... Enfin, circulons un
ACTE PREMIER 211
peu, mainteDant... Venez voir ma vieille peinture
indienne... J*adoremon petit coin... On est si bien, là...
LOUIS
J'admirais tout à Theure ce panneau.
IRÈNE
N'est-ce pas? Et enfumez-nous surtout, jeunes
gens... Colette, tu ne veux pas boire?
COLETTE
Si, mon petit chou... du frais, du très frais. (Pendant
qu Irène prépare une boisson.) Qucl numérO CnCOre que la
marquise de Saint-Puy I
IKÈNE
Elle est du meilleur faubourg. Fais-la causer, c'est
adorable. Vous ne connaissiez pas mon amie Colette,
monsieur Soubrian?... On a été au Sacré-Cœur ensem-
ble, dans la classe de Sœur Marie-Jacques... Dites-lui
des choses énormes ; elle adore ça.
COLETTE
Ohl Irène!
IRÈiNE
Et monsieur Soubrian, ma chère, sait des histoires
d'un roide!... Racontez-lui celle de l'anglaise et des
quarante voleurs...
LOUIS
Celle-là, je ne la raconte qu'aux jeunes filles.
IRÈNE
Colette est veuve... C'est presque pareil.
LOUIS
Alors... venez-là... et pâlissez.
(On voit dans le salon du fond la marquise de Saint-Pujr causant
avec madame Chadeaux et Lignières.)
2d2 MAMAN COLIBRI
RICHARD, à mi-voix, passant à droite avec Madeleine Chadeaux qui va
s'appuyer au piano, en tripotaillant des fleurs.
Vous habituez-vous un peu à la maison, Madeleine?
MADELEINE
Votre milieu m'effraye énormément.
RICHARD
Pourquoi?
MADELEINE
Je ne sais... je suis mal à l'aise... J'ai été élevée bour-
geoisement... Tenez, cette femme qui rit si fort... (Eiie
montre Colette dans un coin avec Louis Soubrian.) SOU rire m in-
^Hiete, me trouble, vous n'avez pas idéel
RICHARD
La petite de Yilledieu?... Elle n'est pas terrible.
MADELEINE
J'ai besoin d'être rassurée.
TÇ,
RICHARD
N'ayez pas peur; je suis là... Alors si popotte?...
nt mieux. Je voudrais une femme très popotte.
MADELEINE
Oh! bien! moi...
RICHARD
Vous ferez des confitures à votre mari?
MADELEINE
S'il me les demande.
RICHARD
11 vous les demandera... entendu. Nous avons des
goûls très pareils, c'est attendrissant.
ACTE PREMIER 213
MADELEINE
G'est ennuyeux.
RIGI3ARD
Pourquoi ?
MADELEINE
Parce que si nous nous apercevons que nous sommes
faits Tun pour Tautre et si nous en restons là, ce sera
pour éprouver des regrets considérables.
RICnARD
•Allons donc! je connais une personne qui était tout
à fait persuadée que j'étais indispensable à son bonheur
à venir... Eh, bien, maintenant elle est très heureuse
avec un monsieur très différent.
MADELEINE
Il est peut-être mieux que vous...
RICUARD
Il est très bien. C'est un juge suppléant au parquet
de Limoux ; ainsi, vous voyez !
MADELEINE
Merci, au moins vous êtes encourageant.
MADAME CQADEAUX, qui est descendue.
Madeleine?
MADELEINE
Maman?
(Richard remonte au fond et va parler à la vieille marquise de
Saint-Puy et Lignières.)
MADAME CUADEAUX, bas.
Quand tu voudras partir...
MADELEINE
Non, j'aiencore à causer.
214 MAMAN COLIBRI
MADAME CHADEAUX
Il te plaît ?
MADELEINE
Je ne sais pas.
MADAME CUADEAUX
Il n'est pas inconvenant avec toi, au moins?...
MADELEINE
Oh I maman...
MADAME CHADEAUX
Sait-on! Ils sont tellement hurluberlus dans cette
fômille... Cette mère...
MADELEINE, bas.
La voilà.
IRÈNE
Comme elle est jolie votre Madelon... Et Tair si bon,
si droit
LOUIS
Et si gai 1
MADAME CHADEAUX
C'est une enfant.
LOUIS
Oh! quelle mauvaise raison! Ainsi, moi, depuis l'âge
de dix-sept ans, je suis mélancolique, sombre, taci-
turne...
IRÈNE, riant.
Ne désespérez pas, jeune homme, la jeunesse vient
avec l'âge I . . . (Gaminement à la marquise de Saint- Puy qui s'approche.)
N'est-ce pas, marquise?
LA MARQUISE
Je n'ai pas entendu... Je suis un peu distraite, vous
îé savez.
ACTE PREMIER 21S
LIGMÈRES
Je crois bien! elle est sourde comme un pot.
IRÈNE
Je demandais à quelle œuvre nouvelle vous vous in-
téressez en ce moment? Car madame de Saint Puy est
celle qui a ouvert les portes de son hôtel seigneurial, à
50 centimes, au bénéfice dès blessés des Balkans... Elle
est la charité intrépide. (Elevant u voix.) Dites -nous à
quelle œuvre vous apportez vos soins.
LA MARQUISE
J'ouvre une souscription mondaine pour le buste de
Camoëns.
LOUIS
Ah } excellente idée !
LIGNIÈRES
Le besoin s'en faisait sentir depuis quelques années,
LOUIS
Je me demandais : qu'est-ce qui me manque donc?..
C'était le buste de Camoëns.
IRÈNE, bas.
Ne vous moquez pas trop d'elle. D'abord, elle pourrait
vous entendre...
LOUIS
On ne sait jamais!
IRÈNE, même jeu.
Et puis elle est si brave personne !
(Un domestique est eolré, il s'approche d'Irène.)
LE DOMESIIQUE
Une femme de chambre vient d'apporter celte lettre,
216 MAMAN COLIBUI
en priant de la remettre immédiatement à madame;
c'est très pressé.
IRÈNE
Y a-t-il une réponse?
LE DOMESTIQUE
La femme de chambre est repartie de suite,
IRÈNE
Bien. (Aux autres.) VoUS permettez.? (Le domestique sort. Irène
séloigne un peu pour lire la lettre. Elle pousse une exclamation.) Oll !
(Eu se retournant vers Richard, qui a repris au fond son aparté avec la
jeune Madeleine.) Richard I
RICIIARD, descendant.
Quoi?
IRÈNE, à l'écart, avec Richard.
C'est trop fort ! [Une lettre de chantage, adressée à
moi, menaçant, si tu te maries, de faire rompre ton
mariage. Et dans quels termes!' J*en suis malade. Quel
toupet ! Et portée à domicile encore 1
RICHARD
Mais de qui, sapristi!
IRÈNE
De ta Nichette, parbleu I
RICHARD
Impossible.
IRÈNE
C'est signé.
RICHARD
En effet I (ii m.) Une anonyme : Nichette de Nanteuil...
La grue I
IRÈNE
Je te l'ai toujours dit que c'était une femme dange-
ACTE PREMIER 217
reuse, qu'elle te ferait avoir des ennuis... Qui a toujours
raison ?
RICHARD
Ah ! la grue des grues !
IRÈNE
Et elle est capable d'envoyer des lettres anonymes de
ce genre à madame Chadeaux. Cela promet ! Si tu tiens
un tant soit peu à entrer dans celte famille !
RICUARI)
Quand je venais juste de lui acheter un bijou de cent
louis. Je l'ai dans ma poche.
IRÈNE
C'est ce qui s'appelle du flair,..
RICHARD, sortant, penaud, l'écrin de sa poche.
Le voilà I Que vais-je en faire maintenant?
IRÈNE, riant.
Tu le mettras dans la corbeille de mariage de ta
fiancée; Ce sera ton premier cadeau.
RÎCHAHD
C'est une idée... mais je ne peux pas. J'ai fait inscrire
des dates... oui, des dates qui... enfin...
IRÈNE
Des dates? Fais voir... (Eiie inspecte le bijou.) 1*' juin
11)03-15 Mai 1904... On dirait un règne... 15 Mai? Ah!
bon! je comprends... L'abdication!... Mon pauvre ami!
lu t'étais trop avancé.
RICHARD
Te fiche pas de moi ! Ah ! la grue !
19
218 MAMAN COLIBRI
IRÈNE
Voilà déjà trois fois que tu le constates ; tu aurais pu
le faire plus tôt.
RICHARD
Elle ignore à quoi elle s'expose. La réponse ne va pas
se faire attendre... Dès ce soir...
IRÈNE
Fais attention; on t'épie.
RICHARD
Je vais prendre conseil de Soubrian et de Lignières.
Ils vont m'aider I
IRÈNE
Et n'agis pas à la légère. Pour Tinstant, je te prie de
faire attention. Qu'on ne t'entende pas! Rien n'est grave
là-dedans, seulement Chadeaux mère semble un peu...
bégueule... au point même de me tapei: sur les nerfs,
et je te conseille d'étouffer le son de votre voix.
RICHARD
Nous allons délibérer à côté.
IRÈNE
Ferme la porte surtout.
RICHARD, appelant ses amis.
Lignières... Soubrian...
(Richard leur dit un mot à voix basse et les entraîne dans le grand
salon.)
COLETTE
Quoi? quoi?... Ils nous plaquent encore?... Délicieux
(La porte se referme.)
jeunes gens !
....;.-5-
ACTE PREMIER 219,
SCENE VIII
IRÈNE, COLETTE, MADAME CHADEAUX,
MADELEINE, LA MARQUISE
IRÈNE, vivement.
Une minute. Un petit secret à se dire...
COLETTE
Que nous ne pouvons pas savoir et que toi lu sais.
IRÈNE
' Parbleu !
MADAME CflADEAUX
Alors, vous êtes, madame, la <50Jifidente de vos
enfants ?
IRÈNE
Je suis leur meilleur camarade.
COLETTE
Leur grand copain.
IRÈNE
Voilà. Elle l'a dit.
MADAME CHADEAUX
Le souvenir que vous êtes aussi leur mère doit bien
vous gêner quelquefois.
IRÈNE
Mon dieu, madame, je crois que j'ai été une excellente
mère. On n'en aurait pas trouvé de meilleure, pas
Colette?...
COLETTE
Ça, tu as été exemplaire. Tu as passé tes plus belles
années à leur enlever l'encre des doigts et à corriger
leur arithmétique.
220 MAMAN COLIBRI
IRÈNE
Maintenant que mes bambins sont devenus de beaux
grands garçons, du moins l'un, j'estime que c'est bien
un peu à leur tour de m'amuser ; il s'est trouvé que leur
mère n'était pas d'âge Irop affligeant; ils en ont fait
leur camarade et leur amie.
. COLETTE
Et vous vous entendez bien, vous trois!...
IRÈNE
Le souvenir de maman ne s'eflace pas, j'espère, pour
eux... ils ont eu Tobligeance d'y ajouter Colibri.
MADAME CIIADEAUX, pincée.
Vous rattrapez le temps perdu.
IRÈNE
La vie est belle.
MADAME CIIADEAUX
Ainsi vous recevez leurs confidences de jeunes
hommes?
IRÈNE
J'y mets le plus de tact possible.
MADAME GRADE AUX
Et ils vous disent tout?
IRÈNE
Je ne suis pas leur confesseur; je ne suis que leur
amie.
MADAME CIIADEAUX
Madeleine veux-tu jouer du piano, mon enfant?
(Madeleine s éloigne, sur cet ordre, et va s'asseoir au piano.
ACTE PREMIER 221
IRÈNE, bas à Colette.
Oh! mais... elle abuse I...
MADAME CHADEAUX, iatentionnellement.
Cette camaraderie avec ses risques et périls s'ex-
plique parce que c'est ici une maison sans fille... et
ça se senti S'il y en avait unei ah, comme tout serait
changé ! Vous auriez eu à protéger sa pudeur, sa déli-
catesse, vous auriez été obligée à plus de retenue.
IRÈNE
Avec des garçons la vie est plus franche! Alors je
bénis le ciel de ne m'avoir pas donné de fille, rien qu'à
la pensée, en effet, de l'éducation qu'il eut fallu lui
inculquer, à la pauvre petite! toute cette ennuyeuse
mise en scène dont se compose la jeunesse de nos filles,
jusqu'à leur délivrance...
COLETTE
Seigneur!... Qu'entends-tu par la délivrance d'une
jeune fille?...
IRÈNE
Mais cette cérémonie de Zoulous, qu'on appelle la
journée du mariage.
MADAME CHADEAUX
Madeleine, joue plus fort, mon enfant !
IRÈNE
Oh ! ne craignez rien; moi, je parle bas.
COLETTE, à Madeleine, en regardant Irène.
La prière d'une vierge, mademoiselle.
MADAME] CUADEAUX, reprenant avec insistance.
Permettez-moi de m'é tonner que vous traitiez de céré-
monie de Zoulous l'institution la plus noble et la plus
19.
222 MAMAN COLISÛI
sacrée. Et peut-on savoir, du moins, à quoi vous devez
un aussi sauvage souvenir?...
IRÈNE
Vous y tenez?... Oh! le jour, ça allait encorel Le
tohu bohu, les poignées de main, les félicitations,
passe !... m-aîs le foir, — je n'avais pas dix-sept ans, on
m^a mariée orpheline vous le savez, — lorsque me fut
révélé ce soir-là ce que tous mes amîs étaient officielle-
ment iTiTités à penser de moi, j'ai été remplie d'une
confusion indicible!... En une seconde, j'ai revu, fixés
sur moi, les yeux de mes tantes, de mes cousins, du
petit Frédéric surtout, si farceur !... Je les devinais en
traîn de se représenter la scène intime à laquelle la
société les conviait, et j^ éprouvais dans mon âme quel-
que cliose qui ressemblait à de la rage ou de la lionte,
je ne sais plus, mais que les regards bêtes on iro-
niques du lendemain ne furent pas pour atténuer!...
Et j'ai compris et excusé, ee jour-là, le tact et la
pudeur qui poussent, — évidemment, — certaines
jeunes filles à choisir dans le secret un amant non
garanti par le gouvernement!
LA MARQUKE
Bravo 1
COLETTE
Tiens, elle a entendu.
MADAME t^HADEAUX
Savez-vous ce que prouve votre petite histoire,
madame ? tout simplement que vous n'aimiez pas votre
mari.
IRÈJVE
Sapristi ! c'est que je ne me souviens plus très bien...
Il y a si longtemps!... Mais je veux ajouter, au cas où
vous, seriez en peiae pour mes sentïoaNent'S, madame,
que mon mari, qitoiqme très ooeupé, se trouvait être
ACTE PREMIER 223
un excellent homme, qui m'a rendue heureuse, et ces
vingt ans de fidélité m'ont paru un jour... Et délivrons,
je vous en prie, celte pauvre Madeleine... c'est absolu-
ment ridicule ! Madeleine, venez ici ...Voulez-vous servir
le thé avec Colette?
COLETTE, bas à Irène.
Il était temps. La prière d'ime vierge devenait plus
ardente.
IRÈNE, aimable, à Madeleine.
C'était très joli ce que vous jouiez (Au domestique qui est
entJTé aY«c le tM.) François, qui a sonné, il y a un instant?
LE DOMESTIQUE
Monsieur de Chambry, madame.
COLETTE, à Irène, «n passant le thé.
Tu es peut-être allée un peu loin avec madame Cha-
deaux, Oes allusions au mariage et ces coups droits à sa
fille!...
IRÈNK
Tant pis, elle m'agaçait avec ses pointes. Il faut
qu'elle sache quelle belle-mère je serai. Nous ne cou-
drons pas ensemble des bretelles pour l'œuvre des
petits Bretons !
COLETTE
Je pense qu'elle axenon^é à cet espoir.
ÏRÈJVE
D'abord elle est trop vieille pour une belle-mère,
c'est dégoûtant (Pirooeuant sur ses uions.) Pcrsoune ne veut
de mon thé, alors?
LA MARQUISE^ dans un silence, continuant à converser
avec madame Chadeaux.
Oh ! les enfants, voilà la joie de notre crépuscule!...
(Depuis quelques instants, t^out en parlant, Irène se retourne sou-
vent vers la porto du salon ; à travqrs les vitraux opaques et
lumineux on voit l'ombre de quelqu'un qui s'y est appnyé.)
22i MAMAN COLIBRI
COLETTE, à Irène.
Qu'est-ce que tu as ? ïu es ennuyée?
IRÈNE
Moi? pas du tout.
COLETTE, suivant ses yeux.
Que regardes-tu derrière, tout le temps? (Eiie sô retourne
à son tour.) Oh! en effet, voyez!...
LA MARQUISE
Quoi?... Oh ! oui, cette ombre chinoise !... On ferait
ça en peinture, on ne le croirait pas.
(L'ombre se dessine, en effet, nettement, en un profil qui bouge de
temps en temps, s'efface ou se précise.)
IRÈNE
C'est le grand lustre. Comme il éclaire beaucoup,
cela fait, quand on passe devant, une vraie projection
sur les vitraux Tiffauy, comme sur une vitre dépolie.
COLETTE
Surtout que celui qui s'appuie est tout contre... Il
fume son cigare...
MADELEINE
Qui est-ce? Ce n'est pas monsieur Richard, ni
monsieur Soubrian ; il a le nez plus long, monsieur Sou-
brian.
IRÈNE
Je crois que c'est Georges de Chambry, l'ami intime
de mes enfants; il devait venir rejoindre ses camarades
et sera entré directement au salon.
MADAME ClIADEAUX
Ah! le petit Georgel...
IRÈNE
Vous l'avez déjà vu ici, je crois.,.
ACTE PREMIER 225
MADAME GHADEAUX
Oui... oui... Ua gentil garçon... Et d'excellente
famille, n'est-ce pas?
IRÈNE
Oui... très chic. Sa mère est une Dangreville.
COLETTE
On prendrait un crayon, on le dessinerait de profil
admirablement...
TRÈNE
Attendez, je vais cogner à la vitre.
(Irène s'approche des vitraux et toque avec le doigt )
MADELEINE
Ahl il s'est retourné!
(La porte s'entr'ouvre, un jeune homme passe la tête. C'est Georges
de Ghambry.)
GICORGET
Quoi? Qu'est-ce que c'est?... (Apercevant Irène.) BoUJOUr,
madame. (Puis les autres.) Oh ! mesdames !
LA MARQUISE
Entrez donc, vicomte!
SCÈNE IX
Les MÊMES, GEORGET, puis RICHARD et LIGNIÊRES
(Georget s'avance en laissant la porte ouverte, et vient serrer les mains à
l'avanl-scène.)
LA MARQUISE
Nous regardions l'ombre que vous faisiez sur la vitre.
C'était extraordinaire.
GEORGET, se retournant, sans bien comprendre.
Ah! oui... là... Je devais avoir l'air idiot!
(Richard et Ligniôres entrent en causant.)
226 MAMAN COUBRI
COL'BTTE
Eh bkn, c'efct fini votre petit complot?
BICHARD
Fini, fini,
IRÈNE
Qu'est devenu Soubrian? Vous l'avez invalidé?... Et
Paulot.
RICHARD
Soubrian avait un rendez-vous, et Paulot est allé
finir son devoir d'histoire dans sa chambre.
MADAME CHADEAUX, se lovant.
Nous vous attendions pour prendre congé.
IRÈNE
Déjà!
MADAME CDADEAUX
Madeleine a un cours demain matin de bonne heure.
MADELEINE, à Richard, en passant.
Vous n'avez pas été gentil pour moi, ce soir.
RICHARD
Je vous demande pardon. Des affaires pressées. Mais,
si vous le permettez, je vais vous mettre à votre porte.
IRÈNE, de Idïh, à Richard.
Richard? Tu accompagnes madame Chadeaux.
MADAME 'CHADEAUX
Oh I ce n'est pas la peine.
MADELEINE
Maman, nous allons aller à pied; c'est si près.
ACTE PREMIER 227
IRÉJfE, à la raasqniBe.
Madame Chadeanx habite rue Marçwepitte, à deux
pas. (Prenant à part Richard, pendant que les Chadeanx se préparent.)
Eh bien?
RICHARD
Eh bien, je viens d'arranger quelque chose avec Sou-
brian. Il va d'abord aller la trouver aux Variétés où
elle devait passer la soirée arec des amis. Moi, j'irai
chez elle directement, et y/e serai net.
IRÈNE
• .Modère-toi, surtout. Pas de bêtises. (A Georget qui se rap-
proche.) Vous êtes au courant, Georget?
GÉORGET
Oui, oui!
IRÈHE
Hein? Qu'est-ce que j'avais toujours dit? Cette
femme I...
GEORGET, à Richard.
Et du calme, mon vieux. Souviens-toi qu'on ne doit
pas battre une femme, même avec sa canne.
IRÈNE, à Georget.
Vous, restez. Vous n'allez pas me laisser seule avec
la Saint-Puy.
GEORGET
Bon... J'ai tous les dévouements.
RICHARD, aux Chadeanx.
Vous êtes prêtes ?r..
MADELEINE
Mon éventail?
(Sa mérre le lui passe.)
228 MAMAN COLIBRI
MADAME CHADEAUX
Ah! mon enfant, si ce mariage se fait, c'est bien pour
toi.
MADELEINE
Dame ! ce n'est pas pour toi, maman.
RICHARD
Lignières, tu descends avec moi?
LIGNIÈRES
Naturellement.
IRÈNE, les accompagnant tous à gauche.
Au revoir, mon petit Madelon.
(Sortent Madame Chadeaux, Madeleine, Richard, Lignières.)
SCÈNE X
IRÈNE, GEORGET et COLETTE, LA MARQUISE
IRENE, brusquement, à Georget.
Causez littérature avec la Marquise.
GEORGET
De qui, de Balzac?
IRÈNE
De qui vous voudrez...
(Fille va à Colette, pendant qiie Georget se dirige vers la marquise.)
IRÈNE
Et toi, mon petit coco, il faut t'en aller..
COLETTE, interloquée.
Ahl bon, bon.
IRÈNE
Je le dirai pourquoi demain.
ACTE PREMIEK 229
COLETTE
Oh î qu'à cela ne tienne ! . . .
IRÈNE
Mais attends une minute, que les autres soient partis.
COLETTE
Compris.
IRÈNE, se retourijant, k Georget.
Tenez, montrez donc à la marquise ces reliures qui
sont sur le piano. (Aia marquise.) Vous qui êtes amateur,
elles vous intéresseront.
COLETTE, à Irène.
Pauvre marquise! Il faut la ménager. C'est un utile
chaperon.
IRÈNE
Dis-donc 1 Pas pour moi.
COLETTE
Je sais... mais il ne faut jurer de rien, n'est-ce pas?
Pauvre marquise! quand elle s'en ira de ce monde, en
sera-t-il passé sur sa tète, dans l'ombre d'une baignoire
ou d'un thé élégant, des baisers, des soupirs qu'elle
n'aura pas entendus, en sora-t-il né, sans qu'elle en ait
rien su, de ces amours sérieux ou passagers qu'elle
aura si doucement obligés de ses bons yeux endormis
et délicats... Bonne vieille, que la mort lui soit légère!
IRÈNE
Tu es gaie, ce soir. Ecoute, demain je t'expliquerai...
COLETTE
A quoi bon?...
IRÈNE
Cinq heures, demain?
20
230 MAMAN COLIBRI
COLETTTE, disparaissant à l'anglaise. .
Si tu veux.
SCÈNE XI
IRÈNE, LA MARQUISE, GEORGET
IRÈNE, redescendant.
De quoi parliez-vous?
GEORGET
De Balzac.
IRÈNE
Ah ! Balzac !
LA MARQUISE
N'est-ce pas? il ne vieillit jamais.
IRÈNE
C'est-à-dire que je ne sais pas comment il fait!
(Greorget, dans le dos de la marquise, esquisse pour Irène une vive
pantomime d'impatience.)
GEORGET, gamin, à voix basse.
Oh! la barbe!
IRÈNE, avec un geste setr de l'éventail.
Chut ! ... (A la marquise.) Il y a aussi BouTget. . . n'est-ce pas,
marquise?
LA MARQUISE, d'une voix profonde.
Ah ! nous autres femmes, il nous vilipende, mais
nous l'adorons.
(Georget et Irène ont un même mouvement d'admiration pour cette
exclamation.)
IRENE, bas en riant.
Oh ! il nous vilipende !
ACTE PREMIER 231
GEOBGET, mèintjeu.
Ma chère!...
IRÈNE, haut.
Vous regardiez cette édition italienne... C'est en
galuchat; c'est très rare.
GEORGET, précipitamment.
Examinez cette gravure-là.
(Tl \ui pose le livre sur les genoux.)
LA. MARQUISE
Je l'ai déjà vue.
GEORGET
Pas assez, pas assez... tenez... (Il se met derrière la
chaise de la marquise, -et se penche en avant. D'une main, il montre la
gravure. De l'autre, sans que la marquise puisse le voir, il a atteint Irène,
totcte proche, et lui 'careffise, longuement, «ataritairement, la nuque et les
épaules, sans que celle-ci esquisse le moindre geste de protestation, comme
s^ elle était habituée dès longtemps à cette caresse et s'y soumettait natu-
rellement.) Admirez cette finesse... C'est d'un burin... al;il
quel burin!... c'est doux... c'est doux...
(La main de George! se promène sur les épaules et Ws bras d'Irène.)
LA MATlQnSE, penchée sur le livre.
Une caresse !
GEORGET
Je vous crois !
(Georget, gamin, essaye, tout d'im coup, d'enlever le poigne des
cheveux d'Irène.)
IRENE, se dégageant, à voix étouffée. •
Non, non! que c'est bêtel...
GBORGEX, vivement, à la marquise qui allait lever le nez.
Et «puis vous voyez, là, le galuchat.
232 MAMAN COLIBRI
LA MARQUISE
Qu est-ce que le galuchat, en somme? -
GEORGET
En comme, oui... en somme?
IRÈNE
C'est un petit poisson.
GEORGET
Qui va dans l'eau... vertel bleu.
L\ MARQUISE
Mais non, je crois que c'est un requin.
GEORGET
C'est un petit poisson qui est un requin... voilà!
(Irène est tout k coup prise d'un fou rire, stupide et irrésistible,
elle est obligée de s'éloigner, en poufifant dans son mouchoir.)
LA MARQUISE, à Irène.
' Qu'avez-vous, chère amie?
IRÈNtl, de dos, au fond, la voix étranglée.
Rien... ce n'est rien... un peu de hoquet...
GEORGET, se mordant les lèvres, et pour détourner l'attention
de la marquise.
Madame de Rysbergue adore les éditions curieuses.
LA MARQUISE
Mon hôtel en est plein. Et vous?
GEORGET
Oh! moi aussi... seulement je n'y connais rien.
IRENE, redescendant, calmée; à Georgot, sévèrement.
Assez... assez... asseyez-vous! (Haut ^ Oeorget qui ne veut
ACTE PREMIER 233
pas.) Je vous prie de vous asseoir, monsieur de
Chambry.
(Maintenant, ils sont assis, très sages, tous les trois en rond.)
GEORGET, après un long silence.
Avez- vous remarqué comme le printemps est long à
venir cet hiver?
LA MARQUISE
Ah! les saisons sont tellement troublées, depuis
quelque temps.
GEORGET, parlant très vite tout à coup et sur un ton très naturellement
mondain.
C'est-à-dire qu'on ne sait plus quel est le printemps,
quel est Vhiver. Je t'aime.
IRÈNE, même jeu.
N'esf-ce pas? positivement! Moi aussi.
GEORGET, de plus en plus vite.
C'est à ne plus vous faire croire qu'il y a un Dieu!.
Disons plus rien.
IRÈNE, même jeu.
Et le printemps est si divin!.,. Ça la fera...
GEORGET, même jeu.
Absolument... partir.
LA KARQUISE, le sourire pâmé.
Mais le printemps n'est vraiment agréable qu'en
Italie!... (Personne ne lui répond plus. Son bon œil doux s'en étonne
d'abord, puis les ayant regardés, elle dit :) Je bavarde, je bavarde. .•
et vous retiens jusqu'à des heures indues.
IRÈNE, sans conviction.
Pas le moins du monde.
' 20,
%U MAMAfN COLIBBI
LA MARQUISE
Quelle heure peut-il bien être?
IRÈNE
Quelle heure, Georget?
GEORtîET, regardant sa montre.
Onze heures et demie !
IRÈNE, A la marquite.
Il n'est que minuit trente-cinq.
LA MAROUISE, se lovant précipitamment.
Minuit trente-cinq! c'est effrayant... naes chevaux
doivent attendre depuis une heure-.. J'avais conunandé
la voiture pour onze heures. Au revoir, monsieur.
Quand vous passerez de mon côté...
«ROKGET
Infiniment aimable!
LA MARQUISE^ k Irène qui la conduit.
Ne me raccompagnez pas, chère amie. j« vous en prie*
IRÈNE
Comment donc!
LA MARQUISE
Il est charmant, ce garçon. Et bien élevé!...
(Elles sortent toutes deux. Une seconde Georget reste seul.)
SCÈNE xu
GEOftGET, puis IRÈNE
(Irène rentre. Elle arrête Georget d'un geste.)
IRÈNE
Non! non! je suis furieuse. Va-t'en. Tu es d'une
imprudence folle.
ACra PREMIER 2ââ
GEOfVGET
Ce n'est pas vrai. Je suis très habile.
IRÈNE
Va-t'en ! va-t'e« ! je frémis à chaque instant, à cause
des enfantsl... Fais attention, je t'en suppli«... S'ils
s'apercevaient de quelque chose !
GEORGET
Allons donc 1 je manœuvre très habilement; c'est toi
qui grondes et c'est toi la plus imprudente, (ii Ure de sa poche
un petit portefeuille.) Tu avais oublié ça chez nous, à cinq
heures... avec tes cartes dedans. Le concierge pourrait
très bien fouiller et voir ton nom.
IKÈNE
"Vrai?... Ohl crois-tu? (EUe prend le portefeuille.) Mais toi,
de ton côté, je t'en conjure, fais bien attention à Richard,
à Paulot...
OEGAfiËT
Pas de danger. Mon petit manège est parfait; aroue.
Je m'admire moi-même- Je marche dans les combi-
naisons du jeune Paulot, je me charge des courses de
Ricîiard, et je leur fais croire à tous deux que j'ai une
première de magasin.,, qui va lâcher ses parents pour
moi... D'abord tes fils ne me croiraient pas capable
d'avoir une aventure aussi importante.
IRÈNE
«C'est vrai tout de même que c'est une chose consi-
dérable pour un garçon sans conséquence ^omme toi 1
Qu'est-ce que tu as pensé quand tu t'es aperçu que je
t'aimais?
GEORGET
Ce que j'ai peaisé?
236 MAMAN COLIBRI
IRÈNE
Oui.
GEORGET
Je me suis dit : Je ne Taurai jamais. C'est trop beau 1...
Je m'imaginais que, si je m'y mettais, il faudrait des
années pour te conquérir.
IRÈNE
Tu as été heureux, hein?
GEORGET
J'ai été surtout stupéfait.
IRÈNE
Sale bête !
GEORGET
Mais c'est une impression qui a passé très vite. Je
m'y suis fait.
IRÈNE
Quand t'es-tu aperçu pour la première fois que je
t'aimais? Tu ne me l'as jamais raconté.
GEORGET
Un jour, au tennis, chez les Dubreuil... Tu me regar-
dais tout le temps... tu ratais toutes les balles...
IRÈNE
Tu étais si joli ce jour-là!
GEORGET
Ne dis pas ça!... J'avais un rhume de cerveau terrible,
un bouton de fièvre gros comme un gnon. J'étais furieux
que tu m'aimes juste à ce moment-là.
IRÈNE
C'est ce que les poètes appellent le premier émoi.
Je suis sincère.
ACTE PREMIER 237
GEORGET
IRÈNE
Je le vois bien. (SUence. Elle le regarde longuement dans ses
yeux bleus. Puis, tout k coup, elle pousse un soupir.) Tout de même î
GEORGET
Quoi, tout de même?
IRÈNE
Rien ! Tout de même. . . voilà tout ! ... Il y a des minutes
où je me me demande si je ne rêve pas. Toi, Georget,
le Georget de mes enfants, devenu, tout à coup, ainsi,
sans raison, nion amant... Mon amant! songe, c'est-à-
dire celui qui surpasse tout dans mon cœur... quelle
effrayante chose !
GEORGET
Ne me regarde pas ainsi. Ça m'intimide. Il me semble
que j'ai fait un malheur.
IHÈNE
C'en est un ! que tu as commis, délibérément... C'en
est un que de s'être donné, corps et âme, à un enfant
comme toi, qui lient désormais loule ma vie dans ses
mains, tout : passé, avenir... C'est à ce gamin que
devaient aboutir mes années graves de mère de famille,
d'épouse, mes devoirs, mes deuils, mes scrupules, mes
illusions de moi-même... Si tu n'appelles pas cela un
malheur, que te faut-il ?
GEORGET
Mais c'est agaçant, à la V\n^ cette conception que tu te
fais de moi... Je suis un homme! un homme à qui l'on
peut se confier sans peur... Tu verras si je ne conduis
pas bien notre barque. Ah ! ah !
238 MAMAN COLIBRI
IRÈNE
C'est peut-être vrai. Mais que veux- tu? il m'est diffi-
cile d'oublier que je t'ai vu collégien. Ça te nuit dans
mon esprit.
GEORGET
Ça me déshonore.
IRÈNE
Tu te souviens, la première fois que jj<e t'ai vu?
Richard m'avait demandé de te faire sortir, un dimanche,
du lycée.
GEORGET
Ne parle pas de ça, ne parle pas de ça, j« t'en sup-
plie I
IRÈNE
Je te vois encore, gauche, un peu ridicule, — parfai-
tement, — et bougon... Tu te rappelles quand je vous
ai emmenés au bois de Vincennes, gamin que tout
eiuiui<e, maussade, regardant tomber les jouîtes de
pluie de ta visière en toile cirée... Tu faisais une si drôle
de figure, dans ce dimanche forain de soldats, de guin-
guettes, et de pelures d'orange I
GEORGET <
Si tu ne ,m'avai£ pas 'Oojciau petit, je n'aurais pas été
le camaurade de tes enfants, et si je n'avais pas été le
ca...
IRlilDLE, lui fourrant im bonbon cUois la .baujcba.
Ocii, La Palisse! Tiens, mange un bomhon.
GEORGET, bafouillant.
Zut! zut! zut!
(Elle l'embrasse doucement sur le front.)
IRÈNE
Et puis, moa chéri, qu'importe 1 Que je l'aime pour
telle ou telle raison, c'est que cela devait arriver ainsi...
ACTE PREMIER 239
L'essentiel est que je t'aime... et infiniment encore!...
Je trouve cette sensation si délicieuse de ne penser
qu'à toi tout le jour, de haïr tout ce qui me dérange
de ta préoccupation... C'est violent, silencieux et bien
agréable I
&E0RGET,. a^ec eaurietioa.
N'cst-<îe pas?
IRÈNE
Tais-toi 1 tais-toi I
GEORGET
Qu'est-ce que j'ai dit?
IRÈNE
Ne me fais pas souvenir de tes... aventures... gredini
GEORGET
Ce n'est pas à elles que je faisais allusion.
IRÈNE
C'est écœurant, tiens I Songer que tu as déjà un
passé!...
GEORGET
Tu ne veux pas me croire quand je dis que c'est toi la
gosse 1
IRENE,, vivement.
Ne blague pas! Je t'apporterais peut-être à cette
heure, comme les autres, un amour sans illusion, sans
mystère et sans curiosité... Dans quelques années seu-
lement, tu apprécieras ^.. trop tard... et alors ce sera
avec regret et tristesse...
GEORGET
Mais comment se peut-il que tu n'aies jamais aimé?.»*
Au fait, c'est bête ce que je demande là.
240 MAMAN COLIBRI
IRENE
Non, ce n est pas bête. Je me le suis demandé moi-
même si souvent 1 Mariée tout enfant à un mari qui ne
m'épousa que pour fonder une famille et unir sa race
belge à du joli sang français, j'ai poussé... Et les
hommes ne me troublaient pas. Je me suis habituée
jeune à leur danger. Leur gaîté me plaisait, leur com-
pagnie m'amusait... mais je les ai vus toujours sans
mystère et leur présence ne m'a jamais fait rougir. On
n'explique pas ces 'choses-là.
GEOBGET
Ça ne te tardait pas?
IRÈNE
Que si! Seulement à la fin j'y avais renoncé et je n'y
pensais plus... Dame! C'est comme quand je croyais
que je n'aurais jamais ma voiture à moi : je n'en avais
pas envie.
GEORGET
Heureusement que je devais venir... Bibi était là.
IRÈNE
Dieu que tu es stupide, mon pauvre amil... Et puis
non, tiens, j'adore quand tu es radieusement bête
comme ça!... que toute ta jeunesse éclate d'un bon gros
rire qui ne peut pas tenir en place...
GEORGET
Chez moi on noie trouve triste comme un bonnet de
nuit.
IHÈNE
Eh bien, tu es méconnu chez toi, voilà tout... Ah î
«on, que je ne te reproche pas tes vingt et un ansl...
Sois jeune... sois jeune, aussi longtemps que Ju pourras.
ACTE PREMIER 241
GEORGET
Ça ne se commande pas.
IRÈNE
Tu crois?
GEORGET
' Dame!
IRÈNE
C'est lugubre ce que tu dis là.
GEORGET, haussant -les épaules.
Oh î pourquoi ? Toi qui es toujours si jolie, si jeune 1 . . .
IRÈNE
Il y a de quoi mourir de tristesse d'entendre un
amant qui vous dit : « Tu es si jeune!... ». Ah! la
jeunesse, vois-tu, quand passe dans la conversation ce
mot-là, je frémis de tout moi... C'est le plus beau mot
de la vie.
GEORGET
Pour les uns, c'est Tamour; pour les autres, c'est
patrie, et ainsi de suite... Le plus beau mot de la vie
varie selon les gens.
IRÈNE
Pour les femmes, c'est toujours jeunesse. Ah! gredin,
qui as ce trésor-là dans les yeux et qui ne le sais pas !
GEORGET
C'est un refrain chez toi, cette idée.
IRÈNE
Mais c'est aussi le refrain qui accompagne ta beauté,
petit malheureux!... Quand tu arrives dans la maison,
c'est comme du printemps, c'est comme quelqu'un
qui apporte des fleurs... Quand je te regarde par
21
242 MAMAN COLIBRI
le balcon, en bas, tu fais sur le trottoir comme une tache
claire et lumineuse...
GEORGBT
Je suis comme un peu de radium, quoi !
IRÈNE
Ce n'est pas si idiot que tu le crois ce que tu dis là.
GEORGET
Colibri, va î On ne peut pas être plus exquise que toi.
IRÈNE
Mais on peut être plus jolie... c'est embêtant.
GEORGET
Non, on ne peut pas.
IRÈNE
Si, on peut... Au moins, je voudrais savoir si je
suis seulement jblie.
GEORGET, avec autorité.
Tu Tes.
IRÈNE '
Ce n*est pas sûr.
GEORGET
Si, puisque je te le dis.
IRÈNE
Je n'ai pas confiance en toi... tu es partial.
GEORGET
Que t'importe alors, si moi je te trouve belle.
IRÈNE
Il n*y a que les femmes qui n'aiment pas beaucoup .
qui se satisfont de cette illusion!... Est-ce que tu
ACTE PREMIER 24a
m'imagines quand j'avais vingt ans? J'élais rudement
bien alors!... Quel dommage!... Pense, imagine un
peu, comme je devais être à vingt ans!
«fiORGET
Moins bien.
IRÈNE ♦
Tiens, parbleu I... (Un temps.) Mais à part ça, j'étais très
bien... Dire que tu ne m'auras pas connue à cette
époque!... Quelle dr61e de cho«e que de s'accrocher
ainsi à un certain moment de la vie... et que tout le
reste ce soit de l'ombre!.... ïmagiaie-moi... J'avais,
tiens, l'ovale bien plus régulier... les tempes ont l'air
de s'être allongées, vois-tu ? (Elle se reprend vite, craintive-
ment.) J'étais plus jolie, ndais j'avais moins de caractère.
GËOitGET
Oui^ je comprends.
^ IRÈNE
Comme ça change la figure!... Moi aussi, je voudrais
savoir comment tu seras... plus tard... bien plus tard...
quand il y aura longtemps que tu ne m'aimeras plus...
lorsque nous ne nous connaîtrons plus.
GEORGET
Méchante I
IRÈNE
Chut! tais-toi... laisse-moi te voir une seconde, en
fermant les yeux... Chut.
(Elle met ses mains devant les jeux.)
GlEO'RGfET, Ti«nt.
Quelle enfant!
IKÈNE
Pense aussi de ton côté pour moi... (vivement.) Mais à
rebours.
244 MAMAN COLIBRI
GKORGET
Naturellement.
(Par complaisance, il fait la .même chose qu'elle et met sa figure
dans ses mains, mais il y a dans les deux poses la différence d'un
qui n'y songe pas et de l'autre qui y songe. — Un silence.;
GEORGET, interrompant subitement en riant.
Eh bien, tu es rudement mieux, maintenant, il n'y a
pas de comparaison I
IRÈNE, avec élan.
Tu me trouves un peu folle, pas?... mon chéri, mon
grand amour que je t'adore !
GKORGET
Pas plus que je ne t'aime.
IRÈNE
Bien plus!... bien plus 1... Mais qu'importe!... Ah! le
bonheur seul de t'aimer me paye. Mon petit, mon petit,
comme je te défendrais si on voulait te faire du chagrin
dans la vie, si tu n'étais pas heureux!... Que je t'aime!
Il y a un Tiieux reste de maternité dans la passion que
j'ai de toi... Qu'adviendra-t-il de tout cela, mon dieu,
mon dieu? Et où allons-nous?
GEORGET
Tu réfléchis trop, tout le temps... Qu'est-ce que ça
fait î
IRÈNE
Tu as raison. Laissons-nous emporter... Ah! que ça
dure ce que ça durera ! . . . Flamber. . . puis baste ! . . . Petit,
petit, mets ta tête là. Ohl te respirer comme les pre-
mières violettes !
(Elle l'attire contre son cœur.)
GEORGET, dans un murmure.
Irène.
ACTE PREMIER 245
IRÈNE
Tout à Theure, quand ton ombre est apparue sur la
vitre, positivement je l'ai sentie là.., dans le dos.., elle
m'attirait... je me retournais tout le temps inquiète...
je n'étais plus à ce qu'on disait... je me suis presque
trahie, par amour d'elle... Ce n'était pas toi et c'était
toi tout de même, cette ombre, et quand j'ai été cogner
dedans avec le doigt, j'ai eu l'impression de la toucher
comme un oiseau... Et devant tout le monde, instincti-
vement, par une irrésistible impulsion, je m'en suis si
fort approchée que j'ai senti le contact de la vitre, là,
sur mes lèvres... J'avais baisé ton ombre sans le vouloir.
GEORGET, à voix basse.
Je te veux! je te veux!... Tes yeux!... si tu savais...
tes yeuxl...
(Une grande lueur, pAle, dehors à la fenêtre.)
IRÈNE, sursautant.
Oh! tu n'as pas vu?... un éclair... J'ai eu peur.
GEORGET
C'est un éclair de printemps, à l'horizon. Il ne pleut
pas...
IRÈNE
N Ferme la fenêtre. Il y a un souffle qui passe sur le
boulevard... Tu entends les platanes qui se courbent?...
Ferme. J'ai les épaules nues... et ce soir elles sont
trop prêtes à frissonner... (Georget se penche sur ces épaules-là,
et y pose les lèvres... Irène, le repoussant, les yeux troublés, avec une voix
suppliante.) Nou, va-t'cu... va-t'cn... Ici je suis la mère,
Georget, la mère... Et puis Paulot, Paulot au fait?...
GEORGET
Il est dans sa chambre à travailler.
21.
246 MAMAN GOLlBfil
IRÈNE
Va voir s'il y est c«ctîi«.
Paurquoi?
IRENE
Si, je veux... va n'assurer quHl y est... je sepawiphi'S
tranquille... (Se levant.) Afi ! puis, nous sommes fKMis...
Désénervons nous... pensaas à autre chose... Passe-onm
un livre, tiens, n'importe lequel, celui-là. Va, va vite..-
je t'en supplie. (Georgct sort rapidement, par le grend aaleo; <m Je
voit disparaître. Irène lisant.) TiettSl... Colibri ! (Elle s» peaohjB
curieusement sur le livre.)
(Un instant s'écoule ainsi. Puis on voit rentrer Georget... Il consi-
dère, de loin, au fond, Irène, qui ne lentend pas rentrer.- fit
alors, tout doucement, sur la pointe des pieds, à pas de loup, il
traverse la pièce et s'approche d'elle, par derrière, pour l'embrasser
dans le cou. A la porte de gauche, Richard vient d'apparaître. Il
s'est arrêté sur le seuil, et regarde son ami traverser de cette
étrange façon le salon. Au moment où il s'approche d'Irène,
Georget, qui a dû entendre un bruit tourne la tête du côté de
Richard et l'aperçoit. Interloqué, il reste la jambe pliée, dans une
posture stupide et balancée.)
GEORGET, s'efforçant d'être très naturel.
C'est toi ? (Souriant et montrant, bêtement, du doigt le chemin par-
couru.) J'allais faire peur à ta mère.
SCÈNE XIII
Les Mêmes, RICHARB
IB£J4£^ se retournant.
Qu'est-ce que c'est?
GEORfiEï, avec voJuljilité.
Vous l'avez échappé bjelle, vous savez! Figurez-vous
qu'il m'a surpris juste au moment où j'allais vous faire
une de ces peurs I... Il m'a coupé mon effet.
ACTE PREMIER 247
IRÈNE, qui ne s'est pas reikdn compte de ce qui s'est passé.
Tant mieux. J'ai horreur d-e ces petites plaisaateries.
GEORGET
Figurez-vous que j*ava»çaiB à pas de loup... j'étais
déjà à deux pas et...
RICHARB, r interrompant.
Paulot n'est pas là?
GEOR&ET
Il finit son devoir... MiOi ça m'arrête la respiration
quand on me fait une frayeur. (Essayant de mêler Rjchard & la
conversation.) Et toi? eSt-Ce qHC...
RICHARD
Je t'ai demandé si Paulot était là.
GEOHGET
Je t'ai répondH.
RICHARD
Ah!
GEORGET, qui s'est repris, à Irène.
Oh! mais il est d'une humeur, œ soir!...
IRÈNE, à Richard.
Pour(j[uoi .es-tu revenu? Tu ne vas pas là-bas?
jBICHARE»
l'étais remonté, eti atte«"d*ant ; il n'est pas minuit,
}eBuis en avance. Mais je ressors â la minute.
IRÈNE
Alors, en définitive, que vas-tu lui dire?
«rCHAR», sèchement.
.- de qu'il faudra. Ne te préoccupe pas d€ ça.
248 MAMAN COLIBRI
GEORGET
Il n'est pas à prendre avec des pincettes.
(Richard se dirige vers la porte de sortie.)
IRÈNE
Tu t'en vas?
RICHARD
Oui.
Mais Georget s'en va avec toi.
GEORGET
Oui, oui. Je t'accompagne.
RICHARD
Viens si tu veux, mais je te prierai de ne pas m'ac-
compagner, au contraire. J'ai besoin d'être seul.
GEORGET
Je le proposais cela pour te faire plaisir, mais du
moment que tu es dans ces dispositions... (a irène.) Vous
avez, madame, un fils qui a bien le plus fichu caractère
que je connaisse...
RICHARD, avec un froncement de sourcils et un geste d'impatience aubit.
Oh! mon vieux, dispense-toi, ce soir, de ces plaisan-
teries dont tu es coutumier et que des personnes
comme ma mère pouvaient passer à un gamin, mais
qui ne sont plus guère de ton âge, je t'assure... C'est
pour toi ce que j'en dis...
GEORGET, une imperceptible petite rougeur au visage, mais s'efTorçant de
rire tout de même en regardant Irène.
Tu es bien aimable. Je ne sais sur quel ton, je dois...
ACTE PREMIER 249
RICHARD, plus doucement et sérieux.
Sur aucun; je n'ai voulu te donner aucune leçon;
c'est mon affection pour toi qui a parlé... Et devant ma
mère nous n'avons pas à nous gêner, n'est-ce pas?
(Il lui donne une tape sur l'épaule.) AlloUS, vieUS mettre tOU par-
dessus, et filons... ^
SCÈNE XIV
Les Mêmes, PAULOT.
PAULOT, arrivant du salon.
Où allez-vous *lous les deux? Vous sortez?... Je des-
cends avec vous.
RICHARD
Nous n'allons pas du même côté.
PAULOT
Ça ne fait rien. Georget va m'emmener prendre
un bock chez Zimmer... Tu veux bien?... Chouette!..,
(Richard et Georgei sont sortis.) Maman, je pcux prendre une
de tes cigarettes?
IRÈNE
Tant que tu voudras.
(Paulot choisit une cigarette dans un étui sur la table.)
LA VOIX DE RICHARD
Dépêche-toi... Je vais vous déposer en voiture...
(Paulot les rejoint en courant, et la porte de gauche reste ouverte;
derrière lui. Irène, qui ne s'est pas levée de tout ce temps, le
livre sur les genoux , et à qui d'ailleurs cette petite scène a
échappé complètement, reprend sa lecture... La lampe éclaire sa
nuque penchée et ses épaules blondes. Un temps s'écoule.
Richard rentre à gauche, il avait laissé son chapeau sur une
chaise, près de la porte. Il vient le reprendre. A son tour, il con-
sidère sa mère de loin. On dirait qu'il hésite... Puis, il se
2o0 MAMAN COLIBRI
met à faire ce qu'il a vu faire à Georget tout à l'heure : il mar-
che de la même façon, sur la pointe des pieds. De l'œil il se
remémore le chemin parcouru par l'autre. Il fait exactement,
pas par pas, tout ce qu'a fait Georget. On sent qu'il se recons-
titue à lui-même la scène qu'il a surprise. Irène ne l'entend p«s.
Quand il est près, tout près, à portée de souffle, derrière sa
mère, on le voit nettement hésiter, puis faire comme un grand
effort sur lui-même, et, le cœur battant, il.âose sur la nuque de
sa mère un baiser qui n'est 'pas de fils, un baiser prolongé, qui
I la fait frissonner, toute, d'une délicieuse erreur. Elle renverse
la nuque en arrière, sans une hésitation, sans un doute, livrant
sa chair aux livres de l'amant et on l'entend murmurer d'une
voix chaude et imperceptible, comme dans un soupir : « Chéri 1 »
Une seconde... Les yeux de la mère et du fils se rencontrent.
C'est brusque et terrible. Ils sont pâles, tous deux, de ce qu'a
d'effrayant l'éclair de cette minute et de cette méprise...)
RICHARD, simplement.
Bonsoir, maman.
(Il sort, en mettant son chapeau, pendant que le rideau tombe.
i
FVIDEAU
ACTE DEUXIÈME
Une soFte de hall-salon dans une villa-locati donnant sur
un grand parc. Une villa moitié château, moitié maison de
plaisance d'assez grand air. Les portes-fenêtres au fond
donnent directement sur le jardin, sans perron. C'est une
chaude journée d'orage. Les portes sont ouvertes à tous les
courants d'air.
SCENE PREMIERE
PAULOT, assis à une table, sur lagrauche, à côté dune pile de bouquins
décoller. RICHARD
HICHARD entrant.
Je te dérange, tu travailles?...
PAULOT
Je finis un exemple de colle pour le bachot d'octobre.
Ce n'est pas pressé.
RICUARD
J'ai à te parler, Paulot... Non, non, reste assis.
PAULOT
Important?
RICHARD
' Grave... Passe-moi une allumette, (ii aiiume une cigarette.)
'A quelle heure Georget doit-il venir de Trouville?
PAULOT
Je crois, par le train qui part à 2 heures de Trouville.
252 MAMAN COLIBRI
RICHARD
Il faut un quart d'heure, au plus, de trajet, nVst-ce
pas, pour venir jusqu'à Touques?
PAULOT
Comment! tu n'as pas encore pris le train, depuis
que' nous avons loué? Je croyais que tu étais allé à
"Trouville avant-hier.
RICHARD
A cheval.
]»AUL0T
Par le train, moi, je mets un quart d'heure, juste, et
dix minutes pour venir de la gare ici, à pied.
«
RICHARD, regardant sa montre.
Bien. Nous avons le temps de Ciiuser. H va se passer
peut-être aujourd'hui quelque chose de grave. 11 vaut
mieux que lu sois averti... Ne t'effraie pas.
PAIJLOT
Que veux-tu dire?... Je ne comprends rien. En quoi
Georget est-il mêlé à...
RICHARD, avec solennité.
Georget a forfait à l'honneur. (Mouvemert de Pauiot.) Ne
m'interroge pas. C'est un misérable. Je suis décidé à ne
pas te répondre sur ce chapitre. Qu'il te suffise de
savoir, quelle que soit sa faute, qu'elle est grave, très
grave. Il nous a trahis de la plus odieuse façon.
PAULOT
, Mais dis quoi?... Un abus de confiance? un... vol, -
peut-être?... des documents de la maison?... Quoi?...
des tripotages d'argent?... dis?...
RICHARD
* N'importe!... la question n'est pas là.
ACTE DEUXIEME 2S3
PAULOT
Mais nous y sommes mêlés?
RICHARD
De très près.
PAULOT
Papa sait?
RICHARD
Non. Et il importe qu'il ne sache pas. Ta parole que
tout ce que nous disons restera secret pour lui, pour
maman et pour qui que ce soit d'ailleurs.
PAULOT
C'est juré.
RICHARD
Merci, vieux. Je sais qu'on peut déjà se confier à toi
comme à un homme. Du feu? (Paulot tend une autre allumette
à Richard.) Merci.
(Richard est assis auprès de la table. Il balance lentement sa
jambe croisée et envoie de longues bouffées au plafond.)
PAULOT
Père doit ignorer, dis-tu?
RICHARD
11 faut à tout prix lui éviter cette émotion, et les con-
séquences en seraient trop graves. De plus, la chose
doit, tu entends? doit être réglée de lui à moi. Si
je me confie à toi, petit, c'est que j'ai besoin d'un con-
fident. Ce me serait dur de garder pour moi seul, sans
un témoin, la responsabilité de ce qui va se passer. On
est des amis, pas vrai?... et puis aussi, on estdes frères.
Ça ne s'oublie pas dans les moments graves. Et on ne
sait jamais ce qui peut arriver.
PAULOT, les yeux dans les yeux.
-A ce point-là?
22
25 i MAMAN COLIBRI
RICHARD, hochant la tête.
A ce point là.
(Silence. On voit que Paulot réfléchit; puis il baisse les yeux.)
I*AULOT, sur ses cahiers, simplement.
Bien.
HICUARD, se balançant toujours, tout en agitant nerveusement sa cigarette .
Voilà.
PAULOT
Bien.
RICHARD, après un silence.
Je t'affirme, Paulot, que tu peux t'en rapporter abso-
lument à moi. J'ai dit le mot : un misérable.
PAULOT
Tu es certain de ne pas te tromper?
RICHARD
Oh! j'ai attendu... Il y a deux mois je n'avais que des
doutes sur sa conduite. La première chose inquiétante
me fut révélée le jour même où j'ai rompu avec Ni-
chette... Il s'en est aperçu... Et les semaines qui sui-
virent, je ne pus pas le pincer .. Il se méfiait... J'espérai
alors m'être trompé, et dès lors j'ai été occupé par mes
formalités de fiançailles avec Madeleine... Il' m'a fallu
aussi vérifier les affaires de madame Ghadeaux qui
n'étaient pas en ordre, puis c'est moi qui suis venu
choisir et louer cetle villa... tu te souviens? Ce fut
long à trouver, puisque maman ne voulait pas une villa
avec l'air direct de la mer; bref, je n'ai pas pu surveiller
les agisseoients de Georget. Ce n'est qu'il y a trois
semaines juste... (ii réfléchit.) oui, juste... deux ou trois
jours à peine avant notre départ de Paris et notre ins-
tallation ici, que j'ai acquis la certitude absolue que je
redoutais... Alors, comme il était convenu, que Georget
ACTE DEUXIEME 255
devait aller passer l'été à Trouville, j'élais sûr que
l'on se verrait tous les deux jours au moins : j'ai atten-
du... J'ai calmé mon émotion, j'ai supporté mon dé-
goût. Maintenant j'estime que cela a assez duré... Tout
le monde ici est tranquille, bien installé; père tire les
oiseaux de mer... il va tous les jours à cheval prendre
son bain... J'ai donc bien mes journées à moi, toutes
à moi. Nos affaires, très en ordre, peuvent dormir jus-
qu'en octobre; Madeleine est en Auvergne avec sa
mère et nous ne nous verrons qu'en novembre, juste
pour le mariage... Tu vois que tout est pesé, que je
n'agis pas à la légère et que j'ai choisi mon moment
pour intervenir... (ii so lève.) Mais, par exemple, j'ai
hâte maintenant, ah! oui, j'ai hâte d'effacer sur sa figure
ce vilain souvenir!... Chasser le bonhomme de chez
nous, ce n'est pas suftisant; je lui donnerais le moyen
de profiler ailleurs de sa faute, et plus à l'aise... Non,
un bon coup d'épée, voilà la seule signature qu'il faille
au bas de cette histoire et qui servira en même temps,
pour la galerie, de prétexte à ne plus jamais nous
revoir.
PAU LOT
Alors, explique-moi bien mon rôle, veux-tu, que je
ne commette pas de gaffe.
RICHARD
Je vais procéder ainsi : après l'explication que nous
allons avoir, nous prendrons un prétexte banal... Par
la suite, quoi qu'il advienne, tu ne nous démentiras
jamais.
PAULOT
Compris.'
RICHARD
Je te tiendrai au courant de ce que nous aurons dé-
cidé, au fur et à mesure. Je te donnerai aussi en dépôt,
— pour quelques heures seulement, rassure- toi, —
256 MAMAN COLIBRI
deux ou trois lettres. On ne sait jamais ! Il peut arriver
un malheur ; il faut que nous soyons d'accord,
PAU LOT, timidement.
Esl-ce que?...
Est-ce que ?.
Rien.
RICHARD
PAU LOT
RICHARD
Si, parle. Tu voudrais dire quelque chose.
PAULOT
Non, rien.
RICHARD
Je vois tes grands yeux bleus qui essaient de me per-
cer,.. Rnssure-toi. Si j'affirme que nous devons, moi agir,
et toi te taire, tu peux vivre tranquille et sans émotion.
PAULOT
Je n'en ai pas.
RICHARD
Bravo I voilà comme je t*aime... Quant aux vraies
raisons, je ne te les donnerai pas, je t'avertis. Il y a
des choses dans la vie qui ne sont point de ton âge, des
responsabilités peu drôles... ah ! (Il fait un geste emphatique.)
Tu n'as vraiment aucun soupçon de rien ?
PAULOT
Non, je te jure...
RICHARD
Nous prendrons très probablement un prétexte de
femmes... une cocotte quelconque... la petite Aline,
peut-être...
PAULOT
Aline ? c'est bien invraisemblable.
ACTE DEUXIEME 2^7
RICHARD
Ou Liane.
PAULOT, interrogeant.
Et vis-à-vis de Georget lui-même que dois-je ?...
RICHARD
Règle-toi sur moi... Adopte mon attitude. (Nouveau
silence. Regardant Paulot qui a la figure baissée et contractée.) Paulot,
tu n'es pas ému ?
PAULOT
Non. J'ai un peu chaud, à cause de l'orage.
(On sent que le petit ne veut pas laisser percer la moindre impres-
sion. Il est simple et raide.)
RICHARD, essayant un ton délibéré.
Le fait est que le temps est éreintant ! (Pauiot s'est remis à
travailler doucement, comme si de rien n'était. On devine que c'est pour
cacher courageusement les cillements de ses yeux. Richard se lève, va à
lui et lui soulève de la main une boucle blonde sur le front. Avec émotion:)
Tu es un chic type.
(Il l'embrasse brusquement.)
SCÈNE II
Les Mêmes, GEORGET
GEORGET, paraissant à la porte du jardin, sanglé dans un costume
d'été, strict, frais et joli.
Oufl II y en a une petite trotte de la gare, mes
enfants ! C'est gentil, hein, de venir par cette chaleur ?
Dites encore que je ne suis pas un aminche ! B'jour,
Paulot I Tu travailles? Va, va, mon vieux, que je ne
t'interrompe pas.
PAULOT^ après avoir regardé son frère.
Oh ! j'ai fini.
22.
258 MAMAN COLIBRI
GEORGET
D'ailleurs, comme tu seras collé en octobre de toute
façon... ne te foule pas.
RICUARD, souriant.
Il me semble que tu es bien beau.
GEORGET
N'est-ce pas ? J'ai sorti un petit complet ! Je p'ai pas
encore osé le mettre à Trouville, sur la plage... je
l'essaie ici... C'est peut-être un peu osé... qu'en
penses-tu? Il y a le ruban du chapeau qui est d'une au-
dace I Et qui me donne un peu l'air calicot, hein?...
RICHARD
Tout à fait.
GEORGET
Ah 1 bien ! compris... (Sadressant à son costume.) Toi, tu vas
retourner dans la malle, (a Richard et à Pauiot.) A,lor3
on ne vous verra pas un peu ? Vous allez vous terrer
ici, tous deux ? Venez donc un peu rigoler à Trouville.
Richard, le casino t'attendra de huit à onze, en-
tends-tu ? de huit à onze, toi et ta galette.
RICHARD
Mais c'est possible...
GEORGET, d'un air distrait et empressé.
Ta mère va bien ? J'oubliais de te le demander.
RICUARD
Merci, merci.
GEORGET
Et monsieur de Rysbergue... naturellement...
RICHARD
tt tire en ce moment.
ACTE DEUXIÈME 259
GEORGET
A quoi? la chasse n'est pas ouverte.
RICHARD
'Oh ! dans la propriété... quelques oiseaux de mer
qui volent jusqu'à Touques. Les gardes ne peuvent rien
dire.
GEORGET, sentant le froid et parlant avec abatage.
Vous ne savez pas qui est arrivé hier aux Roches?...
la petite madame Stauf... et ses filles... Charmantes,
ses filles! je ne les connaissais pas. Et Stauf, lui, a
installé Adrienne Véry à deux pas, dans une villa... Il
se cherche des alibis pour avoir l'air moins cocu. Les
de Rieux sont au Continental... tu le savais ? C'est tout
ce qu'il y a de neuf, je crois-... Oh! puis, Mélitaî.,
Figure-toi, la grosse Mélita, en costume de bain ton-
kinois, avec des dentelles couleur orange et un maillot
lophophore... elle a l'air d'un pavillon de yacht...
Inénarrable, mon cherl.. Tous les mineurs se détour-
nent quand ils la voient,
(A ce moment, on entend dans la maison la voix d'Irène qui chante.
La voix avance prfj-cipitamment. Tous les trois l'écoutent, comme
si cette voix était un personnage important.)
SCENE III
Les Mêmes, IRÈNE
;La porte de droite s'ouvre. Irène entre, la chanson sur les lèvres,
joyeuse, les yeux brillants. Elle a un petit tablier blanc brodé par-
dessus sa robe.)
IRENE, de la porte, en riant.
.Je ne me trompais pas. J'avais entendu votre voix...
et votre pas sur le sable... Bonjour, Geo... Vous ne
saivez pas ce que je fais?... Et d'abord, ne suis-je pas
gentille, hein, avec ce tablier de poupée?
260 MAMAN COLIBRI
GEORGET
Vous avez l'air Louis XV.
IRÈNE, avec une grimace.
Horreur! Vous ne savez pas ce que je fais?... Des
pralines... des pralines à la rose, une recette à moi;
c'est délicieux. -Si vous êtes sage, vous en aurez...
(Elle on tire une de la poche du tablier et la croque.) Ne VOUS ima-
ginez pas que c'est à la cuisine que j'opère. Je fais ça
sur une lampe à esprit de vin; et je tourne, je tourne...
Je dois être toute rouge.
GEORGET, montre le ruban de son chapeau*
Pas tant que mon ruban!...
IRÈNE, croquant une seconde praline-
C'est vrai, vous avez un petit genre balnéaire, mon
cher... (Elle fait claquer sa langue.) Ça VOUS va très bien d'ail-
leurs. Je ne vous fais pas souvent de compliments, mais
quand je m'y mets!... A part vos gants... ils vous aveu-
glent!... Des gants blancs, à quatre heures, à la cam-
pagne? Georget vous êtes fou!
GEORGET
On a une manière de me dire mes vérités dans cette
maison !
IRÈNE
Dieu, que j'ai chaud!
GEORGET
Sans doute cet affreux temps lourd.
IRÈNE
Pouvez-vous dire! Il fait exquis... C'est un temps
d'abeille. J'adore. Nous allons sortir tout de suite, vite...
J'ai envie de faire des kilomètres aujourd'hui. On va se
payer une longue promenade tous les trois, pas?
ACTt: DEUXIEME 261
RICUARD
Pour ma part, je suis fatigué.
IRÈNE, sans insister.
Bon. Georget m'accompagnera... (Elle le regarde dans lea
yeux.) si ça ne Tennuie pas trop, tout de même, ce
jeune homme!
GEORGET, minaudant.
Chère madame...
IRENE jette une fleur de son corsage en l'air, au plafond, comme ça, sans
raison; puis elle pirouette sur ses talons et se dirige vers la porte.
Je vais mettre mon chapeau:.. Allons, bien!...
GEORGET
Quoi?
IRÈNE, sur le pas de la porte, la main tendue.
La pluie.
GEORGET
Un nuage qui passe. Voyez, il y en a pour cinq mi-
nutes!...
IRÈNE
Cinq minutes, cinq minutes!... Oh! que c'est ra-
geant!... J'avais une envie folle de sortir, de courir.
Mes jambes se sont engourdies à travailler.
GEORGET
Ça va passer... Attendons.
IRÈNE, le regardant.
Je ne peux pas supporter les déceptions.
GEORGET, riant.
Eh bien, jouons à quelque chose... Un petit jeu inno-
cent...
262 MAMAN COLIBRI
IRÈNE
Vous faites bien d'enlever vos gants! Dieu qu'ils
sont laids!... Donnez-moi ça; vous ne les remettrez
plus... je vais les jeter dans le puits.
GEORGET
Hé! hé là! pas de blague... rendez-les-moi...
IRÈNE
Jamais de la vie! ils ont besoin d'être salis un petit
peu. La pluie leur fera du bien.
' GEORGET
Voulez-vous!... J'en ai besoin pour ce soir!...
IRÈNE
Venez les prendre... Je vous défie de les attraper...
morveux!...
GEORGET
Ah! si vous êtes polie, alors... (Gomme une enfant en
récréation, elle le défie du geste et de la voix. Leurs yeux amoureux
brûlent à se fixer.) Je ne les attraperai pas? Je ne les attra-
perai pas?
(Avec de petits cris de joie, des rires, elle court et ils se cher-
chent de meuble en meuble sans voir les deux enfants, graves
et accotés, qui les fixent, sans bouger. Un moment Irène et
Georget sortent en courant, par la porte du jardin.
PAULOT
Oh! Richard!...
RICHARD
Quoi?
PAULOT, pâle
Rien, rien.
IRÈNE, rentre, poursuivie par Georget.
Ah! est-il bête! il a failli tomber... Pouce!.., (Eiie a les
ACTE DEUXIÈME 263
cheveux presque défaits, le teint animé; sa poitrine se soulève avec force.)
Je n'en peux plus! Je suis essoufflée!... Tenez, les
voilà vos gants I . . . (Elle tombe sur ud fauteuil, près de CTOorget.
A Georget, à voix basse.) Chez nous... pars le premier. r. Je
te rejoindrai ...
GKORGET, même jeu.
Donne-moi un prétexte de .partir, (ii fait un signe en .
montrant les gants.) Ils sout jolis maintenant... pleins de
terre mouillée.
IRÈNE.
Richard vous en prêtera, ^'est-ce pas?...
RICHARD
Certainement.
(Richard a échangé quelques mots avec Paulot qui s'en va.)
GEORGET, à la porte, montrant le ciel éclairci.
Qu'est-ce que je disais?
IRÈNE
C'est vrai? Vite, vite!... Georget, allez détacher le
lévrier noir... nous le prendrons avec nous. Et passez
devant, par l'allée des noisetiers. Je vous rejoindrai. Je
vais mettre mon chapeau.
(Georget sort.)
SCÈNE IV
IRÈNE, RICHARD, seuls.
IRÈNE
Vraiment, je ne te comprends pas... Je ne suis pas
fâchée d'avoir envoyé Georget en avant, pour avoir
l'occasion de te dire que ton attitude vis-à-vis de ton
ami est tout à* fait inconvenante. On n'a pas idée d'être
ours à ce point!... Enfin, voilà un garçon qui vient
^64 MAMAN COLIBRI
nous voir exprès, et se. déplace tous les jours de Trou-
Ville pour nous tenir compagnie... en somme, c'est très
gentil; et tu le traites avec un sans souci extraordinaire !
îl entre, il sort, c'est pour toi comme s'il n'existait
pas... Il finira par se froisser.
RICHARD, les joues empourprées.
Tu crois?
IRÈNE
J'en suis sûre. Et l'on se froisserait à moins. 11 est
possible que la présence de votre camarade vous
ennuie, soit; mais laissez-le moins paraître, que diable !... •
Avez-vous eu des dissentiments ensemble? Non, n'est-
ce pas?
RICUARD
Aucun.
IRÈNE
Eh bien alors, par égard pour nous tous, je te prie
désormais de mieux recevoir tes amis.
RICUARDj se contenant.
C'est à moi que tu parles de la sorte?
IRÈNE
A qui voudrais-tu que ce soit? Simple remontrance
domestique dont je te prie de tenir compte, voilà tout.
RICHARD, avalant sa rage, les yeux ardents, et un petit rire
nerveux aux lèvres.
Tu exagères, je crois...
IRÈNE
Du tout.
RICHARD
Si, si, tu es très nerveuse depuis quelque temps; le
premier air de la campagne te met trop de joie en
tête... C'est ton excuse. Et pour que tu en arrives à
ACTE- DEUXIÈME 265
me parler sur ce ton, c'est que tu as perdu évidem-
ment la notion des choses... tu te grises... tu ne vois
plus...
IRÈNE, sévèrement.
Richard, veux-tu parler plus poliment à ta mère, s'il
te plaît!...
RICHARD
Si, si, tu perds pied.
IRÈNE
Richard, assez!... Tu es encore à l'âge de l'obéissance,
et je te le montrerai... Puis!... (elle hausse lesépauies.) je vais
mettre mon chapeau... J'inviterai probablement à dîner
notre ami, et j'espère que tu tiendras compte de mon
observation.
{Elle se dirige vers la porte de gauche.)
Maman!...
RICHARD
IRENE
Quoi?...
(Richard la regarde fixement, les lèvres tremblantes, puis soudain,
très calme, très doucement, mais avec une voix ferme.)
RICHAHD
Je te prie, tu entends?... je te prie de ne pas aller
aux Granges.
IRÈNE, sursautant.
Aux Granges!... Que veux-tu dire? Qu'est-ce que c'est
que ça, les Granges?
RICHARD
C'est une petite maison à droite, sur le chemin de la
Touque, où tu vas tous les jours, et où Georget se dirige
en ce moment.
23
266 MAMAN GOLIBHi
IRÈNK, balbutiant, décontenancée.
Qu'est-ce que tu veux insinuer? Peut-être, en effet,
oui, suis-je allée par hasard...
RICHARD, l'interrompant.
Maman... comprends-moi... Tu n'iras pas... tu n'iras
plus jamais aux Granges. . .
IRÈNE
Je...
(Elle le regarde, effarée ; elle suffoque. Elle essaie de parler,
devant le regard de son iîls, elle ne peut pas. Elle tombe sur une
chaise contre la table, la têle dans ses coudes.)
RICHARD j émotionné, cherchant ses mots.
Je n'ai pas à te juger... Un fils ne juge pas sa mère.
Rien de ta vie ne me regarde... J'ai voulu seulement
t'avertir... Je ne t'aurais, je crois, jamais rien dit...
mais vraiment, l'affront que tu viens de me faire.:, ah !
c'était trop ! Il faudrait être de marbre ! Il y a près d'un
mois que je garde seul ce secret... 11 ne sortira pas
d'entre nous, je te le jure... Tu peux être tranquille,
mon père ne s'en doutera jamais... 11 faut qu'il ne s'en
doute jamais.
IRÈNE
Ah! mon pauvre Richard! mon pauvre enfanl!
(Elle pleure maintenant, la tête enfouie : on n'entend que ses
sanglots dans le silence.)
RICHARD
Je n'ai pas autre chose à te dire... voilà.
(Il se dirige vers la porte.)
IRÈNE
Pourquoi t'en aller, Richard ? A quoi bon ? Ah ! main-
tenant!... Puisque c'est à toi et non à ton père que le
sort a réservé le terrible choc... pourquoi hypocrite-
ACTE DEUXIÈME 267
ment nous éviter, nous fuir, sans une parole échangée?...
Ce serait trop affreux. A mon fils je dois l'explication,
si possible, de ma conduite.
RICHARD, secouant la tête.
Non !
IRÈNE
Ah! folle que j'étais, en effet!... folle qui ne voyais
pas les regards de son fils, folle qui ne croyais même
que cette chose fût possible !... Richard, écoute... tu vas
te marier bientôt... lu vas nous quitter... voici que la
vie commence pour toi... Le passé que tu laisses der-
rière, qu'il ne soit pas trop gâté dans ta mémoire...
Garde-moi ton souvenir pareil... Ne juge pas trop mal
ta mère.
RICHARD
Je répète que je n'ai pas à te juger. J'adore mon
père infiniment... je le vénère... mais je sais que, dans
une certaine mesure, il n'a pas toujours été avec roi ce
qu'il aurait dû être... 11 n'a pas toujours été bon...
attentif... il t'a délaissée... 11 a eu des maîtresses... Et
sans doute cela est-il suffisant pour expliquer...
IRÈNE, l'intorrompant.
Non, je n'ai pas besoin d'excuse. Une jeune fille
peut être abusée, une femme ne Test pas... Seule-
ment, je ne sais pas, moi... c'est allé si vite, ces quinze
dernières années!... La vie est si courte, mon Dieu 1
cela va, cela va... Il me semble que c'est d'hier que je
t'ai eu... Je te vois encore petit, comme ça... avec tes
cheveux dans le dos. Mon Dieu! on n'a pas le temps de
se retourner, de comprendre ce qui se passe... Est-ce
que je sais, moi, seulement, ce qui me tombe là, au
plein milieu de ma vie?... On m'a mariée à ton père,
toute jeune... et ensuite, les années ont filé, filé, c'est
effrayant!... Te voilà grand, maintenant ; je vais bientôt
268 MAMAN COLIBRI
te conduire à Téglise, et il me semble que c'est moi
qui en sors, que j'ai toute la vie devant moi, que ça
commence... Ah! on devrait se cacher, je le sais bien,
de ses enfants, tant qu'on est capable d'êlre encore
une amante... les enfants ne devraient pas savoir...
Je te demande pardon, alors, Richard, si je te scanda-
lise; mais ce n'est pas ma faute... J'ai un printemps
en retard... tu sais, ça arrive... regarde... nous en
parlions hier, tu te souviens ? Il y a des oiseaux qui
se mettent à bâtir leur nid très tard. .. On se dit : « Sont-
ils bêtes! Voilà l'automne! » Il faut nous excuser;
c'est une erreur de saison... Vois enta mère une chose
fragile et désolante. Ferme les yeux, mon petit, si
je t'oftusque... Moi, j'ai un médaillon où il y a des che-
veux de maman quand elle avait vingt ans... des cheveux
blonds, exquis... ça m'a toujours presque choquée: ils
sentent les baisers, ces cheveux... Il faut oublier ça,
vois-tu, c'esi des impressions... et penser que, si rien
de tout cela n'est bien fameux, il faut être bon tout de
même, parce que les cœurs ont déjà beaucoup de peine
à être les cœurs qu'ils sont !
(Elle éclate on sanglots.)
RICUARD
Tu n'avais pas à t'excuser... Rien n'entache mon res-
pect pour toi. Tout cela doit me rester absolument
étranger. Ma mère, c'est ma mère. Ce qu'elle a fait, ce
qui s'est passé, échappe complètement à mon juge-
ment et ne me regarde pas'; c'est lettre morte, un voile
baissé. (Avec véhémence.) Mais cc qui me regarde, par
exemple, c'est l'affront fait à mou père !
IRÈNE
Que veux-tu dire par là ?...
RICHARD
L'offense qu'il ignore et qui insulte, venant d'où elle
ACTE DEUXIEME 269
part, toute la famille et Tamitié trahies, voilà ce qui
me concerne ! Mon père est forcé de sourire tous les jours
à qui lui a pris l'honneur de son foyer... Je suis là,
moi, pour le représenter.
IRÈNE
Ah ça, mais!... Richard, tu ne m'as pas comprise?
J'excuse ta première impulsion, dans Femportement
bien naturel de la jeunesse... La seconde sera toute de
raison, de pitié, j'en suis sûre.
RICHARD, avec emportement.
Tu n'as pas imaginé, j'espère, maman, que je touche-
rai seulement une minute de plus la main de cet indi-
vidu, que je tolérerai sa présence seulement un jour I...
IRÈNl'3
Il ne s'agit pas de cela... Après la révélation que tu
viens de me faire, Richard, sois sûr que je n'imposerai
pas à ta délicatesse la moindre situation qui la puisse
blesser. Tu ne reverras pas Georget, que peut-être dans
la mesure des circonstances forcées pour ne point
éveiller les soupçons de ton père... Mais tu peux t'en
reposer sur moi, sans nulle crainte. Cette conversa-
tion, ce qu'elle ouvre tout à coup dans ma conscience
de nouveau, tout va m'en donner le courage et...
(Un soupir) peut-être aussi la force ! En tout cas, tu peux
t'en reposer sur moi pour que rien ne t'atteigne;
cela je te le jure.
RICHARD
Ah! non, non î Ta vie te concerne, entendu!... arrange-
t'en. Mais nous avons un compte à part à régler,
d'homme à homme. 11 sera réglé, j'en réponds. Com-
nient, ce garçon que j'ai introduit chez nous, auquel
j'ai donné mon amitié et ma confiance, qui m'a trahi
lâchement, hypocritement, qui est venu introduire ici
23.
270 MAMAN COLIBRI
le déshonneur... eh! oui, appelons les choses par leur
nom!... le déshonneur dans la maison intacte, ce gail-
lard-là resterait impuni?... Mais je voudrais me retenir
de lui souffleter la face que je ne le pourrais pas! Tout
mon sang ne ferait qu'un tour ! Non, non, c'est un compte
particulier, en dehors de tout, qui ne ressort que de
moi! Cela ne s'appelle pas une réparation, mais de la
vengeance !
IRÈNE, poussant un cri.
Ah!...
RICHARD
Quoi?
(Elle est droite, le doigt fixé vers le front de son" fils.)
IRÈNE
L'ennemi!... je l'ai vu, là, dans les yeux de mon
propre enfant!... l'ennemi!
RICHARD, se redressant.
Le justicier, lu veux dire.
IRÈNV:
Le justicier! Ah! le grand mot!... La jeunesse s'en
enivre, de ces mots-là ! Tu en pèseras plus tard la vanité.
Ecoute, Richard... la situation est assez pénible, ne nous
payons pas de phrases creuses, d'attitudes. Appelons
du fond de nous, au contraire, tout ce que nous pou-
vons de sagesse, sans excès, mais sans faibleFse. Tâche
de bien comprendre ceci, posément et sagement : je l'ai
élevé, je t'ai consacré mes années, avec un amour et un
dévouement de tous les instants; le voici grand; main-
tenant tu vas bientôt voler de tes propres ailes, partir...
au mois d'octobre tu seras marié; tu vas aimer à Ion
tour, fonder une famille nouvelle : j'ai accompli mon
devoir vis-à-vis de toi, ma fonction de mère est ter-
minée. Va vers ta vie. Ne retourne pas la lète. Ce que
tu laisses derrière ne t'appartient plus. Dis-toi cela qui
est la vérité... et va! Nous sommes quitlesi
ACTE DEUXIÈME 274
RICHARD
D'abord je ne suis pas encore parti! Et puis j'ai eu
tort de dire le moindre mot là-dessus... Je me suis
emballé; je rétracte.
IRÈNE
Tais-toi! tais- toi! Que comples-tu faire?...
RICHARD
Ça me regarde.
IRÈNE
Moi aussi... Réponds, réponds... Mais, malheureux,
ce n'est pas possible! Tu es d'une force exception-
nelle aux armes... je l'ai voulu ainsi!... Lui, ne pour-
rait pas se défendre, il ne se défendrait pas, je le con-
nais... Ce serait un crime abominable!... Richard! tuoe
vas pas te battre?
RICHARD
Je n'ai pas dit cela... Je n'ai rien dit. D'ailleurs, ras-
sure-toi; en tout cas, ta personne sera écartée, soigneu-
sement...
IRÈNE
Je te défends de le battre!...
RICHARD
Ah! je t'en prie, maman, assez!... On a ça dans le
sang ou on ne l'a pas! On ne discute pas ces sentiments
là, d'abord. Et mettons que je n'aie fien dit.... D'ail-
leurs oui... tu as raison... Je réfléchirai.
IRÈNE, avec désespoir.
Ecoute... je te promets, je te jure que tu ne le verras
plus. Je ne peux pas mieux dire, mon Dieu!... Que je
ne le verrai plus, même...
RICHARD
Eh bien... oui... oui... je réfléchirai.
272 MAMAN COLIBRI
IRÈNE
Tu mens! je vois bien que tu mens, pour ne pas
m'effrayer... Songe que c'est moi la coupable. Tu parles
de justice! Songe, s'il y a une punition, elle est pour
moi! C'est un enfant, lui... un vrai enfant... Tu commet-
trais un assassinat !
RICHARD
Ce n'est pas pour moi que tu as peurî...
IRÈNE
Ah! je sens que je ne fais que t'exaspérer! Mais je
suis au martyre!... Songe à moi... c'est effrayant!
Calme-moi, Rchard... je ne devrais pas te montrer
cette anxiété... Mais que veux-tu, on n'a pas le cœur
tout d'une pièce... On en a des morceaux qui appar-
tiennent à tous ceux qu'on aime... il faut avoir pitié...
RICHARD
Là, là... c'est entendu!... Calme-toi... Puisque je te
dis...
IRÈNE
Pour moi, Richard, pour moi, je t'en supplie... (Eiieest
presque à genoux, les yeux cramponnés, le geste errant. Tout à coup, elle
se relève d'un bond.) Ah ! malhcurcux I malhcurcux ! je vois
dans tes yeux la résolution implacable... Tu verras,
tu aimeras un jour... que dis-je?tu aimes!... Un jour,
à ton tour, tu subiras la force de ton cœur... tu souf-
friras... Puisses-tu te rappeler alors... et qu'il ne soit
pas trop tard !
RICHARD
Mère...
IRÈNE
Richard, écoute... Ne fais rien. (Elle halète.) C'est le
grand amour de ma vie.
ACTE DEUXIÈME 273
RICHARD
Mais...
IRÈNE, ayec passion.
Ne cherche pas à comprendre ce que tu ne peux
pas comprendre, comment une femme se sent assez
affolée, acculée ai assez d'effroi pour laisser échapper
un cri pareil devant son fils... comment il se fait qu'un
enfant — un insignifiant camarade pour loi — soit pour
moi la source vive de ma vie, tout le tressaillement
de ma poitrine; mais crois-le !... Bouche-toi les
yeux, sans comprendre; sauve-toi de cette flamme...
et laisse-moi L
RICITARD
Voilà père.
(Monsieur de Rysbergue entre par la porte du jardin.)
SCÈNE V
Les Mêmes, RYSBERGUE.
(Irèno s'est vivement détournée et se compose un visage.)
RYSBERGUE
Qu'est-ce qu'il y a ? (Il considère leur trouble et les yeux mouil-
lés de sa femme.) Tu fais cucore plcurcr ta mère, à ton
âge, garnement?
IRÈNE, se levant vivement.
Ce n'est rien, ce n'est rien!
RYSBERGUE
Qu'y a-t-il? Des fâcheries entre vous ?
IRÈNE
A peine... ne t'occupe pas.
(Elle sort par la gauche, sans retourner le visage vers son mari.)
274 MAMAN COLIBRI
SCÈNE YI
RICHARD, RYSBERGUE.
RYSBERGUE, h son fils, lui montrant Irène qui s'en va.
Tu vois... Je ne puis admettre que, quelque lubie
qui te pusse par la tête, ta mère nous en ressorte les
yeux rougis.
RICUARD
Mais il n'y a là rien d'important...
RYSBERnUE, l'interrompant en posant sur une table le fusil
et la carnassière qu'il portait en bandoulière.
Deux mouettes... Ce passe-temps est idiot... Je me
suis amusé, en plus, à tirer sur une couleuvre d'eau...
C'est intelligent, hein? (ii rit.) Ah I au fait... je viens,
au bout du parc, de rencontrer Georget.
RICHARD
Ah!
RYSBERGUE
Oui. Nous avons causé un peu. 11 est décidément très
inlelligent, ce garçon... Déjà une compréhension
saine des affaires... Nous avons eu tort de le négliger.
Qu'en dis-tu ?
RICHARD
Je dis que...
RYSBiïRGUE, l'interrompant.
Grand tort!... On cherche des valeurs très loin, par-
fois, alors qu'on les a sous la main. Et il est utile d'inté-
resser de tous jeunes gens à notre industrie, pour que,
plus tard, ils connaissent les rouages comme de vieux
routiers. Aussi, je t'annonce une résolution qui ne
sera pas sans te faire plaisir... A la rentrée, je compte
mettre ton ami Georget au bureau, à la place de Wald-
ACTE DEUXIEME 275
teufel qui s'en va... Déjà, je viens de lui soumettre ce
projet. Il a accepté avec empressement.
RICHARD
Tu dis?... Voyons, père, tu te moques de moil...
C'est un projet insensé, fou...
RYSBERGUE, l'interrompant.
Pourquoi?... Ah! ça, je croyais te faire plaisir...
RilCHARD
Tu t'amuses... A quoi rime cette résolution soudaine
et absurde ? Georget ! Ce serait risible !... Il est aussi
fait pour les afifaires que...
RYSBERGUE
Que bien d'autres. Tu verras. Nous nous servons
trop d'ingénieurs; on se sert toujours trop d'ingé-
nieur?... Je ne me trompe pas sur la valeur de ce gar-
çon. La jugeotle est bonne.
RICHARD
D'abord, il est appelé par son service militaire...
RYSBERGUE
En novembre seulement... D'ici-là il prendra le pli.
Et puis nous lui ferons avoir des congés.
RICHARD
Tu lui donnerais le poste de Waldteufeld ? C'est
trouvé.
RYSBERGUE
Et, plus tard, s'il réussit, je l'intéresserai de façon
plus particulière à nos affaires... Allons, voilà qui est
dit : le mois prochain il aura son bureau non loin du
tien; vous pourrez griller des cigarettes ensemble, tout
en causant d'exploitation, hé! hé !...
^276 MAMAN COLIBRI
RICHARD, haussant les épaules.
D'abord je suis bien bon de m'inquiéter... J'y aurais
mis ordre auparavant.
RYSBERGUE
Plaît-il? Alors, désormais je dis : Je veux... Et cela
suflit!
RICHARD
J'aimerais mieux ne plus mettre les pieds au bureau 1
RYSBKRGUK
Bah? mon garçon, il y a donc quelque chose qui
cloche entre vous?
RICHARD
Un compte à régler, peut-être.
RYSBERGUE
Eh bien, les bons comptes font les bons amis. La
racléo passée, tout ne s'en portera que mieux.
RICHARD
Cessons ce genre de plaisanteries.
RYSBERGCE, s'approchant de lui.
Non... non. Tu as quelque chose sur le cœur,
Richard : dis-le moi...
RICHARD, battant en retraite.
Des bagatelles... sans conséquence...
Irène rentre chapeautée. Elle passe rapide et se dirige vers le
jardin
Tu sors?
Un petit peu.
ACTE DEUXIEME 211
SCÈNE VII
Les Mêmes, IRÈNE
RYSBERGUE
IRÈNE
RYSBERGUE, d'un air détaché.
Tu liens à sortir?
IRÈNE
Pas le moins du monde... même, si cela peut te faire
plaisir que je reste?... Je n'avais rien à faire.
RYSBERGUE
C'est ça... Seulement c'est impoli ce que je te fais
faire là.
IRÈNE
Pourquoi donc ?
KYSBERGUE
Je viens de rencontrer Georget qui m'a dit qu'il te
devançait dans l'allée des noisetiers... Il va t'altendre,
ce pauvre garçon.
IHÈNE
Oh ! bien ! il se promènera tout seul; il a l'habitude.
(Elle enlève son chapeau.)
RYSBERGUE
C'est égall... Tiens, pendant que vous allez vous
réconcilier, ton fils et toi, — car je ne vous conseille
pas de rester sur des malentendus, — je vais lui tenir
compagnie, à Georget... J'ai des choses à lui dire... et
l'on bavardera avec ce bon petit jeune homme.
24
278 MAMAN COLIBRI
IRÈNK, inquiète, regarde son fils. D'un air indifférent à son mari.
Mais, je croyais que vous n'aviez jamais de conversa-
tion sérieuse ensemble.
RYSBERGUE
On change... Nous manquions de sujets... (ii va à son tusii
comme pour le remettre en bandoulière.) AIIOUS.
(Il se dirige vers la porte.)
IRENE, se levant en sursaut.
Je t accompagne.
RYSBERGUb:
Tu avais décidé de ne pas sortir.
IRÈNE
J'aime autant t'accompagner. Nous n'avons, je t'as-
sure, Uichard et moi, plus ri^n à nous dire.
RYSBERGUE
Tu vois, Richard, comme tu rends ta mère nerveuse...
et craintive de tout.
IRÈNE
Craintive, pourquoi?
RYSBERGUE, pose son fusil. Il se met entre Irène
et Richard et le prend par les épaules.
Voyons... vous avez des querelles ? Ce n'est pas bien.
Racontez -moi ça, hein? On n'a rien de caché pour moi,
n'est-ce pas?
RIGllARD, essayant de rire.
Des discussions de domestiques, qu'est-ce que ça
peut te faire?
IRÈNE, avec un sourire contracté.
Oui, n'est-ce pas, Richard?...
ACTE DEUXIEME 279
RYSBERGUE
Ce n'est pas bien de ne point me donner la part de vos /
soucis... C'est donc si grave?... Un gros secret qui vous
pèse? Dites-le-moi.
IRÈNE
Je le raconterai... Viens, sortons.
RYSBERGUE
Pourquoi trembles-tu?... mais oui, comme une
feuille... Oh! comme il doit être lourd et étouffant, ce
secret-là, et, pour me le cacher; comme il faut avoir
peur de moi...
IRÈNE
Tu es fou.
RYSBERGUE
Malheureuse ! Ce secret qui est entre vous, tu ne vois
donc pas que je le connais maintenant!... (Montrant Richard.)
Ton fils vient de me le révéler.
IRENE, dans un cri.
Que veux-tu dire ?
RJCHARD, on même temps qu'elle.
Mère, je ne comprends pas...
RYSBERGUE, l'interrompant.
Oui, tu me l'as crié par ton silence, par tes yeux, par
tout ton brave petit cœur qu'on a offensé et que je
voyais trépigner de colère, tandis que j'inventais cette
imbécile histoire pour épier la flamme dans tes yeux!...
Depuis huit jours, cette folle hypothèse m'était apparue,
mais ma raison se refusait à l'admettre. Je me disais :
« Une preuve de la trahison, une preuve logique, il n'y
en a pas. » Quand je suis entré, là, tout à Theure, vous
me l'avez donnée subite, effrayante! Oh! votre atti-
280 MAMAN COLIBRI
tude!... Oh î tes yeux rouges et glacés de tout à l'heure,
ce qu'ils révélaient!... Ainsi ton fils était ton confidentl
tu as sali ton fils de cet aveu, tu le faisais vivre avec ce
secret! Quelle horreur! (Tout à coup.) Et l'autre, Tautre...
ah! celui-là, par exemple!...
ill se précipite vers la porte du jardin. Irène la barre.)
RICHARD, retenant son pfere.
Père, père, voyons, du calme... Dans cet état d'agi-
tation, lu ne serais plus maître de toi!...
RYSBERGUE, essayant de se dégager.
Laisse-moi... Je sais où il est! Je vais le rejoindre.
IRÈNE
Ne passe pas! Que veux-tu faire? Tu as la coupable
sous la main...
RICHARD
Père!
RYSBERGUE
Je suis maître de ma vie et de mon honneur!
RICHARD, l'entraînant.
Ton honneur? tu veux dire le nôtre! Père, ce n'est pas
de ton âge, ni de ton rang, de te colleter avec cet indi-
vidu. Ressaisis ta dignité : tu seras vengé...
RYSBERGUE
Je n'en céderai la joie à personne... Ah! la canaille!...
Attends un peu, que je le prenne à la gorge, et...
(Il s'élance. Irène, épouvantée, contre la porte :)
IRÈNE
Pas lui... pas lui!... C'est moi qui t'ai trompé, Jac-
ques!... C'est moi que lif dois accabler de ta colère.
Pourquoi ne le fais-tu pas? Pourquoi n'as-tupas même
un cri, une insulte pour celle qui te trahit?
ACTE DEUXIEME 284
RYSBERGUE
Comment oses-tu, malheureuse!...
IRÈNE
Eh! oui, je dis que, s'il te restait l'ombre d'amour
pour moi, tu m'aurais, depuis cinq minutes, jetée à
terre! Mais tu ne m'aimes plus; alors, tes yeux sont
fixés au dehors, vers ce petit que vous avez condamné.
Non, non! c'est moi qu'il faut frapper, Jacques, Jac-
ques! car c'est moi qui t'ai trahi et, sache-le, c'est moi
qui me suis donnée librement, volontairement et avec
joie î... Si après ce cri-là, tu ne me tues pas, — tu n'es
qu'un lâche 1
RYSBERGUE
Je te devine : tu voudrais détourner ma colère sur toi,
pour que ton amant soit épargné. Non il ne le sera pas,
il ne peut pas l'être, car il y a ici en cause plus qu'une
trahison d'amour, en effet... (Montrant son flis) la présence
lamentable de ton fils en est le témoignage ! Ce qui est
offensé... et de quelle façon!... pour que nous en soyons
là, que notre enfant nous écoute et nous juge, c'est une
chose plus haute que notre amour passé, fini...
IRÈNE, rinterrompant.
Notre amour est mort, dis-tu? Ah! cela seul suffît,
Jacques, que parles-tu d'autre chose?
• RYSBERGUE
Si, il y a mon nom, mon honneur, mon foyerl Et, ces
droits-là, tu vas les connaître, car ils ne font pas grâce.
IRÈNE
Depuis une heure, je n'entends parler que de justice,
de droits de la famille, de devoirs ! On dirait la discus-
sion d'un traité!... Il n'y a qu'une chose qui compte: nos
cœurs! Oui, je me suis mal conduite, je t'ai trompé...
24.
282 MAMAN COLIBIU
oui, je suis cent fois coupable de cela... Souffres-tu?
Alors frappe-moi : je l'ai mérité.
HYSBERGUE
Tu fais erreur! Il n'y a pas que ces souffrances ni que
ces vengeances I 11 y en a de plus hautes. Ce sont celles
qui naissent des droits acquis de la famille...
lïŒNE
Lst famille, allons donc! Vous allez tuer cet enfant
au nom de la famille et de Thonneur! Des justiciers, si
c'est cela la famille, alors mensonge, mensonge!.,. 11
faut une de ces épreuves où la vie vous accule, comme
vous m'acculez contre des parois effroyables, pour le
sentir aussi nettement tout à coup!
in^SBERGUE, à son fils.
Retire-toi... laisse-nous, ta mère et moi.
^ (Richard fait un mouvement pour se retirer.)
IRÈNE
Pudeur tardive vraiment! Ce fils qui n'allègue plus
que des droits d'homme, qu'il reste! Il peut entendre
souffrir la femme, — la mère n'est plus!...
RYSBERGUE
Pauvre égarée ! ... tu ne reconnais pas les tiens. . . Si tu
te voyais!... Tu es comme ces bêtes sous Tempire d'un
instinct de protection passager qui se précipitent, folles,
sur ceux qu'elles aimaient la veille, comme sur des
ennemis imaginaires...
IRÈNE
Ce qu'elles défendent, ces bêles, c'est leur. petit, c'est
leur chair, (a son fiis.) J'ai été pour loi cette bête folle,
Richard, quand tu étais mon petit. Je n'aurais eu que
de la piété et de l'amour pour toi — dans n'importe
ACTE DEU7(IEME 283
quelle circonstance!.-.. Et ma passion, je t'en réponds,
aurait parlé plus haut que ne parle maintenant ta jus-
tice! Je me serais laissé tuer pour toi, sans discuter...
Maintenant, c'est vous qui faites renaître cet instinct-
là dans mes entrailles, pour un amour coupable, soit!
mais que vous me forcez à défendre et que je dé-
fendrai de toutes mes forces, je vous en avertis...
Essayez!...
(Elle s'agrippo à la porto, dressée, presque terrible.)
RYSHEKCiL'E
Eh bien, si tu veux être frappée seule, tu le seras!
IRÈNE
A la bonne heure!
RYSBERGUE
Mais pas comme tu l'entends! Je ne suis point un
mari qui tue sa femme. Depuis un quart d'heure tu te
méprends étrangement; les nerfs t'affolent et t'abusent.
Puisque tu nous reproches comme un crime de vouloir
châtier ce petit misérable, j'abandonne toute expia-
tion; sois heureuse! Seulement, puisque aussi tu
répudies les liens les plus saints de la femme et de la
mère, puisque tu nous l)afoues et jettes un défi pareil
aux tiens, à ta famille... hors les lois, hors le monde!...
IRÈNE
Ah! le monde!... c'est lui qui m'est égal!..
RYSBERGUE, continuant.
Tu trouveras juste et bon qu'à cette famille tu ne
fasses plus jamais appel! Elle ne le répondra pas! Tu
peux partir, si tu le veux... tu romps, mais c'est pour
toujours! Sache-le... Tu es avertie et tu as encore le
choix.
v/
284 MAMAN COLIBRI
IRÈNE
C'est tout choisi.
^ RYSBERGUE
Alors, passe immédiatement ce seuil que tu ne fran-
chiras plus jamais... (Le poing dressé.) Va-t'cn! va-t'en
donc! (Il la pousse et referme brutalement la porte du jardin derrière
elle. — Richard veut s'élancer vers sa mère. — D'un geste impérieux,
son père l'en empêche.) Toi, rCSte-là!... C'cst fini!...
ACTE TROISIÈME
Une maison d'habitation à El-Biar, sur les coteaux d'Al-
ger. C'est la salle à manger avec vaste ouverture sur le jar-
din, bourré de roses et de géraniums. Des glycines battent
au vent sur la porte. Très loin on aperçoit la mer. — Le
soleil se couche sur Alger. — La salle à manger, à l'orien-
tale, est tout à la chaux blanche, — avec, seulement, de
vieilles céramiques qui font le tour de la pièce. On aperçoit
dans tous les coins, au plafond, des f];uirlandes de fleurs
fraîches, un peu comme pour les processions. — Des cous-
sins Liberty mettent partout leur noie acidulée. — Irène
mange sur une table d'ébène, sans nappe.
SCENE PREMIERE
IRÈNE, UiN DOMESTIQUL^ puis LOUISA
IRENE, à un domestique.
Lasuite!.. Monsieur ne rentrera probablement plus
dîner... Je ne comprends pas... Il n'avait pas averti?
LE DOMESTIQUE
Non, madame.
IRÈNE
A quelle heure le cocher avait-il ordre d'aller cher-
cher monsieur?
LE DOMESTIQUE
Comme d'habitude; il devait être à la caserne à cinq
heures.
IRÈNE
Quelle voiture Jean a-t-il prise?
286 MAMAN COLIBRI
LE DOMESTIQUE
La Victoria, madame, attelée à doux.
IRÈNE
A la bonne heure î Avec un seul cheval nous avions
mis plus de vingl-cinq minutes pour monter d'Alger,
le même temps que par le tramway, (a Louisa qui entre.)
Ah ! Louisa, est-ce que vous avez mis le manteau de
monsieur dans la Victoria? Je vous l'avais recommandé.
Il fait un peu froid quelquefois au tournant d'El-Biar,
avec le vent de la mer qui monte.
LOCISA
Non, madame. Monsieur m'a attrapée la dernière
fois, en me disant qu'unmacfarlane ce n'était pas d'or-
donnanc(\ et qu'il n'était pas un soldat en sucre.
IRÈNE
Si, si... voilà où est son erreur. Enfin! Pourvu qu'il
n'attrape pas mal ! (Tout en mangeant, elle regarde la pendule.)
Huit heures... 11 ne dinera pas. C'est dommage.
LOUISA, s'approchant de la table.
Madame s'ennuie à dîner seule?
IRÈNE
Oh! ce n'est pas pour ça. Je lui avais fait faire des
sorbets à l'orange qu'il aime tant.
LOCISA
Madame se trompe ; il ne les aime pas à l'orange.
C'est à la viplette qu'il les aime... Madame ne se sou-
vient pas?
IRÈNE
C'est vrai. Suis-je bète!... Eh bien, alors tant mieux,
vous voyez, qu'il ait dîné à Alger ! Il y a une providence,
ACTE TROISIEME 287
évidemment. (Au domestique qui passe un plat.) Qu'est-Ce qXXQ
c'est que ça?
LE DOMESTIOUK
Ce sont de petites pommes de terre de la propriété.
IRÈNE
Du jardin? (A la femme de chambre.) Admir»ible! Croyez-
vous, Louisa, quelles amours! Est-ce qu'elles sont
aussi petites quand elles sont vivantes?... Jamais je
n'aurais cru que noire jardin produirait comme il pro-
duit. Faudra envoyer ça au concours agricole d'El-Biar.
(Montrant les fe'-uirlandes aux quatre coins do la pièce.) POUTVU qu'ii
rentre, monsieur... Nous en serions j)Our nos frais.
LOUISA
Ah! oui, les lampes de fleurs! Madame peut être Iran-
quille; monsieur rentrera. 11 a sûrement demandé la
perniis&ion de minuit puisqu'on doit voir, ce soir, à
Oiize heures Irente-cinq, la fameuse éclipse de lune, avec
miss Deacon et sa mère. Madame se souvient?
IHÈNE
C'est vrai. Je n'y pensais déjà plus! Dieu, que c'est
ennuyeux! Voilà ma soirée gàlée. H y a trop d'Améri-
caines à El-Biar. Il y qi trop d'Américaines partout
d'ailleurs. Je vous demande un peu pourquoi toutes les
Américaines ne restent pas en Ainérique! (On entend dehors,
du coté du jardin de lointains bruits de voix rieuses.) ïenCZ, éCOUtCZ-
làl « Play ». Comment, elles jom*nt encore au tennis à
huit heures du soir?... Enfin I je leur pardonne les
bruits qui viennent de leur jardin, à cause de l'odeur de
leurs vieux orangers. En ce moment, c'est exquis...
Vous sentez, Louisa?
LOUISA
Ohl madame, moi, la fleur d'oranger, ça ne m'em-
balle pa^. Je trouve qu'on fait beaucoup de chichi pour
288 MAMAN COLIBRI
cette fleur-là. Je me disais toujours que ça devait être
mieux sur les arbres que sur les robes de mariage,
mais depuis que j'en vois tant, je trouve que ça fait
encore bien mieux sur les robes de mariage.
IRÈNE
C'est une opinion de couturière qui a sa poésie. En
attendant, tournez le bouton pour voir si l'électricien a
bien donné le courant.
(La femme de chambre tourne un bouton électrique. Toutes les
guirlandes s'embrasent.) Les lampes sont cachées dans les
fleurs.)
LOUISA
Oh! ce sera superbe, madame, quand il fera tout à
fait nuit.
IRÈNE
N'est-ce pas? c'est assez réussi...
LOLI-A
Le jardinier a eu beaucoup de mal à se procurer les
ibiscus et autant de bougainvilleas.
IRÈNE
Oh! j'entends la voiture. Vile, voilà monsieur, étei-
UinG'A. (l.ouisa éteint les guirlandes. — Irène se lève. Elle va sur le seuil,
el iait des gestes en l'air avec sa serviette.) Eh bien, quoi,'Chéri?...
tu as dîné?
LA VOIX DE GEORGET, dehors.
Ne m'en parle pas ! Cette brute de margi à qui il
a fallu que j'offre à dîner!... Je me sauve seulement à
la minute... Oui, oui, vous pouvez dételer. A minuit ..
le cheval alezan...
ACTE TROISIÈME 280
SCÈNE II
IRÈNE, GEORGET
(Il est en uniforme de chasseur d'Afrique. A son entrée, Trône se recule et
part d'un grand éclat de rire. Georget fronce les sourcils.)
IRÈNE
Ecoule, je ne peux pas encore m'y habituer!... Ne rre
gronde pas, je ne le fais pas exprès. Mais ils ont Tair de
l'avoir déguisé, mon pauvre amour!...
GKORGET, vexé.
Tes plaisanteries tombent à pic!
IRÈNE, so jetant à son cou.
Pardon, pardoUj petit tré-or, je ne recommencerai
plus. Je te jure que c'est la dernière fois... Je serai
bien sage!... puisque je te le jure! Il n'y a pas de ma
faute. Moi, je n'ai pas l'esprit militaire... Tu com-
pcends, dans mon cœur, je te vois avec des grandes
soies bleu pâle, comme un jeune seigneur de Van
Dick... alors!...
GEORGET
Justement... je finirai par avoir l'air d'un mililaire
d'opéra-comique, en conciliant les goûts d*^ ma maî-
tresse et ceux de ma patrie... 11 vient de recevoir un
savon de son colonel, ton Van Dick... qui se porte bien !
IRÈNE
. ÎVon?... Pourquoi? Quel toupet!...
GEORGET
Il m'a dit que je dépassais la mesure, qu'il n'avait
jamais vu un soldat se faire amener au quartier, en voi^
ture à deux chevaux.
25
290 MAMAN COLIBRI
IRÈNE, avec indignation.
Il voudrait peut-être que tu ailles à pied d'El-Biarl
Vieille baderne I... Je connais justement la cousine du
gouverneur qui est très en cour et je...
GEORGET, l'interrompant.
Oh! non, non I je t'en prie!., ne t'en mêle pas. Avec !a
compréhension des choses militaires!.. Et puis le colon
m'a encore dit qu'il savait que je jouais beaucoup dans
les cercles et que ma maîtresse s'affichait trop avec moi.
IRÈNE
Il ne voudrait pourtant pas que je m'affiche avec un
autre pour lui faire plaisir.
GEORGET
C'est ce que j'ai failli lui répondre. Il m'a encore dit
que lorsqu'on portait un nom illustre comme le mien
dans les fastes de l'armée, etc., etc..
IRÈNE
Alors, qu'as-tu répondu?
GEORGET
J'ai répondu que, précisément, je me conduisais
comme un fils de famille doit se conduire au régiment,
et que si on voulait républicaniser l'armée, j'étais décidé
à m'y opposer, en ce qui me concerne, dans la mesure
de tous mes moyens.
IRÈNE
Alors, il t'a flanqué quinze jours de salle de police?
GEORGET
Non. 11 a souri. La politique m'avait sauvé encore
une fois !... Du coup, j'ai offert prudemment à dînerau
margi... je me suis sauvé aux liqueurs et me voilà...
ACTE TROISIÈME 291
El au lieu des effusions bien naturelles que j'attendais,
je reçois...
IRENE, se rejetant à son cou.
Si on peut dire ! D'abord, au fond, tu es charmant
de la sorte. C'est autre chose. Tu as du chic.
GEORGET
C'est ce qu'on me dit tous les jours dans la rue.
IRÈNE ,
Et puis, il faut bien se blaguer un peu, hein? On ne
peut pas toujours être. sérieux.
GEORGLT, avec timidilé.
Enfin... je vais passer un veston, tojt de même...
(Mouvement de rire d'Jrène.) Mais simplement parce que je
suis couvert de poussièrt\ La route était un tourbillon,
avec le vent du soir. Réserve moi un peu de dessert.
{Sapprochant delà table.) C'cst bon ça?
IRÈNE
Tu m'en diras des nouvelles. Va...
GEORGET, sort en appelant le domestique.
Charles !
SCÈNE III
IRÈNE, LOUISA
IRÈNE, à Louisa qui est rentrée.
Monsieur n'a pas remarqué les fleurs... tant mieux
(Louisa a un grand carton sous le bras; elle le déballe.) Qu'CSt-CC qUC
c'est ?^Eiie s?ipproche.) Ah 1 Icsécharpes égyptiennes... Enfin !
La bonne femme vient de les apporter?
292 MAMAN COLIBRI
LOUISA
Elle a dit que madame choisisse celle qu'elle voudra.
Elle en a mis trois.
(Irène en essaye une. Elle a défait son peignoir léger.)
IRÈNE
TeDez,aidez-moi. Voilà comment on l'accroche, sur la
poitrine... (Pariant à la porte ouverte, par où Georget est sorti.) GcO,
on m'a apporté de vieux voiles de mariée égyptiens.
VOIX DE GEORGET
Ahiparfail!
IRlCiNE
Tu verras comme ils sont exquis!... Celui que j'essaie
•sentie benjoin et l'encens. Il a servi sûrement... lia
couvert d'autres épaules... et s'en souvient.
LOUISA
Ben, vrai, le drôle de voile de noces!
IRÈNE
On les porte ainsi... là-bas.
LOUISA
Il ne ressemble guère aux nôtres... quand je dis aux
nôtres... je veux dire, du moins, celui que... par
exemple... madame...
IRENE, vivement.
Oui... oui... C'est celui-là, voyez-vous, rose et
argent, avec toutes ses étoiles, que je garderai...
Vous rendrez les autres.
LOUISA
C'est le plus joli.
ACTE TROISIÈME 293
IRÈNE, serrant d'un joli mouvement sa gorge nue sous le voile rose,
et les yeux voluptueusement clos.
Je ne sais pas, mais c'est le mien. (Entendant les pas de
Georget.) Attention!... à la manœuvre!... Une, deux...
trois...
(Les fleurs se rallument, partout.)
SCÈNE IV
Les Mêmes, GEORGET
IRÈINE, battant des mains.
Qu'en dis-tu?
GEORGET
Épatant! c'est féerique!... et d'une couleur adorable...
' IRÈNE
J'ai fait arranger ça, ce matin, par l'électricien qui est
venu poser les fils de la salle de bain... Tu vois, c'est
très simple, des ampoules dans des fleurs.
GEORGET
Mais il fallait avoir le goût de l'assortiment.
IRÈNE
Voilà! Je n'ai rien à faire pendant que tu es à la
casei*ne... il faut bien que je m'amuse... Et maintenant,
mange! Tout à Theure tu n'aurais plus faim. Qu'est-ce
que tu guignais?
GEORGET, s'approchant de la table et montrant un fruit.
Ça. (Puis désignant du doigt la gorge d'Irène entr'ouverte sous le
voile.) Et ça...
IRÈNE, lui servant le fruit.
Prends. (Puis elle s'approche de lui le cou levé.) Et prends.
(Il l'embrasse sur un coin de chair rose.
25.
294 MAMAN COLIBRI
GËOHGËT, après s'être assis à la table.
Ah! qu'il fait bon d'être chez soi, tout de même! Je
me sens une âme bourgeoise que mon pays, hélas, ne
sait pas apprécier.
IRÈNE
Oui... Qu'on est heureux, dis? Je ne rêvais pas
un tel bonheur. (Tout à coup effrayée de ce qu'elle a dit.) Mon
Dieu, touche du bois, vite !
GEORGET
Le pied de la table?... C'est bon tout de même?...
TRÉNE
Tiens, pourquoi pas!
GEORGET
Alors, tu ne te fiches plus de ton pauvre bleu?
IKÈiNE
J'ado/e le bleu.
GEORGET
Terrible! Qu'est-ce qui te rend si bête?...
IRÈNE
L'amour! le pauvre, absurde et doux amour!... Ah!
l'heure adorable, chéri! Je les goûte en avare, ces
heures... Je les respire comme des pêches... Voilà notre
soir, noire beau soir qui monte, qui entre par les
fenêtres... Le coucher du soleil arrive en même temps
que toi, tous les jours; c'est un phénomène naturel
dont il me semble que je ne pourrai plus jamais me
passer, quand tu auras fini ton service et qu'il nous
faudra quitter mon paradis potager et ma colline et
tout ce que je lui laisserai !...
GEORGET
Rien ne nous obligera à nous en aller, d'ailleurs...
ACTE TROISIÈME 295
IRÈNE
Si. Vois-tu, il y a des forces supérieures à nous-
mêmes qui nous chassent toujours en avant... En avant!
Il faudrait pouvoir arrêter les minutes ineffables! On
les prolonge, mais ce n'est plus la même chose I Jamais
plus je ne retrouverai ce moment unique, bête et char-
mant de ton existence, qui est un signet si étonnamment
précis parmi les feuilles éparses des années... Arrête-
toi donc, soleil !
GEORGET
Si tu y tiens absolument, je peux faire trois ans de
service, tu sais?... Ma galanterie ne connaît pas de
bornes.
lUÈNE
Bah! après cela, ce sera autre chose... d autres
formes de nous-mêmes... Mange va, mon petit!
mange, ne m'écoute pas radoter. J'aime te voir avoir
faim, avoir bien faim... Tiens, encore un fruit, tu
veux?
GEORGET
Il est de chez nous?
IRÈNE, extasiée.
De chez nous! comme tu as bien dit cela!... oui, dé
chez nous, de notre boîte... Avoue qu'elle est exquise
notre maison, quand on la voit de la route en mon-
tant. . Elle dit bien ce qu'elle est, hein? Elle est positi-
vement plus tendre que les autres dans le feuillage...
avec le bruit gai de sa fontaine et de ses oiseaux...
GEORGET
Tu es lyrique, mais juste.
IRÈNE
Je suis lyrique parce que je réalise un rêve... le
296 MAMAN COLIBRI
grand, grand rêve! Je suis lyrique pour la maison,
parce que je n'en ai jamais eu qu'une : celle-ci.
GEORGET
Ingrate! Et les nôtres d'avant?... Elles ont eu leur
bon.
IRÈNE
Non, non, elles n'existaient pas : nous n'y étions
pas ensemble; nous les volions... Ces choses-là se
passaient avant moi, je ne m'en souviens pas... je ne
me souviens de rien... Maintenant seulement j'existe...
Mon corps est nouveau. Il me semble que je vivais
dans des gaines, à l'ombre... maintenant tout moç^êlre
est libre. Je pousse... La cosse est. craquée.
oneire
paraît >
GEORGET, montrant en souriant sa robe lâche, où elle paraît
effectivemeot très nuo.
Et bien craquée encore!... Je ne m'en plains pas...
C'est vrai, lu es autre, tu n'es plus la même maî-
tresse... Ce n'est pas l'hiver dernier, dans tes salons
de l'avenue Friedland, que tu aurais osé une toilette
pareille.
IRÈNE
Ajoute tout de suite que je m'encanaille!... Ah! si tu
savais la joie que j'éprouve! Je peux dire à mes
bras : vous êtes libres d'être nus, d'êlre beaux, d'être
roses, ne vous gênez pas... Ces petits doigis-là crai-
gnaient les bagues trop chargées; ma gorge, les par-
fums trop forts... Maintenant, je ne suis plus que de
"l'amour. J'ai les ongles trop faits, les veines plus pou-
drées, les vêtements indécents, communs et lâches... et
je laisse aller tout le corps, libre, heureux de ta maî-
tresse, comme un bouquet trop serré qui se dénoue tout
à coup. Dieu qu'il fait bon!
GEORGET
Ah! quelle griserie monte de loi et de tes paroles!
ACTE TROISIÈME 297
Oui, c'est autre chose... Tu vous laisses dans une
atmosphère extraordinaire qu'on emporte, ensuite, avec
soi, partout, et qui enivre les heures les plus banales
de la journée .. à ce point que...
IRÈNE
Que d'autres en profiteraient?
GEORGET
Non... mais presque. (Le domestique entre.) Prends garde!
IRENE, sçins détacher ses bras du cou de Georget.)
Par exemple ! . . . c'est un souvenir d'esclavage ! Prendre
garde, à quoi? Laisse-moi savourer en paix les privi-
lèges de mon déshonneur.
(Elle reste enlacée, devant le domestique.)
GEORGET
Qu'est-ce que c'est?
LE DOMESTIQUE
Un livre que mademoiselle Deacon envoie à monsieur.
GEORGET
Ahl au fait!... (a Irène.) Oh I rien... un roman dont elle
me parlait hier et qu'elle avait promis de me prêter.
C'est sans aucune importance... Pourquoi t'en vas-tu?
IRÈiNE
Moi? je ne m'en vais pas...
GEORGET
Si, pour une raison ou une autre, tu trouves qu'on se
voit trop...
IRÈNE
Mais tu es fou, chéri !
298 MAMAN COLIBRI
GEORGE r
Non, non, tu as liqué quand on a apporté le livre.
IRÈNE
Je n'ai pas liqué du tout. Tu te trompes mon
chou... Que veux-tu que ça me fasse? Je la trouve char-
mante, notre voisine... très distinguée... un peu snob,
mais charmante.
GEORGET
Oui, un peu snob... Il faut penser qu'elle est cousine
par alliance du président des Etats-Unis. Elle croit que
cela lui crée des titres au respect des mufles.
IRÈNE
Je ne l'aurais pas reçue chez moil... Il est vrai, qu'elle
n'en sait rien!... La chose, précisément, que je trouve
étrange, c'est que des gens aussi bien élevés qu'elle et
sa mère, mettent tant d'insistance à frayer avec nous.
Enfin, elles ne peuvent pas se faire d'illusion, fran-
chement, sur notre situation irrégulière?... S'il est une
union qtii ne laisse pas flotter de doutes, c'est la nôtre...
Alors?
GEORGET
Oh! les américains, tu sais... En pays étranger, ils
ferment les yeux devant nos mœurs de sauvages...
IRÈNE
Les jeunes filles ne ferment jamais les yeux dans
aucun pays, mon cher; excepté quand elles sont en
quête d'un mari et d'un titre... Un parti pour toi, tiens!
GEORGET
Méchante I je n'aime pas ce genre de plaisanteries de
mauvais goût.
IRÈNE
Je m'amuse. Tu peux voir miss Deacon tant que tu
voudras, ici, chez elle. Je ne suis pas jalouse; tu le sais
ACTE TROISIÈME 299
bien, cher chéri. Je suis même très heureuse qu'elles
viennent ce soir, nos voisines, car elles vont venir, tu
sais, pour... la machine, là...
(Elle montre le ciel.)
GEORGET
Je sais. On ne m'a accordé la permission de minuit
iqu'en faveur de cet événement.
IRÈNE
C'est curieux, une éclipse? Je ti'en ai jamais vue. Ça
m'impressionne...
GEORGET
Il faut avoir vu ça. Puis, c'est une distraction.
LOUIS A, entrant par le jardin.
Madame, voilà madame Ledoux qui arrive à la grille.
GEORGET
ZutI
IRÈNE
Pourquoi?
GEORGET
Cette vieille roulure m'insupporte...
IRÈNE
Georges!
GEORGET
Vrai, je ne comprends pas cette relation... ni ton
intimité avec un laissé pour compte pareil!...
IRÈNE
Dame! je ne peux plus recevoir de princesses main-
tenant... que celles qui ont épousé leur chauffeur. J'aime
mieux madame Ledoux. Elle est très bien; c'est une
philanthrope; elle a admirablement monté — et avec
son seul argent — cette fabrique de tapis orientaux
pour rapprendre aux petits arabes leur art et leur
industrie... C'est très louable, et très artiste.
300 MAMAN COLIBRI
GKORGET
Ce qu'elle a turbiné ! On m'a raconté sa vie. . . quelqu'un
qui Ta connue... Elle en a fait des frasques, dans son
temps! Elle a été la maîtresse du prince Grimaldi,
paraît-il, à qui elle doit sa fortune; elle a été célèbre
dans la diplomatie à Vienne, et c'est un peintre, avec
lequel elle était venue ici, qui lui a laissé le goût des
arts... Le nom bien calme et bien sage de Ledoux,
qu'elle honore, ne Ta pas protégée contre les orages de
son tempérament. C'est un admirable échantillon.
IRÈNE) assise et lançant au loin une bouffée de cigarette.
Pasbienrare, va, maGetle !... Dans tous les faubourgs
élégants des grandes villes cosmopolites, sur toutes les
hauteurs des beaux points de vue, il y a de ces vieilles-là.
On en rencontre toujours. Ce sont des ruines errantes
qui ont voulu bâtir leur dernier refuge sur un beau site
autrefois admiré en passant, dans les époques de joie...
Elles s'en souviennent et alors elles y viennent mourir.
Il yen a comme cela en Suisse, en Algérie, ailleurs...
C'est toujours sur un coteau où il y a des villas et un
joli cimetière... Madame Ledoux m'est infiniment sym-
pathique.
(Elle sourit, rêveusement, en regardant une volute do fumôe qui
s'en va vers la fenêtre.)
SCÈNE V
Les Mêmes, MADAME LEDOUX
accompagnée de deux petites flUes arabes qu'elle pousse devant elle.
MADAME LEDOUX
Je VOUS avais promis de vous amener deux de mes
jeunes élèves... Vous voyez que j'ai tenu parole.
IRÈNE
Ce sont des petites filles?
ACTE TROISIÈME 301
MADAME LEDOUX
Authentiques. (Aux petites.) Et montrez tout de suite à
madame vos échantillons. Voyez, nous vous avons
apporté des échantillons de notre travail.
IRÈNE
Comment 1 elles font déjà des choses aussi compli-
quées?
MADAME LEDOUX
D'après les vieux dessins arabes. Il faudra, vraiment,
que vous veniez un jour, à la fabrique, les voir, attablées
derrière leurs métiers. (Aux petites.) Qu'est-ce qu'on dit,
allons? Goul'eS-Salam? (EUes murmurent quelques mots arabes
avec gravité :) « Msal-l-rheir, ialalla. Ouach h'alek. »
IRÈNE
Elles sont mignonnes tout plein.
MADAME LEDOUX
Et faites le salut... Voilà...
IRÈNE
Elles ne disent pas un mot de français?
MADAME LEDOUX
Elles savent dire boujou. Et puis elles chantent aussi
quelques petites chansons...
IRÈNE
Oh! qu'elles nous en disent unel
MADAME LEDOUX
Chantez, à la dame, Thirondelle de Mustapha.
26
302 MAMAN COLIBRI
LES PETITES chantant.
Ta t'en vas la z'hirondelle,
Tu t*en vas la z'hirondelle,
Dis bouzou à Mustapha,
Dis bouzou, bouzou, bouzou.
(Trène rit]
IRÈNE
Georges, veux-tu les mener à la cuisine; tu leur feras
verser un verre de sirop et donner des gâteaux. On
peut?...
MADAME LEDOUX
Si vous voulez. Vous êtes bien aimable.
GEORGET, avec un souverain mépris tout militaire.
Allez, oust, là, le gourbi! Inaaldinoummek !...
Croyez-vous que je parle bien arbi!... (Se retournant,
à Irène.) Je vais passer chez les Deacon leur demander
à quelle heure elles comptent venir.
IRÈNE
Mais cerlainement, mon loup...
SCÈNE VI
IRÈNE et MADAME LEDOUX, seules.
IRÈNE
Eh bien, ça marche avec la petite Deacon, ça marche
même à pas de géants. Qu'est-ce que je vous disais?...
MADAME LEDOUX
Saprelotte, ne vous mettez donc pas martel en tête
pour quelques peccadilles...
IRÈNE
Ils en sont déjà loin. Tenez, vous n'avez ps
ACTE TROISIÈME 303
remarqué que je jouais très incidemment avec ce livre,
mais sans le lâcher, pendant que nous causions... Il
était très ennuyé ; il aurait bien voulu me le prendre. .>
C'est un livre qu'elle vient de lui envoyer, à lui... Je
suis sûre que, si nous l'ouvrons, nous trouverons quelque
raison à cet envoi... (Eiie ouvre le livre.) Tenez... une page
cornée... une phrase soulignée : « Prenez garde,
Tamour d'une jeune fille ressemble à ces eaux qui ne
sont tuop froides que parce qu'elles sont pures... »
Hypocrite, va! (Elle furète encore dans le livre.) Et là, tCUCZ,
tenez... comme par hasard... sa photographie!... oubliée
là-dedans pour qu'il la prenne. (Kiiea un mouvement mipuisif,
comme pour jeter le livre. Elle se reprend et le pose, avec douceur, sur
la table.) AUous, remettons tout en place... Il ne faut pas
déranger les nids qui se forment.
MADAME LEDOUX
Vous pleurez ?
IRÈNE
C'est possible... J'ai regardé ma main depuis hier...
Ça m'inquiétait ce que vous m'aviez dit... c'est vrai
qu'elle est très coupée, la ligne de chance!
MADAME LEDOUX
Seulement, elle est longue.
IRÈNE
Oui, mais il y a des barres, des routes, toujours de
petites routes sèches et ravinées qui traversent... et ça
s'en va... ça s'en va... La première, c'est peut-être celle
de maintenant, dites?... Elle est plus creuse... plus
impressionnante. . .
MADAME LEDOUX
Voyons, vo.us n'allez pas croire à ces calembre-
daines ! Je m'amusais... Ne restez pas ainsi, votre
petite main tendue... Elle a l'air de demander l'au-
mône.
304 -MAMAN COLIBRI
IRÈNE
Au destin, madame Ledoux, au destin... elle
demanxle[sa pauvTe aumône! (EUe soupire : un temps.) Dites?
dites?... Est-ce dur, la vieillesse?...
MADAME LEDOUX, éclatant de rire.
Mais c'est très impoli ce que vous medemandez-làl
IRÈNE
Vous ne m'avez pas comprise.
MADAME LEDOUX
Si, si, allez... je ne m'illusionne même point. Vous
avez été attirée par moi, moins à cause de notre voi-
sinage, qu'à cause de ma « légende »... Ah!...
la mère Ledoux! Ce qu'elle représente pour vous!...
Vous interrogez ce vieux visage, autrefois caressé...
C'est le pressentiment de vous-même qui vous attire...
Eh bien, ma petite, on ne vous a pas trompée. J'ai
aimé... j'ai étreint... j'ai désiré... un peu de tout...
pêle-mêle... Ça été exquis et féroce... Et il y a encore
des jours oh ce tas de souvenirs, ça plaque, là...
comme une brûlure... Oui, c'est très dur, la vieillesse.
Rien ne guérit et tout y sèche.
IRÈNE
Oublie-t-on?
MADAME LEDOUX
Bien peu... bien peu!...
IRÈNE
Est-on hanté?
MADAME LEDOUX
Ce sont les beaux jours qui font le plus de mal...
ACTE TROISIEME 305
IHÈNE, fronçant les sourcils, avec angoisse.
Taisez VOUS, taisez-vous, c'est affreux!... (Un silence.)
Cependant, la résignation?...
MADAME LEDOUX, secoue la tête.
Pas nous.
IRÈNE
Chut!... chut!
(Elle se met les mains sur le visage.)
MADAME LEDOUX, troublée, essayant de vivifier la conversation.
Laissez-moi rire ! Vous en êtes encore à la plus belle
période de la vie... La durée d'un collage comme le
vôtre, — passez-moi le mot, — avec votre beauté, ces
yeux-Ià et cette bouche, mais ça doit vous mener dans un
fauteuil, à la cinquantaine!... Dame, c'est déjà beau!...
Alors, vous pourrez commencer à vous inquiéter des
petites frimousses qui passeront... Mais jusque-là, lais-
sez-moi rire! Qu'elle vienne celle qui s'y frottera!...
IRÈNE
Elle approche, elle approche!... Oh! ce n'est pas
plus la petite Deacon que je désigne .. elle ou une autre
qu'importe!... Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'elle doit
venir; c'est fatal, c'est mathématique... Lui aussi, mon
petit Georget, il faut qu'il aille vers la vie!...
MADAME LEDOUX
Que ne vous ètes-vous dit cela un peu plus tôt!. .
Vous vous seriez peut-être évité bien des tracas.
IRÈNE
Madame Ledoux, écoutez bien ceci : ma famille, mes
enfants, mon mari, une situation mondaine unique...
j'ai tout brisé, sans une hésitation, parce qu'il était
en danger, lui, le gosse... J'ai bondi vers lui... Eh
bien, c'est à peine croyable , cette chose énorme qui a
306 MAMAN COLIBRI
broyé à jamais, d'un coup, plus de vingt ans de ma
vie, et toute Téconomie de mon bonheur à venir,
je l'ai accomplie — écoutez bien cela — sans une lueur
d'espoir, avec la certitude absolue de sombrer tout de
suite. Je me suis dit clairement, nettement, comme on se
suicide : cela va être une seconde, une heure, je vais atta-
cher ma vie à la course de ce jeune fou léger, qui me bri-
sera de suite... Une seconde, mon Dieu, une seconde!...
Et d'avoir vécu cette seconde-là, voyez- vous, je renon-
cerais facilement au paradis, tant elle a été divine!... Il
peut me martyriser, le cher ange, que je devrais lui
dire encore : merci pour ta .grâce et ta beauté... merci
d'avoir fait sortir de moi ce dernier parfum dont je t'ai
marqué pour la vie, merci, merci!...
MADAME LEDOUX
Vous n'en êtes pas là, je vous répète, que diantre!...
Votre liaison a déjà pas loin de deux ans d'existence...
deux ans, ça compte... Des habitudes prises... Si vous
savez être habile, roublarde même... entretenir vos
charmes... Moi j'ai bien mis quinze ans à crouler... Puis
il y a les trucs!.. . Tenez si vous êtes sage, j'ai une
recette pour la peau...
mÈNE
Ah! Dieu!., lutter? lui apporter, à côté du jeuâf
visage, contre lequel il faudrait combattre, mon visage
à moi d'année en année flétri, contracté... lui exhiber
chaque matin ma consomption, être la vieille maîtresse
qui s'accroche et qui dispute âprement ses rognures de
bonheur... jamais... jamais I... Il a vingt-deux ans, j'en
ai quarante. Que voulez-vous faire à cela? C'est une ruine
mathématique, une lutte sans merci ! ... A quoi bon la pro-
longer jusqu'à l'horreur?... Quoi, ma belle image rem-
placée dans ses yeux par une caricature?... Oh! la ran-
cune sourde... la porte de la maison qu'on ouvre avec
humeur... le regard mauvais qui guette la grimace de
ACTE TROISIEME 307
VOS chairs... Dieu! mon pauvre amour, mon grand
amour devenu,., ça? Jamais, vous dis-je, jamais! Non,
non, partir à temps, s'enfuir... Je saurai lui laisser
le souvenir d'une aventure exquise, d'une image
adorable à laquelle il pourra toujours penser d'une
façon reposante, sur laquelle ne planera pas le sou-
venir même d'une scène, d'une rancœur... Que le
cadavre de cet amour-là me survive!... alors, voyez-
vous, de loin, je m'imaginerai que je ne suis ni vieille,
ni morte pour lui... et je serai consolée.
MADAME LEDOUX
Ce qui veut dire?
IRÈNE
Qu'un jour, je ferai mon paquet, simplement, sans
phrases. Il n'entendra plus jamais parler de moi...
voilà tout... Il ne m'aura pas vu faire autre chose que
sourire et l'adorer.
MADAME LEDOUX
Oui, de l'ouvrage bien propre... pas de déchet...
beau rêve!... On n'en a pas la force I On se retient,
on espère toujours être la plus forte. Le cœur vous
cloue.
IRÈNE
Eh ! parbleu, je devine bien que, lorsque l'heure arrive,
rien ne doit empêcher les grincements de dents, les
mains tordues : « Pitié, pitié pour ta vieille chérie !... »
Brr... Aussi ai-je préparé d'avance ma retraite. Ce qui
doit vous perdre c'est d'attendre. Voilà la gaffe. Il y a un
instant où il faut partir, net, en cinq minutes. Eh bien,
vous me croirez si vous voulez, je suis prête à quitter
la maison demain, s'il le fallait. Tout est préparé.-
MADAME LEDOUX
Pour le coup vous m'estomaquez, ma petite!...
(Irène va à un secrétaire, l'ouvre avec une petite cié et en tire une
lettre.)
308 MAMAN COLIBRI
IRÈNE
Savez- VOUS ce que c'est, cela? Regardez lasuscrip-
tion.
MADAME LEDOUX, lisant.
A Georges de Çhambnj,,.
IRÈNE
•%
C'est ma lettre d'adieu... Oui, je l'ai écrite, cette
letkre, d'avance^ maintenant que je pouvais encore
récrire... Après, au moment voulu, je n'aurais pas pu,
vous avez raison, je le sens... C'est des cris, des injures,
des supplications égarées que j'aurais mises là-dedans.
Tandis qu'il y trouvera tout le cœur pur de celle qui
l'aura tant aimé...
MADAME LEDOUX
Étonnant de sang-froid... mais imprudent. On fait
d'excellents replâtrages; si vous partiez, tout étant
encore réparable?
IRÈNE
Il y a des rides qui ne sont plus réparables...
MADAME LEDOUX
Vous vous supprimez peut-être dix ans de bon, avec
ce système-là 1
IRÈNE
Enfant!... Faut-il vous dire que je ne m'en irai que
sûre et certaine que le coup de cloche est sonné?...
quand je ne pourrai plus m'empêcher de crier I... J'éco-
nomiserai, jusque-là, ce que je pourrai de bon temps...
Oh ! le coup de cloche !... On ne s'y trompe pas, allez!
Le sinistre coup de cloche! Partir, laisser la place à
d'autres!... comme dans la chanson, tenez que chan-
tait tout à Theure votre petite...
Ah! oui.
ACTE TROISIÈME 309
MADAME LEDOUX
(Fredonnant.)
Tu t'en vas la z'hirondelle,
Dis bouzou à Mustapha. .
IRENE, souriante.
Avec cette différence que la vieille hirondelle partira
seule, infiniment seule. Et encore ceci : que ce n'est
point Thiver qui la chassera...
MADAME LEDOUX
Et que sera-ce alors ?
IBENE, montrant la porte où apparaît miss Deacon à ce moment.
Mais le printemps!
SCÈNE VII
Les MÊMES, MISS DÈACON, GEORGET
MISS DEACON, entrant, suivie de Georget, et écartant d'un joli geste
les glycines de l'entrée.
Bonjour, madame... je n'entre qu'une seconde...
IRÈNE
Mais comment donc 1...
MISS DEACON
J'ai accompagné votre mari jusqu'au bout du jardin,
je me sauve I
IRENE, bas à madame Ledoux.
Mon mari... Gredine, va!...
310 MAMAN COLIBRI
MISS DEACON, c'est une jolie filJ© de vingt ang, pâle et fine,
avec des sveltesses de lévrier.
Je venais seulement vous prier moi-même, de la part
de ma mère, de venir chez nous, tout à l'heure, pour
l'éclipsé. Nous la verrons bien mieux de la terrasse de
notre maison et ma mère a été forcée d'inviter une
dame que vous ne connaissez pas, la présidente d'une
œuvre très intéressante à Londres, la Ligue des Repentirs
momentanés.
GEORGET
J'ai pensé que cela ne t'ennuirait pas d'accepter l'in-
vilation de Miss Deacon?...
IRÈNE
Du tout, du tout! Ici ou ailleurs... Seulement voilà,
vous serez privés du petit éclairage que j'avais préparé
pour faire la nique à la lune.
(Elle allume les guirlandes.)
MISS DKAGON .
Ah! délicieux! J'indiquerai votre idée à missPink...
Il faudra faire cela pour le dîner de l'ambassade. Cela
complète génialement votre villa bijou que j'adore.
GEORSET
C'est un joli petit pied en terre (Galant.) mais le vôtre
le surpasse.
Miss DEACON
Monsieur de Chambry a tant fait plaisir à ma mère
tout à l'heure en disant des choses si charmantes sur
notre maison... et qu'elle était plus tendre que les autres
dans le feuillage, avec le bruit gai de sa fontaine et de
ses petits oiseaux. Heureusement, nous n'en avons pas
cru un mot... Ces Parisiens sont si blagueurs!
IRÈNE
Pas à Alger, (a madame Ledoux.) La Canaille I il a utilisé
une phrase que je venais de lui dire.
ACTE TROISIÈME 311
MISS DEAGON
Ce que je préfère, ce sont les guirlandes mauves.
GEORGET
Seulement, elles vont se faner tout de suite.
V
IKENE, entraînant vers la droite madame Ledoux.
Remontrez moi vos échantillons, voulez-vous.
GEORGET, bas à miss Deacon qui tient une rose entre ses dents.
Le petit lapin va me donner la rose qu'il mâchonne.
Miss DEACON
Prenez-la.
GEORGET
Ce n'est pas commode.
MISS DEACON
Prenez-la comme il me plaît que vous la preniez.
(Elle va se placer derrière Irène qui déplie sur ses genoux un des
échantillons.)
Oh ! elles sont jolies, ces petites choses bleues, verles,
rouges...
IRÈNE
N'est-ce pas? C'est tout un petit rêve.
(Elle laisse tomber la rose sur les genoux d'Irène. Il y a un mou-
vement d'hésitation. Georget hésite à la prendre. La rose reste
une seconde sur les genoux d'Irène.)
GEORGET
Oh! pardon...
(Il ramasse finalement la rose et la fourre dans la poche de Fon
veston.)
MISS DEACON, vivement.
Monsieur de Chambry ne s'intéresse pas aux choses
artistiques. Regardez comme ils sont curieux, ces
dessins.
312 MiMAN COLIBRI
GEORGET
Je les ai déjà vus.
IRENE, pâle, leur passant les étoffes.
Pas assez... pas assez... (Elle remonte brusquement vers la
fenêtre en entraînant madame Ledoux.) Tenez... veneZ VOir, ma-
dame Ledoux... Je vais vous expliquer, d'après ce que
j'ai lu dans le journal, ce qui va se passer... Ici, vous
voyez, elle va décrire un cercle, et juste à côté de cette
petite étoile toute petite, alors...
MADAME LEDOUX
Ahl oui... celle qu'on voit à peine?...
(Elles sont toutes doux de dos à Georget et à miss Deacon.)
IRENE, bas à madame Ledoux, sans se retourner.
Admirez comme mon visage n'a pas sourcillé... Et
ce sera toujours pareil... toujours... je le jure par ce
beau ciel... Ainsi, en ce moment, savez-vous ce qu'ils
font? Voulez-vous que je vous le dise ?
MADAME LEDOUX
Oui.
(Georget et Miss Deacon se font des signes.)
IRENE, toujours sans se retourner, pointant son doigt vers le ciel.
Mais paraissez vivement intéressée parla lune... Ils se
regardent longuement .. sans rien dire... ils se pres-
senties mains, avec la peur, la délicieuse peur de moi...
je le sens, j'en suis sûre... Ils font comme nous fai-
sions, Georges et moi autrefois. C'est leur tour main-
tenant!... c'est de moi, maintenant, qu'on se cache...
(Georges ot Miss Deacon se sont rapprochés l'un de l'autre et se prennent
la main.) Je souffrel... Je sens mes jambes flageoler et
quelque chose de lourd qui m'étreint et qui fait si
mal... si mal... Eh bien, je vais me retourner lente-
ment, naturellement, en leur laissant tout le temps
ACTE TROISIÈME 313
de se détacher et il ne paraîtra rien sur njon visage,
rien que le sourire le plus parfait et Tindifférence la
plus heureuse... regardez... (Elle se retourne très lentement, en
sorte que Georget et la petite se sont détachés. Irène» avec un sourire
exquis à miss Deacon.) Et ne changez surtout pas celte robe
qui va si délicieusement avec le ton de vos cheveux et
la couleur du soir. (Et avec le même sourire, elle se retourne encore
vers madame Ledoux et lui dit .) VoUS VOyCZ, CC n'est paS pluS
difficile que ça.
MISS DEACON
Madame De Chambry me gâte toujours.
IRÈNE
Comme c'était délicat et impressionnant le son de
votre banjo, hier au soir, à travers les bosquets du
jardin!
Miss DEACON
Oh! vous pouvez supporter mon petit banjo?... Cela
ne vous horripile pas? Quand j*en joue, c'est pour
m'amuser... Vous ne prenez pas cela au sérieux au
moins "i Le violon... c'est pathétique... j'aime.
GEORGET
Nous aimons bien aussi l'autre. N'est-ce pas, Irène?
MISS DEACON
Oh! je ne joue avec que ces navrantes romances an-
gliises si bêtes, si vulgaires... Elles n'ont pas de sin-
cérité...
IRÈNE
Cela m'est complètement égal... J'aime, moi, la
musique italienne de M. Tosti.
21
314 MAMAN COLIBRI
MISS DEACON
Ohirhorreur!... Ce que je chantais hier, peut-être?...
« Era qua Tora che volge... «
(Elle chantonne.)
IRÈNE
Oui, c'est cela.
MISS DEACON
Je n'aime pas cet air. ..Il n'a pas de sincérité.
IRÈNE, bas à Madame Ledoux.
Que veut-elle dire par là? Ce doit être une allusion
que nous ne comprenons pas.
MISS DEACON
J'entends ma mère qui m'appelle^.. Excusez-moi... A
tout à rheure... (KUe prend congé. Serrements de mains, Georget
l'accompagne jusqu'à la porte... A voi.K basse, sur le seuil.) GcorgCt...
Dearesil,,,
GEORGET, même jeu.
Quoi?...
MISS DEACON
Tout à l'heure, écoutez... je vais chanter pour vous,
pendant que vous attendrez la lune, ici... comme moi ..
Selon que je sentirai que je pense à vous ou non... je
jouerai du banjo ou du violon.
GEORGET
Si c'est du banjo ?
MISS DEACON
Si c'est du banjo, je me moque... vous savez bien.
GEORGET
Si c'est du violon?
ftllSS DEACO?î
Alors, je vous aime, et je pense beaucoup à vous.
(Elle SGI t.)
ACTE TROISIÈME 315
SCÈNE VIII
IRÈNE, MADAME LEDOUX, GEORGET
IRENE, à madanra L«doax.
Elle est charmante, n'est-ce pas? Si, si... elle est
charmante... Comme c'est calme l'amour chez ces êtres
là! Hem'eux, heureux printemps!
GEORGET, redescendant.
Fourbu!... Je tombe de sommeil. J'ai eu des corvées
de fourrage aujourd'hui. Je ne sais pas, d'ailleurs, si je
la verrai, teette éclipse. Il faut que je sois au quartier à
minuit et demi, si je ne veux pas encore me faire attra-
per.
IRÈNE
Etends- toi là, mon chéri... repose-toi un peu.
MADAME LEDOUX, se levant.
Moi, je n'ai que le temps de ramener mes deux petites
au dortoir !
GEORGET
Elles sont à jouer avec les bonnes...
(11 s'étend sur le divan près de la fenêtre ouverte.)
MADAME LEDOUX, à Irène.
Ne VOUS dérangez pas... Je reviendrai demain...
IRÈNE
Oui... demain! C'est un beau jour...
MADAME LEDOUX
Vous verrez...j'aimille bonnes raisons à vous donner.
IRÈNE
Donnez-les vite, alors... car le matin ne doit pas être
3J6 MAMAN COLIBRI
bien loin où vous recevrez ma carte avec les trois petites
lettres fatales P. P. C.
MADAME LEDOUX, lui serrant la main avec effusion.
Ne dites donc pas de sottises ! Sentez-vous, au moins,
comme je vous aime, combien vous m'intéressez?...
IRÈNE
Ce sera plus tard, un bien très précieux pour moi de
me le rappeler... Lorsque j'aurai besoin d'attendrisse-
ment, je penserai à vous.
MADAME LEDOUX
Tout cela est désolant!
IHÈNE
Non pas. Ce sont les heures les plus cruelles, mais
les plus belles de la vie. Un souvenir réussi, c'est sou-
vent, pour les femmes, avoir su faire un chef-d'œuvre...
A demain encore, madame Ledoux.
SCÈNE IX
GEORGET et IRÈNE, seuls.
IRÈNE, s'approchant lentement du divan où Georget s'est allongé.
Tu t'assoupissais, mon trésor? Tu es fatigué?... Dors
un peu.
GEORGET
C'est cette existence de caserne 1... Ce capitaine qui
nous fait lever à cinq heures, c'est intolérable! Je me
plaindrai au colon.
IRÈNE
Chut! Tu as une bonne heure de sieste devant toi...
Je lirai pendant ce temps... Veux-tu? tu vas t'endormir
avec mes lèvres sur ton front, dis?... comme nous fai-
sions autrefois, tu te souviens, dans notre petit nid de
la rue d'Auteuil
ACTE TROISIEME 317
GEORGET
C'est vrai pourtant
IRÈNE, le berçant.
Là...
GEORGET
Comme il fait chaud le soir! Nous aurons un mois
d'août terrible dans ce pays...
IRÈNE, comptant mélancoliquement sur ses doigts.
Mai... Juin... Juillet...
GEORGET
Aussi l'hiver prochain nous irons...
IRÈNE, l'interrompant.
Oui, oui, Thiver prochain nous irons où tu voudras...
Dors, ma Getle, dors... Il y a une toute petite brise et
des étoiles... Encore une de nos belles journées mono-
tones qui est finie!... Dors. Tu es bien là... un aboie-
ment de chien... une chanson, dans un café d'Alger,
arrive jusqu'ici... Sur la mer, là-bas, la lueur d'un
paquebot qui s'en retourne...
GEORGET, les yeux fermés, la voix déjà lointaine.
J'ai déjà fait cette remarque. Tu dis toujours de tous
les bateaux : « Ils s'en retournent »... Pourquoi?... il y
en a qui partent, aussi bien...
IRÈNE
C'est vrai, c'est absurde!... Chut !... Laisse mes lèvres
sur ton front... ne parlons plus... Laisse mes lèvres...
(Ils restent ainsi un grand moment, lui, étendu sur le divan, elle à
ses côtés, et la bouche collée à son front. Peu à peu on entend
sa respiration plus forte. Il s'est endormi... Tout à coup, au loin,
un chant de violon.)
Tiens! leviolon...C'estpourlui qu'elle joue sûrement...
27.
318 MAMA i COLIBRI
et il ne l'entend pas... il s'est endormi... Son bon som-
meil de vingt ans a été plus fort que tout!...
(Elle le contemple, un sourire triste aux lèvres. Il dort, calme, la bouche
entr'ouverte . Et le violon de miss Deacon joue toujours, au fond
du jardin, derrière les orangers, un nocturne de Chopin, poncif et
passionné La lune monte... Des étoiles bougent...
Alors Irène, lentement, sans bruit, se lève. Elle va se placer sous
la lumière d'une lampe... Du livre où elle l'avait cachée elle sort
la lettre que tout à l'heure el!e avait montrée à madame Ledouz;
elle en ôte l'enveloppe. Elle pleure.)
IRÈNE, lisant.
Adieu^ mon enfant... Que la vie te soit belle et heu-
reuse!... Je t'ai écrit cela pendant que f en avais encore
la force.., Adieu^ ma lumière, adieu mon grand amour.
Oh! que le bonheur f accompagne, chaque jour plus pur,
comme f aurais voulu V accompagner moi-même... long^
temps!... Vois'tu, il vaut mieux que je sois partie,,.
Seulement, mon enfant, mon pauvre petiot... que je ne
verrai plus jamais. . . lorsque, plus tard. .. tu te rappelleras
Colibri... lorsque,.,
(Et elle continue, ainsi, de lire, durant qu'il dort, et que le violon
chante, chante, dans le silence, là-bas, derrière les orangers, son
air poncif et passionn5.)
RIDEAU
\
ACTE QUATRIÈME
Un salon cossu et bourgeois. Madeleine, Richard et Louis
Soubrian prennent le café après déjeuner. Une nourrice est
là, avec un poupon dans les bras, un poupon accablé de
dentelles et de voiles.
SCENE PREMIERE
MADELEINE, RICHARD, LOUIS SOUBRIAN,
La Nourrice
» LOUIS, soulevant le voile de l'enfant.
Dieu que c'est laid un enfant de deux mois!... Il paraît
que quand je suis venu au monde, moi, j'étais char-
mant... J'ai perdu depuis... Est-ce qu'il dit papa et
maman?
MADELEINE
Vous êtes bête ! A deux mois?
SOUBRIAN
Je ne suis pas au courant, je n'ai- pas l'habitude...
Vous êtes sûre que c'est un petit garçon ?. . . C'est curieux ,
il a tout. à fait l'air d'une fille... A votre place, je me
méfierais. A moins que ce ne soit un nain... Et mainte-
nant, enlevez-le, hein?... je veux prendre mon café en
paix...
MADELEINE
Monsieur Soubrian, vous serez puni : vous aurez
beaucoup d'enfants.
320 MAMAN COLIBRI
SOUBRIAN
Si VOUS voulez.
RICHARD
Est-il spirituel cet imbécile-là !.. Nounou, vous ne
sortirez pas avant trois heures. Vous accompagnerez
madame chez le médecin, avec le petit... C'est pour le
lait stérilisé.
SOUBRIAN
Tu vas faire stériliser la nourrice?
(La nourrice sort.)
RICUARD
Le médecin veut essayer une alternance de biberon
et de sein.
SOUBRIAN
* Ça va la vexer, cette femme, la concurrence. Elle ne
'débitera plus, vous verrez. •
HICOAHD
Dis donc... pour te ramener à des choses sérieuses,
je vais alors décrire cette lettre. Tu passes aux Messa-
geries, lu la remets en te nommant et en disant que tu
es le fils du directeur du Grand Radical...
SOUBRIAN
Ça ne leur produira aucun effet... La presse ne fait
plus peur qu'aux journalistes.
RICHARD
Allons donc! Tu verras qu'ils rembourseront dare-
dare. Et tu reviendras m'apporter la réponse ici... Je ne
sors pas avant trois heures... J'attends mon père.
MADELEINE
Ton père doit venir?
ACTE QUATRIÈME 321
RICHARD
D'un moment à Tautre
SOUBRIAN
Vous allez au bureau ensemble?
RICHARD
Non... nous devons aller au Comptoir International
pour une affaire... sans grande importance, d'ailleurs...
une simple signature.
SOUBBIAN
Je le trouve un peu changé, ton père, depuis quelque
temps.
RICHARD
Il vieillit, n'est-ce pas?
SOUBRlAN
Je ne veux pas dire ça. 11 est moins à crin, voilà
tout. Ah ! il a mis de Teau dans son vin... Ce n'est pas
comme mon paternel à moi...
RICHARD
Les événements intimes de ces dernières années
n'ont pas été sans influer sur lui. C'était un homme
qui avait mis tout son plaisir dans le train de la maison,
les réceptions, le décorum... Maintenant, cette vie de
garçon n'a plus grand charme pour lui. L'hôtel de
l'avenue Friedland est trop grand... on n'ouvre plus le
rez-de-chaussée... Et mon mariage a coïncidé avec ces
événements.
SOUBRIAN
Pourquoi ne divorce-t-il pas et ne se remarie-t-ilpas?
RICHARD
Oh! non... le divorce n'entre pas dans ses idées ni
322 MAMAN COLIBRI
dans ses principes. 11 ne faudrait guère lui en parler.. -
Au fait, Madeleine, tout à l'heure, invite-le à dîner
pour dimanche. Même s'il refuse, Tintention lui fera
plaisir.
MADELEINE
Entendu.
RICBARD
Je vais t'écrire la lettre tout de suite, veux-tu?
(Il écrit sur un petit bureau à droite.)
MADELEINE, à Soubrian.
Vous avez eu tort de faire allusion au grand scan-
dale... Au fond, cela le désoblige toujours.
SOUBRIAN
Il doit être blasé pourtant.
MADELEINE
Il aime tant son pèreî
SOUBRIAN
Vous n'en parlez pas ensemble?
MADELEINE
Le moins possible. Nous avons épuisé ce sujet au
moment de la rupture de nos fiançailles...
SOUBRIAN
Est-il possible que vous ayez sérieusement voulu
rompre?
MADELEINE
Il a fallu un mois pour nous décider, ma mère et moi...
Dame ! après le bruit suscité dans Paris... Cette horrible
femme, songez donc!... Si vous croyez que c'est gai
d'avoir cette célébrité dans sa famille... Et encore, elle
ACTE QUATRIÈDdE 323
n'a pas fini de faire parler d'elle, vous verrez... Heureu-
sement, mes dispositions sont prises. Quoi qu'il ad-
vienne, nous n'aurons jamais aucun rapport, même
lointain, avec elle, et nous nous arrangerons toujours
pour étouffer le bruit qu'elle pourra soulever. Les idées
de Richard sont, grâce au ciel, absolument les miennes
sur ce chapitre. C'est un garçon très fier, vous savez, et
il a gardé une rancune profonde à sa mère de toutes les
horreurs qu'elle leur a débitées, au moment où elle a
claqué les portes. Car il paraît que c'a été inoui le
départ à la campagne... Que ne leur a-t-elle pas dit!...
que les chinois avaient bien raison de détruire leurs
petits à la naissance et qu'elle regrettait bien de
n'en avoir pas fait autant!... Croyez-vous?... la vilaine
femme I
SOUBRIAN
Et elle est toujours en Algérie avec lui!... Elle doit
révolutionner la caserne, cette femme-là! El. je lui
aurais donné le bon Dieu sans confession 1... Vous avez
des tuyaux sur eux?
MADELEINE
Oui, j'ai su des choses inconcevables. Us mangent un
argent fou. Ils ont des esclaves, il paraît. Elle s'habille
en reine éthiopienne... Elle aune baignoire d'argent...
SOUBRIAN
Non?
MADELEINE
Commeje vous le dis. Elle est timbrée, cette femme-
là; elle finira dans un cabanon... J'ai vu une anglaise
qui a passé quelques jours chez des voisins à eux ; on
n'a pas idée!... Elle se promène dans son jardin presque
toute nue... Et elle habille son Chambry avec des cos-
tumes insensés. L'anglaise me disait : « Oh! madame,
je l'ai vu... il était beau ! Il était sur un divan tout
324 MAMAN COLIBlil
habillé d'une écharpe de soie pâle bleue... oh! c'était
excitant!
SOUBRTAN
Ben, elle en avait du vice votre anglaise !
(Richard se lève.)
MADELEINE
Hum! Parlons d'autre chose. (Haut.) Comment va voire
ami Lignières?
SOUBRIAN
Pas mal. Merci pour lui.
BICMARD
Voilà... Je la cacheté, bien entendu.
SOUBIÎIAN
S'il le plaît.
RlCnARD
Vous parliez de Lignières?... Au fait, comment vont
les anciens amis? Je ne les vois plus guère.
SOUBRIAN
Ça vieillit, ça vieillit, mon vieux... Eh oui ! Chaulin a
une grande barbe noire et une situation dans les auto-
mobiles... Lignières? Tu le rappelles un après-dîner, il
y a deux ans passés, comme c'est loin déjà! chez loi,
avenue Friedland?... il nous parlait de sa papetière... eh
bien, fini, la papelière ! Elle est partie avec un répéti-
leur du lycée Condorcet... Pauvre Lignières !...
^ (La femme do chambre entre et passe une carte à Richard. —
Richard contemple la carte u;i instant sans rien dire.)
SCÈNE II
Les Mêmes, Une Femme de Chambre.
RICHARD, à la femme de chambre
Cette personne est dans l'antichambre?
ACTE QUATRIÈME 325
LA Femme: de chambre
Oui, monsieur.
RICHARD
Attendez... Madeleine. (Madeleine s'approche. 1\ lui montre la
carte.) Regarde.
MADELEINE, glaciale.
Parfait. C'était fatal. (Un silence.) Que vas- tu faire?
RICDARD
Voyons, je ne puis décemment...
MADELEINE
Entendu, entendu; tu es libre. Seulement, rappelle-
loi une chose...
RICDARD
Prends garde à la femme de chambre. Parle bas.
MADELEINE
Si tu agis autrement que tu t*y es engagé, demain,
demain, je serai chez ma mère.
RICDARD
Mais que vas-tu chercher?
MADELEINE
Ceci dit, je n'ajouterai pas un mot, pas un. Je me
retire dans ma chambre.
RICHARD
Voyons, Madeleine... nous sommes d'accord par-
lons un peu... disciitons, que diable !...
MADELEINE
La femme de chambre attend la réponse,
326 MAMAN COLIBRI
LA FEMME DE CHAMBRE
Où faut- il faire entrer, Monsieur?
RICHARD
Attendez.
SOUBRIAN
Ahl je me sauve, moi, mes enfants... J'en profile
pour aller porter ma lettre. A tout à l'heure...
RICHARD
Une minute... Je préfère que tu ne croises pas cette
personne dans l'antichambre... Faites entrer dans mon
cabinet, Françoise.
MADELEINE
Du tout. Faites entrer ici. Les portes doivent être
grandes ouvertes I
RICHARD
Mon petit...
MADELEINE
J'ai d'ailleurs un mot à dire avant son départ à mon-
sieur Soubrian. Vous voulez bien, monsieur Soubrian?
SOUBRIAN
Mais comment donc.
(11 serre la main à Richard.)
MADELEINK, à Soubrian à la porte.
Passez.
RICHARD , :. .
Écoute.
MADELEINE
Je n'ai rien à écouter... rien à dire... C'est à toi de te
souvenir... Tu sais ce que tu as à faire... et c'est toi
seul que cela regarde, toi seul... Ma dignité s'oppose
à ce que j'en entende davantage.
(Elle entre "â gauche avec Soubrian. Richard lOite seuL)
ACTE QUATRIÈME 3^7
SCÈNE m
RICHARD, IRÈNE
(La porte s'ouvre. La femme de chambre introduit Irène.
RICHARD
Bonjour maman... (Irène reste dans un© posture vague et figée)
Assieds- loi, maman... (Eiie s'assied.) Tu es de passage à
Paris...
IRÈNE
Oui... de passage... alors... (Long silence.) Je te remer-
cie de ta lettre... où tu m'as annoncé la naissance ,d^...
ton petit...
RICHARD
C'était bien naturel.
IRÈNE
Si, si. (Un silence.) Tu CS... (Se reprenant) VOUS. êteS trèS
bien installés ici... c'est gentil.
RICHARD
Oh! du Louis XVI bien ordinaire. J'ai acheté moi-
même les meilleures pièces à l'Hôtel des Ventes.
IRÈNE, après une hésitation visible.
Et... Paulot?
RICHARD
Eh bien... tu dois savoir... je te l'ai écrit... Il a été
reçu trentième à l'École polytechnique... c'est très
beau...
IRÈNE
Ohl oui, c'est très beau... Et il est dans cette école
alors,.. Il y vit?...
RICHARD
Naturellement.
328 ' MAMAN COLIBRI
IRENE
Je pourrai peut-être aller le voir... si on me laisse
entrer... parce que, quand on passe, n'est-ce pas?
RICHARD
Mais rien n'est plus facile... Tous les jours ù six
heures tu pourras le demander.
IRÈNE
S'il vaut mieux ne pas dire que je suis sa mère...
RICHARD
Tu plaisantes.
IRÈNE
On ne sait jamais... Ça pourrait le gêner. (Un long
silence.) Et ta femme va bien?... Elle n'a pas été trop
éprouvée?
RICHARD
Non, non, je te remercie... Elle a été très bien soignée.
Nous sommes à Paris depuis peu en somme... pour les
derniers mois... Nous avons séjourné trèslongtemps en
Italie.
IRÈNE
Vous étiez partis tout de suite après le mariage?
RICHARD
Le jour même.
IRÈNE
A quelle église vous êtes- vous mariés?
RICHARD
A Saint-Louis d'Antin.
IRÈNE
Ah I pas à Saint-Augustin?
ACTE QUATRIÈME 329
RICHARD
Non... (gêné) nous n'avons pas fait grande invitation...
Alors, la paroisse de ma femme nous a paru...
IRÈNE
Oui, c'est juste. (Elle baisse la tête. Avec plus d'effort encore
cette fois.) Et le petit... Raoul...
RICHARD
Très gentil, très fort... deux mois... (vivement). Il est à
la promenade justement en ce moment... avec sa nou-
nou... au Parc Monceau.
IRÈNE, désappointée.
Ahl
RICHARD
Toi, tu as très bonne mine:
IRÈNE, avec un amer sourire.
Tu trouves ?. .
SCÈNE IV
Les Mêmes, La Nourrice
(La Nourrice entre rapidement.)
LA NOURHICE
Monsieur, je viens prendre le manteau de bébé... que
j'avais laissé tout à l'heure.
RICHARD
Prenez, prenez... Vous n'êtes donc pas partis?..» Je
croyais...
LA NOURRICE
Mais c'est monsieur lui-même qui m'a dit d'attendre
madame, pour aller à quatre heures chez...
28.
330 MAMAN GOLlBftl
RICDARD, l'interrompant sèchement.
C'est bon... Je ne me rappelais plus.
(La nourrice sort.)
SCÈNE V
RICHARD, IRÈNE
RICUARD
C'est curieux, je croyais.
lï^ENE, les larmes aux yeux, en souriant.
Ohl ça ne fait rien... ça ne fait rien... Vous avez
aussi une très jolie vue, là, dans la galerie.
(Elle détourne la tête.)
mCHARD
On voit le parc Monceau. (EUe pleuro sous sa voilette. Allant
à elle, ému.) Maman...
IRÈNE, l'arrêtant nettement du geste.
Laisse. J'ai du chagrin... beaucoup de chagrin...
Laisse, je t'en prie. . . ça va passer. . . L'émotion du premier
moment.
(Il se rassied. Silence.)
RICHARD
Quand es-tu arrivée à Paris?
IRÈNE
Hier soir.
RICHARD, avec intention.
Seule?
IRÈNE
Oui.
RICHARD
Et tu retourneras après directement à Alger?
ACTE QUATRIÈME 331
IRÈNE
Non.
RICHARD
Cependant monsieur de...
IRÈNE
J'ai rompu avec monsieur de Chambry.
RICHARD
Ah!
IRÈNE
Oui. C'est fini I
(Elle pleure.)
RICHARD
Désircs-tu revoir mon père?... II est à Paris en ce
moment.
IRÈNE
Ne me parle pas de ton père. Tu ne m*as pas com-
prise. Je suis venue te voir, toi seulement... et je désire
ne voir que toi... D'ailleurs, ma visite sera courte.
Demain, j'irai voir Paulot à TEcole polytechnique et
puis je repartirai sans doute...
RICHARD
Où comptes-tu passer Thîver?
IRÈNE, souriant tristement.
Ahî oui, passer Thiver .. Dans la Riviera, peut-être...
Seulement, c'est bien coûteux par là... Si je trouve une
pension de famille à six francs, sept francs par jour...
dans un petit trou... au Canet, par exemple...
RICHARD
Mais tu n'en es pas là?... Voyons I...
IRENfL, simpienoni.
Je n'ai- pins d'arge^it. J'avais deux cent mille francs
332 MAMAN COLIBRI
de dot. Je les ai mangés... Il me reste vingt-cinq mille
francs à peu près... En les mettant en viager...
RICHARD
Mais, maman, et moi ne suis-je pas là?
IRÈNE, l'interrompant avec une simple fermeté.
Encore une fois, tu viens de ne pas me comprendre.
Si j'ai pu m'humilier jusqu'à te parlerde cela, ce n'était
pas pour demander l'aumône... Retire ton offre!
RICHARD
Oh I je te connais trop pour supposer que lu daigne-
rais t'adresser à moil Seulement il ne s'agit p9.s d'or-
gueil... il s'agit de vie pratique... et... (EUe fond en sanglots.)
Ma pauvre maman I
IRÈNE
J'ai mal!... j'ai mal! Ah! je sais bien, tu dois te dire en
ce moment : « C'était prévu... la scène de larmes! »
J'aurais dû avoir plus de courage.
RItHARD
Que c'est bête, ce que tu racontes- là!
IRÈNE
Mais j'ai menti, tout à l'heure, j'ai menti... C'est vrai
que je ne suis plus avec Georget, que c'est fini pour
jamais... c'est vrai aussi que je ne veux plus entendre
jamais parler de ton père ; mais, si je suis venue, ce n'était
pas pour te voir, seulement..^, c'était pour rester, pour
qu'on ne me chasse pas!... Ah! n'est-ce pas? il ne
faut guère être fi ère pour venir réclamer du secours à
ceux qu'on a défiés?... Je n'ignore pas aussi tous les
ennuis que je vais le créer... et que je vais transformer
ton attendrissement en gène éhen embarras...
ACTE QUATRIÈME 333
RICHAÎID, sans conviction.
Mais non, mais non...
IRÈNE
Si. Je connais la vie... C'est maladroit, j'aurais dû m'y
prendre petit à petit... mais tant pis I Oh ! je ne réclame
pas grand'chosel Je ne serai pas un bien grand em-
barras... qu'on ne me case pas trop loin de chez vous,
voilà tout. Bien sûr, je ne demande pas à vivre ici...
complètement... Pourvu que je puisse embrasser ton
enfant... le voir souvent... ce petit que tu n'as pas voulu
me montrer tout à l'heure...
RICUARD,
Simple mouvement machinal, je t'assure...
IRÈNE
Bien naturel. Ta femme a mis comme condition à Ion
mariage qu'on n'entendrait plus parler de moi... et je
sais, en effet, qu'on n'en parle plus nulle part. Je suis
un nom de scandale, banni de la société. (Avec une voix
lourde et sombre.) Il y a dcs revenants qui ne doivent pas
revenir... Votre monde à vous, maintenant, vous fui-
rait... Et ta femme le sait bien... Oh! mais je serai
cachée, très cachée... on ne me verra pas, je vous le
promets... vous n'aurez pas à souffrir... Seulement, moi,
j'aurai ma petite place ici... On l'emmènera me voir...
voilà tout ce que je demande...
RICHARD
Mais oui, c'est arrangeable! Ça ne peut pas se faire
en un jour, tout à coup... mais...
IRÈNE, avec emportement.
Et puis, même si je vous gêne, même si tu ne m'as
pas pardonné dans le fond de ton cœur, tant pis... je
reste tout de même!... Que veux-tu que je devienne,
3:4 MAMAN COLIBRI
moi?... Où veux-tu que j'aille maintenant?... La vieil-
lesse, la misère, quoi? Il faut bien que je pose mon
front et mes lèvres quelque part. Tout n'est pas mort
en moi pourtant!... Il y a des tendresses qui me
réclament encore... Je sais bien que j'ai tout envoyé
promener autrefois, famille, foyer! Mais qu'est-ce qu'on
veut que je devienne tout de même?... Me tuer?... J'y
ai pensé...
RICHARD, pousse un cri.
Oh!
IRÈNE
Oui, j'y ai pensé... Mais on ne meurt pas comme ça...
Alors quoi?... où voulez-vous que j'aille? Il faut bien
qu'on me déniche un coin... On ne peut pourtant pas
me mettre dans un asile î... Consultez -vous, arrangez-
vous et trouvez-moi une fin, le petit coin où se con-
sumer... Bonheur, beauté, jeunesse, tout s'en va...
mais la vie reste... c'est long à en finir! Trouvez -moi ma
petite place... et puis vous m'oublierez!... Je me
charge de m'éteindre, toute seule, proprement et... sans
fumée...
RICHARD, au comble de Témotion courant à elle.
Maman !
IRÈNE, fondant en sanglots sur son épaule.
Richard! Richard!... Et puis ne crois pas que ce soit
indifférent de sentir que ce sont tes bras qui me sou-
tiennent... C'est le dernier berceau que l'on souhaite!...
(Ils restent un instant enlacés l'un à l'autre.)
RICHARD, brusquement.
Ecoute, il faut régler cette situation tout de suite. Je
vais appeler Madeleine.
IRÈNE, avec effroi.
Oh! je t'en prie... Pas devant moi!...
ACTE QUATRIÈME 335
RICHARD
Non... Tu vas entrer cinq minutes dans mon cabinet
de travail... J'aim« mieux expliquer l'affaire à Made-
leine, à l'écart de toute domesticité indiscrète... Va...
Pour ma part, je ne puis t*assurer qu'une chose : c'est
que, si longtemps j'ai gardé un ressentiment violent, je
l'avoue, depuis tout ressentiment est lombé... Mon
rôle, aujourd'hui, est indépendant de celui de mon
père. Et je vais agir de mon mieux... (Tout à coup.) Mais
entre nous, avoue tout de même — j'ai besoin de
cette satisfaction — avoue, maman, qu'elle a du bon,
la famille?
IRÈNE, les yeux baissés.
Oui.
RICHARD, triomphalement.
Hein, les fils criminels, les ennemis?... Tu y retournes
tout de même I ... Le s luttes de l'amour et de la famille ?. . .
Quelles balivernes 1 Tu te rappelles?
IRENE, sans qu'on puisse lire une impression quelconque sur son visage.
Tout... je me rappelle tout.
RICHARD, comme s'il voulait la faire parler.
Quels regrets tu as dû subir!...
IRÈNE, les yeux impénctrablement baissés.
Oui.
RICHARD, s'animant en parlant.
Je vois ta vie, là-bas!... Et le revirement quand les
écailles te sont, peu à peu, tombées des yeux!
IRÈNE
Oui, oui...
RICHARD, insistant comme avec rage.
Comme tu dois être punie, pauvre mère, par le re-
336 MAMAN COLIBRI
mords!... Et cet être! quelle nausée de lui lu dois
éprouver, maintenant que tu vois clair!... Dis le^ hein?
IRÈNE, sans sourciller.
Oui.
RICBARD
Et comme, dans ta déchéance, elle a dû te paraître
pure et belle la famille, que tu avais honnie!... C'est
tout de même nous qui sommes la vraie vérité de la
vie... (Il pousse un large soupir de satisfaction.) Je te demande
pardon de l'avoir fait souffrir celle petite confession,
mais j'avais tout de même besoin de l'entendre rétrac-
ter les paroles d'autrefois qui me sont toujours res-
tées sur le cœur... Ce n'est qu'une petite satisfaction
— mais ça soulage !... Maintenant, entre là, veux- lu?...
Je vais entreprendre Madeleine.
(Il la fait entrer dans le cabinet de travail, à droite.)
IRÈNE
Je t'attends.
SCÈNE VI
RICHARD, MADELEINE
RICHARD, reste seul; il va à la porte du fond et appelle.
Madeleine! (Madeleine entre. Richard tout de suite.) EcOUte,
ne proteste pas... Ne réponds même pas à ce que je
vais te demander... Accepte sans mot dire, sans dis-
cuter... Je fais appel à ton cœur.
MADELEINE
Allons, boni... De quoi s'agit-il?
RICBARD
Maman a rompu toute relation avec Chambry, ils se
sont séparés.
ACTE QUATRIÈME 337
MADELEINE
Et elle veut vivre avec nous... c'est cela? Jamais.
RICHARD
Madeleine 1
MADELEINE
JamiisI Nous avions prévu ce petit coup, ma mère
et moi... Tu te rappelles à quelles conditions j'ai con-
senti à ne pas rompre notre mariage? .
RICHARD
Eh bien, les conditions ne sont plus les mêmes, voilà
tout... D'ailleurs, ce n*est pas à vivre avec nous qu'elle
demande... Un petit appartement dans le quartier.
MADELEINE
Dans la maison peut-être?
RICHARD
Etre reçue ici...
MADELEINE
Et invitée à nos réceptions, n'est-ce pas? C'est déjà
suffisant d'avoir une belle-mère qui a mal tourné et
s'eet enfuie avec un gigolo... Elle n'avait au moins qu'à
rester avec lui !
RICHARD
Je te défends de parler ainsi! Elle souffre.,, tu dois
avoir pitié. D'ailleurs nous ne pouvons lui interdire
d'embrasser le petit, de temps en temps.
MADELEINE
C'est bien pour cela que je m'insurge!... Nous ne
pouvons pas, bien sûr! nous sommes du même avis...
Seulement, je sais ce qui va arriver, parce qu'on ne
peut pas lui interdire d'embrasser Raoul; à mesure,
elle s'installera ici... elle prendra ses repas... voudra,
29
mmm
338 MAMAN COLIBRI
renouer ses relations, connaître les nôtres... car
c'est cela surtout qui la fait mourir d'envie ! Elle est
déclassée : elle voudrait reprendre un rang... Eh bien,
non, qu'elle ne se fasse pas d'illusions. Elle est une
femme à l'eau... elle ne peut plus regrimper sur la rive
et il ne faut pas qu'elle en prenne prétexte pour nous
entraîner avec elle.
RICHARD
Si tu crois que c'est le mobile qui la fait agir!
MADELEINE ^
Parfaitement. Je connais les femmes, mon cher!...
Et notre maison sera tarée définitivement... « Je vous
présente ma belle-mère, retour d'Alger. » C'est gai.
RICHARD
Mais puisqu'elle offre de ne venir qu'en cachette...
quand il n'y aura personne.
MADELEINE
Tu ne vois pas plus loin que le bout de ton nez, mon
pauvre ami ! Et puis, qu'est-ce qui te prouve qu'elle ne
va pas continuer de voir son monsieur? Ou qu'elle ne
partira pas un de ces quatre matins, avec un nouvel
ami à toi?
RICUAHD
Madeleine I
MADELEINE
Elle nous a mis en droit de tout supposer, et dire
qu elle vient vers Raoul avec ses lèvres embrassées par
des hommes, par... Sais- tu ce qu'elle nous apporte, le
sais-tu?.,, tout simplement le déshonneur.
RICHARD
Tiens !
MADELEINE
Quoi ?
ACTE QUATRIÈME 33^
RICHARD
Rien. Je me rappelle seulement avoir prononcé cette
phrase là, autrefois...
MADELEINE
Tu as bien changé depuis 1
RTCnAHD
Non, c'est l'honneur qui a changé de côté... Faut
croire qlie ça se déplace...
MADELEINE
Ne fais pas d'esprit.
RICHARD
Je n'en ai jamais moins fait... Ne te donne pas pour
plus méchante que tu n'es. Je connais ton bon cœur, au
fond, Madeleine. Ne discute donc pas îine chose que tu
as d'avance acceptée et que tu ne peux pas refuser. Tu
ferais bien mieux de te décider d'un coup... et de ne
pas diminuer le mérite que tu auras à pardonner, tout à
l'heure.
MADELEINE
Pourquoi ne s'adresse- t-elle pas à ton père? Il n'est
pas divorcé... Qu'ils se remettent ensemble, c'est bien
simple.
RICHARD, haussant les épaules.
En effet, c'est simple.
MADELEINE
On ne la recevra pas plus... mais enfin, dans un
salon, on pourra ne pas s'apercevoir qu'elle est là. Ce
sera déjà plus commode.
RICHARD
Tu criailles bien inutilement.
\
340 MAMAN COLIBRI
MADELEINE
Ma baigneuse me dit ça aussi quand elle me donne
ma douche... Je t'assure qu'on ne reçoit pas des dou-
ches de ce genre, impunément.
(Elle est à la cheminée, accoudée. Elle rage)
RICHARD
Eh bien I maintenant que tu as poussé ton cri...
MADELEINE
Au moins, que ceci soit bien décidé... et qu'elle le
sache !
RICHARD
Ah ! tu vois que tu as cédé de loi-mêijie î
MADELEINE
Qu'elle le sache! Je ne la présenterai à personne...
Elle ne viendra qu'aux heures où je voudrai... Et puis,
qu'elle n'aille pas s'imaginer que je sortirai avec elle...
Pas même pour des courses.
RICHARD
Entendu... On ne vous rencontrera pas ensemble.
MADELEINE
Ce n'est pas seulement à cause des gens qui la con-
naissent... mais je ne voudrais pas qu'on me rencontre
avec une personne qui marque aussi mal... Elle est
maquillée comme une cocotte, ta mère... et fagotée!...
A son âge !
RICHARD
Oh! si tu la voyais, tu ne la reconnaîtrais pas, va...
Elle a bien changé, la pauvre vieille l...
MADELEINE
Changée? Ce chapeau!...
ACTE QUATRIEME 341
RICDARD
Quel chapeau?
MADELEINE
Ce chapeau de roses qu'elle porte.
RICOARD
Tu Tas donc aperçue?
MADELKIiNE
Oui... Non... par la serrure... là, j'ai jeté un coup
d'oeil. Non, ce chapeau de jeune fille I... Elle ne se voit
pas!
RICnAFD
Allons Mad, ne réfléchis pas... Un bon mouvement...
Je ne doute pas de Ion cœur... Tu hésites déjà... Encore
une seconde et...
MADELEINE
0(1 Tas-tu mise?
RICnARD, montrant la porte.
Là.
MADELEINE, subitement, sans transition, va droit à la porte du cabinet
et l'ouvre. Sur un ton d'huissier.
Madame, si vous voulez vous donner la peine d'entrer.
(Irène s'avance.) Je vais VOUS conduifc auprès du petit.
(Elle dit cela d'un air digoe et cérémonieux.)
RIGUARD
Va, ma mère, va.
IRENE, avec un élan maladroit.
Ohl merci, merci! Mad...
MADELEINE, l'interrompant en lui montrant froidement la porte du fond.
C'est par ici. (Elle va rouvrir. Irène reste interloquée, émue, inter-
rogeant douloureusement son fils du regard. — Madeleine attend à la
29.
342 MAMAN COLIBRI
porte ouverte, comme pour faire passer Irène devaD^elle.) PaSS6Z,
madame.
(Irène se décide et le mouchoir- aux lèvres, la tête basse, les
épaules serrées, humble et pauvre, elle entre avec Madeleine.)
SCENE VII
RICHARD seul, puis La Femme de Cqambre.
RICHARD, seul.
Maintenant le téléphone! (ii va au téh^phone.) Allô 1 Vou-
lez-vous me donner le 225.53?... Allô...
LA FEMME DE CDAMBRE, entrant.
Monsieur de Rysbergue demande s'il ne .dérange
pas monsieur... Sans quoi il repassera après le bureau.
RICUARD, vivement.
Failes entrer... faites entrer!
(La femme de chamhrc sort.)
RICIIAIU>, parlant à l'appareil.
Merci... Non... ça va... (Rysbergue entre.) Ah! père, je
te téléphonais justement. (A la femme de chambre.) Vite...
voulez-vous allez dire à madame, dans la chambre de
bébé, qu'elle ne rentre ici au salon, avec cette dame,
qu'au cas où je l'appellerais... Sinon qu'elles restent
toutes deux jusqu'à ce que je vienne les retrouver:..
N'est-ce pas, c'est compris?
LA FEMME DE CHAMBRE
Bien, monsieur.
(Elle sort.)
SCÈNE VIII
RICHARD, RYSBERGUE
RYSBERGUE
Qu'y a-t-il donc ?
ACTE QUATRIÈME 34a
Père... Elle est
ici.
RICHARD
Qui?
RYSBERQUE
Maman.
RICHARD
RYSBERGUE
Ah!
RICHARD, parlant, rapidement, empressé.
Une grosse nouvelle... Je ne sais pas encore ce qui
s'est passé... Mais elle a rompu avec de Gharobry, défini-
tivement. Elle retourne ici, à Paris, repentante, et c'est
à nous qu'elle vient demander pardon... Et asile. Elle
est là, dans la chambre de bébé avec Madeleine, qui n'y
a pas mis trop de façons,.. Elles doivent être déjà en
train de se réconcilier. Alors écoute, puisque te voilà,
ne crois-tu pas, père, qu'il faudrait faire bonheur
complet. C'est le moment. Du temps a passé... deux
ans. Réfléchis! Ce serait si bien de ta part.
RYSBERGUE, allant à son fils.
Un mot... Mais réponds sincèrement, sans mentir...
Tu le promets?
RICHARD
Oui.
RYSBERGUE
Dans la conversation que tu as eue avec ta mère mon
nom a-t-il été prononcé par elle?
RICHARD
Mais...
RYSBERGUE
A-t-elle témoigné du désir que nous nous réconci-
lions tous deux? Sois franc.
344 MAMAN COLIBRI
RICHARD
Mais cela n'implique pas nécessairement...
RYSBERGUE
Allons donc! N'insiste pas, Richard... J'ai réfléchi...
j'ai admis parfois cette hypothèse d'un retour qui se
réalise aujourd'hui... eh bien, je suis toujours arrivé à
cette même conclusion : vaut mieux pas... vaut mieux
pas. (Il boche lentement la tête.) Réconcilier! quel affreux
mot!... Quelle paix factice d'intérêts cela suppose!... Ce
qu'on ne réconcilie pas, ce sont les cœurs que l'indif-
férence a séparés, et que plus rien ne rappelle l'un à
l'autre. Non, je suis heureux pour nous, pour toi, pour
tout le monde, qu'elle soit revenue et assagie, et que
cette histoire finisse de la sorte ; je suis là pour sub-
venir, tacitement, à tous ses besoins. J'aurai le savoir-
vivre nécessaire... mais ce sera tout. Crois-moi, je suis
très... très content, oui, de ce que tu m'apprends...
Mais le reste... vaut mieux pas... je sais ce que je dis.
RICHARD
Cependant, toi, lui pardonnerais-tu? Reviendrais-tu
sur ce que tu lui disais en la chassant?
RYSBERGUE
On ne tient jamais ses engagements.
RICHARD
Bien. C'est l'essentiel.
RYSBERGUE
^ Non. Vois-tu, ce jour où j'ai crié : « Va- t'en! » le
poing levé, te souviens-tu? ah! j'en ai eu alors la sen-
sation soudaine, ce n'est pas moi qui la chassais, c'était
elle qui se détachait... c'était la vie qui l'emportait...
ACTE QUATRIÈME 345
Oui, j'avais beau crier, je ne réussissais même pas à
l'impressionner... Les mots tournaient machinalement
dans ma bouche... Cette sensation m'est restée toujours
très nette... Que parles tu de pardon, alors que, si je le
lui offrais, c'est elle qui ne l'accepterait pas!
RICHARD
Ah! c'est que tu le l'imagines comme autrefois...
Elle a bien changé en deux an?... Il ne s'agit pas de
révolte, va! Si lu l'avais entendue, ici, tout à Theiire,
elle t'aurait touché, si simple, si repentante, si humble
et lamentable, la pauvre femme.
RYSBERGUE
Elle s'est accusée, n'est-ce pas ?
RICHARD
Formellement.
RYSBERGLE
Elle a témoigné de sa honte? Pour un peu, si tu lui
avais demandé de honnir son^Georget avec horreur,
elle l'aurait fait.
RICflARD
Je le lui ai demandé.
RYSBERGLE
Il n'y a pas de renoncement qu'elle ne te consente ! . . .
Toutes lès lâchetés, toutes les humilités, tu les auras, à
une condition, une seule : c'est que tu lui donnes ce
petit bout de gosse qui est là, qu'elle attend... et qui est
devenu la seule espérance à laquelle elle puisse se rac-
crocher... Je vais même, mon pauvre Richard, t'enlever
une illusion,, et ce te sera pénible, mais que veux-tu?...
Elle t'a probablement fait aussi des protestations de
tendresse et elle t'a donné à comprendre que c'était
beaucoup pour toi qu'elle revenait?
346 MAMAN COLIBRI
RICHARD
Sans doute.
RYSIKRGUE, lui donnant une tape ironique sur l'épaule.
Et ta en as conçu, avoue, un peu de fierté? .Naïf! Je
suis fâché de t'enlever celle illusion facile, mais si nous
élions seuls, toi et moi, ni Tun ni l'autre, nous ne la
reverrions. Celle-ci va droit à sa continuation, son
instinct la dirige égoïstement toujours... vers ce qui est
son nouveau destin. Le passé est un fleuve qu'on ne re-
monte pas. Mjlintenanl (montrant la porte de la chambre du bébé)
c'est à lui le tour!... Mais nous, mais nous... mon pauvre
Richard !... Sans celui qui vient do naître, que serais-tu
pour elle? Va, va, quoi qu'elle t'en ait dit, ce n'est pas
vrai... Elle a employé l'habile pitié des larmes pour
l'attendrir... Que ne ferait-elle, probablement, pour
gagner cet enfant?... Ellie revient avec la dernière des
platitudes se ranger sous les lois qu'elle a reniées, il n'y
a pas deux ans, et avec quel orgueil... -Contradiction,
oui, mais contradiction apparente... Et regarde la
courbe de sa vie, comme elle est dessinée, nette, pré-
cise!... Mon pauvre Richard, va, tu as beaucoup à
apprendre... Et les femmes te rouleront encore.
(Et, paternellement, il lui allonge une pichenette sur» la joue.
On dirait qu'il y a une jalousie sarcastique et triste dans cette
caresse.)
RICHARD, regarde son père, sans bien comprendre. Ses yeux francs
et clairs un peu ahuris.
Alors, père, tu attribues, à une basse comédie, son
attendrissement de tout à l'heure, ses larmes?
(Il est presque indigné.)
RYSBERGUE
Non pas, c'est inconscient!... Et qui sait même, peut-
être est-elle sincère... Sait-on? (Il s'assied nerveusement sur le
bord de la table.) Peut-être ne se souvient-elle déjà pluSt...,
car c'est effrayant, nous l'avons éprouvé nous-mêmes,
ACTE QUATRIÈME 347
ce don d'oubli total! C'est comme les bétes, oui, —
elle trouvait la comparaison juste, dans son délire —
qui donneraient leur vie, se haussent jusqu'au plus com-
plet sacrifice, pour défendre leurs petits ; puis qui, cet
instinct apaisé, ne se souviennent plus de rien, et subite-
ment, en un jour, passent du renoncement le plus fou à
rindifférence la plus morne ; c'est fini, la fonction
est terminée. A une autre!... Vois- tu, j'ai réfléchi beau- '
coup pendant deux ans de solitude. Des mots qu'elle
disait me revenaient à la mémoire, me tarabustaient
• sans cesse. « Ma fonction envers vous est terminée... »
damait-elle, et j'ai compris, j'ai compris la vérité. Elle
avait raison. La femme n'est pas un êlre indépendant et
libre comme nous, elle est asservie à des lois de naluie
qu'aucune civilisation n'a encore abolies, et n'abolira
jamais. Elle est une succession de fonctions, et absolu-
ment contradictoires. Toutes ces fonctions, la société
est arrivée à peu près à les concilier, par des époques
fixes et observées, de mariage, d'évolution... Ça va tant
bien que mal... ça va... Mais qu'il survienne, dans cette
évolution, une simple erreur de date, de tour, comme
il est arrivé à ta mère, dont le cœur ne s'est éveillé
qu'à l'été de sa vie, patatras, l'édifice de paix s'écroule !
-Et alors, c'est l'amas des drames, les instincts lâchés,
les deuils, les irréparables vérités. Alors, petit, il
arrive ce qui nous est arrivé. Les volières heureuses
ou l'on vivait ensemble se brisent, et les dissentiments
effrayants ne se taisent et ne se rejoignent une seconde
qu'autour du premier vagissement de l'enfant qui vient
de pousser le cri de la vie, et du renouveau éternel.
(11 y a, dans son ton, la grande émotion contenue d'un pèro qui édu-
que encore son enfant.)
RICHAllD
Père, que ta sagesse est devenue amère!
RYSBERGUE, le regardant avec une infinie tendresse.
J'ai vieilli. ■'Ça tarrivera bientôt. Déjà tu l'es bien
348 MAMAN COLIBRI
modifié. . . Maintenant, si tu me demandes pourquoi, pos -
sédant cette sagesse, comment, étant capable d'ad-
mettre et de pardonner, je n'ai pas assez de supériorité
ou tropd'égoïsme, comme tu voudras, pour me résoudre
à rapprocher, la revoir sans rien lui demander d'elle-
même, je te répondrai que je manque de courage...
Peut-être un jour, des hommes viendront, assez forts,
assez libres, pour assister au phénomène de la femme
avec une simple indulgence et une plus calme équité.
Pour nous, notre passé religieux, des préjugés, de
vieilles et adorables coutumes ne peuvent chasser
de notre mémoire cette conception de 1 épouse pure
et chaste, de l'amour unique, fidèle au foyer domes-
tique. On ne porte pas en vain le poids de tant de siècles
catholiques. Sans doute, c'est étroit, égoïste, mesquin...
mais que veux-tu? J'envie ceux qui sauront un jour se
libérer de cette conception et s'affranchir de ce passé.
Oui, je pressens une plus mâle et plus juste sagesse qui
diminuera d'autant la somme des douleurs courantes,
mais nous, on a trop d'attaches... On voudrait, on ne
peut pas! Nous sommes ceux qui auront côtoyé une es-
pérance , sans avoir eu 1 a force de la saisir. Voilà. . . main-
tenant que je t'ai tout expliqué, je te laisse à ta mère.
RICHARD
Alors?
RTSBERGUE
Alors, je désire qu'on m'en parle le moins possible.
Rends-la heureuse, Richard. Sois bon pour elle... Je ne
peux pas dire autre chose... sois bon, mais moi... vaut
mieux pas... As-tu un cigare?
RICHAPD
Là, sur la table.
RYSBERGUK
Où as-tu acheté cette boîte? Ils ne sont pas trop
mous, j'ai déjà remarqué. Où les prends-tu?
ACTE QUATRIÈME 349
RICHARD
Toujours au bureau de la rue Tronchet.
RYSBERGUE
J'y passerai (ii aspire une bouffée.) Voilà... Alors je vais
aller tout seul au Comptoir international.
RICDARD, vivement, empressé.
Mais, père, je t'accompagne.
RYSBERGUE
Non, non, ce. n'est pas la peine. Reste ici, tu as à
faire. Je t'avais donné rendez-vous parce que je passais
sous tes fenêtres; autrement!... Qu'est-ce que tu fais ce
soir?... Ah I c'est juste, tune sortiras peut-être pas.
RICHARD
M^is si... Veux-tu que nous allions quelque part?
RYSBERGUE
Non... mais nous aurions pu faire une partie au
cercle... ou un billard... Je n'ai plus la main depuis
quelque temps.
RICHARD
Entendu... avec plaisir.
RYSBERGUE
C'est ça... si tu n'as rien de mieux à-faire, passe me
prendre. Bonsoir.
RICHARD, encore une fois timidement.
Tu ne veux même pas la voir ?
RYSBERGUE
Non, non, ne parlons plus jamais de ces choses,
30
$m MAMAN COIJBRI
yeux-tu?... Voilai.,. Alors, à après dîner... Il fait un beau
froid ; je vais aller à pied... Bonsoir,,.
{Il su ri. le Gol relevé, U cnnne dsns b poche de !=;oni pardes^aâi U
pas tralEL^nt, le don Toùlê.)
SCENE IX
RICHARD, MADELEINE, IRÈNE
(Richard aUend udo EËCondCi eu riiâéchissant du an: r«^vnjit, pniEs vi â la
porte par qù est mjrtie Madeleine ; cjfo entend Ui toîx de b aourriflâ.)
LA VOÏX lïE LA NOURRICE
Ainsi font font font, k» polîtes marionneltes
Ainsi font font font,
Trois petits /ôurs et pui^ s'en vont...
(Richarrl reate accouda à U porle. On lo voit senrire aux fennWifiâ.
Puis oiïlr&nt Ir^no nt Mèdok^ine. Irtne va quiisiiueiU s aflaissor
auf un cafla|^^\ le m^uclioii^ stit U boudie, prise d Uflâ faiblesse.)
BICUARB
QuVt-elle?
MADELEINE
L'émotion.
IRÈNE
Ah! mea enfants! Celii m'u fait bien plaisir. Comme
il est beau ^ton petit Jlicîliard !
HIGHABD
Il te ressemble; on le dit.
IHÈXE
Ahl CD le dïl? (Vivement/) Mais il a beaucoup de sa mère
aussi, 11 aura sa jolie figure.
MAnELElNE
Oh I vous êtes trop aimable^ madame.
ACTE QUATRIÈME mi
lïŒNE
Madame 1... Bah! ça viendra... Elle a été bonne,
Richard^ j'ai été très touchée, je tieaas à vous le dire...
si, si...
RICHARD
Je ne puis affirmer qu'une chose, maman, c'est que
tu peux te considérer ici comme chez toi... aujourdTiui,
demain et toujours. Madeleine elle même va te le
dire.
IRENE, se levant sans laisser à Madeleine le temps de répondre.
Ohî non, qu'elle ne le dise pas! Qu'elle me donne
seulement son front à embrasser, cela vaudra mieux
que toutes les paroles!
(Elle l'embrasse.)
MADELEINE
Vous voyez,, je pleure moi-même...
RICHARD
Je suis bien, bien content.
(On entend sonner à la porte d'entrée.)
MADELEINE
Allons, bon! on sonne... Nous ne pouvons pas être
deux minutes tranquilles dans cette maison. Je ne veux
pas qu'on nous voie avec les yeux rouges... Venez par
là.
RICQARD
Ce ne peut êiro que Soubrian qui revient.
MADELEINE
N'importe. En tous cas, .entrons dans la chambre de
bébé, voulez-vous? (àirèneo Vous préférez sans doute
cela? ^
ipÈNE
Je crois bien!
il'ri
SIAMAX COTJHm
MADELEmK
Veux~îii rappekr la tioanou, Richard, à qui j'avais dit
«le sortir... Je vais ehercher un mouchoir dans ma
Chamfire, »^t j'îirrive. (En aort^ot «Ue l&me l« parle ouverte,)
RlCIfJ\Bl>i b suivant si â sa uiére.
Tu vîenSi maman?
Je prends mon chapeau.., voilà.
SCENE X
[RÊNE seule, puis UNE FëMMÊ DE ChaMBRE
IRÈNI^j seule, prebd son cbape^u ^ur la Uble. Eu Ee praD^ut^
lo tt ULO flspË^cB de loog^ soiinrtî mélancoliquo,
Ce chapeaui ce chapeau de jeune fille,., avec des
roses!... Pauvre vieille^ its ont dit, la pauvre vieille!..-
(KUe s^ r^gârdo Umia la glaco avidém»nit ^ ou lUmit qnVllo Mt
qu'^ïlljî eu^0v«iit l^ïut UQ pHsaà : on dirttil que les cimreux hUtn-
oUisaenl, que la figure se lire, idus l'aiTet de la volùolé ÛXb.)
rXB FEMME 0E CE AMBRE, entrai ut «n eowp do vent,
Madame, f est monsieur Souhr...
IRÈNE
Faites entrer.
LA FEMME UE CHAMBREi héisituut eu vojaiit cette ti^^'^onn* inoonuiMi,
MaÎ3, madame, je ne sais gi je dois...
IhÈME
Cest ju^tel Oh ! vous pouvez,*. Je suis la grand^mère.
n\ DEAU
PafiBt — L. MÂBETflBiJXf imprimeur, 1* me GBSaeUv. — SIfyL
EUeÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR, 11. Rl'E DE GREHELLE
CHOIX DE PIÈCES
AJALUEBT (Jean). La Fille Elisa. Drame judiciaire en 3 actes i fr.
ANCEY (GEORGES). Ces Messieurs. Comédie en 5 actes 3 fr. 50
AKNAULT (AUGUSTB). Le Danger. Comédie en 3 actes 2 fr.
BANVILLE (Th. db). Le Baiser. Comédie en 1 acte i fr. 50
BARRÉS (M.). Une Journée parlementaire. Comédie en 3 aetes... 2 fr.
BERNSTKLN (Henrï). Le Marché. Comédie en 3 actes 2 fr.
— Le Détour. Cuméiiie en 3 actes 2 fr. 50
GAPUS (A. ). Les Maris de Léontine. Comédie en 3 actes 3 fr. 50
— La Bourse ou la Vie. Comédie en 5 actes... 3 fr. 50
-^ La Veine. Comédie en 4 actes 3 fr. 50
— Les Deux Ecoles. Cumëdie en 4 actes 3 fr. 50
CAPl'S (A.) ot AllI^Nt: (E.). L'Adversaire. Comédie en 4 actes 3 fr. 50
CLEM1^:N(-:EAU (Georobs). Le Voile du Bonheur. Pièce en 1 acte t fr.
COOLUS (H.). Lucette. Pièce en 3 actes 2 fir. 50
COUHTELINE (Georges). Boubouroche. Pièce en 2 actes, en prose.. 1 fr.
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CRAWKOKD (Marionj. Francesca di Rimini. Drame en 5 actes., 3 fr. 50
DAUDET (A.) et ELZËARH*.). Le Nabab. Pièce en 7 tableaux 2 fr. 50
DONNAY (M.). L'Autre Danger. Comédie en 4 actes 3 fr. 50
— Le Retour de Jérusalem. Comédie en 4 actes 3 fr. 50
— La Bascule. Comédie en 4 actes 3 fr. 50
GAUTIER (Th.). Le Tricorne enchanté. Comédie en 1 acte 1 fr.
CONCOURT (Ed. et Jules de). La Patrie en danger. Dr. en 3 actes.. 2 fr. 50
— Germinie Lacerteux. Pièce en 10 tableaux 2 fr. 50
GUICHES (Gustave). Le Nuage. Comédie en 2 actes 2 fr.
HARAUCOURT (Ed.). La Passion. Mystère en2 chants eteparties, en vers. 2 fr. 50
— Don Juan de Manarà. Drame en 5 actes, en vers 2 fr. 50
HAUPTMANN (Gérard). Les Tisserands. Drame en 5 aetes 4 fr.
HBNNIQUE (LÉON). Deux patries. Drame en 5 tableaux, dont 1 de prologue. 2 fr.
MAETERLINCK. Monna Vanna. Pièce en 3 actes 2 fr.
— Joyzelle. Pièce en 5 actes 3 fr. 50
MBN DES (Catulle). Médée. Tragédie en 3 actes 3 fr. 50
MIRBEAU (Octave). Les Mauvais Bergers. Pièce «n 5 actes 3 fr. 50
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. — Le- Portefeuille. Comédie en 1 aete 1 fr.
^ Les Affaires sont les Affaires. Pièce en 3 actes 3 fr. 50
MUSSET (Alfred de). Le Chandelier. Comédie en 3 aetes 1 fr. 50
RICHEPIN (Jacques). La Reine de Tyr. Drame en 4 actes, en yers.... 2 fr.
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RICHEPIN (Jean) . Par le Glaive. Edition in-8 4 fr.
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SILVESTRE (Armand) et MORAND (Eugène). Messaline. Draibe lyrique. 1 fr.
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TRAR1EUX (Gabriel). La Guerre au Villagre. Comédie en 3 actes. 2 fr. 50
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